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FLUX ET OPÉRATIONS : PROLÉGOMÈNES À UNE MÉTAPHYSIQUE

ÉLECTRONIQUE
Élie During

Collège international de Philosophie | « Rue Descartes »

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2008/2 n° 60 | pages 51 à 61
ISSN 1144-0821
ISBN 2130568490
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Flux et opérations :
prolégomènes à une
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métaphysique électronique
Les « musiques électroniques » ne se contentent pas d’être consommées, dansées ou méditées
le casque à l’oreille : elles produisent et alimentent aussi des discours, et ces derniers
charrient, consciemment ou non, des métaphysiques assignables qui mettent en jeu – de
manière parfois contradictoire – la puissance de métamorphose ou d’altération de la musique.
Bernard Sève l’a bien montré, cette altération doit être comprise selon le génitif objectif,
comme altération du sujet musical dans le jeu ou l’écoute, mais tout autant selon le génitif
subjectif, comme altération de la musique elle-même au fil des reprises, des variations et des
recyclages qui l’apparentent à une matière sonore en devenir 1. Les remarques qui suivent
partent de l’hypothèse que les discours qui entourent les musiques électroniques sont réglés
par deux grands paradigmes, d’ailleurs nullement exclusifs, de ce processus d’altération : le
flux et l’opération 2.

Trois métaphysiques
Cependant, s’il est question de métaphysique, comment faut-il l’entendre ? On distinguera,
pour clarifier les choses, trois versions possibles de la métaphysique des musiques électro-
niques.
Il y a une première version grandiloquente qui l’apparente à une vision du monde, inséparable
d’une forme de cosmologie. On sait ce que cette conception doit à un certain romantisme.
Nous n’en sommes pas vraiment sortis : passée au crible approximatif de la vulgate

1. Voir Bernard Sève, L’Altération musicale, Seuil, Paris, 2002. |2. Nous avons développé plus longue-
ment cette question dans deux textes: «Appropriations (morts de l’auteur dans les musiques électro-
niques)», in Sonic Process, Éditions du Centre Georges Pompidou, Paris, 2002; «Opérations», postface à
Bastien Gallet, Le Boucher du prince Wen-houei: enquêtes sur les musiques électroniques, Éditions Musica
Falsa, 2002.
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deleuzienne, cette métaphysique se présente, chez les musiciens et les critiques qui y ont
spontanément recours, comme une métaphysique des flux (« moléculaires », comme il convient

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de dire). L’œuvre musicale s’y voit reconnaître une qualité plastique qui mime le devenir
universel de la matière sonore-musicale. Pour la métaphysique des flux, les musiques électro-
niques sont par essence des musiques « samplées ». Le sample, l’échantillon, y apparaît comme
le mode d’apparaître propre du flux, ou du processus d’altération continue de la musique : la
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coupe manifeste le flux, la boucle infinie doit sans cesse être coupée et recoupée 3.
Il faut distinguer de cette première version de la métaphysique une deuxième version, qui se
présente en réalité comme une espèce de physique des événements sonores (au sens où Aristote, par
exemple, pouvait écrire une Physique qui est en réalité un traité de métaphysique). Cette
métaphysique prend en charge la notion d’opération, mais à partir des événements que les gestes
concrets du musicien électronique ou du DJ suscitent dans le continuum sonore : coupes,
ablations, perforations, atomisations, etc. Comme l’a bien montré Bastien Gallet 4, c’est une
physique qualitative des purs événements sonores, une physique subjective des affections.
On peut enfin identifier une troisième version possible de la métaphysique, qui se présente
plutôt comme une logique des opérations. Celle-ci pose directement la question de l’identité d’une
opération ou d’un geste tel que celui du sampling. Qu’il s’agisse là d’un problème métaphysique
ne va pas de soi. Mais il convient de préciser dès maintenant quel problème une telle
métaphysique, conçue comme logique des opérations, ne posera pas. Le problème qu’elle
contournera d’abord est le locus classicus de la philosophie de l’art contemporain, et plus
précisément de l’ontologie de l’œuvre d’art, celui du mode d’existence de l’œuvre musicale.

