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Gina Lombroso.

- L'Ame de la Femme
traduction de l'italien par F. Le Hénaff. Paris, Payot, 1922

Mme Guglielmo Ferrero, née Lombroso, nous offre, sous ce titre, un petit traité de psychologie
féminine, écrit d'abord pour sa fille. Docteur en médecine et docteur ès lettres, M me Gina Lombroso
n'en abuse pas pour s'étendre sur les à-côtés, soi-disant scientifiques, de son sujet, qui masquent trop
souvent l'absence d'observation personnelle et d'expérience. Sa thèse, qui n'est pas nouvelle (et il
convient de l'en féliciter), est que la femme, très différente de l'homme, doit bien se garder de vouloir
suivre partout, remplacer et singer celui que, providentiellement, elle est appelée à compléter. Être de
sentiment, de passion, d'abnégation (l'auteur résume ce dernier caractère dans l'affreux mot
d'altérocentrisme), la femme doit rester dans son rôle, dont la maternité est le terme normal, à la fois
sacrifié et glorieux. Privée de « l'épine dorsale » que l'égoïsme et l'ambition confèrent à l'homme,
plus vulnérable que lui, moins raisonnable, infiniment moins objective, elle est en revanche plus
adroite, plus active, plus fine, plus dévouée et même, dans son domaine propre, plus inventive. Ainsi
faite, la femme doit chercher son bonheur dans le don de soi : les tâches charitables, éducatrices,
ménagères, lui assureront une activité utile et réglée. Les revendications féministes extrêmes, sur le
terrain des professions en particulier, ne sont pas fondées en nature, ni par conséquent en raison.
La culture des jeunes filles doit être poursuivie en vue des tâches féminines, qui sont autres que
celles de l'homme, sans être moindres. Il est vrai qu'un petit nombre de femmes peuvent rivaliser de
puissance intellectuelle avec les hommes les mieux doués : en règle générale, elles feront bien de se
développer dans leur ordre. Celles qui ont le mieux réussi dans les lettres ou les sciences, reprennent
à peu près toutes le mot fameux de la plus célèbre d'entre elles : « La gloire n'est ordinairement pour
une femme que le deuil éclatant du bonheur ». L'exemple de la pauvre Marie Lenéru ajouterait un
témoignage à ceux que rassembla Mme G. Lombroso.
Ce livre, dont un bref aperçu ne peut dire la richesse, est fondé sur une vaste expérience. Il est
pénétrant, stimulant, et dominé par une conception de la vie élevée et saine. Les éducatrices averties,
les mères de famille cultivées, gagneront à le lire. Les traces de laïcisme, qui n'y manquent point, ne
sont pas ordinairement agressives. Ce qui fait défaut à ce remarquable ouvrage, c'est l'âme religieuse,
l'idéal chrétien, qui rendent si bienfaisants les livres analogues de Mme Lucie Félix-Faure Goyau.
Tel chapitre de Mme Lombroso, celui, par exemple, sur les suppléances de la raison (Livre III,
ch.3), qui appelait impérieusement un couronnement religieux, se trouve, du fait de cette lacune,
réduit à d'honnêtes, mais insuffisants conseils.
Léonce de GRANDMAISON
Les Etudes 1923

L'AME DE LA FEMME
par Gina Lombroso
Docteur ès lettres, docteur en médecine
Édition entièrement refondue et considérablement augmentée
Traduit de l'italien par François Le Hénaff
PAYOT, PARIS - 1947

PRÉFACE A LA NOUVELLE ÉDITION FRANÇAISE


Les vœux que j'exprimais dans cette préface ont été exaucés. Des centaines de lettres me sont
parvenues de tous les pays de l'Europe, de l'Amérique, jusque de l'Afrique et de l'Asie, qui
formulaient des approbations ou des désapprobations, qui me posaient de nouvelles questions, qui
m'obligeaient à réfléchir sur ce que j'avais écrit.
Ces réflexions m'ont poussée à continuer mon travail, à le refaire, à le refondre.
Dans la première édition l'altérocentrisme - clef de l'âme féminine - était simplement relié à la
mission maternelle de la femme ; ici j'en donne la raison individuelle, matérielle : l'altéroémotivité.
Je démontre que la femme est altérocentriste parce qu'elle est plus sensible aux émotions qui lui

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viennent des autres ou qu'elle peut donner aux autres qu'aux siennes propres ; - parce que les
émotions altérocentriques suffoquent en elle les égocentriques, tandis que dans l'homme c'est le
contraire.
Dans la première édition, les qualités et les défauts de la femme étaient examinés séparément,
sans autre fil conducteur que l'idée centrale. Ici tout en rayonnant encore autour de la même idée
centrale, ils découlent plus logiquement les uns des autres et ils sont reliés entre. eux par des
subdivisions plus régulières et logiques.
Ici, à la passionalité que j'ai beaucoup approfondie et subdivisée ; à l'intuition et à l'activité que
je continue à considérer comme les plus grands instruments de la passion et partant de l'âme
féminine, j'ai ajouté l'imagination qui a, je crois, autant d'importance que l'intuition dans la
détermination de ses actions et le sens des proportions.
Dans la première édition, nombre de qualités et de défauts étaient à peine indiqués qui sont ici
amplement développés : tels la modestie, l'ambition, la tendresse, la compassion, l'activité, le
dévouement. D'autres n'étaient même pas mentionnés qui sont ici longuement examinés : tels le goût
de plaire, la mondanité, la coquetterie, la pitié, la cruauté, la générosité, la propension à se plaindre,
l'attention, l'inattention, la mobilité, la ténacité, la sincérité, le mensonge, la probité, la curiosité, le
sens du provisoire, l'adaptabilité, etc.
Je crois donner ici une œuvre plus parfaite et plus complète que n'était la première édition ; je ne
me flatte pas qu'elle soit définitive. Mais comme c'est le public qui m'a aidée par ses lettres à arriver à
un point que j'estime supérieur au point de départ, c'est encore à lui que je m'adresse en le priant de
me continuer ses critiques et ses avis pour permettre d'atteindre un nouveau stade dans la voie de la
perfection.
L'Ulivello (Florence)
LIVRE I
La tragique situation de la femme.
La vie la plus facile devient tragique
pour celle que son propre égoïsme ne défend pas.

I
LES DIFFICULTÉS DU PROBLÈME DE LA FEMME

Pour arriver à la maternité,


il faut qu’une femme soit capable de jouir des joies
et de souffrir des souffrances de son enfant
plus que des siennes propres.

Lorsque nous contemplons longuement un panorama alpestre, il arrive souvent que les contours
qui, au premier abord, nous avaient paru se détacher nettement sur le ciel, se compliquent sous nos
yeux. De hautes montagnes, de profondes vallées nous apparaissent, que le soleil nous avait jusque-là
voilées, et des cours d'eau, des glaciers, en sorte que le passage qui nous avait semblé si simple, si
facile à franchir, va se compliquant sous nos yeux dans ses lignes générales, et nous devient
terriblement complexe. Ainsi en est-il de la vie. Quand nous la regardons pour la première fois,
quand nos yeux, encore mal habitués à la vive flamme du jour, n'en aperçoivent que l'ensemble, elle
nous paraît simple et facile, les difficultés à surmonter nous semblent un jeu d'enfant : mais à mesure
que nos yeux s'accoutument à la lumière, à mesure que l'expérience aiguise nos regards, la face du
monde se complique. Nous apercevons alors que les plaines et les monts sont reliés entre eux
indissolublement, qu'aucun changement, si petit qu'il soit, ne peut être apporté en un point sans qu'il
se répercute sur les autres. Nous nous rendons compte enfin que les modifications qui nous
paraissaient à première vue si simples à réaliser, sont extrêmement difficiles, délicates et périlleuses,
et après avoir tourné et retourné les difficultés en tous sens, nous nous retirons découragés, de sorte «
qu'au pâle reflet de la pensée, chacun de nos desseins se décolore et languit ».
Qu'y a-t-il et surtout qu'y avait-il avant la guerre de plus injuste dans la société que la condition
de la femme ? Pourquoi la femme, la mère de tous les vivants, l'être le plus nécessaire de l'humanité,

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doit-elle obéir à l'homme, à un individu qui lui est inférieur au point de vue moral et intellectuel ?
Pourquoi doit-elle avoir dans la société un prestige moindre que celui de l'homme ? Pourquoi doit-
elle être exclue des satisfactions réputées les plus hautes : la gloire, les honneurs, le pouvoir, les
postes les plus enviés et les plus rémunérateurs de la vie publique et privée ? Pourquoi n'a-t-elle pas
des droits égaux à ceux de l'homme ? Pourquoi lui faire un crime d'actions dont celui-ci tire vanité ?
Pourquoi doit-elle être astreinte à une morale supérieure à celle de l'homme, à des sacrifices
infiniment plus grands ?
Pendant longtemps, je n'ai eu aucune hésitation: tout cela dérivait d'une injustice des hommes,
qui s'étaient attribué dans la vie la meilleure part : tout cela était la conséquence d'injustices sociales
qui ne devaient pas être difficiles à éliminer. Mais, à mesure que le temps m'aidait à voir clair dans le
fond de mon âme, ce fond commun à toutes les femmes que la jeunesse cache si facilement ; à
mesure que l'expérience me faisait découvrir les innombrables répercussions du problème de la
femme sur les femmes elles-mêmes et sur la société, je m'apercevais que ces prétendues injustices
dérivaient de quelque chose de bien plus profond et plus fatal qu'un abus de pouvoir ou une injustice
sociale, j'arrivais à la conviction qu'elles dérivaient de la mission de la femme, des tendances
particulières que cette mission engendre en nous toutes sans distinction, en celles qui peuvent la
remplir comme en celles qui ne le peuvent pas, en celles qui l'acceptent avec humilité et en celles qui
la défient orgueilleusement ; je me persuadais qu'elles dépendent de l'harmonie sociale à laquelle sont
nécessaires hommes et femmes, avec leurs qualités et leurs missions différentes, comme des tuyaux
de longueurs différentes sont nécessaires à l'harmonie musicale de l'orgue.

II
LA CLEF DE L’AME FÉMININE.
SON ALTÉROCENTRISME.

Il est inutile de le nier : la femme n'est pas pareille à l'homme. Prenez un roman quelconque, un
poème antique ou moderne, et essayez-vous à tourner au masculin les héroines les plus
représentatives qui y sont décrites. Considérez pour un moment comme du sexe masculin les femmes
du vieux et du nouveau testament . Rébecca, Noémi, Ruth, Madeleine, Marie. Considérez un moment
comme des hommes Hélène, Hécube, ou simplement l'Eugénie de Balzac, la Rebecca de Walter
Scott, la Dorrit de Dickens et dites en conscience si les figures qui en sortiraient ne seraient pas
ridicules et monstrueuses.
En dehors des différences physiques et fonctionnelles entre les deux sexes, qui sont connues de
tous, il en est une toute morale, qui domine de très haut toutes les autres et dont toutes les autres
dérivent. C'est que la femme est altruiste, ou plus exactement altérocentriste, en ce sens qu'elle place
le centre de son plaisir, de son ambition non en elle-même, mais en une autre personne qu'elle aime
et de qui elle sut être aimée : mari, enfants, père, ami, etc...
La femme, sensible comme elle l’est aux plaisirs et aux douleurs des autres êtres qui vivent
auprès d'elle, n’est pas capable de jouir, de créer, de détruire indépendamment d'eux, de leur
approbation, de leur désapprobation, de leur affection. La femme, insensible comme elle l'est aux
plaisirs égoïstes du palais, de la vue, de l'ouïe, de l'intellect, ne peut jouir, ne peut créer, ne peut agir
que si elle a quelqu'un à qui penser et qui pense à elle, si elle a quelqu'un avec qui et pour qui jouir,
avec qui et pour qui agir. La femme avide de vivre pour les autres, prête à se sacrifier pour les autres,
débordante de reconnaissance pour les faveurs qu'elle reçoit des autres, souffre énormément si les
autres ne lui sont pas reconnaissants, si les autres ne s'occupent pas d'elle, s'il n'y a pas quelqu'un qui
vive pour elle, qui soit prêt à se sacrifier pour elle. Elle s'irrite, s'exalte ou se tourmente suivant que
cela est, ou que cela n'est pas, ou qu'elle attend que cela soit. La flamme que la femme a reçu s'éteint
si elle n'a pas quelqu'un à éclairer, quelqu'un qui l'entretienne.

Il n'en est pas ainsi de l'homme. Comme tout autre organisme de la nature que la maternité n'a
pas modifié, l'homme est égoïste ou plutôt égocentriste, en ce sens qu'il tend à faire de lui-même, de
son intérêt, de ses plaisirs, de ses occupations, le centre du monde où il vit.
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Etant capable de vivre et de jouir seul, l'homme est indifférent à l'existence des autres êtres qui
vivent auprès de lui, à leurs joies, à leurs douleurs : il n'aspire pas à s'occuper d'eux, à leur donner des
plaisirs ou des peines, mais il ne s'émeut pas outre mesure si les autres ne s'occupent pas de lui ou ne
lui sont pas reconnaissants. Désireux de se satisfaire lui-même, il cherche à éviter toute émotion et,
pourvu qu'il y parvienne, il est capable de vivre sans amour et sans haine, sans joie et sans souffrance
; il est capable de se diriger, de s'orienter sans l'approbation et la désapprobation d'autrui. Sensible,
comme il l'est, à tous les plaisirs égoïstes du palais, de la vue, de l'ouïe, aux plaisirs de la richesse, de
la puissance, des abstractions intellectuelles, l'homme peut faire de lui-même le centre de ses joies, il
peut vivre et jouir indépendemment des autres, il peut entretenir seul la flamme de la vie qu'il a reçue
en naissant.
Regardez les enfants, lorsqu'ils vivent encore ensemble sous le toit familial, quand les soins et les
préoccupations pourraient être les mêmes, quand l'éduca tion n'a pas dévié ou émoussé les instincts.
La fille veut une poupée à habiller, sa petite sœur à bercer, à laver, à qui se consacrer ; le garçon veut
un fusil, une balle, un cerceau pour essayer son adresse, sa force. La fille veut faire la petite maman,
le médecin, la maîtresse d'école, la nourrice ; elle veut jouer avec les plus petits, les gronder, les
caresser, les commander, recevoir leurs caresses et leurs baisers; elle travaille, elle étudie pour faire
plaisir à sa mère ou à sa maîtresse et en recevoir des compliments. Le garçon veut des amis plus
grands pour se mesurer avec eux, il veut faire le chauffeur ou le général, il veut commander et être
servi : pour aider sa mère, pour étudier (quand cela ne l'amuse pas), il réclame une friandise, un sou,
un jouet... ou il s'y décide par crainte d'une correction.
Ce qu'ils sont dans l'enfance, ils le restent dans le cours de leur vie : l'homme, ne portant intérêt
qu'à lui-même, à son propre plaisir, à son propre but ; la femme éternellement occupée et préoccupée
des autres, du jugement des autres, de faire plaisir aux autres, de s'occuper des autres et d'obliger les
autres à s'occuper d'elle.
Les femmes égoïstes et perverses, qui ne veulent que leur propre bien, cherchent elles-mêmes ce
bien à travers les autres, plaçant le centre de ce bien dans les autres. Elles ne se contentent pas de
jouir et de s'amuser pour leur propre compte, comme le ferait un homme dans leur cas, elles veulent
que les autres les fassent jouir et les amusent, elles ne jouissent que si elles réussissent à absorber
complètement les autres, à les obliger à penser exclusivement à elles, si bien qu'au bout du compte
elles sont encore altérocentristes quand elles sont le plus étroitement égoïstes.
Regardez les vieillards chez qui la structure morale se dessine plus nettement en dehors des
convenances sociales.
Aussitôt que les circonstances le lui permettent, l'homme qui vieillit se retire de la lutte : il aspire
alors avant tout à ne pas avoir d'ennuis, à éliminer, fût-ce au grand dommage de ceux qui l'entourent,
les moindres préoccupations. C'est là le moment où il goûte le plus vivement le plaisir que quelqu'un
s'occupe de lui, sans avoir, lui, à s'occuper des autres.
Quand la femme qui vieillit est dans des conditions analogues, loin de se retirer de la lutte, loin
d'éliminer les ennuis, loin de se décharger de ses fonctions, loin de s'absorber dans la pensée d'elle-
même, elle souffre de voir ses attributions et ses préoccupations se restreindre. Elle redouble, sinon
d'activité ou d'émotivité, du moins du désir d'activité et d'émotion. Si elle ne peut plus se sacrifier aux
autres, elle veut que les autres se sacrifient pour les causes qu'elle croit justes.
Ses petits-enfants qui l'entourent deviennent tout à la fois ses idoles, ses tourments et ses
victimes. Elle s'agite, elle se tracasse pour eux, non seulement beaucoup plus que ses forces ne le lui
permettent, mais plus qu'elle ne l'a jamais fait pour ses enfants. Personne ne les aime, ne les soigne,
ne les élève comme elle voudrait qu'ils soient aimés, instruits, élevés, soignés, et personne ne l'aime,
ne se consacre à elle comme elle le voudrait. Elle va cherchant partout des prétextes continuels à un
nouveau travail, à de nouveaux soucis. Oublieuse des joies passées, car les joies de l'altruisme et de
la passion sont insaisissables, elle s'en remémore seulement les souffrances, que le souvenir irrite et
grandit : les regrets, les rancœurs se pressent, s'exaspèrent en elle ; au moment où elle pourrait le
mieux se reposer et jouir de la vie, elle souffre plus qu'elle ne l'a jamais fait.
Pour la femme, la période la plus heureuse de la vie est celle où les soins de la famille et de la
société absorbent complètement toutes ses forces physiques et morales ; où son âme est en état
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continu d'émotion réelle et naturelle ; où son besoin de s'occuper et de se préoccuper des autres a son
débouché naturel et où les autres, sans effort, sont naturellement portés à s'occuper d'elle ; quand,
pour son enfant, elle est tout à la fois la nourrice, l'éducatrice, le professeur, l'amante et l'aimée.
La femme qui n'a personne pour qui se passionner et agir, personne à qui se consacrer et qui se
consacre à elle : la vieille fille qui n'a ni frère, ni neveu à qui s'attacher et dont elle soit la passion, qui
n'a pas de malheureux à soulager et dont elle soit la consolatrice, qui ne trouve pas d'emploi à ses
instincts altruistes, à son intuition, à son activité, à sa passion, qui n'est ni maîtresse d'école, ni sœur
de charité, qui n'a pas un but vivant et réel dans la vie, celle-là s'aigrit et se déforme physiquement et
moralement.
Rien n'est plus insupportable à la femme que le désœuvrement, l'indifférence, la passivité : rien
ne lui est plus pénible que la vie sans émotions naturelles, que l'impossibilité de s'occuper, d'aimer,
de haïr, d'agir sur quelqu'un et pour quelqu'un.
Regardez les horoscopes de diseuses de bonne aventure, où sont évidemment résumés les
pronostics que les siècles ont prouvé être l'objet le plus constant des désirs humains. On y trouve
invariablement «que la femme est très sensible, qu'elle aime quelqu'un, que cet amour est la source
de tous ses ennuis, mais que bientôt son amour sera reconnu et récompensé, qu'elle se mariera avec
celui qu'elle aime et qu'elle aura beaucoup d'enfants ».
Vous trouverez pour l'homme au contraire « qu'il a tenté tous les moyens pour saisir la fortune
par les cheveux, qu'il la trouvera d'ici peu, qu'il fera une brillante carrière, qu'il sera riche et puissant
».
Ce n'est pas seulement dans l'espèce humaine c'est dans les animaux et jusque dans les plantes
que nous assistons à ce phénomène : l'altruisme de la femelle et sa consécration à l'espèce.
Nous voyons les fleurs femelles sacrifier leurs pétales, qui sont leurs yeux, leur bouche ouverte
sur le monde, pour mieux assurer la fécondation. Nous voyons la femelle du papillon consacrer son
intelligence à protéger la vie d'une progéniture qu'elle ne connaîtra jamais et mourir sur la terre
humide, près de la racine des fleurs dont elle ne peut se nourrir, mais où elle peut déposer ses oeufs
dans des conditions propices à la vie de ceux qui naîtront d'elle.
Cet altruisme féminin est une nécessité de l'espèce. Si la femelle en était dépourvue, l'espèce
s'éteindrait immédiatement, parce que la création et l'éducation des enfants présupposent un géniteur
résolu à sacrifier tout ou partie de son existence à la génération nouvelle et ce géniteur ne peut être
que celui qui procrée la femelle.
Raisons finales de l’altérocentrisme.
Et cet altérocentrisme de la femme se rattache à son tour à un instinct plus profond et plus
général, quoique plus inconscient encore, et qui est commun à tous, hommes et femmes, jeunes et
vieux, celui d'atteindre l'objectif de sa propre vie.
Quel est l'objectif de notre vie ? A quoi tendons-nous inconsciemment, hommes et femmes, de
toutes nos forces, en luttant avec âpreté, en peinant avec angoisse, de notre naissance, à notre mort ?
A laisser une empreinte de notre titre périssable dans le monde qui ne périt pas, à fixer quelques
molécules de nous mêmes dans l'infini qui nous environne.
La nature a mis deux stimulants à notre disposition pour nous faire atteindre ce but : l'amour, qui
nous pousse inconsciemment à créer de notre propre chair le rejeton qui nous prolongera dans le
temps ; l'ambition, qui nous fait tendre à créer, à l'aide de notre cerveau, quelque chose de matériel,
de moral, d'idéal, qui puisse grandir notre personnalité, la prolonger dans l'espace et dans le temps,
laisser notre empreinte dans l'infini.
Qu'est-ce que la mort ? Qu'est-ce que la douleur ? Qu'est-ce que le sacrifice le plus pénible,
quand il nous permet d'atteindre l'un ou l'autre de ces deux buts ?
La mère ne s'est jamais refusée, par crainte des périls qui la menacent, à perpétuer la vie de
l'espèce, de même que les hommes ne se refusent pas aux sacrifices les plus lourds pour mener à bien
l'œuvre qu'ils ont conçue.
La douleur, cette sentinelle avancée préposée par la nature à nous avertir qu'un danger nous
menace, la douleur la plus aiguë se transforme en volupté quand elle est un moyen de conquérir
l'objectif de notre amour ou de notre ambition, le prolongement de notre être périssable dans l'espace
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et dans le temps. De même que dans les naufrages, on a vu des mères jeter avec joie dans le canot de
sauvetage leur enfant plutôt que de s'y jeter elles-mêmes, de même on a vu des sculpteurs, des
peintres, des écrivains, insensibles aux intempéries, à la maladie et à la faim, mourir d'inanition ou de
froid pour finir et sauver leurs œuvres.
Ces deux stimulants ne sont pas catégoriquement assignés à l'un ou à l'autre sexe. Mais si, en
apparence, l'ambition peut s'adapter indifféremment à l'homme ou à la femme, personne du moins ne
peut mettre en doute que l'amour ne fournisse à la femme, beaucoup mieux qu'à l'homme, le moyen
de réaliser le but de sa vie.
Pour se continuer lui-même, l'homme ne peut compter sur l'amour. Il ne peut procréer
physiquement, il doit créer avec son cerveau, avec son cœur, avec sa main, quelque chose qui lui
survive. De là son égocentrisme, c'est-à-dire la tendance à faire de soi-même, de ses plaisirs, de son
activité le centre de sa vie. De là son aspiration continuelle aux joies de l'ambition, de la gloire, de la
puissance, de la richesse, plus forte souvent que son aspiration à la vie : cela est si vrai que les
gouvernements ont obtenu partout de leurs sujets le sacrifice de leur vie, tandis qu'aucun d'eux n'a
réussi à faire taire les ambitions personnelles.
Il n'en est pas ainsi de la femme.
Ce n'est que par la naissance de son enfant que la mère a la sensation d'avoir créé quelque chose,
a le gage que quelque chose de vivant et de vital la prolongera dans le temps en lui donnant l'illusion
de l'éternité : de là découle l'aspiration continue de la femme à aimer, à laquelle elle est prête à sacri-
fier toutes les joies de la vie et jusqu'à la vie elle-même.
III

L'ALTÉROÉMOTIVITÉ
RACINE DIRECTE ET INDIVIDUELLE DE L'ALTÉROCENTRISME

La réaction individuelle de plaisir, de douleur, d'angoisse, d'épouvante, que provoque,


en chacun de nous, une excitation agréable ou pénible qui nous frappe,
est différente entre la femme et l'homme.
Si la femme est altérocentriste, si elle place son centre en quelqu'un qui est en dehors d'elle, c'est
que cela est nécessaire à sa mission particulière. Mais matériellement, individuellement, la mission
ne suffit pas à expliquer nos actes journaliers, nous n'agissons pas à la suite d'un raisonnement
conscient mais par des impulsions nées de nos émotions concrètes et directes. La nature nous amène
à accomplir notre mission, non pas en nous le persuadant, mais en nous forgeant tels qu'au moment
donné nous l'accomplissons de nous-mêmes et sans réflexion.
L'amour est déterminé par notre mission créatrice, mais nous n'aimons pas parce que nous
sommes conscients de notre mission créatrice ; nous sommes amenés à aimer par des excitations que
la nature a placées en nous et qui, à un moment donné, s'extériorisent en violente sympathie pour
telle ou telle personne.
Si la femme agit d'une façon différente de l'homme, elle doit y être amenée par des sentiments
différents, par des excitations différentes qui agissent sur elle jour par jour ; c'est ce qui arrive.
La femme agit différemment de l'homme parce que la réaction individuelle de plaisir, de douleur,
d'angoisse, d'épouvante que provoque en elle une excitation agréable ou pénible est différente de
celle qu'elle provoquerait chez l'homme.
La femme est altérocentriste parce qu'elle ressent beaucoup plus vivement que l'homme les joies
et les douleurs qui lui viennent des autres ou dont elle place le centre dans les autres ;
Elle est altérocentriste parce qu'elle ressent beaucoup moins vivement que l'homme les joies et
les douleurs qui lui viennent directement de ses sens, de son cerveau ;
Elle est altérocentriste parce qu'elle est plus sensible aux émotions altérocentriques qu'aux
émotions égocentriques ;
Elle est altérocentriste parce qu'en elle, le goût de plaire, de faire plaisir, d'aimer, d'être aimée, est
plus fort que le goût de jouir directement par son cerveau ou par ses sens ; parce que la peine de faire
souffrir, de voir souffrir est pour elle plus forte que la peur de souffrir ; parce qu'elle est moins
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sensible aux joies et aux douleurs physiques ou intellectuelles qu'aux joies et aux douleurs de l'amitié
et de l'amour.
C'est pourtant notre différente sensibilité aux excitations directes et concrètes, c'est notre diffé-
rente émotivité qui détermine la différence qu'il y a entre nous et l'homme. C'est notre sensibilité
spéciale aux émotions altérocentriques qui détermine notre altérocentrisme.
Tous, hommes et femmes, nous sentons le plaisir direct égocentrique qui nous vient d'un fruit
savoureux, d'une musique divine, d'une découverte faite, d'une vue merveilleuse.Tous nous
ressentons la douleur d'une difficulté non surmontée dans notre travail, l'angoisse d'une maladie, la
terreur de la mort. Nous sommes tous sensibles aux émotions joyeuses ou douloureuses qui nous
touchent directement, qui intéressent exclusivement notre moi physique, sensitif, artistique,
intellectuel.
Tous, nous ressentons la joie d'être aimés, la satisfaction de voir reconnus nos mérites,
l'indignation pour l'ingratitude d'autrui, l'ennui de déplaire, l'angoisse de voir quelqu'un nous
supplanter dans le cœur de l'être aimé ; tous nous sommes sensibles aux ennuis, aux joies qui nous
viennent des autres, aux émotions altérocentriques et nous nous réglons en conséquence.
Mais l'homme ressent plus vivement que la femme les émotions personnelles qui dépendent
exclusivement de lui ; les plaisirs et les douleurs physiques ou intellectuels, artistiques, scientifiques,
sensistiques ; il ressent plus que la femme le plaisir d'un fruit savoureux, d'une découverte faite, d'une
vue merveilleuse, d'un tableau bien dessiné ; il ressent plus que la femme l'angoisse de la maladie, la
douleur d'une découverte non réussie, et il en tient plus compte qu'elle ne fait ; par contre, il ressent
moins vivement que la femme les émotions qui viennent d'autrui : la joie de plaire, l'ennui de
l'ingratitude, les satisfactions de l'amour propre.
La femme au contraire ressent moins que l'homme les émotions personnelles égocentriques, les
plaisirs, les douleurs, physiques ou intellectuelles (le plaisir d'un tableau, d'une découverte), mais elle
ressent plus vivement que l'homme la joie d'être aimée, d'avoir quelqu'un à aimer, la douleur de
l'ingratitude, elle ressent beaucoup plus vivement que l'homme la joie et les douleurs qui lui viennent
des autres ou qu'elle peut donner aux autres.
Altruisme.
Cette si grande sensibilité de la femme aux émotions altérocentriques est en partie aiguisée, en
partie provoquée par une plus vive représentation qu'elle se fait des sentiments des autres. La femme
sent plus vivement que l'homme la joie de plaire, l'indignation de l'ingratitude, parce qu'elle se
représente beaucoup plus vivement et rapidement que l'homme les sentiments qui se passent dans
l'âme d'autrui.
Cette représentation si vive que la femme se fait des sentiments, des émotions qui se passent dans
l'âme d'autrui, n'est pas limitée aux sentiments qui la regardent, mais s'étend aussi aux sentiments qui
regardent les autres. La femme ressent et se représente vivement non seulement l'indifférence du
passant à son égard, mais les affres de sa faim s'il a faim, mais l'angoisse de son attente s'il attend,
mais la satisfaction ou la déception qu'une récompense ou une réprimande reçue peut donner à celui
qui en a été l'objet.
Or cette vive comparticipation de la femme aux joies et aux douleurs des autres, cette vive
sympathie, dans le sens grec du mot, qu'elle ressent pour les autres étouffe dans la femme les
émotions qui lui viennent directement d'elle-même, porte la femme par des degrés insensibles au
véritable altruisme. La vive comparticipation de la femme aux émotions des autres finit par la faire
plus sensible aux douleurs et aux joies des autres qu'aux siennes propres, par la faire plus avide de
donner de la joie aux autres que de s'en procurer à elle-même ; d'apaiser les douleurs des autres plus
que les siennes propres.
L'altéroémotivité, qui porte au commencement la femme de ressentir plus vivement les douleurs
et les joies qui ont leur point de départ dans les autres, amoindrit en elle les impressions qui ont leur
point de départ en elle-même et finit par la porter à ressentir plus vivement les joies et les douleurs
qui ont leur point d'arrivée dans les autres.
Je m'explique en prenant un exemple grossier, mais propre à faire bien comprendre ce processus.
Homme et femme sentent les affres de leur propre faim ; homme et femme sentent leur cœur se
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serrer à la vue d'un enfant affamé. Mais, tandis que, chez l'homme, la compassion pour la faim de
l'enfant sera étouffée par la prédominance de sa propre faim, chez la femme, ce sera le contraire.
Tandis que, chez l'homme,la satisfaction d'avoir assouvi sa propre faim sera plus vive que celle qu'il
éprouverait à avoir apaisé la faim de l'enfant, chez la femme, ce sera le contraire.
La femme est plus tourmentée par la faim de l'enfant que par la sienne propre, jouit davantage
d'avoir assouvi la faim de l'enfant que la sienne propre, est plus chagrinée de la maladie de l'enfant
que de la sienne propre, se réjouit de la guérison de l'enfant autant et plus que de la sienne propre,
c'est-à-dire qu'elle jouit et souffre des joies et des douleurs des autres plus que des siennes propres.
La possibilité de donner du plaisir, chaque jour, à chaque heure, est la base de la joie que la
maternité procure à la femme, joie qui atteint son maximum lorsque l'enfant est petit, car, alors, cette
possibilité trouve un aliment continu. Que cette possibilité de donner s'amoindrisse, ce sera un
chagrin pour la femme, même si en échange de ce qu'elle donne elle ne reçoit rien, témoin la vive
douleur que ressent la mère à devoir céder son enfant à une nourrice, encore que cette séparation lui
enlève des peines et non des joies.

L'altérocentrisme a donc ses racines directes dans l'altéroémotivité de la femme, dans le fait
qu'elle jouit et souffre des joies et des douleurs des autres ou qui lui viennent des autres ou qu'elle
provoque ou évite aux autres plus que des siennes propres, du fait qu'en elle les émotions
égocentriques sont atténuées par la prédominance des émotions altérocentriques.
C'est là, je le répète, une nécessité non seulement de sa mission mais de sa fonction.
Pour désirer un enfant que nous ne pouvons façonner matériellement de nos mains ou
consciemment de notre cerveau, qui, pour prix des soucis et des angoisses qu'il nous donne, ne peut
souvent nous offrir que d'autres angoisses et d'autres soucis, il faut pouvoir jouir et souffrir pour
d'autres raisons qu'un homme, qui aspire à dompter la matière inerte, qui peut la façonner
consciemment lui-même et qui en attend gloire, richesses, honneurs ou plaisirs.
Pour élever un enfant qui vient de nous, mais qui n'est pas façonné consciemment par nous, qui a
des besoins, des aspirations propres, différentes des nôtres, aux besoins duquel il nous faut pourvoir
minute par minute ; pour élever un enfant qui est matière vivante et qui par suite peut mourir comme
il a pu naître ; dont la joie, dont la douleur, dont la vie dépend en grande partie de nos soins, de notre
intelligence, de notre amour ; pour élever un enfant, pour le mener à bien, pour donner satisfaction à
ses besoins, il faut qu'en nous l'émotivité générique égocentrique puisse être étouffée par l'émotivité
altérocentrique, il faut que l'émotivité cérébrale puisse être étouffée par l'amour.
Pour élever un enfant, il faut que la femme puisse s'oublier pour lui, puis s'abstraire de toutes les
émotions intellectuelles ou physiques personnelles pour concentrer toutes ses aspirations sur les
aspirations de ce petit être, qu'elle sache s'intéresser à tout ce qu'il fait, à tout ce qu'il dit, jouir de ses
joies, souffrir de ses peines, il faut qu'elle éprouve plus de joie de celles qu'elle peut lui procurer que
de celles qui viennent directement de ses sens ou de son cerveau, qu'elle soit capable de jouir des
joies ou de souffrir des souffrances de cet enfant plus que des siennes propres, il faut que les
émotions altérocentriques soient capables d'étouffer les émotions égocentriques.

IV

SUPÉRIORITÉ DE LA FEMME DANS LE MONDE DES ÉMOTIONS

Son pouvoir d'agir sur les émotions des autres la fait considérer tour à tour par l'homme
avec extase et avec épouvante comme quelque chose qui surpasse la nature.

Cette prédominance, chez la femme, des émotions altérocentriques sur les émotions
égocentriques lui permet, tout en restant elle-même impénétrable, de pénétrer dans l'âme d'autrui,
d'en connaître les joies et les angoisses, de les modifier bien plus facilement que l'homme qui n'a des
émotions qu'une connaissance purement théorique.
Cette possibilité de modifier les émotions constitue à son tour une immense supériorité de la

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femme. L'altérocentrisme, qui la rend inférieure à l'homme dans le monde des intérêts, la rend
supérieure dans le monde des émotions. La femme qui comprend peu les raisonnements les plus
clairs à l'homme, est infiniment plus habile que lui à manier les délicats ressorts du plaisir et de la
douleur qui semblent si individuels et qui ne le sont pas.
Alors que l'homme en est encore à chercher pourquoi un enfant pleure, la femme a déjà trouvé le
moyen de sécher ses larmes ; alors que l'homme, anéanti par une humiliation, se demande encore
quelle en est la cause, la femme a découvert la raison de l'humiliation et du découragement, elle a
déjà prononcé le mot, fait le geste qu'il fallait pour consoler et pour apaiser.
La femme sait se mouvoir et agir dans le monde en apparence mystérieux des émotions, tout
comme l'homme dans le monde des intérêts, qui paraît simple à tous, sauf à la femme.
Bien connaître ce mécanisme des émotions, savoir le mettre en mouvement, est une
caractéristique tellement spécifique de la femme, que celle qui en. ignore le maniement, qui ne sait
consoler ou affliger, qui ne sait prévenir et deviner les aspirations d'autrui, les calmer, les exciter, est,
aux yeux des femmes aussi bien que des hommes, une femme incomplète. Une femme qui ne sait pas
agir sur les émotions d'autrui, qui ne s'y intéresse pas, qui n'en parle pas, est jugée « stupide » par les
autres femmes qu'elle ennuie ; les hommes la trouvent insipide, et la laissent à l'écart.
D'autre part, agir sur le monde des émotions, en donner, en recevoir est la chose qui intéresse le
plus la femme.
Freins ou excitations à faire ou à ne pas faire, à aller ou à venir, décisions de la plus haute
importance, prennent appui, dans le monde féminin, non sur la raison, mais sur l'émotion qui pousse
ou qui retient. Plaisirs, douleurs, satisfactions, espérances, angoisses, regrets, émotions,
altéroémotions de tous genres que nous pouvons donner ou recevoir sont les pivots de notre vie, sont
notre raisonnement, sont les canaux par lesquels nous recueillons du monde extérieur la science et
l'expérience dont nous avons besoin, comme ils sont les conduits par lesquels nous épanchons notre
moi, les moyens par lesquels nous aimons, nous jouissons, nous souffrons.
La femme étudie, travaille, joue, fait de la couture, va au théâtre, au concert, à la conférence, au
tennis, au sermon, pour faire plaisir, pour être admirée, pour être aimée, pour se faire remarquer,
c'est-à-dire pour recevoir ou donner des émotions. Laisser un souvenir, être pleurée, être regrettée,
c'est-à-dire donner encore des émotions, tel est le suprême désir de la femme à l'heure de la mort.
Les événements extérieurs les plus indifférents à l'homme, les plus éloignés du monde émotif,
sont perçus et absorbés par elle comme des émotions. La personne qu'elle connaît, le livre qu'elle lit,
la confé rence qu'elle entend, le musée qu'elle visite l'intéressent comme susceptibles de plaire ou de
déplaire, de divertir ou d'ennuyer, de donner satisfaction ou dégoût, c'est-à-dire d'influencer son
champ émotif ou celui des autres.
Une telle étudie la médecine, quel courage ! Telle autre a un enfant intelligent, quel plaisir !
Celle-ci voyage, quelle émotion ! Celle-là chante, quelle satisfaction !
Dire : « Quelle émotion ! » équivaut presque pour la femme à dire: « Quel plaisir ». Les carrières
auxquelles elle songe le plus, les genres d'activité dans lesquels elle se complaît véritablement : le
théâtre, l'enseignement, la maternité ; les distractions qui réellement l'amusent le plus : les réunions,
les bals, le tennis, sont celles où elle peut donner ou recevoir le plus d'émotions.
Les conversations entre femmes roulent presqu'uniquement sur les chagrins qu'elles ont
éprouvés, sur les satisfactions qu'elles ont données ou reçues, sur les communes douleurs qu'elles ont
pu alléger, sur les communs plaisirs qu'elles ont pu procurer, sur leurs communes amitiés, c'est-à-dire
sur leurs communes sources d'émotions altérocentriques.
Les liens d'amitié entre femmes se nouent, non sur la base des affinités morales ou intellectuelles,
mais sur celle des affinités altéroémotives, sur l'égale répercussion émotive que donne à deux
femmes le même événement, égalité qui constitue pour nous une espèce de parenté.
Avoir réussi à consoler une souffrance, à donner de la joie à qui en avait besoin est pour la
femme un plaisir plus grand que celui que peut lui procurer n'importe quel triomphe littéraire,
n'importe quelle découverte scientifique. Donner de la joie, calmer des douleurs : telle est sa devise.
Donner de la joie, calmer des douleurs, devise instinctive et inconsciente de toutes les mères,
problème angoissant que toutes les femmes ont à résoudre, depuis l'humble nourrice jusqu'à la
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femme la plus haut placée, à travers mille douleurs aiguës, à travers mille joies cachées, souvent au
milieu de l'ignorance et de l'incompréhension de ceux qui en profitent.
Donner de la joie, éviter des douleurs, douce et immense tâche qui comprend toute la gamme de
la volonté et de la sensibilité humaine, depuis la caresse jusqu'au travail anxieux, depuis l'immolation
complète de soi jusqu'aux organisations les plus merveilleuses, depuis l'admiration la plus humble et
la plus prosternée, jusqu'à l'enthousiasme le plus actif et le plus ardent.
But qu'on touche quelquefois de la main et qui est cependant infiniment distant, dont la poursuite
peut mettre en jeu toute la gamme de l'intelligence humaine, depuis la simple intuition jusqu'au
raisonnement le plus compliqué, fonction restreinte et immense qui, de l'humble surveillance d'un
nouveau-né, peut s'élever à la tâche grandiose de créer une tradition ou un idéal, de conserver un
patrimoine intellectuel et moral.
Vivre n'est possible à un nouveau-né que s'il trouve à ses côtés quelqu'un qui s'occupe et se
préoccupe de lui, qui soit suspendu à ses lèvres, qui lui évite les premières difficultés de la vie, qui
lui procure ces premiers soins dont il ne ressent même pas le besoin. De même, une société ne survit,
ne continue à fonctionner que si quelqu'un se dévoue entièrement aux autres, et ce quelqu'un ne peut-
être que la femme.
Que nous soyons artistes, docteurs, professionnistes ou mères, cela ne nous dispense pas de toute
cette étude attentive et compliquée de prendre soin de la vie des autres, de leur procurer des plaisirs
et de leur éviter des douleurs, besoin né chez nous de la maternité, mais qui s'étend ensuite à toutes
les créatures vivantes placées dans notre sphère d'action.
Humbles ou grandes, professionnistes ou mères, il nous appartient également de susciter, de
nourrir, d'intensifier autour de nous la vie matérielle et morale, de la faire la plus belle et la plus
heureuse possible, fut-ce au prix de notre joie ou de notre vie. C'est à cela que notre âme, notre corps,
nos instincts nous prédestinent.
Ce fait que la mission de la femme est surtout une mission d'ordre émotif, ce fait que, pour
accomplir sa mission, elle doit avoir une profonde connaissance du mécanisme des émotions, ce fait
qu'elle peut, elle-même impénétrable, pénétrer dans l'âme d'autrui, en susciter les joies, en apaiser les
douleurs, font le charme et le mystère de la femme.
Ce sont ces faits qui la font considérer tour à tour par l'homme avec extase et avec épouvante, en
font à ses yeux une créature tantôt angélique, tantôt démoniaque, et en tout cas surnaturelle, parce
que ce pouvoir d'agir sur les émotions apparaît à l'homme, qui ne le possède pas, comme quelque
chose qui surpasse la nature.
Ainsi le sauvage trouve du surnaturel,dans la science du mécanicien qui, à l'aide de quelques
coups de manivelle, lance dans les airs un aéroplane qui gisait inerte ou fait partir, rapide à travers
l'espace, une locomotive qu'aucune force humaine ne semblait pouvoir mettre en mouvement.

V
LA DEPENDANCE DE LA FEMME.
De par son fatal amour pour les autres,
la femme dépend fatalement des autres.

Mais, si cette altéroémotivité, cette sensibilité spéciale de la femme aux bonheurs et aux peines
des autres lui donne une supériorité indiscutable dans le monde des émotions, elle est en même temps
le drame de sa vie: c'est l'écueil escarpé où vient battre la question féminine, c'est la difficulté qui
rend si ardu le problème de donner à la femme le bonheur auquel elle a droit. La vie la plus facile
devient tragique pour celle que son propre égoïsme ne défend pas.
L'égoïsme est l'épine dorsale de la vie ; les heureux mortels qui en sont doués, qui peuvent se
régler sur leurs émotions, ont au dedans d'eux un point fixe sur lequel ils peuvent articuler leurs
actions à leur propre avantage, sur lequel ils peuvent les coordonner.
L'égoïsme est un phare qui éclaire lumineusement sa propre route ; l'homme qui le possède n'a
besoin de personne pour arriver au but qu'il s'est fixé plus ou moins consciemment, il n'a pas besoin
d'aide, il n'a pas besoin d'appui, il sait où il va, il peut y aller seul, la femme ne le peut pas ; la femme
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qui est altérocentriste a besoin des autres, non seulement pour les aimer et en être aimée, mais pour
être dirigée par eux. L'altérocentriste est comme une plante grimpante qui aspire à couvrir de verdure
et de fleurs le pieu desséché, le mur froid, auprès duquel elle se trouve, mais qui meurt si elle ne
trouve pas ce tronc aride où s'appuyer, cette muraille inerte où accrocher ses radicelles.
La femme est privée de cette épine dorsale que l'égoïsme fournit à l'homme ; elle est privée de la
direction fournie par les émotions personnelles : telle est la raison pour laquelle elle a besoin de lui ;
elle a besoin de ce point fixe qui échappe à l'agitation continuelle à laquelle elle est elle-même une
proie, qui l'empêche de tourner à tous les vents où se disperseraient ses forces. Elle a besoin d'une
énergie qui concentre son ardeur et la dirige dans une direction donnée.
On prétend que cette soif d'appui est due à une moindre intelligence, à une éducation
défectueuse. Non, l'éducation la plus soignée n'affaiblit pas chez la femme ce besoin d'appui : il croît
au contraire avec le développement de son intelligence, avec la multiplication des idées qui
l'enveloppent dans un tourbillon de sensations, d'observations dont elle ne comprend pas la raison,
dont elle ne connaît pas la portée, dont elle ne sait pas tirer parti. En outre, l'intelligence de la femme
est faite, non de raisonnement, mais d'intuition et comme, par l'intuition, elle arrive d'un bond à la
conclusion sans passer par les degrés intermédiaires qui y conduisent, elle conserve des doutes sur
cette conclusion et plus encore sur les effets utiles qu'on en peut tirer. Par suite, plus la femme est
intelligente, plus elle a besoin de se sentir appuyée par une autre intelligence, différente de la sienne,
qui la complète, qui l'éclaire, qui l'aide à tirer profit de ses intuitions, faute de quoi, comme les
éclatantes fleurs de serre, privées d'étamines et de pistil et muées à périr avec la chute des pétales, les
produits de son intelligence sont destinés à se faner là où ils sont nés, sans même produire ces fruits
modestes que savent donner les humbles fleurs des champs.
Seule, la femme à tempérament viril n'a pas besoin de cet appui, la femme dont les émotions
personnelles sont plus fortes que les altéroémotions, la femme que les nécessités sociales ou
l'habitude ont dotée de ce phare masculin de l'égoïsme qui, dans les femmes restées femmes, est
presque éteint.
Plaçant le centre de sa passion, c'est-à-dire de son plaisir, dans l'amour des autres êtres vivants
qui sont en dehors d'elle, la femme est dans l'impossibilité absolue d'atteindre à elle seule,
directement, par ses propres forces, par son propre esprit, par ses propres moyens, l'objet de sa
passion. De par ce fatal amour pour les autres, la femme dépend fatalement des autres.
Avec la constance, avec le travail, l'homme peut arriver à la richesse, à l'estime, aux loisirs, aux
honneurs, il peut obtenir ces satisfactions des sens qu'il poursuivait, il peut parvenir à cet idéal d'art,
de politique qu'il s'était formé ; l'homme peut atteindre directement tous les objectifs de sa passion.
La femme n'a aucun moyen fixe, tangible pour y arriver. L'affection des autres, de ceux qui sont
auprès d'elle, est liée à un caprice du sort : naître la première, la dernière, dans telle ou telle
circonstance, avoir des qualités qui charment plus ou moins, rencontrer d'abord ou plus tard l'homme
qui peut la comprendre. Sa vie est dans les mains du hasard. La femme ne peut par sa volonté, par
son activité, par ses mérites, par son travail, conquérir directement l'affection de ceux qui l'entourent,
si ceux-ci ne la ressentent point. L'amour ne s'achète pas, l'amour est désintéressé, mais quelle
tragédie que ce caprice de l'amour pour la femme pour qui l'amour est l'objet de la vie !
Et ce n'est pas à cela que se limitent les tragédies fatales auxquelles elle est sujette. Plaçant le
centre de sa vie dans d'autres êtres vivants, qui sont en dehors d'elle, dont les passions sont
différentes des siennes, dont les intérêts sont différents des siens, la femme se trouve dans cette
tragique situation de ne pouvoir jamais mettre sa passion d'accord avec son intérêt.
Qu'est-ce que l'intérêt d'une personne ? C'est tout ce qui peut en augmenter la potentialité
physique ou morale : la vie, la santé, la richesse, la renommée, les honneurs.
Ce sont, au fond, ces biens que l'homme poursuit avec le plus d'acharnement et dans lequel il
trouve en général les plus vifs plaisirs : les plaisirs du goût, auxquels il est sensible, correspondent
aux intérêts de sa santé ; les plaisirs de la richesse, des honneurs de la renommée correspondent à
l'augmentation de sa puissance. Mais la renommée et les honneurs ne suffisent pas à donner le
bonheur à la femme. Elle a besoin d'aimer et d'être aimée, de créer la vie, de soigner l'existence de
tous les êtres vivants qui l'entourent. Ce sont là ses passions, les bases de tous ses plaisirs, de toutes
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ses douleurs, mais ses passions sont presque toujours en conflit avec ses intérêts.
La femme n'a aucun intérêt à avoir des enfants, pour lesquels il lui faudra veiller la nuit, se
donner des soucis pendant la vie entière, car les enfants n'augmentent ni la santé, ni la richesse, ni la
réputation, ni les honneurs. La femme n'a aucun intérêt à quitter la maison paternelle dont elle est
souvent l'idole et la reine, à abandonner loisirs, richesses, liberté et quelquefois renommée, position
sociale, pour suivre un homme qui souvent ne peut lui donner aucun des biens réels auxquels elle
renonce. La femme n'a aucun intérêt à chercher des souffrances à soigner, des maux à soulager. La
femme n'a aucun intérêt à remplir sa maison de fleurs, d'oiseaux, de chiens, d'êtres vivants qui
l'occupent et la préoccupent tout le jour, car elle n'augmente ainsi aucun de ses biens, réputés tels. La
femme n'a aucun intérêt à établir ses enfants et à demeurer seule au moment où elle aurait le plus
besoin de leur affection. Si on se place au point de vue de son intérêt personnel, il est absurde qu'à la
naissance de Caïn, Eve se jette aux pieds du Seigneur en criant : “Dieu m'a pardonné, il m'a donné un
fils à qui me consacrer » parce qu'en réalité, ce fils doit occasionner à Eve une série de sacrifices, de
douleurs physiques et morales et non une série de plaisirs. Pourtant, ce cri d'Eve est le cri de recon -
naissance de la femme, qui enfin a trouvé une satisfaction à son instinct, un but à toutes les tendances
complexes qu'elle sentait confusément en elle et qui, si l'on fait abstraction de la maternité, sont
absurdes, mais dans la satisfaction desquelles la femme trouve son seul vrai plaisir.

Difficulté pour la femme d'évaluer son intérêt.

Mais rien n'est plus difficile que de distinguer ses plaisirs de ses intérêts, que d'évaluer le poids
des uns et le poids des autres. Ces difficultés sont, pour autant, la raison de presque toutes les
tragédies de la femme. Entrainée par l'illusion de trouver une satisfaction plus grande à servir ses
propres intérêts, souvent, dans la vie et dans l'histoire, la femme abandonne, pour quelques années ou
pour quelques générations, sa figure instinctive, son rôle de mère, de vestale du foyer domestique, de
victime volontaire de l'amour et du sacrifice, abandonne son rôle de femme occupée toute entière à
donner et à recevoir de l'affection et se jette dans l'arène politique, sociale, littéraire ou scientifique
pour augmenter sa puissance matérielle ou morale, pour assumer, une personnalité mieux en rapport
avec ses intérêts.
C'est précisément ce qui se produit actuellement. La nouvelle génération nous regarde, nous
autres de l'ancienne, d'un œil plein de compassion. «Oui, jadis, la femme était victime de l'amour,
jadis elle concentrait ses forces dans la vie des autres, quelques-unes timidement s'y prêteraient
encore. Atavisme stupide, habitude, convention, éducation, préjugés des parents que nous, génération
nouvelle, nous sommes en train de fouler aux pieds et de bouleverser de fond en comble ».
Hélas ! ce n'est pas la première fois au monde que cela se produit. Vous n'êtes pas la première
génération qui ait essayé de triompher du passé, mais toujours après un laps de temps plus ou moins
long, pendant lequel elle a suivi son intérêt personnel, obtenu l'indépendance, la richesse, la
renommée, les honneurs, la santé, la femme s'est retirée déçue, s'apercevant qu'elle avait lâché la
proie pour l'ombre. En plein triomphe de ses plus hautes ambitions, la femme s'est aperçue qu'elle n'y
trouvait pas la joie réelle qu'elle éprouve au contraire au milieu des plus durs sacrifices que réclament
la maternité et l'affection de ceux qui l'entourent.
Ainsi, la femme oscille continuellement, comme le balancier d'une horloge, entre son intérêt,
représenté généralement par le féminisme, et sa passion, représentée par l'instinct altruiste de la mère,
par l'amour.
Après s'être quelque temps abandonnée à ses instincts, la femme, accablée par les désillusions et
l'ingratitude des hommes, cherche un refuge dans le domaine de la raison, de l'intérêt, mais bientôt,
dégoûtée du vide où la laisse la satisfaction de ses intérêts, elle retourne à la passion.
Et ceci est une autre tragédie à laquelle échappe l'homme ; non seulement il peut atteindre l'objet
de sa passion par ses propres moyens qui sont sous la dépendance de sa volonté, mais il peut
l'atteindre sans heurter ses intérêts qui souvent cadrent avec sa passion.
Ce n'est pas tout : l'altérocentrisme de la femme ne met pas seulement ses intérêts en conflit avec
ses passions mais, rendant sa situation encore plus compliquée et plus difficile, elle met ses passions
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en conflit les unes avec les autres.
Ses enfants, son père, son mari, qu'elle aime, ont chacun une personnalité propre, des désirs
différents, souvent antagonistes entre eux et différent aussi est le degré de passion qui l'attire vers
eux, différentes les raisons pour lesquelles ils sont attirés vers elle.
Il est fort difficile à la mère de mettre d'accord les passions souvent différentes qu'elle a pour
chacun de ses enfants et d'harmoniser les actions que lui inspire sa tendresse pour son mari avec
celles que lui suggère son affection pour sa mère, son père, ses frères ; de mettre d'accord les
affections anciennes pour la famille paternelle qu'elle quitte, avec son affection nouvelle pour la
famille dans laquelle elle entre ; et ce n'est pas au hasard que la tradition a résolu péremptoirement
pour elle une série de questions, en lui faisant un devoir d'abandonner les anciens liens au moment
d'en assumer de nouveaux et en lui imposant une certaine hiérarchie des affections.
Rien de semblable au contraire pour l'homme. Les objets de sa passion, quand sa passion n'est
pas lui-même, sont éloignés dans le temps et dans l'espace ; ils ne se heurtent pas entre eux. Aucun
conflit ne trouble l'homme qui aime à la fois la musique et la politique, qui aime les antiquités et la
bonne chère. Il lui est possible de se tracer une voie et de ne pas en dévier, sans se mettre en conflit
avec soi-même et avec les autres.
Ce n'est pas tout. Les personnes vivantes qui sont l'objet de la passion de la femme changent
continuellement de désirs, et exigent fatalement d'elle les qualités et les fonctions les plus différentes.
Le jeune homme demande à sa fiancée de la poésie, de la grâce, de l'ingénuité, de l'inexpérience. Le
même, devenu mari, demande à la même femme simplement qu'elle tienne sa maison, qu'elle le
soulage des soins matériels de la vie, qu'elle soit expérimentée, solide, ingénieuse. Il a raison.
L'amour n'est pas l'objet de la vie pour l'homme et par suite il ne peut s'y arrêter, mais comment la
femme pourrait-elle ne pas souffrir de ce changement d'exigences ?
Et encore le petit enfant demande à sa mère de ne pas le quitter d'un pouce, de le consoler, de
suivre ses pas incertains à chaque minute, à chaque heure du jour. Quelques années plus tard, le
bambin devenu jeune homme, demandera à sa mère de ne plus s'occuper de lui. Il ne veut plus
entendre parler de ses conseils, de sa surveillance, de son expérience ; il veut vivre par lui-même. Le
jeune homme a raison. L'expérience ne peut se faire que personnellement, mais comment la mère,
habituée à considérer comme le plus haut de ses devoirs de s'occuper continuellement de lui,
pourrait-elle l'abandonner ainsi tout à coup ?
Voilà donc d'autres conflits, d'autres tragédies fatales où l'engage sa passion altruiste et qui sont
égargnées à l'homme, parce que les objets de sa passion ne changent pas d'existence à travers le
temps et ne sont pas en contradiction les uns avec les autres. L'homme n'est pas obligé, à chaque
instant, de changer d'orientation pour atteindre la renommée, la gloire ou la science qui constituent
son idéal. Ces objectifs réclament de lui toujours la même tension, dans le même sens et le
récompensent assez équitablement à proportion de l'effort qu'il fait dans telle ou telle direction. Il
peut atteindre toutes ses passions ou en satisfaire quelques-unes ; il peut poursuivre la voie qu'il s'est
tracée ou la quitter, tout cela est son affaire, dépend de lui seul ; il n'est pas, pour la satisfaction de
ses passions, c'est-à-dire de son bonheur, à la merci des autres êtres et encore d'êtres qui sont en
conflit entre eux, et qui réclament suivant les moments les choses les plus contradictoires.

VI
CONCLUSION

Ce ne sont donc pas les lois humaines, ni la malveillance des hommes qui obligent la femme à se
plier aux désirs des autres, à se sacrifier pour les autres, mais son altéroémotivité, mais sa mission qui
la met sous la dépendance des êtres vivants dont elle a besoin pour les aimer et en être aimée.
Cette altéroémotivité, qui lui fait sentir les émotions d'autrui avec une force telle qu'elles
réduisent les siennes propres au silence, cette altéroémotivité qui la pousse à donner de la joie et à
éviter de la douleur aux autres avec autant de force que l'émotivité générique la pousserait à chercher
la joie et à éviter la douleur pour elle-même, est cause de toutes les tragédies, les complications, les
contradictions dont la femme est victime, car elle se débat sans cesse entre des aspirations
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égocentriques, assoupies mais non éteintes, et des aspirations altérocentriques, prédominantes, mais
non uniques.
Ce n'est donc point par l'amélioration de sa condition légale que la femme pourra augmenter son
bonheur, mais par une introspection plus sérieuse qui lui fasse connaître mieux son mécanisme, mais
par une meilleure éducation masculine qui amène l'homme à mieux apprécier la femme et à l'aider
plus efficacement.
Quand le père qui adore sa fille, dont il connaît les fibres les plus intimes, tremble et redoute pour
elle l'avenir, il ne redoute pas les lois qui lui donneront des droits politiques moindres et qui ne la
protégeront pas assez contre l'autorité du mâle, il tremble pour la situation tragique dans laquelle elle
se trouvera ; il tremble parce que, connaissant les hommes, il sait combien sa fille s'illusionne sur
leurs qualités, il sait combien facilement ils tortureront son âme, en prenant pour de la présomption
sa confiance ingénue en elle-même, pour de l'égoisme son excessif empressement, pour de la
stupidité son illogisme, pour une fausse sentimentalité son idéalisme. Oh ! si sa fille connnaissait les
hommes comme il les connaît, ou s'ils connaissaient sa fille comme il la connaît, combien il serait
plus tranquille sur son compte !
La position de la société est au fond identique à celle du père. C'est en s'inspirant de ses désirs
qu'on peut améliorer la situation de la femme et en outre celle de l'homme et de la société, c'est-à-dire
en éclairant, d'une part, la femme et, de l'autre, l'homme, de façon à éviter à l'un et à l'autre les
inutiles malentendus qui aggravent si facilement la condition déjà tragique de la femme.

LIVRE II
Les Énigmes de l'âme de la femme.

L'altéro-émotivité qui nous pousse à donner de la joie


aux autres avec autant de force que l'émotivité nous
pousse à éviter la douleur à nous-mêmes, est la cause des
contradictions de notre âme, qui se débat sans ,cesse entre
des aspirations égocentriques, assoupies mais non éteintes
et des aspirations altérocentriques, prédominantes mais
non uniques.

POINTS D'APPUI DE LA FEMME

Si le calcul, la réflexion, la logique, sont neutralisés par


l'altéro-émotivité, d'autres forces en prennent la place, aussi
importantes et appropriées l'intuition, l'imagination, la passion.

J'ai dit que l'âme de la femme se différencie de celle de l'homme par son altérocentrisme en
antithèse avec l'égocentrisme qui est le pivot de l'âme masculine.
J'ai dit que l'altérocentrisme à son tour repose sur la moindre importance qu'ont pour la femme
les émotions égocentriques, et sur la plus grande importance qu'ont pour elle les émotions
altérocentriques, tant celles qui ont dans les autres leur point de départ que celles qui ont dans les
autres leur point d'arrivée.
J'ai dit que de là dérive la tragique situation de la femme, laquelle se débat sans cesse entre des
aspirations égocentriques, assoupies, mais non éteintes, et des aspirations altérocentriques,
prédominantes, mais non uniques.
L'action de l'altéroémotivité ne s'arrête pas aux tragédies qu'elle détermine, elle agit puissamment
sur toutes les actions, les intentions, les qualités, les défauts, les aspirations et les répulsions de la
femme, car d'un côté, elle dirige sa passionnalité spéciale, de l'autre elle l'oblige à s'appuyer pour
comprendre et pour agir, sur d'autres moyens que l'homme.
Pour comprendre et pour agir, l'homme s'appuie consciemment sur la réflexion, sur la méditation,
sur le calcul. Ceux-ci élaborent l'expérience qui vient de l'émotion laquelle s'accorde parfaitement
avec la raison. En effet, l'expérience des émotions indique les actions à rechercher : celles qui
procurent du plaisir, et les actions à fuir ; celles qui provoquent de la douleur
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Raison et émotions s'accordent et se soutiennent l'une l'autre dans l'homme comme les deux
piliers d'un arc, car elles convergent toutes les deux vers l'intérêt de l'individu.
Mais si émotions et raison se renforcent l'une l'autre lorsqu'il s'agit d'émotions simples et
directes, lorsqu'il s'agit d'inciter un individu à rechercher les événements qui peuvent donner du
plaisir et à fuir les événements qui peuvent donner de la douleur, raison et émotions se contrecarrent,
se neutralisent lorsqu'à leur jeu s'ajoutent les altéroémotions. En effet celles-ci sont capables de
rendre souhaitables les sacrifices les plus pénibles, parce qu'ils donnent de la joie aux autres, comme
c'est si souvent le cas de la mère avec son enfant ; sont capables de rendre douloureux les états les
plus désirables, s'ils empêchent simplement de donner de la joie, tel est le cas de la mère qui doit
céder son enfant à la nourrice ; sont capables de faire jouir et souffrir des émotions des autres plus
que des émotions propres, comme c'est le cas de toutes les femmes.
Notre altéroémotivité, qui nous fait jouir et souffrir des émotions d'autrui, avec une force telle
qu'elles réduisent les nôtres au silence, notre altéroémotivité qui nous pousse à donner de la joie et à
éviter de la peine aux autres avec autant de force que l'émotivité générique nous pousse à nous
procurer le plaisir, et à nous éviter la douleur altère complètement, pour nous autres femmes, la
fonction des émotions et, par suite, celle de la raison, de la méditation, du calcul, de la logique.
La raison, le calcul, la méditation ont,je le répète, une importance directrice capitale pour les
êtres qui se dirigent d'après leurs émotions égocentriques, mais elles ne peuvent plus exercer cette
fonction lorsqu'il devient nécessaire de faire la balance entre des émotions et des altéroémotions qui
sont souvent en opposition, parce que, dans la plupart des cas, on ne peut donner du plaisir aux autres
qu'à travers sa propre douleur, ni recevoir du plaisir qu'à travers la douleur des autres.
Voilà comment l'altéroémotivité nécessaire à notre mission pénètre dans les fibres les plus
intimes de notre vie en neutralisant le rôle du raisonnement, de la méditation, du calcul, d'après
lesquels l'homme se dirige.
Ne pouvant nous appuyer sur le raisonnement, sur la méditation, sur le calcul, sommes-nous
comme des feuilles en proie au vent qui les dirige à son caprice ? Non, parce que les actions, les
compréhensions des femmes sont souvent plus logiques et plus justes que celles des hommes. C'est
que, si l'altéroémotivité réduit à rien la plupart du temps le rôle du raisonnement, de la réflexion, du
calcul masculins, elle excite du même coup le développement d'autres forces qui en prennent la
place, forces aussi importantes et appropriées, bien qu'inconscientes et involontaires ; l'intuition,
l'imagination, l'activité, le sens de l'harmonie.
L'intuition, cette oreille musicale qui, inconsciemment, distingue et classifie les sons, cet œil qui,
d'un seul regard, mesure les distances et les dimensions, ce tact qui distingue au poids les différences
des divers grains, ce flair qui trouve l'eau dans les champs arides de la plaine, ce rayon qui se glisse à
travers les corps et les âmes les plus impénétrables, nous sert de guide, à la manière d'une boussole,
pour rechercher, impulsivement et souvent en dehors de notre volonté, mais non pas illogiquement,
les rances de faire qui tombent sous le domaine de nos sens et pour en mesurer les conséquences. Elle
a dans notre âme la fonction qui est dévolue chez l'homme à la déduction, au raisonnement.
L'imagination, la capacité de remonter subitement et avec prodigalité d'une parole, d'une figure
réelle, à une infinité d'images et de combinaisons qui s'y rattachent même de loin, nous permet de
concréter l'action adéquate à un cas déterminé, tout comme le ferait le calcul le plus compliqué.
Le sens des proportions, qui nous fait saisir, en dehors du raisonnement, les limites naturelles des
idées, des desseins que l'imagination projette en nous et leurs proportions par rapport aux réalités qui
les entourent ; le sens de l'harmonie, qui nous permet de saisir rapidement les points de contact que
les faits, les actions, les individus les plus différents ont en commun, limitent nos actes, ne les
laissent pas sortir des bornes, c'est-à-dire agissent en définitive comme le feraient le calcul et la
logique la plus raffinée.
L'activité, cette impulsion qui nous pousse à répondre par un fait concret à nos émotions, nous
permet d'exalter les conclusions de l'imagination et de l'intuition et de les traduire en réalités comme
ferait le calcul.
L'imagination, l'intuition, l'activité, le sens des proportions,dont je parlerai plus au long à propos
de l'intelligence, sont des instruments plus grossiers, si l'on veut, et moins exacts que la raison et la
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logique, mais qui, pour la vie pratique et surtout pour la mission spéciale de la femme, sont souvent
d'un aussi bon et peut-être d'un meilleur usage que celles-ci, parce qu'ils ont le grand avantage d'être
rapides, de nous pousser à l'action au lieu de nous en éloigner, de répondre parfaitement aux besoins
journaliers, et d'être de facile application, ce que l'on ne peut dire de la raison.
Si vous pensez maintenant aux défauts, aux qualités, aux vertus caractéristiques de la femme ; la
sentimentalité, la compassion, l'esprit de sacrifice, l'expansivité, la pitié, la générosité, la litigiosité,
l'ingéniosité, la curiosité, la partialité ; si vous pensez aux contradictions de la femme : sa timidité et
son courage, sa pitié et sa cruauté, sa vanité et sa modestie, sa mobilité et sa ténacité, sa décision et
son incertitude ; si vous pensez à la conception que la femme se fait de la justice et de l'amour, si
vous pensez à la supériorité de la femme dans le domaine de la joie et de la douleur, vous trouverez
toujours à la base l'altérocentrisme et l'intuition, l'imagination et l'activité qui en sont les instruments.
Si vous pensez inversement aux qualités et défauts essentiellement masculins : le calcul, la
raison, le courage, le sang-froid, l'ambition, l'orgueil, la tolérance, l'indolence, la largeur d'idée,
l'esprit d'entreprise ; si vous pensez à la conception que l'homme se fait de la justice, de l'amour, si
vous regardez ses aptitudes, vous trouverez toujours à la racine l'égocentrisme et la réflexion, la
méditation, la logique qui en sont les compléments nécessaires.
Je ne veux pas dire par là que l'altérocentrisme avec l'intuition, l'imagination, le sens des
proportions, qui s'y rattachent soit exclusivement féminin, ni que l'égocentrisme, avec la méditation
et la réflexion qu'il comporte, soit exclusivement masculin, comme je n'entends pas dire que les
vertus et les défauts qui en découlent soient exclusivement propres à l'un ou à l'autre sexe.
Les différences auxquelles j'ai fait allusion, comme toutes les différences substantielles et
générales, sont bien loin d'être totales. Elles comportent, au contraire, un nombre infini de nuances et
d'exceptions. Beaucoup d'hommes sont passionnés altérocentriquement, sont actifs et intuitifs :
beaucoup peuvent avoir de l'amour, de la justice, une conception analogue à celle de la femme, avoir
des aptitudes semblables à celles de la femme et inversement, car tout homme a en soi un certain
fond de sensibilité altérocentrique et toute femme un fond de sensibilité égocentrique qui, plus ou
moins accentué, plus ou moins diffus, selon les différents individus, peut donner naissance à toutes
les nuances existant dans l'humanité.
Ce que j'entends dire, au contraire, c'est que les vertus, les défauts, les manières de sentir et de
comprendre que nous regardons en général comme masculins, c'est-à-dire qui prévalent dans la
majorité des hommes, ont leur racine dans la prédominance chez eux de l'égocentrisme et partant de
la raison et de la méditation, tandis que les vertus et les défauts, les conceptions morales et
intellectuelles que nous sommes habitués à considérer comme féminins, c'est-à-dire qui prévalent
chez les femmes, ont leur base dans la passion concrète altérocentrique de la femme, dans l'intuition,
dans l'imagination, dans le sens des proportions et l'activité qui remplacent chez elle le raisonnement,
la méditation, la logique. D'où il suit que les vertus et les défauts propres à l'un et à l'autre sexe
varieront de profondeur et l'intensité, selon que varieront la profondeur et l'extension de la passion
égocentrique dans l'un, altérocentrique dans l'autre, selon que varieront la force de l'intuition, de
l'imagination, du sens des proportions chez l'une, du raisonnement, de la réflexion chez l'autre.
J'ai dit qu'altérocentrisme et égocentrisme comportaient quantité de nuances et d'exceptions dans
l'un et dans l'autre sexe. Mais il y a plus : d'un côté, égocentrisme et altérocentrisme déteignent si
facilement l'un sur l'autre, au contact continuel des deux sexes (et d'autant plus lorsque, comme il
arrive dans notre époque, les deux sexes sont plus mêlés) de l'autre côté, l'intuition, l'imagination, le
sens des proportions remplacent tellement bien dans la femme le raisonnement, le calcul, la réflexion
masculine et donnent lieu à des actions si analogues qu'hommes et femmes ont fini pour se croire
semblables et, ce qui est plus grave, à se juger mutuellement comme des êtres semblables.
A son tour, cette illusion d'être semblables a entraîné hommes et femmes à attribuer chacun à son
compagnon de vie des intentions autres que les véritables, à interpréter chacun d'une manière erronée
les actions de l'autre, ce qui cause continuellement des malentendus entre les deux sexes. On ne peut
mesurer le vin au mètre ni l'étoffe au litre et nous faisons quelque chose d'analogue lorsque nous
jugeons l'âme de la femme à la mesure de celle de l'homme qui est différente.
De là l'urgence de déterminer les qualités naturelles qui existent en nous, femmes, en dehors et
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au-dessus des artifices par lesquels la mode et l'éducation tentent de les étouffer, de pénétrer le sens
des instincts confus qui nous dominent et les interprétations erronées que l'homme en donne le plus
communément. De là aussi la nécessité de nous persuader que beaucoup de différences qui nous font
tant souffrir sont fatales et nécessaires et qu'il serait périlleux de les supprimer.
C'est à éclaircir ces points que j'ai consacré le présent livre, avec l'espoir de diminuer, par ces
éclaircissements, les malentendus dont nous autres femmes sommes si souvent victimes, et de nous
laisser moins désorientées en présence des difficultés où nous nous trouvons.

PREMIÈRE PARTIE

Qualités, défauts, caractéristiques dépendant de la plus grande sensibilité


de la femme aux émotions altérocentriques.
Pour élever un enfant, il faut que la femme puisse s'oublier
pour lui, qu'elle soit capable de souffrir de ses souffrances, de
jouir de ses joies plus que des siennes propres ; il faut que son
émotivité puisse être étouffée par l'amour.

