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LE BURN-OUT : UNE MALADIE DU DON ?


Pascal Ide

Association Nouvelle revue théologique | « Nouvelle revue théologique »

2015/2 Tome 137 | pages 256 à 277


ISSN 0029-4845
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-theologique-2015-2-page-256.htm
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Pour citer cet article :


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Pascal Ide, « Le burn-out : une maladie du don ? », Nouvelle revue théologique
2015/2 (Tome 137), p. 256-277.
DOI 10.3917/nrt.372.0256
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NRT 137 (2015) 256-277
P. Ide
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Le burn-out: une maladie du don?

Le burn-out (BO) —  pour faire bref et incomplet, l’épuisement


professionnel — touche aujourd’hui un pourcentage impressionnant
de la population active en Occident. Faisant l’objet d’une attention
soutenue des sciences sociales depuis quarante ans (plus de dix mille
études lui ont été consacrées!), le sujet est maintenant suffisamment
sensible pour faire régulièrement la couverture de grands hebdoma-
daires et susciter un intérêt encore balbutiant, mais réel, de la part
des institutions.
L’intention qui préside à cet article est double: offrir une grille de
lecture inédite du BO, en l’interprétant comme une pathologie de
l’amour-don; l’appliquer à la pastorale des prêtres qui, pour être l’un
des secteurs le plus concernés, est encore l’un des plus oubliés, du
moins en France. Ma perspective dépasse donc l’approche psycho-
sociale déjà bien assurée. Je propose cependant en premier lieu, avec
le moins de technicité possible, un bref état des recherches sur le BO1.

I. — Brève histoire du burn-out

1. La découverte
Si l’état d’épuisement est connu depuis longtemps des cliniciens,
le terme même de BO est introduit la première fois, semble-t-il,

1. Si la majeure partie de la bibliographie est anglophone, nous disposons, en


langue française, de quelques ouvrages de fond d’un grand sérieux. En voici trois
parmi les meilleurs: M. Delbrouck, avec la collab. de P. Vénara, F. Goulet,
R.  Ladouceur, Comment traiter le burn-out. Principes de prise en charge du
syndrome d’épuisement professionnel, Bruxelles, De Boeck, 2011. Comme tous
les ouvrages de cette prestigieuse maison d’édition, ce livre est à la fois très bien
informé et fort pédagogique. Le titre, accrocheur, ne dit pas l’approche complète:
diagnostic, étiologie, thérapeutique, prophylaxie; C.  Maslach, M.P.  Leiter,
Burn out. Le syndrome d’épuisement professionnel, trad. V. Gourdon, Paris, Les
Arènes, 2011. C’est la traduction de l’ouvrage classique des auteurs qui ont créé
l’outil de mesure du BO actuellement le plus utilisé: The Truth about Burnout.
How Organizations Cause Personal Stress and What to Do about It, San Francisco
(California), Jossey-Bass, 1997. Malheureusement, l’ouvrage n’a bénéficié d’au-
cune mise à jour depuis sa publication presque quinze ans plus tôt; D. Truchot,
Épuisement professionnel et burnout. Concepts, modèles, interventions, Paris,
Dunod, 2004. Excellente présentation, didactique, bourrée de références, peut-
être parfois inutilement jargonnante.

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par Bradley, en 19692, «pour qualifier les personnes présentant


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un stress particulier et massif en raison de leur travail3». Mais le


vocable ne prend une connotation scientifique qu’avec deux cher-
cheurs aux contributions décisives.
Le premier, Herbert J. Freudenberger (1927-1999), est un psy-
chologue et psychothérapeute américain qui travaille dans une free
clinic (établissement américain de soin privé à but non lucratif qui
fonctionne avec des jeunes bénévoles) accueillant des patients toxi-
comanes dans le Lower East Side de New York. Venu pour traiter
les patients, il constate avec grand étonnement que le personnel
aidant est tout autant en souffrance. De nombreux soignants, très
enthousiastes au point de départ, perdent, en quelques années, par-
fois en un an, leur dynamisme, leur motivation et manifestent des
signes à la fois physiques (douleurs musculaires, rhumes persistants,
céphalées, etc.), psychologiques (fatigue, épuisement, insomnies)
et comportementaux (irritation, cynisme, stratégies de surenchère
dans le travail ou, au contraire, d’évitement des collègues). Freu-
denberger fait alors appel au terme BO qui est utilisé notamment
pour désigner les effets de la toxicomanie. De plus, il suggère une
explication: le décalage entre la demande (extérieure, celle de l’ad-
ministration, mais aussi intérieure, issue des besoins ou des idéaux
des soignants) et les capacités d’y répondre: «Le BO c’est comme
faillir, s’user, se consumer, ou être épuisé pour avoir excessivement
sollicité ses énergies, ses forces ou ses ressources4».
Deux années plus tard, Christina Maslach, qui n’est pas une cli-
nicienne, mais un chercheur en psychologie sociale, enrichit l’ap-
port de Freudenberger, plus centré sur les facteurs personnels et la
description des signes (notamment l’épuisement), en introduisant
les facteurs environnementaux et différents mécanismes (notam-
ment la mise à distance et l’agression). Dans les années 1970, elle
décide d’étudier le comportement des employés des services sociaux
vis-à-vis des usagers. Du fait de sa formation précédente, elle sou-
ligne singulièrement le désengagement, verbal (termes techniques ou
stigmatisants) ou comportemental (distance physique, application

2. Cf. H.B. Bradley, «Community-based treatment for young adult offenders»,


Crime and Delinquency 15 (1969), p. 359-370.
3. A.H.  Boudoukha, Burn-out et traumatismes psychologiques, coll. Les
topos +, Paris, Dunod, 2009, p. 8. L’auteur, psychologue clinicien et psychothé-
rapeute, tente dans ce livre un rapprochement entre BO et trouble de stress
post-traumatique.
4. H.J. Freudenberger, «Staff burnout», Journal of Social Issues 30/1 (1974),
p. 159-165, ici p. 159. Cf. Id., «Burnout: occupational hazard of the child care
worker», Child Care Quarterly 56 (1977), p. 90-99.

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stricte, légaliste du règlement). L’attitude est tellement négative


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que Christina Maslach estime que le concept d’inquiétude distante


— qu’elle avait cerné en étudiant les stratégies de protection dont
use le médecin pour se protéger du débordement affectif — n’est
plus suffisant et introduit celui de «dépersonnalisation», qui va
devenir classique. Ensuite, elle complète le tableau en décrivant les
trois caractéristiques du BO: l’épuisement émotionnel, la déper-
sonnalisation ou le désinvestissement, et la réduction du sens de
l’accomplissement personnel et professionnel5. Enfin, à l’instar
des avocats qui appellent ce phénomène «burnout», elle parle de
«dynamique du burnout» dans son article clé de 1976, même si le
terme qu’elle emploie le plus est celui de cracking, «craquage».
Comme souvent, une découverte est faite simultanément par
plusieurs chercheurs (que l’on songe à celle du calcul différentiel
et intégral par Newton et Leibniz). Départager les candidats pour
attribuer la paternité non seulement est presque impossible, mais
manque l’heureux pluralisme de la logique heuristique: se dessinent
déjà des approches complémentaires, même si elles se poseront sou-
vent en s’opposant (que l’on songe, pour l’hypnose, à la double
perspective, neurologique du parisien Charcot et psychologique du
nancéien Bernheim). Ici, avec le clinicien Freudenberger et la cher-
cheuse Maslach, est esquissée la double tradition, plus pratique et
plus théorique, de l’approche du BO.

