Vous êtes sur la page 1sur 16

ARTS ET RELIGION, CES PROCHES PARENTS

Bernard Reymond

Institut protestant de théologie | Études théologiques et religieuses

2014/4 - Tome 89
pages 435 à 449

ISSN 0014-2239
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie
Article disponible en ligne à l'adresse:
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
http://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2014-4-page-435.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :


--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Reymond Bernard,« Arts et religion, ces proches parents »,
Études théologiques et religieuses, 2014/4 Tome 89, p. 435-449. DOI : 10.3917/etr.0894.0435
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Institut protestant de théologie.


© Institut protestant de théologie. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des
conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre
établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que
ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en
France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
p435_449_Reymond_Mise en page 1 03/12/14 11:42 Page435

ÉTUDES THÉOLOGIQUES ET RELIGIEUSES


89e année – 2014/4 – P. 435 à 450

Arts et religion, ces proches parents


Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie
Schleiermacher ayant mis en évidence la parenté des arts et de la religion,
Bernard Reymond* en explore les différents aspects, depuis l’indifférenciation
de la préhistoire en la matière jusqu’à ses manifestations les plus contempo-
raines. La parenté en question tient au fait que les arts et la religion s’adres-
sent aux mêmes registres de notre sensibilité et se réclament ensemble d’une
même intuition primordiale. De part et d’autre, cette intuition exige de se
traduire dans des « montages » dont les étapes sont sensément identiques et où
intervient pour les croyants la référence à Dieu. Étape non moins décisive,
celle de la réception (ou de la lecture). De toute manière, arts et religion sont
capables du meilleur comme du pire.

depuis des années, quand il est question d’art et de religion, qu’il s’agisse
d’architecture, de théâtre, de peinture, de musique, de littérature ou même de
cinéma, j’en reviens toujours à une phrase du théologien réformé allemand
Friedrich daniel ernst Schleiermacher (1768-1834) : « La religion et l’art se
côtoient comme deux âmes amies qui n’ont pas encore connaissance de leur
parenté intérieure bien qu’elles en aient le même pressentiment1. » cette phrase
date de 1799 et se trouve dans un livre qui a réellement fait date dans l’histoire
de la pensée chrétienne sans être à proprement parler un traité de théologie.
c’est plutôt un essai : De la religion. Discours aux personnes cultivées d’entre
ses mépriseurs. Schleiermacher avait reçu une éducation très pieuse et même
piétiste. il ne découvrit le monde des arts qu’à la faveur de son arrivée comme
jeune pasteur à Berlin en 1796. Les circonstances ont voulu qu’il ait bientôt

*
Bernard Reymond est professeur honoraire de théologie pratique à la Faculté de théologie et de
sciences des religions de Lausanne.
1
Friedrich daniel ernst SchLeieRmacheR, De la religion. Discours aux personnes cultivées d’entre
ses mépriseurs, trad. Bernard Reymond, Paris, van dieren, 2004, p. 94. Pour une première approche de
sa pensée, voir mon livre À la découverte de Schleiermacher, Paris, van dieren, 2008.

435
p435_449_Reymond_Mise en page 1 03/12/14 11:42 Page436

BeRnaRd Reymond eTR

l’occasion de rencontrer des gens de lettres, des peintres, des musiciens, et


même de se lier d’amitié avec l’un d’entre eux, le poète et philosophe Friedrich
Schlegel, jusqu’à partager son logement avec lui. ces fréquentations n’ont pas
seulement éveillé son intérêt pour le monde des arts. elles ont eu sur lui l’effet
d’une sorte d’illumination : désormais, il allait penser son christianisme en
référence constante à l’art. Quand donc il écrit en 1799 que l’art et la religion
ont un lien étroit de parenté, c’est plus qu’une constatation ; c’est un programme
de pensée et de vie.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie
DES MILLÉNAIRES D’INDIFFÉRENCIATION

Pourquoi insister tellement sur cette sentence et ce livre vieux maintenant de


plus de deux siècles ? c’est que, à bien y regarder, cette idée de la parenté de
l’art et de la religion date effectivement de ce moment-là. non que
Schleiermacher ait été le seul à l’avoir à l’esprit : peu avant lui, le poète, philo-
sophe et théologien Johann Gottfried von herder (1744-1803) avait déjà préparé
le terrain. mais peu importe l’ordre de préséance entre eux car ensemble, sur ce
point, ils ont été de véritables ouvreurs de piste. avant eux et avant leur temps qui
est celui des Lumières, ni l’art ni la religion ne représentaient dans le langage
habituel les entités distinctes et plus ou moins facilement identifiables que nous
y voyons aujourd’hui. considérer que l’art ou la religion constituent des domaines
particuliers à ne confondre ni avec la politique, ni avec la science, ni avec l’éco-
nomie, etc., est une attitude et une démarche de l’esprit qu’il faut bien qualifier
de modernes. Les gens des siècles et des millénaires antérieurs n’auraient pas
compris ces distinctions qui nous semblent normales et naturelles ; elles ne leur
seraient d’ailleurs même pas venues à l’esprit.
Je viens de parler de siècles et de millénaires. ce n’est pas assez. ce sont des
dizaines de millénaires qu’il faut prendre en considération2. nous sommes trop
habitués à ne dater les origines de ce que nous appelons notre « civilisation » que
du temps des anciens Grecs et des anciens Romains, avec éventuellement un coup
d’œil du côté de l’Égypte, ce qui nous fait remonter au plus à cinq ou six millé-
naires, comme si l’art, la religion, la culture tenaient à l’usage de l’écriture. c’est
oublier un peu trop facilement, et sans assez de respect pour ce qu’ils ont été, les
humains – les homines sapientes – qui, depuis 30 000 ou 40 000 ans, voire davan-
tage, ont préparé le terrain en développant progressivement des techniques et des
moyens d’expression dont l’intelligence et l’ingéniosité n’ont rien à envier aux
découvertes ou aux innovations les plus ébouriffantes de notre temps.

