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PROPHÉTIE ET SAGESSE, DEUX ÉCRITURES DE L'ACTION DE

DIEU ?
Sophie Ramond

Institut Catholique de Paris | « Transversalités »

2013/4 N° 128 | pages 27 à 42


ISSN 1286-9449

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Transversalités, oct.-Déc. 2013, n° 128, p. 27-42

prOpHétIE Et sAgEssE,
DEux éCrIturEs DE L’ACtION DE DIEu ?

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Sophie ramonD
Professeur au Theologicum-Faculté de Théologie et de Sciences Religieuses
Institut Catholique de Paris
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Derrière les trois grands corpus vétérotestamentaires, Paul beauchamp


identifie trois écritures qui constituent le livre, la bible hébraïque, comme
un miroir à plusieurs facettes1. Ces trois modalités de l’Écriture construisent
une polyphonie, une nomination plurielle de Dieu. loin d’être simplement
juxtaposées cependant, elles se renforcent en s’approfondissant : l’écriture
de la loi cache l’origine sous l’image du commencement et pose un avant
en renvoyant à une ère archétypale ; l’écriture prophétique «  remplit le
présent de la vérité du commencement, c’est-à-dire de l’origine » parce que
commandée par un impératif d’actualisation et d’ouverture au futur ; l’écri-
ture sapientiale, qui est une « écriture de dilatation »2, pose un toujours et
un partout et se rapporte à l’expérience quotidienne.
Prolongeant la réflexion, Paul ricœur suggère que sur ces trois écritures,
ce triple registre de la nomination de Dieu, s’articulent trois figures de la
réponse du sujet à la Parole qui, par elles, lui est adressée : « au ternaire de
l’appel – Torah, Prophètes, Sagesse – répond, du côté du soi, le rythme
ternaire d’une identité fondée, d’une identité ébranlée et d’une identité à la
fois singularisée et universalisée »3.

1. Paul bEauCHamP, L’un et l’autre Testament, 1. Essai de lecture, Paris, Seuil, 1976,
p. 187.
2. Ibid., p. 193.
3. Paul rICœur, «  Expérience et langage dans le discours religieux  », dans :
L’herméneutique à l’école de la Phénoménologie, Paris, beauchesne, 1995, p. 178.

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avec pour horizon le cercle herméneutique du registre polymorphe de la


nomination de Dieu et des identités plurielles de communautés croyantes,
la présente contribution interroge deux écritures de l’action de Dieu,
Prophétie et Sagesse, qui dans la construction actuelle de l’ancien Testament
renforcent en l’approfondissant le fondement posé dans la loi. Elle question-
nera leur rapport au temps, compris à la fois comme temporalité reflétée dans
les textes et comme contexte historique de leur production, leurs utilisations
de genres littéraires, de métaphores et d’images pour nommer la relation
mouvante entre Dieu et les hommes, la collusion de l’agir divin et de l’agir

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humain dans une histoire qui sans cesse oscille entre rupture et réconcilia-
tion.

Le rapport au temps de la prophétie et de la sagesse


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«  alors que la loi biblique fait oublier son actualité et sa date en se


reportant constamment à la période archétypale, la prophétie, écrit Paul
beauchamp, met en avant le moment précis de sa production.4 » Dans le récit
du livre d’Isaïe qui raconte l’envoi en mission du prophète, le texte s’ouvre
par une indication à première vue d’ordre simplement chronologique :
l’année de la mort du roi Ozias… (6,1). mais la datation n’est que le repère
le plus indifférent, l’information livrant plus de données qu’il ne semble à
première vue. alors que les rois du titre initial du livre étaient mentionnés
à l’occasion de leur vie (1,1), ozias est ici évoqué à l’occasion de sa mort.
Et pour cause, il est mort avant de mourir, un roi lépreux, impur, incapable
de rendre jugement. la mention de la mort du roi ozias donne en réalité à
voir l’événement comme une fracture : si la vocation du peuple élu s’énonce
dans l’impératif de tenir pour saint le Seigneur de l’univers et de le craindre
(Is 8,13), l’envoi du prophète qui reçoit la mission paradoxale d’endurcir ce
peuple aux lèvres impures, au temps du roi impur, évoque la non-reconnais-
sance du dessein de Dieu, le mépris de sa parole (5,24) comme le butoir
d’une histoire condamnée à la colère divine.
nous pourrions dire de la prophétie alors qu’elle est le langage de
l’histoire dans le sens où elle essaie de comprendre les ruptures qui rythment
la trame du temps. Elle n’est pas essentiellement prédiction mais plutôt
interprétation, par mode d’explication et de pronostic, des événements qui
scandent l’histoire et qui apparaissent comme des fractures dont il faut

4. Paul bEauCHamP, op. cit., p. 75.

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découvrir le sens, en les situant entre une séquence passée et une direction
future. Is 7,1 donne encore deux indications chronologiques : aux jours
d’Akhaz, fils de Yotam, fils d’Ozias, roi de Juda et Recîn, roi d’Aram, et
Peqah, fils de Ramalyahou, roi d’Israël montèrent contre Jérusalem pour
l’attaquer… C’est là une allusion à la guerre syro-éphraïmite, c’est-à-dire
à la guerre menée par la Syrie et Israël contre Juda, suite au refus du roi
akhaz d’entrer dans la coalition formée contre le roi d’assyrie Tiglat-
Piléser III. Dans ce contexte Isaïe reçoit l’ordre d’aller trouver akhaz pour
l’inviter à ne pas entrer dans la coalition anti-assyrienne. Car la promesse

