Vous êtes sur la page 1sur 13

Entre idéal et réalité.

L'histoire comparée face aux sources


Bettina Severin-Barboutie
Dans Les cahiers Irice 2010/1 (n°5), pages 75 à 86
Éditions IRICE
DOI 10.3917/lci.005.0075
© IRICE | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.92.27.181)

© IRICE | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.92.27.181)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-irice-2010-1-page-75.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour IRICE.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Entre idéal et réalité.
L’histoire comparée face aux sources

Bettina SEVERIN-BARBOUTIE

Depuis des années, malgré la prédominance indéniable des recherches


monographiques en histoire, la comparaison dans sa forme explicite est
une pratique fréquente pour analyser les traces du passé. Les ouvrages
historiques ayant une approche comparative en témoignent autant que
les manuels scientifiques – anciens ou nouveaux – mis à la disposition
des étudiants en histoire pour leur faire connaître le métier de l’historien.
La description de la comparaison comme méthode d’analyse n’y manque
en général pas1. Toutefois, la démarche comparative ne suscite pas le
même intérêt dans toutes les disciplines de l’histoire, ni dans tous les
pays, d’ailleurs. En effet, elle sert avant tout de cadre d’analyse à tous
ceux soucieux d’aller au-delà des frontières nationales. C’est donc dans
© IRICE | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.92.27.181)

© IRICE | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.92.27.181)


l’histoire transnationale que la comparaison est le plus couramment
pratiquée. Il suffit de regarder les projets d’histoire comparée en cours ou
les collaborations scientifiques mises en place entre chercheurs
d’horizons nationaux différents pour s’en apercevoir2.
Bien qu’elle occupe une place certaine dans l’historiographie depuis
quelque temps, l’histoire comparée n’a toutefois pas su s’imposer comme

1
Parmi d’autres : Gunilla Budde et al. (dir.), Geschichte. Studium – Wissenschaft – Beruf,
Berlin, Akad.-Verl., 2008.
2 Voir par exemple le projet Mosare La mobilisation des savoirs pour la réforme : circulation
des savoirs de gouvernement et transformations de l’action administrative (XIXe-XXe siècles),
une coopération entre le Centre Marc Bloch à Berlin, le Laboratoire TRIANGLE
(UMR 5206) et le Laboratoire de recherches historiques Rhône-Alpes (LARHRA) ; voir
également le groupe de travail Vergleich und Transfer dans le cadre du pôle
d’excellence Religion und Politik in den Kulturen der Vormoderne und Moderne à
l’Université de Münster ainsi que les axes de recherche du Zentrum für Vergleichende
Europäische Studien (ZEUS) à Cologne et du Center for Metropolitan Studies à la
Technische Universität Berlin.
76 Bettina SEVERIN-BARBOUTIE

discipline de recherche ou d’enseignement à proprement parler3, ni clore


les débats sur la pertinence de ce qui est au cœur de sa démarche. Sans
vouloir entrer dans le détail de ces discussions, lesquelles ont fait couler
beaucoup d’encre dans la communauté scientifique au cours de ces
dernières décennies tout en faisant incontestablement progresser la
réflexion historique, la critique cible toujours le caractère constructiviste
de la démarche comparative – d’une part le choix et la pertinence de ce
que l’on veut comparer, à savoir les « sujets, unités et niveaux »4, et
d’autre part la grille préétablie du questionnement dirigeant, d’après ces
critiques, le regard vers le passé par des idées préconçues5. Malgré leur
importance à la fois pour la comparabilité de ce que l’on veut mettre en
rapport et pour la problématique à partir de laquelle vont être mises en
parallèle ces unités, la question des sources est rarement soulevée et
encore moins analysée. Ainsi, Nancy Green par exemple, dans son
ouvrage Repenser les migrations, constate à juste titre que la
« comparabilité des sources […] est un véritable problème pour les
recherches comparatives », sans pour autant apporter de réponses à ce
problème6. Dans sa synthèse de la comparaison dans les sciences sociales,
Cécile Vigour évoque quant à elle le dilemme de l’histoire comparée
entre la nécessité de fonder les recherches sur des bases empiriques
solides d’une part et l’hétérogénéité des sources d’autre part. En