2
Voir mon essai Dieu survivra-t-il au dernier Homme ? Essai sur la religion de l’Homo sapiens,
Genève, Labor et Fides, 2012.

436
p435_449_Reymond_Mise en page 1 03/12/14 11:42 Page437

2014/ 4 aRTS eT ReLiGion, ceS PRocheS PaRenTS

Quelles étaient alors leurs formes d’art et quelles étaient leurs religions ?
Posée dans ces termes-là, la question fausse complètement notre perception de
la réalité. nos ancêtres de ces temps très reculés devaient en effet n’avoir pas
du tout conscience de s’adonner à des activités artistiques ou de pratiquer une
religion. Toutes sortes de livres, il est vrai, portent sur « l’art des cavernes » ou
« les religions de la préhistoire », sans oublier l’existence à Paris d’un « musée
des arts premiers ». mais ces manières de dire ne témoignent que d’une chose :
de notre manie de projeter nos façons actuelles de penser sur le passé de
l’humanité ou sur d’autres civilisations que la nôtre. Pour nous, il va quasiment
de soi que les termes « art » ou « religion » désignent des réalités ou des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie
domaines de préoccupation distincts d’autres types d’activité humaine. mais le
sens que nous leur donnons relève d’une acception relativement récente. elle
date sommairement dit du xViiie ou du xixe siècle. c’est approximativement à
partir de ce moment-là que l’on s’est mis à parler par exemple de « sentiment
religieux » comme d’un sentiment distinct des autres sentiments susceptibles
d’habiter notre cœur ou notre conscience. c’est aussi à partir de cette période, plus
exactement à partir de la vague romantique, que l’on s’est mis à voir dans l’artiste
un être un peu à part, jouissant d’une sensibilité et d’un statut social particuliers.
Je ne dis pas que nous avons tort de prendre les arts ou la religion dans ces accep-
tions-là. mais la pertinence de ces vocables est très relative ; ils ne permettent pas
de rendre compte de manière satisfaisante de ce qui s’est passé sous cet angle-là
dans l’histoire de l’humanité prise depuis ses origines, voire dans celle de la seule
europe pendant les deux derniers millénaires.

TROIS CAS D’ESPÈCE

Trois cas d’espèce peuvent servir d’exemples et nous aider à mieux saisir ce
décalage. Le premier est celui des peintures rupestres et des prétendues « religions
de la préhistoire ». Quand nous allons visiter les grottes de Rouffignac ou de Lascaux
et qu’elles nous font béer d’admiration, nous ne regardons pas ces peintures et ces
dessins du même œil ni surtout dans les mêmes dispositions de cœur et d’esprit
qu’avaient leurs réalisateurs ou les habitués de ces lieux. nous ne savons ni pourquoi
ils ont exécuté ces œuvres, ni ce qu’en attendaient les visiteurs, ni ce qu’ils venaient
faire en ces lieux ténébreux. nous ne savons pas même au juste ce qu’ils ont voulu
signifier, et nos hypothèses en la matière sont si fragiles qu’elles en sont presque des
élucubrations. deux paléontologues, le Français Jean clottes et le Sud-africain
david Lewis-williams3, ont toutefois émis une conjecture susceptible de nous aider

3
Voir Jean cLoTTeS, david LewiS-wiLLiamS, Les chamanes de la préhistoire, Transe et magie
dans les grottes ornées, Paris, Seuil, 1996. Voir aussi Jean cLoTTeS, Pourquoi l’art préhistorique ?,
Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2011.

437
p435_449_Reymond_Mise en page 1 03/12/14 11:42 Page438

BeRnaRd Reymond eTR

quelque peu dans notre réflexion : constatant d’étonnantes analogies entre les
graphismes présents dans plusieurs de ces grottes européennes et ceux, plus
récents, relevés dans certaines grottes sud-africaines, ils se sont demandé si les
ornements de ces espaces souterrains n’étaient pas destinés à accompagner la
célébration de rites de type chamanique. dans cette hypothèse, les humains de
ces temps éloignés allaient chercher profondément sous terre le lieu d’un
contact quasi mystique avec un au-delà de ce monde-ci. Toute fragile qu’elle
soit, cette supposition nous donne pour le moins à penser que nos prédéces-
seurs de ces temps fort anciens ne faisaient très vraisemblablement pas de
distinction entre art et religion, mais que ces deux domaines tenus aujourd’hui
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie
pour distincts étaient alors plus qu’apparentés : ils ne faisaient qu’un.
Les « arts premiers » chers à l’ancien président chirac nous confrontent à
un problème du même ordre. Que sont ces masques et ces statues exposés dans
un musée ? ils n’ont pas été destinés à cet usage, mais à des rituels que les
visiteurs de musées trouvent aujourd’hui étranges ou auxquels la plupart d’entre
eux ne comprend rien. compte tenu de la sensibilité des peuples dont provien-
nent ces objets, le regard que les visiteurs occidentaux portent sur eux est une
forme de voyeurisme. Que ce voyeurisme se veuille culturel et même « évolué »
n’y change rien. comme dans le cas des peintures rupestres, le seul fait que
nous jetions sur eux un regard de visiteur, fût-il confit d’admiration, fait de ces
masques et de ces statues autre chose que ce à quoi ils étaient destinés, en parti-
culier quand nous prétendons y voir des œuvres d’art, même « premier », sans
prendre en considération la religion ou plus exactement la civilisation qui leur
est associée.
Troisième cas d’espèce : les icônes. Là encore, les amateurs d’art s’extasient
devant celles qu’expose par exemple la galerie Trétiakov de moscou. mais
regardent-ils réellement des icônes ? Une anecdote suffira à faire rebondir notre
problématique. du temps du régime soviétique, la cathédrale notre-dame-de-
Kazan, à Léningrad, aujourd’hui Saint-Pétersbourg, abritait un « musée de
l’athéisme », devenu dans les années 1980 « musée de l’athéisme et des
religions », ce qui ne changeait rien à l’orientation idéologique de cette insti-
tution. ce musée abritait entre autres de magnifiques icônes, présentées comme
des documents accablants pour la religion et ses superstitions. Seulement voilà :
de vieilles femmes, croyantes, venaient dans le musée, non pour le visiter, mais
pour prier devant ces icônes qui n’étaient ni des documents ethnographiques sur
la religion ni des œuvres susceptibles d’être exposées aux regards des amateurs
d’art, mais des images saintes, faites pour soutenir et orienter la prière des
croyants. il en est encore et toujours de même pour les icônes auxquelles
tiennent les chrétiens orientaux.
ces documents que nous considérons comme des œuvres d’art ne devraient
donc pas être aussi nettement dissociés de la religion que nous avons la prétention
438
p435_449_Reymond_Mise en page 1 03/12/14 11:42 Page439

