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L'impardonnable chez Jankélévitch

Nicolas de Warren
Dans Archives de Philosophie 2014/3 (Tome 77), pages 421 à 433
Éditions Centre Sèvres
ISSN 0003-9632
ISBN 9770003963008
DOI 10.3917/aphi.773.0421
© Centre Sèvres | Téléchargé le 21/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 109.65.240.16)

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Archives de Philosophie 77, 2014, 421-433

L’impardonnable chez Jankélévitch

N I c o lA s d e WA r r e N
KU leuven – Husserl Archives

Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi le devoir


de pardonner est devenu aujourd’hui notre problème.
[Jankélévitch]

dans un film documentaire récent, la réalisatrice Helen Whitney explore


ce qu’elle appelle « un nouveau type de pardon. » les témoignages présentés
dans son essai cinématographique sur le défi du pardon forment une chro-
nique de circonstances et d’événements divers. chacun des témoignanges
remet en question la réponse du pardon : shoah et génocide rwandais, fusil-
lade dans une école primaire, viol, divorce et d’innombrables actes de mal-
veillance ou de trahison qui ont touché chacun de nous à divers moments de
nos vies. elle explique : « Il y a ce nouveau type de pardon qui n’est plus
confiné à la religion ou aux structures religieuses – c’est dire qu’il a quitté
le confessional, quitté la chaire et est maintenant descendu dans la rue. Ça
change 1. »
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ce « nouveau pardon » représente une des transformations culturelles les
plus frappantes de la fin du xxe et du début du xxIe siècle. la chronique
d’H. Whitney sur la présence du pardon dans notre culture contemporaine
confirme en effet sa sécularisation qui a de plus en plus transformé la sensi-
bilité morale de notre modernité depuis le xvIIIe siècle. Bien que la diffu-
sion du pardon comme concept et comme culture précède la catastrophe
morale du xxe siècle (on pense à la place centrale du pardon dans les romans
du xIxe et à ses représentations antérieures dans shakespeare et Molière),
c’est sans aucun doute la shoah qui a rendu plus urgente la confrontation
avec la possibilité et le sens (ou non-sens) du pardon. les atrocités morales
depuis la shoah (ou les atrocités morales reconnues à sa lumière) ont élevé
le pardon au statut de concept indispensable de notre pensée morale. Il n’est
pas un concept moral parmi d’autres, mais la réponse morale de notre temps.

1. Forgiveness. A Film by Helen Whitney (2010) : http://www.pbs.org/programs/forgi-


veness/: « There is this new forgiveness that’s no longer confined within religion, religious struc-
tures, that – it sort of left the confessional, left the pulpit, hit the streets. It’s changing. »
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Tout se passe comme si l’histoire avait convoqué, voire réveillé, le problème


du pardon de son sommeil dogmatique. la sainteté moderne est insépara-
ble d’une modernité du pardon. Quelques jours après la mort récente de
Nelson Mandela, le Président du Ghana, John Mahama dramani, l’a quali-
fié d’ « homme qui a enseigné à un continent à pardonner 2. »
le défi du pardon à la suite des atrocités morales qui ont fondamentale-
ment caractérisé le xxe siècle se distingue nettement de la prolifération du
pardon, de sa « mondanisation » culturelle et de son efficacité politique.
Aujourd’hui, le pardon oscille entre l’impossibilité et la trivialité, entre pro-
fondeur et superficialité. Il s’agit soit d’un acte moral exceptionnel, voire
impossible et qui semble défier la capacité d’une réponse morale en la met-
tant à l’épreuve, soit d’un acte devenu trop facile et donc trop possible.
Aucun autre concept moral ne semble être défini par une telle gamme d’ex-
trêmes. Pris entre gravité et trivialité, ce paradoxe du pardon est également
visible dans sa sincérité ambiguë et ce, surtout dans une culture qui fait pri-
mer la « truthiness » sur la vérité et pour laquelle le « self-fashioning » a
défini l’essence même de l’individu. Évoquons ici un exemple frappant : le
phénomène oprah Winfrey aux États-Unis. le récit de sa vie est essentiel-
lement constitué par une narrativité du pardon : jeune femme abusée sexuel-
lement, sa « philosophie de vie » se fonde sur le concept du pardon comme
responsabilité thérapeutique. Personnage du spectacle télévisé, oprah
Winfrey incarne en effet la magie d’un pardon narcissique comme miroir
d’une image de soi : miroir d’une femme de générosité infinie, il masque
néanmoins son propre narcissisme. car, pour oprah Winfrey, le pardon n’est
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pas dirigé vers l’autre mais, au contraire, entièrement centré sur soi comme
pouvoir de reconstitution du soi. on pourrait même supposer que le pardon
est essentiellement un acte de se pardonner. elle le proclame dans une de
ses déclarations les plus célèbres : « le pardon, c’est renoncer à l’espoir que
le passé aurait pu être différent. » or, il faut accepter les maux du passé
comme une fatalité heureuse et opportune, et vivre comme si le passé devait
être ce qu’il fut pour qu’une personne puisse devenir ce qu’elle souhaite être.
selon l’impératif catégorique de oprah Winfrey : « Il faut devenir le chan-
gement que vous souhaitez voir – c’est là pour moi une maxime de vie. »
devant cette nouvelle image du pardon comme affirmation de soi on est
tenté de se souvenir du mot de Napoléon : « du sublime au ridicule, il n’y a
qu’un pas. »
Mais la nouveauté de ce pardon postmoderne s’exhibant de toute part
sur la scène culturelle et politique est parallèle au renouveau du pardon

