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LA CULTURE SCIENTIFIQUE

Alain Chauve

Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public |


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« L’Enseignement philosophique »

2016/1 66e Année | pages 37 à 50


ISSN 0986-1653
DOI 10.3917/eph.661.0037
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-l-enseignement-philosophique-2016-1-page-37.htm
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philosophie
Questions
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de
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Alain CHAUVE
La culture scientifique ....................................................................................................................3 9

Sarah BRUNEL
Créationartistique et approche phénoménologique de la temporalité
dans l’œuvre de Maldiney ...........................................................................................................5 1

Michel CHABOT
La lecture de Qu’est-ce que les Lumières ? est-elle d’actualité ? .............................6 3
Pourquoi le passage du despotisme à la démocratie est-il aussi difficile ? Pourquoi les peuples
en quête de leur liberté échouent-ils si souvent à mettre directement en place une démocratie,
et tombent-ils dans une nouvelle tyrannie ? Quelle attitude tenir envers une forme éclairée du
despotisme : un rejet radical au nom des valeurs démocratiques et un passage brutal de la ty-
rannie à la démocratie ? Ou le choix d’une avancée lente et progressive vers la démocratie ? La
lecture de Qu’est-ce que les Lumières ? peut-elle nous éclairer sur ces questions cruciales et ac-
tuelles ?
Une première partie montre que Kant, en voulant réaliser, à travers le progrès des Lumières,
les « dispositions naturelles au progrès » de l’humanité, plaide pour une avancée prudente vers
l’idéal démocratique, tout en alertant sur les dangers d’une progression trop rapide vers ce but.
La seconde partie souligne que le texte kantien, bien que daté, peut fournir des clés utiles à la
compréhension du monde actuel et à l’action politique en vue de la liberté.

Alain MALLET
Le dialogue, la parole, l’écriture et la lecture (note de lecture) .............................8 1
Ces remarques sont suscitées par la lecture de l’article de Philippe Perrot. Comme lui nous ré-
cusons la dévaluation dont l’écrit, par rapport à la parole, est souvent l’objet. Mais nous pensons
qu’il n’est pas nécessaire pour cela de penser « contre Platon ». Il convient toutefois de cesser de
confondre « dialogue socratique » et « dialogue platonicien ». L’écriture, en ce qu’elle appelle la
lecture, rend possible une forme nouvelle de dialogue : le dialogue de l’âme avec elle-même.

Robin GUILLOUX
MartinHeidegger, enattendant les dieux ...........................................................................8 5
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LA CULTURE SCIENTIFIQUE
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Alain CHAUVE
Hon. IPR

Il semble aller de soi que les sciences font partie de la culture. Lorsqu’on parle de
culture, d’un homme cultivé, on parle d’abord de l’instruction qu’il a reçue, une instruc-
tion qui comprend en particulier des connaissances apprises à l’école ou dans les livres.
Parmi ces connaissances, figurent évidemment des connaissances scientifiques sans les-
quelles il serait difficile de parler de culture. Un homme qui, par exemple, ignorerait
que la Terre tourne autour du soleil passerait difficilement pour un homme cultivé même
si, par ailleurs, il est un homme de bon sens, qui connaît bien son métier et qui connaît
beaucoup de choses sur la flore, la faune et les traditions de sa région. Les sciences font
naturellement partie de la culture, et il n’y a même pas à s’interroger sur l’idée d’une
culture scientifique : il va de soi qu’il y en a une.
Toutefois, cette idée est matière à réflexion : en quoi consiste cette culture scienti-
fique et quel sens a-t-elle ? On ne peut pas, en effet, considérer qu’il suffit d’acquérir
des connaissances scientifiques pour acquérir, de ce fait, une culture scientifique. Un
enseignement scientifique formera un homme de science enfermé dans sa science, dans
sa spécialité et dans ses travaux de recherche. Son savoir et son activité scientifiques se
développeront alors dans un domaine qui reste étranger à celui de la culture. Tout au
plus, le domaine de la science et celui de la culture seront, pourrait-on dire, juxtaposés
chez le même homme mais resteront deux domaines qui s’ignorent.
Par exemple, on peut imaginer aisément, et même rencontrer, un homme de science
qui travaille le jour dans son laboratoire sur un spectroscope de masse et qui, le soir,
écoute Mozart ou qui consacre ses loisirs à la visite d’expositions de peintures. La culture
est alors un domaine qui reste séparé du domaine scientifique. Et on imagine mal que
pour faire de la physique nucléaire, il serait besoin d’être un lettré, d’avoir lu l’Iliade et
l’Odyssée ou de connaître l’histoire romaine, Tite-Live et Tacite !
Les choses vont même plus loin, car, au sein même d’une science, le savant n’a nul
besoin d’avoir des repères culturels concernant sa propre science. Il vaudrait même
mieux qu’il évite de s’y référer. Non seulement il n’en a pas besoin, mais ce serait une
erreur de les introduire dans ses travaux scientifiques. Par exemple, le mathématicien
peut faire de la géométrie non-euclidienne sans s’occuper de savoir qui étaient Euclide,
Bolyai et Lobatchevski, mais il vaudrait mieux qu’il évite de les introduire dans ses dé-
monstrations ou de reprendre leurs idées.
Nous allons considérer de plus près cet exemple : l’apparition d’une géométrie non-
euclidienne.
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40 ALAIN CHAUVE

