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PREBOIS/SYGMA

JEROME

NOSTALGIE
A PROPOS DE «LA GLOIRE DE MON PERE »

IL NOUS FEND LE CŒUR


PAR BERNARD GENIN
Enfant, dans les brumes lorraines, notre collaborateur révait du soleil de Provence,
et des odeurs de garrigue qu‘évoquaient les voix de Fanny et d‘Escartefigue.
u me fends le coœur ! ». Il n‘est pas cœur se serre » ou « J‘ai le cœur brisé », on peut que tu aimes la marine française, mais
facile, en l‘écrivant de traduire le était toujours dans le domaine des choses la marine française, elle te dit merde ! »
ton sur lequel mon père lançait tristes ou mélancoliques. Le mystère des J‘étais surtout très fier d‘apprendre que
cette réplique quandj‘étais sous—entendus amusants de ce « Tu me la trilogie dont faisait partie cette pièce était
enfant. Il prenait une voix toni— fends le cœur » me restait insondable... jouée dans le monde entier, et que les films
truante, modulait chaque syllabe Plus tard, j‘ai découvert la partie de qu‘on en avait tirés triomphaient à Tokyo
sur une note différente, et cela mettait régu— cartes de Marius. J‘ai enfin compris le jeu comme à New York.
lièrement l‘assistance en joie. de mots de César. J‘ai souri à l‘énoncé de De ces trois films, c‘est Fanny que je pré—
J‘avais du mal à comprendre pourquoi la règle des « quatre tiers » de Picon—citron— férais. Fanny et son visage étrange, sa voix
cette phrase faisait rire. Jusque—là, dans les curaçao, et je me suis franchement amusé tremblante, ses yeux de victime... Impos—
livres, quand un personnage disait : « Mon à entendre Escartefigue s‘écrier : « // se sible également d‘oublier la grosse Hono—

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rine, quand elle apprend que sa fille est mieux/Que des colifichets dont le bon sens
enceinte. D‘abord, elle l‘agonit d‘injures en LES INOUBLIABLES murmure / Et que la passion parle là toute
poussant de grands cris. Mais, dès que
Fanny tourne de l‘œil, elle se précipite pour
EN VIDEO pure ? »
Toute l‘œuvre de Pagnol vient du cœur.
la prendre dans ses bras. Chez Pagnol, on Dans chacune de ses phrases, c‘est effec—
crie beaucoup mais les colères semblent tivement la passion qui parle, toute pure.
jouées. Comme si, au fond, tout le monde Passion pour le soleil, pour la vie, pour les
aimait tout le monde. êtres humains, beaux ou laids, bons ou
Le plus bouleversant, c‘était la fin, avec méchants. Vus par lui, même les malfai—
l‘apparition de César, au moment où sants finissent par s‘humaniser : le Papet
Marius découvre son petit, et veut emporter dans Manon des sources, le père d‘An—
la mère et le fils. Là encore, la voix de Raimu gèle, la mère du séducteur de La Fille du
faisait merveille : « Non, Marius. Pas de puisatier...
ça ! Il est brave Panisse. Ne le rendez pas Cette passion, je devais la retrouver plus
ridicule devant les meubles de la famille ! tard, intacte, dans un livre nouveau. A plus
Que c‘était beau ! Je connaissais par de soixante ans, Pagnol se penchait sur ses
cœur la tirade de Fanny à Marius, quand souvenirs d‘enfance, et la fraîcheur avèc
elle lui raconte la naissance de son enfant et laquelle il nous les restituait avait quelque
dit avoir enfoncé ses ongles toute la nuit Orane Demazis, (Fanny]). chose de miraculeux. Son livre était si
dans la main de Panisse. « // en porte simple et si voluptueux qu‘il suffisait de l‘ou—
Alors que sort le film d‘Yves Robert, vrir pour voir jaillir le soleil sur des chemins
encore les marques. Ces marques, c‘est lui commence en vidéo la parution de l‘inté—
qui les a, ce n‘est pas toi ». Et César, solen— rocailleux, pour sentir le romarin et entendre
grale Marcel Pagnol. Dès cette semaine, les cigales...
nel, conclut : « Le père, c‘est celui qui on retrouvera sur le Vieux—Port Marius,
aime ! » Superbe ! Avec La Gloire de mon père, j‘apprivoi—
Fanny et César, la célébrissime trilogie sais une foule de verbes et de mots nou—
C‘en était fait ! Pagnol rejoignait mes des débuts. Suivront, d‘ici quelques mois,
auteurs préférés, ceux qui font vibrer leurs veaux : garrigue, bartavelle, escagasser,
La Femme du boulanger, Angèle, jobastre... Et, bien qu‘habitant les brumes
lecteurs avec les émotions les plus simples Topaze, La Fille du puisatier, etc. Un ren—
et disent une foule de choses en quelques lorraines, dans cette enfance provençale je
dez—vous avec des comédiens inou— reconnaissais la mienne : — premières
répliques. bliables — Raimu, Femandel, Charpin,
Pour moi, il égalait Molière. Je songeais années scolaires avec leur odeur d‘encre
Delmont... — et la plus jolie des balades violette, souvenirs de préau d‘école, de
à Alceste dans Le Misanthrope, quand, provençales.
après avoir récité son humble poème à des blouses grises et de pages d‘écriture appli—
C.M.F. Vidéo : 52, rue d‘Aguessau : quée à la plume Sergent Major.
précieux ridicules, il leur dlit : 92220 Boulogne. Tél. : 46.05.45.63.
« Ne voyez—vous pas que cela vaut bien Pagnol parlait de son père, Joseph, et
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P S ”API at À À poue

Marcel (Julien Ciamaca) et Lili (Joris Molinas). Deux amis au soleil.

