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« L'INCARNATION CHANGE TOUT »

Merleau-Ponty critique de la « théologie explicative »


Emmanuel de Saint Aubert

Centre Sèvres | Archives de Philosophie

2008/3 - Tome 71
pages 371 à 405

ISSN 0003-9632

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de Saint Aubert Emmanuel, « « L'Incarnation change tout » » Merleau-Ponty critique de la « théologie explicative »,
Archives de Philosophie, 2008/3 Tome 71, p. 371-405.
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« L’Incarnation change tout »
Merleau-Ponty critique de la « théologie explicative » 1

E M M A N U E L D E S A I N T AU B E RT
CNRS, ENS, Archives Husserl

« A la vérité, la question pour un philosophe n’est pas


tellement de savoir si Dieu existe ou n’existe pas, si la
proposition Dieu existe est correcte ou incorrecte, que
de savoir ce que l’on entend par Dieu, ce qu’on veut
dire en parlant de Dieu. » (MERLEAU-PONTY,
mai 1958)

La pensée de Merleau-Ponty entretient un rapport significatif avec le


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christianisme. C’est le cas de nombreux philosophes, dont certaines pages
voire certains concepts sont difficiles à comprendre sans avoir un minimum
de culture religieuse. Mais l’intérêt de ce rapport, chez Merleau-Ponty,
dépasse largement une question de culture générale. La foi personnelle
comme le contexte intellectuel chrétien qui ont été les siens pendant les
années vingt et les années trente, participent à la formation de sa pensée. Par
ailleurs, quel que soit ce qu’a pu être par la suite le style propre de son
athéisme 2, dans la « douceur rebelle » et l’ « adhésion songeuse » 3 qui carac-
térisaient sa position de philosophe, il est frappant de constater dans ses
écrits et manuscrits, l’influence durable sinon le travail renouvelé de l’œu-
vre, par exemple, de Paul Claudel, de Gabriel Marcel, ou encore de Maurice
Blondel 4.

1. Texte d’une conférence faite le 9 avril 2008 à la Faculté de Philosophie de l’Institut


Catholique de Paris, lors d’une journée d’études organisée par Jérôme de Gramont.
2. Le plus souvent, Merleau-Ponty referme par avance cette question trop personnelle en
mettant en avant le mot de Kierkegaard, selon lequel la proposition « je suis chrétien » est de
toutes manières inconsistante. Cf. SNS(foi) N312/G213, HoXX 364-368/246-248, Natu2 184,
PNPH 305. Cf. infra la liste des abréviations utilisées pour désigner les écrits de Merleau-Ponty.
3. EP, p. 38.
4. Sur le rapport de Merleau-Ponty à ces auteurs, cf. E. de S AINT AUBERT, Du lien des
êtres aux éléments de l’être, Paris, Vrin, 2004, p. 234-255 (Paul Claudel); Le scénario cartésien,
Paris, Vrin, 2005, p. 77-99 (Gabriel Marcel) ; Vers une ontologie indirecte, Paris, Vrin, 2006,
p. 119-134 (Maurice Blondel).
372 Emmanuel de Saint Aubert

Merleau-Ponty s’est toujours intéressé à la question religieuse 5. Dès ses


premiers articles, il revendique contre Brunschvicg une philosophie capable
de penser l’attitude religieuse, au même titre que la perception, la sexualité,
l’art ou la politique. Même s’il n’a pas eu le temps d’écrire le volume qu’il
souhaitait spécifiquement lui consacrer 6, il s’est exprimé sur ce thème dans
des textes qui ponctuent son œuvre, en particulier Christianisme et ressen-
timent (1935), Foi et bonne foi (1946), Christianisme et philosophie (1956),
ou encore, de manière moins directe, dans quelques passages de l’Éloge de
la philosophie (1953) et à la fin de Bergson se faisant (1959) – sans parler
des inédits, dont j’aurai ici l’occasion de citer plusieurs passages. Dans ces
différentes contributions, Merleau-Ponty défend régulièrement le christia-
nisme contre certaines tentations de la théologie à laquelle il a donné lieu.
Plus précisément, il défend ce qu’il considère être la nouveauté du christia-
nisme – comme expérience de l’homme, comme attitude religieuse, et jus-
que dans sa conception de Dieu – contre ce qu’il nomme par endroits la
« théologie explicative », qui ne parviendrait pas à penser cette nouveauté,
voire la trahirait. C’est cette démarche que je voudrais ici mettre en valeur,
en montrant combien, ce faisant, Merleau-Ponty transpose sa propre lutte
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contre les philosophes, et mobilise ainsi les axes essentiels de sa pensée – ses
conceptions de l’homme et de l’être, une anthropologie de la chair percep-
tive et désirante, une ontologie de l’être inachevé et inépuisable.
L’expression « théologie explicative » fait partie des formulations trop
générales par lesquelles Merleau-Ponty a l’habitude de désigner les forma-
tions de pensée auxquelles il s’oppose, et qu’il n’hésite pas à caricaturer pour
les besoins de sa démonstration. Il entend par « explicative » une théologie
qui explique Dieu et explique par Dieu pour mieux se passer des mystères
de l’homme, des contradictions et des angoisses de sa condition – manquant
ainsi, paradoxalement, une négativité qui est le lieu même d’où sourd l’atti-
tude religieuse, le rapport de l’homme à Dieu, et qui en retour exprimerait
une dimension de Dieu lui-même. Les textes de Merleau-Ponty laissent devi-

5. Dans les dernières années, il se plonge même dans l’œuvre du théologien protestant
Karl Barth, comme l’indiquent les feuillets EM1 [144]v, [4]v(3), et [7](B). Nos références aux
manuscrits déposés à la Bibliothèque Nationale précisent entre crochets la numérotation du
classement établi par la B.N., éventuellement suivie, entre parenthèses, de la pagination manus-
crite de Merleau-Ponty, le tout étant précédé, s’il y a lieu, par la pagination de la version édi-
tée. La lettre « v » à la suite du numéro de classement d’un feuillet indique qu’il est fait réfé-
rence au verso de ce dernier.
6. « Volumes suivants sur amour, sur religion, sur politique » (PM-ms [222]). « J’ai au
contraire toujours pensé que la Prose du Monde aurait une seconde partie sur le catholicisme »
(lettre à Sartre du 8 juillet 1953, Le Magazine Littéraire, n° 320, avril 1994, p. 74 ; repris dans
Parcours deux 1951-1961, Lagrasse, Verdier, 2000, p. 145).
« L’Incarnation change tout » 373

ner quelques fantômes et laissent parfois même échapper quelques noms –


Thomas d’Aquin, Maritain, de Lubac, Daniélou, et surtout Leibniz –, contre
lesquels ils convoquent d’autres fantômes et d’autres noms – Blondel,
Claudel, Gabriel Marcel, Mounier, Max Scheler, Teilhard de Chardin, et sur-
tout Pascal. Le débat entretenu par Merleau-Ponty ne met donc pas en scène
l’athéisme contre la foi (il dénonce d’ailleurs explicitement les impasses de
cet affrontement 7), mais certains penseurs chrétiens contre d’autres, et sur-
tout, plus largement, une réception philosophique personnelle du christia-
nisme contre une théologie étrangement philosophique.

INCARNATION ET MYSTÈRE

« Le décalque de l’expérience chrétienne »


Revenons d’abord aux deux textes dans lesquels Merleau-Ponty éclaire
lui-même le rapport qu’entretient la philosophie, entendons sa philosophie,
avec le christianisme : Foi et bonne foi (1946), et Christianisme et philoso-
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phie (1956). Quel est le statut de ce rapport ? Une partie de la réponse se

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trouve déjà dans ces quelques mots écrits au lendemain de la
Phénoménologie de la perception :
« Le catholicisme répugne à une philosophie qui ne soit que le décalque de
l’expérience chrétienne. La raison en est sans doute qu’à la limite cette philo-
sophie serait une philosophie de l’homme plutôt qu’une théologie. » 8

Merleau-Ponty entend retenir du christianisme un certain nombre de


vérités anthropologiques. Il ne les emprunte pas directement à une théolo-
gie spéculative, mais à une expérience. Indépendamment d’une éventuelle
révélation et de sa possible théorisation théologique, certaines vérités de
l’homme ont été vécues au sein du christianisme : elles intéressent la philo-
sophie 9. Mais pour intégrer une expérience il faut sans doute l’avoir soi-

7. Cf. sur ce point L’homme et l’adversité et l’Éloge de la philosophie.


8. SNS(foi), p. N313/G214.
9. Merleau-Ponty est trop cultivé pour participer à l’amalgame contemporain qui place
dans un même ensemble indifférencié théologie, christianisme, religion et spiritualité, en dia-
bolisant le tout dans un ressentiment de nature peu philosophique. Merleau-Ponty n’est pas un
théologien, et sa philosophie ne se veut en aucun cas une apologie du christianisme. Mais il ne
serait pas moins déplacé d’en faire le prophète d’une gnose pré ou post-chrétienne, ou encore
d’une phénoménologie débarrassée du phénomène religieux. Ce serait surtout un magistral
contresens sur son intention philosophique, en particulier sur la ligne précisément anti-théo-
logique de sa pensée. Merleau-Ponty entend justement sortir d’une ambivalence passionnelle,
entre dogmatismes diversement théologiques et athées, qui appauvrit la philosophie.
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même vécue : Merleau-Ponty omet de préciser qu’il s’agit, au moins en par-


tie, de ce qui a été sa propre expérience. Car il n’entend pas faire une trans-
cription formelle vue du dehors, un structuralisme du phénomène religieux
comme un anthropologue découvrant une civilisation inconnue. Le terme
de « décalque » est ainsi ambigu. On ne décalque pas une expérience, on la
laisse infuser et diffuser dans une pensée – c’est ce que fait Merleau-Ponty.
Loin des tourments futurs pour les « tournants théologiques », et alors que
le christianisme pourrait être considéré comme une religion qui a soumis la
philosophie en servante de la théologie, Merleau-Ponty met l’accent sur une
potentialité inverse, en trouvant dans « l’expérience chrétienne » le ferment
d’un divorce qui congédie une certaine forme de théologie et contribue à une
philosophie de l’homme. Merleau-Ponty reproche à la « théologie explica-
tive » l’importation du Dieu des philosophes et de cette « ambition de tout
voir » 10 qui constituerait la folle prétention de nombre de philosophes. La
théologie explicative serait ainsi le mauvais fruit d’un tournant philosophi-
que de l’expérience religieuse.
Merleau-Ponty adopte à l’égard du christianisme une attitude semblable
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à celle qu’il a avec ses philosophes préférés : le prolonger « dans le sens de
ses propres intuitions » 11, parce que ces intuitions sont devenues siennes.
Plus précisément, il met en valeur deux apports pour lui essentiels, qui sont
aussi deux combats intellectuels: penser l’incarnation jusqu’au bout et pour-
suivre la critique des idoles. Ces deux luttes forment pour Merleau-Ponty
un ensemble cohérent, une seule et même tâche qui peut et doit être philo-
sophique avant d’être religieuse. Philosophe de la chair, qui insiste sur sa
double dynamique d’incarnation et d’expression, il est aussi aimanté par la
dialectique de violence et de fécondité inscrite en l’homme, par le non-sens
et sa métamorphose possible en surcroît de sens et de coexistence. Au croi-
sement de ces deux lignes – la chair, et le sens du non-sens –, Merleau-Ponty
recherche la « signification positive de la négativité » qui, comme il l’affirme
dans son discours inaugural au Collège de France, appartient à « l’essence
du christianisme » 12. Or c’est cette même négativité féconde que la théolo-
gie dite « explicative » aurait manquée. Cette théologie, ce faisant, se serait
arrêtée en chemin dans sa tentative de penser les mystères centraux du chris-
tianisme, elle n’aurait pas répondu à la double exigence de contester les faux
absolus (les faux dieux) et de penser l’incarnation jusqu’au bout. Elle n’au-

10. Hesn, p. 280/7.


11. Cf. p. ex. Natu3, p. 339/[70].
12. EP, p. 49-50.
« L’Incarnation change tout » 375

rait pas respecté le statut même du mystère. Le « décalque » philosophique


de « l’expérience chrétienne » retournerait ainsi le christianisme contre la
tentation gnostique de sa réécriture théologique.