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divine de maintenir la lignée davidique (cf. 2 S 7, 1-17) ne sera pas mise en
échec si akhaz et son peuple sont capables de confiance. le discours du
prophète au roi s’achève par une affirmation forte: si vous ne croyez pas vous
ne subsisterez pas (7,9)5. Il s’agit de croire pour subsister, de mettre sa
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confiance en une intervention divine décisive.


le récit du livre d’Isaïe nous présente le prophète en situation d’oralité,
ce qui caractérisait peut-être la prophétie en Israël, par comparaison avec la
norme en usage au sein du Proche-orient ancien, où les prophéties étaient
mises par écrit avant d’être transmises au souverain comme en témoignent
les archives de mari ou les tablettes assyriennes6. mais aux VIIIe et VIIe siècles
avant notre ère, l’écriture, comme technique de transmission de savoirs, a
pu s’installer en position de concurrence face aux outils de transmission et
d’autorité des prophètes, fondés sur l’oralité et le spectaculaire métaphorique.
Christophe batsch développe l’hypothèse que dans certains passages du livre
d’Isaïe on voit le prophète «  tenter de s’approprier et de détourner les
techniques de l’écrit pour en faire un usage métaphorique et symbolique qui
s’accorde à la tradition prophétique, mais ignore les qualités propres, la
portée et l’usage de l’écrit »7. un indice de ce phénomène se trouverait dans
le chapitre 8. n’ayant pas été écouté par le roi akhaz, Isaïe reçoit l’ordre de
Dieu de prendre un cylindre-sceau et d’écrire dessus, avec un burin ordinaire,
le nom de son fils à naître : Maher-Shalal-Hash-Baz, Prompt-Butin-Proche-
Pillage, un cri de guerre signifiant la déroute complète des ennemis. le sens

5. Ce verset, qui constitue le climax de l’oracle, joue sur deux formes du même verbe
croire, ’mn, d’abord utilisé à l’inaccompli hifil puis au nifal.
6. Cf. Cristiano GroTanEllI, « Prophecy and Writing in the ancient near Eas », in : Kings
& prophets : monarchic power, inspired leadership, & sacred text in biblical narrative, new
york, oxford university Press, 1999, p. 176.
7. Chistophe baTSCH, « Écriture et prophétie en Israël à la fin de l’époque monarchique »,
Semitica et Classica 2, (2009), p. 35-41.

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en est aussitôt donné : avant que l’enfant ne sache parler, les deux rois du
nord auront été vaincus. l’acte est accompli devant témoins et en faisant
usage d’un outil, le burin, qui manifeste le geste de graver durablement les
volontés divines. Dans ce même chapitre figure une consigne d’Isaïe :
Enferme l’attestation, scelle l’instruction parmi mes disciples (8,16). Ce qui
est décrit ici, c’est le scellement d’un acte juridique effectué en présence de
plusieurs témoins. l’instruction (tôrah) renvoie aux agissements du prophète
en tant qu’ils dévoilent le projet divin ; l’attestation (teûdah)8, comme le
signale la racine hébraïque et l’usage du mot (cf. rt 4,16)9, est un acte officiel

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posé devant témoins, qu’il est possible de reproduire et de répéter. Dans ce
cadre « l’écrit, scellé et fermé, n’est donc pas spontanément conçu comme
un moyen de transmettre la prophétie. Ce qui importe au prophète c’est la
transformation, au moyen d’une série de gestes connus et pratiqués par la
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société de son temps, de sa tôrah en une teûdah, qui engage la divinité et son
peuple dans un rapport contractuel »10.
l’écriture apparaît donc ici d’abord comme une fonction sociale dont
l’usage symbolique renforce la puissance convaincante de la prophétie. En
scellant dans sa persistance l’intervention non-entendue du prophète, elle met
ses destinataires face à leur endurcissement et à l’intervention inéluctable de
Dieu (cf. 8,14-15). Dans la forme canonique du livre, cette révélation d’une
logique historique en forme de jugement met le lecteur en présence d’un
drame qui a commencé avant lui mais qui, en quelque sorte, ne se résoudra
pas sans lui : le destinataire du livre réussira-t-il à discerner et à savoir
reconnaître là où le peuple a, pour l’instant, échoué ?… « Écoutez de toute
votre écoute et ne comprenez pas… et vous serez prêts à recevoir l’inouï de
Dieu comme la raison ultime de l’écriture prophétique », vous serez prêts à
entendre les paroles du livre (29,18)11. les paroles prophétiques d’Israël ne
s’épuisent pas dans leur seul cadre historique : elles sont une signification
pour toutes les générations à venir qui les relisent et les réactualisent.
Il est classique de dire que le discours de sagesse est quant à lui
achronique. l’écriture de sagesse convertit « l’aujourd’hui fuyant dans la

8. Ce substantif ne compte que trois occurrences dans la bible hébraïque (Is 8,16.20 ; rt
4,16).
9. le substantif teûdah dériverait de la racine ‘wd dont le sens originel est celui de la
répétition, du retour.
10. Christophe baTSCH, op. cit., p. 38.
11. Jean-Pierre SonnET, « le motif de l’endurcissement, Is 6,9-10, et la lecture d’Isaïe »,
Biblica 73 (1992), p. 239.

