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Rac 011 0427
Rac 011 0427
discours scientifique
Un état des lieux
Fanny Rinck
Dans Revue d'anthropologie des connaissances 2010/3 (Vol 4, n° 3), pages 427 à 450
Éditions S.A.C.
DOI 10.3917/rac.011.0427
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L’ANALYSE LINGUISTIQUE
DES ENJEUX DE
CONNAISSANCE DANS LE
DISCOURS SCIENTIFIQUE
Un état des lieux
FANNY RINCK
RÉSUMÉ
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linguistiques du discours scientifique et sur ce qu’elles permettent
de dire quant à l’activité scientifique et la manière dont elle se
construit à travers ses discours. Il conclut sur les diverses options
retenues dans l’analyse des enjeux de connaissance.
INTRODUCTION
nous proposons d’aborder dans cet article, à travers une synthèse de travaux
issus des études de la science, en particulier les « social studies of science » et
de la linguistique. Notre propos s’inscrit dans le cadre des analyses de discours,
qui ont pour objet de mettre en relation les caractéristiques linguistiques
des textes oraux ou écrits avec les pratiques où ces textes sont produits et
interprétés ; elles imposent donc à la fois un ancrage empirique fort, c’est-à-dire
des observations linguistiques et un questionnement sur ce qui se joue à travers
les textes, en termes ethnologiques de manière générale (Maingueneau, 1992),
notamment socio-institutionnels et socio-cognitifs.
Le discours scientifique est entendu ici au sens de discours produit
dans le cadre de l’activité de recherche à des fins de construction et de
diffusion du savoir. Les sciences dites dures, les sciences appliquées, les
sciences humaines et sociales sont toutes concernées. Les premières ont
sans doute été davantage investiguées mais les différences disciplinaires
sont aujourd’hui pointées comme essentielles, de même que la diversité des
genres, qui renvoie à la diversité des activités dans le monde de la recherche
et notamment à la question de savoir comment elles se situent par rapport
à la logique de la découverte et la logique de l’exposition.
Le terme « discours scientifique » gomme les différences de perspective
dans les approches que l’on va réunir. Ainsi, dans les études de la science,
l’accent a été mis sur la communication scientifique, sur l’écriture, sur les
textes ou sur la notion d’« inscriptions » (Latour, 1989) ; en linguistique et
en analyse de discours, il a été question de discours scientifique, d’écrits de
recherche, de discours spécialisés ou de langues de spécialité, ou encore
d’« academic discourse » en contexte anglo-saxon, où « scientific discourse »
ne désigne que les disciplines de sciences dures.
Dans notre perspective, il s’agit d’une part de pointer une dimension
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matérielle, d’ordre sémiotique et linguistique, autrement dit des unités de
la langue naturelle, des langages formels, des schémas, des gestes qui sont
mobilisés par les chercheurs dans leurs interactions orales, les notes qu’ils
griffonnent ou encore les textes qu’ils publient. Ce sont ces unités signifiantes
que la description linguistique du discours scientifique prend comme objet.
D’autre part, l’analyse de discours envisage les productions sémiotiques
et linguistiques en prise avec l’action humaine. Les inscriptions et énoncés
ordinaires des chercheurs en situation de travail sont configurés par – et
configurent – l’activité scientifique, son fonctionnement et les savoirs qu’elle
produit avec pour visée spécifique d’établir le vrai.
Se pose par ailleurs la question des frontières de cette activité. En analyse de
discours, le discours scientifique est considéré comme un discours « fermé »
(Charaudeau & Maingueneau, 2002, 261) car, dans un domaine donné,
ceux qui en sont à l’origine sont peu ou prou ceux auxquels il est adressé.
Cependant, cette « communauté discursive » (Swales, 1990) demande à être
envisagée de manière dynamique ; la thèse en est un bon exemple, au titre
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INTÉRÊT POUR LE DISCOURS SCIENTIFIQUE
DANS LES ÉTUDES DE LA SCIENCE
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donnés mais collectivement créés ; la collectivité est partie prenante à travers les
styles de pensée, d’ordre socio-culturel, qui rendent conforme une explication
en regard d’une pensée dominante. Trois éléments sont ainsi mis en relation :
le contenu de la production scientifique, sa dimension sociale et les normes qui
la gouvernent.