2014/ 4 aRTS eT ReLiGion, ceS PRocheS PaRenTS

de le faire aujourd’hui. nous devons au contraire tenir compte du fait que la


religion, ou ce que nous tenons pour tel, a été jusque très récemment le milieu
où ont émergé les différentes formes d’art que sont à nos yeux la musique, le
théâtre, la danse, la peinture, la sculpture ou la littérature. Seule exception
d’envergure : le cinéma, apparu bien après que l’on se soit mis à distinguer
nettement les arts de la religion.

UNE PARENTÉ D’INSPIRATION


Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie
nous n’allons évidemment pas revenir en arrière, du moins pas dans un
avenir plus ou moins prévisible, ni renoncer aux distinctions qui se sont
imposées à cet égard dans notre contexte culturel depuis un peu plus de deux
siècles. mais la simple évocation de ce long, très long passé d’indifférenciation
entre les arts et les religions – ou entre l’art et la religion – suffit à nous faire
comprendre l’existence, entre eux, d’un certain lien de parenté. ce lien se serait-
il distendu au point de n’être plus aujourd’hui qu’une lointaine relation de
cousinage au troisième ou au quatrième degré ? Si c’était le cas, la parenté en
question ne serait plus que formelle et toujours davantage sujette à caution au
fur et à mesure que se creuse l’écart entre l’ancienne et la nouvelle manière de
voir les choses.
mais le seul fait de considérer aujourd’hui les arts et la religion comme
des domaines distincts nous permet justement de nous demander si le lien qui
les apparente ne leur serait pas de part et d’autre plus intrinsèque que les
conventions actuelles en la matière ne nous incitent à l’imaginer – en
d’autres termes, si ce lien ne tient pas au fait même de ce que sont les arts
et la religion pris dans l’acception que nous leur donnons de nos jours. c’est
la question même que posait Schleiermacher. Sa réponse est sans équivoque :
la parenté qui les rapproche tient d’une part au fait qu’ils s’adressent censé-
ment aux mêmes registres de notre sensibilité (nous allons y revenir), d’autre
part, et c’est plus décisif, à leur origine commune dans l’âme et la conscience
humaines. Pris dans cette perspective, les arts et la religion relèvent paral-
lèlement, ou ensemble, d’une intuition que nous pourrions qualifier de
primordiale ou de fondamentale, voire d’« originelle » au sens où elle
procède des sources les plus profondes de notre être, sinon d’un au-delà de
ce que nous sommes. en art, on parlera plutôt d’« inspiration » et en religion
de « révélation » – une différence qui a son importance dans la mesure où
l’inspiration ne peut venir à l’artiste que de son propre fond, tandis que la
révélation est en principe censée venir d’un certain ailleurs, même si l’on
peut parfois soupçonner que ce n’est pas effectivement le cas. cependant, à
un niveau strictement humain, le processus est, à son origine, censément le
même.
439
p435_449_Reymond_Mise en page 1 03/12/14 11:42 Page440

BeRnaRd Reymond eTR

ainsi, à l’extrême fin du xixe siècle, le théologien français auguste Sabatier


(1849-1901) a-t-il pu donner de la manière dont, selon lui, l’apôtre Paul
« prophétisait » une description dont le romantisme conviendrait parfaitement
à un poète ou à un romancier :

La force de cette prophétie inspirée vient de l’évidence lumineuse qui jaillit


au-dedans, qui échauffe et éclaire l’esprit comme un feu intérieur. Sous l’effet
de cette illumination, l’apôtre sent décupler ses forces ; il s’élève d’un bond
puissant au-dessus de lui-même. Ses facultés sont portées à leur maximum
d’énergie et de puissance. Loin d’être passive et semblable à un instrument
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie
inerte, jamais son intelligence ne fut plus intense ni plus riche ; ses pensées plus
claires et mieux enchaînées, ses mots plus faciles, plus abondants, plus colorés et
plus expressifs, sa voix plus éclatante et plus ferme, son geste plus impérieux.
La poésie ruisselle sur son style ; l’éloquence déborde malgré lui de sa bouche,
et il se trouve que c’est à l’heure où il est le plus lui-même, où son propre génie
est le plus libre et le plus original, où sa personnalité morale est la moins asser-
vie, qu’il touche à l’inspiration la plus haute et devient le plus sûrement l’organe
de la vérité éternelle.4