I
GOUT DE PLAIRE

J'ai démontré que l'altérocentrisme repose, d'un côté, sur la moindre importance qu'ont pour la
femme les émotions égocentriques, de l'autre côté, sur la plus grande importance qu'ont pour elle les
émotions altérocentriques.
La première conséquence de la grande importance des émotions altérocentriques, c'est-à-dire de
celles qui ont dans les autres le point de départ ou d'arrivée c'est le goût de plaire, goût qui domine
tous les autres et colore des rayons de son spectre toute la vie de la femme.
L'aspiration à plaire, à donner une impression agréable aux yeux, aux oreilles, aux narines de
ceux qui l'approchent, l'aspiration à éveiller une impression agréable par son visage, son être
physique, ses gestes, sa voix, ses paroles, sa ligne de conduite, ce que nos paysans toscans
appelleraient le désir de contenter, de satisfaire est une des aspirations les plus profondes et les plus
essentielles de la femme.
Cette aspiration est, remarquons-le, plus constante et plus générale que celle de l'amour, avec
laquelle on a tort de la confondre, parce qu'elle en est, chez la femme, très différente. Cette aspiration
à plaire est pour elle essentiellement un désir de recevoir, tandis que l'amour est pour elle le désir de
donner. Cette aspiration est, chez elle, indépendante de l'estime, de l'admiration, tandis que l'amour y
est étroitement lié ; le désir de plaire est essentiellement physique et ce n'est que secondairement qu'il
est moral et intellectuel, tandis que l'amour est essentiellement, chez la femme, moral et intellectuel.
Enfin le désir de plaire chez la femme est illimité, tandis qu'en elle l'amour est limité et même
unique.
La femme désire plaire à tous, à son maître, à son élève, à son client, à son fournisseur, ce à quoi
elle pourrait avoir quelque intérêt, mais aussi au passant qu'elle rencontre dans la rue, au curieux qui
la regarde par la fenêtre, au compagnon de voyage qu'elle ne reverra pas, à l'ouvrier qui vient réparer
ses meubles, toutes gens auxquels elle ne s'intéresse en aucune façon et dont elle ne désire ni l'estime,
ni encore moins l'amour. La femme désire plaire à tout homme, à tout enfant, à tout adolescent
qu'elle rencontre ou dont elle entend parler, aux auteurs dont elle lit les romans, aux tristes héros de
la rue et de la Cour d'assises. C'est la possibilité d'être vue, d'être remarquée, c'est-à-dire au fond de
plaire à beaucoup de gens, qui lui fait goûter avec tant d'ardeur et dans la même mesure les courses,
la foule, le théâtre, le bal, les réunions de toutes sortes, où elle peut se faire voir, où elle peut trouver
beaucoup de gens à qui plaire.
Ce goût de plaire, aspiration logique et irrépressible d'une âme altérocentriste, conditionne toute
la vie de la femme.
La préoccupation « de plaire » marque, chez la fillette, le passage de l'enfance à la jeunesse,

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l'éveil de la conscience de soi. Ni la maladie, ni l'âge, ni la mort ne parviennent à l'éteindre. On la
trouve chez les aïeules qui, dans les hospices de vieillards, cherchent encore à se parer et à se
bichonner ; on la trouve chez les malades dans les hôpitaux, chez les prisonnières dans les geôles,
pour qui la récompense la plus précieuse est le don d'une babiole dont elles puissent se parer ; chez
les mourantes, qui se préoccupent du vêtement qu'on leur mettra après leur mort ; chez les suicidées
qui cherchent un genre de mort où elles ne soient pas défigurées, où elles ne cessent pas de plaire et
jusque chez les saintes, comme cette Colomba qui demandait à ses sœurs de la couvrir de roses pour
qu'elle pût mieux plaire à l'Epoux céleste, en s'envolant vers lui.
Ce goût de plaire personnellement, immédiatement à qui la regarde, à qui l'écoute, à qui
l'approche, goût qui, presque toujours, se conjugue, par la suite, avec le désir de plaire moralement et
intellectuellement, est la raison de la grâce de la femme, du soin qu'elle apporte à ses vêtements, à ses
gestes, à ses actions et intentions, qu'elle met à se faire belle, à dire des choses tantôt gentilles, tantôt
insolentes, mais qui peuvent plaire, à se donner une peine infinie, à la condition “de faire quelque
plaisir”, à la condition de voir les autres contents d'elle.
L'aspiration à contenter, à plaire, est le principal stimulant de la vie de la femme. C'est par désir
de plaire, d'intéresser, que beaucoup de femmes s'adonnent aux sports et que quelques-unes
traversent la Manche à la nage ou l'océan en avion, que d'autres lisent, étudient, se tiennent au
courant. C'est pour plaire que parfois elles se spécialisent dans les études les plus disparates et qui les
intéressent le moins. C'est parce qu'elles croient que c'est un moyen de se faire remarquer, un moyen
de plaire, que beaucoup de femmes regrettent de n'avoir pas fait des études, de n'avoir pas pris leurs
grades. Cela est si vrai que la fureur d'étudier, de passer le doctorat, qui était si accentuée il y a une
dizaine d'années, est en voie de diminution maintenant que la chose est devenue commune.

II
MONDANITE. COQUETTERIE. FLIRT.

Quel autre usage la femme a-t-elle fait de sa liberté reconquise,


si ce n'est d'élargir autant qu'elle le veut le cercle des personnes à qui plaire
et de localiser ce plaisir en quelque individu déterminé.

Si le goût de plaire, de donner du plaisir, de faire plaisir, est inné chez la femme, il n'est pas sans
inconvénient, surtout dans ses déviations et ses exagérations.
Du désir de plaire, seulement un peu exagéré, on passe, par gradations insensibles, au désir
d'élargir le plus possible le cercle de personnes à qui plaire : c'est la mondanité ; au désir d'exciter cet
attrait cette admiration par des paroles ou des gestes calculés ou intentionnels : c'est la coquetterie ;
au désir de localiser cette attraction dans une personne déterminée, avec ou sans artifices, mais sans
intention d'aimer ou de se faire aimer : c'est le flirt.
La mondanité, la coquetterie, le flirt, sont des passions générales et fondamentales de la femme.
Aucune gloire, aucun honneur, aucune jouissance littéraire, artistique ou scientifique n'est
comparable pour la femme à l'ivresse qu'elle éprouve à se voir entourée de gens qui la courtisent, à se
voir goûter, admirer simultanément par un grand nombre de personnes, ou à penser qu'elle peut à son
gré localiser cette attraction dans un individu déterminé, en dehors d'ailleurs de toute intention réelle
d'aimer ou d'être aimée.
Si ces tendances ne trouvaient pas un frein dans l'exclusivisme naturel de l'amour, qui isole ceux
qui aiment ; dans la répugnance naturelle de la femme pour l'artifice, pour le calcul, plus accentuée
chez elle que chez l'homme ; dans sa pudeur naturelle qui la détourne d'être à tu et à toi avec un
homme, et ces freins sont beaucoup plus répandus qu'on ne le croit, toute femme serait mondaine,
coquette et flirteuse.
Quel autre usage la femme moderne a-t-elle fait d'ailleurs de sa liberté reconquise, si ce n'est de
se passer la fantaisie d'élargir autant qu'elle le veut le cercle des personnes à qui plaire, d'user de tous
les artifices qu'elle croit utiles pour y parvenir et de localiser ce plaisir en quelque individu déterminé
?
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Qu'était-ce que cette fameuse impression dont on plaint tant les femmes d'autrefois ou celles des
«pays arriérés”, sinon la compression de cette liberté d'élargir indéfiniment le cercle des personnes à
qui plaire, d'user d'artifices dans ce but et de localiser cette attraction dans des individus déterminés ?
Mais si la mondanité, la coquetterie, le flirt, sont des choses dont la femme jouit intensément, ils
ne sont pas aussi favorables à ses intérêts ni aussi innocents qu'elle le suppose. S'il est vrai que ces
aspirations sont, pour elle, autre chose que l'amour, si, pour elle, chercher à plaire, même par des
moyens artificieux, peut être un simple amusement, sans intention de mal faire, c'est-à-dire sans
intention d'aimer ou d'être aimée, la répercussion de ces artifices chez l'homme peut être toute
différente de celle qu'elle se propose.
La nuance qui, pour l'homme, sépare la femme qui «lui plaît »de la femme « qu'il aime » est
presque insaisissable, et cela complique beaucoup les choses. Passer du flirt à l'amour n'est pas
difficile pour la femme, c'est pour l'homme d'une extrême facilité
Il arrive que la seule présence d'une femme, en dehors de tout artifice, de toute intention, fasse
perdre la tête à un homme. Témoin le cas de Garibaldi qui s'éprend éperdument, au point de l'enlever,
d'Anita qu'il a vue à la lorgnette se promener sur la plage. Mais si l'homme s'éprend facilement,
même quand la femme ne l'excite pas intentionnellement, il est naturel qu'il prenne feu plus
facilement encore, quand elle use d'artifices, même les plus connus, les plus grossiers pour y arriver.
L'homme, encore que l'on soutienne le contraire, est, en matière d'amour, un joueur loyal, peut-
être parce qu'il serait incapable de jouer autrement. Il se figure facilement qu'il est aimé, même quand
la femme ne le lui laisse croire que par jeu. Il se laisse prendre facilement aux pièges de la femme,
même si ces pièges sont grossiers, d'autant plus que les artifices ne lui déplaisent pas et qu'il est, dans
le domaine émotif, d'une simplicité rudimentaire.
Or l'homme que la femme s'est amusée à rendre amoureux peut entraîner à céder à son amour
celle qui a seulement cherché à lui plaire par un goût ingénu d'être appréciée.
D'autre part, la femme qui plaît, sans s'être proposé d'autres fins, peut détourner un mari, un
fiancé, un prétendant d'une femme avec laquelle il a fondé ou voulait fonder une famille, sans même
reporter cette intention sur celle qui l'a détourné, car l'homme fait une distinction entre la femme qu'il
aime et celle qu'il veut épouser. Bien souvent, le dégoût que l'homme éprouve à être le jouet
perpétuel de ces flirteuses par amusement l'éloigne pour toujours du mariage, de la femme, de
l'amour.
Le fait est que les pays, les races, les classes, où la femme coquette et flirte le plus, sont ceux où
l'homme est le plus réfractaire au mariage et le plus enclin au divorce, ce qui est très dangereux pour
le sexe féminin en général, même si cela ne retombe pas directement sur la femme qui joue la
coquette et qui flirte. Telle est sans doute la raison de la fureur des femmes contre les coquettes,
même quand elles le sont elles-mêmes, et de l'ennui qu'elles éprouvent à assister à un flirt, même
quand elles flirtent désespérément. Il y a dans ces haines ou ces amours obscurs, comme dans tous les
instincts obscurs de l'âme, un sentiment instinctif de défense collective qui affleure souvent à la
surface de notre subconscient, même lorsque notre conscience le renie.
Pour toutes ces raisons, bien que la mondanité, la coquetterie, le flirt, ne soient que des péchés
pour ainsi dire véniels, il est utile et nécessaire de les limiter. Mais la difficulté vient de ce qu'il faut
les limiter sans enlever à la femme l'aspiration à plaire dont ils dérivent et qui est l'essence même de
l'âme féminine, la base de sa grâce, du soin qu'elle prend de ses vêtements, de sa personne, de ses
actes, de toute cette ferveur de gentillesse et d'art qui éclaire en même temps la vie de l'homme et
celle de la femme.
Antidotes

Par bonheur, grâce à cette apparente contradiction qui régit la vie de la femme, ce désir de plaire
qui l'excite à étudier les manières les plus diverses de dire et de faire, « pour plaire » excite aussi chez
elle la réserve, la pudeur, qui les limitent.
Si toutes les femmes aiment « à plaire », l'attraction qu'elles éveillent chez l'homme en y
parvenant les épouvante, les confond, les rend tout interdites et cela d'autant plus violemment et
complètement que cette attraction s'est fixée et est payée de retour; quand elles aiment elles-mêmes.
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La pudeur est assurément née de l'amour. L'amour est le seul antidote véritable de ce vague désir
d'élargir le cercle des personnes à qui plaire, le seul moyen de le localiser.
Quand je faisais mes études, j'avais une jolie compagne qui coquetait et flirtait beaucoup, ce qui,
à l'Ecole de Médecine, est extrêmement gênant, car l'hôpital exige, nécessite une intimité avec les
malades et les condisciples qui n'est compatible qu'avec le plus grand sérieux et la plus grande
correction. Je ne sais combien de fois j'avais essayé de lui faire comprendre qu'elle devait se
comporter autrement. C'était en vain. « Je ne fais rien de mal » était son refrain, comme du reste celui
de toutes les jeunes filles qui flirtent. En troisième année, comme par miracle, la jeune fille devint
très sérieuse et très correcte. Le secret ? Simplement le fait qu'elle avait commencé à aimer pour de
bon. Aucune femme qui aime pour de bon n'est désormais capable de flirter, de faire la coquette, ni
même d'élargir le cercle des personnes à qui elle veut plaire. Telle doit être la raison de la séparation
des sexes, au moins jusqu'au mariage, à laquelle ont eu recours presque tous les peuples,
indépendamment l'un de l'autre. Le fait est que la ségrégation de la jeune fille et la recherche précoce
d'un époux limite, sans le tronquer, ce plaisir de plaire jusqu'à ce qu'il soit submergé dans l'amour.
Revenir à cette ségrégation, qui continue encore dans quelques pays, n'est plus possible
aujourd'hui. D'une part, avec l'affaiblissement de l'autorité paternelle, avec l'entrée de la femme dans
une carrière, il ne serait plus matériellement possible de la réaliser ; d'autre part, la jeune fille, qui
doit elle-même se trouver un mari, est dans la nécessité d'élargir, autant qu'il est possible, le cercle
des personnes à qui plaire et parmi lesquelles faire son choix.
Mais un peu de limitation ne me paraîtrait pas hors de propos, quand il s'agit de la femme mariée,
d'abord parce que les stimulants à plaire sont chez elle moins forts ; en second lieu, parce que la
femme mariée a, envers son mari et ses enfants, des devoirs spéciaux que la mondanité, la
coquetterie, le flirt, peuvent facilement la conduire à négliger.
Dans nombre de pays, par exemple en Espagne et dans l'Amérique du Sud, la jeune fille est libre
de flirter tant qu'elle veut, mais non la femme mariée. Je trouve cet usage fort raisonnable et
susceptible d'être acclimaté partout, parce qu'indépendamment de ses autres effets, il créerait entre la
célibataire et la femme mariée un certain équilibre d'avantages et de désavantages qui diminuerait
leur antagonisme.

III
IMPORTANCE DU VÊTEMENT

Le goût de la femme pour se parer lui per met de briller


en dehors de la concurrence masculine, il est une soupape
de sûreté qui met la société à l'abri de maux plus coûteux et plus dangereux.

A la « passion de plaire » de la femme, se rattache directement l'importance qu'elle donne à sa


toilette, à ses vêtements.
Il est de mode aujourd'hui de se récrier contre la « vanité de la femme », contre l'importance
qu'elle donne à se parer ; on a tort, le vêtement n'est pas pour la femme une simple « vanité », il
représente pour elle quelque chose de bien plus grave et complexe. Le vêtement pour la femme fait
partie de sa personne ou, si l'on veut, de sa personnalité. La tradition a ratifié cette conception, la
religion l'a sanctifiée. Chaque cérémonie solennelle, religieuse ou civile, chaque jour important de la
vie est marqué, dans le monde féminin, par un vêtement particulier : la tentation du vêtement est la
dernière cérémonie à laquelle est assujettie la vierge qui veut entrer parmi les épouses du Seigneur.
Le souvenir du vêtement qu'elle aussi aurait pu porter le jour de ses noces est la tentation la plus forte
dont sainte Catherine dut triompher dans sa cellule avant de prononcer ses vœux solennels: ce
vêtement brodé d'or et d'étoiles que ses soeurs avaient eu et que ses petits-enfants auraient contemplé
plus tard avec des yeux pleins de stupeur et de merveille.
Le vêtement a la part la plus importante dans le journal de la femme, même quand elle ne peut
pas le voir, comme c'était le cas de Marie Leneru, aveugle.
Le vêtement, la coiffure, les bijoux sont pour la femme le blason par lequel elle indique au
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public, qui ne la connaît pas, sa richesse, sa position sociale, ou du moins celle qu'elle veut qu'on lui
attribue ; ils sont la preuve du degré d'affection dont l'entourent son mari, ses parents, etc, ; ils sont le
drapeau qui montre à quelle classe de femmes elle entend appartenir, si c'est aux femmes qui veulent
être regardées, contemplées, ou à celles qui veulent être aimées et considérées, aux femmes de
l'ancien temps ou à celles du nouveau, etc...
Les vêtements sont la création qu'il lui est permis d'exposer au public pour lui faire admirer ses
qualités d'intelligence, de goût, d'esthétique, d'ingéniosité et surtout d'imagination.
Sa toilette, c'est son tableau, son livre, sa statue. Elle y concentre ses ambitions et son
imagination, et y arrive vraiment à des résultats merveilleux. Voyez en effet quelle variété de façons
elle est capable de combiner sur un seul motif donné par la mode ; que de transformations élégantes
et improvisées elle sait accomplir avec une écharpe, une dentelle ; quelle variété d'attitudes elle sait
trouver pour mettre en valeur un nouveau modèle.
Un vêtement, un chapeau réussi peuvent donner à une femme la satisfaction de l'invention, de la
création et en même temps la joie du succès, de la réalisation, peuvent lui donner parfaitement le
plaisir que donne à l'homme une primauté artistique, littéraire ou scientifique, avec l'avantage que le
triomphe est ici plus facile, plus immédiat et plus facilement renouvelable.
« J'aimerais mieux être inimitable pour la manière de porter une robe de Chevert que pour tout le
talent et toute la laideur des Elliot et des Staël »; dit Marie Leneru dans son journal.
Etre tenue pour « élégante », pour « bien habillée », pour «avoir inventé une robe », représente
pour la femme ce qu'est pour l'homme une décoration, l'Académie, le Sénat. La femme, en effet, ne
fait pas parade de beaux vêtements aux yeux de son mari, de ses proches, des personnes qu'elle
connaît, bien qu'elle tienne beaucoup à leurs éloges, à leur considération, parce que vis-à-vis d'eux le
vêtement n'est ni un drapeau, ni un blason, ni une décoration. Elle en fait parade au contraire
lorsqu'elle sort au milieu du public qu'elle ne connaît pas, et particulièrement d'un public dont elle
veut se faire remarquer, comme lorsqu'elle va à une fête, à un bal.
Il faut noter encore que la femme de la bourgeoisie étale tout son luxe dans la rue ou au théâtre,
là précisément où se trouve le public qui la regarde, qui la juge, et dont le jugement lui importe ;
tandis que la grande dame, qui méprise le public, s'habille assez modestement pour la rue et réserve
ses toilettes élégantes pour les salons, pour les dîners, pour les thés où se trouvent les personnes à la
considération desquelles elle aspire.
A remarquer encore que la femme aime mieux mettre un vêtement même laid, mais nouveau,
mais qui est de son rang, et à la mode, mais dans lequel elle a fait des modifications qu'un vêtement
plus beau mais dans lequel on ne voit pas « sa main ».
L'habillement cesse de varier quand le rang se stabilise : il s'arrête, se fixe dans les ordres
religieux, dans les associations charitables, scientifiques, même laïques, quand la position de la
femme est stable, quand elle a d'autres moyens d'indiquer son drapeau, son blason, sa décoration ;
quand elle a un autre moyen de se faire admirer et aimer.
La mode au contraire change avec une vitesse vertigineuse, malgré les pires bouleversements
extérieurs, comme ce fut le cas pendant la révolution française ; malgré les embarras de la pauvreté
ou du Gouvernement, quand la femme est dans une position susceptible de variation et qu'elle peut
aspirer à changer facilement de rang, de blason ou de drapeau.
Notons encore que l'âge où la femme change de vêtement est variable suivant les pays, les temps
et les lieux, c'est-à-dire avec la possibilité qu'elle a de changer de drapeau.
Dans la génération qui nous a précédés, le changement de toilette se limitait aux jeunes filles, aux
jeunes femmes de la bourgeoisie et de l'aristocratie. Il s'est étendu, aujourd'hui, à tous les rangs et à
tous les âges, avec l'augmentation de l'importance sociale de la femme et avec la nécessité où elle se
trouve en conséquence de varier continuellement son blason, son drapeau, son signe distinctif.
Que le soin de la toilette, de la coiffure, représente des choses si complexes, c'est ce que
démontre le fait que, dans la majeure partie des cas, la femme cesse immédiatement de s'en occuper
quand ceux qui l'entourent ne le réclament pas. Combien de jeunes filles coquettes, élégantes, qui
paraissaient ne se préoccuper que de leurs vêtements, n'y font plus aucune attention lorsqu'elles ont
un mari, des enfants qui leur donnent d'autres moyens d'attirer à elles l'affection, lorsque ceux qui les
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entourent n'attachent en apparence aucun prix à ces futilités.
Que de femmes au contraire qui ne s'étaient jamais souciées de toilettes ou de bijoux, y prennent
soin lorsqu'elles aiment quelqu'un qui y donne de l'importance.
Se préoccuper de sa toilette est-il un bien ou un mal pour la femme ? Est-il juste qu'elle exprime
par ce symbole son rang, ses facultés, son intelligence ? Je crois que oui. Aucun mode d'expression
ne lui fait plus de plaisir et peu lui sont aussi réellement utiles. Dans les magasins, les écoles, dans les
réunions, les palais ou les chaumières, plus la femme est élégante, mieux elle est traitée, plus elle
attire à elle la confiance, la bienveillance, l'admiration des étrangers. Pour un être sociable comme
pour la femme, qui tient « à plaire », cela n'est pas indifférent.
Le soin du vêtement coûte à la société un peu de temps, d'argent, d'activité, mais il permet à la
femme de briller en dehors de la concurrence masculine, elle permet à un nombre infini de femmes
de primer sur des rivales souvent ignorantes de cette rivalité ; il absorbe les pensées et l'imagination
de la femme qui seraient absorbées d'une manière bien plus périlleuse par d'autres amours propres,
d'autres rivalités, d'autres vanités, ce qui supprime beaucoup de fiel, beaucoup de vengeances,
beaucoup de dépit, beaucoup de maux réellement graves ; il donne à la femme des joies intrinsèques
et complètement indépendantes des autres. Je crois donc que c'est une soupape de sûreté qui met la
société à l'abri de maux bien plus coûteux et bien plus dangereux.
De plus, l'homme tient beaucoup à ce que les femmes de sa famille soient bien vêtues ; il aime
beaucoup que, dans leurs toilettes, elles marquent un rang supérieur à leur rang véritable, parce que
dans bien des cas, leur habillement devient son propre blason ; sa propre décoration.
L'instinct de soigner sa personne et son habillement est donc utile à la femme et je ne vois pas de
raison de le combattre avec acharnement, d'autant plus que les gaspillages sociaux dont il parait être
la cause sont provoqués non par lui, mais par la vanité, l'amour-propre, la manie de l'emporter sur les
autres. Ils se produiraient aussi bien par une autre voie, si la femme n'avait pas le moyen de se
satisfaire par des toilettes, ainsi du reste que le font les hommes capables de lapider en peu d'années
d'énormes patrimoines sans être pour cela bien habillés.

IV
DÉSIR DE BRILLER, DE TENIR LE PREMIER RANG, D'ÊTRE LA PRÉFÉRÉE.

La renommée, la richesse, la reconnaissance de la valeur de son oeuvre,


qui sont le but des ambitions masculines sont étrangères à l'ambition de la femme .

Au goût de plaire se rattachent étroitement toutes les ambitions féminines : le désir de briller, de
tenir le premier rang, d'être la préférée.
Prêtez l'oreille dans les salons au bavardage des dames, écoutez dans les écoles le chuchotement
des élèves, vous verrez que la préoccupation de chacune est de persuader aux autres qu'elle est une
personne supérieure : la première ; la première par l'ingénuité ou l'intelligence, par la richesse ou la
beauté, par l'élégance des vêtements ou par le cœur, par le bien ou le mal, les qualités ou les défauts,
qu'elle prend pour des qualités ; la première à un certain point de vue où elle se croit supérieure et
qui, pour elle, est l'unique auquel il faille se placer.
Etre considérée comme « la première » est le désir le plus général et le plus constant de toutes les
femmes. Comment en effet la femme sage est-elle récompensée dans la Bible ? En étant reconnue
comme la meilleure des femmes. « Ses enfants la louent et la disent bienheureuse, son mari la vante
et dit : « beaucoup de femmes font preuve de valeur, mais tu les surpasses toutes ».
Au comble de la renommée, Sophie Kovalevski avouait sincèrement qu'elle aurait volontiers
renoncé aux honneurs mondiaux qui lui étaient attribués, pour la vie simple d'une femme quelconque
entourée d'un petit noyau de personnes «aux yeux desquels elle aurait été la « première ». Mme de
Staël en disait autant.
Qu'on ne s'en étonne pas. Aucune femme courtisée, adorée, préférée par un petit cercle de
personnes aux yeux desquels elle se sent supérieure, n'envie une savante restée illustre dans les
siècles. La femme n'envie pas la femme qui se distingue par ses oeuvres, sinon par l'illusion que sa
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réputation lui assurera d'être admirée personnellement.
Innombrables sont les femmes qui ont fait des découvertes dans les branches les plus différentes
de la vie pratique, dans le domaine du tissage, de l'ameublement, de la couture, de la broderie, de la
cuisine, de la pharmacopée ; innombrables, les femmes qui ont composé des récits, des chansons qui
sont passés dans le folklore sans qu'aucune n'ait pensé à y attacher son nom. C'est qu'elles n'avaient
pas l'ambition de se faire connaître de la postérité, elles n'avaient pas l'idée de réclamer pour leurs
découvertes des croix, de l'argent, des honneurs. Et je crois que Marie Harel, créatrice du fromage de
Camembert, à laquelle on a tout récemment élevé un monument, serait la première à s'en moquer si
elle était vivante. Ce n'est pas pour la postérité sûrement qu'elle s'est donné la peine d'inventer et
perfectionner son fromage ; et ce n'est pas un monument qu'elle en attendait en compensation. Elle
aura voulu simplement montrer ainsi son habileté à son mari, à ses enfants, avoir leur approbation,
être jugée par eux la meilleure des épouses et des mères.
Par contre rien n'est plus pénible pour une femme que de se sentir inférieure, par quelque côté,
par la beauté, par l'intelligence, par la morale, par la richesse, par la puissance, aux personnes qui
l'entourent, ou de craindre d'être tenue pour telle. Rien ne fait plus de plaisir à la femme que de se
sentir supérieure, supérieure par un côté quelconque, aux personnes et surtout aux femmes qui
l'entourent. Ce désir de primer annule souvent chez la femme la satisfaction d'avoir gravi rapidement
un échelon dans la société et augmente démesurément la douleur d'en être descendue, car, dans un
cas comme dans l'autre, elle est entourée de personnes qui la tiennent ou par lesquelles elle pense être
tenue pour inférieure, ne fût-ce qu'au point de vue de la richesse ou de la position présente ou passée.
A une légère distance du désir de primer, de se sentir supérieure, nous rencontrons dans le monde
féminin l'ambition d'« être la préférée ». « Etre la préférée » de la maîtresse, des élèves, de la
patronne, des amies, des enfants, du père, de toutes les personnes qui l'entourent ou vivent avec elle
c'est le plus grand orgueil des écolières, des institutrices, des servantes, des dames, des mères, des
filles, en un mot, de toutes les femmes, désir, remarquons-le, absolument indépendant de celui de
profiter des faveurs spéciales attachées à cette préférence, car la femme est heureuse d'être la préférée
même du chat, du chien, du canari qui sont dans la maison, et dont elle n'attend pas de faveurs, d'être
la préférée du petit enfant qu'elle sert et dont la préférence consiste à se faire servir davantage par
elle.
A une légère distance encore du désir «d'être la préférée» nous trouvons chez la femme
l'aspiration à « protéger », « à être indispensable » qui en est la conséquence. Celui qui peut aider,
consoler, protéger, est préféré, est supérieur à celui qui a besoin d'aide, de protection, de réconfort.
Ce sentiment d'être préféré, d'être supérieur qui se rencontre en celui qui protège et le sentiment de sa
propre infériorité qui se trouve en celui qui reçoit une aide est la raison de l'amour que le protecteur a
généralement pour le protégé, beaucoup plus général que celui du protégé pour le protecteur.
Cette aspiration à protéger, à être indispensable, existe même chez l'homme, mais elle est
beaucoup plus marquée chez la femme. Ecoutez les propos des mères, quand elles causent ensemble,
vous entendrez chacune raconter de son propre enfant non seulement les caractéristiques, les
prouesses qui peuvent lui acquérir quelque prestige, ou avoir en elles-mêmes quelque importance, ou
présenter quelque intérêt pour les autres, mais de menus faits qui font entrevoir le besoin que l'enfant
a de sa protection et la satisfaction qu'elle ressent à lui être indispensable.
« L'enfant ne sait pas couper sa viande, il a mis son caleçon de travers, il avait faim et ne savait
pas trouver le pain, il ne peut rien faire sans sa maman. »
Cette indispensabilité fait tant plaisir à la mère qu'elle n'hésite pas à la prolonger artificiellement,
malgré les sacrifices qu'elle lui coûte, en gâtant les enfants, en continuant le plus possible à leur être
indispensable, au lieu de les habituer à faire par eux-mêmes.
La mère aime mieux l'enfant délicat, maladif, qui a besoin d'elle, à qui elle est indispensable,
aime mieux son fils dans l'enfance, quand il a besoin d'elle, de ses soins, de sa protection, que le
garçon fort et sain qui n'a pas besoin d'elle. La sœur aime mieux ses petits frères qu'elle protège, à qui
elle se sent indispensable, que ses grands frères dont elle pourrait tirer plus d'agrément.

Ambition. Modestie.
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Le désir de plaire, d'élargir le cercle des personnes à qui plaire, avec celui de briller, de tenir le
premier rang, d'être la préférée, l'indispensable, résument pourtant la somme des ambitions
féminines. Ces ambitions sont très différentes des ambitions masculines.
L'homme n'aspire aucunement à plaire, il attache très peu d'importance à briller, à être considéré
par son petit cercle comme le plus beau, le meilleur, le plus élégant, ou même le plus original, le plus
spirituel, moins encore il aspire à être l'indispensable ou le préféré. Ce que l'homme veut ardemment,
c'est que son livre soit trouvé le meilleur, le plus beau, que sa découverte soit jugée la plus originale
et cela non seulement par le cercle restreint des personnes qui l'entourent, mais par la postérité, par le
vaste monde composé de gens qu'il ne connait pas, et il entend que la reconnaissance de cette
supériorité se traduise, sous une forme tangible, en honneurs officiels, en argent ou en renommée.
La renommée, la richesse, la puissance, la reconnaissance du mérite de l'œuvre accomplie, toutes
ces choses qui forment l'objet de l'ambition égoïste de l'homme, sont étrangères à l'ambition de la
femme qui y paraît au premier abord si semblable et qui l'est si peu.
La femme veut primer par sa personnalité même et non par l'intermédiaire de son œuvre. La
femme veut briller, non pas pour obtenir richesse, renommée, honneur, mais uniquement « pour
plaire » « pour plaire plus que les autres ». Elle veut avoir la primauté sur les femmes qu'elle connaît
et pendant sa vie, et non sur toutes les femmes, ou dans le monde entier, ou pour l'avenir, comme les
hommes ; elle veut être la première dans le cœur de ceux qu'elle connaît, non dans le cœur de ceux
qu'elle ne connaît pas.
« Je ne désire pas la gloire, dit Marie Lenéru, pour être connue de tous,mais que pour certaines
gens,que « je sais bien, pensent de moi ce que je pense d'eux ».
Cette aspiration de la femme à voir considérée, admirée sa personnalité plus que son oeuvre se
comprend très bien, lorsqu'on pense qu'à la différence de l'homme, ses œuvres pratiques ou
intellectuelles sont, comme je le démontrerai plus tard, spontanées, et partant inconscientes, tandis
que voulus et conscients sont les efforts qu'elle fait pour perfectionner sa personnalité, et sa personne,
pour être aimée, pour être préférée.
Mais quelles qu'en soient les origines, cette indifférence de la femme pour son œuvre, que la
société qualifie de modestie, est une des qualités qui attirent le plus l'homme vers la femme, et qui le
séduisent le plus, sont de celles qui concourent le plus à l'heureuse union de l'homme et de la femme,
à leur concorde, à leur amour.
L'homme, en dehors de ses mérites réels, est attiré par cette offre que la femme lui fait à chaque
instant de son activité, de son intelligence, de la gloire et des honneurs qu'elle pourrait en tirer,
uniquement pour « lui plaire », infiniment plus qu'il ne le serait par cette gloire et par ces honneurs
eux-mêmes. D'autre part, la femme est mieux récompensée par cette admiration personnelle que
l'homme lui accorde spontanément qu'elle ne le serait par n'importe quel honneur.
Qu'on ne dise pas que l'homme aimerait et admirerait tout autant la femme, si elle était
ambitieuse à la manière masculine et même qu'il l'en aimerait davantage, lorsqu'elle réussirait à avoir
des honneurs officiels, ainsi que le prétendent les féministes, en partant de ce qui se produit pour la
femme à l'égard de la femme qui se distingue.
La femme se laisse facilement éblouir par la femme qui sait mettre en lumière ses mérites et son
oeuvre, et qui en a des compensations officielles mais il n'en est pas ainsi de l'homme. Celui-ci se
laisse facilement éblouir et séduire par les charmes de la femme la plus insipide, habile à jouer de
l'admiration qu'elle suscite, mais il n'est ni ébloui ni séduit par les récompenses officielles les plus
bruyantes.
C'est sans doute pour cette raison que les femmes ambitieuses à la façon des hommes sont, en
général, si mécontentes, si envieuses de tout et de tous, même quand elles sont arrivées à la célébrité
et ont eu les plus grands honneurs. En effet, les satisfactions de l'ambition masculine n'éteignent pas
chez la femme le désir des satisfactions féminines. La femme célèbre est même persuadée que la
renommée, les honneurs officiels doivent lui conférer cette préférence, cette supériorité à laquelle la
petite bourgeoise aspire dans son petit cercle. Ne la trouvant pas, elle s'en exaspère comme d'une
atteinte à ses droits, comme d'un échec personnel et essaie de s'en venger, de ressaisir la domination
24
perdue, en faisant appel aux habiletés communément employées par les femmes du commun, par les
femmes de la condition la plus basse.
Que cela soit juste ou injuste, que l'homme ait tort ou raison d'agir ainsi, je ne m'occupe pas de le
rechercher, je note seulement qu'il en est ainsi, et que son instinct correspond à son intérêt et peut-
être à celui de la société. Il advient souvent psychologiquement ce qui advient physiologiquement.
Nous avons pour certains mets, certains airs, certaines odeurs des répugnances et des sympathies
instinctives, dont nous ne pouvons nous donner la raison, mais qui, tout compte fait, correspondent
souvent aux besoins de notre foie, de notre intestin, de nos poumons, de notre sang, suivant que
certains éléments y font défaut ou y sont en excès. De même, psychologiquement, nous avons de
l'attrait ou de la répugnance pour certains actes ou certaines pensées qui nous sont utiles ou nuisibles,
sans apercevoir, sur le moment, la raison de notre répugnance ou de notre attrait.
Le fait que les ambitions de la femme ne coïncident pas avec celles de l'homme, que les
compensations qu'elle convoite sont différentes de celles de l'homme a une importance capitale dans
l'union des deux sexes et dans l'équilibre général de la société.
Ambitionner, ce qui est la même chose que désirer, est la base de tous les plaisirs, de toutes les
satisfactions que peuvent nous donner nos efforts. Aucun amusement, aucun travail, ne nous satisfont
s'ils ne sont le but de nos désirs. Inversement, nous pouvons trouver de la joie dans les missions les
plus dangereuses, dans les travaux les plus pénibles, quand nous avons désiré ces missions, ces
travaux, ces actions. C'est ce qui arrive aux savants, aux artistes, aux soldats, et même aux artisans,
qui travaillent à quelque chose qui les passionne. C'est ce qui arrive aux alpinistes, qui escaladent les
montagnes pour leur plaisir.
La vie serait sans saveur si elle était privée de goûts, de buts, d'aspirations, et partant
d'ambitions ; mais quand les aspirations et les compensations qu'on convoite coincident, quand les
individus poursuivent les mêmes buts, et sont à l'affût de la même proie, il en résulte entre eux une
concurrence qui les rend fatalement ennemis.
Le fait par conséquent qu'hommes, et femmes se proposent des buts différents, qu'ils convoitent
des compensations différentes, séparant nettement les domaines dans lesquels hommes et femmes
désirent précoller, séparant nettement les récompenses qu'hommes et femmes désirent atteindre,
coupe court à la concurrence, origine commune de toutes les incompatibilités durables.
C'est cela qu'il ne faut pas perdre de vue lorsqu'on veut corriger les défauts qui dérivent de ce
qu'on a l'habitude d'appeler «la vanité féminine », et qui est au contraire sa spéciale ambition. C'est à
cela surtout qu'il faut prendre garde avant que de canaliser, comme on fait aujourd'hui, les femmes
vers les ambitions masculines. Ces ambitions ne leur sont pas naturelles ; elles ne leur donnait aucune
satisfaction vraie, et sont très dangereuses à l'union des sexes et à l'équilibre général de la société.

Rien n'est plus douloureux pour une femme que de se sentir inférieure,
par quelque côté, aux personnes qui l'entourent, ou de craindre d'être tenue pour telle.

AIGREUR, DENIGREMENT, ENVIE, JALOUSIE, HAINE.


Mais si les aspirations à protéger, à être la préférée, à primer, à plaire, en différenciant les
ambitions féminines, ont un rôle si bienfaisant pour la femme et pour la société, l'âme de la femme
est un tel tissu d'emmêlements et de contradictions que ces mêmes qualités engendrent : aigreurs,
envies, jalousies, dénigrements, haines et autres défauts du même genre par lesquels la
reconnaissance, l'amour, le respect que la femme mérite se trouvent souvent annihilés.
Pourquoi la femme s'aigrit-elle si facilement quand elle vieillit ? Pourquoi y a-t-il si rarement
accord entre la belle-mère et la bru, la mère et la fille, la belle-sœur et la sœur, la seconde femme et la
fille du premier lit ? Pourquoi la servante prend-elle tant d'importance dans la vie de la femme,
surtout quand celle-ci prend de l'âge ?
La femme s'aigrit en vieillissant parce qu'elle se sent perdre sa supériorité. Elle s'exaspère contre
ses enfants devenus grands, parce qu'elle sent tomber peu à peu cette conception de supériorité
25
absolue qu'ils avaient d'elle. Elle est l'ennemie de sa belle-fille parce que le dépit d'avoir en face
d'elle un être qui peut, en quelque chose, ne serait-ce que par la jeunesse et la beauté, lui être
supérieur, n'est pas contrebalancé, comme quand il s'agit de sa fille, par le désir de voir briller celle-
ci. La servante n'a tant d'importance pour la maîtresse que parce que c'est le seul être dont celle-ci
puisse exiger l'admiration, la soumission, parce que c'est la dernière personne à laquelle, jusqu'à son
dernier jour, elle puisse se sentir supérieure et qu'elle puisse obliger à la tenir pour telle. La femme
devient en effet d'autant plus difficile et exigeante avec les servantes qu'elle vieillit davantage et
qu'elle voit se restreindre le cercle des personnes dont elle peut exiger l'admiration, par lesquelles elle
puisse faire reconnaître sa supériorité.
J'expliquerai plus loin comment, par son intolérance, par sa confiance en soi, la femme est
amenée à croire sincèrement les autres femmes inférieures à elle. La passion de primer intensifie
terriblement cette illusion. La femme est jalouse, envieuse, haineuse, infiniment plus que l'homme.
La femme ne peut entendre faire l'éloge d'une autre femme, même placée loin d'elle par le rang, la
profession ou la distance, sans lui trouver quelque défaut qui rétablisse l'équilibre, sans lancer
quelque pointe contre elle. Chaque femme a des arts raffinés pour exalter sa propre supériorité et
pour ruiner la confiance, l'admiration ou la compassion dont les autres femmes jouissent dans l'esprit
de celui à qui elle parle : « Une telle est intelligente, quel dommage qu'elle soit maladive ! Une telle
est riche, mais elle est disgrâciée. Elle n'a que ce qu'elle mérite. Une telle est bien habillée, mais elle
a une femme de chambre idéale, elle dépense une fortune, etc... »
Dénigrement, envie, jalousie, existent aussi bien chez l'homme que chez la femme, mais ils sont
limités chez lui par la prédominance de l'intérêt personnel. L'homme envie l'ami qui a obtenu le poste
ou la distinction qu'il désirait, il est jaloux de celui qui veut léser sa propriété, il dénigre férocement il
se venge quand on lui a causé un dommage réel, mais, quand le favorisé n'est pas en concurrence
avec lui, il n'éprouve aucun besoin de s'émouvoir, de s'exciter, en bien ou en mal, à son sujet. Etant
d'ailleurs habitué à raisonner, il admet facilement, quand il n'a pas d'intérêt personnel, que celui qui
n'est pas son concurrent soit aussi digne que lui et ait mérité réputation et honneurs.
La femme, au contraire, n'admet pas que celle qui obtient plus d'honneurs ou d'éloges qu'elle, les
ait mérités ; elle est jalouse, même en dehors de toute concurrence, de tout et de tous, des bonheurs
de ses amies, même quand elle n'y aspire pas. Elle est jalouse de toutes les femmes qu'elle connaît et
même de celles qu'elle ne connaît pas. Il n'est pas rare de voir des mères mettre leurs fils en garde
contre leur future femme, dont ils n'ont pas encore fait choix.
La femme est envieuse et jalouse pour, le compte de son mari, de son .père, de son fils et
furieusement vindicative pour eux comme pour elle-même. Mme Caillaux assassina l'ennemi de son
mari contre lequel, personnellement, elle n'avait aucun sujet de ressentiment.
On voit chaque jour des mères chercher, par envie, à faire échouer les mariages d'amies de leurs
filles.
Dans les procès où les femmes sont impliquées, ce sont les femmes qui sont les plus
implacables ; contre les femmes médecins, ce sont les femmes qui ont le plus de défiance.
Ce dénigrement réciproque dont les femmes se gratifient l'une l'autre, pour primer, même quand
elles s'estiment et s'aiment et sont prêtes à se rendre service, cette jalousie de la femme pour toute
autre femme n'est pas, au point de vue égoïste, absolument déraisonnable. La femme veut, je l'ai dit,
être la.première dans le cœur de ceux qui l'entourent. Or les hommes se persuadent facilement de la
supériorité de la personne dont on fait l'éloge et tendent à la mettre au-dessus de celle qui la loue. Les
hommes, qui sont peu intuitifs, se laissent facilement entrainer à croire supérieure la femme qui, en
dé-nigrant les autres, réussit à les convaincre de sa supériorité le dénigrement, les jalousies, les
mensonges des femmes sont beaucoup plus accentués en présence des hommes et à l'égard des
femmes que ceux-ci connaissent. Ils ne cessent cependant pas dans les conversations entre femmes,
et même quand il s'agit de personnes inconnues.

Confusion avec la justice.

Mais si la jalousie, le dénigrement sont naturels à la femme, ils ne laissent pas que d'être
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dangereux individuellement et socialement. Il faut donc chercher à les combattre. Mais comment ?
Avant tout en éclaircissant le brouillard au moyen duquel on cherche à faire passer ces sentiments
égoïstes et antisociaux, pour des sentiments altruistes et généreux.
L'envie, la haine, la jalousie, et les passions similaires sont en effet souvent confondues, surtout
dans la littérature moderne, avec l'orgueil et le sentiment de la justice. Avec le sentiment de la justice,
elles ont ceci de commun, qu'elles partent d'un sentiment altruiste qui nous fait souffrir ou jouir de
biens ou de maux qui regardent les autres et ne retombent pas sur nous. Avec l'orgueil, elles ont ceci
de commun que, pour y donner satisfaction, l'envieux, le jaloux sont capables de se soumettre à de
véritables douleurs.
Mais tandis que, dans le cas de la justice, nous souffrons de maux advenus aux autres ou de biens
qui leur sont enlevés pour la conscience que nous avons du dommage général que ces maux peuvent
causer à la société, à raison du découragement et de la confusion qu'engendre l'injustice ; tandis que,
dans le cas de la justice, nous luttons pour le bien des autres, de la majorité des autres, même au
risque de causer quelques souffrances à nous-mêmes et à ceux que nous aimons, et cela pour faire
triompher dans le monde une égalité de biens, dans le cas de l'envie et de la jalousie, c'est le
contraire.
De son côté, l'orgueil veut que nous soyons résignés à souffrir pour rester fidèles à des principes
dans lesquels nous avons foi.
Au contraire, la haine, l'envie, la jalousie, nous font souffrir de ce qu'un autre jouit plus que nous
de biens que nous désirons ou de ce qu'un autre ne souffre pas autant que nous de maux dont nous
souffrons, indépendamment du fait que ces biens ou ces maux sont ou non mérités. Dans le cas de
l'envie, nous luttons pour qu'un autre souffre autant que nous ou ne jouisse pas plus que nous, même
dans le cas où le triomphe auquel nous aspirons serait susceptible de causer un dommage général,
parce que nous voulons faire triompher dans le monde une égalité de douleurs.
Le sentiment de la justice présuppose une très haute intelligence, qui nous fasse nettement
distinguer le vrai du faux, le bien du mal, l'intérêt général de l'intérêt particulier, et un large, un
généreux altruisme qui nous pousse à faire abstraction de notre bien en vue du bien général.
L'orgueil présuppose une fierté de principes, de foi, une idée nette de nos droits et de nos devoirs,
la résolution ferme de les défendre, quelles que soient les souffrances qui puissent en résulter pour
nous et pour les autres.
L'envie, la haine, la jalousie, la soif de vengeance présupposent une étroite compréhension
mentale, qui nous empêche de voir la réalité cachée sous l'apparence ; une propension au soupçon qui
nous fait regarder de travers dans le plat d'autrui, au lieu de regarder dans le nôtre ; et surtout un
féroce altruisme mal entendu qui nous pousse, non pas tant à rechercher notre intérêt personnel qu'à
faire échec à celui des autres, fût-ce au prix de notre joie et de notre bien propres.
Je crois que mettre bien en lumière ces différences est de première importance pour combattre la
jalousie, l'envie, le dénigrement qui se couvrent de la possible confusion avec des sentiments tout
différents.
Mais cela ne suffira pas, ces sentiments ont des racines trop profondes pour qu'il suffise de les
mettre à nu pour les enlever, il faut aussi une action positive, et cette action, je la chercherai dans les
efforts pour les contenter, pour mettre chaque femme en condition d'exceller en quelque chose.
Souvent et même toujours, le meilleur antidote contre les sentiments qui tombent dans l'excès ou qui
s'égarent est de les mettre à même de suivre leur cours régulier. Construire un large lit au fleuve, est
le meilleur moyen d'en canaliser la force féconde et d'en prévenir les débordements. C'est une faute,
une grande faute des temps modernes que de croire que seule l'excellence dans la littérature, la
peinture ou les sports peut donner de la joie, ou être considérée comme une excellence véritable. On
peut exceller dans l'ordre ou dans l'économie, dans l'adresse ou dans la force, dans la patience ou
dans le courage, dans la beauté naturelle ou dans l'artificielle, dans le goût ou dans l'habileté, dans la
couture ou dans la cuisine, dans la courtoisie ou dans la culture etc. ; la société offre autant de formes
d'excellence qu'il y a d'individus, et l'excellence la plus humble, lorsqu'elle est vraie, donne à la
femme autant de satisfactions que la plus grande.
Quand la femme a la sensation d'exceller en quelque chose, elle est tranquille et beaucoup moins
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encline à s'emporter contre les autres. Donner à la femme, sous ce rapport, des satisfactions réelles
c'est faire profiter la société de la force immense que renferme cette espèce spéciale d'ambition
féminine.
La persuasion qu'on a de sa propre excellence donne une satisfaction réelle qui n'est pas
comparable à celle qui peut donner une renommée dont on n'est pas persuadé. Quoi qu'on en dise, la
personne la plus difficile à tromper c'est encore soi-même ; mais le fait que cette excellence soit
reconnue est une des aspirations plus légitimes de tout être, c'est même la difficulté de faire
reconnaltre son excellence qui rend si facilement les individus envieux et jaloux. Il serait pourtant
utile d'apprendre à la femme non seulement à exceller mais à faire reconnaître son excellence. Il y a
mille façons de le faire, la plus grossière mais la plus facile de toutes c'est la vantardise.
Celles qui se vantent, qui vantent leurs enfants, leurs maîtresses, leurs servantes sont moins
jalouses, moins envieuses, moins vindicatives que les autres. Ce système est même un système de
défense et ce n'est pas le seul cas où on ne puisse réduire au silence un grave défaut qu'en y
substituant un défaut plus anodin et moins périlleux. Les remèdes sont tous des poisons par lesquels
on combat des toxines plus vénéneuses encore. Mais l'envie, la jalousie, la haine sont des maladies
trop graves, individuellement et socialement, pour qu'on hésite à faire usage contre elles de remèdes
même héroïques.
D'un autre côté, il est utile et nécessaire de faire comprendre à l'homme, dès l'enfance, cette suprême
ambition de la femme et de l'habituer à la satisfaire ou tout au moins à ne pas la contrarier. Les
blessures que l'homme fait à la femme, par pure insconscience, à ce sujet sont des plus douloureuses
et de celles qu'il peut le plus facilement éviter. Le fiancé qui rompt les fiançailles avec bonne grâce,
en ne mettant pas en doute que sa fiancée ne soit la plus sublime des femmes, cause des douleurs
infiniment moindres que celui qui les rompt avec brutalité. Le père, le frère, qui manifestent leur
compassion pour un défaut physique ou moral de leur fille ou de leur sœur, lui font ainsi presque plus
de peine que ne lui en fait le défaut lui-même.

VI
EFFORTS DE LA FEMME VERS LA PERFECTION.
ASPIRATION A ÉTRE COMPRISE

La femme n'a pas peur de la mort, elle n'a pas peur du sacrifice, mais elle a peur de mourir sans
avoir été comprise par ceux qu’elle aime, sans voir bien interprétée sa personnalité.
J'ai dit que, si la femme ambitionne de briller personnellement et non par l'intermédiaire de ses
œuvres comme l'homme, c'est que conscients et constants sont ses efforts pour perfectionner sa
personnalité, pour atteindre l'idéal qu'elle s'est proposé, tandis qu'inconscientes et spontanées sont les
œuvres de son cerveau et de ses mains.
Tout le monde a pu voir des exemples des sacrifices moraux et matériels que la femme s'impose
volontairement pour rester ou devenir belle, pour s'habiller suivant l'idéal qu'elle a adopté et l'on ne
se fait pas faute d'en rire. Mais on ne voit pas les sacrifices analogues, quelquefois bien plus durs,
qu'elle s'impose pour se rapprocher de l'idéal de charité, d'économie, d'activité, de générosité, de
dignité, de fierté, de bonté qu'elle s'est proposé.
« J'ose presque dire que je ne regrette rien », dit Marie Lenéru, devenue comme on le sait sourde
et aveugle, « sans cataclysme », c'est-à-dire sans la maladie qui l'avait réduite à cet état, « ou je serais
carmélite ou amusée de succès provinciaux; avec mon accommodante gaîté, je n'aurais demandé rien
de plus ».
Non, les hommes n'ont pas la plus lointaine idée des trésors de patience, d'intelligence,
d'abnégation, poussées parfois jusqu'à la folie, que la femme dépense pour atteindre l'idéal moral
qu'elle a en vue !
« Je vais dans le vent comme quelqu'un qui sait la route - écrit la Duse à une amie - tandis qu'au
contraire, au fond de moi-même, je ne fais qu'obéir et à un rythme intérieur qui me porte toujours en
avant. Que trouverai-je au bout d'une si longue course ? Peut-être la douceur secrète d'avoir obéi à
mon destin. Peut-être... c'est ce que j'espère, et ce que j'ai souffert je l'oublie ».
28
COMPLEXITÉ MORALE.
Quand une femme veut atteindre un idéal de perfection, et que cet idéal diffère de celui des
autres perfection signifie différenciation.
Encore que l'on soit convaincu du contraire, car les occupations des femmes sont peu variées, les
différences individuelles de goûts, de tendances, de sensibilité, de tempérament sont chez elle bien
plus tranchées que chez les hommes. Ce ne sont point, en effet, les actions qui déterminent les
différences entre les êtres humains, mais les raisons qui poussent à faire ces actions, les émotions qui
les accompagnent et les suivent : raisons et émotions beaucoup moins variées chez les hommes que
chez les femmes.
Les hommes sont poussés à l'action par le raisonnenement et par l'intérêt, qui sont semblables à
des lignes droites joignant deux points donnés et qui sont à peu près les mêmes pour tous. Les
femmes au contraire y sont poussées par l'intuition, par l'imagination, qui varie d'individu à individu,
par la passion, par les émotions agréables ou pénibles, qui varient encore d'individu à individu et qui,
par suite, sont en nombre infini, comme les lignes courbes qui peuvent être menées d'un point à un
autre.
Cette diversité d'émotions et d'intuitions est encore augmentée par le fait que la femme, pour
satisfaire l'aspiration à plaire, qui est si essentielle chez elle, pour réaliser l'objectif de sa propre vie :
- être aimée, - est amenée instinctivement à incarner l'idéal qu'elle s'est formée et à y rester fidèle.
« Ce n'est pas seulement notre pensée écrite qui doit nous interpréter, dit Marie Lenéru, il faut
penser avec notre voix, notre sourire, notre corps. Etre une belle œuvre de style des pieds à la tête,
une femme devrait surtout vouloir cela et c'est ce qu'elle veut en effet ».
Ayant une personnalité aussi tranchée et qui lui a coûté tant de sacrifices, la femme a, beaucoup
plus vivement que l'homme, le désir que cette personnalité soit comprise, qu'elle soit appréciée de
ceux qui forment le petit cercle de son altérocentrisme. Ce désir est d'autant plus intense que la
femme est plus remarquable, que sa figure morale est plus complexe, qu'elle a fait de plus grands
efforts pour atteindre son idéal.
Le fait qu'on ne pénètre pas les motifs spéciaux qui l'ont fait agir, qu'on ne tienne pas compte de
l'idéal de noblesse, de générosité, de loyauté qu'elle a atteint, qu'on n'estime pas en elle les qualités
qui la caractérisent, est pour la femme un sujet de vraie et sincère douleur.
Tandis que l'homme y est indifférent et en est parfois presque flatté, rien ne répugne plus à la
femme que d'être épousée pour sa richesse ou sa position sociale,que d'être appréciée parce qu'elle est
économe, parce qu'elle sait bien faire son métier de couturière, de modiste ou d'écrivain, parce qu'elle
sait gagner de l'argent. La femme veut être aimée, non pour les avantages qu'elle peut procurer, non
pas pour ce que n'importe quelle autre femme pourrait faire, mais pour ce qu'il y a en elle de
distinctif, de différent des autres femmes, pour les qualités et les défauts qui lui sont particuliers, pour
sa manière de voir, de penser, d'agir, pour sa manière d'aimer, pour sa manière d'être, pour sa
personnalité, pour le charme qui s'en dégage.
Il y a dans ce sentiment un peu de l'aspiration de tous les humains à laisser une trace de leur être
périssable dans le monde qui ne périt pas. Les femmes, astreintes comme elles le sont toutes aux
mêmes occupations, n'ont pas d'autre champ de travail qu'elles-mêmes, ne peuvent laisser d'autres
traces extérieures d'elles que leurs enfants et elles-mêmes ; elles travaillent toute leur vie à leur
propre perfection, leur œuvre, c'est leur individualité ; il est naturel qu'elles y tiennent d'une façon
spéciale.
La femme n'a pas peur de la mort, n'a pas peur de la douleur, n'a pas peur du sacrifice : elle a
peur de mourir sans être comprise par celui qu'elle aime, sans avoir vu sa personnalité appréciée par
ceux à qui elle s'est consacrée. Berta in the lane », d'Elisabeth Browning, l'orpheline qui, après avoir
élevé sa petite sœur, lui cède ce qu'elle a de plus cher au monde, son fiancé, ne désire qu'une chose
avant de mourir, c'est que ce fiancé sache qu'elle l'aime encore, de toute la passion dont elle est
capable, et que c'est l'amour qui l'a décidée au suprême sacrifice.
Sophie Kowalewski ne demande qu'une chose à Mme Loeffler, dépositaire de sa pensée, c'est
qu'après sa mort celle-ci écrive son histoire, mais une histoire véridique qui la fasse vraiment
29
comprendre.
« Un petit livre, - demande la Duse à Schneider qui voulait faire sa biographie, - un petit livre où
l'on parle peu de l'actrice, mais dans lequel on décrive son âme, sa vie intérieure ». La seule chose
que la femme demande à celui qu'elle aime : fiancé, mari, fils, amis, dans toutes les langues parlées
ou écrites, dans les fleurs, les broderies, les livres, les symboles, c'est qu'on se souvienne d'elle -
qu'on se souvienne d'elle comme elle est, avec ses qualités et avec ses défauts, qu'on se souvienne
d'elle comme d'une personne et non comme d'une professionniste ; elle veut demeurer dans le
souvenir non pas de la postérité, dont elle ne se préoccupe pas, mais de ceux qui l'ont connue, de
ceux qu'elle a connus.
Pour une femme, mourir sans être comprise, c'est ne pas recevoir la récompense des souffrances
sans nombre que la vie lui a coûtées ; c'est n'avoir pas vécu.

Difficulté pour l'homme de la comprendre

Cette personnalité tranchée de la femme, ce désir qu'elle a d'être comprise sont l'occasion de
malentendus continuels entre elle et l'homme. La femme, qui travaille toute sa vie à perfectionner sa
personnalité, à se rapprocher de l'idéal qu'elle s'en est formé, ne peut pardonner à l'homme de ne pas
s'apercevoir de l'effort qu'elle a fait, de ne pas apprécier ses sacrifices, et de mettre dans le même sac
la loyale et l'hypocrite, la généreuse et la susceptible, la réservée et la vicieuse.
L'homme qui, toute sa vie, est absorbé par ses travaux, qui ne pense ni à se perfectionner lui-
même, ni à faire des sacrifices, hormis ceux qu'exigent de lui la loi et le patriotisme, n'est pas capable
de pénétrer dans cette personnalité si complexe de la femme, si celle-ci ne la lui explique pas d'une
façon évidente : « Pourquoi, dit-il, si les femmes tiennent tant à être comprises, ne s'expliquent-elles
pas clairement ? » L'homme a raison, mais la chose n'est pas si facile qu'il le croit, parce que
s'expliquer clairement est aussi difficile, pour une femme délicate et sensible, que pour un homme de
parler une langue qui lui est étrangère ; parce que la femme délicate, habituée à deviner par des
émotions, sent, mais ne se rend pas compte de ce qu'elle sent ; parce que, quand elle peut pénétrer
dans son for intérieur et comprendre ce qu'elle sent, elle se voit si différente de ceux qui l'entourent
qu'elle a honte d'elle-même, honte de ses propres sentiments, de son propre sentimentalisme ; parce
que l'instinct féminin qui la porte à se voiler elle-même, à se cacher, est plus fort encore que le besoin
d'expansion qui la porte à parler ; parce qu'exposer ses sentiments en public par intérêt personnel lui
paraît ignoble, lui paraît un péché contre nature ; parce que, capable de voir au dedans des autres,
sans paroles, elle ne peut comprendre le peu d'intuition de l'homme qui a besoin que les sentiments
des autres soient encadrés dans des mots ; parce que, comme les explications claires des autres
l'ennuient (de même que rien n'ennuie l'homme comme de nous entendre crier fort et répéter à chaque
instant la même chose) elle se fait un point d'honneur de s'en abstenir ; parce que, quand une
personne sent beaucoup, elle est très réservée dans les expressions, parce qu'enfin parler de ses
propres douleurs les réveille.
D'autre part, cette répugnance de la femme à s'expliquer clairement est trop liée à la personnalité
féminine, à la délicatesse féminine, à la pudeur, à tout ce qui forme la plus belle trame de l'être
féminin pour qu'on puisse conseiller à la femme de s'en défaire.

Charme

Si, d'ailleurs, cette personnalité de la femme, cette aspiration qu'elle a à être comprise constituent
une occasion continuelle de dissentiments entre elle et l'homme, ils forment, avec la beauté, peut-être
plus que la beauté elle-même ; l'un des principaux attraits que la femme a pour l'homme, son charme.
L'homme ne saisit pas les motifs qui déterminent les femmes à l'action, il taxe leur réserve de
caprice, mais il est attiré vivement vers cette nature mystérieuse, précisément parce qu'elle est
mystérieuse et qu'il ne la comprend pas.
L'homme, n'étant ni intuitif, ni émotif, et voyant les objets et les choses tels qu'ils sont, comme le
ferait un appareil photographique, sans émotions et sans interprétations, est fatalement destiné à subir
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les émotions et les interprétations de la femme qui sont si vives, si promptes et si nettes. Quand je
trouve un homme antipathique ou sympathique, j'induis d'autant plus facilement les autres à le croire
tel qu'ils n'ont ressenti, en le voyant, aucune émotion. Quand je dis que tel homme est triste, ou
amoureux, ou malade, j'induis d'autant plus facilement les autres à le croire qu'ils n'ont remarqué en
lui que sa taille ou la couleur de ses yeux, etc...
Telle est la raison pour laquelle, dans le mariage, la femme, bien qu'elle abandonne
officiellement son propre nom, sa propre famille, finit par entraîner son mari dans son orbite, par lui
communiquer ses affections, ses ambitions, sa manière de vivre et de juger, bien plus que le mari ne
fait partager les siennes à sa femme. Telle est la raison pour laquelle la femme, malgré sa situation
inférieure en apparence, a toujours réussi, dans les sociétés civilisées, à faire prévaloir ses propres
sympathies et ses propres jugements.

Affectation

Mais tout bien porte en lui le germe du mal qui en dérive. Cette attraction, justifiée par le
réciproque intérêt qu'ont l'homme et la femme à s'intégrer, est le germe de plusieurs des plus graves
défauts de la femme et, ce qui est pire, de la prépondérance dans le monde de la femme inférieure sur
la femme supérieure, prépondérance d'où résulte le peu de prestige dont la femme jouit en général.
J'ai dit que l'homme est attiré par la personnalité de la femme, précisément parce que cette
personnalité est différente de la sienne.
Mais les hommes sont peu intuitifs : ce qu'ils aiment surtout, moralement et matériellement, ce
sont les personnalités tranchées, à couleurs et à oppositions variées, violentes, lesquelles n'existent
pas dans la réalité.
L'homme et la femme sont différents mais, par cela même qu'ils croient être pareils, par cela
seuls qu'ils collaborent aux mêmes fins, ils tendent à se rapprocher l'un de l'autre, ils tendent à
émousser au regard l'un de l'autre les différences les plus tranchées, de même que chacun tend
instinctivement à voiler et à couvrir ses .anomalies matérielles et morales en présence d'autrui. Et la
femme tend d'autant plus à voiler et à couvrir ses propres différences qu'elle est plus intelligente, plus
féminine. En tant que ces différences sont assez tranchées pour devenir évidentes à. ses propres yeux,
elle tend d'autant plus à les atténuer qu'elle voit que ces différences attirent l'attention du mâle, à
laquelle sa pudeur naturelle la pousse à se dérober, même quand le « plaisir de plaire » le lui fait
rechercher.
Les femmes légères mettent largement à profit le goût des hommes pour les différences
tranchées, en exagérant artificiellement leurs propres singularités en leur présence.
Aucune femme n'exalte davantage, en présence de l'homme, l'amour maternel que celle qui ne
s'occupe pas de ses enfants ; aucune n'exalte sa tendresse, son émotivité, comme la femme banale
privée de sentiment ; aucune n'affiche plus d'idéalisme que celle qui n'en a pas ; aucune ne se montre
plus ingénue, plus simple et plus pratique que celle dont l'unique but est la conquête des hommes ;
aucune femme ne sait mieux deviner, et incarner le type que l'homme désire que celle qui n'a aucun
type, aucune personnalité.
Plus la femme est banale et peu émotive et peu différente des autres, plus elle affecte, en
présence des hommes, d'originalité et de grande sensibilité, plus elle exagère ses sentiments, ses
tendances, ses mouvements de facon à donner à l'homme ; l'impression d'une énorme singularité.
Ces exagérations,qui sont des affectations, déplaisent en général aux femmes et aux personnes
délicates, capables de distinguer l'artifice de la réalité. Par contre, elles plaisent beaucoup à la
majorité des hommes : ceux-ci, étant peu intuitifs, ont besoin de singularités tranchées pour voir
clair, de manifestations exagérées de sentiment pour croire que ce sentiment existe ; préfèrent des
différences de jugement superficielles, plutôt que profondes ; répugnent à l'effort nécessaire pour
comprendre les personnes compliquées, c'est-à-dire différentes des autres dans la réalité au lieu de
l'être par l'apparence. Ils se laissent très facilement prendre aux charmes des femmes galantes les plus
banales, qui profitent de leur influence pour leur faire faire les plus grandes sottises en vue de
satisfaire leurs caprices artificiels.
31
C'est là une des raisons pour lesquelles l'influence de la femme intelligente se fait beaucoup
moins sentir, dans le monde que celle de la femme vulgaire et commune ; une des raisons pour
lesquelles la femme délicate, sensible, dévouée, modeste, la femme qui a la tête d'aplomb sur ses
épaules, la femme sage de l'Ecclésiaste, la perle précieuse que Dieu promet en récompense aux
hommes vertueux est si introuvable, tandis que les hommes trouvent à chaque pas des femmes
perverties.
Les femmes sages de l'Ecclésiaste sont introuvables, parce que les hommes ne les cherchent pas,
ou mieux parce qu'elles n'ont pour eux aucun charme, tandis qu'ils en trouvent beaucoup aux femmes
qui font montre de leurs émotions et de leurs singularités, qui savent accentuer la teinte de leurs
sentiments comme celle de leurs cheveux, et qui ont d'ailleurs tous les défauts grossiers et répugnants
que les hommes reprochent aux femmes, qui sont exigeantes, despotiques, intrigantes, querelleuses,
susceptibles, ombrageuses, menteuses, etc...
C'est là un grand mal.
Les femmes sont meilleures, moins affectées et plus dévouées, plus sincères et moins
susceptibles, quand elles sont entre femmes que quand elles sont avec les hommes, signe certain que
le mauvais goût des hommes est la cause directe de la démoralisation artificielle de la femme.
Mais une autre raison, qui dépend de leur personnalité, fait obstacle à l'influence des meilleures
d'entre elles, c'est précisément qu'elles sont les meilleures, c'est-à-dire qu'elles ont une morale plus
élevée, plus raffinée que la morale commune et exigent des hommes à leur tour, un effort pour
s'élever à leur niveau, leur inspirent, même sans l'exiger, une certaine retenue, un contrôle sur eux-
mêmes auquel l'homme n'aspire pas et que les femmes inférieures, celles qui savent changer la teinte
de leurs sentiments comme celle de leurs cheveux, n'exigent pas. Dans la Bible, lorsque la femme qui
siège sur la porte veut attirer l'homme, elle ne cherche pas à lui inspirer de l'horreur pour ses vices :
elle les appelle des vertus.
Il advient ainsi, encore pour cette raison, que les hommes préfèrent aux femmes les meilleures,
qui peuvent leur être réellement utiles, qui peuvent compléter leur figure morale et intellectuelle,
mais qui les obligent par contre à des efforts et à des perfectionnements qu'ils ne désirent pas, les
femmes les plus méprisables, dont la personnalité est artificielle, qui ont moins de perfection, mais
qui en exigent moins chez les autres.
C'est très humain, c'est la loi du moindre effort qui régit tout le monde animé et inanimé. C'est
par l'éclat de leurs couleurs que les fleurs appellent l'attention des insectes ; c'est par celui de leur
plumage et par la beauté de leurs chants que les oiseaux attirent leurs compagnes ; ni les uns ni les
autres n'ont recours à une plus grande perfection de formes : on ne peut donc faire reproche à
l'homme de cette fâcheuse tendance, mais on peut l'amener à douter du bien fondé de ses préférences,
on peut lui apprendre à ne pas confondre toutes les femmes avec celles qu'il préfère et subit, et qui
sont les moins recommandables, à ne pas étendre le mépris dans lequel il tient les femmes de peu de
vertu, qu'il préfère, aux femmes plus dignes d'estime, qu'il ne voit pas, mais qui existent et qui, à
coup sûr sont moralement supérieures à la bonne moitié des hommes.
Bien souvent,dans la vie,le mépris n'est qu'une réaction contre le charme qu'on subit à son corps
défendant ou contre l'idéal qu'on devrait, mais qu'on ne veut pas poursuivre.

La femme doit s'expliquer

Mais si l'homme a ce mauvais instinct qui le pousse vers les femmes de médiocre moralité, cela
ne signifie pas qu'on ne puisse pas et qu'on ne doive pas réagir. Les hommes ne sont pas intuitifs : si
on ne leur enseigne rien, ils ne comprennent rien, mais leur faculté d'apprendre est très développée,
ils sont facilement suggestionnables, surtout par les femmes. C'est donc à nous, femmes, qu'incombe
la tâche de leur enseigner à reconnaître les meilleures d'entre nous, soit directement, en leur
expliquant notre mécanisme intérieur, soit indirectement, par les livres que nous écrivons, que nous
inspirons ou que nous approuvons.
Nous ne pouvons pas nous expliquer clairement, quand l'émotion nous étreint, quand nous
souffrons; nous ne pouvons nous expliquer clairement avec celui que nous aimons, mais nous
32
pouvons nous expliquer, quand la souffrance est passée, avec des individus qui sont étrangers à notre
douleur.
Nous pouvons parfaitement peser sur l'opinion, vague encore, des jeunes gens de notre entourage
par l'approbation ou la désapprobation, par l'opinion que nous exprimons sur les femmes de notre
connaissance, sur les héroïnes des romans en vogue ; nous pouvons susciter et alimenter une
littérature qui présente la femme normale sous son véritable aspect.
Le jeune homme, qui ne connaît pas encore la vie directement, commence à la connaître à travers
les livres et les conversations. S'il a sous les yeux de bons modèles, il les cherchera et les trouvera
toute sa vie. C'est le jeune homme, surtout que nous devons éclairer, si nous voulons que les
générations féminines qui nous suivent aient moins à souffrir que nous.
Mais, pour se faire comprendre, il faut se comprendre soi-même; pour se faire connaître, il faut
se connaître soi-même. C'est mettre des bâtons dans les roues, nous mettre et mettre l'homme hors du
bon chemin que de nous proclamer égales à lui, c'est déjà de cette erreur que nous souffrons, ne
l'aggravons pas encore.

DEUXIÈME PARTIE

Qualités, défauts, caractéristiques dépendant de la moindre importance


des émotions égocentriques, de l'attraction pour la souffrance.

L'altéro-émotivité qui porte la femme


à ressentir plus vivement les joies et les douleurs des autres
finit pour la porter à ressentir moins vivement
les joies et les douleurs qui ont leur point de départ en elle-même.

I
ATTRACTION POUR LA SOUFFRANCE

Goût de plaire, aspiration à tenir le premier rang, à être la préférée, vanité, modestie, aspiration à
être comprise sont des caractéristiques découlant de la grande importance que la femme donne aux
émotions des autres, importance que constitue un des pôles de son altérocentrisme, le pôle que
j'appellerai positif.
Mais il existe un autre pôle que j'appellerai négatif, constitué par la moindre importance qu'ont
pour la femme les émotions ayant leur centre en elle-même et d'où dérivent le mépris, presque
l'attraction que la femme a pour la souffrance, l'absence d'attraction, le dédain pour les plaisirs.
Si la femme jouit et souffre infiniment plus que l'homme par les émotions qu'elle peut provoquer
dans les autres ou qu'éprouvent les autres, elle s'émotionne beaucoup moins pour les plaisirs, les
douleurs, les angoisses qui lui sont propres et qui lui viennent directement de ses sens ou de son
cerveau.
Il en résulte que, d'un côté, la femme est poussée plus fortement que l'homme à calmer les
douleurs et à susciter des joies chez les autres, et que, d'un autre côté, elle est moins vivement
poussée que l'homme à chercher le plaisir ou à éviter la douleur pour elle-même.
C'est là un caractère qui différencie nettement l'homme de la femme. Dans aucun pays, aucune
race, aucune condition la femme n'a cette frénésie de plaisirs que vous trouvez chez l'homme. Nulle
part la femme n'a ce souci d'éviter les douleurs, les embarras, les complications, les ennuis que vous
trouvez chez l'homme quelles que soient la race, la nation, la classe, la profession à laquelle il
appartienne. Il y a plus : la femme, qui en souffre beaucoup plus que l'homme, a une espèce
d'attraction pour celui qui souffre, pour le récit de souffrances qui la font souffrir, pour ce qui peut
l'émotionner douloureusement, ce que vous ne rencontrez jamais chez l'homme.
La femme,qui s'attendrit tant à un récit émouvant, qui pleure à chaudes larmes à une comédie
sentimentale, qui se tourmente plus que de raison devant un malade, est beaucoup plus avide que
l'homme de récits émouvants, de comédies sentimentales et se prête, avec beaucoup plus d'élan que
l'homme, à soigner les malades et à consoler les malheureux.
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Alors que les femmes racontent avec angoisse leurs peines, vous les sentirez aspirer à des actions
qui leur donneront d'autres angoisses, d'autres tourments ; l'une veut jouer un rôle dans une pièce,
bien que paraître devant le public soit pour elle une intolérable angoisse ; l'autre veut passer des
examens, bien qu'elle s'évanouisse quand elle parle devant des professeurs. Toutes les femmes
veulent des enfants à élever, quoique ceux-ci leur donnent des inquiétudes excessives. Toutes
s'intéressent spécialement à la chronique de la ville, bien qu'elles y trouvent plus de sujets
d'affliction, d'épouvante, de chagrin que les hommes. Toutes s'intéressent à la lecture de romans
sentimentanx et mélancoliques qui leur arrachent des larmes.
Il n'y a d'odieux dans le monde que de n'en être pas - dit Marie Bashkirtseff dans son journal -
«vivre cachée et ne voir personne d'intéressant, ne pouvoir échanger une idée, voilà la mort, voilà
l'enfer... Je ne parlerai pas de ce qu'on est convenu d'appeler malheurs. On ne devrait pas s'en
plaindre : les malheurs mêmes sont des jouissances et on doit les accueillir comme les éléments
indispensables de la vie...
« Ce livre est très triste, - dit dans son journal Marie Lenéru, - c'est pour cela que je l'aime tant ;
j'aime ce qui est triste, parce que j'aime la douleur et c'est justement parce que j'en souffre que je
l'aime, car on ne souffre que lorsqu'on aime et on n'est quelque chose qu'en aimant : pour cela les
souvenirs tristes me sont si chers, même plus chers que les joyeux ».
« La souffrance est une compagne et, - dit-elle ailleurs - quand elle n'écrase pas l'âme en même
temps que le corps, quand on en doit vivre et non pas mourir, elle a son magnétisme ; je crois qu'elle
devient séduisante comme un vice. Il y a, dans notre nature, une partialité violente pour la
mélancolie, pour toutes les occasions de tristesse ; le bonheur tient toujours un peu du dépaysement
».
Je ne vais pas jusqu'à dire, avec Marie Lenéru,que la femme a proprement une nostalgie de la
douleur, mais ce qui est certain, c'est que non seulement elle ne répugne pas à souffrir, mais que
souffrir a pour elle un attrait inconnu à l'homme ; qu'elle ose braver sa propre souffrance pour les
autres, beaucoup plus facilement que l'homme, qu'elle est attirée vers celui qui souffre infiniment
plus que l'homme, qui ne l'est guère.
Cela se comprend lorsqu'on pense que soulager la douleur est une de ses plus importantes
missions, et qu'on ne peut alléger la douleur si on ne la connaît pas à fond, qu'on ne peut la connaître
à fond si on ne l'a pas éprouvée et qu'on ne peut l'avoir éprouvée d'une façon adéquate si on cherche à
la fuir.
Le champ de la douleur est le champ de bataille de la femme, elle se fermerait la source plus
importante de sa culture émotive si elle cherchait comme l'homme, à éviter les émotions
douloureuses, parce que c'est surtout sur les émotions douloureuses qu'elle est appelée à agir, parce
que celles-ci sont pour elle les sources les plus variées et les plus profondes d'enseignements de toute
sorte.
Ce n'est pas tout : les souffrances, les afflictions, par le fait qu'elles font souffrir, qu'elles
poussent à agir pour les chasser, sont des problèmes posés à celui qui souffre, ce sont des liens qui
nous rattachent, à la terre et nous empêchent de sentir le vide de la minute qui passe, fonction
d'autant plus importante pour la femme que celle-ci, n'étant pas avide de plaisirs, ne trouve pas en
ceux-ci les stimulants adéquats qu'y trouve l'homme.
Telles doivent être les raisons qui poussent tant de femmes riches et intelligentes à entrer dans les
ordres religieux, les associations laïques ou les partis révolutionnaires qui les exposent à tant de
peines ; telles doivent être les raisons qui poussent les millionnaires américaines à exercer d'humbles
professions, qui les font rentrer dans la vie ordinaire de la femme de condition modeste, avec les
émotions et les préoccupations qu'elle comporte et dont leur richesse et leur position sociale les
écartaient. Chacun en effet aspire à remplir sa mission propre, pour obscure et mystérieuse qu'elle
soit.

