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Parler pour dominer : pratiques verbales exotériques et

ésotériques dans la lutte sénégalaise


Abdoulaye Keïta
Dans Corps 2018/1 (N° 16), pages 127 à 136
Éditions CNRS Éditions
ISSN 1954-1228
ISBN 9782271119681
DOI 10.3917/corp1.016.0127
© CNRS Éditions | Téléchargé le 03/07/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.104.63.115)

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Parler pour dominer :
pratiques verbales exotériques
et ésotériques dans la lutte sénégalaise
Abdoulaye Keïta

Aussi longtemps que l’on remonte aient eu une claire conscience ainsi que
dans l’histoire des activités humaines, de ces différentes ramifications qui, sur le
la dimension artistique a toujours été plan du spectaculaire, n’ont rien à envier
une donnée déterminante dans les para‑ aux plus grandes exhibitions scéniques.
mètres d’évaluation des compétences Sur le plan culturel cependant, au sens de
des uns et des autres et ce, dans tous les la préservation et de la fructification d’un
domaines. Ainsi, les activités culturelles, patrimoine, les choses ne sont pas si posi‑
cultuelles et coutumières qui, par leur tives en raison d’une énorme subversion
caractère d’habitus se sont muées en assez négative. Au discours poétique de
patrimoine immatériel, en sont les mani‑ l’autoglorification a succédé un échange
festations les plus emblématiques. Il en d’invectives et de menaces. Les hommes
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est de même dans la lutte sénégalaise, des médias – d’un type très particulier,
véritable phénomène de société de la fin appelés communicateurs traditionnels
du xxe siècle et dont la courbe ascendante et préposés à l’animation des différentes
ne semble pas être sur le point d’atteindre joutes – déplorent souvent une sorte de
le cran d’inflexion, près de deux décen‑ déviation, de perversion, véritable révo‑
nies dans le siècle suivant. Sa popularité lution dans les rôles et les pôles. D’abord,
et son succès semblent se renouveler ou la lutte qui aurait dû, elle-même, décider
se régénérer en fonction de la fougue de la gestion des confrontations par le
caractérisant la jeunesse de chaque géné‑ système de tournois, s’incline devant des
ration qui la découvre. S’il en est ainsi, affiches dictées par une féroce logique
il faut avouer (admettre) que l’effet commerciale. Ensuite, toute la parade
show-biz combiné à l’inventivité d’ingé‑ cérémonielle qui devait se passer dans
nieurs du spectacle d’un genre nouveau l’arène et faire la promotion de tel ou tel
– les fameux promoteurs de combats – y combat a migré vers les plateaux de télé‑
ont joué une partition dont il n’est pas visions ou les salles de spectacle de cer‑
certain qu’au début de l’aventure, ils tains grands hôtels.

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Dans ce sport, comme dans tous les trait de caractère, le lutteur seereer ne
autres sports de contact ou de confron‑ chante point ses louanges dans l’arène.
tation, on cherche d’abord à dominer. Si, Il y danse son courage et sa beauté dans
prosaïquement, la victoire physique est des figures les plus accordées et y expose
celle recherchée, il en existe une autre qui, son génie dans des prouesses les plus
elle, est plutôt artistique voire morale. La admirées. » Quelles sont les ressources de
confrontation physique, bien que fina‑ la parole dont disposent les acteurs pour
lité inéluctable, est l’aboutissement d’un prendre l’ascendant sur leurs adver‑
processus dont les motivations sont à saires ? Quelles stratégies sont utilisées
chercher dans les tréfonds des traditions pour maximiser l’effet de ces ressources
sénégalaises1 voire de la doxa. Un lutteur, orales ? Deux aspects coexistant dans
sur le terrain de la recherche, ne nous ce domaine, l’apparent et le caché, quel
disait-il pas « la lutte est danse et chant ». appoint peut apporter cette étape incan‑
A. Faye (2016 : 200) confirme cette affir‑ tatoire dans le processus vers la maîtrise
mation : « L’orgueil inentamé étant son de l’adversaire ?

