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Prophétie, politique et action selon Machiavel

Article in Les études philosophiques · January 2003


DOI: 10.3917/leph.033.0289

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Thierrry Ménissier
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PROPHÉTIE, POLITIQUE ET ACTION SELON MACHIAVEL

Thierry Ménissier

P.U.F. | Les Études philosophiques

2003/3 - n° 66
pages 289 à 313

ISSN 0014-2166

Article disponible en ligne à l'adresse:


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http://www.cairn.info/revue-les-etudes-philosophiques-2003-3-page-289.htm
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Les Études philosophiques, 2003/3 n° 66, p. 289-313. DOI : 10.3917/leph.033.0289
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PROPHÉTIE, POLITIQUE
ET ACTION SELON MACHIAVEL

Nicolas, notre époque est telle qu’il faut


être sage plus qu’on ne l’a jamais été. Je ne
crois pas que votre philosophie puisse être
comprise des fous, et il n’y a pas assez de
sages : vous me comprenez, bien que je ne
présente pas les choses aussi bellement que
vous. De jour en jour, je découvre en vous
un prophète plus grand que n’en eurent
jamais ni les Hébreux ni d’autres peuples.
Nicolas, Nicolas, en vérité je vous le dis, je
ne peux dire ce que je voudrais...1.

Machiavel faisait grand cas de l’amitié ; les amis du secrétaire se seraient-


ils trompés, qui mettaient en relation sa doctrine et l’idée de prophétie ?
L’accusation d’athéisme et d’impiété portée contre sa pensée, et la dénoncia-
tion de leurs conséquences politiques (le manque de manque de foi condui-
rait à la légitimation du parjure et à la trahison de la parole donnée), qui se
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confondent littéralement avec la réception de l’œuvre du secrétaire floren-

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tin, ont masqué une dimension dont nous voulons montrer la grande fécon-
dité. Les liens entre le prophétisme et le geste politique sont l’objet d’une
attention spéciale de la part du Florentin. En restituer les conditions offre la
possibilité d’éclairer certains des enjeux philosophiques de son œuvre : se
trouve alors ménagé un espace pour une forme originale du théologico-
politique, et, sur le terrain de la philosophie de l’action, cela permet
d’examiner comment Machiavel confronte le principe du geste politique (ou
« vertu ») avec le savoir dont il est passible ( « prudence » ) et avec le principe
de surgissement du fortuit ( « fortune » ).

Machiavel et le prophétisme dans le milieu florentin

Si la notion de prophète n’est pas étrangère à l’œuvre machiavélienne,


c’est en premier lieu que le contexte dans lequel celle-ci se développe est
caractérisé par le renouveau de la prophétie biblique, en particulier apoca-

1. Lettre de Filippo Casavecchia à Machiavel, 17 juin 1509 ; dans Opere, a cura di


C. Vivanti, II, Turin, Einaudi, p. 189-190 : « Nicolo, questo è un tempo, che se mai si fu
savio, bisogna esere ora. La vostra filosofia non credo che abi a eser mai capacie a’pazzi,
e’savi non son tanti che bastino : voi m’intendete, benché non abbi si bello porgere. Ogni in
di vi scopro el maggior profeta che avessino mai li Ebrei o altra generatione. Nicolo, Nicolo,
in verità vi dico che io non posso dire quello vorrei. »
Les Études philosophiques, no 3/2003
290 Thierry Ménissier

lyptique. Les travaux de Donald Weinstein ont mis en relief la manière dont
le milieu florentin de la période 1470-1525 a favorisé la recrudescence des
discours prophétiques appelant à un renouveau des temps par le moyen
d’une réforme spirituelle1. Weinstein explique que si l’œuvre de Savonarole
est d’une importance capitale pour comprendre les années 1480-1500, elle
n’est pas la seule qu’il faut prendre en compte : ce qui a engendré le renou-
veau de la prophétie, c’est la façon dont Florence pensait son rôle sur le
théâtre européen et dont elle s’assignait à elle-même une place de choix dans
le cadre de l’histoire universelle.
L’œuvre de Machiavel, écrite sous la contrainte des temps et des vicissi-
tudes politiques, ne pouvait demeurer imperméable à cette influence :
quoique profane dans son inspiration comme dans son dessein, elle com-
prend l’écho de l’inquiétude spirituelle des Florentins de cette époque ; les
œuvres littéraires tout autant que la correspondance familière de l’auteur en
portent la trace. Celle-ci atteste que l’inquiétude des temps était partagée par
un Machiavel incrédule à l’égard du contenu de la prophétie, voire facile-
ment railleur envers la dévotion religieuse. Il suffit pour s’en convaincre de
lire la lettre à Ricciardo Becchi du 9 mars 1498, c’est-à-dire un des premiers
écrits de Machiavel qui nous soient parvenus2. L’auteur s’adresse à
l’ambassadeur de Florence à Rome, et lui relate le contenu des sermons pro-
noncés par Savonarole les 8 et 9 mars 1498, après lui avoir fait parvenir une
copie de ceux des 11 et 18 février. Cette lettre offre un précieux témoignage
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de l’effet produit par les sermons de Savonarole à San Marco sur ceux de ses
concitoyens qui ont pris le risque de le suivre dans cette position de repli3 ;
or, en contraste avec la tension du contexte et avec l’intensité des presta-
tions du moine, la relation entreprise par Machiavel, qui n’est pas encore le
Secrétaire de la seconde chancellerie, est toute orientée par l’analyse poli-
tique. L’auteur en effet se montre lucide sur le jeu du dominicain : comme
Savonarole est inquiété par le bref papal qu’Alexandre VI a lancé contre lui,
il mobilise toute sa vigueur dans le but de garder soudé, sinon d’étendre le
cercle de ses partisans ; par là, il veut faire pression sur la nouvelle Sei-

1. Donald Weinstein, Savonarola and Florence, Prophecy and Patriotism in the Renaissance, Prin-
ceton, University Press, 1970 ; trad. franç. Savonarole et Florence. Prophétie et patriotisme à la
Renaissance, Paris, Calmann-Lévy, 1973 ; et, plus récemment, cf. Marina Marietti, Savonarole,
PUF, 1997.
2. Lettre de Machiavel à Ricciardo Becchi, Florence, le 9 mars 1498 ; Opere (Vivanti), II,
p. 5-8 ; je traduis chaque passage cité, en renvoyant désormais à la pagination de l’édition des
Œuvres traduites par C. Bec et F. Verrier, Paris, Robert Laffont, 1996, ici p. 1228-1229.
3. Les auditeurs du dominicain risquaient eux-mêmes l’excommunication ; c’est pour-
quoi la question se pose de savoir ce que Machiavel venait exactement chercher au milieu du
cercle resserré des partisans du Frate : comme le contenu de la lettre dément la thèse de
l’adhésion spirituelle à son parti, doit-on penser que le futur Secrétaire de la seconde chancel-
lerie était en mission d’observation ? Cf. les hypothèses de Mario Martelli, « Machiavelli e
Savonarola : valutazione politica e valutazione religiosa », dans Girolamo Savonarola. L’uomo e il
frate, Atti del XXXV Convegno storico internazionale (1998), Centro italiano du studi sull’alto
medioevo, Spoleto, 1999, p. 121-159.
Prophétie, politique et action selon Machiavel 291

gneurie, car le nouveau gouvernement florentin est moins disposé que le


précédent à le protéger des attaques venues de Rome. L’argument de Savo-
narole rapporté par Machiavel consiste à interpréter les actes de Moïse en
leur donnant un sens contemporain et politique. Si la Seigneurie s’en prend
à lui, Savonarole, c’est dans le dessein de servir ceux qui veulent abattre Flo-
rence tout entière. Machiavel ajoute que l’effet du sermon fut efficace,
puisque la nouvelle seigneurie prit des mesures en faveur du moine. Or
celui-ci, poursuit l’auteur, s’est aussitôt empressé de « retourner sa veste »,
afin de concentrer ses attaques contre le pape seul1. Le lecteur moderne peut
alors remarquer combien le jugement de Machiavel sur Savonarole est
averti : « Et ainsi, selon moi, il change avec les temps et travestit ses men-
songes. »2 Loin d’être impressionné par les sermons du Dominicain,
Machiavel signale l’infidélité du moine envers ses positions antérieures.
Cette infidélité est comprise comme une versatilité toute stratégique,
laquelle semble à son tour trahir sinon l’hypocrisie du frère et son cynisme,
du moins une bonne dose d’opportunisme.
On retrouve d’ailleurs sous la plume de Machiavel un jugement aussi
prévenu lorsque, plus de vingt ans plus tard, il est envoyé à Carpi par les
autorités de l’art de la laine, afin de choisir un prédicateur pour le Carême.
Il se moque alors de ses employeurs : s’ils sont désireux d’engager un
homme sage, intègre et loyal, il dit pour sa part vouloir en choisir un « plus
fou que Ponzo, plus roué que frère Jérôme, plus hypocrite que frère
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Albert »3. Pourtant Machiavel n’a pas réussi à ne pas être contaminé par
l’inquiétude spirituelle qui régnait à Florence dans les années 1510 ; c’est ce
dont témoigne la lettre à Francesco Vettori de décembre 1513 qui nous
montre Machiavel en proie à de grands tourments, au point d’avouer qu’il
n’a pas le goût de se rendre chez sa maîtresse, après avoir entendu parler
des épouvantables prophéties d’un ermite franciscain qui prêcha à Santa
Croce pour l’Avent4. Cependant, dans les œuvres littéraires comme dans la
correspondance, on aperçoit un Machiavel qui, tout en étant lui-même
affecté par le climat qui règne à Florence, s’engage dans l’élucidation du
sens politique de la prédication. D’où, à propos de Savonarole, l’attitude
complexe de la Première Décennale, dans ce passage où le Florentin à la fois
met l’accent sur l’influence séditieuse de la prophétie du moine, et répond à
sa propre inquiétude par une méchante ironie : évoquant le brasier du sup-
plice, Machiavel note qu’il fut apparemment plus fort que le feu divin

1. Ibid., p. 7 : « ... hora, poi che vede non gli bisognare più, ha mutato mantello... » (trad.
p. 1229).
2. Ibid., p. 8 : « et cosi, secondo el mio iudicio, viene secondando e tempi, et le sua bugie
colorendo » (trad. p. 1229).
3. Lettre de Machiavel à Francesco Guicciardini, Carpi, 17 mai 1521, ibid., p. 372 :
« ... vorrebbono appresso che fosse huomo prudente, intero, reale, et io ne vorrei trovare uno
più pazzo che il Ponzo, più versuto che fra Girolamo, più ippocrito che fra Alberto... » (trad.
p. 1253).
4. Lettre de Machiavel à Francesco Vettori, Florence, 19 décembre 1513, ibid., p. 299.
292 Thierry Ménissier

censé protéger le moine, puisqu’il mit fin à sa vie1. En tout état de cause,
Machiavel paraît porter un jugement de valeur extrêmement négatif sur la
prophétie en général et sur le personnage de Savonarole en particulier.
Toutefois, au-delà de ces mentions d’ordre biographique, un examen minu-
tieux révèle que le Florentin élabore dans ses œuvres politiques et histori-
ques une représentation originale du prophétisme, qu’il faut entendre sur
un triple plan : politique, historique et philosophique, et dont la portée
théorique est considérable.