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l‘on partageait sa panique de lui voir
perdre la face devant l‘oncle Jules, au cours
d‘une mémorable partie de chasse... Il par—
lait aussi de sa mère, comme peu d‘écri—
vains l‘ont fait. Page après page, il semblait
veiller sur la douce Augustine, qu‘il devait
perdre si jeune.
Dans Le Château de ma mère, le sou—
venir de cette séparation est déchirant. Il
l‘évoque en cinq lignes à peine — boule—
versantes — incapable de creuser plus pro—
fond dans sa mémoire. « Comme si mes
quinze ans avaient refusé d‘admettre la
force d‘un chagrin qui pouvait me tuer. »
Depuis, les films de Pagnol sont passés
et repassés sur le petit écran. Toujours avec
le même succès. Chaque fois, on a rappelé
les critiques qui l‘ont accueilli à ses débuts,
lorsqu‘on l‘accusait de faire du théâtre filmé
en plaçant bêtement sa caméra dans le
trou du souffleur...
« Ce qu‘on te reproche, cultive—le parce
que c‘est toi », disait Jean Cocteau. Il a eu
raison de résister, Pagnol. Avec son bon
sens de fils d‘instituteur, il a continué de fil—
mer comme il écrivait : sujet, verbe,
complément. Au cinéma : une idée, un
plan, une émotion. Et la caméra posée « à

CORBEAU
hauteur de la vue d‘un humain normal ».
Cela a donné quelques—uns des grands
ROGER
moments du cinéma français : la demande
en mariage d‘Angèle par le joueur d‘har—
monica, la scène du pardon de La Femme
LÀ GLOIRE DE PAGNOL du boulanger, le conseil de famille final
dans La Fille du puisatier...
Voilà presque trente ans que La Gloire de (90 000 exemplaires) et Le Temps des Ces histoires qu‘on disait étroitement
mon père, le classique des classiques de amours, livre posthume (60 000 exem— régionalistes se sont révélées universelles.
Marcel Pagnol, ne cesse de conquérir de plaires) — ne dépasse cependant pas les Aujourd‘hui encore, elles défient le temps.
nouveaux lecteurs. A preuve les quelque frontières. Pagnol reste un écrivain de L‘amour de Pagnol pour sa Provence a pris
180 000 exemplaires annuels vendus en chez nous et s‘il a malgré tout conquis, l‘ampleur d‘un lyrisme cosmique.
livre de poche. Il faut ajouter à cela, les entre autres pays, les Etats—Unis, c‘est Vingt ans après sa mort, chaque fois que
éditions reliées que s‘arrachent les collec— grâce à son théâtre (en particulier « la lampe magique qui rallume les génies
tionneurs et la vente en club qui va, elle Topaze) et à ses films.
aussi, bon train. éteints » (1) fait s‘animer encore la crèche
« Quelle revanche, fait observer Bernard géante qu‘il a peuplée de boulangers,
Ces cinq millions de volumes écoulés en de Fallois, que ce succès français de d‘instituteurs, de bergers, de filles séduites
trente ans ne font pas le seul succès de l‘œuvre de Pagnol ! On l‘avait d‘abord
Pagnol. Et si tous ses titres ne jouissent pas
et abandonnées, chaque fois que l‘on
pris pour un auteur de boulevard, pour un ouvre un de ses livres et que coule ce fleuve
d‘une telle gloire, il est bon de rappeler amuseur, jusqu‘à la publication de La
ue Le Château de ma mère, numéro de mots dont il fut le grand sourcier, on a
Gloire de mon père, en 1957 Alors, ses envie de dire à notre tour : « Marcel, tu
äeux à son hit parade personnel, s‘écoule qualités de style et d‘écriture l‘ont imposé.
au rythme annuel de 160 000 exem— nous fends le cœur... » ® BG.
L‘université française continue à l‘ignorer.
plaires. 2 En revanche, dans les lycées et collèges, (1) Edrait de son discours d‘adieu à Raimu, en
Le cinéma redécouvrant Jean de Florette dans les écoles, c‘est un classique. Et 1946.
et Manon des sources a fait flamber la même s‘il n‘est pas toujours au pro—
vente de ces titres lors de la sortie des gramme, les enfants finissent par le
deux films en salle. Aujourd‘hui, précise découvrir. Ils ne le lisent pas, comme on le
Bernard de Fallois, éditeur heureux de dit trop souvent,. parce qu‘il évoque un
Pagnol, la vente s‘est stabilisée autour de passé nostalgique. Ce passé—là, les
100 000 exemplaires par an. . . jeunes n‘en ont rien à faire. Ils le lisent
Ce succès — qui touche aussi d‘autres parce qu‘ils l‘aiment. » ®
titres comme Le Temps des secrets MICHELE GAZIER
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