2. Le moment systématique
Ces premières études viennent combler «un vide en étiquetant
un phénomène jusqu’ici sans nom, mais prédominant6». Il s’ensuit,
pendant cinq ans, une explosion d’écrits. Pour permettre au
concept de BO d’accéder à un véritable statut scientifique, il fallait
d’abord élaborer un instrument de mesure objectif, standardisé,
puis, avec lui, procéder à des enquêtes par questionnaires, et enfin,
par une formalisation quantitative, aboutir à une définition opéra-
tionnelle. La formation de Christina Maslach — et de son équipe —
l’y prédisposait7. Elle retint comme définition descriptive le ternaire
symptomatique déjà évoqué et sur lequel nous reviendrons: l’épui-
sement émotionnel, la dépersonnalisation, l’inaccomplissement

5. C. Maslach, «Burned-out», Human Behavior 5/9 (1976), p. 16-22.


6. A. Shirom, «Burnout in work organizations», dans I.T. Cooper, C.L. Rob-
ertson (éd.), International Review of Industrial and organizational psychology,
New York, Wiley, 1989, p. 25-48, ici p. 25.
7. Cf. C. Maslach, S. Jackson, «The measurement of experienced burnout»,
Journal of Occupational Behavior 2 (1981), p. 99-113.

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personnel. Partant de là, elle élabora un test sous la forme d’un


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questionnaire psychométrique, le Maslach Burnout Inventory ou


MBI8. Nous le présenterons plus bas.
L’un des premiers résultats de ces mesures systématiques fut
l’extension du BO —  que Christina Maslach et Susan Jackson
réservaient au point de départ aux professionnels de la relation
comme les enseignants ou les soignants — à des professions non
relationnelles9. Depuis, les recherches sur le BO ont été étendues
à un grand nombre de catégories de sujets et de pays.

3. Le développement théorique
Le diagnostic de BO désormais bien cerné, nous sommes entrés
dans ce que l’on pourrait appeler l’âge des études théoriques qui,
sans négliger les approches de terrain, multiplient les modèles
explicatifs. Parmi beaucoup, les trois suivants sont d’importance:
le modèle exigences-contrôle de Karasek10; le modèle transac-
tionnel de Lazarus et Folkman11; la théorie de la conservation des
ressources de Hobfoll12, à laquelle nous ferons allusion plus bas.
Certains se sont même aventurés à proposer des explications phi-
losophiques13.

II. — Le burn-out

1. Le mot
Le terme burn-out (ou, selon l’usage anglo-saxon, le mot unique
burnout) est la substantivation du verbe anglais to burn out, qui

8. Cf. Id., Maslach Burnout Inventory Manual, Palo Alto (California),


Consulting Psychologist Press, 1981, 19862.
9. Cf. C. Maslach, M.P. Leiter, The Truth about Burnout (cité n. 1).
10. Cf. R.A. Karasek, «Job demands, job decision attitude, and mental strain.
Implications for job Redesign», Administrative Science Quaterly 24 (1979), p. 285-
308. Pour une application francophone: M. Lourel, K. Gana, V. Prud’homme,
A. Cercle, «Le burn-out chez les personnels des maisons d’arrêt: test du modèle
“demande-contrôle” de Karasek», L’Encéphale 30 (2004), p. 557-563.
11. Cf. R.S. Lazarus, S. Folkman, Stress, Appraisal and Coping, New York,
Springer, 1984.
12. Cf. S.E. Hobfoll, «Conservation of resources. A new attempt at concep-
tualising stress», American Psychologist 44 (1989), p. 513-524; «The influence of
Culture, Community and the Nested-Self Process. Advancing Theory», Applied
Psychology. An International Review 50 (2001), p. 337-421.
13. Cf., p. ex., P. Chabot, Global Burn-out, coll. Perspectives critiques, Paris,
p.u.f., 2013, p. 99-109. 

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signifie, au sens propre, «griller» (par exemple, une prise électrique)


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et, au sens figuré, «brûler», «s’user», «s’épuiser». Il rend compte,


par exemple, de l’état d’une bougie qui, après avoir éclairé long-
temps, n’offre plus qu’une flamme tremblotante prête à s’éteindre
au moindre souffle. Freudenberger l’a emprunté au vocabulaire des
toxicomanes — comme eux, ces workaholics que sont souvent les
personnes en BO, sont intoxiqués et comme brûlés, incendiés — et
Maslach à celui des avocats. Chaque fois, il s’agit d’une maladie du
trop.
Si la métaphore est parlante en français («brûler ses réserves»,
«se consumer», etc.) —  voire présente des connotations propres
(«être en surchauffe», etc.) —, l’expression peine à être rendue de
manière adéquate. Est-ce la raison pour laquelle on ne s’est pas
donné la peine de le traduire — la pratique généralisée de l’anglais
dans les milieux scientifiques et l’obligation pour les spécialistes
en psychologie sociale de publier en cette langue faisant le reste?

2. La définition
Après le mot, la chose. La définition la plus souvent citée vient
de l’ouvrage  de Maslach et Jackson: «Le BO est un syndrome
d’épuisement [exhaustion] émotionnel, dépersonnalisation et
accomplissement personnel réduit qui peut arriver chez les indi-
vidus qui travaillent14». Une autre définition, plus large, ne limite
pas le BO aux seuls symptômes psychologiques: c’est «un état
d’épuisement physique, émotionnel et mental, causé par une
implication [involvement] sur le long terme dans des situations
émotionnellement exigeantes [demanding]15». Last but non least,
mentionnons une définition intégrant l’axe du temps:
Le BO est un état exceptionnellement médiatisé [mediated], lié au
travail, dysphorique et dysfonctionnel, chez un individu dénué de
pathologie psychique majeure, qui 1) a fonctionné pendant un moment
avec une performance et des niveaux affectifs adéquats dans la même
situation professionnelle, et qui 2) ne retrouvera pas les niveaux pré-
cédents sans une aide extérieure ou un réarrangement de l’environ-
nement16.

14. C. Maslach, S. Jackson, Maslach Burnout Inventory Manual (cité n. 8),


p. 1.
15. E.  Aronson, A. Pines, Career Burnout. Causes and Cures, New York,
The Free Press, 1988, p. 9.
16. P.L. Brill, «The need for an operational definition of burnout», Family
and Community Health 6 (1984), p. 12-24, ici p. 15.

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Il existe aujourd’hui un consensus presque général autour des


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trois signes caractéristiques du BO.

a) L’épuisement émotionnel
Le premier symptôme affecte le travail. Alors que, dans les
débuts, la personne accomplissait son travail avec joie et entrain,
maintenant, elle ne les ressent plus. L’adjectif exprime la face affec-
tive du processus. Mais il faudrait ajouter que l’enthousiasme des
commencements a disparu. Surtout, l’épuisement se traduit au plan
effectif par une absence totale d’énergie pour le travail et, du point
de vue de la volonté, par une carence de motivation et donc d’élan
vers l’idéal. Concrètement, le BO se déclare progressivement ou
de manière brutale (mais après une longue période de lassitudes
dont le sujet récupère de moins en moins) par une soudaine inca-
pacité à accomplir les gestes les plus élémentaires de la vie quoti-
dienne, comme faire ses courses ou faire un simple copier/coller sur
son ordinateur. La personne a l’impression que le cerveau «patine»,
qu’il ne peut plus répondre.
Freudenberger n’a si bien compris le BO que parce qu’il l’a
lui-même subi et est devenu son propre laboratoire. Il consulte
à l’hôpital de 8 heures jusqu’à 18, puis il rejoint la free clinic où
il travaille jusqu’à la fermeture à 23  heures; enfin, il anime les
réunions du staff pour rentrer chez lui à 2 heures du matin. Cela,
pendant des mois. Or, à qui s’inquiète de son rythme, il affirme:
«Je devrais en faire beaucoup plus, il y a des centaines d’enfants
qui n’ont même plus de toit», et à qui s’alarme de son amaigrisse-
ment, il rétorque en souriant: «So’s Frank Sinatra.» Jusqu’au jour
où il promet à sa famille de partir en vacances. Le matin du départ,
il est incapable de se lever et ne peut prendre l’avion. Il dort trois
jours durant17.