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persistance et la perdurance de “tous les jours”, du “quotidien”… »12. Si pour


ainsi dire les prophètes sont attentifs à la révélation du Dieu d’Israël dans
l’histoire du peuple qu’il s’est choisi et à la réception de cette révélation, les
sages d’Israël dépassent cette perspective historique par une visée universelle
plus sensible à la réalité quotidienne de l’existence humaine comme telle. De
ce point de vue le livre de la Sagesse de Salomon se termine par une
doxologie dont les termes méritent l’attention : En tout, Seigneur, tu as exalté
et glorifié ton peuple, tu n’as pas manqué de l’assister à tout moment et en
tout lieu (19,21).

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Ce qu’est l’écriture de sagesse se comprend peut-être mieux encore dans
le processus qui a pu donner naissance au canon des Écrits, la troisième collec-
tion normative de la bible hébraïque. albert de Pury propose l’hypothèse
convaincante que cette collection est une anthologie des genres littéraires
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présents dans la littérature juive : les Écrits, en sélectionnant le meilleur de ce


qu’elle a produit, se voulaient la littérature juive par excellence13. Ils seraient
une réponse offensive au projet de rayonnement culturel du pouvoir hellénis-
tique, qui se dota à alexandrie d’une bibliothèque, d’un musée et d’un canon
littéraire en quelque sorte, c’est-à-dire d’une détermination de livres qui
devaient être enseignés dans les écoles et faire partie du bagage culturel de tout
homme éduqué. Dans ce canon littéraire figuraient en bonne place les œuvres
d’Homère, d’Hésiode et les Tragiques du Ve siècle (Eschyle, Sophocle,
Euripide). la loi et les Prophètes répondaient à la fois à Homère et à Hésiode;
le recueil des Écrits aurait été constitué pour offrir un pendant aux Tragiques,
pour entrer en débat avec la conception du monde que ces derniers proposaient.
À l’instar de la tragédie grecque, les Écrits proposent des dialogues, des
débats, la confrontation des incompatibles : la vie est-elle bonne ou non ?
l’homme est-il fait pour le bonheur ou le malheur ? le monde divin est-il
favorable ou hostile à celui des hommes ?…
le livre qui dialogue peut-être le plus directement avec les Tragiques est
Qohélet. avec lui, un « je » fait irruption qui se présente en quête de la

12. Paul rICœur, op. cit., p. 176.


13. albert DE Pury, « le canon de l’ancien Testament », dans Thomas römEr, Daniel
maCCHI, Christophe nIHan (éd.) Introduction à l’Ancien Testament, Genève, labor et fides,
2004, p. 17-39 ; « le canon de l’ancien Testament. Écritures juives, littérature grecque et
identité européenne  », dans faCulTÉ unIVErSITaIrE DE THÉoloGIE DE bruxEllES (éd.),
Protestantisme et construction européenne. Actes du colloque des facultés de théologie
protestante des pays latins d’Europe, bruxelles, 1991, p. 25-45 ; « Qohélet et le canon des
Ketubim », Revue de Théologie et de Philosophie 131/12 (1999), p. 163-198.

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sagesse, car c’est là l’occupation de malheur que Dieu a donné aux fils
d’Adam pour qu’ils s’y appliquent (1,13). le poème du chapitre 3 de ce livre
introduit l’idée que tout événement et toute action a son propre temps, que
Dieu détermine : il y a un moment pour tout et un temps pour chaque chose
sous le ciel (3,1). Il déploie une série d’activités humaines et signale qu’il
y a pour chacune d’elles un ‘et, un ensemble de circonstances où elle est
appropriée, un moment opportun pour être accomplie. le poème trouve un
prolongement dans les versets suivants : je vois l’occupation que Dieu a
donnée aux fils d’Adam pour qu’ils s’y occupent. Il fait toute chose belle en