2. New York Times, 5 décembre 2013 : http://www.nytimes.com/2013/12/06/opinion/-


mahama-mandela-taught-a-continent-to-forgive.html
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comme thème de réflexion philosophique. Bien que le pardon demeure


essentiel à la pensée chrétienne (et plus généralement aux religions abraha-
miques), bien qu’il se trouve au coeur du mystère de la charité et de la
rédemption, l’intérêt philosophique consacré au pardon est comparative-
ment bien plus récent. les grand penseurs de l’histoire de la philosophie ne
lui ont prêté que peu d’attention, voire aucune. en outre, selon les propos
de Hegel et d’Arendt, il est entièrement absent de l’Antiquité classique.
comme l’a récemment soutenu david Konstan, bien que les philosophes
antiques aient très certainement débattu du sens de l’expiation, de la clé-
mence, de la grâce juridique, et de l’importance morale de surmonter la
colère, un concept de pardon demeure absent de la pensée morale du monde
gréco-romain 3. Ainsi, même si l’on considère son rôle central au sein du
christianisme, dans la pensée philosophique stricto sensu, le pardon appa-
raît comme un nouveau venu : son statut actuel en tant que préoccupation
de la réflexion philosophique ne bénéficie en effet pas d’un pedigree concep-
tuel et n’a pas le prestige d’un « problème fondamental » de la philosophie
morale. or étant donné la relative nouveauté de la préoccupation philoso-
phique quant au pardon, et le contexte culturel de ses divers visages (« ce
nouveau pardon »), il ne devrait alors pas être surprenant de trouver un large
éventail de points de vue ainsi qu’un profond désaccord sur la plupart des
questions foncières sur le sens et sur la possibilité du pardon. la situation
est d’ailleurs rendue plus difficile étant donné que la thèse de l’incohérence
et donc de l’impossibilité du pardon soutenue par certains peut à son tour
et tout autant être avancée par d’autres comme son essence même.
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d’ailleurs, le pardon est probablement le seul acte éthique pour lequel la
menace de sa propre absurdité est néanmoins revendiquée en tant que consti-
tutive de la vérité qui lui est propre.
*
Parmi les diverses tentatives pour clarifier la possibilité et le sens du par-
don, l’une des plus originales, et l’un des premiers textes sur la question
après la shoah, revient à vladimir Jankélévitch et à son ouvrage intitulé Le
pardon. or depuis sa publication en 1967, ce chef-d’œuvre n’a suscité que
peu d’attention critique. l’attention minimale qu’il a reçue, notamment dans
les réflexions de Jacques derrida sur le paradoxe du pardon, est, somme
toute, insuffisante pour rendre compte de la richesse et de la complexité des
méditations de Jankélévitch sur ce qu’il nomme « le pardon fou. » on pour-
rait même constater que ces méditations sont à ce jour proprement invisi-
bles, même «  matériellement  », car (et bien que récemment traduit en