Au début était le défi


L’on a assez expliqué les raisons nécessité d’affrontement entre deux
« génétiques » (Mbuub, 1985 ; Faye, 2005 ; athlètes. Il faut cependant remonter très
Keïta, 2014) qui font de l’affrontement et loin dans l’idéologie de ces peuples pour
du défi un ressort même de l’évolution trouver une explication à cette pratique
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de l’être humain. Si, dans l’aire séné‑ devenue traditionnelle voire rituelle. Ce
gambienne, la lutte était liée aux activités défi est absolument oral et s’intègre dans
agricoles parce qu’elle s’organisait après une mise en scène à dominante chorégra‑
les récoltes, il a été démontré, particuliè‑ phique, le bàkku, poésie d’auto-louange,
rement dans le milieu seereer (Augeron, d’autoglorification, d’auto-panégyrique,
Bonnifait, Faye, Ndiaye, 2016) que le tout d’auto-exaltation que le lutteur scande
commençait par les jeux d’enfants. Les d’abord et déclame ensuite dans l’arène
jeunes cultivateurs ou bergers, dès qu’ils pour se mettre en valeur devant un
avaient un moment de libre, cherchaient adversaire réel ou potentiel2. Tout ce
à se mesurer pour éprouver leur force. processus est expliqué par Kesteloot et
Dans la lutte sénégalaise, le défi, image- Dieng (1998 : 60) qui en contextualisent
type de la représentation de cette pra‑ la naissance : « Les guerres tradition‑
tique dans l’imaginaire de cette société nelles obéissent à une sorte de rituel,
sénégambienne en général mais wolof allant du conflit à la fête de la victoire.
en particulier, est une étape importante (…) L’armée se compose au cours du xas
dans le processus de validation de la ou veillée d’armes. (…) En effet le xas

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est une cérémonie de danse, de chants densité n’est pas loin de créer parfois une
et de déclamation. (…) C’est un poème sorte d’hystérie collective, tellement le
déclamé où le guerrier lance un défi à lutteur-poète aura réussi à faire vibrer les
des adversaires précis. Ce type de dis‑ cordes sensibles d’une foule qu’un long
cours s’énonce encore aujourd’hui dans passé a moulée dans ce système où l’exal‑
certaines manifestations de la société tation poussée à son paroxysme parti‑
wolof. » cipe du sentiment d’appartenance à cette
Ces manifestations sont principalement communauté. À ce moment, la création
celle de la lutte et tout le cérémonial qui de l’athlète-poète n’est pas très différente
l’accompagne. L’intensité dramatique iné‑ de la littérature courtoise du xvie siècle en
galée qui ponctuait ces joutes (à la veille France. Il y a une recherche particulière
des guerres) se voit transférée et trans‑ d’élégance dans la prestation. Il faut être
formée en communion émotive dont la un artiste, un ndaanaan3, en wolof.

Affaire de ndaanaan « gentleman »


