Vous êtes sur la page 1sur 19

Savoir vendre.

Les pratiques de la vente en Grèce classique,


entre visibilité, esthétique et performance
Maria Cecilia D'Ercole
Dans Dialogues d'histoire ancienne 2023/Supplément27 (S 27), pages 149 à 166
Éditions Presses universitaires de Franche-Comté
ISSN 0755-7256
DOI 10.3917/dha.hs27.0149
© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)

© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-dialogues-d-histoire-ancienne-2023-Suppl%C3%A9ment27-page-149.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Presses universitaires de Franche-Comté.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Dialogues d’ histoire ancienne, supplément 27, 2023, 149‑166 – CC-BY

Savoir vendre. Les pratiques de la vente en Grèce classique,


entre visibilité, esthétique et performance

Maria Cecilia D’Ercole


EHESS, ANHIMA – UMR 8210, Paris, France
mcdercol@ehess.fr
© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)

© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)


Dans les pages consacrées à l’exposition universelle de 1890 et à l’exposition
industrielle de 1896 à Berlin, Georg Simmel s’intéresse aux relations entre disposition
spatiale et temporelle et modalité de la perception et de l’usage. Il souligne comment les
choix visuels déterminent des formes particulières de perception, contribuant à faire des
expositions « un type fondamental de la socialisation humaine », comme l’expression
même d’exposition « universelle » l’indiquerait1. Le sens du terme spécifique
Ausstellung, qui est en allemand l’équivalent précis du latin ex-positio, souligne l’acte
concret de présenter au regard un objet destiné à devenir une marchandise : dès lors,
l’objet est apprécié non seulement dans sa singularité, mais aussi comme partie d’un
tout.
Ce parallèle avec la modernité présente d’emblée le parti pris de cet article, qui
considère l’action de la vente en Grèce ancienne comme une forme de savoir fondé
sur la sollicitation consciente de la perception esthétique, à travers la double notion
de spatialité et de temporalité. Ces aspects visuels et formels de l’activité de l’échange
révèlent à mon sens des parentés insoupçonnées avec d’autres domaines des savoirs de
la cité antique, qui tous contribuent à créer la spécificité de l’environnement urbain et
se traduisent dans l’usage d’un vocabulaire particulier.
À partir de ces présupposés, je m’interrogerai sur certains termes du lexique
marchand qui sont à mon sens révélateurs de postures et de comportements relevant d’un
1
Borsari 2006 ; Carnevali, Pinotti 2020, p. 355-356 : « L’idea di Simmel è che la forma che dispone
l’oggetto condizionando la sua percezione da parte degli spettatori sia un superadditum, una specie di
plusvalore sensibile, che contribuisce a definirne anche il valore economico. »

DHA, supplément 27, 2023 – CC-BY


150 Maria Cecilia D’Ercole

savoir spécifique, tenant à la fois de la perception et de la performance. Ils s’apparentent


globalement à trois champs sémantiques, chacun ouvrant sur autant d’aspects de
la vie collective de la cité. Le premier concerne la question de « montrer », donc la
visibilité, qui est une condition fondamentale de la vente. Le deuxième, étroitement lié
au premier, touche à l’ordonnance spatiale de la marchandise. Le troisième introduit la
dimension temporelle et souvent éphémère des structures de la vente, qui se répercute
non seulement sur les caractères des espaces marchands mais aussi sur les comportements
des acteurs, les vendeurs aussi bien que leurs clients. Présents au cœur de la cité et
cohérents avec ses savoirs et pratiques, ces aspects contribuent à construire une sorte de
respectabilité sociale et publique qui trouve justement dans l’espace marchand son lieu
d’origine et de déploiement.
© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)

© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)


Montrer : le deigma
Comme nous l’avons vu en ouverture, l’un des aspects les plus importants de
la vente consiste à rassembler des objets qui, cohérents ou hétérogènes, suggèrent la
diversité du monde et de l’expérience sensible, présente ou lointaine, concrète ou
imagée. Ce potentiel évocateur des objets et des lieux de commerce a été parfaitement
compris par les observateurs les plus attentifs de la société athénienne classique, qui ont
été souvent, paradoxalement, ses mêmes détracteurs. Un passage révélateur à cet égard
se trouve dans le célèbre pamphlet anonyme composé autour de 420 avant J.-C.2, la
Constitution des Athéniens :
S’il faut encore mentionner des points mineurs, grâce à la domination de la mer, ils ont
d’abord découvert, comme moyen de faire bombance tout en ayant des relations entre
eux, que tout ce qu’il y a de savoureux en Sicile, en Italie, à Chypre, en Égypte, en Lydie,
dans le Pont, dans le Péloponnèse ou ailleurs, tout cela se trouve rassemblé en un seul lieu
grâce à la domination de la mer3.
Cette réflexion sur les Athéniens et sur les nombreuses voluptés dont ils disposent
montre comment, grâce aux biens exotiques, l’oikoumenè entière est représentée dans
le microcosme de la cité ; même sur un fond polémique, la variété des marchandises
illustre ainsi de façon tangible la puissance d’Athènes.

2
Pour la date et pour l’analyse de ce texte : Canfora 1982, notamment les p. 9-10. L’auteur anonyme du
pamphlet, que Canfora a surnommé à juste titre l’« oligarque intelligent » aurait pu rédiger ce texte alors
qu’il était déjà en exil ; le traité aurait donc circulé dès le départ sous forme anonyme.
3
[Xénophon], Constitution des Athéniens, II, 7 ; traduction D. Lenfant 2017, p. 11.