PAS DE SIGNIFIÉ SANS SIGNIFIANT

mais gare aux chimères ! même si certaines personnes manifestement


improductives se targuent d’avoir un tempérament d’artiste, l’art comme tel
n’existe pas indépendamment des formes concrètes dans lesquelles il se
manifeste, que ce soit en architecture, au théâtre, en poésie, en musique. il faut
en dire autant de la religion : une religion qui ne se dit pas, ne se pense pas, ne
s’exprime pas d’une manière ou d’une autre n’existe tout simplement pas,
même dans la subjectivité du croyant. nos habitudes de langage ne doivent pas
fausser notre perception de la situation. nous avons en effet trop pris l’habitude
de parler de l’inspiration artistique comme si elle pouvait se suffire à elle-
même, quasiment au titre d’une réalité susceptible de subsister indépendam-
ment des œuvres auxquelles elle peut ou doit donner lieu. et quand nous parlons
de religion, c’est trop souvent comme s’il s’agissait d’un corps de doctrines, de
croyances, de rites et de comportements à prendre plus ou moins en bloc,
comme s’ils étaient tombés tout faits du ciel. dans un cas comme dans l’autre,
une inspiration ou une révélation qui ne donne finalement lieu à aucune forme
expressive peut et même doit être considérée comme nulle et non avenue.

4
auguste SaBaTieR, Esquisse d’une philosophie de la religion, Paris, Fischbacher, 1969, p. 99.

440
p435_449_Reymond_Mise en page 1 03/12/14 11:42 Page441

2014/ 4 aRTS eT ReLiGion, ceS PRocheS PaRenTS

« L’architecture et la religion ont ceci de commun, avais-je écrit au début


de mon livre sur les temples protestants, qu’elles relèvent ensemble d’une
même forme d’activité humaine : la culture5. » c’est vrai de toutes les formes
d’art. ce l’est aussi de la religion : toute religion, pour s’exprimer, emprunte au
monde qui l’entoure, ne serait-ce que les mots pour s’énoncer, mais aussi, au
cours des siècles, imprime sa marque aux cultures dont elles ne peut manquer
d’être solidaire. or qui dit culture dit héritage implicite de manières de faire,
de dire et de représenter, donc héritage de sons, de rythmes, de mots, d’images
et de symboles, et élaboration sans cesse reprise et reconfigurée des éléments
que véhicule cette tradition. La législation contemporaine sur les droits d’auteur
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie
ne doit pas faire illusion : personne ne crée jamais rien de toutes pièces, mais
profite en réalité d’emprunts aux créateurs qui l’ont précédé et qui l’accompa-
gnent. Tout nouveau créateur confère un tour personnel à ce qui portait déjà la
griffe d’un autre. La Cantate de Noël d’arthur honegger (1892-1955) en est
l’un des exemples les plus aboutis : c’est la reprise et l’entrelacs génial de tout
un héritage de cantiques et de mélodies largement connus.

LES TROIS PHASES DE LA CRÉATION

Schleiermacher, toujours lui, a judicieusement mis en évidence, dans son


Esthétique6, trois moments constitutifs de la création artistique : d’abord l’exci-
tation, c’est-à-dire l’élan artistique qui est à l’origine d’une œuvre ; ensuite la
réflexion préformatrice qui n’est pas seulement le moment où l’artiste prend
conscience de l’élan qui l’anime, mais le met en relation avec les formes arché-
typales qui lui permettront de l’exprimer ; enfin l’exécution qui consiste à
organiser le matériau rassemblé dans la phase précédente, à le rendre commu-
nicable et à tenter d’en faire part à autrui7.
Le compositeur Frank martin (1890-1974) a fort bien décrit ce processus de
création à partir du moment où « quelque chose veut s’exprimer » :

on se trouve en présence de quelque chose de très vague, de très indéter-


miné, et qu’il s’agit de réaliser au moyen de notes et de rythmes, de procédés
techniques extraordinairement précis. c’est là que se trouve le point crucial de

5
Bernard Reymond, L’architecture des temples protestants, Genève, Labor et Fides, 1996, p. 12.
6
Friedrich daniel ernst SchLeieRmacheR, Esthétique. Tous les hommes sont des artistes, Paris,
cerf, 2004.
7
Voir l’analyse plus poussée de cet aspect particulier de la pensée de Schleiermacher dans ma petite
introduction à sa pensée : À la découverte de Schleiermacher, Paris, van dieren, 2008, p. 97.