La conception de la science comme activité sociale s’appuyant sur des normes
spécifiques a pour figure emblématique R.K. Merton (1942). Son apport se situe
dans la structure normative de la science qui en fait une sphère institutionnelle
relativement autonome. Elle se caractérise par un ensemble de prescriptions,
proscriptions, préférences et permissions (l’universalisme, le communalisme,
le désintéressement et le scepticisme organisé). L’enjeu est alors d’étudier
comment ces normes régulent l’activité scientifique, et R.K. Merton donne
entre autres exemples dans le développement de ses travaux, les questions de
compétition et d’évaluation (Dubois, 1999, p. 27).
La production des contenus scientifique en elle-même reste selon certains
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L’intrication du social et du cognitif est nettement mise en évidence mais
les observables restent restrictifs, selon les critiques dont font l’objet ces
approches : le regard de l’ethnologue est dans l’ignorance méthodique du champ
analysé, les études de cas sont trop descriptives, la production in situ de l’ordre
social et des connaissances occulte les normes et la temporalité nécessaires
pour expliquer, par exemple, la formation d’un consensus autour de la validité
d’une connaissance (Dubois, 1999, p. 285 ; Vinck, 2007, p. 239).
Cependant, l’intérêt de ces approches est de souligner non seulement la place
importante mais aussi le rôle constitutif du discours dans l’activité scientifique.
Un ensemble de travaux s’attache ainsi à analyser en quoi la « fabrication du
savoir » (Knorr-Cetina, 1981) est une chaîne de transformations, de négociations,
de décisions qui s’opèrent à travers le discours. Les travaux sociologiques
menés à l’échelle du laboratoire s’étendent par la suite à de plus larges réseaux
(Vinck, 2007, p. 241) et convergent avec l’histoire des sciences, où l’enjeu est
aussi de dépasser l’idée d’« un emballage fortuit d’une connaissance scientifique
indifférente à sa matérialisation » (Chemla, 1995).
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Rôle de l’éditorialisation
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Intéressons-nous pour commencer aux travaux sur le rôle de l’éditorialisation
dans la constitution des savoirs et des disciplines (par ex., Meadows, 1980 ;
Shapin & Schaeffer, 1993 ; Licoppe, 1996). À travers les publications et leur
histoire, ces travaux se centrent sur l’exigence de produire et de diffuser et
en montrent les enjeux en termes de légitimité et de reconnaissance des com-
munautés scientifiques. Le statut scientifique que prennent les savoirs à travers
leur éditorialisation est mis en évidence, avec, de fait, un intérêt pour le rôle de
validation du savoir joué par sa diffusion, soit au niveau de la sélection et de la
révision par les pairs, soit du côté de la communauté des lecteurs directement,
à travers les citations.
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Rhétorique de la science
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(2006) : avec l’hypothèse qu’une théorie est un texte et que la théorisation
relève de la construction du sens, il aborde le travail de conceptualisation dans
les textes d’un auteur et ses emprunts intertextuels à d’autres domaines.
Au terme de ce parcours, il est utile de souligner, à l’instar de B. Latour et
P. Fabbri (1977, p. 82), que la science, envisagée en tant que pratique, recouvre
deux aspects, celui des individus et celui des savoirs produits. Leur mise en
relation, défendue par ces deux auteurs, peut se faire à travers l’étude des
textes et des interactions produites dans et constitutives des communautés
de discours scientifiques et de leur activité. Pour autant, analyser les textes
ne garantit pas de ne pas privilégier un aspect au détriment de l’autre. Ainsi,
la tentation d’extraire un savoir pur dans les textes est-elle la manifestation
d’un idéal représentationnel du langage qui ignore sa dimension praxéologique.
L’accent mis sur les acteurs montre quant à lui l’intérêt, d’un point de vue
sociologique et sociolinguistique, d’études sur l’autopromotion et sur les
mécanismes de légitimité, traités à travers les collectifs (Pontille, 2004 ; Olivesi,
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contextualisation (locuteurs, datation, genres, etc.)4. Il peut s’agir d’approches
quantitatives sur de vastes ensembles de textes ou d’études plus qualitatives,
résultant pour certaines d’une démarche ethnographique menée in situ, au sein
par exemple de réunions de travail entre chercheurs.
Ces analyses s’inscrivent dans des cadres variés et il faut notamment
souligner une ligne de partage entre celles dont l’objectif est la description
linguistique et celles qui, du côté de l’analyse de discours, visent à cerner, à
travers le fonctionnement linguistique, celui des communautés discursives.