3 Voir Heinz-Gerhard Haupt, « Historische Komparatistik in der internationalen


Geschichtsschreibung », dans Gunilla Budde et al. (dir.), Transnationale Geschichte.
Themen, Tendenzen und Theorien, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2006, p. 137-
© IRICE | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.92.27.181)

© IRICE | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.92.27.181)


149.
4 Nancy L. Green, Repenser les migrations, Paris, PUF, 2002, p. 16.
5 Il s’agit d’un débat essentiellement mené dans l’historiographie allemande. Voir
Hartmut Kaelble, Die Debatte über Vergleich und Transfer und was jetzt ?, dans
http://hsozkult.geschichte.hu-berlin.de/forum/2005-02-02 ; Hartmut Kaelble, Jürgen
Schriewer (dir.), Vergleich und Transfer. Komparatistik in den Sozial-, Geschichts- und
Kulturwissenschaften, Francfort, Campus, 2003 ; Michael Werner, Bénédicte
Zimmermann, « Penser l’histoire croisée : entre empirie et réflexivité », Annales,
Histoire, sciences sociales, 58/1, 2003, p. 7-39 ; Michael Werner, Bénédicte Zimmermann,
« Vergleich, Transfer und Verflechtung. Der Ansatz der Histoire croisée und die
Herausforderung des Transnationalen », Geschichte und Gesellschaft, 28, 2002, p. 607-
636 ; Hartmut Kaelble, Der historische Vergleich. Eine Einführung zum 19. und
20. Jahrhundert, Francfort, Campus, 1999 ; Johannes Paulmann, « Internationaler
Vergleich und interkultureller Transfer. Zwei Forschungsansätze zur europäischen
Geschichte des 18. bis 20. Jahrhunderts », Historische Zeitschrift, n° 267, 1998, p. 649–
685 ; Jürgen Kocka, Heinz-Gerhard Haupt, Geschichte und Vergleich. Ansätze und
Ergebnisse international vergleichender Geschichtsschreibung, Francfort-New York,
Campus, 1996 ; Jürgen Osterhammel, « Sozialgeschichte im Zivilisationsvergleich. Zu
künftigen Möglichkeiten komparativer Geschichtswissenschaft », Geschichte und
Gesellschaft, 22, 1996, p. 143-164 ; voir également Cécile Vigour, La comparaison dans les
sciences sociales. Pratiques et méthodes, Paris, La Découverte, 2005, p. 52-62, p. 317-318.
6 Nancy L. Green, Repenser…, op. cit., p. 9.
Entre idéal et réalité. L’histoire comparée face aux sources 77

revanche, ses explications s’arrêtent au constat que « le travail sur les


sources, dans le cas d’une recherche comparative, est rendu plus
délicat »7. Heinz-Gerhard Haupt évoque lui aussi le caractère hétérogène
et incomplet des documents, mais se limite à signaler que la défectuosité
du matériel empirique obligerait l’historien à constamment ajuster le
questionnement établi au préalable8.
Comment expliquer cette quasi-absence de réflexion scientifique sur
l’histoire comparée face aux sources et ce malgré l’apparente prise en
compte des problèmes qui peuvent en résulter ? Est-elle la conséquence
d’une histoire comparée qui négligerait, voire ignorerait, le matériel qui
lui sert de champ d’exploitation à force de se focaliser sur la seule
construction d’un cadre comparatif sans doute nécessaire ? Ou résulte-
elle plutôt du fait que la comparabilité des sources soit considérée
comme une chimère ? Quelle que soit la réponse apportée à ces
questions, force est de constater que dans le débat méthodologique
d’aujourd’hui, la réflexion sur les sources n’est placée qu’au deuxième
rang.
Ceci nous amène au cœur du présent article qui propose d’élargir la
réflexion sur la comparaison en histoire par une perspective
supplémentaire sur les sources avec une attention toute particulière à
leur comparabilité.
Ainsi, plutôt que d’approcher cette thématique de façon théorique
nous partirons d’un exemple bien précis, à savoir l’utilité et la pertinence
de certains fonds d’archives dans le cadre d’un projet de recherche
© IRICE | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.92.27.181)