L’esprit de cet article peut être résumé Mayewuma, damay jaay / Ku amul doole,
par le titre d’un texte de Marubba Fall4, dellul sa kër yaay laaj njegenaay / Walla
baat biy daan mbër (« le mot (ou le pro‑ nga tooge nee, jigéen ñeey sa moroom ! / Ku
pos) qui fait tomber (chuter) un lut‑ dëkk ku la mën, da lay duma daan5. Ce qui
teur »). Cela a été dit au début, la finalité donne littéralement : « Je suis le maître
de la confrontation est la chute de l’un de la nuit (à la belle étoile) / Celui qui
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des acteurs. Dans la conscience de la en veut n’a qu’à acheter ou demander
société dont la lutte constitue un élé‑ (quémander) / Je n’offre pas, je vends
ment fondamental du patrimoine cultu‑ / Celui qui n’a pas de force n’a qu’à
rel, ce serait une erreur de n’y voir que retourner chez lui demander un oreiller
l’aspect sportif ou celui d’une débauche (et se coucher) / Ou bien qu’il se mette
d’énergie. Le combat en lui-même est du côté des femmes, ses égales ! / Celui
une sorte de clôture, d’apothéose. Tout qui défie plus fort que soi se fait se fait
l’intérêt du phénomène se trouve dans tabasser et terrasser. »
le rituel entourant la confrontation phy‑ Il ne s’agit pas seulement de fanfa‑
sique. Dans le texte cité ci-dessus, l’au‑ ronner mais de dire ce que la foule veut
teur met en scène un grand champion entendre (comprendre et accepter). Et
de lutte, devenu idole de sa localité et la réponse jaillit comme une réplique :
dont un jeune homme veut prendre la la foule acquise à sa cause lui répond :
place. Voici comment il chantait son Guddi gi ba tey yaay boroom / Sunkañ-
hymne : Guddig tëddd-Biti may boroom Sunkañ, làmb ji amagoo fi moroom « Cette
/ Ku ci bëgg dangay jënd mba nga ñaan / nuit, tu en es le maître / Sunkagne

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Sounkagne, tu n’as pas encore ton égal parole peut avoir une valeur performa‑
dans l’arène ». Et comme il est emporté tive et savoir bien parler, c’est exister en
par son assurance, il reprend : Guddi homme du monde et ce pouvoir de la
gi maay boroom / Te mayewuma, damay parole ressurgit même dans la littérature
jaay ! « Cette nuit, j’en suis le maître / Et écrite. C’est à ce propos, qu’il faut peut-
je ne donne pas, je vends ! » Son adver‑ être lire Karim, roman sénégalais6 de Ous‑
saire, jeune prétendant, qui ne manque mane Socé pour prendre la mesure du
pas de répartie, de répliquer : Jënduma te goût du sénégalais pour la vie mondaine.
ñaanuma, damay siif ! « Je n’achète pas et Aujourd’hui, ndaanaan a le sens restreint
je ne demande pas, j’arrache ! » Dans ce d’artiste. Mais, comme le montrent les
vif échange, le pouvoir de dominer est définitions précisées dans les notes, dans
contenu dans les mots, des mots inci‑ chaque domaine de la vie, quelqu’un
sifs, péremptoires mais surtout très sen‑ peut se sentir et se proclamer ndaanaan,
sibles. La question n’est pas de répondre artiste au sens très large du terme. Ainsi,
pour la forme, mais comme dans la dans la lutte sénégalaise, le pratiquant
plupart des sports de combat, d’utiliser ne se préoccupait pas que de confronta‑
la force de l’adversaire pour le désta‑ tion physique. La victoire sur un adver‑
biliser d’abord, le dominer ensuite. Au saire n’était pas le seul gage de succès et
« propriétaire » qui ne donne pas et veut de renommée. Il fallait avoir un talent
« vendre » chèrement, on signifie qu’on confirmé d’animateur. Danser étant
n’achète pas, mais qu’on lui arrache sa presque à la portée de chaque lutteur, il
« propriété ». Il a élevé la barre très haut fallait pouvoir aussi s’exprimer, et avec
et on le « coiffe au poteau ». C’est finale‑ la manière, pour s’assurer l’adhésion de
ment le jeune prétendant qui l’emportera la foule en général et de ses supporteurs
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à l’issue d’un combat homérique dont les en particulier. Ce texte de Momar Cissé
prémisses ont été éloquentes en matière (2009 : 342) peut être considéré comme le
d’art de la parole. Dans cette culture la manifeste du lutteur virtuose du bàkku :

Man rafet naa Moi, je suis beau


Tabe naa Je suis généreux
Yéwén naa Je suis charitable
Àttan naa Je n’hésite pas à donner
Lu ma am maye ko Je fais cadeau de toute ma fortune
Janq man Je suis aimé des jeunes filles
Caga man Je suis aimé des divorcées
Jeeg man Je suis aimé des dames
Njagamaar bu ma séen Toute jeune dame qui m’aperçoit
Dootul dem Est comme hypnotisée
Góor ñi sax Même les garçons
Dañu maa xaw nob Sont un peu amoureux de moi.

