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Thierrry Ménissier
University Grenoble Alpes
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Thierry Ménissier
2003/3 - n° 66
pages 289 à 313
ISSN 0014-2166
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PROPHÉTIE, POLITIQUE
ET ACTION SELON MACHIAVEL
lyptique. Les travaux de Donald Weinstein ont mis en relief la manière dont
le milieu florentin de la période 1470-1525 a favorisé la recrudescence des
discours prophétiques appelant à un renouveau des temps par le moyen
d’une réforme spirituelle1. Weinstein explique que si l’œuvre de Savonarole
est d’une importance capitale pour comprendre les années 1480-1500, elle
n’est pas la seule qu’il faut prendre en compte : ce qui a engendré le renou-
veau de la prophétie, c’est la façon dont Florence pensait son rôle sur le
théâtre européen et dont elle s’assignait à elle-même une place de choix dans
le cadre de l’histoire universelle.
L’œuvre de Machiavel, écrite sous la contrainte des temps et des vicissi-
tudes politiques, ne pouvait demeurer imperméable à cette influence :
quoique profane dans son inspiration comme dans son dessein, elle com-
prend l’écho de l’inquiétude spirituelle des Florentins de cette époque ; les
œuvres littéraires tout autant que la correspondance familière de l’auteur en
portent la trace. Celle-ci atteste que l’inquiétude des temps était partagée par
un Machiavel incrédule à l’égard du contenu de la prophétie, voire facile-
ment railleur envers la dévotion religieuse. Il suffit pour s’en convaincre de
lire la lettre à Ricciardo Becchi du 9 mars 1498, c’est-à-dire un des premiers
écrits de Machiavel qui nous soient parvenus2. L’auteur s’adresse à
l’ambassadeur de Florence à Rome, et lui relate le contenu des sermons pro-
noncés par Savonarole les 8 et 9 mars 1498, après lui avoir fait parvenir une
copie de ceux des 11 et 18 février. Cette lettre offre un précieux témoignage
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1. Donald Weinstein, Savonarola and Florence, Prophecy and Patriotism in the Renaissance, Prin-
ceton, University Press, 1970 ; trad. franç. Savonarole et Florence. Prophétie et patriotisme à la
Renaissance, Paris, Calmann-Lévy, 1973 ; et, plus récemment, cf. Marina Marietti, Savonarole,
PUF, 1997.
2. Lettre de Machiavel à Ricciardo Becchi, Florence, le 9 mars 1498 ; Opere (Vivanti), II,
p. 5-8 ; je traduis chaque passage cité, en renvoyant désormais à la pagination de l’édition des
Œuvres traduites par C. Bec et F. Verrier, Paris, Robert Laffont, 1996, ici p. 1228-1229.
3. Les auditeurs du dominicain risquaient eux-mêmes l’excommunication ; c’est pour-
quoi la question se pose de savoir ce que Machiavel venait exactement chercher au milieu du
cercle resserré des partisans du Frate : comme le contenu de la lettre dément la thèse de
l’adhésion spirituelle à son parti, doit-on penser que le futur Secrétaire de la seconde chancel-
lerie était en mission d’observation ? Cf. les hypothèses de Mario Martelli, « Machiavelli e
Savonarola : valutazione politica e valutazione religiosa », dans Girolamo Savonarola. L’uomo e il
frate, Atti del XXXV Convegno storico internazionale (1998), Centro italiano du studi sull’alto
medioevo, Spoleto, 1999, p. 121-159.
Prophétie, politique et action selon Machiavel 291
1. Ibid., p. 7 : « ... hora, poi che vede non gli bisognare più, ha mutato mantello... » (trad.
p. 1229).
2. Ibid., p. 8 : « et cosi, secondo el mio iudicio, viene secondando e tempi, et le sua bugie
colorendo » (trad. p. 1229).
3. Lettre de Machiavel à Francesco Guicciardini, Carpi, 17 mai 1521, ibid., p. 372 :
« ... vorrebbono appresso che fosse huomo prudente, intero, reale, et io ne vorrei trovare uno
più pazzo che il Ponzo, più versuto che fra Girolamo, più ippocrito che fra Alberto... » (trad.
p. 1253).
4. Lettre de Machiavel à Francesco Vettori, Florence, 19 décembre 1513, ibid., p. 299.
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censé protéger le moine, puisqu’il mit fin à sa vie1. En tout état de cause,
Machiavel paraît porter un jugement de valeur extrêmement négatif sur la
prophétie en général et sur le personnage de Savonarole en particulier.
Toutefois, au-delà de ces mentions d’ordre biographique, un examen minu-
tieux révèle que le Florentin élabore dans ses œuvres politiques et histori-
ques une représentation originale du prophétisme, qu’il faut entendre sur
un triple plan : politique, historique et philosophique, et dont la portée
théorique est considérable.
seulement pour cette grâce qui le rendait digne de parler avec Dieu. Mais considé-
1. Decennale Primo, p. 942-943 dans l’édition des Opere par M. Martelli, Florence, Sansoni,
1971 ; trad. p 1016.