Comme on sait, la géométrie d’Euclide repose sur des définitions (le point, la droite,
le cercle, etc.), sur des axiomes qui formulent les règles de raisonnement sur des grandeurs
(leur égalité ou leur inégalité : deux grandeurs égales à une même troisième sont égales
entre elles), et enfin des postulats – il y en a 6 – qui sont des règles de construction de fi-
gures dans l’espace. Euclide demande d’admettre, par exemple, qu’entre deux points on
peut tracer une droite. Or le 5 e postulat – par un point pris hors d’une droite on peut tracer
une et une seule parallèle à cette droite – fait difficulté. On nous demande de l’admettre
comme si on constatait sur la figure qu’il n’y a qu’une seule ligne droite qui, aussi loin
qu’on la prolonge, ne viendra pas en couper une autre. Euclide semble nous dire : Vous
voyez bien que vous ne pouvez pas construire par le même point deux droites parallèles
à une autre droite ; il est impossible d’en tracer plus d’une seule ; vous voyez que toutes
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les autres droites sont des traits qui s’inclinent et vont à la rencontre de la droite qu’ils fi-
niront par couper. Un géomètre ne peut accepter cette façon de faire en géométrie. Quand
on fait de la géométrie, il n’est pas question de s’en remettre à ce qu’on voit sur la figure
qu’on trace, même si cela semble visuellement évident. Le géomètre veut qu’on le lui dé-
montre qu’il en sera nécessairement ainsi. Et d’ailleurs, Euclide lui-même exigeait, par
exemple, qu’on démontre que deux cercles qui se coupent n’ont pas le même centre, même
si cela semble évident. Alors pourquoi ne fait-il pas de même pour le cas de la parallèle ?
Partons donc de sa supposition et démontrons qu’il est géométriquement impossible d’en
construire plusieurs, c’est-à-dire qu’on contredirait à un moment les autres postulats. Mon-
trons que la négation du postulat d’Euclide serait incompatible avec les autres postulats.
En 1 8 2 3 , un jeune officier, géomètre et ingénieur du génie militaire dans l’armée
hongroise, écrit à son père, un mathématicien, qu’il a découvert une nouvelle géométrie
qu’il qualifie de « vraie science de l’espace » – c’est le titre de la publication qui n’aura
lieu qu’en 1 8 3 1 – Il s’appelle Janos Bolyai. Sa découverte se résume ainsi : « Toutes les
hypothèses tirées de la fausseté [du 5 e postulat d’Euclide] sont absolument vraies. » Il
veut dire par là qu’on ne tire aucune contradiction de cette « fausseté », qu’on peut poser
et résoudre des problèmes de géométrie, que les résultats sont cohérents et s’enchaînent
sans rien qui vienne contredire les autres postulats.
Devant ce résultat stupéfiant qui jette un doute sur le modèle de rigueur que repré-
sentait la géométrie d’Euclide qui semblait être La Géométrie elle-même, les géomètres
se sont posé une question – une mauvaise question – à savoir : Le postulat est-il vrai ou
faux ? Y a-t-il, oui ou non, une seule et unique parallèle ? Mais on ne peut poser cette
question que si on a dans l’idée que la géométrie est fondée sur une représentation de
l’espace et que, du même coup, on s’interroge sur la vérité de cette représentation. Et,
comme Bolyai, on s’interroge : « Est-ce le système [d’Euclide] ou le système [non-eucli-
dien] qui a lieu dans la réalité ? » Dans ce dernier cas, l’apparition d’une géométrie non-
euclidienne donnerait le sentiment qu’on assiste à la création d’un nouvel univers. C’est
ce qu’écrit Bolyai à son père : « J’ai tiré du néant un nouvel univers. »
Pour un mathématicien ces questions n’ont plus aucun sens de nos jours. La signifi-
cation de l’apparition d’une nouvelle géométrie est tout autre. Nous considérons qu’elle
oblige à abandonner l’idée que la géométrie est fondée sur une représentation de l’espace.
Dans une géométrie, il n’y a pas de représentation de l’espace mais une structure de l’es-
pace. Une géométrie est en effet une « axiomatique » d’où l’on a éliminé toute représen-
tation intuitive de l’espace comme une étendue « divisible en diverses parties qui pouvaient
avoir diverses figures et grandeurs » (Descartes, Discours de la Méthode, IV) Il y a seulement
une structure abstraite, c’est-à-dire un système d’axiomes et de déductions. Et quand on
parle de géométrie non-euclidienne, on veut seulement dire qu’il n’y a aucune contradic-
tion entre une géométrie euclidienne et une géométrie non-euclidienne. Une géométrie
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non-euclidienne ne contredira pas une géométrie euclidienne. Si la géométrie non-eucli-


dienne était contradictoire, la géométrie euclidienne le serait aussi. L’expression « géomé-
trie non-euclidienne » est à entendre dans le sens : la négation du postulat d’Euclide est
compatible avec les autres postulats d’Euclide ; le postulat d’Euclide sur la parallèle est
indépendant des autres postulats. En bref, ceux-là mêmes qui ont découvert la géométrie
non-euclidienne se faisaient des idées fausses sur la géométrie, et il serait hors de question
de nos jours de reprendre des débats et des interprétations qui sont dépassés.
Considérons un autre exemple, celui de la biologie. Qui soutiendrait sérieusement
que des travaux et des découvertes sur le code génétique auraient besoin de se rapporter
aux discussions et aux querelles qui opposaient au XVIIe et XVIIIe siècles les partisans
de l’épigenèse et ceux de la préformation, les Needham et Spallanzani ?
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Vers les années 1 6 7 0 , l’utilisation d’un instrument merveilleux se répand : le micro-
scope. On observe un peu tout et n’importe quoi. Et voilà qu’on découvre dans l’eau ou
dans des « infusions » des « animalcules » ou « globules mouvants ». D’où viennent-ils,
comment sont-ils engendrés ? Deux thèses s’opposent, celle de l’épigenèse, c’est-à-dire
d’une génération spontanée à partir de matières en putréfaction, et celle de la préfor-
mation, c’est-à-dire qu’ils sont déjà formés dans des germes préexistants, des embryons
minuscules, inobservables, répandus partout y compris dans l’air. En 1 7 4 5 , un prêtre
irlandais, Tuberville Needham, défend la thèse de l’épigenèse et veut la démontrer par
une expérience. Il met du jus de mouton dans des fioles fermées par des bouchons de
liège et il les chauffe pendant une demi-heure. Puis il les ouvre et les observe : les ani-
malcules pullulent. Or ils ne viennent ni de l’air extérieur ni de l’air de la fiole. Conclu-
sion : Ils viennent de « la force génésique » qu’il y aurait dans le jus de mouton quand
on en fait une « infusion ». Mais ce résultat ne convainc pas du tout un Italien, professeur
à Modène, Lazare Spallanzani, qui défend la thèse de la préformation. Il n’admet pas la
génération spontanée des animaux fussent-ils microscopiques, et la génération doit se
faire à partir d’un germe préexistant, à savoir un œuf minuscule. Spallanzani est en effet
un « oviste », comme on disait, convaincu. (De Graaf venait découvrir, en 1 7 6 2 , l’œuf
des mammifères.) Il refait plus rigoureusement les expériences de Needham. Les fioles
sont scellées au chalumeau, elles sont chauffées plus fort pendant trois-quarts d’heure.
Et cette fois-ci, on n’observe plus d’animalcules ! Pour autant le débat ne s’arrête pas.
On peut indéfiniment discuter de cette opinion et trouver des arguments pour et contre.
D’autant qu’une complication surgit avec la découverte « d’animalcules spermatiques »
dans la semence humaine. Que viennent-ils faire ? Quel est leur rôle dans la génération ?
Que fait-on d’eux quand on est un « oviste » pour qui « omne vivum ex ovo » ?
Ce sont là des débats dépassés qui intéressent des historiens des sciences, mais ce
sont des problèmes mal posés qui n’intéressent plus la science des mécanismes de l’hé-
rédité. Il serait même antiscientifique de vouloir réinterpréter les découvertes et les ré-
sultats de la génétique dans les termes de ces vieux débats. Ce serait à la fois revenir à
un état périmé de la science et dénaturer le caractère scientifique des concepts et des
vérités de la biologie. Les idées et la façon même qui ont permis d’obtenir dans le passé
des résultats scientifiques ne peuvent être reprises telles quelles dans la science qui se
développe. Qui songerait sérieusement à établir la loi de la chute des corps à la manière
de Galilée ? Ce n’est que sur le tard qu’un homme de science éprouve le besoin de se
tourner vers le passé de sa science, son origine, pour réfléchir sur la façon dont les pre-
mières découvertes ont été faites, souvent dans un contexte culturel avec des interpré-
tations non scientifiques ou que l’on n’accepterait plus telles quelles.
Ces considérations laissent penser qu’on ne peut pas attendre des connaissances
scientifiques qu’elles constituent par elles-mêmes une culture scientifique. Par elles-
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mêmes les sciences sembleraient plutôt se situer dans un domaine qui leur est propre, à
part de la culture. Elles ne seraient donc pas vraiment porteuses, en tant que sciences,
d’une culture scientifique qui ne pourrait que les encombrer inutilement et dont elles se
débarrassent sans scrupule pour progresser sur des bases nouvelles qu’elles établissent.