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Parler pour dominer

Dans la forme comme dans le fond, d’improvisation, ce dernier sera très mal
cette auto-louange aurait pu être celle du parti. Si dans le rituel d’avant combat,
Samba Linguère que le personnage princi‑ pour satisfaire le public de supporters
pal du roman de Socé incarne : généro‑ ou d’amateurs, il est fait recours à la
sité, prodigalité, élégance, galanterie et poésie orale traditionnelle dans laquelle
surtout exubérance et ostentation dans les critères de généalogie et de palmarès
la manière de donner. Qu’en sera-t‑il du sont assez déterminants, il n’en demeure
lutteur qui aura déclamé ce texte devant pas moins que la lutte sénégalaise est
un public acquis à sa cause ? Si l’adver‑ profondément mystique et donc réserve
saire ne montre pas la même capacité une place très importante à l’ésotérique.

L’ésotérisme : le religieux et le sacré


pour proférer la parole dominatrice

Les paroles que le bàkk profère appar‑ exprimés par l’incantateur s’investissent
tiennent au domaine du profane. Il s’y dans le pouvoir magique qu’on prête
glisse cependant des paroles « secrètes » aux mots dont la qualité rythmique qui
dont l’effet transcende l’animation. participe davantage à la magie sugges‑
Quand Maam Gorgi Njaay dit « Saalaali tive et participative, est beaucoup plus
Yéen », c’est pour neutraliser tous les flux prononcée que dans la prière. »
négatifs pouvant venir à la fois du mau‑ Ces incantations existent en quantité
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vais œil et de la mauvaise langue. Ce importante dans la lutte. Par ailleurs
sont des incantations qu’Ibrahima Sow elles constituent une donnée déter‑
(2009 : 218) définit ainsi : « L’incantation minante, parfois essentielles dans un
est une prière magique. Ensemble de domaine comme celui de la médecine
paroles ou même généralement de mots traditionnelle. Les sociétés de culture
parfois incompréhensibles, l’incantation orale conservent beaucoup de savoirs
par rapport à la prière a une fonction dans leurs pratiques rituelles et folklo‑
impérative, contraignante beau­coup riques et la forme incantatoire participe
plus marquée de commandement aussi de la technique de mémorisation.
des forces ou des êtres. (…) Le carac‑ On peut prendre en exemple les paroles
tère hermétique est également un cri‑ que les Subalbés prononcent pour maîtri‑
tère trop commode de différenciation ser certains animaux aquatiques comme
d’avec la prière. La nomination, l’appel le crocodile, les formules du chasseur
et la contrainte qui engagent ou plutôt mandingue pour éviter les redou‑
“contraignent” les puissances à l’obéis‑ tables vengeances de l’esprit du gibier
sance ou à la satisfaction des désirs qu’il abat, les précautions oratoires du

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tradi-praticien qui va récolter nuitam‑ français, et un peu en chrétien ; mais je