b) La dépersonnalisation
Le deuxième symptôme est d’ordre interpersonnel. Alors que,
dans les débuts, l’actif s’engageait dans sa relation avec ses élèves,
ses patients, ses clients, etc., désormais, il s’en désinvestit, il se tient
à distance. Cette attitude peut s’étendre à l’institution et s’accom-
pagner d’une critique systématique, d’une amertume. La raison
de cette froideur est une protection: moins s’ouvrir pour moins

17. Rapporté par H.J.  Freudenberger, Burn-out. The High Cost of High
Achievement, London, Arrow Edition, 1985, p. xix.

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souffrir. Le terme de dépersonnalisation, employé par C. Maslach,


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est ambigu: il s’agit de la dépersonnalisation non pas du profession-


nel, mais des sujets qu’il a en charge. Il serait plus clair de la nommer
«désengagement». Dans la forme générale du MBI (MBI-General
Survey), la dépersonnalisation a été remplacée par l’une de ses atti-
tudes, le cynisme, auquel on octroie un sens plus global que la signi-
fication habituelle.

c) La réduction de l’accomplissement personnel


Le troisième signe touche la personne elle-même. Alors que, dans
les débuts, le sujet éprouve un auto-accomplissement dans sa pro-
fession, il croit dorénavant que l’objectif de celle-ci n’est pas atteint
et bientôt fait refluer cette croyance vers ses capacités, se convain-
quant de son incompétence et de son inaptitude à répondre aux
attentes de l’entourage. Peu à peu, à travers cette forte impression
d’échec, c’est l’estime de soi et la confiance en soi qui se trouvent
touchées.
Autant une majorité de personnes, notamment de professionnels,
a entendu parler du premier signe, autant elle ignore les deux autres,
qui sont encore plus importants et qui apparaissent postérieure-
ment18. De plus, s’il est assez facile, aujourd’hui, de reconnaître
que l’on est fatigué, voire épuisé, autant il est malaisé de prendre
conscience de son cynisme (qui est une justification, donc un méca-
nisme de défense) et du manque d’estime de soi.
Cette triade révélatrice permet de différencier le BO d’autres
syndromes, mais pas de le diagnostiquer avec précision ou à ses
débuts. Aussi les chercheurs ont-ils proposé des tableaux cliniques
plus précis19.

3. Les moyens diagnostiques


Nous avons parlé ci-dessus de l’élaboration du MBI par Chris-
tina Maslach. Aujourd’hui, celui-ci «est de loin l’échelle la plus

18. Sauf, p. ex., R.T. Golembiewski, R.F. Munzenrider, Phases of Burnout.


Developments in concepts and applications, New York, Praeger, 1988.
19. Cf., p. ex., W.B. Schaufeli, B.P. Buunk, «Burnout. An overview of 25 years
of Research and Theorizing», dans M.J. Schabracq, J.A.M. Winnubst, C.L. Cooper
(éd.), The Handbook of Work and Health Psychology, Chichester, John Wiley,
Sons, 2003, chap.  19, p.  398-402; avec quelques variations, C.L.  Cordes,
T.W.  Dougherty, «A review and an integration of research on job burnout»,
Academy of Management Review 18 (1993), p. 621-656; D. Truchot, Épuisement
professionnel et burnout (cité n. 1), p. 29-32.

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utilisée, la mieux maîtrisée» (94 % des publications en 2003). En


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effet, elle s’avère d’«une bonne validité prédictive20». Il en existe


plusieurs versions, selon les catégories professionnelles visées.
Nous donnerons seulement l’exemple du MBI-General Survey.
Il propose 22 items qui se présentent sous forme de phrases expri-
mant des sentiments (idées ou impressions) que l’on peut éprou-
ver à propos de son travail. Ils se répartissent en fonction des
trois types de signes décrivant le BO: 9 pour l’épuisement, 5 pour
le désengagement et 8 pour l’inaccomplissement.

1. Je me sens vidé(e) nerveusement par mon travail.


2. À la fin d’une journée de travail, je me sens totalement
épuisé(e).
3. Je suis fatigué(e) quand je me lève le matin et que je dois
affronter une nouvelle journée de travail.
4. Il m’est facile de comprendre ce que ressentent les personnes
dont je m’occupe.
5. J’ai l’impression de traiter certains usagers comme s’ils étaient
des «objets» impersonnels.
6. Travailler toute la journée avec d’autres personnes est pour
moi une source de tension.
7. Je m’occupe très efficacement des problèmes des personnes
dont je m’occupe.
8. Je me sens totalement «lessivé(e)» par mon travail.
9. Je crois que, par mon activité professionnelle, j’exerce une
influence positive sur la vie des personnes que j’ai en charge.
10. J’ai l’impression que, depuis mes débuts dans cette profes-
sion, je suis devenu(e) nettement moins sensible envers les
usagers.
11. J’ai peur que mon travail ne m’endurcisse.
12. Je me sens plein(e) d’énergie.
13. Je me sens frustré(e) par mon travail.
14. J’ai l’impression de travailler trop dur.
15. Je ne me soucie pas vraiment de ce qui peut arriver à certains
usagers.
16. Travailler en contact direct avec d’autres personnes représente
pour moi un stress très intense.

20. D. Truchot, ibid., p. 199. Pour une présentation et une évaluation de cet
outil de mesure, ainsi que d’autres, cf. p. 199-210.

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17. Avec les usagers dont je m’occupe, je peux facilement créer


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une atmosphère très détendue.


18. Je me sens «regonflé(e)», «ranimé(e)» quand je peux suivre
de près le cas des personnes dont je m’occupe.
19. J’estime avoir accompli de nombreux actes de valeur dans
mon travail.
20. J’ai l’impression d’être au bout du rouleau.
21. Dans mon travail, je traite très calmement les problèmes
émotionnels et affectifs.
22. J’ai l’impression que la plupart des usagers dont je m’occupe
me rendent responsables de certains de leurs problèmes.

Chacun de ces items est évalué à partir d’une échelle qui se répartit
en sept points allant de «jamais» à «tous les jours».

0 1 2 3 4 5 6
jamais quelques une fois plusieurs une fois plusieurs tous les
fois par par fois par par fois par jours
an mois mois semaine semaine

Le sujet lit donc les 22 phrases l’une après l’autre et indique


dans la colonne de droite avec quelle fréquence il a ressenti ce qui
est décrit dans le cadre de son activité professionnelle.

4. L’origine du BO
Un fait n’est pas assez remarqué: si précises soient les analyses qui
précèdent, elles aboutissent non pas à une définition, mais à une ou
des descriptions qui regroupent les signes. Aussi parle-t-on du BO
non pas comme d’une maladie, mais comme d’un syndrome, c’est-
à-dire un ensemble organisé de symptômes. Or, décrire n’est pas
définir. En termes techniques, autre l’essence d’une chose, autres
ses propriétés. L’étude de l’origine du BO va-t-elle permettre de
combler ce manque?
Les hypothèses explicatives ne manquent pas. La plupart des
chercheurs classent les approches théoriques en trois grands
groupes: individuelles, interpersonnelles et organisationnelles21. Le
premier considère les causes internes à la personne (individuelles),
les deux autres, les causes extérieures — qui sont soit personnelles

21. Cf., p. ex., D. Truchot, Épuisement professionnel et burnout (cité n. 1),


p. 25-28.