L’interprétation de la figure du prophète


dans la perspective de l’art de gouverner

Le chapitre VI du Prince entend traiter des principautés nouvelles que


l’on acquiert par ses armes propres et par vertu ; pour ce faire, il utilise des
exemples désignés comme les plus élevés qu’on puisse se donner2 : Moïse,
Cyrus, Romulus et Thésée ont réussi à imposer leurs ordres nouveaux, ayant
su au besoin employer la force. La figure de Moïse, prophète et législateur
du peuple hébreux, subit dans ce passage un traitement politique. En pre-
mier lieu, les précautions oratoires de l’auteur attirent l’attention :
Et bien qu’on ne doive pas raisonner de Moïse, car il a été un simple exécuteur
des choses qui lui avaient été commandées par Dieu, il faut néanmoins l’admirer
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seulement pour cette grâce qui le rendait digne de parler avec Dieu. Mais considé-

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rons Cyrus ou les autres qui ont acquis ou fondé des royaumes : vous les trouverez
tous admirables, et si l’on examine leurs actions et leurs institutions particulières [le
actioni e ordini loro particolari], elles ne sembleront pas discordants avec celles de
Moïse, qui eut un si grand précepteur3.
L’auteur commence par une restriction, dont on ne sait si elle est due à
de la prudence vis-à-vis de la censure religieuse ou bien à des motifs d’ordre
moral, ou encore aux limites mêmes des facultés humaines de connais-
sance : la raison doit s’abstenir de juger de ce qui est inspiré par
Dieu. Dans d’autres passages il met l’accent sur les limites intrinsèques de la

1. Decennale Primo, p. 942-943 dans l’édition des Opere par M. Martelli, Florence, Sansoni,
1971 ; trad. p 1016.
2. Le Prince, VI, § 1-3 (dans l’édition de G. Inglese, De Principatibus/Il Principe, Turin,
Einaudi, 1995) : « Que personne ne s’étonne si, en parlant comme je vais le faire des principau-
tés entièrement nouvelles, où prince et gouvernement sont nouveaux, je ferai référence à de
très grands exemples ; car, comme les hommes empruntent presque toujours les voies ouver-
tes par d’autres hommes, et procèdent dans leurs actions par imitation, et comme il ne leur est
pas possible de suivre en toutes choses ces voies, ni de parvenir à égaler la vaillance de ceux
qu’ils imitent, un homme prudent doit toujours emprunter les voies ouvertes par des grands
hommes, et imiter ceux qui ont été les plus excellents afin que, si sa vertu ne les égale pas, elle
en ait quelque couleur ; et imiter les archers prudents qui, si le point qu’ils veulent toucher leur
paraît trop éloigné, comme ils connaissent la vertu de leur arc, prennent une mire beaucoup
plus haute que le point visé, non pour que leur flèche parvienne à une telle hauteur, mais pour
pouvoir, avec l’aide d’une telle mire, parvenir à leur dessein » (trad. p. 121-122).
3. Ibid., VI, § 8-9 ; trad. p. 122.
Prophétie, politique et action selon Machiavel 293

raison1. Dans tous les cas, les hommes doivent juger par ce qu’ils voient et
maîtrisent partiellement, c’est-à-dire que la raison doit demeurer au plan de
la nature, la connaissance des causes supérieures est inaccessible pour les
hommes normaux. La « vérité effective » que l’auteur s’est engagé à énoncer
repose sur la capacité de déterminer les causes immanentes des phénomè-
nes, autrement dit leurs causes naturelles. Au-delà, en soulignant les limites
des facultés humaines de jugement, Machiavel suggère qu’il ne reste qu’à
admirer la grâce divine du prophète qui dialoguait avec Dieu.
On peut néanmoins parler de Moïse et l’inclure dans la série des fonda-
teurs de royaumes. D’autres en effet ont réussi comme lui, qui n’avaient pas
« un si grand précepteur » : n’étant pas discordantes, leurs actions respec-
tives et même les institutions qu’ils ont créées sont en quelque manière
concordantes avec celles de Moïse. Qu’ils soient aidés et conseillés par Dieu
ou non, la grandeur politique des fondateurs est digne d’admiration. Intégré
dans l’ensemble constitué par Cyrus, Romulus et Thésée, Moïse apparaît
avant tout comme un modèle de prince nouveau. En utilisant les mots de la
religion pour parler de la politique, on serait tenté d’écrire que la grandeur
politique révèle ou engendre une grâce comparable, sinon semblable, à la
grâce divine. Elles sont similaires en tout cas du point de vue de l’admiration
qu’on doit leur porter ; par là le chapitre VI se comprend dans le cadre d’une
réduction de la religion à la politique, même s’il s’agit de la politique la plus
haute. L’impiété reprochée à Machiavel prend ici sa forme maîtresse, grâce à
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un artifice dont il convient de noter la manière : bien qu’il prétende ne pas
pouvoir examiner les raisons de la grandeur de Moïse parce que le motif ou
le principe d’action de ce dernier sont trop hauts pour ses facultés (ou pour
les facultés humaines), il en juge bel et bien. Il fait alors un usage paradoxal
du constat des limites intellectuelles, puisque l’affirmation de la transcen-
dance du principe divin est utilisée en faveur du jugement humain : étant
fondé à mobiliser le critère plus bas pour évaluer ce qui est plus haut,
Machiavel entreprend alors d’examiner l’action du prophète à partir des
catégories politiques. Vraie ou fausse, l’humilité du jugement provoque un
habile renversement : désormais tout se passe en effet comme si les bienfaits
de la religion ne pouvaient être estimés que sur le plan de la politique, mais
sur ce terrain, ils peuvent l’être légitimement. Une telle stratégie argumenta-
tive offre même un acquis secondaire, non moins « impie » : les grands hom-
mes politiques sont quasiment des dieux.
Dans un esprit similaire, quelques années après la composition du Prince,
le Discursus florentinarum rerum suggère à d’autres membres de la famille Médi-

1. Cf. Discours sur la première décade de Tite-Live, I, 56 : à propos des phénomènes célestes
extraordinaires : « Je crois que la cause de cela doit être discutée et interprétée par un homme
qui a connaissance des choses naturelles et surnaturelles [da uomo che abbi notizia delle cose natu-
rali e soprannaturali], ce que pour notre part nous n’avons pas [il che non abbiamo noi] » (§ 8 dans
l’édition des Discorsi sopra la prima deca di Tito-Livio par G. Inglese, Milan, Rizzoli, 19962 ; trad.
p. 283). Le passage du je au nous est notable.
294 Thierry Ménissier

cis que le plus grand bien que l’on puisse faire est aussi le plus cher à Dieu (il
più grato a Dio) ; il consiste dans le fait de faire le bien de sa patrie, et
outre cela, aucun homme n’est autant célébré, quoiqu’il fasse, que ceux qui
ont par des lois et des institutions réformé les républiques et les royaumes : ceux-
là sont, après ceux qui ont été des dieux [dopo quegli che sono stati Idii], les premiers
loués1.
Fonder une république dans la réalité et, à un degré moindre, fonder une
république par écrit confèrent une gloire comparable à celle de « ceux qui
ont été des dieux ». Cette dernière expression est surprenante, et elle ne
désigne pas nécessairement la seule divinité : les prophètes semblent pou-
voir être compris dans le groupe de ceux qui ont été des dieux. De la sorte,
gloire divine et gloire politique sont quasiment similaires. C’est pourquoi
l’on peut finalement juger de Moïse : le geste fondateur de Cyrus et des
autres n’étant ni contradictoire ni hétérogène avec celui de Moïse, prophète
et fondateurs peuvent être évalués à la même aune de la pensée politique.
S’il est permis de comparer à Moïse Romulus, Thésée et Cyrus, et encore
Énée, Alexandre le Grand et Sylla, Lycurge et Solon2, c’est que tous ont for-
tifié leur patrie en lui donnant des conditions capables de la faire survivre et
prospérer. Le bien le plus grand que l’on puisse faire, celui qui plaît le plus à
Dieu, est celui que l’on fait à sa patrie. Si par conséquent on ne peut exami-
ner l’œuvre Moïse en tant qu’il parlait avec Dieu, on peut l’examiner en tant
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que fondateur-législateur de la nation des Hébreux. De surcroît, si l’on suit

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le raisonnement de Machiavel, comme rien ne plaît davantage à Dieu que le
patriotisme éthique, comme Dieu est le premier à reconnaître (et peut-être à
favoriser) le caractère patriotique de l’éthique, on peut se douter de ce que
Dieu dit à Moïse : sa mission consiste à donner à sa patrie les cadres poli-
tiques qui la sauveront et la fortifieront.
Puisqu’il est permis de juger des gestes politiques de Moïse comme de
ceux des autres fondateurs, le jugement porté sur ceux-ci vaut pour celui-là.
Aussi l’action mosaïque décrite dans le Pentateuque est-elle observée par
Machiavel sous l’angle de la conquête de la principauté, de l’institution de la
loi, et de la conservation de l’une et de l’autre : l’Ancien Testament est lu
d’après les canons de l’historiographie ancienne dite « utile » (ensemble dans
lequel Xénophon, Polybe, Tite-Live et Tacite occupent une place éminente),
laquelle fait pour l’œuvre machiavélienne fonction de discours de la méthode
en vue d’aider à la décision et de se représenter le devenir du monde3. Moyen-