3. david KoNsTAN, Before Forgiveness. The Origins of a Moral Idea, cambridge,


cambridge University Press, 2010.
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anglais) l’original français de l’ouvrage est épuisé depuis près de vingt ans.
Le pardon reste invisible cependant en un autre sens et nous pourrions
même aller jusqu’à qualifier de non identifiable ou de non localisable la
conception du pardon chez Jankélévitch. Pour un philosophe qui a défini
son orientation intellectuelle sans référence familière à Husserl, Heidegger
et Hegel, et dépourvue de tout rapport à ses contemporains (derrida,
levinas, etc.), les méditations de Jankélévitch font, dans Le pardon, écho
d’un silence et d’un « presque-rien » qui donnent, semble-t-il, chair au par-
don qu’elles évoquent.
dans le présent article, je propose d’esquisser ce qui est unique et impor-
tant dans la conception de Jankélévitch. Le pardon doit être compris en
termes d’un double rejet ou, exprimé de façon plus radicale, en termes d’une
double-mort : la mort de dieu et la mort de l’homme. la conception du par-
don chez Jankélévitch est unique, car elle implique un rejet de ses deux
formes paradigmatiques : le pardon théologique et le « nouveau » pardon laïc.
en effet, pour Jankélévitch, le pardon n’est ni divin ni pouvoir moral de
l’homme. Il n’est ni biblique, ni moderne, ni théologique, ni laïc. Bien que
Jankélévitch le conçoive comme inconditionné, et à cet égard le caractérise,
du point de vue de sa portée éthique, d’« hyperbolique », de « fou », et donc
d’« impossible », bien qu’il désigne ce caractère inconditionné comme une
éthique au-delà de l’éthique, la pureté du pardon est entièrement détachée
de toute forme d’implication théologique. chez Jankélévitch, le pardon ne
renvoie pas à la réconciliation avec dieu et ne dépend pas de la grâce de dieu.
Au contraire, le pardon entraîne la mort de dieu ou, du moins, son bannis-
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sement de la scène de pardon. Après l’événement unique de la shoah, le par-
don reconnaît – et y répond – la réalité absolue du mal envers laquelle la
théologie du pardon reste aveugle ou, au pire, qu’elle dénie. la reconnais-
sance du mal absolu à travers le pardon s’avère ainsi incompatible avec le
caractère absolu de dieu. et pourtant, même si la conception du pardon chez
Jankélévitch représente une éthique dépassant toute théodicée dans la
mesure où il intègre une pensée du mal absolu, il conserve encore, sous une
forme modifiée, certaines des caractéristiques rappelant le pardon chrétien
– un pardon cependant dépourvu de dieu. le pardon vise le péché, mais le
péché est conçu comme le mal absolu dans l’histoire. le pardon est pour
Jankélévitch inconditionnel et donc sans rationalité ou calcul. Néanmoins,
il ne peut pas être considéré comme un pouvoir ou une capacité morale
humaine, n’étant pas une possibilité de l’homme. celui-ci se définit à tra-
vers une impossibilité dont il ne peut s’évader. Jankélévitch rejette donc la
conception moderne du pardon comme un pouvoir et même comme une
obligation de surmonter le ressentiment pour rendre effective une réconci-
liation interpersonnelle. Pour Jankélévitch, dans l’impossibilité de pardon-
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ner l’impardonnable – le mal absolu –, nous sommes témoins d’un événe-


ment qui excède nos pouvoirs d’agir et de répondre. Pris dans cette impos-
sibilité de pardonner, pardonner l’impardonnable (ou l’impardonnable du
pardon) transfigure les capacités de l’homme : l’homme qui pardonne
devient « inhumain », une présence unheimlich parmi les hommes. Il devient
un idiot (« holy fool »).
compte tenu de ces remarques préliminaires, il est évident que le format
du présent article ne permet pas de faire suffisamment justice à l’ampleur
et à la profondeur de ces idées. Toutefois, j’identifierai dès à présent ce qui
demeure au-delà de la portée de notre esquisse du pardon chez Jankélévitch :
(a) je ne propose pas de faire un exposé complet sur la conception du par-
don dans Le pardon ; (b) je n’ai pas l’ambition de présenter de façon exhaus-
tive les deux paradigmes du pardon ni leurs traditions historiques ; (c) je
n’aborderai pas la critique derridienne de Jankélévitch ni la conception de
l’impossibilité du pardon chez le premier et, enfin, (d) je ne traiterai pas des
complexités posées par l’essai « Faut-il pardonner ? » publié après la parution
de l’ouvrage Le pardon.
*
les théories du pardon se partagent généralement en deux questions fon-
damentales : le pardon est-il inconditionnel ou conditionnel ? le pardon doit-
il être considéré comme théologique ou laïc ? dans La condition de l’homme
moderne, Hannah Arendt affirmait que le pardon s’est introduit dans le
domaine des affaires humaines à travers la figure du christ. Arendt a en par-
tie raison en identifiant le christianisme et l’origine du pardon. comme l’ont
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soutenu d’ailleurs Michel Perrin et david Konstan, on serait en peine d’iden-
tifier un équivalent direct ou un précurseur du pardon dans l’Antiquité clas-
sique. Bien que la réconciliation, la pitié, la grâce juridique, la clémence, la
miséricorde, la colère, la vengeance, et le sungnomon (« compréhension »)
ainsi que le sungnome (« l’excuse ») soient tous demeurés des questions d’ac-
tualité pour les auteurs classiques, ces différents éléments ne se combinent
pas en un concept que l’on pourrait proprement nommer « pardon ». le par-
don est une invention du christianisme ou, pour être plus précis, une inven-
tion de la tradition abrahamique. dans le Nouveau Testament, le pardon se
trouve au cœur de la vie du christ et l’importance qu’il revêt pour compren-
dre le christ a été amplifiée grâce aux textes pauliniens.
Au cœur du pardon chrétien se trouve la restauration de la relation entre
l’homme et dieu. le pardon se manifeste tout d’abord comme le pardon
divin des péchés des hommes et comme le salut du péché originel de
l’homme. cette réconciliation avec dieu implique la figure du christ et effec-
tue, à travers un récit eschatologique de la finalité, une suppression de la
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tâche de la culpabilité. Identifions quelques traits caractéristiques distincts


