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Marie-Madeleine était-elle la compagne de Jésus-Christ ?

Alain Houziaux
Dans Études théologiques et religieuses 2006/2 (Tome 81), pages 167 à 182
Éditions Institut protestant de théologie
ISSN 0014-2239
DOI 10.3917/etr.0812.0167
© Institut protestant de théologie | Téléchargé le 12/08/2023 sur www.cairn.info (IP: 88.124.128.154)

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ÉTUDES THÉOLOGIQUES ET RELIGIEUSES


81e année – 2006/ 2 – P. 167 à 182

MARIE-MADELEINE ÉTAIT-ELLE LA
COMPAGNE DE JÉSUS-CHRIST ?

Pourquoi l’Évangile de Philippe présente-t-il Marie-Madeleine comme la


compagne de Jésus-Christ ? Pourquoi Jésus lui donne-t-il des baisers ? Pour
Alain HOUZIAUX*, Marie-Madeleine est dans cet Évangile apocryphe une
figure de la Sagesse déchue dans le monde et Jésus-Christ, le Rédempteur, y
incarne le Fils de l’homme qui communique le souffle de ses baisers et de
son enseignement à la Sagesse dévoyée. Mais ils n’ont pas à connaître la
chambre nuptiale qui a pour fonction de permettre au commun des mortels
de reconstituer l’être humain androgyne. La question de savoir si le Jésus de
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l’histoire était marié reste entière.

Selon le Da Vinci Code de Dan Brown 1, Jésus aurait eu une compagne,


Marie-Madeleine, et une enfant d’elle, Sarah. Pour appuyer sa thèse roma-
nesque, le Da Vinci Code se base sur deux phrases d’un Évangile apocryphe
du milieu du IIe siècle après J.-C., c’est-à-dire nettement postérieur aux
Évangiles canoniques qui, eux, ont été écrits entre 60 et 90 après J.-C. Il
s’agit de l’Évangile de Philippe 2. Découvert à Nag Hammadi 3, cet Évangile
est issu du courant gnostique du christianisme primitif.
On ne sait pas trop quand est apparu le gnosticisme. C’est un courant de
pensée profondément influencé par la pensée philosophique et religieuse du

* Docteur en théologie et en philosophie, Alain HOUZIAUX est pasteur de l’Église réformée


de l’Étoile à Paris.
1. Traduction française éditée en 2003 par J. C. Lattès.
2. On peut penser qu’une partie des « sentences » de l’Évangile de Philippe remonte à la
communauté primitive de Jérusalem ou au christianisme des origines des environs d’Antioche.
Cf. J. D. DUBOIS in Jésus, de Qumran à l’Évangile selon Thomas, ouvrage collectif sous la
direction d’Alain HOUZIAUX, Paris, Bayard, 1999, p. 137. L’original daterait des années 150
apr. J.-C., mais il est probable que toutes les sentences de ce recueil ne datent pas de la même
époque.
3. Ces textes n’ont rien à voir avec les écrits esséniens découverts à Qumran. Ils sont beau-
coup plus tardifs et appartiennent à un courant de pensée tout à fait différent.

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monde grec. Ses premières manifestations sont antérieures à la naissance du


christianisme. Son fondateur, Simon le Mage, n’était pas chrétien. Ce n’est
qu’ultérieurement, au deuxième siècle de notre ère, que le gnosticisme est
devenu l’un des courants hérétiques du christianisme. Il a donné naissance à
de nombreux textes dont l’Évangile de Philippe qui date au plus tôt des
années 150 après J.-C., et l’Évangile de Thomas qui suscite aujourd’hui
beaucoup de curiosité et de fascination.
De fait, l’Évangile de Philippe fait référence à Myriam de Magdala
(Marie-Madeleine) et la présente comme la compagne de Jésus. Il dit d’abord
(sentence 32 4) : « Trois marchaient toujours avec le Seigneur : Marie, sa
mère, et la sœur de celle-ci, et Myriam de Magdala que l’on nomme sa com-
pagne, car Myriam est sa mère, sa sœur et sa compagne ». Et quelques pages
plus loin (sentence 55), il précise : « Le Seigneur aimait Myriam (c’est-à-dire
Marie-Madeleine) plus que tous les disciples et il l’embrassait souvent sur la
bouche. Les autres disciples le virent aimant Myriam et lui dirent “Pourquoi
l’aimes-tu plus que nous ?”. Le Sauveur répondit “Comment se fait-il que je
ne vous aime pas autant qu’elle ?” ».
Nous allons tenter de comprendre comment l’Évangile de Philippe a pu
rapporter ces propos et de quelle manière on peut les éclairer. Cela nous
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permettra, sinon de conclure que Jésus avait une compagne, du moins de
découvrir certains aspects de la pensée gnostique.

QUI ÉTAIT MARIE-MADELEINE ?

Peut-on déjà dire, d’après les Évangiles canoniques, que Marie-


Madeleine a une place particulière auprès de Jésus ? Marie (dite Madeleine)
faisait partie des femmes de Galilée qui suivaient Jésus et l’assistaient de
leurs biens, par gratitude pour une guérison obtenue. Le surnom de
Madeleine, accordé à Marie signifie probablement qu’elle était originaire de
Magdala (Mt 15, 39). Jésus l’avait libérée de sept démons (cf. Mc 16, 9), ce
qui ne signifie pas forcément qu’elle était une pécheresse.
Marie-Madeleine était-elle également Marie de Béthanie (la sœur de
Lazare et de Marthe qui, selon Lc 10, 38-41, écoute religieusement Jésus
pendant que Marthe s’affaire à lui préparer un repas) ou encore la pécheresse
anonyme de Lc 7, 36-50 (celle qui essuie les pieds de Jésus avec ses
cheveux) ? On peut en douter. L’Évangile de Jean distingue soigneusement

4. À la différence des Évangiles de Matthieu, Marc, Luc et Jean, l’Évangile de Philippe


n’est pas un récit continu. Il est constitué de « sentences » de quelques versets chacune. Ces
sentences n’ont, semble-t-il, aucun lien entre elles. Nous suivons la numérotation des sentences
donnée par l’édition de l’Évangile de Philippe de Jean-Yves LELOUP, Paris, Albin Michel, 2003.

