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Aussi longtemps que l’on remonte aient eu une claire conscience ainsi que
dans l’histoire des activités humaines, de ces différentes ramifications qui, sur le
la dimension artistique a toujours été plan du spectaculaire, n’ont rien à envier
une donnée déterminante dans les para‑ aux plus grandes exhibitions scéniques.
mètres d’évaluation des compétences Sur le plan culturel cependant, au sens de
des uns et des autres et ce, dans tous les la préservation et de la fructification d’un
domaines. Ainsi, les activités culturelles, patrimoine, les choses ne sont pas si posi‑
cultuelles et coutumières qui, par leur tives en raison d’une énorme subversion
caractère d’habitus se sont muées en assez négative. Au discours poétique de
patrimoine immatériel, en sont les mani‑ l’autoglorification a succédé un échange
festations les plus emblématiques. Il en d’invectives et de menaces. Les hommes
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Dans ce sport, comme dans tous les trait de caractère, le lutteur seereer ne
autres sports de contact ou de confron‑ chante point ses louanges dans l’arène.
tation, on cherche d’abord à dominer. Si, Il y danse son courage et sa beauté dans
prosaïquement, la victoire physique est des figures les plus accordées et y expose
celle recherchée, il en existe une autre qui, son génie dans des prouesses les plus
elle, est plutôt artistique voire morale. La admirées. » Quelles sont les ressources de
confrontation physique, bien que fina‑ la parole dont disposent les acteurs pour
lité inéluctable, est l’aboutissement d’un prendre l’ascendant sur leurs adver‑
processus dont les motivations sont à saires ? Quelles stratégies sont utilisées
chercher dans les tréfonds des traditions pour maximiser l’effet de ces ressources
sénégalaises1 voire de la doxa. Un lutteur, orales ? Deux aspects coexistant dans
sur le terrain de la recherche, ne nous ce domaine, l’apparent et le caché, quel
disait-il pas « la lutte est danse et chant ». appoint peut apporter cette étape incan‑
A. Faye (2016 : 200) confirme cette affir‑ tatoire dans le processus vers la maîtrise
mation : « L’orgueil inentamé étant son de l’adversaire ?
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est une cérémonie de danse, de chants densité n’est pas loin de créer parfois une
et de déclamation. (…) C’est un poème sorte d’hystérie collective, tellement le
déclamé où le guerrier lance un défi à lutteur-poète aura réussi à faire vibrer les
des adversaires précis. Ce type de dis‑ cordes sensibles d’une foule qu’un long
cours s’énonce encore aujourd’hui dans passé a moulée dans ce système où l’exal‑
certaines manifestations de la société tation poussée à son paroxysme parti‑
wolof. » cipe du sentiment d’appartenance à cette
Ces manifestations sont principalement communauté. À ce moment, la création
celle de la lutte et tout le cérémonial qui de l’athlète-poète n’est pas très différente
l’accompagne. L’intensité dramatique iné‑ de la littérature courtoise du xvie siècle en
galée qui ponctuait ces joutes (à la veille France. Il y a une recherche particulière
des guerres) se voit transférée et trans‑ d’élégance dans la prestation. Il faut être
formée en communion émotive dont la un artiste, un ndaanaan3, en wolof.
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Sounkagne, tu n’as pas encore ton égal parole peut avoir une valeur performa‑
dans l’arène ». Et comme il est emporté tive et savoir bien parler, c’est exister en
par son assurance, il reprend : Guddi homme du monde et ce pouvoir de la
gi maay boroom / Te mayewuma, damay parole ressurgit même dans la littérature
jaay ! « Cette nuit, j’en suis le maître / Et écrite. C’est à ce propos, qu’il faut peut-
je ne donne pas, je vends ! » Son adver‑ être lire Karim, roman sénégalais6 de Ous‑
saire, jeune prétendant, qui ne manque mane Socé pour prendre la mesure du
pas de répartie, de répliquer : Jënduma te goût du sénégalais pour la vie mondaine.