Par ailleurs, de très nombreuses études sur le discours scientifique se situent
dans une perspective didactique, pour former à la communication en langue
étrangère (dans les champs du Français sur objectif spécifiques, et de l’English for
Academic Purposes) et à l’écrit académique (Writing in the disciplines, Writing
accross the curriculum, College composition studies, Didactique de l’écrit dans
4 Cette remarque n’est pas valable pour les corpus de texte « tout-venant » qui visent à
caractériser la langue et n’ont donc pas lieu d’être lorsque l’analyse porte sur une sphère
d’activité en particulier et requiert donc un questionnement sur cette dernière.
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Genres de textes
Soulignons pour commencer que beaucoup d’études prennent comme
entrée un genre spécifique dont elles décrivent un certain nombre de traits.
La sociologie des sciences rejoint les analyses de discours et la didactique en
montrant l’importance de cette notion (par ex., Bazerman, 1988 ; Myers, 1990).
Comme dans toute sphère d’activité, l’activité scientifique se structure en une
diversité d’activités auxquelles correspondent les genres ; tous remplissent ainsi
une fonction spécifique5 qu’il convient de cerner. Les genres sont définis comme
des formes communicatives socio-historiquement construites et relativement
stables à une époque donnée. Ils renvoient à la dimension collective de l’activité
et représentent un héritage dans lequel se moulent nos échanges, mais qui est
amené à évoluer.
L’article de recherche est le genre le plus étudié (Bazerman, 1988)6,
en raison de son statut emblématique dans l’activité scientifique, depuis
l’institutionnalisation de la science jusqu’aux évolutions actuelles qui font de
l’article l’indicateur majeur de la production des chercheurs et de la visibilité de
leurs travaux.
La question de l’évaluation et de la validation des productions est au cœur des
études sur un genre comme la proposition de communication (Barré-de Miniac,
2004 ; Torny & Trabal, 2006) et sur les genres académiques qui servent de
« droit d’entrée » (Bourdieu, 2001, p. 102) dans le champ scientifique et dont la
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description peut permettre de mieux accompagner les apprentis-chercheurs (la
thèse, Bunton, 1999 ; le rapport de soutenance, Dardy, Ducard & Maingueneau,
2002 ; Maingueneau, 2002).
L’intérêt se porte également sur les genres qui interviennent à un second
niveau pour commenter les discours scientifiques, comme les academic book
review (Salager-Meyer et al., 2004) et comptes rendus de lecture (Manzi,
1994), où la question de l’évaluation est de nouveau centrale, ou encore les
dictionnaires d’une discipline (Grossmann & Rinck, 2004), qui se présentent à la
fois comme des discours didactiques et des instruments de légitimation servant
de garant à la communauté.
Certains en appellent à l’étude de genres qui permettraient, plus que l’article,
d’analyser les savoirs en élaboration, comme les carnets de laboratoire et les
5 On pourra ainsi distinguer en premier lieu les genres conversationnels des genres institués
(Maingueneau, 2002).
6 Pour l’article français et en sciences humaines, voir par ex. Poudat, 2006 ; Rinck, 2006
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Structure
Dans les genres scientifiques écrits et formels, la structure des textes retient
fortement l’attention comme le suggèrent les manuels d’aide à la rédaction. Le
format intitulé IMRD ou IMRAD (Introduction, Matériels et méthodes, Résultats,
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Analyse, Discussion), décrit par exemple par Bazerman (1988) et récemment
par Pontille (2007), fournit un cadre routinisé pour l’écriture des articles de
recherche, et qui a pour spécificité de mimer une démarche scientifique linéaire
et rationnelle, prenant comme point de départ les acquis et les attentes. Ce
modèle ne concerne cependant pas toutes les disciplines : il reste peu répandu
en sciences humaines et sociales (Fløttum et al., 2006 ; Fløttum, 2007). Par
ailleurs, la structure ne se limite pas à ce plan et peut être analysée en termes
de cohésion informative (Toma, 2004), ou de progression thématique et de
marqueurs de cadres discursifs (Fløttum, 2004).
Les différences culturelles (Connor, 1987 ; Lucas, 1994 ; Clyne, 1998) et les
différences entre oral et écrit (Carter-Thomas et al., 2001) dans la structure de
l’information permettent d’étayer les modes de raisonnement dans le discours
scientifique, autour notamment de la part de l’induction ou de l’analogie. Le rôle
des temps verbaux dans la structure des textes (Liddicoat, 2004) révèle quant
à lui comment la démarche de recherche est reconfigurée dans le discours, et
quelle part est faite au narratif ou à la prospective.