© IRICE | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.92.27.181)


franco-allemand qui compare les migrations contemporaines dans deux
villes en France et outre-Rhin : à Stuttgart et à Lyon9. Les fonds, dont il
est question ici, contiennent des sources d’un genre particulier : il s’agit
des dossiers personnels d’étrangers y ayant travaillé ou résidé depuis les
années 1950. Parmi eux se trouvent un fichier de demande de logement
d’urgence conservé aux archives de la ville de Stuttgart, intitulé
Notfallkartei, et la Liste des travailleurs musulmans ayant demandé un

7 Cécile Vigour, La comparaison…, op. cit., p. 59.


8 Heinz-Gerhard Haupt, « Historische Komparatistik in der internationalen
Geschichtsschreibung »…, op. cit., p. 141. Outre ces quelques exemples voir Gunilla
Budde, Dagmar Freist, « Verfahren, Methoden, Praktiken », dans G. Budde et al. (dir.),
Geschichte…, op. cit., p. 158-177, ici p. 174.
9 Il s’agit d’un projet de thèse d’habilitation mené à l’Université de Gieβen en Allemage
sous la direction du Professeur Friedrich Lenger. Une esquisse du projet est accessible
sur internet :
http://www.unigiessen.de/cms/fbz/fb04/institute/geschichte/neuere_geschichte/f
orschung/Migration.
78 Bettina SEVERIN-BARBOUTIE

logement d’urgence depuis le 1er octobre 1960 à laquelle s’ajoutent des


Dossiers de demande de carte de travail dans le département du Rhône,
autant de documents conservés aux Archives départementales du Rhône
à Lyon10. Étant donné leurs contenus, aucun de ces documents n’est
encore communicable librement. Cependant, une dérogation permet de
les consulter et de les analyser anonymement à des fins scientifiques.
L’analyse des documents se fait en trois étapes. Nous commencerons
par une mise en relation de la genèse, des fonctions ainsi que des
contenus des documents personnels. La connaissance de ces trois aspects
est, en effet, essentielle pour mesurer la pertinence de ces sources dans le
cadre du projet de recherche explicité ci-dessus. Suivra l’analyse des
enjeux proposés par les documents ainsi que des limites qu’ils imposent
à l’histoire comparée des migrations. À partir de ce tableau seront enfin
développées quelques réflexions générales sur l’histoire comparée face
aux sources11.

Genèse, fonctions et contenus des documents personnels

Les trois fonds d’archives concernés sont tous issus de


l’administration publique, mais ne proviennent ni de la même échelle ni
du même service et ne possèdent pas non plus les mêmes temporalités.
Le fichier de demande de logement d’urgence conservé aux archives de
la ville de Stuttgart est un fichier issu de la municipalité de Stuttgart. Il a
© IRICE | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.92.27.181)

© IRICE | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.92.27.181)


été créé par le service de logement responsable de l’attribution de
l’habitat urbain aux demandeurs de logement et répertoriait de 1972 à
1978 tous ceux qui avaient besoin d’être relogés immédiatement. Bien
que les documents ne permettent pas de connaître les circonstances
exactes de la création de ce fichier, il est certain que celui-ci a été conçu
dans un contexte difficile, voire critique en matière de logement. Il faut
dire que les conditions d’habitation à Stuttgart étaient considérées
comme insuffisantes et en quantité et en qualité depuis un certain temps
déjà. Par ailleurs, le fichier de demande de logement d’urgence n’était
pas destiné aux étrangers seuls, mais à tous les résidents de la ville dont
la précarité du logement impliquait, selon les fonctionnaires en poste,

10 Stadtarchiv Stuttgart, Wohnungsamt 107, 8-14 : Notfallkartei ; Archives


départementales du Rhône, 248 W 172 ; 3952 W 221, 222.
11 Je tiens à remercier Stéphane Jach et Bruno Barboutie pour la relecture de cet article
ainsi que pour leurs suggestions.
Entre idéal et réalité. L’histoire comparée face aux sources 79