2. Le Prince, VI, § 1-3 (dans l’édition de G. Inglese, De Principatibus/Il Principe, Turin,
Einaudi, 1995) : « Que personne ne s’étonne si, en parlant comme je vais le faire des principau-
tés entièrement nouvelles, où prince et gouvernement sont nouveaux, je ferai référence à de
très grands exemples ; car, comme les hommes empruntent presque toujours les voies ouver-
tes par d’autres hommes, et procèdent dans leurs actions par imitation, et comme il ne leur est
pas possible de suivre en toutes choses ces voies, ni de parvenir à égaler la vaillance de ceux
qu’ils imitent, un homme prudent doit toujours emprunter les voies ouvertes par des grands
hommes, et imiter ceux qui ont été les plus excellents afin que, si sa vertu ne les égale pas, elle
en ait quelque couleur ; et imiter les archers prudents qui, si le point qu’ils veulent toucher leur
paraît trop éloigné, comme ils connaissent la vertu de leur arc, prennent une mire beaucoup
plus haute que le point visé, non pour que leur flèche parvienne à une telle hauteur, mais pour
pouvoir, avec l’aide d’une telle mire, parvenir à leur dessein » (trad. p. 121-122).
3. Ibid., VI, § 8-9 ; trad. p. 122.
Prophétie, politique et action selon Machiavel 293
raison1. Dans tous les cas, les hommes doivent juger par ce qu’ils voient et
maîtrisent partiellement, c’est-à-dire que la raison doit demeurer au plan de
la nature, la connaissance des causes supérieures est inaccessible pour les
hommes normaux. La « vérité effective » que l’auteur s’est engagé à énoncer
repose sur la capacité de déterminer les causes immanentes des phénomè-
nes, autrement dit leurs causes naturelles. Au-delà, en soulignant les limites
des facultés humaines de jugement, Machiavel suggère qu’il ne reste qu’à
admirer la grâce divine du prophète qui dialoguait avec Dieu.
On peut néanmoins parler de Moïse et l’inclure dans la série des fonda-
teurs de royaumes. D’autres en effet ont réussi comme lui, qui n’avaient pas
« un si grand précepteur » : n’étant pas discordantes, leurs actions respec-
tives et même les institutions qu’ils ont créées sont en quelque manière
concordantes avec celles de Moïse. Qu’ils soient aidés et conseillés par Dieu
ou non, la grandeur politique des fondateurs est digne d’admiration. Intégré
dans l’ensemble constitué par Cyrus, Romulus et Thésée, Moïse apparaît
avant tout comme un modèle de prince nouveau. En utilisant les mots de la
religion pour parler de la politique, on serait tenté d’écrire que la grandeur
politique révèle ou engendre une grâce comparable, sinon semblable, à la
grâce divine. Elles sont similaires en tout cas du point de vue de l’admiration
qu’on doit leur porter ; par là le chapitre VI se comprend dans le cadre d’une
réduction de la religion à la politique, même s’il s’agit de la politique la plus
haute. L’impiété reprochée à Machiavel prend ici sa forme maîtresse, grâce à
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1. Cf. Discours sur la première décade de Tite-Live, I, 56 : à propos des phénomènes célestes
extraordinaires : « Je crois que la cause de cela doit être discutée et interprétée par un homme
qui a connaissance des choses naturelles et surnaturelles [da uomo che abbi notizia delle cose natu-
rali e soprannaturali], ce que pour notre part nous n’avons pas [il che non abbiamo noi] » (§ 8 dans
l’édition des Discorsi sopra la prima deca di Tito-Livio par G. Inglese, Milan, Rizzoli, 19962 ; trad.
p. 283). Le passage du je au nous est notable.
294 Thierry Ménissier
cis que le plus grand bien que l’on puisse faire est aussi le plus cher à Dieu (il
più grato a Dio) ; il consiste dans le fait de faire le bien de sa patrie, et
outre cela, aucun homme n’est autant célébré, quoiqu’il fasse, que ceux qui
ont par des lois et des institutions réformé les républiques et les royaumes : ceux-
là sont, après ceux qui ont été des dieux [dopo quegli che sono stati Idii], les premiers
loués1.
Fonder une république dans la réalité et, à un degré moindre, fonder une
république par écrit confèrent une gloire comparable à celle de « ceux qui
ont été des dieux ». Cette dernière expression est surprenante, et elle ne
désigne pas nécessairement la seule divinité : les prophètes semblent pou-
voir être compris dans le groupe de ceux qui ont été des dieux. De la sorte,
gloire divine et gloire politique sont quasiment similaires. C’est pourquoi
l’on peut finalement juger de Moïse : le geste fondateur de Cyrus et des
autres n’étant ni contradictoire ni hétérogène avec celui de Moïse, prophète
et fondateurs peuvent être évalués à la même aune de la pensée politique.