ment les racines de certaines plantes. sentais toujours en sérère… les esprits
L’incantation la plus popularisée est de l’animisme et le Dieu catholique,
celle du simb7, le jeu du faux lion où avec ses anges et ses saints, vivaient
un initié « dompte » l’acteur principal à en bonne intelligence chez moi9. » Il y
l’aide d’un jat8 : a, cette fois dans l’arène de la lutte, cet
autre texte que le lutteur peut greffer à
Saalaali Muhamet son discours d’auto-louange :
Waalaali Muhamet
Sakajaa makajaa Subana jinne
Bul jaar ci kenn Subaana dëmm
Jaaral ci man ndeyu daaba yi Subaana kayaaffi
Maay sêtu Timoori ak Tamoori Subaana njuuma
Wa barak barak Subaana làmmiñu doomi Adama Njaay
Wa bantum bantum Këlfun malfun
Yaw Njaay, man Njaay Kër bep kërari bep
Yaw daaba, man daaba Jekkileen, jog naa (Partez, je suis levé)
Te daaba du laal moroomu daabaam…
Ayee jinne, L’enjeu dans l’arène étant de neutrali‑
Aayee sababu jinne ser l’adversaire, il y a ainsi des formules
de ce genre à réciter. Cette déclama‑
Ce texte est pratiquement intradui‑ tion est servie par une forte mise en
sible. Il commence cependant par le scène qui peut tourner essentiellement
salut au prophète Mahomet et se ter‑ autour du brandissement du seeŋoor ou
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mine par l’évocation des djinns (être du jajj10. L’énumération fait la revue
surnaturel, invisible à l’homme auquel des différents types de génies malé‑
il peut se manifester sous différentes fiques comme jinne (djinn), dëmm (per‑
formes et à l’égard duquel il peut être sonne qui aurait des dons de vampire,
bon ou méchant, JLD 121). Il traduit, agissant à distance ; sorcière, JLD 100),
si besoin est, un ancrage à la fois dans Kayaaffi (genre de mauvais génie qui
l’Islam et dans la religion originaire du ne fait que du mal), njuuma (diablotin,
terroir. C’est dire le syncrétisme de cette JLD 259). Les identifier et les nommer
société. Senghor résumant la forma‑ confère le pouvoir de les conjurer donc
tion de sa personnalité permet de voir d’exorciser. C’est cela l’un des aspects
combien les sociétés négro africaines, de l’imaginaire de ces sociétés. Les sorts
en général, sénégalaise, en particulier, restent efficaces tant qu’ils demeurent
évoluent dans un mélange de dogme : secrets, une fois éventés, ils deviennent
« Quand je suis allé à la Mission catho‑ inopérants. En les apostrophant comme
lique de Ngasobil, en 1914, je pensais le fait le lutteur ici, il les renvoie comme
déjà en wolof. Un an après, je pensais en l’exprime le dernier verset « partez ! ».

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Parler pour dominer

Leur complot est dévoilé et leur projet renseigne sur l’écartèlement idéolo‑
de nuire tombe à l’eau. Ces incantations, gique dans lequel sont plongées ces
jat11 (ou leemu) en wolof, peuvent être sociétés où une religion « impérialiste »
formulées ou proférées selon plusieurs est venue remplacer celle du terroir et
étapes avec des degrés divers d’effi‑ cela semble plus rassurant pour l’imagi‑
cience. Selon Umar Abdul Joop, vieux naire de vivre dans la symbiose de deux
cuballo, né en 1935 à Saldé (Matam), croyances, l’ancienne et la nouvelle. Si
préparateur mystique de lutteurs, il la protection est un préalable qui agit
s’agit d’un arsenal mystique que doit comme un vaccin, il y a aussi des pro‑
posséder tout lutteur dans sa période pos dont la visée est d’agir sur leur
de compétition. La première assure destinataire. Il faut non seulement neu‑
une protection en tout temps tout lieu, traliser comme cela a été dit plus haut
le lutteur n’étant pas seulement visé mais aussi affaiblir voire détruire. Parler
dans l’arène, de potentiels adversaires pour dominer son vis-à-vis, commence
peuvent guetter la moindre occasion pour le lutteur, par l’entrée dans l’arène.
pour annihiler toutes ses défenses. Il On franchit une sorte de champ magné‑
faudra prononcer par exemple (d’après tique tout à fait imaginaire, virtuel où
le vieux Joop) ces formules à dominante la conscience peut se représenter toutes
pulaar : sortes de pièges, des plus évidents aux
plus sournois. Une fois dans ce champ,
Bissimilahi toute la mise en scène chorégraphique
An nabi saake peut n’être qu’un prétexte pour réciter
Duntun saake toutes les incantations « recomman‑
Feere tayyi feere dées ». À cet instant, l’individu le plus
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Feere foo fewji dun proche de l’athlète est celui préposé à
Fewde am l’administration et à la gestion de la
Alla saaki « batterie » mystique. Vient ensuite iné‑
An nabi saaki vitablement le moment où l’on est face
Illa feere à l’adversaire. À cet instant précis aussi,
Feere nde pewdi mo il y a des incantations et d’autres propos
Fewdee moodou moins ésotériques peuvent « agrémen‑
Moolate to edo koyemoo don ter » cette pré-confrontation. L’action
de se jauger, motif premier de la lutte,
Tous les chercheurs butent sur le est une donnée permanente tant qu’une
caractère hermétique12 de ces formules. chute (ou un hypothétique résultat nul)
L’informateur lui-même donne une ne vient pas signifier la fin du combat.
acception générale mais ne peut, sur Le lutteur peut, d’après le préparateur
le plan sémantique, donner le sens mystique, se rendre invisible en agi‑
des propos. Deux termes reviennent tant les mains devant l’adversaire et en
Nabi (le prophète) et Alla (Dieu). Cela criant silaamun salaamun. Dans la presse