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Marie-Madeleine de Marie de Béthanie. Et on ne peut pas davantage identi-


fier Marie-Madeleine à la pécheresse de Luc 7 car lorsque Luc la présente en
Lc 8, 2, il ne fait aucun lien avec la pécheresse de Lc 7. Les trois femmes
étaient donc vraisemblablement distinctes. Pourtant, par la suite, elles ont
souvent été confondues. C’est pourquoi on a fait de Marie-Madeleine l’ar-
chétype de la pécheresse (peut-être même de la prostituée) repentante et
pardonnée.
Ce qui est clair en tout cas, c’est que les Évangiles donnent une grande
place à Marie-Madeleine. Elle fait partie des femmes qui assistent à la cruci-
fixion de Jésus et découvrent le tombeau vide. De plus, et surtout, selon
Matthieu, Marc et Jean, Marie-Madeleine figure parmi les femmes qui, les
premières, reçoivent l’annonce de la résurrection, avant les disciples. Selon
l’Évangile de Jean, elle a même eu le privilège d’assister à la première appa-
rition de Jésus en personne (Jn 20, 1-18). C’est elle qui va ensuite annoncer
la résurrection du Christ aux disciples, en particulier à Pierre.
Ce n’est pas un hasard. Le récit de l’Évangile de Jean est très attentif aux
préséances au moment de la résurrection car elles sont significatives du rang
qui, dans l’Église primitive, devait être accordé à Pierre et à Jean (le disciple
que Jésus aimait), ainsi qu’à Marie-Madeleine, à qui il a voulu donner une
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place prépondérante.
Nous l’avons dit, le christianisme primitif était composé de courants très
divers. Pierre avait la primauté dans l’Église officielle judéo-chrétienne 5. En
revanche, le courant dit johannique (auquel appartient l’Évangile de Jean)
accordait une place fondamentale à Jean et à Marie-Madeleine 6 pour se diffé-
rencier de l’Église officielle. Ce courant avait une théologie spécifique sans
doute déjà influencée par le gnosticisme.
De fait, dans la littérature gnostique du deuxième siècle (Évangile de
Thomas, Sagesse de Jésus-Christ, Pistis Sophia, Dialogue du Sauveur, Évan-
gile de Marie, Évangile de Philippe), Marie-Madeleine a une place fonda-
mentale et même première, y compris par rapport à Pierre, ce qui est révéla-
teur des conflits entre le courant du christianisme « orthodoxe » (représenté
par Pierre) et le courant gnostique (représenté par Marie-Madeleine).
Donnons quelques exemples. Dans l’Évangile de Thomas, « Simon Pierre
dit aux disciples : que Marie (Madeleine) sorte de parmi nous, car les
femmes ne sont pas dignes de la Vie ». Dans la Pistis Sophia, Pierre se fâche
parce que Jésus dialogue principalement avec Marie-Madeleine. Dans les

5. C’est pourquoi Pierre a la première place dans le livre des Actes et dans l’ordre des
apparitions du Ressuscité donné par la première confession de la résurrection du Christ, celle
de Paul dans 1 Co 15.
6. Cf. François VOUGA, Les premiers pas du Christianisme, Genève, Labor et Fides, 1997,
p. 169 sqq.

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Dialogues du Sauveur, Marie-Madeleine fait partie, avec Jude et Matthieu,


du petit groupe qui reçoit une instruction particulière du Seigneur et elle est
louée comme une femme qui « connaît le Tout ». Enfin, dans l’Évangile de
Marie (Marie étant Marie-Madeleine et non Marie, mère de Jésus), Marie-
Madeleine est très clairement privilégiée par rapport à Pierre à qui elle doit
tout expliquer. « Pierre dit : “Est-il possible que le Maître se soit entretenu
ainsi avec une femme ? […] L’a-t-il vraiment choisie et préférée à nous ?”.
Alors Marie pleura […]. Lévi prit la parole et dit “Pierre, tu as toujours été
un emporté ; je te vois maintenant t’acharner contre la femme, comme
font nos adversaires. Pourtant si le Maître l’a rendue digne, qui es-tu pour la
rejeter ? Assurément le Maître la connaît très bien, il l’a aimée plus que
nous.” »
Donc, de deux choses l’une. Ou bien Marie-Madeleine a effectivement eu
une place importante dans le christianisme primitif des années 40 à 50 après
J.-C. mais ce rôle a été ensuite minimisé par l’Église officielle (sauf par le
courant johannique). Ou bien le gnosticisme, pour des raisons qu’il nous fau-
dra essayer de comprendre, a voulu lui « créer » un rôle primordial en dépit
du fait qu’elle était femme ou peut-être, nous le verrons, justement parce
qu’elle était une femme.
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Quoi qu’il en soit, insistons sur le fait que, dans les Évangiles gnostiques,
le Christ et le personnage de Marie-Madeleine sont des constructions théolo-
giques ; il en va de même pour ce qui nous est dit de leurs relations. Tout cela
n’a aucune valeur historique et nous n’apprenons rien sur les relations effec-
tives de Jésus et de Marie-Madeleine. Rappelons que l’Évangile de Philippe
a été écrit plus de cent vingt ans après la mort de Jésus.
Il nous faut donc nous demander pourquoi, dans les Évangiles gnostiques,
la première des disciples de Jésus est une femme, alors que, selon les Évan-
giles canoniques, les disciples de Jésus étaient tous des hommes. Et pour-
quoi, selon l’Évangile de Philippe, Jésus lui donne des baisers sur la bouche.

L’ENSEIGNEMENT ÉSOTÉRIQUE DE JÉSUS

Pour tenter de répondre à ces questions, il faut préciser un point. Dans les
Évangiles gnostiques, l’« Enseigneur » (le Christ) révèle un enseignement
secret et ésotérique à un disciple particulier et privilégié, qu’il soit homme ou
femme. Cela peut nous étonner. En effet, nous semble-t-il, Jésus a voulu prê-
cher pour tous, Juifs et païens, justes et injustes, et non pas seulement pour
quelques-uns. N’a-t-il pas dit : « Le soleil se lève sur les justes comme sur les
injustes et Dieu donne la bénédiction de la pluie sur les bons comme sur les
méchants » ? (Mt 5, 45).