1. Discursus florentinarum rerum, Opere (Martelli), p. 30-31 ; trad. p. 89. Comparer avec la
formule initiale de la Minuta di provvisione per la riforma dello stato di Firenze, l’anno 1522 :
« ... niuna legge e niuno ordine è più laudabile apresso ad gli uomini, o più accepto apresso a
Dio che quello mediante il quale si ordina una vera, unita et sancta republica... » (ibid., p. 20).
Il s’agit d’un topos d’origine cicéronienne (De Republica, I, 2 et 7), librement réélaboré par
Machiavel comme par plusieurs de ses contemporains.
2. Cf. Discours, I, 1 et 2 ; trad. p. 188-195
3. Je renvoie ici à mon ouvrage Machiavel, la politique et l’histoire. Enjeux philosophiques,
Paris, PUF, 2001, qui développe cet argument.
Prophétie, politique et action selon Machiavel 295

nant quoi le Livre paraît acquérir aux yeux du Florentin une indéniable valeur
de vérité. Dans les Discours, Machiavel met ainsi l’accent sur certains épisodes
de l’aventure du peuple hébreux et de ses chefs, qu’il peut considérer comme
particulièrement exemplaires – ce qui atteste d’ailleurs d’une réelle lecture de
l’Ancien Testament, ou du moins d’une certaine familiarité, rarement relevée.
Machiavel écrit que désireux de donner à son peuple une terre qui soit la
sienne, Moïse a envahi un territoire, la Syrie, et l’a rebaptisé au nom de son
peuple Judée, « terre des Juifs » ; il a chassé ses habitants, et tenté de ruiner jus-
qu’au souvenir de l’ancienne civilisation qu’il avait vaincue1. Enfin, il fut con-
traint de « tuer une infinité de gens » (ammazzare infiniti uomini), parce qu’ils
s’opposaient à la loi qu’il avait instituée et qu’ils convoitaient d’occuper sa
propre place au sommet du pouvoir2.
À l’issue de cette première analyse de la figure des prophètes, nous pou-
vons conclure qu’elle est aperçue dans sa dimension strictement politique. À
cet égard, l’analyse machiavélienne, centrée sur le geste souverain de Moïse
et de son successeur (dans la conquête extérieure comme dans l’institution
intérieure) paraît à la fois différente et plus étroite que celle de Spinoza dans
le Traité théologico-politique3. Ce geste semble exclusivement destiné à servir un
pouvoir concentré et personnel – tandis que les deux dispositifs que Spi-
noza identifie comme le « premier » et le « second pacte » dépersonnalisaient
l’un et l’autre le pouvoir et contribuaient à renforcer les corps intermédiai-
res. De plus chez Machiavel, la prophétie, capacité de consulter Dieu et par-
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tant moyen d’éclairer la décision, ne paraît envisagée ni pour elle-même (en

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tant que savoir des choses supérieures) ni dans sa spécificité morale (en tant
que critère distinctif et incontesté de l’autorité du chef). Enfin, Moïse, loin
de vouloir redonner aux Hébreux un pouvoir qu’il veut le moins personnel
possible et dont il pense au fond qu’il n’appartient qu’à Dieu seul4, assume
jusqu’à la plus grande dureté le rôle de conducteur du peuple. S’il y a ici une
reconnaissance de la valeur politique des prophètes, elle est donc pour le
moins paradoxale : le prophète déploie un art de gouverner en tout point

1. Discours, II, 8, § 19 ; trad. p. 311 (le thème de Moïse conquérant se trouve également
en I, 1, § 11 ; trad. p. 189). Machiavel paraît ici faire référence d’une manière générale à la
conquête du pays de Canaan, qui ne commence réellement qu’à la mort de Moïse, par la prise
de Jéricho sous le commandement de son successeur Josué ; cependant cette invasion fut
planifiée du vivant de Moïse et par son intermédiaire, et l’occupation de territoires ainsi que
la soumission des peuples autochtones avaient commencé sous sa conduite (cf. par exemple
Nombres, 21 et 31).
2. Discours, III, 30, § 17 ; trad. p. 434. Machiavel vise probablement le récit de l’Exode,
32, 25-29 (suite à l’épisode du Veau d’or, Moïse ordonne le massacre d’environ trois mille
hommes parmi le peuple, en représailles contre l’idolâtrie) ; il désigne alors l’anéantissement
de ceux qui s’opposent aux institutions mises en œuvre par le prophète. Mais il peut égale-
ment faire référence à la révolte de Qoré (Nombres, 16) lors de laquelle ce chef hébreux, à la
tête d’une fronde de dignitaires, conteste le pouvoir personnel de Moïse.
3. Cf. Spinoza, Traité théologico-politique, chap. XVII, dans Œuvres, t. II, trad. C. Appuhn,
Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 282-299 ; et Sylvain Zac, « Spinoza et l’État des
Hébreux », Revue philosophique, no 2, 1977, p. 201-232.
4. Ibid., cf. la note XXXVI de Spinoza, éd. citée, p. 351.
296 Thierry Ménissier

concordant avec celui d’hommes d’État qui ne sont en rien des prophètes. Il
n’y a pas pour le secrétaire de supériorité intrinsèque de l’autorité prophé-
tique par rapport à celle des légistaleurs-fondateurs. Néanmoins le rappro-
chement est complexe, car de leur côté ceux-ci ne s’appuient pas sur la seule
puissance de leurs institutions. Pour employer la classification sociologique
de Max Weber, l’autorité de Moïse et des trois autres chefs est en grande
partie de type charismatique, quelque peu de type légal-rationnel (quoique
cette dimension de leur pouvoir ne se maintient que par la première), en
tout cas en complète rupture avec l’autorité de type traditionnel1. C’est la
nature de l’autorité que les figures du fondateur et du prophète permettent
par conséquent d’examiner : en la matière, la réflexion machiavélienne
s’appuie tout entière sur le pouvoir des passions, qu’elles soient profanes ou
religieuses. Bien que les diverses passions obéissent à des logiques spécifi-
ques, irréductibles l’une à l’autre, le choc émotionnel créé par César Borgia
grâce à l’exécution de Remirro de Lorca2 est ici comparable à celui engendré
par le fratricide romuléen3, et à celui provoqué par la ferveur religieuse4. Le
prophète, homme d’État particulier, exploite à son profit et pour le bien de
sa nation les ressources des passions religieuses, aussi mystérieuses dans
leurs causes qu’extraordinaires dans leurs effets5.
Pourtant nous devons également admettre que cette manière de faire,
loin d’opérer une triple réduction (celle de la prophétie à la politique ; celle
de la politique à un art de gouverner ; celle de l’art de gouverner à l’influence
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charismatique), ouvre une perspective originale. En effet la « politique pro-

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phétique » telle que Machiavel l’analyse possède une spécificité qui lui
confère une efficacité supérieure à toute autre politique.

Le prophète-législateur, homme choisi par le ciel

Attachons-nous à la figure d’un autre fondateur-législateur dont l’action


est liée à la religion, celle de Numa Pompilius, second roi de Rome. Dans le
chapitre 11 du premier livre des Discours, Machiavel explique que Rome dut
davantage à Numa qu’à Romulus, parce que si le second avait fondé le Sénat
et donné à la cité ses institutions fondamentales, le premier trouva le moyen
de les pérenniser. Numa, écrit Machiavel, trouva le peuple romain plein de
férocité (ferocissimo), et voulant le ramener à l’obéissance civile grâce aux

1. Max Weber, Économie et société, t. I : Les catégories de la sociologie, chap. III : « Les types de
domination » ; trad. franç., Paris, Plon, 1971, repris par Presses Pocket Agora, p. 285-390.
2. Le Prince, VII, § 24-28 ; trad. p. 127.
3. Discours, I, 9, § 6-13 ; trad. p. 209 ; cf. Thomas Berns, Violence de la loi à la Renaissance.
L’originaire du politique chez Machiavel et Montaigne, Paris, Kimé, 2000, en particulier p. 130-157.
4. Cf. Le Prince, XI, § 1-4 ; trad. p. 137 : sur les principautés ecclésiastiques, « les seules,
écrit Machiavel, qui soient sûres et heureuses ».
5. Cf. sur cette question (et pour l’analyse détaillée du chap. XI du Prince), l’étude de
référence d’Emanuele Cutinelli-Rèndina, Chiesa e religione in Machiavelli, Pise-Rome, Istituti
editoriali poligrafici internazionali, 1998, particulièrement le chap. IV, p. 93-151.
Prophétie, politique et action selon Machiavel 297

« arts de la paix » (volendolo ridurre nelle obedienze civili con le arti della pace), se
tourna vers la religion comme vers le moyen le plus adéquat pour réaliser
son dessein, qui était de préserver la vie civile (mantenere la civiltà). La mention
des « arts de la paix » appelle la référence à la science juridique, mais si
l’accent est mis sur le pouvoir des ordres religieux, c’est que Numa établit
fermement un lien entre la jurisprudence, les rites et les comportements reli-
gieux. En effet, puisque la nouvelle religion est appuyée sur le principe de la
peur de Dieu, désormais quiconque manque à la parole donnée sera damné :
ce dispositif religieux, dissuasif, contribue à l’affermissement des serments
et par conséquent à la paix civile.
L’interprétation politique de l’action religieuse de Numa, on le sait, est
un véritable topos de la pensée politique ancienne et renaissante1 ; cepen-
dant, comment interpréter la relecture qu’en fournit Machiavel ? Une lec-
ture correcte mais étroite nous permettrait d’affirmer que Machiavel recon-
naît en Numa le génie d’avoir aperçu la fécondité de l’inquiétude religieuse
en matière politique. Numa serait bien en un certain sens supérieur à Romu-
lus, dans le sens où il propose une version intégralement civique de la reli-
gion. Comme il est souvent plus difficile de conserver le pouvoir que de
l’acquérir, Numa, d’abord et essentiellement politique, aurait instrumentalisé
la religion, en montrant lui-même qu’il entre nécessairement quelque chose
de religieux dans la relation politique la plus générale, c’est-à-dire dans les
liens qui attachent les individus entre eux au sein de la civilisation.
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Pourtant cette lecture ne prend pas en compte un aspect fondamental
de la lecture machiavélienne de l’expérience de Numa. Afin de faire accepter
ses ordres nouveaux, et dans le but de relayer son autorité personnelle insuf-
fisante, Numa, indique Machiavel, avait utilisé le subterfuge qui consiste à
faire croire qu’il entretenait commerce avec une nymphe2. Ici Numa partage
avec Savonarole le mérite d’avoir réussi à convaincre des peuples pourtant
difficiles à manipuler3. C’est la marque du talent politique supérieur de
l’illusionniste ; mais c’est aussi le signe que la religion a la plus haute impor-
tance en matière politique. S’il rapproche Numa et Savonarole (d’une
manière surprenante compte tenu des témoignages relevés plus haut),
Machiavel les distingue cependant sur un point essentiel, car il ajoute un élé-