ñaanuma, damay siif ! « Je n’achète pas et Aujourd’hui, ndaanaan a le sens restreint
je ne demande pas, j’arrache ! » Dans ce d’artiste. Mais, comme le montrent les
vif échange, le pouvoir de dominer est définitions précisées dans les notes, dans
contenu dans les mots, des mots inci‑ chaque domaine de la vie, quelqu’un
sifs, péremptoires mais surtout très sen‑ peut se sentir et se proclamer ndaanaan,
sibles. La question n’est pas de répondre artiste au sens très large du terme. Ainsi,
pour la forme, mais comme dans la dans la lutte sénégalaise, le pratiquant
plupart des sports de combat, d’utiliser ne se préoccupait pas que de confronta‑
la force de l’adversaire pour le désta‑ tion physique. La victoire sur un adver‑
biliser d’abord, le dominer ensuite. Au saire n’était pas le seul gage de succès et
« propriétaire » qui ne donne pas et veut de renommée. Il fallait avoir un talent
« vendre » chèrement, on signifie qu’on confirmé d’animateur. Danser étant
n’achète pas, mais qu’on lui arrache sa presque à la portée de chaque lutteur, il
« propriété ». Il a élevé la barre très haut fallait pouvoir aussi s’exprimer, et avec
et on le « coiffe au poteau ». C’est finale‑ la manière, pour s’assurer l’adhésion de
ment le jeune prétendant qui l’emportera la foule en général et de ses supporteurs
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Dans la forme comme dans le fond, d’improvisation, ce dernier sera très mal
cette auto-louange aurait pu être celle du parti. Si dans le rituel d’avant combat,
Samba Linguère que le personnage princi‑ pour satisfaire le public de supporters
pal du roman de Socé incarne : généro‑ ou d’amateurs, il est fait recours à la
sité, prodigalité, élégance, galanterie et poésie orale traditionnelle dans laquelle
surtout exubérance et ostentation dans les critères de généalogie et de palmarès
la manière de donner. Qu’en sera-t‑il du sont assez déterminants, il n’en demeure
lutteur qui aura déclamé ce texte devant pas moins que la lutte sénégalaise est
un public acquis à sa cause ? Si l’adver‑ profondément mystique et donc réserve
saire ne montre pas la même capacité une place très importante à l’ésotérique.
Les paroles que le bàkk profère appar‑ exprimés par l’incantateur s’investissent
tiennent au domaine du profane. Il s’y dans le pouvoir magique qu’on prête
glisse cependant des paroles « secrètes » aux mots dont la qualité rythmique qui
dont l’effet transcende l’animation. participe davantage à la magie sugges‑
Quand Maam Gorgi Njaay dit « Saalaali tive et participative, est beaucoup plus
Yéen », c’est pour neutraliser tous les flux prononcée que dans la prière. »
négatifs pouvant venir à la fois du mau‑ Ces incantations existent en quantité
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Leur complot est dévoilé et leur projet renseigne sur l’écartèlement idéolo‑
de nuire tombe à l’eau. Ces incantations, gique dans lequel sont plongées ces
jat11 (ou leemu) en wolof, peuvent être sociétés où une religion « impérialiste »
formulées ou proférées selon plusieurs est venue remplacer celle du terroir et
étapes avec des degrés divers d’effi‑ cela semble plus rassurant pour l’imagi‑
cience. Selon Umar Abdul Joop, vieux naire de vivre dans la symbiose de deux
cuballo, né en 1935 à Saldé (Matam), croyances, l’ancienne et la nouvelle. Si
préparateur mystique de lutteurs, il la protection est un préalable qui agit
s’agit d’un arsenal mystique que doit comme un vaccin, il y a aussi des pro‑
posséder tout lutteur dans sa période pos dont la visée est d’agir sur leur
de compétition. La première assure destinataire. Il faut non seulement neu‑
une protection en tout temps tout lieu, traliser comme cela a été dit plus haut
le lutteur n’étant pas seulement visé mais aussi affaiblir voire détruire. Parler
dans l’arène, de potentiels adversaires pour dominer son vis-à-vis, commence
peuvent guetter la moindre occasion pour le lutteur, par l’entrée dans l’arène.