Cette œuvre, on se la figure écartelée entre son prototype (l’Idée, la structure), les diverses
formes de sa notation, et son exécution – ou encore, entre l’original et ses transformations au
fil des réappropriations successives. On se demande : « Où est l’œuvre ? », « Survit-elle à ses
arrangements ou recompositions ? », « Et sur quel mode ? comme une essence idéale ? un
patron ? l’horizon d’un processus indéfini de métamorphoses ? » Ces questions pourraient
sembler revêtir une urgence particulière dans le cas des musiques électroniques et plus
particulièrement dans la pratique du remix. Mais il faut se demander ce qu’on gagne à les
formuler ainsi. Leur présupposé commun est d’ailleurs éminemment discutable : on suppose
dans tous les cas que l’idée d’œuvre ne fait pas problème et que seul son mode d’existence est
en question. Or il est clair que la notion même d’œuvre musicale n’a aucune évidence a priori.

3. Voir David Toop, Ocean of sound: ambient music, mondes imaginaires et voix de l’éther, Éditions Kargo,
Paris, 2000; Jacques Rancière, «La métamorphose des muses», in Sonic Process, Éditions du Centre
Georges Pompidou, Paris, 2002. |4. Voir par exemple «Us et coutumes de l’échantillonnage: mémoire,
exotisme et chirurgie plastique», Critique, n°663-664, 2002.
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C’est un fait bien établi qu’elle n’a émergé que lentement dans l’histoire, en relation avec
l’évolution du droit d’auteur et celle des pratiques d’exécution. Sans avoir à passer par un

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geste critique ou désacralisateur, les musiques électroniques brouillent les usages de cette
catégorie. Et pour commencer à lever les équivoques qui persistent à ce sujet, il n’est pas
inutile de revenir sur deux constats d’apparence triviale, que l’on pourrait formuler ainsi : (1)
le DJ est celui qui « joue » des platines ; (2) le DJ est celui qui passe des disques.
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La musique des machines


Le DJ, donc, est celui qui joue des platines (ou de la double platine). Cette formule nous invite
à nous pencher en premier lieu sur la mutation que les musiques électroniques et leur substrat
technique induisent dans le régime esthétique d’appréciation ou d’évaluation des œuvres
musicales, en deçà de la place qu’y tiennent la citation ou la reprise. Que le DJ joue des
platines signifie que la platine de disque n’est pas seulement une médiation dans le processus de
reproduction et de diffusion de la musique, mais devient un outil de production à part entière.
Mieux, elle devient un instrument – et pas seulement un appareil. Lorsqu’on passe à des
dispositifs et des configurations plus complexes, lorsqu’aux platines et à la table de mixage
s’ajoutent la boîte à rythme (beat box) analogique puis numérique, l’échantillonneur, et enfin
l’ordinateur portable, c’est encore des instruments que l’on trouve, jamais de purs et simples
appareils. Le dispositif technique, le substrat « électronique », apparente l’art du DJ ou du
musicien électronique à un art expérimental : car ce dispositif technique, il s’agit d’en
exploiter, non seulement les possibilités techniques, mais également les virtualités que
révèlent parfois certains dysfonctionnements – c’est un travail aux limites qu’illustre à merveille
l’anecdote de l’invention du son « acid » par DJ Pierre, Herb et Spanky, bidouillant une boîte
à rythme programmable 5 pour en tirer des sons inouïs (stridulations acidulées, rebondissant
ou oscillant aux limites des seuils de perception, sur toute l’étendue du spectre sonore). De
façon générale, l’invention des gestes du DJ est fondée sur l’utilisation, mais plus souvent
encore le détournement du médium technologique. La part qu’y tiennent l’ingéniosité et
souvent le hasard heureux est évidente : outre l’invention du son acide, il faudrait aussi
évoquer celle du dubbing par le jamaïcain King Tubby, du fondu enchaîné d’un disque à l’autre
par Francis Grasso, du breakbeat par DJ Kool Herc, du punch phasing, du back spinning et du
scratch par Grandmaster Flash et DJ Theodore 6…

5. Il ne faut pas sous-estimer l’importance des boîtes à rythme (beat box) dans l’évolution des musiques
électroniques: leur fonction pragmatique a été de libérer la seconde platine de la tâche à laquelle elle
était le plus souvent réduite, celle de construire une ligne rythmique continue. |6. Voir par exemple
Bill Brewster et Frank Broughton, Last night a DJ saved my life: a history of the disc jockey, Grove Press,
New York, 1999; Ulf Poschardt, DJ culture, Éditions Kargo / L’Éclat, Paris, 2002.
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Cet usage expérimental de la machine est plus éclairant que toutes les mythologies
machiniques qui ont pu se greffer sur les cultures électroniques, et sur lesquelles embraie

