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ETTY HILLESUM
OU
L’ITINÉRAIRE SPIRITUEL D’UNE JEUNE FEMME
AU MILIEU D’UN DÉSASTRE HISTORIQUE
Maria VILLELA-PETIT
Chargée de recherche émérite, CNRS, Archives Husserl
Professeur émérite, Institut Catholique de Paris
© Institut Catholique de Paris | Téléchargé le 18/01/2024 sur www.cairn.info (IP: 37.65.5.211)
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3. Etty Hillesum n’avait pas la culture philosophique de Simone Weil ni le même intérêt
pour la politique.
4. Maria VILLELA-PETIT, « Résister au mal : Simone Weil et Etty Hillesum », Cahiers
Simone Weil, décembre 1995.
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pour Auschwitz. C’est sur le fond d’une telle situation qu’elle rencontre
Julius Spier. Dès le départ attirés l’un par l’autre, ils auront chacun de son
côté un défi à relever. Spier avait la ferme intention de rester fidèle à
Hertha Levi, malgré leur éloignement du fait de la guerre ; Etty, quant à
elle et malgré toute son instabilité intérieure, avait une relation tranquille
et confiante avec Han, bien qu’une telle relation ait pu, me semble-t-il, la
laisser sur sa faim au point de vue spirituel.
Il n’était pas inutile de donner ces quelques aperçus avant de considérer
de plus près comment une fille qui menait une vie « libre » et apparemment
quelconque, va voir toutes ses forces créatrices et spirituelles éveillées au
fur et à mesure que son amour pour Spier s’approfondit et se transforme en
un amour non plus limité à un seul homme mais en un amour concret de
l’humanité en la personne du prochain.
Le défi que chacun était pour l’autre, le combat que chacun devait
affronter pour rester fidèle et d’abord à soi-même, n’aurait pu avoir lieu
sans leur authenticité et leur profonde honnêteté. Et, qui plus est, sans le
désir de Dieu qui les habitait si intensément.
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5. Etty HILLESUM, Une Vie bouleversée, Journal 1941-1943, trad. par Philippe NOBLE,
Paris, Seuil, 1985, p. 23 ; Les écrits d’Etty Hillesum, op. cit., p. 40.
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« Les gens sont parfois pour moi des maisons aux portes ouvertes. J’entre,
j’erre à travers des couloirs, des pièces : dans chaque maison l’aména-
gement est un peu différent, pourtant elles sont toutes semblables et l’on
devrait faire de chacune d’elles un sanctuaire pour toi, mon Dieu. Et je te
le promets, je te le promets, je te chercherai un logement et un toit dans
le plus grand nombre de maisons possible. C’est une image amusante : je
me mets en route pour te chercher un toit. Il y a tant de maisons inhabi-
tées, où je t’introduirai comme invité d’honneur. Pardonne-moi cette
image assez peu raffinée. »7
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Avant de regarder de plus près comment Etty fit face à la situation qui
se présentait à elle dans le camp, quelques petites précisions encore
s’imposent. Commençons par la géographie. Le camp de Westerbork était
situé à proximité de la frontière allemande dans l’une des plus pauvres et
inhospitalières régions de Hollande : la Drenthe.
D’ailleurs, lorsqu’il est question de Westerbork, je ne vois signalé nulle
part que ce fut justement dans cette région de la Drenthe que Van Gogh se
retira en 1883, à la recherche de solitude après une déception amoureuse.
Il laissa plusieurs dessins de ce coin, quelque peu perdu, de son pays.
Mais revenons à Etty et « à ses hauts plateaux intérieurs », comme elle
le dit. À propos de son expérience au camp, il importe de relever trois
points qui me paraissent essentiels pour que l’on puisse interpréter avec
justesse ce qu’elle ne cessera de répéter au sujet de la bonté de la vie,
malgré tout.
« Notre fin, notre fin probablement lamentable, qui se dessine déjà d’ores
et déjà dans les petites choses de la vie courante, je l’ai regardée en face
et lui ai fait une place dans mon sentiment de la vie, sans qu’il s’en trouve
diminué pour autant. Je ne suis ni amère, ni révoltée, j’ai triomphé de mon
abattement, et j’ignore la résignation ».10
En juillet de l’année suivante, quelques mois donc avant sa mort, les
mots qu’elle écrit à une amie et collègue de son père, Christine van
Nooten, dont la solidarité à la famille Hillesum se manifesta jusqu’à la fin
par l’envoi fréquent de colis, etc., ne laisse planer aucun doute sur la
conscience qu’elle eut de ce qui les attendait :
10. Etty HILLESUM, Une vie bouleversée, p. 139 ; Les écrits…, p. 646.
11. Etty HILLESUM, Lettres de Westerbork, p. 74 (dans cette première édition, à la place
de perte, on lisait « anéantissement ») ; Les écrits…, p. 885.
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12. En Hollande, parmi les moines et prêtres catholiques tués par les nazis, il y eut aussi
le carmélite Titus Brandsma, qui n’était pas d’origine juive.