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(en ligne surtout) les lendemains immé‑ l’incantation que nous venons de citer
diats de combats font état des témoi‑ doit se dire au moment où le soleil se
gnages de vaincus (et pour cause !) assez couche. Il y a beaucoup d’autres détails
renversants où ils certifient que leur qui suscitent l’énervement des specta‑
tombeur est devenu invisible dès que teurs mais auxquels les lutteurs prêtent
l’arbitre a sifflé le début des hostilités. une grande attention. Parfois, lors de
Le combat de lutte commence par ces léewaatoo, bizarrement les deux lut‑
le léewaatoo13, les lutteurs balancent les teurs se dirigent inexorablement vers le
bras, sans vraiment se toucher. Chacun même côté jusqu’à buter sur les sacs qui
attend une attaque venant de l’adver‑ délimitent l’aire de combat. Il y aurait
saire. Cette séance peut être longue là aussi une explication : aller vers le
au point de déclencher les sifflements côté opposé exposerait au fluide néfaste
du public ou un avertissement de d’une incantation. Les incantations sont
l’arbitre. Cet instant peut être surtout nombreuses avant l’accrochage sérieux
mis à profit pour proférer des incan‑ et le déclenchement du pugilat. On peut
tations, crachoter dans ses mains et citer à titre indicatif les formules qui
essayer ainsi d’atteindre l’adversaire annihilent le sort que l’adversaire vous a
en soufflant dans sa direction. Une jeté, il y a celles qui lui « tiennent les bras
observation assez attentive peut faire (takk) », c’est-à-dire qui l’empêchent de
remarquer que lors de cette séquence, vous frapper sérieusement (la victoire
les lèvres bougent. L’un des lutteurs peut intervenir par KO). Il faut ajou‑
peut par exemple dire en ayant au pré‑ ter pour terminer que ces formules ne
alable désigné le rouge du soleil cou‑ servent pas seulement la lutte même
chant : Bissimilaay woddeere / Arahmaani si les « combattants » en usent et en
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woddeere (…) / Miin (Kari) dadimo / So abusent accessoirement. Une personne
wonoko firti wodere / Firtataa kam miin qui mène des activités illégales, comme
kaari. Cela veut dire en substance : « au l’importation de marchandises fraudu‑
nom de Dieu… le très miséricordieux… leuses, peut y avoir recours pour passer
Moi untel (kaari) / Si personne n’at‑ au nez et à la barbe des soldats de l’éco‑
trape le soleil, que personne ne m’at‑ nomie que sont les agents des douanes.
trape, moi, untel ». On peut dire avec ce dernier exemple
Et on comprend aussi pourquoi les que la lutte mène vraiment à tout parce
organisateurs ont beau annoncer que que l’athlète qui ne fait plus de compé‑
le combat débute à 17 ou 18 heures, tition peut se reconvertir et les connais‑
il ne commence, en fait, jamais avant sances ésotériques (acquises en tant que
le crépuscule. La raison est simple, lutteur) peuvent toujours ­servir.