II

PITIÉ, GÉNÉROSITÉ, FACILITE A SE METTRE DANS


34
L'EMBARRAS POUR AUTRUI, DÉVOUEMENT.

Les préoccupations, les embarras sont pour la femme quelque chose comme les
dangers pour l'homme : des difficultés qu'elle sait pouvoir surmonter
et avec lesquelles elle aime se mesurer.

Du peu de répugnance de la femme pour sa propre douleur, de son peu d'avidité pour les plaisirs
naissent ses qualités les plus sublimes et ses défauts les plus répugnants.
De là vient son attirance vers celui qui souffre et son habileté à en adoucir les souffrances, qui
fait de toute femme, la sœur, la mère des inconnus souffrants qu'elle rencontre sur sa route.
De là, sa sérénité devant la douleur qui faisait dire à Neera, désormais paralytique, et sur le bord
de la tombe. « Même aujourd'hui, alors que tout est fini et que mes jours se terminent dans la torture
et la douleur, je te bénis mille fois, ô vie, puisque tu m'as donné ces deux grands biens spirituels :
pour voir penser et pouvoir aimer ».
C'est encore à son attraction pour la souffrance que sont dus : son stoïcisme, qui la rend capable
des plus durs sacrifices pour rester fidèle à l'idéal qu'elle s'est proposé ; - sa tempérance, grâce à
laquelle elle sort difficilement des bornes ; - sa modestie, qui lui permet de trouver des satisfactions
dans la vie la plus humble et la plus sacrifiée ; - son courage à affronter la douleur et l'imprévu sans
plier ; - sa compassion, qui la pousse à faire siennes les douleurs d'autrui pour les alléger ; - son
héroïsme, qui lui donne l'audace, pour adoucir les peines des autres, de s'exposer elle-même à des
douleurs qu'elle prévoit parfaitement ; - son dévouement, qui lui fait sacrifier les joies journalières,
pour s'occuper des êtres qui lui sont confiés ; - la tendresse, qui la lie aux malheureux et à ceux que
poursuit l'infortune.
C'est de sa moindre répugnance pour sa propre douleur que dérive sa passion de se mettre dans
l'embarras pour autrui ; de se charger d'ennuis, de préoccupations de toutes sortes dont elle se plaint,
mais qui lui donnent quand même beaucoup de satisfactions et dont elle ne voudrait pas être
débarrassée.
Vous voyez à chaque instant dans le peuple des femmes, déjà surmenées pour leur propre
compte, se mêler des affaires des autres qui ne les regardent guère, chercher de placer celui-ci, de
venger celui-là, et dans les hautes classes des dames déjà très occupées se donner une peine
incroyable pour faire réussir tel ou tel candidat qu'elles connaissent à peine.
Cela n'empêche ni la femme du peuple, ni la dame de se plaindre amèrement de ces nouveaux
ennuis dont elles se sont chargées, mais dont elles ne voudraient pas être privées, de même que toutes
les femmes se plaignent souvent de leurs préoccupations ordinaires, dont elles ne voudraient quand
même pas être déchargées.
Vous voyez à chaque instant les fillettes, toutes désemparées si elles ne vont pas à l'école, se
désoler d'être obligées d'y aller, des servantes, qui seraient désespérées que quelqu'un les aidât, se
lamenter d'avoir trop à faire, des mères flattées des raffinements de leurs enfants, qui les obligent à
redoubler de travail, leur en faire cependant des reproches; des aïeules, heureuses de « servir encore à
quelque chose», se répandre en récriminations contre leurs brus et leurs filles, « qui se la coulent
douce et leur laissent sur les bras toutes les charges ». Il n'est pas de femme qui ne se plaigne des
membres de sa famille, que cependant elle adore.
Il y a dans cette attirance à se mettre dans l'embarras, même s'il vous en coûte, le plaisir de se
rendre utile, de consoler quelqu'un qui, souffre, d'appuyer quelqu'un qui a besoin de vous, plaisir plus
fort que les ennuis qu'on ressent néanmoins, mais il y a aussi le fait que la femme sait se tirer
d'embarras d'une façon merveilleuse de telle sorte que les souffrances d'autrui, les embarras, les
préoccupations, les soucis sont pour elle, comme le danger pour l'homme, des difficultés qu'elle sait
pouvoir vaincre, où elle trouve par suite un excitant moral et matériel très vif, et dont elle est d'autant
plus avide qu'elles grandissent son prestige auprès des autres et qu'elles peuvent ainsi se transformer
en véritables satisfactions.
Pourquoi l'homme se complaît-il à gravir des pics réputés inaccessibles ou à courir, avec une
vitesse folle, en automobile ou en aéroplane ? Pourquoi certains hommes se complaisent-ils à tel péril
et certains autres à tels autres ? Parce que chacun aime à affronter les dangers dont il sait ou dont il
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croit pouvoir triompher, parce que chacun aime affronter les difficultés qu'il a la conviction de pou-
voir surmonter.

Equivoques

Cette passion de se mettre dans l'embarras pour autrui, cette passion à aller au devant des soucis,
cette fascination que les souffrances et que celui qui souffre exerce sur la femme, donne naissance à
de fréquentes équivoques entre elle et l'homme.
L'homme, qui déteste les émotions douloureuses, les fuit pour son propre compte. Innombrables
sont les hommes qui changent de route pour ne pas passer devant un hôpital ou devant une prison ou
qui ne veulent entendre parler ni de morts, ni de maladies, ni de malheurs.
L'homme qui a une grande répugnance pour la douleur, qui la prévoit de fort loin et qui n'hésite
pas à faire, pour l'éviter, les calculs les plus compliqués, s'irrite quand il voit la femme aller au devant
d'elle sans nécessité absolue ; il s'irrite encore davantage de voir prendre en mauvaise part les peines
qu'il se donne pour l'en éloigner, pour lui faire comprendre que telle action donnée lui causera des
ennuis.
L'homme comprend que la fillette se plaigne de l'école, que la belle-mère se lamente d'avoir trop
à faire, que la mère déplore le snobisme de son fils. Mais il ne comprend pas qu'elles se révoltent et
redoublent leurs larmes quand ces maux leur sont enlevés. A ses yeux, ou bien ce ne sont pas là des
maux véritables, ou bien la femme doit être satisfaite d'en être débarrassée.
Mais la logique n'est pas de mise avec nous autres femmes.
Il est réellement pénible pour la fillette d'aller à l'école, pour l'aïeule d'avoir trop à faire, pour la
mère d'avoir une fille vaniteuse, pour la femme en général de voir quelqu'un qui souffre, mais ce sont
des charges, des tracas, des préoccupations qui leur plaisent car ils l'amènent à être utile, suprême
ambition de toute femme. Elles souffriraient d'en être exonérées, comme souffrirait l'homme qu'on
empêcherait de courir un risque. Ce sont des tracas dont la femme ne souhaite pas être débarrassée,
mais dont elle veut qu'on la récompense par des éloges, de la tendresse, de l'admiration, en laissant
subsister le motif de ses doléances.
D'autre part, la femme qui affronte si facilement les douleurs n'arrive pas à comprendre que
l'homme ne cesse de calculer et de raisonner, même devant un mal pressant. Elle s'indigne de voir
l'homme éviter avec tant de soin de partager les souffrances d'autrui, elle taxe cette répugnance de
manque de coeur, d'indifférence, d'égoisme. Elle s'irrite de ce que l'homme ne veuille pas entendre
parler de chagrin, de malheur, même quand la misère et la douleur frappent à la porte, de ce qu'il
mette tant de mauvaise grâce à l'assister quand elle est malade, de ce qu'il calcule tant avant de porter
secours à quelqu'un, par peur des ennuis qui peuvent en résulter pour lui.
La femme qui, tout en souffrant et en s'en plaignant, est contente d'avoir beaucoup de soucis de
préoccupations, de tracas, s'irrite contre l'homme qui, avec les meilleures intentions du monde,
cherche à l'en exonérer.
Il n'est pas rare que des malentendus de ce genre se produisent même entre femmes, entre mère et
fille, entre belle-mère et belle-fille, et que des accès de mauvaise humeur soient la conséquence de ce
que l'une veut cacher à l'autre des événements qui l'émotionneraient sans nécessité ou de ce que l'une
veut empêcher l'autre de faire des choses qui pourraient l'exposer à des angoisses, à des douleurs,
susceptibles d'être évitées.
Mais, si la femme aime les émotions et les recherche, il n'en est pas moins vrai que, lorsqu'elles
sont trop violentes, elles la brisent et l'épuisent.
De là l'énorme importance que présente l'union de l'homme et de la femme. Sans le vouloir,
égoïstement, pour n'en pas subir le contre-coup, l'homme fils, père, mari, frère, tend à limiter la
tendance à se gêner pour autrui dans les femmes qui vivent à côté de lui, et dont il a la responsabilité,
ce qui est parfois blessant pour elles, mais sans aucun doute ,bienfaisant.
D'autre part, si les qualités qui dérivent, chez la femme, de son attraction pour la souffrance sont
parfois pour l'homme, qui ne les comprend pas, une cause d'irritation, elles exercent néanmoins sur
lui une sorte de véritable fascination. Si l'homme, qui ne se laisse facilement émouvoir ni par les
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choses douloureuses ni par les choses agréables, est quelquefois agacé par les doléances de sa
femme, par sa propension à se créer et à lui créer des embarras, il est séduit et étonné par la sérénité
avec laquelle elle affronte les douleurs, par la générosité avec laquelle elle sacrifie ses plaisirs pour
adoucir les douleurs d'autrui, par son adresse à aplanir toutes les difficultés, par l'intérêt qu'elle porte
à toutes choses, par les révélations qu'elle lui apporte sur le monde du plaisir et de la douleur, avec
lequel il est si peu familier.
Pitié, générosité, tendance à se gêner pour autrui ne sont pas seulement des éléments précieux
pour l'accord de la femme avec l'homme., mais sont des éléments essentiels à la vie de la femme. Il
convient de tenir compte de ce fait dans les solutions familiales et dans les solutions générales des
problèmes féminins, parce qu'une vie complètement exempte de préoccupations familiales, comme
celle que rêvent pour elles les féministes, lui serait plus pénible que la vie pleine de tracas qu'elle
mène aujourd'hui.

III

ATTRACTION DE VOIR SOUFFRIR, DE FAIRE SOUFFRIR. MÉCHANCETÉ. CRUAUTÉ.

Si de l'attirance pour la souffrance vous enlevez l'intention de la soulager,


vous passez par degrés insensibles au plaisir de faire souffrir,
de voir souffrir, à la cruauté.

Si l'attraction que la douleur exerce sur la femme est, quand elle est accompagnée d'une âme
pure, la source des qualités les plus précieuses et le facteur le plus efficace de son accord avec
l'homme, elle donne naissance, quand elle est accompagnée d'une âme impure, aux défauts les plus
ignobles et les plus propres à l'éloigner de l'homme.
Si, en effet, vous séparez de l'attraction que celui qui souffre exerce sur la femme l'intention d'en
adoucir les douleurs, vous passez, par degrés insensibles, au « goût de voir souffrir, pris, en lui-même
», « à la passion des spectacles douloureux» qui conduit les femmes à s'entasser dans les prétoires des
Cours d'assises, sur les places publiques où se font les exécutions capitales, dans les «Grands
Guignols», dans les cirques, dans tous les lieux où elles peuvent se procurer des spectacles horribles
ou douloureux.
Encore, si vous conjuguez à l'attraction que celui qui souffre exerce sur la femme son habileté
non seulement à apaiser mais à provoquer les douleurs, vous passez facilement de la compassion au
plaisir de faire souffrir, de causer des contrariétés. Vous trouvez ce goût dans la jeune fille la plus
compatissante qui s'amuse à faire souffrir son soupirant, en quoi elle peut d'ailleurs avoir l'excuse de
mieux se l'attacher, vous le trouvez dans la mégère qui s'évertue à faire souffrir sans excuse et sans
raison ses inférieurs et se vante des artifices raffinés dont elle use pour y réussir, artifices horribles et
subtils que nous trouvons dans les femmes des hautes classes comme dans celles des basses classes
de la société.
C'est, par exemple, la riche qui fait faire à la pauvre de folles dépenses, en vue de lui imposer des
sacrifices énormes ; la riche qui humilie la pauvre par l'étalage de sa richesse, de sa puissance, de sa
compassion ; la belle qui met en relief la laideur d'une autre ; la cuisinière dont parle Proust qui fait
manger des asperges à ses maîtres pendant un mois de suite, pour faire pièce à la cuisinière en sous-
ordre pour laquelle les asperges sont un poison ; les femmes du peuple de Germinal qui se jettent
pendant une grève sur les femmes des patrons pour les déshabiller et les bafouer.
De la complaisance pour faire souffrir, on passe, si on y ajoute la haine personnelle, la haine de
classe ou de parti, à la cruauté raffinée des véritables criminelles. Nous avons alors les femmes chefs
de révoltes, qui ne rêvent que tortures atroces pour voir souffrir ou faire souffrir les opposants, les
femmes chefs de brigands, plus féroces que tous les brigands ; les inspiratrices des Gouvernements
rouges ou blancs qui se sont succédées en Europe pendant ces derniers temps, plus cruelles que tous
les chefs masculins.
Remarquons que la cruauté, la méchanceté dérivent moins chez la femme de son attraction pour
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la souffrance que de son habileté à faire agir le mécanisme des émotions chez les autres et de la
satisfaction que lui donne l'exercice de cette habileté. La femme méchante a autant de satisfaction à
voir réussir sa méchanceté, sa cruauté, à savoir qu'elle a réussi à faire souffrir, que la femme bonne à
avoir calmé une douleur. Dans un cas comme dans l'autre il s'agit du plaisir de prouver sa propre
puissance, sa propre habileté.
Remarquons encore que la femme victime se raidit, et fait de son côté les plus terribles sacrifices
pour ne pas laisser voir qu'elle souffre de la méchanceté de celle qui la persécute, pour lui enlever le
plaisir, - qu'elle sait être le but de la méchanceté, de la voir souffrir.
Goût de faire souffrir, goût pour les spectacles douloureux, méchanceté, propension à infliger
des contrariétés qui n'ont aucune utilité ni pour la femme, ni pour l'homme, ni pour la société.
L'homme les comprend très mal, et y répugne, Tant il est vrai que la femme, qui fait volontiers
parade avec l'homme de ses sentiments de pitié, de tendresse, et même de ses doléances sent le
besoin de lui cacher les défauts dont il s'agit.
Il est donc utile de les arracher du cœur de la femme. C'est là une question très facile à résoudre.
Il suffit en effet de détourner la jeune fille d'assister à des spectacles cruels, de veiller à ce qu'elle
n'ait pas devant ses yeux de mauvais exemples, de lui faire comprendre que ces défauts peuvent
éveiller en autrui de la répugnance, pour que la jeune fille s'habitue à s'en abstenir ; s'en abstenir est
déjà presque en perdre le goût, et en perdre le goût est un frein puissant à ces défauts, parce que c'est
limiter l'imagination de ce côté.
Ajoutons qu'il est fort utile, dans l'éducation et dans la rééducation, de ne pas perdre de vue que
la cruauté, le goût d'infliger des contrariétés, l’envie de voir souffrir, de faire souffrir, ont la même
origine et ne se séparent presque jamais chez la femme de la pitié, du dévouement, avec lesquels ils
alternent ; et cela, aussi bien chez les criminelles où ces sentiments contradictoires sont portés au
maximum, que chez les femmes normales qui peuvent, elles aussi, être tour à. tour compatissantes et
cruelles, généreuses et méchantes.
Mme Tarnowska parle de preuves émouvantes de pitié données par les meurtrières russes. Mon
père a rapporté des preuves attendrissantes de délicatesse de sentiment chez des infanticides ou des
uxoricides. Le père Noble a relevé des cas semblables parmi les infanticides et les homicides de la
prison des filles perdues en Belgique. Ces cas observés sporadiquement peuvent être développés
systématiquement en cherchant à convertir l'amour de voir souffrir en amour de souffrir ou d'alléger
les souffrances, la cruauté en pitié. Notons qu'ici la différence non seulement est infiniment moindre
que dans le cas de l'homme, mais que la femme aspire à- plaire, à faire plaisir, et qu'en touchant cette
corde, on peut obtenir d'elle des miracles.

IV

SENTIMENTALITE

Les idées pénètrent en nous par le cœur et non par la tête, et le cœur n'a pas,
comme la tête, des mesures métriques suivant lesquelles on puisse évaluer les actions.
De l'altéroémotivité encore, de l'importance qu'ont pour elle les émotions qui lui viennent des
autres ou qu'elle peut provoquer chez les autres, de l'attirance pour celui qui souffre provient de la
sentimentalité de la femme, l'inquiétude excessive, l'enthousiasme excessif, la compassion excessive,
les sacrifices excessifs dont elle fait hommage à des personnes ou à des causes qui n'en valent pas la
peine ou qui ne donnent pas les résultats qu'on attendait ou qui en donnent de tout opposés.
Cette sentimentalité, qui fait si intimement partie de l'âme de la femme, n'a rien à faire avec ce
faux sentimentalisme, fils de la vanité, de l'hypocrisie, de l'opportunisme qui, à juste titre, a jeté tant
de discrédit sur ce mot. Celui-ci naît d'une prétention sentimentale de plus ou moins bon aloi, unie à
une prétention intellectuelle de culture et de science qu'on ne possède pas. Il prévaut chez ces
personnes, dépourvues de sentiment vrai, à qui une demi culture a permis de pénétrer à moitié les
grands problèmes sociaux, politiques, économiques, hygiéniques et moraux, et une demi intelligence
de comprendre le parti qu'on peut tirer de la simulation d'un sentiment.
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C'est le sentimentalisme qui fait le succès des journaux populaires, des mauvaises causes, des
intérêts louches, qui sont sûrs de s'attirer les applaudissements d'un large public en s'attendrissant sur
quelque sujet banal d'hygiène, de justice, d'égalité, etc., ou en concentrant toute la force du sentiment
sur un objet voisin, d'importance minime, et en le détournant ainsi d'un objet capital, que l'on veut
faire perdre de vue.
Ce faux sentimentalisme provient de ce que, - le sentiment jouissant en ce moment d'un certain
prestige, - le fourbe, qui ne l'a pas, cherche à le simuler. C'est une forme qui disparaît aux époques de
cruauté, où le sentiment n'est plus de mise. C'est une qualité ou un vice artificiel, dont l'amoralité est
tellement évidente, qu'il est sans intérêt de s'y attacher.
En dehors de cette falsification, il existe pourtant une véritable sentimentalité, dont la femme est
la victime presque nécessaire et que nous pouvons grosso modo diviser en trois formes.
Il y a un sentimentalisme simple, le plus ingénu et le plus répandu, qui nous fait supposer tous les
êtres, animés ou inanimés, susceptibles du même degré de joie et de douleur que nous, qui nous
émeut et nous fait ressentir une compassion excessive pour des souffrances qui n'existent pas ou qui
sont minimes: pour le chien, pour le chat, pour l'oiseau prisonnier, pour le sauvage qui va pieds nus,
pour le paysan qui est en guenilles, pour l'enfant qui crie, en attribuant à tous ces êtres notre propre
angoisse, etc. Ce sentimentalisme, qui est inoffensif, provient d'un excès d'émotivité, d'un défaut de
logique, du fait que la femme a trop de sentiment et par suite en met partout, là où il faut et, là où il
ne faut pas.
De cette première forme on passe, par gradations insensibles, à une seconde forme de
sentimentalité, parfaitement féminine elle aussi, et semblable à la première, mais dont les
conséquences individuelles et sociales sont plus graves. Elle consiste à croire les personnes qui nous
entourent différentes de ce qu'elles sont en réalité ; à supposer qu'elles donnent plus de poids qu'elles
ne le font aux choses du sentiment; à leur attribuer une conscience plus délicate qu'elles ne l'ont ; à
nous figurer qu'elles agissent sous l'impulsion de motifs idéaux auxquels elles sont souvent
insensibles, ou qu'elles sont insensibles à des intérêts prosalques auxquels elles sont au contraire
extrêmement attachées. C'est le sentimentalisme de la femme qui se flatte de ramener au bien par la
douceur un homme ivrogne et débauché, qui croit pouvoir changer l'âme de son enfant par des
paroles, pouvoir guérir le malade par ses sacrifices. Ce sentimentalisme provient du fait que les
femmes, n'étant capables de comprendre qu'à travers le sentiment, ne peuvent comprendre que les
autres en aient moins ou en soient privés ; du fait qu'étant déterminées dans leur action plus par le
sentiment que par l'intérêt ou la logique, elles ne peuvent admettre qu'un autre y soit indifférent ; du
fait que, n'ayant pas de critère certain pour estimer l'importance des objets auxquels elles se
consacrent, elles glissent facilement à en attribuer beaucoup à des objets qui en ont fort peu.
Il y a enfin une troisième forme de sentimentalité, la plus élevée et par suite la moins répandue,
qui se rapproche beaucoup du sentiment véritable et qui n'a aucun inconvénient social, quoiqu'elle en
ait beaucoup pour les individus. Elle est caractérisée par un excessif esprit de sacrifice qui nous
pousse à nous imposer des douleurs terribles, sans proportion avec le but désiré ; par une conscience
trop délicate qui nous reproche des actions qui n'ont rien de coupable et sont seulement moins nobles
que de coutume, qui nous pousse à des pénitences excessives et inutiles. Sous l'influence de ce
sentimentalisme, la femme tend à croire ses devoirs plus graves qu'ils ne le sont, à s'imposer des
sacrifices infiniment plus pénibles qu'il n'est nécessaire.
Sous l'influence de ce sentimentalisme, la femme tend à croire l'affligé, le souffrant, le malade
qu'elle cherche à secourir plus affligé, plus souffrant, plus malade qu'il ne l'est effectivement ; - elle
se figure que les enfants, le mari, le frère à qui elle se consacre ont beaucoup plus besoin de son
travail,de son secours, de son aide, qu'ils ne l'ont en réalité ; elle est portée à se sacrifier, à s'immoler,
même quand il n'en est pas besoin, à se faire l'illusion que sacrifice et vertu sont une seule et même
chose, ce qui n'est pas, et que son propre sacrifice et le bien d'autrui sont une seule et même chose, ce
qui n'est pas davantage.
Chaque jour, nous voyons des femmes, des jeunes filles, renoncer volontairement à leurs plus
légitimes, à leurs plus sains désirs, couper leur chevelure, s'interdire toute conversation avec des
étrangers, renoncer à toute distraction, abandonner leur avoir, leurs talents, leur position, leur avenir,
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dans l'illusion que cette renonciation profite à l'être aimé et augmente son affection. Chaque jour,
nous voyons des femmes s'enticher d'hommes ou d'œuvres, par cela seul qu'ils exigent d'elles des
sacrifices excessifs.
Ce sentimentalisme a sa racine dans le fait que les idées pénètrent en nous non par la tête, mais
par le cœur et que le coeur n'a pas, comme la tête, des mesures métriques, des communs
dénominateurs, à l'aide desquels il puisse chiffrer la grandeur et l'importance des impressions qu'il
ressent. Mais il est rendu plus facile à la femme parce que l'attraction qu'elle a pour les émotions
douloureuses entrave chez elle le jeu naturel de l'égoïsme qui la retiendrait de se sacrifier inutilement.
Il y a, en outre, un sentimentalisme sincère, qui, de peu d'importance en lui-même et par lui-
même, est en train d'en acquérir une très grande à présent que la femme est entrée dans la vie
publique. C'est celui qui tend à grandir outre mesure les maux présents et individuels que nous
pouvons constater et à cacher ou tout au moins à atténuer les maux généraux et lointains beaucoup
plus graves. C'est le sentimentalisme de la mère qui, pour ne pas voir son fils humilié par le maître, le
retire de l'école et l'expose pour plus tard à des douleurs plus sérieuses ; le sentimentalisme des
administratrices d'hospices ou d'hôpitaux, qui, pour mieux traiter les hospitalisés, n'hésitent pas à
restreindre le nombre des bénéficiaires et à porter préjudice à la communauté ; le sentimentalisme qui
prône en politique les bénéfices immédiats sans se préoccuper des maux lointains dont ils portent le
germe ; le sentimentalisme qui, dans l'éducation, a fait prévaloir sur la théorie ancienne de «la sou-
mission des enfants, aux parents qui les ont mis au monde » la théorie nouvelle des enfants qui, «
n'ayant pas demandé à être mis au monde, ont droit aux plus grands sacrifices de leurs parents pour y
vivre le mieux possible ».
Ce sentimentalisme a sa source dans le fait que, la femme absorbant ses idées à travers les
émotions, qui sont concrètes et immédiates, le moment présent a pour elle plus d'importance que
l'éternité, le concret plus que l'abstrait, l'immédiat plus que le médiat.
Tous ces sentimentalismes ont leurs profondes racines dans l'altéroémotivité de la femme, dans le
fait qu'elle n'a pas la même répugnance que l'homme pour sa souffrance, et qu'elle ressent une
attraction beaucoup plus forte que lui pour donner de la joie et apaiser de la douleur.
Cette moindre répugnance, cette plus grande attraction ont leur origine je l'ai déjà dit dans la
maternité. Pour élever un enfant il faut s'occuper de ses intérêts immédiats, concrets et directs, fût-ce
au détriment de ses intérêts indirects et généraux, parce que le nouveau-né a besoin que sa mère
pourvoie à ses nécessités immédiates plutôt qu'à ses nécessités futures, a besoin que, pour l'élever, la
mère sacrifie toute sa vie extérieure. Cette nécessité ne dure que peu de mois, mais la femme, dont
l'instinct maternel imprègne et modifie l'âme toute entière, tend à transporter cette conception dans la
vie de chaque jour.

Avantages. Inconvénients

Le sentimentalisme est-il pour la femme un bien ou un mal ? Est-ce une vertu qu'il faut cultiver
ou un défaut qu'il faut guérir ? En dehors de la forme apocryphe dans laquelle il se confond avec le
mensonge, le sentimentalisme est, bien plutôt qu'une qualité ou un défaut, un instinct qui a ses
racines dans le sentiment vrai et qui par suite, s'il peut être dangereux pour l'individu, est utile pour la
société, tout au moins quand il n'est pas appliqué à la vie publique. Si le sentimentalisme induit
parfois la femme en erreur, elle seule en supporte les conséquences.
De plus, le sentimentalisme est une qualité qui attire l'homme vers la femme. L'homme, qui est
si peu porté au sentiment, a une tendance naturelle à aimer celle qui le croit plus beau qu'il n'est, qui
lui prête une quantité de sentiments qu'il n'a pas et dont la faim sentimentale se contente d'aliments si
illusoires.
Le sentimentalisme fait d'ailleurs tellement partie de l'âme féminine que la femme nous parait
dénaturée quand elle n'en a point. Le sentimentalisme est donc une qualité pour la femme.
Mais c'est une qualité qui lui coûte singulièrement cher, qui lui impose des souffrances hors de
proportion avec les avantages généraux qu'elle procure ; qui l'expose à des déceptions et à des
amertumes sans nombre, car si jamais l'obligé mesure le bienfait reçu, il le mesure d'après le besoin
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qu'il en avait et non d'après la peine qu'il a coûté. Or, trop souvent, et c'est ce qui se produit pour le
sentimental, le sacrifice consenti est supérieur, au bénéfice procuré.
Le sentimentalisme est donc une qualité dont il convient de faire cas, mais qu'il ne faut pas trop
développer, qu'il faut chercher à modérer chez les femmes au lieu de la renforcer par l'éducation - et
cela d'autant plus que l'amertume provoquée par le manque d'équilibre entre les sacrifices faits et le
bien obtenu, entre les douleurs ressenties et la reconnaissance qu'on en tire, aigrit souvent le caractère
de la femme, la rend irritable, susceptible, ombrageuse, amère, infiniment plus qu'elle ne le serait si,
ayant moins donné au monde, elle avait sur lui une moindre créance. L'aigreur que montrent parfois
les femmes sages, les femmes d'une intransigeante honnêteté, est due à l'amertume éveillée en elles
par le sentimentalisme blessé.
C'est en tous cas une qualité qui devient un défaut le jour où la femme entre dans la politique,
parce qu'il fait d'elle la championne nécessaire, inévitable, des biens immédiats contre les biens
médiats, des biens directs et circonscrits plutôt que des biens larges et généraux.
J'ai dit que l'éducation devrait chercher à modérer les tendances excessives et sentimentales de la
femme. Pour modérer ces instincts, la mère ne peut pas grand'chose : comme femme, elle est portée à
substituer un excessivisme à un autre, plutôt qu'à les modérer tous deux. L'homme, au contraire, peut,
sur ce terrain, obtenir beaucoup par son exemple et sa logique. De là, l'importance qu'a, dans l'éduca-
.tion de la femme, l'influence d'un homme, d'un père ou frère d'abord, mari ou fils ensuite, qui
modère ses instincts excessifs, son sentimentalisme, canalise son esprit de sacrifice et de dévouement
vers des objets utiles, où elle puisse trouver la satisfaction de n'avoir pas dépensé sa vie en vain. La
coéducation des garçons et des filles s'est montrée excellente à ce point de vue, et les jeunes filles qui
en ont bénéficié sont généralement moins sentimentales que les autres.

TROISIÈME PARTIE

Qualités, défauts, caractéristiques dépendant de l'intuition.


L'intuition est une espèce de seconde vue
capable de pénétrer à travers les âmes et les corps
en apparence les plus impénétrables.

INTUITION

J'ai parlé de beaucoup de caractéristiques féminines dépendant de l'importance respectivement


plus grande et moins grande qu'ont pour la femme les émotions altérocentriques et égocentriques,
différente d'importance sur laquelle repose son altérocentrisme ; je parlerai maintenant des qualités,
des défauts dépendant des instruments dont elle se sert pour agir, et en premier lieu de son intuition.
La femme ne pourrait placer le centre de ses passions dans un objet en dehors de soi, si elle
n'était douée de la possibilité de connaître rapidement cet objet, de savoir ses aspirations, ses
souffrances. A tout cela pourvoit merveilleusement l'intuition inconsciente mais en contact direct
avec la réalité.
Qu'est-ce que l'intuition ? C'est la possibilité de prévoir l'effet qu'une action donnée pourra faire
sur un autre avant que l'action soit, c'est la possibilité de sentir l'état émotif d'une autre personne sans
que celle-ci s'exprime, c'est une espèce de seconde vue capable de pénétrer à travers les âmes et les
corps en apparence les plus impénétrables, c'est une espèce d'oreille musicale qui inconsciemment
distingue et classifie les sons, c'est un oeil qui, d'un seul regard, mesure les distances et les
dimensions, c'est le tact qui distingue au poids les différences des divers grains.
L'intuition est une des bases de l'intelligence, elle existe partant aussi chez l'homme. Mais
l'intuition de l'homme est intellectuelle et volontaire, elle est limitée au champ de ses études, de son
métier, de ses affaires c'est-à-dire des objets de sa passion. Une série de paupières, de visières
l'empêchent de l'exercer sur le monde vivant, extérieur qui l'environne, et moins encore sur le monde
de la joie et de la douleur, qui est le champ spécifique de la femme. L'intuition est dans l'homme un
canal fermé dont la raison et l'intérêt tiennent les clefs. L'homme ne regarde que lorsqu'il a intérêt à

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voir ; chez lui, l'intuition est indépendante de la passion individuelle concrète féminine.
Chez la femme au contraire le troisième œil, son organe intuitif, est implacablement ouvert sur
tous les multiples objets de sa passion, sur tout le monde vivant qui l'entoure, c'est un fleuve qui court
continu et rapide, sans prendre garde s'il déborde ou s'il passe les limites.
De cette intuition, qui, comme je l'ai déjà dit, a chez la femme la fonction de pénétration que la
logique le raisonnement ont chez l'homme, de cette intuition, capable de faire en un clin d'oeil, en
dehors de la conscience et de la volonté, le travail que la raison fait consciemment chez l'homme,
mais avec du temps et de la fatigue ; de cette intuition qui nous donne, même quand elle est erronée,
la certitude absolue d'avoir deviné et résolu les problèmes que nous nous sommes ou que d'autres
nous ont posés, naissent la confiance en soi, l'intolérance, la suggestivité, la rapidité de décision de la
femme qui s'accompagnent souvent, par une étrange contradiction apparente, de la plus grande
indécision, suggestibilité, soumission. De cet entrelacement dérivent : la curiosité, le bavardage, la
sociabilité, l'expansivité, qui ne se séparent pas de la difficulté de se pénétrer soi-même ; de là aussi
l’animation des choses inanimées, la reconnaissance, la foi si caractéristiques de la femme.

CONFIANCE EN SOI, PARTIALITE,


PROPENSION A LA CRITIQUE. INTOLÉRANCE.

L'intuition peut être juste ou erronée, elle nous donne


quand même toujours la certitude d'être juste.

La femme a confiance en elle, en ses aspirations, en ses opinions qu'elle aime beaucoup imposer
aux autres, elle est sûre de ses qualités, de ses défauts (qu'elle croit des qualités), elle est convaincue
que tout ce qu'elle fait est bien fait, que tous ses conseils sont excellents, ce qui est vrai dans la
majeure partie des cas, parce que son altruisme irraisonné, l'acuité de son intuition, lui permettent une
perception nette de la passion et des intérêts d'autrui et, par suite, de l'opportunité de l'action qu'ils
sont sur le point d'accomplir.
L'homme, - ce qui est cause de graves malentendus, - confond souvent cette confiance en soi, qui
est innée chez la femme, avec d'autres sentiments artificiels qui en sont la parodie : avec la vanité,
avec l'arrogance, avec l'ostentation qui sont communes aux hommes et aux femmes et par lesquelles
ils cherchent consciemment à inspirer aux autres, par intérêt, par orgueil, par vanité, la conviction
d'une supériorité dont ils doutent, d'une sécurité qui souvent cache la plus grande incertitude.
La confiance en soi est très différente de ces falsifications. Non seulement elle est inconsciente,
mais elle est absolument indépendante du respect humain, de l'amour-propre, de la vanité, de
l'ambition qui sont le fondement essentiel de la gloriole et de l'arrogance. L'arrogant affecte en public
la plus grande sécurité, dans le privé, il cherche des conseils qu'il rejette à haute voix et qu'il cuit en
secret. Le vaniteux se laisse facilement dominer par le fourbe et par le flatteur qui feint de croire à
son autorité : l'arrogant est sceptique, faiblement idéaliste.
La véritable confiance en soi n'a pas besoin d'ostentation publique, elle ne diminue pas si les
autres n'y croient pas, si elle porte préjudice au lieu de procurer un avantage ; elle ne s'arrête pas où
s'arrête l'éloge, où s'arrête l'intérêt, où s'arrête l'attention des autres, où s'arrête l'opinion commune.
Seule, sans témoin devant les résultats contraires de l'expérience, elle ne s'affaiblit pas, elle ne
s'écroule pas, comme la présomption qui naît de la vanité, parce que ce n'est pas un sentiment
artificiel attaché au jugement d'autrui. C'est un sentiment intrinsèque, qui a ses racines en lui-même,
sur lequel s'appuie l'âme de la femme, sur lequel s'ordonne toute sa vie. .
Cette confiance en soi ne s'arrête ni devant les démonstrations de sa logique, ni devant les
résultats contraires de l'expérience personnelle.
Il n'est pas rare que la femme vous recommande et même si elle le peut, vous impose les règles
qu'elle a suivies et qu'elle continue à suivre, au moment même où elle déclare que, si elle
recommençait sa vie, elle ferait autrement, c'est-à-dire au moment même où elle vous démontre, en

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d'autres termes, que ces règles étaient erronées et l'ont conduite aux embarras où elle se trouve. Il
n'est pas rare qu'elle vous recommande et, si elle le peut, qu'elle vous impose son système
d'éducation, au moment même où elle vous confesse que ses enfants ont fait le contraire de ce qu'elle
désirait ; qu'elle vous vante comme la seule possible son hygiène alimentaire, dans l'instant même où
elle pleure avec vous la faiblesse ou la mort de ses enfants.

Partialité, Propension à la critique

Cette excessive confiance en soi est, à mon avis, une cause de la mésestime où les femmes se
tiennent les unes les autres, une cause de la difficulté qu'elles ont à se mettre d'accord entre elles, une
cause de la partialité avec laquelle elles se jugent en général et de la désastreuse propension qu'elles
ont à tout critiquer.
Pourquoi la femme parvient-elle difficilement à se faire aider ? Pourquoi se plaint-elle toujours
de tous ceux qu'elle appelle à collaborer, même dans le cercle étroit de la maison ? Parce qu'elle
trouve que les autres ne font jamais aussi bien qu'elle, et qu'elle serait peu satisfaite de trouver
quelqu'un qui, par les faits, lui démontrerait le contraire, parce que notre excessive confiance en
nous-mêmes nous empêche d'apprécier à leur juste valeur les qualités que nous n'avons pas, que
nous prenons pour des défauts, et les convictions que nous n'avons pas, que nous croyons toujours
erronées.
En faisant effort sur elle-même, la femme arrive à estimer égales ou supérieures à elle les
femmes qui lui ressemblent, mais elle méprise inexorablement toutes les autres. La femme qui sait
bien faire la cuisine méprise celle qui n'a pas ce talent ; la femme économe méprise la femme
généreuse ; la femme pratique méprise toutes les femmes différentes d'elles, qu'elle croit inférieures.
La femme qui aime sa fille à la folie la croit supérieure à toutes, sauf à elle-même ; elle ne croit pas
que sa fille puisse diriger la maison aussi bien qu'elle, faire les sacrifices qu'elle a faits, c'est-à-dire
qu'elle ne croit jamais que les aptitudes de sa fille, spécialement si elles sont différentes, soient
comparables aux siennes propres et encore moins qu'elles leur soient supérieures.
Les femmes sont encore plus partiales lorsqu'elles doivent juger des artifices, des systèmes
qu'adoptent les autres femmes pour plaire, pour dominer, - pour élever leurs enfants, pour exercer en
somme leur mission de femme.
La femme n'admet d'autre mérite, d'autre système que les siens propres ; la réserve paraît
profondément ridicule à la jeune fille frivole ; se sacrifier inutilement semble fou à la femme rusée ;
l'artifice paraît un crime à la femme sincère et. passionnée. La mère sévère trouvera faible la mère
tendre, la tendre jugera cruelle la sévère et ainsi de suite.
De cette sincère partialité, de cette sincère mésestime que la femme a pour toute autre femme
dérive naturellement sa tendance à critiquer. Prêtez l'oreille aux caquets des femmes du monde, des
écolières, des ouvrières, des professionnistes, des fillettes, des matrones ; toujours, uniformément,
vous les entendrez critiquer, critiquer bien entendu, d'abord et furieusement, ceux qui les entourent,
mais, quoiqu'en seconde ligne, tous les individus lointains qu'elles connaissent à peine et même ceux
qu'elles apprécient et qu'elles aiment, et jusqu'aux personnages des romans.
Cette propension à critiquer, cette sincère mésestime que la femme a pour tout et pour tous com-
pliquent singulièrement les rapports entre femme et femme, même quand ils devraient être les plus
tendres, comme dans le cas de la mère avec la fille, de la belle-mère avec la bru, rend difficile et
pénible cette union patriarcale de plusieurs familles ensemble qui serait si agréable sous tant de
rapports et si économique ; elle est cause de la cordiale inimitié qui règne entre femme et femme, du
discrédit que la femme en particulier, jette sur la femme en général.
Chaque femme prétend avoir eu à faire, dans sa propre expérience, à des femmes d'une
scélératesse effroyable. Si vous allez au fond des choses, vous ne trouvez souvent qu'une différence
de règles de conduite, que la femme ne peut et ne veut admettre et met sur le compte de la perfidie.

Intolérance

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La confiance en.soi et la partialité réunies donnent naissance à l'intolérance, qui supporte mal
chez autrui des tendances et des goûts différents des nôtres.
La conception de la liberté est étrangère à la femme. Elle n'admet pas que les autres femmes qui
l'entourent aient des désirs différents des siens, des idées différentes des siennes, conçoivent le bien
d'une autre façon qu'elle, trouvent intelligent ce qu'elle trouve stupide, accordent leur confiance au
médecin, au professeur qu'elle n'honore pas de la sienne.
Si la femme a un atelier, une école, une famille confiée à ses soins, elle ne se contentera pas de
diriger ou d'enseigner, mais elle voudra que les ouvrières, que les élèves au-dessus desquelles elle
trône soient bien logées, bien nourries, bien dirigées, moralement et intellectuellement, c'est-à-dire ,
dirigées selon les règles d'hygiène, d'éducation, d'instruction, de cuisine qu'elle a adoptées ; elle
voudra qu'elles élèvent leurs enfants comme elle a élevé les siens ; qu'elles conduisent leur maison
comme elle conduit la sienne ; qu'elles soient tantôt actives, tantôt indolentes, tantôt bienfaisantes et
généreuses, tantôt avares, suivant qu'elle est elle-même l'un ou l'autre ; exigera qu'elles soient de
mœurs tantôt larges, tantôt sévères, comme elle ; qu'elles traitent leur mari, leur patron, leur fils, leur
père, leur professeur comme elle les traite ou les a traités elle-même ; qu'elles jouissent de ce dont
elle jouit et souffrent de ce dont elle souffre.
La femme veut que toutes les femmes sur lesquelles elle a autorité la prennent pour modèle.
Vous entendrez souvent les femmes se vanter, comme d'un triomphe personnel, d'avoir réussi à
rendre semblables à elles d'autres femmes avec qui elles avaient à faire ; d'avoir réussi à rendre
loquaces les silencieuses et silencieuses les bavardes, actives les indolentes et réciproquement,
suivant que la narratrice est l'un ou l'autre ; c'est-à-dire d'avoir réussi à imposer leur manière de voir,
leurs vices et leurs vertus. Au fond de toute femme il y a toujours une maîtresse d'école qui
sommeille.
Il n'est pas rare de voir une mère, qui se jetterait au feu pour sa fille, lui causer les plus cuisants
chagrins, entraver son évolution morale, matérielle ou intellectuelle, pour lui imposer ses propres
goûts, ses propres tendances.
La mère de sainte Catherine de Sienne travaille avec ardeur à inspirer à sa fille le goût des
vanités du monde se désespère de sa résistance et s'oppose à son intention de se faire religieuse, de la
même façon que se désespèrent les mères qui veulent avoir des filles modestes et les consacrer à
Dieu.
Donna Praxède de Manzoni ,- la digne épouse de don Ferrante, - type parfait de la femme
moyenne de morale moyenne, est portée au bien, mais elle prend pour le bien les idées extravagantes
de sa fantaisie et s'applique avec fureur à les faire triompher. Elle a cinq filles, trois sont au couvent
et deux mariées, elle est la terreur des trois couvents et des deux familles qu'elle ne se lasse pas, du
matin au soir, de surveiller, de critiquer, de conduire au bien.
L'intolérance de la femme est encore accrue par son unilatéralité, fruit, elle aussi, de l'intuition
sur laquelle elle fonde ses jugements. L'intuition donne rapidement une explication des faits. Cette
explication est souvent vraie, mais toujours unilatérale et partielle. La femme qui s'appuie
uniquement sur l'intuition ne voit des choses que le côté éclairé par l'intuition, côté qui prend pour
elle une importance capitale, devient unique, d'où l'instinct de l'imposer à tout prix. Dans le cas
précité, Donna Praxède a souvent raison quand elle critique, mais elle n'a qu'une raison partielle qui
lui voile toutes les autres causes concomitantes de nature à obliger les filles mariées ou religieuses à
agir comme elles le font.

Despotisme. Autoritarisme

Cette intolérance conduit par des degrés insensibles au despotisme qui est d'autant plus enraciné
chez la femme qu'il est en partie nécessaire à ses fonctions principales : la maternité et la direction de
la famille.
Pour élever un enfant qui ne connaît pas ses propres besoins, il ne suffit pas de substituer notre
volonté à la sienne, de juger pour lui ce qui lui vaut le mieux, il faut lui faire accepter nos décisions et
les lui imposer. On ne peut demander au bébé s'il veut ou non prendre son bain, s'il veut telle bouillie
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ou telle autre que nous croyons opportune. Il faut réussir à le dominer et à la lui faire accepter.
Il faut en dire autant de la famille. Pour diriger la famille, on ne peut consulter à tout bout de
champ chacun de ses membres. Il faut qu'une autorité supérieure se pénètre des besoins, des désirs,
de la potentialité de chacun et exige d'eux ce qu'elle croit nécessaire.
Ces qualités de maîtrise, qui dérivent directement de la confiance en soi, sont parmi les plus
répandues et les plus enracinées chez les personnes du sexe féminin. Personne ne sait, mieux que la
femme, deviner les désirs et les besoins des autres, personne ne sait mieux qu'elle les satisfaire et leur
imposer sa volonté. Pour personne, se pénétrer des besoins d'autrui, les satisfaire, imposer sa volonté
n'est un plaisir comme pour la femme.
Pour l'homme, diriger la famille est une charge ; il s'y résigne parce que la religion, les lois de
l'Etat, les considérations sociales l'y contraignent. Pour la femme, avoir des enfants à élever, une
maison à organiser, des servantes à occuper, une famille aux besoins de laquelle il faille pourvoir,
pour laquelle on ait à travailler et à s'inquiéter, avoir le moyen d'exercer cet instinct altruiste de
dévouement et de commandement, c'est la moitié du bonheur.
Il est fatal que cet instinct de dominer ne s'arrête pas à ses confins naturels. On ne peut l'éveiller,
comme la glande lactifère, lors de la naissance de l'enfant, et le faire s'atrophier au moment du
sevrage. Il existe en toutes les femmes, quand il est nécessaire et quand il ne l'est pas. Il est déjà
vivant dans la jeune fille qui frémit de ne pouvoir l'exercer. Il demeure chez la femme mûre que les
années, les mariages et les morts ont privée de son domaine naturel.
La femme continue à vouloir imposer sa volonté à ceux qui l'entourent, même quand ils
échappent à sa compétence, même quand ils n'ont plus besoin d'elle, même quand elle risque de faire
le malheur de celui ou de celle qu'elle veut rendre heureux ; et elle y met d'autant plus d'obstination et
de violence que son esprit de domination trouve moins à se satisfaire dans sa sphère naturelle, quand
elle n'a plus de jeunes enfants ou une grande maison à gouverner, ou quelque autre occupation réelle
ou idéale qui l'absorbe tout entière.
On a souvent attribué cet autoritarisme à l'égoisme. L'égoisme n'y entre pour rien. Pour désirer
imposer sa volonté, pour désirer s'occuper des autres, il faut être altruiste ou, mieux, altérocentriste,
au sens que j'ai donné à ce mot. En imposant sa volonté, la femme ne veut pas en effet obtenir un
bien pour elle, elle ne cherche pas à satisfaire une de ses passions, mais elle veut obliger les autres à
faire ce qu'elle considère comme leur bien, et qu'elle les croit impuissants à discerner.
Si la femme veut faire suivre à son fils une carrière donnée, si elle veut éveiller en lui ses propres
vertus, ses propres vices, si elle veut interdire une action donnée à sa fille, elle ne le fait pas pour en
retirer un profit, mais parce qu'elle croit que cela leur est utile. C'est donc de l'altruisme mal entendu,
mais c'est de l'altruisme, comme à l'inverse, est de l'égoïsme, quoique de l'égoïsme bien entendu, la
tolérance dont l'homme fait preuve chaque jour.
L'homme en effet qui, de par l'égoisme dont il est largement pourvu, trouverait ennuyeux de
s'occuper d'un jeune enfant, de substituer sa volonté a la volonté manquante d'un nouveau-né, qui
serait enchanté de trouver ce qu'il désire sans savoir ni quand, ni comment, ni par qui cela a été fait,
est d'une tolérance magnifique à l'égard de tous.
L'homme met ses efforts au service de son propre intérêt, de son bien-être, de son ambition, de
son négoce, de ses études, de son office. Ce qui arrive aux autres de bien ou de mal le préoccupe
peu ; pourvu que ses propres intérêts ne soient pas en jeu, il concède aux autres pleine et entière
liberté d'action et de pensée. Et c'est parce que l'homme ne veut pas s'occuper des autres que les
organisations masculines deviennent si facilement bureaucratiques, à base de règlements fixes, parce
que personne ne veut avoir l'ennui d'intervenir, d'imposer sa volonté, de prendre des responsabilités.
Et c'est parce qu'il ne veut pas prendre la peine de commander que l'homme se laisse facilement
dominer par la femme, même dans des matières où celle-ci est incompétente. L'homme peut croire
que la conviction des autres est erronée, penser qu'ils feraient mieux d'agir autrement, regretter qu'ils
ne sachent pas faire leurs propres affaires, mais, au fond, lorsque l'action ou la conviction d'autrui ne
trouble pas ses passions ou ses ambitions, l'homme est enclin à n'y pas prêter attention, à vivre et à
laisser vivre. Il n'est pas altruiste d'instinct, c'est pour cela qu'il est tolérant.
La tolérance de l'homme vient de son indifférence et elle est souvent dangereuse ; mais qu'elle
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soit un vice ou une vertu, elle est la base de la liberté, la base de la vie sociale et, en partie du moins,
celle des progrès et du bonheur, parce que souvent nous sommes dans l'erreur quand nous croyons
que les autres y sont et qu'il n'y a pas de pire souffrance que la limitation de notre liberté de pensée
ou d'action.

Avantages de la confiance en soi

Pour naturelle, générale, providentielle qu'elle soit, la confiance en soi a de grands inconvénients.
Mais sont-ils assez graves pour qu'il faille conseiller aux femmes de la réprimer ? Je ne le crois pas.
La confiance en nous, qui est la confiance en notre propre instinct, est la base de notre vie. Si,
préposées comme nous le sommes par la nature à une tâche si délicate et échappant au raisonnement,
nous doutions de nous, de notre instinct, nous tomberions dans la manie du doute, et ensuite dans la
folie.
Elever des nouveau-nés qui ne savent pas s'exprimer, qui ne connaissent pas leurs propres
besoins, leurs propres intérêts, n'est possible que si nous substituons notre volonté à la leur, notre
conception à la leur, ce qu'on ne peut faire que si l'on a une complète confiance en soi.
Si la mère doutait d'elle-même, si elle pouvait admettre que les besoins de l'enfant sont différents
de ce qu'elle croit, elle ne pourrait plus agir, elle ne pourrait plus pourvoir à sa vie.
Le doute serait plus mortel au nouveau-né que n'importe quel étrange système, parce qu'à n'im-
porte quel étrange système le corps de l'enfant peut s'adapter, tandis qu'il ne peut s'adapter à changer
chaque jour. Pour remplir la fonction maternelle, la femme doit avoir confiance en elle.
Elle doit en avoir pour remplir sa mission d'épouse. Comment la jeune fille ignorante pourrait-
elle désirer une vie si différente de celle qu'elle a menée, comment pourrait-elle, avec tant d'ardeur,
avec tant de joie, affronter l'inconnu de la vie qui l'attend, si elle n'avait pas confiance en elle, en ses
propres forces ?
Foi

La confiance en nous-mêmes, en nos instincts, est la base de l'autorité dont nous jouissons, dont
il est utile que nous jouissions ; c'est une force qui centuple nos forces. La confiance en nous-même
nous donne la force de vivre, nous donne cette absolue sécurité, cette énergie d'action que les
hommes trouvent bien rarement dans la conviction née de leurs calculs.
C'est parce qu'elle a confiance en elle que la femme est si audacieuse, si rarement sceptique,
comme le sont souvent les hommes et cela, par le fait que la confiance en soi remplace chez la
femme le doute, qui donne naissance à la science, par l'amour, qui donne naissance à la foi.
C'est parce que la femme croit en elle-même, parce qu'elle croit à son inspiration, qu'elle a foi
dans l'amour, foi dans les hommes, foi dans les idées, dans la justice, dans le triomphe de tous les
idéaux pour lesquels elle se passionne, quelles que soient les raisons qui devraient l'en convaincre ou
l'en éloigner. Sa persuasion est bien rarement basée sur la raison ; c'est une conviction, c'est une foi.
Sa foi, jointe à sa passion du vivant, substitue en elle à la curiosité scientifique, avec sa sèche
explication des choses, la certitude d'une origine vitale du monde. La femme qui se refuse à abstraire
de la réalité ce qu'il y a en elle de commun, de général, a besoin d'en extraire ce qu'il y a de vivant et
d'y croire.
Quelles que soient les formules religieuses qu'on lui a enseignées, les pratiques religieuses
auxquelles elle se plie ou ne se plie pas, quelles que soient sa culture ou son absence de culture, la
femme répugne à renfermer la vie en des formules abstraites.
La femme qui sent au dedans d'elle tant d'ardeur, la femme qui fait un être vivant de la table, des
chaises de sa chambrette, ne peut pas ne pas faire un être vivant de cette force mystérieuse qui
l'environne. Que cette force s'appelle Zeus, Hector ou Corambo 1, la femme a foi en cet infini qui
l'enveloppe de toutes parts et dont elle dépend : elle a la conscience de faire partie d'un tout vivant,

1
Elisabeth Browning avait fait un dieu de l'Hector d'Homère. Corambo est une divinité que George Sand s'était créée et dont elle
parle dans ses Mémoires.
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d'être l'anneau d'une chaîne, d'être l'esclave d'un être qui est au-dessus d'elle et au-dessus de tous
ceux qu'elle aime. Elle croit en quelque chose de vivant qui recueillera son âme, qui ne laissera pas se
disperser aux vents ses douleurs et ses angoisses, qui l'accueillera au ciel ou sur la terre, dans le
présent ou dans le futur, dans ses lointains descendants ou dans les fleurs et les fruits qui vivent
autour d'elle. Ce n'est peut-être pas là le Dieu codifié par les hommes, mais le sentiment à travers
lequel la femme voit Dieu.
On ne peut donc éteindre en nous notre superbe confiance en nous-même sans éteindre notre vie
morale et intellectuelle, sans affaiblir notre capacité de remplir notre mission.
On peut cependant chercher à contrebalancer l'intolérance, le despotisme que la confiance
excessive engendre, en les stigmatisant du nom de défauts et en excitant la femme à s'en défaire. La
femme qui a beaucoup vu et beaucoup observé est moins intolérante que celle qui a toujours vécu
dans le même milieu et surtout que celle qui s'est toujours contentée de critiquer sans observer.
L'influence des hommes est excellente à ce sujet. Par l'exemple et par la résistance, le mâle émousse
et tempère cet esprit despotique.
La femme est beaucoup plus intolérante dans les pays où elle vit indépendante et isolée de
l'homme que dans les pays où la vie familiale et sociale la rapproche plus intimement de lui. La
femme mariée est plus tolérante que la vieille fille. Les femmes des nouvelles générations me
paraissent moins intolérantes que celles des anciennes, précisément parce qu'elles ont été à l'école
avec les mâles et qu'elles ont, dans la vie d'aujourd'hui, plus de contact avec eux.
Dans le milieu campagnard où l'homme commande sans discussion, et où la femme est habituée
à lui obéir, l'intolérance de la femme est beaucoup moindre, ce qui permet la vie commune de
plusieurs familles ensemble, sans trop de tragédies.
Comme, au surplus, cette intolérance est beaucoup moindre quand la femme a le moyen
d'employer sa surabondance de dévouement, comme par exemple dans le cas où elle a de jeunes
enfants, je crois utile de la diriger vers un but qui absorbe son altruisme, quand sa fonction maternelle
aura pris fin et de l'habituer dès l'enfance à un certain contrôle sur elle-même.

II

INDÉCISION ET RAPIDITÉ DE DÉCISION. SUGGESTIVITÉ ET SUGGESTIONNABILITÉ.

L'homme, habitué à raisonner, doute toujours, Il n'est jamais si parfaitement sûr


que la femme, mais il n'est jamais aussi péniblement incertain qu'elle.
Cet autoritarisme, cette suggestivité, cette confiance en soi, que la femme exagère parfois, ne
l'empêchent pas, inversement.. de tomber fréquemment dans une indécision torturante, même pour
des doutes de la plus mince importance, non plus que d'être souverainement suggestionnable, et
superstitieuse, et docile aux commandements.
Interrogez les maris et ils vous diront combien ils hésitent à accompagner leurs femmes dans les
magasins, parce qu'elles ne savent jamais décider ce qu'elles veulent. Interrogez les commerçants, les
ouvrières, les couturières, tous ceux qui sont continuellement en affaires avec les femmes et ils vous
diront tous qu'ils doivent s'armer d'une grande patience pour supporter les continuels contre-ordres,
les continuelles hésitations au milieu desquelles se débat la femme, toutes les fois qu'elle achète,
qu'elle commande, qu'elle désire quelque chose pour elle-même.
Du reste, les fondateurs des grands magasins ont fait des fortunes colossales, rien qu'en
permettant à leurs clientes de rendre la marchandise achetée, c'est-à-dire en aidant la femme à se
décider, par l'illusion qu'on lui donne que sa décision n'est pas définitive. Et ces mêmes grands
magasins continuent à faire des gains considérables en divisant les pièces d'étoffe et en les débitant
en coupons, pour épargner encore à la femme une indécision au sujet du métrage.
Cette incertitude se combine naturellement avec une grande suggestionnabilité, avec une grande
docilité. Interrogez les pères, les mères, les maîtresses d'école, les professeurs qui ont sous leurs
ordres des garçons et des filles : tous vous diront combien celles-ci sont plus dociles, plus
obéissantes, plus suggestionnables que ceux-là. L'étudiante accepte toujours l'opinion du maître sans
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la contrôler, comme elle accepte l'opinion de son livre de texte, comme elle accepte la thèse que le
professeur lui propose et lui obéit avec dévotion, comme elle obéit aux suggestions de son
fournisseur ou de son journal.
Tout à fait typique est, à ce propos, ce qui arrive dans les classes, à présent qu'un nouveau
règlement, se figurant que l'originalité peut s'imposer, a prescrit le «dessin libre », la « composition
libre». Les garçons, enchantés de l'innovation, barbouillent ou griffonnent joyeusement tout ce qui
leur passe par la tête, les filles se débattent dans les incertitudes les plus angoissantes si la maîtresse
n'intervient pas pour leur suggérer un thème.
On dit que la femme est indécise par éducation, parce qu'elle a toujours été contrainte à obéir.
C'est le contraire qui est vrai, car l'éducation ne l'empêche pas d'être autoritaire, despotique,
suggestive à d'autres moments, d'être souvent d'une spontanéité, d'une rapidité de décision dont on ne
sait s'il faut s'émerveiller ou s'épouvanter, de passer sans hésiter de l'idéation à l'action, souvent en
des choses qui sont pour elle d'une extrême gravité.
Ces qualités, en apparence contradictoires, ont une raison qui les explique toutes, c'est que la
femme se règle sur l'intuition et non sur la raison.
L'intuition, on l'a, ou on ne l'a pas, et quand on ne l'a pas, on ne peut par un effort l'appeler à son
secours, comme on le fait pour le raisonnement. Quand on l'a, on est dans l'état de la plus complète
confiance en soi, de la spontanéité, de la rapidité de décision. Quand on ne l'a pas, on tombe dans
l'incertitude la plus complète.
L'homme, qui ne l'a pas, prépare ses armes en conséquence : il s'habitue à agir d'après le
raisonnement. Le raisonnement implique du temps pour débattre le pour et le contre, du temps pour
choisir la meilleure voie pour atteindre un but donné, implique le doute. L'homme qui est habitué à se
décider par le raisonnement, doute toujours, réfléchit longuement avant de passer à l'action, n'est
jamais parfaitement sûr, mais, par contre, il n'est jamais aussi torturé par l'indécision que la femme.
Il en est autrement de la femme habituée à se régler sur l'intuition. On peut douter d'un
raisonnement, on ne doute pas d'une intuition. Par conséquent, lorsque la femme a une intuition, juste
ou erronée, elle n'hésite pas à agir, ne demande pas du temps. A quoi lui servirait-il d'hésiter, de
prendre du temps ? L'intuition est ce qu'elle est, le temps ne peut la perfectionner, ne peut que lui
enlever de la vigueur. Mais quand l'intuition lui manque, elle n'a plus aucun point d'appui pour
triompher de son hésitation, et tombe alors dans le découragement le plus profond, dans toutes les
tortures de l'indécision, ou dans la suggestionnabilité la plus puérile.
L'incertitude dans laquelle tombe si souvent la femme n'est pas toujours, comme on pourrait le
penser, à son complet désavantage. Il est vrai que cette indécision a fini par déterminer le commande-
ment masculin dont on croit au contraire aujourd'hui qu'elle est une conséquence, mais c'est cette
soumission quasi spontanée qui a permis de construire sur des bases granitiques l'institution à
laquelle la femme doit le plus de reconnaissance : celle du mariage.
Jamais l'homme ne se serait résigné, à une union permanente s'il n'avait dû y conquérir une
suprématie.
Jamais la femme ne se serait soumise à l'homme si la dépendance lui avait été aussi pénible
qu'elle l'est à celui-ci. La femme a accepté la soumission parce qu'elle a l'intuition vague de servir
ainsi son propre intérêt, mieux qu'en faisant à sa tête, parce que l'obéissance lui épargne une infinité
d'hésitations, de remords, de repentirs comme ceux auxquels elle est sujette, quand elle doit à elle
seule prendre une décision pour son propre compte. Par conséquent, non seulement l'indécision
féminine cimente puissamment l'union de l'homme et de la femme, mais elle rend leur fusion plus
profitable et plus douce.
L'incertitude, la sensation d'égarement que la femme éprouve à la pensée d'être seule, son besoin
d'un homme qui la dirige et la soutienne, sont la raison de l'humilité, de l'admiration sans bornes que
la femme est disposée à professer pour l'homme qu'elle considère instinctivement comme son protec-
teur : humilité et admiration qui attirent si fortement l'homme vers elle. L'homme, en effet, qui a un
égoïsme suffisant pour diriger la femme en même temps que lui-même, est très flatté de cette preuve
de sa supériorité qu'elle lui donne et en fait volontiers usage à son profit.
Les hommes préfèrent les femmes timides, embarrassées, auxquelles ils peuvent faire plaisir à
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peu de frais,aux femmes décidées, débrouillardes,aux femmes à tempérament masculin, qui n'ont pas
besoin d'eux.
D'autre part, l'incertitude et la suggestionnabilité, la docilité peuvent être une raison de bonheur
pour la femme, quand elle rencontre un homme viril qui lui prête son égoïsme et sa force supérieure,
qui la défend, la dirige, la protège, et canalise son activité et son ardeur.
C'est pour cela que je crois préjudiciable aux intérêts féminins le sourd travail qui se fait aujour-
d'hui pour décharger l'homme de cette tâche en lui faisant un mérite de laisser à la femme la plus
grande liberté.
Comme, pour les raisons ci-dessus déduites, la femme est naturellement indécise, la fameuse
liberté se réduit à décharger l'homme, qui est au fond enchanté de n'avoir plus à s'occuper de la
famille, et à imposer à la femme un surcroît de doutes, d'indécisions, de regrets.
En effet, cet appui que la femme demande à l'homme est le plus puissant moyen que la nature ait
imaginé pour modérer l'égoisme masculin. L'altruisme naît chez la femme simplement du fait que les
êtres dont elle a la charge périraient, si elle ne s'occupait pas d'eux. Il naît chez l'homme dans des cas
analogues, comme il s'est vu pendant la guerre entre capitaines et soldats.
De même, inversement, l'égoïsme du mâle s'accroit à mesure qu'on ne lui demande plus aide et
protection et qu'il se croit exonéré d'en donner à qui que ce soit.
L'émancipation féminine ne peut se faire qu'au détriment de l'harmonie sociale : la société, les
femmes elles-mêmes, ont au contraire tout à gagner à obliger l'homme à se montrer chevaleresque, à
prêter secours à la femme, ce qui améliore l'homme et procure un agréable soulagement au monde
féminin.
Je ne veux pas dire par là qu'il faille encore stimuler l'incertitude déjà si angoissante pour la
femme. Je crois, au contraire, qu'il convient de la modérer, non pas en lui persuadant que c'est un legs
du passé, que c'est un « préjugé », mais en l'aidant à savoir se décider, en lui faisant considérer, dès
son plus jeune âge, que les solutions entre lesquelles elle se débat ont souvent à peu près la même
valeur ; qu'elle peut choisir l'une ou l'autre, sans se troubler, mais qu'elle doit être convaincue que si
la solution prise a des avantages par rapport à la solution écartée, elle a aussi des inconvénients, parce
que, s'il était possible de trouver une solution qui eût tous les avantages et aucun inconvénient, il n'y
aurait pas d'incertitude ; que, par conséquent, une fois la décision prise, il convient de ne faire entrer
en ligne de compte que les avantages obtenus, sans penser aux avantages perdus.

De la mode

Il faut rattacher encore à l'incertitude où se débat si souvent la femme, la passion, presque la


religion qu'elle montre à suivre « la mode », laquelle n'est autre chose que le jugement autorisé des
autres dans le moment actuel.
Etant douée de moins de sens critique que l'homme, n'ayant pas de règles pour juger, quand la
certitude de l'intuition lui manque, la femme est portée à trouver beau ou laid, intéressant ou
ennuyeux, ce que les autres trouvent tel, et surtout ces autres qui forment le cercle de son
altérocentrisme.
Quand une chose est à la mode dans les usages, les coutumes, la morale, la littérature ; quand
ceux qui lui sont chers ont adopté cette mode, la femme ne raisonne plus. Excessive par
tempérament, elle est disposée à suivre aveuglément le courant, même à son grave détriment et à
celui d'autrui, tout en croyant bien entendu, qu'elle ne le fait pas par mode, mais par une irrésistible
passion personnelle. La femme qui, quoiqu'on en dise, est foncièrement chaste, monogame, mère et
sentimentale, devient cynique, corrompue, mauvaise mère, si la mode le veut, ainsi qu'il advint sous
l'ancien régime peu avant que n'éclatât la Révolution : et ce qui montre que ce cynisme, cette
corruption étaient uniquement déterminés par la mode, c'est que ces mêmes personnes évaporées qui,
à la cour de Louis XVI, passaient leur temps à s'entredérober leurs amants, et à déraisonner en
politique, une fois émigrées et devenues pauvres, abandonnèrent le vice qui aurait pu leur donner de
faciles ressources et donnèrent preuve des plus hautes vertus de sacrifice et de pureté.
A son tour, la manie de suivre la mode, de croire beau ou laid ce que les autres trouvent tel,
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engendre un curieux défaut particulier à la femme : celui de dire et de croire qu'elle s'ennuie quand
elle fait des choses qui l'amusent, de déclarer et de croire qu'elle s'amuse quand elle fait des choses
qui l'ennuient, selon que ces choses sont réputées à la mode ou démodées. A présent que la
littérature, que le féminisme sont à la mode, les femmes croient toutes trouver un immense plaisir à
lire, ou à discuter de science, d'art, etc..., alors que cela ennuie profondément la plupart d'entre elles.
Pareillement, les femmes des hautes classes croient en général s'ennuyer ou faire au moins un grand
sacrifice quand elles travaillent, quand elles s'occupent matériellement, quand elles soignent leurs
enfants, quand elles mettent en ordre leur maison, aident les pauvres et assistent les malades, - alors
qu'au contraire elles satisfont leur instinct d'activité, d'altruisme, et que par conséquent, elles font des
choses qui leur plaisent.
Dans presque tous les mémoires qui sont restées des femmes de l'aristocratie française, émigrées
pendant la révolution, il est fait allusion à la surprise avec laquelle, habituées à vivre dans l'oisiveté,
elles ont trouvé plus de satisfaction dans les humbles besognes auxquelles les contraignait l'exil,
qu'elles n'en avaient jamais trouvé dans leurs occupations mondaines d'autrefois.
Beaucoup de jeunes filles, si elles sont franches, vous diront qu'elles trouvaient plus de
satisfaction à s'occuper dans les salles d'hôpital ou dans les crèches comme elles le faisaient pendant
la guerre, qu'elles n'en trouvent dans les conversations, dans les visites obligatoires auxquelles elles
se condamnent volontairement parce qu'elles sont à la mode.
On rit beaucoup en général de cet empressement que met la femme à suivre la mode, mais, étant
donné qu'il lui est si difficile de juger sainement de ses propres intérêts, étant donné qu'elle tient tant
au jugement d'autrui, suivre la tradition et la mode est pour elle un moyen commode de concilier ses
désirs et ses intérêts. La mode est un critère qui n'a en soi-même et par soi-même aucune valeur
morale, mais, par le fait que ce critère est accepté et adopté, il a pour le moins le consentement
général, sur la base duquel on peut toujours fonder un jugement. D'autre part, lorsque la femme ne
suit pas la mode, par le besoin prédominant d'être la première, de se faire remarquer, elle tombe
facilement dans l'excentricité, qui est pire encore que la mode. En somme, il est donc bon que la
femme suive la mode, mais il convient que la société et les femmes supérieures contrôlent cette mode
et l'empêchent d'engager le sexe féminin dans des voies dangereuses, et pour les femmes elles-
mêmes et pour la société.