l’attribution d’un nouvel appartement le plus rapidement possible. Il


n’incluait donc pas seulement des dossiers de migrants étrangers, bien
au contraire : entre 50% et 75% des demandes insérées concernaient des
habitants de nationalité allemande. Le fichier étant renouvelé tous les
ans, le nouveau classement des demandes variait d’une année sur l’autre,
ainsi en 1972 y avait-il 46 demandes, contre 132 en 197612.
Contrairement aux documents produits par la ville de Stuttgart, les
deux fonds d’archives conservés à Lyon ont été créés par l’État français,
plus précisément par ses institutions administratives en province. La
Liste des travailleurs musulmans ayant demandé un logement d’urgence fut
dressée par le Service des Affaires musulmanes à Lyon, une des quatre
institutions de ce genre en France. Ce service était, de par ses
responsabilités vis-à-vis des travailleurs nord-africains, le seul
exclusivement chargé des affaires d’immigration parmi les trois
institutions dont il est question ici13. Cependant, comme le fichier de
Stuttgart, la Liste des travailleurs musulmans ayant demandé un logement
d’urgence était le fruit d’un contexte local bien précis : il y avait une grave
crise de logement à Lyon et en même temps des projets de réhabilitation
du centre ville. En revanche, le tableau ne couvre pas un long laps de
temps, mais seulement un instant particulier du début des années 1960,
lequel se limite en outre à un groupe spécifique de migrants, ceux
d’Afrique du Nord, compte tenu de la responsabilité du Service des
Affaires musulmanes. Les dossiers des travailleurs étrangers quant à eux
étaient établis dans le Bureau de la Main-d’œuvre à Lyon, un sous-
© IRICE | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.92.27.181)

© IRICE | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.92.27.181)


service de la Direction départementale du Travail et de la Main-d’œuvre
dans le Rhône, elle-même dépendante du gouvernement à Paris14. Il
s’agit de plusieurs centaines de dossiers établis et/ou prolongés entre la
fin des années 1950 et le début des années 1970 et classés d’après
l’origine européenne ou nord-africaine des migrants, reproduisant donc
eux aussi des catégorisations évoquées ci-devant.
L’origine différente des fonds conservés dans les deux villes
s’explique en partie par des configurations étatiques divergentes, mais
aussi par des héritages différents en Allemagne et en France. Nous
pourrions évoquer notamment les traces du passé colonial de cette
dernière. En effet, depuis les années 1930, Lyon hébergeait un Service des

12 Stadtarchiv Stuttgart, Wohnungsamt 107, 8-14 : Notfallkartei.


13 Voir Céline Jordan-Meille, L’immigration nord-africaine dans le Rhône (1950–1970), Lyon,
Archives départementales, 1997, p. 14-17.
14 Archives départementales du Rhône, 3952 W 221, 222.
80 Bettina SEVERIN-BARBOUTIE

Affaires indigènes nord-africaines (SAINA) qui s’occupait exclusivement


des mouvements de populations entre les colonies en Afrique du Nord et
la Métropole. Malgré de nombreux changements tant dans ses
responsabilités que dans son appellation, ce service continuait à exercer
ses fonctions après 1945 et même au-delà de l’indépendance des colonies
nord-africaines15. En ce qui concerne la ville de Stuttgart, elle ne disposait
pas d’un service chargé de l’immigration à proprement parler jusque
dans les années 1970. Les questions et affaires soulevées par l’arrivée de
plus en plus de migrants étrangers à partir des années 1950 étaient gérées
de façon transversale par différents services déjà en place tels que celui
du travail, du logement et de l’éducation. Ces différences liées à un passé
différent en France et en Allemagne expliquent aussi que les archives
soient plus transparentes, rendant les documents plus accessibles à Lyon
qu’à Stuttgart, où l’absence d’un service des migrants sui generis a pour
conséquence, à première vue, qu’il n’y pas de fonds spécifiques
documentant les migrations contemporaines. Ce manque de visibilité est
d’autant plus sensible que les sources présentant un intérêt à ce sujet
n’ont pas encore été répertoriées.
Bien qu’ils portent sur le même objet, c’est-à-dire le logement en
urgence de certains migrants, le fichier de Stuttgart ainsi que la Liste des
travailleurs musulmans ayant demandé un logement d’urgence n’avaient pas
la même fonction. L’objectif principal de cette dernière liste était de
répertorier tous les migrants nord-africains à qui fournir ultérieurement
un logement, sans pour autant aller jusqu’à vraiment leur attribuer ces
© IRICE | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.92.27.181)

