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Nicolas de Warren
Dans Archives de Philosophie 2014/3 (Tome 77), pages 421 à 433
Éditions Centre Sèvres
ISSN 0003-9632
ISBN 9770003963008
DOI 10.3917/aphi.773.0421
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N I c o lA s d e WA r r e N
KU leuven – Husserl Archives
anglais) l’original français de l’ouvrage est épuisé depuis près de vingt ans.
Le pardon reste invisible cependant en un autre sens et nous pourrions
même aller jusqu’à qualifier de non identifiable ou de non localisable la
conception du pardon chez Jankélévitch. Pour un philosophe qui a défini
son orientation intellectuelle sans référence familière à Husserl, Heidegger
et Hegel, et dépourvue de tout rapport à ses contemporains (derrida,
levinas, etc.), les méditations de Jankélévitch font, dans Le pardon, écho
d’un silence et d’un « presque-rien » qui donnent, semble-t-il, chair au par-
don qu’elles évoquent.
dans le présent article, je propose d’esquisser ce qui est unique et impor-
tant dans la conception de Jankélévitch. Le pardon doit être compris en
termes d’un double rejet ou, exprimé de façon plus radicale, en termes d’une
double-mort : la mort de dieu et la mort de l’homme. la conception du par-
don chez Jankélévitch est unique, car elle implique un rejet de ses deux
formes paradigmatiques : le pardon théologique et le « nouveau » pardon laïc.
en effet, pour Jankélévitch, le pardon n’est ni divin ni pouvoir moral de
l’homme. Il n’est ni biblique, ni moderne, ni théologique, ni laïc. Bien que
Jankélévitch le conçoive comme inconditionné, et à cet égard le caractérise,
du point de vue de sa portée éthique, d’« hyperbolique », de « fou », et donc
d’« impossible », bien qu’il désigne ce caractère inconditionné comme une
éthique au-delà de l’éthique, la pureté du pardon est entièrement détachée
de toute forme d’implication théologique. chez Jankélévitch, le pardon ne
renvoie pas à la réconciliation avec dieu et ne dépend pas de la grâce de dieu.
Au contraire, le pardon entraîne la mort de dieu ou, du moins, son bannis-
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6. Hermann coHeN, Kants Begründung der Ethik, Werke 2, Hildesheim, Georg olms
verlag, 2001, p. 1.
L’impardonnable chez Jankélévitch 429
7. emmanuel KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs, tr. fr. v. delbos, Paris,
delagrave, 1977, p. 29.
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une contradiction dans les termes (selon Kant, devoir implique pouvoir).
Puisque le pardon n’est pas un devoir qui implique une volonté pure, mais
une impossibilité, la capacité de pardonner doit paradoxalement être « déri-
vée » de sa propre impossibilité. en d’autres termes, la capacité de pardon-
ner ne peut précéder la situation dans laquelle l’acte de pardonner l’impar-
donnable est exigé par l’impossibilité du pardon. ce pouvoir de non-pouvoir
doit donc être « virtuel », c’est-à-dire qu’il doit être une capacité donnée dans
la confrontation avec l’impardonnable. ce pouvoir de pardonner l’impardon-
nable – situé dans l’impossible – est comparable à une forme de courage qui
le transcende. le courage de pardonner n’existe pas avant la situation dans
laquelle je suis appelé à être courageux. d’où vient alors ce courage de faire
l’impossible et d’agir dans l’impossible ?
or cette éthique hyperbolique du pardon pur établit ce que l’on pourrait
nommer une loi de l’inversion de la « phénoménalité ». en effet, le pardon
s’ordonne toujours à la donation selon le principe suivant : autant de dona-
tion, autant de non-apparaître. en d’autres termes, il existe une relation
inversée entre la transparence phénoménologique ou la visibilité et le carac-
tère insaisissable du pardon sans condition. le pardon ne peut être rendu
présent et ne peut être objectivé dans un phénomène. Par cette relation
inversée entre phénoménalité et pardon, on comprend aisément la dissémi-
nation des idoles du pardon tout comme on saisit sa fascinante visibilité dans
notre culture. cette insistance sur la visibilité du pardon reflète donc le sta-
tut d’idole qu’a le pardon aujourd’hui.