III

EXPANSIVITÉ, SOCIABILITE

Une méditation peut se ruminer intérieurement, une découverte,


une intuition ont besoin d'être partagées.
Si l'intuition donne naissance, d'un côté, à la confiance en soi-même, avec les suites
d'intolérance, d'indécision, de foi qui y sont rattachées, de l'autre côté, elle excite le désir de partager
avec d'autres personnes, le fruit de ses découvertes, ses intentions et ses actions, en d'autres termes,
l'intuition excite la femme à l'épanchement.
La femme est beaucoup plus expansive que l'homme, elle ressent, infiniment plus que lui, le
besoin d'extérioriser ses sentiments et ses affections, de confier à un autre être ses émotions et ses
idées. La petite fille parle la première, non parce qu'elle est plus intelligente ou plus précoce, mais
parce que son besoin de s'épancher est plus grand que celui du petit garçon. Dans les crèches, quand
l'éducation n'a pas encore mis sa marque sur les âmes, ce sont les filles qui caressent les garçons et
leur font les plus tendres déclarations. Les garçons d'ordinaire restent cois, moitié abasourdis, moitié
ennuyés de ces effusions qu'ils ne comprennent pas. A la maison, à l'école, avec leurs parents, avec
leurs maîtresses, leurs amies, leurs frères, leurs soeurs, les fillettes sont plus expansives que les petits
garçons : elles écrivent volontiers aux parents, aux amies dont elles sont séparées ; pour les garçons,
écrire est un supplice, ils ne trouvent jamais rien à dire, et cela précisément parce qu'ils n'ont aucun
besoin d'extérioriser leurs émotions.
Dans les champs, dans les ateliers, si elles ne peuvent parler, les femmes chantent, elles
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s'épanchent avec l'air, avec le soleil, avec les outils de leur métier.
C'est qu'une méditation peut se ruminer intérieurement, une découverte, une intuition ont besoin
d'être partagées.
La femme est expansive et sociable, parce qu'elle a la passion des êtres vivants, parce qu'elle a
soif d'aimer et d'être aimée, parce qu'elle n'est pas heureuse si elle n'a pas quelqu'un avec qui l'être et
pour qui l'être. Elle est expansive et sociable, elle a soif de communiquer avec d'autres êtres vivants,
parce que l'intuition s'éteint si elle n'a pas quelqu'un sur qui s'exercer, parce que sa soif
d'altéroémotion reste inapaisée si elle n'a pas quelqu'un avec qui elle puisse s'extérioriser. La femme
meurt dans la solitude comme une plante à qui l'eau manque. La femme a l'impression de ne plus se
sentir vivre quand elle n'a pas auprès d'elle quelqu'un qui puisse recevoir ses confidences, parce que
les intuitions et les émotions ne peuvent se renfermer en elles-mêmes comme les raisonnements, elles
ont besoin de s'épancher en d'autres êtres, qui les comprennent et les approuvent, parce que les
intuitions sont des sensations vagues, qui doivent être épanchées en un autre, contrôlées par un autre,
pour se transformer en certitudes, pour donner l'appui que donne le raisonnement.
Et la femme a besoin de s'épancher non seulement avec des personnes vivantes, mais avec des
personnes qui sympathisent avec elle et avec qui elle puisse sympathiser. L'isolement moral est pire
pour elle que la solitude, car dans la solitude elle peut revêtir de ses sentiments les plantes, les
animaux qui l'entourent, les aimer et s'en croire aimée, ce qu'elle ne peut faire dans l'isolement.
Ayant un besoin si intense d'être vivants avec lesquels se mettre en contact pour jouir, pour devi-
ner, pour se compléter, la femme les cherche continuellement. L'expansivité l'a portée à la sociabilité
la femme est l'âme des amitiés, elle les cultive, en élargit le nombre, en jouit, en fait jouir. Regardez
autour de vous dans les rues, dans les tramways, les maisons : la femme cause avec n'importe qui, fait
amitié avec n'importe qui, s'intéresse à n'importe qui, pourvu qu'elle ait quelqu'un en qui épancher le
trop plein de son âme et de qui recevoir les épanchements expansions.
Voyez dans les écoles. Les leçons finies, les garçons jouent, les filles causent entre elles ; le jeu
qui les divertit le plus est « de faire les dames » ou « les institutrices », c'est-à-dire de se raconter
réciproquement ce qu'elles pensent, de juger ceux qui les entourent. Les garçons, eux, ne jouent pas
aux messieurs ou aux maîtres ; la lutte, l'émulation est le plaisir le plus grand que leur donnent les
camarades de leur âge. Ils ont des compagnons de jeux, d'études, des confidents de complots. Les
filles ont des amies de cœur, des confidentes de leurs intuitions.
Les hommes sont si peu sociables, si peu expansifs que, quand ils doivent passer quelques heures
avec d'autres hommes avec lesquels ils ne peuvent parler d'affaires de leur profession, ils ne trouvent
rien de mieux à faire que de se mettre à jouer. Combien de jeux ont-ils inventés pour s'épargner la
fatigue de causer, l'ennui de s'épancher, de raconter leurs actions ! Les femmes, quand elles se
trouvent ensemble, même si elles restent ensemble des journées entières, ne sont jamais à court de
sujets de conversation.
Du reste, quand les hommes sortent-ils de leur isolement ? Quand se réunissent-ils ? Quand
formentils des amitiés? Quand cela leur est utile. Ils se réunissent pour causer de leurs affaires, de
leurs études, pour combiner d'autres études ou d'autres affaires, mais pas pour s'intéresser à ce que
font et pensent les autres, ou pour amener ceux-ci à s'occuper d'eux. L'homme ne cherche pas la
compagnie parce qu'il est sociable, parce qu'il a besoin des autres pour réfléchir. Il la cherche pour y
trouver son avantage. Abandonné à lui-même, il ne la chercherait donc pas, et finirait peu à peu par
s'isoler, comme il arrive aux hommes qui ne se marient pas.
La femme, au contraire, ne recherche pas la compagnie pour en tirer profit, mais parce qu'elle a
besoin d'autres êtres vivants, avec lesquels épancher son intuition, parce que son âme est
complètement inerte dans la solitude.

Avantages et inconvénients

Cet intense besoin d'épanchement qu'éprouve la femme est la cause de malentendus continuels
entre elle et l'homme. L'homme étant réfléchi, méthodique, déductif, pouvant dans la solitude
apprendre, étudier, méditer sur les observations d'autrui et les siennes propres, aimant raisonner, ce
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qui n'est autre chose que de parler avec soi-même, aime la solitude, la cherche, ne pense pas à confier
à la femme son état d'esprit. Etant peu émotif, il ne comprend pas l'intense besoin d'épanchement qu'a
la femme, il ne l'encourage pas à lui faire ses confidences et, si elle lui en fait, ne la paie pas de
retour. L'homme, n'étant pas le moins du monde curieux de ce qui se passe dans l'âme des autres, est
fort ennuyé de l'intrusion de la femme dans la sienne et cherche à s'en débarrasser avec une
brusquerie qui souvent est pour la femme une cause de vif chagrin.
La femme, qui est si avide de découvrir ce qui se passe dans l'âme des autres, est
douloureusement surprise de voir combien peu l'homme s'intéresse à ce qui se passe dans la sienne.
La femme, qui se sent mourir si la personne près de laquelle elle vit se refuse à recevoir ses
épanchements, ne peut s'imaginer que l'homme la condamne à ce supplice par simple
incompréhension ; elle en cherche la raison dans une indifférence, dans une aversion qui souvent sont
imaginaires et s'en afflige outre mesure. Et encore la femme qui répugne au raisonnement, à la
logique, qui ne cause jamais avec elle-même, ne comprend pas le caractère renfermé du mâle qui
n'éprouve pas le besoin de lui faire ses confidences et elle n'arrive à en trouver qu'une explication : la
présence d'un autre être, qui a pris sa place et sa fonction, et proteste, parfois hors de propos.
Mais, s'il prête parfois à quelques dissentiments, le goût d'expansion de la femme a des avantages
incalculables pour elle et pour la société : on ne pourrait l'étouffer sans étouffer en même temps toute
union, tout progrès. Si la femme n'était pas expansive, elle n'éprouverait pas ce vif besoin de se
confier à d'autres êtres vivants, si elle ne réussissait pas, par cette aspiration, à attirer l'homme
presque sans qu'il y prenne garde, à lui imposer ses confidences et à obtenir les siennes, les hommes
finiraient par vivre isolés, comme le font la plupart des animaux à l'état de nature (hormis à un
moment de leur vie) ; toute l'expérience de chacun serait perdue et, avec elle, l'avantage mutuel que
les êtres peuvent se procurer l'un et l'autre. Notez que les seules sociétés animales qui se sont
développées : les abeilles, les fourmis, sont des sociétés de femelles ; que, même dans l'élevage
artificiel, qu'il s'agisse de poules, de vaches ou de brebis, ce sont les femelles qu'on peut le mieux
tenir ensemble.
L'expansion féminine est donc souverainement utile à la société : elle l'est aussi beaucoup à la
femme et à l'homme séparément, car c'est un des éléments qui attire avec le plus de force les deux
sexes l'un vers l'autre et qui en affermit le plus solidement l'union.
Bien que les conventions sociales obligent l'homme à demander la main de la femme qu'il veut
épouser, c'est, d'habitude, la jeune fille qui conquiert l'homme par son caractère expansif ; c'est la
femme qui, par son expansivité, transforme le mariage de convenance le plus banal en mariage
d'amour des plus brûlants.
Ce besoin de s’épancher de la femme est le plus solide lien qui attache l'homme à la femme, qui
les incline l'un vers l'autre. En effet la femme est conduite par son besoin de s’épancher à se
soumettre à l'homme à de bien humbles conditions, à étouffer son sens exagéré de domination qui
ferait obstacle à l'union commune. L'homme est, de son côté, très flatté de ce besoin d'expansion qui
pousse la femme à le rechercher, à trouver tant de plaisir à sa conversation et c'est peut-être un des
sentiments qui contribuent le plus puissamment à l'attacher au sexe féminin.
Cette expansivité est encore utile au progrès intellectuel et moral de la femme, parce que
l'homme, attiré malgré lui dans son cercle, élargit, sans s'en apercevoir, le champ intellectuel et moral
de sa compagne et le complète.
Il est inutile de le nier, le champ intellectuel de la femme est plus restreint que celui de l'homme ;
il est plus restreint parce que c'est sur le champ de la joie et de la douleur que la femme concentre sa
passion, parce que la femme sent et devine au lieu de réfléchir, de méditer et que l'émotion et
l'intuition ont une sphère d'action plus limitée que la déduction.
Quand une femme voit une exposition, quand elle assiste à un cours, quand elle lit un livre, elle
trouvera le livre, le cours, l'exposition sublime ou exécrable, elle sera transportée au septième ciel par
l'admiration ou aux enfers par le dégoût ; elle trouvera que l'idée développée ressemble à telle ou
telle autre ; que le livre dénote chez l'auteur de la délicatesse, de la malice, ou de la grossièreté, qu'il
doit avoir été heureux ou malheureux, qu'il doit avoir eu des relations avec la France ou avec
l'Allemagne ; choses qui sont souvent vraies, mais qui ne sont que des hypothèses et n'ont rien à faire
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avec le livre, le cours ou le spectacle, pris en soi, choses qui, communiquées à d'autres, ne donnent en
aucune façon la sensation objective de ce spectacle, de ce livre. Cette intuition, cette émotion
continue de la femme élargit peu le champ de ses idées, déjà limité par ce fait que sa passion se dirige
de préférence vers les personnes et les choses qui lui sont voisines dans l'espace et dans le temps.
Quand je sais qu'une chose est belle ou laide, pénible ou agréable, je n'en sais pas le pourquoi ; quand
je connais bien le petit coin de vie avec lequel je suis en contact, je ne connais pas le monde.
Sans effort, par le raisonnement, l'homme amène la femme à considérer tout un côté de la vie
qu'elle négligeait d'ordinaire et, par suite, il élargit et consolide son champ intellectuel.
Par le raisonnement, il oblige la femme à constater l'existence d'une conception morale différente
de la sienne et à élargir la sienne.
L'expansivité est donc utile à la femme, à l'homme et à la société dans tous les sens et,
quoiqu'elle soit l'occasion de chagrins, de désillusions, de malentendus, il serait sacrilège de l'étouffer
chez la femme : il est utile, par contre, de la canaliser. C'est ce que le catholicisme a fait dans la
confession. Le prêtre n'est pas seulement le dépositaire des péchés de la femme, il est celui de ses
pensées, il est son conseiller. A présent que, sur le vieux tronc, sont nées tant de religions nouvelles
qui n'admettent plus la confession, il est nécessaire de la remplacer, sinon, la femme est vouée à
tomber, comme il arrive déjà trop souvent, aux mains des charlatans et des imposteurs.

QUATRIÈME PARTIE

Qualités, défauts, caractéristiques dépendant de l'imagination.

L'imagination, tout comme le soleil,


est capable de revêtir des plus séduisantes couleurs la terre la plus aride,
la vie la plus terne et la plus grise.

DE L'IMAGINATION.

J'ai parlé des nombreux défauts et des nombreuses qualités de la femme qui dérivent de son
intuition ou, mieux, de l'action combinée de son altéroémotivité et de son intuition. Il y en a quantité
d'autres qui découlent de la combinaison de l'altéroémotivité avec l'imagination, à laquelle reviennent
les fonctions qui, chez l'homme, appartiennent au calcul, à la méditation.

Qu'est-ce que c'est que l'imagination ?

L'imagination, cette magique, cette divine faculté, capable de nous transporter d'un bond dans le
monde que l'on désire, ou que l'on exècre ; la faculté capable de nous faire remonter subitement d'une
idée, d'un mot d'une figure réelle et concrète à une infinité d'autres images et d'autres combinaisons
qui peuvent même lointainement se rattacher à cette idée ou à cette image, c'est la faculté qui nous
donne la possibilité de voir ou de sentir des choses imaginaires avec la précision et la vivacité des
choses réelles, même si facilement ces choses se superposent et s'évanouissent.
L'imagination est la faculté la plus importante de l'intelligence, aussi bien chez l'homme que chez
la femme. Mais, ainsi que je le démontrerai plus au long à propos de l'intelligence, elle se différencie
suivant le sexe. Chez l'homme, essentiellement égocentrique, l'imagination trouve son impulsion
dans une idée, un calcul, une méditation personnelle. Chez la femme, profondément altérocentriste,
l'imagination est mise en mouvement par quelque chose de concret et d'extérieur, par une chose vue,
entendue ou sentie. Et, comme les faits concrets que l'on peut voir ou sentir sont beaucoup plus
nombreux et à la portée de tout le monde que les méditations, l'imagination de la femme, outre
qu'elle procède d'une impulsion différente, est infiniment plus variée, plus rapide, et plus copieuse
que celle de l'homme.
A son tour, le fait que l'imagination de la femme est plus rapide, variée, profonde que celle de
l'homme, le fait que l'imagination trouve son impulsion dans un fait concret, est la raison des qualités

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les plus curieuses et les plus caractéristiques de la femme, aussi bien que de ses contradictions les
plus communes.
De la source différente de son imagination dérivent sa curiosité, et sa probité. De la variété et de
l'abondance de son imagination dérivent sa ténacité et sa mobilité, son attention et son inattention,
sa sincérité et ses mensonges, la possibilité qu'elle a de rendre vivantes les choses inanimées, enfin
sa sérénité, sa résistance à la folie et au suicide.

CURIOSITÉ, ATTENTION, INATTENTION, MOBILITÉ, TÉNACITÉ

C'est l'imagination qui, me distrayant de l'objet de ma passion,


me permet d'en garder, avec ténacité, la vivante image dans mes yeux.

Curiosité

Si l'impulsion à imaginer vient à la femme de tout ce qu'elle peut observer et sentir, il est naturel
qu'elle soit avide de voir et de sentir, qu'elle aime énormément à regarder, qu'elle s'intéresse à tous les
événements susceptibles de lui donner quelque émotion et par suite d'exciter son imagination.
Ainsi en est-il. La femme est curieuse : curieuse de voir, sentir ou entendre tout ce qui arrive
autour d'elle.
Dans tous les pays, la femme trouve plaisir à se tenir à sa fenêtre ou sur son balcon. Dans les
grandes maisons modernes à locataires nombreux, c'est un supplice que de sentir au-dessus de soi des
centaines d'yeux féminins prêts à épier tout ce que l'on fait ou ce que l'on veut faire. En Hollande,
près du tabouret où la femme étudie ou travaille, est un petit miroir qui reflète tout ce qui se passe
dans la rue. Le plus grand divertissement de nos aïeules était d'aller dans la rue centrale, sur le
boulevard, ou de faire une promenade. Encore aujourd'hui, aller aux courses, au théâtre, au sermon
est un des plaisirs les plus vifs du monde féminin, non pas tant pour ce que l'on va y voir ou y
entendre, que pour jouir du spectacle de ceux qui y assisteront, pour trouver des gens à observer, des
gens à qui communiquer ses impressions. C'est pour les mêmes raisons que les femmes aiment
beaucoup aller aux mariages ou aux enterrements.
Chez tous les peuples, la curiosité de la femme fait l'objet de plaisanteries et de proverbes.
Mais les proverbes n'ont pas noté l'origine et la fonction de cette curiosité. Les proverbes n'ont
pas noté que la propension de la femme à observer, à épier, est l'un des éléments intégrants de son
imagination, de son intelligence et sert à la sauvegarder des défauts bien plus dangereux de l'homme.
L'homme n'est pas curieux, il n'aime pas rester à la fenêtre, il ne s'intéresse pas aux faits d'autrui,
il n'aime pas aller aux mariages et encore bien moins aux enterrements, mais pourquoi ? Parce que
dans ces événements, il ne peut trouver aucune excitation.
Que fait-il pour s'exciter ? Le public s'est-il jamais demandé pourquoi l'homme boit, pourquoi,
dans tous les pays, chez tous les peuples, même aux époques primitives de l'humanité, il a trouvé
moyen de tirer de la faune ou de la flore locale des substances qui l'enivrent, substances auxquelles il
a donné le nom de divines, encore qu'au contraire elles l'empoisonnent et l'abrutissent ? Le public
s'est-il jamais demandé pourquoi, chez aucun peuple,la femme ne fait usage ou abus de ces
excitants ?
L'homme boit et s'intoxique parce qu'il ne peut trouver d'impulsion à son imagination que dans
une excitation des centres nerveux, excitation que ces substances sont précisément capables de
provoquer artificiellement, parce que ces substances sont ainsi capables de le transporter dans le
monde divin de la fantaisie.
Ces substances, au contraire, ne servent pas au même résultat chez la femme, qui par suite, n'en
fait guère usage.
Regarder, observer, épier, joue pour la femme le même rôle que pour l'homme le vin et l'opium.
Rien n'est donc plus innocent et plus providentiel que cette curiosité féminine qui, outre qu'elle
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est précieuse pour élever l'enfant en bas âge, permet à la femme, par des moyens si ingénus et si peu
dangereux, de s'élever si haut dans le monde des idées et de la joie, remplaçant pour elle les excitants
périlleux auxquels l'homme est obligé de recourir.

Joie

L’imagination est un mirage qui peut changer d'un coup de baguette la face des choses.
Pourquoi l'enfant qui chemine, las et endormi, retrouve-t-il soudain force et vigueur, pour peu
qu'on lui attache aux reins une corde qui lui donne l'illusion d'être un cheval ou pour peu qu'on lui
jette une balle à rattraper ? Parce que la corde et la balle éveillent son imagination qui revêt la course
de plaisirs infinis.
Imaginer un vêtement, un simple trajet en tramway, ce qui pour un homme serait le comble de
l'ennui, peut devenir pour la femme, grâce à son imagination, un scénario illimité, une source
inépuisable de joie et d'activité. La vie de la femme est gaie et variée, bien que monotone en
apparence, parce que son imagination revêt pour elle la réalité des plus éblouissantes couleurs, lui
permet, de passer facilement d'une pensée à une autre... ce qui la sauve de la folie et du suicide,
infiniment plus rares chez elle que chez l'homme. En effet, la plupart des formes de la folie et du
suicide ont pour point de départ les « idées fixes ». Or, si la formation des idées fixes est facile chez
l'homme qui suit le fil d'un raisonnement et a peine à se laisser distraire de la chose qui le préoccupe,
elle est singulièrement plus difficile chez la femme dont le processus intellectuel est à base
d'association d'idées, à base de fantaisie : association, fantaisie qui rapidement surgissent et
rapidement disparaissent. Pour grande et sombre que soit la douleur, pour intense que soit l'émotion
chez une femme, la fantaisie est en elle plus puissante que la douleur et que l'émotion. Elle continue à
associer les idées, à observer, à se souvenir, indépendamment de sa volonté, et cette rapide
succession d'idées qui s'associent et s'évanouissent provoque une détente qui amortit l'émotion.

Attention, Inattention

Appliquer son attention pendant un certain temps est pour la femme un effort qu'elle fait
rarement. Voyez les enfants à l'école : les garçons sont d'abord distraits, inattentifs, mais une fois que
vous avez captivé leur attention, ils ne vous quittent plus des yeux, ils suivent jusqu'à la fin le fil de
votre discours ; les filles au contraire sont tout oreilles pour vous écouter, mais au bout de cinq
minutes, elles regardent en l'air et, même si elles ne vous interrompent pas, elles ne suivent plus vos
paroles. C'est bien pis encore à une conférence, à un concert : les hommes, même s'ils ne s'intéressent
pas à ce que dit l'orateur, le fixent et restent immobiles à l'écouter. La femme, au bout de quelques
instants, regarde autour d'elle et il se trouve qu'à la fin elle a peu écouté. Elle préfère en effet les
lectures de vers aux conférences, les représentations coupées et brèves aux drames longs et
compliqués auxquels elle est forcée de prêter une attention soutenue. L'obscurité au théâtre, qui per-
met et qui exige la concentration de l'attention, a été, suivant moi, inventée par les hommes pour se
défendre du bavardage des femmes. Les entr'actes, au contraire, même s'ils n'avaient pas été
nécessaires aux changements de décors, eussent été inventés par les femmes, qui les ont fait adopter
dans les concerts et les conférences.
Pourquoi donc l'homme fait-il plus longuement attention que la femme? Parce qu'il ne porte son
attention que sur une seule chose, parce qu'il n'a pas d'imagination, parce que, quand le conférencier
parle, son esprit repose ou du moins est uniquement tendu à écouter ce qu'on lui dit. La femme, au
contraire, prête peu d'attention, parce que son imagination surabondante, incompressible, ne la laisse
jamais en repos, l'oblige à « faire attention » aux mille autres choses qui l'entourent, parce que,
tandis que le conférencier parle, ses yeux découvrent dans la salle une quantité de choses et
d'attitudes qui la font « penser à autre chose ».
Un exemple typique peut être tiré de ce qui se produit pour les rendez-vous. Pourquoi les
hommes y sont-ils généralement exacts ? Pourquoi les femmes y arrivent-elles toujours en retard ?
Parce que l'homme calcule flegmatiquement le temps dont il a besoin pour arriver à l'endroit
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convenu, qu'il sort de chez lui précisément à l'heure qui sied et file tout droit au rendez-vous. Une
maison peut s'écrouler sur son passage, il peut rencontrer des régiments d'amis, il ne s'arrêtera pas. La
femme, au contraire, pensant à son peu d'exactitude, sera partie, je le suppose, un quart d'heure à
l'avance, mais, à peine dehors, elle rencontre une amie qui lui fait penser à une visite qu'elle doit
rendre, elle entre dans un magasin où elle se souvient qu'elle a quelque chose à acheter, elle s'arrête
devant une fleur exposée à un étalage et qui lui rappelle un cadeau qu'elle a à faire, elle reste pétrifiée
devant une fillette qui est tombée, si bien que, quoique partie longtemps à l'avance, elle arrive en
retard. Elle s'excusera en disant qu'il lui est arrivé mille choses imprévues, et ce sera vrai, mais ces
événements imprévus auraient pu arriver même à l'homme seulement il ne les aurait pas remarqués,
parce qu'il n'est pas imaginatif comme la femme. En résumé, l'attention de l'homme est plus soutenue
que celle de la femme, parce qu'elle est plus limitée, parce que l'homme a moins d'imagination.

Mobilité, Ténacité

Mais parmi les défauts et les qualités qui dérivent de l'imagination, les plus importants sont peut-
être la mobilité et la ténacité, au sujet desquelles on adresse tour à tour à la femme des reproches et
des louanges.
Dans tous les pays on accuse la femme d'être mobile. Si une accusation est mal fondée, c'est bien
celle-là, tout au moins dans le sens que l'on donna à ce mot. Dans ses aspirations, dans ses actions,
dans ses affections, dans ses volontés, la femme est au contraire d'une ténacité de propos très
supérieure à celle de l'homme, et cela est si vrai que, dans tous les pays, le proverbe : « Ce que
femme veut, Dieu le veut » vient témoigner de la ténacité grâce à laquelle elle réussit à ce qu'elle
veut faire. Mais - et c'est cela qui a donné naissance à sa réputation de mobilité - elle est extrêmement
imaginative et les images qui sans cesse se forment et se déforment, s'allument ou s'évanouissent
devant ses yeux, font que, dans le cours d'une minute, ses idées, les formes que peut traverser sa
pensée se succèdent en nombre infini, au point de lui en faire oublier le projet principal.
S'il m'est permis, pour expliquer ce concept, d'alléguer un exemple personnel, je dirai comment
ce phénomène se constate chez moi.
Je sors de la maison, supposons-le, avec une pensée, mettons avec la pensée de chercher un
meuble déterminé. Ma pensée est orientée vers ce meuble, vers les magasins où j'en ai vu de pareils à
celui que je voudrais. Je monte en tramway. Deux femmes causent ensemble. « De quoi parlent-
elles ? Ah, oui, de leurs maris, de leurs enfants, des maladies, des malheurs, des bonnes chances qui
leur sont advenus ou qui sont arrivés à leurs amies voisines ou lointaines ». Sans le vouloir, je les
écoute, et en les écoutant ma pensée se reporte vers cent autres conversations analogues ou
différentes que j'ai entendues auparavant. « Pourquoi donc les femmes parlent-elles toujours entre
elles de leurs malheurs ou de leurs chances, des événements émotifs de leur vie, tandis que les
hommes parlent de cent autres choses ? » Et à l'instant, de fil en aiguille, je remonte à la psychologie
féminine et le meuble qui me préoccupait devient lointain, lointain. Le tramway s'arrête, je descends,
un rayon de soleil frappe une vitre et y provoque un jeu de couleurs très singulier. Je m'arrête. «
Quand et où ai-je vu un pareil effet de couleurs? Je ne me le rappelle pas. Mais ce jeu de couleurs
ferait, à merveille dans une pièce donnée de ma maison. Où donc ? Sur les murs ? Non, par terre.
C'est cela, j'aurais besoin d'un tapis traduisant cet éclat de broderies ». Et je vois le fond, je vois les
couleurs, je vois les contours, je vois la broderie, je vois l'endroit où le mettre et tout cela avec une
telle évidence que je suis obligée d'entrer dans une boutique pour y acheter de la laine et des tissus
comme ceux que j'ai dans les yeux et que, de retour à la maison, je me trouverai forcée de
commencer le tapis que j'ai vu.
Cette liaison, cette dissociation rapide des idées, la vivacité de ces images qui se forment et se
dissipent et se distinguent mal de la réalité sont la cause tout à la fois de la mobilité et de la ténacité
de la femme.
Dans l'exemple que j'ai cité, l'idée de l'objet que je voulais acheter est chassée en un moment par
la conversation de deux femmes dans le tramway et celle-ci par les synthèses auxquelles je m'élève
au sujet de la femme et ces dernières par la vision du jeu de couleurs sur la vitrine. Mais tout cela
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n'empêche pas que, si l'objet que je veux acheter est, pour un instant, sorti de ma pensée, il y persiste
plus longuement et d'une façon plus tenace que chez un homme. Cela est si vrai que, si je ne le trouve
pas ce jour-là, et dans le magasin où je le cherche, je reviendrai à la charge un autre jour et dans une
autre boutique et peut-être dans une autre ville jusqu'à ce que je l'aie trouvé.
Que fait au contraire un homme dans le cas que j'ai cité ? Il sort de chez lui avec l'idée de l'objet
qu'il veut acheter, et même de la boutique où il espère le trouver. Le long de la route, son attention ne
dévie ni de l'objet ni de la boutique. Il y va tout droit, sans se laisser distraire par aucune
conversation, par aucune voix... mais, quand il est dans la boutique, même si l'objet ne répond pas à
ce qu'il voulait, il l'achète tout de même ou, s'il ne trouve rien qui s'en rapproche, il déclare qu'il est
impossible de le trouver, il renonce à son idée, il n'y pense plus. Il n'y pense plus parce que son
imagination indigente ne lui suggère rien d'autre à faire, s'il ne trouve pas immédiatement l'objet ;
parce que, l'idée restant fixe en lui, ou bien elle devient insupportable, - et alors, volontairement, il
veut s'en débarrasser - ou bien elle s'affaiblit involontairement comme s'affaiblit, au bout de quelque
temps, toute pensée sur laquelle on concentre son attention.
Moi, au contraire, qui ai oublié mon emplette le long de la route et qui me suis laissée distraire
par la conversation des deux femmes et par la lumière réfléchie sur une vitre, j'ai néanmoins
tenacement en tête l'objet que je veux acheter ; si je ne le trouve pas aujourd'hui, je le chercherai
demain. Mais j'arriverai à l'avoir, parce que l'imagination qui me distrait me présente rapidement dix
moyens différents d'atteindre mon but. Je réussirai, parce que l'imagination, qui me distrait, me
permet de garder présent à l'esprit pendant des mois et des mois l'objet que je veux acheter, sans que
pour cela il occupe tout entier le champ de ma pensée, sans qu'il devienne pour moi une obsession,
comme il le devient bien vite pour l'homme. Je réussirai, parce que l'imagination, en me distrayant de
l'objet, me permet de me le représenter avec une fraîcheur toujours nouvelle, avec une plénitude
d'attrait aussi grande à mes yeux le dernier jour que le premier, sans que le désir s'en affaiblisse,
comme il le fait chez l'homme lorsque l'objet a cessé d'être une obsession.
C'est ainsi que l'imagination, cette rapide et facile multiplication des idées et des images propres
à la femme, est tout à la fois la raison de sa mobilité et celle de sa ténacité.

II

SINCERITE, MENSONGE

L'homme ne ment que quand il a intérêt à mentir et parce qu'il y a intérêt.


La femme ment parce que l'imagination déforme à ses yeux la réalité.
Une autre conséquence encore de la surabondance de l'imagination chez la femme, c'est
l'altération que celle-ci fait de la réalité, altération à laquelle on a donné le nom de mensonge.
S'il y a au monde un être qui a horreur du mensonge, de l'artifice, de la fausseté, de l'équivoque,
c'est bien la femme. Et cela se comprend à merveille si l'on réfléchit à son besoin de s’épancher, à la
facilité avec laquelle elle divulgue les secrets, même quand cette divulgation peut lui nuire. Non
seulement elle n'est pas capable de soutenir intentionnellement, pour son avantage particulier, ce
qu'elle croit contraire à la vérité (comme l'homme le fait facilement, sans aucun scrupule), mais elle
ne l'est pas davantage de taire intentionnellement ce qui peut lui faire tort, parce que cette même
imagination, qui déforme si facilement la vérité en elle, lui exagère le dommage du mensonge.
C'est par peur de l'inexactitude, par scrupule de ne pas se montrer suffisamment véridique que la
Duse a refusé de faire sa propre autobiographie, elle qui écrivait : « La vie n'a de valeur que pour la
recherche de la vérité ». C'est la femme qui a fait cette trouvaille, hélas ! si féconde en maux, de jurer
à son mari et de se faire jurer par celui-ci, non seulement fidélité réciproque, mais engagement
réciproque de se confesser tout autre amour que l'un des deux aurait au coeur. C'est la femme qui,
lorsqu'elle a un amour au cœur, ressent le besoin de le crier sur les toits, de défier son mari et le
monde, à seule fin de ne pas vivre « dans le mensonge et de ne pas laisser croire à des sentiments qui
ne correspondent pas à la réalité, alors que, dans un cas semblable, l'homme ne se ferait aucun
scrupule de dissimuler.
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L'illusion de pouvoir vivre « sans mensonge », c'est-à-dire de pouvoir se délivrer d'un mari qu'on
n'aime plus, en le lui avouant, de pouvoir ne pas épouser un homme qu'on n'aime pas, de pouvoir
enfin exprimer ses sentiments avec une entière liberté, en dehors de toutes les compressions
familiales, est peut-être celle qui a le plus attiré les femmes dans les rangs du féminisme.
Et ce que je viens de dire des passions peut se répéter des convictions. L'homme admet fort bien
de taire, par intérêt ou par calcul, ses convictions politiques, artistiques, littéraires ou scientifiques et
il ne se fait même pas scrupule d'en changer selon l'opportunité. La femme croirait se manquer à elle-
même, manquer à ses devoirs, à sa dignité, non seulement en embrassant l'avis de son interlocuteur,
mais même en se taisant. C'est la raison de son esprit de contradiction, de la netteté de ses démentis,
même les moins opportuns et les moins nécessaires.
La femme est donc, intentionnellement, beaucoup plus consciencieuse, plus scrupuleuse et par
conséquent plus sincère que l'homme, mais son imagination l'entraîne au delà de ses intentions.
Demandez à un homme et à une femme comment, avec quelle intention, par quel motif, ils ont
fait une action qui n'a rien de mauvais en soi et dont ils n'ont, ni l'un ni l'autre, intérêt à dissimuler la
genèse. L'homme vous dira la vérité, il ne lui vient même pas à l'esprit d'indiquer une genèse, une
intention autre que la véritable. La femme vous en indiquera facilement une inexacte, tantôt parce
qu'au moment même où vous lui posez la question elle devine la réponse que vous attendez d'elle et
qu'elle est tentée de vous donner ; tantôt parce que son imagination lui présente à l'esprit mille
genèses et intentions différentes qui auraient pu être, qui auraient été mieux accueillies par vous et
qu'elle confondra inconsciemment avec les véritables. Elle vous donnera donc une explication qui
sera en partie exacte, en partie imaginée, en partie consciente, en partie inconsciente, explication qui
sera un mensonge, en partie conscient, en partie involontaire, je dis en partie involontaire, parce que,
si la femme faisait un effort, elle réussirait facilement dans ce cas à rétablir la vérité vraie.
De cette altération, en partie inconsciente et involontaire de la vérité on passe à des altérations
qui ne sont ni aussi inconscientes, ni aussi volontaires.
La même imagination qui suggère à la femme tant d'explications différentes de la vraie, quand il
s'agit de faits qu'elle n'a aucun intérêt à cacher, lui en présentera naturellement une moisson beaucoup
plus copieuse quand il s'agira de choses qu'elle a intérêt à dissimuler. Dans ce cas, la femme devra
faire un véritable effort pour reconstruire la vérité, elle devra accomplir, pour la dire, un véritable
acte d'héroïsme, parce que son imagination lui suggérera une quantité d'explications vraisemblables
qui l'excuseraient, parce que chacune de ces explications aura une certaine connexion avec la réalité,
car la femme se détermine toujours par des motifs multiples, et par suite aussi par celui qu'elle
alléguera, enfin parce que la femme n'est pas retenue comme l'homme par la logique et n'a aucune
répugnance à soutenir en même temps les choses les plus contradictoires. Pour toutes ces raisons, il
est souvent difficile à la femme de se rendre compte en conscience de la genèse vraie de ses actions
et de ses intentions.
Et comme son imagination l'induit à voir des choses différentes de la réalité, qu'elle ait ou non
intérêt à cette transformation, à plus forte raison cette imagination la pousse à croire et à faire croire à
des apparences qui ne sont souvent que dans son désir et dans ses aspirations. Perrette, avec son pot
au lait, est un exemple typique de ces illusions que se fait la femme et de ces mensonges si fréquents
chez elle. Perrette voit de ses yeux la vache qu'elle achètera avec le prix du lait vendu, la maisonnette
qu'elle achètera en vendant la vache, le domaine qu'elle acquerra en revendant la maisonnette ; elle
est prête à soutenir qu'elle a déjà la vache, la maisonnette et le domaine. Ainsi nombre de femmes
voient déjà dans la réalité le poste qu'elles espèrent obtenir, le vêtement qu'elles ont l'intention de
faire, les cadeaux qu'elles possèdent; en promesse ; elles voient déjà comme réelles quantité de
choses qui ne sont que dans leurs désirs et les donnent comme réelles. C'est là l'origine de nombreux
mensonges de la femme, mensonges sur son habileté, sur le profit de cette habileté, vanteries qui lui
font illusion avant tout à elle-même.
Si par « mentir » on entend «dire des choses différentes de la réalité », la femme ment plus que
l'homme, mais cette propension à mentir n'est pas en contradiction avec le scrupule, avec la
conscience, avec le besoin de sincérité qui la caractérisent : scrupules et mensonges sont, les uns et
les autres, des enfants de son imagination.
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Certes,- les hommes mentent, quantitativement, moins que les femmes : ce n'est point parce que
leurs intentions sont meilleures, mais parce que, pour mentir, pour altérer la vérité, il leur faudrait
faire un effort d'imagination, d'attention, de raisonnement plus grand que pour dire la vérité, parce
qu'ils doivent faire un effort pour continuer à soutenir ce qu'ils savent faux, étant donné qu'ils le
savent faux. La femme, au contraire, doit faire un effort pour distinguer la vérité de la fantaisie, la
chose qu'elle désire de la chose qui est. Par suite, il lui est plus difficile de se rappeler et de rapporter
la vérité exacte que de se la rappeler et de la rapporter altérée, la chose imaginée étant souvent pour
elle une réalité, une vérité qu'elle a peine à identifier comme non vraie.
L'homme ne ment que quand il a intérêt à mentir, le mensonge chez lui est toujours intentionnel ;
il cherche, en mentant, à tromper quelqu'un, tandis que la femme ment souvent sans intention de
tromper, uniquement parce qu'elle distingue mal le vrai de l'imaginé.
Mais, que les mensonges soient intentionnels ou inconscients, masculins ou féminins, ils peuvent
avoir en pratique les plus terribles conséquences, et ceux des femmes sont d'autant plus graves
qu'elles finissent par y croire et par suite les soutiennent avec une sécurité telle que n'importe qui
peut y être pris.
Il est donc utile de chercher à habituer la jeune fille à exercer un certain contrôle sur elle-même, à
distinguer, dans ses récits, la vérité de ses altérations. Si, en effet, les mensonges que la femme fait
d'ordinaire sans mauvaise intention sont innocents, il ne lui est que trop facile, sous l'aiguillon de la
jalousie, de la haine, de la soif de vengeance, de passer de ces mensonges involontaires à des
mensonges intentionnels, à de véritables calomnies, où elle met alors un luxe de détails infiniment
plus grand que celui qu'y mettrait l'homme dans des cas analogues, rendant ainsi plus difficile à ses
interlocuteurs de reconstruire la vérité.

III

ANIMATION DES CHOSES INANIMÉES

La femme aime les meubles de la chambre où elle vit, aime les fleurs
et les plantes de son jardin, non parce qu'ils sont sa propriété,
mais parce que ce sont des êtres vivants confiés à sa garde.

Le besoin de s’épancher de la femme, le besoin de pénétrer les émotions d'autrui et d'en être
pénétrée, uni à sa rapide association d'idées, à son imagination, a fini par la conduire à un étrange
illusionisme, à la possibilité de vivifier les choses inanimées, possibilité précieuse pour sa tâche
maternelle, et peut-être pour la société.
Quand l'enfant naît, il n'est pas capable d'affection comme il le deviendra quelques mois plus
tard. C'est une chose qui ne sent pas, qui ne voit pas, qui ne souffre pas, ne jouit pas, n'aime pas, ne
hait pas. Pour y mettre sa passion, pour l'aimer jusqu'à la folie, comme le fait la mère, et s'en croire
aimée, pour être prête à se sacrifier pour cette chose inerte, il faut être capable de revêtir cet être de
toute l'âme qu'il aura plus tard, de le vivifier.
Mais cette possibilité de vivifier le nouveau-né ne peut se limiter chez la femme à l'enfant ;
naturellement, instinctivement, elle l'étend à toutes les choses qu'elle a autour d'elle, elle leur prête
ses sentiments, elle les aime et s'en croit aimée.
Quand une femme dit de la table où elle a coutume de s'asseoir, de la fenêtre à laquelle elle se
met, du dé, des ciseaux avec lesquels elle travaille d'ordinaire, que « ce sont ses amis », « qu'elle ne
peut pas vivre sans eux », elle ne fait pas une phrase, elle exprime une réalité. Quand il y a quelque
temps qu'une femme habite une maison, qu'elle va se promener dans un bois, qu'elle se sert d'un
instrument, elle transforme réellement la maison, les arbres, les meubles, les instruments qui
l'entourent en autant d'êtres vivants, auxquels elle se confie et qu'elle aime comme des personnes
réelles. Elisabeth Browning avait un « Hector » de fleurs dans une plate-bande de son jardin, elle
l'aimait passionnément, tremblait si le vent ou la pluie le secouait et croyait sincèrement qu'un jour
ou l'autre l'âme de son héros serait venue la visiter.

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Mme Browning, George Sand, Juliette Lambert, Mme Lauth Thomson causent avec les arbres de
leurs forêts et ne peuvent croire que ces arbres soient insensibles et indifférents à leur affection.
Maria Bashkirtseff, même en s'éloignant de la Russie avec tant de plaisir, est émue de quitter sa
maison et visite et baise chaque coin, chaque meuble, chaque étoffe de Tcherniakoff.
Pendant le tremblement de terre de Messine, on a vu des fillettes errer parmi les ruines et défier
le froid et la mort pour retrouver leur poupée, comme le ferait une mère pour ses enfants. A dix ans,
LucieFélix-Faure Goyau supplie Dieu de donner pour un instant une âme à sa poupée, afin que celle-
ci sache combien elle est aimée. Pour la fillette, la poupée n'est pas un jouet, mais une personne
vivante : c'est sa fille. La fillette fait à haute voix ses confidences à sa poupée ; elle croit que sa
poupée s'intéresse à elle, tremble pour elle quand elle est malade, s'inquiète pour elle quand elle est
grondée, la console quand elle est triste.
Plus tard, quand la jeune fille devenue femme n'a plus de poupée, quand elle n'ose plus faire des
confidences à haute voix aux êtres inanimés, elle se confie à eux en pensée. Les animaux, les plantes,
les meubles qui l'entourent deviennent pour elle des êtres vivants et presque humains.
Toute femme se souvient du tremblement de cœur qu'elle éprouve à voir un déménagement, à
assister au démembrement d'une maison,à la vente des meubles familiaux, événements plus
déchirants pour elle qu'une mort humaine.
Toute femme se souvient de l'angoisse insensée qu'elle a eue le jour où elle a dû abandonner, je
ne dis pas sa maison, mais la maison, l'école, la pension où elle a vécu quelque temps. Toute femme
peuple sa maison de souvenirs, de menus objets disparates, qui lui sont précieux parce qu'elle en a
fait des êtres.
Les médecins signalent comme une cause assez fréquente de la folie féminine la douleur d'avoir
dû abandonner ses meubles, si bien que Lombroso proposait que, d'après le Code, les meubles
revinssent de plein droit à la femme.
On rit souvent des préoccupations, des soins infinis que la femme se donne pour les meubles, les
instruments, les vêtements de la maison, qui ne valent pas, économiquement, le temps qu'elle perd ;
on raille souvent l'émotion exagérée qu'elle ressent quand un de ces objets se gâte ou se perd et l'on
attribue cette préoccupation tantôt à une certaine étroitesse d'esprit, tantôt à un sentiment exagéré de
la propriété, de l'économie.
Cela n'est pas exact, parce que ce soin, cette préoccupation est aussi le lot des femmes les plus
intelligentes, les plus généreuses. Cela n'est pas exact, car la femme s'attache tout aussi bien à la
machine appartenant à autrui avec laquelle elle coud ou avec laquelle elle écrit, à l'atelier ou au
bureau, parce qu'elle s'attache aux bancs du collège, à la chambre de la pension où elle a vécu.
La femme aime les meubles de sa chambre, aime les fleurs et les plantes de son jardin, non parce
qu'elle en est propriétaire, non pour peupler sa fantaisie, mais parce qu'elle les a animés, parce qu'elle
en a fait des êtres vivants, dépositaires de ses pensées, de ses angoisses, de ses joies, parce que ce
sont des êtres confiés à sa garde et dont elle se sent tutrice et responsable, comme la fillette pour sa
poupée.
Cette vivification est la cause de graves malentendus entre elle et l'homme. L'homme, qui ne la
sent pas, la méprise, la tourne souvent en ridicule et brutalement la brise, sans se rendre compte du
chagrin qu'il cause.
Mais est-ce une raison pour l'éliminer du coeur de la femme ? Cet amour ingénu est-il perdu pour
la société ? En aucune façon. Cette absurde animation réconforte la femme toute sa vie en lui
donnant, même quand elle est seule, l'illusion d'être entourée de confidents sûrs et dévoués ; une
femme qui possède une maison, qui vit dans ses propres meubles, n'est jamais seule. Cette illusion est
en outre d'un grand avantage social, car elle est la base du soin que la femme a pour tous les objets,
sans distinction, dont elle est entourée.
Quand on aime une chose, même si c'est un chiffon, une chaise, une marmite, une machine à
coudre, on fait tout ce qu'on peut pour la tenir en vie, pour lui faire faire bonne figure, pour l'utiliser,
pour ne pas la laisser se détériorer. L'habileté, la patience, la constance avec laquelle la femme
conserve et met en valeur tout ce qu'elle a autour d'elle, habileté si précieuse pour la société, a sa
racine précisément dans cet amour ingénu, dans cette maternelle animation qui lui permet de prêter
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son sentiment à toutes les choses inanimées qui vivent près d'elle et d'en faire des êtres vivants.
Comme le rayon de soleil se condense dans le charbon qui réchauffe les froids hivers, ainsi cet
amour ingénu, qui paraît jeté au vent, se transforme en tous les arts, pratiques et économiques, dont la
femme est la maîtresse.

IV

RECONNAISSANCE, CADEAUX

Un cadeau n’est pas pour la femme un simple objet qu'elle arrive à posséder sans dépenser
mais un objet qui contient et exprime quantité de sentiments et d'émotions.

Un autre sentiment, qui se rattache à l'imagination de la femme, à cette vivification des choses
inanimées, et aussi à l'expansivité est la vivacité de la reconnaissance féminine, la profondeur du
plaisir que lui fait éprouver la reconnaissance d'autrui, l'amour qu'elle a des cadeaux.
Ce sentiment est, lui aussi, nécessaire à sa fonction principale, la maternité. Le petit enfant ne
peut donner que de la reconnaissance, il ne peut demander que « par faveur » (s’il vous plaît se dit
per favore en italien - NdT). Si la femme n'avait pas cet instinct, elle ne pourrait être mère.
Quand une femme a besoin de quelque chose d'un objet, d'un conseil, d'une aide matérielle ou
morale, elle n'hésite pas à le demander, à titre de faveur, comme elle n'hésite pas à l'accorder, à titre
de faveur, aussitôt qu'elle s'aperçoit qu'un autre en a besoin. La reconnaissance éternelle est la
généreuse rétribution dont elle se croit tenue de payer les services, même minimes, qu'on lui a rendus
; la reconnaissance, même minime, est le prix qu'elle attend de ses sacrifices.
Rien de pareil n'existe chez l'homme. Pour l'homme, il est aussi désagréable d'accorder une
faveur qu'humiliant d'en recevoir une ; il n'aime à faire des sacrifices pour personne, pas plus qu'il
n'aime reconnaître avoir reçu un bienfait de qui que ce soit ; quand il est obligé d'en convenir, il
n'aime pas à cristalliser sa reconnaissance en un objet qui la lui rappelle chaque jour; il n'aime ni à
faire, ni à recevoir des cadeaux. Pour simplifier cet échange de faveurs, dont il a pourtant besoin lui
aussi, à côté de la rétribution fixe, l'homme a, d'une part, institué des coteries, des petites chapelles où
chaque faveur, chaque plaisir qu'il fait est échangé contre un autre équivalent ; d'autre part, il a
institué le pourboire, c'est-à-dire de l'argent dont on paye les faveurs qu'on ne peut ou ne veut pas
payer autrement. Le pourboire, cette forme tacite de rétribution où l'on mesure en francs et en
centimes la valeur du bienfait reçu ou de celui que l'on veut accorder, est une brutale parodie de la
reconnaissance féminine qui en est aussi dissemblable dans la forme et au fond que l'amitié affec-
tueuse de la femme diffère des coteries. L'homme qui reçoit le pourboire sait, en francs et en
centimes, à combien est évalué le service qu'il a rendu et peut se régler là-dessus pour savoir s'il lui
convient d'en rendre un autre, tout comme, dans la Camorra (“mafia” de Naples -NdT) et les coteries
(je ne parle pas de celles qui sont à base de coups de poignard, mais de celles dont le réseau serré
couvre aujourd'hui toutes les classes et toutes les professions actuelles) celui qui reçoit une faveur
sait toujours par quelle autre faveur il doit la payer de retour.
Donner et recevoir sous cette forme répugnent également à la femme. Pour la femme, non
seulement c'est une joie d'accorder une faveur, mais c'est une joie et un sujet d'orgueil d'en recevoir
une. La reconnaissance est pour elle non une humiliation mais un honneur et c'est pour cela qu'elle
s'attarde tant et si volontiers dans les expressions de sa gratitude. C'est parce que la reconnaissance
est pour elle un plaisir qu'elle cherche à l'objectiver en quelque chose qui reste et qui puisse perpétuer
dans le temps l'expression de son sentiment, c'est-à-dire en un objet, un cadeau.
Un cadeau n'est pas pour la femme un simple objet qu'elle possède sans l'avoir acheté, sans avoir
eu aucune dépense à faire, mais un objet qui contient une quantité de sentiments, qui exprime et
symbolise une quantité d'émotions, ou du moins où elle se figure que toutes ces choses sont
contenues. Et c'est parce qu'un objet peut cristalliser pour elle tant de sentiments divers, que le
cadeau lui fait tant de plaisir. La femme ne peut aimer l'individu qui ne sait pas faire un cadeau, parce
que, pour elle, c'est un individu qui ne sait pas ou ne veut pas reconnaître les sacrifices qu'on a faits
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pour lui.
Et c'est encore pour cela que la femme veut des cadeaux en objets et non en espèces, parce
qu'elle ne veut pas être payée matériellement, elle veut quelque chose qui représente une pensée, qui
synthétise l'amour, la reconnaissance du donateur ; elle veut que le cadeau lui prouve qu'elle a été
comprise, que ses désirs sont également les désirs des autres, qu'elle vit en eux, même quand elle
n'est pas présente.
Dans tous les pays, les usages locaux, la tradition ont ratifié en quelque sorte ce sentiment : la
femme en tous pays est conquise par des cadeaux. Les cadeaux sont de rite entre les fiancés. Le
collier, la robe, le joyau que le fiancé donne à la fiancée ont pour elle tant de valeur, parce qu'ils sont
des preuves, peut-être illusoires, de l'intérêt qu'il prend à sa beauté, à son visage, parce que ces objets,
elle peut les vivifier, les aimer, les montrer, concentrer en eux toute l'affection qu'elle a pour le
donateur, voir en eux mille mystérieuses preuves d'attention et d'amour, même imaginaires, ce qu'elle
ne peut faire avec l'argent.
Cet amour de la femme pour les cadeaux est d'ailleurs d'intérêt général. C'est un moyen innocent
pour obliger l'homme à penser à la femme d'une façon un peu moins brutale, un moyen d'extirper un
peu de l'égoïsme masculin, en contraignant l'homme à penser aux besoins, aux désirs de celle qu'il
aime pour les cristalliser en un objet : c'est une manière de lui faire sentir qu'il existe quelque chose
d'autre au monde que le vulgaire intérêt.

CINQUIÈME PARTIE

Du sens de l'harmonie, des proportions, de l'activité,


des qualités, défauts, caractéristiques qui en dérivent.

L'amour est pour la femme du dévouement, voire de l'activité,


dépensée sans compter pour son bien-aimé.
Un groupe quelconque d'individus devient rapidement un ensemble,
une famille, s'il y a parmi eux une femme qui sache les harmoniser.

SENS DE LA PROPORTION ET DE L'HARMONIE.

La femme ne pourrait pas retenir autour d'elle toutes les choses dissemblables,
objet de son altérocentrisme, si elle n'était pas capable de les harmoniser entre elles.

Non seulement la femme a une imagination différente et plus variée que celle de l'homme mais
elle est douée d'un autre sens dont l'homme n'a que des rudiments, le sens de l'harmonie et des
proportions ; ce sens complète son imagination et son intuition, les réglant comme pourrait le faire le
calcul le plus savant.
C'est le sens des proportions, en effet, qui dit à la femme que la solution imaginée est
disproportionnée aux circonstances, qu'elle s'harmonise ou ne s'harmonise pas avec les autres
solutions déjà trouvée ; c'est le sens de l'harmonie qui, mettant continuellement la femme en face de
nouveaux problèmes, oriente son imagination vers certains buts plutôt que vers certains autres.
Le sens de l'harmonie, de la proportion est un sens élémentaire comme l'imagination ou
l'intuition; l'homme aussi en est pourvu mais il est naturel que la femme le possède à un degré de
beaucoup supérieur, car elle ne pourrait pas retenir autour d'elle . tant d'éléments différents, comme
elle désire le faire, comme elle est obligée à le faire à raison de son altérocentrisme, si elle n'était pas
capable d'harmoniser ces différents objets entre eux, car il n'est pas possible d'harmoniser des objets
différents si on ne les proportionne pas.
Le sens de la proportion, de l'harmonie est indispensable à la femme à raison du provisoire
perpétuel dans lequel s'écoule la vie. Condamnée à considérer toujours comme provisoires, la maison
dans laquelle elle habite, le pays dans lequel elle vit, les amis qu'elle fréquente ; comme provisoire la

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profession à laquelle elle se prépare avec l'espérance de la quitter pour fonder un foyer ; comme
provisoire sa propre situation sociale qui est toujours en dépendance de celle du mari, d'un père ou
d'un fils ; comme provisoire tout ce qu'elle fait dans la maison où les enfants changent
continuellement d'âge et de besoins, la femme ne pourrait jamais s'orienter dans l'existence si elle
n'était capable de concilier continuellement tous ces éléments provisoires parmi lesquels elle vit, de
les harmoniser, de les proportionner.
Ce sens de l'harmonie, de la proportion, indispensable dans une certaine mesure à l'intuition et à
l'imagination spéciale de la femme, est à son tour énormément facilité par cette intuition et cette ima -
gination spéciale. Quand on imagine rapidement des solutions différentes d'un même problème,
comme c'est le cas de la femme, on peut trouver sans cesse des solutions nouvelles adaptées à des
circonstances nouvelles, on peut facilement harmoniser les choses les plus disparates les unes avec
les autres.
Le sens de l'harmonie, de la proportion pénètre plus ou moins toutes les caractéristiques de la
femme, mais il se manifeste plus clairement dans son adaptabilité, dans sa variabilité, dans son
amour de la variété dans sa sociabilité.

Sociabilité, Adaptibilité

J'ai déjà dit comment la femme est sociable à cause de son expansivité : le sens de l'harmonie, de
la proportion, multiplie la force de l'expansion et la régularise. Le sens de l'harmonie, de la
proportion est psychologiquement ce que sont physiologiquement les plastines du sang, c'est
l'élément coagulant de la société.
Un groupe quelconque d'individus réunis dans un hôtel, sur un navire, dans un hôpital devient
rapidiment un ensemble, une famille, s'il s'y trouve des femmes qui sachent organiser ce groupe
d'individus. Au contraire, une famille dans laquelle manque une femme est tour à tour un restaurant,
un hôtel, un hôpital, dans lequel on trouve asile en cas de nécessité, mais non une famille dans
laquelle les qualités, les aspirations des différents membres soient harmonisées entre elles en vue d'un
commun but.
Le sens de l'harmonie, de la proportion permet à la femme de s'adapter rapidement, non
seulement aux personnes les plus différentes, mais aux pays les plus différents, aux circonstances les
plus diverses.
Pour un homme, qui a peu d'imagination, peu de sens de l'harmonie et de la proportion, c'est tout
une affaire que de changer de maison, car justement en changeant il faut tout changer de proportions.
Pour l'homme, il est très désagréable de changer de cuisinière, et cela est le secret et la force des
liaisons masculines. C'est la raison de la facilité avec laquelle l'homme s'est laissé amener à
l'indissolubilité du mariage.
Pour la femme, au contraire, qui a beaucoup d'imagination et de sens des proportions, rien n'est
plus facile que de changer et lorsque les maisons et les servantes étaient faciles à trouver, elle ne s'en
faisait pas faute.
Un autre but auquel le sens de l'harmonie, de la proportion sert à merveille, c'est l'embellissement
de la vie.
Il y a deux genres de beauté, dont nous jouissons également : d'une part, la perfection qu'on peut
atteindre dans un art quelconque, d'autre part, l'ensemble, l'harmonie. C'est dans ce second que la
femme excelle. Avec les éléments les plus disparates, les plus humbles, la femme réussit à faire un
ensemble agréable aux yeux.
C'est ainsi que les femmes de la moyenne bourgeoisie ont réussi, dans tous les pays de l'Europe,
où leur classe a pourtant subi de si graves coups, même en Russie, à avoir quand même des robes
agréables à voir, des maisons agréables à habiter.
Je dirai plus, la femme réussit, dans tous les pays du monde, en proportionnant sa robe, son
chapeau, à sa figure, à sa taille et, à l'inverse, sa figure à son chapeau et à sa robe, à faire d'elle même
un ensemble agréable à voir, même si elle part d'un physique qui ne répond pas du tout à la
perfection.
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Manque de perfection. Répugnance pour le définitif

Si le sens de l'harmonie, des proportions, et le sens du provisoire dont il est la conséquence sont
la source de beaucoup de précieuses qualités de la femme, ils sont aussi la source de certains défauts,
notamment du manque de perfection qu'elle porte dans ses affaires, de la répugnance qu'elle a pour le
définitif.
La femme, toujours occupée à inventer de nouvelles solutions, à les proportionner, à les
harmoniser, toujours orientée vers un monde changeant, a de la répugnance pour le définitif, et n'a
aucune passion pour la perfection.
Le vêtement féminin est typique de cette répugnance pour le définitif.
Rien de moins définitif, de plus provisoire qu'un vêtement féminin : manches qui s'enlèvent et se
mettent à volonté, plis qui se transportent d'une jupe à un manteau, colliers, broches, rubans, fleurs,
oiseaux, plumes avec lesquels on peut en quelques minutes transformer une robe ; châles, écharpes
qu'on peut mouler sur son corps pour lui donner les aspects les plus différents, manteaux à double
face qui peuvent d'une minute à l'autre changer de couleur. Le variable est ce qui donne le chic au
vêtement féminin.
La maison meublée par une femme a, autant que la robe, l'empreinte de ce provisoire. Coussins,
fleurs, petits meubles qu'on peut changer de place continuellement et qui ont deux ou trois différents
usages, sofas qui sont des caisses, caisses qui sont des lavabos, on dirait que la préoccupation
continuelle de la femme, lorsqu'elle achète un meuble, lorsqu'elle se fait un vêtement, ce n'est pas
tant le rôle auquel le meuble ou la robe sont destinés, que les fonctions ultérieures auxquelles ils
peuvent être utilisés.

Sérénité, Harmonie

Mais, s'ils ont quelques légers désavantages, ce sens de l'harmonie, ainsi que le sens du
provisoire dont il est la conséquence, ont des avantages très considérables. Ils sont les causes de la
sérénité de la femme, de la gaité qui lui est particulière. Lorsqu'on tend toujours vers la perfection,
lorsqu'on considère tous ses actes comme définitifs, comme c'est le cas de l'homme, on fait énormes
les difficultés les plus petites, on grossit les douleurs sans grossir les joies.
J'ai vu, dans les mariages, le fiancé, qui pourtant change beaucoup moins de vie, être beaucoup
plus troublé que la fiancée justement parce que la fiancée n'avait pas de préoccupations pour les
difficultés de la nouvelle vie qui l'attendait, parce qu'elle ne prenait en considération que les effets
provisoires du mariage.
Le sens de l'harmonie est la base enfin de l'immense avantage de l'union de l'homme avec la
femme.
C'est justement parce que la femme peut s'occuper avec autant de joie des choses petites et
provisoires que l'homme peut poursuivre des buts stables et définitifs. Et l'homme cesse en effet de
s'en occuper lorsque, comme il arrive en ce moment, il n'a plus près de lui une compagne qui cherche
à l'exonérer des petites difficultés de la vie provisoire de tous les jours.

II

ACTIVITÉ

L'activité de la femme est une réponse en quelque sorte automatique


de l'intuition et de l'imagination à une émotion qui la pousse à un moment donné.

J'ai déjà indiqué l'énorme importance qu'ont dans l'âme féminine l'intuition, l'imagination, la
passion, le sens des proportions ; mais il ne faut pas négliger le dernier pivot sur lequel son âme
s'appuie: l'activité.
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Tout comme le sens des proportions et de l'harmonie, l'activité est en relation directe avec
l'intuition, et l'imagination spéciale de la femme.
Qu'est-ce que l'activité ? C'est l'impulsion qui nous pousse à traduire notre pensée en réalités
matérielles, à la concrétiser en quelque chose de visible, c'est le besoin de faire, de créer,
indépendamment de l'appât du gain, de l'intérêt, des nécessités réelles qui peuvent pousser à l'action
même ceux qui n'ont aucune activité latente.
Dans l'opinion générale, l'activité est une qualité de genre neutre, qui appartient au même degré à
l'homme et à la femme. C'est là une illusion engendrée par le fait que les résultats du travail masculin
sont souvent plus apparents que ceux du travail féminin ; que l'homme a une puissance de production
peut-être supérieure à celle de la femme ; que l'on confond facilement avec ce que j'appelle activité,
et que l'on pourrait peut-être plus exactement nommer factivité, avec l'esprit d'initiative ou avec
l'ardeur intellectuelle, qui sont assurément plus développés chez l'homme que chez la femme. C'est
une illusion engendrée par cette circonstance que nous désignons par le même mot des faits différents
qui ont des origines distinctes, quoique leurs résultats soient semblables.
L'homme a une puissance de travail extrêmement considérable ; il est capable, quand il est
poussé par des stimulants spéciaux, de faire en un moment ce que la femme fait en une semaine. Il a
plus d'initiative, il imagine plus facilement des buts dignes d'activité, il a dans le travail plus de
constance, plus d'exactitude, il est capable d'un plus grand effort pour arriver à un but déterminé. Il
réfléchit davantage et, dirigeant mieux son travail, il peut, en prenant la même peine, produire plus
que la femme. Il est fort intéressé et l'on peut, par intérêt, l'amener à travailler plus que la femme.
Mais, en réalité, l'activité, ou mieux la factivité générique, l'impulsion interne au travail est une
qualité proprement féminine. En pleine activité maternelle, la femme commence déjà à se préoccuper
du moment où son activité ne sera plus nécessaire à ses enfants devenus grands.
«Il n'y a de beau que l'activité, dit Marie Leneru dans son journal, toute passion qui fait rendre
aux hommes plus qu'ils n'ont l'habitude de donner est une passion exaltante et noble par conséquent
».
« Je suis très, occupée et très contente, dit Marie Bashkirscheff, quand elle a commencé à étudier
pour de bon le dessin, je me tourmentais parce que j'avais des loisirs : je le vois à présent. Depuis
vingt jours ou quatre semaines, travail de huit heures à midi et de deux à cinq et demie à l'atelier ; je
travaille après jusqu'à sept heures à la maison et puis quelque esquisse ou une lecture le soir ou bien
un peu de musique et à dix heures, je ne suis bonne qu'à me coucher. Voilà une existence qui me
permet pas de penser que la vie est courte ».
Remarquez à quel point les féministes, dans tous les pays, même dans ceux où elles étaient les
plus ardentes, les plus enragées à conquérir le droit de vote, s'étaient calmées pendant la guerre. Elles
s'étaient calmées, parce qu'elles avaient trouvé le moyen d'utiliser leur activité altruiste. Quand la
femme peut faire cela, elle ne demande pas autre chose. Vous entendez souvent les femmes se
plaindre d'avoir trop à faire, vous ne les voyez jamais se décharger avec plaisir de ce qu'elles ont à
faire sur une autre personne: « Tenace à mon travail, à mon sort » telle était la devise de la Duse. « Il
faut se mouvoir, il faut agir » furent ses dernières paroles.
Voyez du reste, dans la vie, combien de boissons, de narcotiques et d'excitants : tabac, opium,
haschich, morphine, éther, alcool, l'homme a inventés pour jouir de ses loisirs, pour passer le temps,
pour se procurer l'illusion de cet otium intellectuel, auquel seuls peuvent aspirer sans excitants les
vrais penseurs et qui est le rêve inconscient et doré de tous.
Observez combien de jeux, jeux de hasard et de patience, jeux de pensée ou jeux manuels, cartes,
dés, échecs, roulette, l'homme a inventés pour se distraire, non pas dans l'enfance mais dans l'âge
mûr.
Remarquez combien les hommes sont avides de spectacles : courses, luttes, bals, théâtres, qui
occupent sans agir. Voyez comme ils se bousculent pour entrer dans les emplois publics, dans les
carrières et les métiers où l'on n'a rien à faire.
Normalement, la femme ne boit pas, ne fume pas, ne s'intoxique pas ; depuis peu de siècles
seulement, elle prend part aux jeux et aux amusements publics, mais en bien moins grand nombre
que les hommes. Elle ne peuple ni les cafés, ni les théâtres, elle ne recherche point les métiers où l'on
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n'a rien à faire.
Etudiez les jeunes garçons, voyez combien de difficultés on a, combien de prix, combien
d'excitations il faut employer pour réveiller en eux l'activité, alors qu'un mot, qu'un éloge, un baiser,
ou la seule persuasion qu'il s'agit de quelque chose d'utile, que cela fait plaisir à quelqu'un, suffit à
obtenir tout ce qu'on veut des petites filles.
Observez les enfants pendant les vacances : le petit garçon lit, joue, dort ; la petite fille, si elle
n'aide pas sa mère, si elle ne se met pas en quatre pour elle-même, pour la maison, pour ses petits
frères, s'affaire pour ses poupées, elle coud, elle remet en ordre, elle lave la vaisselle, fait son petit
ménage, elle s'occupe et se préoccupe de ses filles adoptives ; au fond, elle travaille pour rire, en
attendant de travailler pour de vrai : l'aiguille, le crochet, le dévidoir, le métier sont tout ensemble ses
instruments de travail et ses jeux préférés.
Cette soif d'activité de la femme et la répugnance toute contraire de l'homme se comprennent
facilement, lorsque l'on recherche les bases sur lesquelles elles reposent et leurs fonctions différentes.
J'ai dit qu'imaginer, la plus grande des joies que puisse donner l'intelligence, trouve chez
l'homme son impulsion dans une idée. Pour imaginer, l'homme a donc besoin de se recueillir, de
méditer, de rester oisif. Chez la femme au contraire, l'impulsion à imaginer vient de ce qu'elle voit,
de ce qu'elle entend, de ce qu'elle sent. L'activité ne la dérange donc pas, pour imaginer, bien au
contraire, elle l'y aide.
L'activité de la femme est une réponse involontaire et en quelque sorte automatique de l'intuition
et de l'imagination à une émotion directe et immédiate qui, à un moment donné, la presse ; elle en est
le complément naturel.
L'activité de l'homme est un acte volontaire et conscient qui fait suite à une délibération
laborieuse de la raison et n'est en aucune façon forcée. L'émotion, l'intuition, l'imagination qui
poussent avec tant de fougue la femme à agir, peuvent aider l'homme à concrétiser une action déjà
délibérée, peuvent lui présenter une hypothèse, un projet, mais, soumises comme elles le sont en lui à
la raison, ne le pousseront pas inéluctablement à agir.
Je m'explique par un exemple. Homme et femme voient, je le suppose, un petit enfant qui pleure.
L'homme, avant d'agir pour apaiser les larmes de l'enfant, voudra savoir pourquoi il pleure et s'il
a raison ou tort de pleurer. Après avoir fait cette recherche, il pensera à ce qu'il peut faire pour le
calmer, il fera un plan d'action et l'exécutera. Cette action, qu'il fera s'il juge qu'elle en vaille la peine,
sera la mise à exécution d'un plan, d'une méditation. Cette méditation pouvait le porter à la
conclusion qu'il n'y avait pas lieu d'agir et, dans ce cas, il n'aurait pas agi. D'autre part, même si la
méditation lui suggère un plan d'action, ce ne sera pas un plan forcé, qui occupe et préoccupe son
âme tout entière et qui le contraigne à agir bon gré, mal gré.
La femme, au contraire, à la seule vue de l'enfant qui pleure, aura l'intuition du pourquoi de ses
larmes et de ce qu'elle doit faire pour les essuyer. Non seulement la femme n'aura pas besoin pour
agir de délibérer, de se livrer à des investigations, de se donner de la peine, mais l'action que lui
dictera son imagination deviendra facilement pour elle une idée impérieuse, une nécessité
inéluctable. L'intuition, qui a remplacé l'investigation, peut être juste ou erronée, l'imagination qui a
suggéré l'action peut-être exacte ou fausse, cela n'empêche pas que la femme ne soit inéluctablement
poussée à agir comme l'ont prescrit l'imagination et l'intuition et qu'elle souffrirait à rester inerte,
comme elle souffre quand elle éprouve une émotion qu'elle ne peut épancher.
Pour la femme, agir est un soulagement, un besoin et par suite un plaisir ; pour l'homme, c'est
une fatigue, par suite une douleur, une douleur dont il est doublement ennuyé, parce que non
seulement agir lui demande un effort qui lui est pénible, mais parce que l'action l'empêche de tirer de
son intelligence le plaisir dont il jouit le plus : celui d'imaginer. L'imagination est la faculté de l'âme
qui nous donne le plus de joie, mais tandis que l'action donne maintes occasions à la femme (chez
laquelle le point de départ de l'imagination est concret) de susciter cette joie, elle l'entrave et même
l'arrête chez l'homme, chez qui l'imagination a pour point de départ la méditation, c'est-à-dire
l'oisiveté.
Voilà comment, à un triple titre, la femme est active, l'homme indolent.
Ajoutons que les buts qu'homme et femme veulent atteindre en agissant sont différents.
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J'ai dit que l'activité de la femme est toujours la réponse concrète à une émotion qui la presse à
un moment donné : donner ou calmer cette émotion est le but unique que la femme veut atteindre par
son activité : atteindre ce but, indépendamment de toute autre considération, lui donnera le maximum
de plaisir : c'est à cela qu'elle vise en agissant. Dans le cas du petit enfant qui pleure, l'essentiel sera
pour elle d'apaiser ses larmes. Le moyen par lequel elle y arrivera, l'action qu'elle a choisie pour y
arriver, ne l'intéressent que médiocrement ; si le moyen est absurde, s'il ne réussit pas, elle le change
sans en souffrir le moins du monde.
Il en est tout autrement de l'homme. Pour calmer les pleurs de l'enfant, il doit faire un projet et la
réalisation de ce projet devient bien vite pour lui la partie principale de l'action, la seule à laquelle il
trouve plaisir. Il suit délibérément et exactement son plan. Si celui-ci manque son but, si, dans notre
cas, l'enfant continue à pleurer, il l'enverra à tous les diables, il se mettra en colère, non pas tant parce
que l'enfant pleure que parce qu'il démontre en pleurant que le plan était erroné. Si, au contraire,
l'enfant cesse de pleurer, il se réjouira, non pas tant du résultat obtenu que de constater que son plan
était bien conçu et qu'il a été parfaitement exécuté.
Même s'il fait du sport, s'il fait un travail manuel, s'il fait du commerce, le but que l'homme se
propose en se donnant de la peine n'est pas tant de jouer ou de commercer, que de matérialiser l'idée
qui le préoccupe. Ce qui l'amuse ou l'attire dans le jeu de ballon ou dans le commerce n'est pas tant
de gagner une partie, d'exercer ses muscles ou de réaliser un profit que de voir qu'en jetant la balle
dans telle ou telle direction, en achetant telle ou telle marchandise, il arrivera à telle ou telle
combinaison. L'homme ne prend plaisir à l'action que quand elle lui permet de réaliser des
combinaisons abstraites. L'action est pour lui une variante de la méditation, variante qui peut avec
avantage être remplacée par la méditation elle-même. C'est pour cela que l'homme n'aime pas à agir
et l'évite, quand il le peut.
L'activité de la femme est, au contraire, indépendante de la méditation, c'est une espèce
d'expansion naturelle qui ne peut être remplacée et n'est effectivement remplacée que par la parole.
Agir est, pour la femme, un moyen de s'exprimer, de parler, de se faire comprendre, de donner libre
cours à l'émotion qui l'étouffe. C'est pour cela qu'elle aime à agir, parce qu'agir de quelque façon que
ce soit est pour elle un plaisir.
Ce besoin qu'a la femme d'agir, ce plaisir qu'elle éprouve à agir est providentiel pour sa fonction
maternelle laquelle, au fond, peut se réduire à une activité incessante au profit de petits êtres inertes,
incapables de pourvoir en quoi que ce soit à leurs besoins.
Il ne serait pas en effet possible d'élever un petit enfant qui n'a aucune récompense à offrir pour
toute l'activité qu'il réclame, ni de bien tenir une maison avec une sage économie, si la femme n'avait
pas cet instinct de répondre aux besoins de l'enfant par un acte concret et adéquat, et si cet instinct ne
lui faisait pas trouver son plaisir, non pas tant dans l'obtention du résultat ou dans la maigre
récompense qu'elle en tirera, que dans la seule possibilité de le satisfaire.
Cet instinct nécessaire à la fonction maternelle s'élargit et s'étend à toute la vie de la femme et se
manifeste par l'activité dévorante qui la caractérise.

Pour la femme activité est amour

Mais, si l'origine différente de l'activité masculine et de l'activité féminine explique comment la


femme est plus active que l'homme, une autre raison et plus grave encore s'y ajoute : la fonction
différente de cette qualité dans les deux sexes.
Pour l'homme, chez qui l'imagination dépend de la méditation et de la pensée, l'activité est
simplement une nécessité matérielle. L'homme travaille pour gagner de quoi rester oisif, de quoi
satisfaire ses besoins. Aucune autre raison, aucun autre stimulant ne l'y pousse. Un homme indolent
est parfaitement concevable, s'il est riche, et il est même naturel qu'un homme riche ne travaille pas
puisqu'il peut s'en dispenser.
Au contraire, une femme qui manque d'activité manque du principal instrument de son altérocen-
trisme, manque d'une qualité indispensable à sa fonction maternelle, manque d'une condition essen-
tielle à la manifestation de sa conception spéciale de l'amour.
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Mon père, dans la Femme criminelle fait de l'activité le discriminant essentiel entre la femme
normale et la femme perdue. Le fait est que la nature n'a fourni à la femme que deux moyens pour
s'attacher l'homme qu'elle aime : ou lui être utile, c'est-à-dire lui consacrer toute son activité, ou
l'enivrer par les sens. Si le premier procédé correspond à la conception que la femme normale se fait
de l'amour, le second correspond à celle que s'en fait la femme anormale, ou plus exactement la
femme perdue.
C'est par les faits et non par les paroles, c'est par l'activité, par le dévouement que la femme
normale prouve son amour, sa reconnaissance ; c'est par l'activité qu'elle manifeste son intelligence.
La Bible ne se lasse pas d'insister, peut-être pour éclairer les hommes pour qui une telle vertu est
un objet de dédain, sur les innombrables bienfaits d'une femme industrieuse, économe, agissante et
de mettre l'homme en garde contre la femme oisive qui est généralement vicieuse « la femme sage
édifie la maison, la femme folle la renverse », l'enfant laissé à l'abandon fait honte à sa mère.
La vérité c'est que la femme ne pourrait remplir sa mission de femme si elle n'était douée de cette
activité dévorante qui la fait se précipiter, par une réaction presque physique toutes les fois qu'elle
aperçoit quelque chose à faire, qui lui fait considérer comme la pire des injures l'accusation de
fainéantise, qui lui donne l'illusion de devoir être d'autant plus aimée qu'elle consacre davantage son
activité aux êtres qui lui sont chers.
Cette exubérante activité de la femme est peut-être une des qualités les plus bienfaisantes pour
l'humanité.