On ne peut pourtant pas se défendre de l’idée qu’il y a des connaissances scienti-


fiques qui peuvent, et même qui doivent, faire partie du bagage de tout homme cultivé.
Il y a des connaissances qui présentent incontestablement un intérêt culturel et dont les
hommes de science soulignent eux-mêmes qu’elles devraient faire partie de la formation
d’un homme cultivé.
Par exemple, en 1 9 2 4 , Raymond Dart, un professeur d’anatomie de Johannesburg,
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identifie dans un échantillon trouvé dans une grotte à Taung (à 1 0 0 km de Kimberley) un
crâne fossile d’une créature déconcertante, ni singe ni homme, qui remonte à un million
d’années et qu’il appelle Australopithecus africanus. On est perplexe ; les uns nient la trou-
vaille, d’autres tranchent: c’est un singe mais pas un homme. On conteste la datation parce
que les plus vieux fossiles humains qu’on connaissait jusqu’alors ne remontaient qu’à
1 0 0 0 0 0 ou 2 0 0 0 0 0 ans au plus (le fameux pithécanthrope trouvé à Java dans lequel on
avait fini par reconnaître un être humain, un « homo erectus ».) Il faudra attendre le début
des années cinquante pour qu’on prenne conscience de l’importance de cette découverte
et du bouleversement qu’elle apporte à la conception que l’on avait de l’origine de l’homme.
Celle-ci est beaucoup plus ancienne que ce que l’on croyait. Il n’y a pas de « chaînon man-
quant », le processus évolutif doit être complètement revu, les hypothèses sur ce qui a fait
la spécificité de l’être humain tombent les unes après les autres : ce n’est ni la main ni la
bipédie ni l’outil ni le poids et le volume du cerveau. On ne sait caractériser clairement ce
qui a fait originellement la spécificité, pourtant incontestable, de l’homme. Et l’on ne sait
plus quel sens exact il faut donner à l’idée même que nous avons des ancêtres.
Pour compléter, considérons un autre exemple. On imagine mal que la découverte
de la radioactivité avec les noms de Becquerel et de Pierre et Marie Curie n’éveille aucun
écho chez un homme cultivé. Le 8 novembre 1 8 9 5 , Röntgen, un physicien allemand,
découvre les rayons X provoqués par des décharges électriques dans une ampoule de
gaz raréfié. Ils sont ultra-pénétrants, ils provoquent la fluorescence de nombreuses subs-
tances et impressionnent une plaque photographique. Becquerel, qui travaille sur la
fluorescence des corps, voudrait vérifier l’hypothèse que les corps fluorescents exposés
à la lumière naturelle émettent non seulement de la lumière mais peut-être aussi des
rayons X. Il dispose des échantillons sur des plaques photographiques protégées de la
lumière par deux épaisses couches de papier noir et les expose à la lumière naturelle.
D’abord il n’obtient aucun résultat avec plusieurs corps : ceux-ci deviennent fluorescents
mais rien ne vient impressionner les plaques. Il essaye alors avec des sels d’uranium
qu’il expose à la lumière. Il constate que cette fois-ci il y a bien une émission de rayons
qui impressionnent une plaque photographique protégée de la lumière. Mais il faut vé-
rifier qu’il s’agit bien de rayons X. Becquerel se propose donc de reprendre l’expérience.
Nous sommes le 2 4 février 1 8 9 6 . Il se produit alors un événement décisif dans l’histoire
de l’humanité : le temps et mauvais et le ciel est couvert. On ne peut pas exposer les
sels d’uranium à la lumière du soleil pour poursuivre l’expérience. Becquerel range son
matériel dans un tiroir, une plaque photographique sous emballage sur laquelle il pose
les sels d’uranium. Et il referme le tiroir. Le 1 er mars, le temps s’améliore et le soleil
brille. Becquerel sort le matériel du tiroir. Il se dit qu’avant la perte complète de fluo-
rescence dans le noir, il y a peut-être eu un petit rayonnement résiduel de l’uranium. Il
développe la plaque sur laquelle il l’avait posée. Un énorme flash a impressionné la
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LA CULTURE SCIENTIFIQUE 43