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(interpersonnelles), soit non-personnelles (organisationnelles). En


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général, les auteurs combinent les trois types d’approches.

III. — Le burn-out, une maladie de l’amour-don

En considérant non plus ce qu’est le BO, mais d’où il provient,


nous constatons le même manque de proposition unifiée. Face à
ces hypothèses stimulantes, mais insuffisantes, il y a place pour un
autre modèle, non exclusif, mais complémentaire: le BO est un
ratage du don, une maladie de l’amour-don. Cette hypothèse est
proposée non seulement de manière théorique, en raison de l’an-
thropologie qu’elle éclaire et qui l’éclaire, mais aussi en vue de ses
possibles applications pratiques22.

1. Arguments en faveur de l’hypothèse


Certaines études parlent de l’amour, mais maladroitement23.
D’autres le convoquent, mais pour le suspecter d’attitude fusion-
nelle et archaïque24 et donc le dépasser. Assurément, une telle quête
d’amour prédispose grandement à l’épuisement. Toutefois, guérir
du BO, est-ce guérir du don de soi — comme si la générosité était
une maladie?
Sur cette voie de l’amour, ce sont les Italiens, me semble-t-il, qui
ont le plus avancé, autant du point de vue diagnostique que du point
de vue thérapeutique. Si les uns ont cherché non pas à amputer, mais
à purifier l’amour25, d’autres ont évité la polysémie ou la trop grande

22. Autrement dit, cette double finalité rejoint les deux grands axes d’étude
du BO, celui plus pragmatique, initié par Freudenberger, et celui plus théorique,
initié par Maslasch.
23. Cf., p. ex., A. Manoukian, La souffrance au travail. Les soignants face au
burn-out, coll. Prendre soin de soi, Rueil-Malmaison, éd. Lamarre, 2009, p. 97-100.
24. Cf., p.  ex., M.  Delbrouck, Comment traiter le burn-out (cité n.  1),
p. 53-57. M. Balint qualifie l’«amour» motivant le soignant de «primaire» car
il correspond à l’attente du bébé vis-à-vis de sa mère. En effet, un tel amour
présente les caractères suivants: «Je dois être aimé, toujours, partout, de toutes
les façons, dans tout mon corps, dans tout mon être — sans aucune critique, sans
le moindre effort de ma part» (Amour primaire et technique psychanalytique,
trad. J. Dupont, R. Gelly et S. Kadar, Paris, Payot, 1972, 20012, p. 75).
25. Cf., en particulier, les ouvrages de L.  Sandrin: Aiutare senza bruciarsi:
come superare il burnout nelle professioni di aiuto, Milano, Paoline, 2004; Abbi
cura di te. C’è un tempo per gli altri e un tempo per sé, Torino, éd. Camilliane,
2007; Aiutare gli altri: la psicologia del buon samaritano, Milano, Paoline, 2013.
Plus globalement,  cf. L.  Sperry, Psicologia, ministero e comunità. Riconoscere,
guarire e prevenire le difficoltà nell’azione pastorale, Bologna, EDB, 2007.

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connotation religieuse du terme amour en lui substituant celui de


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don26 ou d’aide27, ou en l’envisageant de manière dynamique, à par-


tir d’un chemin de maturation28.
Un certain nombre d’arguments plaident en faveur d’une expli-
cation du BO à partir d’une anthropologie du don et d’une éthique
de l’amour-don.

a) Les professions à risque


Certes, tout professionnel, voire toute personne en activité, peut
un jour ou l’autre souffrir de BO. Toutefois, les métiers d’aide
— à la triade classique (enseignants-éducateurs, soignants, travail-
leurs sociaux), j’ajoute les agents pastoraux, les prêtres et les consa-
crés, dont traitera un prochain article — en demeurent les grands
pourvoyeurs. Or, même si le profil des motivations s’est modifié en
faveur d’un investissement narcissique plus marqué, les personnes
choisissent ces professions et ces activités encore le plus souvent
par générosité, donc par don de soi — ce qui n’exclut pas une rému-
nération —: «la caractéristique dominante de celui qui est impliqué
dans une helping profession est celle d’être une personne emotionally
demanding29». Précisément, cette demande émotionnelle est liée
à une motivation élevée que certains n’hésitent pas à identifier à
une bonté d’âme, un souci de générosité gratuite, de compassion à
l’égard des personnes en souffrance, hors calcul utilitaire.

b) Les motivations initiales


Plus généralement, les personnes qui souffrent de BO se sont en
général engagées avec une grande générosité: «C’est précisément
parce que nous sommes consacrés à notre tâche que nous tombons
dans le piège du craquage», dit Freudenberger dans son article
princeps30.

26. Ainsi, G. Crea a écrit un traité au sous-titre significatif: Agio e disagio nel
servizio pastorale. Riconoscere e curare il burnout nella dedizione agli altri (Bien-
être et mal-être dans le service pastoral. Reconnaître et soigner le burnout dans
le don aux autres), Bologne, EDB, 2010.
27. Cf. L. Sandrin, N. Calduch Benages, F. Torralba Roselló, Aver cura
di sé. Per aiutare senza burnout, Bologne, EDB, 2009.
28. Cf. G. Sovernigo, Come amare. Maturazione affettiva e orientamento,
Leumann, Elledici, 1985.
29. A.  Malakh-Pines, E.  Aronson, D.  Kafry, Burnout. From Tedium to
Personal Growth, New York, Free Press, 1981, p. 202.
30. H. Freudenberger, «Staff burnout» (cité n. 4), p. 161.

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En effet, beaucoup d’études manifestent que les patients ne pré-


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sentent pas seulement un besoin de sens31, mais une haute concep-


tion de l’idéal, voire une surexigence32. Aussi Ayala Pines estime-t-
elle que seuls ceux qui ont de hauts objectifs et de grandes attentes
sont susceptibles de déclarer un BO33. La désillusion — qui, pour
certains chercheurs, va jusqu’au désespoir34 — est proportionnelle
à l’idéalisation.
Or, cet idéal originaire réside dans un don de soi sans réserve.
Cette générosité se traduit par exemple par une présence démesu-
rée au travail, ce que les Britanniques appellent un «présentéisme»
— par opposition à l’absentéisme qui désigne une absence abusive
sur le lieu de travail. Cette démesure est non seulement autojus-
tifiée, mais parfois jugée insuffisante. Le premier stade du BO se
présente donc comme un excès de zèle: le professionnel épuisé
passe du désintéressement au désintérêt35.

c) L’absence de reconnaissance
Le manque de reconnaissance est l’un des facteurs les plus souvent
invoqués dans l’apparition du BO: «Au Canada, de 25  % à 41 %
des personnes interrogées affirment vivre un manque important de
reconnaissance au travail36». Christophe Dejours, spécialiste reconnu
de psychologie du travail, remarque: «Le défaut de reconnaissance
apparaît comme démobilisateur, et fait surtout surgir des patholo-
gies: dépression, confusion mentale, paranoïa, actes médico-légaux,
c’est-à-dire des conduites individuelles et pathologiques37.»