Excès de zèle, précipitation, litigiosité, esprit d'intrigue

Mais il n'est pas de bien qui ne soit accompagné de quelque mal. L'activité elle-même, comme la
passion et l'intuition, engendre chez la femme divers défauts, est la source de nombreux malentendus,
qui parfois rendent la vie amère à elle et aux autres.

Précipitation

Le premier défaut qu'engendre l'excessive activité de la femme est sa précipitation à agir, d'où
dérivent la confusion, la complication qui marquent trop souvent ses actions.
Confiez une tâche quelconque à des adolescents de l'un et de l'autre sexe. Vous remarquerez que
les garçons, avant d'agir, réfléchissent longuement pour voir si leur intervention est vraiment
nécessaire et, quand ils s'en sont convaincus, cherchent et trouvent la voie la plus courte, la moins
fatigante. Les filles, au contraire ne songent même pas qu'elles pourraient se dispenser d'agir, elles ne
s'arrêtent pas davantage à penser qu'il peut y avoir des voies plus courtes que d'autres pour atteindre
le but, elles agissent immédiatement, prennent le premier chemin qui se présente à elles, quelquefois
le plus long, le plus incommode, celui qui exigera d'elles les plus grands efforts. Tout le monde
aperçoit les avantages et les inconvénients des deux systèmes. Précisément parce qu'il met tant de
difficultés et de mauvaise grâce à se décider à agir, parce que dans toutes ses actions il cherche à
trouver son compte, à se fatiguer et à se sacrifier le moins possible, l'homme prend l'habitude de bien
peser son action, avant de la faire, et de choisir toujours la.voie la moins pénible. L'homme est amené
par son indolence à trouver la voie la meilleure, la plus facile, la plus efficace, celle qui lui coûte le
moins de sacrifices et il arrive presque toujours à. obtenir dix avec un effort de cinq, à arriver au but
avec la moindre dépense de force. La femme, au contraire, qui agit impulsivement, sans trop peser le
pour et le contre, acquiert l'habitude contraire, celle de choisir souvent la route la plus longue, la plus
sinueuse, qui l'oblige à faire un effort de vingt pour obtenir dix.

Excès de zèle

Un autre défaut que l'excès d'activité engendre chez la femme, c'est celui de faire perdre le temps
aux autres. Le fait qu'agir fait plaisir à la femme, lui donne l'habitude de demander trop facilement
aux autres d'agir, de perdre leur temps pour elle, d'exiger des autres une activité qui quelquefois n'est
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pas nécessaire, qui le plus souvent est importune, tandis que la répugnance de l'homme à céder son
propre temps fait qu'il est très circonspect à en faire perdre aux autres et qu'il est ainsi rarement
importun.
Un autre, défaut de l'activité naît souvent chez la femme, c'est l'excès de zèle. « L'excès en tout
est un défaut » même quand il s'agit de zèle, d'activité employés avec la meilleure intention. Maintes
fois il nous arrive dans la vie de caresser un désir, de demander une aide, et de nous trouver ensuite
embarrassés quand le désir est exaucé, parce que nous nous apercevons que ce que nous désirions
nous est plus préjudiciable qu'avantageux.
La Princesse Dashkoff, qui a été certainement une des femmes les plus intelligentes de la Russie,
et à laquelle on doit en grande partie l'élévation au trône de la grande Catherine, confessait à Diderot
qu'elle craignait d'avoir beaucoup nui à ses amis par son excès de zèle en leur faveur, d'avoir fait
avorter des projets splendides par le trop d'enthousiasme qu'elle avait mis à les traduire en actes.
Souvent, hélas ! dans la vie, il est plus utile de ne pas faire que de faire ; souvent les mères sont,
comme éducatrices, inférieures aux pères, précisément à cause du zèle inconsidéré avec lequel, au
lieu de se borner à surveiller leurs fils, à les laisser acquérir par eux-mêmes leur expérience
personnelle, elles veulent y substituer la leur. Souvent la femme est dangereuse au lit du malade par
le zèle excessif qu'elle met à satisfaire ses moindres caprices.
La femme ressemble à une sonnette électrique à laquelle manque l'isolateur et qui, non seulement
sonne consciencieusement à chaque appel, mais continue à sonner, même quand on n'y pose plus le
doigt et qu'on voudrait la faire cesser.

Litigiosité

Un autre inconvénient de la trop grande activité de la femme est sa litigiosité. Les femmes sont
toujours en discussion, avec leur mari, avec leurs égaux, avec leurs inférieurs, avec tout le monde,
sans jamais faire trêve et, quand elles ne se disputent pas, elles bougonnent et étouffent de rage dans
leur for intérieur. A ce point de vue, les hommes sont bien plus pacifiques que les femmes : les
familles où domine l'élément masculin marchent beaucoup plus facilement d'accord que celles où
domine l'élément féminin.
Mais pourquoi les hommes sont-ils peu enclins à la dispute ? Parce que, chacun ayant envie de ne
rien faire, tous sont disposés à fermer l'oeil sur ce qu'ils voient mal fait, pourvu que leur propre
tranquillité ne soit pas troublée et qu'ils ne soient pas obligés de se substituer à celui qui fait mal. Le
contraire arrive pour la femme : aimant à faire, étant disposée à faire, elle ne supporte pas les choses
qu'elle juge mal faites, elle n'hésite pas à le déclarer, à le soutenir, à se mettre en colère contre celui
ou ceux qui n'ont pas fait comme elle voulait et, par suite, à se disputer avec eux.

Esprit d'intrigue

Mais le plus grand mal, que produise l'exubérante activité de la femme est la prodigalité, l'esprit
d'intrigue maladif qu'elle engendre chez les femmes des clans supérieurs qui n'ont pas un champ
naturel d'activité.
Un passionné d'action ne peut jamais devenir un paresseux et ne peut, comme l'indolent, goûter
les joies que le loisir réserve aux méditatifs : s'il n'a pas d'occupations utiles et nécessaires où il
puisse s'absorber, il s'en crée d'inutiles et de préjudiciables, ou il tombe malade. Si la femme ne crée
pas, elle détruit ; passionnée comme elle l'est, si elle ne peut étendre sa protection active sur son mari
ou ses enfants, elle la concentrera sur les autres ; si elle ne se fait pas ses vêtements, elle se les fera
faire ; si elle ne peut s'occuper à économiser, elle s'occupera à dépenser, et elle sera d'autant plus
ardente à détruire, à prodiguer ou à intriguer que sa puissance de faire et d'agir sera plus grande. C'est
ce qui se produit dans les classes supérieures, -où la femme ne sait pas se créer des occupations
intellectuelles et en jouir et où d'absurdes conventions sociales la poussent à ne rien faire.
Donnez à la femme qui vous paraît la plus intrigante et la plus mondaine une occupation sérieuse
et vous la verrez avec étonnement devenir philanthrope, économe, dévouée, généreuse.A toute
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époque on a vu des mères, des filles, des soeurs, qui ne paraissaient occupées qu'à dépenser ou à
intriguer, sacrifier tout à coup leurs amusements pour se consacrer tout entières à un père, un fils, un
mari, un frère qui, frappé par le malheur, avait besoin de leur aide, de leur activité.
Les femmes les plus mondaines peut-être qui aient existé, les grandes dames de l'aristocratie
française avant la Révolution, se transformèrent tout à toup en industrieuses ménagères, en fermières,
en ouvrières de premier ordre, quand la Révolution les chassa de France en les privant de leurs
richesses et cela avec une gaîté, une facilité qui firent l'admiration de leurs maris et des peuples qui
leur donnèrent l'hospitalité.

Conséquences, Conflits

Le fait que pour la femme l'activité est un plaisir explique bien des énigmes de l'âme féminine. Il
fait comprendre comment la femme qui, en apparence, jouit plus que l'homme de la richesse et la
gaspille plus facilement, y renonce avec moins de regret que lui et supporte plus aisément les subits
retours de fortune qui l'obligent à travailler. Il explique le fait, en apparence si singulier, qu'en
Amérique les héritières des plus grandes fortunes fuient fréquemment les salons et la vie confortable
pour prendre des postes de maîtresses d'école ou d'employées loin de la maison paternelle ; il
explique comment ce mouvement se propage en Europe où les jeunes filles de la haute bourgeoisie
commencent, souvent au grand désespoir de leurs parents, à concourir, elles aussi, pour des chaires
ou des emplois de troisième ordre, non pas pour le gain, non pas pour l'indépendance que ces postes
peuvent leur procurer, mais «pour avoir quelque chose à faire ». Le besoin d'une activité bien dirigée
explique que les jeunes filles de l'aristocratie entrent avec enthousiasme dans les ordres religieux les
plus humbles et les plus actifs ; il explique pourquoi le caractère de la femme s'aigrit dans l'âge mûr
au moment où, la famille se dispersant, son labeur accoutumé lui fait défaut ou que sa force de travail
vient à lui manquer ; il explique la ténacité des belles-mères à ne pas laisser passer leurs attributions
aux mains de leurs brus. Le besoin d'activité explique que tant de jeunes filles qui n'ont pas d'oreille
croient avoir une passion pour le piano, alors qu'elles n'ont de passion que pour l'agréable activité
qu'il réclame et que cette passion leur passe aussitôt qu'elles ont autre chose à faire.
Par là s'explique aussi la direction que les femmes donnent en général à leurs études. D'ordinaire,
elles aiment bien mieux étudier pour préparer leurs cours, leurs leçons, leurs examens que travailler
pour leur propre compte, quand même elles en auraient la facilité, parce qu'étudier pour professer,
pour passer des examens, rentre dans leur activité générale.
Cette passion d'activité explique pourquoi la femme s'éprend si souvent de l'homme entreprenant,
plein d'initiative, qui sait utiliser cette prédisposition ou, à défaut de celui-là, de l'homme égoïste,
énergique, despotique, qui donne au moins un but à son activité et, à défaut d'autre chose, l'illusion
que cette activité est utile. Elle explique aussi pourquoi, au contraire, la femme se sent si seule, quand
elle a un mari mou, indifférent, qui la laisse libre de faire ce qu'elle veut, qui ne demande rien, ne
s'occupe de rien, ne parait goûter en aucune manière les manifestations de son activité et s'abstient de
les diriger. C'est l'activité de la femme qui la pousse à garnir sa maison de plantes, d'oiseaux, de
chiens, de chats, d'animaux, d'êtres vivants qui ont continuellement besoin de ses soins, parce qu'ils
absorbent beaucoup de son activité et la récompensent de ses attentions par leur santé florissante.
C'est pour cela que la femme entreprend si facilement d'immenses travaux d'aiguille dont elle ne voit
jamais la fin, parce qu'ils lui enlèvent l'ennui de chercher à quoi s'occuper. Il n'y a pas de plus grand
supplice pour la femme que de n'avoir rien à faire, de ne pouvoir agir au profit de quelqu'un. Les
amusements, pour étranges et coûteux qu'ils soient, ne parviennent pas à lui procurer la satisfaction
intime et profonde qui lui vient de l'emploi de son activité normale au profit de la famille et de
l'humanité.
Cette activité naturelle de la femme explique bien des conflits et des malentendus qui
assombrissent sa vie. La femme qui, comme tous les êtres humains, croit que les autres sont faits à
son image et à sa ressemblance et qu'ils doivent l'être, ne réussit pas à comprendre l'amour de
l'homme pour la méditation, sa volupté de l'inaction. Elle regarde l'indolence, la paresse, le
désœuvrement de l'homme comme des vices plus graves qu'ils ne le sont en réalité. Il n'est pas sans
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exemple de voir une femme tuer son mari par haine de sa fainéantise.
L'homme, au contraire, pour qui le loisir est le plus, grand des biens, ne peut supposer que la plus
grande récompense à laquelle la femme aspire soit de partager ses travaux et il croit s'acquitter
généreusement envers elle en lui concédant ces loisirs dont elle n'a aucune envie.
Ce n'est pas tout. J'ai dit que, pour la femme, agir n'est pas un devoir, mais un plaisir. Cela
n'empêche pas que, consciente des bénéfices que son travail procure à la communauté, elle ne désire
que les personnes de sa famille, qui en profitent, lui en fassent un mérite. Or souvent l'homme qui,
dans la condition de père, de fils, de frère, d'industriel, de chef, apprécie à sa juste valeur l'activité de
la femme et la récompense en argent et en admiration, n'en fait pas grand cas chez celle qu'il aime.
La Bible a beau lui dire que « la femme active, édifie la maison » - que « qui trouve une femme
active trouve un trésor », il pense que la maison, c'est lui qui l'élèvera par son travail et désire un
trésor différent de celui que lui ont promis les Saints Livres.
Une femme paresseuse, peu soucieuse du soin de sa maison et encore moins de celui de ses
enfants, mais provocante, sensuelle, adulatrice et fourbe, réussit à obtenir de l'homme une somme
d'affection et d'admiration plus grande que la femme active. J'ajouterai que, comme l'oisiveté est le
privilège des classes supérieures, l'homme riche est souvent ennuyé, presque humilié, que sa
compagne travaille, ce qui froisse énormément la femme active et laborieuse.
Trouver un remède radical à ces conflits ne me paraît pas possible, mais je crois que l'éducation
doit insister pour rendre manifeste aux hommes les bienfaits de l'activité féminine et pour faire
apercevoir à la femme les origines souvent nobles de l'oisiveté masculine et cela, pour que l'un et
l'autre cherchent à modérer leurs jugements sur ce sujet. Je crois en outre absolument urgent de
canaliser l'activité des femmes des classes supérieures vers des occupations profitables à la société ;
sinon, au lieu d'être un élément de progrès, l'activité féminine deviendrait un élément de régression
individuelle et sociale.

SIXIEME PARTIE

Formation de la conscience et de la personnalité.

Les hommes sont poussés à agir par l'intérêt et la raison, lignes droites à peu près égales pour tous ;
la femme l'est par l'intuition, par l'imagination, par l'émotion, variées comme
les lignes courbes joignant deux points - de là sa personnalité plus complexe et plus variée.

APPUIS ET FREINS MORAUX DE LA FEMME

Si l'idéal sur lequel la femme s'appuie est bon, il la guidera dans la vie au milieu des péripéties
adverses mieux que ne pourrait le faire le raisonnement le plus compliqué.
Mais, si la raison a un rôle si peu important dans la formation des défauts et des qualités de la
femme, comment pourra-t-on réprimer et limiter ses mauvais instincts ? Comment exalter les bons ?
Sur quoi pourra s'appuyer l'éducateur ? Sur quoi s’appuiera la femme elle-même, si elle veut se
corriger ?
La conscience, cette voix inconnue qui nous pousse quasi automatiquement dans la voie droite,
comment pourra-t-elle se former en nous autres femmes ?
Tous les doutes proviennent de ce que, lorsqu'on discute de psychologie, on a en vue la
psychologie masculine, et de ce que, lorsqu'on pense à la formation de la conscience, on a en vue le
mode de formation de la conscience masculine. A ce point de vue, les doutes sont parfaitement
justifiés.
Le père Noble, dans sa belle étude sur la Conscience morale, montre comment la conscience
morale se forme peu à peu par le moyen de la raison, laquelle réfrène les instincts égoïstes, tout
puissants dans l'enfance, en nous en faisant voir les conséquences dommageables et nous amène petit
à petit à considérer comme faisables ou non certaines actions que l'impulsion égoïste nous
commandera et qui seraient conformes à notre intérêt exclusif et momentané, mais ne le sont pas à

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l'intérêt social et futur et comment ce raisonnement, à force d'être employé, devient automatique,
devient une conscience qui parle même en dehors de la raison et plus rapidement et avec plus
d'autorité qu'elle.
Cette formation est logique et cohérente pour l'homme.
Quand un individu n'est ni intuitif, ni passionné, qu'il n'a point d'impulsion subite à agir, comme
c'est généralement le cas pour l'homme, quand un individu poursuit uniquement ses intérêts et n'a de
plaisir qu'à les poursuivre, comme il arrive pour l'homme, le raisonnement, qui lui montre où est son
devoir, la logique, qui le détermine à une action plutôt qu'à une autre, sont le meilleur guide et le
meilleur frein qu'il puisse trouver. C'est peut-être le seul pour celui qui n'est pas altruiste et ils ne sont
pas en soi cet aiguillon terrible qui le pousse, bon gré, mal gré, à s'occuper du bien ou du mal d'autrui
; le raisonnement, qui lui fait connaître en quoi et comment ses actions favorisent ou entravent celles
d'autrui, est non seulement utile, mais indispensable. D'ailleurs, le raisonnement qui fait comprendre
à l'homme que ses défauts sont bien des défauts, que son égoïsme doit être réfréné, est un
raisonnement simple que tout homme est en état de faire. Les défauts les plus communs de l'homme :
la grossièreté, l'absence de générosité, l'abus de sa force, l'indolence, l'inconstance en amour, la
sensualité, la passion immodérée pour l'alcool et le tabac ne peuvent se confondre avec des vertus :
ils sautent aux yeux de tous, même aux siens. Il n'est pas rare que de vrais délinquants admettent que
leurs actes sont blâmables, que des hommes simplement mauvais, qui ne frisent pas le Code Pénal,
fassent le même aveu. C'est parce que nombre de méchants n'hésitent pas à reconnaître leurs torts que
parfois des femmes sentimentales s'éprennent d'eux, dans l'espoir de les convertir au bien, comme il
en adviendrait pour elles, si elles se trouvaient dans une situation analogue. D'autre part, c'est parce
que les défauts auxquels les hommes sont le plus portés sont unanimement tenus pour tels et que le
raisonnement en persuade même celui qui en est atteint, que ce même raisonnement n'a guère de
chance d'en augmenter la portée.
Ce n'est pas le raisonnement qui augmente la sensualité ou le manque de générosité de l'homme :
s'il n'est pas toujours un frein suffisant, le raisonnement n'est jamais à ce point de vue un excitant : la
majeure partie des délinquants se recrute parmi les faibles d'esprit, qui commettent des délits parce
qu'ils ne savent pas comprendre la portée de leurs actions.
La situation de la femme est tout autre. L'intolérance, le bavardage, le rigorisme féroce de la
femme, sa véhémence dans la vengeance, sa susceptibilité, sa sentimentalité, son obstination, son
excessif amour-propre, sa litigiosité et autres défauts semblables, que la conscience morale devrait
réprimer, ne viennent pas d'un excessif égoïsme, mais d'un altérocentrisme tantôt excessif, tantôt
inverti, tantôt dévié, d'une passionnalité excessive.
Par suite, le raisonnement qui devrait faire comprendre à la femme que ce sont là des défauts est
si compliqué qu'il surpasse la capacité d'une intelligence ordinaire. Avec la logique courante, une
femme peut facilement se démontrer à elle-même que la soif de vengeance, est « soif de justice »,
l'intolérance «zèle légitime » pour les autres, la curiosité, le bavardage « intérêt pour le prochain »,
que la jalousie est de l'amour, c'est-à-dire qu'elle peut se démontrer facilement à elle-même par le
raisonnement que ses défauts sont autant de vertus. Ce ne sont pas les hommes, ce sont les femmes
qui se sont faites les championnes de l'amour libre avec des arguments sophistiqués qui ont toutes les
apparences de la logique.
« Ces gens, dit Marie Lenéru dans son journal, qui sont très touchés lorsqu'on reconnaît ses torts
et ceux qui font les beaux esprits s'inclinant à la discussion, ils ne sauront ni les uns ni les autres
qu'on n'a jamais tort, car il y a toujours une raison pour laquelle on fait ce qu'on fait ».
Dans la Femme Criminelle, mon père a relevé qu'il n'avait jamais vu une criminelle admettre,
comme le fait tant de fois l'homme criminel, qu'elle était méchante. Aucune femme perverse n'est
jamais convaincue que ses défauts soient des défauts.
Et non seulement le raisonnement ne sert pas à la femme à reconnaître ses défauts et à s'en
corriger, mais parfois il la pousse à les exagérer jusqu'à la cruauté. Rien de plus facile que de se
servir du raisonnement pour aggraver la vengeance, l'intolérance ou l'envie. La facilité avec laquelle
nous autres femmes pourrions employer le raisonnement à satisfaire nos plus mauvaises passions est
vraisemblablement la cause première de la répugnance que nous éprouvons à faire usage de la raison
72
dans la pratique de la vie et de la défiance instinctive que l'homme ressent pour la femme
raisonneuse.
La foi du monde moderne dans la force du raisonnement est aussi absurde que celle du monde
d'autrefois dans la superstition.
Il est vrai que, pour faire progresser les sciences dans lesquelles on doit déduire des prémisses
des conséquences fixes et immuables, raisonner est indispensable. Qui ne sait se servir de la
méditation et de la logique dans ses études et dans son art n'est pas apte à ces études ou à cet art qu'il
fera mal. Pour organiser une industrie, une société, un Etat, pour maintenir un ordre politique et
social donné, la raison et le calcul sont les seuls guides auxquels on puisse se fier. Ils le sont encore
pour arriver à un poste, pour obtenir une distinction, pour conquérir un grade académique, un prix
que l'on ambitionne, pour servir des intérêts. Mais à quoi me sert le calcul, à quoi le raisonnement, si
je veux aimer et être aimée, si je veux m'occuper des autres, si je veux que les autres s'occupent de
moi, si je veux remplir ma mission de femme ? A quoi me sert la logique pour atteindre une
perfection morale qui, pour nous autres femmes, est en dehors de la logique ? Pour désirer
ardemment des enfants à élever, des nouveaux-nés dont il faille s'occuper et se préoccuper jour et
nuit, comme le rêve n'importe quelle femme, comme il est utile qu'elle le rêve, il faut que la passion
altruiste soit en elle au-dessus de ses propres intérêts, que sa passionnalité prévale sur la logique.
Pour élever les jeunes enfants qui ne savent pas s'exprimer, pour veiller à la santé et au bien-être
matériel et moral de ceux qui nous entourent, la logique est de peu de secours.
Les personnes vivantes ne rentrent dans les cadres logiques aussi facilement que les théorèmes de
géométrie. Dans les personnes vivantes, les besoins, les désirs, les capacités physiques et mentales
changent à chaque instant et ces changements sont difficilement perceptibles et déterminables par le
raisonnement. Il s'agit souvent de nuances que seule l'intuition peut saisir, sans même les porter à la
conscience. Cet enfant, qui aujourd'hui résout parfaitement un problème mathématique, ne saura pas
demain faire une simple division. Cet autre, qui aujourd'hui digère n'importe quoi, demain ne peut
même pas digérer le lait et les œufs. Ce jeune homme, qui fait aujourd'hui 20 kilomètres, ne pourra
pas en faire 10 demain. Tel enfant doit être mené avec le fouet, tel autre par les caresses. Ce jeune
garçon de 12 ans est déjà un homme ; à 20 ans, celui-là est encore un enfant. Ce jouet qui aujourd'hui
a une valeur stimulante de 90 n'en aura aucune demain.
Celui ou celle qui exerce une profession, qui s'adonne à la science doit y mettre de la logique, s'il
veut y réussir. La femme qui se consacre à la vie pratique, la femme qui travaille à former sa
conscience morale, peut fort bien s'en passer.
D'autre part, même avec un esprit médiocre, hommes et femmes, indifféremment, peuvent appli-
quer le calcul aux affaires, aux études, à l'art et à la science, parce que, dans les uns et dans les autres,
il est facile de s'apercevoir quand les termes changent et quand, par suite, doivent changer les
conséquences. Mais user de la logique dans le domaine où doit agir la femme est infiniment plus
difficile. Pour élever des enfants, pour faire leur éducation, pour maintenir le lien de la famille, pour
donner à chacun ce réconfort matériel et moral dont il a besoin ; pour aimer et se faire aimer à force
de logique ; pour calculer exactement, minute par minute, les changements de conduite rendus
nécessaires par les circonstances qui changent rapidement et continuellement, comme il arrive dans la
vie réelle, il faudrait faire des calculs gigantesques, auxquels seule peut arriver une intelligence
supérieure, qu'elle soit masculine ou féminine. Ainsi se fait-il que, bien souvent, des femmes
d'intelligence moyenne, sans instruction, sans prétention au raisonnement, qui se laissent guider, en
chaque circonstance, par leur instinct et par une bonne éducation, sans avoir recours aux théories
générales et au raisonnement, conduisent mieux leur barque que les femmes soi-disant instruites, qui
ont la tête farcie de théories et qui veulent les appliquer coûte que coûte, à la manière des hommes.
Rien de pire, dans la vie pratique, que les femmes à système. Que de fois n'avons-nous pas vu
souffrir, dépérir, tantôt de faim, tantôt d'indigestion, des enfants victimes de la tétée pesée, qui pour
les uns est insuffisante, pour les autres excessive.
Au fond, s'il m'était permis de m'exprimer par un paradoxe, je dirais que la femme est d'une
logique parfaite quand elle agit inconsciemment, sous l'impulsion de l'amour, tandis qu'elle perd le fil
directeur quand elle veut raisonner et théoriser.
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La vérité, c'est que la femme moyenne, qui se règle sur l'amour et sur l'intuition, travaille sur des
faits qui peut-être ne sont pas encore arrivés à sa conscience, qui sont à peine perçus, mais qui sont
vrais, contemporains, sur la base desquels on peut arriver à des conséquences adéquates, tandis que la
femme qui s'obstine à théoriser, à ne tenir compte que des données dont elle est consciente, s'appuie
sur des faits qui souvent ne sont plus vrais au moment où elle les prend en considération, et qui la
conduisent fatalement à des conclusions erronées.

Formation de la conscience

Mais, si le raisonnement ne nous sert ni de stimulant ni de frein, sur quels principes se formera,
en nous autres femmes, la conscience morale ?
Je commence par dire que sa formation est très facile ; que la femme a moins besoin que
l'homme de limites et de freins, parce qu'étant altérocentrique, les impulsions égoïstes sont en elles
moins fortes, parce que, comme elle aspire au plaisir ou répugne à la douleur avec beaucoup moins
de fougue que l'homme; elle a moins de stimulants à l'immoralité. J'ajoute qu'elle est poussée à la
morale par l'exercice de la maternité, qui la plie et l'habitue aux sacrifices, aux préoccupations de
l'avenir, des générations à venir, sentiments qui tous sont liés à la morale. Mais, en dehors de cela, il
y a encore des moyens directs et faciles d'agir sur sa conscience.
Par l'effet de la passion qu'elle a d'aimer et d'être aimée, de l'avidité avec laquelle, depuis ses plus
jeunes années, elle se penche vers ceux qui l'entourent, la femme cherche, sans aucune coercition,
sans aucun raisonnement, à voiler, à corriger, à réprimer tous les instincts qu'autour d'elle on nomme
vices et que comme tels on méprise, quelque sacrifice qu'il puisse lui en coûter ; elle tend à accroître
toutes les tendances qu'elle voit admirer et qui sont nommées vertus, même si elles ne sont pas telles,
c'est-à-dire qu'elle tend, par pur amour des autres, en dehors du raisonnement, à se mettre à l'unisson
et à prendre pour règles de vie toutes celles qui sont approuvées autour d'elle.
Lorsque la femme (et peut-être aussi parfois l'homme) est sur le point d'agir et que l'instinct ne la
guide pas sûrement, au lieu de théoriser, elle se raccroche aux exemples de cas semblables qu'elle a
vus, qu'elle a lus, dont elle a entendu parler, elle recourt par la pensée au jugement qu'ont porté ou
que porteraient, à la décision que prendraient, dans des cas semblables, ceux qu'elle estime et dont
elle ambitionne la considération.
Elle tend à modifier ses instincts dans la direction qu'elle voit la plus appréciée, elle tend à se
former un modèle idéal de la femme qui corresponde à l'approbation de son entourage et à l'incarner.
Plutôt que sur les théories ou sur la raison, la conscience morale se modèle donc, chez la femme,
sur le milieu dans lequel elle vit et sur lequel elle accumule ses observations et ses expériences, sur
les héros auxquels elle s'intéresse, sur les habitudes qu'elle est obligée de prendre et surtout sur les
jugements qu'émettent, au sujet des événements auxquels elle participe ou des habitudes qu'elle a
contractées, les personnes qui l'entourent et d'après lesquelles elle forme son idéal.
La conscience morale de la femme se forme sur les jugements d'autrui que l'intuition lui présente,
sur ses propres émotions que sa sensibilité accentue, sur les idéaux que son imagination lui suscite,
sur le sens de l'harmonie qui harmonise idéaux, intuitions et émotions et les proportionne avec le
milieu, sur tout ce qui constitue en quelque sorte le pivot de ses qualités et de ses défauts, et même,
comme nous le verrons plus loin, de son intelligence.
La conscience morale de la femme se forme sur la pratique et s'élève de la pratique à la théorie et
la même chose se produit pour elle dans le domaine intellectuel. C'est sur ces pivots que peut agir
l'éducateur.
Il est vrai que l'intuition et l'imagination sont involontaires, en dehors de toute action directe de
notre part ou de celle des autres. Mais l'imagination et l'intuition se basent, non seulement sur les
émotions inconscientes et involontaires, mais en outre sur les observations volontaires et conscientes.
C'est en agissant sur celles-ci que l'éducateur peut agir, au moins indirectement, sur la formation de
l'idéal. L'idéal une fois formé fonctionne parfaitement comme conscience morale.
De là l'énorme importance qu'ont, pour la moralité de la femme, le milieu où elle vit, les livres
qu'elle lit, les comédies qu'elle entend, les actions dont elle est témoin, et surtout le jugement de ceux
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qui composent son entourage sur les protagonistes de ces livres, de ces comédies, de ces actions,
parce que c'est sur ce jugement qu'elle se règlera dans la vie. Et je crois que la grande vogue de la
littérature ibsénienne avec sa tendance à porter aux nues la femme qui cherche à tout prix son
bonheur, n'a pas peu contribué à la désorganisation familiale dont nous sommes les témoins
impuissants.
Il est vrai que la tradition, les exemples, les jugements, sont un moyen d'action plus compliqué et
plus malaisé à mettre en œuvre que la raison. Mais, à cause de cet équilibre qui se forme
spontanément en toutes choses, la femme qui doit en profiter est placée dans une situation privilégiée
à cet égard. Etablir des exemples, des traditions, sur lesquels l'homme doive se régler est peut-être
difficile, surtout dans les temps modernes, parce que sa profession le place dans des conditions qui
peuvent varier, que les déplacements qu'il entreprend pour gagner sa vie et pour suivre ses intérêts
l'obligent souvent à vivre dans des conditions différentes. Mais rien n'est plus facile au contraire que
de les établir pour la femme, dont la profession se confond avec sa mission, qui est fixe et immuable.
Les cas dans lesquels la femme peut se trouver, les problèmes, les conflits auxquels se heurteront
son esprit et son cœur, sont fixes et fatals. Invariables sont ses angoisses. Ce sont des conflits entre
l'homme qu'elle aime sans en être aimée, ou dont elle est aimée sans l'aimer. C'est l'aspiration à un
amour idéal qu'elle n'atteindra jamais, l'aspiration à lier sa vie à celle d'un compagnon ; ce sont les
soins matériels et moraux d'une maison à tenir, l'éducation des enfants, les désillusions qu'ils
procurent, leurs vicissitudes.
La vie de la femme, limitée de toute part, dans l'action et dans l'idéation, par les bornes mêmes de
sa fonction toujours la même, est un métier sui generis, qui ne présente guère de ressemblances
lointaines qu'avec celui de l'agriculteur, voué lui aussi, à chaque heure du jour, à soigner de jeunes
vies à lui confiées et à en créer de nouvelles, métier qu'il est difficile d'exercer d'une façon parfaite et
surtout de renouveler, mais dont il est très facile de s'acquitter d'une façon passable.
Au fond, une femme d'une intelligence même inférieure à la moyenne, qui n'a pas de prétentions
spéciales, qui a été bien élevée et instruite en vue de sa tâche domestique, peut, si les circonstances
extérieures ne lui sont pas trop défavorables, remplir sa mission d'éleveuse et d'utile ménagère aussi
bien qu'une femme d'une intelligence supérieure. Elle peut trouver, dans la tradition qui lui a été
transmise par l'éducation, la clef de toutes les situations où elle pourra être placée, même de celles
qui semblent les plus personnelles et les plus compliquées. Telle est peut-être la raison pour laquelle
nombre de femmes, qui pourraient très bien vivre sans préoccupation et faire vivre leur famille en
appliquant simplement leur esprit à bien exécuter ce que les règles prescrivent, finissent par faire leur
propre malheur et celui des autres en voulant « sortir du commun » qu'elles estiment inférieur à leur
capacité, et employer leur intelligence à «faire du nouveau», ce qu'elles ne savent ni ne peuvent faire,
parce que, s'il suffit d'une intelligence médiocre pour bien calculer ce que les règles prescrivent, rien
n'est plus difficile que de trouver une solution nouvelle adéquate aux problèmes de la vie de la
femme.
Et puis que d'autres avantages à cette manière d'être pour la femme ! C'est par le fait qu'elle se
laisse conduire par son idéal plutôt que par la raison que la femme en général est si gaie, a tant de
sérénité, est, bien plus que l'homme, remplie de joyeuses illusions. Tandis qu'en effet le raisonnement
demande une tension cérébrale, une préoccupation constante, qui enlève toute force à l'action, toute
impétuosité à la joie, exécuter ce que l'idéal commande ne demande ni tension, ni effort. Théoriser
trop subtilement au lieu d'agir de suite, affronter les doutes continuels que la logique place devant
elle, serait d'ailleurs pour une femme avide d'agir, impatiente de connaître les résultats de ses actions,
beaucoup plus douloureux que les quelques erreurs auxquelles peut la conduire son impulsivité, son
manque de réflexion.
Incarner l'idéal sans réfléchir voile encore à la femme ce que sa position a de tragique et, en lui
permettant de vivre au jour le jour, sans penser, lui permet de jouir des humbles joies dont il faut
pourtant qu'elle se contente, même si elles sont illusoires et passagères. Agir selon l'idéal sauve la
femme de la défiance qui, pour un être actif, est beaucoup plus pénible qu'une désillusion, car celle-ci
du moins se limite au fait accompli, tandis que la première est illimitée.
Il est vrai que, parfois, la femme s'obstine avec un illogisme désespéré à vouloir changer les
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limites de l'impossible, mais, dans la plupart des cas, elle emploie ce même illogisme désespéré à
trouver magnifiques et agréables les conditions les plus pénibles auxquelles il lui faut se plier pour
contenter son fils, son frère ou son mari, qui exigent tantôt la compagnie, tantôt la solitude, tel jour le
luxe, tel autre la modestie, lui imposent aujourd'hui la vie paisible de la province, demain la vie
vertigineuse d'une grande métropole. Changer ainsi sans cesse, se plier continuellement aux désirs
d'autrui est pénible, est difficile pour qui raisonne, plus pénible et plus difficile encore pour qui a des
théories générales et qui veut s'y tenir. C'est au contraire ce que fait, jour par jour, sans trève, sans
sacrifice, presque sans s'en apercevoir, quelquefois même avec joie, celui qui ne raisonne pas et se
laisse mener, à chaque instant, par l'amour et par l'intuition. Amour et logique sont presque toujours
en conflit.
Pour un être qui, comme la femme, dépend fatalement des autres, à cause de l'amour qu'il a pour
eux, cette plasticité n'est pas peu de chose.
Etant donné que les cas dans lesquels la femme peut se trouver sont si limités, que les difficultés
auxquelles elles se heurtent sont si fixes, il lui est certainement plus profitable et plus commode
d'adopter les modèles déjà formés et ratifiés par la société que de se mettre le cerveau à la torture
pour son propre compte.
Pour former la conscience morale de la femme, il convient donc, plutôt que de l'habituer et de la
contraindre à une réflexion à laquelle elle répugne et qui, si elle n'a pas une intelligence adéquate, la
conduira fatalement par des voies erronées, de donner à la jeune fille un certain nombre de règles
fixes dont elle ne doit pas s'écarter, de lui donner de bons modèles à imiter, de surveiller le milieu où
elle recueille ses observations, où elle forme son idéal.
Cet idéal, ces modèles opèrent comme frein et comme guide, beaucoup mieux que les théories et
le raisonnement. Si, en effet, l'idéal que la femme s'est formé est mauvais, raisonner ne servira qu'à la
rendre hypocrite, tandis que, si l'idéal est bon, il la guidera môme si elle raisonne mal, à travers les
péripéties de l'existence, infiniment mieux que ne pourrait le faire la logique, en éveillant en elle cette
répugnance invincible pour le mal qui, même si elle est irraisonnée, est un frein plus sûr que
n'importe quel raisonnement.
Notons que l'idéal, la crainte de l'opinion d'autrui l'habitude de suivre un modèle donné, peuvent
servir de frein même à celle qui a de mauvais instincts, ce qu'en pareil cas ne pourrait faire la logique.
Mais la tradition, l'idéal, ne suffisent pas toujours à la femme dans la vie. Il arrive parfois que son
milieu change brusquement, que ses habitudes doivent changer, que doit changer son idéal. Dans ces
moments de crise, où elle est désemparée, elle a besoin de conseils, d'appuis directs, de
raisonnement.
J'ai dit que l'égoïsme est, dans la vie, un guide excellent, que les malheureux qui en sont privés
sont comme les feuilles en proie au vent, à la merci des circonstances extérieures. C'est justement
pour cela que la femme chez laquelle, en général, les instincts égoïstes sont faibles, et d'autant plus
qu'ils sont plus faibles, a besoin de s'appuyer sur quelqu'un qui la dirige et la soutienne. Dans
l'enfance, dans la première jeunesse, elle trouve à côté d'elle ce soutien sur lequel la fillette s'étaie
avec plus de docilité et de reconnaissance que le jeune garçon. Mais, à mesure que croissent les
années, l'appui des père et mère se fait moins robuste, soit parce que l'âge les courbe, soit parce
qu'une génération entière les sépare de leurs enfants et qu'il ne leur est pas facile, lorsque ceux-ci sont
devenus adolescents, de suivre et de diriger leurs désirs et leurs aspirations. Quelqu'un du même âge
qu'eux est plus indiqué. La jeune fille se confie plus facilement à sa sœur, à une amie qu'à sa mère.
Telle est la raison pour laquelle, au sortir de l'adolescence, jeunes gens et jeunes filles se recherchent
si avidement. C'est à ce moment que la jeune fille sent plus vivement le désir d'un compagnon, parce
qu'un jeune homme de son âge, qui vivra avec elle en pleine communauté d'ambition et d'intérêts, est
l'individu véritablement le plus apte à l'appuyer pendant le reste de sa vie.
Aussi le féminisme doit-il être très circonspect à réclamer tout ce qui peut rendre difficile et rare
le mariage, en dehors duquel la femme ne pourra jamais trouver l'appui qui lui est nécessaire.
Quand la femme a l'inappréciable chance de trouver un homme qui la dirige et la soutienne, qui
s'interpose entre son excessif altruisme et les nécessités de la vie, qui l'abrite en son propre égoïsme
dont il l'enveloppe et la protège, elle n'a plus besoin d'autre chose. Mais souvent il advient, surtout
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aujourd'hui, qu'il n'y ait personne qui puisse la protéger ou qui soit capable de remplir cette fonction.
Dans ce cas, quand une femme qui a des instincts altruistes se trouve seule, sans appui, quand elle se
trouve dans la plus amère des conditions, parce que tout ce qu'on répute malheur n'est rien pour elle
en comparaison de la sensation d'être seule, de devoir diriger seule son propre sort, quand cette
femme se trouve dans des conjectures telles qu'elle ne peut suivre ni son propre idéal, ni les règles
apprises et qu'elle doit en trouver d'autres auxquelles s'appuyer, quand cette femme est douée d'un
esprit supérieur, qu'elle a la capacité fort rare de savoir raisonner véritablement avec sa propre tête,
de pouvoir calculer minute par minute les variations de la réalité vivante, qu'elle a un instinct et une
âme supérieurs capables de lui suggérer la voie qu'elle soumettra ensuite au contrôle de la raison,
raisonner lui est non seulement permis et utile, mais c'est pour elle un devoir.
Raisonner lui est utile, parce qu'il lui sera d'autant plus difficile de rester dans les cadres
traditionnels qu'elle est plus intelligente ; parce que, si elle ne raisonne pas, l'instinct, dont l'aiguillon
est plus puissant à mesure que croit la supériorité, la pousserait, avec toute la force d'une passion
centuplée, à chercher un appui humain en dehors de la tradition, ce que lui défendent à la fois et sa
conscience, dont les reproches dureraient toute sa vie, et l'instinct inné en toute femme supérieure de
limiter à elle seule les maux dont elle souffre. C'est un devoir parce que c'est à ces femmes, à qui leur
esprit suffit et que la fatalité du sort oblige à raisonner, qu'il incombe de rénover ou de renforcer les
traditions, car celles-ci ne peuvent être modifiées et rénovées que par celui qui souffre et sait
raisonner au delà de sa propre souffrance. C'est un devoir, parce qu'on ne saurait croire quel mal peut
faire à soi et aux autres l'altruisme, même bien entendu quand, excessif comme il l'est toujours en une
femme supérieure, il n'est pas réfréné par sa propre raison ou celle d'autrui. Il n'y a pas de magni-
ficence de vie que l'altruisme ne soit capable de rendre fatalement tragique si la raison ne le réfrène
pas. Il n'y a pas de situation simple qu'il n'arrive à compliquer car, tandis que l'égoïsme qui veut
complaire à une seule personne suit une ligne droite, l'altruisme qui veut complaire à plusieurs et de
différentes manières, prend des lignes sinueuses et facilement s'enfonce dans des dédales d'où il est
difficile de sortir.
Donc, aux femmes normales la joie de pouvoir vivre selon les traditions, sans se forcer à des
raisonnements difficiles et amers ; à la femme dont le cœur et l'esprit sont supérieurs, qui peut
mesurer la répercussion de ses actes, mesurer les variations qu'apportent en l'être vivant, minute par
minute, les circonstances extérieures, à celle-là, si elle souffre, la tâche de raisonner et de former les
modèles, les traditions, sur lesquelles les autres femmes se fonderont pour vivre. Tâche difficile et
ingrate, s'il en est, car penser, calculer, mesurer, ainsi sur le vif est cause de douleurs inouïes, de
terribles angoisses, surtout pour qui, comme la femme, est sensible aux maux d'autrui comme aux
siens propres. Mais dans ce cas, la douleur est amoindrie par la pensée de la répercussion incal-
culable de bien qu'un conseil, une tradition, un modèle, peuvent avoir pour les autres.

CONCLUSION

On ne peut mesurer le vin au mètre, ni l'étoffe au litre


et nous faisons quelque chose d'analogue lorsque nous jugeons
l'âme de la femme à la mesure de celle de l'homme qui est différente.

Résumons-nous. L'immense privilège que la femme a dans la nature de créer la vie, de se


prolonger dans l'espace et dans le temps en un autre être qui est en dehors d'elle, la force à mettre le
centre de ses joies, de ses aspirations, de ses passions, de ses intérêts dans les autres plus qu'en elle-
même, la pousse à l'altérocentrisme, clef de voûte de son âme.
Matériellement, individuellement, l'altérocentrisme est déterminé par l'altéroémotivité de la
femme, par le fait qu'elle jouit et souffre des joies et des douleurs des autres ou qui lui viennent des
autres ou qu'elle peut provoquer dans les autres, plus qu'elle ne jouit ou ne souffre des émotions qui
lui viennent directement de ses propres sens, de son propre cerveau, de ses propres intérêts.
A son tour, la femme est altéroémotive parce que l'impression des émotions égocentriques est en
elle atténuée et étouffée par l'impression des émotions altérocentriques, parce qu'elle ressent les
émotions d'autrui avec une force telle qu'elles réduisent les siennes au silence.
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Cette altéroémotivité, qui la pousse à donner de la joie et à éviter de la douleur aux autres avec
autant de force que l'émotivité générique la pousse à chercher le plaisir et à éviter la douleur pour
elle-même, est la cause de toutes les tragédies de la femme qui se débat continuellement entre des
émotions égocentriques fortes, mais non toutes puissantes et des émotions altérocentriques,
puissantes mais non uniques.
Ce débat, cause de tant de tragédies altère complètement dans la femme la fonction des émotions,
qui est normalement d'indiquer les actions à éviter, (celles qui provoquent de la douleur) et les
actions à rechercher (celles qui procurent du plaisir). Cette altération neutralise dans la femme la
force directrice de la réflexion, du raisonnement, qui peuvent s'identifier avec les conclusions issues
des émotions mais non avec les conclusions contradictoires issues en même temps des émotions et
des altéroémotions.
Mais, si l'altérocentrisme de la femme réduit à rien chez elle la fonction de la logique, de la
méditation, du calcul sur lesquels l'homme se dirige, il excite du même coup d'autres moyens de se
diriger, d'autres forces directrices : l'intuition, l'imagination, le sens des proportions qui sont à la base
de toutes les caractéristiques féminines et qui sont beaucoup plus aptes que la raison à satisfaire
l'objet spécial concret de la passion féminine.
Intuition, imagination, sens des proportions, de l'harmonie, substituent si parfaitement le raison-
nement, la méditation, le calcul masculins qu'hommes et femmes ont cru être les mêmes, ont cru que
leur différenciation était le fruit d'une éducation différente, était le fruit d'injustices sociales, qui
donnaient un rôle différent aux deux sexes.
De là l'urgence de déterminer les qualités naturelles qui existent dans la femme, en dehors et au
dessus des artifices par lesquels la mode, l'éducation, tentent de les étouffer, de pénétrer le sens des
instincts confus qui la dominent et de rectifier les interprétations erronées que l'homme en donne le
plus communément. De là aussi la nécessité de faire constater à la femme que beaucoup de
différences qui la font tant souffrir sont fatales et nécessaires et qu'il serait périlleux de les supprimer.
Nous sommes, nous autres femmes, différentes de l'homme. Si nous souffrons, ce n'est cependant
pas parce que nous sommes différentes, c'est parce que l'homme ne comprend pas cette différence.
Ce que nous devons faire, ce n'est pas la supprimer, c'est éclairer l'homme sur ses conséquences. Il
est vrai que cette différence nous fait souffrir : il est vrai qu'elle rend notre union plus douloureuse.
Mais c'est précisément parce que nous sommes différents que notre union est précieuse, parce qu'en
nous limitant et en nous complétant réciproquement, nous pouvons arriver à l'harmonie nécessaire à
notre perfection, et au progrès de la société tout entière..
C'est à cette harmonie que nous devons viser, c'est là que, sans le chercher, nous trouverons notre
bonheur peut-être plus facilement que dans des revendications qui, préjudiciables aux autres, seraient
sans doute inutiles à nous-mêmes.
La femme est placée par la nature dans une situation tragique ; la mystérieuse et solennelle
mission qui lui est confiée exige d'énormes sacrifices. Que la femme n'oublie pas, si elle en souffre
qu'elle se console en pensant que la nature lui a concédé le plus grand de ses privilèges, celui de
pouvoir créer la vie, de se perpétuer à travers l'espèce et que les libertés concédées aux mâles ne sont,
au fond, que des compensations pour les déterminer à s'associer en seconde ligne à cette grande
mission confiée à la femme.
LIVRE III

L'intelligence

La véritable passion de la femme est la vie qui palpite et qui frémit, qui jouit et qui souffre.
L'art auquel elle se consacre avec le plus d'ardeur est celui d'accroître les joies et de diminuer les douleurs.

PREMIÈRE PARTIE

Orientation spéciale de l'intelligence féminine.

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Spéculativement, la femme est désintéressée et utilitaire, disposée à peiner
pourvu qu'elle rende service au monde vivant et concret qui l'entoure ; tandis que l'homme
est intéressé et non utilitaire, disposé à taire un travail inutile pourvu qu'il soit agréable.

ORIENTATION VERS LE VIVANT, LE CONCRET, L'UTILE

La femme brûle, non de compter les pulsations du cœur qui souffre, mais de rechercher pourquoi
il souffre.

Passion pour les êtres vivants, pour les buts utilitaires

On veut généralement que l'intelligence de la femme soit semblable à celle de l'homme, à part
certaines différences quantitatives, dues surtout à l'habitude de ne pas étudier, et que ces différences
soient en voie de disparition, grâce à la diffusion de l'instruction, pour laquelle les jeunes filles
montrent d'ailleurs, dans les écoles secondaires, une passion très supérieure à celle des garçons.
La pratique des femmes qui font des études, les observations recueillies dans les deux Amériques
et une sincère introspection m'ont au contraire convaincue qu'il existe entre l'intelligence de la femme
et celle de l'homme des différences non de quantité, mais de qualité et de direction, qui tiennent non
pas à des habitudes ou à des traditions, mais à la fonction principale à laquelle la femme est préposée
et qu'aucune société ne pourra changer, « la maternité ».
La maternité détermine chez la femme un altérocentrisme fondamental qui imprègne toute sa vie,
qui imprime à son esprit comme à son cœur une orientation différente de celle de l'homme, aussi bien
chez les femmes qui ont des enfants que chez celles qui n'en ont pas, dans les pays où la femme fait
des études que dans ceux où elle n'en a jamais fait.
Nous pouvons ranger les différences qu'elle détermine en deux grandes classes : les différences
de direction déterminées par la passion ; les différences de qualité déterminées par les moyens
spéciaux d'où elle tire ses connaissances.
Qu'est-ce que la passion ? C'est « l'attrait ou la répulsion que provoque en nous une personne ou
une chose déterminée ; c'est l'amour ou la haine qu'elle nous inspire ; c'est l'impulsion qui nous
pousse, bon gré mal gré, à agir dans une direction donnée, même si le raisonnement nous en conseille
une autre ; c'est la flamme qui nous fait trouver plaisir, volupté, joie, dans les sacrifices les plus durs,
supportés en vue d'un but déterminé et qui nous rend indifférent aux biens que nous pourrions avoir
en renonçant à ces fins ; c'est une force qui est en dehors du raisonnement et qui ôte au raisonnement
toute son énergie ; c'est le sentiment qui se trouve à la racine de toute joie et de toute douleur, car il
n'y a pas de joie plus grande que la passion satisfaite, pas de plus vive douleur que la passion déçue
».
Nous sommes tous susceptibles de passion, mais, à la différence des passions masculines, les
passions de la femme ont toujours pour objet un être capable de joies et de douleurs ou qu'elle croit
tel, un être vivant, quelque chose de semblable à l'enfant et à qui l'on peut s'intéresser d'une manière
analogue, par opposition avec les objets des passions masculines, qui peuvent être les plus variés et
les plus différents, tantôt purement sensibles (goût, vue, odorat), tantôt abstraits (philosophie, études,
affaires, politique), tantôt placés en des individus lointains dans le temps et dans l'espace (lecteurs,
postérité, électeurs, clients) et considérés indépendamment du fait qu'ils jouissent ou qu'ils souffrent.
La passion de la femme, limitée aux êtres vivants et susceptibles de joie et de douleur, restreint
nécessairement son champ intellectuel au monde concret qui vit et s'agite à ses côtés, aux objectifs
qui peuvent dire utiles, qui peuvent donner joie ou douleur.
Spéculativement, la femme est désintéressée et utilitaire, à l'inverse de l'homme qui est intéressé
et non utilitaire. Elle est désintéressée, en ce sens qu'elle s'attelle volontiers à des études, à des
travaux qui l'ennuient, qui n'ont pour elle aucun intérêt, desquels elle ne tire aucun plaisir personnel,
pourvu qu'elle y voie quelque utilité, pourvu qu'elle en aperçoive les répercussions utiles sur la vie
vivante.
L'homme au contraire est intéressé et non utilitaire, en ce sens qu'il n'aime pas se donner de la

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peine pour des travaux utiles dont il ne tire pas une satisfaction personnelle ; mais qu'il se donne
volontiers de la peine pour des études, des travaux qui n'ont aucune utilité pratique, aucune
répercussion sur le monde de la joie et de la douleur, pourvu que ces études ces travaux lui procurent
un plaisir.
L'homme étudie plus volontiers le mécanisme de la maladie, qui l'intéresse individuellement, que
le traitement, qui a un intérêt général, la femme le traitement plus que le mécanisme.
La femme, si curieuse de tous les êtres vivants qui l'entourent, de tout ce qu'elle peut voir et
toucher, n'est pas le moins du monde curieuse de connaître les lois qui régissent le mouvement, de
connaître et de fixer les transformations des choses au milieu desquelles elle vit. Elle est avide de
pénétrer, non la froide raison des choses, mais les choses mêmes, non de compter le nombre de
pulsations d'un cœur qui souffre, mais de savoir pourquoi il souffre. Elle a soif de connaître, non pas
les lois qui régissent le monde animé, mais les émotions que ressentent les autres êtres qui
l'entourent, non pas les maux qui affligent le monde, mais le moyen de les guérir.
La femme considère l'univers avec les yeux et le cœur d'une mère. Les plantes, les animaux, les
hommes ne l'intéressent pas en eux et pour eux, pour leur forme, leur voix, leur beauté, comme objet
d'étude, pour savoir comment ils sont faits, mais comme des êtres susceptibles de joie et de douleur,
pour l'amour qu'ils peuvent avoir pour elle, pour l'amour et le soin dont elle peut les entourer.
La science pour la science, l'art pour l'art, la foi pour la foi, tout ce qui est en dehors du concret et
de l'utile, n'a pour la femme aucun sens.
Pourquoi est-on si choqué de voir une femme qui laisse en haillons les membres de sa famille,
qui vit dans une maison en désordre ? Parce que la femme, vraiment femme, a l'instinct de prendre
soin de tout ce qui l'entoure, de ne rien laisser périr. La femme ne peut voir un chien qui boite, un
meuble qui se détériore, une plante qui s'étiole, sans concentrer involontairement son attention sur le
moyen de rendre à la vie normale ces êtres ou ces objets dont elle se sent inconsciemment la
gardienne. C'est pour cela que l'intelligence de la femme est si aiguë pour tout ce qui se rapporte au
monde vivant, si languissante, si capricieuse pour tout ce qui est théorique en général, parce que le
monde réel est l'objet de sa passion, tandis que le monde théorique la laisse indifférente.
Qu'on ne dise pas que cela est spécial à une époque, à une classe ou à une nation. Cette
conception est absolument générale.
Un homme peut aimer un tableau en lui-même et pour lui-même, l'admirer dans les musées, y
prendre plaisir quand il est l'unique objet artistique dans une chambre, même affreuse ; peut prendre
plaisir à collectionner des objets qui n'ont aucune valeur même esthétique, par exemple des timbres-
postes et y employer son temps ; peut consacrer sa vie à des expériences de laboratoire qui n'ont
aucune connexion avec le reste de la création ; peut jouir d'un fragment d'architecture, de sculpture,
en dehors de sa destination.
La femme ne le peut pas. Le génie artistique de la femme ne se développe, ne se repaît, ne se
complaît dans le beau que quand il a quelque utilité, quelque point de contact avec la vie de chaque
jour.
Les musées, galeries, salons où sont alignés, l'un au-dessus de l'autre, l'un auprès de l'autre, à
l'infini, des tableaux, des statues qui n'ont entre eux d'autres liens que d'être beaux ; les musées,
galeries, salons où cadres et statues doivent être regardés et admirés en dehors du temps, de l'espace,
du but pour lequel ils ont été exécutés, en dehors de toute considération d'utilisation, sont une
conception masculine.
La femme les visite et les admire aujourd'hui parce que les visiter et les admirer est devenu un
devoir, parce que les connaître fait partie du bagage intellectuel qu'une femme doit avoir ; mais elle
ne visite que ceux qu'on doit visiter et seulement ceux des autres villes que la sienne et, dans chaque
visite, elle se limite aux tableaux qu'il faut avoir vus, daignant à peine honorer les autres d'un regard.
Tandis que l'homme inventait les musées où sont concentrées, sans intérêt pratique,
d'innombrables œuvres d'art, la femme faisait peindre des paravents, des murs, des tapisseries pour
orner les pièces de sa maison, faisait faire des portraits d'elle-même ou de ses enfants, pour les
éterniser ou s'éterniser elle-même dans le moment spécial qui lui plaisait le plus ; elle faisait ériger
des mausolées ou des statues à ses morts ; exécutait ou faisait exécuter des dentelles, des tapis series,
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des éventails, des châles, des tapis pour se parer ou parer les siens ou sa maison, c'est-à-dire qu'elle
faisait naître et favorisait l'art appliqué, l'art qui n'est pas au-dessus ou en dehors de tout but
utilitaire, mais qui est surtout le serviteur de l'utile.
Les musées dont la femme jouit véritablement, les écoles d'art auxquelles elle s'instruit sont les
vitrines, sont les réceptions, les théâtres combles, les appartements bien meublés, les magasins où
sont exposés les modèles qu'elle voudrait avoir dans sa maison, les meubles qu'elle voudrait avoir ou
reproduire, les étoffes dont elle voudrait se parer, les instruments qui peuvent faciliter sa vie ou celle
des siens.
Que regarde la femme quand elle voyage, quand elle traverse des contrées nouvelles qu'elle ne
tonnait pas ? Elle regarde les boutiques, elle regarde les personnes qui passent dans les rues, elle
observe comment se font, dans cet autre pays, les choses qu'elle est habituée à faire, elle regarde les
objets qu'elle peut acheter ou copier.
Ma fillette, - dix ans - venant de Rome qu'elle avait vue pour la première fois, me raconta au saut
du train qu'elle avait vu à la Villa Borghèse des nourrices et des enfants merveilleusement habillés, et
qu'elle voudrait habiller ainsi ses futures nourrices et ses futurs enfants. Qu'on ne dise pas qu'il s'agit
ici d'une boutade d'une petite fille de dix ans qui n'avait aucun intérêt particulier pour l'art. Dans le
journal de Marie Baschkircheff, il n'y a pas un mot sur les musées de Vienne, de Paris, de Rome,
avant l'époque où elle s'est adonnée à la peinture, (cas auquel les musées rentrent dans le système
utilitaire), tandis qu'on y trouve des descriptions minutieuses de ses vêtements, de ses chambres et de
celles de ses amies.

Indifférence pour les choses théoriques et abstraites

On a soutenu que cette différence d'orientation intellectuelle provenait de l'habitude, de


l'éducation, du fait que la femme n'étudie pas et n'a pas étudié depuis des. siècles, du fait que, depuis
des siècles, la femme est concentrée dans sa maison. Mais la passion n'a rien à faire avec la culture
ou avec les habitudes, ou même avec les aptitudes.
Cette indifférence pour tout ce qui n'est pas utile se retrouve dans l'Amérique du Nord, où la
femme ramène au concret les sciences abstraites qu'elle étudie, comme en Chine et au Japon où elle
est exclue des sciences spéculatives. Elle se retrouve chez les femmes qui se sont acquis un nom dans
les études, dans les lettres, dans les arts et qui vivaient dans un milieu approprié, comme Mme de
Staël, Mme de Rémusat, Sophie Kowalewski, George Sand, Juliette Adam, aussi bien que chez les
humbles jeunes filles qui sortent du couvent de province le plus arriéré.
Nous voyons les garçons s'adresser de préférence aux amusements abstraits : jouer à pile ou face,
aux dames, aux échecs, tous jeux de hasard et de combinaison, tandis que les fillettes de leur âge
jouent à la dame, à la cuisinière, ou à la maîtresse d'école. Nous voyons l'adolescent du sexe masculin
se former un idéal abstrait de gloire, d'éternité ou d'ambition, tandis que, plus concret, le rêve de la
jeune fille a pour objet le fils du roi, un jeune seigneur maltraité par la fortune ou une ribambelle
d'enfants.
Nous retrouvons cet amour respectif de l'homme pour l'abstrait, de la femme pour le concret dans
les collections qui ont leurs préférences : collections de timbres-postes, de cannes, de camées pour les
hommes, de broderies, de linge, de bijoux pour les femmes. Nous le retrouvons dans les dessins que
garçons et filles exécutent spontanément dans les écoles : les filles feront le portrait de la maîtresse,
de leur mère, de leur sœur ; les garçons représenteront la guerre, les luttes civiles, des paysages.
fantastiques.
Mme Browning, en un curieux passage sur la science, écrit que la « science est utilité ». Or, la
science est en réalité le contraire de l'utilité. C'est une abstraction, née du besoin de généraliser, qui a
poussé les plus intelligents parmi les hommes à scruter d'un regard pénétrant tous les phénomènes
pour en découvrir les règles générales. Mais la femme, étant essentiellement utilitaire et ne
s'intéressant qu'aux êtres vivants et concrets, ne peut comprendre que l'on étudie les abstractions,
sinon avec l'arrière pensée qu'elles peuvent servir à améliorer la condition des êtres concrets.
Mme Kowalewski avait la même conception de la science, dont elle avait pourtant tiré réputation
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et honneurs. « Le travail et la création scientifiques, écrivait-elle dans ses Souvenirs, n'ont aucune
valeur puisqu'ils ne donnent pas le bonheur et ne font pas avancer l'humanité. C'est une folie de
passer sa jeunesse à étudier ; c'est un malheur, surtout pour une femme, d'avoir des facultés qui la
poussent à une sphère d'action où elle ne pourra trouver une joie véritable.
Dans ces mêmes Souvenirs, elle répète d'ailleurs à chaque page à quel point elle trouve ennuyeux
de faire des mathématiques. Pendant l'année où elle devait concourir pour le prix Bourdin, elle avait
été prise d'une passion furieuse de broder et il avait fallu toute la patience de ses amis Loeffler pour
la persuader de se consacrer aux études.
C'est ce qui explique que bien des femmes qui réussissent parfaitement en mathématiques ou en
latin - c'est-à-dire qui ont des aptitudes pour ces études, desquelles pourtant elles ne tirent aucun
plaisirles abandonnent complètement aussitôt leurs classes terminées. Mme Kowalewski n'aurait
certainement plus fait de mathématiques si les mauvaises affaires de son mari ne l'eussent contrainte
à gagner sa vie.
La passion pour la science, pour l'art, pour les théories abstraites existe au contraire même chez
les hommes privés de culture, chez nombre d'ouvriers, de paysans, qui sentent. aussi vivement ce
besoin que les hommes cultivés, même quand ils n'en tirent aucun profit.
Quand le travail n'occupait pas toutes les heures de leur journée, les ouvriers et les paysans du
Moyen Age se plaisaient à discuter d'art et de religion. Aujourd'hui encore, il y en a par centaines,
dans les villages, qui préfèrent à un gain plus important la joie de pouvoir parfois jouer d'un
instrument, observer théoriquement le monde qui les entoure.
Que d'astrologues et de météorologistes on trouve parmi les hommes des champs ! Combien de
paysans savent nommer une à une les étoiles et tracer leur trajectoire ! En combien de villages ne
trouve-t-on pas un humble horloger qui, au prix de sacrifices infinis, a acheté une lunette
astronomique, devenue la gloire du pays et autour de laquelle les jeunes gens font cercle pour
contempler chacun à son tour le firmament.
Assurément, les ouvriers, les paysans ne se plaisent pas tous à philosopher, mais l'on ne trouve
pas extraordinaire qu'il y en ait qui le fassent, tandis que l'on trouverait étrange qu'une paysanne en fît
autant.
La vérité, c'est que pour l'homme, moins enclin aux émotions de l'affection, la recherche des lois
abstraites, la science, l'art, la politique sont des émotions dont il a besoin. Ce sont des passions aussi
impulsives que celles de l'amour ou de la nourriture.
En Amérique, dans les lointaines pampas, vous trouverez des estancieros, éloignés de l'Europe
depuis des années, qui sont abonnés aux journaux scientifiques les plus sérieux et qui suivent avec
passion les discussions entre positivistes et spiritualistes, entre futuristes et passéistes. Et vous
trouvez dans les haciendas perdues quelque merveilleux objet d'art que les fermiers se sont acheté en
Europe et qu'ils vous déclarent être toute leur consolation.
La femme ne rapporte pas d'Europe des tableaux, elle ne cherche pas à animer sa solitude par des
débats intellectuels, elle trouve absurde que l'homme s'obstine à perdre son temps à des études
scientifiques ou littéraires qui n'ont rien à faire avec sa profession ou à des expériences dont il ne
peut même pas faire étalage.
La femme avocate, la femme médecin qui se marie et abandonne sa carrière ne se fait pas une
bibliothèque, comme le fait souvent l'homme, même sans culture, elle ne s'abonne pas à des revues
scientifiques ou littéraires correspondant aux branches de la science qu'elle a étudiée, elle ne se tient
pas en correspondance avec ceux qui travaillent dans ces domaines et ne fait pas d'expériences pour
son propre compte.
Quelle que soit sa culture ou son absence de culture, la femme concentre toute son intelligence à
créer la vie autour d'elle, à en conserver et à en accroître l'utilité, à en prolonger le cours, à en
augmenter la beauté. La véritable passion de la femme est la vie qui palpite et qui frémit, qui jouit et
qui souffre, la beauté dont elle jouit est la beauté des êtres vivants qui sont autour d'elle, l'art auquel
elle se consacre avec passion est celui de rendre belles les choses qui l'entourent, de se bien vêtir, elle
et ses enfants, de bien meubler sa maison. L'homme aime à orner sa chambre de tableaux historiques
et de paysages célèbres : la femme aime à y placer son portrait, celui de son époux et de ses enfants.
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La femme a une joie plus intime, une satisfaction plus profonde à conserver à la vie un être, un
meuble, un instrument qui était en train de dépérir qu'à résoudre un problème de la plus haute portée
scientifique. A côté des préoccupations que lui donne tout ce qui est vivant, les buts abstraits de la
science, de la politique, de l'art, ne sont pour elle que sécheresse et que cendres.
Les femmes, qui comptent tant de martyrs de la foi, de l'amour, de l'abnégation, de la pitié, n'en
comptent pas un de la science ou de l'art ; la femme, qui a le scrupule de la sincérité quand il s'agit de
ses sentiments intimes, qui se laisserait emprisonner, torturer, plutôt que de renier son amour, ne
comprend pas l'insistance de Galilée qui fait bon marché de sa vie pour soutenir que la terre tourne.
Dans toutes les familles qui depuis le Moyen-Age ont travaillé de père en fils à mesurer le méridien,
on ne trouve pas une femme.
Cette différence de direction de l'intelligence féminine et de l'intelligence masculine se rattache
directement à l'altérocentrisme, propre de la femme, mis en opposition avec l'égocentrisme, propre du
mâle.
L'homme, plaçant en lui-même le centre de ses idées et de ses passions, peut et doit faire de sa
propre personne le centre de ses intuitions, de ses imaginations, de ses déductions, de tout ce qui
constitue son travail intellectuel. Il s'intéresse donc au monde des idées et trouve sa joie à organiser
ces idées, à les synthétiser, à calculer, à déduire : de là sa passion pour l'art, la science, la politique, le
jeu, pris en eux-mêmes et pour eux-mêmes, pour les déductions et les calculs qu'il peut y appliquer.
La femme au contraire, plaçant son centre en quelqu'un ou quelque chose qui est en dehors d'elle,
continue à placer en dehors d'elle le centre de sa vie intellectuelle. C'est pour cela qu'elle continue
dans le domaine intellectuel à s'intéresser à tout ce qui est en dehors d'elle, au monde concret et
vivant qui palpite et frémit autour d'elle, tandis qu'elle reste indifférente au monde abstrait, c'est pour
cela qu'elle conçoit l'étude, la science, l'art, le jeu comme ayant une importance non en eux-mêmes et
pour eux-mêmes, mais pour les applications qu'on peut en tirer, pour les répercussions qu'ils peuvent
avoir sur le monde de la joie ou de la douleur.

II

INFLUENCES QUI PEUVENT MODIFIER CETTE ORIENTATION.

Les contours de l'intelligence féminine sont rarement aussi nets, aussi tranchés
que je les représente ici. L'étude, la mode, l'amour-propre,
l'activité, l'amour, peuvent facilement les altérer.

Animation des choses inanimées

Les contours de l'intelligence féminine sont rarement aussi nets, aussi tranchés que je viens de les
dessiner. L'étude, la mode et surtout d'autres passions viennent fréquemment en atténuer la netteté.
Quand je parle de la passion de la femme pour les buts utilitaires, pour les êtres vivants, je mets
au nombre de ceux-ci, remarquons-le, même les choses inanimées ou mortes auxquelles la femme a
prêté une âme et qu'elle se figure pouvoir jouir ou souffrir, tandis que je mets au nombre des choses
mortes, même les êtres vivants qu’elle n'a pas vivifiés, à qui elle ne prête pas vie.
Beaucoup de choses, par exemple, ne lui répugnent pas en certaines études, qui devraient
logiquement lui répugner extrêmement, parce qu'elle ne réalise pas ce qu'il y a de vivant et de concret
dans ce qu'elle étudie, parce que le vivant qu'elle n'a pas animé par l'idée de la joie et de la douleur
n'est pas vivant pour elle.
Je m'explique par un exemple personnel.
J'ai étudié la médecine et j'ai dû par conséquent suivre des cours d'anatomie. Habituée dès mon
enfance à en entendre parler, cela ne m'impressionnait en aucune façon. Je n'avais jamais eu l'idée
d'identifier ces corps avec des êtres vivants : c'étaient des objets d'étude, des muscles, des nerfs, et
rien de plus; 1es leçons d'anatomie ne me faisaient ni horreur, ni plaisir, elles m'étaient indifférentes.
Il advint un jour qu'un garçon de laboratoire en préparant la leçon ouvrit devant moi la main raidie

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d'un de ces morts ; il s'en échappa un petit portrait de femme serré dans la convulsion suprême. Ce
fut pour moi une secousse terrible et je ne pus assister à cette leçon. Par ce simple geste d'amour, ce
corps était devenu pour moi vivant, il avait eu une âme capable de jouir et de souffrir, il était
différent de tous ceux que j'avais vus auparavant. Ce n'est qu'à partir de ce moment que l'étude de
l'anatomie m'inspira cette répugnance qu'on se figure généralement qu'elle doit toujours éveiller.
La même chose m'arriva quand j'allai à l'hôpital. Ces malades, alignés, silencieux, dont j'avais
uniquement à noter les symptômes morbides ne me paraissaient pas vivants : la leçon du professeur,
qui les traitait comme des cas cliniques, ne les vivifiait pas davantage, non plus que le tableau
appendu au bas du lit qui me parlait de maladies acquises ou héréditaires. C'étaient des patients qui
ne commençaient à devenir vivants pour moi, c'est-à-dire à m'intéresser, que lorsqu'ils se mettaient à
raconter leur vie, leurs misères, leurs douleurs, leurs joies.
Ce qui m'est arrivé pour les leçons d'anatomie et pour l'hôpital arrive à bien des femmes mises
dans des conditions semblables. Pour l'infirmière, les malades de son service sont très différents de
ceux des autres services, qu'elle ne connaît pas personnellement.