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Parler pour dominer

Conclusion
La lutte, quoiqu’on en ait dit, l’adversaire. Outre le genre poétique
conserve un enracinement originaire, emblématique qui identifie ce sport au
mais certainement a évolué avec des Sénégal, le bàkku ou tout autre chant (de
fortunes diverses. Au Sénégal où la fin femmes par exemple chez les seereer)
du xxe et le début du xxie siècles l’ont magnifiant les prouesses athlétiques
hissée à des sommets jamais imaginés, pour donner au compétiteur de l’ascen‑
elle déplace les lieux de confrontation dant sur son vis-à-vis, il importe de tenir
et de rivalité vers de nouveaux espaces compte de l’aspect ésotérique associé à
différents de ceux jadis réservés à des cette poésie qui le met en scène et qui se
questions beaucoup plus géopolitiques, manifeste sous forme d’incantations où
comme la monarchie avec son lot de les athlètes cherchent chacun à dominer.
guerres d’émancipation ou d’exten‑ .Dans beaucoup de sociétés, des tribuns
sion, l’enjeu d’alors étant la conquête ont accédé au pouvoir grâce à la force de
de l’espace territorial. Dans le pays la parole et aux choix d’un discours qui
seereer où elle a même eu à interférer galvanise. Le public adhère presqu’im‑
sur le système d’alliances au plus haut médiatement au discours de qui sait le
sommet du pouvoir14 elle constitue haranguer. C’est ainsi qu’il faut com‑
une solide tradition. Ce qu’il faut pré‑ prendre A. Faye (2016 : 200) parlant du
ciser c’est que dans cette communauté, lutteur : « Sa performance fascine et son
d’après le chercheur traditionniste Issa talent, fécondé par le regard admiratif
Laye Thiaw15, elle relèverait d’un acte des foules, que lui-même regarde, est
de foi. Quand Dieu accordait aux gens magnifié par la parole chantée pour lui
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la bonne santé et un bon hivernage, les tisser une couronne de champion ».
populations sentaient comme une obli‑
gation le fait d’organiser des tournois
de lutte. Dans l’imagerie populaire, Notes
on a pensé qu’un village qui n’organi‑
sait pas de tournoi de lutte verrait ses 1. Il faut chercher dans le discours épique (et il
prochaines récoltes mauvaises (cer‑ y a beaucoup d’épopées au Sénégal) où la veillée
d’armes précédant une bataille était l’occasion
tainement pour n’avoir pas accompli d’entonner un discours du défi, de la valorisation
cette action de grâces en organisant un et de l’exaltation.
championnat local)16. 2. Lors de match de catch ou avant une ren‑
contre de rugby, le fameux « aka » des néozé‑
Il ressort cependant des diverses
landais.
investigations dans ce champ, que plus 3. ndaanaan b- [nda : na : n] Homme élégant
que partout ailleurs, dans cette culture dans un look traditionnel ; B.C.B.G. d’après le dic‑
de l’oralité et cette idéologie de la reli‑ tionnaire de JLDiouf, p. 239. Pour Fal/Doneux/
Santos : Personne de culture et de comportement
gion du terroir, les enjeux sont autres ancrés dans la tradition, p. 150. NB : par la suite,
que la simple victoire par défaite de dans le texte ou les notes ces deux dictionnaires