Penser l’incarnation jusqu’au bout

Penser l’incarnation jusqu’au bout. Cette exigence trouve un développe-


ment conséquent dans l’article Foi et bonne foi, en particulier dans un pas-
sage remarquable qui mériterait à lui seul un long commentaire:
« L’Incarnation change tout. (…) Le christianisme est en ce sens aux antipo-
des du “spiritualisme”. Il remet en question la distinction du corps et de l’es-
prit, de l’intérieur et de l’extérieur. (…). Il ne s’agit plus de retrouver, en deçà
du monde, la transparence de Dieu, il s’agit d’entrer corps et âme dans une
vie énigmatique dont les obscurités ne peuvent être dissipées, mais seulement
concentrées en quelques mystères, où l’homme contemple l’image agrandie
de sa propre condition. Les dogmes de l’Incarnation, du Péché Originel ne
sont pas clairs, mais ils sont valables, disait Pascal et dit Jacques Rivière, parce
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qu’ils reflètent les contradictions de l’homme, esprit et corps, noble et misé-

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rable. Les paraboles de l’Évangile ne sont pas une manière imagée de présen-
ter des idées pures, mais le seul langage capable de porter les relations de la
vie religieuse, paradoxales comme celles du monde sensible. Les paroles et les
gestes sacramentels ne sont pas les simples signes de quelque pensée. Comme
les choses sensibles, ils portent eux-mêmes leur sens, inséparable de la for-
mule matérielle. Ils n’évoquent pas l’idée de Dieu, ils véhiculent la présence
et l’action de Dieu. Enfin l’âme est si peu séparable du corps qu’elle empor-
tera dans l’éternité un double rayonnant de son corps temporel. » 13

Chacune de ces phrases laisse entrevoir combien cette compréhension


du christianisme diffuse dans la pensée de Merleau-Ponty, et combien l’in-
verse est aussi vrai : les idées du philosophe semblent ici orienter et être
orientées par cette compréhension – jusque dans sa phénoménologie de la
chair, son humanisme tourmenté, et son ontologie du sensible.
Merleau-Ponty, en particulier, oppose la notion de mystère à la transpa-
rence de Dieu et la clarté du dogme, et l’associe étroitement à l’expression
même de la condition paradoxale de l’homme. Comme s’il était essentiel au
mystère, non pas d’être d’abord centré sur Dieu, mais sur l’homme et
l’homme dans sa relation à Dieu. Comme s’il était essentiel au mystère, non
seulement de résister à l’idéal de représentation des idées pures, à la distinc-
tion de l’intérieur et de l’extérieur, mais aussi à la séparation même de

13. SNS(foi), p. N310-311/G212-213.


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l’homme et de Dieu. Comme s’il était essentiel au mystère, non pas de repré-
senter mais d’exprimer et de relier, d’exprimer les contradictions de
l’homme, dans un corps à corps avec « la présence et l’action de Dieu », où
le sens est inséparable de son inscription corporelle.
Il nous faut « entrer corps et âme dans une vie énigmatique », dans « quel-
ques mystères, où l’homme contemple l’image agrandie de sa propre condi-
tion ». Cette proposition audacieuse introduit une logique projective bien
différente de celle qui soutient ordinairement le dieu des philosophes: Dieu
n’est plus ici une image agrandie de notre positivité fantasmée (un dieu
habillé du pouvoir, de l’avoir et du savoir de l’homme tirés à l’infini en étant
dégagés de la finitude de nos capacités corporelles), il devient, par
l’Incarnation, une expression agrandie de notre négativité réelle. Par
l’Incarnation, les mystères religieux et Dieu lui-même deviennent à l’image
de l’homme, mais sans que ce soit ici un renversement voltairien, car Dieu
est ainsi revêtu d’une condition que l’homme ne parvient pas à reconnaître
et à assumer. Comme s’il avait fallu un Dieu incarné pour apprendre à
l’homme ce qu’il est, et l’aider à le vivre. Comme s’il avait fallu un Dieu char-
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nel pour que l’homme consente lui-même à être chair.

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Ce déplacement de la notion de mystère par la reconnaissance de l’incar-
nation poursuit le mouvement amorcé par Gabriel Marcel. Dans cette ligne,
ce n’est plus tant la transcendance de Dieu qui fait mystère, que son
Incarnation, l’Homme-Dieu et les relations de l’homme à Dieu. Il n’y a au
fond rien de mystérieux tant que l’on en reste à une pure séparation méta-
physique, à une transcendance qui ne sourd pas de l’immanence, tant que
l’on en reste au rapport vertical de l’homme avec un principe dont il serait la
conséquence. Ces idées ne font pas une apparition isolée dans l’œuvre du phi-
losophe. La même année 1946, Merleau-Ponty expose sa thèse principale
devant la Société française de Philosophie et affirme: « Le christianisme déjà
a consisté à remplacer l’absolu séparé par l’absolu dans les hommes (…) Dieu
cesse d’être objet extérieur pour se mêler à la vie humaine (…) Dieu a besoin
de l’histoire humaine » 14. « C’est la nouveauté du christianisme », martèle un
an plus tard Le métaphysique dans l’homme, « de récuser le Dieu des philo-
sophes et d’annoncer un Dieu qui assume la condition de l’homme » 15. En
1951, au moment même où la conférence de Genève sur L’homme et l’ad-
versité intronise le concept de chair au cœur de sa philosophie, Merleau-
Ponty s’insurge à nouveau dans le manuscrit de La prose du monde:

14. PPCP, p. 71-72.


15. SNS(MétaHo), p. N169/G118 (1947).
« L’Incarnation change tout » 377

« Voilà plus de vingt siècles que l’Europe a renoncé à la transcendance dite


verticale et il est un peu fort d’oublier que le Christianisme est pour une bonne
part la reconnaissance d’un mystère dans le rapport de l’homme et de Dieu:
justement le Dieu chrétien ne veut pas d’un rapport vertical de subordination,
il n’est pas seulement un principe dont nous serions les conséquences, une
volonté dont nous serions les instruments, il y a comme une sorte d’impuis-
sance de Dieu sans nous et Claudel va jusqu’à dire que Dieu n’est pas au-des-
sus de nous, mais au-dessous, voulant dire que nous ne le trouvons pas comme
un modèle supra-sensible auquel il faudrait nous soumettre, mais comme un
autre nous-même, qui épouse et authentifie toute notre obscurité. La trans-
cendance, alors, ne surplombe pas l’homme, il en est étrangement le porteur
privilégié. » 16

Ce rappel vigoureux sur la révolution opérée par le christianisme se


répète les années suivantes – nous en verrons d’autres exemples. Comme on
peut déjà le voir à travers ces différentes citations, le « décalque de l’expé-
rience chrétienne » opéré par Merleau-Ponty n’est pas la reconduction pure
et simple de la théologie à une anthropologie. Sa démarche est plus com-
plexe, et n’hésite pas à mêler, à la compréhension d’une expérience de la
condition de l’homme, une « description » de Dieu.
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Le Dieu dont il est question est traversé par les paradoxes mêmes de cette

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condition – Merleau-Ponty poursuit en cela une tonalité pascalienne réacti-
vée au début du XXe siècle par l’insistance de Chesterton sur Les paradoxes
du christianisme 17. Le Dieu chrétien, souligne Merleau-Ponty, est à la fois
un Dieu intérieur et un Dieu extérieur 18, dont les dogmes « reflètent les
contradictions de l’homme », où les relations de la vie religieuse sont « para-
doxales comme celles du monde sensible » et ne peuvent être exprimées
qu’en paraboles, chiffres et figures. Comme si Dieu lui-même et le premier,
loin du dieu mathématicien ou horloger des philosophes, ne pouvait s’expri-
mer que par figures. Parce que Dieu lui-même et le premier, loin du dieu

16. PM, p. 118.


17. G. K. CHESTERTON, « The Paradoxes of Christianity », in Orthodoxy, John Lane,
Londres, 1909, chapitre III, p. 51 sq., chapitre traduit par Claudel dans La Nouvelle Revue
Française, 1er août 1910. Le cours sur la dialectique de 1956 défend Pascal dans la ligne de la
« vérité illogique » (Les paradoxes du christianisme, trad. Claudel, p. 133 ; Orthodoxy, p. 148)
de Chesterton : « Le contenu de la religion, c’est l’ambiguïté. Comment lui reprocher de ne pas
donner [de] preuve évidente? En le faisant, on la ratifie. » (Dial-T&C [246] (3), cours du 16 avril
1956). « La religion dit que le sens vrai est caché, parle par figures et chiffre. En disant que ce
n’est pas clair on lui donne raison. » (Dial-T&C [247] (4), cours du 16 avril). Cf. aussi Dial-T&C
[243].
18. « Le catholicisme croit à la fois en un Dieu intérieur et un Dieu extérieur, telle est la for-
mule religieuse de ses contradictions. » (SNS(foi), p. N308/G211) « Le paradoxe du christia-
nisme et du catholicisme est qu’ils ne s’en tiennent jamais soit au Dieu intérieur, soit au Dieu
extérieur, et qu’ils sont toujours entre l’un et l’autre. » (SNS(foi), p. N312/G214).
378 Emmanuel de Saint Aubert

leibnizien, ne pense plus le monde, « il en est ». Dans l’irréductibilité de sa


transcendance, le dieu des philosophes était ce sujet transparent qui démêle
nos contradictions à distance ; le Dieu chrétien, incarné et crucifié, « épouse
et authentifie toute notre obscurité ». Merleau-Ponty est attaché à l’insistance
claudélienne 19 et paulinienne 20 sur le Dieu kénotique. La négativité habite
au cœur même de l’Être, et l’homme en retour peut être glorifié jusque dans
ses blessures 21.

« Un christianisme et une philosophie intérieurement travaillés par la même


contradiction »

Fin 1955 ou début 1956, dans le cadre du volume qu’il dirige sur Les
Philosophes célèbres, Merleau-Ponty rédige une préface au chapitre consacré
aux philosophes chrétiens, et l’intitule sobrement « Christianisme et philoso-
phie » 22. Comme il l’avoue lui-même, son propos est moins une introduction
aux textes qui le suivent qu’une réflexion personnelle qui lui tient à cœur 23.
Merleau-Ponty part du différend classique sur la notion et l’existence d’une
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philosophie chrétienne 24, et s’oppose résolument à ceux qui soutiennent

19. Cf. p. ex. L’Otage, in Théâtre, tome II, édition revue et augmentée, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 273 : « Dieu n’est pas au-dessus de nous, mais au-des-
sous. » On retrouve le motif claudélien du Dieu « au-dessous » jusque dans la préparation iné-
dite de la préface de Signes, dernier texte rédigé et publié du vivant de Merleau-Ponty. Cf.
S(Préf)-ms [7](3), [17](11).
20. Cf. p. ex. l’Épître aux Philippiens, 2, 6-8.
21. Aussi le mystère n’est-il pas seulement réintroduit parce que la position de survol du
dieu des métaphysiques philosophiques et théologiques laisse la place à cet empiétement d’une
transcendance faite chair dont l’homme devient en retour comme un sacramental. Le mystère
n’est pas seulement réintroduit par l’Incarnation, comme un événement qui, introduisant Dieu
dans l’histoire, introduirait une historicité en Dieu – comme si l’Incarnation changeait bruta-
lement sa nature. Car l’Incarnation exprime elle-même autre chose, qui la précède : « il y a
comme une sorte d’impuissance de Dieu sans nous (…) Dieu n’est pas au-dessus de nous, mais
au-dessous ». Il n’est pas venu singer la négativité de l’homme, mais l’exprimer… parce que
c’est la sienne. L’Incarnation exprime la négativité de l’homme, qui exprime celle de Dieu, de
sorte que l’homme contemple dans les mystères chrétiens l’image agrandie de ce en quoi il est,
dans sa chair, à l’image de Dieu.
22. S(pnp), p. 176-185.
23. « Il va sans dire que ces lignes n’engagent que leur signataire, et non pas les collabora-
teurs chrétiens qui ont bien voulu lui donner leur concours. Ce serait mal le reconnaître que
de créer la moindre équivoque entre leur sentiment et le sien. Aussi ne donne-t-il pas ceci
comme une introduction à leur pensée. Ce sont plutôt des réflexions et des questions qu’il ins-
crit, pour les leur soumettre, en marge de leurs textes. » (S(pnp), p. 184-185).
24. Cf. « La notion de philosophie chrétienne », in Bulletin de la Société française de
Philosophie, séance du 21 mars 1931.
« L’Incarnation change tout » 379

« que la philosophie n’est pas chrétienne dans son essence » 25. Cette négation
repose à ses yeux sur une conception domaniale de la philosophie contre
laquelle il s’est toujours battu, qui soumet par avance l’histoire au principe
de « l’immanence philosophique » 26. La position de Merleau-Ponty est sans
équivoque: il y a « assurément une philosophie chrétienne » 27. Elle est même
radicale: la philosophie chrétienne ne serait pas un courant parmi d’autres,
elle contiendrait « tout ce qui s’est pensé en Occident depuis vingt siècles ».
Pour comprendre cette radicalité au-delà de sa dimension rhétorique, il
faut approfondir l’orientation donnée par la toute première phrase de cette
préface : « La confrontation avec le christianisme est une des épreuves où la
philosophie révèle le mieux son essence. » 28 Pour Merleau-Ponty, le refus
de la notion et de l’existence d’une philosophie chrétienne est en partie
motivé par une attitude fondamentale, intellectuelle et existentielle, où la
défense principielle du territoire philosophique contre tout empiétement
repose sur l’illusion de l’auto-suffisance de l’entendement et, partant, sur la
façon dont nous concevons et vivons l’union de l’âme et du corps. « Passé un
certain point de maturité, d’expérience ou de critique, ce qui sépare ou réu-
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nit les hommes n’est pas tant la lettre ou la formule finale de leurs convic-

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tions, mais plutôt, chrétiens ou non, la manière dont ils traitent leur propre
dualité. » 29 La ligne de partage ne se situe donc pas entre chrétiens et non
chrétiens, mais entre deux conceptions de la philosophie, elles-mêmes sépa-
rées par deux manières de vivre la condition humaine.
Merleau-Ponty introduit alors le couple classique de la raison et de la foi,
pour dénoncer les constructions de leur coexistence pacifique :
« La “paix thomiste” et la “paix cartésienne”, la coexistence innocente de la
philosophie et du christianisme pris comme deux ordres positifs ou deux véri-
tés nous masquent encore le secret conflit de chacun avec lui-même et avec
l’autre et les rapports tourmentés qui en résultent. Si la philosophie est une
activité qui se suffit, qui commence et s’achève avec l’appréhension du
concept, et la foi un assentiment aux choses non vues et données à croire par
les textes révélés, la différence entre elles est trop profonde pour qu’il puisse
même y avoir conflit (…). Nous sommes donc hors d’état de comprendre
l’unité de la raison et de la foi. Ce qui est sûr, c’est qu’elle se fait en Dieu. La
raison et la foi sont ainsi dans un état d’équilibre indifférent. » 30

25. S(pnp), p. 176-177.


26. S(pnp), p. 178.
27. S(pnp), p. 179.
28. S(pnp), p. 176.
29. S(pnp), p. 177.
30. S(pnp), p. 180.
380 Emmanuel de Saint Aubert