Influence de l'Amour

Si, généralement, la femme n'a pas, innée en elle, la passion pour les sciences abstraites et pour
l'art, cela n'empêche pas qu'elle n'ait souvent, pour les uns et pour l'autre, des aptitudes spéciales et
qu'elle ne puisse s'y consacrer avec succès. Outre la nécessité, stimulant général à une occupation
quelconque, d'autres raisons peuvent l'attirer de ce côté en éveillant en elle, en certains cas, une
véritable passion qui a toutes les caractéristiques d'une passion congénitale. La première de toutes est
le plaisir de faire plaisir aux personnes aimées qui vivent près d'elle et qui ont un véritable amour
pour ces études, l'ambition de pouvoir les aider, le besoin de prendre sa part de leurs préoccupations
morales, intellectuelles ou matérielles.
Si l'on me permet de revenir à un exemple d'introspection personnelle qui, à défaut d'autre
mérite, a celui d'être absolument sincère, je dirai que j'ai fort bien éprouvé l'effet de ce stimulant.
Ayant vécu dans un milieu de médecins et de naturalistes dont la conversation roulait d'ordinaire
sur la médecine, aimant mon père de toutes les forces de mon intelligence et de mon cœur, l'aidant
depuis mon enfance dans ses travaux, j'ai eu véritablement la passion de la médecine et de
l'anthropologie criminelle. Je les ai étudiées avec ardeur. Chaque leçon était pour moi une révélation,
chaque malade une incitation à penser, à combiner, à imaginer. La psychiatrie, l'anthropologie
criminelle, l'homéopathie, qui passionnaient particulièrement mon père, me paraissaient les sciences
les plus intéressantes qu'il y eût au monde, les seules véritablement dignes d'intérêt. Mais, lorsque
j'eus perdu mon père, avec lequel je discutais les idées que ses études suscitaient en moi, la médecine
perdit pour moi tout attrait seul, le goût de l'anthropologie criminelle m'est resté, mais je m'aperçois
fort bien que c'est un reflet de celui que mon père avait pour elle, un moyen indirect de continuer à
me tenir en communion avec lui.
C'est de la même façon que se passionnent pour la politique les femmes et les filles des rois, des
ministres, des députés, qui vivent dans un milieu où l'on parle, où on discute beaucoup de politique,
et que se passionnent pour la médecine les jeunes filles entrées comme infirmières à la Croix-Rouge.
Si les femmes qui ressentent une grande passion pour la médecine, pour la politique ou pour les
sciences abstraites, s'étudiaient attentivement, beaucoup s'apercevraient, comme cela a été le cas pour
moi, que cette passion est souvent induite, c'est-à-dire provoquée par une influence extérieure.
Ce plaisir qu'a la femme à participer à la vie intellectuelle de ceux qui l'entourent, à les aider, à
en susciter les œuvres, explique le fait, si étrange pour les hommes, que nombre de femmes douées
d'une grande intelligence ont bien plutôt l'ambition d'inspirer, de lancer des savants, des hommes
d'Etat, des artistes, que de devenir elles-mêmes des femmes de science, des politiques, des artistes ;
que beaucoup de femmes aiment mieux mettre en valeur des hommes de génie ou qu'elles croient tels
que de se lancer elles-mêmes. Cette tendance est, il faut le remarquer, de grand intérêt général et la
science et l'art lui doivent de plus grands progrès que si la femme, douée de la tendance opposée,
aujourd'hui à la mode, s'était exclusivement occupée, comme l'homme, à produire elle-même. A quoi
84
sert en effet de produire, s'il ne se trouve pas quelqu'un pour vulgariser, répandre, mettre en lumière
l'œuvre produite ? Et eût-il été possible à beaucoup de produire, sans l'impulsion et l'aide d'une
femme ?
Beaucoup de révolutions politiques, scientifiques et littéraires ont été faites dans les salons tenus
par des femmes, avant de se faire dans les Parlements et les Universités, où la fusion des générations,
des castes, des intelligences est toujours restée un problème insoluble.
Cet instinct qu'a la femme de lier ses études au stimulant d'un être vivant, grâce auquel elle a la
force de continuer un travail dont, au fond de son cœur, elle ne voit pas l'utilité pour les personnes
vivantes et concrètes de son entourage, a répandu la légende que tout travail intellectuel accompli par
une femme est en réalité l'oeuvre d'un homme, que la femme cherche un homme, non pas pour tenir
vivante en elle sa passion pour l'œuvre entreprise, mais pour lui faire faire cette œuvre à sa place.
L'importance énorme que l'homme donne au travail intellectuel, but principal de son existence, et
le peu de cas qu'en fait la femme, pour laquelle il n'est qu'un but secondaire, l'habitude atavique de la
femme d'aider l'homme plutôt que de se faire aider par lui, suffiraient à montrer la fausseté de cette
légende. Aucun doute ne peut subsister si l'on réfléchit en outre que les tendances intellectuelles de la
femme ont pour l'homme peu de charme et que ce charme pourrait seul expliquer qu'il fasse en
faveur de celle-ci le sacrifice, pour lui énorme, d'une partie de cette gloire, de ce mérite, dont il est si
avide. Il faut enfin faire entrer en ligne de compte le scrupule de la femme et son profond sentiment
de reconnaissance, qui ne lui permettraient pas de recevoir une aide de ce genre sans le crier sur les
toits, son orgueil spécial, qui la porte à se vanter de savoir se faire aimer, si bien que, si elle recevait
cette aide, elle serait plus fière qu'humiliée de le reconnaître.
Si la passion de la femme pour la science est, dans la majeure partie des cas, provoquée par une
influence extérieure, cela ne veut pas dire qu’elle n'ait pas sur ce sujet des idées individuelles propres
car, par le fait même que la femme est intuitive et passionnée, il lui est beaucoup plus facile de
suggestionner l'homme qu'à celui-ci de la suggestionner. Il n'est pas rare que des femmes : mères,
filles, maîtresses de rois, de ministres, de députés, poussées par la passion de leur mari, de leur père
ou de leur fils à se passionner, pour la politique, se forment des idées indépendantes et s'en éprennent
avec tant de force qu’elles arrivent à dominer les hommes, au lieu d'être dominées par eux, et à
rallumer en eux la passion abstraite, quand elle était sur le point de s'éteindre : l'influence de Mme de
Maintenon en politique correspond exactement à ce cadre.
Sophie Kowalewski, qui s'est si brillamment distinguée dans les études mathématiques, nous a
laissé la preuve de cette passion induite dont la femme peut-être l'héroïne et la victime et de la façon
dont cette passion induite peut donner naissance aux créations les plus originales. Cette femme, qui a
pourtant été la plus grande mathématicienne du siècle passé, déclare, dans plusieurs passages de ses
lettres, que les mathématiques, en elles-mêmes et pour elles-mêmes, ne lui donnaient aucun plaisir et
qu'elle ne pouvait en faire, si les personnes qui l'entouraient ne s'intéressaient pas à cette science. Elle
résolvait ses admirables problèmes à Paris, à Berlin, à Christiania, où elle vivait au milieu de per-
sonnes qui étudiaient les mathématiques, qui les aimaient ; elle ne pouvait les résoudre en Russie, où
son entourage y était étranger.
« A Stockholm, écrivait-elle de Russie à son amie Loeffler qui insistait pour qu'elle terminât
certains travaux qui devaient la rendre célèbre, à Stockholm où je passe pour le défenseur de
l'émancipation de la femme, je finis par croire que c'est mon strict devoir de faire des mathématiques
et j'en fais, mais ici, on me présente aux gens comme la mère de Foufi 2 et cela exerce une influence
délétère sur ma pensée mathématique.
« Le travail, en soi et pour soi, écrit Mme Loeffler qui fut la dépositaire des pensées de Sophie
Kowalewski, la recherche abstraite d'une vérité scientifique, ne l'intéressait ni ne la satisfaisait. Elle
avait besoin d'être comprise, encouragée à chaque nouvelle idée qui naissait en elle. Cette production
de son cerveau ne devait pas appartenir à une humanité abstraite, elle voulait en faire hommage à
quelqu'un de qui elle pût recevoir un don analogue. Bien qu'elle fût mathématicienne, le but abstrait
n'existait pas pour elle : ses rêves, ses pensées, sa personnalité étaient beaucoup trop passionnés pour

2
C'est le surnom qu'on donnait à sa fille.
85
cela ».
« Son idéal, continue Mme Loeffler, était le travail commun de deux esprits amoureux l'un de
l'autre et son rêve a été de rencontrer cet autre soi-même. Cette idée de travail commun naissait de
son ardent besoin d'intimité intellectuelle, et de la souffrance intense que lui donnait le sentiment de
la solitude ».
L'idéal de Mme Kowalewski est celui de toute femme intelligente, on en trouve à plusieurs
reprises l'expression dans Mme de Staël, dans George Sand et dans Mme Browning.

Influence de l'activité

D'autres raisons encore, en plus de celles que je viens d'indiquer peuvent amener les jeunes filles
qui font des études à se figurer réellement, sincèrement qu'elles ont une passion pour la science, pour
l'art qu'elles cultivent : l'activité, laquelle est si grande chez la femme qu'elle peut se confondre avec
la passion ; son amour-propre, capable de contrefaire, n'importe quel sentiment ; enfin l'esprit
d'imitation et le désir d'attirer l'attention d'autrui singulièrement forts chez la femme.
Pour la femme, l'activité n'est pas une vertu, c'est une passion, précisément comme l'oisiveté pour
l'homme, parce que c'est seulement dans l'action que la femme peut mettre en valeur son intuition,
son imagination, tout comme c'est seulement dans l'oisiveté que l'homme peut mettre en valeur sa
réflexion, sa logique, son esprit spéculatif, son imagination. Mais, à leur tour, la passion de l'activité
de la femme, la passion de l'oisiveté de l'homme créent des illusions spéciales.
On prend souvent pour de la passion pour les études la diligence, la constance, l'application que
la femme y apporte, alors qu'elle dérive souvent au contraire de son exubérante activité, tandis que la
prétendue répugnance du garçon à apprendre n'est souvent que de l'indolence et parfois une véritable
passion pour l'étude, pour les abstractions, pour la réflexion, passion que vient troubler le travail
machinal de l'école.
Bien des hommes abandonnent des études régulières, parce qu'ils ne veulent pas se plier aux
programmes, aux examens, aux règles imposées par les professeurs. Beaucoup de jeunes filles au
contraire qui, une fois leurs diplômes conquis, ne s'en serviront que comme d'un titre et n'ouvriront
plus un livre, font leurs études uniquement par plaisir d'aller à l'école, de traiter les thèmes proposés
par les maîtres et de passer des examens.
Remarquons que la femme préfère aux travaux qui demandent une gymnastique intellectuelle,
une certaine intensité de réflexion, les études où l'on a besoin de beaucoup d'activité, que l'on
poursuit machinalement en répétant indéfiniment les mêmes actes, jusqu'à ce qu'ils deviennent
automatiques ; que les femmes qui s'adonnent à des études théoriques se consacrent toutes, sauf de
rares exceptions, à des travaux d'érudition, ce qui confirme le public, dans l'illusion que la femme a
une passion pour l'étude. Or, s'il y a quelque chose de contraire à la passion de l'étude, ce sont bien
les travaux d'érudition tels qu'on les pratique généralement dans nos universités, véritables catalogues
minutieux où l'on peut consumer une vie sans y mettre la moindre parcelle d'intelligence, de
réflexion, d'intuition et dans la confection desquels l'activité à copier des citations remplace la
ténacité à poursuivre une idée donnée et à la conduire à la perfection.
La femme, à qui tant de champs d'activité sont fermés, fait souvent de la musique, peint, écrit,
fait des recherches, uniquement pour s'occuper. Les trois quarts des jeunes filles qui jouent du piano
croient avoir une passion pour cet art ; elles n'ont au contraire de passion que pour l'activité agréable
qu'il demande. En effet, la femme du peuple, qui a d'autres moyens de passer son temps, ne s'adonne
jamais à la musique. Lorsque la jeune fille se marie et a d'autres occupations, elle abandonne la
musique, tandis que l'ouvrier s'y consacre même quand il travaille dix heures par jour.
Beaucoup de jeunes gens, qui ont une passion pour la musique, ne s'y adonnent pas, parce qu'ils
ne veulent pas se donner la peine de l'étudier, mais aucun d'eux ne se laissera persuader, comme la
jeune fille, d'étudier un art pour lequel il n'a pas d'attrait. Il faut remarquer aussi que la fougue de
l'activité influe sur le travail même de celles qui ont une grande intelligence.
« Je travaille, écrivait Mme Kowalewski à Mme Loeffler, parce que je suis dévorée du besoin de
faire quelque chose, mais le travail ne me procure aucune joie ».
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« Pourquoi penser, dit Mme Félix Faure Goyau, si la pensée ne peut se traduire en actes ? Il faut
que j'agisse jour par jour, heure par heure, et, peut-être seulement alors l'ordre se fera-t-il en moi ».

Imitation, Mode, Amour-propre

Mais si l'activité influe sur l'illusion que se fait la femme, par rapport à l'orientation de son
intelligence, l'imitation, la mode, l'amour-propre contribuent aussi considérablement à créer cette
illusion.
Beaucoup de jeunes filles, qui n'étudient pas par besoin étudient parce que c'est « à la mode »
dans leur milieu, parce qu'une voisine, une amie, une parente a fait des études. C'est là l'origine de la
décision de la plupart des femmes de se consacrer tantôt aux lettres, tantôt à la musique, tantôt à l'art.
Annie Vivanti, l'une de nos plus grandes romancières et poétesses, déclare que l'idée d'écrire lui est
venue un jour en entendant dire qu'une de ses amies américaines écrivait.
J'ai reçu des aveux analogues de femmes qui, dans d'autres genres, n'avaient pas réussi comme
Annie Vivanti, mais qui cependant s'y étaient consacrées avec une apparente passion.
Mais le sentiment qui peut le plus facilement amener la femme à se faire illusion, et surtout à
faire illusion aux autres au sujet de sa passion pour la science, est l'amour-propre, le désir d'attirer
l'attention d'autrui.
L'amour-propre a pour la femme une importance énorme, fort naturelle, quand on réfléchit
qu'elle fait des autres le centre de ses pensées et de ses actes et que, par suite, le jugement des autres a
pour elle une importance plus grande que le sien propre, quelquefois que la réalité elle-même.
J'ai déjà dit qu'un mauvais mariage est souvent passable pour la femme, si les autres le jugent tel
et qu'inversement elle tient pour détestable un mariage décent, si telle est l'opinion des autres. Un
sentiment qui influe sur une réalité aussi formidable que le bonheur, peut naturellement provoquer
chez la femme l'illusion de n'importe quel autre sentiment.
Sophie Kowalewski, qui s'était désormais détachée des chiffres, avoue que c'est par pur amour-
propre qu'elle se décida pendant les six derniers mois à travailler pour le prix Bourdin, qui devait lui
donner la renommée. C'est par pur amour-propre que les trois quarts des femmes, qui n'en ont pas
besoin, prennent des diplômes et se condamnent à engloutir, pendant des années, une science
abstraite qui ne les intéresse pas.
Presque aussi important que l'amour-propre est pour la femme le désir de se faire remarquer, qui
est fort différent du désir d'être aimée avec lequel on le confond quelquefois.
« Pourquoi donc, dit Marie Baschkircheff, avoir étudié, avoir tâché de savoir plus que les autres
femmes, se piquer de savoir toutes les sciences qu'on attribue aux hommes illustres dans leurs
biographies ? Pourquoi donc avoir étudié ? pensé ? Pourquoi le chant, la beauté ? Pour moisir ? Pour
mourir de tristesse ? Non, pour plaire ».

DEUXIÈME PARTIE

Eléments spéciaux de l'intelligence féminime.

Pour être utile à la vie vivante il faut, plutôt que de savantes investigations,
une intuition rapide, une imagination abondante, un sens adéquat de l'harmonie.

INTUITION, IMAGINATION, SENS DE L'HARMONIE.

L'intuition, l'imagination, le sens de l'harmonie remplacent si bien chez la femme


le raisonnement, le calcul, la pondération masculine, qu'homme
et femme se figurent qu'ils produisent de la même façon.

Mais, si la passion trace une première différence radicale entre l'intelligence de l'homme et celle
de la femme, en les orientant vers des pôles différents, elle y détermine des qualités diverses que
leurs orientations différentes rendent nécessaires.
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La vie vivante, qui palpite et frémit, qui jouit et souffre, objet de la passion intellectuelle de la
femme, diffère singulièrement de la science méthodique, des abstractions artistiques, des cupides
intérêts personnels qui sont l'objet de l'intelligence masculine.
La vie vivante change rapidement ; les termes se déplacent continuellement ; ce qui peut donner
aujourd'hui un immense plaisir sera inutile demain ; le malade peut mourir tandis que l'on discute sur
le traitement à appliquer ; l'enfant dépérit si l'on ne devine pas ce dont il a besoin et si on ne le lui
donne au moment opportun.
Une intuition rapide, une imagination féconde, un sens adéquat de l'harmonie sont plus utiles
pour porter secours à la vie vivante, que de minutieuses investigations.
Pour être capable de résoudre les problèmes que lui pose la passion, la femme doit avoir une
qualité et une quantité d'intuition, d'imagination, de sens de l'harmonie, infiniment plus grandes et
plus variées que l'homme.
Voilà donc une première différence qualitative entre l'intelligence de la femme et celle de
l'homme.

Intuition

J'ai dit que l'intuition est quelque chose de semblable à l'oreille musicale qui inconsciemment dis-
tingue et classifie les sons ; à l'oeil qui mesure la distance et la dimension ; au tact qui distingue les
poids et les différences de grain entre les surfaces ; au flair qui trouve les sources d'eau dans les
champs arides de la plaine ; c'est toute cette partie de l'intelligence qui se trouve en dehors du
raisonnement et même de la conscience ; c'est cette boussole qui nous guide sur les routes de l'infini ;
c'est cette aiguille aimantée qui nous oriente ici et là sans en savoir la raison ; c'est la faculté qui nous
permet de deviner, sans connaître les données de fait qui nous portent à la conclusion.
L'intuition existe aussi chez l'homme : le savant s'en sert pour ses expériences, le lettré,
l'historien pour enchaîner les faits et les événements qu'il veut décrire.
Mais, comme je l'ai dit, son intuition est cérébrale et volontaire ; elle est limitée au champ
restreint de son art, de ses affaires, de ses études : une série de paupières, de visières, l'empêchent de
l'exercer sur le monde vivant extérieur qui l'entoure et sur le monde intérieur dans une autre direction
que celle qu'il juge utile. L'intuition est chez l'homme un canal fermé, dont la raison et l'intérêt
tiennent les clefs. L'homme ne regarde que s'il a intérêt à voir. Chez l'homme, l'intuition est
indépendante de la passion.
L'organe spécifique de l'intelligence masculine, ce n'est pas l'intuition, c'est la déduction, la
logique, la méditation, le calcul, la spéculation ; même quand l'homme se sert de l'intuition, il ne s'y
fie que lorsque la logique en a rectifié les données. L'intuition est pour l'homme un guide qu'il
consulte parce qu'il peut le conduire plus rapidement au but, mais il peut parfaitement s'en passer.
Pour la femme, au contraire, l'intuition est vraiment l'organe spécifique de son esprit et cela non
seulement dans le domaine pratique, mais dans le domaine théorique. Ce troisième œil de la femme
est toujours impitoyablement ouvert sur tous les multiples objets de sa passion, c'est-à-dire sur tout le
monde vivant qui l'entoure ; c'est un fleuve qui court, continu, rapide, sans digues, au risque de
déborder, de dépasser ses limites. La femme qui n'a pas d'intuition, n'a pas d'intelligence. Ce que la
femme ne comprend pas par intuition, elle ne le comprendra jamais.
Si vous étudiez l'autobiographie des femmes qui ont joué un rôle important à leur époque, vous
verrez que les grandes oeuvres auxquelles elles doivent leur célébrité sont spontanées, exécutées sous
la dictée de l'instinct.
« Je ne peux puiser ma morale que dans mon coeur et ne l'édifier que dans mes sentiments », dit
Clotilde de Vaux. De même c'est de « leur cœur » c'est-à-dire de « leur intuition » inconsciente que
les poétesses tirent leur métrique, les artistes, leurs oeuvres.
L'intuition est l'oeil de l'esprit féminin, la femme réussit à tirer de l'intuition, auquel elle donne le
nom de “coeur” justement parce qu'elle est inconsciente et en cela elle diffère de la médication céré-
brale, la solution des problèmes les plus abstraits, de ceux qui semble n'avoir rien à faire avec “le
coeur” ni même avec l'intuition.
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J'ai vu des maisons merveilleusement construites, des jardins admirablement dessinés, des
poésies splendidement écrites, sans que la femme qui en était l'auteur sût d'après quelles règles
d'architecture, de style, de métrique, ils étaient conçus.

Imagination

Non seulement la femme a une quantité et une variété d'intuition plus grande que l'homme, mais
aussi une quantité et une variété plus grande d'imagination ? Qu'est-ce que l'imagination ? C'est la
faculté de remonter rapidement et à profusion d'une parole, d'une figure, d'une sensation, d'une idée,
à une infinité d'images, d'idées, de combinaisons susceptibles de s'y rattacher, même d'une façon
lointaine.
L'imagination, cette faculté qui permet, en partant d'une donnée quelconque, concrète ou
abstraite, d'inventer, d'imaginer, de deviner, de se représenter des choses toutes différentes, est un
élément fondamental de l'intelligence, partant elle existe aussi chez l'homme ; mais les moyens, mais
le temps nécessaire pour imaginer, mais le degré de conscience qui accompagne l'opération, tout cela
diffère chez l'homme et chez la femme.
L'imagination de la femme a son point de départ dans un objet qu'elle voit, dans un son qu'elle
entend dans une émotion qu'elle ressent, dans quelque chose de concret qui est en dehors d'elle-
même, mais qui est en contact avec elle-même ; en outre son imagination est involontaire,
inconsciente et instantanée. La femme voit des fleurs dans une prairie, des étoffes dans une vitrine,
ces fleurs, cette étoffe suscitent immédiatement en elle une quantité de visions concrètes de robes, de
broderies, etc., qui n'ont le plus souvent aucun rapport avec les buts spéciaux qu'elle poursuit en ce
moment, et dont la formation est inconsciente et instantanée.
L'imagination de l'homme peut avoir son point de départ dans un objet, mais elle l'a
ordinairement en lui-même, dans ses idées, dans les idées suggérées par une lecture, par l'observation
; et même dans le cas où son point de départ est extérieur elle a son point d'arrivée dans le monde
intérieur, dans le monde des idées.
Par la vue de fleurs dans une prairie, il sera amené consciemment et lentement à rêver sur les lois
qui régissent les couleurs dans la nature, sur les lois qui transforment les feuilles en pétales, comme
Galilée a été amené par le mouvement de la lampe dans l'église à deviner les lois du pendule : c'est-à-
dire que, par la vue d'un objet concret, l'homme est amené à imaginer des théories abstraites.
La vue d'objets concrets, pourra amener aussi l'homme à des applications pratiques, mais par la
conclusion d'un calcul, d'une méditation volontaire et consciente dans cette direction. L'homme y
réussit, s'il a intérêt à le faire, s'il regarde volontairement les fleurs de la prairie, pour s'en servir, avec
l'idée préconçue de faire des étoffes, des meubles, ayant ces fleurs comme point de départ ; il y
aboutit au prix d'un effort qui requiert temps et fatigue, d'un effort que tous les hommes ne peuvent
pas faire. L'imagination de l'homme est donc consciente, volontaire, et fatigante : aussi y a-t-il
quantité d'hommes qui manquent d'imagination.
L'imagination de la femme au contraire est inconsciente, involontaire et instantanée et, à raison
du fait qu'elle ne requiert aucun effort, qu'elle a son point de départ dans les objets concrets, plus
nombreux que les idées, elle est beaucoup plus copieuse, plus vive et plus commune que celle de
l'homme.
Le travail de la femme est tout entier à base d'imagination et tout lui sert à alimenter cette
imagination, à la mettre en branle : les conversations qu'elle entend, les lumières qu'elle voit, les sons
qui frappent son oreille, les parfums qu'elle sent, les émotions qu'elle éprouve.
Une femme par exemple, voit des fleurs dans une prairie :
« Quel joli effet on obtiendrait, pense-t-elle, en semant un vêtement de fleurs semblables ! Quelle
belle broderie on pourrait faire avec le dessin de ces fleurs sur un tapis! Quelle belle étoffe on
pourrait tisser en reproduisant le contraste que font ces fleurs avec le vert de la prairie ! Pourquoi
donc ne disposons-nous pas les fleurs, dans les bouquets, à peu près comme elles sont distribuées
dans les prés ? Ne pourrait-on découper avec les ciseaux des fleurs semblables à celles-là ? En
variant les couleurs, ces fleurs ne s'adapteraient-elles pas à l'ornementation d'un abat-jour ? »
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Et, de chose en chose, d'image en image, une infinité d'objets peuvent passer à travers le prisme
mental de la femme, peuvent être pensés, inconsciemment, involontairement, en un clin d'œil, et
occuper ensuite de leur exécution des journées entières, en partant de la simple vision de quelques
fleurs dans un pré. Toutes les sensations, toutes les émotions du monde extérieur excitent
l'imagination de la femme, se transforment en passant par son œil ou par son oreille, en un monde
divers plus large et plus complexe, qui se déroule à l'infini. Ainsi en va-t-il de ces fusées qui partent,
subtiles tiges d'or, à travers le ciel obscur, et s'ouvrent, avec un crépitement, en une marguerite et
puis une autre et une autre encore, et continuent à serpenter et à s'épanouir dans les ténèbres
nocturnes en tant de marguerites successives, jusqu'à l'explosion finale d'une magnifique pluie d'or.
Les images qui se forment instantanément dans l'âme de la femme à la vue d'un objet quelconque
peuvent se perdre dans le néant, comme se perd dans le ciel la pluie d'or de la fusée, mais elles ont
été, elles peuvent se renouveler, elles vivent, elles ont vécu, elles font partie de sa vie matérielle et
intellectuelle, et l'on ne peut en faire abstraction quand on pense à la femme, parce que cette
imagination rapide, abondante, riante, involontaire, inconsciente est le don le plus précieux que la
nature lui ait fait.
Qu'on ne croie pas que cette imagination soit limitée à un petit nombre de femmes, comme sa
correspondante chez l'homme. L'imagination est aussi répandue chez les femmes que l'intuition.
Vous la trouvez chez les paysannes qui travaillent la terre, chez les cuisinières immobiles devant
leurs fourneaux, comme chez les savantes des laboratoires et chez les dames élégantes des salons.
L'imagination est partie intégrante de la vie et de la mission de la femme. Comment, en effet, lui
serait-il possible de diriger une maison, où l'on doit continuellement transformer les mille objets que
l'on possède en mille autres que l'on désire ; d'élever et de rendre heureux le petit enfant qui a sans
cesse besoin de quelque chose de nouveau, si elle n'avait pas la faculté d'imaginer, de transformer
inconsciemment et sans effort ?
Comment, d'autre part, serait-il possible à la femme de changer à chaque saison la coupe de son
vêtement et, avec la même coupe, d'avoir des toilettes différentes de celles des autres femmes, tout en
partant toujours des mêmes éléments, si elle n'était pas pourvue d'une imagination inépuisable, et si
cette imagination n'ait pas la puissance de créer en proportion des nécessités ?
C'est de son imagination que la ménagère tire ses inventions, les transformations continuelles
dont elle est capable, dans ses meubles, dans sa maison, dans ses vêtements ; c'est de son imagination
qu'elle a tiré l'idée d'utiliser d'humbles insectes comme l'abeille et le ver à soie ; c'est de son
imagination qu'elle a tiré les innombrables manières de cuire les viandes, de tisser, de tresser les
fibres des plantes, les poils des animaux pour en faire des étoffes, des dentelles, des broderies, des
guipures d'une beauté et d'une variété merveilleuses.
Notons que cette imagination fait tellement partie de la personnalité féminine que, s'il y a au
monde quelque chose à quoi la femme tienne, c'est à y donner libre cours. Pour une femme, être
habillée différemment des autres, changer souvent de toilette, avoir une maison différente de celle
des autres est plus et mieux que d'être bien habillée ou que d'avoir une belle maison.
Même quand elle se vante d'avoir fait faire son vêtement chez un grand tailleur, la femme a bien
soin d'ajouter « qu'elle y a fait faire des modifications de son invention » ; c'est une grande gloire
pour la femme d'avoir un vêtement « comme personne n'en a ». Et, c'est précisément parce que la
femme met son point d'honneur à cette invention que couturières et tapissiers peuvent faire payer très
cher leurs idées, dont l'amour-propre satisfait de la cliente peut se parer.

Sens de la proportion, de l'harmonie

A côté de l'imagination, de l'intuition, et dépendant en partie de l'une et de l'autre, je place


comme qualité caractéristique de l'intelligence féminine l'harmonie, la proportion.
La femme, ainsi que je l'ai dit, est utilitaire, elle ne goûte pas l'art pour l'art, la science pour la
science, la foi pour la foi, mais ne jouit de toutes ces choses qu'à raison de l'intérêt qu'elles peuvent

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avoir pour la vie vivante à raison de leur utilité hédonistique 3. Pour rapporter,comme elle le fait, la
vie qui l'entoure, les tableaux qu'elle voit, la science qu'elle étudie ; l'art qu'elle cultive à cette « utilité
», à ces intérêts pratiques et hédonistiques, qui sont variés, elle est obligée à un continuel, bien
qu'inconscient travail d'adaptation, de proportion et elle possède ce sens de l'harmonie, de la
proportion, de l'adaptation, non seulement à un degré plus grand que l'homme, mais au plus haut
degré.
Ce sens de l'harmonie est, chez la femme, facilité par son imagination si copieuse et si rapide.
Lorsqu'on imagine facilement différentes solutions d'un problème, on peut choisir celle qui
s'harmonise le mieux, beaucoup plus facilement que lorsqu'ayant peu d'imagination on ne trouve
qu'une solution à la fois.
L'homme ne possède pas ce sens ou, mieux, il a peut-être un sens si vif de la perfection prise en
soi, que ce sens fait disparaître l'idée de la proportion. Rien n'est en effet plus contraire au sens de la
proportion que celui de la perfection, parce que le sens de la perfection pousse à obtenir le maximum
dans une direction donnée, en négligeant tout le reste. L'homme peut parfaitement jouir d'un
magnifique tableau disproportionné avec l'ambiance où il est placé, dont le sujet, dont les couleurs
détonnent avec les autres objets placés dans la même pièce. L'homme peut admirer un détail d'une
personne, les cheveux, les yeux, la main et s'en éprendre vivement ; la femme ne le peut pas ; elle
veut l'ensemble, elle veut la proportion, elle veut l'harmonie et elle est capable de créer un ensemble
harmonieux avec les éléments les plus disparates, La maison à laquelle une femme a mis la main peut
être de bon ou de mauvais goût, peut être belle ou laide, mais elle sera toujours un tout harmonieux.
Elle réussit, en insistant ici sur un détail commun, en voilant ailleurs des différences trop choquantes,
à harmoniser les diverses formes et les diverses couleurs, et même jusqu'aux éléments qui
appartiennent à des domaines différents, la forme avec les couleurs, la musique avec les parfums.
Bien plus, en mettant en action son imagination et son sens de l'harmonie, la femme réussit,
comme je l'ai déjà dit, en s'adaptant à son vêtement et en adaptant celui-ci à elle, à faire d'elle-même
un tout harmonieux, agréable à regarder, même quand les éléments dont elle se sert ne sont rien
moins qu'agréables et harmonieux entre eux.
Pour une femme, une autre femme habillée d'une façon discordante, en contraste avec sa figure,
avec ses meubles, avec sa maison, une femme qui ne sait pas s'harmoniser elle-même avec ce qui
l'entoure n'est et ne peut être qu'une sotte.
Le sens de l'harmonie est si caractéristique de la femme, elle y donne tant d'importance qu'elle y
place son amour-propre, et c'est parce qu'elle y place son amour-propre que les tailleurs peuvent se
faire payer si cher leur « goût », c'est-à-dire la possibilité qu'ils donnent à la femme dépourvue de
cette qualité de faire semblant de l'avoir.
Pour conclure, l'intuition, l'imagination, le sens de l'harmonie, de la proportion, remplacent la re-
cherche, le calcul, la méditation. Ils permettent à la femme de produire à peu près ce que produit
l'homme, avec des différences si peu apparentes qu'homme et femme se font l'illusion de produire de
la même façon. Ainsi le bambin s'imagine que sa maman fabrique des petits enfants, de la même
manière consciente et volontaire que lui des pantins. Ainsi le sauvage croit que, pour voir au loin, les
yeux du civilisé font merveille et non pas ses instruments. Tant il est vrai que, pour chacun, il n'y a
qu'une manière de faire, celle qu'il a adoptée et qu'elle est la seule parfaite.

II

BASES FONDAMENTALE DES QUALITÉS INTELLECTUELLES FÉMININES

Si, en apparence, l'intuition, l'imagination, le sens de l'harmonie ne se basent sur rien,


en réalité ils se basent sur des faits, des lignes, des sons observés, soit en nous-mêmes, soit dans les autres.

Esprit d'observation

3
Hédonistique : au point de vue du bonheur
91
L'intuition, l'imagination, l'harmonie spéciales à la femme, sont des facultés naturelles, innées,
des dons de Dieu, tout comme le génie ou le bon caractère ; cependant, tout comme les autres dons
de Dieu elles sont mises en œuvre par certains éléments essentiels à leur activité : l'observation,
l'association d'idées, l'émotivité, l'autoanalyse.
Si, en apparence, l'intuition, l'imagination, l'harmonie, ne reposent sur rien, la plupart du temps
elle sont fondées sur des faits, des lignes, des sons, observés dans les autres et en nous-mêmes, que le
souvenir ou l'association des idées présente plus ou moins rapidement à nos yeux. C'est sur eux que
nous nous basons pour comprendre ou, mieux, pour deviner les rapports, les conséquences d'autres
faits, d'autres objets, d'autres émotions, pour en imaginer de différents, pour les harmoniser entre eux.
Je devine que tel individu souffre, à des signes imperceptibles observés en moi ou en autrui, que
le souvenir et l'association des idées évoquent devant mes yeux.
J'imagine que ce terrain pourrait se transformer en jardin, avec ici une allée de cyprès, là un
massif le rhododendrons, parce que j'ai vu beaucoup de jardins, de cyprès, de rhododendrons que
l'association des idées évoque devant mes yeux.
J'harmonise facilement mon chapeau avec mon vêtement, ce meuble avec cet autre, parce que j'ai
vu beaucoup de chapeaux, de vêtements, de meubles différents et parce que je peux extraire de ces
souvenirs ce qu'il y a de commun et de divers entre les chapeaux et les vêtements que je veux
harmoniser pour les accorder. S'il s'agissait de meubles et de vêtements chinois, je serais prise au
dépourvu, tout comme la chinoise le serait en fait de meubles et de vêtements européens.
En effet, je devine, j'imagine, j'harmonise d'autant plus facilement que je connais mieux
personnellement le champ où j'opère, que j'ai recueilli et accumulé un plus grand nombre
d'observations. Et c'est précisément parce que, nous autres femmes, nous avons accumulé un plus
grand nombre d'observations sur les objets familiers d'une maison, que nous savons mieux assembler
et harmoniser les meubles d'une maison que les statues ou les tableaux d'un musée.
Pour que l'intuition, l'imagination, l'harmonie, puissent acquérir le maximum de rendement ou, si
l'on peut dire, d'efficience, il faut donc avant tout que la femme puisse accumuler un grand nombre
d'observations. Et pour qu'elle puisse recueillir un grand nombre d'observations, il faut qu'elle soit
douée d'une faculté d'observation beaucoup plus développée que celle de l'homme; c'est ce qui a lieu.
Pour observer, l'homme a cinq sens, la femme en a cent. Elle voit, elle sent, elle observe à travers
tous les pores de la peau. Elle voit une personne pendant cinq minutes et cela lui suffit pour saisir les
moindres détails de son vêtement, de sa figure, et pour pénétrer ses sentiments les plus intimes.
Observer est un de ses plaisirs les plus délicats et les plus savoureux, elle en multiplie les
occasions les fleurs, les oiseaux, les animaux de toute sorte dont elle s'entoure sont pour elle des
sources précieuses et inépuisables d'observations curieuses. Constater que l'oiseau a pris son nouveau
plumage, que la fleur s'est ouverte, où et comment une pousse a apparu, est pour elle une joie, un
triomphe semblable à celui qu'éprouve l'homme à gagner une partie de jeu. Il se peut que la passion
de la femme pour s'entourer de choses vivantes et variées dérive du désir inconscient de multiplier ce
plaisir.
Mettez la femme la plus humble sur le chapitre de ses observations, et vous découvrirez une
mine inexplorée que vous trouverez difficilement chez un homme, quand bien même il aurait mené
une vie infiniment plus mouvementée. S'il a une lettre à écrire, s'il faut qu'il raconte comment il a
passé la journée, l'homme ne sait jamais que dire, il ne lui est jamais rien arrivé, il n'a jamais rien vu.
La raison en est qu'en dehors de son travail, l'homme n'a rien observé.
L'homme n'observe qu'en vue d'une autre fin, pour trouver une raison, une explication. C'est pour
cela qu'il aime surtout à observer des tableaux, des statues, des édifices architecturaux, « des choses
dignes d'être vues », dont il puisse découvrir la technique, sur lesquelles il puisse spéculer.
Il en est tout autrement de la femme : elle n'observe pas pour découvrir les secrets du tableau, du
monument, de l'œuvre d'art, elle n'observe pas pour spéculer, elle observe tout ce qui se meut et
s'agite dans le monde concret qui l'entoure, parce que c'est cela qui l'intéresse et excite son
imagination. Dans cette direction, son observation est en quelque sorte forcée: elle peut être
successivement concentrée dans des directions différentes, elle ne cesse jamais de s'exercer.
Inconsciemment du reste, hommes et femmes prennent plus de soin de leur mise et de leurs atti -
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tudes quand ils doivent se présenter à une femme que lorsqu'il s'agit de faire visite à un homme,
parce qu'ils savent que la femme les regardera de la tête aux pieds, tandis que l'homme ne les
regardera même pas. La visite d'une femme soulève plus d'appréhension que celle d'un inspecteur,
car une femme est toujours un peu une inspectrice, même quand elle n'est pas chargée de l'être, tandis
que fréquemment l'inspecteur ne s'aperçoit de rien. Les femmes de service en prennent à leur aise
quand la maîtresse de maison n'est pas là, parce qu'elles savent que celle-ci voit tout, juge tout, tandis
que le maître ne voit rien.
On met toujours sur le compte des distractions des hommes, et même des grands hommes, le fait
qu'ils marchent, dans la vie comme dans la rue, sans rien voir. Ce n'est pas là de la « distraction »,
c'est de la « concentration ». C'est la conséquence de ce que l'homme n'a aucun besoin d'observer et
par suite ne se laisse pas facilement distraire de ce qu'il est en train de faire ou de penser. Un homme
passe dans la rue à côté d'un enfant qui pleure, qui rit, qui cause, si cet enfant n'est pas le sien ou ne
lui est pas spécialement confié, il ne le regarde pas, il ne le voit pas, il ne se laisse pas distraire,
même s'il pense à des futilités, aux causes du goût d'un verre de vin ou à la solution d'un jeu.
Il en est autrement de la femme : elle est, en quelque sorte, condamnée à l'observation forcée.
Qu'elle ait concentré sa pensée dans telle ou telle direction, qu'elle soit au plus profond de la douleur
ou au sommet de la félicité, qu'elle pense à son propre enfant, à son fiancé, à un travail qu'elle a
commencé ou qu'elle veut entreprendre, qu'elle soit en train de préparer un concours d'où peut
dépendre toute sa vie, elle n'en verra pas moins l'enfant qui passe à côté d'elle, observera son
attitude,comme elle observera tout ce qui se passera, fût-ce pendant une seconde, auprès d'elle ou en
elle-même. Cet esprit d'observation, qui est la base de l'intuition, de l'imagination, du sens de
l'harmonie chez la femme, rattache l'intelligence de la femme à ce concrétisme vers lequel elle tend
naturellement et par suite est tout ensemble la base des qualités spéciales et de l'orientation spéciale
de l'intelligence féminine.
Autoanalyse.
Naturellement, ce besoin tyrannique d'observer ne se limite pas chez la femme à la vie extérieure
ou à la vie des autres il s'étend aussi à sa propre vie intérieure, à l’autoanalyse qui n'est en somme
qu'une observation interne, une introspection.
L'homme s'occupe parfois de s'analyser et d'analyser les autres, quand il fait de la poésie ou du
roman ; la femme s'analyse toujours. L'analyse de ses propres sentiments et de ceux d'autrui est
l'objet ininterrompu de sa pensée, est le thème favori de ses conversations. Son esprit d'observation
lui-même est noyé dans le flot d'autoanalyse qui l'imprègne. Même quand elle vous parle d'un livre
qu'elle a lu, d'une comédie qu'elle a entendue, sans le vouloir, sans même le soupçonner, elle vous
parle toujours de ses sentiments et de ceux d'autrui. Elle a tendance à vous décrire beaucoup plus
l'impression, l'émotion que le livre ou la comédie. ont produite en elle, qu'à vous rendre compte du
livre ou de la comédie, à vous exprimer son admiration ou son indignation pour la commotion,
différente de la sienne, qu'un événement donné a provoqué chez un autre qu'à vous raconter
l'événement lui-même. « J'ai couru, j'ai couru », dit la nourrice de Juliette qui attendait avec
impatience la réponse de Roméo, et ce n'est qu'après une longue description de ses émotions qu'elle
se décide à transmettre le message désiré.
Que de femmes tiennent un journal, écrivent des lettres pour donner libre cours aux émotions de
plaisir ou de mécontentement. éprouvées dans la journée ! Au contraire, si un homme tient un
journal, ce ne sera qu'une sèche chronique.
Association des idées. Mémoire.
De même que la femme est douée de l'esprit d'observation, de même, pour des raisons analogues
et, pourrait-on dire, par voie de conséquence, elle est douée, d'une façon particulière, de mémoire et
d'une grande faculté d'association des idées. L'association des idées est, chez la femme, plus copieuse
que chez l'homme, et, ce qui est plus important encore, elle est chez elle incoercible. L'homme a des
associations d'idées quand il les appelle par un acte de sa volonté ; la femme en a toujours. Pendant
qu'une femme vous parle, elle perd cent fois le fil de son discours, abandonne le sujet principal dont
elle vous entretenait, pour passer à des observations, à des faits extérieurs. Ces observations, ces
digressions sont, en général, provoquées par une chose qu'en ce moment la femme a vue ou entendue
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et que sa rapide association d'idées a associée si vivement à d'autres faits, à d'autres idées qu'elles
sent le besoin irrésistible de vous les communiquer, comme si, automatiquement, ces faits avaient
éveillé en vous des associations d'idées analogues.
De même que la femme perd le fil de son discours tandis qu'elle vous parle, de même elle perd le
fil de ce qu'elle fait tandis qu'elle agit et c'est là la raison de la propension de la femme à se laisser
distraire soit dans la pensée, soit dans l'action. Mais, si la copieuse association des idées donne
naissance à cette facilité à se laisser distraire, elle est la base de sa copieuse observation et par suite
de l'aisance avec laquelle elle peut imaginer, deviner, harmoniser.
Pour associer les idées, la femme doit être douée d'une mémoire facile et prompte. En apparence,
elle ne l'est pas. La femme connaît difficilement l'adresse exacte des personnes, elle donne
difficilement des renseignements exacts, elle se souvient difficilement des choses qu'elle a étudiées.
Quand il s'agit de dates, de chiffres, d'idées, la femme, à parité de culture, se souvient moins bien que
l'homme.
Peut-on conclure que la femme a moins de mémoire que l'homme ? Je ne le crois pas. Les choses
que la femme se rappelle sont autres que celles que se rappelle l'homme. Chez l'homme comme chez
la femme, la mémoire est liée aux émotions, à l'intérêt qu'éveille la chose à retenir. La mémoire est,
en ce sens, un thermomètre de l'intérêt réel que la femme prend au monde extérieur.
La femme ne se rappelle pas l'adresse exacte de ses amies, elle ne se rappelle pas la philosophie,
les mathématiques étudiées à l'école, parce que ces études ne l'ont pas intéressée, parce qu'elle se
rappelle la maison par d'autres indices que le nom et le numéro de la rue. Si elle est incapable de vous
donner le nom et le numéro de la rue, elle saura fort bien vous décrire l'habitation de ses amies, les
magasins qui l'avoisinent, les caractéristiques de la rue par laquelle on y arrive, toutes choses que
l'homme est incapable de vous dire. Et si elle ne se rappelle pas l'histoire et les mathématiques
apprises à l'école, elle se rappellera exactement les émotions qu'elle a éprouvées quand elle étudiait,
les vêtements et les attitudes de ses compagnes ou du professeur. Faites parler la femme qui vous
semble le plus dépourvue de mémoire et vous trouverez fixées en elle, tant sur le présent que sur le
passé, une foule d'observations, d'émotions que l'homme, doué d'une mémoire impeccable, aura
complètement oubliées.
Émotivité.
L'homme se souvient mieux que la femme des choses étudiées, il est infiniment plus exact dans
ses indications, parce que les chiffres, les études, sont ses seuls points de repère, parce que les choses
observées, les joies et les douleurs éprouvées n'ont pour lui aucune importance. Pour la femme, au
contraire, dont la mission est altérocentrique le fruit des émotions et des observations est absolument
vital. Elles laissent dans sa chair une trace indélébile comme en laissent les microbes de la
tuberculose ou de la fièvre typhoïde qui modifient à leur passage notre chair et notre sang. C'est en
effet par le canal des observations et des émotions que la femme absorbe sa nourriture spirituelle.
Elle sent qu'émotions et observations sont ses guides, ses appuis, qu'elles constituent son bagage
intellectuel et elle s'y cramponne désespérément.
Si, dans le champ des observations visuelles et auditives, la femme est dix fois supérieure à
l'homme, on peut dire qu'elle l'est cent fois dans celui des émotions. Rien ne lui échappe des
émotions d'autrui et tout en elle se répercute sous forme d'émotions. C'est du champ des émotions
que viennent pour la femme les incitations à faire ou à ne pas faire, les motifs d'agir ou de s'abstenir.
De là vient que pour la femme observer, écouter, sentir, même quelque chose de pénible ou de
douloureux, est un de ses plaisirs les plus vifs et qu'elle en multiplie sans cesse les occasions.
J'ai déjà parlé de l'avidité avec laquelle la femme se tient à sa fenêtre, avec laquelle elle participe
à un événement émotif même triste, de même qu'elle n'hésite pas à s'engager dans des complications
qui peuvent lui être douloureuses pour donner ou adoucir des émotions.
La maison qu'une femme habite est animée précisément par sa passion d'émotions. Les fleurs, les
oiseaux, les animaux dont elle s'entoure réclament d'elle du travail, des préoccupations continuelles,
mais elles assouvissent cette soif d'observer, de s'émouvoir qui la dévore. Constater que l'oiseau a
pris de nouvelles plumes, qu'un bouton s'est ouvert, où et comment une plante rampante a grimpé, est
pour elle une joie semblable à celle que l'homme éprouve à jouer une partie ou tout au moins à lire un
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livre intéressant, ou à contempler un chef-d'œuvre de peinture.
C'est pour cela que la femme est d'autant plus intelligente que plus intenses, plus variées et plus
profondes ont été les émotions qu'elle a reçues ou plus exactement que plus profonde est la trace
qu'elles ont laissée dans son âme. Cela m'explique comment la richesse, qui met à l'abri de beaucoup
d'émotions pénibles, affaiblit l'intelligence féminine au lieu de l'exalter ; comment et pourquoi la
femme de la petite ou de la moyenne bourgeoisie, qui doit lutter jour par jour contre les misères de la
vie, est, à parité de facultés, plus intelligente que la femme oisive, laquelle aurait cependant plus de
temps pour s'instruire ; comment et pourquoi, à parité de facultés, les mères de familles sont plus
intelligentes que les vieilles filles qui ont pourtant plus de loisirs pour étudier, la famille étant une
source d'émotions beaucoup plus variées et plus profondes que les études ; comment à parité de
facultés, les femmes des grandes villes, forcément mêlées à des émotions de tout genre, sont plus
intelligentes que celles qui habitent de petites localités ; comment les femmes qui travaillent, que
leurs carrières exposent à de multiples émotions, sont plus intelligentes que les filles de famille,
restées à la maison, à l'abri de toute émotion. Cela explique enfin la passion de la femme, dont j'ai
déjà parlé, d'aller au devant des ennuis, fût-ce en prenant une lanterne pour les découvrir.
L'émotivité est l'œil, l'oreille de la femme ; c'est de son extrême émotivité, de son altéroémotivité
que dérivent son intuition, son imagination. C'est de la réunion de l'intuition et de l'imagination que
dérive son sens des proportions.
Quand on imagine rapidement des solutions différentes d'un même problème on peut trouver
sans cesse des solutions nouvelles adaptées à des circonstances nouvelles, on peut facilement
harmoniser les choses les unes avec les autres.
Mais si le sens de l'harmonie, de la proportion est fils de son intuition et de son imagination
spéciales, à leur tour l'intuition et l'imagination trouvent dans le sens de l'harmonie et des proportions
leur limite naturelle, leur direction naturelle. En dehors de la raison, c'est le sens des proportions qui
dit à la femme que la solution imaginée est disproportionnée aux circonstances, ne s'harmonise pas
avec le milieu ou avec d'autres solutions déjà trouvées. C'est le sens de l'harmonie qui, mettant
continuellement la femme en face de nouveaux problèmes, oriente son imagination vers certains buts
plutôt que vers certaines autres.
Voilà comment l'émotivité, la vibration consonnante avec tout ce qui est vivant, qui détermine
l'orientation différente de l'intelligence féminine, en détermine encore les qualités différentes.

III
DIFFÉRENTES METHODES DE TRAVAIL

La femme transporte dans la vie théorique les méthodes qui lui servent
dans la vie pratique comme, inversement, l'homme adopte dans la pratique les méthodes de la vie théorique.

Etant douée d'une grande émotivité, d'une faculté d'observation aiguë et profonde, d'une
association d'idées vive et rapide, d'une fantaisie féconde et variée, la femme tend fatalement à
utiliser, dans la vie spéculative, les qualités qui lui sont propres, usant le moins possible des autres.
Elle tend à procéder du concret à l'abstrait, de la pratique à la théorie, du fait à l'induction, ce qui lui
permet de mettre en œuvre son esprit d'observation, son imagination, son sens de l'harmonie, au lieu
de procéder de l'abstrait au concret, de la théorie à la pratique, du projet à la réalisation comme, par
des raisons opposées, le fait ordinairement l'homme.
Comment procède une grande couturière qui veut créer un nouveau modèle ? Elle va aux
courses, au théâtre, dans les réunions mondaines, partout où elle doit pouvoir rencontrer des femmes
bien vêtues, élégantes, sûre d'avance de trouver dans leurs mouvements, dans leurs gestes, dans leurs
attitudes, l'inspiration d'une création nouvelle. Une fois l'inspiration trouvée, « l'idée », elle
recommence le même travail d'observation, d'association d'idées, d'imagination pour la mettre à
exécution. Elle rassemble autour d'elle une quantité d'étoffes de tout genre, de rubans, de voiles, de
boutons, de babioles, elle les essaie sur elle-même, sur des « mannequins » qu'elle fait marcher,
remuer, s'agiter, pour surprendre encore d'autres effets de mouvement, d'autres plis ; une fois le
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vêtement créé, elle le régularise, l'arrange, trouve les raisons de l'avoir exécuté comme elle l'a fait,
plutôt que d'une autre manière et, en faisant appel au raisonnement, le perfectionne, le met en valeur.
C'est exactement de cette manière que nous procédons, nous autres femmes, pour les travaux
intellectuels, scientifiques ou littéraires.
Si une femme veut faire des romans, des comédies, de la poésie, elle ne s'attarde pas à y penser
pendant des jours et des jours, comme le ferait un homme, ni à suivre des cours appropriés, comme le
ferait un homme, ni à étudier les règles du genre ou à consulter des livres, à faire un plan, un dessin,
comme le ferait un homme. Elle rassemble des matériaux et commence aussitôt, tout comme la
couturière, par essayer.
Elle essaiera parfois d'une manière absurde, à l'aveuglette, sous la dictée de son instinct, plus
souvent d'une manière sensée, en transportant, sur ce nouveau champ d'expérience, les observations
accumulées, intentionnellement ou non, sur un autre terrain ; mais elle commence de toute façon par
essayer, exactement comme fait la femme qui veut implanter une nouvelle culture dans son jardin ou
qui veut se faire un vêtement.
« Si l'homme a un clou à planter, dit un proverbe toscan, il va chercher un marteau, la femme,
dans le même cas, retire son soulier et tape avec le talon ».
En réalité, « essayer »,comme regarder, sont les meilleurs moyens de mettre en mouvement
l'association des idées, de solliciter l'imagination, de provoquer l'intuition, c'est-à-dire d'exciter
l'intelligence spéciale de la femme. Ce système, impossible pour l'homme dans le domaine
intellectuel, nous sert parfaitement, à nous autres femmes, pour les productions les plus abstraites, et
je confesse naïvement que c'est celui dont je me sers, quel que soit le genre de travail auquel je
m'attelle, qu'il s'agisse d'une comédie pour enfants, d'un livre scientifique, d'un roman ou d'une
biographie.
Une fois l'idée trouvée, et elle est généralement déterminée par une émotion, je recueille en
parlant, en lisant, en me promenant, une quantité d'observations que, plus ou moins volontairement et
consciemment, je groupe autour de cette idée. Au fur et à mesure que les observations s'accumulent,
elles se subdivisent d'elles-mêmes, elles se classent d'elles-mêmes grosso modo ; au moment de
conclure, je cherche la raison pour laquelle j'ai ainsi subdivisé les faits, c'est-à-dire que je cherche
l'idée inconsciente qui m'a conduit à cette classification.
Naturellement, le raisonnement, étant en nous a posteriori, peut être erroné, tout en se rapportant
à des créations raisonnables. Vous trouvez souvent des maisons admirablement meublées, des jardins
magnifiquement disposés, des romans, des vers merveilleusement écrits dont les créatrices vous
donnent des explications sans queue ni tête. Le fait est que ces œuvres sont nées uniquement de leur
intuition et de leur imagination inconscientes et que le raisonnement qu'elles se croient obligées de
vous exposer pour vous expliquer comment elles ont été amenées à cette conception n'y a eu, en
réalité, aucune part. Il peut par conséquent être erroné, quoique la chose créée soit admirable, parce
que la femme peut très bien déraisonner sur une chose faite selon des règles inconscientes et
l'exécuter à la perfection.
A voir ainsi des réalisations admirables appuyées sur des arguments douteux, les hommes disent
que, quand les femmes font quelque chose de bon, elles le font par hasard et que leur méthode ne
peut conduire à rien de sérieux, ce qui est inexact.
Ce n'est point par hasard que les femmes font quelque chose de bon, c'est par une méthode
différente du raisonnement, sous la conduite d'une voix plus ou moins mystérieuse, d'une vision
concrète, interne et inconsciente qui leur présente d'emblée à l'esprit le problème déjà résolu.
Les femmes, voyant mépriser cette méthode, s'empressent à la changer et c'est à tort. Sans doute,
elle ne peut conduire les hommes à rien de bon et ceux qui l'adoptent, (ils sont nombreux aujourd'hui)
ne font rien de bon, parce qu'elle présuppose une grande intuition, une imagination féconde, un sens
parfait de l'harmonie qui manquent aux hommes. Mais l'intuition, l'imagination, le sens de l'harmonie
étant très développés chez la femme, c'est là la méthode qui lui est la plus favorable, celle qui lui
permet le mieux de mettre en valeur les facultés intellectuelles qui sont plus proprement siennes.
Il s'agit simplement du reste de transporter dans la matérialisation de la pensée les mêmes
procédés dont elle se sert dans la vie pratique, son domaine naturel, comme, inversement, l'homme
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qui s'adonne à la pratique y transporte la façon de procéder qui lui est habituelle dans ses études
abstraites.

IV
DÉSAVANTAGES DE LA MÉTHODE
ET DES QUALITÉS INTELLECTUELLES DE LA FEMME.

Si l'imagination et l'intuition donnent à celui qui les a la sensation d'une inspiration toujours juste,
vraie et originale, il s'en faut que cette sensation corresponde toujours à la réalité.

Impossibilité de se rendre compte de la valeur du travail effectué.


Cette méthode de procéder et les qualités qui induisent la femme à en faire emploi, ont leurs
avantages et leurs inconvénients.
Tout d'abord, ils peuvent aboutir à la production d'un gâchis effroyable, comme à celle d'un
travail génial, sans que la femme ait le moyen de contrôler et de savoir si elle a produit une ineptie,
un lieu commun ou une œuvre remarquable.
Si, en effet, l'imagination et, plus encore, l'intuition donnent à celui qui les possède la sensation
d'une inspiration toujours juste, vraie et originale, il s'en faut que cette sensation corresponde toujours
à la vérité. Il y a des intuitions nouvelles, originales, comme il y a des intuitions usées et banales ; il y
a une imagination antiesthétique, comme il y a une imagination esthétique. Par conséquent, un travail
dicté par l'intuition et l'imagination peut être exact ou erroné, esthétique ou antiesthétique, original ou
banal, ou en partie l'un et l'autre, (comme il advient dans la majorité des cas), mais, comme il donne,
dans tous les cas, la sensation d'être exact, vrai et original, et comme celle qui l'a fait ne peut le con-
trôler par le raisonnement, il peut être indifféremment interprété comme de grande, de médiocre ou
de minime importance, non suivant la valeur ou la portée de l'oeuvre, mais suivant le tempérament de
celle qui en est l'auteur.
C'est la raison de l'extraordinaire modestie ou de l'immense vanité que l'on trouve tour à tour
dans les femmes géniales et médiocres, fruit, toutes deux, de l'inconscience de la production qui se
prête aux interprétations subjectives les plus diverses.
Décousu et manque de clarté.
Un autre inconvénient du procédé intellectuel spécial de la femme et des éléments spéciaux sur
lesquels il s'appuie est le décousu, le peu de clarté, la confusion qui en dérivent.
L'intuition n'est pas un raisonnement dans lequel les idées se déduisent logiquement les unes des
autres, mais une inspiration, un jaillissement intermittent, dans lequel les idées viennent par saccades
successives, sans aucun lien entre elles que leur succession même. C'est pourquoi il est beaucoup
plus difficile à un intuitif qu'à un déductif de mettre en ordre ses idées, de leur donner un lien
logique. Si les intuitions à mettre en ordre sont justes et sont vraies, exposées ainsi, comme elles
viennent, l'une après l'autre, elles finissent par s'harmoniser toutes seules, comme s'harmonisent dans
les prés, les fleurs de couleurs les plus différentes ; elles ne se contredisent pas, de même que les faits
ne se contredisent pas dans la nature ; elles suivent le fil comme si elles dépendaient d'un
raisonnement, même quand on n'en a fait aucun.
Mais quand les intuitions à mettre en ordre sont partiellement erronées, exposées ainsi à la suite
l'une de l'autre, elles se contredisent, elles se heurtent, comme se heurtent les couleurs artificielles
mal assorties ; le raisonnement que l'auteur vient y plaquer a posteriori, loin de clarifier et de lier les
idées, ne fait que mettre mieux encore en lumière les contradictions en, les rendant plus apparentes.
Enfin et c'est là, d'après moi, la raison la plus importante, nous ne sommes pas claires, nous
autres femmes, parce que nous n'y avons pas le stimulant nécessaire, parce que nous n'en sentons pas
la nécessité. Même pour l'homme, qui a cependant plus de facilité que nous, c'est une fatigue que de
clarifier ses idées, car on n'arrive, à la clarté qu'en faisant et refaisant, en coupant, en intervertissant,
en passant chaque période, chaque phrase au filtre du raisonnement, tout comme on clarifie le vin en
vidant et en revidant le tonneau et en passant le liquide à travers un filtre approprié. L'homme se
soumet à cet effort, parce qu'il ne se comprend pas lui-même, parce qu'il ne comprend pas les autres,

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si les explications ne sont pas claires. Il en va tout autrement de nous autres femmes : l'intuition nous
permettant de comprendre facilement, par sous-entendus et à demi-mot, nous ne comprenons pas la
nécessité de faire des efforts pour nous expliquer clairement.
D'autre part, la confusion est souvent claire pour nous autres femmes, tandis que nous trouvons
obscure l'expression technique, précise, abstraite qu'emploient les hommes. Les statuts d'une société,
les règlements, les lois et même les explications de boîtes de jeux, qui sont forcément claires mais
arides et sèches, sont souvent, pour nous, difficiles à interpréter, tandis que nous comprenons à demi-
mot les discours et les balbutiements les plus embrouillés, d'un enfant, d'un malade,
incompréhensibles aux hommes.
Difficulté d'adjoindre la technique à l’inspiration.
Les mêmes raisons qui produisent chez la femme le décousu, lui rendent difficile d'apprendre une
technique et, d'une façon générale, d'apprendre une chose quelconque dans les règles, par les livres
ou avec un maître, comme le fait l'homme.
La femme, par l'observation, par l'analyse, par l'imagination, absorbe, du monde extérieur dans
lequel elle vit, beaucoup plus que n'en absorbe un homme. Mais elle ne peut absorber de cette façon
que ce que peut lui donner le milieu dans lequel elle vit, que ce qu'elle peut absorber par la pratique,
rien de plus, ni rien d'autre.
Pour arriver au contraire à connaître des sciences déterminées, des techniques déterminées, pour
arriver à une certaine perfection, il faut que la femme se résigne à apprendre méthodiquement, à
étudier les règles, à se rendre capable de les appliquer à l'aide du raisonnement, de l'attention, c'est-à-
dire qu'elle apprenne au moyen des méthodes masculines. Elle apprend, mais elle apprend par cœur,
ce qui n'a pas d'importance pour le développement intellectuel.
On dit que les femmes sont précoces, mais que leur intelligence s’arrête à dix-huit ans et l'on en
donne pour preuve qu'elles réussissent mieux dans les classes inférieures. Mais, si elles réussissent
mieux dans les classes inférieures, c'est que les programmes y sont plus pratiques et plus variés et se
prêtent, par conséquent, beaucoup mieux à être appris par observation directe que par méthode.
Elles réussissent moins bien dans les classes supérieures, parce que le raisonnement, la logique,
l'attention nécessaires à des études plus approfondies, ne leur sont pas naturels et qu'elles ont par
suite plus de difficulté à en faire usage. De là le peu d'aptitude de la femme à des travaux de longue
haleine, de technique difficile, dont le lien ne peut être maintenu que par un raisonnement.
Je ne veux pas dire par là qu'il soit réellement impossible aux femmes d'apprendre la technique
ou le comprendre la théorie, elles peuvent fort bien au contraire l'apprendre et la comprendre ; les
nombreuses femmes qui ont pris des grades universitaires, si elles sont désormais des milliers et des
milliers, ont étudié des règles et appris une technique. Mais étudier des règles, appliquer une
technique les fatigue et les ennuie beaucoup plus que les hommes et leur procure un moindre profit.
Quoiqu'en effet la femme ait tant de passion pour la musique, et que ce soient des femmes qui
nous aient transmis et qui aient peut-être inventé la plupart des chansons populaires, quoiqu'elles
aient été préposées dans bien des pays à l'improvisation de la musique mortuaire, quoique les femmes
soient supérieures aux hommes dans les dialogues parlés et dans les comédies, il y a très peu de
femmes compositrices ou auteurs dramatiques, beaucoup moins que de femmes de lettres ou de
femmes peintres.
C'est que la peinture, de même que le roman et la poésie, ont une technique facile, que l'on peut
savoir sans l'apprendre, tandis que la musique et le théâtre demandent une technique difficile et de
difficile application, qui étouffe l'inspiration. Si l'on pouvait fixer la musique aussi facilement et aussi
rapidement qu'on le fait pour la poésie et la peinture, la femme composerait, mais la complication du
procédé de transcription glace sa pensée, de même que la glacent les limites et la technique
nécessaires au théâtre.
Quoique les femmes diplômées dans les langues anciennes et dans les langues étrangères
modernes soient plus nombreuses que les hommes, bien que plus nombreuses soient également celles
qui parlent les langues étrangères, la plupart des traducteurs et la presque totalité des traducteurs de
grec et de latin sont des hommes, parce que, pour traduire, il faut joindre à la connaissance générale
de la langue de laquelle et en laquelle on traduit, la connaissance technique précise, qui est plus
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difficile pour la femme.
Difficulté de perfectionner.
Cette difficulté d'adjoindre à l'inspiration la technique, - fruit collectif du travail des générations
qui ont peiné sur des problèmes analogues, - rend difficile à la femme de corriger, de perfectionner.
Pour corriger, pour perfectionner, il faut tendre à un point fixe, à la règle et à la perfection idéale, et
tenter de l'atteindre par un effort logique. Cet effort, pour peu que l'on soit capable de le faire, vaut la
peine d'être fait car perfectionner, supprimer, éclairer, quelquefois transposer une phrase, ajouter un
lien logique, systématiser une idée, change la portée du travail. Un remaniement, une addition, qui au
premier abord semblent des changements purement physiques peuvent déterminer dans l'ensemble
des combinaisons chimiques et en augmenter démesurément la puissance et la portée.
Mais ces perfectionnements, ces éclaircissements qui requièrent une technique, un raisonnement,
sont pour nous autres femmes, très difficiles.
Beaucoup plus facilement inspirée que l'homme, la femme produit plus facilement que lui. Mais
elle ne peut le faire ou du moins n'a de goût à le faire que par inspiration.
« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi est-ce que tout me réussit si facilement ? dit Lauth Thomson
dans ses autobiographiques Cahiers d' Yvonne, cela m'enivre et me lasse tout de suite. J'obtiens l'effet
qu'on veut, que je veux produire sans savoir comment, et je ne sais pas me corriger sans me détruire.
Ce que je fais se fait de soi-même et je m'en étonne et, tout d'un coup, je m'arrête, je regarde et, le
moment d'enivrement passé, je ne suis plus satisfaite, je vois des défauts que je voudrais corriger et
c'est pitoyable. Je n'ai pas de technique, j'exècre mes talents ».
Dans la préface de son premier travail : Claire d'Albe, composé en quinze jours, Mme Cottin, qui
a inauguré en France, au XVIIIème siècle, le genre romantique, s'exprime ainsi : « Le public fera
bien de dire du mal de mon ouvrage s'il l'ennuie mais, s'il m'ennuyait encore plus de le corriger, j'ai
bien fait de le livrer tel quel ».
Comment la femme, qui montre tant de patience dans des travaux minutieux d'aiguille et de
copie, en a-t-elle si peu pour perfectionner ses œuvres, pour y appliquer la technique ? C'est que
perfectionner est pour elle un travail contre sa nature, qui lui coûte beaucoup plus de peine qu'il n'en
coûte à l'homme, tandis que le travail d'aiguille est un travail qui lui “fait plaisir”.
Cette difficulté d'adjoindre la technique à l'inspiration, que Mme Lauth Thomson et Mme Cottin
expriment si franchement, la plupart des femmes de lettres la dissimulent sous mille prétextes. Tantôt
elles montrent un profond mépris, pour tout ce qui n'est pas le fruit de l'inspiration, (le mépris n'est
souvent que l'expression du dépit que nous éprouvons à admirer une chose que nous jugeons au-
dessus de notre possibilité) ; tantôt elles soutiennent que perfectionner est une perte de temps inutile,
bonne pour celui qui n'a pas de fantaisie dans l'esprit ; tantôt elles disent que perfectionner c'est
détruire. Ces prétextes ne sont pas d'ailleurs complètement faux parce que, si retoucher c'est
perfectionner. pour celui qui a un idéal fixe et conscient auquel il veut arriver, pour celui qui a une
technique ; c'est, à l'inverse, une perte de temps dangereuse ou inutile pour qui, comme la femme, ne
travaille qu'à coup d'intuition. Ajoutons qu'en parlant de perfectionner, la femme songe, en général, à
la perfection de la forme à laquelle elle est beaucoup moins sensible que l'homme.
Notons, en outre, que l'intelligence spéciale de la femme limite pour elle la possibilité de
perfectionner à la façon masculine, mais n'empêche pas d'une façon absolue tout perfectionnement.
Ce sens de la proportion, de l'harmonie, si caractéristique de la femme, peut prendre la place qu'ont
chez l'homme la technique et la science. Le sens de l'harmonie, de la proportion, fait sentir que la
chose n'est pas parfaite et sert de guide pour la perfectionner.
L'intuitif a des moyens empiriques, semblables aux moyens mécaniques, qui lui permettent de
sentir quand le travail est bien ou mal fait, quand il a ou non bien exposé une théorie, moyens qui
servent à peu près comme le raisonnement sert au déductif.
Mon père qui, tout homme qu'il fût, était extrêmement intuitif et se servait largement de
l'intuition dans ses œuvres, avait des moyens de ce genre. Pour lui un livre était bien fait quand l'idée
générale s'y retrouvait en chaque détail et que chaque détail pouvait conduire à l'idée générale.
Pour moi, une chose que j'écris est bien faite quand elle me paraît « courte », c'est-à-dire quand je
peux en résumer la synthèse en peu de phrases, quand elle est sphérique, c'est-à-dire quand je n'y
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sens pas d'angles. Quand je me préparais aux examens, et j'en ai passé des centaines, j'étais sûre de
ma matière quand elle me paraissait courte.
Remarquons que des critères de ce genre sont d'usage courant dans la vie pratique. Une maison
est en ordre quand « il y a de la place » et il y a de la place quand chaque chose est à la place qui lui
convient le mieux, quand un meuble ne gêne pas l'autre.
Il faut reconnaître qu'atteindre une perfection, même relative, par de semblables critères n'est pas
chose facile. On doit procéder par tâtonnements, par tentatives successives, en transposant mille fois
une phrase jusqu'à ce que l'oreille vous suggère la place la meilleure, absolument comme la cuisinière
qui, voulant faire un ragoût dont elle a présent à l'esprit le goût final, mais dont elle ignore les ingré-
dients et les doses, procède par dégustations successives, tantôt ajoutant, tantôt supprimant des ingré-
dients. Mais ajouter et ôter ainsi par tâtonnements est plus facile dans la vie pratique que dans la
théorie et requiert à son tour une espèce d'inspiration, requiert plus d'effort que composer. C'est pour
cela que la femme aime mieux composer que perfectionner. La femme intelligente peut encore
perfectionner en conjuguant cette seconde inspiration avec la première, mais elle ne le fera que si elle
en sent la nécessité.
Difficulté de bien construire l'œuvre.
Les mêmes causes qui déterminent chez la femme le décousu, la confusion, le caractère
inconscient de ses productions intellectuelles, sa difficulté d'apprendre la technique, de joindre la
technique à l'inspiration, qui lui rendent difficile de perfectionner ses œuvres, lui rendent également
difficile de les bien construire.
Pour bien construire un ouvrage, il faut faire un plan, se rendre nettement compte de l'importance
respective des diverses idées, donner par suite la première place aux plus essentielles, la seconde aux
secondaires et ainsi de suite, trouver les idées intermédiaires, trouver l'assemblage qui les liera, idées
et assemblage qui sont comme le sable et la chaux, dont l'emploi fonde la solidité de l'édifice.
Mais, comme nos idées viennent par déclenchements successifs ou, ce qui est pire encore, vont et
viennent inconscientes, à travers notre cerveau, avec la rapidité du nuage qui passe à l'horizon, non
seulement il nous est difficile de les lier, mais même de distinguer les principales des secondaires et
par suite de les bien placer. De plus, la rapide association d'idées sur laquelle nos travaux sont basés
nous suggère, sans interruption, une quantité d'idées latérales et secondaires qui obscurcissent à nos
propres yeux la ligne générale.
A son tour, cette difficulté que nous avons, nous autres femmes, à bien construire notre œuvre, à
donner à nos idées une forme nette et précise, à rendre avec clarté notre pensée, à joindre la technique
à l'inspiration, est la raison de la soi-disant « modestie » qui nous fait préférer être les Egéries d'un
grand homme à être nous-mêmes des femmes illustres, qui nous fait sacrifier si facilement et si
volontiers la gloire extérieure, (qui pour nous a une valeur infiniment moindre que pour l'homme),
pourvu que nous ayons quelqu'un à qui faire don de notre pensée. En effet, être l'Egérie d'un autre,
exprimer notre pensée comme elle vient, minute par minute, c'est goûter toute l'ivresse pleine,
effective, que donnent l'imagination, l'intuition, le sens de l'harmonie mis en action, sans la fatigue et
l'ennui (plus grands chez nous que chez l'homme) de faire intervenir la pondération, la logique, la
déduction, et sans la préoccupation de la perfection et de l'architecture de l'œuvre qui est pour nous
un véritable cauchemar.
Limitation du champ intellectuel.
La rapide inspiration, la difficulté de joindre la technique à l'inspiration, de perfectionner ou de
bien construire une œuvre, l'imagination spéciale féminine ont une influence décisive sur la détermi-
nation des champs matériels et intellectuels auxquels la femme peut se consacrer avec le plus de fruit.
J'ai déjà dit que la vue de quelques fleurs dans un pré suffit à susciter en moi un tas d'idées
différentes auxquelles cette vision peut être appliquée : vêtements, abat-jour, tapis. Pour peu que j'aie
un stimulant direct, comme dans le cas des fleurs dans un pré, j'ai un esprit d'initiative, d'activité plus
grand que celui de l'homme, je puis faire plus et mieux que lui. Mais, pour avoir de l'initiative, j'ai
besoin non seulement de voir des fleurs dans un pré, mais de connaître des personnes à qui soient
nécessaires le tapis, le vêtement, l'abat-jour, à l'idéation duquel me portent les fleurs dans le pré. Si je
n'avais pas devant les yeux la personne à laquelle le vêtement orné de ces fleurs irait bien, la pièce où
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un tapis semé de fleurs ferait un bel effet et ainsi de suite, mon imagination resterait muette. Je ne
peux faire plus rapidement et mieux que l'homme que quand j'ai un stimulant direct. Si je devais, à
tête reposée, imaginer un vêtement, un tapis, un abat-jour pour quelqu'un que je ne connais pas et
dont je ne sais rien, si je devais le composer sans avoir aucune image devant les yeux, comme c'est le
cas qui se présente au créateur de tapis ou de vêtements d'une maison de commerce, je serais perdue,
je ne saurais rien imaginer, tandis que l'homme, à qui les fleurs dans le pré ne suggèrent rien, pourra,
en se mettant à sa table de travail, en étudiant des dessins, en calculant, comme sur un échiquier,
quelle sorte de voiture ou de sport est en usage dans le pays où il s'agit de vendre le tapis ou le dessin,
à l'aide de l'équerre, du compas et au besoin du calcul des probabilités, réussir à créer un tapis, un
vêtement, moins beau peut-être que celui que j'aurais imaginé, mais susceptible de se vendre dans le
pays pour lequel il a été fabriqué. Tandis, en effet, qu'à la maison c'est toujours la femme qui imagine
les vêtements, les broderies, les tapis, les meubles, les bibelots, les dessinateurs et directeurs des
grandes maisons de commerce sont toujours des hommes, même quand il s'agit de commerces se rap-
portant le plus directement à la femme.
C'est là ce qui explique comment la femme, qui réussit beaucoup mieux que l'homme à diriger un
ménage, une petite affaire, une petite pension, un petit laboratoire, un petit commerce, réussit beau-
coup moins bien que lui quand il s'agit de grandes industries, même si ces industries sont proprement
féminines, comme celles du vêtement, des hôtels, des hôpitaux.
En effet, dans la direction d'une petite affaire, d'un petit commerce, d'une petite pension, où elle
peut connaître directement clients, fournisseurs et auxiliaires, elle peut trouver en eux ou par eux des
stimulants directs à agir dans tel sens plutôt que dans tel autre, dans leur intérêt ou dans celui de
l'affaire, tandis que, dans une grande industrie, fût-ce celle des broderies ou des hôtels, où il s'agit
d'établir des règles générales, auxquelles doivent être soumis des clients et des auxiliaires qu'elle ne
connaît pas personnellement, où il faut servir une clientèle qu'elle ne connaît pas, où il s'agit de faire
travailler des milliers d'ouvrières auxquelles ne peut être appliqué le critère de la sympathie ou de
l'antipathie, la femme n'a plus de stimulants ad hoc pour agir, ni de boussole pour se diriger.