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Pourtant, cette tradition d’un enseignement de Jésus réservé à quelques


disciples privilégiés est déjà présente dans les Évangiles canoniques eux-
mêmes. L’injonction « Que celui qui a des oreilles pour entendre entende »
serait la marque d’un enseignement révélé aux seuls disciples ou seulement à
certains d’entre eux. Cet enseignement portait sur des éléments qui risquaient
d’être mal compris ou qui pouvaient avoir une incidence politique 7.
Par la suite, les écrits gnostiques ont considérablement amplifié le mode
d’un enseignement de Jésus réservé à un initié, par exemple à Thomas dans
l’Évangile de Thomas, et à Marie-Madeleine dans l’Évangile de Marie et
l’Évangile de Philippe. C’est dans ce contexte qu’on peut comprendre les
baisers de Jésus à Marie-Madeleine mentionnés dans l’Évangile de Philippe.
Ils sont sans doute la marque du caractère confidentiel et intime de l’ensei-
gnement qui lui est dispensé. Dans la tradition juive de cette époque, le
baiser est la communication d’un souffle qui a pour fonction de faire naître
en chacun l’« être spirituel », c’est-à-dire l’être venu du souffle (pneuma en
grec, spiritus en latin) de Dieu 8. D’ailleurs, il est écrit dans l’Évangile de
Philippe (sentence 31) : « Celui qui se nourrit de la parole qui vient à la
bouche va vers son accomplissement. L’homme accompli devient fécond par
un baiser et c’est par un baiser qu’il fait naître. Et c’est pourquoi nous nous
embrassons les uns les autres et nous nous donnons mutuellement naissance
par l’amour qui est en nous 9. »
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Cette sentence éclaire sans ambiguïté la signification des baisers de Jésus
à Marie-Madeleine. En écoutant l’enseignement, Marie-Madeleine « se nour-
rit de la parole qui vient à la bouche ». On notera d’ailleurs que la sentence
31 qui donne le sens des baisers précède immédiatement la sentence 32 qui
présente Marie-Madeleine comme la « compagne » de Jésus.

LA SEXUALITÉ CHEZ LES GNOSTIQUES

Ainsi les baisers de Jésus à Marie-Madeleine n’impliquent vraisemblable-


ment rien de sexuel. Mais voyons maintenant en quel sens une femme,
Marie-Madeleine, a pu être désignée comme la « compagne » de Jésus.
Pourquoi est-ce une femme qui reçoit, de manière privilégiée, l’enseigne-
ment du Maître ?
Cela pose la question de la place de la femme, de la sexualité et du corps
chez les gnostiques. Il nous faut faire un peu de théologie gnostique sur ce
sujet.
7. Par exemple, Jésus demande toujours à ses disciples de garder le secret sur le fait qu’il
est le Messie.
8. Ainsi disait-on que Moïse était mort sur un baiser de Dieu.
9. Cf. Marie-France ETCHÉGOIN et Frédéric LENOIR, Code Da Vinci : l’enquête, Paris,
Robert Laffont, 2004, page 133.

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Pour les gnostiques, l’être humain a été précipité de la lumière de l’au-


delà dans ce monde qui est considéré comme fondamentalement mauvais. Il
importe qu’il le quitte au plus tôt pour rejoindre le monde de la lumière. Les
gnostiques sont donc animés d’une hostilité déclarée vis-à-vis du monde et
n’ont que mépris vis-à-vis du corps et de la sexualité. L’un des écrits gnos-
tiques, le Livre de Jehu le dit clairement (II, 45) : « Marchez et trouvez un
homme ou une femme en qui sera tarie la source principale du mal : avoir
couché avec une personne du sexe opposé 10. »
Mais, paradoxalement, ce refus du monde et du corps a pu aussi faire de
l’excès sexuel une forme d’exercice et d’obligation 11. L’excès est recom-
mandé dans le but d’épuiser les possibilités de la chair et par là même d’en
être libéré. Il faut que les âmes acquittent leur dette vis-à-vis du monde et
soldent tout leur dû en épuisant tout ce qui est de corps et de chair pour
qu’elles puissent ensuite être remises en liberté et retourner dans l’au-delà,
c’est-à-dire dans le monde de la lumière d’où elles viennent 12.
Mais il faut noter que cette conception n’est jamais attestée par les écrits
gnostiques eux-mêmes. Seuls les Pères de l’Église (tel Irénée de Lyon) en
font état dans leur écrits polémiques.
En tout état de cause, ce « devoir de luxure » ne peut en rien concerner
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Jésus puisqu’il est présenté par les textes gnostiques comme le Fils de Dieu.
Il n’est nullement soumis à la chair, il est déjà un être spirituel. Son corps
physique n’est en fait qu’un corps « pneumatique » et « psychique ».
D’ailleurs, dans l’Évangile de Philippe, Marie-Madeleine est présentée
comme étant à la fois « la mère, la sœur et la compagne de Jésus ». Cela
montre bien qu’il faut vraisemblablement reconnaître à chacun de ces termes
un sens uniquement spirituel 13. Si la relation que Jésus avait avec Marie-
Madeleine était de nature sexuelle, elle serait vraiment calamiteuse et
doublement incestueuse ! On notera d’ailleurs que les Évangiles canoniques
et les écrits de Paul donnent déjà un sens symbolique à des mots tels que
« mère », « frère », « sœur », « époux », « fiancé » 14.