1. Ce topos, sans cesse réélaboré, permit à la tradition classique, chrétienne puis renais-
sante, de questionner les relations entre institution politique, dogmes religieux et mœurs civi-
les de manière complexe et au sein d’un véritable dialogue polémique d’auteur à auteur.
Cf. par exemple Tite-Live (I, 18-21), Plutarque (Vies parallèles : Numa), saint Augustin (Cité de
Dieu, III, 9-15), Dante (Banquet, IV, 5, 10-11), Montaigne (Essais, II, 12 ; II, 16).
2. Discours, I, 11, § 10 : « ... simulo di avere domestichezza con una ninfa, la quale lo
consigliava di quello ch’egli avesse a consigliare il popolo » (trad. p. 214).
3. Cf. Discours, I, 11, § 24-25 : « Le peuple de Florence n’a pas l’impression d’être ni
ignorant ni rustre ; cependant Jérôme Savonarole le convainquit qu’il parlait avec Dieu. Pour
ma part, je ne veux pas juger si c’était vrai ou non, car d’un tel homme on ne doit parler
qu’avec respect. Mais j’affirme que de très nombreux hommes le croyaient, sans avoir vu
aucune chose extraordinaire susceptible leur faire croire : car sa vie, sa doctrine, et le sujet
qu’il choisit [il suggetto che prese] étaient suffisants pour qu’on le croie » (trad. p. 215).
298 Thierry Ménissier

ment capital à la figure du premier, qui fait défaut à celle de Savonarole telle
qu’il la saisit ici. Dès le début de ce chapitre 11 Machiavel explique que ce
sont « les cieux » qui ont fait venir Numa à la tête de la cité. En effet, comme
les cieux estimèrent que les institutions de Romulus ne suffiraient pas pour
un tel empire, il inspirèrent le Sénat romain d’élire Numa, afin que les pro-
blèmes que le fondateur avait laissés vacants fussent mis en ordre par son
successeur1. Numa est donc investi d’une mission céleste ; le subterfuge
qu’il utilise en faisant croire qu’il entretenait une liaison avec une nymphe,
loin de trahir l’artifice spécieux d’un illusionniste, traduit son effective supé-
riorité sur les hommes normaux. Moïse, et Savonarole peut-être (mais, dit le
texte, on ne peut savoir si c’était le cas, cela demeure même sujet à caution),
s’entretenaient avec Dieu ; Numa, choisi par les cieux, feignait de
s’entretenir avec une nymphe. Bien que la ruse employée par ce dernier pos-
sède une dimension tactique, elle correspond à la vérité de Numa ou à son
dessein le plus authentique, puisqu’il était effectivement mandaté par les
cieux. Machiavel écrit ailleurs que de la même façon, les Romains étaient
inspirés par les dieux alors même qu’ils en utilisaient les offices d’une
manière feinte, et selon les nécessités2.
Que veut dire Machiavel lorsqu’il suggère de la sorte que certains hom-
mes ont été mandatés par Dieu ou par les cieux ? Pour le savoir, il faut per-
cer à jour la nature de la connaissance prophétique.
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Le prophétisme comme capacité de déchiffrer les signes célestes

L’intervention du ciel dans les affaires des hommes peut être interprétée
à partir de certains passages étonnants, qui nécessitent, pour être adéquate-
ment entendus, que l’on accorde un sens renouvelé à la notion de pro-
phétie ; il convient ici de prêter attention à ce qu’on pourrait nommer « la
théologie politique de Machiavel ».
En particulier, le chapitre 56 du premier livre des Discours, intitulé
« Avant qu’arrivent des graves accidents dans une cité ou dans une province,
surviennent des signes qui les préviennent ou des hommes qui les prédi-
sent »3, est un texte dont l’apparence est énigmatique, et qui nécessite une
telle lecture. Son caractère énigmatique réside dans le fait que si on prend ce
texte à la lettre, il faut admettre que l’auteur croit aux signes et à l’appui four-
nis aux hommes par le ciel ou par Dieu, et cela au sein d’une doctrine qui
fait ordinairement des notions de Dieu et du ciel un tout autre usage que

1. Ibid., § 2 : « ... Nondimeno, giudicando i cieli che gli ordini di Romolo non bastassero
a tanto imperio, inspirarono nel petto del senato romano di eleggere Numa Pompilio per
successore a Romolo, accioché quelle cose che da lui fossero state lasciate indietro, fossero
da Numa ordinate » (trad. p. 213).
2. Cf. Discours, I, 13 et 14.
3. « Innanzi che seguino i grandi accidenti in una città o un in una provincia, vengono
segni che gli pronosticono, o uomini che gli predicano. »
Prophétie, politique et action selon Machiavel 299

celui-ci, comme nous l’avons vu jusqu’à présent. Dans ce passage, l’auteur


paraît si fermement croire que deux lectures contradictoires semblent égale-
ment judicieuses : ou bien l’on dit que Machiavel, homme de son époque,
adhère aux représentations cosmologiques de celle-ci, ou bien l’on tente de
reconstruire le sens du passage, afin d’en proposer une interprétation, par
exemple politique. La première lecture, tentée d’une manière systématique il
y a quelques années1, a pour elle la légitimité d’une discipline constituée,
l’histoire des idées ; elle permet par exemple de comprendre pourquoi Guic-
ciardini paraît se laisser aller à des considérations qui, pour nous Modernes,
jurent avec la rigueur du jugement du grand historien qu’il était aussi2. C’est
cependant l’autre voie que je propose d’explorer, en revenant d’abord à la
dimension littérale du texte.
Que dit exactement le chapitre ? On voit aussi bien par les exemples
anciens que par les modernes que jamais un événement grave n’est arrivé
dans une cité sans avoir été prédit soit par des devins (o da indovini), soit par
des révélations (o da rivelazioni), soit par des prodiges (o da prodigi), soit enfin
par des autres signes célestes (o da altri segni celesti). L’auteur confesse dès
l’incipit ne pas savoir d’où vient ce fait (Donde ei si nasca io non so), il ajoute
quelques lignes plus bas que les raisons qui l’expliquent pourraient être exa-
minées et interprétées (discorsa e interpretata) par un homme qui aurait la
connaissance des choses naturelles et surnaturelles (da un uomo che abbi notizia
delle cose naturali e soprannaturali) – ce que nous n’avons pas (il che non abbiamo
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noi). Cependant il ajoute immédiatement que pour prouver ce qu’il avance, il

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n’est pas besoin de se tourner vers une contrée éloignée, car un exemple
précis tiré du contexte florentin est éloquent. En réalité, Machiavel va
enchaîner à cet exemple, dont il veut nous faire croire que la valeur de
démonstration repose sur sa proximité locale, trois autres exemples liés à
une période déterminée qui désigne une expérience politique de nature spé-
ciale. Détaillons ces exemples :
— premièrement, « chacun sait combien » la venue en Italie du roi
Charles VIII fut prédite par avance par « frère Jérôme Savonarole » ;
— deuxièmement, on sait en plus de cela qu’on dit qu’à travers toute la
Toscane on a vu et entendu des hommes d’armes qui se battaient les uns
contre les autres au corps à corps, spécialement au-dessus d’Arezzo ;
— troisièmement, chacun sait en plus de cela comment, avant la mort de
Laurent de Médicis, le Dôme « fut frappé par une flèche céleste » dans sa
partie la plus haute, ce qui causa un grand dommage à cet édifice ;
1. Cf. Anthony Parel, The Machiavellian Cosmos, New Haven-Londres, Yales UP, 1992 ;
voir également du même auteur « The Question of Machiavelli’s Modernity », dans Tom
Sorell (dir.), The Rise of Modern Philosophy, Oxford, The Clarendon Press, 1993, p. 253-272 ; et
« Ptolémée et le chapitre XXV du Prince », dans Gérald Sfez et Michel Senellart (dir.), L’enjeu
Machiavel, Paris, PUF, 2001 p. 15-39.
2. Cf. le Ricordo CCXI : « Je crois pouvoir affirmer que les esprits existent – j’entends par
là ce que nous appelons esprits, c’est-à-dire ces êtres aériens, qui parlent familièrement aux
gens – car mon expérience est telle qu’il me semble en être tout à fait certain, etc. » (trad. J.-
L. Fournel et J.-C. Zancarini, Avertissements politiques, Paris, Le Cerf, 1988, p. 136).
300 Thierry Ménissier

— quatrièmement, chacun sait encore comment, peu avant que Piero


Soderini, qui avait été fait gonfalonier à vie par le peuple de Florence, ne
soit chassé et privé de son titre, le palais (le Vieux palais, siège de la sei-
gneurie) fut de la même façon frappé par la foudre.
Machiavel continue en écrivant qu’on pourrait ajouter à ces exemples de
très nombreux cas antiques, mais, par peur d’ennuyer le lecteur, il n’en men-
tionnera qu’un, tiré de Tite-Live : avant la venue des Gaulois à Rome, un
plébéien du nom de Marcus Cedicius relata devant le Sénat qu’il avait
entendu à minuit, alors qu’il passait rue Neuve (passando per la Via Nuova),
une voix plus qu’humaine (una voce maggiore che umana) lui intimant l’ordre de
prévenir les magistrats que les Gaulois se préparaient à fondre sur Rome. Le
chapitre s’achève par une hypothèse surprenante pour les lecteurs accoutu-
més à la manière de l’auteur, qui consiste à faire de l’analyse rationnelle le
moyen d’une connaissance humaine pragmatique opposée à toute spécula-
tion et en guerre déclarée contre les illusions de toutes sortes. Machiavel
conclut en effet qu’il se pourrait que l’air soit « plein d’intelligences » (pieno di
intelligenze), lesquelles, du fait de leurs qualités naturelles (per naturali virtù)
prévoient le futur et avertissent les hommes avec de tels signes afin qu’ils
puissent préparer leur défense. Quoiqu’il en soit, ajoute-t-il enfin, on voit
que c’est là la vérité, parce qu’après de tels accidents surgissent toujours des
choses aussi nouvelles qu’extraordinaires.
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On se souvient que Leo Strauss a analysé le chapitre en parallèle avec le

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chapitre 29 du livre II des mêmes Discours, l’un et l’autre relevant explicite-
ment de « ce qu’on pourrait nommer la théologie de Machiavel »1. Strauss
montre que Machiavel met la fortune non seulement à la place de Dieu,
mais encore à la place du ciel, en enjoignant l’homme de peser de toute la
résolution dont il est capable sur son destin politique. Par là, Machiavel
aurait ouvert la voie à un bouleversement général du ciel et de la terre, au
point que nulle régulation de l’action politique en fonction d’une fin juste ne
serait désormais possible ; et il aurait de ce fait contribué à détruire la philo-
sophie politique classique. Il me semble que sur un point au moins on ne
saurait contester l’interprétation straussienne : la fortune est en effet
l’ennemie des hommes qui ne se sont pas résolument engagés à prendre en
main leur destin grâce à l’action politique. Les intelligences qui annoncent
des catastrophes nationales sous la forme d’invasions étrangères se répétant
de loin en loin (l’invasion par les Gaulois dont parle Tite-Live, puis celle par
les Français dont Machiavel est contemporain) et des désastres locaux sous
la forme de la mort physique ou politique d’importants chefs politiques,
sont donc les paradoxales amies des hommes – pour autant que ceux-ci,
avertis, « préparent leur défense ». Néanmoins, à partir de là, il est possible
d’établir qu’au lieu de bouleverser toutes choses dans un univers désormais
sans normes (ainsi que le soutenait Strauss), Machiavel utilise le thème des