DHA, supplément 27, 2023 – CC-BY


Savoir vendre. Les pratiques de la vente en Grèce classique, entre visibilité, esthétique et performance 151

Or, l’une des procédures de la vente dans le monde grec s’identifie complètement
avec cette notion d’exhibition, jusqu’à en tirer son propre nom : deigma est en effet le
mot qui désigne en grec ancien l’échantillon de la marchandise que l’on montre pour
attirer les acquéreurs, aussi bien que l’espace de cette vente. Le substantif deigma, ionien
et attique, peut être traduit comme « exemple, échantillon, preuve » ; il a un sens
démonstratif en soi puisqu’il dérive du verbe deiknumi, « donner à voir, montrer »4.
Dès lors, le deigma est la partie de la marchandise que l’on donne à voir pour en vendre
un lot plus ou moins important. Ce type de procédure marchande, que les historiens
modernes désignent sous le nom de vente par échantillons, a traversé plusieurs siècles,
puisqu’elle est connue à partir de l’époque classique et a été pratiquée dans plusieurs
milieux, de la Grèce continentale à l’Égypte hellénistique et romaine5 ; elle est restée
en usage au moins jusqu’au Code de Théodose (438)6. En dépit des disparités liées aux
© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)

© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)


contextes et aux périodes, cette vente se fonde sur un principe commun qui consiste à
montrer, à rendre tangible une partie de la marchandise, représentative de sa totalité7.
Dès lors, la procédure de la vente apparaît relativement simple. On ne montre pas
toute la marchandise, par exemple les céréales stockées loin des espaces marchands ;
on ne déballe pas toute la cargaison au risque de devoir la remonter sur le navire en cas
d’invendus : on ne montre, en somme, que des échantillons de ces biens, qui attirent les
acheteurs et fournissent la base pour la transaction. Ces échantillons, deigmata, peuvent
aussi voyager, être envoyés sur des marchés lointains en vue d’une commande future,
parfois accompagnés par un personnel spécialisé, les epiplooi, chargés dans l’Égypte
gréco-romaine de recevoir les exemplaires scellés et de les surveiller pendant le voyage
jusqu’à leur débarquement sur le quai (exairesis)8. C’est dire que ces échantillons sont
susceptibles de susciter la demande, dans un monde de relations marchandes où il
4
Chantraine 1968, s. u.
5
Sur la pratique en Grèce classique : Gofas 1993a ; Bresson 2008, p. 102 sq. ; Geraci 2012 ; pour
les époques successives, cf. Gofas 1993b, p. 249-254 sur une controverse jugée par les Assises de Chypre
au xie siècle, relative à une livraison de blé de qualité inférieure à celle de l’échantillon. Comme l’auteur
le souligne (p. 254), cette institution de l’Orient byzantin tire son origine des pratiques de l’Orient
hellénistique.
6
Geraci 2012, p. 356, qui rappelle un passage du Codex Theodosianus, 14, 4, 9 mentionnant l’envoi d’un
deigma (sic) de blé pour éviter la fraude dans le transport des denrées entre Portus et Rome.
7
Gofas 1993a, p. 8 : « L’échantillon représentait donc effectivement la marchandise d’où il était tiré. ».
8
Gofas 1993c, p. 93. La charge d’epiploos, qui est liée à des fonctions militaires semble se mettre en place
en Égypte au début du iiie siècle avant J.-C. ; à la fin du ier ou au début du iie siècle de notre ère elle devient
une sorte de liturgie (munus personale) (p. 91-92).

DHA, supplément 27, 2023 – CC-BY


152 Maria Cecilia D’Ercole

demeure toujours difficile de retracer les réseaux et les parcours qui ont concrètement
relié des mondes lointains. C’est par exemple le cas des relations entretenues à distance
entre les peintres de la céramique figurée, attique en particulier, et leurs clients ou
acheteurs, dont les modalités précises continuent d’interpeller les spécialistes9. Ce
rôle de présentation de la marchandise est perceptible dans une riche série de textes,
notamment des papyri égyptiens d’époque hellénistique et romaine10, qui encadrent
et formalisent du point de vue juridique la valeur de l’échantillon en tant que témoin
d’une plus grande cargaison, en mesure ainsi d’anticiper la livraison finale. À juste titre,
D. Gofas a établi un parallèle avec la pratique sémitique des arrhes, qui est l’anticipation
d’une vente ou d’un contrat11.
Or, manifestement, dans la Grèce classique, l’objet et la pratique passent à
indiquer le lieu, comme l’ont bien vu les auteurs du Dictionnaire des Antiquités grecques
© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)

© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)


et romaines. Le deigma devient ainsi le
lieu d’exposition pour les marchandises que les négociants vendaient sur échantillon
(deigma). À partir de la chose exposée, le mot passe à désigner l’endroit où l’on présentait
la marchandise aux acheteurs12.
Cette signification multiple du mot comporte une oscillation permanente entre
l’objet, l’acte et l’espace. En effet, il y a bien des objets définis comme des deigmata, des
échantillons ; c’est le cas d’un vase du musée du Caire qui est défini dans l’inscription
comme le deigma d’une cargaison, qui devrait dater de l’époque d’Auguste : nous y
reviendrons13.
Ainsi, déjà à la seconde moitié du ve siècle, le deigma apparaît comme un lieu
précis de la topographie d’Athènes : Lysias et Aristophane sont parmi les premiers
témoins de son existence. Il est significatif de voir l’apparition du mot désignant cet
espace marchand à la même époque où l’on constate, à Athènes, le premier essor des
9
Les modalités des commandes de la céramique constituent un champ d’étude en soi, qui compte une
très vaste bibliographie : à titre d’exemple Paleothodoros 2007 et les études rassemblées par Tsingarida,
Viviers 2013.
10
Geraci 2012, p. 352-363.
11
Gofas 1993a, p. 82-85.
12
Saglio 1892, s. u. « Deigma » ; sur le deigma en tant qu’espace marchand, voir la contribution de
L. Fauchier dans ce volume « Les espaces marchands dans l’Athènes classique. Des lieux de mobilisation et
d’acquisition de savoirs politiques », p. 167-190.
13
Guéraud 1950, p. 107-113, pl. I ; Geraci 2012, p. 355, souligne que d’autres deigmata ont été retrouvés
à Pompéi et à Marseille.

