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2008/1 n° 27 | pages 11 à 25
ISSN 1267-4982
ISBN 9782804158002
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d’autant plus fort entre des sociétés néolithiques peu hiérarchisées et peu spé-
cialisées et des sociétés de l’âge du bronze spécialisées et hiérarchisées.
L’archéologue ou l’anthropologue associe le constat de l’apparition de
biens luxueux pour une élite avec un ensemble de faits tels que le passage de
la tribu à la chefferie, du clan à la classe, un début de centralisation géographi-
que avec parfois une petite bureaucratie, une justification par la religion d’une
hiérarchie cléricale, tandis que la production agricole s’intensifie, ainsi que la
division du travail (Diamond, 1997, résumé du tableau des pages 268-269).
De Rousseau à Diamond, la méthodologie utilisée pour répondre à la ques-
tion de l’origine des inégalités a été d’abord anthropologique. Les approches
privilégiées peuvent être celles d’une anthropologie normative, comme celle
du Bon Sauvage de Rousseau, ou d’observation, comme Jared Diamond, spé-
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L’origine des inégalités
VIOLENCE ET HIÉRARCHIE
Les réponses à la question de l’origine de l’inégalité s’appuient généralement
sur une histoire de la violence. Deux principaux schémas d’évolution sont
utilisés. Dans la tradition de Rousseau, une phase de non-violence s’achève
par un péché originel institutionnel, comme la propriété dans le Discours sur
l’origine et les fondements de l’inégalité de 1755. Dans la tradition de Hobbes, la
violence est première, si bien qu’une explication de l’inégalité s’appuie sur
une logique du plus fort. Pour Diamond qui se situe dans cette perspective,
le niveau technologique de l’armement est décisif. Si les conquistadores bat-
tent les Aztèques, ce serait, selon Diamond, à cause des canons et d’une
métallurgie sophistiquée, d’un système immunitaire renforcé par des domes-
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d’un alliage supposant une bonne maîtrise de cette métallurgie. Elle témoi-
gne aussi contre les approches modérant l’aspect violent des temps protohis-
toriques, et directement contre Rousseau, puisque la guerre totale dans les
sociétés protohistoriques se déroule dans des espaces non appropriés comme
la haute montagne.
Les schémas d’évolution du Bon Sauvage ou de la Conquête ne peuvent
rendre compte que d’une tendance générale. Ceci rend difficilement compte
du caractère contagieux et brusque de la propagation de la violence collec-
tive, et de l’allure générale non linéaire des courbes établies sur longues
périodes. Les études sur la fréquence des guerres dans des sociétés premières
selon le type d’organisation politique et le type d’activité économique indi-
quent que la transition métallurgique améliore fortement la stabilité des
Type d’organisation
Guerre continue Guerre fréquente Paix
politique première
80 % (maximum pour
Tribu
tout type d’organisation 8% 12 %
(avant)
sociale première)
17 % (maximum pour
Chefferie
50 % 33 % tout type d’organisation
(après)
sociale première)
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L’origine des inégalités
Type d’organisation
Guerre continue Guerre fréquente Paix
économique première
30 % (maximum pour
Chasseurs-cueilleurs 20 % 50 % tout type d’organisation
sociale première)
86 % (maximum pour
Élevage, jachère
tout type d’organisation 11 % 3%
(avant)
sociale première)
Agriculture intensive
47 % 47 % 6%
(après)
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cation qui permet de mieux gérer les aléas agricoles. Ce type de société se
déplace en raison de la recherche et de l’épuisement des ressources en mine-
rai, et peut donc essaimer très loin, car ce sont des minerais très particuliers
qui sont recherchés – la spécialisation métallurgique est très forte, il s’agit
uniquement d’un certain type de minerai de cuivre qui est prospecté.
La mort d’Ötzi est sans doute à replacer dans ce contexte de formation
d’une hiérarchie. La société néolithique a pu dans une certaine mesure per-
mettre à ce que des magiciens voient leur puissance s’accroître dans le cadre
d’une compétition entre des maisons. La transition vers un pouvoir sacré
supérieur est une source potentielle de conflits majeurs, qui semblent bien
s’être généralisés à la fin de la période du Cuivre 1, l’époque d’ Ötzi.