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naturellement le discours des flux cosmiques. Oval ou Pole, par exemple, jouent sur les bruits
parasites, les rémanences qui hantent le dispositif d’amplification lui-même, comme si la
musique émanait directement de la matérialité opaque de la machine à sons : la tentation est
grande ici d’oublier le geste du musicien pour n’y voir qu’une musique des machines, une
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musique qui d’une certaine manière se ferait toute seule, et serait par là même capable de
capter et de révéler les forces non audibles au sein de la matière.

Mix, remix, sampling


L’idée d’une musique des machines conduit naturellement à une autre question, celle de la
destitution de l’autorité de l’artiste. Mais avant de surenchérir sur la disparition annoncée
d’une certaine posture du créateur, il faut évoquer le statut particulier qu’acquiert le DJ dès
lors qu’il s’affirme, non pas comme celui qui joue des platines (ce qui en un sens est aussi peu
éclairant que de dire qu’un violoniste joue du violon), mais comme celui qui passe des disques :
ce second constat, d’apparence encore plus triviale que le premier, dit en réalité l’essentiel.
Le récit plus ou moins légendaire des pionniers de l’électro contemporaine commence en
réalité en 1877, avec la première archive sonore humaine (le « hello » prononcé par Edison et
recueilli par son phonographe) ; il s’inscrit évidemment dans une histoire plus large des
techniques de stockage des sons et des bruits (du gramophone à la platine pour disque vinyle,
en passant par le cylindre et les disques de zinc), qui est aussi l’histoire de la musique « à l’âge
de sa reproductibilité technique ». Le DJ joue ou rejoue à chaque fois sa collection de disques,
autrement dit sa mémoire musicale archivée, matérialisée dans les sillons du vinyle. Il fait de la
musique avec de la musique, comme Godard disait faire du cinéma avec des images et des
sons, c’est-à-dire avec toute l’histoire du cinéma. La forme fondamentale de son art, c’est
donc le mix. Il faut tout reprendre à ce niveau.

Il y a mix dès lors qu’on passe ensemble (pas nécessairement en même temps) deux disques,
pour faire émerger un troisième terme, ou une synthèse (qui trouve son correspondant
technique dans la table de mixage connectant deux platines) – synthèse qui est en réalité une
sorte de composé instable fait de la superposition, de l’alternance, de la polarisation ou de la
diffraction de deux plages musicales pour ainsi dire réverbérées l’une sur l’autre. Ces plages
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sont d’ailleurs elles-mêmes retravaillées lorsque les tables de mixage sont équipées d’égali-
sateurs et qu’il devient possible, notamment, de séparer les aigus et les basses à l’intérieur

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d’un même paysage sonore pour faire affleurer, au moment requis, le grondement sourd de la
basse dégagé des hautes et moyennes fréquences, ou au contraire pour ne plus laisser entendre
que le claquement des charley, lorsque le groove tourne sur lui-même comme une toupie 7.
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Or le mix ouvre aussi, du même coup, la possibilité du remix. Remixer, c’est donner, par les
mêmes moyens, une nouvelle interprétation d’une chanson ou d’un thème instrumental
antérieur. On s’est fondé sur cette évidence pour dire que le DJ était une sorte de « métamu-
sicien », un musicien qui ferait de la musique au carré, de la musique au second degré, de la
métamusique (l’expression est reprise par Ulf Poschardt). Cette désignation est au fond peu
éclairante, mais on voit bien à quelle évidence elle s’arrime : la pratique du remix, c’est la
reprise à tous les étages, une réappropriation générale du patrimoine musical.
C’est dire aussi que le musicien fait entendre son écoute, tout autant que le morceau qu’il
reprend. Et que nous, qui l’écoutons, écoutons donc au second degré : nous écoutons une
écoute. Le remix est une métaécoute. Ce thème a été admirablement développé par Peter
Szendy dans son « histoire de nos oreilles »8. Les DJ affairés à leurs platines dans les remix live
s’y trouvent décrits comme « des auditeurs se produisant en concert ». Il y va bien, en effet,
d’un nouveau régime de l’exécution, comme d’un nouveau régime de l’écoute.