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son temps ; à leur cœur il donne même le sens de la durée (‘ôlam) sans que
l’homme puisse découvrir l’œuvre que Dieu fait depuis le début jusqu’à la
fin (v. 10-11). l’agir de Dieu y est décrit comme acte de donner et acte de
faire : Dieu d’une part donne une occupation aux hommes (v. 10) et il leur
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donne le sens de la durée (v. 11b) ; il fait d’autre part toute chose belle en
son temps (v. 11a) et il fait son œuvre du début à la fin (v. 11c). le don de
Dieu met l’accent sur la finitude humaine, que le faire divin souligne encore
puisqu’il convient au temps de Dieu et non de l’homme. la durée, ‘ôlam,
est en effet le temps de Dieu dont l’œuvre est durable (je sais que tout ce que
fait Dieu, cela durera toujours, v. 14), alors que celle de l’homme est
éphémère. l’homme est en quelque sorte soumis au plan de Dieu qui a prévu
son temps pour chaque chose : c’est dans l’œuvre de Dieu que chaque
moment prend sa place et son sens. or l’homme ne peut saisir l’œuvre
durable de Dieu, ni donc décrypter les circonstances en lesquelles chaque
chose est appropriée. Cette affirmation relative à l’ignorance humaine face
à l’œuvre de Dieu est reprise plus loin dans le livre : j’ai vu toute l’œuvre de
Dieu ; l’homme ne peut découvrir l’œuvre qui se fait sous le soleil, bien que
l’homme travaille à la rechercher, mais sans la découvrir ; et même si le sage
affirme qu’il sait, il ne peut la découvrir (8,17). le tragique pour l’huma-
nité c’est que Dieu ne lui découvre pas le sens de son œuvre14.
Qohélet ajoute à cette considération sur le temps l’affirmation que les
injustices emplissent le monde : j’ai vu encore sous le soleil qu’au siège du
jugement, là était la méchanceté, et qu’au siège de la justice, là était la
méchanceté (3,16). Il observe les violations de la justice et indique que Dieu

14. Sur Qo 3,10-15 voir : michael V. fox, A time to tear down and a time to build up. A
Rereading of Ecclesiastes, Grand rapids, William b. Eedermans Publishing Company,
1999 ; Jean-Jacques laVoIE, « Puissance divine et finitude humaine selon Qohélet 3,10-15 »,
Studies in Religion / Sciences Religieuses 31/ 3-4, (2002), p. 283-296.

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jugera le criminel. Comme toute chose a son temps, le jugement divin a son
temps aussi. Je me suis dit en moi-même, Dieu jugera le juste et le méchant
car il y a un temps pour chaque chose et pour chaque action (3,17). mais
cette assurance est en réalité de peu de réconfort, car si la sentence est la
mort, l’universalité de la mort rend la sentence insignifiante ; et si la sentence
est autre, la mort viendra l’annuler !… Qohélet ne postulant pas l’existence
d’une survie, la justice divine, qui s’exerce au moment de la mort et qui
pourrait être une réponse à l’injustice, est dérisoire puisque l’homme n’exis-
tera plus quand il sera jugé équitablement. la vie est injuste de toute façon

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puisque les distinctions entre hommes et animaux sont oblitérées par la mort.
Car le sort des fils d’Adam, c’est le sort de la bête, c’est un sort identique :
telle la mort de celle-ci, telle la mort de ceux-là ; ils ont tous un souffle
identique : la supériorité de l’homme sur la bête est nulle, car tout est
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vanité (3,19). Dans sa dimension contestatrice, la sagesse biblique n’hésite


donc pas à interroger radicalement l’agir de Dieu dans l’histoire des
hommes : il est incompréhensible aux hommes, voire scandaleux. Échappant
au monde de l’éphémère, l’œuvre du créateur s’impose comme un mystère
indéchiffrable et angoissant face auquel l’humanité ne peut que se résigner
à jouir du moment présent.

Les métaphores éthico-juridiques de l’agir de Dieu affronté à celui des


hommes
Dans la perspective de Paul beauchamp, la seconde écriture – les
Prophètes – intime à la génération présente le retour à l’observance des
commandements de la loi. les livres des « prophètes écrivains » portent de
fait la marque de dénonciations de l’infidélité du peuple à l’alliance. « la
démarche du prophète ne part pas d’un nouvel acte de promulguer la loi. Il
ne commande pas : il déclare, à l’indicatif, que la loi est violée. même, plus
qu’un constat, c’est une révélation qu’il apporte. Car ceux qui transgressent
le décalogue sont ceux qui le récitent, et leur faute leur est inaperçue à eux-
mêmes. »15
les livres prophétiques utilisent à cet effet le genre littéraire du discours
de procédure judiciaire (rîb), qui s’inspire de la pratique de la controverse
juridique. la relation entre Dieu et son peuple se dit, en effet, dans les catégo-
ries du droit et du jugement, ce qui souligne qu’il y a entre les deux parties

15. Paul bEauCHamP, op. cit., p. 89.

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alliance ou contrat. les écrits des prophètes montrent fréquemment Dieu


entrant en procès avec son peuple, parce qu’il s’est détourné de lui, a
sombré dans l’idolâtrie, ou a pratiqué un culte mensonger parce que non
accompagné de justice sociale16. À titre d’exemple, en mi 6,1-8, le Seigneur
entre en procès avec son peuple17 : écoutez donc ce que dit le Seigneur :
debout, engage un procès devant les montagnes, que les collines entendent
ta voix. Écoutez montagnes, le procès (rîb) du Seigneur, et vous, inébran-
lables fondements de la terre : voici le procès (rîb) du Seigneur avec son
peuple, avec Israël il entre en débat (6,1-2).