du pardon chrétien. dans son illustration exemplaire, celle de la parabole
du fils prodigue, le pardon est sans condition. la grâce de dieu est suréro-
gatoire et inconditionnée. le pardon n’est jamais une « puissance morale »
de l’homme. en effet, les êtres humains seuls sont incapables de pardonner.
le pardon se produit en vertu de la grâce de dieu à travers l’homme : je par-
donne l’autre parce que j’ai moi-même reçu le pardon de dieu. Il y a donc
une relation triadique : ‘pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardon-
nerons aussi à ceux qui pèchent contre nous’. car seul dieu peut ouvrir la
dimension du pardon. ce qui signifie qu’il est l’expression de l’amour divin
et exige la repentance et l’humilité humaines. Alors que la repentance consti-
tue un « changement de cœur » ou une conversion (dans le grec du Nouveau
Testament : metanoia), l’humilité est la voie royale de la repentance. le par-
don se définit ainsi par une finalité eschatologique : la réconciliation avec
dieu représente un triomphe sur le mal, ou sur le péché ; autrement dit, le
passé peut en effet être annulé et l’état originel de péché surmonté dans
l’amour de dieu exprimé par la mort de son fils Jésus-christ.
cependant, Arendt avait aussi tort, en identifiant la figure du christ à l’in-
vention du pardon, de supposer que le pardon chrétien est centré sur l’idée
de pardon humain interpersonnel. Arendt veut forger une continuité histo-
rique entre le pardon chrétien et son propre concept non religieux de pardon
en tant qu’il est nécessaire à la vie politique de la condition humaine. Mais,
selon l’affirmation de david Konstan basée sur un examen méticuleusement
documenté des sources classiques et bibliques, aucun concept entièrement
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développé du pardon interpersonnel n’est présent dans les sources classiques
ni même dans les écrits bibliques. Il existe en revanche une profonde conti-
nuité entre les sources bibliques de la théologie chrétienne et son dévelop-
pement historique, par exemple, dans la théologie de Thomas d’Aquin et le
sacrement de la pénitence. or dans cette conception théologique, le pardon
suit les traces des premiers exégètes chrétiens qui ont plus traité de la rémis-
sion divine des péchés et de l’annulation du péché qu’ils ne se sont attardés
sur le processus humain pour surmonter le ressentiment par la reconnais-
sance d’une réforme morale du délinquant. Une des caractéristiques les plus
frappantes de la théologie de Thomas du sacrement de pénitence consiste
d’ailleurs en la quasi-absence de la notion de pardon interpersonnel 4.
sans entrer dans la complexité de la généalogie du pardon moderne ou
non religieux (ce « nouveau pardon »), on peut néanmoins retracer ses ori-
gines jusqu’aux xvIe et xvIIe siècles (en particulier dans les œuvres littéraires

4. eric lUIJTeN, Sacramental Forgiveness as a Gift of God : Thomas Aquinas on the


Sacrement of Penance, leuven, Peeters, 2003.
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de shakespeare et de Molière). cependant, comme l’observe Konstan : « Il est


remarquable […] que le pardon interpersonnel demeure marginal dans les
écrits philosophiques et théologiques des deux derniers siècles et, après Les
Fourberies de Scapin de Molière, il n’a reçu de traitement systématique
qu’aux xIxe et surtout xxe siècles 5. » le problème du pardon interpersonnel
prend une grande importance dans la littérature victorienne chez George
eliot (Middlemarch), charlotte Brontë (Jane Eyre) et elizabeth Gaskell
(Mary Barton). ce « nouveau pardon » est conditionné par un ensemble d’exi-
gences (prise de responsabilité, dépassement de la colère, etc.) et requiert
l’autonomie morale de l’homme, non seulement comme être empathique et
rationnel, mais encore en tant qu’il dispose d’une capacité morale. le sens
du pardon est ici autant psychologique que politique : le pardon réconcilie
et restaure dans la communauté morale ceux qui s’en sont écartés.
en somme, un contraste profond existe entre ces deux paradigmes his-
toriques du pardon. dans une conception théologique, le pardon est l’annu-
lation du péché et tourne autour de la restauration de la relation de l’homme
avec dieu ; il manifeste ainsi l’amour sans condition de dieu pour l’homme.
dans une conception moderne, en revanche, le pardon est un processus
humain destiné à surmonter tout ressentiment envers un contrevenant et il
dépend donc de sa réforme morale (par l’expression de son remords, sa prise
de responsabilité, etc.), aboutissant finalement à la réconciliation interper-
sonnelle.
*
Avec la shoah, reprenant ici les paroles de Hannah Arendt, l’impossible
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est devenu vrai. cette manifestation historique d’un mal absolu – selon
Arendt comme pour Jankélévitch – représente une coupure profonde dans
l’histoire de la pensée morale. cette rupture peut être conçue comme une
double-mort : la mort de dieu, ainsi que de toute conception de théodicée,
et la mort de l’homme, comme sujet d’une autonomie morale. cet événe-
ment historique et ontologiquement spécifique, la shoah, « transcende » et
« rompt » les catégories ontologiques et le lexique moral de la pensée occi-
dentale. cette impossibilité devenue possible est décisive dans les médita-
tions de Jankélévitch sur le pardon. Au cœur de ses méditations se trouve le
paradoxe de son impossibilité, à savoir : le pardon de l’impardonnable. la
signification de « l’impossibilité » est à la fois spécifique et complexe. elle
est spécifique car le pardon est sommé de répondre à l’impardonnable – com-
pris comme la réalité du mal absolu dans l’histoire. elle est complexe en ce
sens que l’impossibilité du pardon ne désigne pas une impossibilité parmi