Après le mix et son prolongement naturel, le remix, on peut distinguer une troisième et
dernière composante de l’art du DJ. On l’a déjà évoquée : c’est le sampling, l’échantillonnage.
Techniquement, la nouveauté (consacrée en 1983 par le premier morceau de hip-hop à utiliser
un sampleur de type Emulator : « Looking for the perfect beat ») consiste à pouvoir stocker et
réutiliser à volonté, grâce à la technologie numérique (qui code en mode binaire, discontinu,
les amplitudes d’un signal sonore continu) toutes sortes de sons prélevés dans des enregis-
trements ou directement dans le monde extérieur. L’original est littéralement indiscernable
de sa copie lorsque l’échantillon d’enregistrement intervient tel quel dans une composition.
Mais l’essentiel est plutôt dans le caractère malléable que revêt le matériau musical-sonore
lorsqu’il est ainsi réduit à un échantillon numérique, qui peut être manipulé de mille
manières : inséré, mais aussi étiré, transposé, mis en boucle, etc.

7. Les textes de Bastien Gallet déjà cités dégagent admirablement la portée esthétique de ces procédés.
|8. Peter Szendy, Écoute: une histoire de nos oreilles, Minuit, Paris, 2001.
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Il ne faut pourtant pas trop fétichiser la technologie numérique incorporée dans le sampling.
Comme l’explique Mixmaster Morris : « Le sampling n’offre en théorie rien de plus que ce

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que vous pouviez déjà faire avec une lame de rasoir et un tube de colle. Simplement, vous avez
moins de risque de vous couper les doigts, ça prend beaucoup moins de temps, et le processus
est réversible. »
On peut s’autoriser de cette remarque pour faire de la notion de sampling un usage étendu,
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qui ne se limite pas aux possibilités offertes par la technologie numérique. Insérer manuel-
lement quelques mesures d’un morceau de musique au milieu d’un autre (en en modifiant au
passage la qualité rythmique ou la texture sonore via la table de mixage), c’est déjà effectuer
un sample, au sens où on l’entend ici. Avant de désigner un geste déterminé ou une séquence
d’actions observables, le sampling au sens étendu est d’abord une synecdoque des musiques
électroniques elles-mêmes, l’emblème d’une musique faite avec de la musique 9.
Reste que c’est la technique du sampling, matérialisée dans le sampleur (autrement dit, une
mémoire numérique et un convertisseur numérique/analogique) qui a contribué à
populariser l’idée selon laquelle les « musiques électroniques » seraient par excellence un art
de la citation. Dans cette perspective, le musicien électronique disposerait d’un nuancier
sonore immense fait d’échantillons musicaux hétérogènes, de teintes ou d’éléments d’atmo-
sphère sonore, mais aussi d’extraits de chansons, de films, de discours, de jingles télévisés,
etc. Il y puiserait allègrement, tantôt exhibant ses emprunts, tantôt les camouflant, pour
tramer des surfaces sonores scintillantes ou irisées, et réaliser ce que Brian Eno appelait de ses
vœux : de véritables « tapisseries sonores ». Hendrix déjà parlait de « peintures sonores » — à
condition de préciser que ces peintures ne sont pas faites directement avec des couleurs, mais
avec des échantillons de couleur, ou des images, ou des morceaux d’autres peintures, dont
certaines apparaissent comme de violents collages, d’autres en transparence ou par un effet de
surimpression, quand la composition laisse affleurer, par endroits, une première image peinte
sur la toile, mais finalement recouverte par les interventions successives du peintre.
Cette description générique, par analogie avec la peinture, nous éloigne déjà considéra-
blement du procédé de la citation – ou de ce que la théorie littéraire appelle l’intertextualité
(il faudrait parler ici d’intermusicalité). On entrevoit au passage le genre de tâche qui attend
une logique de l’opération. Il s’agira par exemple de savoir à quel genre de geste correspond
le sampling. Le collage (équivalent graphique de la citation) est-il la bonne métaphore ?
Pourquoi ne pas parler plutôt de grattage (on pense ici aux affichistes,Villeglé ou Hains), ou

9. C’est pourquoi on pourrait l’illustrer par des formes très différentes, chez les maîtres du turn-
tablism, comme DJ Q-Bert (voir par exemple son album Demolition Pumpkin Squeeze Muzik, 1994), ou dans
l’electronica paysagère d’Amon Tobin (voir par exemple Supermodified, Ninja Tune, 2000).
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de frottage (Max Ernst) ? D’ailleurs si la musique devient effectivement la matière première


du DJ – tout comme l’environnement sonore de la vie urbaine –, n’est-il pas égarant de

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continuer à parler de « métamusique », ou de musique au second degré ?