S’il est permis de comparer à Moïse Romulus, Thésée et Cyrus, et encore
Énée, Alexandre le Grand et Sylla, Lycurge et Solon2, c’est que tous ont for-
tifié leur patrie en lui donnant des conditions capables de la faire survivre et
prospérer. Le bien le plus grand que l’on puisse faire, celui qui plaît le plus à
Dieu, est celui que l’on fait à sa patrie. Si par conséquent on ne peut exami-
ner l’œuvre Moïse en tant qu’il parlait avec Dieu, on peut l’examiner en tant
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1. Discursus florentinarum rerum, Opere (Martelli), p. 30-31 ; trad. p. 89. Comparer avec la
formule initiale de la Minuta di provvisione per la riforma dello stato di Firenze, l’anno 1522 :
« ... niuna legge e niuno ordine è più laudabile apresso ad gli uomini, o più accepto apresso a
Dio che quello mediante il quale si ordina una vera, unita et sancta republica... » (ibid., p. 20).
Il s’agit d’un topos d’origine cicéronienne (De Republica, I, 2 et 7), librement réélaboré par
Machiavel comme par plusieurs de ses contemporains.
2. Cf. Discours, I, 1 et 2 ; trad. p. 188-195
3. Je renvoie ici à mon ouvrage Machiavel, la politique et l’histoire. Enjeux philosophiques,
Paris, PUF, 2001, qui développe cet argument.
Prophétie, politique et action selon Machiavel 295
nant quoi le Livre paraît acquérir aux yeux du Florentin une indéniable valeur
de vérité. Dans les Discours, Machiavel met ainsi l’accent sur certains épisodes
de l’aventure du peuple hébreux et de ses chefs, qu’il peut considérer comme
particulièrement exemplaires – ce qui atteste d’ailleurs d’une réelle lecture de
l’Ancien Testament, ou du moins d’une certaine familiarité, rarement relevée.
Machiavel écrit que désireux de donner à son peuple une terre qui soit la
sienne, Moïse a envahi un territoire, la Syrie, et l’a rebaptisé au nom de son
peuple Judée, « terre des Juifs » ; il a chassé ses habitants, et tenté de ruiner jus-
qu’au souvenir de l’ancienne civilisation qu’il avait vaincue1. Enfin, il fut con-
traint de « tuer une infinité de gens » (ammazzare infiniti uomini), parce qu’ils
s’opposaient à la loi qu’il avait instituée et qu’ils convoitaient d’occuper sa
propre place au sommet du pouvoir2.
À l’issue de cette première analyse de la figure des prophètes, nous pou-
vons conclure qu’elle est aperçue dans sa dimension strictement politique. À
cet égard, l’analyse machiavélienne, centrée sur le geste souverain de Moïse
et de son successeur (dans la conquête extérieure comme dans l’institution
intérieure) paraît à la fois différente et plus étroite que celle de Spinoza dans
le Traité théologico-politique3. Ce geste semble exclusivement destiné à servir un
pouvoir concentré et personnel – tandis que les deux dispositifs que Spi-
noza identifie comme le « premier » et le « second pacte » dépersonnalisaient
l’un et l’autre le pouvoir et contribuaient à renforcer les corps intermédiai-
res. De plus chez Machiavel, la prophétie, capacité de consulter Dieu et par-
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1. Discours, II, 8, § 19 ; trad. p. 311 (le thème de Moïse conquérant se trouve également
en I, 1, § 11 ; trad. p. 189). Machiavel paraît ici faire référence d’une manière générale à la
conquête du pays de Canaan, qui ne commence réellement qu’à la mort de Moïse, par la prise
de Jéricho sous le commandement de son successeur Josué ; cependant cette invasion fut
planifiée du vivant de Moïse et par son intermédiaire, et l’occupation de territoires ainsi que
la soumission des peuples autochtones avaient commencé sous sa conduite (cf. par exemple
Nombres, 21 et 31).
2. Discours, III, 30, § 17 ; trad. p. 434. Machiavel vise probablement le récit de l’Exode,
32, 25-29 (suite à l’épisode du Veau d’or, Moïse ordonne le massacre d’environ trois mille
hommes parmi le peuple, en représailles contre l’idolâtrie) ; il désigne alors l’anéantissement
de ceux qui s’opposent aux institutions mises en œuvre par le prophète. Mais il peut égale-
ment faire référence à la révolte de Qoré (Nombres, 16) lors de laquelle ce chef hébreux, à la
tête d’une fronde de dignitaires, conteste le pouvoir personnel de Moïse.
3. Cf. Spinoza, Traité théologico-politique, chap. XVII, dans Œuvres, t. II, trad. C. Appuhn,
Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 282-299 ; et Sylvain Zac, « Spinoza et l’État des
Hébreux », Revue philosophique, no 2, 1977, p. 201-232.