L'INTELLIGENCE
AVANTAGES DE LA MÉTHODE
ET DES QUALITÉS INTELLECTUELLES FÉMININES.

La supériorité de la femme dans le domaine de l'intuition, de l'imagination,


de l'harmonie fait qu'elle réussit mieux quand il s'agit d'improviser,
d'agir par à-coups, sans règles, au jugé, au pied levé.
Possibilité de savoir sans avoir appris.
Si cette façon de procéder sous la conduite de l'intuition, vive, rapide, mais inconsciente, de
l'imagination, multiple, instantanée mais concrète, du sens de l'harmonie rapide, précieux, mais en
contraste avec la perfection, limite de quelque manière le champ intellectuel de la femme et son
excellence, elle lui donne certains avantages qui ne sont pas à mépriser. Le premier de ces avantages
est la possibilité de savoir sans avoir appris, d'arriver d'un bond aux conclusions auxquelles l'homme
ne parvient qu'en se donnant beaucoup de peine.
L'homme apprend mieux que la femme ce qu'on lui enseigne mais, si on ne lui enseigne rien, il
ne sait rien.
Les hommes arrivent à être meilleurs cuisiniers, meilleurs tailleurs que les femmes : ils arrivent à
diriger de grandes industries, de grands magasins beaucoup mieux que les femmes, quand hommes et
femmes ont fréquenté des écoles de cuisine, de coupe ou de commerce, quand il s'agit de grandes
exploitations où il faut mettre en pratique des combinaisons abstraites. Mais les femmes peuvent faire
avec goût un vêtement pour elles et pour leurs enfants, sans avoir jamais pris une leçon de coupe,
diriger une petite affaire sans connaître une théorie des proportions, faire un dîner passable sans
savoir un mot de l'art culinaire, soigner un malade sans connaître une règle de médecine, tenir une
pension ou un négoce sans connaître un élément de comptabilité, toutes choses que l'homme ne sait
pas faire.

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Les garçons réussissent mieux que les filles à approfondir un sujet, à apprendre méthodiquement
un art avec précision, à exprimer, selon les règles données, leur propre pensée dans des poèmes ou
des tableaux mais, si ni les uns ni les autres ne peuvent s'appliquer, les hommes ne peuvent rien faire
tandis que la femme saura toujours s'en tirer avec goût ; une paysanne, une ouvrière s'expriment en
général par lettre ou de vive voix mieux que les hommes de la même classe. C'est là sans doute une
des raisons pour lesquelles les écoles des garçons ont partout précédé les écoles des filles ; c'est que
les premières étaient d'une nécessité absolue, tandis que les secondes ne l'étaient pas, puisque la
femme arrivait à apprendre par l'oreille, par instinct ce qui lui était nécessaire.
C'est là encore une des raisons pour lesquelles la femme a manifesté tant d'enthousiasme pour les
méthodes modernes d'enseignement et d'éducation, selon lesquelles le maître et l'éducateur doivent se
borner « à suivre l'inspiration de l'élève ». La Duse rêvait d'une école de déclamation pour les
actrices, dans laquelle on se bornerait à faire déclamer sans rien enseigner.
Des pareilles méthodes, qui sont jusqu'à un certain point bonnes pour les jeunes filles, sont, je
crois, détestables pour les jeunes gens et sont, je crois, une des causes de l'abaissement de la culture
masculine, comme ils sont la cause de l'infériorité des garçons par rapport aux fillettes dans les écoles
inférieures auxquelles jusqu'à maintenant ces méthodes sont limitées.
Chacun de nous a vu des cas de femmes frivoles des classes supérieures, ne connaissant rien au
ménage ou à la vie pratique, se transformant rapidement en ménagères accomplies sous le seul guide
de l'amour, de même que chacun peut constater chaque jour avec quelle facilité de simples
paysannes, élevées aux plus hautes situations sociales, s'habituent rapidement à tenir leur nouveau
rang.
Lorsqu'elles eurent été chassées hors de France, avec leur famille, par la Révolution, les femmes
de l'aristocratie française, pourtant uniquement élevées à parader et à intriguer à la Cour, trouvèrent
moyen de sauver, par le travail de leurs mains, devenues tout à coup expertes à la broderie et à la
cuisine, leurs maris et leurs enfants, alors que ceux-ci, avec la meilleure volonté du monde, ne
réussirent pas à les imiter.
Pendant la guerre, où l'activité de toutes les femmes a été mise à contribution de toutes parts, les
hommes ont constaté, avec un étonnement parfois mêlé d'envie, que leurs femmes qu'ils croyaient
uniquement capables de coqueter et de danser le tango, se sont transformées rapidement en
commerçantes de premier ordre, en habiles infirmières, en organisatrices de toutes sortes d'arts et de
métiers des plus compliqués, et tout cela par intuition, sans avoir jamais appris l'art ou l'industrie
qu'elles ont montré si bien savoir.
La femme, (la guerre en a fait la preuve), a pu rapidement remplacer l'homme dans beaucoup de
ses métiers, tandis que l'homme éprouve les plus grandes difficultés, quand il devient veuf, à
remplacer sa femme dans ses fonctions réputées si modestes de ménagère.
Cette facilité que possède la femme de savoir sans avoir appris est tellement distinctive de son
sexe que la femme y met tout son amour propre. Lorsqu'elle vous parle de ce qu'elle a fait, la femme
a toujours soin de vous prévenir, - même si cela ne correspond pas à la vérité,- qu'elle l'a fait « sans
avoir appris », et elle vous manifeste toujours son dégoût pour tout ce qui est « appris », pour tout ce
qui est «dans les règles », ce qui, dans sa pensée, équivaut à « être une copie » une chose que tout le
monde peut faire.
Adaptabilité, Variabilité de travail.
Un autre avantage de la façon de procéder de la femme, sous la dictée de l'intuition et de
l'imagination rapides et inconscientes, plutôt que sous celle de la méditation, du calcul conscients et
fatigants, c'est celui de changer facilement, d'occupation, de pouvoir s'occuper en même temps des
choses les plus disparates, de s'adapter aux circonstances en changeant de décision sans trop de
difficultés.
L'homme, qui est méthodique, déductif et raisonneur, met du temps à se décider ; quand il pense
à la décision qu'il est en train de prendre, il ne veut pas être dérangé, une fois qu'il l'a prise, il ne veut
pas la changer ; quand il s'occupe d'une chose, il ne peut songer à autre chose ; quand il est habitué à
une personne, à un travail, à une maison, il a des difficultés pour changer.
C'est que prendre des décisions, des initiatives, à tête reposée, comme fait l'homme, demande du
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temps et de la peine, temps et peine qui sont souvent perdus si les méditations sont interrompues ;
temps et peine qui sont définitivement perdus si la décision doit être changée, si le milieu dans lequel
on agit vient à se modifier.
De là la rigidité de l'homme, son peu d'adaptabilité, son irritabilité si l'on vient l'interrompre, si,
ce qui est pire encore, on doit changer de décision, de là son impossibilité de faire deux choses à la
fois, de faire simultanément deux choses disparates, de s'adapter aux circonstances.
La femme au contraire, qui procède à coups d'intuition, d'imagination, inconscientes et
instantanées, n'est pas incommodée le moins du monde d'avoir à interrompre ce qu'elle est en train de
faire pour entreprendre autre chose, ou à faire plusieurs choses à la fois. Elle passe indifféremment
d'une étude à l'autre, d'une occupation à l'autre, je dirai plus, elle se fatigue à faire toujours la même
chose et préfère en faire plusieurs en même temps.
Devant un obstacle qui, soit dans la vie pratique, soit dans la théorie, l'oblige à changer le plan
préalable, la femme trouve sans difficulté un autre plan, une autre porte de sortie. Devant un mari qui
a des goûts, des théories, des désirs différents de ceux de son père, de ses frères auxquels elle était
habituée, la femme sait rapidement changer ses goûts, ses habitudes, s'adapter. Dans un pays
nouveau, au milieu de visages nouveaux, de nouveaux usages, la femme sait changer d'habitudes,
d'installation, rapidement et sans effort.
Ces qualités, remarquons le bien, ont une importance capitale pour un être comme la femme, que
son altérocentrisme condamne à vivre toujours en fonction de quelque autre, elles lui sont infiniment
plus utiles, pour les applications ordinaires de l’intelligence, que ne lui seraient la perfection, la cons-
truction, la technique.
La famille est un peu comme l'eau du fleuve, toujours la même et toujours une autre. Les enfants
grandissent, la fortune augmente ou diminue, puis ce sont les variations des saisons, du prix des
denrées, des goûts de ceux de la maison. Il faut, en une journée, décider mille choses différentes, agir
promptement en mille champs divers. Notre agilité mentale nous permet de résoudre beaucoup mieux
qu'un homme des problèmes toujours nouveaux et en perpétuelle transformation. De fait, dans une
maison, les serviteurs mâles sont beaucoup moins utiles que les femmes et moins utilisables,
précisément parce que seules les femmes sont bonnes à tout faire.
Les hommes, du reste, qui se trouveraient fort désorientés s'ils devaient changer d'occupation
chaque jour, à chaque heure, comme les femmes sont obligées de le faire, se sont instinctivement
spécialisés. L'un devient médecin, l'autre avocat et, pour subdiviser, encore leurs attributions, l'un
soigne les maladies de la bouche, l'autre celle des oreilles, et ainsi de suite. Dans sa maison, la femme
fait tout, même s'il en est besoin, le médecin et l'avocat.
Supériorité dans le domaine de la pratique. Inventivité.
Cette adaptibilité de la femme, sa capacité de trouver rapidement des solutions différentes, en
conjonction avec sa facilité de savoir sans apprendre, de deviner, d'imaginer, de répondre par un acte
approprié à une incitation de n'importe quelle nature, donne lieu à sa supériorité dans l'inventibilité,
dans l'ingéniosité pratique.
Le public se trompe facilement sur ce point, parce que peu de noms de femmes sont liés à des
inventions brevetées. Mais cela ne dépend pas du moindre nombre de ses découvertes et de leur
moindre importance, mais du peu de valeur qu'elle attribue à ses inventions, de l'étroitesse de son
champ d'action, des difficultés qu'une humble femme quelconque rencontre à faire breveter une de
ses découvertes et à la faire connaître, et surtout de son peu d'ambition, qui la rend plus orgueilleuse
de l'admiration des quelques personnes au milieu desquelles elle vit que de celle du monde entier.
Dans les paquets qu'on envoyait au front, dans les innombrables ouvroirs de guerre qui se sont
créés, l'on trouvait une telle quantité d'inventions qu'elles auraient pu enrichir plusieurs inventeurs
américains. Ici, c'étaient de nouveaux genres de bas, de maillots, de cols, de gants, de chemises qui
pouvaient être utiles à tel ou tel individu, suivant les circonstances spéciales où il se trouvait, ou
mieux protéger telle ou telle partie du corps, des systèmes les plus expéditifs de lacets qui serraient
moins et tenaient mieux. des désaltérants et des fortifiants composés des herbes les plus variées. Là
c'étaient des jouets faits uniquement à l'aide de rebuts de toutes sortes (bas troués, gants défraîchis,
pommes de pin, coquilles d'oeufs) ; ailleurs, des couvertures faites de papier, de coupons, de paille,
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de fleurs. Vous trouviez aussi bien ces inventions dans les humbles paquets venus de modestes
cabanes perdues dans les villages alpestres que dans ceux qui sortaient des splendides ateliers dirigés
par des grandes dames instruites dans les meilleures écoles du pays.
Mais aucune de ces inventions n'avait été brevetée ; chacune avait été faite pour servir au fils, au
mari, au père, à la famille, à la société à laquelle elle était destinée et cela suffisait.
Dans sa maison, du reste, la femme ne fait qu'inventer. Le plus petit changement de logement, de
température, de saison, de nourriture est pour la bonne ménagère la base d'observations et
d'inventions. L'économie domestique consiste en une série d'inventions continuelles par lesquelles on
cherche à atteindre un but donné, le bien-être des membres de la famille, avec des éléments qui
varient sans cesse : aliments, température, matières premières, argent et aussi goût des gens de la
maison. Que d'inventions la femme n'a-t-elle pas faites pendant la guerre, pour continuer à donner
des repas aussi substantiels et bien préparés qu'auparavant, avec la moitié de l'assaisonnement et de la
matière première dont elle disposait autrefois ! Que de nouveaux moyens n'a-t-elle pas trouvés pour
fabriquer ou remettre à neuf meubles et vêtements sans avoir recours aux artisans mobilisés !
Combien de briquettes de papier, de sciure, de poussière n'a-t-elle pas imaginées pour économiser le
bois et le charbon ! Combien de succédanés pour épargner la soude et le savon !
M. Otis Mason a démontré que la femme a inventé presque tous les arts les plus précieux dont
nous faisons usage, que, dans les sociétés primitives, les femmes assument les fonctions
industrielles : elle, sont bouchères, cuisinières, pourvoyeuses, travaillent les peaux, fabriquent des
tentes, des vêtements, des souliers. C'est la femme, dit-il, qui a trouvé dans les prés les herbes
comestibles, qui a eu la première l'idée de les cultiver près de la maison. C'est la femme qui a élevé
les petits des animaux tués par le mari, qui a dressé le chien à garder la maison et le chat à la
défendre des rats. C'est la femme qui a découvert que la vache, que la brebis, pouvaient donner à ses
enfants un lait aussi nourrissant que le sien propre. C'est la femme qui a tressé des nattes pour y
étendre ses enfants, qui a tissé pour la première fois la fibre du lin, du chanvre, et la laine pour les
mettre à l'abri du soleil et des intempéries ; qui a trouvé le moyen de courber les osiers en paniers
pour y cacher sa précieuse récolte ; qui a cuit pour la première fois la terre au soleil pour en faire des
tuiles. C'est la femme qui a trouvé, bien avant les spécialistes, quelles étaient les farines les plus
propres à la nourriture des enfants à la mamelle et le meilleur moyen de les préparer. C'est la femme
qui a inventé les cataplasmes, les onguents, qui a découvert les herbes médicamenteuses sur
lesquelles s'est ensuite basée la médecine. C'est la femme qui a trouvé le moyen de domestiquer le
ver à soie, de retordre le fil ténu dont le ver avait tissé son cocon. C'est la femme qui a trouvé les
plantes, les animaux et les procédés dont on pouvait extraire les couleurs pour teindre. C'est très
probablement la femme qui a inventé tous les moyens de cuire et de conserver les mets, de fumer et
de saler les viandes, de sécher les fruits et les légumes ou d'en faire des confitures. C'est la femme qui
a inventé tous les arts, toutes les précieuses utilisations domestiques, qui nous sont restés à travers les
siècles.
Dans le domaine des inventions, les hommes, malgré le nombre prépondérant de leurs brevets, ne
peuvent, à coup sûr, rivaliser avec les femmes. Dans les époques et les contrées industrielles, la
femme a toujours été très appréciée et ces époques et ces contrées ont été heureuses pour elle. Si
aujourd'hui la femme n'y tient plus le premier rang, c'est parce que les inventions ont émigré de
l'humble domaine de la maison, où il s'agissait de travailler de la matière concrète, en vue de faire
plaisir à une personne aimée et de lui conserver la vie, pour entrer dans le domaine de la théorie où la
femme n'a plus les mêmes stimulants que ceux qu'elle avait autrefois.
Je ne veux pas dire par là que les hommes ne peuvent rien faire dans la vie pratique, ni les
femmes dans la vie théorique ; les circonstances, le besoin, quelque inclination particulière mettent
souvent les hommes aux prises avec la vie pratique et les femmes avec la vie théorique, et les uns
comme les autres peuvent s'en tirer d'une façon satisfaisante Mais, à coup sûr, la femme éprouve une
satisfaction supérieure à celle de l'homme à inventer des choses pratiques, à trouver le moyen
d'améliorer la vie des êtres susceptibles de joie et de douleur. L'homme ne trouve pas grand plaisir
aux inventions pratiques qu'il fait et il n'en ferait pas s'il n'en espérait du gain ou de la gloire, tandis
qu'il en trouve un très grand à généraliser, à raisonner, ce qu'il fait spontanément lorsque la femme
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fait une invention pratique, elle ressent au contraire une véritable joie, un contentement qui n'est pas
en proportion avec l'économie réalisée, ni avec la gloire qu'elle peut en tirer, mail avec la satisfaction
de sa passion.
Travail joyeux.
Mais le plus grand avantage du procédé spécial de travail de la femme c'est la possibilité qu'il lui
donne de produire avec joie.
Le travail a été un châtiment céleste pour Adam mais non pour Eve. J'ai dit qu'apprendre, ce qui
est pour l'homme un plaisir, est pour la femme un effort, une fatigue. Vous voyez, en effet, dans les
lycées et les universités, des jeunes filles pâles, défaites, épuisées. La moitié des jeunes filles qui
entreprennent des études classiques, (et tout le monde sait combien elles sont aujourd'hui peu
sérieuses), sont obligées de les abandonner pour cause d'anémie. Mais tandis qu'apprendre fatigue la
femme plus que l'homme, produire fatigue l'homme plus que la femme. Vous voyez des maîtresses
d'école qui font le même travail que les maîtres avoir encore la force de conduire leur maison,
d'élever des enfants, tandis que l'homme à travail égal est complètement abruti. Vous voyez tous les
jours des hommes de lettres, des peintres, des professionnistes épuisés par une production qui
n'épuise pas la femme dans des conditions analogues.
C'est que le travail le plus simple est toujours pour l'homme le résultat d'un calcul patient et
fatigant, tandis que la production la plus compliquée est pour la femme un jeu de son imagination et
de son intuition dans lequel elle ne fait que copier une vision qu'elle porte en elle. Son travail, qu'il
soit pratique ou théorique, mécanique ou artistique, est toujours spontané, comme l'est la créature
qu'elle façonne au dedans d'elle-même sans y penser.
Sa production est le jaillissement ininterrompu, inconscient de son intuition et de son imagination
ce qui fait de sa vie la vision et l'exécution continue d'un spectacle dont elle est tour à tour l'auteur et
la spectatrice. Cela suffit naturellement à rendre plein d'intérêt le travail le plus monotone et plus ba-
nal, à remplir de joie le devoir qui pour un homme serait le plus pénible.

CONCLUSION
L'énorme importance qu'ont dans la vie intellectuelle pratique et théorique de la femme
l'intuition, l'imagination, l'harmonie, qui sont en elle instantanées, inconscientes, et involontaires, lui
donnent une intelligence sui generis, qui a quelque chose de spontané, d'impulsif, de varié, d'imprévu
et d'imprévisible, échappant aux règles et y répugnant, à l'opposite de l'intelligence masculine, faite
toute entière de réflexion, de calcul, de méditation, consciente toujours et volontaire, se basant sur les
règles et ne s'en éloignant jamais.
Se laissant guider par l'intuition, par l'imagination, qui sont en elle irrégulières, soudaines,
involontaires, mais vives et sûres, la femme est bien des fois décousue et illogique dans ses paroles et
dans ses actions. Mais, par contre, tout ce qu'elle fait, pense ou dit est quelque chose de frais,
d'agréable, de léger, de riant, qu'on sent réalisé sans fatigue et sans effort.
Ces deux formes d'intelligence ont, l'une et l'autre, leurs avantages et leurs inconvénients. La
déduction, le raisonnement, la méditation supérieure de l'homme font qu'il réussit mieux quand il
s'agit de théoriser d'approfondir un sujet, de persévérer dans une route donnée, de porter une science
à la perfection.
Mais la déduction, le raisonnement, la méditation qui ne prennent pas appui sur la réalité, le
laissent facilement glisser dans l'abstrus, le rendent souvent aveugle pour la réalité la plus éclatante,
le rendent souvent incapable d'agir, de se mouvoir, de s'orienter quand il faut improviser et trouver
rapidement une solution nouvelle, changer d'étude, de métier, de fonction comme le fait
continuellement la femme.
La capacité supérieure d'observation et d'analyse, source de l'intuition, de l'imagination de
l'harmonie, rattache la femme solidement à la réalité, fait que la femme réussit mieux là où il s'agit
d'improviser, d'agir par à coups et rapidement, sans règles, au jugé en quelque sorte, comme c'est le
cas dans la vie pratique où la femme est certainement supérieure à l'homme.
Tout cela est providentiel. La femme tient seulement à aimer et à être aimée et admirée par le
petit cercle de personnes qui l'entourent, à agir sur leur champ émotif et ce ne sont à coup sûr ni la
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synthèse, ni le raisonnement, ni l'esprit critique qui lui serviront à aimer ou à se faire aimer, à
procurer des joies ou à éviter des souffrances.
Les hommes ne demandent pas à la femme autre chose que d'alléger leurs soucis, de les réjouir,
de savoir administrer leur patrimoine, de savoir élever leurs enfants et de leur donner le moins
possible d'ennuis. L'intelligence féminine, avec l'intuition, l'activité, l'esprit d'observation,
l'ingéniosité dont elle est douée pourvoit merveilleusement à la satisfaction de ces désirs, infiniment
mieux que ne le feraient les prérogatives de l'intelligence masculine, lesquelles, fatalement, n'étant
pas utilisées, seraient dévoyées au grand préjudice de l'individu et de la société.
La direction différente que prennent l'intelligence de l'homme et celle de la femme, les qualités
spéciales qui rendent tour à tour l'un supérieur à l'autre dans les divers domaines, rendent leur union
plus profitable et plus féconde, font que, même dans le domaine intellectuel, homme et femme se
complètent réciproquement et ne peuvent être disjoints.
S'occupant des choses générales et abstraites, l'homme tend à neutraliser le concrétisme de la
femme, à en élargir les horizons. S'élevant plus facilement aux synthèses, aux règles, aux théories,
l'homme se met en état d'assumer dans la vie le rôle directif qui serait plus pénible à la femme.
A son tour, la femme, répugnant aux abstractions, tend à neutraliser l'excessif théoricisme de
l'homme, à ramener son esprit aux problèmes de la vie pratique, qui seraient les plus lourds pour
l'homme, la femme permet à celui-ci de s'adonner plus librement aux études théoriques.
Trouvant facilement la solution des problèmes pratiques les plus difficiles, à laquelle l'homme
n'arriverait qu'après de grands efforts, ayant cette divine faculté d'imaginer, de créer spontanément,
qui fait défaut à l'homme, la femme peut centupler les forces intellectuelles de celui-ci, en lui cédant
ce qui lui coûte, à elle, le moins de peine : la solution, l'idée.
De son côté, en ajoutant à la création, à l'imagination spontanée de la femme, sa propre force
d'abstraction, de méditation, de logique, qui lui permet de trier les bonnes idées des mauvaises, de
leur donner corps et certitude, de les synthétiser et de les régulariser, l'homme est en état de centupler
les forces de la femme.
Mais cette multiplication des forces intellectuelles de l'un et de l'autre, cette harmonie ne peut se
réaliser que quand l'homme et la femme restent ce qu'ils sont, chacun avec son intelligence spéciale,
avec les qualités et les défauts propres à son sexe, et non pas quand l'un et l'autre cherchent à se
copier tour à tour. Ce n'est pas de la copie, c'est de la fusion que peut venir la multiplication des
forces et leur utilisation.

TROISIÈME PARTIE
Culture.

L'étude ne modifie pas l'intelligence féminine, qui est excitée à travailler


et à produire par les émotions et non par les abstractions.

FORMATION DIFFERENTE DE LA CULTURE FEMININE

Tout ce que la femme apprend à l’école ou dans les livres laisse une faible trace dans son
cerveau. C'est quand elle souffre, quand elle a le cœur en tumulte, quand elle est obligée d’observer,
d’imaginer, d’agir, de deviner que la femme acquiert de la culture.
Importance du milieu.
J'ai dit que la femme est intuitive, que l'homme est déductif ; que l'homme, pour savoir, doit
étudier, c'est-à-dire apprendre et réfléchir ; que la femme peut savoir sans avoir appris.
Un homme qui n'a rien étudié, à qui on n'a jamais rien enseigné, ne sait rien ou plutôt sait
infiniment moins qu'un homme qui a lu beaucoup, qui a fréquenté les écoles avec un certain succès.
La vérité, c'est que, quand l'homme étudie consciencieusement, il acquiert par ce moyen un nombre
de connaissances, une habitude de réfléchir, une facilité d'orientation qu'il n'avait pas auparavant,
cultive véritablement son cerveau.
De là, le prestige dont jouit à juste titre, auprès des hommes, la culture, qui marque une réelle
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différence entre les individus, entre les classes, entre les nations.
Il n'en est pas ainsi de la femme. L'esprit d'observation très pénétrant dont elle est douée, son
imagination, son sens de l'harmonie, qui tous reposent sur son émotivité et sur le fruit qu'elle tire de
ses émotions, font que, sans livres et sans écoles, pourvu qu'il y ait autour d'elle un monde à qui elle
puisse s'intéresser, pourvu qu'il existe des êtres vivants et concrets sur ou pour lesquels elle puisse
agir, elle aiguise son intelligence, augmente sans cesse ses connaissances, élargit ses idées, les
approfondit et cultive son cerveau. Au contraire, l'éloignement qu'elle a pour la réflexion, la difficulté
qu'elle éprouve à prêter attention, lui rendent peu profitable d'apprendre théoriquement et avec ordre,
d'absorber l'expérience des autres, condensée en règles. La répugnance qu'elle a pour les choses
abstraites lui rend très peu profitable de suivre les études d'autrui, les expériences d'autrui, d'intégrer
les qualités de sa propre intelligence à l'aide de la science d'autrui, comme le fait l'homme, d'aiguiser
son intelligence et de la cultiver par des moyens analogues à ceux de l'homme.
Pour apprendre théoriquement, pour puiser dans les livres des principes d'où déduire des
conséquences, pour enchaîner les différents résultats de ses propres études, il faut de la réflexion,
qualité très faible chez la femme, il faut surtout une passion pour les synthèses, pour les théories,
passion qui manque presque complètement chez la femme, si le milieu ne la crée pas. Voilà comment
il se fait que les femmes douées d'une intelligence vraiment féminine, (il faut noter que beaucoup de
femmes sont douées d'intelligence masculine et vice versa), même lorsqu'elles font les mêmes études
que les hommes, arrivent à une culture très différente.
Qu'on ne dise pas que cette différence provient de l'atavisme (hélas, quel abus n'a-t-on pas fait de
ce mot !) ou de l'éducation différente à laquelle jusqu'à nos jours la femme a été soumise.
L'éducation, l'instruction traditionnelles sont différentes, parce que nos ancêtres, qui avaient plus de
bon sens que nous et voyaient la réalité mieux que nous, n'avaient jamais hésité à constater que la
femme était différente de l'homme et avait besoin d'une éducation et d'une instruction différentes ;
parce que les femmes d'autrefois n'avaient pas honte d'avouer qu'elles s'intéressaient à la broderie, à
la cuisine, au piano ou au pinceau plus qu'à l'histoire, à la politique, au latin et au grec ; de
reconnaître qu'elles avaient une mission différente à laquelle convenaient des programmes
différents ; parce que les femmes de l'ancien temps ne rougissaient pas d'admettre que, pour penser,
elles avaient besoin de voix vivantes, pénétrant en elles, non par le cerveau, mais par le cœur.
Aujourd'hui règnent des théories contraires, mais l’âme de la femme n'a pas changé. Si l'on fait
abstraction d'un inutile fatras de chiffres, de noms, de mots, qui servent seulement à étonner les sots
par des citations savantes, il n'y a pas grande différence, en ce qui concerne leur bagage intellectuel,
leur compréhension des problèmes d'art, d'histoire, de littérature.
Entre la femme du peuple et la grande dame, entre la timide pensionnaire élevée au couvent et
l'étudiante qui a fréquenté les universités, quand les unes et les autres vivent dans le même milieu et
fréquentent les mêmes personnes, alors qu'il y a une différence intellectuelle très marquée entre les
femmes de deux classes différentes, qui fréquentent des personnes différentes et sont en situation de
faire des observations, des expériences différentes.
La paysanne qu'un coup du sort porte au plus haut rang de la société, la courtisane, l'actrice, la
chanteuse qui sortent souvent du peuple, ne font pas intellectuellement mauvaise figure auprès des
femmes qui ont étudié sous la conduite des professeurs les plus illustres de leur temps, de même que
sainte Catherine ne faisait pas mauvaise figure auprès des politiques de son temps, bien qu'elle n'eût
appris ni à lire ni à écrire.
A vingt ans, la fille du peuple, la couturière, la modiste qui ont appris à fond leur métier, qui ont
eu à traiter avec beaucoup de gens, qui ont eu occasion d'écouter, de voir, de souffrir, ont un plus
grand nombre d'idées, d'expériences, d'observations personnelles, de règles générales, ont, en d'autres
termes, une intelligence plus développée que les jeunes filles qui ont étudié superficiellement le latin
et le grec, dans leur maison bien défendue de toute émotion et de toute préoccupation.
J'ai remarqué à ce propos, dans tous les pays d'Europe et des deux Amériques, que les femmes
qui font partie du corps diplomatique, consulaire ou politique et qui sont par suite en contact continu
et forcé avec des milieux cultivés, qui sont obligées à recevoir, à voir des pays nouveaux, à se faire
une culture, à s'adapter à des usages nouveaux et variés sont plus intelligentes et plus cultivées que la
107
moyenne des femmes du même milieu et du même pays.
A égalité d'intelligence, la mère d'une famille nombreuse, bien que occupée et préoccupée de ses
enfants et de sa maison, elle soit moins à même d'étudier que sa contemporaine restée vieille fille, a
plus de vivacité, plus de largeur d'idée, et de pénétration que celle-ci qui a continué entre temps à
étudier vaille que vaille dans les universités ou dans les bibliothèques, comme, du reste, la femme de
la moyenne bourgeoisie, qui doit s'ingénier chaque jour pour assurer, avec son maigre budget, le
bien-être de son mari et de ses enfants, est plus intelligente que la grande dame, exempte des
préoccupations quotidiennes.
Celui qui sait le plus est celui qui sait parfaitement une chose, fût-ce seulement la couture, la
broderie ou la tenue d'une maison, et on ne peut savoir parfaitement ce qui ne vous intéresse et ne
vous passionne pas. Or l'étude théorique ne passionne pas la femme, que passionnent au contraire la
couture et le gouvernement domestique.
Prenez une brodeuse, une couturière, une maîtresse de maison et mettez-la sur le chapitre de ses
occupations, vous verrez si vous ne trouverez pas en elle une véritable passion pour son travail, une
préoccupation constante de le perfectionner, d'essayer quelque chose d'autre, passion que l'on ne
rencontrera presque jamais dans l'étudiante.
La plupart des jeunes filles qui ont conquis leurs diplômes cessent d'étudier le jour où elles
quittent l'école. Pendant les classes, elles n'étudient que les matières du programme et, quand elles
sont professeurs, elles se bornent à se tenir au courant des matières de leur enseignement.
Tout ce que la femme apprend à l'école ou dans les livres est théorique et laisse peu de trace dans
sa cervelle. En lisant ou en étudiant, elle n'exerce que sa mémoire ou son cerveau indifférent et ne
tend pas les cordes de son arc intérieur. C'est quand elle souffre, quand elle a le cœur en tumulte,
quand elle a charge d'âme, quand elle doit agir dans la vie, quand elle se consacre à un travail qui la
passionne, qu'elle aiguise son esprit, ses forces, à observer, à deviner, à apprendre, qu'elle commence
à se servir des qualités spéciales de son cerveau féminin, admirables pour la mission à laquelle elle
est destinée. L'école n'est pas capable de lui infuser les qualités masculines, mais réussit parfois à
obscurcir ses qualités naturelles, admirables pour débrouiller l'écheveau compliqué de la vie pratique.
Ayant longtemps fréquenté les écoles masculines, j'ai pu en vérité constater bien des fois cet
étrange phénomène, qu'alors que l'étude approfondie des sciences abstraites : la philosophie, les
mathématiques, l'économie politique, affine l'intelligence de l'homme, elle émousse quelquefois celle
de la femme. La femme qui étudie ces choses a, tant qu'elle les étudie, l'esprit plus brumeux que celle
qui ne les étudie pas. Elle l'a plus brumeux, parce qu'elle n'a plus foi dans sa propre faculté
d'observation où elle est très forte, et acquiert une confiance exagérée dans la faculté de déduction,
dans la science qui, chez elle restent très faibles. Son esprit est plus brumeux, parce que les sciences
abstraites la détournent complètement de l'orientation pratique et intuitive de la vie et ne la
remplacent pas. Il est plus brumeux parce que, n'ayant pas de sens critique, la femme croit comme
parole d'évangile tout ce qu'on lui a enseigné et ne veut pas admettre l'existence de choses qui en
diffèrent.
La femme qui étudie ne recommence à être intelligente que lorsqu'elle a trouvé moyen, soit
d'oublier sa science, soit de l'appliquer, quand elle s'est adonnée à la pratique, c'est-à-dire quand elle
a complété la science apprise par l'esprit d'observation, d'ingéniosité, de sensibilité qu'elle possède,
quand, en définitive, l'âme féminine a repris le dessus. Le contraire se produit pour les hommes ; des
jeunes gens tout à fait remarquables à l'école, lorsqu'ils n'ont à mettre en jeu que les facultés de
l'intelligence, baissent rapidement de valeur lorsqu'ils doivent mettre en pratique les choses apprises.
Il est intéressant de noter que les femmes qui ont laissé un nom : George Sand, Elliot, Beecher-
Stowe, Mathilde Serao, Ada Négri, sont des femmes qui n'ont pas fait d'études, qui ont composé leurs
romans, leurs poèmes, spontanément, comme ils sortaient de leur fantaisie. De toutes les femmes qui,
depuis nombre d'années, font des études masculines, bien peu au contraire se sont distinguées.
Pour cultiver son esprit, la femme doit recourir à d'autres moyens que l'homme ; elle a besoin
d'être mise en situation d'observer beaucoup et bien, d'être mise à même de s'émouvoir, elle doit
surtout être cultivée dans les branches qui l'intéressent et la passionnent. Elle doit être habituée à
aiguiser ses observations directes au moyen desquelles elle peut apporter à la science en général une
108
précieuse contribution personnelles.
Avantages et inconvénients des études masculines.
Je ne suis point cependant opposée à envoyer les jeunes filles dans les écoles masculines, usage
qui est aujourd'hui si en vogue. Les programmes des écoles masculines ne sont pas en harmonie avec
la nature de la femme, mais ceux des écoles féminines ne le sont guère davantage. D'autre part, par le
fait que ces écoles sont mixtes, elles ont nombre d'avantages pratiques que filles et garçons ne
peuvent trouver ailleurs. La jeune fille qui fréquente les écoles masculines perd beaucoup de ce
sentimentalisme qui pouvait lui être nuisible dans la vie actuelle. Elle se convainc peu à peu que le
jeune homme idéal n'existe pas. Le jeune homme de son côté est amené à constater la plus grande
sensibilité de sa compagne, il en rit d'abord, puis il s'habitue à en tenir compte, il exige que les autres
en fassent autant et il devient insensiblement moins brutal.
En outre, l'intimité qui s'établit sur les bancs de l'école fait connaître le jeune homme à la jeune
fille, la jeune fille au jeune homme, sous d'autres aspects que celui de l'amour. Les études communes
obligent la femme à s'habituer à l'aride langage masculin de la science, qui va se différenciant chaque
jour davantage du langage commun et la mettent à même d'être la compagne intellectuelle de
l'homme qu'elle choisira.
De plus, l'utilité pratique de ces études n'est rien moins que négligeable, soit parce qu'elles
peuvent donner à la femme le moyen de gagner sa vie, en lui ouvrant certaines carrières auxquelles
elle est apte ; l'enseignement, la médecine, l'agriculture, soit parce qu'elles rehaussent son prestige.
Les hommes, qui ne sont logiques que dans la théorie, le sont infiniment peu en amour, ils estiment
peu ce qui leur est commode, utile, ils estiment par contre ce qui leur en impose et quelquefois même
ce qu'ils détestent : (de là l'énorme importance de l'étiquette que toutes les aristocraties ont fini par
adopter et que l'Eglise maintient d'une façon rigoureuse). Or les femmes perroquets, qui les toisent du
haut de leur futile science, acquièrent plus de prestige à leurs yeux que les modestes, qu'ils regardent
à leur tour du haut de leur futile science, sans s'apercevoir des précieux services qu'elles leur rendent
chaque jour, en se chargeant du rôle qui leur serait le plus pénible et en les faisant profiter des
ingénieuses observations, fruit de leur tendresse.
A part cela, si l'étude n'affine pas l'intelligence de la femme, elle élargit, du moins le champ de
ses observations, lui permet de mieux profiter de l'expérience de la vie, de mieux savoir exprimer ses
idées. Elle lui sert, comme l'apprentissage d'une langue étrangère qui n'augmente pas les idées, mais
qui augmente les moyens de se tenir en communication avec le monde extérieur.
De plus, si ces études lui servent peu, si elles n'affinent pas son cerveau, elles ont au moins
l'avantage de ne pas la fatiguer beaucoup, de ne pas trop la dégoûter si elle a de la mémoire et de
l'intuition. La mémoire et l'intuition permettent à elles seules à la femme de suivre les mêmes
programmes scolaires que l'homme, d'arriver au même degré de culture que l'homme, c'est-à-dire de
passer un doctorat, de le passer même plus brillamment, de fixer dans sa tête toute la science que les
hommes apprennent dans les livres par la déduction, par la réflexion, par l'attention.
Si la jeune fille est d'intelligence, c'est-à-dire d'intuition médiocre, et qu'il lui faille arriver au
doctorat par le seul secours de la mémoire, la préparation lui en coûtera beaucoup de peine, mais,
étant donnés la passion d'activité et l'amour-propre dont elle est douée à un plus haut degré que
l'homme, elle peut trouver plaisir même à s'éreinter dans ce but.
Arriver au contraire au même degré de science que l’homme par l'intuition est la chose la plus
amusante et la moins pénible qui soit. La science, dans ce cas, entre toute seule comme par un coup
de baguette, sans qu'on sache comment elle est entrée. On assiste à des leçons, on fait des exercices
machinalement, on écoute, on travaille et l'on ne comprend rien. A un moment donné, on a comme
une révélation une large vague de matière pénètre par intuition, on comprend une quantité de faits, de
règles, qui avaient été déjà expliqués et qui le seront encore par la suite. Puis c'est une nouvelle
pause, puis une nouvelle révélation, et ainsi de suite. Et, la plupart du temps, ce sont les leçons qui
intéressent le moins les mâles, les leçons d'exemples, qui donnent aux jeunes filles intuitives de ces
révélations. C'est d'ailleurs, au fond, le mécanisme par lequel on apprend par l'oreille les langues
étrangères. Mme Browning, qui apprit le grec en écoutant les leçons de ses frères, au point de
traduire à première vue, confesse qu'elle ne savait pas comment elle faisait.
109
Cette manière d'apprendre a de grands avantages sur le procédé mnémonique que d'ailleurs elle
n'exclut pas : elle a beaucoup d'avantages sur le procédé des hommes, surtout celui de ne pas
fatiguer. Mais la science acquise de cette façon n'est pas stable, elle ne donne jamais cette sécurité
que donne à l'homme le fait de l'avoir apprise logiquement. Lorsqu'elle a un certain degré d'initiation
et une mémoire normale, une jeune fille peut suivre les écoles masculines avec beaucoup moins de
fatigue qu'un jeune homme, mais elle ne peut en tirer le même profit que lui. La science est, dans ces
conditions, un véritable amusement, un roman dont tour à tour on cherche et on trouve le
dénouement, ce n'est pas un moyen pour s'élever plus haut.
Ni dans un cas ni dans l'autre, l'étude n'habitue la jeune fille à penser, à réfléchir, à déduire, à
abstraire, à lier les idées et à les enchaîner. L'étude ne modifie pas la forme de son esprit qui trouve
une excitation au travail, non pas dans les abstractions, mais dans les émotions.
Et c'est parce que la femme ne peut entrer qu'à travers le concret dans le monde abstrait de la
science, de la politique, des lettres, que, dans d'autres temps, quand elle n'avait pas encore cet étrange
désir d'être un homme, elle avait fondé pour ses cogénères d'autres universités que celles des
hommes, dont l'importance sociale n'était pas moindre, bien qu'aucun diplôme ne fût requis pour y
être admis et qu'elles n'en délivrassent aucun à ceux qui les avaient fréquentées j'ai nommé les salons.
C'est là, dans sa propre maison ou dans des maisons du même genre, avec des gens qu'elle
connaissait personnellement, avec lesquels elle pouvait discuter d'histoire, de philosophie, de
politique, sans citations de noms ni de dates, c'est là que la femme au siècle passé a appris les
sciences et aussi, sans même s'en apercevoir, les a enseignées, empruntant aux savants tout ce qu'ils
pouvaient lui offrir de concret et leur offrant en retour l'aide de sa fine intuition et de sa rapide
divination. Les salons littéraires, où chacun pouvait savoir avec qui il causait et s'intéresser
personnellement à lui, où la femme pouvait juger par elle-même de l'intelligence du causeur, sans
passer par le truchement des critiques et des écrivains ; les salons, où chacun pouvait aider
moralement et matériellement les autres et en être aidé, sans autre prétention que le plaisir d'aider et
d'être aidé ; les salons, où les nouveaux venus dans les lettres pouvaient se rencontrer sur un pied
d'égalité avec ceux des générations antérieures ; les salons, où l'esprit féminin pouvait féconder et
seconder celui des hommes et réciproquement, ont exercé sur le progrès de la culture générale une
influence singulièrement plus grande que nombre d'académies fondées à cette fin.
C'est là réellement que le génie trouvait à se faire discerner, grâce à la fine intuition de la femme,
avant de s'être révélé au grand public, à se faire appuyer grâce à la générosité de la femme, avant
d'avoir en mains la gloire et le pouvoir ; quelquefois même au moment où il était dédaigné et mis au
banc de la société, ce qui arrive bien rarement dans les universités masculines. Il convient de
remarquer qu'en aucun temps, hommes et femmes n'ont été aussi cultivés qu'au XVIIIème siècle, au
moment du plus grand éclat des salons, bien qu'à cette époque, la femme reçût une instruction tout à
fait rudimentaire et que même pour les hommes, les établissements d'enseignement public fussent
singulièrement rares et inférieurs à leur tâche.
Remarquons encore que causer et discuter de problèmes politiques, historiques ou littéraires,
dans un petit cercle de personnes qui s'y intéressent, est pour la femme le meilleur moyen de se livrer
à une véritable gymnastique intellectuelle, parce qu'elle y trouve de continuelles excitations à
observer, à deviner, à imaginer, à répondre aux émotions intellectuelles que cette conversation lui fait
éprouver.

QUATRIÈME PARTIE
La femme supérieure.

La Société ne nous demande pas, à nous autres femmes, de briller,


mais de faire briller tout ce qui est autour de nous.

LA VIE SUPÉRIEURE.
Les émotions qui déchirent, les joies qui enivrent ; telles sont les études
à travers lesquelles s'élève la femme supérieure ; tels sont les enseignements qui la portent,
étape par étape, vers les cîmes.

110
Conception traditionnelle.
La conception théorique que le public se fait d'un individu supérieur, qu'il soit homme ou femme,
est celle d'un être doué d'un cœur et d'une intelligence au-dessus de la moyenne, et c'est la raison
pour laquelle le concept lombrosien de la folie du génie a rencontré, tant de résistance. Mais, dans la
pratique, ce que le public attend de ses hommes supérieurs, (héros, savants, saints, inventeurs ou
génies) et ce qu'il récompense par la célébrité est fort différent. La générosité, l'altruisme, la
délicatesse, la sensibilité, les qualités morales, les vertus familiales, sont inconsciemment négligées
dans le jugement qu'il porte sur eux, tandis qu'il prise outre mesure les qualités intellectuelles et les
résultats pratiques qu'elles ont procurés à la Société Wallisnieri, Spallanzani, sont moins célèbres que
Stephensen et Auer dont les découvertes présupposent une intelligence infiniment moindre ; la vie
débridée, aventureuse de Cellini n'altère aucunement l'admiration du public pour lui. Les histoires
anciennes, les poèmes héroïques, les fables, les traditions n'hésitent pas à offrir à notre admiration
des génies, des héros, des savants dont la valeur morale est négative et la valeur intellectuelle, en
dehors du petit cercle de leur profession, très douteuse.
Si vous lisez les inscriptions qui commémorent les grands hommes, si vous prêtez attention aux
épitaphes qui ornent les tombes, soit dans les anciens colombariums romains, soit dans les cimetières
modernes, partout où la piété des vivants a voulu éterniser devant le public une existence passée, de
la manière précisément que le défunt désirait le plus, vous voyez rappeler l'intelligence, l'ingéniosité,
dont l'homme a fait preuve, les succès qu'il a obtenus dans sa vie professionnelle, beaucoup plus que
son intelligence générale et les vertus qui ornaient son cœur. Cela est naturel, parce que l'intelligence
générale de l'homme et ses vertus privées ont pour la société une bien moins grande importance que
le travail qui sort de ses mains ou la découverte qui sort de son cerveau. Cela est fatal, parce que la
fonction que l'homme remplit comme mari, comme fils, comme père, s'efface dans la société devant
celle qu'il exerce comme ingénieur, comme artiste, comme inventeur.
Ainsi vont les choses pour l'homme, mais il n'en va pas de même pour la femme. Un homme peut
être considéré comme supérieur quand il l'est dans sa partie, dans son métier, quoiqu'il soit
moralement inférieur pour tout le reste ; la femme non.
Lisez les histoires, écoutez les traditions populaires, étudiez la Bible, les poèmes sacrés et
profanes où vous verrez décrites les femmes qui ont le plus frappé l'imagination populaire, qui ont été
le plus admirées par leurs contemporains et la postérité. Vous y verrez les femmes magnifiées surtout
pour les entreprises qu'elles ont suscitées, les joies qu'elles ont données, les pleurs qu'elles ont
épargnés, pour leurs qualités esthétiques et morales, pour leur altruisme, pour leurs vertus.
Qu'on ne dise pas que cela tient à ce qu'il n'y a jamais eu de femmes grandes par l'intelligence. La
femme qui la première a domestiqué le ver à soie, celle qui la première a fait lever le pain, les
femmes qui ont inventé les innombrables travaux d'aiguille, devenus aujourd'hui traditionnels, les
femmes qui ont inspiré les rois et les ministres, étaient aussi grandes que les poètes et les hommes
d'État que la renommée à auréolés de gloire. Si la gloire ne luit pas sur les grandes intelligences
féminines, c'est simplement parce que l'intelligence de la femme n'est pas aussi haut prisée que celle
de l'homme et que ce n'est pas l'intelligence pure que l'on demande à la femme.
On a souvent protesté contre ce fait qu'on a qualifié d'injustice. Il ne s'agit pas d'injustice, mais
d'instinct social, instinct aussi tenace et nécessaire que l'instinct égoïste de l'individu. La société
récompense par une admiration sans bornes les qualités qui lui sont socialement les plus utiles. La
société célèbre la bravoure dans le soldat, la profondeur dans le savant, l'ingéniosité dans l'inventeur,
la force de raisonnement dans le philosophe, le sens esthétique dans le peintre, parce que ces qualités,
bien que partielles, sont utiles au progrès des arts, de la science, parce qu'elles accroissent le prestige
du pays. Elle n'a cure, pour les admirer ou les célébrer, de rechercher si le soldat ou l'inventeur sont
généreux, sincères, justes, amants de la famille, s'ils sont ou s'ils ont été bons pères, bons fils, s'ils ont
ou non une grande intelligence générale, parce que l'intelligence générale ou les vertus particulières
des simples citoyens ne sont pour elle ou ne lui paraissent d'aucune importance sociale.
La société, au contraire, pour admirer la femme, pour la célébrer, veut savoir les entreprises
qu'elle a suscitées, veut pénétrer dans sa vie privée, veut s'assurer de ses qualités esthétiques et
morales, veut que son héroïne soit avant tout belle et bonne. Si elle ne l'est pas, la société doit la
111
feindre telle pour la célébrer, parce que telle est la mission qu'inconsciemment elle lui assigne. Mais
il est certain que, pour la femme, être fille, mère, épouse, inspiratrice, n'est pas seulement une
fonction privée sont l'excellence regarde simplement les membres de la famille, n'est pas une
aspiration individuelle sur laquelle repose simplement le coeur d'un être humain, mais est une
fonction sociale qui a une importance générale, comme celle du médecin, du professeur, de l'artiste,
du soldat.
D'autre part, la direction différente de son intelligence et de son amour lui trace une tâche
différente dont le public n'a pas une claire conscience, mais qu'inconsciemment il exige dans la
pratique. Dans tous les temps, le public a tourné en dérision la femme pédante, la femme homme, et a
au contraire admiré, (notez que l'admiration suit toujours la satisfaction d'un besoin), la femme mère
humble et dévouée, l'inspiratrice, la vulgarisatrice enthousiaste. Le fait est que, pour la femme, née
pour être quelque chose de quelqu'un, plutôt que quelque chose par elle-même, née pour être fille,
mère, épouse, la lumière et les ombres qu'elle sait répandre autour d'elle sont plus importantes pour
l'humanité que le foyer mime qui les produit.
Ne nous indignons pas et ne nous faisons pas d'illusions : la réalité est ce qu'elle est. Depuis que
Dieu nous a tirées de la côte d'Adam « pour lui donner une aide convenable, pour lui donner une
consolation » nous sommes restées, en dehors de la maternité, un appendice de l'homme, rien de
plus ; comme, du reste, pour la maternité, l'homme est resté un appendice de la femme, rien de plus.
Si la vie matérielle ne peut se poursuivre sans femmes, la vie morale, scientifique, artistique, le peut
parfaitement; au regard de la science, de la culture, nous ne sommes que des êtres subsidiaires.
Différents domaines où l'on peut la chercher.
Ce n'est donc pas dans le domaine de la culture, de l'art, de la science qu'il faut chercher les
femmes supérieures. Il faut considérer comme telles :
Les femmes sublimes et inconnues qui ont créé par leurs efforts les traditions morales qui nous
régissent aujourd'hui ; les femmes qui ont conquis par leurs douleurs, par leurs sacrifices, le prestige
et le respect dont nous jouissons aujourd'hui ; les femmes qui sont arrivées à civiliser les hommes et à
leur inspirer des actions généreuses et de nobles entreprises ; les femmes qui ont su offrir
spontanément à l'idéalité leurs propres tourments, soutenant le bras, adoucissant l'amertume, étant la
consolation de celui qui se battait pour l'idéal ;
Les femmes qui ont réussi à établir les traditions chevaleresques masculines où le monde a
trouvé tant de dignité ; les châtelaines du Moyen-Age, les princesses de nos petits Etats qui ont tant
protégé les arts et les lettres ; les femmes qui, au prix de leurs douleurs, ont fait triompher ce
romantisme aujourd'hui si dédaigné, mais qui a marqué cependant une si grande ascension de la
femme ;
Les femmes qui ont réussi à marquer de l'empreinte de leur fin discernement l'art, la science, la
politique de leur temps, les discrètes Egéries des philosophes et des poètes ; les admiratrices, et les
inspiratrices, des génies de tous les temps, dont le parfum, transmis par les poètes contemporains,
combat encore si victorieusement chez les nouvelles générations le prosaïsme de la vie de chaque
jour ; les femmes qui ont fleuri le monde de joies, qui ont cherché à tarir les sources de la douleur.
Sans doute, ces femmes n'ont pas fait des chefs-d'œuvre, mais elles les ont inspirés et suscités et
rendus possibles. Elles ont plié la hauteur de leur génie, non pas à décrire leur propre angoisse, mais
à pénétrer l'angoisse profonde que l'œil des masses ne voyait pas, à trouver de nouveaux moyens
d'adoucir la tragique situation des humains, à la rendre moins douloureuse, à découvrir de nouveaux
baumes aux fatales inégalités physiques et sociales qui nous font tant souffrir. Non, elles n'ont pas
fait de chefsd'œuvre, mais elles ont consacré le meilleur de leur génie à faire comprendre les
incompris, à faire émerger la vérité et la réalité dont la méconnaissance est un des maux les plus
angoissants et les plus dangereux qui affligent l'humanité. Non, elles n'ont pas fait de chefs-d'œuvre,
mais elles ont plié la vigueur de leur synthèse à distinguer les inégalités fatales, qu'il nous faut
accepter, des injustices odieuses, contre lesquelles nous devons nous révolter, elles ont consacré leur
cœur et leur intelligence à mettre de l'ordre dans la confusion morale de leur siècle, à faire prévaloir
le type du beau et du vrai, à donner à la femme des modèles à l'aide desquels elle puisse concilier sa
mission, éternellement pareille, de mère avec celle, éternellement changeante, d'inspiratrice et
112
d'éducatrice.
La femme supérieure dans la conception moderne.
Cependant, entraînés par l'habitude de tout rapporter à l'homme, considéré comme l'être le plus
parfait de la création, les écrivains et les peuples modernes se sont laissés induire en erreur et ont fini
par mesurer l'excellence de la femme à la même aune que celle de l'homme ; ont réservé louanges et
applaudissements publics aux femmes qui réussissaient à produire des œuvres littéraires,
scientifiques, artistiques ou sociales semblables à celles des hommes, qui s'étaient le mieux assimilé
la culture masculine, à celles qu'on appelle vulgairement les intellectuelles, éliminant ainsi de la joute
pour la supériorité celles qui brillent comme femmes, socialement les plus importantes.
En d'autres termes, les écrivains et les peuples modernes se sont pris à considérer comme
supérieures principalement les femmes qui ont cherché un dérivatif à leurs instincts comprimés et
déviés, en s'aventurant dans le domaine masculin ou, si l'on veut, les femmes qui, n'ayant pu fleurir
comme femmes, ont appliqué une partie de leur intelligence et de leur cœur dans les domaines
extérieurs professionnels, qui appartiennent au mâle. De là, l'empressement, la furie des femmes
modernes, sans aucun égard à leurs propres inclinations, à copier l'homme qui devenait ainsi le
modèle admiré et apprécié des deux sexes.
Cela n'a pas été de peu de conséquence, car le mâle, par cela seul qu'il est constitué différemment
et pour une autre mission, ne peut être un bon modèle pour la femme, d'où il suit qu'en voulant se
rapprocher de ce modèle, imparfait pour elle, la femme a beaucoup perdu.
En aucun temps, la déchéance de la femme n'a été plus marquée que lorsqu'elle a voulu imiter le
mâle et la légende de l'infériorité de la femme est née au moment où, comme aujourd'hui, elle s'est
crue supérieure ; parce qu'à cette époque, les femmes les meilleures, véritablement supérieures, se
sont trouvées étouffées sous la vanité des médiocres, chez qui l'ambition éteignait l'amour, la frénésie
de la gloire surpassait le plaisir de faire plaisir, la partie masculine de l'âme opprimait la partie
féminine.
Cette erreur de jugement par laquelle la société a voulu qu'une commune mesure servit à juger
les hommes et les femmes, a été l'origine de la légende que les femmes supérieures sont peu
nombreuses et que, quand elles existent, ce sont des étoiles de deuxième grandeur, des « hommes
manqués ». Si l'on part du point de vue de la supériorité masculine, cela est exact ; par le fait même
que nous sommes femmes ; nous sommes des hommes inférieurs, comme nous serions des chevaux
inférieurs, si le point de comparaison était le cheval.
La même chose arriverait si, prenant comme unique type de perfection la femme, nous
cherchions les grands hommes parmi ceux qui savent le mieux remplir les devoirs familiaux, parmi
les bons pères, les bons fils ; nous arriverions alors à une conclusion identique, à savoir que le
nombre des hommes supérieurs est moindre que celui des femmes et que les hommes qui y ont
excellé ont des caractères semblables à celui de la femme.
Sans doute, il est vrai que parmi les femmes, on ne trouve ni, un Dante, ni un Shakespeare, ni un
Newton, mais la vérité, c'est que faire des poèmes ou découvrir les lois du monde n'est pas notre
affaire ; la vérité, c'est que la femme, s'appelât-elle Kowalewski ou Mme de Staël, ne peut consacrer
à un chef-d’œuvre que le surplus de temps et d'intelligence que lui laissent ses occupations féminines
; la vérité, c'est que la femme ne pourra donner au chef-d'œuvre que ce qui, dans son âme, n'est pas
absorbé par les préoccupations familiales, car aucune excellence ne pourra jamais l'exonérer de ses
humbles fonctions de mère, vers lesquelles l'instinct l'attire et auxquelles la nature la destine. La
passionnalité entraîne instinctivement les femmes à aider les autres, plutôt qu'à produire pour leur
propre compte. Pour faire un chef-d’œuvre, il faut en avoir l'ambition, rechercher la gloire, la
puissance, les honneurs et, chez la femme vraiment femme, l'ambition d'être aimée surpasse de bien
loin celle d'être glorieuse et puissante.
Lisez les lettres intimes, les mémoires, les notes laissées par Mme de Rémusat, Mme de Staël,
Mme Récamier, la Princesse Belgiojoso, George Sand, Juliette Lambert, la fille de Hokusai, qui ont
fait preuve d'admirables aptitudes pour les lettres et les arts. Lisez les lettres et les mémoires sur
Sophie Kowalewski, sur Gaëtana Agnesi, qui ont montré de grandes dispositions pour les
mathématiques ; ceux de Mme Browning, de Clotilde de Vaux qui avaient des idées synthétiques,
113
poétiques et philosophiques grandioses. Vous verrez combien peu de place la littérature, les
mathématiques, la poésie ont tenu dans leur cœur, qui battait avec plus d'inquiétude pour la vie et
l'affection de ceux qui les entouraient que pour la gloire des œuvres qu'elles écrivaient. Vous verrez
qu'elles ont cultivé l'art, la poésie, les mathématiques, parce que la nécessité les y poussait ou sim-
plement pour faire plaisir à quelqu'un.
Cette conception de la supériorité de la femme a un grand désavantage : elle est vague et ingrate,
et c'est là une des raisons qui ont attiré tant de femmes dans l'orbite masculine. Faire des livres, des
tableaux, des statues est quelque chose de bien déterminé, mais forger des traditions, augmenter le
prestige d'autrui, qu'est-ce que c'est ? Comment s'y prend-on ? Quelle en est la récompense ? Il n'y en
a aucune. Ces héroïnes n'ont pas de monument sur les places publiques : leurs noms sont inconnus : à
la différence des hommes supérieurs, dont les noms sont dans toutes les bouches et les effigies sous
les yeux de tous, tout pour elles est vague et anonyme, leur action se sent, elle ne se voit ni ne se
touche. La lumière manque le désordre nait dans les siècles et les pays où leurs fonctions cessent,
mais il est difficile de dire qui elles sont et en quoi consiste leur influence.
Rayons de chaleur discrets qui pénètrent, inobservés, à travers les murs et dont le foyer central
échappe aux yeux grossiers du plus grand nombre, c'est de leur absence que l'on s'aperçoit plus que
de leur présence. Leur excellence ne donne presque jamais naissance à la célébrité, qui permettrait de
comparer leur élévation avec les génies masculins ; leur supériorité n'est pas dans leurs œuvres, elle
est dans leur vie ; leur excellence, qui n'est point partielle, mais totale et harmonieuse, échappe
souvent aux contemporains, peu enclins à trouver grandes les inégalités disproportionnées que les
grandeurs homogènes ; elle échappe quelquefois même aux yeux de leurs familles qui ne
s'aperçoivent pas des bienfaits qu'elle leur procure. Mais, discrète et subtile comme un parfum dont
on ne sait d'où il vient, leur action enveloppe tous les êtres qui les entourent, attire vers elles, seule
récompense qu'elles aient ambitionnée, l'amour de ceux qui vivent à leurs côtés, la sympathie de tous
ceux qui les connaissent. Leur nom s'efface, elles ne paraissent pas dans l'histoire du monde ; seuls,
restent les noms de ceux qui veulent rester, qui s'y efforcent, qui en font le but de leur ambition.
Révéler la réalité aux hommes, découvrir ce que recèlent les formes en apparence les plus impéné-
trables, faire triompher l'idéal le plus pur n'est pas pour elles une course à la célébrité, ce n'est pas un
moyen de rester dans l'histoire, de se faire élever des monuments, c'est accomplir leur mission
propre, c'est assouvir l'instinct du bien qui les enflamme c'est simplement résoudre un aspect du
problème qui, seul, intéresse toutes les femmes : le problème de la joie et de la douleur.
Qualités propres de la femme supérieure.
Cette différence radicale entre hommes et femmes supérieurs, cette différente mission,
présuppose des qualités intellectuelles et morales différentes.
Les qualités purement cérébrales, les aptitudes particulières pour telle ou telle science, si
précieuse, pour établir la supériorité professionnelle masculine, ont une valeur infiniment moindre
pour la femme supérieure. Ce qu'elle doit avoir, c'est la supériorité de toutes les qualités du cœur et
de l'âme féminine ; la supériorité de l'altruisme, de l'intuition et de l'harmonie tout ensemble qui lui
permette les élans vers le bien en lui laissant les freins pour ne pas dépasser le but ; l'imagination, la
délicatesse, la rapide perception du présent et la claire vision de l'avenir qui lui permettent d'être pour
les autres un guide ferme et sûr ; une supériorité d'intuition, d'esprit d'observation et d'introspection
qui la rende capable de comprendre au vol les grands problèmes qu'on agite autour d'elle. et de
participer à leur solution ; une supériorité de sensibilité qui lui rende perceptible chez autrui les plus
légères souffrances générales et particulières pour les adoucir, et une profonde connaissance de l'âme
humaine grâce à laquelle elle puisse distinguer la réalité sous l'apparence qui la cache ; en résumé
une supériorité générale et harmonieuse de l'esprit et du cœur qui lui permette de tempérer la morale
par l'esthétique, la justice par la pitié, l'abstraction par la réalité, qui lui permette de fonder et
d'harmoniser les progrès fragmentaires réalisés par le génie abstrait des hommes et les influences
contradictoires qui se font jour en chaque nation, en chaque civilisation.
Mais tout cela ne s'obtient qu'à condition de payer un terrible écot. Cette intuition, cette
sensibilité qui servent à adoucir les douleurs, cette expérience cet équilibre, qui guideront vers
l'harmonie, sont acquis à un prix effroyablement cher.
114
L'homme utilise les enseignements transmis par les génies des siècles passés pour s'élever à de
nouvelles théories, pour réaliser ses inventions, pour construire ses chefs-d'œuvre. Ce sont, au
contraire, les conflits du monde vivant,contemporain, qui frémit et s'agite autour d'elle, ce sont les
douleurs par lesquelles elle passera qui apprendront à la femme sa mission et la rendront apte à la
remplir.
Ce n'est pas dans les livres où sont condensées les expériences d'autrui, ce n'est pas en faisant
péniblement entrer dans les cases de son cerveau la science des autres, que la femme deviendra
capable de distinguer le vrai du faux, la réalité de l'apparence, et qu'elle acquerra la force de la faire
triompher. Ce n'est pas dans les livres qu'elle apprendra à distinguer les inégalités fatales auxquelles
il faut se soumettre, des injustices contre lesquelles il faut lutter Ce n'est pas dans les livres qu'elle
trouvera la parole qui console, le geste qui enflamme, le baume qui adoucit, mais à travers
l'expérience, à travers l'angoisse mortelle des désillusions, en suivant le dur et cuisant chemin de la
douleur.
Les émotions qui déchirent, les joies qui enivrent sont les livres et les maîtres qui la guident dans
son ascension, qui éveillent en elle les idées générales, qui la poussent à affronter et à résoudre les
grands problèmes de son siècle ; les douleurs, les réflexions sur ses propres émotions et sur celles
d'autrui sont les enseignements qui la conduisent étape par étape vers les cimes.
La douleur est l'école de la femme, la femme ne pense, ne réfléchit que quand elle découvre la
vérité sous l'apparence, quand elle aime ou veut être aimée. Mais la femme supérieure ne peut voir la
réalité, ne peut aimer sans souffrir.
Quand je dis que la femme supérieure s'affine à travers la douleur je ne veux pas dire que seules
sont supérieures les femmes infortunées. Les femmes qui ont inspiré dignement guerriers, romanciers
et poètes ; les femmes capables de soutenir et de diriger les philosophes ou les hommes d'État ; les
femmes capables de fonder de nouvelles traditions ou d'étayer les anciennes, capables d'exprimer les
vérités qu'elles ont découvertes, peuvent être très favorisées par le sort. Elle le sont même beaucoup
plus facilement que les autres, car le tact, le discernement dont elles sont munies, leur procurent
souvent de ces chances qu'on dit heureuses. Mais ces chances sont neutralisées par leur clairvoyance,
par leur sensibilité, par leur intuition.
Seul, celui qui est marqué du signe infortuné de ces terribles qualités sait à quelles infinies
angoisses elles prédestinent, quel poids elles représentent dans la vie, quels obstacles elles mettent au
bonheur, quand on y joint la passion nécessaire à faire triompher ce qu'elles révèlent, ce qu'on croit
être le juste, être le vrai.
Pour la femme supérieure, le monde est transparent. Toutes les raisons cachées qui poussent les
autres à agir, toutes les passions dissimulées qu'un grossier vernis voile aux yeux du plus grand
nombre, toutes les injustices plus ou moins conscientes qui se commettent au profit de l'oppression et
du mensonge, sont pour elles évidentes. Elle voit à merveille combien peu est appréciée dans la
réalité cette vertu tant louée dans les discours ; de quel prestige jouissent les vices d'autrui dont
chacun cherche à tirer profit ; elle voit que de fois la fourberie passe pour génie, la bassesse pour
supériorité ; combien souvent est taxée de couardise la timidité de celui que l'intuition et l'altruisme
retiennent de faire tort aux autres, de briguer des postes importants ; elle voit combien d'hommes
corrompus se déchainent contre la corruption. Elle sait pertinemment que celui qui prétend dédaigner
l'amour, la gloire, est souvent le plus vaniteux le plus ambitieux, le plus sensuel ; que l'individu qui
se déclare assoiffé d'oubli et de repos ne cherche qu'excitants, fatigues et émotions ; que l'homme qui
paraît le plus altruiste, le plus passionné pour autrui, est souvent le plus égoïste, le plus indifférent
aux autres ; que le philanthrope est souvent un vaniteux vulgaire ; que la véritable valeur est étouffée
par ceux mêmes qui font profession de l'exalter et que les gens qui prétendent vouloir mettre en lu -
mière le vrai mérite sont souvent envieux, jaloux, ennemis de tout ce qui est beau et bon. Elle sait
que l'homme qui prétend l'aimer n'aime que le plaisir qu'elle peut lui procurer. Et c'est pour cela,
parce qu'elle voit les choses dans la réalité, que la femme supérieure peut rapidement distinguer les
vrais génies des faux, les idées réellement bonnes de celles qui ne le sont qu'en apparence, peut
apporter le baume à celui qui souffre, peut tracer des voies nouvelles, peut harmoniser les choses qui
semblent les plus disparates.
115
Mais le contraste entre ce qu'elle voit et ce que voient les autres, le contraste entre l'apparence et
la réalité, le regret, la timidité que ces contrastes engendrent, les tortures par lesquelles elle paie les
joies qu'elle donne, sont une terrible rançon du don qu'elle a reçu.
Oui, la femme supérieure voit la réalité, mais c'est l'apparence que voit la majorité des autres,
c'est sur l'apparence que se règlent leurs actes, c'est l'apparence qui règne souverainement dans le
monde. Ce ne sont pas les sacrifices que nous faisons, ce sont ceux que nous savons faire noter à
notre avantage qui nous valent la reconnaissance. Ce ne sont pas les biens réels, mais les biens
apparents que nous procurons qui imposent l'admiration. Ce n'est pas celui qui fait des sacrifices
réels, mais celui qui oblige les autres à en faire qu'on répute bienfaisant et supérieur.
Et alors, comment nous régler dans la vie ? Ne faire que des sacrifices apparents ? Ne donner que
des biens apparents ? Agir comme si le monde était, non ce qu'il est, mais ce que les autres le
croient ? Si la femme supérieure n'était douée que d'intuition et non de passion, c'est ce qu'elle
pourrait fort bien faire. Beaucoup de génies masculins, hommes et femmes, ont fondé leur célébrité
sur leur intuition supérieure à laquelle ne correspondait pas une supériorité de passion, en employant
cette intuition à leur profit personnel. C'est tellement plus commode, tellement plus utile à l'individu !
Si l'on suit l'apparence, la voie est facile et plane, il y a des règles fixes et sûres pour agir, chacun
vous sera reconnaissant des sacrifices que vous faites ; votre activité, votre altruisme seront payés
avec usure. Mais comment une femme douée, en outre d'une vive intuition, d'une grande émotivité
pourrait-elle suivre l'apparence quand elle voit la réalité ? Comment donner des conseils flatteurs,
mais faux, quand elle sait que d'autres, douloureux, seraient excellents et adaptés à la situation ?
Comment donner aux hommes ce qu'ils réclament ouvertement quand elle sait qu'ils désirent
ardemment le contraire ?
La femme supérieure, passionnée et intuitive éprouve à agir selon l'apparence des souffrances
atroces. Sa conscience se révolte comme si elle avait commis un crime, et c'est ainsi qu'elle se
trouvera inéluctablement poussée à agir selon la réalité ; à faire du bien réel, à trouver des règles de
vie saines et adéquates, à donner des conseils réellement utiles. Mais que d'efforts, que de
gymnastique mentale pour y réussir ! Quelles études pourraient soutenir la comparaison, pour
développer l'esprit et le cœur ! Qu'il est difficile d'agir selon la réalité ! Vous vous trouvez dans une
situation donnée, sans règles fixes d'après lesquelles agir, sans même le contrôle du résultat obtenu ;
car ceux-mêmes au profit desquels vous travaillez, à qui vous donnez d'excellents conseils (souvent
mal reçus), ceux pour lesquels vous sacrifiez souvent vos intérêts les plus vitaux, vous contesteront le
mérite d'avoir pensé, d'avoir désiré ce qu'ils souhaitaient, aussitôt qu'ils l'auront obtenu. Tous,
hommes et femmes, mentent si facilement, même quand le mot leur a échappé, même quand il existe
des preuves écrites de leurs désirs. Comment se rappeler une pensée, un désir qu'il est déplaisant
d'avoir eu, lorsqu'il est satisfait ? Comment se rappeler un conseil, un sacrifice qui peuvent vous
diminuer aux yeux des hommes ?
Si vous voulez agir selon la réalité, vous vous trouverez donc uniquement à la merci de votre
conscience, de votre sensibilité, qui vous indiquera vaguement le mal et le bien réels que vos actions
peuvent faire, sans aucune possibilité de vous appuyer sur les autres, sans autre guide que vos
émotions et vos instincts, incessamment ballottés entre le doute, le regret et le remords.
Ce sont ces doutes, ces regrets, ces remords, ces souffrances atroces et continues, que la femme
trouvera chaque jour sur sa route, même si sa route n'est pas semée d'épines. Ce sont eux qui lui
donnent le moyen de s'élever, qui la poussent à réfléchir, à déduire, à abstraire, à synthétiser, à
conclure ; qui poussent la femme supérieure à comparer, à généraliser, à réfléchir, qui affinent son
intelligence naturelle, son esprit d'observation, qui la poussent à combattre, à réagir. Ce sont eux qui
mettent en efficience sa supériorité.
La femme qui n'a pas souffert, qui ne connaît pas l'émotion divine d'avoir trouvé le moyen de
concilier l'apparence avec la réalité, qui ne connaît pas le doute atroce de la double voie ouverte
devant elle, qui n'a pas souffert des tragédies dont chaque jour elle est spectatrice et victime, qui n'a
pas vu le mal qui l'entoure et auquel elle répugne, n'est pas une femme intuitive, n'est pas une femme
capable de résoudre les torturants problèmes de la joie et de la douleur, n'est pas une femme capable
de voir et de résoudre les grandes questions de son époque, n'est pas une femme capable d'apporter la
116
consolation efficace à celui qui souffre, n'est pas une femme capable de fonder de nouvelles
traditions, n'est pas une femme supérieure.
LIVRE IV
L'Amour.
Le mot amour n'a pas la même signification pour la femme que pour l'homme.
La femme croit être aimée suivant son propre critère,
l'homme l'aime suivant un autre tout différent, tout contraire.

I
CE QU'EST L'AMOUR POUR L'HOMME ET POUR LA FEMME

L'homme, si raisonnable dans ses rapports sociaux, ne conçoit pas que la raison
puisse influer sur l'amour. La femme, si peu raisonnable dans la vie quotidienne,
ne comprend pas qu'amour et raison puissent aller l'un sans l'autre.