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8. voir notamment la collection d’essais réunis dans Vladimir Jankélévitch and the
Question of Forgiveness, sous la direction de A. Udoff, New York, lexington Books, 2013.
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par l’incapacité existentielle de souffrir. Ainsi, le mal commis est une éva-
sion de ma propre angoisse existentielle. or cela ne signifie rien d’autre que
ceci : faire du mal, c’est reconnaître la vérité métaphysique de sa propre
condition existentielle dans le seul but de la dissimuler. le mal n’est donc
pas l’expression d’un intérêt fanatique ou d’un égoïsme impitoyable : il n’est
pas réductible à une psychologie (ou à un ensemble de motivations ou à une
liberté). Tout comme schopenhauer, Jankélévitch marque la dimension
métaphysique propre au mal : en effet, une conception purement psycholo-
gique du mal manque la substance authentique du mal. le mal n’est pas seu-
lement une motivation ou une économie particulière de l’intérêt, c’est, plus
profondément, une attitude vis-à-vis de l’être. le mal est un état d’être, un
révélateur de mon être au monde. en ce sens, le mal est condition du déses-
poir absolu : l’auteur du mal se place en un enfer singulier. de même qu’il
se présente sous la figure des trois sorcières de Macbeth ou qu’il s’incarne
en celle de smerdykov dans Les Frères Karamazov de dostoïevski, de même
le mal s’impose en quelque sorte comme acte de se clouer à soi-même. dans
une telle situation, on rejette l’ordre social, ainsi que les normes qui le com-
posent. on se repousse soi-même en rejettant totalement l’existence de la
créature dans son ensemble. et ce rejet de l’être s’incarne dans une violence
perpétrée contre l’autre qui prend la forme spécifique d’un dévisagement
de l’existence propre à l’autre. Tout comme Arendt l’écrit dans une lettre à
Karl Jaspers, « le mal radical n’a rien à voir avec ce qui est humainement
compréhensible, les motivations immorales ». elle entend dire, contre Kant,
que l’intérêt ou l’égoïsme n’est pas à l’origine du mal absolu.
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« dégoût » de l’autre – la victime est déchue de son humanité qui est dégra-
dée en animalité.
cette réduction massive de l’Autre à une existence impardonnable et
donc superflue reflète et répand un excès d’être de l’auteur du mal. Mais
cette illusion de toute-puissance, cependant, masque la véritable condition
de l’auteur du mal. elle masque un désespoir existentiel absolu. c’est dire
que, dans le mal provoqué par ses actions, l’auteur se place en un enfer. Pour
Jankélévitch, ainsi, l’enfer ce n’est pas l’Autre. le mal est bien plutôt l’en-
fer d’une solitude absolue et d’un désespoir radical propres à une existence
ne sévissant que dans le mal. c’est comme si l’on disait : se faire dieu pour
l’homme est toujours diabolique, car se faire dieu parmi les hommes, c’est
rendre l’existence des autres hommes impardonnable en souffrant sa propre
impossibilité d’être.
résumé : Parmi les diverses tentatives pour clarifier la possibilité et le sens du pardon, l’une
des plus originales, et l’un des premiers textes sur la question suite à la Shoah, revient à
Vladimir Jankélévitch. Dans le présent article, je propose une esquisse de ce qui est unique
et important dans la conception du pardon chez Jankélévitch qui implique un rejet des
deux formes paradigmatiques du pardon : le pardon théologique et le pardon non religieux,
pour penser l’impossibilité de pardonner l’impardonnable – le mal absolu – en un acte qui
transfigure les capacités de l’homme : l’homme qui pardonne devient « inhumain », une
présence unheimlich parmi les hommes.
Mots-clés : Vladimir Jankélévitch. Hannah Arendt. Shoah. Pardon. Mal absolu.
Impardonnable. Éthique.
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