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Corps no 16, 2018

seront signalés par JLD ou FDS suivi du numéro Bibliographie


de page de la référence.
4. Il s’agit de son premier (et provisoi‑
rement unique) ouvrage en wolof : Yobbalu Augeron M., Bonnifait F., Faye A., Ndiaye
ndaw (Viatique pour un jeune), Dakar, O.S.A.D. R. 2016, Voyages en pays seereer, Gestes Édi‑
2009. tions, La Rochelle.
5. Marubba Faal, op. cit. p. 22.
6. Socé Ousmane. Karim : roman sénégalais, Cisse M. 2010, Parole chantée et communication
Nouvelles éditions latines, 1948. sociale chez les Wolof du Sénégal, Éditions
7. simb [simb] v.i. 1. Organiser un jeu de L’Harmattan.
faux-lion. 2. Enrager ; se comporter comme un
lion enragé. 3. Jouer le rôle de faux-lion. Jeu tra‑
Doutté E. 1908, Magie et religion dans l’Afrique
ditionnel où un homme se tatoue le visage en lion du Nord, Alger.
(JLD) Faye A. 2005, « Performance et variabilité
8. jat [jat] v.t. Charmer par des incantations
en pays seereer, l’exemple des chants de
pour éloigner ou rendre inoffensif. (JLD)
9. Rapporté par le Pr N’Tji Idriss Mariko, « Vie culture – A kim o njoom », dans Dauphin-
et œuvre de Senghor », dans Annales de la Faculté Tinturier A – M & Derive J. (éd.), Oralité
des Lettres de Bamako, revue en ligne, http:// africaine et création Paris, Karthala « Tradi‑
revues.ml.refer.org/index.php/recherches/index,
n° 1 (consulté le 11/08/2017) tion orale », pp. 363‑374.
10. Ce gris-gris, qui se présente sous la forme Faye A. 2016, « La lutte traditionnelle seereer :
d’une longue ceinture ou d’une cordelette et une scénographie du corps et de la parole »,
qui se brandit à l’aide des deux bras au-dessus
de la tête a aussi une tradition : elle aurait
Ziguinchor, Les cahiers du CREILAC, n° 1,
été remise par le lutin (sorte de génie qui a la Revue Interdisciplinaire de Lettres, Arts et
manie d’agresser les gens en certains endroits Sciences Humaines, pp. 189‑208.
et à certains moments en les forçant de à l’af‑
Keïta A. 2014, « Le Religieux et le magique
fronter à la lutte) qu’un jeune berger aurait ter‑
rassé. au service de l’exhortation dans la poésie
11. jat (verbe transitif) Charmer par des incan‑ orale wolof », dans Etudes sahéliennes,
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tations pour éloigner ou rendre inoffensif. (JLD :
Faculté des Lettres, Université Abou Mou‑
162)
12. C’est en raison de cet hermétisme que cet mouni, Niamey.
article ne pourra contenir toutes les incantations Kesteloot L. et Dieng B. 1998, Les Épopées
recueillies. Il ne sert à rien de les reIever si leur d’Afrique noire, Paris, Karthala.
sens ne peut être donné.
13. Se dit de deux lutteurs qui se cherchent, se Mariko N. I. « Vie et œuvre de Senghor »,
mesurent avant de s’attaquer, JLD, 200. dans Annales de la Faculté des lettres de
14. Voir Faye, Amade, 2016, La route du pou- Bamako, article en ligne http://revues.
voir en pays seereer. De l’ancêtre-arbitre au Cheva-
ml.refer.org/index.php/recherches/index,
lier gelwaar. Paris, IFAN-Karthala, pp. 33‑87. Une
princesse gelwar (mandingue), Téning Joom, n° 1 (consulté le 11/08/2017).
tomba amoureuse d’un seereer champion de lutte, Mbuub S. 1985, « Défi, bravade et antago‑
Bugar Biram-O-Ngoor. Tous les enfants issus de
nisme dans la littérature wolof », dans Bul-
ce couple aux débuts problématiques furent des
princes qui régnèrent letin des études africaines de l’INALCO (9),
15. Issa Laye Thiaw a fait des recherches Paris, pp. 53‑81.
concernant toutes les communautés seereer. Il est Sow I. 2009, Divination, marabout, destin,
auteur notamment de La femme Seereer (Sénégal),
Paris, L’Harmattan, 2005. aux sources de l’imaginaire, Dakar, IFAN,
16. Entretien du 20/08/2016. Ch. A. Diop.

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