Merleau-Ponty poursuit, reprenant alors sa mise en scène habituelle du


dilemme cartésien :

« Mais la difficulté n’est pas plus grande – et pas autrement résolue – que celle
d’admettre la distinction que l’entendement fait entre l’âme et le corps, et par
ailleurs, leur union substantielle: il y a l’entendement, et ses distinctions sou-
veraines, et il y a l’homme existant, l’entendement aidé de l’imagination et
joint à un corps, que nous connaissons par l’usage de la vie parce que nous
sommes cet homme, et les deux ordres sont un seul parce que le même Dieu
est garant des essences et fondement de notre existence. Notre dualité se
reflète et se dépasse en lui comme celle de son entendement et de sa volonté.
Nous ne sommes pas chargés de comprendre comment. » 31

C’est ici, devant ce « nous ne sommes pas chargés de comprendre com-


ment », que Merleau-Ponty s’insurge, dans un pari philosophique qui le
caractérise :

« Pourtant ce concordat est instable. Si vraiment l’homme est enté sur les deux
ordres, leur connexion se fait aussi en lui, et il doit en savoir quelque chose. » 32
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La coexistence pacifique de la philosophie et du christianisme, ainsi sou-

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tenue par l’autonomie de la raison et par celle de la foi, reposerait donc sur
une forme de capitulation de l’intelligence – laquelle vient paradoxalement
contrarier la toute-puissance de la raison… –, et une capitulation à penser
l’unité même de l’homme. Avec l’idée implicite que l’articulation intime de
la raison et de la foi est au cœur même de cette unité anthropologique.
Merleau-Ponty refuse d’abandonner « le secret de leur accord » « dans la pen-
sée infinie » qui serait celle de Dieu, refuse que nous soyons « hors d’état de
comprendre l’unité de la raison et de la foi ».
Merleau-Ponty a de bout en bout rejeté toute conception de la philoso-
phie comme royaume d’une souveraine Raison, voulant trouver en son fon-
dement même une clarté plus radicale (qui ne fait pas nombre avec l’intelli-
gence mais la traverse et la soutient de bout en bout), une lumière que le
philosophe n’a pas en propre mais qu’il partage avec tout homme. Cette cla-
ritas trouve plusieurs noms chez Merleau-Ponty, comme autant de rayons du
même foyer. La question de la perception est la plus manifeste de ces entrées
multiples du même mystère, et la plus propédeutique aux yeux du philoso-
phe. Plus discrète, celle du désir est tout aussi intégrale, ne serait-ce que
parce qu’elle est une doublure de la précédente – la perception, écrira

31. S(pnp), p. 181.


32. Ibid.
« L’Incarnation change tout » 381

Merleau-Ponty, est déjà « un mode du désir » 33. Plus subtilement encore,


cette pensée est aussi habitée par une conception originale de la foi, une foi
qui elle-même double du dedans notre ouverture perceptive au monde.
Indépendamment de toute question religieuse, de toute théologie, les diver-
ses directions de recherche de Merleau-Ponty – sur notre ouverture corpo-
relle au monde et à autrui à travers la vie perceptive, expressive et désirante
– le conduisent à une conception de l’intelligence qui reconnaît en celle-ci,
au cœur même de son aptitude à la vérité, de son ouverture à l’être, une
dimension de foi naturelle. Une « foi animale », une « foi interrogative » – pour
reprendre les formules des derniers écrits –, une foi intelligente qu’il tra-
vaille dans son fameux concept de « foi perceptive » (l’un des exemples, dans
son œuvre, de la libre et large surdétermination d’une notion husserlienne).
« La foi, – dans le sens d’une adhésion sans réserves qui n’est jamais motivée
absolument –, intervient dès que nous quittons le domaine des pures idées
géométriques et que nous avons affaire au monde existant. Chacune de nos
perceptions est foi, en ce sens qu’elle affirme plus que nous ne savons à la
rigueur, l’objet étant inépuisable et nos connaissances limitées. Descartes
disait même qu’il faut un mouvement de volonté pour croire que deux et deux
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font quatre. » 34

Dans une admiration répétée pour l’entreprise de Blondel 35, « pour qui
la philosophie était la pensée s’apercevant qu’elle ne peut “boucler”, repé-
rant et palpant en nous et hors de nous une réalité dont la conscience philo-
sophique n’est pas la source » 36, Merleau-Ponty écrit encore: « Il faut avouer
que la foi dévoile certains côtés de l’être, que la pensée, qui les ignore, ne
“boucle” pas, et que les “choses non vues” de la foi et les évidences de la rai-
son ne se laissent pas délimiter comme deux domaines. » 37 Il y a une dimen-
sion naturelle de foi inscrite dans les fondements de notre rapport au monde
et à autrui, dimension essentielle d’une intelligence incarnée, de sorte que
la foi ne relève pas d’abord d’une attitude spécifiquement religieuse. Jusque
dans les manuscrits les plus tardifs, l’ontologie phénoménologique de
Merleau-Ponty creuse sous l’idéalité pour dégager cette foi qui est du ressort
de la chair et qui contribue à nous dévoiler l’être.
Dans cette reprise personnelle de la problématique de la raison et de la
foi, la préface de 1956 distribue les auteurs en deux camps opposés. D’un

33. Natu3, p. 272/[38].


34. SNS(foi), p. N317-318/G217.
35. Cf. S(pnp), p. 177, 183-184, 195.
36. S(pnp), p. 177.
37. S(pnp), p. 178.
382 Emmanuel de Saint Aubert

côté, une philosophie autonome dans laquelle Merleau-Ponty place pêle-mêle


des auteurs pourtant incompatibles : Gilson, Maritain, Bréhier et Descartes
(un tel rapprochement n’est pas dénué de provocation…). De l’autre côté,
une pensée « de l’homme et du monde existants », qui « constate la discor-
dance de l’existence et de l’idée » 38. Pascal, Malebranche, ou encore Blondel
feraient ainsi partie de ceux qui ne se sont pas satisfaits du concordat des
garanties divines ou du concordat de l’harmonie préétablie, de ces artifices
qui délèguent sans plus d’effort la pensée de l’union de l’âme et du corps,
du complexe de la raison et de la foi. Merleau-Ponty associe ces penseurs à
son propre combat, celui de l’intelligence : nous sommes chargés de com-
prendre, et la philosophie s’ouvre à nouveau, comme étude de ce lien des
ordres dont la connexion se fait en nous.
Car toutes les césures, toutes les différences, même ontologiques, sont
en nous-mêmes: il faut justement prendre au sérieux l’incarnation. Ou plu-
tôt, philosophiquement parlant, la chair – car la notion d’ « incarnation »
désigne encore, peu ou prou, un processus qui va de la séparation à l’inté-
gration, sa signification ne recouvre pas la dynamique symétrique de pro-
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gressive différenciation intérieure qui est aussi celle de la chair. Sur un plan

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philosophique, prendre au sérieux l’incarnation conduit peut-être à aban-
donner ce terme pour celui de chair – c’est en tout cas ce que fait progressi-
vement Merleau-Ponty 39. La chair n’est pas le résultat de l’union, par avance
ou après coup, d’instances ontologiques irréductibles, mais est animée par
d’incessants processus d’intégration et de différenciation qui édifient simul-
tanément son unité propre et sa vie relationnelle.
Ainsi, résume Merleau-Ponty, « le rapport complexe de la philosophie et
du christianisme ne se découvrirait que si l’on mettait en comparaison un
christianisme et une philosophie intérieurement travaillés par la même
contradiction » 40. Travaillés par la même contradiction… parce que cette
contradiction travaille intérieurement l’homme. Et d’autant plus intérieu-
rement, jusqu’au conflit, que l’homme – surtout s’il est philosophe ou théo-
logien – est tenté d’exorciser cette contradiction dans une résolution exté-
rieure et métaphysique : en la démembrant, en en séparant les termes
constitutifs pour les placer à distance l’un de l’autre, dans la motivation
secrète de placer ainsi la contradiction à distance de nous-mêmes. Placer un

38. Ibid.
39. Et c’est sans doute l’un des progrès de la pensée de Merleau-Ponty par rapport à celle
de Gabriel Marcel: dire « Je suis mon corps » n’est encore qu’une étape de la sortie du dualisme,
en assumer toute la vérité ne laisse même plus la marge de poser cette affirmation.
40. S(pnp), p. 180.
« L’Incarnation change tout » 383

terme en l’homme, l’autre en Dieu; l’un dans l’inertie du corps, l’autre dans
l’agilité de l’esprit ; l’un dans l’obscurité de la foi, l’autre dans la clarté de la
raison ; l’un dans l’affectif, l’autre dans le cognitif… et ainsi de suite, tant
notre intelligence blessée est avide de se replier dans la fausse sécurité de ces
dualismes impénitents qui ont balisé l’histoire de la pensée, et en font encore
aujourd’hui toute l’actualité. Et c’est bien par le concept de chair que
Merleau-Ponty voudrait faire marcher ensemble les termes de ces diverses
contradictions.
Dans l’autoportrait offert par la communication sur Machiavel de 1949 41,
Merleau-Ponty se caractérise comme un « penseur difficile et sans idole » 42,
qui s’attelle à la difficulté qu’il y a à penser et vivre l’unité de la chair, diffi-
culté devant laquelle capitule une idolâtrie qui se définit par là même.
L’idole, objet matériel ou système d’idées, est construite comme un corps
de substitution recomplété où toute contradiction a été magiquement effa-
cée, où la tension et les menaces du désir ont été résorbées, où les enjeux et
les angoisses de notre vie relationnelle connaissent une résolution qui nous
dispense d’avoir à les vivre dans le vertige de la liberté. Un corps maniable
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et impénétrable, sans attente ni désir, dans l’harmonie d’une parfaite expli-

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cation 43. Le « penseur difficile et sans idole » est celui qui essaie au contraire,
comme le souligne la leçon inaugurale du Collège de France, de « faire mar-
cher d’une pièce » les paradoxes de la chair, de tenir en main le faisceau de
toutes les entrées du mystère de l’homme, à travers et au-delà de leurs
contradictions 44. Dans cette même leçon qui fait l’éloge de la philosophie,

41. « Machiavélisme et Humanisme », communication au Congrès Umanesimo e scienza


politica, septembre 1949, Rome-Florence ; repris sous le titre « Note sur Machiavel » dans
Signes, p. 267-283.
42. Cf. S(Mach), p. 267.
43. « Les systèmes sont différentes tentatives de l’imagination philosophique pour se don-
ner des idoles, des représentations maniables du phénomène de vérité. Étant donné un monde
étrange, où le sujet et l’objet, en dépit des définitions, passent l’un dans l’autre, comme le mon-
tre l’union de l’âme et du corps, où en particulier, le sujet indéclinable, je suis, en vient à recon-
naître, derrière certains objets de son entourage, d’autres esprits, au regard desquels il soit lui-
même un paradoxe comme ils le sont à ses yeux, les systèmes proposent, tôt ou tard, de résorber
ce qu’il y a d’étonnant dans cette métamorphose, et leur commun procédé ne peut être que
d’effacer l’un des pôles de cet ensemble, pour faire cesser la tension qui le traverse. Harmonie
préétablie, passage à la totalité absolue, matérialisme, idéalisme, jettent également sur les para-
doxes de l’incarnation et de la communication le voile d’une explication, mais en même temps
qu’ils aplanissent les difficultés, ils nous en cachent l’actualité, l’efficacité, toujours neuve, le
fonctionnement continué en nous-mêmes. » (TiTra, p. 34-35/17-18, 1951).
44. « Ces mystères sont en chacun comme en lui. Que dit-il des rapports de l’âme et du
corps, sinon ce qu’en savent tous les hommes, qui font marcher d’une pièce leur âme et leur
corps, leur bien et leur mal ? (…) Le philosophe est l’homme qui s’éveille et qui parle, et
l’homme contient silencieusement les paradoxes de la philosophie, parce que, pour être tout à
384 Emmanuel de Saint Aubert

Merleau-Ponty va jusqu’à se demander « si ce n’est pas la philosophie qui


pousse jusqu’au bout la contestation des faux dieux que le christianisme a
installée dans notre histoire. Oui, où arrêtera-t-on la critique des idoles et où
pourra-t-on jamais dire que réside le vrai Dieu ? » 45

LA « LOGIQUE NOUVELLE » DE L’ATTITUDE RELIGIEUSE

L’espérance contre la théodicée

Le premier grand texte de Merleau-Ponty sur la chair, L’homme et l’ad-


versité, célèbre « la vie humaine comme spirituelle et corporelle de part en
part, toujours appuyée au corps, toujours intéressée, jusque dans ses modes
les plus charnels, aux rapports des personnes » 46. Et le même article déplore
« le retour à une théologie explicative, la réaffirmation compulsive de l’Ens
realissimum », qui « ramènent toutes les conséquences d’une transcendance
massive que la réflexion religieuse cherchait à éluder » 47. Sept ans plus tard,
au cœur de sa dernière période, ontologique, Merleau-Ponty n’a pas changé
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d’avis : « Tout ce qui travaille activement dans la philosophie chrétienne est