31. Cf. O. Gilbar, «Relationship between burnout and sense of coherence in


health social workers», Social Work in Health Care, 26/3 (1998), p. 39-49.
32. N.  Aubert, V.  de Gaulejac, Le coût de l’excellence, coll. Économie
humaine, Paris, Seuil, 1991, 20072.
33. Cf. A. Pines, «Burnout. An existential perspective» dans W.B. Schaufeli,
C. Maslach, T. Marek (éd.), Professional Burnout. Recent Developments in Theory
and Research, Washington, Taylor & Francis, 1993, p. 33-52.
34. Cf. D. Leboul, E. Goldenberg, «La plainte du soignant et la notion de
“désespoir thérapeutique”», Psychologie médicale 21/3 (1989), p. 392-394.
35. Un autre jeu de mot anglais parle d’un «burn-in»: to burn in veut dire
«surexposer des parties de clichés photographiques».
36. S.  Peters,  Dr  P.  Mesters, Vaincre l’épuisement professionnel, Toutes les
clés pour comprendre le burn-out, coll. Réponses, Paris, Robert Laffont, 2007,
p. 152.
37. C.  Dejours, «Psychanalyse et psychodynamique du travail: ambiguïtés
de la reconnaissance», dans A. Caillé (éd.), La quête de reconnaissance. Nouveau
phénomène social total, coll. Textes à l’appui, Paris, La Découverte - M.A.U.S.S.,
2007, p. 58-70, ici p. 64.

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Or, pour l’anthropologue Alain Caillé, la reconnaissance est tel-


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lement centrale qu’elle est l’équivalent du don:


La théorie de l’homme en quête de reconnaissance a toutes les
chances de se révéler identique à la théorie de l’homme qui donne,
de l’homme qui entre dans le cycle du donner-recevoir et rendre.
Une théorie sociologique de la reconnaissance sera anti-utilitariste
ou ne sera pas38.
C’est d’ailleurs souvent en raison de ce si douloureux déficit en
reconnaissance que le BO peut s’étendre à d’autres domaines que
le seul travail professionnel. Par exemple, les activités domestiques
ne sont souvent pas reconnues, simplement parce qu’elles ne sont
même pas vues39.

d) Le paradoxe du BO
Le BO se présente sous une forme paradoxale qui explique
pourquoi il peut être longtemps méconnu: ce qui autrefois appor-
tait de la joie à l’actif, aujourd’hui le fait souffrir — sans, néan-
moins, cesser de lui procurer cette satisfaction. De fait, même
chez les personnes épuisées, le regard sur la profession demeure
positif. Quand on demande à Elizabeth Bussey Sowdal ce qu’est
une infirmière, elle oublie à ce moment-là ses douleurs de dos,
ses varices et le stress, pour répondre: «C’est le plus beau métier
du monde40». Un article sur le BO chez les prêtres titre: «Heu-
reux mais épuisé?41»
Or, ce paradoxe —  brûler (d’amour), et finalement se brûler;
vouloir donner et finalement avoir besoin de recevoir — est celui-
là même du don et surtout du don de soi. Comment un don de
soi ne sera-t-il pas un don du soi? Mais comment le soi qui est
la source du don peut-il aussi en être l’objet? Plus simplement:
comment se donner sans se blesser, voire se perdre42? De fait, la
pathologie la plus profonde du BO ne réside-t-elle pas dans cette
tension constitutive du don? Des théoriciens le pressentent — tel

38. A.  Caillé, «Introduction», dans A. Caillé (éd.), La quête de reconnais-


sance (cité n. 37), p. 5-14, ici p. 14.
39. Cf. P.  Molinier, Les enjeux psychiques du travail, Paris, Payot, 2006,
p. 145.
40. E. Bussey Sowdal, «Wherefore Art Thou, Julia?», dans A Cup of Comfort
for Nurses, Avon, Adams Media, 2006, p. 8-12.
41. Cf. L.J. Francis, P. Kaldor, M. Robbins, K. Castle, «Happy but exhausted?
Work-related psychological health among clergy», Pastoral Sciences 24/2 (2005),
p. 101-120.
42. Cf. V. Laupies, Donner sans blesser. Approche psychologique de la géné-
rosité et du pardon, Paris, L’Emmanuel, 2004.

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LE BURN-OUT: UNE MALADIE DU DON? 269

Hubertus Tellenbach qui a inventé le terme includence pour dire


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la relation autant à l’autre qu’à soi: «Le facteur includent consiste


en ce qu’un individu voit se rétrécir les ordres de son être-pour-les-
autres et que, replié sur lui-même, il ne peut se saisir et se réaliser
dans son être-soi43.»

e) Un modèle théologique
Sans clore la liste des convergences entre BO et don, j’évoquerai
enfin un modèle théologique: voir dans le BO la forme moderne et
sécularisée de l’acédie. L’akédia grecque, rendue en latin par acedia
et finalement traduite (voire translittérée) en français par acédie, fut
d’abord, chez les Pères du désert, la tristesse et la lassitude qui
étreignent l’ermite ou le moine dans les exercices quotidiens l’unis-
sant à Dieu; elle fut progressivement élargie à tout fidèle qui cherche
Dieu et s’est alors identifiée à un dégoût, une tristesse para-
doxale de ce qui devrait au contraire lui procurer la joie: le Bien
par excellence qu’est Dieu. Or, un récent ouvrage, strictement phi-
losophique, traite du BO en mobilisant les ressources de la théo-
logie: «Le trouble du BO — écrit Pascal Chabot — a un ancêtre
aujourd’hui oublié», l’acédie, qui «fut pour l’Église ce que le BO
est au monde de l’entreprise44».
Limitons-nous aux écrits d’Évagre le Pontique, qui fait partie de
la quatrième génération des Pères du désert45. Sans entrer dans le
détail46, disons que l’acédiaste se notifie par: 1) l’absence de «tout
entrain au travail», «l’aversion (…) pour le travail manuel» auquel

43. Cité par M. Delbrouck, Comment traiter le burn-out (cité n. 1), p. 427.
44. P. Chabot, Global Burn-out (cité n. 13), p. 29-30; cf. p. 29-35.
45. Cf. Évagre le Pontique, Traité pratique ou Le Moine, 12, éd. et trad.
A. et C. Guillaumont, SC 170 et 171, Paris, Cerf, 1971, 2 volumes, ici tome 2,
p. 521-527; Huit esprits, 13, trad. P. Négrier, Collectanea Cisterciensia 56 (1994),
p. 317-329; Sur les pensées, éd. et trad. P. Géhin, A. et C. Guillaumont, SC 438,
Paris, Cerf, 1998.  Cf. l’étude de G.  Bunge, Akèdia. La doctrine spirituelle
d’Évagre le Pontique sur l’acédie, coll. Spiritualité orientale  52, Bégrolles-en-
Mauges, Abbaye de Bellefontaine, 1991. Précieux est aussi le travail de P. Miquel,
Lexique du désert. Étude de quelques mots-clés du vocabulaire monastique grec
ancien, coll. Spiritualité orientale 44, Bégrolles-en-Mauges, Abbaye de Bellefon-
taine, 1997.
46. Sur l’histoire ancienne de l’acédie, cf. J.-C.  Nault, La saveur de Dieu.
L’acédie dans le dynamisme de l’agir, Institut pontifical Jean-Paul ii pour les études
sur le mariage et la famille, Rome, Lateran University Press, 2002, 1re partie. Sur
l’histoire récente, cf. B. Forthomme, De l’acédie monastique à l’anxio-dépression.
Histoire philosophique de la transformation d’un vice en pathologie, Paris, Les
Empêcheurs de penser en rond, 2000. Pour une description détaillée, cf. P. Ide,
en collab. avec L. Adrian, Les sept péchés capitaux. Ce mal qui nous tient tête,
Paris, Édifa - Mame, 2002, chap. 8.