441
p435_449_Reymond_Mise en page 1 03/12/14 11:42 Page442

BeRnaRd Reymond eTR

la composition. avant lui il n’y a qu’impression vague de quelque chose qui


doit se réaliser ; souvent cette impression est plus visuelle qu’auditive ; on pense
à un paysage, à des couleurs, ou encore à telle émotion toute personnelle ou
produite par un ouvrage littéraire. […] et, un beau jour, il se trouve qu’on a
trouvé un élément musical qui peut faire un commencement. […] alors vient le
long travail, note à note, où les feuilles volantes ou le carnet d’esquisses sont
souvent mis à contribution. […] ainsi, peu à peu l’œuvre avance, et au fur et à
mesure, nous apprenons à la connaître, sa stature se dégage, ce qui nous parais-
sait parfois douteux vient s’expliquer par la suite.8
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie
Un architecte, un romancier, un metteur en scène peuvent en dire autant de la
pratique concrète de leur art. chaque fois la réalisation d’une œuvre passe par
toutes les étapes d’un « montage », comme au cinéma9, avec la nécessité de tenir
compte de tous les problèmes d’ordre pratique, matériel et même financier que
cela suppose. Situation exactement parallèle en religion, en particulier dans le
christianisme : les formes dans lesquelles il s’exprime sont également le résultat
de montages et de reconfigurations. c’est de toute évidence le cas des rituels, y
compris dans le protestantisme, avec des ajustements constants au gré des circons-
tances. ce l’est aussi des dogmes et des doctrines : des dogmes comme celui de
la Trinité ou celui des deux natures, divine et humaine, du christ qui sont le résul-
tat de longues élaborations et même de difficiles tractations conciliaires qui, à elles
seules, suffisent à en indiquer le caractère tout relatif. ce l’est encore, cas nette-
ment plus intéressant, des Évangiles et des autres textes du nouveau Testament :
matthieu, marc, Luc, Jean ont chacun reconfiguré ce qu’ils savaient de Jésus et de
son enseignement en fonction de la perspective d’ensemble qui commandait leur
entreprise rédactionnelle. c’est très évident dans le quatrième Évangile : même les
paroles de Jésus dont il rend compte sont le résultat d’une réélaboration, voire de
développements ou d’amplifications vraisemblablement inspirées par les médita-
tions du rédacteur sur les paroles originales du maître.

ET DIEU DANS TOUT CELA ?

Une objection ne peut alors manquer de surgir du côté de la religion : dans


tout ce processus, qu’est-ce qui est encore de dieu ? ne serait-ce que le seul
moment de l’inspiration, tout le reste relevant de l’homme ? Bien des artistes,

8
Frank maRTin, Un compositeur médite sur son art, écrits et pensées recueillis par sa femme,
neuchâtel, La Baconnière, 1977, p. 51-52.
9
Voir mon analyse plus détaillée dans Le protestantisme et le cinéma. Réflexions sur une rencon-
tre tardive et stimulante, Genève, Labor et Fides, 2010.

442
p435_449_Reymond_Mise en page 1 03/12/14 11:42 Page443

2014/ 4 aRTS eT ReLiGion, ceS PRocheS PaRenTS

mais ce n’est de très loin pas le cas de tous, voient eux aussi un « don gratuit10 »,
comme dit Frank martin, dans l’inspiration dont ils bénéficient, donc un don qui
vient d’ailleurs (les artistes contemporains, contexte de laïcité oblige, hésitent
ou rechignent à désigner dieu dans cet ailleurs). Le réformateur martin Luther
n’avait aucune hésitation : la musique, pour lui, était bel et bien un don de
dieu11. ni lui ni calvin n’en ont jamais dit autant des autres formes d’art – parce
qu’elles ne nous associent pas, comme elle, à la « musique céleste » que sont
censés faire les anges en présence de dieu ? Le réformateur de Genève n’en
était pas moins plus prudent que celui de wittenberg en se montrant plus atten-
tif à la part humaine dans la musique : elle peut séduire à salut, mais aussi à
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie
perdition, aussi faut-il en user avec modération, que ce soit au cours du culte
ou « ès maisons », et « regarder de n’en point abuser, de peur de la souiller et
contaminer, la convertissant en notre condamnation, où elle était dédiée à notre
profit et salut12 ».
méfiant envers les autres formes d’art, en particulier les images et le théâtre,
calvin s’est en général contenté de mettre en garde contre leur usage. ce n’est
toutefois pas une raison pour ne pas les mettre sur le même pied que la musique
ou les arts de la parole (par exemple la prédication !). Tous ces arts sont humains
dans leur élaboration concrète, et la religion l’est avec eux, mais cela ne signifie
pas pour autant que dieu n’y ait pas sa part, voire toute la part. car enfin, du
point de vue de la foi, les capacités dont sont doués les artistes ne sont-elles pas
elles aussi à considérer comme des dons de dieu ? Les artistes eux-mêmes sont
libres de ne pas le penser, mais les milieux religieux qui, par exemple, confient
à des agnostiques déclarés la réalisation d’œuvres destinées à prendre place dans
leurs espaces cultuels ne le feraient pas s’ils n’étaient pas convaincus que les
artistes, avec tous leurs dons, sont eux aussi des créatures de dieu.

LA RÉCEPTION, QUATRIÈME PHASE NÉCESSAIRE

cela dit, une œuvre d’art ou une révélation religieuse qui resteraient ignorées
de tout le monde ne seraient pas ce que nous disons qu’elles sont. encore faut-il
qu’elles soient repérées, reçues et même plus ou moins comprises par des tiers.
Les trois phases de création mises en évidence par Schleiermacher en appellent
nécessairement une quatrième, celle de la réception qui, elle-même, suppose

10
B. Reymond, Le protestantisme et le cinéma, op. cit., p. 52.
11
Voir mon petit essai sur Le protestantisme et la musique. Musicalités de la Parole, Genève, Labor
et Fides, 2002.
12
Texte en annexe dans le livre de Pierre PidoUx, Le psautier huguenot du XVIe siècle, 2 vol., Bâle,
Bärenreiter, 1962-1969.