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en réalité assez étranger à l’ontologie de l’Ens realissimum. » 48 Non seule-
ment, comme on vient de le voir, Merleau-Ponty reconnaît et défend la réa-
lité d’une philosophie chrétienne, mais il défend donc une certaine philoso-
phie chrétienne contre une certaine théologie chrétienne 49. Il défend les

fait homme, il faut être un peu plus et un peu moins qu’homme. » (EP, p. 63) Merleau-Ponty
commentera cette clôture du discours inaugural au Collège de France dans une lettre adressée
à Sartre : « j’ai essayé de dire que l’équivoque, c’est la mauvaise philosophie, et que la bonne
philosophie est une ambiguïté saine, parce qu’elle constate l’accord de principe et la discor-
dance de fait du soi, des autres et du vrai, et qu’elle est la patience qui fait marcher ensemble
tout cela, tant bien que mal. (…) De cette philosophie-là, on n’a pas à montrer qu’elle est pos-
sible, puisqu’elle est l’homme même comme être paradoxal, incarné et social. » (lettre à Sartre
du 8 juillet 1953, Le Magazine Littéraire, n° 320, avril 1994, p. 76 ; repris dans Parcours deux
1951-1961, op. cit., p.148-149).
45. EP, p. 49-50. Merleau-Ponty semble ici oublier l’apport décisif, et plus ancien, du
judaïsme dans la lutte contre l’idolâtrie ou la contestation des faux dieux.
46. S(HoAdv), p. 287.
47. S(HoAdv), p. 307.
48. Chaps (février 1958), p. 298 dans l’édition de Parcours deux 1951-1961, op. cit. (passage
absent de l’édition d’Envoyez la petite musique…, Paris, Grasset & Fasquelle, 1984).
49. Il dénonce aussi la philosophie que certains chrétiens ont élaborée pour étayer ou défen-
dre leur position théologique. Cette philosophie chrétienne, dans les faits, s’est montrée pri-
sonnière d’une ambivalence qui trahit en partie l’authentique apport du christianisme: Merleau-
Ponty lui reproche de « faire de l’existentialisme pratiquement tout en gardant l’essentialisme
en réserve » (NMS [79]). « Laporte : la pensée de Descartes, c’est la pensée chrétienne (je ne
dirais pas chrétienne, car la question est de savoir si le christianisme s’exprime spéculativement
« L’Incarnation change tout » 385

audaces de Blondel, Marcel, Mounier, Teilhard de Chardin – dont il sait


qu’ils sont parfois sous le feu critique de quelques théologiens. Mais il le fait
sans jamais affronter véritablement ces mêmes théologiens fantomatiques
qu’il a sans doute peu travaillés. De sorte que cette ligne critique, de la
Phénoménologie de la perception jusqu’aux tout derniers manuscrits, finit
toujours par converger vers ce qu’il connaît mieux, la pensée d’un philoso-
phe, en la personne de Leibniz.
Merleau-Ponty poursuit en effet sa critique des idoles jusque dans sa
farouche opposition à l’ontologie de l’objet, laquelle trouve à ses yeux un
sommet dans l’idée leibnizienne du meilleur des mondes possibles. Car cette
idée revient à rabattre l’être sur le monde, en intégrant toute forme d’invi-
sibilité aux possibilités logiques du visible lui-même. Ainsi adaptés l’un à
l’autre, l’être et le monde deviennent une seule et même idole sans rature.
Le monde n’est plus qu’un immense objet, il est l’Objet même, de part en
part plénitude d’être et positivité. Le monde est tel qu’il devait être, et il n’y
a plus de place pour l’étonnement ni pour la révolte : l’interrogation philo-
sophique est refermée.
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Passée la rupture de la modernité, la philosophie que Merleau-Ponty
appelle de ses vœux a définitivement renoncé à être une diplomatie pour
étouffer le scandale du monde et endormir les esprits dans une paix de logi-
cien. Cette « philosophie faite pour l’être actuel » 50 procède d’un étonne-
ment continué devant la contingence et l’injustifiable. Si les hommes conti-
nuent à s’étonner et à penser, à espérer et à aimer, c’est précisément parce
que le monde actuel n’épuise pas l’être, et peut-être aussi parce que l’être
lui-même n’est pas sans fissures. La dimension la plus noble du sens qu’ils
sont ainsi capables d’atteindre ne se trouve pas en deçà ni au-delà du non-
sens, dans un système explicatif pourvu de ses raisons suffisantes. Sens ina-
chevé et mystérieux, mais sans que cette négativité soit marquée de pointil-
lés à compléter, il se travaille au sein même du non-sens.
Ici aussi, Merleau-Ponty ouvre régulièrement le débat aux rapports com-
plexes entre philosophie, christianisme et théologie. Il défend une fois de
plus la nouveauté du christianisme contre toute théologie qui expliquerait
Dieu et expliquerait par Dieu en oubliant activement les abîmes de notre

dans l’ontologisme, s’il n’en est pas à certains égards la dénonciation) – mais certainement : le
malaise où nous met Descartes c’est le malaise où nous met la philosophie chrétienne telle
qu’elle s’est développée en fait, i.e. comme compromis entre l’essentialisme et l’existentia-
lisme. » (NMS [78]).
50. S(Berg), p. 239.
386 Emmanuel de Saint Aubert

condition, ces « nœuds clandestins » « du tragique et de l’espoir » 51 qui sont


pourtant ceux-là mêmes qui ouvrent en nous l’attitude religieuse. Si, par
l’Incarnation, la transcendance ne surplombe plus l’homme mais que celui-
ci en devient le porteur privilégié, ce n’est pas que la toute-puissance de Dieu
soit désormais transposée à l’homme: ce serait passer de la théologie expli-
cative à un « humanisme explicatif » ou « humanisme prométhéen », dont
l’Éloge de la philosophie comme L’homme et l’adversité ont dénoncé la
secrète équivalence 52. Merleau-Ponty se déclare au contraire profondément
attaché à la « piété pascalienne », « à laquelle nous devons les plus profondes
descriptions de l’homme comme monstre incompréhensible et contradic-
toire », « comme grand par sa misère et misérable par sa grandeur ». Mais « de
cette philosophie-là », poursuit le même texte, certains théologiens ne veu-
lent plus, « ils lui préfèrent l’idée aristotélicienne d’un homme ordonné à sa
fin comme la plante à la forme de la plante » 53. Pourtant l’homme « n’a point
d’équipement originel » 54 lui garantissant l’échec ou la réussite de son des-
tin : il est essentiel à l’existence humaine d’être en jeu dans chacun de ses
actes, et toute théologie, comme toute philosophie, devrait veiller sur ce mys-
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tère de contingence et de liberté qui est aussi l’espace même de l’espérance.

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Dans cette analyse, Merleau-Ponty reprend explicitement une ligne
contestataire déjà présente chez Gabriel Marcel 55. Il va la travailler et la pro-

51. S(Préf), p. 38.


52. « Un humanisme aujourd’hui n’oppose pas à la religion une explication du monde (…)
il est le refus méthodique des explications, parce qu’elles détruisent le mélange dont nous som-
mes faits, et nous rendent incompréhensibles à nous-mêmes. » (S(HoAdv), p. 305-306) « La phi-
losophie, elle, s’établit dans un autre ordre, et c’est pour les mêmes raisons qu’elle élude l’hu-
manisme prométhéen et les affirmations rivales de la théologie. (…) Faut-il même dire que le
philosophe est humaniste ? Non, si l’on entend par homme un principe explicatif qu’il s’agi-
rait de substituer à d’autres. On n’explique rien par l’homme, puisqu’il n’est pas une force,
mais une faiblesse au cœur de l’être (…). La philosophie nous éveille à ce que l’existence du
monde et la nôtre ont de problématique en soi, à tel point que nous soyons à jamais guéris de
chercher, comme disait Bergson, une solution “dans le cahier du maître”. Le P. de Lubac dis-
cute un athéisme qui entend supprimer, dit-il, “jusqu’au problème qui avait fait naître Dieu
dans la conscience”. Ce problème est si peu ignoré du philosophe qu’au contraire il le radica-
lise, il le met au-dessus des “solutions” qui l’étouffent. » (EP, p. 46-48).
53. SNS(querel), p. N131/G93, novembre 1945.
54. S(HoAdv), p. 304.
55. Cf. notamment son compte rendu d’Être et Avoir de Gabriel Marcel, dans La Vie intel-
lectuelle, tome XLV, 10 octobre 1936, p. 98-109 ; repris dans Parcours 1935-1951, Lagrasse,
Verdier, 1997, p. 35-44. « Il est frappant de voir comme les philosophes ont été prudents ou
timorés lorsqu’il s’est agi de forger des désignations nouvelles pour les aspects mêmes de l’exis-
tence auxquels ils tenaient le plus. On a essayé, par exemple, d’analyser l’existence de l’âme
chrétienne à l’aide de notions aristotéliciennes, ce qui est comme un paradoxe. Car dans le chris-
tianisme il est essentiel à la vie d’être un enjeu, à l’âme de pouvoir être perdue ou sauvée. Entre
« L’Incarnation change tout » 387

longer en l’orientant plus spécifiquement contre l’entreprise des théodicées,


en particulier celle de Leibniz 56, version extrême de la théologie explicative.
Ainsi en 1959 :
« La Théodicée de Leibniz résume l’effort de la théologie chrétienne pour trou-
ver un chemin entre la conception nécessitaire de l’Être, seul possible, et le
surgissement immotivé de l’Être brut, celui-ci étant finalement rattaché à
celui-là par un compromis, et, dans cette mesure, le dieu caché étant sacrifié
à l’Ens realissimum. » 57

Ou encore, quelques semaines avant sa mort :


« Le Dieu d’Aristote se pense. Le Dieu de Leibniz pense le monde (…) pour
faire connaissance avec l’Être, il faut cesser de penser à partir de l’ens realis-
simum. (…) Dans 2e Partie du cours sur l’ontologie, montrer toute la faiblesse
des Théodicées… » 58

En soumettant le monde à un Dieu-géométral, Leibniz fait perdre de vue


les conditions d’exercice de la liberté humaine : cette indétermination où la
liberté ne saurait se frayer un chemin sans traverser les épreuves de l’angoisse
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et de la confiance, de l’inexplicable et de l’indécidable. Leibniz, notait déjà

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la préparation inédite des conférences de Mexico (1949), pose
« Dieu comme explication, géométral des perspectives (…). Cela rend impos-
sible ce qu’on prétend expliquer: Dieu rend impossible ma perspective. Tout
est établi en lui, ce qui est pour moi avenir, à faire, liberté et qui suppose indé-
termination de principe, position, est en lui déjà fait » 59.

Dans sa fausse apologie de Dieu, la théodicée déguise la difficulté de


l’homme à vivre avec lui-même. Comme s’il fallait exorciser le caractère
injustifiable de notre existence comme de nos actes en créant au moins un
être, Dieu, qui n’ait plus à culpabiliser. Mais Dieu existant serait lui-même
injustifiable, et le dernier Merleau-Ponty fait appel à une tout autre voie, qui

cette âme et l’âme “forme du corps” d’Aristote, on ne voit pas comment peut se faire la jonc-
tion. “La forme est éternellement sauve, elle ne peut même pas être menacée.” (…) Or, c’est
un fait qu’il peut y avoir dans l’âme une “volonté de se perdre”. Et de même le salut de l’âme,
si elle est la “forme du corps”, n’est rien que la conservation d’une hiérarchie naturelle, le fonc-
tionnement normal d’un mécanisme métaphysique. Comment prétendre que la notion chré-
tienne de salut se ramène à cette bonne santé, la vie religieuse à cette hygiène ? Nous aurons
donc à refondre nos catégories. » (EtAv, p. 39-40/103-104).
56. Cf. LEIBNIZ, Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’ori-
gine du mal, Gerhardt, VI.
57. NT, p. 264, octobre 1959.
58. NTontocart [128]v(2), début 1961.
59. Mexico II [178], début 1949.
388 Emmanuel de Saint Aubert

n’envisage jamais Dieu sans demeurer centrée sur les conditions présentes
de l’homme vivant.
« Si l’on entre dans la computation de l’imaginaire, il faut avouer que “l’en-
semble eût pu être très supérieur à ce qu’il est”. Personne ne fera que la mort
de quelqu’un soit une composante du meilleur monde possible. Mais ce ne
sont pas seulement les solutions de la théodicée classique qui sont fausses, ce
sont ses problèmes qui n’ont pas de sens (…). Il ne s’agit pas ici du monde
conçu ou de Dieu conçu, mais du monde existant et de Dieu existant, et ce
qui en nous connaît cet ordre-là est au-dessous de nos opinions et de nos énon-
cés. Personne ne fera que les hommes n’aiment pas leur vie, si misérable
qu’elle soit. Ce jugement vital met la vie et met Dieu en deçà des accusations
comme des justifications. » 60

Si difficile qu’elle soit, l’homme peut encore aimer sa vie et pressentir,


dans la dimension active de son désespoir, la métamorphose possible de l’ad-
versité. Merleau-Ponty est marqué par cette « logique nouvelle » d’une espé-
rance qui n’écrase pas notre négativité en l’intégrant à la positivité du cal-
cul (le meilleur des mondes possibles, qui offre du mal une vision naïve
irrecevable pour un esprit marqué par l’histoire moderne 61), mais qui tra-
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vaille le négatif lui-même, au cœur de la nuit. Son écriture cultive quelques

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formules classiques de cette opérance dans le christianisme : la felix culpa
de la liturgie pascale, l’etiam peccata de saint Augustin, ou encore le sous-
titre du Soulier de satin de Claudel, « le pire n’est pas toujours sûr ».
« La logique nouvelle dont parlait l’Art poétique n’a rien à voir avec celle des
théodicées classiques. Claudel ne se charge pas de prouver que ce monde soit
le meilleur des mondes possibles, ni de déduire la Création. La prenant comme
elle est, avec ses plaies, ses bosses, sa marche titubante, il affirme seulement
qu’on y constate de temps à autre des rencontres inespérées, que le pire n’est
pas toujours sûr. » 62