4. Ibid., cf. la note XXXVI de Spinoza, éd. citée, p. 351.
296 Thierry Ménissier
concordant avec celui d’hommes d’État qui ne sont en rien des prophètes. Il
n’y a pas pour le secrétaire de supériorité intrinsèque de l’autorité prophé-
tique par rapport à celle des légistaleurs-fondateurs. Néanmoins le rappro-
chement est complexe, car de leur côté ceux-ci ne s’appuient pas sur la seule
puissance de leurs institutions. Pour employer la classification sociologique
de Max Weber, l’autorité de Moïse et des trois autres chefs est en grande
partie de type charismatique, quelque peu de type légal-rationnel (quoique
cette dimension de leur pouvoir ne se maintient que par la première), en
tout cas en complète rupture avec l’autorité de type traditionnel1. C’est la
nature de l’autorité que les figures du fondateur et du prophète permettent
par conséquent d’examiner : en la matière, la réflexion machiavélienne
s’appuie tout entière sur le pouvoir des passions, qu’elles soient profanes ou
religieuses. Bien que les diverses passions obéissent à des logiques spécifi-
ques, irréductibles l’une à l’autre, le choc émotionnel créé par César Borgia
grâce à l’exécution de Remirro de Lorca2 est ici comparable à celui engendré
par le fratricide romuléen3, et à celui provoqué par la ferveur religieuse4. Le
prophète, homme d’État particulier, exploite à son profit et pour le bien de
sa nation les ressources des passions religieuses, aussi mystérieuses dans
leurs causes qu’extraordinaires dans leurs effets5.
Pourtant nous devons également admettre que cette manière de faire,
loin d’opérer une triple réduction (celle de la prophétie à la politique ; celle
de la politique à un art de gouverner ; celle de l’art de gouverner à l’influence
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1. Max Weber, Économie et société, t. I : Les catégories de la sociologie, chap. III : « Les types de
domination » ; trad. franç., Paris, Plon, 1971, repris par Presses Pocket Agora, p. 285-390.
2. Le Prince, VII, § 24-28 ; trad. p. 127.
3. Discours, I, 9, § 6-13 ; trad. p. 209 ; cf. Thomas Berns, Violence de la loi à la Renaissance.
L’originaire du politique chez Machiavel et Montaigne, Paris, Kimé, 2000, en particulier p. 130-157.
4. Cf. Le Prince, XI, § 1-4 ; trad. p. 137 : sur les principautés ecclésiastiques, « les seules,
écrit Machiavel, qui soient sûres et heureuses ».
5. Cf. sur cette question (et pour l’analyse détaillée du chap. XI du Prince), l’étude de
référence d’Emanuele Cutinelli-Rèndina, Chiesa e religione in Machiavelli, Pise-Rome, Istituti
editoriali poligrafici internazionali, 1998, particulièrement le chap. IV, p. 93-151.
Prophétie, politique et action selon Machiavel 297
« arts de la paix » (volendolo ridurre nelle obedienze civili con le arti della pace), se
tourna vers la religion comme vers le moyen le plus adéquat pour réaliser
son dessein, qui était de préserver la vie civile (mantenere la civiltà). La mention
des « arts de la paix » appelle la référence à la science juridique, mais si
l’accent est mis sur le pouvoir des ordres religieux, c’est que Numa établit
fermement un lien entre la jurisprudence, les rites et les comportements reli-
gieux. En effet, puisque la nouvelle religion est appuyée sur le principe de la
peur de Dieu, désormais quiconque manque à la parole donnée sera damné :
ce dispositif religieux, dissuasif, contribue à l’affermissement des serments
et par conséquent à la paix civile.
L’interprétation politique de l’action religieuse de Numa, on le sait, est
un véritable topos de la pensée politique ancienne et renaissante1 ; cepen-
dant, comment interpréter la relecture qu’en fournit Machiavel ? Une lec-
ture correcte mais étroite nous permettrait d’affirmer que Machiavel recon-
naît en Numa le génie d’avoir aperçu la fécondité de l’inquiétude religieuse
en matière politique. Numa serait bien en un certain sens supérieur à Romu-
lus, dans le sens où il propose une version intégralement civique de la reli-
gion. Comme il est souvent plus difficile de conserver le pouvoir que de
l’acquérir, Numa, d’abord et essentiellement politique, aurait instrumentalisé
la religion, en montrant lui-même qu’il entre nécessairement quelque chose
de religieux dans la relation politique la plus générale, c’est-à-dire dans les
liens qui attachent les individus entre eux au sein de la civilisation.
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1. Ce topos, sans cesse réélaboré, permit à la tradition classique, chrétienne puis renais-
sante, de questionner les relations entre institution politique, dogmes religieux et mœurs civi-
les de manière complexe et au sein d’un véritable dialogue polémique d’auteur à auteur.