DHA, supplément 27, 2023 – CC-BY


Savoir vendre. Les pratiques de la vente en Grèce classique, entre visibilité, esthétique et performance 153

lieux du prêt et du crédit, les trapezai14 ; sans vouloir établir une connexion immédiate
avec une « bourse » des marchandises, avancée de façon un peu forcée dans quelques
traductions modernes15, ces deux développements parallèles montrent l’évolution
des savoirs et des pratiques marchandes dans les cités de Grèce classique. Il est aussi
probable que, comme D. Gofas le souligne, les marchandises aient connu à cette époque
une standardisation croissante, et qu’une partie des biens puisse représenter la totalité
et donner lieu à des engagements contractuels et juridiques16. Il convient de s’arrêter
plus en détail sur quelques mentions du deigma en tant que lieu, et sur le lien qu’elles
instaurent avec des pratiques et savoirs urbains plus largement répandus.
Dans la cité, le deigma devient le lieu d’exposition par excellence. Ce sens est bien
montré par le fragment d’une oraison de Lysias, Contre Tysis, où un certain Archippos
est traîné en état d’ivresse eis to deigma pour être exposé, telle une marchandise, au
© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)

© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)


regard méprisant des Athéniens17. Plus ou moins à la même époque, un vers des
Cavaliers d’Aristophane ironise sur l’image chaotique du lieu tout en établissant un lien
avec le tribunal athénien, défini comme le deigma ton dikon, le « bazar des litiges »18.
Là encore, l’emploi métaphorique du nom montre que le lieu est désormais un point de
repère bien ancré dans l’espace urbain, voire dans l’imaginaire des Athéniens.
Du point de vue topographique, ce lieu devait se trouver, à Athènes comme dans
d’autres villes, à proximité de l’emporion, le comptoir maritime. Un passage du Lexique
des dix Orateurs d’Harpocration, du milieu du ive siècle, situe le deigma à l’intérieur
même de l’emporion athénien19 :
Deigma, principalement ce qu’on montre de chacun des produits vendus, de même
que lieu (topos) de ce nom dans l’emporion d’Athènes où l’on apportait les échantillons.

14
Bogaert 1992, p. 25-26.
15
Quelques traductions modernes font allusion à une sorte de « bourse des marchandises » : ex. Pedech
1977, p. 150, n. 4 : « Le deigma était à la fois un marché, une bourse et un lieu d’exposition, qui existait
dans plusieurs villes grecques ». La traduction apparaît quelque peu forcée, même si quelques formes
d’enchères ont pu bien sûr accompagner cette procédure de vente. »
16
Gofas 1993a, p. 81-82.
17
Lysias, Fragments, XVII, 6, Contre Tysis.
18
Aristophane, Cavaliers, 979 : « Toutefois j’ai entendu quelques vieillards des plus revêches, dans le
bazar […] aux procès […] ».
19
Harpocration, D9, s. u. « Deigma » (https://topostext.org/work/537#d9).

DHA, supplément 27, 2023 – CC-BY


154 Maria Cecilia D’Ercole

C’est en effet l’habitude à Athènes de désigner les lieux d’après ce qu’ils renferment.
Démosthène dans Sur la contribution triérarchique et Lysias20.
Le transfert du sens du mot de la pratique de vente au lieu semble ainsi établi
dès la seconde moitié du ve siècle avant J.-C. D’autres lexiques comme l’Onomasticon
de Pollux, dont la source déclarée est Hypéride, considèrent le deigma comme l’une des
parties (merè) qui se trouvent à proximité du port, avec l’emporion et le quai, choma21. À
ces trois parties s’ajoute l’exairesis, qui est, dit Pollux,
le lieu où l’on décharge, ainsi défini par le fait qu’on y décharge les marchandises tout
comme le deigma est ainsi appelé du nom des échantillons des marchandises qui y sont
données aux acquéreurs, comme le dit encore Hypéride dans le discours sur le tarichos.
De façon incidente, on lit ici un exemple des biens susceptibles d’être vendus par
échantillons, à savoir les salaisons de poisson ; d’autres devaient être le vin et assurément
© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)

© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)


le blé22. Pour revenir au deigma, selon le lexique byzantin de la Souda, il s’agissait d’un
lieu (topos) dans le Pirée même, où de nombreuses marchandises convergeaient, où
plusieurs étrangers et citoyens se réunissaient (synègonto) et discutaient23. Le verbe
utilisé est logopoieô, un mot assez technique, qui indique la rédaction de discours, de
comptes rendus ou propositions (par exemple dans le domaine médical), mais aussi
l’invention de récits, voire de faux bruits24. On retrouve ici clairement exprimée l’une
des caractéristiques de ces lieux qui sont par excellence les espaces de la mixité entre
citoyens et étrangers. Un discours de Démosthène renforce le lien du deigma avec le
port athénien : la rencontre entre deux personnages – Euktemon et Dinias – et l’accusé
– Polyclès – de retour de l’Hellespont, se produit justement au Pirée en to deigmati25.
La confirmation vient aussi d’un passage des Helléniques : en 388-387, le spartiate
Teleutias attaque avec sa flotte le deigma athénien près du Pirée26. Ce même rapport
est clairement établi dans le discours Contre Lacritos du corpus démosthénien : les
marchands Phasélites, revenus du Pont sans la cargaison promise, jettent l’ancre près du
Pirée et pendant vingt-cinq jours se promènent dans le deigma, qui est donc à proximité

20
Gofas 1993a, p. 79-80 ; Bresson 2008, p. 102.
21
Pollux, IX, 34 ; Gofas 1993a, p. 79-80.
22
Gofas 1993a, p. 81.
23
Suidae Lexicon, s. u. « Deigma » ; Adler 1967, p. 28.
24
H. G. Liddell, R. Scott (1968), A Greek-English Lexicon with a Supplement, Oxford, p. 1056-1057.
25
Démosthène, Contre Polyclès.
26
Xénophon, Helléniques, V, 1, 21.

DHA, supplément 27, 2023 – CC-BY


Savoir vendre. Les pratiques de la vente en Grèce classique, entre visibilité, esthétique et performance 155

de l’emporion27. Or, cette fréquentation assidue des Phasélites ne semble pas être
motivée par les nécessités de la vente, puisqu’ils prétendent d’être revenus de leur voyage
sans aucune marchandise, ce qui fait justement l’objet du contentieux juridique. Il faut
alors supposer qu’ils se rendent dans le lieu pour nouer des relations en vue de futures
affaires ou, si l’on applique l’expression de la Souda, pour logopoiein, pour fabriquer des
récits, qu’ils soient vrais ou faux. On pourrait entrevoir ici l’une des fonctions de ces
lieux où se déploie, dans un sens positif ou négatif, la sociabilité marchande.
Cette projection vers la façade maritime est prouvée aussi pour d’autres cités
grecques à des époques plus récentes. C’est le cas de Rhodes, où l’on dispose du
témoignage de Polybe et de Diodore de Sicile. Selon ce dernier, lors de la montée
des eaux de 316 avant J.-C. dans laquelle 500 personnes avaient trouvé la mort, les
eaux avaient envahi le secteur du deigma et des bâtiments proches, dont le temple
© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)

© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)


de Dionysos28. Selon Polybe, les Rhodiens auraient élevé dans le deigma des statues
représentant leur peuple couronné par les Syracusains, pour célébrer l’aide syracusaine
dans la reconstruction successive au tremblement de terre qui, en 227 ou 226 avant J.-
C., avait détruit le célèbre Colosse et les Arsenaux29. Pour les deux passages, le contexte
topographique indique incontestablement le quartier du port. Par ailleurs, s’il serait
excessif de considérer le deigma comme une sorte de bourse30, un passage de Polyen, au
iie siècle après J.-C., fait allusion à l’existence de banques de changeurs à proximité de
l’aire du deigma au Pirée31.
Si l’emplacement du deigma semble donc bien établi à proximité, voire dans le
port, comment imaginer concrètement cet espace qui ne semble avoir laissé aucun vestige
matériel, ni à la période classique ni aux époques successives ? Si l’on s’en tient à l’un des
témoignages les plus complets à ce sujet, le passage déjà mentionné de l’Onomasticon
de Pollux qui a comme source déclarée un orateur du ive siècle, Hypéride32, il s’agirait
d’une partie définie du port, à l’instar de l’emporion. Un autre texte pourrait donner
quelques éléments supplémentaires sur la procédure. Il s’agit d’un passage de la Vie de
Démosthène de Plutarque, où l’orateur s’adresse ainsi aux Athéniens :

27
[Démosthène], Contre Lacritos, XXXV, 29 : outoi de periepatoun en tô deigmati tô hemeterô.
28
Diodore, XIX, 45, 2-4.
29
Polybe, V, 88, 8.
30
Comme le propose Pedech 1977, p. 150, n. 4 ; cf. supra, n. 15.
31
Polyen VI, 2, 2 ; cf. à ce sujet Geraci 2012, p. 354.
32
Pollux, Onomasticon, IX, 34.

DHA, supplément 27, 2023 – CC-BY


156 Maria Cecilia D’Ercole

Nous voyons les marchands, quand ils font circuler dans un bol des échantillons de leur
blé (otan en trublioi deigma peripherosi), en vendre une grande quantité grâce à quelques
grains seulement ; de la même manière, en nous livrant, vous vous livrez tous sans vous
en douter33.
Ce passage de Plutarque, qui a pour source un historien des ive-iiie siècles,
Aristobule de Cassandréia34, est significatif pour plusieurs raisons. En premier lieu, pour
l’usage du processus de l’analogie qui lie la partie à l’ensemble, qui est à la base même
de cette pratique de vente, comme nous l’avons remarqué plus haut. Ensuite, par une
certaine technicité du passage : le nom du vase, le trublion, figure dans d’autres textes
anciens comme une unité de mesure, par exemple dans les traités médicaux lorsqu’ils
vont jusqu’à préciser les ingrédients et la composition des médicaments35. L’existence
de ces récipients-mesures est connue pour l’Égypte romaine, où l’exemplaire du musée
du Caire que nous avons mentionné plus haut se définit comme étant le deigma d’une
© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)

© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)


cargaison, que l’inscription permet de dater au iie siècle avant J.-C36. On notera que
la forme cylindrique du vase égyptien correspond bien à celle d’une série de vases
retrouvés dans les fouilles de l’agora d’Athènes, datés entre la fin du vie et le ive siècle
avant J.-C., qui représentent des mesures officielles de capacité37. Enfin, le passage de
Plutarque laisse supposer que le deigma puisse être aussi un lieu de rassemblement
sans installations particulières, vu que les échantillons peuvent être présentés dans des
simples bols par des marchands qui déambulent : c’est plutôt l’acte, la performance qui
crée l’espace. À cette fin, un simple portique ou enclos aurait suffi à délimiter l’espace,
ce qui expliquerait par ailleurs l’invisibilité matérielle de l’endroit. Cette situation
est probablement destinée à changer aux époques suivantes, puisque les documents
hellénistiques et romains font état de quelques formes de monumentalisation. C’est
le cas d’une inscription du ier siècle après J.-C.38 qui fait allusion à la reconstruction
du deigma d’Athènes par Pompée Magnus, après les destructions de Sylla. À l’époque

33
Plutarque, Vie de Démosthène, 23, 6 (trad. R. Flacelière 1976, légèrement remaniée).
34
Comme le souligne Geraci 2012, p. 353, la source est admise par Plutarque même (FGH 139 F 3).
35
Villard, Blondé 1991, p. 202-231, les auteurs identifient le trublion avec une forme de coupelle attestée
sur l’agora d’Athènes, mesurant 7,5 cm de hauteur et 16 cm environ de diamètre.
36
Voir la note 13.
37
Guarducci 1969, p. 467-469, fig. 111-112a.
38
Bresson 2008, p. 102 : IG II2, 1035, I, 47 : apo tous deigmatos.

DHA, supplément 27, 2023 – CC-BY


Savoir vendre. Les pratiques de la vente en Grèce classique, entre visibilité, esthétique et performance 157

impériale, une lettre de Hadrien dispose que le contenu soit gravé et exposé dans le
Pirée devant le deigma39.
La pratique de la vente par échantillons pourrait avoir un autre lien avec les
savoirs de la cité. Le fait que Lysias, Démosthène et d’autres orateurs citent ce type de
vente semble prouver leur intérêt vers une pratique souvent utilisée comme métaphore,
parfois même en un sens réflexif. Isocrate affirme ainsi, au sujet de ses propres discours :
les lire tous en entier me serait impossible […] mais comme pour les fruits (osper de ton
karpon) je vais tâcher de vous donner un échantillon (deigma) de chacun40.
La « carpologie » d’Isocrate est certes une métaphore, mais qui peut toutefois
s’appuyer sur une pratique concrète, fondée sur l’acte de sélectionner pour montrer
et rendre visible. Bien ancrée dans l’espace marchand de la cité, capable de mettre en
lien ce dernier avec des mondes distants, l’exhibition des échantillons représentatifs de
© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)

© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)


l’ensemble suffit à conclure des contrats de vente. La présentation de la pars pro toto
par extension représente l’ensemble ; son acceptation implique la bonne foi réciproque
entre des deux protagonistes du contrat, qui sera encadrée du point de vue juridique à
l’époque hellénistique et romaine41. Dès ses origines, cette pratique de vente suppose
une série de compétences et de savoirs techniques : la capacité de choisir les échantillons,
d’en mesurer une quantité significative, de sélectionner des exemplaires assez attrayants
pour convaincre l’acquéreur, enfin l’habilité de montrer et de décrier, comme le font ces
marchands de Démosthène qui déambulent, peripherousi, dans l’espace de la vente. Ces
modalités du commerce restent ainsi liées à l’idée de la performance et de l’apparence
implicite dans la famille linguistique du verbe deiknumi, qui pourrait même se rattacher
à celle des performances théâtrales42. Selon la Souda, en effet, le mot deikelon est
synonyme d’eidolon et aussi d’agalma, des mots ayant des significations très complexes
que l’on peut traduire en simplifiant par « image »43. L’idée de « représentation »,
quant à elle, est implicite dans un passage d’Hérodote qui décrit la mise en scène de

39
IG II2, 1103 en Peirai […] pro tou deigmatos.
40
Isocrate, Sur l’échange, XV, 54. Ce qui n’est pas sans rappeler la façon où le sophiste Hippias s’expose
et donne des échantillons de son savoir, voir la contribution d’A. Macé dans ce volume « Les lieux de
l’homme qui savait tout. Hippias et la topologie comparée des savoirs selon Platon », p. 415-431.
41
Gofas 1993a, p. 83-85.
42
Comme le remarque Chantraine 1968, s. u. « Deiknumi », p. 257.
43
Suidae Lexicon, s. u. « Δείκελον » (Adler 1967, p. 29).

DHA, supplément 27, 2023 – CC-BY


158 Maria Cecilia D’Ercole

pratiques rituelles égyptiennes44. Il me semble que ces aspects performatifs ont été
essentiels dès le début dans ce type de vente : ils ramènent à d’autres savoirs esthétiques,
que la transaction commerciale implique également.

Disposer pour vendre : la diathesis


L’un des facteurs qui rendent attrayante la marchandise est le fait de s’intégrer
dans une disposition harmonique et ordonnée. C’est justement le sens du célèbre
passage de l’Économique de Xénophon qui décrit la « ronde des objets » bien disposés
dans la maison, qu’Étienne Helmer a récemment analysé par rapport à l’oikonomia, à
savoir les domaines d’activité, les élaborations conceptuelles et les comportements que
les Grecs appliquent à l’acquisition des biens et à la gestion des ressources45. Dans ce
texte de Xénophon, une véritable eurythmie ressort de la disposition des objets dans
© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)

© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)


une place définie (ekaston keitai tetagmenè) qui est à la base d’une perception esthétique
socialement partagée. Ce concept si bien exprimé dans ce passage trouve appui dans
un autre mot spécifique du commerce grec, diathesis, très révélateur en soi. Là encore,
le mot est issu d’un verbe très commun, diatithèmi (lui-même composé de tithèmi) qui
signifie « disposer, distribuer, régler ». Dans son acception abstraite, tout comme dans
les langues modernes, il indique la capacité d’argumenter et intègre alors le langage des
philosophes. Aristote, dans la Métaphysique, en donne une excellente définition :
La disposition (diathesis) est l’ordre (taxis) de ce qui a des parties (merè), par rapport au
lieu (kata topon), par rapport à la puissance (kata dunamin), ou par rapport à la forme
(kat’eidos). Il faut bien, en effet, qu’il y ait là une certaine position, comme l’indique le
nom même : disposition46.
Ainsi, le terme appartient pleinement au langage des philosophes mais aussi des
médecins, même s’il ne semble avoir jamais eu de signification technique univoque47.
Associé à un autre terme aussi significatif que nomos/nomoi, le mot peut faire partie
du langage normatif48 ; encore, il peut être associé au mot politeia, par exemple dans
le lexique de Platon, pour indiquer l’établissement d’un régime commun49. Dans le
44
Hérodote, II, 171.
45
Helmer 2021, p. 144-148.
46
Aristote, Métaphysique, V, 19, 1022b.
47
Pagani 2013.
48
Voir par exemple dans Platon, Lois, VII, 834a, diathemenous […] peri touton nomous.
49
Platon, Lois, IV, 710b : « [L’Athénien] : […] Il n’est pas en effet, et il ne saurait pas être de moyen plus
rapide ni meilleur d’établir un régime. »

DHA, supplément 27, 2023 – CC-BY


Savoir vendre. Les pratiques de la vente en Grèce classique, entre visibilité, esthétique et performance 159

Timée, le mot est utilisé dans un sens métaphorique, pour indiquer la disposition des
convives dans un banquet purement conceptuel50. C’est dire l’ampleur et la variété des
significations du mot dans le domaine des savoirs et des pratiques.
Or, dans un sens très concret, le terme diathesis indique en grec ancien la vente
tout court. C’est bien le verbe diatithèmi qui est utilisé par l’auteur anonyme de la
Constitution des Athéniens, dans un paragraphe qui revendique le monopole des échanges
que la cité attique fonde sur sa puissance maritime51. Le substantif apparaît ensuite chez
Isocrate, en référence au commerce pratiqué par les Égyptiens, qui est décrit comme
une opération de parfait équilibre entre besoins et afflux de biens, dans une conception
idyllique du marché qui n’aurait pas déplu aux économistes classiques52. Le terme
apparaît dans un papyrus daté de 113 avant J.-C., une pétition adressée au grammateus
royal par un certain Apollodoros qui craint des pertes dues à une vente illégale d’huile
© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)

© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)


dans son district53. On le retrouve ensuite chez des auteurs grecs d’époque impériale,
Strabon et Plutarque notamment. En particulier, un passage de Strabon mentionne les
dispositifs que les dynastes du Bosphore mettent en place pour favoriser les relations
commerciales avec les peuplades locales, les Zyges et les Hénioques : ils mettent à leur
disposition « des lieux d’ancrage, une place de marché et le moyen d’exposer leurs
prises pour les vendre (kai diathesin ton arpazomenon) »54. Chez le même auteur, le
terme revient en référence à des commerces avec des peuples lointains, par exemple
pour indiquer la vente de l’or que les Dardes, population indienne, font aux marchands
étrangers car ils sont incapables de travailler le précieux métal55.
Diathesis est aussi le mot utilisé par Plutarque dans son célèbre passage sur la
loi de Solon qui accordait le droit de vendre aux étrangers, parmi tous les produits de
l’Attique, uniquement l’huile d’olive56. R. Descat observe à ce propos que le terme n’est
pas très commun mais qu’il a une signification technique précise, à savoir « disposition

50
Platon, Timée, 27a (trad. A. Rivaud 1985, légèrement modifiée) : « [Critias] : Considérez donc, ô
Socrate, la disposition que nous établîmes pour le festin (ton xenion) que nous allons vous offrir. »
51
[Xénophon], Constitution des Athéniens, II, 11.
52
Isocrate, Bousiris, XI, 14.
53
PTeb 38, 10 ; Grenfell et al. 1902, p. 134-138, n. 38.
54
Strabon, Géographie, tome VIII (Livre XI), trad. F. Lasserre 1975, p. 50.
55
Mégasthène chez Strabon, XV, 1, 44 (FHG 715 F/F 23b).
56
Plutarque, Vie de Solon, 24, 1 : Tôn de ginomenôn diathesin pros xenous elaiou monon edôken, alla
d’exagein ekôluse.