10. Cité par Antonio PINERO, L’autre Jésus, Paris, Seuil 1996, p. 114.
11. Jean-Yves LELOUP, dans Tout est pur pour celui qui est pur, Paris, Albin Michel, 2005,
considère peut-être à juste titre qu’il y a dans toutes les hérésies l’expression d’une conception
du corps et de la sexualité que nous refoulons.
12. IRÉNÉE DE LYON, Adversus hereses, I, 25, 4, cité par Hans Jonas, La religion gnostique,
Paris, Flammarion, 1978, p. 356.
13. Notons cependant que dans la sentence 42 le mot « compagne » évoque clairement une
relation sexuelle.
14. Ainsi Jésus dit (Mt 12, 50) : « Quiconque fait la volonté de Dieu est mon frère, ma sœur
et ma mère. » Et Paul écrit (2 Co 11, 2) « Je vous ai fiancés à un seul époux pour vous présenter
à Christ comme une jeune fille pure. »

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MARIE-MADELEINE, FIGURE DE LA SAGESSE (SOPHIA)

Mais tout cela ne répond pas à la question : pourquoi est-ce à une femme
que le Christ dispense, de manière privilégiée, son enseignement alors que le
gnosticisme était semble-t-il misogyne et globalement ascétique ?
Notons d’abord qu’il y a eu un précédent dans le courant gnostique. Cela
nous mettra peut-être sur la voie. Celui que l’on considère en général comme
le fondateur du gnosticisme, Simon le Mage, contemporain de Jésus (le Livre
des Actes le mentionne) vivait avec une femme nommée Hélène. Ils
formaient un couple, au sens sexuel du terme. Certains théologiens ortho-
doxes de l’époque et, semble-t-il, Simon lui-même présentent Hélène comme
une prostituée. Selon Simon, elle incarne la Sagesse (Sophia) divine et
déchue, qui est descendue dans le monde, alors que lui, Simon, se déclarait
être lui-même Dieu le Père 15.
Ce précédent permettrait d’établir un parallélisme entre le couple de
Simon et Hélène d’une part et celui de Jésus et Marie-Madeleine d’autre part.
De fait, l’Évangile de Philippe présente Jésus comme le Fils de Dieu et
Marie-Madeleine comme une incarnation de la Sagesse, et aussi comme la
« compagne » de Jésus. De plus, elle a souvent été présentée elle aussi
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comme une ancienne prostituée.
Mais n’allons pas trop vite. Pour éclairer notre problème, il importe
d’abord de dire un mot de cette Sagesse-Sophia (également appelée Ennoïa).
Nous entrons là dans le dédale de la mythologie gnostique. La Sophia est une
émanation de Dieu qui s’incarne dans le monde. Elle jaillit hors du Dieu Un,
le Père, et, à la demande de celui-ci, elle descend dans le monde (les régions
inférieures). Mais là, elle tombe dans le piège que lui tendent les forces du
chaos qui cherchent à lui prendre la portion de lumière qui est en elle. Elle
est retenue captive sans pouvoir remonter vers le Père. Elle est enfermée
dans la chair humaine et elle y migre pendant des siècles, d’un corps féminin
à un autre, et elle devient finalement prostituée. Pour Simon, elle s’est finale-
ment incarnée en Hélène 16 et, pour l’Évangile de Philippe en Marie-
Madeleine 17. Mais Dieu lui-même vient sous l’apparence d’un homme pour
la relever et la délivrer de ses liens. Et le Christ, qui est le Fils du Père, parti-
cipe en sa qualité de Sauveur au retour de la Sophia auprès de celui qui l’a
engendrée.
On peut maintenant comprendre pourquoi, dans les Évangiles gnostiques,
la première disciple de Jésus est une femme, Marie-Madeleine. C’est parce
qu’elle représente une incarnation de la Sophia déchue dans le monde. Et, de

15. Émile GILLABERT, Jésus et la gnose, Paris, Dervy, 1981, réédition 1991, p. 60.
16. IRÉNÉE, op. cit., I, 23, 2, cité par Hans Jonas, op. cit., p. 147.
17. Ce n’est jamais exprimé clairement, mais la sentence 55 peut être comprise en ce sens.

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fait, Marie-Madeleine a sans doute très tôt 18 représenté l’image d’une femme
pécheresse (peut-être prostituée) convertie par le Christ et guérie par lui de
ses démons. Marie Madeleine avait ainsi toutes les caractéristiques voulues
pour devenir une incarnation et une figure symbolique de la Sagesse-Sophia.
Elle était femme, elle avait été possédée par les démons et elle en avait été
sauvée et délivrée par Jésus (Mc 16, 9).
Marie-Madeleine, en tant que femme et pécheresse de surcroît, représente
la perdition dans le monde. Mais par son acceptation de la connaissance que
lui apporte Jésus, l’Enseigneur issu de Dieu, le Fils du Père, elle se métamor-
phose au cours d’une évolution positive, elle quitte l’absurdité de la matière,
et atteint la connaissance et le salut 19. Le baiser de Jésus à Marie-Madeleine
représente le baiser rédempteur du Sauveur à la Sophia.
D’ailleurs le texte de la sentence 55 de l’Évangile de Philippe le montre
clairement. Ce texte commence par dire : « La Sagesse (Sophia) que l’on
croyait stérile est la mère des Anges. » Et il ajoute immédiatement « La com-
pagne du Fils est Myriam de Magdala. L’Enseigneur aimait Myriam plus que
tous les disciples, il l’embrassait souvent sur la bouche. » Si la Sophia cesse
d’être stérile, si elle devient la mère des anges et est délivrée de l’esclavage
de la chair, c’est parce que l’Enseigneur embrasse sur la bouche Marie-
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Madeleine qui en est l’incarnation. Si Marie-Madeleine est considérée
comme la « compagne » du Fils, c’est parce qu’elle est l’incarnation de la
Sophia. Ils sont l’un et l’autre, chacun à leur manière, des incarnations du
Dieu Un. Et le Fils de l’homme vient dans le monde pour être le Rédempteur
de la Sophia.
La sentence 54 qui précède immédiatement le texte que nous venons de
citer éclaire aussi cette lecture. Elle présente le Christ comme un teinturier
qui rend blanches les couleurs qui ont été jetées dans un chaudron. Et c’est
ainsi qu’en l’embrassant sur la bouche, il rend blanche et immaculée Marie-
Madeleine (la Sophia) qui « en a vu de toutes les couleurs » dans le chaudron
du monde de la chair.
Nous aurions donc là une clé pour comprendre la sentence énigmatique
de l’Évangile de Philippe. Le Christ est le Rédempteur qui communique le
souffle de son baiser et de son enseignement à la Sophia dévoyée et perdue
que représente Marie-Madeleine, et ce pour la conduire au salut.
Mais ce serait sans doute trop facile d’en rester là. En effet, un autre texte
imputé au courant gnostique semble, à première lecture, faire de Jésus un
gourou un peu ambigu et même quelque peu fornicateur. Épiphane, théolo-

18. La confusion entre Marie-Madeleine, Marie de Magdala et la pécheresse de Luc date


peut-être de la toute première tradition chrétienne.
19. Cf. Antonio Pinero, op. cit., p. 114.