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tout moine devait s’adonner; 2)  l’amertume et l’intolérance:


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le démon de l’acédie inspire au moine «l’idée que la charité a dis-


paru chez les frères» et «à récriminer contre les frères en disant
qu’ils manquent de charité»; 3)  la négligence, le «relâchement
[atonia] de l’âme»: «Le moine en proie à l’acédie est nonchalant
dans la prière (…), n’accomplit pas avec application l’œuvre de
Dieu»; «lorsque le démon de l’acédie fond sur toi, il persuade l’âme
que la psalmodie est pesante»; 4) un découragement globalisé: le
démon d’acédie «dresse toutes ses batteries pour que le moine
abandonne sa cellule et fuie le stade»; «l’âme s’ouvre à des pensées
qui sapent son espérance en lui démontrant que la vie anachoré-
tique est très ardue et qu’on trouve à peine un individu pour sup-
porter ce mode de vie». Ce désespoir peut aller jusqu’à la tentation,
non seulement d’abandon  de sa vocation, mais aussi de suicide;
5) une tendance aux comportements puérils et régressifs, la gour-
mandise, voire à ce qu’Évagre, sans doute le premier, mais avec un
sens différent, a appelé le «démon de midi».
Comment ne pas être frappé par les multiples convergences
entre la description symptomatique de l’acédie et le tableau cli-
nique du BO: la triade classique — épuisement émotionnel, déper-
sonnalisation (désinvestissement) et réduction d’accomplissement
personnel — à quoi on peut ajouter les compensations addictives,
l’abandon du travail et, dans les cas graves, les tentations suici-
daires? Les similitudes ne doivent cependant pas dissimuler des
différences réelles: de sujet (le moine et, plus tard, le fidèle chré-
tien versus le travailleur); d’objet (l’élan vers Dieu — enthousiaste
au sens étymologique  — versus l’élan pour le travail); de cause
(la volonté pécheresse, non sans l’inspiration du démon, versus la
maladie, par définition involontaire, non sans l’environnement ins-
titutionnel); de conséquence (la tentation minimaliste de la négli-
gence, qui deviendra par la suite paresse, versus la tentation maxi-
maliste de surmenage). Le BO serait donc le cousin germain de
l’acédie, non son descendant en ce siècle autant que dans le siècle.
Or, l’acédie est la maladie par excellence de l’amour. Avec pro-
fondeur, St Thomas d’Aquin en fait un péché contre la charité.
Ainsi que le disaient déjà les Pères du désert, l’acédie est une
«tristesse à propos du bien divin [tristitia de bono divino]47», par
exemple, la désolation éprouvée dans la prière ou les exercices
spirituels; or, la joie est le premier effet de la charité (cf. Rm 12,8)48.

47. ST II-II, q. 35, a. 1.


48. Cf. Ibid., q. 28, a. 1.

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LE BURN-OUT: UNE MALADIE DU DON? 271

Mais — et cette raison plus intéressante pour notre propos est
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développée dans une thèse remarquée sur l’acédie49 — l’Aquinate


offre une deuxième définition: l’acédie est un «certain dégoût de
l’action [quoddam taedium operandi]». Les Anciens avaient déjà
parlé d’un «dégoût du cœur [taedium cordis]», mais celui-ci était
purement et simplement reconduit à une «anxiété [anxietas]50».
Dans la Somme de théologie51, le docteur médiéval précise de manière
décisive en ajoutant au substantif taedium, «dégoût», le gérondif
operandi, «de l’action».
Pour bien le comprendre, il faut revenir à la doctrine thoma-
sienne de l’agir. Celui-ci a pour objet des réalités terrestres, mon-
daines (se nourrir), mais ces objets sont, consciemment ou le plus
souvent inconsciemment, toujours connectés avec leur finalité
ultime qu’est le bonheur, à savoir l’union à Dieu. «Soit que nous
mangions soit que nous buvions, quoi que nous fassions, faisons-
le pour la gloire de Dieu» (1 Co 10,31). En nous dégoûtant d’agir,
cette paralysie qu’est l’acédie nie donc notre dynamisme le plus
profond: «Provoquant la perte du dynamisme intérieur et le
dégoût de l’amitié divine, elle détruit l’énergie même de l’agir, lui
faisant perdre son orientation vers l’amour de Dieu52». Par consé-
quent, si le BO est la forme sécularisée de l’acédie, il est aussi une
pathologie de l’amour.
On objectera que la tentation actuelle s’est inversée. D’abord,
notre contemporain est devenu un idolâtre de l’action53 chez qui
résonne la parole programmatique du Faust de Goethe: «Au com-
mencement était l’action54». Plus encore, l’homme qui, jusqu’à peu
de temps, vivait dans le manque, voire l’indigence, vit aujourd’hui,
pour la première fois de son histoire, dans le plein et même le trop-
plein. Je répondrai que les contraires appartiennent au même genre:

49. Cf. J.-C. Nault, La saveur de Dieu (cité n. 46), p. 280-289 et, plus géné-
ralement chap. 5 et 6.
50. Cf. Jean Cassien, Institutions cénobitiques  v, 1 et x, 1, éd. et trad.
J.-C. Guy, SC 109, Paris, Cerf, 1965, p. 190 et 384; Conférences v, 2, éd. et trad.
E. Pichery, SC 42, Paris, Cerf, 1955, p. 190.
51. Cela n’apparaît pas dans l’autre écrit où Thomas définit l’acédie: De malo,
q. 11, a. 1.
52. J.-C. Nault, La saveur de Dieu (cité n. 46), p. 288.
53. Pour une approche détaillée de ce modèle de la maîtrise totale caractéris-
tique de la modernité, cf. P. Ide, «L’homme vulnérable et capable. Une alternative
au dilemme puissance-fragilité», dans B. Ars (éd.), Fragilité, dis-nous ta grandeur!
Un maillon clé au sein d’une anthropologie postmoderne, coll. Recherches
morales, Paris, Cerf, 2013, p. 31-88, ici p. 33-43.
54. W. Goethe, Faust i, v. 1237.

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272 P. IDE

l’acédie peut naître du minimalisme de l’action autant que de son


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maximalisme. Les Anciens avaient déjà observé qu’elle était parfois


couplée à l’activisme: «Faire plus qu’on ne peut, qu’il s’agisse
d’œuvres de bienfaisance ou d’autres, c’est manquer de discerne-
ment, car cela porte ensuite au trouble, à l’acédie et au murmure55.»
Mais ce cas de figure (l’excès d’action) demeure à l’époque une
exception. Il faut donc affirmer que, si la sémiologie demeure sem-
blable, l’étiologie de l’acédie a aujourd’hui changé de configura-
tion: non plus le défaut d’action, mais son adoration dans son
incarnation privilégiée, le travail.

2. L’amour-don, une dynamique ternaire


Affirmer que le BO affecte l’amour suppose qu’on clarifie celui-
ci. Amour ne s’entend pas ici en son sens actuel qui est seulement
sentimental, mais en un sens large, qui intègre à ce pôle passif
un pôle actif. L’italien connaît ces nuances, lui qui dit «je t’aime»
de deux manières: «Ti amo», dont la traduction est transparente;
«Ti voglio bene», littéralement: «Je te veux du bien». En ce second
sens, l’amour est initiative, générosité, gratuité, don de soi. Éner-
gie qui meut l’action de l’homme, l’amour-don (versus l’amour-
sentiment) peut donc être rapproché du BO et de l’acédie56.
Qu’entendre plus précisément par amour-don? Il est souvent
identifié au don de soi; on lui adjoint parfois la réception. Le
modèle anthropologique adéquat doit adjoindre un troisième terme,
médiateur, de sorte qu’il conjugue trois aspects qui sont aussi trois
moments: réception (don  1), appropriation (don  2) et donation
(don 3).