Selon cette logique, la réussite divine comme humaine ne couronne pas


une perfection originaire, mais les combats de l’espérance, de la foi et du

60. S(Berg), p. 239-240, mai 1959. Merleau-Ponty s’inspire ici de BERGSON, Les deux sour-
ces de la morale et de la religion, Paris, PUF, 88e édition, 1958, p. 223-224, 277-278.
61. « Il est dans le grand ordre qu’il y ait quelque petit désordre » (LEIBNIZ, Essais de théo-
dicée, Gerhardt, VI, p. 262), « Et ne faut-il pas le plus souvent qu’un peu de mal rende le bien
plus sensible, c’est-à-dire plus grand ? » (ibid., p. 109), « une imperfection dans la partie peut
être requise à une plus grande perfection dans le tout » (ibid., p. 377), etc. « J’eus l’occasion
dans mes voyages de conférer avec (…) le célèbre M. Arnauld, à qui je communiquai même un
dialogue (…) où je mettais déjà en fait que Dieu ayant choisi le plus parfait de tous les mondes
possibles, avait été porté par sa sagesse à permettre le mal qui y était annexé, mais qui n’empê-
chait pas que, tout compté et rabattu, ce monde ne fût le meilleur qui pût être choisi. » (pré-
face des Essais de théodicée, Gerhardt, VI, p. 43).
62. S(Clau), p. 395, mars 1955.
« L’Incarnation change tout » 389

désir qui ont traversé les abîmes de l’homme. Elle est nouvelle par rapport
aux solutions grecques : « Il n’est plus question pour l’homme de se retirer
du monde à la manière stoïcienne, ou de reconquérir à la manière socrati-
que la pureté et la sincérité par l’exercice de l’intelligence. » 63 Il ne s’agit
plus de quitter le monde ou de reconquérir un paradis perdu, de se retour-
ner vers l’origine dans la reconstruction volontariste d’un état supralapsaire,
moral ou intellectuel. La seule ouverture est de se tenir dans l’obscurité de
notre condition en y entrant corps et âme, jusqu’à y discerner une issue pos-
sible, qui ne sera pas celle de l’évidence d’entendement.
« L’Incarnation change tout. (…) Le monde cesse d’être comme un défaut dans
le grand diamant éternel. (…) Comme si le Dieu infini ne se suffisait plus,
comme si quelque chose bougeait en lui, comme si le monde et l’homme, au
lieu d’être une inutile déchéance de la perfection originaire, devenaient les
moments nécessaires d’une perfection plus grande. (…) Il se passe quelque
chose, le monde n’est pas vain, il y a quelque chose à faire. (…) “Heureuse
faute qui a mérité d’avoir un tel Rédempteur.” (…) Omnia cooperantur in
bonum, etiam peccata. » 64

L’espérance que Merleau-Ponty oppose à la théodicée ne vise donc pas


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un ailleurs, un lieu et un temps positifs séparés de notre spatio-temporalité
actuelle ; elle ne vise pas non plus la suppression du non-sens, mais sa méta-
morphose et sa consécration : elle fait violence à la violence elle-même, pour
lui reprendre ce qu’elle s’était annexée 65. Comme la foi, cette espérance pos-
sède des vertus perceptives : l’hic et nunc est déjà porteur de ce qu’elle vise
– « A notre sens, le renversement se fait sous nos yeux. Peut-être même cer-
tains chrétiens accorderaient-ils que l’envers des choses doit être déjà visi-
ble dans l’endroit que nous vivons. » 66

63. SNS(foi), p. N311/G213.


64. SNS(foi), p. N310-312/G212-213.
65. « On se déclare un jour chrétien (…). On n’est pas tout entier changé sur l’instant.
Simplement, en reconnaissant une cause extérieure de sa destinée, l’homme reçoit soudain per-
mission et même mission, – comme disait, je crois, Maritain –, de vivre au sein de la foi de sa
vie naturelle. Il n’est ni nécessaire ni possible que ses remous cessent: ils sont désormais “consa-
crés”. Ses tourments sont maintenant les stigmates dont le marque une immense Vérité. Le
mal dont il mourait l’aide, et aide les autres, à vivre. Il ne lui est pas demandé de renoncer à ses
dons, s’il en a. Au contraire, on les délivre en dénouant l’angoisse qui lui serrait la gorge. Vivre,
être heureux, écrire, c’était consentir au sommeil, c’était suspect, et c’était bas. Maintenant,
c’est reprendre au péché ce qu’il s’était arrogé. » (S(Préf), p. 39, septembre 1960).
66. PPCP, p. 72. « Le Royaume de Dieu ou cette société nouvelle entre les hommes que crée
l’amour sans paroles n’est pas, comme le suggère un mot platonicien, “là-haut” et loin de la
terre. Il ne doit pas être conçu comme une négation de la terre, comme un renversement de la
vie terrestre, une toile de fond contrastant avec elle. Jamais le Royaume de Dieu, aux époques
de grande foi, n’a été le lieu des compensations. Parce qu’il n’est pas un monde renversé, –
390 Emmanuel de Saint Aubert

L’expérience sensible d’une transcendance cachée

Au-delà de la seule espérance, c’est l’ensemble de l’attitude religieuse,


décrite comme interrogation et invocation, comme cri, que Merleau-Ponty
oppose à la théologie explicative 67. Et ceci n’est pas sans analogie avec sa
manière d’opposer une foi perceptive et interrogative à la transparence de
l’ontologie cartésienne. La théologie explicative tend à oublier le mystère et
le scandale, elle « ne constate la contingence de l’être humain que pour la déri-
ver d’un Être nécessaire, c’est-à-dire pour s’en défaire, elle n’use de l’étonne-
ment philosophique que pour motiver une affirmation qui le termine » 68. Elle
va jusqu’à justifier Dieu pour ne plus avoir à crier vers lui et crier après lui,
réprimant ainsi une essentielle modalité d’expression des lacunes qui nous
animent. Elle va jusqu’à expliquer Dieu pour ne plus avoir à le chercher,
comme cette fameuse chiquenaude qui abandonne Dieu à sa position méta-
physique et statutaire, et refait ainsi à l’envers le chemin de l’Incarnation. Et
ce volontarisme devient alors secrètement équivalent de l’entreprise, symé-
trique, d’un athéisme de principe qui n’est pas plus satisfaisant que ce qu’il
prétend combattre: « cet antithéisme existe bien, mais, étant une théologie
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renversée, il n’est pas une philosophie (…) il renferme en lui la théologie qu’il
combat » 69. Inversement, l’homme religieux, souligne Merleau-Ponty,
« est un “athée intégral” à l’égard d’un Dieu qui ne serait que la garantie de
l’ordre naturel, qui consacrerait tout le mal comme tout le bien du monde,
qui justifierait l’esclavage, l’iniquité, les larmes des enfants, l’agonie des inno-
cents par des nécessités sacrées, qui, enfin, sacrifierait l’homme au cosmos, et
serait “l’absurde Empereur du monde”. Le Dieu chrétien qui rachète le
monde et est accessible aux prières, est, dit M. Maritain, la négation active de
celui-là. Ceci touche, en effet, à l’essence du christianisme. » 70

mais autre chose, – parce qu’il est transcendant justement, il n’est pas un moyen de faire diffé-
rer la justice jusqu’après la mort – un moyen de faire patienter les pauvres… » (ChRe,
p. 26/297).
67. « La religion est valable en ceci qu’elle réserve la place de l’étrange et qu’elle sait que
notre sort est énigmatique. Toutes les solutions qu’elle donne de l’énigme sont incompatibles
avec notre condition monstrueuse. Comme interrogation, elle est fondée à condition qu’elle
reste sans réponse. Elle est un des modes de notre folie et notre folie nous est essentielle. Quand
on met au centre de l’homme, non pas l’entendement content de soi, mais une conscience qui
s’étonne d’elle-même, on ne peut pas annuler le rêve d’un envers des choses, ni réprimer l’in-
vocation sans paroles de cet au-delà. » (S(Mont), p. 256-257, 1947). « À ce point, la religion cesse
d’être une construction conceptuelle, une idéologie, et rejoint l’expérience de la vie interhu-
maine. (…) La religion fait partie de la culture, non comme dogme, ni même comme croyance,
comme cri. » (SNS(MétaHo), p. N169/G118, 1947).
68. EP, p. 47-48.
69. EP, p. 46.
70. EP, p. 49-50.
« L’Incarnation change tout » 391

Un Dieu inexplicable donc, et qui n’explique rien. Et pourtant un Dieu


« accessible », accessible à l’interrogation, à l’invocation, à la prière. C’est ce
paradoxe que Merleau-Ponty cultive contre une théologie à ses yeux trop
marquée par ce qu’il nomme « le Dieu des philosophes », dieu insensible
dans les deux sens, passif et actif, du terme : dieu que l’on ne peut pas tou-
cher et qui ne se laisse pas toucher. Cette théologie, en somme,
« ne veut pas tout donner à la Foi chrétienne (…) les modernistes ont été
condamnés quand ils ont voulu remplacer le Dieu des philosophes et des
savants par le Dieu sensible au cœur. (…) Tu es vere Deus absconditus. De ce
Dieu caché, inaccessible à la spéculation, affirmé dans l’obscurité de la Foi,
on ne saurait rien dire, et il apparaîtrait enfin comme un postulat de la vie
humaine plutôt que comme le plus certain des êtres. On ne conteste pas, bien
entendu, l’expérience chrétienne et la description qu’en donne Pascal : on la
maintient seulement sur le terrain confus de l’existence, dont les essences, la
philosophie spéculative et le thomisme restent juges. L’Incarnation n’est pas
suivie dans toutes ses conséquences. » 71

Ce texte déplace sur la théologie l’habituel scénario cartésien de Merleau-


Ponty, qui met en scène la reconduction de l’existence au champ confus que
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l’on doit vivre sans pouvoir le penser. Ainsi les descriptions que donne
Pascal, celles d’une « expérience chrétienne » de la foi, qui aurait la vertu
d’accéder à un sentiment de Dieu, sont reconduites au « terrain confus de
l’existence », à l’obscurité de la vie en marge de l’évidence des essences.
Appliqué à la théologie, le scénario ne manque pas de piquant: « philosophie
spéculative » et théologie explicative se retrouvent côte à côte, et le thomisme
souffrirait déjà lui-même du mal intellectuel dont souffrira Descartes 72. Si
le scénario cartésien sert habituellement de fond critique à la mise en valeur,
par Merleau-Ponty, de sa philosophie de la chair, il est ici voué à souligner,
selon un contraste analogue, la spécificité du christianisme dans les dimen-
sions de la foi et de l’Incarnation – une foi à laquelle les théologiens devraient
« tout donner », et une Incarnation qu’ils devraient suivre « dans toutes ses
conséquences ». Dans ce croisement même, certaines idées se rapprochent
de manière vertigineuse, comme si suivre l’incarnation dans toutes ses
conséquences coïncidait avec la reconnaissance d’une modalité de la foi
comme expérience sensible d’une transcendance pourtant cachée.

71. SNS(foi), p. N313/G214, 1946. Réminiscence de Isaïe 45, 15.


72. Comme d’habitude, le caractère massif des accusations portées par l’auteur masque des
visages précis (Maritain, Daniélou…). Et ce n’est pas sans provocation et ironie que Merleau-
Ponty assimile la position de Maritain au pire du cartésianisme, renvoyant ainsi les passions
dont héritait le milieu intellectuel de sa propre jeunesse – la néo-scolastique et ses grandes ami-
tiés – à un combat dépassé, en deçà de la modernité.
392 Emmanuel de Saint Aubert

L’extrait que nous venons de lire, daté de 1946, est le tout premier texte
de Merleau-Ponty évoquant le Dieu caché d’Isaïe. On retrouve ensuite ce
motif régulièrement, notamment dans la préparation inédite du cours sur
la dialectique de 1956 73, et jusque dans les feuillets les plus tardifs du pro-
jet ontologique inédit Être et Monde, lequel annonce à plusieurs reprises
vouloir développer une opposition entre Pascal et Leibniz, à la faveur de
Pascal : « Le Dieu caché contre la logique de Leibniz » 74, « Contre ce Dieu
leibnizien, mettre en valeur le Dieu caché » 75, etc. Cette opposition, chez
Merleau-Ponty, n’est pas du tout celle d’une pure absence (de Dieu) à une
pure présence, mais celle de la présence charnelle (qui n’est jamais totale,
qui implique une dialectique de présence et d’absence) à la présence intel-
lectuelle (qui possède la chose dans l’évidence). « Si Dieu est Dieu, non une
idole, il faut qu’il soit caché, présence d’une absence. » 76 Les mêmes leçons
sur Pascal de 1956 affirment un peu plus loin: « Non pas possession intellec-
tuelle : Dieu est en vérité caché » 77, mais accessible à la foi – « il faut, pour
être valable, que la pensée de Dieu soit foi et non pas évidence » 78. Et cette
foi n’est pas le fait d’un pur esprit : si Dieu existe, écrit Merleau-Ponty, « la
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pensée de Dieu doit être le fait de l’homme entier » 79. Dieu est donc caché

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à l’intelligence autonome, mais accessible à la chair – ce qui ne manque pas
de rappeler le pari pascalien, qui enracine la foi dans les gestes du corps.
Dieu est visé « non par [l’] intelligence positive, mais par notre vie, par
[notre] épaisseur d’êtres incarnés. (…) Dieu comme implication d’existence,
et c’est pourquoi on le croit avec son corps » 80.
Le cours de 1956 multiplie ainsi les analogies entre la radicalité pasca-
lienne et la radicalité propre de l’entreprise de Merleau-Ponty, celle d’une
pensée de la chair, telle que l’introduisait L’homme et l’adversité : la chair,
spirituelle dès ses dimensions corporelles les plus élémentaires, appelle en
retour une ontologie qui fasse une lecture intégralement charnelle de l’être.
Et c’est ce que Pascal ébaucherait à sa manière, non à propos de l’être, mais
de Dieu (si Dieu existe, il doit être incarné et sensible au cœur ; on le croit