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Lexique
Le lexique occupe une place centrale dans les études du discours scientifique.
Le domaine de la terminologie est concerné au plus près, dans une perspective
de traduction, d’extraction des connaissances et de traitement de l’information
scientifique et technique. Il se heurte au problème des frontières entre langue
générale et langue de spécialité. Celui-ci se pose aussi dans les études, moins
nombreuses, du lexique non terminologique, qui regroupe la désignation des
procédures et des outils dans des disciplines variées (par exemple, les termes
comparaison, observation, échantillon) et un lexique abstrait fréquent dans le
discours scientifique mais peu spécialisé (par exemple, dimension, problème, effet)
(Tutin, 2007).
Ce lexique non terminologique est essentiellement étudié dans la perspective
de l’enseignement des langues (Français sur Objectif Spécifique, English for Academic
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Purposes). De multiples propositions sont faites pour le circonscrire : Vocabulaire
Général d’Orientation Scientifique (Phal, 1971), Academic vocabulary List
(Campion & Elley, 1971), Academic Word List (Coxhead, 2000), American
University Language (Praninskas, 1972), University Word List (Xue et al., 1984),
University Language (Biber, 2006), Lexique scientifique général (Pecman, 2004),
Lexique transdisciplinaire (Tutin, 2007 ; Drouin, 2007).
Les besoins applicatifs justifient les approches du lexique non-terminologique
en termes d’inventaires, qui au départ avaient même la tentation d’isoler une
langue propre à la science. Cependant la nécessité de prendre en compte la
polysémie est soulignée, et notamment à travers les genres et les disciplines
(Hyland & Tse, 2007). Dans le même sens, il importe de dépasser l’approche des
mots pris isolément, favorisée par le développement des analyses automatiques
de corpus. Les patrons lexicaux fondés sur des associations privilégiées de
termes (ou collocations) trouvent ainsi leur place, comme faire une hypothèse
ou on peut supposer que) (Drouin, 2007 ; Gledhill, 2000 ; Tutin 2007 ; Williams,
1999). Le lexique est donc traité plus largement à travers une approche
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Énonciation et pragmatique
Outre les objets du discours scientifique, l’analyse linguistique interroge aussi
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ses dimensions énonciative et pragmatique, autrement dit le fait qu’on a affaire
à des énoncés universels, que le locuteur y imprime toutefois sa marque, que
le discours est tourné vers un auditoire et qu’il se construit à partir d’autres
discours. Les études qui s’intéressent à ces aspects prennent comme point de
départ des entrées linguistiques ou des fonctions pragmatiques (par exemple
l’évaluation, Moirand, 1995 ; Tognini-Bonelli et al., 2005 ; Vinck, 2007, p. 248).
Au niveau de son mode énonciatif, le discours scientifique se rattache au
discours théorique prototypique tel qu’il a été mis en évidence à partir des
typologies énonciatives de textes (Bronckart et al., 1985). Il se caractérise par
un effacement énonciatif : discours désembrayé et objectivant, il s’autonomise
par rapport à la situation où il a été produit (Philippe, 2002 ; Rabatel, 2004). Il
faut ajouter à cela qu’il a un mode mimétique spécifique, puisqu’il s’agit d’un
discours qui vise le vrai (Bronckart, 1985 ; Rastier, 2005).
L’approche énonciative est particulièrement active et notamment autour
des manifestations pronominales de l’auteur (ou self-mention) et de la part prise
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par le je ou le nous, le on, l’impersonnel (voir par ex. Hyland, 2002 ; Harwood,
2005 ; Fløttum, 2006) ou par l’actif vs. le passif (Tarone et al., 1981 ; Liddicoat,
1992). Le comptage des marques est central, il sert la comparaison entre les
disciplines et les cultures.
L’intérêt pour les pronoms personnels est tout à fait révélateur des débats
évoqués plus haut sur ce que l’on entend par rhétorique. Leur portée heuristique
est en effet limitée et pour le moins datée, lorsqu’il s’agit de prouver, par les
marques personnelles, que le discours scientifique n’est pas entièrement neutre
et objectif. De tels constats donnent lieu parfois à des interprétations qui
dépassent le cadre de l’analyse linguistique : est-il plus humble de dire je ou nous ?
Dire je permet-il d’être plus convaincant ? Dire je peut-il aider le scripteur ?7.
Autre limite plus problématique, la présence de marques personnelles ne
permet pas de caractériser le type de « personne » (Campbell, 1975) auquel on
a affaire dans le discours scientifique.