DHA, supplément 27, 2023 – CC-BY


160 Maria Cecilia D’Ercole

en vue de la vente »57, en ajoutant que si le mot diathesis désigne la vente, l’agora est
la possibilité d’acheter. Le même Plutarque utilise le mot dans un autre contexte, pour
indiquer des échanges qui se font à la frontière, en l’occurrence entre les citoyens de
la colonie grecque d’Épidamne, représentés par un polète et les peuples illyriens des
alentours58.
Dès lors, le mot diathesis saisit un aspect essentiel de l’action de la vente, c’est-
à-dire l’exposition ordonnée et presque rationnelle des choses destinées à devenir des
marchandises. Il est révélateur d’un horizon conceptuel partagé avec d’autres savoirs, au
sein duquel la vente s’inscrit de plein droit. D’ailleurs, les implications économiques de
la notion de diathesis sont très bien illustrées par les considérations d’un auteur plutôt
inattendu dans ce contexte, à savoir Vitruve. Dans un passage pétri de culture grecque,
au détour d’une définition de l’architecture, l’érudit latin donne l’une des meilleures
© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)

© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)


démonstrations de la valeur économique, au sens large, de la notion de diathesis et plus
généralement de l’ordonnance. Il écrit ainsi que :
L’architecture se compose de l’ordonnance, qui se dit en grec taxis, de la disposition (les
Grecs l’appellent diathesin), de l’eurythmie, de la symétrie, de la convenance et de la
distribution qui se dit en grec oikonomia59.

Apparaître : la skènè
Considérons à présent le spectre sémantique du terme skènè, l’un des mots
récurrents pour nommer en grec ancien l’installation marchande, qui signifie, à la lettre,
une simple tente. En effet, si l’on reprend la définition de Pierre Chantraine, la skènè est
une « construction légère qui peut être en feuillage et branches d’arbres ou en toile,
où l’on s’abrite, où l’on dort, où l’on célèbre une fête, etc. […] ». À partir de cette
définition générique, le mot désigne des usages plus spécifiques et notamment « la
construction au fond du théâtre », d’où dérive son acception aujourd’hui dominante,
transmise aux langues modernes par le terme latin scaena60. Il n’en demeure pas moins
57
Descat 1993, p. 153 : « les deux mots sont associés (diathesis et agora), mais il serait absurde de penser
qu’ils connotent deux fois l’idée de vendre : diathesis est la vente et l’agora la possibilité d’acheter ».
58
Plutarque, Quaestiones graecae, 29.
59
Vitruve, De architectura, I, 2, 1 : Architectura autem constat ex ordinatione, quae graece « taxis »
dicitur, et ex dispositione – hanc autem Graeci « diathesin » vocitant – et eurythmia et symmetria et decore
et distributione, quae grece « oikonomia » dicitur. La traduction de Fleury 1990, souligne la difficulté de la
correspondance entre termes grecs et latins dans ce passage.
60
Chantraine 1977, s. u. « Skènè », p. 1015-1016.

DHA, supplément 27, 2023 – CC-BY


Savoir vendre. Les pratiques de la vente en Grèce classique, entre visibilité, esthétique et performance 161

qu’en grec ancien, un même mot peut désigner l’installation théâtrale et marchande ; ce
rapprochement devait sans doute avoir une résonance, notamment au sein de l’Athènes
classique et hellénistique, si profondément nourrie de la culture publique du spectacle.
On pourrait penser que ces installations marchandes, plutôt fragiles étaient
essentiellement utilisées pour les foires et les marchés temporaires : c’est effectivement
le cas de plusieurs attestations du mot. Un passage du livre X de Pausanias sur la
Locride ozolienne, décrit le déroulement de la fête des Tithoréens en l’honneur d’Isis :
le troisième jour, les restes des sacrifices étaient éliminés du temple ; le jour suivant,
les petits commerçants, les kapeloi, arrivaient et construisaient leurs skènai avec des
roseaux et d’autres matériaux de récupération61. Le terme apparaît aussi dans une
célèbre inscription, datée des décennies centrales du iiie siècle avant J.-C., qui fixe
les conditions pour pouvoir pratiquer le commerce autour de l’Héraion de Samos :
© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)

© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)


ici, les skènai apparaissent comme une catégorie à part, à côté d’autres installations
marchandes, magasins et lieux de restaurations et d’hébergement, tels les kapeleia,
les pandokeiai et les oikiai62. Dans ce cas, les skènai indiqueraient des installations
temporaires créées à l’occasion de la panegyris à l’Héraion qui était distant de sept
kilomètres environ de la ville, et qui impliquait un déplacement de la population autour
du sanctuaire63. On pourrait en somme supposer la création de structures temporaires
à caractère commercial. D’autre part, la construction de skènai en relation avec la fête
d’Héra est également prouvée par un passage de Polien qui fait référence au siège de
Samos par les Éoliens64.
Il y a toutefois des raisons de croire que ces skènai étaient également installées
au cœur de la cité et qu’elles rentraient dans une pratique commerciale plus étendue et
presque régulière. Un passage du discours de Démosthène Sur la couronne mentionne
les skènai qui se trouvaient autour de l’agora65. Dans l’Idylle XV de Théocrite, Praxinoa,
l’une des Syracusaines, se moque de quelqu’un qui, envoyé à la boutique apo skanas, pour
acheter du nitre et du fard, en revient avec du sel66. Une position plus excentrée semble

61
Pausanias, X, XXXII, 16.
62
SEG XXVII, 545 ; Soverini 1990-1991, p. 59-113.
63
Soverini 1990-1991, p. 88-89.
64
Polyen, Stratagemata, VI, 45 (Solisonte) : le verbe utilisé ici, en relation à la traditionnelle panegyris
d’Héra est skènopoiein.
65
Démosthène, Sur la couronne, I, 18, 169 : ek tôn skènôn tôn kata tèn agoran.
66
Théocrite, XV, 16.