5. d. KoNsTAN, op. cit., p. 152.


428 Nicolas de Warren

d’autres – elle marque une impossibilité transcendant les catégories modales


de l’actualité et de la possibilité. cette impossibilité singulière du pardon
suspend ainsi l’éthique : le pardon n’est pas classifiable sous une règle géné-
rale de la morale, pas plus qu’il ne serait l’équivalent d’une vertu. la « folie »
du pardon reflète le caractère excentrique du pardon. en raison de cette
ambiguïté, il vacille entre deux pôles : l’impossibilité et la trivialité. Au vrai,
il est impossible de discerner si l’acte de pardonner l’impardonnable est le
plus sublime ou le plus stupide. Il est en effet impossible de savoir si pardon-
ner l’impardonnable constitue une immoralité ou un blasphème – s’il est
impardonnable d’avoir pardonné l’impardonnable – ou si pardonner dans
l’impossibilité constitue le pardon dans sa « trans-ascendance » pure.
la difficulté liée au caractère exceptionnel et inconditionné du pardon –
forme paradigmatique qui est au centre de la recherche de Jankélévitch, le
« cœur du pardon », dans Le pardon – peut se formuler en une série de para-
doxes. l’impossibilité du pardon peut s’exprimer négativement par une com-
paraison avec une notion capitale dans la pensée éthique de Kant, telle
qu’Hermann cohen l’a formulée. selon lui, alors que la métaphysique et le
problème de la connaissance sont basés sur des questions portant sur la « réa-
lité » et « l’être » (de ce qui est), l’éthique tourne autour de la question de ce
qui est au-delà de l’être : le Bien. l’idée du Bien « au-delà de l’être », dont
l’origine est platonicienne, est développée dans la pensée éthique de Kant.
comme le remarque cohen : « Kant avait raison d’affirmer de la logique
qu’elle n’a jamais reculé depuis Aristote – un jugement qui fut largement
contesté ; il aurait pu dire, et ce avec plus de légitimité encore, que l’éthique
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n’a pas avancé depuis Platon 6. » selon Kant, l’éthique doit enseigner non
pas ce qui est, mais ce qui doit ou devrait être. ce devoir-être implique néces-
sairement une volonté et une capacité de réaliser ce qui devrait être. cette
capacité de faire ce qui doit être représente la hauteur de la possibilité dépas-
sant l’actualité – une possibilité inscrite dans la loi morale qui me com-
mande. en revanche, l’impossibilité du pardon, chez Jankélévitch, est for-
mulée dans les termes suivants : le pardon se trouve au-delà de la loi morale
qui elle-même se situe au-delà de l’être. en suivant la même logique, le par-
don ne serait donc pas un acte qui relèverait de mes capacités ou de mon
pouvoir. cet « au-delà » de l’impossibilité du pardon se manifeste sous la
forme de trois paradoxes : sincérité, pouvoir et visibilité.
le pardon suppose, d’une part, la sincérité de la victime qui offre le par-
don et, d’autre part, la sincérité de celui qui demande le pardon. le fardeau