Eléments de l'amour.
Les différences entre l'homme et la femme que j'ai indiquées ne limitent pas leur action au
domaine moral et intellectuel, nous les voyons conditionner toute la vie, triompher, gigantesques,
même dans la passion qui paraît la plus froide : la justice, en celle qui paraît la plus égoïste :
l'ambition, en celle qui paraît la plus altruiste : l'amour, diversifiant les conceptions qu'homme et
femme se font de ces passions.
A part le fait que, par le mot : amour, nous désignons aussi bien la soif d'aimer que celle d'être
aimé, nous l'employons encore à désigner divers sentiments bien distincts les uns des autres et qu'on
peut grouper entre eux de façon variée.
L'attraction vers un objet qui peut satisfaire un de nos besoins, l'amour de l'assoiffé pour l'eau,
l'amour du petit enfant pour sa mère, de l'inférieur pour le supérieur, que j'appellerais « amour
égoïste ».
L'attraction vers un objet à qui nous pouvons être utile ou qui nous a été utile, sentiment mêlé
tout à la fois de dévouement, de protection, de reconnaissance et où entrent aussi, dans une certaine
mesure, l'orgueil de notre supériorité, l'ambition de montrer au public ce dont nous sommes capables,
la conscience du besoin qu'un autre a de nos soins et l'instinct de la survivance : l'amour de la mère
pour l'enfant, de la sœur de charité pour le malade, du maître pour le disciple, de l'artiste pour son
œuvre, du fils pour sa vieille mère, que l'on peut nommer « amour altruiste ».
L'attraction vers une forme, un son, un parfum, une apparence qui procure du plaisir à l'un ou à
l'autre de nos sens : l'attraction pour toutes les formes et les harmonies que nous offre la nature
animée ou inanimée, que j'appellerais belles, réjouissantes, extasiantes, c'est l' « amour sensualiste »;
L'attraction vers un individu qui est ou que nous croyons être de grande intelligence et de grand
cœur :
- l'attraction vers l'ami, vers le héros, vers le poète, attraction faite tout entière d'estime,
d'admiration qui s'élève parfois aux plus hautes cimes de l'amour, c'est l' « amour spirituel » ;
L'attraction aveugle et brutale qui nous fait convoiter spasmodiquement à un moment donné un
objet donné, capable de répondre à un besoin momentané ; l'amour du morphinomane pour la
morphine, du buveur pour le vin, de la pie pour ce qui brille, des êtres vivants entre eux, - que je
désignerais sous le nom d'« amour passionnel » ;
L'attraction ardente vers un objet donné, dont nous faisons notre but, le but de nos efforts :
l'amour de l'alpiniste pour les hautes cimes inaccessibles, pour l'edelweiss fleuri sur un roc
sourcilleux, - c'est l' « amour pour la conquête » ;
L'attraction pour un objet que nous possédons, dont nous pouvons disposer à notre gré, que nous
avons conquis, qui augmente notre prestige, notre force, ou dans lequel nous avons cristallisé une
foule de sentiments indistincts : l'amour pour notre maison, pour notre mobilier, pour les choses que
nous possédons, - c'est l' « amour de la possession » ;
L'attraction vers une âme qui est en harmonie avec la nôtre, vers un être que nous croyons
susceptible de communier avec nous et de nous compléter, comme, aussi de se laisser pénétrer et

117
compléter par nous : l'attraction vers l'âme sœur, celle des poètes et des rêveurs.
Ces sentiments et d'autres encore entrent dans l'attraction qui attache l'homme à la femme, la
femme à l'homme et que les humains appellent l'amour. Mais ils y entrent dans une mesure inégale
suivant qu'il s'agit de la femme ou de l'homme.
Eléments qui prédominent chez l'homme.
Dans l'amour de l'homme, c'est l'attraction des sens qui prédomine, l'attraction passionnelle et
tout ensemble l'amour de la conquête, de la possession, l'amour égoïste, toutes attractions qui sont en
dehors de la raison.
Par « amour »l'homme entend l'attraction vers une femme dont l'apparence extérieure lui plaît,
dont il goûte la forme, la grâce, les mouvements, la voix et les gestes ; vers un but qui excite ses
efforts ; vers un objet dont il peut disposer, dont la possession augmente son prestige, sa puissance ;
l'attraction invincible et parfois déraisonnable vers un objet qui répond momentanément à ses désirs.
La reconnaissance, l'estime, le raisonnement qui nous poussent à aimer la personne que nous en
croyons digne, l'altruisme qui nous incite à penser aux autres, à procurer le bonheur de l'être aimé, a
une part bien minime dans sa conception. L'homme, qui est capable d'altruisme si généreux dans la
vie sociale, est d'un égoïsme féroce en amour. Il est capable d'immenses sacrifices pour la femme
qu'il aime, mais seulement quand la passion sensuelle le pousse ou quand ces sacrifices satisfont son
ardeur de conquête, son ambition, quand ils lui font faire bonne figure, quand il peut les tourner à sa
gloire. Pour la femme qu'il aime, il briguera les honneurs politiques, il ira à la découverte d'un
nouveau monde, il se lancera à l'assaut en gants blancs, comme autrefois il partait pour la Terre
Sainte ou se battait en tournoi; parce que ce sont là des entreprises dans lesquelles il aime à se risquer
et parce qu'il aime à s'exposer pour conquérir sa dame. Mais quand la femme lui demande de sacrifier
pour elle, non sa vie, mais le moindre de ses honneurs qu'il prétend n'avoir conquis que pour elle...
alors les choses changent.
L'homme est capable de mourir d'amour, de se suicider, de tuer quelqu'un (ce qu'il ne fait que
trop facilement) non pas pour sauver sa bien-aimée, pour la rendre heureuse, pour la mettre en
lumière, mais par rage de ne l'avoir pas conquise, par vengeance, parce qu'il se croit offensé dans son
honneur, parce qu'il croit qu'on lui a volé quelque chose qui lui appartenait, parce qu'il ne veut pas
que d'autres que lui jouissent de son bien.
La grandeur morale et intellectuelle de la femme, ses héroïsmes provoquent l'admiration de
l'homme, mais ils n'attisent presque jamais son amour. Les hommes admireront, aussi bien que le
ferait une femme, la jeune fille qui s'est jetée à l'eau pour sauver son petit frère, donneront les plus
grands éloges à celle qui a tout sacrifié pour soigner son père malade, ils s'intéresseront aux grands
problèmes moraux, historiques, mathématiques soulevés par une femme, ils admireront, si c'est le
cas, son talent artistique, mais aucun ne se sentira battre le cœur pour quelqu'une de ces héroïnes,
pour le fait de son héroïsme ; aucun ne se sentira porté à faire des folies pour elle, comme il le ferait
pour une beauté merveilleuse dont on lui fait la description, ou pour une simple actrice de théâtre ou
de cinéma.
Aucun homme n'aspirerait à risquer sa vie pour Mme de Staël, pour George Sand, ou Sophie
Kowalewski, pour ce qu'elles ont dit ou écrit, tandis que des milliers le feraient pour « la Princesse
lointaine ».
Cette disjonction que fait l'homme entre l'amour et l'estime est si enracinée en lui qu'elle frise
parfois l'antagonisme. L'homme est en effet plus attiré vers les femmes qu'il estime peu que vers
celles qu'il estime le plus. Il se trouve mieux quand il épouse une femme de rang inférieur,
d'intelligence et de morale médiocres que quand il en épouse une de rang supérieur au sien,
d'intelligence et de morale supérieures. Cet antagonisme entre l'amour et l'estime est fort commun.
Non seulement l'homme s'éprend difficilement de la femme qu'il estime et admire, mais il en arrive
quelquefois à mépriser la femme qu'il estimait, aimait et admirait, par le seul fait qu'il l'aime, ou à ne
plus l'aimer, parce qu'il l'estime ; comme si le sentiment de plaisir que l'homme lie à celui de l'amour
était diminué lorsque le sentiment de l'admiration et de l'estime y prend part. On voit souvent
l'homme chercher un soulagement à la gêne que lui fait ressentir la femme qu'il aime, estime et
admire, dans l'amour d'autres femmes qu'il n'estime pas et que par suite il peut aimer à son aise,
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comme il arrive souvent aux rois.
C'est, au fond, parce qu'il détache l'amour de l'estime que l'homme fait une distinction si nette
entre le sentiment qui le lie à sa sœur, à sa fille, à sa mère, et celui qui le lie à la femme en général.
C'est pour cela qu'il exige de sa sœur ou de sa mère des qualités et des manières différentes de celles
qui l'attirent vers la femme qu'il aime.
Cette conception spéciale que le mâle se fait de l'amour, cette prédominance en lui des éléments
plaisir, passion, sentiment, momentanés, passagers, violents, en dehors de la raison, font de son
amour une flambée de courte durée qui a son maximum d'intensité lorsqu'il débute.
C'est pour cela, parce qu'il est en dehors de la raison, que son amour est inconstant et passager,
même lors qu'il est sincère et violent.
C'est pour cela que cet amour s'allume si puissant dans sa jeunesse, lorsque son tempérament est
plus avide de jouissances et s'atténue dans l'âge mûr, lorsque sa soif de jouissance s'éteint.
C'est pour cela que ses serments d'amour ont si peu de valeur, parce que personne n'est
responsable de sentiments qui ne se basent pas sur la raison.
C'est parce que, dans son amour, l'élément altruisme tient si peu de place et que l'élément
esthétique et celui de la propriété en tiennent une si grande, que l'homme aime la femme d'autant
plus qu'elle est belle, élégante, brillante, gaie, qu'elle satisfait mieux son sens esthétique, qu'elle
représente une propriété enviable. C'est pour cela que l'homme se lasse si facilement de la femme
qu'il a aimée lorsqu'elle vieillit, qu'elle tombe malade, qu'elle devient pauvre, qu'elle a besoin de lui,
qu'elle menace de devenir pour lui une charge au lieu d'un plaisir, un objet de commisération au lieu
d'un objet d'envie. C'est pour cela que son amour s'atténue ou s'accroît si facilement à tout
changement de sa bien-aimée, aux variations de son image, de sa taille, de son teint, c'est pour cela
encore que l'homme peut éprouver simultanément plusieurs amours, parce que son sens esthétique
peut être attiré par des perfections physiques également attrayantes, même si elles sont différentes.
C'est parce que son amour est si étroitement lié au plaisir de la conquête que l'homme aime la
femme qu'il n'a pas plus que la femme qu'il a, la fiancée plus que l'épouse, la femme pour laquelle il
doit courir des risques que celle qui est à sa portée. C'est pour cela qu'il croit être en droit de
conquérir sa femme par l'étude, par l'héroïsme, par les honneurs et aussi par la volonté, par l'argent,
comme tous les autres biens égoïstes.
Eléments qui prédominent chez la femme.
Mais, si l'amour est pour l'homme simplement une exaltation esthétique, égoïste, un simple
incident de sa vie, il n'en est pas de même pour la femme.
La conception de la femme est basée sur des éléments différents ou, mieux, c'est dans une
proportion très différente que les mêmes éléments se combinent dans ce qu'elle appelle « amour ».
Ce qui prévaut en elle, ce sont des éléments basés sur la raison, tandis que les éléments
esthétiques passionnels sont presque négligeables.
L'homme, si raisonnable dans les rapports sociaux ne comprend pas ce que la raison peut avoir à
faire avec l'amour. La femme qui raisonne si peu dans la vie quotidienne, ne comprend pas que l'un
puisse aller sans l'autre. La femme base son amour sur la raison. Elle s'obstine à prétendre qu'en
amour on peut établir une espèce de balance, de telle sorte que l'amour de son bien-aimé doive croître
avec les sacrifices qu'elle fait pour lui, avec les services qu'elle lui rend. Cette prétention déconcerte
singulièrement l'homme qui, tout au moins lorsqu'il est dans la fleur de la santé, de la richesse, de la
puissance, ne comprend pas cette relation, pour lui antagoniste, entre l'amour et les sacrifices d'autrui.
C'est parce que, pour la femme, l'amour est un sentiment basé sur la raison, qu'elle s'obstine à
vouloir que les serments d'amour soient rigoureusement tenus et que le sentiment de l'homme
persiste, même lorsqu'il est déjà éteint.
Importance de l'estime.
Ce n'est pas seulement la raison qui prédomine dans la conception féminine de l'amour, ce sont
encore l'estime, l'admiration, qui, dans l'amour masculin, sont au contraire des éléments négligeables.
Une femme peut ne pas aimer quelqu'un qu'elle estime, ou du moins peut comprimer la passion
qui, instinctivement, la porterait à l'aimer, mais elle ne peut aimer quelqu'un qu'elle n'estime et
n'admire pas.
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Si, parfois, la femme s'éprend d'un homme méprisable, c'est parce qu'elle ne le croit pas tel,
qu'elle le croit calomnié, qu'elle le croit victime d'événements auxquels elle est appelée à parer, mais
lorsqu'elle s'est convaincue qu'il est méprisable, elle cesse de l'aimer.
Le contraire arrive chez les hommes. Combien d'hommes aiment jusqu'au suicide, jusqu'au
meurtre la femme qu'ils méprisent et qu'ils jugent indigne !
Le sentiment d'estime prévaut tellement dans la conception que la femme se fait de l'amour,
qu'elle s'éprend facilement de tous les hommes en vue, des héros, des célébrités, de ceux qui tiennent
un rang ou une fonction supérieure, nobles, ambassadeurs, etc...
Il est vrai que, parfois, dans cette attraction de la femme pour l'homme célèbre ou haut placé, il
entre de la vanité, du désir d'être la première, d'entrer dans une constellation supérieure dont les
rayons viendront l'illuminer, et c'est surtout le cas lorsque la femme ne peut primer par ses propres
forces. Mais c'est souvent un sentiment vrai, un sentiment sincère, le désir naturel chez elle puisque
pour elle l'amour est dévouement, de se consacrer à quelqu'un qui en vaille la peine. Cette attraction
est en effet d'autant plus vive que l'homme célèbre ou porteur d'un grand nom est ou paraît persécuté
par les hommes ou par la fortune.
A aucun grand homme, âprement combattu, n'a jamais manqué l'admiration ou l'amour sincère,
désintéressé, des femmes qui l'ont connu.
Il faut noter pourtant que, si la femme a tendance à placer son amour là où, raisonnablement, elle
doit placer son estime, ses jugements sur ce qui est estimable, diffèrent souvent beaucoup de ceux du
public, composé en majorité d'hommes.
Au fond, tout être, qu'il soit homme ou femme, apprécie les qualités d'intelligence et de coeur
qu'il possède ou dont il a au moins le germe en lui, sans quoi toute comparaison devient impossible.
Dès lors, puisque, chez la femme, les qualités morales sont plus développées que les qualités
intellectuelles elle est plus attirée par les qualités morales que par les qualités intellectuelles, de
l'homme en vue. Elle estime, par dessus tous les autres, l'homme qu'elle croit doué de plus d'élévation
morale : l'idéaliste, le philanthrope, le soldat, le héros, le martyr et, parmi les intellectuels, le poète, le
romancier, l'artiste, qui sont intuitifs et observateurs comme elle et qui lui semblent s'occuper des
autres de la même façon qu'elle. Le physicien, le chimiste, l'inventeur, l'explorateur, pour grandes
que soient leurs découvertes dans leurs domaines respectifs, la laissent parfaitement indifférente. La
femme n'admire ni les actions ni même les sacrifices qu'on fait en vue d'un but théorique. L'homme
qui s'isole dix ans dans un désert pour étudier les mouvements du méridien terrestre, ou qui se laisse
mourir de faim pour étudier un problème géologique ou mathématique, éveille en elle plus de pitié
que d'admiration.
Et c'est parce que l'amour est si étroitement lié chez la femme à l'admiration, à l'estime et à la
raison que, chez elle, il est aussi tenace, parce que l'estime, l'admiration sont des sentiments qui
s'appuient sur la raison, éternels par conséquent, ou du moins plus stables que l'attraction sensuelle
esthétique de l'homme, liée au caprice de ses sens.
Et qu'on ne se laisse pas tromper à ce propos par les chansonnettes sur la mobilité de la femme.
La femme est inconstante quand elle ressemble à l'homme, quand elle aime à la façon de
l'homme, quand elle feint d'aimer, ou se figure qu'elle aime, quand elle prend pour de l'amour son
amour-propre, son dépit, sa gloriole, son intérêt.
C'est parce qu'il n'est qu'une gloriole que l'amour de Carmen est passager, mais l'amour de
Michaela ne l'est pas, non plus l'amour de la fille de Rigoletto qui se sacrifie pour son bien-aimé,
pendant que celui-ci fredonne une chansonnette sur l'inconstance de la femme.
Le fait que l'amour est si intimement lié chez la femme à l'estime, à l'admiration, explique
comment l'aspiration la plus haute de l'amour féminin est la compénétration morale et intellectuelle,
presque indifférente à l'homme. C'est son âme, ce sont ses qualités, ses défauts mêmes que la femme
veut qu'on aime en elle, parce que c'est cela qu'elle aime dans l'homme, parce que l'amour n'est pas
pour elle un simple plaisir esthétique, mais le moyen de compléter sa personnalité, de réaliser son
idéal, une estime et une admiration morale et intellectuelle réciproque.
Dévouement.
En même temps que la prédominance de l'estime et de l'admiration, un autre élément différencie
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notre amour de l'amour masculin : c'est l'élément maternel qui se traduit par l'immense importance
qu'a pour nous le dévouement. La femme a besoin d'estimer pour aimer mais, pour elle, aimer c'est se
consacrer complètement à l'être aimé, arriver par ses efforts, ses sacrifices, son activité, son intelli-
gence à faire le bonheur de celui-ci, à attirer sur sa tête l'admiration universelle et la bénédiction cé-
leste. L'amour est pour elle l'attraction vers quelqu'un à qui elle pourra être utile, pour qui et sur qui
elle pourra mettre en action tout son altruisme, précisément comme la mère le fait pour son petit
enfant.
J'ai tant de peine à concevoir l'amour hors du mariage, dit Marie Lenéru, un homme est
émouvant parce qu'il peut être tout, la vie, le visage, la tendresse, la présence de chaque jour.
Le plaisir de la possession entre également dans notre affection, comme dans celle de l'homme,
mais c'est la possession d'une chose qui nous est confiée, qui dépend de nos soins, qui absorbe notre
âme et notre intelligence et que nous mettons notre orgueil à voir fleurir.
Pour nous autres femmes, l'amour c'est la protection d'un autre, c'est le dévouement complet à un
autre.
C'est pour cela que l'amour peut être suppléé, pour la femme, par l'assistance aux malheureux ou
les soins à donner aux personnes de sa famille, où elle trouve à satisfaire ce besoin de se dévouer à
quelqu'un ou à quelque chose qu'elle appelle amour. C'est pour cela que la femme blessée d'amour se
fait si facilement sœur de charité ou infirmière tandis que, dans le même cas, l'homme se suicide ou
se console ou se jette comme un fou à la poursuite de la fortune.
L'AMOUR
C'est pour cela que la femme aime le malade, l'infortuné, le disgracié, l'homme victime de la
fortune plus profondément que l'être heureux qui n'a pas besoin d'elle. De même, elle aime le fils
malade ou infirme, à qui elle doit se consacrer nuit et jour, plus que le fils fort et robuste qui lui
donne les plus grandes joies de vanité et d'orgueil satisfait.
C'est parce que l'amour chez la femme est si semblable à l'amour maternel que la maternité peut
suppléer chez elle tout autre genre d'affection.
C'est parce que, pour la femme, l'amour est dévouement que ce sentiment naît si précocement
dans son coeur, qu'il se répand si facilement sur tous les objets qu'elle trouve près d'elle et qu'il
demeure une force vive dans l'âge mûr, quand la soif des plaisirs est éteinte.
C'est parce que, pour la femme, aimer c'est se dévouer à l'objet aimé, c'est le protéger, que
l'amour aiguise si vivement son intelligence, son sens moral, et que tout ce qui regarde l'aimé a un si
vif intérêt pour elle ; c'est pour cela que l'amour absorbe la femme à toutes les heures du jour, à
toutes les minutes de l'heure et tous les jours de sa vie, c'est pour cela que l'amour exclut en elle tout
autre sentiment, toute autre ambition.
C'est parce qu'il n'en est pas ainsi pour l'homme, parce qu'il cherche son propre bonheur et non
celui de l'aimée, que l'amour ne l'absorbe que quelques instants de la journée, quelques années de sa
vie et qu'encore l'homme le plus épris oublie l'aimée pendant les trois quarts de la journée.
C'est parce que, pour la femme, amour est dévouement qu'elle s'attache désespérément, quel que
soit le sentiment initial à celui : père, mari, ou fils à qui elle s'est dévouée, pour qui elle peut ou a pu
faire des sacrifices. Ainsi la nourrice a pour son nourrisson, qui ne lui appartient pas, une affection
aussi intense que celle qu'elle aurait vouée à ses propres enfants, elle pleure pour quitter ce bébé
auquel elle a prodigué ses soins pendant une année, plus qu'elle n'a pleuré pour quitter son nouveau-
né et, toute sa vie, elle conservera, pour cet enfant qui est loin d'elle dans l'espace et par le rang
social, une affection passionnée pour la simple raison qu'elle lui a consacré son temps et sa peine.

II
RAISON ET AVANTAGES DES DEUX DIFFÉRENTES CONCEPTIONS

La conception différente que l'homme se fait de l'amour ne provient pas de son mauvais vouloir,
ainsi que le suppose la femme, mais du fait que ses fonctions de père, de mari, auxquelles l'amour
est nécessaire, sont distinctes de sa profession, alors qu'il n'en est pas ainsi pour la femme.

Différence des deux missions.


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La dissemblance entre la conception masculine et la conception féminine de l'amour ne dérive
pas, comme la femme se laisse trop facilement entraîner à le croire, du mauvais vouloir de l'homme :
elle dérive du fait que l'homme est, intellectuellement et moralement, différent d'elle : elle dérive du
fait trop méconnu que la mission sociale de l'homme est différente de celle de la femme : elle dérive
surtout du fait que, pour l'homme, les rôles de frère, de père, d'époux auxquels l'amour est nécessaire
sont nettement séparés de sa profession, de sa fonction sociale, tandis que, chez la femme, les
fonctions de mère, de fille, de sœur, d'épouse se confondent pour elle avec sa profession, sa charge et
sa mission.
L'amour est pour l'homme un sentiment éminemment égoïste. Il y cherche un plaisir, une aide,
une consolation, parce qu'il doit réserver le peu d'altruisme que lui concède la nature pour la mission
extérieure que celle-ci lui a confiée. S'il était aussi absorbé par l'amour que la femme, la vie
extérieure, avec ses racines intellectuelles et sociales très étendues, en souffrirait.
La femme peut oublier le monde entier pour son bien aimé, elle peut concentrer en lui toute son
âme, parce que sa mission dans le monde est d'aimer, parce que l'amour non seulement ne vient pas à
la traverse de ses occupations, mais au contraire les vivifie, les rend plus faciles, plus joyeuses.
Mais une autre raison encore fait prévaloir dans la conception féminine de l'amour des éléments
différents de ceux qui prédominent chez l'homme c'est qu'à la femme revient, dans l'ordre de la
nature, la maternité, à l'homme la sélection de l'espèce. De là la nécessité que prévale en lui l'élément
sensuel, esthétique, égoïste, qui donne lieu à tant d'injustices morales, justifiées cependant par sa
mission sélective, et que prévalent chez la femme la raison et le dévouement indispensables à sa
tâche maternelle.
La maternité, pour laquelle la femme est faite, laisse en elle une empreinte si profonde qu'elle
finit par confondre l'amour maternel et les sacrifices qu'il comporte avec tous les autres genres
d'amour, qu'elle finit par considérer l'amour réciproque entre mère et enfant comme le prototype de
tout amour.
Ramenez à l'amour maternel l'amour de la femme et vous vous expliquerez presque toutes les
différences qu'il y a entre la conception féminine et la notion masculine de l'amour. Songez aux
exigences de l'enfant, et vous vous expliquerez la confusion que la femme fait entre amour et
dévouement, entre amour et sacrifice. Vous vous expliquerez son exclusivisme, sa volonté d'être tout
pour l'aimé, sa jalousie, cette espèce de balance de la justice qu'elle voudrait appliquer à l'amour,
exigences, prétentions, jalousies qui correspondent exactement à la conception de l'amour que se fait
l'enfant au regard de la mère et qu'il est nécessaire que la mère se fasse au regard de l'enfant.
L'amour est pour l'enfant le dévouement absolu des autres à sa personne. Il veut sa mère
complètement à lui, il veut qu'elle ne s'occupe que de lui, qu'elle ne pense qu'à lui. L'enfant est jaloux
de tout et de tous, il veut être le centre unique de la vie de sa mère, et pour un temps il fait de sa mère
le centre unique de la sienne, reportant sur elle l'affection, l'admiration, la reconnaissance, qu'on peut
avoir pour la nourrice, pour l'amante, pour l'aimée. Cela se comprend, car si l'enfant n'avait pas pour
quelque temps la mère complètement à lui, il ne pourrait pas vivre. Si l'amour n'était pour la mère
synonyme de dévouement absolu, si l'amour ne s'intensifiait en elle à mesure qu'augmentent ses
sacrifices pour l'enfant, elle ne pourrait pas l'élever ou du moins elle n'y trouverait aucune joie.
La femme a l'illusion que l'homme doit l'aimer comme l'aime l'enfant, qu'il la veut tout entière
pour lui comme la veut son enfant, qu'il est disposé à la payer avec la même monnaie d'amour que
l'enfant, ce qui n'est pas.
Encouragement moral.
Ces diverses conceptions de l'amour n'ont pas seulement des origines nécessaires, mais elles
exercent des fonctions vitales.
La conception féminine, d'après laquelle l'amour ne peut être séparé de l'estime, de l'admiration,
a été et est encore un des plus puissants attraits que la femme exerce sur l'homme. L'homme, avide
comme il l'est de l'estime et de l'admiration d'autrui, est extrêmement flatté et reconnaissant de
l'admiration sans bornes qu'a pour lui la femme qu'il aime ; son cœur, exacerbé par l'indifférence
hostile des hommes, trouve un puissant réconfort dans cette admiration sincère et désintéressée.
L'homme qui peut parfaitement aimer sans estimer, ne peut aimer sans se sentir estimé, admiré. Aussi
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l'un des artifices les plus communs que la coquette emploie pour séduire l'homme est de faire
semblant d'être en admiration devant lui : elle ne fait ainsi qu'imiter ou plus exactement feindre les
sentiments qui sont naturels et instinctifs chez la femme vraiment éprise et que l'homme tient pour
essentiels.
La conception féminine, d'après laquelle l'amour est indissolublement lié à l'estime, est d'autre
part un des moyens les plus efficaces pour élever la femme.
Tandis que les garçons se plongent dans les aventures des romans policiers ou des histoires de
brigands qui satisfont leurs instincts de conquête vous voyez la fillette savourer toute la série des
«Bonnes Jeannines » et des «Petites filles modèles » qui incitent à mieux servir ceux qui nous
entourent, pour être aimées d'eux et à s'imposer les plus durs sacrifices physiques et mentaux pour
copier ces modèles, pour atteindre cette perfection qu'elle croit être le meilleur moyen de faire naître
l'amour.
La conception qui fait prévaloir chez la femme l'attraction morale et intellectuelle sur celle des
sens, ou qui tout au moins ne les sépare pas l'une de l'autre, est pour la femme le plus solide rempart
contre la coquetterie, qui lui permettrait de si faciles victoires sur l'homme. Son illusion éternelle que
la conception de l'homme est semblable à la sienne la détourne et la dégoûte de se servir des armes
faciles et honteuses qui sont à sa portée pour exciter les sens de l'homme, au lieu de conquérir son
âme et son intelligence.
Cette conception est pour la société un des moyens les plus précieux de perfectionner,
moralement et intellectuellement, même les hommes. C'est parce que, pour la femme, l'amour,
l'admiration et l'estime se confondent, que l'homme est souvent entraîné par elle à entreprendre les
grandes œuvres morales et intellectuelles qu'il nous laisse. Il sait en effet que ce n'est pas
directement, en lui rendant des services, qu'il peut conquérir la femme de son cœur, mais indirecte-
ment, en partant en guerre, en accomplissant de grandes actions, en composant des livres, des
tableaux, des statues, en se montrant bon, généreux, compatissant, en faisant du bien à l'humanité.
C'est un instinct chez l'homme de vouloir que la femme de son cœur soit témoin des actes les
plus beaux et les plus brillants de sa vie, qu'il sait être le meilleur moyen de fomenter son amour.
C'est un instinct chez l'homme de réfréner devant la femme son langage, ses manières, ses goûts, ses
mauvaises actions.
C'est par cette voie que ce sont améliorés les hommes du Moyen-Age, parce que l'importance
que la femme donnait à ce qu'ils fussent dignes d'estime, les obligeait à le devenir pour être aimés.
La conception féminine de l'amour, suivant laquelle il ne peut être séparé de l'estime et de
l'admiration, est des plus utiles à la formation d'un groupe familial bien accordé, uni et durable.
L'estime et l'admiration sont en effet des sentiments durables, qui rendent également tenace et
permanente l'affection dont ils sont la base. Ils sont de ceux qui stimulent la soumission et la
concorde. C'est le contre poids de la conception brutale et matérialiste de l'homme, qui encourage
l'inconstance, le caprice, le défaut de support réciproque, ainsi qu'il advient pour la femme qui adopte
la conception masculine de l'amour.
Il faut en dire autant de la conception que la femme se fait de l'amour considéré comme oubli de
soi-même, dévouement, exaltation de l'objet aimé, illusion précieuse à la famille et à l'humanité, qui
lui rend faciles et agréables les sacrifices qu'elle est obligée de faire chaque jour, qui renforce encore
sa fidélité, sa moralité, par le fait que son amour s'attise, au lieu de s'affaiblir, à mesure que les
années s'écoulent et qu'augmentent les sacrifices faits ou à faire.
La conception féminine de l'amour suivant laquelle il est dévouement, estime, admiration, est la
pierre angulaire de la famille, sans laquelle la société humaine se transformerait en une ronde
infernale d'êtres en proie à des passions désordonnées et incohérentes, à des amours aussi violents
qu'éphémères et, par suite, incapables d'élever les générations futures.
Moindre jalousie de l'homme.
Mais, si la conception altruiste que la femme se fait de l'amour est utile à la société, la conception
égoïste et sensuelle que s'en fait l'homme n'est pas, elle-même, sans utilité. La prédominance en son
amour de l'ardeur de la conquête et du plaisir de la possession a ce grand avantage, d'une part de
réduire sa jalousie au minimum, d'autre part de porter au maximum la défense de la femme, points
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qui sont l'un et l'autre essentiels à l'harmonie générale.
On croit d'ordinaire que l'homme est férocement jaloux ; il est vrai qu'il peut se laisser aller
parfois à des actes féroces, mais ce n'est pas une vraie jalousie qui en est la cause. Que la femme
fasse parade de sa beauté et éveille chez d'autres les désirs qu'elle a fait naître en lui, qu'elle continue
à se concilier l'estime et l'admiration des autres, qu'elle consacre son intelligence et son cœur à
d'autres êtres, à d'autres choses qui ne sont pas lui, qu'elle continue à se dévouer à son père, à sa
mère, à ses frères, tout cela ne le rend pas le moins du monde jaloux, comme le serait en pareil cas la
femme. On considère comme une étrangeté que l'homme veuille isoler la femme de sa famille ou
qu'il soit jaloux de ses enfants, comme l'est souvent la femme. L'homme qui serait jaloux de
l'affection de la femme pour son père se rendrait ridicule, tandis qu'il est normal que la femme soit
jalouse de l'affection du mari pour sa mère. L'homme est en général si peu jaloux de l'affection de la
femme pour sa parenté qu'il finit la plupart du temps par s'accorder avec celle-ci plus qu'avec la
sienne propre.
La jalousie de l'homme n'est la plupart du temps qu'un reflet de la jalousie de la femme, que
celle-ci projette en lui.
Il n'est pas rare que la fillette s'offense pour le compte de la vieille poupée contre la poupée
neuve qui doit prendre sa place, c'est-à-dire qu'elle sente pour le compte de la vieille poupée la
jalousie que, celle-ci devrait ressentir contre la poupée neuve qui lui dérobe une part du cœur
maternel. Cette jalousie que la fillette projette même en un objet inanimé : la poupée, la femme la
projette souvent en l'homme qu'elle aime. Elle a besoin de le croire jaloux et le représente comme tel,
même quand il ne l'est pas d'autre part, la femme veut que son mari soit jaloux, parce que la jalousie
masculine est la plus sûre défense de la femme contre les assauts des autres hommes. L'homme a
confusément conscience de cette fonction qui lui est confiée : s'il n'est pas jaloux de sa femme, il l'est
de son bien, de son nom, de sa dignité, je dirais de sa position sociale ; il met son amour-propre à
cette fonction. Son épouse, sa sœur sont une propriété que la société a confiée tacitement à sa vigi-
lance. Le déshonneur de leurs désordres retombe sur lui plus que sur elle. C'est cette vilaine figure
qu'elles lui font faire qui le rend furieux bien plus que les brûlures de l'amour. Cette responsabilité
qu'il sent confusément, même si elle ne lui a pas été officiellement imposée, a un double avantage :
d'une part, elle défend la femme de l'assaut des autres hommes, d'autre part, elle amène l'homme à
exiger de sa sœur et de sa femme des manières et des attitudes différentes de celles qui lui plaisent
tant, ce qui est à la fois un frein à sa sensualité et un encouragement à apprécier dans la femme ses
vrais mérites.
Toute autre est la fonction de la jalousie chez la femme et toute autre son origine. Chez la
femme, la jalousie n'est pas un sentiment induit, mais un sentiment absolument primordial.
La conception féminine, d'après laquelle l'amour ne peut aller sans l'estime et l'admiration, est la
raison première de la terrible et universelle jalousie de la femme, s'attachant à tous les objets qui
suscitent, non pas seulement l'attrait physique, mais l'estime et l'admiration de l'homme qu'elle aime
et cette jalousie pèse sur elle comme un cauchemar pendant toute son existence. La jalousie de
l'homme est limitée, comme je l'ai dit, à tout ce qui se rapporte à l'honneur de la femme. La femme
est jalouse de tout, et de tous, elle est jalouse de tous les objets qui éveillent l'estime et l'admiration
de l'aimé, elle est jalouse de tout ce qui peut lui faire soupçonner qu'elle n'est pas l'unique objet de
son admiration, elle est jalouse de tout sentiment, de toute occupation qui s'interpose entre elle et lui,
elle est jalouse du monde extérieur et souffre de constater que le monde est pour l'homme plus
important qu'il ne l'est pour elle-même, elle souffre de tout ce qui peut être utile à l'aimé et qui est en
dehors d'elle.
Et comme, en elle, l'amour maternel et l'amour conjugal se confondent, elle les confond dans sa
jalousie, elle est jalouse de son fils, comme elle l'est de son mari, de tous les objets qui attirent
l'admiration de son fils ou de son mari. Elle est jalouse, par anticipation, de la femme qui prendra une
place dans le cœur de son fils, comme elle l'est de sa propre fille qui en a pris une dans le cœur de
son mari. Cette universalité de la jalousie féminine rend souvent l'amour de la femme plus fastidieux
que son indifférence. Si l'homme était aussi jaloux que la femme, leur union serait impossible.
La distinction que l'homme établit entre l'amour, l'estime et l'admiration, n'est pas elle-même
124
sans quelque avantage. Sans aucun doute, la femme serait meilleure et plus heureuse, si l'estime
prenait une place plus grande dans le sentiment de l'homme. Mais pour que, dans les rapports
sociaux, l'admiration et l'estime se confondissent sans inconvénient avec l'amour dans le cœur de
l'homme, il faudrait que ce dernier sentiment dépendit en lui exclusivement de la raison et non des
sens ; qu'il aimât exclusivement parce qu'il estime et qu'il ne se laissât pas aller à estimer parce qu'il
aime, sinon il arriverait trop souvent ce qui arrive aux hommes faibles, lesquels se laissent guider
intellectuellement et moralement par des femmes indignes, qu'ils n'aiment que physiquement, mais
qui ont réussi à leur imposer l'admiration et l'estime. De graves intérêts de caractère général seraient
mis aux mains de femmes incapables de les comprendre et d'y donner satisfaction, au grand
détriment de la société.
De plus, si, comme il arrive souvent pour la femme, l'homme aveuglé par l'amour confondait,
comme elle le désire, l'amour avec l'estime, il n'aurait pas été possible d'élargir, comme on l'a fait,
l'institution qui a eu pour la femme la plus grande importance, celle du mariage, en permettant d'en
faire une récompense à la vertu.
L'homme n'a pas besoin d'estimer pour aimer, mais il ne se résout pas à lier sa vie à celle de la
femme qu'il aime sans l'estimer, tandis qu'il n'hésite pas à s'unir à la femme qu'il estime sans l'aimer,
ce à quoi l'aide d'ailleurs le peu d'importance qu'il donne à l'amour.
De là toute la force des traditions qui excitent la femme à se rendre estimable, puisque c'est plutôt
l'estime de l'homme que son amour qui lui procure la possibilité de constituer une famille, même si
ces traditions ne lui consentent pas d'être aimée comme elle le désire.

III
TRAGÉDIES QUI EN DERIVENT

Si les conceptions que l'homme et la femme se font de l'amour sont toutes les deux utiles,
cela n'empêche pas qu'elles ne se répercutent en conséquences douloureuses pour l'un et pour l'autre.

Souffrances féminines.
Si les deux conceptions que l'homme et la femme se font de l'amour présentent l'une et l'autre
leur utilité, cela n'exclut pas leur répercussion en conséquences douloureuses pour tous deux et
spécialement pour la femme.
Le mot amour a une signification différente pour la femme et pour l'homme, cela est fatal, est
utile, est nécessaire. Mais, par cette loi, éternelle qui nous fait croire les autres semblables à nous, la
femme ne croit pas à cette différence, elle est convaincue que la conception de l'homme est
semblable à la sienne ou du moins doit lui être semblable, puisque celle-ci est la seule raisonnable.
La femme pense être jugée d'après un certain critère et c'est d'après un autre que l'homme la juge,
un autre tout différent, tout contraire, qu'elle ne connaît pas et qu'elle répudierait si elle le connaissait.
Il est impossible que cela ne crée pas entre elle et lui des dissentiments dont elle souffre cruellement.
Sans doute, mille raisons, même utiles, font de l'amour de l'homme quelque chose de léger, de
mobile, de capricieux ; mais ces raisons ne rendent pas moins douloureux à la femme, pour laquelle
l'amour est stable et tenace, de se voir abandonnée ou seulement délaissée quand elle commence elle-
même à aimer plus fortement.
Oui, par mille raisons, chez l'homme doué d'un sentiment esthétique très prononcé, l'amour
s'allume, s'éteint, se réveille, selon que varient les charmes extérieurs de la femme. Mais la femme,
qui a une âme, qui, lorsqu'elle se sent aimée, croit l'être tout entière, âme et corps, ne peut pas ne pas
être surprise, indignée, profondément blessée, quand elle s'aperçoit que tout ce feu intérieur qui
consume l'homme n'est pas pour elle, n'est pas pour son âme, pour son esprit, pour la noblesse de ses
actions et de ses attentions, mais pour ses cheveux, pour ses cils, pour ses bras, pour toutes les parties
inertes de son corps qu'elle dédaigne, - quand elle voit que l'amour de l'homme croît, diminue,
disparaît, suivant que changent la couleur de ses joues, la teinte, de ses cheveux ou que s'altère l'ovale
de son visage, toutes choses dont elle n'est en aucune façon responsable et où elle n'a aucun mérite.
La femme qui, en amour, est logique et raisonnable, ne peut manquer de souffrir de tout cet

125
illogisme de l'homme, chez qui l'amour est souvent en raison inverse du mérite et de la réciprocité.
La femme, qui pense tout le jour à ce qui pourrait plaire ou déplaire à celui qu'elle aime, qui est
disposée à n'importe quel sacrifice pour l'aider, pour augmenter ses joies ou diminuer ses peines, ne
peut pas ne pas souffrir, lorsqu'elle voit que l'aimé peut en même temps l'aimer furieusement et rester
indifférent à ses plaisirs, à ses douleurs, à sa santé ; quand elle voit que ce dévouement, qui devrait
être réciproque, l'homme l'entend en ce sens que lui seul doit être aimé, choyé, aidé, sans avoir à
payer la femme de retour. La femme, dont l'âme timide et délicate aspire à être devinée,
compénétrée, chez laquelle l'exercice de la maternité aiguise sans cesse le besoin de comprendre et
d'être comprise, est extrêmement peinée de voir que l'homme ne prend aucun intérêt à sa vie morale
et intellectuelle, ne cherche pas à la comprendre, ni à être compris d'elle.
Le peu de place que la compénétration morale et intellectuelle tient dans l'amour de l'homme,
l'abandon moral et intellectuel dans lequel il laisse la femme, est la cause la plus commune du
malheur de celle-ci.
L'abandon intellectuel et moral dans lequel l'homme laisse la femme est beaucoup plus
douloureux et plus pénible que le despotisme, la violence, la brutalité contre lesquels l'opinion
publique réagit avec tant de vigueur. Ceux-ci sont en effet des maux visibles, grossiers, souvent
temporaires et auxquels cette même réaction de l'opinion publique apporte quelque consolation,
tandis que l'abandon est un mal subtil, invisible, contre lequel toute réaction se brise, mais qui
empoisonne chaque heure du jour et chaque jour de la vie, faisant un vide bien supérieur au vide réel,
parce que c'est un vide sans espérance, sans illusion, et que le découragement qui en résulte devient
plus pesant avec les années, plus insupportable que n'importe quelle douleur vive, mais passagère.
C'est un mal d'autant plus importun et plus pénible que la femme est plus délicate et plus intelligente,
que sont plus nombreuses et plus compliquées les idées que l'intuition lui suggère, que sont plus
angoissants les doutes et les scrupules qu'une conscience timorée fait naître en elle, parce que
conscience et intuition s'accompagnent d'une pudeur pleine de dignité, qui impose à la femme la plus
grande réserve vis-à-vis des étrangers et qu'une élémentaire prudence lui impose la circonspection
vis-à-vis de toutes les femmes.
L'abandon moral et intellectuel dans lequel l'homme laisse la femme est la cause première du
féminisme, effort plein d'angoisse de la femme pour se masculiniser, pour changer sa propre âme, en
assumant les vices, les vanités, les ambitions de l'homme, les égoïsmes masculins, dans la vaine
illusion d'y trouver ces mêmes joies que l'homme y rencontre. Illusion vaine, dirais-je, car si quelques
femmes, les femmes viriles, qui ont reçu en partage de la nature des inclinations et des ambitions
viriles, y trouvent quelque satisfaction, il n'en est pas de même de la majorité des femmes que la
nature a faites différentes des hommes.
Abaissement moral et intellectuel.
L'abandon moral et intellectuel où l'homme laisse la femme est la cause principale du périodique
abaissement intellectuel de celle-ci. Nécessairement l'intelligence de la femme s'embrume, se
décolore et languit, là où elle ne peut servir à conquérir l'estime et l'admiration des personnes
auxquelles elle tient le plus, de celles qui l'entourent, si elle ne peut leur communiquer les étincelles
de ses intuitions et collaborer à leurs travaux. On voit en effet l'intelligence de la femme s'élever,
indépendamment des programme scolaires et de l'admission aux écoles masculines, dans les pays,
dans les époques où la vie de la femme est mêlée à celle de l'homme, et on la voit déchoir, s'abaisser,
malgré tous les encouragements officiels, dans les temps et les pays où sa vie est séparée de celle de
l'homme.
Sans aucun doute, la distinction que l'homme fait entre l'amour et l'estime est la cause de la
décadence morale de la femme. Etant donné que l'amour est le but principal de sa vie, il faudrait en
effet qu'elle fût douée ou d'un instinct moral très puissant ou d'une éducation rigide qui s'impose à
elle comme une seconde nature ou d'une largeur d'esprit qui lui fasse embrasser les multiples
inconvénients auxquelles elle s'exposerait, pour se maintenir honnête, sincère, altruiste, pudique et
modeste, pour cultiver son intelligence et son cœur, quand l'homme, à l'amour duquel elle aspire sans
cesse, admire et apprécie si peu ces qualités et se laisse au contraire si facilement duper et séduire par
la beauté même artificielle, les caprices, les vanteries, l'adulation servile et l'impudence, qui souvent
126
obtiennent de lui plus que n'obtient la vertu.
COMMENT CONCILIER LES DEUX CONCEPTIONS.

La conception que l'homme se fait de l'amour donnera toujours lieu à des tragédies.
Seul, le pardon généreux et complet de la part de la femme peut en éviter les conséquences.

Le Mariage.
Le fait que la femme est aimée suivant un critère différent du sien, d'une manière autre que celle
qu'elle désire est dans sa vie un drame effroyable. Aussi, depuis que le monde est monde, a-t-on
cherché à l'atténuer dans l'intérêt général et individuel ou, mieux, dans l'intérêt général et féminin,
puisque c'est le plus souvent la femme qui est sacrifiée en amour.
Etant donné que, pour la femme, l'amour est composé pour les trois quarts de dévouement,
d'admiration, de besoin de protéger et d'être protégée, étant donné que, pour la femme, aimer est
encore plus nécessaire que d'être aimée, les anciens avaient cherché à garantir à la femme un
minimum de protection, d'estime et d'admiration de la part du monde masculin, à garantir à chaque
femme dans la famille ou dans la communauté un être : frère, sœur, malade, enfant, à qui elle
pourrait se consacrer.
Les anciens avaient cherché à prévenir l'abandon moral et matériel dans lequel l'homme tend à
laisser la femme, en l'attachant à elle par le lien du mariage. Ils avaient demandé en échange à la
femme une morale supérieure. Cette solution n'excluait pas tous les conflits, elle n'avait pas la
prétention d'être une panacée souveraine à tous les maux, elle ne niait pas la différence entre les deux
conceptions : elle se bornait à limiter le plus possible les tragédies qui en provenaient et à en adoucir
les inconvénients.
Mais l'époque moderne, altérée de changement, impatiente de tout sacrifice, en propose une
autre, qui prétend réaliser la perfection absolue et qui commence par nier l'existence des deux
conceptions, par nier même que l'homme et la femme soient différents, et cherche à éliminer tout
conflit en poussant hommes et femmes à se rendre égaux, à assumer les mêmes devoirs et les mêmes
droits. Ce mouvement a conduit à ériger en règle ce que le dépit et l'indignation suggéraient parfois
aux femmes les moins dignes : pratiquer dans les rapports avec l'homme la loi du talion, œil pour œil,
dent pour dent.
« L'homme trahit, que la femme trahisse ! Il ne pense qu'à lui : que la femme ne pense qu'à elle !
Il rend plaisir aux fonctions sociales, à la perfection de sa profession, aux honneurs qui en découlent,
que la femme mise sur le même tableau ! Il ne cherche pas à comprendre la femme, que celle-ci ne
cherche pas à le comprendre ! Il veut être aimé plutôt qu'aimer lui-même, que la femme fasse de
même ! Il désire l'amour sans le mariage, poussons la femme dans la même voie. Il n'apprécie pas la
perfection morale et intellectuelle, mais seulement la perfection esthétique, que la femme fasse bon
marché de la perfection morale et intellectuelle et concentre ses efforts à rechercher la perfection
esthétique : elle sera infiniment plus aimée et plus heureuse, avec infiniment moins de sacrifices ».
Les modernistes croient-ils donc de bonne foi que niveler le monde soit le meilleur moyen
d'éliminer les conflits et de créer le bonheur ? Croient-ils de bonne foi que chloroformer l'âme
féminine soit la panacée universelle qui donnera à toutes le maximum de joie ? Illusion puérile. Le
bonheur n'est pas une chaussure qui s'adapte à peu près à tous les pieds et que l'on puisse fabriquer
sur un modèle uniforme ; ce n'est pas un monceau qui grandit en proportion directe de tous les biens
réels et présumés qu'on y entasse. C'est, quelque chose de personnel, d'indépendant, de capricieux, à
quoi souvent le beaucoup est nuisible et le peu est avantageux, dont les ingrédients sont parfois les
plus opposés et à quoi les charges mêmes, les douleurs et les inquiétudes peuvent largement
contribuer.
Etre aimée, bien que matériellement plus agréable, ne rassasie pas l'instinct de qui veut aimer,
instinct qu'aucun raisonnement, qu'aucun intérêt ne pourra jamais supprimer. Le plaisir naît
seulement de la satisfaction des instincts, et l'instinct altruiste souffre à être comprimé tout autant que
l'instinct égoïste. Même si la femme trouvait son intérêt matériel à obtenir cette égalité dans l'amour,
son bonheur n'en serait pas augmenté.

127
La femme voudrait l'homme autre qu'il n'est, mais elle l'aime comme il est. L'aimerait-elle autant
s'il était pareil à elle ? L'homme aime la femme comme elle est, l'aimerait-il autant si elle était autre ?
Les femmes modernes ne sont pas toutes les femmes, il y en a tant d'autres chez qui les anciens
instincts sont restés vivants. Les joies de la vie extérieure que vous leur promettez, la liberté,
l'indépendance, l'absence de tout souci, ne les consoleront pas d'avoir à renoncer, comme vous le
voulez, aux préoccupations de la maternité et à cette morale supérieure qui leur faisait un devoir de
faire profiter les autres, même sans réciprocité, des trésors de tendresse et de dévouement renfermés
dans leur cœur.
Inconvénients de l'amour libre.
« Mais, disent les modernistes, nous ne voulons sacrifier l'instinct de personne. Nous voulons la
liberté pour toutes. Nous voulons que chacune fasse ce qui lui plaît, que celle qui aime faire des
sacrifices fasse des sacrifices ». C'est là une solution idéale et qui serait conforme au vœu de tous.
Mais elle a le tort de présupposer un monde abstrait, peuplé d'hommes et de femmes isolés dont les
actes ne seraient pas en conflit, un monde peuplé d'hommes et de femmes indifférents aux
humiliations qu'ils recevraient des autres, un monde où il n'existerait ni amour, ni jalousie, où la
femme de devoir verrait avec indifférence la coquette lui enlever celui qu'elle aime, où la co quette
serait indifférente au succès de sa rivale, où la vertu ne demanderait pas plus de sacrifices que le vice,
où réfréner ses passions ne demanderait pas plus de peine que de les satisfaire.
Mais il n'en est pas ainsi ; la vertu est toujours la limitation d'un désir, d'un instinct, elle est un
sacrifice pénible, même pour l'être vertueux. Celui-ci le fait volontiers dans l'intérêt général. Mais, si
son sacrifice est isolé, si la vertu n'est pas demandée à la généralité, le but est manqué.
Celui qui renonce à son propre bien, dans une société où celui qui en jouit est seul honoré, fait un
sacrifice insensé, préjudiciable à lui-même et sans utilité pour personne.
Le jour où l'amour serait libre pour toutes les femmes, où le rechercher par tous les moyens serait
déclaré licite, où la femme rivaliserait avec l'homme dans la course effrénée au plaisir, la femme
vertueuse perdrait tout prestige et, par suite, toute compensation à ses sacrifices, toute chance d'être
payée de retour, peut-être toute possibilité de répandre son altruisme. Dans une société où l'amour
serait libre, l'homme ne voudrait plus partager avec aucune femme les charges des enfants à naître. Il
ne voudrait même plus épouser les femmes restées maternelles. Comment pourrait-il distinguer les
bonnes des mauvaises lorsque, par les sortilèges de la coquetterie ce seraient toujours les pires qui
chercheraient à l'enjôler, à le compromettre, à l'éloigner des femmes de devoir, ignorantes de ces
artifices ?
C'est du reste ce qui se produisit dans la Rome de la décadence, lorsque le gouvernement dut
recourir à des lois spéciales pour obliger les hommes à se marier, et qu'on en vit se suicider parce
qu'ils préféraient la mort à l'union, même temporaire, avec une femme de leur époque. Il ne manquait
pourtant pas, même alors, de femmes vraiment mères, de femmes maternelles qui auraient désiré
vivre uniquement pour leur famille et leurs enfants ; mais l'éclat tapageur des autres empêchait de les
voir et ne permettait, pas aux contemporains de croire à leur existence.
Ce qui arriverait avec le triomphe de la liberté d'aimer comme on voudrait et qui on voudrait,
c'est qu'en échange du maigre surplus de bonheur conquis par un petit nombre de femmes virilisées,
toutes les femmes maternelles verraient leurs plus nobles aspirations compromises au grand préjudice
de la société.
Est-il vraiment admissible de sacrifier la majorité des femmes dignes d'estime et l'avenir de la
société pour améliorer la situation d'une faible partie des femmes, dont la virilité est d'ailleurs pour
elles-mêmes le meilleur des remparts ? Sans doute, celles-là étaient un peu gênées par les règles
anciennes : il y a toujours des sacrifiées dans la vie, quelles que soient les lois et les institutions, mais
les bonnes lois se distinguent des mauvaises en ce qu'elles excitent chacun à s'améliorer, en ce
qu'elles protègent la société contre l'individu, le faible contre le fort, en ce qu'elles proposent pour
modèles les personnes les plus nobles et les plus dignes, celles dont l'exemple, en se généralisant, est
le plus utile à la société. Ici, au contraire, c'est la société qui se trouverait tout à coup transformée en
un ramassis de gens ne pensant qu'à la satisfaction de leurs propres appétits, au détriment des femmes
les meilleures qu'on ne peut par décret transformer en hommes et qu'on ne peut faire jouir par décret
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des biens égoïstes qu'on leur promet.
Je n'hésite point, par conséquent, à me rallier à la solution traditionnelle du mariage.
Supériorité morale.
Les limites que la tradition fixait à l'amour n'étaient pas des limites arbitraires, posées seulement
pour mettre à l'épreuve les vertus féminines, c'étaient des limites nécessaires pour maintenir la
société unie et empêcher que les tragédies des uns débordassent sur les autres, que les tragédies
individuelles ne dégénérassent en plus graves tragédies générales. C'était le minimum de vertu dont
la société féminine avait besoin pour se défendre.
S'abstenir d'aimer celui qu'on aimerait et que l'on ne doit pas aimer, s'abstenir de lui déclarer son
amour, de le laisser entrevoir, peut engendrer des tragédies ; mais, si la liberté d'aimer se généralisait,
les tragédies se multiplieraient outre mesure aux dépens surtout des femmes les meilleures, qui n'ose-
raient jamais sacrifier les autres à leurs propres passions. Une fois qu'on aura laissé le champ libre à
la coquetterie, toute constance en amour cessera, même si le désir de cette constance subsiste. Il ne
faut pas oublier, quand on établit des règles en amour, que, même dans les limites de la plus grande
liberté, l'amour peut naître et cesser unilatéralement.
La supériorité morale que la société exigeait de la femme, le renoncement, les devoirs qu'elle lui
imposait étaient le minimum nécessaire pour garantir, - même à la femme vertueuse, le minimum de
droits spéciaux auxquels elle aspirait et étaient souvent en outre la source d'intimes satisfactions.
Pour la femme maternelle, amour est synonyme de dévouement, de sacrifice. Si elle accepte cette
conception ou si on la lui impose par devoir, aucun devoir ne lui sera plus agréable, d'autant plus
qu'elle pourra en recevoir une ample et désirable récompense le respect et le prestige qui reviennent
naturellement à un individu qu'on reconnaît collaborer d'une façon désintéressée au bien commun. Si,
au contraire, on ne la lui impose pas, si on la pousse à modeler son amour sur celui de l'homme, à
mesurer les sacrifices qu'elle est disposée à faire sur ceux que fait l'homme, si on la persuade de ne
donner que pour recevoir, la meilleure se sacrifiera encore par instinct, comme se sacrifie à couver la
poule à qui on enlève ses œufs, mais elle sera tournée en ridicule, parce qu'elle continuera à vouloir
se sacrifier quand tant de voies pour jouir lui seront ouvertes. Et, si elle réussit à réprimer au plus
profond d'elle-même l'altruisme dont la nature l'a douée, à adopter les vices des hommes elle n'y
trouvera pas la joie qu'y trouvent ceux-ci et n'y gagnera que les moqueries imméritées, mais
auxquelles elle sera très sensible, du public qui rira de son incapacité à marcher dans la nouvelle
voie.
Oui, notre altruisme nous donne de terribles angoisses, de terribles désillusions, mais elles sont
pour nous moins sensibles, moins désastreuses dans leurs conséquences que l'apathie. Le besoin que
la femme a d'aimer est le nœud de la tragédie de sa vie mais, en dehors de ce drame, la vie n'existe
pas pour elle. Les hommes sont ingrats, les enfants seront ingrats, le monde est ingrat, parce qu'ils ne
ressentent pas ce besoin et ne le comprennent pas. Mais le sacrifice fait dans l'illusion de l'amour
n'est pas douloureux, ou tout au moins est moins douloureux que l'inaction qu'on voudrait nous
imposer en nous exonérant de l'amour.
Ne voyons-nous pas chaque jour la poule s'obstiner à couver, sacrifier sa liberté de gratter et de
becqueter pour rester opiniâtrement blottie sur le nid ? Ne voyons-nous pas qu'elle s'y obstine même
quand, pour l'exonérer de cette immense fatigue, on lui enlève ses œufs, on défait son trou, on la
dérange de toutes manières ? N'est-ce point la preuve que se sacrifier pour la future nichée est pour
elle un plaisir plus grand que les satisfactions égoïstes auxquelles elle renonce dans ce but ? En
retranchant de la conception de l'amour tout ce qu'elle contient de sacré et de douloureux pour la
femme, vous privez celle-ci de pouvoir proclamer bien haut à la face du monde que l'amour est le but
le plus élevé de la vie.
A l'heure actuelle, la jeune fille rougit d'aimer, elle n'ose pas avouer, même à elle-même, qu'elle
désire trouver un mari, fonder une famille, qu'elle est prête pour cet amour plus haut à sacrifier même
les joies égoïstes dont elle est entourée. Pourquoi cela ? Parce qu'on a enlevé à l'amour le sacrifice et
qu'on l'a réduit à n'être plus qu'un désir matériel de jouissance.
La femme a tout intérêt à laisser à l'amour masculin son égoïsme oppresseur, pourvu qu'elle
puisse aimer. Comme l'a dit Mazzini : « Tant que nous aimons, quelque chose nous fait croire que
129
nous sommes utiles. Tant que nous sommes aimés, quelque chose nous attache à la vie ».
Efforts pour améliorer l'homme.
Mais, si je suis d'avis de laisser intactes les traditions de la femme d'autrefois, j'estime au
contraire qu'il faut modifier celles de l'homme, fidèle en cela à mon principe que c'est seulement en
modifiant les habitudes masculines que l'on pourra améliorer, la condition de la femme.
On ne peut obliger l'homme à aimer quand il n'aime plus ou à donner à ce sentiment une
importance plus grande que celle qu'il lui attribue et cela, par la raison que son âme est faite d'une
façon spéciale, que les préoccupations extérieures, politiques ou professionnelles, absorbent son
intelligence, son cœur, son activité, beaucoup plus qu'elles n'absorbent la femme. Mais on peut
habituer l'homme à contracter des habitudes qui donnent au moins à la femme l'illusion d'être aimée,
même quand elle ne l'est pas ; on peut accoutumer l'homme à apprécier les qualités morales et
intellectuelles de la femme, à la soutenir ; à la diriger moralement et matériellement, même quand il
ne l'aime pas. Au fond, c'est cela surtout que la femme demande à l'homme.
On réclame aujourd'hui des lois qui limitent les exigences et l'autorité des hommes. On a répandu
des flots d'encre pour décrire sous les plus sombres couleurs les terribles conséquences du
despotisme, de l'exploitation masculine, pour tourner en dérision les traditions qui font le mari, le
père, le frère, responsables et juges parfois cruels de la moralité de leur femme, fille ou sœur. Il n'y a
point d'usage sur lequel on ne puisse amener une génération entière à verser des larmes, mais celui de
l'autorité de l'homme et de ses exigences morales est un de ceux qui sont les moins dignes de les faire
couler.
La femme a besoin de s'occuper des autres : elle aime beaucoup que les autres s'occupent d'elle.
Le despotisme, l'autorité, est un moyen de s'occuper des subordonnés et d'obliger ceux-ci à s'occuper
de leur chef. La femme souffre quelquefois de l'excessive tyrannie du mari, mais elle souffre
davantage de l'indifférence qui serait la suite inéluctable de son indépendance.
La femme est plus heureuse quand elle épouse un homme vraiment viril, égoïste, exigeant, plein
d'initiative, qui lui demande des sacrifices, mais qui les demande consciemment, qui s'occupe d'elle,
même pour exploiter son dévouement, que quand elle épouse un homme efféminé, faible, qui ne veut
rien, qui ne dirige rien, qui est indifférent à tout et à tous.
Rien n'est plus agréable à la femme qui aime, précisément parce que pour la femme, amour est
synonyme de sacrifice, de dévouement, que de voir ses sentiments canalisés, de voir ses efforts bien
dirigés, de sentir que son obéissance, ses sacrifices lui confèrent cette estime de celui qu'elle aime, à
laquelle elle tient tant.
Rien ne fait plus de plaisir à la femme que de se sentir utile. Les exigences de l'homme, contre
lesquelles elle crie tant, sont une des plus grandes attractions qu'il exerce sur la femme normale.
Vous entendrez souvent les fiancées se vanter, avec un mélange de reproche et d'orgueil, des
exigences de leurs fiancés, dont elles ont coutume de se plaindre, mais qui en réalité leur font plaisir.
Dans cette attraction de la femme pour l'homme autoritaire, il n'y a pas seulement de l'altruisme
mais un instinct inconscient de défense. La femme qui a besoin de se sentir protégée, se figure que
l'homme autoritaire emploiera son autorité et se force pour la défendre.
Ce n'est pas en effet du despotisme ou de l'autorité de l'homme que la femme souffre, mais de ce
fait que, trop souvent, l'homme n'emploie cet autoritarisme que pour lui seul et non pas pour la
défendre.
Avec le système actuel d'ériger en preuve d'amour l'indépendance réciproque des membres de la
famille, on arrive à ce qu'ils se désintéressent les uns des autres, à ce qu'ils se sentent seuls et la
femme finit par se corrompre : lasse de l'abandon réciproque, elle se laisse entraîner à chercher au
dehors quelqu'un qui lui offre au moins l'illusion de l'utiliser mieux, c'est-à-dire de la diriger et de la
commander.
Ce qu'il nous faut, ce ne sont donc pas des lois qui exonèrent l'homme de toute autorité dans la
famille, de tout souci de ceux qui seront toujours suspendus à ses lèvres, même quand ils ne
dépendront pas de lui ; mais des lois, des traditions, des usages qui règlent cette dépendance et cette
autorité au mieux des intérêts de la femme et de la société ; des lois, des traditions, des usages qui
règlent la collaboration possible de la femme avec l'homme, qui excitent l'homme à ne pas laisser
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inertes les forces morales et intellectuelles de la femme, qui acheminent l'un à comprendre l'autre, et
tous deux à se comprendre eux-mêmes et à se rendre compte de leurs réciproques différences.
Beaucoup de duretés dans la conduite de l'homme, d'amertume dans le coeur de la femme,
proviennent du fait que ni l'un, ni l'autre ne connaissent les mobiles auxquels ils obéissent, et encore
moins ceux d'autrui. L'homme provoquera moins d'amertume si, conscient de la distinction qu'il fait
entre l'amour et l'estime et de la liaison que la femme établit entre ces deux sentiments, conscient de
la douleur que sa distinction peut causer à la femme, il s'étudie à modifier au moins sa conduite
extérieure à ce propos, en remédiant par la raison à ce qui manque à son coeur.
L'éducation et le raisonnenement ont une prise très forte sur l'homme, plus forte que sur la
femme; c'est surtout en modifiant l'homme et en l'améliorant qu'on pourra obtenir une réelle
amélioration à la situation de la femme.
Qu'on habitue l'homme, mari ou père, à partager son travail avec la femme, à s'intéresser à ses
douleurs, à diriger son activité, à apaiser ses incertitudes; et l'on aura résolu aux trois quarts le
problème de la femme. Il n'y a pas de travail masculin auquel, matériellement ou intellectuellement,
la femme ne puisse prendre part ; il n'y a pas d'incertitude angoissante à laquelle, par sa parole,
l'homme ne puisse couper court. Que l'homme associe la femme à son travail, qu'il s'occupe de
diriger la vie de celle-ci, elle se croira aimée et sera heureuse, quels que soient les sacrifices qu'on lui
demande.
Cette éducation de l'homme devrait être faite par la femme mais, à son tour, elle est liée et
subordonnée à une éducation appropriée et à l'instruction morale de celle-ci.
Pour que l'éducateur puisse exercer une influence quelconque sur son disciple, il faut qu'il lui soit
supérieur et que celui-ci le reconnaisse tel.
Pour faire l'éducation morale de l'homme, il faut que la femme lui soit moralement supérieure et
que celui-ci reconnaisse cette supériorité, ce que l'on peut obtenir si cette supériorité est collective.
Seule, la femme qui pratique la vertu, qui a su réprimer la jalousie naturelle qui fait d'elle
l'ennemie née de toutes les femmes, peut former l'homme à connaître les vertus de la femme. Souvent
il arrive au contraire que la femme qui devrait révéler à l'homme les vertus de la femme, se montre
une maîtresse inégalable pour lui en montrer les défauts et les tares.
L'éducation a pourtant des limites qui ne sauraient être franchies : elle peut diriger les instincts,
elle ne peut pas les supprimer. La conception que l'homme se fait de l'amour est ce qu'elle est,
fatalement il doit en naître des tragédies. Le pardon généreux et complet de la part de la femme peut
dénouer ces tragédies et en éviter les conséquences. La femme ne doit pas oublier qu'un pardon
généreux et complet accordé au moment opportun, peut tout à la fois sauver la famille et la sauver
elle-même. Les deux conceptions si différentes de l'amour, si défavorables d'une certaine manière à
la femme, ne peuvent se concilier si la femme n'est pas disposée à pardonner. La femme ne doit pas
oublier que son ressentiment retombera au fond sur elle-même et sur ses enfants, à qui la vie sera
plus vide, plus triste et plus amère après une rupture irrémédiable.
A côté de l'éducation de l'homme et de la femme, il ne serait peut-être pas inutile que quelques
lois vinssent raffermir le respect de l'un et de l'autre pour l'institution à laquelle la femme doit le plus
de reconnaissance.
Si le mariage n'a pas garanti à la femme un amour qu'aucune loi ne saura jamais lui assurer, il lui
a permis de compter, pour l'éducation des enfants, sur l'homme qui s'est uni à elle, il a pourvu à ce
qu'à l'abandon moral et intellectuel où l'homme la laisse si facilement ne s'ajoute pas encore
l'abandon matériel. Tout ce qui peut raffermir cette institution est favorable à la femme.
La femme qui n'arrive pas au mariage ou qui ne parvient pas à y trouver la satisfaction complète
à laquelle elle avait droit ne sera pas heureuse mais, avec la complète liberté d'aimer, toutes les
femmes seront malheureuses.
Remarquons que, si toutes les femmes ne peuvent épancher complètement leur âme dans les
institutions traditionnelles, elles pourront ailleurs en épancher une partie : l'amour est fait d'une
quantité d'éléments qui peuvent trouver une satisfaction partielle ailleurs que dans l'amour masculin ;
ainsi en est-il du plaisir d'être nécessaire à quelqu'un, du besoin de se dévouer à quelque chose. En
Chine règne l'usage de confier à la jeune fille qui a perdu son fiancé et qui veut lui rester fidèle un
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nouveau-né de la famille, qu'elle puisse élever comme sien, et sur lequel elle puisse concentrer toute
la puissante affection qu'elle renferme dans son sein.
Le christianisme avait trouvé pour les femmes dont la soif d'aimer restait insatisfaite, une
quantité d'ordres religieux qui répondaient par mille liens ténus à la majeure partie des éléments
altruistes de l'âme féminine. Les temps modernes n'ont rien trouvé ni même rien cherché d'analogue
et c'est peut-être là une des raisons de la situation difficile où se trouve la femme vertueuse. Il ne
serait pas malaisé, après la splendide expérience faite pendant la guerre, que se constituent des ordres
laïques qui exploiteraient ces forces et les mettraient en valeur.

La situation de la femme est tragique et la conception qu'elle se fait de l'amour en est une des
causes principales. Mais elle est tragique précisément parce que cette conception ne peut se modifier,
pas plus que celle de l'homme, sans tomber dans des tragédies plus graves et plus générales.
Au fond, du reste, quand l'homme et la femme s'aiment loyalement, chacun à sa façon, l'homme
avec son égoïsme, la femme avec son altruisme, quand l'un et l'autre ont conscience des bornes qu'ils
doivent mettre à leurs prétentions, ils peuvent s’entendre parfaitement, quoique d'une façon
différente, et trouver chacun dans leur union le maximum d'avantages, ce qui est la fin sociale à
laquelle tend l'amour. C'est seulement des vérités loyalement acceptées que peut venir l'accord
durable.
La conclusion à laquelle j'arrive n'est pas nouvelle, elle est même vieillie me dira-t-on : mais le
problème est très ancien et je crois singulièrement ingénu notre présomption de vouloir le résoudre
sans tenir compte des efforts et de l'expérience des générations sans nombre qui nous ont précédés.

TABLE DES MATIÈRES


Avertissement du traducteur
Préface à la première édition
Préface à la nouvelle édition française

LIVRE I. - La tragique situation de la femme ....


I. Les difficultés du problème de la femme..
II. Son altérocentrisme
III. L'altéroémotivité, racine directe et individuelle de l'altérocentrisme
IV. Supériorité de la femme dans le monde des émotions
V. La dépendance de la femme
VI. Conclusion

LIVRE II. - Les énigmes de l'âme de la femme ....


Points d'appui de la femme : altéroémotion, intuition, imagination, sens des proportions, activité
PREMIÈRE PARTIE. - Qualités, défauts, caractéristiques de la femme dépendant de la plus
grande importance des émotions altérocentriques
1° Goût de plaire
2° Mondanité, coquetterie, flirt
3° Importance du vêtement
4° Désir de briller, de tenir le premier rang d'être la préférée. Vanité, modestie ....
5° Aigreur, dénigrement, envie, jalousie, haine
6° Efforts de la femme vers la perfection, aspiration à être comprise
DEUXIÈME PARTIE. - Qualités, défauts, caractéristiques de la femme, dépendant de la
moindre importance des émotions égocentriques
1° Attraction pour la souffrance
2° Pitié, générosité, passion pour se mettre dans l'embarras pour autrui
3° Attraction pour voir souffrir, pour faire souffrir. Méchanceté. Cruauté
4° Sentimentalité
TROISIÈME PARTIE. - Qualités, défauts, caractéristiques dépendant de l'intuition
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1° Confiance en soi, partialité, propension à la critique, intolérance
2° Indécision, rapidité de décision, suggestivité et suggestionnabilité
3° Expansivité. Sociabilité
QUATRIÈME PARTIE. - Qualités, défauts, caractéristiques dépendant de l'imagination.
1° Curiosité, attention, inattention, mobilité, ténacité
2° Sincérité. Mensonge
3° Animation des choses inanimées
4° Reconnaissance, cadeaux
CINQUIÈME PARTIE. - Qualités, défauts, caractéristiques dépendant du sens des proportions
et de l'activité.
1° Sens des proportions et de l'harmonie. Sociabilité. Adaptabilité. Manque de perfection.
Répugnance pour le définitif. Sérénité. Harmonie
2° Activité. Dévouement. Excès de zèle. Esprit d'intrigue. Conséquences. Conflits
SIXIÈME PARTIE. - Formation de la conscience et de la personnalité
Appuis et freins moraux de la femme
CONCLUSION

LIVRE III. - L'intelligence


PREMIÈRE PARTIE. - Orientation spéciale de l'intelligence féminine
I. - Orientation vers le vivant, le concret, l'utile
II. - Influences qui peuvent modifier cette orientation
DEUXIÈME PARTIE. - Eléments spéciaux de l'intelligence féminine
I. - Intuition, imagination, sens de l'harmonie
II. - Base fondamentale des qualités intellectuelles féminines, observation directe et concrète
III. - Différentes méthodes de travail
IV. - Désavantages de la méthode et des qualités intellectuelles féminines
V. - Avantages de la méthode et des qualités intellectuelles féminines
CONCLUSION
TROISIÈME PARTIE. - Culture
Formation différente de la culture féminine
QUATRIÈME PARTIE. - La femme supérieure

LIVRE IV. L'amour


I. - Ce qu'est l'amour pour l'homme et pour la femme
II. - Raisons et avantages des différentes conceptions
III. Tragédies qui en dérivent
IV. Comment concilier les deux conceptions

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Voici l'Ame de la Femme, ou plutôt ce qu'il en reste, après ce passage au tamis fin par la Dottoressa
Lombroso.
Merci de me l'avoir confié.
Je verrais assez bien ce texte diffusé en souscription payante et obligatoire pour la gente féminine et
masculine de nos chapelles et au-delà.
Cela évincerait beaucoup de nos dames grincheuses, c'est un spectacle si affligeant.
Car avec minutie honnêteté et dignité Madame Lombroso leur tend la main pour les inviter à se relever
de leur prostration
80% des liseuses pourraient ainsi comprendre que leur soumission “serpillière” à leur mari et leur
altérodépendance n'ont rien à voir avec leur vocation.10% des autres le savent déjà. Les derniers 10% ne le
sauront jamais.
Elles arrêteraient de pleurnicher comme des victimes et rayonneraient, enfin sereines, sans empoisonner
leur vie propre, celle de leurs conjoints, enfants et proches et sans faire d'ombre pour autant.
Pour les maris, présents et futurs, cette lecture devrait faire partie de leur formation de base, comme
savoir les tables de multiplication, les dix commandements et se servir d'un ordinateur.
Cette étude est accablante pour eux, et le Mariage fait figure ici de porte étroite et d’issue fatale.
Odile CONTINI

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