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Montagnes, collines et fondements de la terre sont convoqués comme
témoins. Puis, selon le schéma littéraire de la controverse bilatérale, suit un
interrogatoire: mon peuple que t’ai-je fait? En quoi t’ai-je fatigué? Réponds-
moi? (6,3). le destinataire, mon peuple, est nommé car c’est dans un contexte
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d’alliance que s’inscrit le procès, qui prend la forme d’un échange verbal
instauré par la partie lésée. Réponds-moi, lui dit Dieu, ouvrant ainsi l’espace
possible d’un dialogue. mais sa parole est aussi une intimation et pratiquement
une accusation. Car le réquisitoire qui vient après, en énonçant les bienfaits
accordés par Dieu à son peuple, ne peut que laisser celui-ci sans voix : En te
faisant monter du pays d’Égypte? En te rachetant de la maison de servitude?
En t’envoyant comme guides Moïse, Aaron et Miryam? Mon peuple, rappelle-
toi donc ce que tramait Balaq, roi de Moab, ce que lui répondit Balaam, fils
de Béor, le passage de Shittim à Guilgal, et tu reconnaîtras alors les victoires
du Seigneur (6,4-6). Dieu est celui qui a fait monter son peuple d’Égypte, l’a
racheté de la maison de servitude, lui a donné des guides. Il lui a envoyé la
bénédiction quand les ennemis de son peuple demandaient la malédiction et
lui a fait traverser le Jourdain pour le faire entrer en terre promise. En évoquant
les grands actes sauveurs du passé, Dieu semble répondre à des griefs qu’Israël
aurait formulés contre lui. Mon peuple rappelle-toi… Il s’agit bien de faire
mémoire pour reconnaître les œuvres divine de justice.

16. Danielle Ellul-DuranD, « le rîb procédure d’alliance. recherche sur les formes du
discours prophétique », Cahier Biblique 14, (1975), p. 66-73 ; Julien HarVEy, Le plaidoyer
prophétique contre Israël après la rupture de l’alliance. Étude d’une formule littéraire de
l’Ancien Testament, bruges-Paris-montréal, Studia 22, 1967 ; « le “rib-Pattern”, réquisitoire
prophétique sur la rupture d’alliance », Biblica 43, (1962), p. 172-196 ; Sophie ramonD,
Leçon de non-violence pour David. Une analyse narrative et littéraire de 1 Samuel 24-26,
Paris, Cerf, 2007, p. 103-106.
17. Wilhelm WESSElS, « meeting yahweh’s requirements : a proposed reading of micah
6,1-8 », Old Testament Essays 15 (2002), p. 539-550 ; Horacio SImIan-yofrE, « I profeti di
fronte a mosè (alla Torah) », Ricerche Storico-Bibliche 16 (2004), p. 25-43.

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ProPHÉTIE ET SaGESSE, DEux ÉCrITurES DE l’aCTIon DE DIEu ?

À ce stade du texte apparaît un élément à première vue disparate : le


locuteur change, un «  je  » s’exprime, qui semble être celui du peuple
adressant sa réponse à Dieu. Avec quoi me présenter devant le Seigneur,
m’incliner devant le Dieu de là-haut ? Me présenterai-je devant lui avec des
holocaustes ? Avec des veaux d’un an ? Le Seigneur voudra-t-il des milliers
de béliers ? des quantités de torrents d’huile ? Donnerai-je mon premier-né
pour prix de ma révolte ? Et l’enfant de ma chair pour mon propre péché ?
(6,6-7). Si ces demandes du peuple paraissent proposer des actes cultuels et
des holocaustes visant à rétablir la proximité avec Dieu en un crescendo pour

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le moins étonnant puisque son climax est le sacrifice du fruit des entrailles,
on peut se demander si elles ne constituent pas en réalité un défi arrogant :
n’insinueraient-elles pas qu’aucun acte liturgique expiatoire ne peut parvenir
à son but ? le verset suivant, en répliquant aux interrogations du peuple,
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manifestera de fait le refus du culte sacrificiel et la priorité de l’alliance sur


toute autre manifestation religieuse. On t’a fait connaître, ô homme, ce qui
est bien, ce que le Seigneur exige de toi : rien d’autre que de respecter le
droit, aimer la fidélité et t’appliquer à marcher avec ton Dieu (6,8). Ce décret
exige un changement d’attitude vis-à-vis de l’alliance. au peuple a été
révélé ce qui est bon, ce que Dieu peut attendre, les stipulations de l’alliance :
il cherche en l’homme droiture, fidélité et pratique du discernement.
l’agir de Dieu dans l’histoire est donc décrit en utilisant la métaphore
juridique, qui permet d’une part de décrire l’agir de Dieu dans l’histoire, son
engagement en faveur des hommes (rîb de défense) ou son appel à la
conversion (rîb d’accusation) et de reconnaître, d’autre part, la valeur de
l’histoire menée sous la responsabilité de l’homme. Dieu donne à l’homme
une responsabilité effective, et, de ce fait, il court le risque d’être mis en
échec18.
Dans l’écriture de sagesse, les métaphores éthico-juridiques dominantes
traitent de la question de la rétribution individuelle, qui apparaît aussi en
réalité dans la littérature prophétique postexilique (Jr 31,29-30 ; Ez 18,1-3).
un certain nombre de proverbes usent par exemple de métaphores agricoles