Une « métamusique » ?
Le fait que l’électromusicien (DJ ou musicien techno) travaille avec des disques et des platines
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(ou des morceaux numérisés et des samplers) au lieu d’instruments ordinaires, le fait donc qu’il
travaille à partir de la musique, signifie-t-il nécessairement qu’il travaille sur la musique ?
Le terme « métamusique » a un sens inoffensif, que tout le monde est prêt à accorder : faire de
la métamusique, c’est faire de la musique avec de la musique. Mais quant au sens spécial, une
musique qui prendrait pour objet la musique, une musique au second degré, une musique
réflexive, c’est tout à fait autre chose. On suppose alors que le musicien lui-même introduit
une distance entre deux niveaux, un niveau qui serait celui des moyens de son art, et un autre
qui se constituerait dans une réappropriation critique de ces moyens. De ce point de vue, tout
emprunt, tout collage apparaît nécessairement comme une forme de citation, masquée ou
explicite. Mais est-ce bien ainsi que se font les choses ?
Demandons-nous plutôt : qu’est-ce qu’un disque ? Entendons, qu’est-ce qu’un enregis-
trement consigné dans un album (peu importe le support dans lequel on le ressaisit : vinyle ou
CD ou MP3) ? La réponse est simple, mais elle complique déjà la distinction apparemment
immédiate entre la musique jouée et la musique rejouée, entre la musique comme matière
première (musique de premier degré) et la musique recomposée (musique de second degré).
En effet, un disque est en réalité déjà le produit du mixage de plusieurs pistes hétérogènes sur
un même support. L’original (la source, la matière première) est déjà un assemblage, et même
un réassemblage, de plusieurs enregistrements. C’est bien pourquoi le personnage central de
la culture pop (bien avant l’essor des musiques électroniques) est le producteur. C’est lui qui
élabore le morceau, c’est lui qui assemble les pistes en un tout.
C’est dire que le disque n’est pas d’abord une trace, une archive, une mémoire matérialisée :
il est déjà une production sans original, un mixte, et pour tout dire un mix qui, en appelant
naturellement le remix, ouvre virtuellement une série illimitée de réappropriations. Sur ce
point Bastien Gallet a une formule définitive : « C’est parce que tout disque a été mixé qu’il
est éternellement remixable. » À quoi il ajoute : « C’est parce qu’il existe des producteurs (les
sculpteurs/architectes du mix) qu’il existe aussi des remixeurs. »
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Mais il faut préciser que dans le cas du DJ, ce qui distingue le mix (ou le remix) de la production
à proprement parler, c’est ce qui sépare la temporalité du studio, qui participe encore à une

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conception classique de la composition comme organisation d’un matériau auquel on donne
une forme, et la temporalité du dancefloor (soit une composition en temps réel, dans le
maintenant de l’exécution, et dont on peut supposer qu’elle constitue encore l’horizon, le
point de référence, des compositions de certains musiciens électroniques lorsqu’ils
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composent dans le calme de leur home studio une musique dont ils savent qu’elle fera danser).
C’est ce qui sépare radicalement l’art du remix de l’art – largement pratiqué dans le cadre de
la musique classique et romantique – de la transcription ou de l’arrangement. Il ne s’agit pas
de reproduire, ni même de transposer, mais de produire à nouveau, c’est-à-dire de produire
autre chose, qui sera voué, par la même nécessité, à servir de point d’appui à de nouvelles
créations.
Pour conclure sur ce point, il faudrait donc parler, non pas de « métamusique », selon un
schéma vertical, mais d’une forme de « transmusicalité », selon un schéma horizontal
indiquant une chaîne continue de reprises et de décrochages où chaque nouvelle composition
apparaît comme une sorte de coupe ou d’arrêt dans un processus de remixage généralisé. Le
remix n’est pas un commentaire ou une musique au second degré ; c’est une unité de devenir
saisie dans une matière musicale en flux. Ou pour dire autrement la même chose, sans verser
trop vite dans la métaphysique des flux : le remix manifeste moins la capacité de la musique à
s’interpréter elle-même ou à se prendre pour objet (ce qui, soit dit en passant, n’est pas une
nouveauté), que le devenir-matière universel des formes musicales.