© IRICE | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.92.27.181)


logements, ni apporter de remèdes immédiats à la situation. À Stuttgart,
en revanche, l’établissement du fichier fut précédé d’un processus de
sélection, le choix des demandes intégrées dans le fichier dépendant
principalement des acteurs de la ville. De surcroît, les demandes de
logement en urgence furent insérées dans le fichier afin de proposer le
plus rapidement possible un relogement dans le parc d’habitat de la ville.
Les dossiers ne furent donc établis que pour une durée limitée et jusqu’à
ce qu’un logement ait été attribué. L’intervalle entre l’insertion dans le
fichier et le délai d’attribution d’une habitation ne dépassant que
rarement les douze mois, le fichier fut renouvelé tous les ans. En
revanche, lorsqu’un travailleur étranger demandait sa carte de travail
pour la première fois, que ce soit dans le Rhône ou ailleurs en France, son
dossier de demande de carte de travail était potentiellement établi pour

15 Pour la mise en place et l’évolution de ce service voir l’aperçu de Céline Jordan-


Meille, L’immigration…, op. cit., p. 9-20.
Entre idéal et réalité. L’histoire comparée face aux sources 81

une durée indéterminée et pouvait être complété tant que l’étranger


exerçait un travail en France et donc être maintenu pendant toute la
durée de sa vie professionnelle. Ainsi, les documents suivaient les
migrants étrangers lors d’un déménagement dans un autre département
et même après des migrations circulaires entre la France et d’autres pays.
Toutefois, ces dossiers n’étaient pas seulement destinés à attribuer des
permis de travail, mais ils servaient également à contrôler et à surveiller
les travailleurs étrangers pendant leur séjour en France16.
Les donnés fournies par les trois fonds varient considérablement,
même si tous les documents possèdent un caractère standardisé non
négligeable. Les dossiers de demande de carte de travail sont
indéniablement les plus exhaustives et par leur quantité et par leur
qualité. Parmi les différentes pièces qu’elles contiennent, se trouvent
différents formulaires administratifs destinés à demander une première
carte de travail ou le renouvellement d’une carte de travail déjà attribuée,
soit parce que celle-ci arrivait à expiration soit parce que son détenteur
optait pour un changement professionnel. Dans ces formulaires, le
travailleur étranger faisait ses déclarations seul ou avec l’aide d’une
tierce personne. En revanche, tous les formulaires conservés dans les
dossiers n’ont pas été remplis avec le même soin, d’où une certaine
asymétrie dans les renseignements, à l’exception de cas, auxquels les
administrateurs apportèrent les informations manquantes une fois le
dossier établi. En effet, dans la plupart des demandes, les migrants ne
donnaient que les explications essentielles, et seulement quelques-uns,
© IRICE | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.92.27.181)

© IRICE | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.92.27.181)


rares, ajoutaient personnellement des remarques. C’est le cas de Robert
F., le fils d’une famille italienne. « [...] il faut bien que je mange », justifie-
t-il dans sa demande de changement d’emploi en 1962. « Il est bien plus
aisé de trouver du travail convenable dans cette branche surtout lorsque
l’on désire se marier », rajoute-t-il plus loin en laissant apparaître un
projet de famille17. Les migrants étaient d’autant moins enclins à donner
des renseignements plus nombreux ou fournis que ces documents étaient
destinés à l’État.
Une fois le dossier rendu, les informations des migrants étrangers
furent vérifiées avec soin par les fonctionnaires de l’administration

16 Voir également l’inspection des dossiers de demande d’une carte de séjour faite par
Alexis Spire, « In den Kellern der französischen Einwanderungspolitik (1945-1975) »,
Zeithistorische Forschungen/Studies in Contemporary History, Online-Ausgabe, n° 2, 2005,
H. 3, p. 1-7, URL: http://www.zeithistorische-forschungen.de/16126041-Spire-3-2005
17 Renseignements à fournir à l’appui de toute demande de renouvellement de carte de
travail, 3 décembre 1962, Archives départementales du Rhône, 3952W 222.
82 Bettina SEVERIN-BARBOUTIE