18. Voir Hans JonaS, Le concept de Dieu après Auschwitz, Payot rivages, 1984, p. 26-
27 : « Ce Dieu soucieux n’est pas un magicien qui, par le seul acte de ce dont il a le souci,
provoquerait simultanément la réalisation du but dont il a le souci : au contraire, il a laissé à
d’autres acteurs quelque chose à faire, de sorte que son souci dépend d’eux. C’est donc un
Dieu en péril, un Dieu qui encourt un risque propre… Il a laissé à d’autres que lui, créés par
lui, une marge de jeu et un pouvoir de codécision, relativement à ce qui fait l’objet de son
souci. »

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ou relevant de phénomènes naturels pour évoquer ce que nous pourrions


appeler une sorte de justice immanente : Qui sème l’injustice récolte la
calamité ; l’aiguillon de sa passion s’émoussera (Pr 22,8) par exemple.
D’autres se présentent comme une reformulation créatrice du décalogue: Qui
commet l’adultère avec une femme est un dément, il fait d’elle la ruine de sa
vie. Il récoltera les coups et l’infamie et son ignominie ne s’effacera pas. Car
la jalousie met le mâle en fureur et il sera sans pitié au jour de la vengeance.
Il n’envisagera aucune compensation. Il n’en voudra pas, même si tu
multiplies les offres (Pr 6,32-35). En dehors de toute métaphore cette justice

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immanente s’exprime parfois sous forme de principe établissant un lien de
cause à effet entre péché et punition: on est châtié par où on pèche (Sg 11,16).
Dieu, cependant, est quelquefois introduit comme protagoniste, qui
précisément sanctionne les actes humains, et cette introduction permet le
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passage de l’idée de justice immanente à la théorie de la rétribution propre-


ment dite. le livre des Proverbes en contient maintes expressions : la
malédiction du Seigneur est sur la maison du méchant, mais il bénit la
demeure des justes (3,33) ; la crainte du Seigneur accroît les jours, mais les
années du méchant seront raccourcies (10,27) ; l’homme de bien s’attire la
faveur du Seigneur, l’astucieux le Seigneur le condamne (12,2)… Très
explicitement, le Siracide n’hésite pas à dire : comme l’argile qui se trouve
dans la main du potier peut être façonnée selon son bon plaisir, ainsi sont
les hommes entre les mains de leur Créateur qui les rétribuera selon son
jugement (33,1). Dieu toutefois est rarement présenté comme un juge
extérieur qui modifierait le cours des événements pour sanctionner, en bien
ou en mal, l’action humaine. les textes combinent souvent conséquences des
choix des hommes et interventions divines à la mesure de ces mêmes
comportements. la Sagesse de Salomon stipule conjointement que celui qui
sème le mal le récolte et que l’injustice des hommes provoque la justice de
Dieu à se manifester19. Significatives, à cet égard, sont les occurrences du
terme dikê (1,8 ; 11,20 ; 12,24 ; 14,31 ; 18,11), dont le sens classique est règle,
usage, coutume, et par extension droit, justice, avec en amont de cette
notion rationnelle la figure de la déesse du même nom20. En Sg 14,31 par

19. Sophie ramonD, « Causalité divine, causalité humaine dans le livre de la Sagesse »,
dans : anne Pasquier, Daniel marguerat, andré Wénin (éd.), L’intrigue dans le récit biblique,
Peeters, bETl 237, 2010, p. 201-214.
20. « Il existe une vierge, Justice (dikê), fille de zeus, qu’honorent et vénèrent les dieux,
habitants de l’olympe », Hésiode, Les travaux et les jours, 256, trad. P. brunet, Paris, librairie
générale française, 1999.

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ProPHÉTIE ET SaGESSE, DEux ÉCrITurES DE l’aCTIon DE DIEu ?

exemple, il est question de la justice réagissant contre les pécheurs, qui


sanctionne toujours la transgression des coupables et en 11,20 de la dikê
divine poursuivant les ennemis du peuple de Dieu, ce qui constitue un
usage personnifié du terme proche de celui des Tragiques grecs21.
Dans la réflexion sur la rétribution, Dieu occupe donc en quelque sorte
la fonction de tiers-jugeant, appréciant les actes posés et les sanctionnant
conformément à la loi de causalité et de proportionnalité qui établit un
rapport entre bien et bonheur, entre mal et malheur. le livre des Proverbes
annonce que cette rétribution est accordée dès ici-bas : le juste, certes, a sa