plaque. Aucun doute n’est possible : le phénomène n’a rien à voir avec la fluorescence ;
les sels d’uranium émettent spontanément un rayonnement.
Les choses vont alors aller très vite. Fin 1 8 9 7 , Marie Curie a pris pour sujet de thèse
l’étude de ce nouveau rayonnement. Elle établit que c’est une propriété atomique de
l’uranium (il rayonne quelle que soit sa forme chimique), elle établit que d’autres élé-
ments ont cette propriété : le thorium, le polonium, inconnu jusqu’alors et qu’elle a ex-
trait de tonnes de pechblende ! En septembre 1 8 9 8 , elle isole le radium. Les Curie
exposent leurs découvertes en 1 9 0 0 lors du Congrès international des physiciens à Paris.
Bref, on serait surpris qu’un homme cultivé n’ait aucune idée de ce qu’on appelle un
atome, un électron, un proton, un neutron et une réaction en chaîne.
Si ces découvertes nous semblent devoir faire partie de la culture, la raison en est
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évidente. Elles se rapportent à des questions que l’on se pose au sujet de l’humanité et
qui touchent notre conception du monde et de l’homme : Quelle est l’origine de l’huma-
nité ? Où va l’humanité et quelle pourrait être sa fin ? L’homme est-il un nouveau Pro-
méthée qui dérobe les secrets de l’univers et déchaîne des forces titanesques ? Si la
culture n’est pas qu’une vaste érudition, une encyclopédie de connaissances hétéroclites,
une compilation d’écrits conservés dans les bibliothèques ou un entassement d’objets
dans des musées, si la culture est ce qui donne un sens au savoir, aux œuvres et à l’his-
toire de l’humanité, alors il y a des connaissances scientifiques qui ont un intérêt culturel
parce qu’elles représentent quelque chose de majeur et d’essentiel dans l’histoire et le
savoir des hommes, alors que d’autres n’auront qu’un intérêt anecdotique ou ne seront
qu’un objet de curiosité pour un érudit ou un collectionneur, voire n’auront d’intérêt
que pour un spécialiste. Allons-nous admirer un chimiste pour sa culture lorsqu’il nous
apprend que NH4 OH (l’ammoniaque) ne peut être obtenu qu’en solution car si on tente
de l’isoler, il se décompose en NH3 (l’ammoniac, un gaz) et H2 O (de l’eau) ?
Si l’on veut trouver une culture scientifique, il faudrait donc chercher dans les
sciences autre chose que des découvertes qui se succèdent et des résultats qui s’accu-
mulent. Il faudrait y chercher et y trouver ce qui peut faire l’objet d’un intérêt culturel,
quelque chose qui a une valeur et une portée culturelles, quelque chose qui répond à
des préoccupations culturelles, c’est-à-dire à quelque chose qui a un sens dans le savoir
et l’histoire de l’humanité.

Mais est-il bien sûr que l’intérêt culturel qu’on porte au monde de la science puisse
déboucher sur une culture scientifique ? Est-ce en se plaçant du point de vue de la cul-
ture qu’on décidera et qu’on jugera de la signification, de la valeur et de la portée cul-
turelles de ce qu’on trouve dans les sciences et de son intérêt pour la culture ? En d’autres
termes, que voit exactement dans les sciences celui qui veut y trouver un intérêt pour
la culture ?
Considérons un exemple, celui de voyages d’exploration au XIXe siècle et au début
du XXe, des voyages qui semblent dictés par un intérêt scientifique : découvrir et étudier
des régions encore inconnues et les cartographier. Ces voyages sont d’ailleurs comman-
dités par des Instituts géographiques ou des sociétés savantes et ils se proposent de rap-
porter des observations et des mesures pour la communauté scientifique. Nous
retiendrons quatre de ces voyages.
L’exploration de l’Afrique pour découvrir les sources du Nil par l’expédition Burton-
Speke. Ce dernier atteint le lac Victoria le 3 0 juin 1 8 5 8 . Sa découverte et ses observa-
tions vont donner lieu à des débats scientifiques à la Société Géographique de Londres.
L’exploration des régions arctiques et antarctiques au début du XXe siècle. Le 6 avril
1 9 0 9 , Robert Peary atteint le pôle Nord géographique, ce qui soulève une querelle avec
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44 ALAIN CHAUVE

Frédéric Cook qui prétend l’avoir atteint un an auparavant. Les arguments sont là aussi
de type scientifique.
La découverte du fameux passage du Nord-Ouest par le Norvégien Roald Amundsen
le 1 7 août 1 9 0 5 .
Enfin, l’expédition du même Roald Amundsen qui atteint le pôle Sud le 1 4 décem-
bre 1 9 1 1 . Un mois après, l’expédition concurrente du capitaine Scott y parvient au bord
de l’épuisement. Elle est réduite à trois hommes et fait demi-tour. On retrouvera leurs
cadavres, celui de Scott serrant contre lui son carnet de route.
On est tenté de dire qu’il s’agit de recherches scientifiques qui s’inscrivent dans le pro-
jet d’enrichir la culture de l’humanité en répondant à des questions essentielles qu’elle se
pose. Entre la question de ses origines et celle de son destin dans l’histoire, il y a celle du
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monde qu’elle habite, c’est-à-dire de la Terre. L’ennui est que des travaux et des recherches
scientifiques inspirés par cette idée de la culture, et, précisément, pour cette raison, ne
relèvent plus d’un intérêt et d’un projet authentiquement et purement scientifiques.
Les expéditions de Speke, Peary et Amundsen, avec leurs instruments scientifiques,
les observations, les relevés, les mesures qu’elles rapportent et la cartographie qu’elles
dressent, ont pour objectif d’atteindre des lieux qui ont une signification et une valeur
symboliques et non pas géographiques et scientifiques. Ces lieux sont des points du
globe qui ont valeur de limite, de commencement, de fin, de source, de trait d’union.
Ce qui fascine dans ces voyages d’exploration ce n’est pas d’abord l’étude géographique
d’une région mal connue du globe, c’est d’avoir atteint ces points extrêmes, ces points
symboliques : la source du Nil, le passage du Nord-Ouest, les pôles, axes du monde aussi
abstraits que le cercle de l’équateur. Ces voyages ne s’effectuent pas dans la réalité ob-
jective mais dans une réalité symbolique comme si à la géographie du globe on avait
superposé une géographie imaginaire, purement mentale, mythique, en somme. Car
que signifie objectivement : trouver le passage du Nord-Ouest ? Ce passage n’est qu’un
dédale sinueux et impraticable de terres glacées et de banquise. De même pour « la
source du Nil », objectivement rien ne correspond à cette expression et à la représenta-
tion qu’elle véhicule. La source du Nil c’est tout le complexe hydrologique des grands
lacs d’Afrique centrale, les lacs Albert, Edwards et Kivu. Quant aux pôles, ce sont des
points où il n’y a rien, objectivement rien. Il n’y a que ce qu’il y a autour, une étendue
déserte et glacée où rien ne distingue un point d’un autre, des glaces mouvantes où il
n’y a aucun point fixe. Si l’on considère que ces voyages d’exploration ont un caractère
scientifique, alors il faudra le dire aussi du Voyage au centre de la Terre !
Des travaux et des recherches scientifiques dont la finalité serait d’ordre culturel, c’est-
à-dire qui seraient entrepris dans le but d’enrichir notre culture et de satisfaire la curiosité
d’un public cultivé, perdraient alors leur caractère scientifique. Ces travaux et ces re-
cherches ne pourraient pas constituer une authentique culture scientifique. On pourra
toujours trouver dans les sciences des connaissances auxquelles on peut prêter une valeur
culturelle, mais, ce sera au détriment de leur valeur scientifique qui est d’un autre ordre.
Sommes-nous alors dans une impasse ? Il semble bien difficile d’envisager qu’il
puisse y avoir une authentique culture scientifique. Nous avons en effet souligné d’abord
que ce ne sont pas les connaissances scientifiques en tant que telles qui feront une cul-
ture scientifique. Elles feront certes un enseignement scientifique, mais elles ne feront
pas pour autant une culture scientifique. Et maintenant nous disons que des connais-
sances scientifiques dans lesquelles on ne voudrait voir que des questions qui intéressent
la culture perdraient leur caractère scientifique. Elles trouveraient peut-être leur place
dans la culture, mais cela ne fera pas d’elles une authentique culture scientifique.