Cf. par exemple Tite-Live (I, 18-21), Plutarque (Vies parallèles : Numa), saint Augustin (Cité de
Dieu, III, 9-15), Dante (Banquet, IV, 5, 10-11), Montaigne (Essais, II, 12 ; II, 16).
2. Discours, I, 11, § 10 : « ... simulo di avere domestichezza con una ninfa, la quale lo
consigliava di quello ch’egli avesse a consigliare il popolo » (trad. p. 214).
3. Cf. Discours, I, 11, § 24-25 : « Le peuple de Florence n’a pas l’impression d’être ni
ignorant ni rustre ; cependant Jérôme Savonarole le convainquit qu’il parlait avec Dieu. Pour
ma part, je ne veux pas juger si c’était vrai ou non, car d’un tel homme on ne doit parler
qu’avec respect. Mais j’affirme que de très nombreux hommes le croyaient, sans avoir vu
aucune chose extraordinaire susceptible leur faire croire : car sa vie, sa doctrine, et le sujet
qu’il choisit [il suggetto che prese] étaient suffisants pour qu’on le croie » (trad. p. 215).
298 Thierry Ménissier
ment capital à la figure du premier, qui fait défaut à celle de Savonarole telle
qu’il la saisit ici. Dès le début de ce chapitre 11 Machiavel explique que ce
sont « les cieux » qui ont fait venir Numa à la tête de la cité. En effet, comme
les cieux estimèrent que les institutions de Romulus ne suffiraient pas pour
un tel empire, il inspirèrent le Sénat romain d’élire Numa, afin que les pro-
blèmes que le fondateur avait laissés vacants fussent mis en ordre par son
successeur1. Numa est donc investi d’une mission céleste ; le subterfuge
qu’il utilise en faisant croire qu’il entretenait une liaison avec une nymphe,
loin de trahir l’artifice spécieux d’un illusionniste, traduit son effective supé-
riorité sur les hommes normaux. Moïse, et Savonarole peut-être (mais, dit le
texte, on ne peut savoir si c’était le cas, cela demeure même sujet à caution),
s’entretenaient avec Dieu ; Numa, choisi par les cieux, feignait de
s’entretenir avec une nymphe. Bien que la ruse employée par ce dernier pos-
sède une dimension tactique, elle correspond à la vérité de Numa ou à son
dessein le plus authentique, puisqu’il était effectivement mandaté par les
cieux. Machiavel écrit ailleurs que de la même façon, les Romains étaient
inspirés par les dieux alors même qu’ils en utilisaient les offices d’une
manière feinte, et selon les nécessités2.
Que veut dire Machiavel lorsqu’il suggère de la sorte que certains hom-
mes ont été mandatés par Dieu ou par les cieux ? Pour le savoir, il faut per-
cer à jour la nature de la connaissance prophétique.
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L’intervention du ciel dans les affaires des hommes peut être interprétée
à partir de certains passages étonnants, qui nécessitent, pour être adéquate-
ment entendus, que l’on accorde un sens renouvelé à la notion de pro-
phétie ; il convient ici de prêter attention à ce qu’on pourrait nommer « la
théologie politique de Machiavel ».
En particulier, le chapitre 56 du premier livre des Discours, intitulé
« Avant qu’arrivent des graves accidents dans une cité ou dans une province,
surviennent des signes qui les préviennent ou des hommes qui les prédi-
sent »3, est un texte dont l’apparence est énigmatique, et qui nécessite une
telle lecture. Son caractère énigmatique réside dans le fait que si on prend ce
texte à la lettre, il faut admettre que l’auteur croit aux signes et à l’appui four-
nis aux hommes par le ciel ou par Dieu, et cela au sein d’une doctrine qui
fait ordinairement des notions de Dieu et du ciel un tout autre usage que
1. Ibid., § 2 : « ... Nondimeno, giudicando i cieli che gli ordini di Romolo non bastassero
a tanto imperio, inspirarono nel petto del senato romano di eleggere Numa Pompilio per
successore a Romolo, accioché quelle cose che da lui fossero state lasciate indietro, fossero
da Numa ordinate » (trad. p. 213).
2. Cf. Discours, I, 13 et 14.
3. « Innanzi che seguino i grandi accidenti in una città o un in una provincia, vengono
segni che gli pronosticono, o uomini che gli predicano. »
Prophétie, politique et action selon Machiavel 299
1. Leo Strauss, Pensées sur Machiavel, trad. franç., Paris, Payot, 1982, p. 230-245.
Prophétie, politique et action selon Machiavel 301
1. Istorie fiorentine, a cura di G.-B. Niccolini, Florence, Le Monnier, 1857 (reprint 1990),
p. 322-323 ; trad. p. 911-912.