443
p435_449_Reymond_Mise en page 1 03/12/14 11:42 Page444

BeRnaRd Reymond eTR

qu’autrui ait la sensibilité voulue pour avoir accès au langage des arts ou à celui
de la religion. aussi Schleiermacher partait-il du principe, dans ses discours
De la religion, qu’il y a en tout être humain une « prédisposition à la religion »,
et dans son Esthétique que « tous les hommes sont des artistes ». cela ne signi-
fie pas que tous seraient des créateurs, mais que tous sont censés être sensibles
au langage des arts. il est vrai que certaines personnes ne le sont par exemple
pas du tout à celui de la musique, ou de la peinture, ou encore de la danse.
d’autres peuvent ne l’être pas du tout à celui de la religion. Visiblement pris de
court devant ce « penchant de leur nature », Schleiermacher n’a pu que consta-
ter que, dans ce cas, il n’avait « rien à leur dire13 » ; mais c’est sous sa plume
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie
un constat de dépit plus que de principe. en effet, quoi qu’il en soit ce quatrième
moment de l’élaboration artistique ou religieuse nous place devant cette
évidence : une œuvre d’art ou une révélation religieuse ne tiennent pas seule-
ment à la capacité créatrice de ceux qui les élaborent, mais aussi à la capacité
réceptrice et donc à la subjectivité de celles et ceux auxquels elles s’adressent.
L’œuvre ne devient œuvre d’art ou l’expression d’une foi religieuse ne devient
révélation que dans la mesure où elles sont reconnues comme telles.
Faisons même un pas de plus, à la suite d’ailleurs de certains théoriciens
actuels de l’expression artistique : le visiteur d’une exposition de peinture,
l’auditeur d’un concert, le spectateur d’une pièce de théâtre, le fidèle assistant
à un sermon ne se contentent pas de conférer le statut d’œuvre d’art ou de
révélation à ce qu’ils voient ou à ce qu’ils entendent. Les expressions artis-
tiques ou religieuses en question n’acquièrent ce statut que dans la mesure où
leurs destinataires les réélaborent pour ainsi dire en eux-mêmes ou, plus exacte-
ment encore, dans la mesure où ces œuvres leur donnent l’occasion d’une
appropriation subjective qui prend toutes les allures d’une réélaboration
intérieure. c’est par exemple ce qui se passe à la lecture d’un roman : le lecteur
(ou la lectrice) ne cesse de mettre en scène, avec son imagination, les épisodes
de ce qu’il (ou elle) est en train de lire ; souvent, il (ou elle) continue même à
fantasmer sur cette lancée une fois la lecture interrompue ou terminée. même
remarque, toujours par exemple, pour la lecture de la Bible, mais aussi pour ce
qui se passe au théâtre, au concert, au sortir d’une exposition.

UN COMMUN LANGAGE DE LA SUBJECTIVITÉ

Voilà pourquoi les arts et la religion ne sont pas seulement apparentés dans
leurs modes d’élaboration, mais aussi par le type de langage qu’ils mettent en

13
F. d. e. SchLeieRmacheR, De la religion, op. cit., p. 17.

444
p435_449_Reymond_Mise en page 1 03/12/14 11:42 Page445

2014/ 4 aRTS eT ReLiGion, ceS PRocheS PaRenTS

œuvre. Pour être efficace, pour atteindre son but, pour convenir réellement à ce
qui est en jeu dans cet ordre de création et de communication, ce langage ne peut
pas se contenter d’être objectif. il doit parler fortement à la subjectivité, tout
comme il est mis en œuvre par la subjectivité de ses émetteurs. du côté des arts
comme de celui de la religion, on insiste d’ordinaire sur ce qui le distingue à cet
égard du langage scientifique. Les sciences exactes ont en effet besoin, par
méthode, d’un langage qui soit le plus univoque possible : un même mot ne peut
et ne doit avoir qu’un seul sens, tout comme les signaux routiers ne peuvent et ne
doivent avoir qu’une seule signification, faute de quoi ils provoqueraient des
accidents. mais n’allons pas en déduire que ce langage si conforme aux exigences
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie
de l’objectivité scientifique ne parle pas ou ne parle jamais à la subjectivité de ses
destinataires : il arrive, peut-être plus souvent que nous ne l’imaginons, que des
scientifiques soient profondément émus par la lecture de certains protocoles de
recherche et que cette émotion suscite dans leur imagination l’esquisse de
nouvelles hypothèses. ou bien, à entendre avec quel enthousiasme et quelle
conviction certains scientifiques exposent et défendent la théorie de l’évolution,
on ne peut se défendre de l’impression que ce « grand récit » à tonalité scienti-
fique a pris la place, dans leur sensibilité, de ceux qui l’avaient précédé et dont
ils dénoncent le caractère pour le moins légendaire.
Le langage auquel recourent les arts et la religion est en tout cas plurivoque et
ne peut manquer de l’être. il fonctionne par excès de sens. il fait appel non seule-
ment à notre imaginaire, mais à tous les registres de notre sensibilité, intelligence
comprise. Prenons la musique : on part trop souvent du principe qu’elle parlerait
à nos sentiments davantage qu’à notre mental ; honoré de Balzac (1799-1850)
avait raison de dire d’elle à plusieurs reprises qu’elle est de la pensée à l’état pur.
Prenons l’architecture : elle requiert beaucoup de calculs pour que ses réalisa-
tions tiennent debout ; mais c’est par le regard, l’acoustique, l’odorat, le sentiment
de l’espace qu’elle nous parle le plus. Prenons la parole d’un prédicateur : sa
gestuelle, ses intonations, ses silences mêmes font partie de son discours, à l’égal
de ce qui se passe pour un acteur en plein exercice de son art. Prenons le roman :
par le biais de la fiction et du récit, il nous promène dans tous les dédales de
l’existence, avec leurs ténèbres et leurs lumières.