L’enseignement philosophique – 66e année – Numéro 1


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LA CULTURE SCIENTIFIQUE 45

Que faudrait-il alors pour que soit possible une authentique culture scientifique,
c’est-à-dire qui fait partie de la culture mais dont le caractère scientifique n’est pas dé-
naturé ? Il faudrait que les sciences elles-mêmes soient créatrices d’une culture, qu’elles
aient le pouvoir de donner naissance à une culture et de se constituer en culture scien-
tifique, c’est-à-dire qu’elles ne restent pas seulement l’affaire d’un milieu de savants qui
débattent de leurs travaux dans des Universités, des laboratoires, des colloques, des sé-
minaires ou des congrès de spécialistes.
Or, justement, les sciences semblent avoir ce pouvoir de se répandre dans le public
et de former les esprits. Les idées scientifiques ne pénètrent pas seulement dans les
écoles où l’on enseigne les sciences ou dans les universités et les instituts où l’on se livre
à des recherches. Elles ne sont pas réservées aux étudiants ni aux membres des Acadé-
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mies ou des sociétés savantes. Goethe disait – avec quelque provocation, bien sûr – que
le grand événement de l’année 1 8 3 0 était le débat entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire
à l’Académie des Sciences. Et il est vrai que la controverse, qui a duré tout le mois de
mars, a passionné le public. Ce qui était en question, c’est la conception que l’on se fait
du règne animal et de la diversité foisonnante des espèces. Cuvier distingue 4 grandes
divisions dans le règne animal, 4 « embranchements », 4 grands types d’animaux : Les
Rayonnés, les Mollusques, les Articulés, les Vertébrés. Tous les animaux se répartissent
entre ces 4 grands types. Geoffroy Saint-Hilaire soutient au contraire qu’il y a une unité
du règne animal et que tous les animaux sont formés sur le même modèle d’organisa-
tion. Avec le même type d’animal, la nature a formé tous les animaux. Elle a réalisé des
formes diverses d’organismes en faisant simplement varier la disposition et l’aspect des
organes. L’un soutient donc qu’il y a 4 types d’organisations anatomiques et d’orga-
nismes, bien distincts et fixés, l’autre qu’il y a un seul type d’organisme, mais qui se
prête à divers arrangements et agencements.
Les sciences ont bien un retentissement dans la société. Il faut même ajouter que ce
retentissement va plus loin que la curiosité et l’intérêt qu’elles soulèvent parfois dans un
public qui se passionne pour des découvertes et des débats. Leur retentissement peut
prendre les proportions d’un bouleversement social et historique. Le plus bel exemple
qu’on puisse en donner est l’affaire Galilée. Contre le vieux système astronomique de
Ptolémée qui plaçait la Terre au centre de la sphère céleste, Galilée soutient l’idée de Co-
pernic : c’est autour du soleil que tournent les astres, dont la Terre. C’est l’héliocentrisme
contre le géocentrisme. Or l’héliocentrisme est plus que l’objet d’un débat entre des as-
tronomes ; il est en effet une prise de position qui bouleverse la théologie, la religion et
même l’esthétique en apportant une nouvelle conception de l’univers et en constituant
ce que Hegel appelle, après Montesquieu, « l’esprit général d’une nation » À ce que Victor
Hugo évoque dans La Légende des Siècles en parlant de « l’azur sans borne où les cieux
sur les cieux tournent comme un rouage aux flamboyants essieux », se substitue l’image
moderne d’« une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part »,
selon le mot de Pascal. Si l’héliocentrisme n’avait été qu’une hypothèse astronomique
forgée par un mathématicien pour permettre de calculer plus facilement les mouvements
des astres, cette hypothèse n’aurait aucunement inquiété l’Église. Celle-ci n’y aurait vu
qu’une hypothèse commode pour « sauver les phénomènes », comme on disait, c’est-à-
dire pour raisonner plus simplement sur les trajectoires des astres et les calculer plus pré-
cisément. C’est ce que le cardinal Bellarmin, qui préside le tribunal inquisitorial, tentait
de faire admettre à Galilée. Mais Galilée proclame publiquement que le système de Co-
pernic n’est pas seulement une représentation mathématique mais qu’il est bel et bien le
système céleste réel. Cette fois-ci, l’héliocentrisme n’est plus seulement une hypothèse
astronomique que l’on oppose au géocentrisme, c’est une vérité astronomique que l’on
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46 ALAIN CHAUVE