2. Ibid., p. 431 ; trad. p. 1000.
3. Cf. Discours, III, 14, § 12 ; trad. p. 409.
4. Dans les Histoires florentines, Machiavel emploie en effet la saisissante formule « Dieu
et la nature » ( « Iddio e la natura » ) dans les deux discours politiques importants qu’il met dans
la bouche du meneur des Ciompi révoltés en 1378 (III, 13) et de Giovanni di Bicci de Médi-
cis, le père de Côme, à l’heure de sa mort en 1429 (IV, 16).
302 Thierry Ménissier
1. Alberto Tenenti avait déjà attiré l’attention sur cette liaison dans son étude « La reli-
gione di Machiavelli », dans Credenze, ideologie, libertinismi tra Medio Evo ed età moderna, Florence,
Il Mulino, 1978, p. 175-219, ici p. 212-215.
2. Cf. le premier Sermon sur Aggée du 1er novembre 1494, où le moine rappelle que deux
ans auparavant, le 6 avril 1492, il avait prononcé les paroles prophétiques « Ecce gladius Domini
super terram cito et velociter » (« Voici venir sur la terre, bientôt et vite, le glaive du Seigneur » ;
cf. Savonarole, Sermons, écrits politiques et pièces du procès, traduits et présentés par J.-L. Fournel et
J.-C. Zancarini, Paris, Le Seuil, 1993, p. 60).
Prophétie, politique et action selon Machiavel 303
mons sur Aggée que le moine en vint à développer une prophétie active ou
militante qui tranche avec son style précédent1.
Les événements évoqués par Machiavel ont donc une signification poli-
tique très importante pour lui, qui va faire une carrière de quatorze ans au
sein de l’administration républicaine ; précisément, il entre en fonction
en 1498, quelques semaines après le supplice et l’exécution du moine, puis
quitte son office en 1512, révoqué par les Médicis. Le premier et le qua-
trième exemples le touchent donc de près. Après la défaite de Prato de
l’été 1512, Soderini se voit retirer la faveur du peuple, les Médicis rentrent à
Florence en novembre et le contraignent à fuir ; c’est alors que Machiavel
est destitué. On remarque encore que l’exemple du gonfalonier est formelle-
ment mis sur le même plan que celui qui relate la mort de Laurent le Magni-
fique : il se produit un même type de dommage contre le Dôme et contre le
Vieux palais, ces deux édifices qui symbolisent pour l’un le centre religieux
de la cité, ou peut-être son rayonnement artistique et sa superbe, et pour
l’autre l’assise de son autorité politique. De la sorte, l’auteur paraît suggérer
que le coup porté aux fondements religieux ou au rayonnement idéologique
de Florence en 1492 n’a égal que celui qui ébranla son pouvoir politique
en 1512.
Reste à élucider l’exemple des homme en armes qu’on a vus et entendus
lutter au-dessus de toute la Toscane et d’Arezzo en particulier. Cet exemple
se retrouve sous la plume de Guicciardini, lorsqu’il évoque les prodiges qui
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avant 1494 auraient annoncé la venue des Français2. Machiavel paraît par
1. Cf. J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini, « L’arme de la parole », dans Savonarole, ibid.,
p. 13-14.
2. Cf. Storia d’Italia, I, 9 : « ... nel territorio di Arezzo, passati visibilmente molti dí per
l’aria infiniti uomini armati in su grossissimi cavalli, e con terribile strepito di suoni di trombe
e di tamburi... » (« ... dans le territoire d’Arezzo, on avait pu voir passer dans l’air, des jours
durant, une infinité d’hommes armés sur d’énormes chevaux, dans un vacarme terrible de
trompettes et de tambours... », trad. J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini, Paris, Robert Laffont,
1996, t. I, p. 60).
3. Christian Bec dans Les marchands-écrivains à Florence, 1375-1434, rapporte le texte du
Zibaldone de Giovanni Rucellai, et en donne une interprétation centrée sur le rôle destructeur
de la fortune (Paris-La Haye, Mouton, 1967, p. 303).
304 Thierry Ménissier
vient d’ailleurs que les premiers textes connus de Machiavel, qui datent des
années 1501-1503, concernent notamment la manière de régler les affaires
de Pistoia, ou encore les moyens de pacifier la région de la vallée de la
Chiana – justement aux alentours d’Arezzo. Ici encore, l’exemple pris par
l’auteur est parlant, en ce qu’il désigne une période dont les enjeux sont par-
ticulièrement importants pour le destin politique de Florence et des territoi-
res qui lui sont soumis traditionnellement, le secrétaire ayant été lui-même
partie prenante dans le déroulement de ces événements.
Machiavel insiste souvent sur le lien dynamique qui existe entre les ins-
titutions et les mœurs politiques d’une cité et la bonne santé de sa politique
extérieure ; on sait d’ailleurs que c’est là le thème général du début du
livre II des Discours, à propos des conquêtes de la république romaine.