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gien orthodoxe du IIIe siècle et adversaire acharné des gnostiques, rapporte


avec beaucoup d’indignation les propos d’un écrit gnostique intitulé Les
grandes questions concernant Marie (et qu’on n’a jamais retrouvé) : « Jésus
fit à Marie [Madeleine] une révélation en l’emmenant sur la montagne et en
priant ; puis il sortit de ses côtes une femme et commença à s’unir à elle, et
ainsi, en vérité, prenant sa semence, il montra que “c’est ainsi que nous
devons faire si nous devons vivre”. Et lorsque Marie s’est écroulée au sol,
confuse, il la releva et lui dit “Pourquoi as-tu douté, ô femme de peu de
foi”20. »
Un autre texte gnostique, l’Évangile de Thomas, semble également faire
état d’une relation intime de Jésus avec une femme, Salomé, qui peut sans
doute être identifiée à Marie-Madeleine 21. Il convient de citer ce texte en
entier (sentence 65). « Deux se reposeront sur un lit : l’un mourra, l’autre
vivra. Salomé dit : “Qui es-tu homme ? Est-ce en tant qu’issu de l’Un que tu
es monté sur mon lit et que tu as mangé à ma table ?” Et Jésus répond :
« Je suis celui qui vient de Celui qui m’est égal. Quand le disciple est désert,
il sera rempli de lumière ; mais quand il est partagé, il sera rempli de
ténèbres. » »
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LA CHAMBRE NUPTIALE

Pour comprendre la nature de la relation de Jésus avec Marie-Madeleine


dans l’Évangile de Philippe, il faut insister sur un autre point. Jésus est consi-
déré par cet Évangile, et de façon plus générale par le courant gnostique,
comme le « Fils de l’homme ».
Pour comprendre ce que signifie ce titre, il faut remonter à Adam et Ève et
voir comment les gnostiques comprenaient le récit biblique de Genèse 2, 3 qui
raconte leur désobéissance. Pour les gnostiques, le premier être humain, Adam,
est androgyne (à la fois homme et femme, il est en fait antérieur à la division
de l’humanité en deux sexes). Ce n’est qu’au moment de la chute que s’opère
la différenciation sexuelle entre le masculin (Adam) et le féminin (Ève).
Il s’agit là d’une théorie directement issue d’un mythe de Platon 22. Le
premier être humain (Anthropos) était céleste et à l’image de Dieu, mais

20. ÉPIPHANE, Panariom 26, 8, 2-3, cité dans H. C. PUECH, Les Évangiles gnostiques. Le
Da Vinci Code fait référence à ce texte au chapitre 60.
21. Selon les Évangiles canoniques, Salomé est la mère de Jacques et de Jean. Elle est
présente avec Marie-Madeleine au moment de la crucifixion de Jésus (Mc 15, 40). Selon de
nombreux commentateurs, elle doit être identifiée à Marie-Madeleine, du moins dans l’Évan-
gile de Thomas. Cf. P. J. RUFF, Marie de Magdala, Nîmes, Lacour, 2004, p. 99.
22. Il s’agit du mythe d’Aristophane dans Le Banquet, 189c-193a ; voir G. Droz, Les
mythes platoniciens, Paris, Seuil, 1992, p. 34-48.

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séparé en un homme et une femme par la chute, il est devenu terrestre. La


chute dans le monde et l’immersion dans le péché sont identifiés à la sexuali-
sation de l’Anthropos. Le salut, pour les êtres sexués est de reconstituer
l’unité primordiale de l’Anthropos.
Dans l’un des courants du judaïsme tardif (représenté en particulier par le
philosophe juif Philon d’Alexandrie, contemporain de Jésus), cette idée est
déjà présente. Elle est appliquée à la lecture des deux premiers chapitres de la
Genèse. Il y aurait deux figures d’Adam : d’abord celle de Genèse 1, 27 qui
caractérise l’Anthropos parfait, à l’image de Dieu, à la fois mâle et femelle,
et ensuite celle de Genèse 2 selon laquelle Adam, aux côtés d’Ève, est à l’ori-
gine de la chute.
Ajoutons que cette conception permet de comprendre le sens de « Fils de
l’homme », un des titres donnés à Jésus-Christ par le christianisme primitif
tant orthodoxe que gnostique. On s’est beaucoup interrogé sur sa significa-
tion. En fait, il faut très vraisemblablement le mettre en relation avec
l’Anthropos d’avant la chute et d’avant la différenciation sexuelle. Le Christ
est considéré comme la manifestation et l’incarnation de l’Anthropos. Il est
cet Anthropos lui-même ou du moins son « fils », c’est-à-dire son expression.
Et c’est à ce titre qu’il vient sauver les humains que la chute a rendu captifs.
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De fait, selon les Évangiles canoniques, Jésus-Christ a, semble-t-il, la convic-
tion d’accomplir la mission de ce Fils de l’homme, c’est-à-dire de
l’Anthropos d’avant la chute. Cette mission est de venir dans le monde pour
sauver les pécheurs, l’Anthropos d’avant la chute se portant au secours des
hommes et des femmes d’après la chute.
Cette théologie du Christ Fils de l’homme est particulièrement présente,
on ne s’en étonnera pas, dans l’Évangile de Jean, celui qui est le plus
influencé par la pensée grecque 23. Peut-être permet-elle d’éclairer en particu-
lier le récit que donne Jean de la rencontre du Christ ressuscité avec Marie-
Madeleine. Elle prend d’abord le Christ pour un jardinier ; or, Adam avant la
chute était le jardinier du jardin d’Éden. Ainsi le fait que le Christ ressuscité
soit pris pour un jardinier semble renvoyer au fait qu’il est considéré par Jean
comme le Fils de l’homme, le nouvel Adam, et qu’il tient ce rôle auprès de
Marie-Madeleine.
Venons-en maintenant à l’influence que cette conception a pu avoir dans
la pensée gnostique et en particulier dans l’Évangile de Philippe. C’est ce qui
nous permettra de comprendre le sens du mystère de la « chambre nuptiale ».
Pour le gnosticisme, comme pour le mythe de Platon, la chute de l’être

23. Cf. O. CULLMANN, Christologie du Nouveau Testament, Neuchâtel/Paris, Delachaux &


Niestlé, 1958, p. 118-166.