73. Où Merleau-Ponty fait d’ailleurs référence au fameux ouvrage de Lucien Goldmann sur
Pascal et Racine, Le dieu caché : étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et
dans le théâtre de Racine, Paris, Gallimard, 1955.
74. EM3 [256], avril ou mai 1960.
75. EM3 [244] (26), avril ou mai 1960.
76. Dial-T&C [241] (5), cours du 19 mars 1956.
77. Dial-T&C [248], cours du 16 avril 1956.
78. Dial-T&C [246] (3), cours du 16 avril 1956.
79. Ibid.
80. Dial-T&C [248], cours du 16 avril 1956.
« L’Incarnation change tout » 393

avec son corps, ou bien Dieu est encore une idole). Dans le registre merleau-
pontien, ontologique et non théologique, l’être est « sensible au cœur » : on
le rejoint par sa chair – ou bien l’être est encore un objet –, on le rejoint par
« cette ouverture à l’être qui est la foi perceptive » 81 et ceux qui vont jusqu’à
lui par le désir « savent tout ce qu’il y a à savoir » 82.
« Pascalien dès l’adolescence, avant d’avoir lu Pascal » 83, Merleau-Ponty
investit la fameuse distinction entre esprit de géométrie et esprit de finesse :
« La finesse non sentiment vague, mais perception (…). C’est un ordre quasi-
perceptif. » 84 Ainsi annexée à la perception, la finesse pascalienne se retrouve
dotée des vertus de celle-ci, qui manquent aux pensées de survol. Elle est
étrangère au recul de l’intelligence objectivante, et le sens auquel elle accède
n’est pas possédé dans la clôture d’une représentation. La finesse, insiste
Merleau-Ponty, n’est pas pour autant du côté de l’immanence passive du res-
senti (elle n’est pas une « finesse émotionnelle », un « sentiment vague » 85),
car elle possède les vertus intrusives et l’assurance du corps percevant, sa
capacité à « pénétrer vivement et profondément » 86, à endurer l’inachève-
ment du visible pour accéder, à travers lui, à l’invisible dont il est prégnant.
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L’esprit de finesse est enfin celui qui s’ouvre à une vérité qui n’est plus « syn-
thèse qui domine », mais « intégration des contradictoires » 87, et qui est ainsi
capable de ce que Merleau-Ponty nomme « l’approche du centre » : l’appro-
che d’un milieu qui n’est plus la médiété aristotélicienne, le « juste milieu,
le fini, la positivité », mais « ce qui maintient ensemble les extrêmes, les
contradictoires, et les fait solidaires » 88.
Or quel est ce milieu, sinon l’homme lui-même? « L’homme est la coexis-
tence effective de ces contradictoires » 89. L’esprit de finesse ne s’intéresse
donc pas à « l’ordre des raisons » 90 ni à un ordre métaphysique conçu comme
une distribution projective d’éléments étalés entre deux infinis, infini de
grandeur et infini de petitesse. Il n’envisage pas l’homme comme une super-

81. VI2, p. 122.


82. S(Préf), p. 31.
83. SARTRE, « Merleau-Ponty vivant », in Les Temps Modernes, 17e année, numéro spécial
184-185, octobre 1961, p. 305.
84. Dial-T&C [238](2)-[239](3), cours du 19 mars 1956.
85. Dial-T&C [239](3), cours du 19 mars 1956.
86. Ibid.
87. Dial-T&C [240](4), cours du 19 mars 1956.
88. Ibid.
89. Dial-T&C [241](5), cours du 19 mars 1956.
90. Dial-T&C [237](1), [244](1).
394 Emmanuel de Saint Aubert

position de couches ontologiques préétablies et harmonieuses, mais s’en-


fonce dans le milieu dialectique de la chair et de ses paradoxes. Un centre où
s’édifie tout sens, jusqu’à celui de Dieu lui-même: « L’approche du “centre”
(…). Il y a un “milieu”, ni infini de grandeur, ni infini de petitesse, qui est
le lieu du sens. L’infinité de Dieu à chercher de ce côté et non vers le mau-
vais infini de grandeur. » 91 Car, comme l’homme,

« Dieu n’est pas plus du côté de l’infini de grandeur que de l’infini de peti-
tesse: l’infini de grandeur, c’est l’univers “muet”, le “silence éternel des espa-
ces infinis”. Cet être plein, sans parole, inhabité, sans homme, ce n’est nulle-
ment Dieu. Le ciron serait aussi bien Dieu. Dieu est le milieu ({infinissable})
où se dessinent ces deux ouvertures indéfinies, le plein où se creusent les deux
“vides” (…) infini qualitatif, saisi au centre même du fini (*) [(*) s’abîmer,
non s’élever], et non dans le mauvais infini qui le borde des deux côtés. » 92

Le « mauvais infini » stigmatisé par Merleau-Ponty est celui des possibi-


lités du calcul, ou encore celui des passages à la limite opérés par l’entende-
ment: infini potentiel (celui qui n’en finit pas de finir) ou infini en acte (celui
qui n’en finit pas d’avoir fini, et n’est en réalité que l’asymptote de nos pos-
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sibilités finies), il est toujours envisagé sur fond de possibles (la possibilité

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d’aller un cran plus loin ou celle de passer à la limite), et il est toujours par-
faitement défini. Le « bon infini » auquel s’ouvre cette intelligence percep-
tive qu’est pour Merleau-Ponty l’esprit de finesse, trouve son paradigme dans
la profondeur spatiale telle qu’elle s’offre à la vision, dans la structure d’ho-
rizon, cet indéfini indéfinissable du monde perçu. Il résiste à toute forme
d’objectivation et de possession intellectuelle, et ne saurait être rejoint, sans
jamais pour autant être pris, que par une participation charnelle à son être
propre : une participation à son infinité même.

LA PROFONDEUR DE DIEU

Au fil de ses critiques de la théologie explicative, Merleau-Ponty livre


donc quelques linéaments d’une phénoménologie de l’attitude religieuse.
Inévitablement, à l’horizon de celle-ci, et nous en avons déjà eu plus d’un
aperçu, il esquisse aussi une conception de Dieu – sans se prononcer sur son
existence. « A la vérité, explique Merleau-Ponty dans une intervention faite
en mai 1958, la question pour un philosophe n’est pas tellement de savoir si

91. Dial-T&C [245](2), cours du 16 avril 1956.


92. Dial-T&C [240](4), cours du 19 mars 1956.
« L’Incarnation change tout » 395

Dieu existe ou n’existe pas, si la proposition Dieu existe est correcte ou incor-
recte, que de savoir ce que l’on entend par Dieu, ce qu’on veut dire en par-
lant de Dieu. » 93 Les philosophes se sont parfois perdus dans leur obsession
de prouver l’existence ou la non existence de Dieu, pour mieux différer la
question de savoir ce qu’il pourrait être, question qui nous renvoie tôt ou
tard à ce que nous sommes. Leurs trouvailles métaphysiques ont ainsi par-
ticipé à une subtile évacuation de Dieu, « le supposant sans vouloir le regar-
der, cherchant en lui des raisons de ne pas le regarder » 94. Merleau-Ponty,
quant à lui, ne suppose jamais l’existence de Dieu, mais trouve en l’homme
des raisons de le regarder… pour mieux percevoir l’homme lui-même. Un
Dieu qui n’est pas en plein ce que l’homme serait en creux.
Dans son discours inaugural au Collège de France, Merleau-Ponty évo-
que ce Dieu qui n’est pas d’abord « force » et « qui est du côté des hommes » ;
« pénétré » de négativité, il n’est pas « la plénitude de l’être » des ontologies
cartésienne et sartrienne ; il « s’est comme rompu » et présente « une cas-
sure » 95. Cette description, qui porte ici officiellement sur « l’intuition de
Dieu chez Bergson » 96, est décidément récurrente dans l’œuvre de Merleau-
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Ponty. Il faut lui rajouter quelques contributions tardives, qui complètent

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ce « portrait » de Dieu par plusieurs traits nouveaux, particulièrement auda-
cieux. La philosophie de Merleau-Ponty conjugue une anthropologie de la
chair, chair dialectique et inachevée, et une ontologie de l’inépuisable, où
l’être est lacunaire et blessé. Typiquement, le portrait de Dieu qui se des-
sine par petites touches au fil de son œuvre est lui-même au croisement de
ces deux lignes. Un croisement où perce régulièrement la question du désir.

« Il est l’élément de la joie ou l’élément de l’amour »

Nous sommes au printemps 1959. Merleau-Ponty, qui a travaillé durant


l’automne précédent son manuscrit inédit d’Introduction à l’ontologie 97,
rédige les deux premiers chapitres du Visible et l’invisible, tout en prépa-
rant déjà les suivants sous forme de notes. C’est alors qu’il prépare une com-

93. Merleau-Ponty, intervention lors de la discussion qui a suivi la communication de


Gilbert Ryle sur « La phénoménologie contre The Concept of Mind », in La philosophie ana-
lytique, Cahiers de Royaumont (Philosophie IV), Paris, Éd. de Minuit, 1962, p. 94.
94. DESC [84](9).
95. Cf. EP, p. 32.
96. Cf. EP, p. 31-34.
97. EM1.
396 Emmanuel de Saint Aubert

munication pour la clôture du Congrès Bergson. Cette présentation de


Bergson, comme celle de Machiavel en 1949 ou encore de Husserl en 1958,
porte l’ombre du philosophe. Merleau-Ponty achève sa conférence en abor-
dant la philosophie religieuse de Bergson, comme résultante de l’ensemble
de sa pensée : « De là une philosophie religieuse extraordinaire, très person-
nelle… » 98 La suite est effectivement personnelle… Dans cette période clef
de son écriture, Merleau-Ponty tente d’exprimer de manière synthétique le
sens de son ontologie. Et les pages consacrées à la philosophie religieuse de
Bergson sont explicitement associées à ce souci : à « ce que peut être
aujourd’hui une approche de l’être » 99. Cet être est celui qu’annonçait déjà
l’Introduction de l’automne précédent, dans une ontologie qui cherche « à
peindre l’homme comme il est vraiment : non pas comme l’ébauche d’une
subjectivité absolue, mais comme Surrection, lumière au sommet de cet
incroyable arrangement qu’est un corps humain » 100. Les manuscrits tardifs
esquissent en divers endroits ce tableau de l’homme debout (laissant même
parfois diffuser l’imaginaire eschatologique des corps glorieux), de l’homme
debout devant un être vertical étrangement vivant :
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« L’être naissant, dont aucune représentation ne me sépare (…), qui se tient
debout devant nous, plus jeune et plus vieux que le possible et que le néces-
saire, et qui, une fois né, ne pourra jamais cesser d’avoir été, et continuera
d’être au fond des autres présents… » 101

Merleau-Ponty laisse aussi sa phénoménologie de la chair enrichir l’ap-


proche bergsonienne de l’expérience mystique, tout en lui imprimant un
déplacement massif, de la conscience vers le corps — un déplacement qui,
comme Merleau-Ponty le disait de l’Incarnation, « change tout »… Ses der-
niers écrits utilisent ainsi à plusieurs reprises une formule précise des Deux
sources – « notre corps comprend tout ce que nous percevons, il va jusqu’aux
étoiles » 102 –, tout en ayant soigneusement éliminé la moitié du texte de
Bergson, c’est-à-dire, en l’occurrence, toute référence à la conscience 103. La

98. S(Berg), p. 238-239.


99. S(Berg), p. 241.
100. EM1 [128].
101. S(Berg), p. 240.
102. BERGSON, Les deux sources…, op. cit., p. 274. Chez Merleau-Ponty, cf. VI2 83, EM2
[157], EM2 [172](13) ; ou encore, mêlé à une référence implicite à R. Delaunay, OE-ms
[52]v(34), OE-ms [35]v(51), OE 83.
103. « Car si notre corps est la matière à laquelle notre conscience s’applique, il est coex-
tensif à notre conscience, il comprend tout ce que nous percevons, il va jusqu’aux étoiles. »
(BERGSON, op. cit., p. 274)
« L’Incarnation change tout » 397

chair merleau-pontienne, corps s’animant et animant toute chose par la per-


ception et la motricité, par l’expression et le désir, n’est pas un corps animé
par, et surtout pas par la conscience – cette conscience dont les derniers
écrits affirment qu’ « elle ne voit pas », qu’elle ne voit ni la chair ni l’être, que
« par principe elle méconnaît l’Être et lui préfère l’objet, c’est-à-dire un Être
avec lequel elle a rompu » 104. Comme si la conscience était d’elle-même féti-
chiste et incapable de consentir à l’être. Tandis que la chair, comme corps
percevant et désirant, va jusqu’à autrui et jusqu’aux étoiles, parce qu’elle
consent à être envahie par un être inépuisable. Un être enveloppant qui se
laisse envelopper, un être ouvert et profond, dont l’infinité n’est décidément
pas celle de la toute-puissance qui nous écrase, mais cet infini de qualité dont
parlaient déjà les leçons du Collège de France consacrées à Pascal.
« L’expérience mystique, écrit ainsi Merleau-Ponty en 1959, éprouve l’inva-
sion consentie d’un être qui “peut immensément plus qu’elle”. Ne disons pas
même d’un être tout-puissant : l’idée du tout, dit Bergson, est aussi vide que
celle du néant (…). Le Dieu de Bergson est immense plutôt qu’infini, ou
encore il est un infini de qualité. Il est l’élément de la joie ou l’élément de
l’amour au sens où l’eau et le feu sont des éléments. Comme les êtres sensi-
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bles et les êtres humains, il est un rayonnement et non pas une essence. » 105

Il faut relire ces deux dernières phrases où Merleau-Ponty, sans prévenir,


aussi brutalement que discrètement, réécrit Bergson à la lumière de son
ontologie charnelle. Ce Dieu est « élément », « au sens où l’eau et le feu sont
des éléments », au sens des éléments des psychanalyses de Bachelard qui inté-
ressent Merleau-Ponty depuis 1948, ce Dieu est « rayonnement » « comme les
êtres sensibles et les êtres humains ». Il est précisément approché comme le
sera la chair dans le dernier chapitre du Visible et l’invisible 106. Merleau-
Ponty écrira alors que la chair est « élément de l’Être »… tandis qu’il fait ici
de Dieu l’élément de la joie et de l’amour. Son ontologie charnelle esquisse
effectivement deux mouvements complémentaires – la chair élément de
l’être, l’être élément de la chair –, dans la réversibilité topologique de l’en-
veloppant-enveloppé, dans le chiasme de l’incorporation mutuelle qui anime
la chair. Le schématisme de la réciprocité du désir soutient cette topologie :
« se faire le dehors de son dedans et le dedans de son dehors » 107 répètent les
derniers écrits, être éléments l’un de l’autre, l’un pour l’autre, le désir étant

104. NT, p. 301-302, mai 1960.


105. S(Berg), p. 239. Cf. BERGSON, op. cit., p. 224-225, 277-278.
106. Cf. en particulier VI4, p. 184.
107. VI4, p. 189. Cf. aussi p. ex. N-Corps [85](3), Natu3, p. 346-348/[74]-[74]v, ou encore
RC60, p. 178.
398 Emmanuel de Saint Aubert

fondamentalement désir d’Ineinander, de ce « toi en moi et moi en toi » qui


revient sans cesse, de 1935 à 1961, dans l’écriture merleau-pontienne de
l’échange substantiel, du passage de moi en autrui et d’autrui en moi.