CONVENTIONS RELIGIEUSES
Nous partons d’une idée de Thomas Schelling : l’extrême (eschatos en grec)
génère des conventions constitutionnelles, par exemple, l’arme nucléaire
qui génère une convention de non-prolifération. Dans son discours de récep-
tion du Prix Nobel de sciences économiques en 2005, il évoque la termino-
logie de « tabou », d’une convention religieuse qui se trouve de fait mise en
œuvre dans ces situations extrêmes. Lorsqu’un armement d’un niveau
inconnu jusqu’alors se met en place, les protagonistes agissent en dévelop-
pant des armes d’un niveau moindre en se comportant de telle sorte que ce
sont ces conflits du niveau inférieur qui vont se produire et se produisent de
fait. Les couloirs des états majors sont pleins de propos qui disent qu’il ne
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faut pas respecter le tabou, mais en pratique, les demandes budgétaires de ces
états majors s’inscrivent dans les schémas conventionnels de conflits armés.
Ce type particulier de conventions permet d’expliquer une vitesse très
lente de diffusion de l’innovation. Les données disponibles laissent soupçon-
ner deux périodes d’introduction du cuivre, deux périodes séparées par une
crise guerrière (Guilaine, 1994). L’arc date environ de 10 000 ans, et il a été
probablement l’instrument du repli et de la quasi-disparition des premiers
outils-armes en cuivre comme le laisse supposer les circonstances de la mort
d’Ötzi. Le « maître du feu » n’a pas eu le temps de confectionner un arc et sa
puissance qui devait être très redoutée n’en a pas moins été abattue à distance
par un archer. Les sociétés néolithiques sont basées sur des conventions
domestiques et de domestication. La grande déesse néolithique transforme le
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Le pacte Dumézilien
Colin Renfrew avait proposé de faire coïncider unification linguistique et
front pionnier, le front de défrichement de la forêt primaire par les colons
agriculteurs : les premiers agriculteurs auraient formé une pression démogra-
phique suffisante pour imposer une langue unique, le proto-indo-européen
(Renfrew, 1990). Ils ont en face des chasseurs-cueilleurs moins nombreux,
suppose-t-il. Il est bien connu qu’ils forment une mosaïque linguistique qui se
serait effacée devant la langue des agriculteurs. L’hypothèse de Colin Renfrew
fait vieillir le proto-indo-européen de 4000 ans environ, cela mais ne corres-
pond en rien avec les données linguistiques, mythologiques et archéologi-
ques. Citons par exemple un des multiples arguments qui s’opposent à la thèse
de Renfrew : la langue proto-indo-européenne ne contient pas de termes pour
les céréales et les techniques agricoles courantes – par contre beaucoup de
termes pour les milieux sylvestres. Les locuteurs du proto-indo-européen
apparaissent comme des néolithisés (religion sacrificielle) vivant dans des
confins, porteurs d’une partie de la grappe d’innovation majeure de l’âge du
cuivre (métallurgie, traction animale, intensification de l’élevage, boissons
fermentées et conditionnées, droit privé). La seule manquante est l’écriture
qui est liée à un fort flux de communication (Egypte, Mésopotamie) et
d’échanges commerciaux. Les travaux de Theo Vennemann identifient au
moins deux groupes linguistiques chez les néolithiques européens : une forme
ancienne du basque (les mots « Alpes », « Ebre/Elbe », « Cannes » sont d’ori-
gine basque) et un groupe méditerranéen, chamitique – apparenté aux langues
du Proche-Orient.
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L’origine des inégalités
CONCLUSION : RÉVOLUTION
DES TECHNIQUES, RÉVOLUTION
DES SYMBOLES: COMPARAISON
DE LA RÉVOLUTION NÉOLITHIQUE
ET DE LA RÉVOLUTION DE LA MÉTALLURGIE
D’où vient l’inégalité ? D’effets de pouvoir induits par la reconnaissance de
la connaissance qui ne se produit qu’au moment de la révolution de la métal-
lurgie. La révolution néolithique a institué des formes simples de pouvoirs,
une compétition de lignées, sans s’appuyer sur les pouvoirs induits par des
savoirs utiles techniques. La révolution néolithique a été conduite par une
révolution des symboles (nouvelles pratiques religieuses : sacrifice, autel,
offrande, prière à une déesse mère et à un parèdre taureau) qui précède la
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