DHA, supplément 27, 2023 – CC-BY


162 Maria Cecilia D’Ercole

en revanche devoir être attribuée aux skènai près de la porte (en pulaiai) mentionnées
dans une inscription de Delphes datée autour de 296 avant J.-C67. C’est ainsi que le
mot skènitès, qui signifie plus couramment « acteur », peut désigner également le
marchand qui vend dans une baraque, le « boutiquier ». Cet usage est attesté à la fois
dans les textes et dans les inscriptions. Dans un plaidoyer d’Isocrate, il est question d’un
personnage proche du banquier Pasion, Pythodoros, surnommé le skènites (ton skènitèn
kaloumenon), du fait qu’il possède des boutiques68. Or, si l’on s’en tient au texte, ces
boutiques pourraient se situer près du Léokorion, le « sanctuaire des filles de Léos »,
qui se trouvait au nord/nord-ouest de l’agora, en direction du Kolonos Hippios. Il est
intéressant de trouver enfin chez Platon un rapprochement entre l’attitude des acteurs
qui installent leurs tréteaux sur la place et arrivent à convaincre femmes et enfants, grâce
à leurs « belles voix qui sonnent plus haut que les nôtres »69 : il me semble que l’identité
© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)

© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)


des lieux et des fonctions entre acteurs et marchands est ici assez explicite.

Les savoirs de la performance


L’analyse que nous avons jusqu’ici menée montre que plusieurs aspects du
commerce grec impliquent un art et un savoir de l’ostentation, de la visibilité et de la
perception, esthétique et sociale. Un jeu de résonances et de renvois s’installe ainsi entre
l’activité marchande et la performance théâtrale : non seulement parce que, comme
nous le savons, le marché a si souvent offert matière d’invention aux auteurs comiques70,
mais aussi parce que l’activité marchande et sa réussite sociale relèvent de la maîtrise de
la performance et de l’apparence, qui sont des facteurs décisifs dans les dynamiques de
l’échange. L’agora est le lieu par excellence où l’on se met en scène, marchands et clients.
Les Caractères de Théophraste ont légué une vraie galerie de ces types humains. Pensons
au « vantard », qui déambule dans les boutiques (epi tas skènas) en affirmant pouvoir
dépenser jusqu’à deux talents pour renouveler son vestiaire, tout en grondant son esclave
de n’avoir pas pris, en sortant, l’argent nécessaire71. Ou encore le « cynique » : tour à
tour cabaretier, tenancier de mauvais lieu, collecteur d’impôts, aucun métier, si infâme

67
SIG I, 422, 111.
68
Isocrate, Trapezitikos (Affaire de banque), XVII, 33-34.
69
Platon, Lois, VII, 817c.
70
Ehrenberg 1974, notamment p. 134-144.
71
Théophraste, Vantard, XXIII, 8.

DHA, supplément 27, 2023 – CC-BY


Savoir vendre. Les pratiques de la vente en Grèce classique, entre visibilité, esthétique et performance 163

qu’il soit, ne lui répugne72. Ce même personnage n’hésite pas à rentrer en affaires avec
les gens du marché (agoraioi), alors qu’il leur prête de l’argent en exigeant des intérêts
disproportionnés, en faisant la ronde tous les jours chez les taverniers et les poissonniers,
pour toucher ses intérêts73. Ou encore l’« incongru », qui grappille sur les étals des noix
et de baies de myrte, en faisant la causette avec le marchand à l’heure de la plus grande
affluence74. Enfin le « vaniteux », qui rembourse une somme importante, une mine
d’argent, en une seule fois et en monnaie neuve75, et qui s’affiche seulement auprès des
comptoirs des banquiers76, qui n’achète rien pour lui-même mais se vante dans toute la
ville des commissions importantes qu’il effectue pour le compte d’étrangers : des olives
à Byzance, des chiens de Laconie à Cyzique, du miel de l’Hymette à Rhodes77…
En résumé, c’est une véritable comédie humaine qui se joue sur la place et
qui évolue sur le marché, avec ses codes de sociabilité urbaine, avec ses savoir-faire et
© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)

© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)


savoir-dire. Ce jeu d’ostentation et de persuasion, loin d’être une posture frivole ou
simple objet d’aménité et de dérision, est un élément fondamental de la construction
de l’image publique. Cette construction, que l’on ne peut dissocier d’une culture
pleinement urbaine, peut avoir une retombée négative, comme dans le cas des
personnages de Théophraste qui se rendent risibles, ou bien positive, lorsqu’elle est
à la base d’une réputation sociale. Plus largement, cette construction donne forme
à la cohésion de la cité et permet d’attribuer à chaque citoyen son rang dans le tissu
social. Sans pouvoir le développer ici, je me bornerai à l’exemple célèbre du discours
Contre Euboulides de Démosthène, où le protagoniste, Euxithéos, utilise ce moyen
pour défendre sa descendance et son statut de citoyen, donc sa réputation au sein du
corps civique78. Il démonte ainsi les soupçons formulés par Euboulidès à propos de son
activité de vendeur de rubans sur le marché, en renversant habilement les arguments de
l’accusateur. Loin d’être l’indice du statut de non-citoyen d’Euxithéos, l’exercice du
commerce sur l’espace public est peut-être le signe d’une contrainte économique, mais
il n’est nullement révélateur d’un statut social inférieur. Bien au contraire, cette activité

72
Théophraste, Cynique, VI, 5.
73
Théophraste, Cynique, VI, 9.
74
Théophraste, Incongru, XI, 4.
75
Théophraste, Vaniteux, XXI, 5.
76
Théophraste, Vaniteux, XXI, 7.
77
Théophraste, Vaniteux, XXI, 8.
78
Démosthène, Contre Euboulidès, LVII, 31-35, 45.