CAPABLES DU MEILLEUR COMME DU PIRE

considérés sous cet angle, les arts et la religion sont capables du meilleur
comme du pire – de diffuser des effluves d’enfer aussi bien que de paradis. La
tentation, alors, serait de chercher à faire le tri pour ne donner droit de cité qu’aux
œuvres d’art ou aux formes de religion que l’on peut considérer comme
« bonnes », jetant du même coup le discrédit, voire l’interdit, sur celles qui seraient
tenues pour « mauvaises » ou « pernicieuses ». en religion, cette tentation donne
445
p435_449_Reymond_Mise en page 1 03/12/14 11:42 Page446

BeRnaRd Reymond eTR

lieu, quand on y cède, à l’inquisition ou à tout ce qui peut lui ressembler en fait
de chasse à l’hérésie, avec pour résultat le plus évident que la forme de religion
dont on croit ainsi prendre la défense en devient la plus condamnable sous
l’angle de sa valeur morale ou spirituelle. en art, elle s’est concrétisée par
exemple sous le nazisme par la chasse à l’art dit « dégénéré » qui, nous le
savons maintenant, était en réalité meilleur, dans la plupart de ses réalisations,
que l’art « officiel » du régime temporairement au pouvoir ; même remarque,
d’ailleurs, pour la politique soviétique en la matière. La parabole évangélique
de l’ivraie et du bon grain (matthieu 13,24-30) met d’ailleurs en garde contre
ces tentations sans cesse et partout récurrentes de chercher à mettre de l’ordre
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie
– trop d’ordre ! – en art comme en religion.
Quoi qu’il en soit, le problème n’est jamais tout entier du côté des œuvres
ou des religions en question. comme leur langage s’adresse en priorité à la
subjectivité de leurs destinataires, rien ne peut jamais garantir qu’il leur parlera
vraiment. on peut bien chercher à convaincre quelqu’un de la beauté d’un
tableau ou d’une pièce de musique, mais rien ne peut garantir humainement
qu’il en soit réellement touché. Pour qu’il le soit, il faut que s’opère une alchi-
mie dont le secret, le plus souvent, nous échappe, n’en déplaise aux amateurs
d’art ou aux mélomanes qui tombent en pamoison quasiment sur commande
quand les œuvres en présence desquelles ils se trouvent correspondent aux
critères d’appréciation qui leur ont été inculqués.
Une distinction classique en théologie protestante aide à débrouiller un peu
cet écheveau : à propos de la prédication ou même d’une péricope biblique,
elle distingue entre la parole « extérieure » (verbum externum) et la parole
« intérieure » (verbum internum). La parole « extérieure » est celle qu’on entend
ou qu’on lit, mais cela ne suffit pas à lui conférer de l’autorité, c’est-à-dire à
faire qu’elle touche vraiment ses lecteurs ou ses auditeurs ; il faut qu’en plus
lui corresponde une parole « intérieure », en l’occurrence celle que dieu fait
retentir dans leur intimité profonde. c’est ce qu’entend l’auteur de l’Épître aux
hébreux (4,12) quand, avec toute l’efficacité de son langage imagé, il affirme
que la parole de dieu « est vivante, énergique et plus tranchante qu’un glaive
à double tranchant ; elle pénètre jusqu’à diviser âme et corps, articulations et
moelles ; elle passe au crible les mouvements et les pensées du cœur ».

DES SITUATIONS D’ENFER ET DES SITUATIONS DE PARADIS

de ce point de vue, l’enfer des formes d’art et de religion est celui des
régimes qui entendent les imposer par la contrainte, et leur paradis, s’il en est
un, celui des situations où l’on admet et reconnaît, autant que faire se peut,
combien en ces matières prescrire et imposer vont à fins contraires, car la seule
voie possible et opportune est en l’occurrence celle de l’exemple et de la
446
p435_449_Reymond_Mise en page 1 03/12/14 11:42 Page447

2014/ 4 aRTS eT ReLiGion, ceS PRocheS PaRenTS

persuasion. de toute manière, quelle que soit la situation, mais surtout dans
notre situation contemporaine, les arts et la religion se caractérisent par tout ce
qui, en eux, est imprescriptible. on peut toujours chercher à les juguler, mais
plus les contraintes et les tentatives de contrôle se multiplient, plus ils ménagent
des trouées de liberté. Les régimes totalitaires du xxe siècle n’ont jamais pu en
avoir raison. au moment même où les nazis (ou les soviétiques) s’ingéniaient
à régenter en sous-main les églises ou les religions plus ou moins officielle-
ment tolérées, ils ne sont jamais parvenus à régenter la conscience même des
fidèles. même remarque pour la musique : les uns comme les autres ont pu
interdire par exemple l’exécution de certaines œuvres ou chercher à imposer
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie
aux compositeurs le respect d’un style tenu pour seul réellement correct ; mais
ils n’ont jamais pu empêcher que la musique soit par elle-même l’un de ces
moments où les âmes jouissent d’une trouée de liberté.
Vues sous cet angle, toutes les formes d’art ou de religion ne se valent pas.
S’il en est de libératrices, il en est aussi de serviles et d’asservissantes. S’il en
est de nobles, il en est également d’avilissantes. Passons sur les arts et les
religions de la flagornerie, malheureusement bien réels de part et d’autre. ou
sur ceux de l’exploitation des situations acquises, ce qui ne vaut pas mieux. ou
encore sur les arts et les religions qui débilitent les consciences et les esprits au
lieu de les affermir et de les renforcer. on a tellement raillé, ces dernières décen-
nies, les « méfaits » de la religion, ou ce que l’on croit pouvoir brocarder
comme tel, qu’il est superflu de s’y attarder encore, sauf pour remarquer une
fois de plus que les critiques dont la religion est l’objet sont très souvent dues
à une exigence spirituelle plus impérieuse que celle à laquelle la religion en
question est susceptible de satisfaire. du côté des arts, en revanche, le prêt-à-
penser contemporain est trop vite porté à accepter n’importe quoi sous le
prétexte que, justement, c’est « artistique ». Prenons Le corbusier dont le projet
architectural passe pour un modèle d’humanisme : sa théorie du « modulor »
entend mettre la dimension humaine au centre de ses élaborations. La Cité
radieuse de marseille semble bel et bien offrir à ses habitants un cadre de vie
propice à leur épanouissement tant individuel que collectif. mais son projet de
restructuration du quartier du marais, à Paris, était redoutablement totalitaire.
et quand je visite sa Villa turque à La chaux-de-Fonds, je ne puis me défaire
de l’impression que, si j’avais dû y habiter, je m’y serais trouvé en visite chez
Le corbusier et non réellement chez moi.
mais ne nous laissons pas non plus prendre aux formes. L’architecture et la
sculpture des années 1920-1930 se caractérisent dans l’ensemble par une sorte
d’autoritarisme sous-jacent, comme si les styles mussolinien, hitlérien ou stali-
nien avaient fait la loi. Le Palais de chaillot, à Paris, relève de toute évidence
de ce courant. en revanche, à oslo, si les 192 sculptures de Gustav Vigeland
(1869-1943) installées dans le parc qui porte maintenant son nom relèvent au
premier coup d’œil de ce même style de l’entre-deux-guerres, elles ne tardent
447
p435_449_Reymond_Mise en page 1 03/12/14 11:42 Page448