oppose à l’Écriture, à la religion, aux croyances, aux idées sur la place de l’homme dans
le monde. L’héliocentrisme bouleverse tout le cadre culturel d’une société et d’une
époque. C’est un nouveau monde spirituel qui apparaît, un monde à la fois intellectuel,
moral et politique. On passe, selon une formule célèbre, d’un monde clos à un univers
infini, un univers qui est celui de la géométrie et de la mécanique.
Les sciences apportent de nouvelles conceptions du monde. Les idées scientifiques
changent nos idées, nos croyances, nos mœurs, et l’art lui-même, comme, par exemple,
l’apparition de la perspective géométrique dans les tableaux et les fresques de la renais-
sance italienne. Elles façonnent une nouvelle mentalité, une nouvelle façon de penser.
Elles ne viennent pas seulement s’intégrer dans le modèle culturel d’une société ; elles
modifient son modèle, son système de valeurs, ses repères, ses normes. Bref, elles créent
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de nouvelles valeurs. Que l’on songe, par exemple, au scandale que provoque en no-
vembre 1 8 5 9 la publication de L’Origine des Espèces par Darwin, en particulier dans le
milieu anglican avec l’évêque Wilberforce d’Oxford. On dépasse alors la simple curiosité
et les réactions d’un public mondain. Tout le monde comprend qu’il s’agit de récuser la
Providence dans l’apparition des espèces et d’admettre l’origine animale de l’homme,
comme pour toute autre espèce. À ce sujet, Freud, en 1 9 1 6 et 1 9 1 7 , avait parlé d’un
« démenti […] infligé à l’égoïsme naïf de l’humanité […] à la mégalomanie humaine »
et d’une « humiliation du narcissisme humain ».
Ce n’est pas tout. Les idées scientifiques ne sont pas seulement de nouvelles connais-
sances, de nouvelles opinions ou de nouvelles représentations. Elles deviennent aussi
une réalité. Elles commandent de nouvelles façons d’agir, d’entreprendre, d’aménager
sa vie et la vie sociale. Avec elles, ce n’est pas seulement une nouvelle façon de penser
qui s’impose, c’est aussi un nouveau mode de vie. Avec elles prennent corps des ma-
chines, des appareils, toute une technologie qui est le support d’une activité commerciale
et industrielle.
Avant même la machine à vapeur de 1 7 7 5 et la révolution industrielle qu’elle a ren-
due possible, il y a les instruments qui permettent de relever une position, d’effectuer
des observations, de déterminer une direction, une durée, une distance : l’horloge, le
baromètre, la longue-vue, etc. Il faut alors agir et se diriger autrement. On ne fait plus
confiance aux repères empiriques et aux traditions. On se met à lire des mesures, à se
repérer par des coordonnées ou à calculer et à tracer des trajectoires. On se met à rai-
sonner sur des poids, des équilibres, des pressions, des forces. On veut tout évaluer pré-
cisément et exactement, On veut vérifier, tester, faire un bilan. Bref, en tout on voudra
poser et traiter scientifiquement les problèmes d’après des études et des analyses qui
fournissent, si possible, des données chiffrées. Et cela concernera même les problèmes
sociaux et politiques du travail, de la santé, de la sécurité. On voit bien en effet que
dans une société où les sciences se sont développées, la direction des affaires humaines
et le pouvoir politique lui-même ne valent que s’ils se soumettent aux valeurs de l’esprit
scientifique. Gouverner, par exemple, c’est être inspiré non plus par une éthique du pou-
voir, fût-ce celle de l’ambition, de la grandeur, voire celle du machiavélisme ; ce n’est
même plus être inspiré par une idéologie, mais c’est agir selon des plans, des pro-
grammes, des objectifs de gestion, d’administration, de réglementation, conçus à partir
d’études et d’analyses scientifiques : Calculs de coûts et d’indices, statistiques, etc., et
cela dans tous les secteurs : économique, bien sûr, mais aussi éducatif et même artistique
– les affaires culturelles – sans oublier le secteur de la recherche scientifique elle-même.

Mais alors nous avons trouvé la culture scientifique. Nous n’avions qu’à ouvrir les
yeux. Elle est là, autour de nous, dans notre mentalité et notre mode de vie. Il suffirait
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LA CULTURE SCIENTIFIQUE 47

que les sciences elles-mêmes prennent une dimension sociale, forment l’esprit public et
deviennent la culture d’une société pour qu’elles deviennent une culture scientifique.
À mon sens, il n’en est rien. Je dirai même que nous sommes aussi loin que possible
d’une culture scientifique. Pourquoi ? Parce que nous avons alors ramené la culture scien-
tifique à un phénomène culturel où les sciences ne sont rien de plus que les opinions et les
croyances d’une société. Elles ne seraient plus alors que des « faits de culture », c’est-à-dire
une forme particulière de la culture d’une société. Elles ne seraient plus que l’expression
d’une mentalité collective, d’un esprit général d’une nation, d’un peuple ou d’un milieu
social. Elles ne seraient plus qu’un des modèles culturels que peut avoir une société, un
modèle dont on dira qu’il en vaut bien un autre et qui en tout cas est entièrement relatif à
une société comme le sont ses mœurs, ses institutions, son art, etc. Une fois qu’on a ramené
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les sciences à un simple fait de culture, les idées scientifiques ne sont plus que des faits de
société. Elles perdent alors leur caractère scientifique. Les sciences en effet n’auront pas
plus de valeur que les croyances et les opinions d’une société à une époque et s’expliqueront
de la même façon. On voudra les expliquer par le contexte culturel d’une société. La géo-
métrie d’Euclide s’expliquera par le monde grec, et non pas par les mathématiques. La loi
galiléenne de la chute des corps s’expliquera par la mentalité de l’époque et non par la
mécanique. Dans les travaux et les découvertes scientifiques, on ne voudra voir que l’ex-
pression de la mentalité d’un milieu, d’une époque et d’une société. Cette façon de voir les
choses s’appelle le sociologisme qui n’est qu’une des formes du relativisme culturel.
En croyant trouver la culture scientifique parmi les phénomènes culturels relatifs à une
société, on a tout perdu: et la culture qui n’est plus qu’une culture parmi d’autres, et la va-
lidité scientifique de cette culture qui n’est plus qu’une convention sociale. La science n’est
plus qu’une chose sociale, œuvre de la société, ses principes, ses concepts et ses vérités ne
sont plus que des idées qui ont cours dans une société. On méconnaît alors que les sciences
et les idées scientifiques ont une réalité propre et qu’elles ne se situent pas dans le même
univers que les réalités culturelles et sociales. Cela ne signifie pas qu’elles sont des réalités
intemporelles situées au-dessus de l’histoire ou qu’elles sont des réalités abstraites, déta-
chées de ce monde. Elles ont une histoire mais, pour autant, elles ne sont pas des réalités
historiques. Elles sont situées dans une réalité sociale, mais elles ne sont pas pour autant
de simples phénomènes de société. Il y a en elles quelque chose qui en fait des réalités qui
prennent un sens particulier et qui s’inscrivent dans une histoire où elles ne sont plus des
formes de mentalités collectives qui changent de société en société et d’époque en époque.
Quel est donc ce sens que les sciences portent en elles et qui les situe ailleurs que
dans l’histoire des sociétés et des mentalités ? C’est, pour parler comme Husserl, « le sens
authentique de la science en général », c’est-à-dire l’idée d’un savoir entièrement légitimé
et validé, qui refuse d’être réduit à des connaissances empiriques glanées ici ou là au ha-
sard d’observations ; un savoir qui refuse de n’être qu’une cascade de découvertes ou de
trouvailles qui se succèdent et s’accumulent. C’est l’idée d’un savoir qui tient sa validité
d’une pure exigence d’intelligibilité, c’est-à-dire d’un savoir qui est capable de justifier ce
qu’il sait, d’en apporter les raisons, les justifications d’après des notions et des méthodes
qui ne sont pas de simples arguments de fait du genre : « Voyez, regardez comment ça se
passe », comme si, par exemple, on voulait établir la loi de la chute des corps en regardant
tomber des boulets de canon du haut d’une tour penchée pour voir ce qui arrive. En un
mot, on veut un savoir dans lequel ce qu’on sait peut être démontré.
Cette exigence démonstrative impose à une science de faire appel à des notions
premières, des concepts fondamentaux, qui rendent intelligibles ce qu’elle étudie et qui
sont en quelque sorte les termes dans lesquels elle pose un problème et formule une
explication qui a valeur de démonstration.
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48 ALAIN CHAUVE