Le risque est d’entériner une opposition simpliste entre objectivité et
subjectivité, au détriment de l’objectivation et de la prise de position. Aussi
faut-il souligner l’importance d’analyser à la fois les formes de prise en charge
(ou « commitment ») et d’effacement énonciatif (Rabatel, 2004 ; Grossmann
& Rinck, 2004). Par exemple, l’impersonnel ne signifie pas une absence de
positionnement et au contraire même, il peut servir des assertions fortes (par
exemple, dans il est évident que). Les notions souvent citées d’attitude, d’ethos,
d’image de soi, de figure, de posture, de position, d’autorité (Campbell, 1975 ;
Ivanič, 1998 ; Hyland, 2002 ; Delcambre & Reuter, 2002 ; Rinck, 2006), notamment
utilisées dans une perspective didactique, gagnent ainsi à être travaillées dans
leur dimension linguistique, en termes de marques caractéristiques du discours
scientifique. Ces approches ont cependant à déterminer si elles maintiennent
isolées ou non la dimension persuasive du discours (prise au sens d’habileté
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du locuteur à se mettre en scène et à impliquer son auditoire) et la dimension
expositive liée aux objets de savoir8.
Certains phénomènes énonciatifs se révèlent ainsi particulièrement
intéressants pour analyser le statut épistémique des assertions, autrement dit les
nuances (« hedges ») et les renforcements (« boosters ») permettant d’établir
le certain et l’incertain, ou le possible et le probable (Liddicoat, 1997 ; Clemen,
1998 ; Hyland, 1998 ; Koutsantoni, 2004 ; Vold, 2008). À ce titre, les sources
du savoir (d’où le locuteur tient-il ce qu’il dit ?) sont essentielles. Deux vastes
champs abordent cette question dans le discours scientifique : 1) les études de
l’évidentialité (au sens d’« evidentality ») (Grossmann & Wirth, 2007) ; 2) les
études de la citation et des références à d’autres travaux et points de vue.
La citation est abondamment étudiée en raison de son rôle central dans
le discours scientifique et la construction des savoirs. Les mécanismes de
7 Sur ce point, voir le débat « expressiviste » dans les « Composition studies » (Donahue,
2007).
8 Voir la partie « rhétorique de la science ».
Revue d’anthropologie des connaissances – 2010/3 441
légitimité qui s’y jouent sont abordés en lien aujourd’hui avec la scientométrie à
travers l’autocitation (Hyland, 2003 ; Rakotonoelina, 2006 ; Fowler et al., 2007).
La citation doit être ici comprise au sens de référence avec nom d’auteur et
date car la citation au sens strict est rare. Comme le montrent les travaux se
basant sur le discours rapporté et la polyphonie (Boch & Grossmann, 2002 ;
Breivegga et al., 2002 ; Grossmann, 2002 ; Fløttum et al., 2006 ; Rinck, 2006), les
références à d’autres travaux empruntent des modes variés, englobants comme
quand il s’agit de désigner un champ (les études sur) et parfois même allusifs (il a
été montré que, on sait que).
Au-delà de la description formelle, il peut s’agir, comme pour les marques
personnelles, d’étayer les mécanismes de légitimité (Gilbert, 1977) ou de
s’intéresser à la construction des savoirs : le fond commun d’une discipline, la
preuve et la démonstration (Clark & Gerrig, 1990), la diversité des épistémologies
(Bondi & Silver, 2004 ; Fløttum, 2007). À cela s’ajoute un enjeu didactique, car
écrire à partir d’autres textes est une difficulté centrale pointée par les travaux
didactiques.
Les « hedges », les marqueurs évidentiels, les références à d’autres travaux
jouent un rôle important dans la visée argumentative des discours scientifiques.
Celle-ci est traitée dans de nombreuses études (Hyland, 1998 ; Lorgen
Jensen, 2000 ; Tognini-Bonelli et al., 2005 ; Dubreuil, 2006) et y compris en
diachronie (Crombie, 1994). Les travaux anglo-saxons menés dans le cadre des
« College Composition Studies » et de l’« English For Academic Purposes »
sont très productifs à ce niveau, en se rattachant à la tradition de la rhétorique
américaine. Le modèle CARS (« Create a Research Space ») de J. Swales (1990)
sur les introductions d’articles en est un bon exemple : il montre quelles sont les
étapes rhétoriques d’une introduction, qui permettent au chercheur de « créer
une niche » et de souligner le bien-fondé de la recherche qu’il présente.