départementale comme en témoignent les notes écrites à la main dans la


marge des dossiers. Cependant, ces vérifications individuelles ne sont
pas la preuve d’un zèle particulier des fonctionnaires dans le
département du Rhône. Elles étaient plutôt le résultat des obligations de
service que le gouvernement français imposait à ses agents
départementaux dans le cadre de sa politique d’immigration18. Par
ailleurs, les migrants n’avaient aucun moyen de prendre connaissance
des notes que l’administration rajoutait a posteriori dans leur dossier
puisque ils n’avaient pas le droit de le consulter19. Outre les formulaires
administratifs, les dossiers de demande de carte de travail comprennent
des attestations de travail fournies par les employeurs respectifs. Celles-
ci indiquent à la fois le salaire et la durée de l’emploi ainsi que des
données personnelles de l’employé. Contrairement aux formulaires
standardisés, ces documents furent établis par les entreprises elles-
mêmes, de sorte qu’ils ne contiennent pas toujours des informations
identiques.
Des situations de communication et d’interaction avec un partenaire
imaginaire, bien qu’invisible, comme elles se présentaient lors de
l’établissement des dossiers de demande de carte de travail, n’existaient
pas dans le cadre des deux autres fonds. Il faut savoir que ces papiers ne
furent pas remplis par les demandeurs eux-mêmes mais par les agents
des services respectifs. Les informations données en fonction de normes
et perceptions concernant les conditions de logement et la nécessité de
changer l’habitat n’étaient donc pas dégagées de regards extérieurs, de
© IRICE | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.92.27.181)

© IRICE | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.92.27.181)


Fremdbeobachtungen, pour emprunter une expression à l’histoire
culturelle.

Enjeux proposés par les documents

Les contextes et configurations différents dans lesquels étaient


produits les documents personnels ainsi que leurs temporalités et leur
densité variables n’empêchent pas de comparer les sources pour autant.
Les provenances différentes des sources, étatiques d’une part et
municipales de l’autre, n’empêchent pas de les croiser dans la mesure où
elles évoquent toutes des migrations en milieu urbain. Les objectifs

18 Lors du contrôle des dossiers de la carte de séjour la vérification des données par les
administrateurs fut encore plus sévère. Voir Alexis Spire, « In den Kellern der
französischen Einwanderungspolitik (1945-1975) »…, op. cit., p. 3.
19 Ibid., p. 1.
Entre idéal et réalité. L’histoire comparée face aux sources 83

divergents sous-jacents ne s’opposent pas davantage à la comparaison


des documents puisque tous les papiers font l’objet d’une demande
exprimée par un migrant étranger : ainsi, des attentes, autrement dit des
perspectives d’avenir, se retrouvent à tous les niveaux et leur confèrent
sinon une unité générique, du moins des démarches et objectifs
communs. Quant au fait que leur création ne soit pas absolument
simultanée, ni leur entretien assuré au sein des mêmes services
administratifs, l’historicité des données contenues dans les dossiers
permet de le compenser. En effet, les données en question dépassent
largement le temps que ces dossiers passèrent au sein des services
respectifs et permettent ainsi des rapprochements intéressants.
Alors que les différences relevées dans le matériel empirique
n’interdisent pas, a priori, la mise en parallèle des sources, elles doivent
toutefois être prises en compte lors de la collecte et de l’interprétation des
données. La quantité et la densité variables des informations obligent
ainsi à préétablir une grille de lecture harmonisée qui peut ignorer ou
écarter des données impossibles à croiser faute de symétrie.
Parallèlement, elles peuvent limiter ou même empêcher une
généralisation ou une modélisation éventuelle des résultats. Les
divergences dans la provenance des sources obligent quant à elles à tenir
compte d’un nombre variable d’échelles et à analyser dans le détail
l’articulation entre toutes celles-ci. En même temps, elles demandent une
attention toute particulière aux modalités et concepts sous-jacents lors de
la production des documents. Certes, ceci s’impose pour l’ensemble des
© IRICE | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.92.27.181)

© IRICE | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.92.27.181)


traces écrites dès lors que la recherche historique s’en empare, quels que
soient son questionnement, ses perspectives et son intention20.
Cependant, en histoire comparée, les différentes origines et perspectives
des documents possèdent une autre valeur heuristique parce qu’elles
sont elles-mêmes sujettes à la comparaison.
Avec ces impératifs analytiques en arrière-plan, les documents
ouvrent deux pistes principales à l’histoire comparée. La première
consiste à mettre doublement en parallèle l’espace urbain de Stuttgart et
Lyon. Il s’agit d’une part de comparer l’espace économique des deux
villes, d’autre part de localiser l’implantation initiale et les déplacements
des migrants dans les deux espaces géographiques grâce aux données
éclairant le marché du travail urbain et les lieux de résidence.