« L’être de Dieu est pour nous abîme »

Merleau-Ponty, nous l’avons vu, transpose par endroits ses préoccupa-


tions ontologiques en invitant à détacher l’être de Dieu du « mauvais infini »,
un infini positif qui nous préserve de penser notre rapport essentiel avec lui.
En 1957, dans son premier grand manuscrit ontologique, La Nature ou le
monde du silence (inédit), le philosophe prend pour lui-même quelques
notes synthétiques, sous la forme de l’alternative suivante :
« D’un côté l’être, c’est l’être de Dieu (Gilson: je suis celui qui est), compris
comme infini positif, et alors le monde et l’histoire et l’homme apparaissent
comme moindre être, ils n’ajoutent rien à ce qui est avec Dieu — > pensée
rétrospective de l’être comme tout fait — > philosophie qui part secrètement
de l’idée de néant — > philosophie de la pensée causale en ce sens où Dieu
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est cause du monde, avant le monde, est éminemment tout ce que le monde

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sera. » 108

Merleau-Ponty poursuit :
« D’un autre côté : l’être c’est d’abord (et en quelque mesure à jamais) la
nature, l’homme, le créé et on va à Dieu par voie négative. “Faiblesse” de Dieu
– La création n’est pas seulement un sous-produit de l’essence infinie ou de
l’être nécessaire. L’être ce n’est pas Dieu seul, c’est Dieu créateur du monde,
et donc le monde aussi, c’est Dieu avec le monde. Deus artifex et non Dieu
du 7e jour. Le monde n’est pas le meilleur possible, ni le seul possible. Il est
et conditionne toute évaluation que nous puissions porter sur lui.
Connaissance et Histoire ne sont pas vain redoublement. Dieu n’est pas telle-
ment cause et derrière nous que terme et devant nous. (…) Le plérôme à réa-
liser, – (qui donc n’est ni le monde ni Dieu seul). Pas de plénitude primor-
diale de l’Être. » 109

Devant cette alternative, on devine sans peine où se situe Merleau-


Ponty… Quelques mois plus tard, la préparation inédite du cours de 1958
évoque à son tour trois approches possibles de Dieu. (1) Un « théisme acos-
mique » où « Dieu est tout » – cet « étant suprême qui réunit en lui-même
tout ce dont les étants sont faits » 110 –, et dans lequel Merleau-Ponty perçoit

108. NMS [78].


109. NMS [78]-[79].
110. Natu2-ms [16]v(26).
« L’Incarnation change tout » 399

un déplacement possible vers le panthéisme (tout est Dieu) 111. (2) Un


« théisme du Dieu architecte » où la « mécanique divine » est vouée à l’ « auto-
réalisation d’un maximum », au meilleur des mondes, avec à nouveau la
marge d’un glissement panthéiste (« Dieu n’est plus l’architecte. Ses décrets
sont sa substance », l’architecture elle-même devient divine) 112. Ces deux
approches, souligne Merleau-Ponty, se heurtent à « la réalité du mal », au
« mystère du mal », et ne permettent pas de penser, sinon « comme para-
doxe », le « rapport de Dieu et du monde (en particulier [de Dieu et] de
l’homme) » 113. (3) D’où l’esquisse d’une troisième voie, que Merleau-Ponty
associe explicitement au christianisme 114. Cette voie « ne s’affirme que
moyennant [la] critique des idoles, des faux dieux » 115, une « critique perpé-
tuelle des idoles », en particulier « du Dieu architecte ou du Dieu monar-
que », mais aussi « de toute conviction d’être en possession de Dieu » 116. Et
Merleau-Ponty de rajouter : « Le Dieu de l’extérieur, c’est l’idolâtrie, pas de
Dieu établi. Dieu est avec les “derniers”, avec ceux qui sont privés de tout
et de Dieu. (…) Dieu n’est pas à part de l’Histoire, n’est pas la plénitude
antécédente, mais le Plérôme à venir (St Paul). » 117
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Ce refus de la plénitude primordiale de l’Être est une étape nécessaire

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dans la recherche d’une autre conception de l’infini, qui puise son analogué
princeps dans l’indéfini du monde perçu et l’inépuisable des attentes de la
chair. Le travail tardif, considérable et en grande partie inédit, effectué
autour de l’œuvre de Descartes contient sur ce point des passages étonnants.
Tout en reconnaissant en Descartes le fondateur de l’ontologie de l’objet (et
« l’ontologie de l’objet (…) c’est l’ontologie de la méfiance » 118, aux antipo-
des de la foi perceptive), Merleau-Ponty fait le pari de retrouver chez lui les
germes d’une tout autre ontologie, la sienne, l’ontologie de l’existant. Des
germes résistants… auxquels Descartes aurait vigoureusement résisté,
« quelque chose comme une métaphysique de la profondeur » 119, que
Descartes a entrevue et aussitôt étouffée. Dans ce « tremblement vite sur-
monté » que met en scène L’Œil et l’Esprit, Descartes aurait croisé la frac-

111. Natu2-ms [107]v(B).


112. Natu2-ms [108](C).
113. Ibid.
114. Natu2-ms [16]v(26).
115. Natu2-ms [108](C).
116. Natu2-ms [16]v(26).
117. Natu2-ms [108](C).
118. NMS [42](27-28).
119. OE, p. 56.
400 Emmanuel de Saint Aubert

ture de l’Être, ΣιγÐ – car « l’être de Dieu est pour nous abîme » – avant de
décréter qu’il était « aussi vain de sonder cet abîme-là que de penser l’espace
de l’âme et la profondeur du visible » 120. Contre toute clôture fétichiste de
l’absolu, qui ne remplit celui-ci que pour le rendre impénétrable, contre la
prestidigitation de cet absolu – philosophique ou théologique – qui nous
donne des raisons décisives de ne plus chercher l’absolu, la pensée de
Merleau-Ponty se forge et se maintient, « s’enfonçant dans cette dimension
(…) de l’Être abyssal que Descartes a ouverte et aussitôt refermée » 121.
L’inépuisable désir de l’inépuisable est si brûlant que les systèmes de la cla-
rification refoulante – théologiques ou athées, peu importe – se donnent les
moyens de se soustraire à son vertige en colmatant les brèches. Ce faisant,
ils en gardent toujours quelques traces au fond d’eux-mêmes… et c’est ce
que Merleau-Ponty s’efforce de montrer dans son scénario cartésien.
Dans le même esprit, les inédits commentent un passage des Réponses
aux premières objections, où Descartes aborde la question de la connaissance
que nous pouvons avoir de Dieu en la comparant avec notre vision de la
mer 122. « Le parallèle Dieu-la mer, l’infini-l’indéfini : c’est une sorte de per-
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ception de Dieu que Descartes admet. » 123 Faisant une lecture partielle du
texte de Descartes, à rebours de son intention, Merleau-Ponty exploite ce qui
va à l’encontre de l’approche cartésienne habituelle de la connaissance dans
l’intuitus – ce regard qui embrasse la totalité in uno conspectu simul, et par
lequel l’objet connu est immédiatement et totalement présent à l’esprit. Au
lieu d’aller chercher, dans la connaissance intuitive que Dieu aurait de tou-
tes choses, le modèle de toute vision de l’esprit et jusqu’à notre vision de
Dieu, Merleau-Ponty part de la vision de l’œil pour l’étendre à toute pensée
(« toute pensée est pensée comme la mer est vue » 124), jusqu’à notre connais-
sance de l’Être, voire de Dieu (« Descartes admet que Dieu est pensé comme
la mer, non compris » 125). Au passage, il redouble cette opération de géné-
ralisation par une extension de l’infini négatif de la perception, qui se
retrouve lui-même affecté à l’Être, voire à Dieu :

« Cet infini-là (…) appartient pour moi à la chose visible ou à la mer non moins
qu’à Dieu. Car, que ce soit en un certain genre ou en tous genres, la richesse

120. Ibid. Merleau-Ponty emprunte « σιγÐ l’abîme » à Claudel.


121. OE, p. 57-58.
122. DESC-DerPap’ [85](1)-[86](2).
123. DESC-DerPap’ [86](2).
124. NTfinOntoC [56]v.
125. Ibid.
« L’Incarnation change tout » 401

n’est pas moindre, elle est en tous cas inépuisable. (…) On dit qu’on voit la
mer parce qu’il y a en elle cette infinité charnelle, cet invisible. De même, on
dit qu’on voit Dieu l’Être parce qu’il y a en lui cette infinité charnelle. » 126

Ainsi, face au mode de connaissance, transposé à l’homme, d’un dieu


cyclope qui voit tout et tout de suite, Merleau-Ponty prend pour modèle de
la pensée la vision de la mer et de ses horizons, jusqu’à en faire le modèle
implicite d’une vision béatifique. Au dieu épuisé dans une vision sans chair,
il substitue un autre absolu, où l’inépuisable de la profondeur affecte le
noyau dur de l’être, jusqu’à être condition de sa possible vision. Aux onto-
logies secrètement informées par la généralisation, à l’être et à Dieu, à l’être
parce qu’à Dieu, d’une toute-puissance imaginaire qui refoule les modalités
corporelles de notre ouverture au monde, le philosophe de la chair est en
quête d’une autre ontologie, où la négativité fait intrusion dans la force de
l’être, jusqu’à être condition de sa possible donation. Recherchant ainsi le
seul absolu qui ne bride pas l’inépuisable du désir, cette phénoménologie
affirme que c’est dans la chair que nous voyons l’être, dont l’infini n’est pas
d’une autre nature que l’inépuisable qui s’exprime dans notre relation au
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monde sensible.
La négativité dont parle Merleau-Ponty n’est donc en aucun cas le néant,
et cette « faiblesse » de l’être, voire de Dieu, engage à une relecture de sa vraie
force. Les commentateurs de Merleau-Ponty n’ont pas toujours suffisam-
ment identifié la dimension dialectique, pascalienne et paulinienne, de son
écriture. Même un lecteur pénétrant et cultivé comme le Père Xavier
Tilliette, naturellement sensible à la diffusion du christianisme au cœur de
la pensée de Merleau-Ponty, me semble faire erreur en qualifiant celle-ci de
« philosophie sans absolu » 127. Car c’est s’arrêter à la phase critique de la
démarche de Merleau-Ponty, qui traque effectivement toute résurgence d’un

126. DESC-DerPap’ [85]v(1)-[86](2).


127. « Cette philosophie est d’un bout à l’autre sans absolu. Elle en a expulsé la notion, le
vestige, le vertige, le mirage, et elle a colmaté les brèches. L’absolu est irrémédiablement “sus-
pect” et impitoyablement congédié. (…) La philosophie de Merleau-Ponty ne semble pas souf-
frir de cette absence de l’absolu, elle ne la ressent pas comme un vide ou une brûlure. » (Xavier
TILLIETTE, « Maurice Merleau-Ponty ou la mesure de l’homme », in Philosophes contempo-
rains, Paris, DDB, 1962, p. 78-79). Cf. aussi « Une philosophie sans absolu. Maurice Merleau-
Ponty (1908-1961) », in Études, tome 310, juillet-août-septembre 1961, p. 215-229 ; Merleau-
Ponty ou la mesure de l’homme, Paris, Seghers, 1970 (en particulier p. 163-168). Cf. encore
Régis JOLIVET, « Le problème de l’absolu dans la philosophie de Maurice Merleau-Ponty », in
Tijdschrift voor Filosofie, vol. XIX, n° 1, mars-juin 1957, p. 53-100. Fausta FALCO, « La flui-
dificazione dell’assoluto in Maurice Merleau-Ponty », in Atti dell’Academia delle Scienze di
Torino, Classe di Sc. Mor., Stor., et Filos., vol. 95, 1960-1961, p. 405-458.
402 Emmanuel de Saint Aubert

absolu substantialiste et tout avatar d’une subjectivité absolue 128, qui renie
le dieu explicatif des philosophes comme étant une projection et un passage
à la limite de la folie de la conscience. Mais si Merleau-Ponty procède ainsi,
c’est aussi et avant tout parce que son intention – l’intention habituelle d’une
« critique des idoles » – est de réveiller un autre sens de l’absolu, et un autre
rapport à lui 129. Une autre attente de l’absolu, et le sens même de cette
attente. Sans conclure sur l’existence ou le mode d’existence de cet absolu
– car, sur ce point, dans la situation purement philosophique qui est la
sienne, comme l’avoue l’Éloge de la philosophie, « il n’en sait rien » 130. Un
absolu dont l’image en nous n’est pas d’abord inscrite dans les capacités posi-
tives d’un pur esprit, mais est exprimée en creux par l’attente qui anime
notre chair – « L’investissement par le corps, écrit Merleau-Ponty, est voca-
tion à un absolu… » 131, et cet investissement est le fait d’un « désir
absolu » 132. Bien loin de certaines caricatures que l’on a pu faire à son sujet,
notamment celle du relativisme mou d’une philosophie de l’ambiguïté, cette
pensée est tourmentée par la dimension tragique de l’homme: par la recher-
che de ce qui en nous recherche l’absolu, mais aussi de ce qui en nous le
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refuse, s’en protège en le déguisant dans la fausse monnaie des idoles.