Ainsi, par exemple, la géométrie a pour objet des figures construites dans l’espace
avec des points, des droites et des plans, et dont elle établit les propriétés en les dédui-
sant par raisonnement sur ces constructions, c’est-à-dire en formulant des théorèmes.
De même, le physicien étudie des phénomènes observables qui font l’objet de mesures
et sur lesquels il raisonne en termes de masses, de poids, de mouvements, de vitesse,
de trajectoires, de force, etc. Le physicien peut alors établir démonstrativement les lois
physiques des phénomènes. Ainsi, en 1 6 4 3 , Torricelli, un disciple de Galilée, réalise la
fameuse expérience qui démontre la pression atmosphérique. Il voit et constate que la
colonne de mercure se stabilise à la hauteur d’environ 7 6 cm. Mais il introduit dans la
considération du phénomène quelque chose qu’il ne voit pas et qui ne se constate pas.
Il introduit la considération de choses invisibles avec lesquelles on raisonne sur le phé-
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nomène. Ces choses sont des concepts : le poids, l’équilibre. Il conçoit qu’il y a dans ce
qu’il voit un poids, celui de l’air, et un poids qui l’équilibre, celui de la colonne de mer-
cure. Cette expérience est démonstrative. Elle réalise, pourrait-on dire, une pensée scien-
tifique où l’on raisonne en termes de poids et d’équilibre entre des poids.
En ce sens, les sciences s’inscrivent dans un processus de constitution d’un savoir
démonstratif. Ce processus n’est pas inscrit dans le contexte culturel d’une époque,
comme s’il s’agissait d’un « fait de culture ». Ce processus obéit à la nécessité interne
des concepts fondamentaux auxquels on fait appel. L’émergence de ces concepts scien-
tifiques exige que le champ des connaissances soit, pour ainsi dire, purgé de représen-
tations naïves et d’interprétations hasardeuses empruntées à la culture de l’époque et
au milieu social, telles que l’opinion que la nature a horreur du vide ou, comme on l’a
vu, qu’elle est douée d’une « force génésique ». C’est ce processus de constitution d’une
science, de son système d’intelligibilité, de son cadre intellectuel de concepts fondamen-
taux, qui fait qu’une science est porteuse d’une culture scientifique, c’est-à-dire d’une
culture qui fait abstraction du milieu culturel d’une époque.
Il n’est alors pas difficile de voir comment peut naître une culture scientifique. L’exi-
gence de rigueur démonstrative qui impose à une science d’être fondée sur des concepts
fondamentaux, exige aussi qu’une science explicite et élucide ces concepts qui lui donnent
la possibilité de comprendre et d’expliquer ce qu’elle étudie. Il lui faut comprendre com-
ment et avec quoi elle peut comprendre. L’exigence de rigueur et de justification dicte à
une science d’élucider et de justifier les notions premières et les méthodes auxquelles elle
fait appel pour rendre intelligible ce qu’elle étudie. Il lui faut préciser son système d’intel-
ligibilité de sorte qu’elle est amenée à le rectifier, le compléter et, par là, à s’en faire une
idée neuve qui accroît la rigueur des démarches et des notions auxquelles elle fait appel.
En un mot, une science est amenée à prendre pour objet de son savoir ce qui lui donne le
savoir de ses objets. C’est alors qu’elle est porteuse d’une culture scientifique.
C’est, par exemple, ce qui s’est passé avec l’apparition d’une géométrie non eucli-
dienne. En effet, le postulat d’Euclide sur la parallèle est un moyen de démontrer, sur
une construction, des propriétés de figures géométriques, comme celles du triangle : La
somme des trois angles (internes) d’un triangle est égale à deux angles droits. Mais vers
1 8 2 3 -1 8 3 0 , il ne s’agit plus de démontrer les propriétés d’une figure géométrique sur
une construction qui obéit à un postulat, mais il s’agit de démontrer le postulat lui-
même. Le moyen de démontrer est pris comme objet d’une démonstration. La démons-
tration géométrique devient l’objet d’une démonstration. Il s’agit donc d’établir et
d’élucider un des principes qui permettent de procéder géométriquement. Il s’agit de
voir dans la géométrie non plus des figures sur lesquelles on raisonne, mais il s’agit de
raisonner sur des possibilités de démontrer géométriquement quelque chose. Le géo-
mètre prend ainsi pour objet non plus les objets des démonstrations et des constructions
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LA CULTURE SCIENTIFIQUE 49