1. Leo Strauss, Pensées sur Machiavel, trad. franç., Paris, Payot, 1982, p. 230-245.
Prophétie, politique et action selon Machiavel 301

signes célestes dans le but de redéfinir l’idée de nature, et dans la perspective


d’un projet politique renouvelé.
Dans une de ses œuvres historiques, notons-le, Machiavel utilise un type
d’argumentation similaire : dans le chapitre 34 du livre VI des Histoires florenti-
nes, il explique combien la tornade du 24 août 1456 produisit effroi et ravages
en Toscane ; il s’agissait d’une sorte de fin du monde, comme si les éléments
tendaient tout d’un coup à retourner à leur chaos d’origine. Avec cette tor-
nade qui engendra des effets aussi imprévisibles qu’extraordinaires, tout s’est
passé, explique le Florentin, comme si Dieu avait voulu plutôt menacer que
véritablement châtier la Toscane1. Dans la continuité du récit des Histoires flo-
rentines, ce chapitre survient avec aussi peu d’à propos que notre chapitre I, 56
des Discours. De plus, comme l’auteur y établit un lien entre la nature et Dieu
(la nature en furie est un signe de Dieu), ce texte nous fait songer aussi bien à
Discours, I, 56 (le ciel est lié à la fortune) qu’à Discours, II, 5, qui pour sa part
établit un lien entre le ciel, la nature et les désirs de conquête des hommes et
à II, 29 (la fortune est une puissance qui aveugle l’esprit des hommes et par-
fois en choisit un pour le guider). Enfin, il faut mentionner le fait que le der-
nier chapitre des Histoires florentines, le chapitre 36 du livre VIII, s’achève par
l’évocation des catastrophes naturelles d’origine surnaturelle qui se sont pro-
duites au moment de la mort de Laurent le Magnifique2.
D’après cet ensemble de textes se dégage un complexe original de thèmes
théologico-politiques : selon Machiavel le ciel, la nature, la fortune et Dieu ou
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bien sont une seule et même puissance, ou du moins concourent à prévenir

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l’homme de l’imminence des catastrophes ; mais tout en l’agressant, et d’une
manière suffisamment violente et cruelle pour lui permettre de réagir et lui
donner la possibilité d’apercevoir la nécessité de la politique. Il est impossible
à l’homme ainsi prévenu et endurci de refuser sa condition politique, parce
que personne ne désire souffrir. Il faut même s’imposer des solutions
extraordinaires si l’on ne veut pas être défait, ces solutions extraordinaires
propres aux situations de guerre ou de guerre civile, que les bons capitaines
font même éventuellement apparaître à la guerre lorsqu’elles ne sont pas favo-
risées par le déroulement direct des événements3. En définitive, c’est une
seule et même chose de comprendre les signes célestes, de connaître l’ordre
de la nature et d’entrer dans les voies de Dieu. Posséder un certain savoir
naturel, semble dire Machiavel, c’est se mettre en situation de parler la langue
de Dieu : les hommes qui ont le sens de la politique savent en effet que ce sont
« Dieu et la nature » qui disposent l’univers dans lequel ils doivent évoluer4.

1. Istorie fiorentine, a cura di G.-B. Niccolini, Florence, Le Monnier, 1857 (reprint 1990),
p. 322-323 ; trad. p. 911-912.
2. Ibid., p. 431 ; trad. p. 1000.
3. Cf. Discours, III, 14, § 12 ; trad. p. 409.
4. Dans les Histoires florentines, Machiavel emploie en effet la saisissante formule « Dieu
et la nature » ( « Iddio e la natura » ) dans les deux discours politiques importants qu’il met dans
la bouche du meneur des Ciompi révoltés en 1378 (III, 13) et de Giovanni di Bicci de Médi-
cis, le père de Côme, à l’heure de sa mort en 1429 (IV, 16).
302 Thierry Ménissier

L’analyse du chapitre des Histoires florentines suggère donc comment la


nature, la fortune et Dieu sont liés par la pensée machiavélienne1. Cette liai-
son nous permet de revenir au chapitre 56 du premier livre des Discours, en
recentrant le propos sur le caractère spécifiquement historico-politique de la
prophétie.

Révélations célestes sur la politique

Revenons en effet sur les exemples donnés par Machiavel : la période


particulière qu’ils désignent est celle des années 1492 à 1512, c’est-à-dire la
période de la République du Grand Conseil où Savonarole et Soderini
jouent un rôle politique fondamental. La succession des événements est
soulignée dans le texte par la répétition de la formule « oltre a questo », qui
tend à les présenter comme une accumulation de thèmes homogènes,
comme s’il s’agissait d’une série historique. Machiavel écrit que certains évé-
nements graves répétés signalent que cette période est capitale pour une cité
ou un pays. Il s’agit précisément de l’histoire de Florence et du destin de la
Toscane : Laurent le Magnifique meurt le 8 avril 1492, deux jours aupara-
vant la foudre a effectivement frappé le Dôme, et ce fut l’occasion pour
Savonarole de prononcer un des ses sermons les plus célèbres – le 6 avril, le
moine annonçait que l’accident signifiait que le glaive de Dieu allait bientôt
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s’abattre sur Florence2. La mort de Laurent de Médicis, puis celle du pape

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Innocent VIII, le 25 juillet, furent comprises par les Florentins comme la
réalisation de la prédication du Dominicain.
C’est ce même Savonarole que met en scène le premier exemple déve-
loppé par Machiavel : en novembre 1494, le moine prêche donc les Sermons
sur Aggée, dans lesquels il annonce la venue des troupes françaises du roi
Charles VIII, qu’il nomme « nouveau Cyrus » par référence au libérateur perse
du peuple juif prisonnier à Babylone. Justement, lorsque le roi menaçant se
dirige sur Florence, Savonarole fait partie des émissaires de la ville qui le
rencontrent les 8 et 21 novembre. La réussite de cette mission (les Français
contournent la ville sans l’investir de force ni la piller), confère à Savonarole
un prestige populaire considérable, et lui permet d’influencer la forme de la
république qui naît en décembre de cette année, après que les Médicis se
sont enfuis de Florence. On sait en effet que c’est à partir de 1494 et des Ser-

1. Alberto Tenenti avait déjà attiré l’attention sur cette liaison dans son étude « La reli-
gione di Machiavelli », dans Credenze, ideologie, libertinismi tra Medio Evo ed età moderna, Florence,
Il Mulino, 1978, p. 175-219, ici p. 212-215.
2. Cf. le premier Sermon sur Aggée du 1er novembre 1494, où le moine rappelle que deux
ans auparavant, le 6 avril 1492, il avait prononcé les paroles prophétiques « Ecce gladius Domini
super terram cito et velociter » (« Voici venir sur la terre, bientôt et vite, le glaive du Seigneur » ;
cf. Savonarole, Sermons, écrits politiques et pièces du procès, traduits et présentés par J.-L. Fournel et
J.-C. Zancarini, Paris, Le Seuil, 1993, p. 60).
Prophétie, politique et action selon Machiavel 303

mons sur Aggée que le moine en vint à développer une prophétie active ou
militante qui tranche avec son style précédent1.
Les événements évoqués par Machiavel ont donc une signification poli-
tique très importante pour lui, qui va faire une carrière de quatorze ans au
sein de l’administration républicaine ; précisément, il entre en fonction
en 1498, quelques semaines après le supplice et l’exécution du moine, puis
quitte son office en 1512, révoqué par les Médicis. Le premier et le qua-
trième exemples le touchent donc de près. Après la défaite de Prato de
l’été 1512, Soderini se voit retirer la faveur du peuple, les Médicis rentrent à
Florence en novembre et le contraignent à fuir ; c’est alors que Machiavel
est destitué. On remarque encore que l’exemple du gonfalonier est formelle-
ment mis sur le même plan que celui qui relate la mort de Laurent le Magni-
fique : il se produit un même type de dommage contre le Dôme et contre le
Vieux palais, ces deux édifices qui symbolisent pour l’un le centre religieux
de la cité, ou peut-être son rayonnement artistique et sa superbe, et pour
l’autre l’assise de son autorité politique. De la sorte, l’auteur paraît suggérer
que le coup porté aux fondements religieux ou au rayonnement idéologique
de Florence en 1492 n’a égal que celui qui ébranla son pouvoir politique
en 1512.
Reste à élucider l’exemple des homme en armes qu’on a vus et entendus
lutter au-dessus de toute la Toscane et d’Arezzo en particulier. Cet exemple
se retrouve sous la plume de Guicciardini, lorsqu’il évoque les prodiges qui
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avant 1494 auraient annoncé la venue des Français2. Machiavel paraît par

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conséquent utiliser un topos bien connu de ses contemporains, en mention-
nant des prodiges d’avant la grande catastrophe. D’une manière similaire,
l’épisode de la tornade d’août 1456 développé dans les Histoires florentines,
VI, 34, se trouve déjà chez les chroniqueurs florentins, bien connus de lui, et
en particulier sous la plume de Giovanni Rucellai3. Mais, de même que
Machiavel ajoute aux chroniques une interprétation du phénomène de type
théologique et dont la portée est politique, on peut comprendre l’exemple
d’Arezzo dans une perspective politique. Il est alors possible de le voir
comme une référence aux nombreux tumultes civils et politiques que les ter-
ritoires traditionnellement soumis à l’autorité de Florence ont connu à partir
de 1494 (par exemple lorsque Charles VIII libère Pise d’une tutelle que les
Florentins ne pourront rétablir qu’en juin 1509) et jusqu’à 1512. On se sou-