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LISTE DES SIGLES (ÉCRITS DE MERLEAU-PONTY)
La numérotation donnée entre crochets à la suite de chaque référence indique le
classement de celle-ci dans la bibliographie détaillée des œuvres de Merleau-Ponty
que l’on trouvera à la fin de notre ouvrage, Du lien des êtres aux éléments de l’être.
Merleau-Ponty au tournant des années 1945-1951, Paris, Vrin, 2004.

128. Cf. p. ex. VI2, p. 127. Ou encore l’Introduction à l’ontologie de l’automne 1958, EM1
[128].
129. La philosophie, pour Merleau-Ponty, est bien une forme d’ouverture à l’absolu, mais
sans jamais être savoir absolu. « La philosophie n’est pas accès à l’absolu par connaissance. Elle
est (indissolublement) dévoilement des phénomènes, présence de l’absolu. » (PNPH, p. 279,
début 1961) « La philosophie, c.-à-d. l’accès à l’absolu, semble être essentiellement expérience,
c.-à-d. entrée dans les phénomènes, prendre part à leur maturation, à l’expérience. » (PNPH,
p. 293, début 1961) Elle ouvre un accès à l’absolu, qui n’est ni le seul (cf. Natu1, p. 72, 1957)
ni le plus direct (cf. S(Préf), p. 31, sept. 1960). Quelques semaines avant sa mort, dans un der-
nier manifeste pascalien, Merleau-Ponty revendique « une philosophie qui veut être philosophie
en étant non-philosophie (…) une “philosophie négative” (au sens de “théologie négative”), qui
s’ouvre [un] accès à l’absolu, non comme “au-delà”, second ordre positif, mais comme [un]
autre ordre qui exige l’en-deçà, le double, n’est accessible qu’à travers lui – la vraie philosophie
se moque de la philosophie » (PNPH, p. 275).
130. EP, p. 47.
131. Natu3, p. 348/[74]v, cours du 31 mars 1960.
132. S(HoAdv), p. 290.
« L’Incarnation change tout » 403

Chaps : entretien avec Madeleine Chapsal du 17 février 1958, in Madeleine CHAPSAL, Les écri-
vains en personne, Paris, Julliard, 1960, p. 145-163 ; repris dans Envoyez la petite musi-
que…, Paris, Grasset & Fasquelle, 1984, p. 79-98; LGF, « Le livre de poche, Biblio essais »,
1987, p. 88-98; repris dans Parcours deux 1951-1961, Lagrasse, Verdier, 2000, p. 285-301.
[177]
ChRe : « Christianisme et ressentiment », compte rendu de la traduction française de L’Homme
du ressentiment de Max Scheler, in La Vie intellectuelle, 7e année, nouvelle série, tome
XXXVI, 10 juin 1935, p. 278-306 ; repris dans Parcours 1935-1951, Lagrasse, Verdier,
1997, p. 9-33. [5]
DESC : notes de lecture et notes de travail inédites sur et autour de Descartes. B.N., volume
XXI. [228] DESC-DerPap, DESC-DerPap’: notes de lecture et notes de travail inédites sur
et autour de Descartes, retrouvées parmi les derniers papiers, que Merleau-Ponty avait
extraites du volume précédent pour préparer la fin du cours de 1961 sur L’ontologie car-
tésienne et l’ontologie d’aujourd’hui, B.N., volumes XIX et XXI. [229]
Dial-T&C : Textes et commentaires sur la dialectique (cours du lundi, au Collège de France,
janvier-avril 1956), notes de préparation de Merleau-Ponty, inédites. B.N., volume XIV.
[162]
EM : Être et Monde (inédit, B.N., volume VI); EM1 : essentiellement automne 1958, quelques
feuillets de mars 1959 [186]; EM2: diverses séquences de travail réparties sur l’année 1959
[199] ; EM3 : essentiellement avril-mai 1960, quelques réécritures en octobre 1960 [210]
EP : Éloge de la philosophie. Leçon inaugurale faite au Collège de France, le jeudi 15 janvier
1953, Paris, Gallimard, 1953 ; repris dans Éloge de la philosophie et autres essais, Paris,
Gallimard, « Idées », 1965, p. 9-79 ; « Folio essais », 1989, p. 13-69 (nous citons cette édi-
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tion). [126]
EtAv : « Être et Avoir », compte rendu d’Être et Avoir de Gabriel Marcel, in La Vie intellec-
tuelle, 8e année, nouvelle série, tome XLV, 10 octobre 1936, p. 98-109 ; repris dans
Parcours 1935-1951, op. cit., p. 35-44. [7]
Hesn : Préface à l’ouvrage d’Ange-Louis-Marie Hesnard, L’Œuvre de Freud et son importance
pour le monde moderne, Paris, Payot, 1960, p. 5-10; repris dans Parcours deux 1951-1961,
op. cit., p. 276-284. [205]
HoXX : Interventions de Merleau-Ponty dans les entretiens privés et publics qui ont fait suite
à sa conférence sur « L’homme et l’adversité » (septembre 1951, cf. S(HoAdv)), in La
connaissance de l’homme au XXe siècle, Neuchâtel, La Baconnière, 1952, p. 182-183, 186,
216-252, 263-265, 286-287 et 293-294 ; repris dans Parcours deux 1951-1961, op. cit., p.
321-376. [115]
Mexico I et II : notes de préparation inédites des Conférences de Mexico, versions 1 et 2 (début
1949) [89]
N-Corps : Notes sur le corps (1956-1960, surtout 1960), inédites. B.N., volume XVII. [233]
Natu : La Nature. Notes, cours du Collège de France, Paris, Seuil, « Traces Écrites », 1995 ;
Natu1 : notes d’étudiants du cours de 1957 sur Le concept de Nature (janvier-mai 1957)
[171]; Natu1-ms: notes de préparation de Merleau-Ponty, inédites, du cours de 1957, B.N.,
volume XV. [170] ; Natu2 : notes d’étudiants du cours de 1958 sur Le concept de Nature
(suite). L’animalité, le corps humain, passage à la culture (janvier-mai 1958) [179] ;
Natu2-ms : notes de préparation de Merleau-Ponty, inédites, du cours de 1958, B.N.,
volume XVI. [178] ; Natu3 : notes de préparation du cours de 1960 sur le concept de
Nature, Nature et Logos : le corps humain (janvier-mai 1960), B.N., volume XVII [208]
NMS : La Nature ou le monde du silence, et autres documents inédits : séquence de travail
datant probablement de l’automne 1957, plus tard placée dans le volume Être et Monde.
B.N., volume VI. [176]
NT: notes de travail (de janvier 1959 à mars 1961) éditées par Claude Lefort à la suite du Visible
et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964. [237]
NTontocart, NTfinOntoC : voir OntoCart
404 Emmanuel de Saint Aubert

OE : L’Œil et l’Esprit (juillet-août 1960), Paris, Gallimard, 1964 ; « Folio essais », 1985 (nous
citons cette édition). [211] ; OE-ms : notes de lecture, notes de préparation et différentes
versions manuscrites inédites de L’Œil et l’Esprit (printemps et été 1960, essentiellement
juillet-août). B.N., volume V. [212]
OntoCart : L’ontologie cartésienne et l’ontologie d’aujourd’hui (cours du jeudi, au Collège de
France, janvier-avril 1961), notes de préparation de Merleau-Ponty. B.N., volume XIX.
Transcription et annotations par Stéphanie Ménasé, dans Notes de cours 1959-1961, Paris,
Gallimard, 1996, p. 163-244 et 390-392. [224]; NTontocart: notes de travail inédites accom-
pagnant la préparation du cours (décembre 1960 – avril 1961) [225] ; NTfinOntoC : notes
de travail inédites accompagnant la préparation de la fin du cours, retrouvées dans les der-
niers papiers (décembre 1960 – avril 1961) [226]
PM : La prose du monde (1950-1951, surtout été 1951 ; quelques réécritures beaucoup plus tar-
dives). B.N., volume III. Texte établi et présenté par Claude Lefort, Paris, Gallimard, 1969.
[112]; PM-ms : notes de lecture, notes de travail, esquisses et plans relatifs à la préparation
de La prose du monde (documents inédits, diverses séquences de travail, de 1950 à 1959
voire 1960). B.N., volume III. [113]
PNPH : Philosophie et non-philosophie depuis Hegel (cours du lundi, au Collège de France,
de janvier à début mai 1961), notes de préparation de Merleau-Ponty. B.N., volume XX.
Texte établi et présenté par Claude Lefort dans Textures, n° 8-9, 1974, p. 83-129, et n° 10-
11, 1975, p. 145-173 ; repris dans Notes de cours 1959-1961, op. cit., p. 275-352. [227]
PPCP: « Le primat de la perception et ses conséquences philosophiques », Bulletin de la Société
française de Philosophie, 41e année, juillet-septembre 1947, p. 119-135, discussion p. 135-
153 (séance du 23 novembre 1946) ; repris dans Le primat de la perception et ses consé-
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quences philosophiques, Grenoble, Cynara, 1989, p. 41-72, discussion p. 72-104. [57]
RC : Résumés de cours. Collège de France, 1952-1960, Paris, Gallimard, 1968 ; « Tel », 1982 ;
RC60 : Husserl aux limites de la phénoménologie/Nature et Logos : le corps humain [207
et 209]
S(xxx): Signes, Paris, Gallimard, 1960; S(Berg): Bergson se faisant (mai 1959) [194]; S(Clau):
Sur Claudel (mars 1955) [152] ; S(HoAdv) : L’homme et l’adversité (septembre 1951)
[114] ; S(Mach) : Note sur Machiavel (septembre 1949) [91] ; S(Mont) : Lecture de
Montaigne (décembre 1947) [73] ; S(pnp) : Partout et nulle part (1956) [165] ; S(Préf) :
préface de Signes (février et septembre 1960) [213] ; S(Préf)-ms : notes de préparation et
différentes versions manuscrites inédites de la préface de Signes (février et septem-
bre 1960), B.N., volume IV [214]
SNS(xxx) : Sens et non-sens, Paris, Nagel, 1948 (nous citons l’édition de 1958); repris, Paris,
Gallimard, 1996 ; SNS(foi) : Foi et bonne foi (février 1946) [45] ; SNS(MétaHo) : Le méta-
physique dans l’homme (juillet-octobre 1947) [63]; SNS(querel): La querelle de l’existen-
tialisme (novembre 1945) [40]
TiTra : Titres et travaux. Projet d’enseignement, dossier de candidature au Collège de France,
Paris, Centre de Documentation Universitaire, 1951; repris dans Parcours deux 1951-1961,
op. cit., p. 9-35. [117]
VI : Le visible et l’invisible, texte établi par Claude Lefort, accompagné d’un avertissement et
d’une postface, Paris, Gallimard, 1964 ; VI1 : Réflexion et interrogation (mars-avril 1959)
[191] ; VI2 : Interrogation et dialectique (mars-avril 1959) [191] ; VI3 : Interrogation et
intuition (novembre 1960) [217] ; VI4 : L’entrelacs – le chiasme (novembre 1960) [217]
« L’Incarnation change tout » 405

Résumé : Merleau-Ponty s’est toujours intéressé aux rapports complexes entre christianisme,
philosophie et théologie. Ses écrits, publiés ou inédits, opposent régulièrement « la nou-
veauté du christianisme » – comme expérience de l’homme, comme attitude religieuse, et
jusque dans sa conception de Dieu – à une théologie dite « explicative », qui ne parvien-
drait pas à penser cette nouveauté, voire la trahirait. Accusée d’importer le Dieu des phi-
losophes, cette théologie expliquerait Dieu et expliquerait par Dieu pour mieux se passer
des mystères de l’homme, des dimensions tragiques de sa condition, manquant ainsi para-
doxalement une négativité qui est le lieu même où s’ouvre l’attitude religieuse. Dans cette
confrontation originale, Merleau-Ponty transpose sa propre lutte contre certains philoso-
phes et mobilise les axes essentiels de sa pensée: ses conceptions de l’homme et de l’être,
une anthropologie de la chair perceptive et désirante, une ontologie de l’être inachevé et
inépuisable.
Mots-clés : Philosophie. Christianisme. Dieu. Chair. Incarnation. Mystère.

Abstract: Merleau-Ponty was always interested in the complex relationship between christia-
nity, philosophy and theology. His writings, published or unpublished, regularly contrast
« the novelty of Christianity » — as experience of man, as religious attitude, and inclu-
ding its conception of God — with a so-called « explanatory » theology, which would not
manage to think this novelty, might even betray it. Charged with importing the God of
the philosophers, this theology would explain God and explain by God in order to bypass
the mysteries of man, the tragic dimensions of its condition, thus paradoxically missing
a negativity which is the very place where the religious attitude unfolds. In this original
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confrontation, Merleau-Ponty transposes his own fight against some philosophers and
summons the essential axis of his thought : his conceptions of man and being, an anthro-
pology of perceptive and desiring flesh, an ontology of unfinished and inexhaustible
being.
Key words : Philosophy. Christianity. God. Flesh. Incarnation. Mystery.

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