Toute cité se renforce lorsqu’elle entretient un rapport actif avec
l’extérieur. Précisément, le complexe d’exemples qui, dès le début du cha-
pitre 2 du livre I des Discours, sert à fournir un exemple malheureux de
cette thématique, est constitué par ces épisodes du chapitre I, 56 dont nous
cherchons une interprétation satisfaisante. En effet, lorsqu’il explique que
la réforme des institutions dans le temps juste est capitale pour la survie
des régimes, Machiavel écrit que la république de Florence est un bon
exemple des cités qui ne parviennent pas à réformer leurs institutions
(ordini) par consentement des citoyens avant qu’une nécessité extérieure ne
les y contraigne. Ce type de cas peut très bien s’achever par un désastre,
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1. Sur les relations complexes entre Machiavel et Savonarole, cf. Donald Weinstein,
« Machiavelli and Savonarola », dans Studies on Machiavelli, Florence, Sansoni, 1972, p. 253-
264 ; et pour une réévaluation récente du jugement du Secrétaire sur le moine, cf. l’article de
Mario Martelli, article cité note 3, p. 290 ; et Giorgio Cadoni, « Qualche osservazione su
Machiavelli e Savonarola », La Cultura, XXXVIII, no 2, août 2000, p. 263-278.
2. Tite-Live, V, 32 ; trad. A. Flobert, Paris, Garnier-Flammarion, 1995, p. 538.
Prophétie, politique et action selon Machiavel 307
1. Cf. par exemple Discours, I, 7, § 14, trad. p. 205 (Machiavel relève le défaut, sous son
gouvernement, d’institutions ordinaires pour réduire l’ambition des puissants) ; III, 9, § 13-
14, trad. p. 398 (Soderini s’est montré incapable de modifier son comportement trop doux
lorsque les circonstances le commandaient) ; III, 30, § 21, trad. p. 434 (Machiavel fustige sa
bonté et sa naïveté) ; ces jugements critiques sont nuancés par I, 52, § 6-10, trad. p. 275, qui
explique que les contraintes de sa situation ont d’elles-mêmes rendu son action impossible.
2. Tite-Live, V, 49 ; trad. p. 562-563.
3. Cf. V, 52, trad. p. 567 : « Il n’y a pas un endroit dans notre ville qui ne soit marqué par
les traditions religieuses et la présence des dieux. »
308 Thierry Ménissier
1. Comparer avec Discours, I, 58, § 23, trad. p. 286 : dans un chapitre qui met en valeur
que la foule est plus sage et plus constante qu’un prince, Machiavel note que souvent le
peuple semble prévoir le bien et le mal qui l’attendent, du fait qu’il est caractérisé par une
« vertu occulte » (occulta virtù).
2. Cf. Le Prince, XII, § 9 : « ... et celui qui disait que nos péchés en était cause [des défai-
tes militaires italiennes] disait la vérité ; mais ce n’étaient pas ceux qu’il croyait, plutôt ceux
que j’ai dits ; et parce que c’étaient les péchés des princes, eux aussi en ont souffert les
peines » (trad. p. 140).
Prophétie, politique et action selon Machiavel 309
1. Cf. Discours, II, 29, § 16 ; trad. p. 361 : « Fa bene la fortuna questo, che la elege uno
uomo, quando la voglia condurre cose grandi, che sia di tanto spirito e di tanta virtù, che ei
conosca quelle occasioni che la li porge. »
2. Il faudrait précisément comparer les Sermons sur Aggée à ces passages : Discours, I, 10,
§ 31 (trad. p. 212) : les cieux (i cieli) donnent aux hommes des occasions de gloire ; I, 19, § 5
(trad. p. 230) : la renommée de la gloire de certains princes peut monter jusqu’aux cieux ;
Capitolo dell’ingratitudine, Opere (Martelli), p. 981, trad. p. 1063 : Scipion l’Africain « dal ciel man-
dato », était un « uomo divino » ; et Prince, XXVI, § 8 (trad. p. 176) : jusqu’ici quelques lueurs se
sont montrées en un certain homme, de telle sorte qu’on a pu juger qu’il a été chargé par
Dieu de la rédemption de d’Italie (da potere iudicare che fussi ordinato da Dio per sua redenzione),
bien qu’il ait été par la suite, « au plus haut cours des ses actions, réprouvé par la fortune » (nel
più alto corso delle azioni sue, è stato dalla fortuna reprobato).
3. Cf. l’exemple de Soderini dans Discours, I, 52, rapproché de Côme de Médicis.
4. Cf. Discours, I, 53 : « Il popolo molte volte, ingannato da una falsa immagine del bene,
disidera la rovina sua. »
5. Sur les tumultes bénéfiques, cf. Discours, I, 4 à 6.
310 Thierry Ménissier
1. Sur les relations complexes nouées dans les Discours entre le domaine politique, le
régime républicain, l’idée de religion et le christianisme, cf. Emanuele Cutinelli-Rèndina,
Chiesa e religione in Machiavelli, op. cit., chap. V, p. 153-252.