6. Hermann coHeN, Kants Begründung der Ethik, Werke 2, Hildesheim, Georg olms
verlag, 2001, p. 1.
L’impardonnable chez Jankélévitch 429

de la sincérité revêt une importance singulière pour le pardon incondition-


nel. comme « don gratuit » et acte suprême de générosité, le pardon n’est ici
motivé ni par l’intérêt ni par le calcul. c’est un acte au-delà de l’économie
de l’échange et de la réciprocité, comme chez Kant, à la manière de l’acte
véritablement moral, non susceptible de se constater dans l’histoire : « Je
veux bien, par amour de l’humanité, accorder que la plupart de nos actions
soient conformes au devoir ; mais si l’on examine de plus près l’objet et la
fin, on se heurte partout au cher moi, qui toujours finit par ressortir ; c’est
sur lui, non sur le strict commandement du devoir, qui le plus souvent exi-
gerait l’abnégation de soi-même, que s’appuie le dessein dont elles résultent.
Il n’est pas précisément nécessaire d’être un ennemi de la vertu, il suffit
d’être un observateur de sang-froid qui ne prend pas immédiatement pour
le bien même le vif désir de voir le bien réalisé, pour qu’à certains moments
(surtout si l’on avance en âge et si l’on a le jugement d’une part mûri par
l’expérience, d’autre part aiguisé par l’observation) on doute que quelque
véritable vertu se rencontre réellement dans le monde 7. » or, Jankélévitch
avance un jugement semblable lorsqu’il demande si un acte véritable de par-
don s’est déjà produit dans l’histoire de l’humanité. en effet, il est impossi-
ble de savoir, même pour celui qui pardonne, si le pardon est sans calcul ou
sans intérêt personnel. Tout comme dans la réflexion kantienne, pour
Jankélévitch, l’acte de pardonner est psychologiquement impénétrable.
cette impénétrabilité de la motivation dans le pardon établit non seulement
sa fragilité psychologique, mais aussi sa plasticité dangereuse. Ainsi, on com-
prend comment le pardon est susceptible de nombreuses manipulations et
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peut facilement donner lieu à un moralisme ou à une supériorité morale
habilement dissimulée sous une prétendue sincérité. cette sincérité est le
piège de la mauvaise foi.
N’est-ce pas la fragilité et l’instabilité du pardon, cette incertitude consti-
tutive de l’acte lui-même, qui ont remis en cause, de façon sous-jacente pour
ainsi dire, la capacité de pardonner ? en d’autres termes, si le pardon reste
impénétrable, si je pardonne de façon libre, sans réserve et sans intérêt – sans
jamais savoir si j’ai « vraiment » pardonné –, cela ne signifie-t-il pas que le
pardon demeure un devoir impossible ? ou encore, l’impératif d’incondi-
tionnalité du pardon est-il paralysant ? Ainsi, plutôt que de permettre une
action, il paralyse l’agir – comme si pardonner était toujours pardonner sans
avoir le pouvoir d’accorder le pardon. ce devoir impossible constituerait, en
effet, une paralysie : étant lié au problème de la sincérité, une sorte de para-
lysie masochiste s’imposerait. Un devoir impossible, cependant, implique

7. emmanuel KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs, tr. fr. v. delbos, Paris,
delagrave, 1977, p. 29.
430 Nicolas de Warren

une contradiction dans les termes (selon Kant, devoir implique pouvoir).
Puisque le pardon n’est pas un devoir qui implique une volonté pure, mais
une impossibilité, la capacité de pardonner doit paradoxalement être « déri-
vée » de sa propre impossibilité. en d’autres termes, la capacité de pardon-
ner ne peut précéder la situation dans laquelle l’acte de pardonner l’impar-
donnable est exigé par l’impossibilité du pardon. ce pouvoir de non-pouvoir
doit donc être « virtuel », c’est-à-dire qu’il doit être une capacité donnée dans
la confrontation avec l’impardonnable. ce pouvoir de pardonner l’impardon-
nable – situé dans l’impossible – est comparable à une forme de courage qui
le transcende. le courage de pardonner n’existe pas avant la situation dans
laquelle je suis appelé à être courageux. d’où vient alors ce courage de faire
l’impossible et d’agir dans l’impossible ?
or cette éthique hyperbolique du pardon pur établit ce que l’on pourrait
nommer une loi de l’inversion de la « phénoménalité ». en effet, le pardon
s’ordonne toujours à la donation selon le principe suivant : autant de dona-
tion, autant de non-apparaître. en d’autres termes, il existe une relation
inversée entre la transparence phénoménologique ou la visibilité et le carac-
tère insaisissable du pardon sans condition. le pardon ne peut être rendu
présent et ne peut être objectivé dans un phénomène. Par cette relation
inversée entre phénoménalité et pardon, on comprend aisément la dissémi-
nation des idoles du pardon tout comme on saisit sa fascinante visibilité dans
notre culture. cette insistance sur la visibilité du pardon reflète donc le sta-
tut d’idole qu’a le pardon aujourd’hui.
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le pardon pardonne l’impardonnable. l’impossibilité du pardon est
donc spécifique à l’impardonnable auquel il répond et qu’il reconnaît.
comme nous l’avons déjà suggéré, c’est par cette notion spécifique de l’im-
pardonnable comme manifestation du mal absolu dans l’histoire humaine,
ayant fait irruption de façon paradigmatique avec la shoah, que la concep-
tion du pardon chez Jankélévitch rompt résolument avec toute théologie du
pardon. de cette façon, les méditations de Jankélévitch sur le pardon sont
une tentative de réinscrire une métaphysique du mal contre la psychologi-
sation du mal. or cette tentative s’inspire, ainsi que nous l’avons souligné
plus haut, de la critique décisive de la théologie rationnelle et de la théodi-
cée élaborée jadis par Kant. le rôle central qu’occupe le mal absolu, ou la
métaphysique du mal, dans la conception du pardon chez Jankélévitch, aura
néanmoins été curieusement ignoré par Jacques derrida ainsi que dans d’au-
tres discussions plus récentes sur Le pardon 8. la faute de ne pas reconnaî-