Bricolages
Il n’y a donc pas lieu de parler de musique au second degré ou au nième degré. Mais alors, de
quoi s’agit-il, avec le remix, si l’on abandonne l’idée de « métamusique » ? Certainement pas de
citation. Le modèle sémiologique que suppose l’idée même de citation (le geste de l’emprunt
ferait signe vers la source, ou l’original) paraît tout à fait inadéquat. Qu’il y ait des effets de
reconnaissance, disons des mentions (qu’il faudrait distinguer ici des citations proprement
dites), c’est évident. Mais le procédé consistant à désassembler ou à sampler une dizaine de
morceaux (et souvent plus encore) dans le cours d’un mix, n’est perçu comme un emprunt et
parfois une profanation que parce qu’on suppose que le DJ s’attaque à des œuvres. On
s’imagine alors que ces dernières existeraient dans une sorte de supermarché immatériel où le
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musicien organiserait ses rapines, et que leurs occurrences (même tronquées, même
fragmentées) constitueraient à chaque fois des références directes à des « morceaux choisis ».

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Penser les choses ainsi, c’est adopter le point de vue du droit d’auteur, qui poursuit le DJ pour
plagiat musical. Comme si le DJ s’attaquait tour à tour à chacun des morceaux qu’il prélève
dans sa collection, comme si ces derniers pouvaient être activés et fonctionner comme œuvres
par la seule vertu du microsillon. Or il est clair que le DJ est justement celui qui ne passe pas
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par les œuvres.


On le voit bien avec la disco où le remix s’attaque moins à la chanson elle-même, pour la
dilater, qu’à ses marges, à ses seuils ou à sa périphérie : les breaks, mais aussi la ritournelle ou
la coda instrumentale qui la conclut, tous les moments en somme où les instruments
rythmiques occupent tout le champ pour marteler le beat. Mise en boucle, étirée,
transformée, la musique rendue à l’état de matériau devient une pure surface de composition,
un champ d’opérations. On pourrait également citer la démarche, encore plus radicale, du
trip hop, de la drum’n bass ou de la jungle : le mix entier s’y trouve tramé autour d’un motif
rythmique (breakbeat) variablement dilaté et compressé, mais également haché, creusé,
pulvérisé…
Pour mieux appréhender ces exemples, pour comprendre le type de composition qui résulte
de ces pratiques, le modèle qui convient est moins celui (deleuzien) de l’espace lisse, constitué
de proche en proche par extensions et raccords de parties hétérogènes (à l’image du
patchwork), ou par foulage (à l’image du feutre), que celui d’un tramage par évidements et
nappages successifs. Le musicien électronique sculpte le son, il le troue à mesure qu’il
l’épaissit, il le replie sur lui-même en le criblant 10. Quant au concept (deleuzien lui aussi)
d’agencement, il paraît peut-être trop général pour discerner ce qui est en jeu. Qu’est-ce qui
n’est pas un agencement, en effet, dans la musique ? Le musicien électronique, quant à lui,
produit une texture. D’où l’attention extrême aux micro-détails, à la granulation du morceau,
« l’obsession des petits instants », aux limites de la perception sensorielle. D’où aussi l’idée
d’une musique « moléculaire », dont Deleuze avait donné le principe dans une célèbre
conférence à l’Ircam, à l’invitation de Pierre Boulez.
Ajoutons, pour conclure sur ces questions, que la notion de bricolage est plus précieuse pour
comprendre la pratique du DJ que tous les paradigmes tirés de l’art musical traditionnel ou
des pratiques modernistes de l’écriture. C’est au prix d’une singulière torsion qu’on érige

10. Signalons au passage le statut problématique de la notion d’espace troué dans les pages de Mille pla-
teaux consacrées au lisse et au strié. Le modèle topologique le plus fécond pour comprendre les musiques
électroniques est celui d’espace troué; mais c’est précisément le type d’espace que Deleuze et Guattari
ont le plus de mal à penser, puisqu’il les oblige à abandonner les intuitions intensives et continuistes
qui sous-tendent la construction des espaces lisses.
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parfois en modèle de l’écoute performative du DJ le travail d’électro-citation critique d’un