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humain est dans la différenciation sexuelle 24, et le salut pour les hommes et
les femmes d’ici-bas est de devenir (ou de redevenir) l’Anthropos androgyne.
Le Christ, le Fils de l’homme, c’est-à-dire la manifestation issue du Dieu Un
et de l’homme d’avant la chute, a pour mission de conduire vers le salut les
êtres humains enfermés, depuis la chute, dans la division sexuelle. Il le fera
en leur enseignant à reconstruire en eux et entre eux, par l’accouplement (pas
forcément sexuel) entre mâle et femelle, l’Anthropos androgyne primordial.
Il est intéressant de citer dans ce contexte le « logion 25 » 114 de l’Évan-
gile de Thomas qui dit : « Toute femme qui se fera Anthropos entrera dans le
Royaume ». Selon Pierre Geoltrain 26, spécialiste de la pensée gnostique, cette
parole « nous renvoie en fait à ce qui est à l’origine de la déchéance humaine,
aux yeux des gnostiques : non pas la création d’Adam à partir de la matière,
mais bien la séparation entre sexes masculin et féminin qui entraîne à la fois
l’ignorance (puisque Adam et Ève n’ont plus droit à l’Arbre de la
Connaissance) et la mort (puisque l’humanité voit sa vie désormais limitée).
Dès lors, tout ce qui exprime la possibilité de l’androgynie, de la non-
distinction du masculin et du féminin est, pour les gnostiques, un pas vers le
retour à l’unité première qui permettra à l’âme d’être sauvée. » Ainsi, pour
devenir Anthropos et être ainsi sauvé dans le plérôme du Royaume, l’être
humain doit intégrer la polarité qui lui est complémentaire, le masculin chez
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la femme et le féminin chez l’homme.
L’Évangile de Philippe, lui aussi, soutient que les maux de l’humanité
sont la conséquence de la différence des sexes et de la destruction de
l’Anthropos. Il explique : « Lorsque Ève faisait encore partie d’Adam, la
mort n’existait pas. Quand Ève a été séparée d’Adam, la mort s’est mise à
exister. Si Adam devient à nouveau complet et retrouve sa forme ancienne, la
mort cessera d’exister » (sentence 71).
L’Évangile de Philippe utilise l’image de la « chambre nuptiale » comme
métaphore de l’union entre l’homme et la femme permettant la réinstauration
de l’Anthropos. « Ce qui donne consistance à l’Anthropos, c’est une relation
intime et durable. Faites l’expérience d’une étreinte pure […]. Parmi les
esprits impurs, certains sont masculins, d’autres féminins. Les masculins sont
ceux qui s’unissent aux âmes qui habitent une forme féminine, les féminins
sont ceux qui s’unissent aux âmes qui habitent un corps masculin » (Évangile
de Philippe, sentences 60 et 61).
La dernière sentence de l’Évangile de Philippe (sentence 126) va dans le
même sens : « Ceux qui étaient séparés pourront de nouveau s’unir et se

24. Cf. en particulier Évangile de Philippe, sentence 42.


25. L’Évangile de Thomas se présente comme un recueil de « paroles » (« logia ») de
Jésus. Chacune de ces paroles est un « logion ».
26. Pierre GEOLTRAIN, in Jésus, de Qumran à l’Évangile selon Thomas, op. cit., p. 148.

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féconder. Tous ceux qui pratiqueront l’étreinte sacrée allumeront la lumière,


ils n’engendreront pas comme on le fait dans les mariages ordinaires qui se
font dans l’obscurité. »
Ainsi, dans le plérôme, et plus précisément dans la chambre nuptiale
céleste, les élus s’unissent avec leur conjoint respectif (on pourrait dire leur
« moitié »). Mais cette conception du salut donne-t-elle une force rédemp-
trice à l’union sexuelle d’ici-bas ? Rien n’est moins sûr. Dans l’Évangile de
Philippe, le mariage ici-bas ne peut être que le signe et la préfiguration de
ces épousailles célestes. Les relations sexuelles d’ici-bas (l’« étreinte ordi-
naire ») restent une tache. Le mariage d’ici-bas est souillé alors que le
mariage céleste et immaculé est un vrai mystère (Évangile de Philippe, sen-
tence 122).

LE CHRIST ET MARIE-MADELEINE ONT-ILS CONNU LA CHAMBRE NUPTIALE ?

Faudrait-il en conclure que Jésus et Marie-Madeleine aient, dans la


chambre nuptiale, voulu reconstituer l’Anthropos pour être ainsi sauvés ? La
relation entre Jésus et Marie-Madeleine (ou Salomé dans l’Évangile de
Thomas) ne doit pas, à mon sens 27, être comprise selon la forme de la
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chambre nuptiale, ni celle de l’« étreinte ordinaire » (cf. les termes de la
sentence 122) ni même celle du « mariage céleste ». En effet, cette chambre
nuptiale est faite pour les êtres humains qui sont mâles ou femelles. Elle doit
leur permettre de retrouver leur moitié pour recomposer l’Anthropos. Or le
Christ est le Fils de l’homme, c’est-à-dire une manifestation et une régéné-
rescence de l’Anthropos androgyne primordial. Il est lui-même l’Anthropos
qui a pris la forme ou plutôt l’apparence d’un homme masculin. De ce fait, il
n’a besoin de s’accoupler ni avec Marie-Madeleine ni avec Salomé pour
reconstituer l’Anthropos. De plus, puisqu’il est le Fils de l’Anthropos, il n’est
pas vraiment masculin. Il n’a donc pas à s’unir avec Marie-Madeleine pour
lui communiquer l’élément masculin qui lui manque.
Ainsi, la relation du Christ et de Marie-Madeleine doit être comprise tout
autrement que par la métaphore de la chambre nuptiale. Jésus, l’Enseigneur,
et Marie-Madeleine ne sont pas sur le même plan. Leur relation n’est pas une
relation de couple. Elle est à sens unique. Le Fils de l’homme fait naître
l’Anthropos en Marie-Madeleine par une relation unilatérale qui n’est pas
celle de la chambre nuptiale. Par ses baisers, le Fils de l’homme communique
à Marie-Madeleine le souffle de l’Anthropos qui est en lui.