8. voir notamment la collection d’essais réunis dans Vladimir Jankélévitch and the
Question of Forgiveness, sous la direction de A. Udoff, New York, lexington Books, 2013.
L’impardonnable chez Jankélévitch 431

tre la réalité absolue du mal comme l’impardonnable est un exemple de ce


que Jankélévitch lui-même appelle « l’intellection. » Jankélévitch la com-
prend comme le refus d’accepter la réalité du mal absolu. cette acception
de l’intellection couvre à la fois le pardon chrétien et le pardon non religieux
moderne. dans le cas du pardon moderne, la critique kantienne portant sur
la théodicée représente une psychologisation du mal par la réduction de la
question du mal au problème de la motivation et de la responsabilité. cette
psychologisation du mal reflète une psychologisation du pardon dans sa
forme moderne centrée sur la question de la réconciliation et de la transfor-
mation interpersonnelles. dans le cas du pardon chrétien, l’insistance de
Jankélévitch sur la réalité absolue du mal, comme en témoigne la shoah,
annonce, à travers un événement historique spécifique, la fin de toute théo-
dicée et la mort de dieu. dans sa propre réflexion, Jankélévitch fait valoir
une conception prémoderne du mal marquée par la distinction essentielle
entre la dimension psychologique et la dimension morale – ou métaphysique
– du mal et du pardon. l’impardonnable ainsi que le pardon de l’impardon-
nable sont des événements métaphysiques irréductibles à leurs formes psy-
chologiques respectives.
Jankélévitch distingue donc les dimensions psychologiques et métaphy-
siques du mal, la conception post-kantienne du mal se concentrant exclusi-
vement sur la psychologie du mal. c’est dire qu’elle réduit le mal au pro-
blème de la conviction morale, de la connaissance de la loi morale et de la
responsabilité. or Jankélévitch comprend le mal comme un événement
métaphysique ou une catastrophe absolue dans l’ordre de l’être. Même si
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l’activité humaine provoque le mal, le sens du mal dans son caractère absolu
transcende l’agencement de sa création ainsi que l’ordre de l’être. À cet
égard, pour Jankélévitch, il y va bien d’une transcendance du mal. Bien que
schelling exerce une influence claire et marquante sur la conception du mal
de Jankélévitch, on peut également renvoyer à la tripartition schopenhaue-
rienne entre le « bon », le « mauvais » et le « mal ». Après avoir distingué les
bonnes des mauvaises actions, et donc après avoir situé les premières dans
les motivations altruistes et cantonné les secondes à des desseins purement
égoïstes (comme dans la notion kantienne du mal radical), schopenhauer
entend comprendre le mal dans un sens plus profondément métaphysique.
le mal véritable ne se constitue pas, pour lui, dans l’expression de l’égoïsme
ou dans l’affirmation de l’intérêt de soi au détriment des autres. le mal est
fait contre l’intérêt de soi et ce, en dépit de la motivation réelle de son auteur.
le mal est finalement contre-téléologique et auto-destructeur.
Pour schopenhauer, le mal que je poursuis est néanmoins indifférent à
mon propre bien-être et à mon amour-propre. le mal est bien plutôt motivé
432 Nicolas de Warren