13. Etty HILLESUM, Une vie bouleversée, p. 28-29 ; Les écrits…, p. 61.
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contempler un de ces oiseaux noir et argent, à suivre son vol parmi les
puissants nuages bleu sombre gorgés de pluie, et soudain nous avons eu
le cœur moins lourd. »14
Pour les prisonniers qu’ils sont, l’oiseau qui vole est l’image même de
la liberté, d’une liberté qu’ils n’ont plus l’espoir de reconquérir, en termes
de déplacement dans le monde, mais qui est encore à leur portée au
tréfonds d’eux-mêmes. On a reproché à Etty – ce fut le cas de Tzvetan
Todorov, qui pourtant l’admire – de s’être trop facilement résignée au sort
que les Allemands réservaient aux juifs. Mais, consciente de ne plus
pouvoir agir, la résistance d’Etty est pourtant remarquable, dans la mesure
où jusqu’à la fin elle a su préserver son autonomie de jugement et sa vie la
plus profonde.
Un peu plus tard, et alors que l’heure de son départ, d’abord non prévu,
pour Auschwitz est tout proche, elle livrera encore, dans une lettre à son
amie Marie Tuinzinga, le sentiment qu’éveille en elle le coucher de soleil :
« De l’autre côté de cette tente, le soleil nous offre soir après soir le
spectacle d’un coucher inédit. Ce camp perdu dans la lande de la Drenthe
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« La radio anglaise a révélé que depuis avril de l’année dernière, sept cent
mille juifs ont été tués en Allemagne et dans les territoires occupés. Et si
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16. Etty HILLESUM, Une vie bouleversée, p. 134 ; Les écrits…, p. 636.
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sans cesse plus de choses, je sens une paix, une paix grandissante et j’ai une
confiance en Dieu dont l’approfondissement rapide, au début, m’effrayait
presque, mais qui fait de plus en plus partie de moi-même. »17
Dans ses lettres, Etty Hillesum revient fréquemment sur le sentiment
qui est le sien à l’égard de la vie, une vie qu’il revient à chacun de libérer
au-dedans de soi, pour qu’elle puisse irriguer et faire vivre, sans frontières,
toute l’humanité.
« L’année dernière, nous étions encore des jeunots sur cette lande, Maria ;
aujourd’hui, nous avons pris un peu d’âge. On ne s’en rend pas encore
17. Etty HILLESUM, Une vie bouleversée, p. 157-158 ; Les écrits…, p. 669.
18. Etty HILLESUM, Lettres, p. 59-60 ; cf. aussi Une vie bouleversée, p. 235 ; Les
écrits…, p. 864.
19. Etty HILLESUM, Ibidem.
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très bien compte : on est devenu un être marqué par la souffrance, pour la
vie. Et pourtant cette vie, dans sa profondeur insaisissable, est étonnam-
ment bonne, Maria, j’y reviens toujours. Pour peu que nous fassions en
sorte, malgré tout, que Dieu soit chez nous en de bonnes mains,
Maria… »20
Tel est un des derniers aveux d’Etty, qui laisse transparaître le secret qui
l’habite. En creusant les profondeurs insaisissables de la vie qui était en
elle, elle a rencontré la source de la vie, source menacée, pourtant, de ne
pas jaillir, si nous n’en prenons pas soin, si nous ne veillons pas sur elle.
En méditant sur cet aveu, on comprend mieux qu’Etty puisse parfois se
référer à Dieu comme le nom à donner à la couche la plus profonde de son
être21 (dans une telle approche elle était marquée par Rilke et, proba-
blement aussi par saint Augustin), sans pour autant jamais renier le Dieu
qui est au-delà de nous, voire au-delà de toute créature. Chez elle
immanence et transcendance ne sont pas incompatibles ; au contraire, elles
sont exigées ensemble dès qu’il ne s’agit pas seulement de poser ou de
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« Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien
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29. Etty HILLESUM, Une vie bouleversée, p. 117-118 ; Les écrits…, p. 552.
30. Etty HILLESUM, Une vie bouleversée, p. 191 ; Les écrits…, p. 715.
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Dans une de ses lettres datée du 18 août 1943, elle transcrit une sorte
de prière, notée auparavant dans un de ses cahiers de Westerbork, lequel ne
fut pas retrouvé. Au tout début de cette prière, elle adresse à Dieu une
demande ainsi formulée :
« Toi qui m’as tant enrichie, mon Dieu, permets-moi aussi de donner à
pleines mains. »
Écrivant à Han Wegeriff, aussi en août 1943, donc peu de temps avant
qu’elle ne soit contrainte à prendre le train vers Auschwitz, elle remarque
avec un très grand discernement :
« Hier soir, luttant une fois de plus pour ne pas me laisser consumer de
pitié pour mes parents, une pitié qui me paralyserait totalement si j’y
cédais, je l’ai traduite aussi en ces termes : on ne doit pas se noyer dans le
chagrin et l’inquiétude que l’on éprouve pour sa famille, au point de ne
plus être capable d’attention ni d’amour pour son prochain. »
Et elle ajoute de façon très christique, tout en étant consciente que l’on
peut l’accuser d’aller contre-nature :
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« Après son départ, j’ai parlé à la petite Russe dont elle s’occupait et à
plusieurs autres de ses protégées. Et la simple réaction de ces gens à son
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33. Etty HILLESUM, Une vie bouleversée, p. 248-249 ; Les écrits…, p. 938.
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