27. Je me différencie ici de certains commentateurs du Da Vinci Code et de l’Évangile de


Philippe (puisque, souvent, ce sont les mêmes !) ; cf. Susan HASKING, in Les secrets du Code
Da Vinci, Dan BURSTEIN, dir., Grainville, City Editions Documents, 2004, p. 58-67.

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Comme le dit la sentence 120 de l’Évangile de Philippe « L’Enseigneur


est le Fils de l’homme », « le Fils de l’homme a reçu la puissance d’engen-
drer ». On peut dire que le Christ engendre l’Anthropos en Marie-
Madeleine ? Mais, pour ce faire, il n’a pas à s’accoupler avec elle. D’après
mon interprétation, la relation entre le Christ et Marie-Madeleine doit être
comprise selon le schéma Fils de l’homme-Sophia. Le Christ qui est le Fils
du Père participe en sa qualité de Sauveur et de Fils de l’homme au retour de
la Sagesse auprès du Père qui l’a engendrée. Puisque « la Sophia est stérile
sans le Fils » (Évangile de Philippe, sentence 36), le Fils doit engendrer dans
la Sophia son salut et sa fécondité. Mais la notion d’engendrement est tout
autre que celle d’union sexuelle. D’ailleurs, un autre texte gnostique, la Pistis
Sophia (sentence 113) dit que Marie-Madeleine, au contact de l’enseigne-
ment de Jésus (l’Évangile de Philippe pourrait dire « grâce aux baisers de
Jésus ») « sent grandir en elle l’Anthropos et, s’identifiant à lui, elle com-
prend le Tout ».
Ainsi, rien ne peut laisser supposer dans les Évangiles gnostiques que
Jésus et Marie-Madeleine ont connu la chambre nuptiale que ce soit celle
d’en bas ou celle d’en haut. Le texte apparemment scandaleux des Grandes
questions concernant Marie, pas plus que celui de l’Évangile de Thomas
(concernant le Christ et Salomé) ne s’opposent à cette lecture. Dans le pre-
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mier, le Christ montre à Marie-Madeleine que l’accouplement pour reconsti-
tuer l’Anthropos est une tâche qui incombe au commun des mortels (dont il
ne fait pas partie). Le deuxième texte énonce que, de deux personnes repo-
sant sur le même lit et partageant la même table, l’une accueillera le Fils de
l’Un et l’autre non. Cela signifie que de deux personnes participant à la
même condition, l’une bénéficiera de l’engendrement de l’Anthropos en elle
et l’autre pas. L’une sera sauvée et l’autre non (ce qu’on peut rapprocher de
Mt 24, 40 et Lc 17, 34). L’une, ajoute le texte, cessera d’être stérile et
déserte, et l’autre non.
Que le gnosticisme soit un courant docète devrait achever de nous
convaincre, si besoin était : il considère que l’humanité (et donc la masculi-
nité) du Christ n’est en fait qu’une apparence 28. Il ne participe pas au monde
de la chair et de la sexualité. Pour les gnostiques, le Jésus de l’histoire a porté
un corps qui n’avait aucune corruption et dont la nature était « pneuma-
tique ».
Ajoutons un point pour être complet. Toujours à propos de cette fameuse
relation entre le Christ et Marie-Madeleine, on s’est demandé si le gnosti-
cisme avait été influencé par la conception païenne (assyrio-babylonienne et
grecque) des mariages entre dieux et spécialement entre le Ciel et la Terre

28. « Docète » vient de dokein qui signifie « faire semblant » et « paraître ». Jésus-Christ
paraît être un homme.

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fécondée. C’est improbable, mais puisque le Da Vinci Code fait référence à


ces hiérogamies, rappelons succinctement leur signification. Les hiérogamies
ont pour but, entre autres, d’expliquer l’engendrement de l’univers et de
servir de modèle et de consécration aux mariages humains. Les fidèles se
vouent également à l’union avec les dieux (ou les déesses) soit par l’absti-
nence, soit par un accouplement mystique. Cet accouplement peut aussi être
consommé charnellement grâce à des représentants des dieux ou des déesses
(prêtres, prêtresses, prostitués sacrés des deux sexes). Mais répétons-le, ces
conceptions et ces pratiques ne concernent pas la relation du Christ avec
Marie-Madeleine.
En revanche, il est possible que ce mythe des hiérogamies ait influencé le
gnosticisme de Simon le Mage et puisse expliquer son union sexuelle avec
Hélène. Mais, rappelons-le, le gnosticisme de Simon le Mage n’est pas chré-
tien, et il est très différent, dans son inspiration, du gnosticisme chrétien de
l’Évangile de Philippe. Le Christ n’est pas un dieu plus ou moins païen sus-
ceptible de s’accoupler. Il est le Fils de l’homme, c’est-à-dire la manifesta-
tion de l’Anthropos androgyne.