1. Cf. J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini, « L’arme de la parole », dans Savonarole, ibid.,
p. 13-14.
2. Cf. Storia d’Italia, I, 9 : « ... nel territorio di Arezzo, passati visibilmente molti dí per
l’aria infiniti uomini armati in su grossissimi cavalli, e con terribile strepito di suoni di trombe
e di tamburi... » (« ... dans le territoire d’Arezzo, on avait pu voir passer dans l’air, des jours
durant, une infinité d’hommes armés sur d’énormes chevaux, dans un vacarme terrible de
trompettes et de tambours... », trad. J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini, Paris, Robert Laffont,
1996, t. I, p. 60).
3. Christian Bec dans Les marchands-écrivains à Florence, 1375-1434, rapporte le texte du
Zibaldone de Giovanni Rucellai, et en donne une interprétation centrée sur le rôle destructeur
de la fortune (Paris-La Haye, Mouton, 1967, p. 303).
304 Thierry Ménissier

vient d’ailleurs que les premiers textes connus de Machiavel, qui datent des
années 1501-1503, concernent notamment la manière de régler les affaires
de Pistoia, ou encore les moyens de pacifier la région de la vallée de la
Chiana – justement aux alentours d’Arezzo. Ici encore, l’exemple pris par
l’auteur est parlant, en ce qu’il désigne une période dont les enjeux sont par-
ticulièrement importants pour le destin politique de Florence et des territoi-
res qui lui sont soumis traditionnellement, le secrétaire ayant été lui-même
partie prenante dans le déroulement de ces événements.
Machiavel insiste souvent sur le lien dynamique qui existe entre les ins-
titutions et les mœurs politiques d’une cité et la bonne santé de sa politique
extérieure ; on sait d’ailleurs que c’est là le thème général du début du
livre II des Discours, à propos des conquêtes de la république romaine.
Toute cité se renforce lorsqu’elle entretient un rapport actif avec
l’extérieur. Précisément, le complexe d’exemples qui, dès le début du cha-
pitre 2 du livre I des Discours, sert à fournir un exemple malheureux de
cette thématique, est constitué par ces épisodes du chapitre I, 56 dont nous
cherchons une interprétation satisfaisante. En effet, lorsqu’il explique que
la réforme des institutions dans le temps juste est capitale pour la survie
des régimes, Machiavel écrit que la république de Florence est un bon
exemple des cités qui ne parviennent pas à réformer leurs institutions
(ordini) par consentement des citoyens avant qu’une nécessité extérieure ne
les y contraigne. Ce type de cas peut très bien s’achever par un désastre,
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puisque la cité doit réussir à changer de l’intérieur tout en faisant face au

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péril extérieur ; justement, Florence n’a su le faire : la république de Flo-
rence « fut réordonnée par l’accident d’Arezzo », puis « désordonnée par
celui de Prato ». Ici, 1502 et 1512 forment les deux termes extrêmes d’une
sorte de série historique ; et les signes du ciel et autres accidents débou-
chent sur des bouleversements politiques, modifiant profondément le pay-
sage politique florentin et toscan.
Insistons sur le fait que dans la manière de Machiavel d’isoler deux évé-
nements politiques particuliers, il y a, au-delà de la simple comparaison de
deux épisodes séparés par le temps, une façon de désigner une séquence his-
torique importante du point de vue politique. Les quatre exemples donnés
par Machiavel dans le chapitre I, 56 forment bien une série ou une séquence
douée d’une signification interne particulière : les problèmes de Florence
commencent à la mort du Magnifique en 1492, continuent avec la venue des
Français en 1494 et avec l’agitation dans ses territoires traditionnellement
vassalisés de 1494 à 1509 au moins, et la série semble se clore par la fuite de
Piero Soderini et par le retour des Médicis en 1512. Dans les quatre cas, il
semble se passer quelque chose d’irrationnel voire de surnaturel, c’est-à-dire
aussi bien opposé au fonctionnement normal de la raison que contraire au
cours ordinaire des choses. Chacun des épisodes politiques de la période
allant de 1492 à 1512 semblent relever d’une logique plus qu’humaine : un
devin fait des révélations qui se réalisent, des prodiges ont lieu qu’il faut
regarder comme des signes du ciel.
Prophétie, politique et action selon Machiavel 305

Une interprétation renouvelée


de l’expérience politique de Savonarole ?

Nous devons encore rendre compte de l’inflexion que paraît subir le


traitement de la figure de Savonarole : alors que le personnage est si dure-
ment jugé par Machiavel dans tous les passages où notre auteur semble
avouer son opinion personnelle sur le dominicain, sa figure reçoit dans
plusieurs textes un traitement assez différent. Dans le chapitre VI du Prince
qui le qualifie de « prophète désarmé »1, son dessein n’est pas intrinsèque-
ment dévalorisé, mais c’est seulement son mode d’action qui encoure le
blâme, puisqu’il ne se maintenait au pouvoir que par la faveur de la foule,
par nature versatile. C’est un pas en direction d’un réexamen de son action
elle-même : tout se passe dans les Discours comme si son expérience poli-
tique était, malgré l’échec, digne de l’intérêt le plus grand. Ainsi le cha-
pitre 11 du livre I que nous avons cité plus haut réévalue les qualités politi-
ques et même certaines vertus du moine, réécrivant en quelque sorte le
chapitre VI du Prince ; on peut même remarquer que les mots alors utilisés
par Machiavel sont à peu près les mêmes que ceux qui servaient à qualifier
Moïse dans le Prince. En affinant notre approche, il apparaît que cette éton-
nante réévaluation du personnage repose sur la valorisation de son motif
ou de son sujet politiques, alors que son action continue d’être considérée
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comme un échec. Dans un autre passage, au chapitre 45 de ce même

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livre I, Machiavel commente le geste politique savonarolien d’une manière
comparable : il écrit que malgré une erreur considérable (celle qui concerne
la non-application de la loi d’amnistie de 1495, lors de la condamnation à
mort de Bernardo del Nero et des quatre autres optimates conjurés, en
août 1497), ses écrits montrent sa science, sa sagesse et sa vertu2. Machiavel a
donc lu les écrits de Savonarole, ou du moins il nous signale que les écrits
(ou les sermons ?) du frère contiennent quelque chose de vrai ou
d’important. On peut donc affirmer, pour le moins, que la figure du réfor-
mateur religieux n’est ni absente de la pensée politique de Machiavel, ni
dénoncée de manière univoque : la présence du personnage de Savonarole
dans le texte machiavélien est constante, quoique diffuse et difficile à
interpréter3.
En dépit de son incrédulité et de sa lucidité critique vis-à-vis du « mes-
sage » religieux que le moine transmettait dans ses sermons, et malgré son
hostilité aux effets produits par ceux-ci sur les Florentins, lorsqu’il compose
les Discours, Machiavel paraît rétrospectivement persuadé qu’il faut regarder

1. Le Prince, VI, § 23 ; trad. p. 123.


2. Discours, I, 45, § 9 : « Essendo Firenze, dopo al 94, stata riordinata nello stato suo con
lo aiuto di Frate Girolamo Savonarola, gli scritti del quale mostrono la dottrina, la prudenza, e la
virtù dello animo suo... » (souligné par moi) ; trad. p. 265.
3. Ainsi que le remarquait Gennaro Sasso dans « De Aeternitate mundi », dans Machia-
velli e gli antichi e altri saggi, Milan-Naples, Ricciardi, t. I, 1987, p. 357-373.
306 Thierry Ménissier

Savonarole comme un acteur et même comme un penseur important pour


comprendre la période de la république florentine. Nous pouvons affirmer
que la prédication savonarolienne fonctionne pour Machiavel dans ce livre I
des Discours aussi bien comme un indice historique d’une époque troublée
que comme une leçon politique particulièrement importante. Mais impor-
tante à quel titre ? Peut-être parce qu’elle est révélatrice du caractère de fer-
veur religieuse qui peut et qui doit entourer les décisions politiques républi-
caines, appuyées sur le pouvoir populaire. Or c’est précisément une telle
attitude, dans ses excès condamnables eux-mêmes, que le moine avait réussi
à engendrer autour de ses réformes. Il convient donc de réévaluer en partie
sinon le jugement de Machiavel sur Savonarole, du moins la proximité de
leur réflexion sur le climat politique qui doit présider aux changements insti-
tutionnels en période de crise1.
Lorsque le pire peut survenir, il faut en effet se disposer à tout renouve-
ler. En reprenant les passage de Tite-Live sur lequel Machiavel s’appuie, on
dira qu’il faut passer par une rue Neuve, et il faut que les plébéiens soient
écoutés par les patriciens du Sénat. Afin d’y parvenir, il faut stimuler une
ferveur toute religieuse, et le cas échéant utiliser les signes du ciel. Mais cela,
on ne peut l’écrire en toutes lettres sous le gouvernement du principat de
fait exercé par les Médicis. Car de toute façon, ce chapitre I, 56 ne peut
s’entendre que du point de vue de la défaite : on n’a pas su entendre les
signes du ciel, ni en 1492, ni en 1494, ni en 1512. Pas davantage, nous dit
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Tite-Live, on n’avait su entendre le plébéien Marcus Cedicius : « L’insi-

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gnifiance du personnage et aussi l’éloignement d’un peuple qu’on connais-
sait mal [...], expliquent qu’on n’ait pas tenu compte de cette prédiction. »2
Mais les Romains inconscients du danger firent pire encore, et précipitèrent
leur perte en éloignant Camille par un exil immérité. L’historien romain
ajoute dans le chapitre suivant, qui relate justement les conditions de
l’invasion gauloise et du désastre romain : « Une fois qu’on eut chassé le
citoyen dont la présence aurait seule empêché la prise de Rome, si tant est
qu’on puisse garantir avec certitude les affaires humaines, les menaces que le
destin faisait peser sur la ville se précisèrent... » Le texte de Tite-Live relaie
notre analyse, et son utilisation par Machiavel doit être décryptée pour
entendre la signification des pages que lui-même consacre à la situation flo-
rentine post res perditas. Savonarole annonce des événements qui vont tourner
au désastre de Soderini, et, à première vue de la même manière, le plébéien
qu’on n’a pas écouté parle tandis qu’on exile Camille. Mais pour que le
parallèle soit complet, il faudrait admettre que Soderini puisse être regardé
comme un nouveau Camille ; or, l’héroïsation de Soderini est impossible,

1. Sur les relations complexes entre Machiavel et Savonarole, cf. Donald Weinstein,
« Machiavelli and Savonarola », dans Studies on Machiavelli, Florence, Sansoni, 1972, p. 253-
264 ; et pour une réévaluation récente du jugement du Secrétaire sur le moine, cf. l’article de
Mario Martelli, article cité note 3, p. 290 ; et Giorgio Cadoni, « Qualche osservazione su
Machiavelli e Savonarola », La Cultura, XXXVIII, no 2, août 2000, p. 263-278.
2. Tite-Live, V, 32 ; trad. A. Flobert, Paris, Garnier-Flammarion, 1995, p. 538.
Prophétie, politique et action selon Machiavel 307