par l’incapacité existentielle de souffrir. Ainsi, le mal commis est une éva-
sion de ma propre angoisse existentielle. or cela ne signifie rien d’autre que
ceci : faire du mal, c’est reconnaître la vérité métaphysique de sa propre
condition existentielle dans le seul but de la dissimuler. le mal n’est donc
pas l’expression d’un intérêt fanatique ou d’un égoïsme impitoyable : il n’est
pas réductible à une psychologie (ou à un ensemble de motivations ou à une
liberté). Tout comme schopenhauer, Jankélévitch marque la dimension
métaphysique propre au mal : en effet, une conception purement psycholo-
gique du mal manque la substance authentique du mal. le mal n’est pas seu-
lement une motivation ou une économie particulière de l’intérêt, c’est, plus
profondément, une attitude vis-à-vis de l’être. le mal est un état d’être, un
révélateur de mon être au monde. en ce sens, le mal est condition du déses-
poir absolu : l’auteur du mal se place en un enfer singulier. de même qu’il
se présente sous la figure des trois sorcières de Macbeth ou qu’il s’incarne
en celle de smerdykov dans Les Frères Karamazov de dostoïevski, de même
le mal s’impose en quelque sorte comme acte de se clouer à soi-même. dans
une telle situation, on rejette l’ordre social, ainsi que les normes qui le com-
posent. on se repousse soi-même en rejettant totalement l’existence de la
créature dans son ensemble. et ce rejet de l’être s’incarne dans une violence
perpétrée contre l’autre qui prend la forme spécifique d’un dévisagement
de l’existence propre à l’autre. Tout comme Arendt l’écrit dans une lettre à
Karl Jaspers, « le mal radical n’a rien à voir avec ce qui est humainement
compréhensible, les motivations immorales ». elle entend dire, contre Kant,
que l’intérêt ou l’égoïsme n’est pas à l’origine du mal absolu.
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l’impénétrabilité du mal doit donc être comprise ainsi : elle ne se pose pas
par intérêt. cela signifie donc que les notions de pardon absolu et de mal
absolu déplacent l’axe traditionnel de l’égoïsme et de l’altruisme.
Pour Arendt, le mal radical correspond à l’acte de rendre des êtres
humains « superflus ». elle qualifie d’ailleurs cet acte ainsi : la radicalité du
mal n’est pas d’user de personnes comme de moyens, mais relève de quelque
chose de bien plus profond – car user de personnes comme de moyens pour
arriver à une fin suppose encore l’ « essence humaine » de ces mêmes per-
sonnes. comme Jankélévitch le fait également valoir, le mal absolu est une
agression contre l’existence en tant que telle : cette agression consiste très
exactement à rendre l’existence de l’Autre impardonnable. l’impardonnable
rend l’existence de l’autre impardonnable. le pardon demeure-t-il alors
encore possible face à ce visage du mal dont l’accomplissement et la subs-
tance sont d’avoir rendu l’existence de la victime impardonnable et super-
flue ? or cette constitution de l’Autre en tant qu’impardonnable existence,
cette violation de et dans l’ordre de l’être, s’exprime cruellement par le
L’impardonnable chez Jankélévitch 433

« dégoût » de l’autre – la victime est déchue de son humanité qui est dégra-
dée en animalité.
cette réduction massive de l’Autre à une existence impardonnable et
donc superflue reflète et répand un excès d’être de l’auteur du mal. Mais
cette illusion de toute-puissance, cependant, masque la véritable condition
de l’auteur du mal. elle masque un désespoir existentiel absolu. c’est dire
que, dans le mal provoqué par ses actions, l’auteur se place en un enfer. Pour
Jankélévitch, ainsi, l’enfer ce n’est pas l’Autre. le mal est bien plutôt l’en-
fer d’une solitude absolue et d’un désespoir radical propres à une existence
ne sévissant que dans le mal. c’est comme si l’on disait : se faire dieu pour
l’homme est toujours diabolique, car se faire dieu parmi les hommes, c’est
rendre l’existence des autres hommes impardonnable en souffrant sa propre
impossibilité d’être.

résumé : Parmi les diverses tentatives pour clarifier la possibilité et le sens du pardon, l’une
des plus originales, et l’un des premiers textes sur la question suite à la Shoah, revient à
Vladimir Jankélévitch. Dans le présent article, je propose une esquisse de ce qui est unique
et important dans la conception du pardon chez Jankélévitch qui implique un rejet des
deux formes paradigmatiques du pardon : le pardon théologique et le pardon non religieux,
pour penser l’impossibilité de pardonner l’impardonnable – le mal absolu – en un acte qui
transfigure les capacités de l’homme : l’homme qui pardonne devient « inhumain », une
présence unheimlich parmi les hommes.
Mots-clés : Vladimir Jankélévitch. Hannah Arendt. Shoah. Pardon. Mal absolu.
Impardonnable. Éthique.
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Abstract : Among the various efforts to clarify the possibility and meaning of forgiveness, one
of the most original, and one of the first writings on the question of forgiveness after the
Holocaust, was Vladimir Jankélévitch’s Forgiveness. In this article, I propose to delineate
what is unique and significant with the conception of forgiveness in Jankélévitch, which
implies a rejection of the two paradigmatic forms of forgiveness : theological forgiveness
and secular forgiveness. Forgiving the unforgivable transforms the capactities of human
existence : the one who forgives becomes inhuman, an unheimlich presence among men.
Key words : Vladimir Jankélévitch. Hannah Arendt. The Holocaust. Forgiveness. Absolute
evil. The unforgivable. Ethics.
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