BeRnaRd Reymond eTR

pas à s’imposer au visiteur par l’humanisme qui s’en dégage : là où la sculp-


ture fasciste, nazie ou soviétique s’est distinguée par son exaltation de la force
brute, celle de Vigeland incite à se poser des questions fondamentales sur le
sens de la vie et de la mort14.
et l’art dans la religion ? Je me contenterai d’un seul exemple : les orgues.
Les protestants réformés s’en sont passés pendant près de trois siècles, même
aux Pays-Bas : les instruments installés dans leur temples n’étaient jamais utili-
sés pendant le culte, seulement en dehors de lui, pour des heures strictement
musicales. Je n’ai rien contre les orgues, d’autant moins que certaines pièces de
Bach me parlent profondément, à l’égal d’un sermon et parfois mieux que lui.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie
mais je constate aussi que, depuis le retour des orgues dans leurs espaces
cultuels, les protestants réformés sont volontiers portés à trouver cet instru-
ment, sinon indispensable, du moins très souhaitable dans leur célébration du
culte. de fil en aiguille, les orgues peuvent en devenir envahissantes, en parti-
culier par l’ampleur de leur volume sonore, mais aussi par la part excessive qui
leur est accordée dans le déroulement du culte : on accepte de ne lire que de
brefs extraits des textes bibliques, mais les instrumentistes croient ne pouvoir
se permettre aucune coupure dans les œuvres qu’ils interprètent. Une juste
répartition des rôles est ici affaire de doigté. en art comme en religion, il faut
comme le recommande l’Épître aux hébreux (5,14) savoir « discerner ce qui
est bon et ce qui est mauvais » – un programme toujours à reprendre.

ÉPILOGUE

Schleiermacher a conclu ses Discours par une phrase un peu sybilline : « ne


[me] refusez pas d’adorer le dieu qui sera en vous15 ». Qu’entendait-il par là ?
Quelle impression ces quelques mots peuvent-ils lui avoir laissé s’il les a relus
quelques années plus tard ? et comment ses premiers lecteurs les ont-ils
compris ? nous n’en savons rien. nous pouvons seulement supposer, mais à
bon droit, qu’il y a là une allusion implicite au fait que les Discours avaient et
ont toujours besoin de lecteurs pour atteindre leur but, ou mieux encore que
ces textes, comme tout texte, n’ont d’existence réelle que dans la mesure et
dans le moment où ils sont lus – une existence qui se prolonge dans la remémo-
ration que peut en faire le lecteur. de même un sermon n’a de réalité qu’à
condition d’être prononcé et écouté (« La foi vient de ce que l’on entend » selon
la lecture luthérienne de Romains 10,17), une pièce de musique à condition

14
Voir http://artodyssey1.blogspot.ch/2012/12/gustav-vigeland-1869-1943.html.
15
F. d. e. SchLeieRmacheR, De la religion, op. cit., p. 181. il est écrit : « ne nous refusez pas… »,
mais c’est ici un « nous » d’auteur.

448
p435_449_Reymond_Mise en page 1 03/12/14 11:42 Page449

2014/ 4 aRTS eT ReLiGion, ceS PRocheS PaRenTS

d’être jouée et entendue, un tableau à condition d’être visible et regardé (ce


que ne sont pas les tableaux conservés dans des coffres de banques ou des
réserves de musées), etc. en d’autres termes, Schleiermacher pouvait légiti-
mement espérer que ses Discours soient pour leurs lecteurs, du fait même de
ce qui est susceptible de se passer lors d’une lecture et de tout ce qu’elle peut
entraîner dans l’intimité profonde de celles et ceux qui s’y adonnent, l’occasion
de renouer avec le dieu de sa propre foi. Tout théologien, tout prédicateur, tout
pasteur est à cet égard sur un pied d’égalité avec les artistes, à une nuance
importante près : une œuvre d’art n’a de valeur que par elle-même ou dans la
mesure où elle est reconnue. Le théologien, le prédicateur, le pasteur ne sont
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Laval - - 132.203.227.63 - 29/04/2015 16h32. © Institut protestant de théologie
jamais que les témoins d’un référent qui ne leur appartient pas et auquel eux-
mêmes savent appartenir – un référent qui subsiste indépendamment de leur
savoir-faire et de leur subjectivité : « L’herbe sèche, la fleur se fane, mais la
parole de notre dieu subsistera toujours » (esaïe 40,8).

Bernard Reymond

449

Vous aimerez peut-être aussi