géométriques (des triangles ou des cercles) mais les possibilités qu’offre la géométrie
de démontrer et de construire des objets géométriques. Il ne s’agit plus d’établir des lois
géométriques mais il s’agit d’établir les lois de la géométrie.
Qu’arrive-t-il alors ? Il arrive ceci : Une géométrie non euclidienne apparaît et, avec
elle, l’idée que l’on avait de la géométrie et de ses objets change de sens. On comprend
mieux à quoi on a affaire quand on parle d’espace géométrique et de droites. On croyait
naïvement qu’une droite géométrique ne pouvait être qu’une ligne que l’on peut se re-
présenter par un tracé rectiligne. En ce sens, la géométrie non euclidienne est instructive
et fait partie d’une culture scientifique qui rectifie la représentation naïve que nous
avions d’une ligne droite et du parallélisme.
Prenons maintenant l’exemple de la Mécanique. Elle se propose d’établir les lois
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mathématiques auxquelles obéissent les phénomènes. Descartes disait : « La nature agit
en tout mathématiquement » (mars 1 6 4 0 ), faisant écho à Galilée qui avait proclamé en
1 6 2 3 dans L’Essayeur (Il Saggiatore) : « Le grand livre de la nature est écrit en caractères
mathématiques » et l’avait prouvé en formulant pour la première fois la loi de la chute
des corps – « Les espaces franchis en des temps égaux sont entre eux comme les nombres
impairs ab unitate » – Aux concepts fondamentaux de la Mécanique (mouvement, posi-
tion, vitesse, poids, force, etc.) correspond une représentation de la réalité physique,
celle que l’on trouve le plus clairement exprimée chez Newton. La réalité physique est
constituée par la matière et par l’espace et le temps. La matière consiste en corps élé-
mentaires ou corpuscules solides, c’est-à-dire impénétrables et indivisibles, qui sont mo-
biles et pesants et qui sont localisables dans l’espace et le temps, c’est-à-dire qu’à un
instant t chacun de ces corpuscules occupe une position, un point de l’espace. Ces cor-
puscules sont mus par des forces et leurs mouvements obéissent à des lois mathéma-
tiques qui expliquent les divers phénomènes que l’on observe. Les forces principales qui
mettent les corpuscules matériels en mouvement sont la force d’inertie, la force d’im-
pulsion (le choc) et la force de gravitation (l’attraction des masses).
Il en résulte que, pour parler comme Laplace dans l’Essai philosophique sur les pro-
babilités de 1 8 1 4 : « Une intelligence qui pour un instant donné connaîtrait toutes les
forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent
[…] embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’uni-
vers et ceux du plus léger atome. » En somme, Laplace nous dit : Donnez-moi la position
des corps à un instant donné t, et je peux calculer les forces qui s’exercent sur n’importe
quel corps et, par là, quel sera son mouvement et ainsi rendre compte des divers phé-
nomènes.
Mais si au lieu d’expliquer les phénomènes dans le cadre des explications méca-
nistes, c’est-à-dire en considérant les mouvements de corps dans l’espace, on veut pré-
ciser de quoi il s’agit quand on parle de ce cadre lui-même, alors, « avouons-le
honnêtement, nous ne pouvons absolument rien nous représenter sous le terme obscur
espace ». C’est Einstein qui fait cette remarque. Quand on demande au physicien de pré-
ciser de quoi il parle quand il est question de l’espace, il répondra qu’il s’agit de déter-
miner les mouvements, positions et trajectoires par un « système de coordonnées ». Ces
« coordonnées » sont celles que donne un instrument de mesure (une règle et une hor-
loge) qui peut nous indiquer la position de corps en mouvement en chaque point de la
trajectoire à chaque instant. C’est cette idée que l’espace est un « système de coordon-
nées » qui est la véritable idée scientifique de ce qu’est fondamentalement l’espace dans
la physique, et non pas la représentation intuitive, imprécise, et tenue pour évidente
d’une étendue géométrique.

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50 ALAIN CHAUVE

Si les sciences sont porteuses d’une culture scientifique, si elles sont l’objet d’un en-
seignement à l’école, ce n’est pas parce qu’il faut acquérir des connaissances scienti-
fiques, mais c’est parce que les sciences sont instructives, c’est-à-dire parce qu’elles
rectifient, précisent et réforment des représentations naïves et vagues, des notions pre-
mières présupposées et tenues pour évidentes dans une science, mais sur lesquelles il
faut revenir et s’interroger. Il y a une culture scientifique lorsque nous apprenons que
nous ne savions pas vraiment ce qu’est une droite dans une géométrie, un nombre dans
l’arithmétique, l’espace dans la mécanique, etc.

En conclusion, on pourrait souligner trois points.


D’abord, la notion de culture scientifique n’a de sens que si on ne confond pas la
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culture et une culture. Il y a la culture que possède celui dont on dit qu’il est cultivé. On
veut dire alors qu’il a reçu une éducation grâce à laquelle il a acquis des connaissances
et formé son jugement, ses goûts et ses sentiments mêmes. Il y a la culture de celui qui
appartient à une culture, celle d’un homme qui est intégré dans sa culture, c’est-à-dire
dans le mode de vie, les croyances, les usages, les pratiques, les valeurs d’un milieu et
d’une société. Si c’est en ce sens que l’on entend culture dans l’expression « culture scien-
tifique » alors les sciences et les idées scientifiques ne seront qu’un aspect d’une culture
particulière, que des faits d’opinions, de mentalité relevant d’un monde culturel parti-
culier et, du coup, elles perdront leur caractère scientifique.
Ensuite, une culture scientifique doit être issue des sciences elles-mêmes, du pro-
cessus même de leur développement qui les amène à élucider et à préciser leurs concepts
fondamentaux. Elles ont alors une valeur instructive et nous apprennent quelque chose,
non pas, par exemple, que le carbone est tétravalent, mais quelque chose qui vaut d’être
su par tout homme qui veut être un homme cultivé.
On voit enfin que lorsqu’on fait des sciences un objet culturel – l’objet d’expositions,
de causeries, de débats – alors les sciences ne sont plus l’objet d’un intérêt scientifique
et l’on n’y trouve plus une culture scientifique. Derrière ce que l’on appelle la culture
scientifique, il n’y a que l’engouement d’un public pour des nouveautés ou des décou-
vertes qui étonnent. Cet intérêt d’un public pour des sciences est un fait de société qui
n’a plus rien à voir avec une culture scientifique : le Big Bang, l’extinction des dinosaures,
Lucy, les images transmises par des sondes spatiales, la fécondation in vitro, etc. Où est
la culture scientifique dans ce bric-à-brac ? La culture scientifique ne se trouve pas dans
les manifestations culturelles qu’on organise autour des sciences à l’occasion d’une nou-
veauté dans l’actualité scientifique.
La culture scientifique est immanente au développement même des idées scienti-
fiques. Elle relève d’un enseignement des sciences de caractère théorique et non d’un
enseignement qui aurait pour base des activités culturelles ou des ateliers qui ne font
qu’exciter une curiosité infantile. Elle relève encore moins de débats d’opinions où les
sciences sont sommées de répondre à des questions du genre : A quoi ça sert ? Est-ce
bien ou mal ? Qu’en est-il de la responsabilité des « scientifiques » ? Et la bombe ? Et les
manipulations génétiques ? Et le réchauffement de la planète ? Ce n’est assurément pas
avec de tels débats et avec de telles questions qu’on pourra s’instruire et acquérir une
culture scientifique. J’affirme au contraire que de tels débats et de telles questions ne
feront que répandre une inculture scientifique et des idées fausses sur la connaissance
scientifique. Les questions qui font une culture scientifique sont celles qui viennent des
sciences elles-mêmes.

L’enseignement philosophique – 66e année – Numéro 1

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