John Oswald (dont les Plunderphonics doivent autant à Burroughs et Schwitters qu’aux

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pionniers du remix). La performance s’apparente alors à la lecture d’un texte dont on réagen-
cerait les segments signifiants ; l’œuvre y gagne un statut superlatif, elle devient le processus
de son propre œuvrement, éternellement vouée à la métamorphose, c’est-à-dire à la
traduction, à l’arrangement.
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Mais répétons-le, le DJ n’opère pas l’œuvre, et à plus forte raison il ne la lit pas comme un
texte. Il traverse des milliers d’œuvres à la fois pour y puiser sa matière, il survole à vitesse
infinie toute sa collection (celle d’Afrika Bambaataa, dit-on, est immense, et singulièrement
hétéroclite). Il faut écouter Grandmaster Flash parler de ses prélèvements musicaux : « Ça
peut être n’importe quoi. J’ai ici des disques qui dans l’ensemble sont de la merde, mais il y a
dessus douze secondes que je peux utiliser… ». La référence obligée à la notion de
« bricolage » (c’est d’ailleurs le titre d’un album d’Amon Tobin) en dit long sur l’attitude
pragmatique des DJ. Bricoler, c’est faire avec les moyens du bord : agencer des effets sous la
contrainte d’une limitation de moyens, dans un ensemble instrumental à la fois clos (il est très
important que la collection du DJ ne soit pas infinie, contrairement au fantasme qui en fait le
pur relais d’un flux musical universel) et hétérogène (c’est-à-dire contingent : chaque
collection, chaque « trésor » est le fruit de rencontres hasardeuses, le résultat contingent de
transformations passées). « Élaborer des structures avec des résidus d’événements » : on se
souvient de cette définition que Lévi-Strauss donnait du bricolage dans La Pensée sauvage. La
pratique sauvage du sampling obéit, elle aussi, à une logique de l’hétéroclite. Et cette logique
opère nécessairement dans un espace fini, ce qui est une autre manière de dire que la musique
ne se remixe pas toute seule, emportée dans l’immense rumeur des flux digitaux mondialisés,
mais qu’elle doit être incessamment bricolée.
Ajoutons qu’elle ne s’épuise pas pour autant dans un maniérisme du patchwork musical. Sans
tomber dans un fonctionnalisme extrême qui consisterait à soumettre les musiques électro-
niques à l’impératif d’un être-ensemble festif et dansant, il n’est pas faux de dire que la
motivation principale des remix est d’obtenir un effet performatif sur l’esprit et les corps, dans
des contextes variés mais liés à la danse ou à sa retombée (chill-out), et souvent bien sûr à la
drogue. Cette orientation pragmatique des musiques électroniques se conjugue malaisément
avec une critique des formes qui reviendrait à « lire » ou « annoter » un morceau comme on lit
un texte 11.

11. Ce serait notre point de désaccord principal avec l’interprétation proposée par Peter Szendy.
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Les musiques électroniques n’ont rien à voir avec un commentaire de texte. Rien à voir non
plus, malgré les analogies que pourrait suggérer l’expression de « sculpture sonore », avec

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l’écoute analytique encouragée par la musique acousmatique ou concrète, qui se place
d’emblée en face d’un matériau musical préalable à toute structuration, donné en deçà de
toute médiation (l’« objet sonore », sorte de négatif du système de contraintes musicales). Le
DJ ne se place pas face à l’objet sonore (musique concrète, façon Pierre Schaeffer), il ne
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s’immerge pas non plus directement dans le son pur (musique minimaliste, La Monte Young).
Disons qu’à partir de la répétition originaire d’une cellule rythmique qu’il a pour charge de
faire vivre tout au long de la performance, il s’oriente par métonymie, selon des rapports de
contiguïté, dans un univers musical constitué d’innombrables titres gravés avant tout dans les
microsillons de sa mémoire. L’œuvre est donc bien plutôt contournée ou court-circuitée
qu’abolie, et c’est pourquoi il n’y a pas non plus à faire ici toute une histoire de l’absentement
de l’œuvre, ou du désœuvrement de l’artiste.

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