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rétribution sur terre : que dire du méchant et du pécheur ! (Pr 11,31). or la
validité de cette rétribution terrestre ne va pas sans poser question. C’est
pourquoi le livre de Job déploie l’histoire de l’affliction d’un juste sous la
forme d’une confrontation entre la croyance traditionnelle en la rétribution
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(4,7-9) et l’expérience personnelle d’un innocent qui souffre (9,22-24). les


propos des amis de Job, en prétendant instruire ce dernier par la sagesse des
anciens, regorgent d’allusions à la théorie de la rétribution. le premier
d’entre eux, Elifaz, lui adresse la parole et lui dit : rappelle-toi : quel innocent
a jamais péri, où vit-on des hommes droits disparaître ? Je l’ai bien vu : les
laboureurs de gâchis et les semeurs de misère en font eux-mêmes la moisson.
Sous l’haleine de Dieu ils périssent, au souffle de sa narine ils se consument
(Jb 4,7-9). À l’aide de métaphores végétales ou relevant de l’activité
humaine, bildad décrit le sort du méchant : il se dessèche comme le jonc, il
meurt comme l’arbre déraciné ou transplanté ; mal fondée, son habitation
s’écroulera (8,8-19). Dieu en revanche ne méprisera pas l’homme intègre
(8,20). Pour Çofar, la souffrance de Job est méritée : elle est le paiement que
Dieu exige de sa faute (11,1-20)… bref, comme l’établit explicitement
Elihou, Job est l’un de ces méchants que Dieu châtie et ce n’est que justice
(34,36-37). Que Job se réconcilie avec Dieu et qu’il fasse avec lui la paix,
alors le bonheur lui sera rendu (22,21 ; 36,6-14). Job lui-même, qu’il clame
son innocence ou s’interroge sur sa culpabilité, reste dépendant de l’idée de
rétribution. lorsqu’il proteste de son innocence, c’est alors Dieu qu’il met
en cause : en causant le malheur du juste et en faussant ainsi la rétribution,
Dieu est injuste et cruel. Tu t’es changé en bourreau pour moi et de ta poigne
tu me brimes (30,21). là encore l’agir de Dieu est questionné et on est loin
de la réponse sereine qu’apporte le livre de la Sagesse au scandale que

21. Voir SoPHoClE, Antigone, 538, trad. P. mazon, Paris, les belles lettres, 1997.

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provoque une vie vertueuse dans la détresse et l’ignominie lorsqu’il affirme


que l’être humain, parce qu’image de Dieu, est incorruptible (2,23) et
susceptible d’une récompense dans l’au-delà, auprès de Dieu. Les justes
vivent pour toujours ; leur salaire dépend du Seigneur et le Très-haut prend
soin d’eux (5,15).

Médiation scripturaire et identités communautaires


le texte biblique, dans les différentes étapes de sa formation, est la

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médiation scripturaire de communautés croyantes méditant les péripéties de
leur histoire et il constitue un miroir où se reflète, à différentes époques,
l’identité de ces dernières. une communauté se reconnaît en effet dans
l’histoire qu’elle se raconte à elle-même sur elle-même. le discours prophé-
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tique en particulier tente de déchiffrer le dessein de Dieu jusque dans les


moments les plus opaques et les plus déconcertants de l’aventure d’Israël.
Il dévoile une identité menacée, déstabilisée par l’histoire. Israël a été
jusqu’à intégrer sa destruction et le rejet de Dieu à la construction de son
identité. Le Seigneur dit : « donne-lui le nom de Lo-Ammi, c’est-à-dire : celui
qui n’est pas mon peuple, car vous n’êtes pas mon peuple et moi je n’existe
pas pour vous  » (os 1,9). le discours prophétique exerce une fonction
«  déictique  » en montrant le péché d’un peuple et les calamités qui le
détruisent. mais comme le dit encore Paul beauchamp, il ne raconte pas une
histoire finie : le prophète « vit sur la brèche d’un récit en suspens »22 et il
énonce à quelles conditions une espérance reste possible. Comme le Psautier
s’articule autour de deux grandes attitudes complémentaires de la prière, la
supplication et la louange, l’action de Dieu contre ou en faveur de son peuple
s’énonce dans la littérature prophétique en alternance de paroles de jugement
et de promesses de salut.
C’est pourquoi, par la bouche des prophètes, Dieu déclare qu’il est
Seigneur de son peuple Israël, son sauveur (Is 43,3.11 ; 45,15.21 ; 49,26 ;
63,8) ou bien son go’el, son défenseur (Is 41,14 ; 43,14 ; 44,6.24 ; 47,4 ;
48,17 ; 49,26 ; 54,5.8 ; 59,20 ; 60,16 ; 63,16). Dans la bible hébraïque ce
dernier terme est technique et désigne celui qui revendique un droit qu’un
proche parent ne peut exercer par lui-même ; ainsi pour venger le meurtre
d’un membre de la famille (nb 35,16-29), pour racheter un terrain aliéné (lv
25,25-28) ou un parent tombé en servitude par suite de dettes (lv 25,47-55),

22. Paul bEauCHamP, op. cit., p. 77.

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ProPHÉTIE ET SaGESSE, DEux ÉCrITurES DE l’aCTIon DE DIEu ?

pour donner un nom à un frère décédé en épousant sa veuve (Dt 25,5-10 ;


rt 4,3-6). appliqué à Dieu ce titre évoque ses interventions salvifiques en
faveur de son peuple. Il nomme Dieu comme celui qui accomplit un acte de
rachat, la délivrance d’un mal par le versement d’un prix ou d’une rançon.
Ne crains pas, Jacob, à présent vermine, Israël, à présent cadavres, c’est moi
qui t’aide – oracle du Seigneur – celui qui te rachète (verbe g’l) c’est le Saint
d’Israël (Is 41,14). Israël appartient à Dieu, ayant été racheté de l’esclavage
de l’Égypte. le retour d’exil sera comme un nouvel exode, l’action du
Seigneur ayant pour but de donner à voir et reconnaître qu’il est Créateur