55. Barnasuphe, Jean de Gaza, «Lettre 621», dans Correspondance, éd.


F. Neyt, P. de Angelis-Noah, trad. L. Regnault, Solesmes, éd. de Solesmes, 1972,
p.  415. Saint Jean Climaque fait dire à l’acédie: «J’ai des mères nombreuses
et diverses: parfois l’insensibilité de l’âme, parfois l’oubli des réalités d’en-haut,
et parfois aussi l’excès dans les travaux» (L’Échelle Sainte, degré xiii, n. 16, trad.
Placide Deseille, coll. Spiritualité orientale 24, Bégrolles-en-Mauges, Abbaye de
Bellefontaine, 19872, p. 150).
56. Sur cette conception de l’amour, je me permets de renvoyer à P. Ide, Une
théologie de l’amour. L’amour, centre de la Trilogie de Hans Urs von Balthasar,
coll. Donner raison, Bruxelles, Lessius, 2012, p.  219s.; Une théo-logique du
don. Le don dans la Trilogie de Hans Urs von Balthasar, betl  256, Leuven,
Peeters, 2013, p. 513-518 et 681-704. A. Mattheeuws en a déterminé les impli-
cations dans la théologie sacramentelle et en morale conjugale: S’aimer pour
se donner. Le sacrement de mariage, Bruxelles, Lessius, 2004; Les «dons» du
mariage. Recherche de théologie morale et sacramentelle, Namur, Culture et
Vérité, 1996.

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LE BURN-OUT: UNE MALADIE DU DON? 273

Dans son sens français courant, le vocable «don» — par exemple,


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dans la locution usuelle «faire don»  — désigne l’action d’aban-


donner gratuitement quelque chose à quelqu’un. Par métonymie,
il s’applique à ce qui est donné. Comme bien des noms désignant
une action, le don s’étend ainsi à son effet et présente deux signi-
fications complémentaires: active, l’acte de donner; passive, le don
reçu ou le cadeau. Plus précis que le français, le latin exprime cette
dualité de sens par deux termes différents: donum  (actif) et datum
(passif).
Par ailleurs, le cadeau du donateur (donum passive sumptum),
si généreux soit-il, vient du dehors. Comment s’assurer qu’il ne fait
pas violence au bénéficiaire? La réponse habituelle considère le
donateur: qu’il propose le cadeau et respecte ainsi le récipiendaire.
Mais c’est la moitié de la réponse: encore faut-il que le bénéficiaire
se respecte et donc accueille (ou refuse) ce don en lui-même, le fasse
sien, c’est-à-dire se l’approprie et l’intériorise. Alors, il transforme
le donné en don, le don pour soi (don 1) en don à soi (don 2).
Si l’on se tourne vers le terme et but, un acte est d’autant plus
expressif de l’être et d’autant plus fécond d’autre que soi qu’il
jaillit du cœur intime et l’autocommunique. Par conséquent, entre
l’être passivement reçu et l’activité exercée par l’étant, entre datum
(don  1) et donum (don  3) s’insère une réalité intermédiaire qui
témoigne de son autonomie, elle-même ouverte en amont comme
en aval (don 2).
Toute créature est donc portée par un rythme à trois temps: récep-
tion, appropriation et donation. Or, loin d’être statiquement juxtapo-
sés, ces aspects du don s’articulent dynamiquement. En effet, celui-ci
obéit à une marche progressive, un processus: le don est d’abord reçu,
puis il est approprié, enfin, il est offert — le moment postérieur se
greffant sur le moment antérieur. Voilà pourquoi ces aspects du don
se présentent aussi comme de moments. L’«ontodologie» dont parlait
Claude Bruaire est aussi une «ontodo-génie».
Cette anthropologie du don ternaire est confirmée de façon
inattendue dans un important passage de la Constitution pastorale
Gaudium et spes: «(…) l’homme, seule créature sur terre que Dieu
a voulue pour elle-même [propter seipsam], ne peut pleinement se
trouver lui-même [seipsum] que par le don sincère de lui-même
[sui ipsius]57». On peut aussi l’illustrer à partir de deux images, que

57. Gaudium et spes 24, § 3. Souligné par moi. Voici le texte latin: «hominem,
qui in terris sola creatura est quam Deus propter seipsam voluerit, plene seipsum

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St Bernard de Clairvaux développe dans une homélie qui mériterait


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d’être citée en entier:


Un canal [canal] reçoit l’eau et la répand presque tout de suite.
Une vasque [conqua], en revanche, attend [exspectat] d’être remplie
et communique ainsi sa surabondance sans se faire de tort  [supera-
bundat sine suo damno communicat] (…). La charité veut cette abon-
dance [abundare] pour soi-même, afin de pouvoir la partager avec
tous; elle en garde pour soi une mesure suffisante [quantum sufficiat]58.
La conception du don ici proposée s’est déployée dans le cadre
de la Révélation. Voilà pourquoi elle se prononce aussi résolument
en faveur de la gratuité, c’est-à-dire de la capacité qu’a l’homme de
poser effectivement et pas seulement idéalement, un acte authenti-
quement désintéressé. Toutefois, il est aussi possible de la dévelop-
per de manière systématique d’un point de vue philosophique59,
voire de la conforter par un certain nombre d’études en sciences
sociales portant sur les comportements prosociaux60.

3. Enjeux
Mon hypothèse est que le BO gagne à être analysé à partir du
modèle ternaire de l’amour-don qui vient d’être proposé. Cette
hypothèse présente au moins trois grands intérêts.

invenire non posse nisi per sincerum sui ipsius donum». Un indice grammatical
éloquent accrédite cette structuration tripartite de la phrase: le terme latin ipsum,
voire seipsum apparaît trois fois en à peine deux lignes: «seipsam», «seipsum»,
«sui» suivi de «ipsius». La répétition semble tellement alourdir la formulation que
la traduction française s’empresse de l’alléger. Pourtant, ces pronoms possessifs
sont associés à chacun des trois moments du don: le premier à la réception, le
deuxième à l’appropriation et le troisième à la donation. Voilà pourquoi la nouvelle
traduction a honoré cette itération intentionnelle en l’ajoutant où elle manquait et
en la soulignant par des italiques. Cette importance est attestée par le rôle central
que Jean-Paul ii lui fait jouer dans son anthropologie et son éthique. Cf. P. Ide,
«Une théologie du don. Les occurrences de Gaudium et spes 24, § 3 chez Jean-
Paul ii», Anthropotes, 17/1 (2001), p. 149-178 et 17/2 (2001), p. 129-163.
58. Bernard de Clairvaux, «Sermons sur le Cantique» 18, dans Œuvres com-
plètes. xi. 2, trad. P. Verdeyen et R. Fassetta, SC 431, Paris, Cerf, 1998, p. 88-105.
59. Cf. P. Ide, Eh bien dites: don! Petit éloge du don, Paris, L’Emmanuel, 1997;
«Une éthique de l’homme comme être-de-don», Liberté politique 5 (1998), p. 29-48.
On trouve un développement systématique de cette intuition dans F. Jourdain de
Muizon, Une anthropologie personnaliste du don. Source philosophique et théolo-
gique de l’éthique sexuelle, conjugale et familiale, Université catholique de Lyon,
Faculté de théologie, Thèse de doctorat, sous la dir. de X. Lacroix, soutenance le
18 septembre 2014.
60. Cf., notamment, les études du psychologue C.D.  Batson synthétisées
dans son ouvrage The Altruism Question. Toward a Social Psychological Answer,
Hillsdale (New Jersey), Lawrence Erlbaum Associates, 1991.