pour annihiler toutes ses défenses. Il On franchit une sorte de champ magné‑
faudra prononcer par exemple (d’après tique tout à fait imaginaire, virtuel où
le vieux Joop) ces formules à dominante la conscience peut se représenter toutes
pulaar : sortes de pièges, des plus évidents aux
plus sournois. Une fois dans ce champ,
Bissimilahi toute la mise en scène chorégraphique
An nabi saake peut n’être qu’un prétexte pour réciter
Duntun saake toutes les incantations « recomman‑
Feere tayyi feere dées ». À cet instant, l’individu le plus
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(en ligne surtout) les lendemains immé‑ l’incantation que nous venons de citer
diats de combats font état des témoi‑ doit se dire au moment où le soleil se
gnages de vaincus (et pour cause !) assez couche. Il y a beaucoup d’autres détails
renversants où ils certifient que leur qui suscitent l’énervement des specta‑
tombeur est devenu invisible dès que teurs mais auxquels les lutteurs prêtent
l’arbitre a sifflé le début des hostilités. une grande attention. Parfois, lors de
Le combat de lutte commence par ces léewaatoo, bizarrement les deux lut‑
le léewaatoo13, les lutteurs balancent les teurs se dirigent inexorablement vers le
bras, sans vraiment se toucher. Chacun même côté jusqu’à buter sur les sacs qui
attend une attaque venant de l’adver‑ délimitent l’aire de combat. Il y aurait
saire. Cette séance peut être longue là aussi une explication : aller vers le
au point de déclencher les sifflements côté opposé exposerait au fluide néfaste
du public ou un avertissement de d’une incantation. Les incantations sont
l’arbitre. Cet instant peut être surtout nombreuses avant l’accrochage sérieux
mis à profit pour proférer des incan‑ et le déclenchement du pugilat. On peut
tations, crachoter dans ses mains et citer à titre indicatif les formules qui
essayer ainsi d’atteindre l’adversaire annihilent le sort que l’adversaire vous a
en soufflant dans sa direction. Une jeté, il y a celles qui lui « tiennent les bras
observation assez attentive peut faire (takk) », c’est-à-dire qui l’empêchent de
remarquer que lors de cette séquence, vous frapper sérieusement (la victoire
les lèvres bougent. L’un des lutteurs peut intervenir par KO). Il faut ajou‑
peut par exemple dire en ayant au pré‑ ter pour terminer que ces formules ne
alable désigné le rouge du soleil cou‑ servent pas seulement la lutte même
chant : Bissimilaay woddeere / Arahmaani si les « combattants » en usent et en
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Conclusion
La lutte, quoiqu’on en ait dit, l’adversaire. Outre le genre poétique
conserve un enracinement originaire, emblématique qui identifie ce sport au
mais certainement a évolué avec des Sénégal, le bàkku ou tout autre chant (de
fortunes diverses. Au Sénégal où la fin femmes par exemple chez les seereer)
du xxe et le début du xxie siècles l’ont magnifiant les prouesses athlétiques
hissée à des sommets jamais imaginés, pour donner au compétiteur de l’ascen‑
elle déplace les lieux de confrontation dant sur son vis-à-vis, il importe de tenir
et de rivalité vers de nouveaux espaces compte de l’aspect ésotérique associé à
différents de ceux jadis réservés à des cette poésie qui le met en scène et qui se
questions beaucoup plus géopolitiques, manifeste sous forme d’incantations où
comme la monarchie avec son lot de les athlètes cherchent chacun à dominer.
guerres d’émancipation ou d’exten‑ .Dans beaucoup de sociétés, des tribuns
sion, l’enjeu d’alors étant la conquête ont accédé au pouvoir grâce à la force de
de l’espace territorial. Dans le pays la parole et aux choix d’un discours qui
seereer où elle a même eu à interférer galvanise. Le public adhère presqu’im‑
sur le système d’alliances au plus haut médiatement au discours de qui sait le
sommet du pouvoir14 elle constitue haranguer. C’est ainsi qu’il faut com‑
une solide tradition. Ce qu’il faut pré‑ prendre A. Faye (2016 : 200) parlant du
ciser c’est que dans cette communauté, lutteur : « Sa performance fascine et son
d’après le chercheur traditionniste Issa talent, fécondé par le regard admiratif
Laye Thiaw15, elle relèverait d’un acte des foules, que lui-même regarde, est
de foi. Quand Dieu accordait aux gens magnifié par la parole chantée pour lui
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