20 Ibid., p. 5.
84 Bettina SEVERIN-BARBOUTIE

La deuxième piste comparatiste, de loin la plus importante, procède


du domaine de l’histoire sociale et concerne ceux dont la vie est au centre
de ces dossiers administratifs, à savoir les migrants étrangers. Non
seulement les documents informent-ils du moment, du lieu ainsi que des
modalités de l’immigration de ces étrangers, mais ils nous éclairent
également sur leur date d’arrivée, leur habitat ainsi que leur mobilité
dans l’espace urbain. Ces informations essentielles permettent ainsi de
connaître les roots and routes, c'est-à-dire l’origine et la trajectoire des
migrants à partir de la frontière traversée. Sans compter que les
documents contiennent des renseignements précieux sur l’âge et le lieu
de naissance, les structures familiales et le comportement marital,
l’éducation et l’activité professionnelle ainsi que les conditions de
logement de ces migrants en ville.
Pourtant, ce matériel présente deux failles importantes à l’égard de
l’histoire sociale : il n’illustre qu’une ou plusieurs étapes dans la vie de
ces migrants et, mis à part le lieu de naissance, il ne reflète le parcours de
ces derniers qu’à partir du franchissement de la frontière. Car pour les
administrations de la ville et de l’État le migrant étranger ne devenait
visible, c’est-à-dire un objet d’intérêt uniquement à partir de ce moment-
là. Ainsi, il n’est guère possible de reconstruire ce qui s’est passé avant,
après et entre ces étapes biographiques qui jalonnent ponctuellement les
archives et encore moins de donner des récits de vie linéaires ou
complets. Sous cet angle, les documents personnels posent forcément
plus de questions qu’ils ne donnent de réponses. Ils sont néanmoins
© IRICE | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.92.27.181)

© IRICE | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.92.27.181)


d’une valeur incontestable pour l’histoire des migrations puisqu’ils
éclairent les destinées de personnes inaccessibles autrement. Du reste, il
faut souligner qu’il ne s’agit pas d’un problème spécifique à l’histoire
comparée, mais d’un problème auquel est confrontée toute recherche
historique lors du travail sur des sources. Il est plutôt rare en effet de
disposer d’une documentation homogène et complète et ce même en
histoire contemporaine parfois.
À ces difficultés se rajoute un problème propre à la démarche
comparative, à savoir l’asymétrie des données. Résultant de la quantité et
de la qualité variables des données communiquées dans les sources
personnelles, cette asymétrie pose un vrai souci analytique. Si les
dossiers de demande de carte de travail, très riches, permettent d’arriver
à des conclusions quantitatives, à l’élaboration de profils biographiques
et à la construction de trajectoires migratoires, ils invitent de surcroît à
revisiter certaines hypothèses de l’historiographie. En revanche, étant
beaucoup plus limitées, les données des deux autres fonds, n’ouvrent
Entre idéal et réalité. L’histoire comparée face aux sources 85

pas, quant à eux, de pistes aussi larges. A priori, deux alternatives sont
possibles pour faire face à cette asymétrie dans les bases de données : ou
le matériel est complété – si possible – par d’autres sources, afin de ne
pas perdre des informations précieuses, ou les données des dossiers du
Bureau de la Main-d’œuvre ne sont pas exploitées dans leur intégralité
faute de sources complémentaires.
Là où surgissent les intérêts et stratégies des migrants – modalités de
l’immigration, justification des changements d’emploi ou vœu relatif au
nouvel habitat – les sources ouvrent des perspectives culturelles sur les
migrants étrangers en tant qu’acteurs. Il est cependant difficile de
connaître le quotidien, ou la Lebenswelt, de ces migrants et ce, même
lorsque les conditions de logement sont évoquées. Le même « blanc du
texte » est à déplorer dans la perception de l’autre. Pour avoir accès à ces
questions, il faut nécessairement consulter d’autres sources.
Plusieurs niveaux de comparaison sont alors envisageables : nous
pourrions comparer les migrants dans les deux villes ou/et ceux d’une
seule ville, ou bien confronter les individus ou groupes de migrants avec
comme variable éventuelle la nationalité, ce qui permettrait une
comparaison divergente des migrants italiens arrivés en grand nombre
dans les deux villes jusque dans les années 196021, ou bien encore
comparer les migrants et les sociétés d’accueil. Cela permettrait
également d’identifier et de prendre en compte les différents acteurs
publics.
© IRICE | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.92.27.181)