DHA, supplément 27, 2023 – CC-BY


164 Maria Cecilia D’Ercole

publique est la garantie même de la respectabilité d’Euxithéos et de sa mère, la preuve


de leur pleine appartenance à la communauté civique79.
En conclusion, le commerce urbain semble partager plusieurs savoirs de la cité,
de l’art oratoire à la capacité de créer une taxonomie esthétique jusqu’à la performance
visuelle et gestuelle de la théâtralité. Il s’agit là d’une clé d’entrée pour s’approcher de la
conception grecque de l’échange et ses relations multiples avec la culture et les espaces
urbains.

Bibliographie

Abréviations
© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)

© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)


FGH = F. Jacoby, Die Fragmente der griechischen Historiker, Berlin, 1923-1929.
PTeb = B. P. Grenfell et al., The Tebtunis Papyri, Londres-New York, 1869-1926.
SEG = Supplementum epigraphicum graecum, 1923-.
SIG = W. Dittenberger, Sylloge Inscriptionum Graecarum, Leipzig, 1898-1900.

Études

Adler A. (1967), Lexicographi Graeci, Suidae Lexicon, vol. I., A-Ω Index, Stuttgart.
Bogaert R. (1992), « La banque dans l’Antiquité », dans H. Van der Wee (éd.), La banque en Occident,
Paris, p. 13-68.
Borsari A. (2006), « Ausstellung-Esposizione. Su aisthesis e forma in Georg Simmel », dans C. Portioli,
G. Fitzi (éds), Georg Simmel e l’estetica. Arte, conoscenza e vita moderna, Milano, p. 209-226.
Bresson A. (2008), L’économie de la Grèce des cités, II, Les espaces de l’échange, Paris.
Canfora L. (1982), Anonimo ateniese. La democrazia come violenza, Palermo.
Carnevali B., Pinotti A. (2020), Georg Simmel. Stile moderno. Saggi di estetica sociale, Torino.

79
Démosthène, Contre Eubulidès, LVII, 34 : « Voilà une femme qui, dit-il, vend des rubans au su de tout
le monde ; il devrait donc y avoir beaucoup de gens pour témoigner en connaissance de cause, et non pas
seulement par ouï-dire, de son statut » (L. Gernet, Démosthène. Plaidoyers civils. Tome IV. Discours LVII-
LIX, Paris, 1960, p. 24).

DHA, supplément 27, 2023 – CC-BY


Savoir vendre. Les pratiques de la vente en Grèce classique, entre visibilité, esthétique et performance 165

Chantraine P. (1977), Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mot, tome IV-1, P-Y,
Paris.
Chantraine P. (1968), Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, tome I, A-Δ, Paris.
Descat R. (1993), « La loi de Solon sur l’interdiction d’exporter les produits attiques », dans A. Bresson,
P. Rouillard (éds), L’emporion, Bordeaux, p. 145-161.
Ehrenberg V. (1974), The People of Aristophanes. A Sociology of Old Attic Comedy, London-New York.
Fleury Ph. (1990), Vitruve. De l’architecture. Livre I, Paris.
Geraci G. (2012), « Sekomata e deigmata nei papiri come strumenti di controllo delle derrate fiscali e
commerciali », dans V. Chankowski, P. Karvonis (éds), Tout vendre, tout acheter. Structure et
équipements des marchés antiques, Bordeaux-Athènes, p. 347-363.
Gofas D. (1993a), « La vente sur échantillon à Athènes d’après un texte d’Hypéride », dans D. Gofas,
Études d’histoire du droit grec des affaires. Antique, byzantin et post-byzantin, Athènes, p. 79-85.
© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)

© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)


Gofas D. (1993b), « La vente sur échantillon selon les Assises de Chypre », dans D. Gofas, Études d’histoire
du droit grec des affaires. Antique, byzantin et post-byzantin, Athènes, p. 249-254.
Gofas D. (1993c), « Épiplous : une institution du droit maritime grec antique, hellénistique, byzantin et
postbyzantin », dans D. Gofas, Études d’histoire du droit grec des affaires. Antique, byzantin et post-
byzantin, Athènes, p. 87-95.
Grenfell B. P., Hunt A., Gilbart Smyly J. (1902), The Tebtunis Papyri, part. I, 1-264, London.
Guarducci M. (1969), Epigrafia greca II. Epigrafi di carattere pubblico, Roma.
Guéraud O. (1950), « Un vase ayant contenu un échantillon de blé (ΔΕΙΓΜΑ) », Journal Juridique de
Papyrologie, 4, p. 107-113.
Helmer É. (2021), Oikonomia. Philosophie grecque de l’économie, Paris.
Karvonis P. (2007), « Le vocabulaire des installations commerciales en Grèce aux époques classique et
hellénistique », dans J. Andreau, V. Chankowski (éds), Vocabulaire et expression de l’économie dans le
monde antique, Bordeaux, p. 35-49.
Lenfant D. (2017), Pseudo-Xénophon. Constitution des Athéniens, Paris.
Pagani L. (2013), « Diathesis (diathesis), Ancient Theories of », dans G. K. Giannakis (éd.), Encyclopedia
of Ancient Greek Language and Linguistics, Leiden, en ligne [http://dx.doi.org/10.1163/2214-
448X_eagll_COM_00000098].
Paleothodoros D. (2007), « Commercial Networks in the Mediterranean and the Diffusion of Early Attic
Red-Figured Pottery (525-490 BCE) », Mediterranean Historical Review, 22/2, p. 165-182.
Pedech P. (1977), Polybe. Histoires. Tome V. Livre V, Paris.

DHA, supplément 27, 2023 – CC-BY


166 Maria Cecilia D’Ercole

Saglio E. (1892), « Deigma », dans Ch. Daremberg, E. Saglio (éds), Dictionnaire des Antiquités grecques et
romaines, tome 2, 1re partie, D-E, Paris, p. 48-49.
Soverini L. (1990-1991), « Il “commercio nel tempio”: osservazioni sul regolamento dei κάπελοι a Samo
(SEG XXVII, 545) », Opus, 9-10, p. 59-113.
Tsingarida A., Viviers D. (éds) (2013), Pottery Markets in the Ancient Greek World (8th-1st Centuries BC),
Bruxelles.
Villard L., Blondé F. (1991), « À propos de deux vases (le trublion et l’oxybaphe) : l’apport de la Collection
Hippocratique », REG, 104/1, p. 202-231.
© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)

© Presses universitaires de Franche-Comté | Téléchargé le 13/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 92.89.167.97)

DHA, supplément 27, 2023 – CC-BY

Vous aimerez peut-être aussi