QUELQUES POINTS CONCLUSIFS


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Que peut-on conclure à propos de cette enquête sur la relation du Christ et
de Marie-Madeleine dans le gnosticisme ? La description de leur relation est
totalement indépendante de celle de la « chambre nuptiale ». Elle doit être
comprise selon la symbolique de l’engendrement. Le Christ engendre le salut
en Marie-Madeleine. Le Christ est le Fils de l’homme et Marie-Madeleine
doit vraisemblablement être considérée comme une incarnation de la
Sagesse-Sophia et la description de leur relation doit être comprise dans ce
contexte.
Certes, le précédent de Simon le Mage et de sa compagne Hélène pourrait
inciter à penser que l’Évangile de Philippe voyait en Jésus-Christ et Marie-
Madeleine (Sophia) un couple de même nature. Mais, à mon sens, ce serait
faire fausse route. Simon le Mage et sa compagne Hélène avaient des liens
sexuels alors qu’ils prétendaient l’un et l’autre incarner et représenter des
êtres divins, Dieu lui-même pour Simon, la Sophia pour Hélène. Simon a été
l’un de ces nombreux maîtres de sagesse qui, tout en se prenant pour Dieu,
s’autorisaient cependant les plaisirs de la chair en invoquant des motivations
métaphysiques et spirituelles. L’histoire nous montre que ce mélange des
genres a été fréquent et qu’il s’est perpétué jusqu’à nos jours dans bien des
courants ésotériques, pseudo-gnostiques et sectaires.
Mais, pour les gnostiques chrétiens de l’Évangile de Philippe, la relation
du Christ et de Marie-Madeleine est conçue et présentée selon un tout autre
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schéma. Le Fils de l’homme communique unilatéralement à Marie


Madeleine son enseignement par sa parole, et son souffle par ses baisers.
C’est ainsi qu’il engendre en elle l’Anthropos qui est sa rédemption.
En tout état de cause, quand bien même l’Évangile de Philippe aurait
imaginé des relations sexuelles entre l’Enseigneur et la Sophia, celles-ci
seraient à comprendre en fonction de la fantasmatique pseudo-théologique
qu’il développe à propos de ces deux personnages ; elles n’auraient rien à
voir avec le type de relation que Jésus et Marie-Madeleine ont pu effective-
ment avoir au cours de leur existence historique, cent vingt ans avant la
rédaction de cet Évangile ; elles seraient une pure construction symbolique et
théologique. En effet, dans l’Évangile de Philippe comme dans les autres
textes de la même époque, il n’y a aucune prétention historique et biogra-
phique et aucune référence à la vie du Jésus historique.
Bien que le Nouveau Testament (qui recueille incontestablement les
textes les plus anciens dont nous disposions à propos du Jésus historique) ne
nous dise rien à ce sujet, plusieurs arguments 29 ont été avancés pour soutenir
l’hypothèse d’un Jésus marié. (1) Jésus était soumis à ses parents pendant sa
jeunesse. Dans ces conditions, il est plus que probable que ceux-ci ont cher-
ché pour lui une épouse car, à l’époque, le mariage était un commandement
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de Dieu et une obligation morale et sociale. (2) Lorsque Paul prône le célibat,
il dit expressément : « Je n’ai point d’ordre du Seigneur ». Il parle donc en
son nom personnel (1 Co 7, 25). Si Jésus avait été célibataire, Paul n’aurait
pas manqué de se réclamer de son exemple. (3) Jésus se considérait et était
considéré comme un « rabbi ». Or, tous les rabbis de l’époque de Jésus
étaient mariés. Et, selon le Talmud, le seul qui ne l’ait pas été, Ben Azaï, qui
vivait au IIe siècle de notre ère, a été vivement critiqué. Or, aucun reproche
n’est rapporté concernant le célibat de Jésus. (4) D’autres maîtres spirituels
de l’époque, entre autres Simon le Mage, avaient une compagne, et ce bien
qu’ils se prétendissent engendrés par Dieu lui-même. (5) Ce n’est pas parce
que les Évangiles ne nous disent rien de son mariage qu’on peut affirmer
qu’il n’était pas marié. Dans les textes de cette époque (et en particulier dans
les Évangiles canoniques), rien n’est dit des épouses des sages contempo-
rains ni des épouses des disciples de Jésus. Ce n’est qu’incidemment que
l’Évangile mentionne la belle-mère de Pierre (Mc 1, 30) et que Paul
mentionne que les apôtres, les frères du Seigneur et Pierre étaient accompa-
gnés de leurs épouses (1 Co 9, 5). (6) On peut supposer que, bien qu’il ait été
marié, Jésus était déjà veuf au début de son ministère, alors qu’il avait une
trentaine d’années. Mais il n’avait sûrement pas eu d’enfants, sinon ce fait

29. Je renvoie évidemment au sublime prologue qui évoque la vie « originellement » intra-
divine du Logos puis sa venue dans le monde et le devenir-chair qui lui fit « planter sa tente
parmi nous » (Jn 1, 14).

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serait intervenu dans les querelles de succession qui ont suivi sa mort et
aurait été mentionné à ce titre. À l’inverse, les arguments avancés pour soute-
nir l’hypothèse d’un Jésus célibataire s’appuient sur le constat que son
époque a été, du point de vue de la sexualité et du mariage, une époque char-
nière. (1) Déjà avant Jésus, les Esséniens ne se mariaient pas. Cela montre
bien que l’abstinence était pratiquée. (2) Jésus croyait à la venue imminente
du Royaume de Dieu. Cela pouvait l’inciter à refuser le mariage. (3) Jésus
s’est très vraisemblablement considéré comme le Fils de l’homme et, à ce
titre, s’il représentait la manifestation de l’anthropos androgyne, il a pu
considérer qu’il n’avait pas besoin de se marier. (4). Très vite après Jésus, un
discours valorisant le célibat et la virginité a pu se répandre pour des raisons
religieuses. Le cas de Paul le montre bien, ainsi que les récits de Mathieu et
Luc sur la virginité de Marie.
Il est, par conséquent, impossible de conclure dans un sens ou dans
l’autre sur la question du mariage de Jésus et, à l’évidence, cela n’a que peu
d’importance aux yeux des contemporains de Jésus qui ne s’intéressent à lui
que lorsqu’il commence à prêcher. Le texte de l’Évangile de Philippe le
montre à sa manière. Jésus est devenu une personnalisation du Fils de
l’homme et du Fils de Dieu et Marie-Madeleine une construction théolo-
gique. Ce qui est dit de Jésus, de Marie-Madeleine et de leur relation a pour
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but de mettre en valeur ce dont ils sont porteurs.
Alain HOUZIAUX
Paris

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