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Outre leurs perspectives didactiques, les travaux sur l’argumentation
ouvrent à une analyse des relations interpersonnelles, en termes de rituels de
politesse et de polémiques (Myers, 1989 ; Lindeberg, 1998, Salager-Meyer et al.,
2004), et peuvent interroger, à partir des marques de consensus et de conflit,
la stabilité des savoirs acquis et les débats au sein d’un champ (Tognini-Bonelli
et al., 2005).
La comparaison disciplinaire est à ce titre tout à fait prometteuse, en
permettant d’analyser les « styles » (Duszak, 1994, 1997) de recherche et la
diversité des modèles épistémologiques. Les disciplines sont ainsi conçues
comme des manières de dire indissociables de manières de faire la recherche et
de manières de penser (Berkenkotter et Huckin, 1995 ; Carter, 2007). L’analyse
linguistique des différences disciplinaires ouvre aussi des perspectives pour
l’étude de types d’approches, par exemple plus théoriques ou plus empiriques
(MacDonald, 1989).
442 Revue d’anthropologie des connaissances – 2010/3
CONCLUSION
Le rôle central du discours dans l’activité scientifique a été mis en évidence dans
le cadre des études sociales de la science et ce constat se rattache aujourd’hui
à celui de l’importance du discours pour l’étude de la cognition et de l’action
humaine. Contrairement à l’analyse de la langue, les analyses du discours
envisagent la langue à travers les pratiques sociales et culturelles où elle est
en usage et mettent en particulier l’accent sur la dimension intersubjective du
discours et sur le sens comme négociation.
L’analyse linguistique des discours scientifiques peut se porter sur des entrées
formelles ou sur des fonctions pragmatiques. Elle a pour intérêt d’identifier
des patrons récurrents (comment formuler une hypothèse ? Par quels moyens
linguistiques asseoir la légitimité de ses propos ?). Par ailleurs, lorsque son objet
est le discours, elle permet d’étayer, à travers le fonctionnement linguistique, les
questions propres aux études de la science sur les dimensions institutionnelles,
sociales et cognitives de l’activité scientifique et les normes qui la régulent.
L’analyse linguistique du discours scientifique est appelée à intervenir dans
des domaines porteurs, comme la scientométrie, qui traite de la qualité et de
la visibilité des productions notamment à partir des citations, la recherche
documentaire pour la cartographie de l’information scientifique, la didactique,
avec pour objectif de développer des aides à la lecture et à la rédaction en
langue maternelle et en langues étrangères. Ces différents domaines interrogent,
chacun à leur manière, la mise en relation entre la matérialité linguistique et
sémiotique du discours scientifique et ses enjeux de connaissance ; cette mise
en relation peut être appréhendée de diverses manières et c’est ce que nous
voudrions montrer en guise de bilan.
Une première opposition peut être signalée entre les approches qui
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envisagent les connaissances en termes statiques et celles qui sont attentives à
la dynamique de leur construction. Ainsi, l’objectif d’établir une ontologie des
connaissances à partir d’une extraction de concepts dans les textes ne doit pas
masquer la diversité des « cultures » nationales ou disciplinaires, la diversité
des usages d’un même terme et des réseaux de sens dans lesquels il est pris
ou à l’inverse la pluralité de concepts utilisés de manières parfois très proches.
L’analyse des concepts dans les textes et dans l’intertexte plutôt qu’à travers
des termes pris isolément est à ce titre heuristique.
Une autre dimension sur laquelle doivent se positionner les études est
celle de l’échelle à laquelle sont observées les formes de la production
scientifique. Les interactions ordinaires entre chercheurs sont particulièrement
intéressantes pour cerner la production située et collective de connaissances
mais le fait de l’aborder de manière locale ne permet pas d’analyser par exemple
la construction des consensus de manière plus globale, dans un champ et dans
le temps. Il importe donc de combiner plusieurs approches quant aux réseaux
de textes et d’acteurs pris en compte.
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par des chercheurs et les discours dans lesquels circulent les productions
scientifiques ou qui les prennent pour objet pourraient permettre d’étayer ces
réflexions, par exemple à travers la question de savoir ce qui, dans ces discours,
sert l’administration de la preuve.
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RESUMEN : ANÁLISIS LINGUÍSTICO DE LOS ASPECTOS COGNITIVIS
DEL DISCURSO CIENTIFICO