Prophétie, politique et action selon Machiavel 311
1. Personne, pas même le plus grand homme d’État, ne saurait échapper au tempéra-
ment que la nature lui a donné ; c’est la leçon initialement délivrée par les Caprices pour Soderini
(Ghiribizzi al Soderini) de 1506, puis reprise dans la plupart des ouvrages machiavéliens ; voir à
ce propos l’article d’Alessandro Fontana, « Fortune et décision chez Machiavel », Archives de
philosophie, t. 62, cahier 2, avril-juin 1999, p. 255-267.
2. Dans mon livre Machiavel, la politique et l’histoire cité plus haut, j’ai tenté de mettre en
lumière que pour Machiavel l’histoire humaine était caractérisée par une dispersion et une
inefficacité croissante de la virtù, en dépit des affirmations selon lesquelles rien ne change
jamais dans l’univers. Singulièrement, l’histoire moderne, viciée par les valeurs chrétiennes,
est le théâtre de la corruption entendue comme usage de l’énergie conquérante à des fins pri-
vées et au détriment de l’investissement civique.
3. La première expression (istraordinaria virtù) est employée dans les Discours, I, 33, trad.
p. 247 ; et III, 21, trad. p. 419-420. La seconde (eccessiva virtù) dans le Capitolo de la fortune, trad.
p. 1066 ; dans les Discours, II, 2, trad. p. 297 ; III, 19, trad. p. 416 ; 21, trad. p. 419 ; et 22, trad.
p. 421.
4. Miguel Vatter, Between Form and Event : Machiavelli’s Theory of Political Freedom, Dor-
drecht/Boston/Londres, Kluwer Academic Publishers, 2000, par exemple p. 58, 83, 110,
138 ; on trouvera une traduction d’un chapitre fondamental de cet ouvrage (le chapitre 3 de la
seconde partie, consacré à l’élucidation de la théorie de l’action sous-jacente au chapitre XXV
du Prince, et intitulé « L’histoire comme effet de l’action libre ») dans Yves Charles Zarka et
Thierry Ménissier (dir.), Le Prince ou le nouvel art politique, Paris, PUF, 2001, p. 209-243.
312 Thierry Ménissier
crédit accordé aux lumières humaines est compensé par une survalorisation
de la praxis ; et s’il faut faire le deuil de la maîtrise intellectuelle de l’histoire,
l’apologie de l’action est un appel en faveur de la liberté créatrice de
l’homme.
Comment s’exerce cette liberté ? C’est ici que se trouvent noués le
registre théologico-politique et la théorie de l’action : ils sont caractérisés
par la même ouverture à l’événement. Le prophète selon Machiavel se
montre capable d’interpréter les signes du ciel, c’est-à-dire qu’il prend garde
aux événements qui menacent l’ordre humain, et qu’il en avertit ses conci-
toyens (s’il n’est qu’un prophète désarmé), sinon les prémunit durablement
contre l’orage qui s’annonce grâce à de solides dispositions (s’il est un pro-
phète armé). L’homme d’action est susceptible de se conseiller et de se
déterminer en se laissant en partie inspirer par la fortune ; s’imposer à elle
suppose à la fois de la rudoyer et de la séduire1. Le principe de la théorie
machiavélienne de l’action repose sur le fait que ce qui advient (la fortune)
n’est pas extérieur à la manière dont on agit. Cela ne signifie pas que
l’action n’est pas libre, mais que l’événement est ce dont l’agent doit
s’emparer afin de mener à bien son action. Il faut à cet égard considérer
avec des yeux de philosophe une remarque des Histoires florentines à propos
de la raison pour laquelle le personnage du comte Francesco Sforza, con-
fronté à la double difficulté de l’adversité (celle d’un contexte international
très tendu dans lequel il n’a pas l’avantage) et de l’incertitude (il ne possède
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pas les éléments nécessaires pour fonder son action sur un savoir certain),
Thierry MÉNISSIER,
Université de Grenoble 2/CNRS.
1. Cf. Le Prince, VI, § 9-10 : « Mais considérons Cyrus et les autres qui ont acquis ou
fondé des royaumes [...]. Et si l’on examine leurs actions et leur vie, on voit qu’ils n’ont eu de
la fortune rien d’autre que l’occasion ; celle-ci leur donna une matière où introduire cette
forme qui leur parut bonne [la quale dette loro materia a potere introdurvi dentro quella forma parse
loro] ; et sans cette occasion la vertu de leur courage se serait éteinte, et sans cette vertu
l’occasion se serait présentée en vain » (trad. p. 122). Cf. également XXVI, § 1-3, trad. p. 175-
176 ; et § 16, trad. p. 177.
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