Machiavel donnant de nombreux témoignages de son hostilité envers l’ex-


gonfalonier1.
Leo Strauss a donc raison lorsqu’il relie les chapitres I, 56 et II, 29 puis-
qu’ils forment effectivement un doublet sur « la théologie de Machiavel ».
Cependant un tel rapprochement est légitime dans une perspective fort dif-
férente de l’interprétation critique du philosophe américain : leur significa-
tion proprement politique est étroitement nouée. Le texte de II, 29 reprend
l’exemple de Camille, et, citant explicitement le début du passage de Tite-
Live évoqué plus haut auquel I, 56 se réfère lui aussi, il précise que la fortune
à la fois aveugle l’esprit des hommes, permet à certains hommes de com-
prendre ses desseins, et n’abat jamais totalement ceux-ci afin qu’ils puissent
survivre et sauver leur pays. Comme Camille en 391 avant J.-C., Soderini
après 1512 n’est pas mort ; après voir échappé aux hommes de mains char-
gés par les Médicis de le mettre hors jeu, il se trouve en exil à Raguse. Mais
Soderini n’est pas Camille : si celui-ci est un héros que les devins désignent
pour les appeler au salut de leur peuple menacé puis envahi, celui-là ne s’est
pas montré à la hauteur de sa tâche.
Poursuivons la lecture de Tite-Live, ainsi que le suggère Machiavel :
après les victoires des Gaulois, les Romains se réfugièrent sur la colline du
Capitole ; l’exil de Camille devait se solder par son retour triomphal à la tête
de l’armée romaine et par la déroute des troupes gauloises2. Alors que les tri-
buns de la plèbe préfèrent reconstruire sur le site de Véies la ville détruite
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par un incendie, Camille prononce un long discours sur la nécessité de la
rebâtir sur le sol sacré que les hommes et les dieux ont élu depuis toujours3.
La lecture de Tite-Live complète donc ce que le texte de Machiavel ne dit
pas ; les exemples contemporains qui désignent la période 1494-1512
comme une période spéciale d’un point de vue « théologique » sont relayés
et explicités par celui de l’historien romain, qui nous montre comment la
république a survécu lorsque le peuple a été contraint par la nécessité à
suivre l’homme providentiel.
Voilà ce qu’il faut taire ou exprimer de manière oblique : d’abord, les
années 1492-1512 doivent être comprises comme capitales pour entendre le
destin politique des Florentins, républicains défaits. Ensuite, au-delà de
cette analyse particulière, elles doivent être regardées comme spécialement
importantes pour l’expérience politique de tous les hommes soucieux de la
république. Années de lutte indécise, elles permirent en effet aux Florentins

1. Cf. par exemple Discours, I, 7, § 14, trad. p. 205 (Machiavel relève le défaut, sous son
gouvernement, d’institutions ordinaires pour réduire l’ambition des puissants) ; III, 9, § 13-
14, trad. p. 398 (Soderini s’est montré incapable de modifier son comportement trop doux
lorsque les circonstances le commandaient) ; III, 30, § 21, trad. p. 434 (Machiavel fustige sa
bonté et sa naïveté) ; ces jugements critiques sont nuancés par I, 52, § 6-10, trad. p. 275, qui
explique que les contraintes de sa situation ont d’elles-mêmes rendu son action impossible.
2. Tite-Live, V, 49 ; trad. p. 562-563.
3. Cf. V, 52, trad. p. 567 : « Il n’y a pas un endroit dans notre ville qui ne soit marqué par
les traditions religieuses et la présence des dieux. »
308 Thierry Ménissier

d’affirmer face à l’arbitraire médicéen le geste républicain, car on pouvait et


on devait comprendre les signes du ciel comme la nécessité, face à
l’imminence de l’invasion, de fonder une politique sur l’avis de la plèbe, et
cela afin d’être fidèle aux traditions patriotiques dont la signification est
sacrée1. Années de bouleversements, elles montrent aux lecteurs de Machia-
vel que la rupture est un mode politique fondamental, puisqu’il est bien
question de la révolution républicaine, mais aussi qu’il ne faut pas hésiter à
tout renouveler pour sauver la patrie et se montrer fidèle à sa destination la
plus ancienne et la plus authentique. Savonarole n’avait donc pas totalement
tort lorsqu’il soulignait que certains comportements politiques anticiviques
fragilisaient la cité, au point de provoquer de durables châtiments2.
Pour autant, l’appel n’a pas été entendu, et l’homme qui saura être un
nouveau Camille (pour parler la langue de l’histoire romaine), ou le
rédempteur que l’Italie attend (pour utiliser la terminologie prophétique,
également employée dans le chapitre XXVI du Prince) ne s’est pas encore
révélé.

De la prophétie à l’action politique créatrice de l’histoire

Le chapitre 56 du livre I des Discours n’insiste donc pas seulement sur la


nécessité de prendre en compte le donné historique pour penser la réalité
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politique. Par le biais d’une écriture en partie voilée, Machiavel y ouvre une
perspective qui évoque ce qu’on nomme généralement philosophie de
l’histoire, mais d’une manière très singulière.
D’une part, dans le cours des événements humains, semble dire l’auteur,
il y a des lieux féconds pour l’expérience politique. Ces lieux sont les théâ-
tres où se déroulent certaines phases spécialement importantes : dans
l’histoire de Florence, certains processus sont saillants, ils semblent désigner
cette terre comme une nouvelle Rome, et permettent qu’on interroge sa
vocation républicaine. Plus précisément, tout se passe comme si Machiavel
estimait que Florence doit d’une manière comparable à Rome en passer par
des épreuves épouvantables pour se trouver ou se retrouver politiquement.
Malgré son échec le moment républicain de la République du Grand Conseil
doit être considéré comme paradigmatique pour comprendre la nature poli-
tique de Florence la plus authentique, soit cette vocation à incarner la liberté
républicaine.

1. Comparer avec Discours, I, 58, § 23, trad. p. 286 : dans un chapitre qui met en valeur
que la foule est plus sage et plus constante qu’un prince, Machiavel note que souvent le
peuple semble prévoir le bien et le mal qui l’attendent, du fait qu’il est caractérisé par une
« vertu occulte » (occulta virtù).
2. Cf. Le Prince, XII, § 9 : « ... et celui qui disait que nos péchés en était cause [des défai-
tes militaires italiennes] disait la vérité ; mais ce n’étaient pas ceux qu’il croyait, plutôt ceux
que j’ai dits ; et parce que c’étaient les péchés des princes, eux aussi en ont souffert les
peines » (trad. p. 140).
Prophétie, politique et action selon Machiavel 309

D’autre part, d’une manière plus générale, certains hommes intelligents


et valeureux sont choisis par la fortune afin que, seuls, ils la comprennent et
qu’ils exploitent les occasions qu’elle offre1. Mais alors il faut prendre au
sérieux l’hypothèse selon laquelle Machiavel dégage une sorte d’efficace
propre du prophétisme politique. Il s’agit pour Moïse, Romulus, Thésée et
Cyrus, ces élus qui n’eurent pour occasion favorable que de trouver leur
peuple défait, de relever l’histoire des hommes par une expérience politique
privilégiée. Savonarole, que le chapitre XXVI du Prince rapproche comme
une figure malheureuse de ces grandes figures de réussite, estimait juste-
ment que Florence est une nouvelle Jérusalem, parce que les « tribulations »,
ces épreuves politiques et morales que traverse la cité du Lys, valent d’une
manière paradigmatique pour l’expérience politique et morale de l’humanité
tout entière2. De Savonarole à Machiavel – tous deux, en dépit de leurs gran-
des différences, acteurs et auteurs de sensibilité républicaine –, l’accent se
déplace de Jérusalem à Rome ; toutefois il s’agit pour l’un comme l’autre de
penser le destin spécial auquel leur cité est vouée.
Les mauvais choix des républiques s’expliquent en partie par des erreurs
inéluctables car logiques, étant dues aux contradictions intrinsèques de cer-
taines situations instables3, en partie à cause de la nature du peuple, qui, réa-
gissant comme un animal affolé, active sa propre ruine4. Mais surtout,
comme l’explique le chapitre 3 du livre III en reprenant le parallèle entre
Camille et Soderini, en le redoublant par cet autre couple formé par Moïse
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et Savonarole, la cause la plus importante de l’échec de la République du

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Grand Conseil est à rechercher dans l’impossibilité pour Soderini et pour
Savonarole de fédérer les énergies par un projet commun dont la force
aurait résidé dans un lien entre les individus semblable au lien de ferveur
religieuse : seul, ce projet aurait permis de « faire taire l’envie ». Le tumulte
propre aux républiques n’aurait pas dégénéré en désirs « envieux », c’est-à-
dire que la cité n’aurait pas éclaté en une multitude d’intérêts individuels,
mais ce tumulte lui-même aurait conforté la stabilité d’institutions dynami-
ques favorables à la liberté5. Hostile à la religion chrétienne, dénonçant la

1. Cf. Discours, II, 29, § 16 ; trad. p. 361 : « Fa bene la fortuna questo, che la elege uno
uomo, quando la voglia condurre cose grandi, che sia di tanto spirito e di tanta virtù, che ei
conosca quelle occasioni che la li porge. »
2. Il faudrait précisément comparer les Sermons sur Aggée à ces passages : Discours, I, 10,
§ 31 (trad. p. 212) : les cieux (i cieli) donnent aux hommes des occasions de gloire ; I, 19, § 5
(trad. p. 230) : la renommée de la gloire de certains princes peut monter jusqu’aux cieux ;
Capitolo dell’ingratitudine, Opere (Martelli), p. 981, trad. p. 1063 : Scipion l’Africain « dal ciel man-
dato », était un « uomo divino » ; et Prince, XXVI, § 8 (trad. p. 176) : jusqu’ici quelques lueurs se
sont montrées en un certain homme, de telle sorte qu’on a pu juger qu’il a été chargé par
Dieu de la rédemption de d’Italie (da potere iudicare che fussi ordinato da Dio per sua redenzione),
bien qu’il ait été par la suite, « au plus haut cours des ses actions, réprouvé par la fortune » (nel
più alto corso delle azioni sue, è stato dalla fortuna reprobato).
3. Cf. l’exemple de Soderini dans Discours, I, 52, rapproché de Côme de Médicis.
4. Cf. Discours, I, 53 : « Il popolo molte volte, ingannato da una falsa immagine del bene,
disidera la rovina sua. »
5. Sur les tumultes bénéfiques, cf. Discours, I, 4 à 6.
310 Thierry Ménissier