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LE BURN-OUT: UNE MALADIE DU DON? 275

1. Le premier intérêt est explicatif. Certains modèles du BO sont


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tentés par une vision trop mécaniste. La traduction française par


«épuisement» est éloquente, mais trompeuse. Elle convoque impli-
citement une représentation hydraulique du genre: se remplir pour
ne pas se vider. Mais l’avènement du BO ne se réduit pas à un
videment progressif des réserves. Le parcours est autrement plus
aventureux, attestant la présence de la liberté. Bien entendu, les
études ne l’ignorent pas, mais analysent celle-ci surtout en terme de
coping, c’est-à-dire de stratégie défensive61. Or, dans la rythmique
triadique de l’amour-don, l’appropriation (don 2) correspond jus-
tement à ce moment intermédiaire qui transforme, si je puis dire, le
don reçu (don  1) en don de soi (don  3): conjuguant notamment
conscience, reconnaissance et mémoire, il est éminemment libre et
positif — et non pas défensif — à l’égard du don reçu.
2. Le deuxième enjeu est thérapeutique. L’intériorisation ou
l’appropriation du don reçu est le plus souvent le maillon le plus
faible dans la construction de l’amour-don62. Le mal dicte le remède,
ainsi qu’on le comprendra mieux avec l’article suivant qui appli-
quera ce qui vient d’être décrit sur le BO des actifs en général à
celui des agents pastoraux, notamment des prêtres.
3. Enfin, l’enjeu du BO est anthropologique. En effet, une de
ses conséquences les plus néfastes réside dans la suspicion qu’elle
invite à porter sur le don de soi. Des analyses pensent que si le
BO touche de manière privilégiée les personnes généreuses, il
faut déconstruire la générosité63. Un ouvrage nomme, parmi les
imaginations qui le provoquent, «l’enthousiasme et le don de soi
[dedizione]64». L’anglais gift ne signifie-t-il pas autant «don» que
«poison»?

61. Ce terme est une substantivation du verbe to cope with, qui signifie «faire
face». Il désigne «l’ensemble des efforts cognitifs et comportementaux, constam-
ment changeants, permettant de gérer les existences externes ou internes — spé-
cifiques à une situation — qui entament ou excèdent les ressources d’une per-
sonne» (R.S.  Lazarus, S.  Folkman, Stress, Appraisal and Coping, cité n.  11,
p. 14).
62. Un des rares ouvrages à s’intéresser en priorité aux remèdes du BO est
celui de S. Bataille, Se reconstruire après un burn-out. Les chemins de la rési-
lience, Paris, InterÉditions, 2013.
63. Cf. P. Chabot, Global Burn-out (cité n. 13), p. 103-106: «Le piège de la
compassion».
64. S. Cifiello, R. Pasquali, Stress e burn-out nel lavoro sociale ed educa-
tivo. Una ricerca tra gli operatori dei centri per handicappati gravi, Bologne,
clueb, 1989, p. 16.

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276 P. IDE

Faut-il passer de la pathologie du don à un don prétendument


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pathologique? Tout au contraire, nombre d’études rigoureuses


montrent que l’être humain est spontanément porté à l’altruisme,
terme scientifique et moins connoté pour dire le don gratuit de
soi65. Ce n’est donc pas le désintéressement qui est en cause, ce n’est
même pas sa démesure généreuse (car la mesure d’aimer est d’aimer
sans mesure), mais son imprudence (donner sans recevoir, donner
sans attendre la demande) et son impureté (donner en fonction du
retour — ce qui, justement, introduit une mesure). Le mal dicte
le remède. Le cheminement hors du BO devra veiller à sortir non
pas du don blessant, mais du don blessant pour retrouver le don
authentique, et conjurer ainsi le risque de céder au ressentiment
et à la suspicion contre la générosité. Bref, il s’agit de purifier le
don de soi, non de l’amputer. Le second article proposera des
moyens dans le cadre particulier de la pastorale des prêtres.

IV. — Conclusion

Après avoir brièvement rappelé l’origine du BO, nous en avons


décrit le trépied symptomatique. Il est donc apparu comme un
syndrome, non comme une maladie. Nous avons alors proposé
d’en approcher la nature comme l’origine: le BO serait une mala-
die de l’amour-don, précisément du don de soi. Cette affirmation,
rappelons-le, est une hypothèse de travail (sic!). Certes, elle est
cohérente avec l’anthropologie du don: celle-ci l’éclaire et celle-là
la confirme en retour. Toutefois, la corrélation n’est que de cohé-
rence — voire d’inférence — entre une affirmation universelle (la
constitution ontodologique de l’homme) et une application parti-
culière (le BO), en rien de déduction nécessaire. On pourrait ima-
giner d’autres conjectures: par exemple, le BO est une maladie de
la reconnaissance se traduisant par une hyperactivité. Il serait
donc précieux d’élaborer des protocoles pour, éventuellement, la
valider. On pourrait par exemple chercher à montrer que le don
de soi (don 3) est d’autant plus blessant que le don reçu (don 1) est
peu approprié (don 2). Si de telles études étaient concluantes, elles
montreraient la fécondité d’une coopération plus étroite entre
sciences sociales et anthropologie philosophique; elles attesteraient

65. Cf.  C.D.  Batson, The Altruism Question (cité n.  61), p.  174.  Cf.
M. Terestchenko, «Égoïsme ou altruisme? Laquelle de ces deux hypothèses
rend-elle le mieux compte des conduites humaines?», Revue du M.A.U.S.S.  23
(2004), p. 312-333.

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LE BURN-OUT: UNE MALADIE DU DON? 277

aussi que, à rebours d’une interprétation utilitariste et pragmatiste


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encore dominante, l’homme ne peut être adéquatement compris


que comme un être-de-don.

pi.roma@laposte.net Pascal Ide


Résumé.  —  Le burn-out (BO) touche aujourd’hui un pourcentage
impressionnant de la population active en Occident et bon nombre de
prêtres, religieux et agents pastoraux. Après avoir brossé une brève his-
toire de sa découverte, puis l’avoir décrit (syndrome regroupant l’épui-
sement émotionnel, la dépersonnalisation et la réduction de l’accomplis-
sement personnel), ce premier article propose une grille de lecture inédite
pour expliquer autant l’origine que la nature du BO: dans le contexte
d’une société du trop-plein, il serait une pathologie du don de soi. Pour
le montrer, il élabore un modèle de l’amour-don rythmé en trois temps:
la réception, l’appropriation et la donation. Un second article l’appli-
quera à la pastorale des prêtres qui, pour être l’un des secteurs le plus
concernés, est encore souvent l’un des plus oubliés.

Mots-clés. — burn-out, accomplissement personnel, donation, maladie,


acédie

P. Ide, Burnout: a Sickness from the Gift?


Summary. — Today, burnout affects a striking percentage of the active
population in the West and a good number of priests, religious and pas-
toral workers. Having outlined a short history of its discovery and then
describing it (a syndrome bringing together emotional exhaustion, deper-
sonalisation and the reduction of personal achievement), this first article
offers an original means of interpreting to explain as much the origin
as the nature of burnout: in the context of a society of excess, it would
be a pathology of the gift of self. To show this he works out a model
of the love-gift modulated in three times: reception, appropriation and
giving. A second article will apply it to the pastoral practice of priests
who, while being one of the sectors most concerned, is often one of the
most forgotten.

Keywords. — burnout, personal achievement, giving, sickness, acedia

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