© IRICE | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.92.27.181)


Réflexions générales sur l’histoire comparée face aux sources

Selon Gunilla Budde et Dagmar Freist, deux historiennes allemandes,


il « faut que les conditions de recherche soient comparables » pour
qu’une comparaison historique complète et absolue puisse avoir lieu, et
les conditions de recherche ne seraient semblables que lorsqu’il existe,
dans les pays comparés, des échantillons de sources similaires et
accessibles. L’exemple mis en avant par G. Budde et D. Freist afin
d’illustrer leur argumentation est celui de l’histoire comparée des partis
socialistes. « Il serait précaire », jugent-elles, « de faire une étude
comparée des partis socialistes, si dans un pays les archives du parti [...]

21 Voir Nancy L. Green, Repenser…, op. cit., p. 31.


86 Bettina SEVERIN-BARBOUTIE

était conservées presque dans leur intégralité, alors que dans l’autre pays
les données étaient avant tout issues des dossiers de la police d’État »22.
L’exigence de G. Budde et D. Freist au sujet des sources en histoire
comparée n’est pourtant pas incontestable, aussi justifiée soit-elle
apparemment. Il serait certes souhaitable que l’histoire comparée dispose
toujours de sources similaires, comme le demandent les deux
chercheuses, toutefois, la situation des archives oblige à emprunter un
autre chemin.
Il est vrai que le caractère souvent hétérogène et complexe des
archives amène régulièrement l’histoire comparée à réconcilier objectifs
et réalité sur le terrain afin de ne pas abandonner le projet initial. Alors
que ce dilemme peut se poser dans n’importe quel cadre de
comparaison, il apparaît de façon aiguë dans les projets transnationaux.
Ainsi plutôt que d’imposer comme impératif de travail la comparabilité
du matériel empirique, celle-ci devrait être considérée comme un idéal.
D’autant plus que l’hétérogénéité des sources ne rend pas
nécessairement impossible toute comparaison transnationale. En effet,
l’analyse des échantillons ici mis à l’épreuve a montré qu’il est possible
de croiser des documents malgré d’apparentes divergences.
Il semble donc nécessaire d’abandonner l’idée d’un matériel
empirique symétrique comme condition sine qua non de toute recherche
comparée en histoire, et ceci d’autant plus que les vecteurs exacts de la
symétrie exigée restent encore à déterminer. En attendant, le travail du
comparatiste doit consister à palier les déficits rencontrés lors de
© IRICE | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.92.27.181)

© IRICE | Téléchargé le 11/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.92.27.181)


l’exploitation des sources en les complétant avec d’autres matériels, s’il
en dispose, ou en modifiant le questionnement initial, si le matériel le
nécessite. C’est donc au cas par cas que l’histoire comparée doit faire ses
choix face aux sources.

22 « Aber auch die Forschungsbedingungen müssen vergleichbar sein », exigent les deux
universitaires. « Gibt es in den Vergleichsländern ähnliche und damit vergleichbare
Quellensamples? Wie zugänglich sind sie? [...] Prekär [...] wäre eine vergleichende
Untersuchung von sozialistischen Parteien, wenn in dem einen Land Parteiarchive
fast lückenlos erhalten sind, im anderen Land aber die Daten überwiegend aus
staatlichen Polizeiakten stammen ». Voir G. Budde, D. Freist, « Verfahren, Methoden,
Praktiken »…, op. cit., p. 174. Je remercie Jan-Philipp Altenburg, enseignant-chercheur
à l’Université de Giessen en Allemagne, pour cette référence.

Vous aimerez peut-être aussi