posture du prophète désarmé, Machiavel est contraint de revenir à l’origine


juive de celle-ci, afin d’établir comment Moïse réussît là où Savonarole et
Soderini échouèrent. Lire la Bible « avec discernement » révèle qu’il sut utili-
ser la violence avec à propos, en tuant quantité d’hommes qui s’opposaient
à la pérennité de ses institutions, mus par la jalousie. Si le texte des Discours,
I, 56 nous conduit à la figure historique et politique de Camille, nécessaire
pour comprendre ce qui est dit de Soderini et de l’échec du gouvernement
républicain, la piste doit être continuée : Moïse donne peut-être la clef pour
comprendre ce que Machiavel indique en utilisant la figure de Savonarole.
Le Florentin forge alors une sorte de syncrétisme religieux (en empruntant
aux Romains et aux Juifs), comme un système de valeurs qui lui permet de
juger l’histoire récente de Florence et de réfléchir de manière plus fonda-
mentale à la nature des républiques vertueuses – tout en dressant les cadres
d’une vigoureuse polémique antichrétienne, qui se développe dans les
livres II et III des Discours1.
De là, deux conséquences doivent être tirées : d’une part, si l’on
s’attache à déterminer le sens pratique de la thématique théologique de
Machiavel, il faut dire que la nature, le ciel et Dieu invitent à employer la
violence nécessaire pour sauver la patrie. Il est par conséquent littéralement
sacrilège de ne pas l’employer lorsqu’on se trouve à la tête de l’État. D’autre
part, il est nécessaire d’éclairer la piste strictement politique adoptée jus-
qu’ici par une autre perspective, que l’on pourrait nommer historico-
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politique. Moïse n’est pas seulement une figure politique, il a en outre fondé
une religion pluri-millénaire ; avec Moïse, le geste politique perdure dans le
temps, et parce qu’il implique une réforme morale, il fonde une tradition
historique, ou crée un empire de taille à résister aux assauts de la fortune et
susceptible de faire corps avec le devenir des hommes lui-même. Il reste
donc à éclairer le lien entre le geste politique authentique (le plus authenti-
quement virtuoso) et l’attitude prophétique, pour entendre ce que Machiavel
veut dire lorsqu’il lie de la sorte la réussite politique et la représentation de
l’histoire.
Pour autant, et à première vue, l’intuition du Florentin ne semble pas le
conduire à un développement absolument clair. D’un côté, la théologie poli-
tique ne peut valoir comme « philosophie de l’histoire », puisque Machiavel
n’admet pas que l’homme est un être qui acquiert sa substance dans et par
l’histoire. De l’autre, l’exemple de Moïse entraîne Machiavel plus loin que la
considération de la seule efficacité politique, puisqu’en louant la réussite du
prophète armé, il admire la capacité du chef des Hébreux à incarner un
moment paradigmatique du devenir politique de son peuple. Parce qu’elle
apparaît davantage que politique (du moins à définir le politique comme art
de gouverner), et moins que philosophique (en tout cas dans les cadres

1. Sur les relations complexes nouées dans les Discours entre le domaine politique, le
régime républicain, l’idée de religion et le christianisme, cf. Emanuele Cutinelli-Rèndina,
Chiesa e religione in Machiavelli, op. cit., chap. V, p. 153-252.
Prophétie, politique et action selon Machiavel 311

d’une définition étroite ou convenue de la « philosophie de l’histoire »),


l’intention de Machiavel pourrait demeurer énigmatique. Pis encore, elle
pourrait sembler contradictoire, si l’on met en valeur le caractère absolu-
ment rigide des déterminations naturelles1, et la tendance « entropique » de
l’histoire2.
En revanche son dessein s’éclaire et sa tentative prend toute son
ampleur si l’on envisage sa théologie politique du point de vue d’une théorie
de l’action. Lorsqu’il réfléchit la question de l’institution ou de la fondation,
le secrétaire met l’accent sur les ressources extrêmes de l’action humaine ;
mieux : il appelle son lecteur à considérer que de tels gestes ne sont pos-
sibles que sous la condition d’une « vertu extraordinaire » ou « excessive »3.
Il y a donc nécessairement transcendance de la fondation vis-à-vis de la
nature ou de la tradition. À cet égard, le geste politique est littéralement délié
de tout savoir de type prudentiel. On comprend que dans ces conditions, la
conquête soit un mode éminent de l’action politique, sinon son mode para-
digmatique. Non que Machiavel soit de tempérament belliqueux, mais
conquérir est le seul geste susceptible tout à la fois de briser le cercle de la
tradition, d’excéder les rigidités de la nature, et de s’imposer à la fortune. S’il
est impossible de prendre définitivement l’avantage sur la fortune, sur Dieu
ou sur les cieux ; si la nature nous contraint par les moyens mêmes qu’elle
nous offre ; si le savoir de l’action repose toujours nécessairement sur des
formes mortes – une voie est pourtant ménagée pour l’action libre et fonda-
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trice, sorte de miracle du geste politique humain. Comme le fait remarquer

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Miguel Vatter, la réfutation de l’alternative pessimiste développée dans le
chapitre XXV du Prince, selon laquelle c’est la fortune qui dirige toutes les
actions humaines, ne peut s’effectuer sur le plan théorique4. Machiavel en
appelle en réalité à un dépassement pratique de la thèse pessimiste. Le faible

1. Personne, pas même le plus grand homme d’État, ne saurait échapper au tempéra-
ment que la nature lui a donné ; c’est la leçon initialement délivrée par les Caprices pour Soderini
(Ghiribizzi al Soderini) de 1506, puis reprise dans la plupart des ouvrages machiavéliens ; voir à
ce propos l’article d’Alessandro Fontana, « Fortune et décision chez Machiavel », Archives de
philosophie, t. 62, cahier 2, avril-juin 1999, p. 255-267.
2. Dans mon livre Machiavel, la politique et l’histoire cité plus haut, j’ai tenté de mettre en
lumière que pour Machiavel l’histoire humaine était caractérisée par une dispersion et une
inefficacité croissante de la virtù, en dépit des affirmations selon lesquelles rien ne change
jamais dans l’univers. Singulièrement, l’histoire moderne, viciée par les valeurs chrétiennes,
est le théâtre de la corruption entendue comme usage de l’énergie conquérante à des fins pri-
vées et au détriment de l’investissement civique.
3. La première expression (istraordinaria virtù) est employée dans les Discours, I, 33, trad.
p. 247 ; et III, 21, trad. p. 419-420. La seconde (eccessiva virtù) dans le Capitolo de la fortune, trad.
p. 1066 ; dans les Discours, II, 2, trad. p. 297 ; III, 19, trad. p. 416 ; 21, trad. p. 419 ; et 22, trad.
p. 421.
4. Miguel Vatter, Between Form and Event : Machiavelli’s Theory of Political Freedom, Dor-
drecht/Boston/Londres, Kluwer Academic Publishers, 2000, par exemple p. 58, 83, 110,
138 ; on trouvera une traduction d’un chapitre fondamental de cet ouvrage (le chapitre 3 de la
seconde partie, consacré à l’élucidation de la théorie de l’action sous-jacente au chapitre XXV
du Prince, et intitulé « L’histoire comme effet de l’action libre ») dans Yves Charles Zarka et
Thierry Ménissier (dir.), Le Prince ou le nouvel art politique, Paris, PUF, 2001, p. 209-243.
312 Thierry Ménissier

crédit accordé aux lumières humaines est compensé par une survalorisation
de la praxis ; et s’il faut faire le deuil de la maîtrise intellectuelle de l’histoire,
l’apologie de l’action est un appel en faveur de la liberté créatrice de
l’homme.
Comment s’exerce cette liberté ? C’est ici que se trouvent noués le
registre théologico-politique et la théorie de l’action : ils sont caractérisés
par la même ouverture à l’événement. Le prophète selon Machiavel se
montre capable d’interpréter les signes du ciel, c’est-à-dire qu’il prend garde
aux événements qui menacent l’ordre humain, et qu’il en avertit ses conci-
toyens (s’il n’est qu’un prophète désarmé), sinon les prémunit durablement
contre l’orage qui s’annonce grâce à de solides dispositions (s’il est un pro-
phète armé). L’homme d’action est susceptible de se conseiller et de se
déterminer en se laissant en partie inspirer par la fortune ; s’imposer à elle
suppose à la fois de la rudoyer et de la séduire1. Le principe de la théorie
machiavélienne de l’action repose sur le fait que ce qui advient (la fortune)
n’est pas extérieur à la manière dont on agit. Cela ne signifie pas que
l’action n’est pas libre, mais que l’événement est ce dont l’agent doit
s’emparer afin de mener à bien son action. Il faut à cet égard considérer
avec des yeux de philosophe une remarque des Histoires florentines à propos
de la raison pour laquelle le personnage du comte Francesco Sforza, con-
fronté à la double difficulté de l’adversité (celle d’un contexte international
très tendu dans lequel il n’a pas l’avantage) et de l’incertitude (il ne possède
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pas les éléments nécessaires pour fonder son action sur un savoir certain),

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choisit d’en finir avec l’irrésolution normalement engendrée par sa situa-
tion, mais fort périlleuse :
Cependant il résolut de faire face à la fortune, et de se conseiller lui-même [ou :
de se déterminer] selon les événements de celle-ci ; car souvent, en agissant, se
dévoilent les partis qui seraient demeurés cachés si l’on n’avait pas agi2.
Le comte passe donc à l’action afin d’évaluer la situation, car, dit Machiavel,
seule la rencontre entre l’événement et son geste lui donnera une idée pré-
cise de ce qu’il peut faire. L’inversion avec la conception prudentielle est
radicale, puisqu’ici c’est le geste qui instruit la décision. Si l’on interprète
cette manière de concevoir l’action dans les termes de l’ontologie, on peut
dire que le possible ne se détermine pas par un calcul, ni indépendamment
de l’action, mais à partir d’une première prise en charge de l’événement par
celle-ci. Il est nécessaire que le cours des choses soit événement pour une
action, avant de savoir si et comment l’on peut agir efficacement – sans quoi
la fortune prend l’initiative et impose aux hommes ses options soudaines,
imprévisibles et désastreuses.
Ici, l’homme d’action et le prophète se livrent par des voies différentes à

1. Cf. Le Prince, XXV, § 26-27 ; trad. p. 175.


2. Histoires florentines, VI, 13, éd. citée p. 291 : « Pure deliberò di mostrare il viso alla for-
tuna, e secondo gli accidenti di quella consigliarsi ; perché molte volte, operando, si scuo-
prono quelli consigli che, standosi, sempre si nasconderebbono » (trad. p. 886).
Prophétie, politique et action selon Machiavel 313

la même opération : qu’on soit Cyrus, Romulus ou Thésée (fondateurs


d’empires) ou Moïse (qui parlait avec Dieu), il s’agit de faire de la fortune la
matière d’une vertu se constituant par les actes1. Car alors, en conférant à
celle-ci la vigueur extraordinaire de celle-là, et en l’armant comme le ciel est
« armé », le geste politique réalise la capacité de l’homme à faire l’histoire.

Thierry MÉNISSIER,
Université de Grenoble 2/CNRS.

1. Cf. Le Prince, VI, § 9-10 : « Mais considérons Cyrus et les autres qui ont acquis ou
fondé des royaumes [...]. Et si l’on examine leurs actions et leur vie, on voit qu’ils n’ont eu de
la fortune rien d’autre que l’occasion ; celle-ci leur donna une matière où introduire cette
forme qui leur parut bonne [la quale dette loro materia a potere introdurvi dentro quella forma parse
loro] ; et sans cette occasion la vertu de leur courage se serait éteinte, et sans cette vertu
l’occasion se serait présentée en vain » (trad. p. 122). Cf. également XXVI, § 1-3, trad. p. 175-
176 ; et § 16, trad. p. 177.
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