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et Sauveur. le rachat est de ce point de vue délivrance de l’endurcissement,
effacement de la faute et pardon des péchés, retour à une relation de
communion avec Dieu.
Sous la forme du discours d’un messager royal, le livre d’Isaïe contient
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encore un petit oracle de salut où le rappel du passé appelle à l’espérance


dans le présent et à une attitude d’accueil face à l’inattendu que Dieu peut
créer. De ce point de vue, il manifeste que le discours prophétique, en faisant
se rejoindre le souvenir et le désir actuel, intime de prendre une décision
« maintenant ». au temps de l’exil à babylone, le prophète livre une parole
d’autorité comme le signale la formule : Ainsi parle le Seigneur et l’énoncé
des qualités de l’envoyeur : lui qui procura en pleine mer un chemin, un
sentier au cœur des eaux déchaînées, lui qui mobilisa chars et chevaux,
troupes et corps d’assaut tout ensemble, sitôt couchés pour ne plus se
relever, étouffés comme une mèche et éteints. Dieu est ainsi présenté comme
celui qui fit une route à travers la mer pour sauver les siens de l’esclavage,
mais aussi comme celui qui fit sortir chars et chevaux, autrement dit
comme celui dont la souveraineté s’exerce sur les forces des ennemis de son
peuple afin que sa gloire apparaisse aux yeux de tous. Dieu cependant est
capable de pulvériser les ennemis ; il anéantit l’armée égyptienne comme
mèche s’éteignant au contact de l’eau. mais tout cela relève du passé et le
message proprement dit est le suivant : Ne vous souvenez plus des premiers
événements, ne ressassez plus les faits d’autrefois. voici que moi je vais faire
du neuf qui déjà bourgeonne ; ne le reconnaîtrez-vous pas ? Oui, je vais
mettre en plein désert un chemin, dans la lande, des sentiers : les bêtes
sauvages me rendront gloire, les chacals et les autruches, car je procure
en plein désert de l’eau, des fleuves dans la lande, pour abreuver mon
peuple, mon élu, peuple que j’ai formé pour moi et qui redira ma louange
(43,16-21). les premiers événements désignent probablement les malheurs
d’Israël annoncés par les prophéties de jugement et accomplis pendant

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l’exil23, l’œuvre de Dieu qu’il s’agit ici d’oublier ; les souvenirs d’une
relation d’Israël avec Dieu marquée par le jugement ne doivent plus être
ressassés. Car c’est désormais l’action future de Dieu qu’il convient de
connaître.
Dieu fait en effet du neuf traçant une route dans le désert transformé en
paradis ruisselant d’eau pour que le peuple revienne sur sa terre, escorté par
les fauves pacifiés. Ce peuple n’est pas anonyme ; il est l’élu, le partenaire
que Dieu a formé, et qui redira sa louange, comme autrefois sur la rive de
la mer des Joncs (cf. E 15,1-21). la foi ne nous tourne pas vers un passé

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révolu. Dieu reste à jamais créateur : il fait toujours pour les siens du neuf,
de l’inouï qui déjà bourgeonne ; ne le reconnaîtrez-vous pas ?
Dans la littérature de sagesse, la souveraineté et la puissance de Dieu sont
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parfois soulignées en étant articulées à sa miséricorde. le livre de la Sagesse


de Salomon le souligne : les impies pouvaient être renversés d’une seul
souffle, poursuivis par la justice et dispersés par le souffle de la puissance
divine (11,20). mais la toute-puissance de Dieu réside dans sa miséricorde
et dans sa pitié envers les pécheurs. Telle est la révélation paradoxale à
propos de l’agir divin : Dieu a pitié de tous parce qu’il peut tout (11,23) ; il
épargne tout parce que tout est à lui (11,26). les effets escomptés de la
patience divine sont que les pécheurs changent d’idée et de comportement
à son égard : tu reprends progressivement les coupables et tu les avertis, leur
rappelant en quoi ils pèchent, afin qu’ils renoncent au mal et qu’ils croient
en toi Seigneur (12,2). Ces développements sur la miséricorde divine sont
aussi le corrélat d’une anthropologie positive : Dieu n’a pas fait la mort et
il ne prend pas plaisir à la perte des vivants (1,13). Il a créé l’homme pour
qu’il soit incorruptible et il l’a fait image de ce qu’il possède en propre
(2,23). Dès lors la vocation humaine est de dominer les créatures, de régir
le monde en sainteté et justice, d’exercer le jugement en droiture d’âme (9,2-
3) ; elle est délégation de la seigneurie de Dieu sur le monde.
la contemplation de l’univers peut dès lors permettre d’appréhender et
l’action créatrice de Dieu et la vocation humaine. Dans le Siracide, elle
permet de discerner que l’action créatrice consiste essentiellement en des

23. Georg foHrEr, Jesaja, 40-66, zürich-Stuttgart, zwingli Verlag, 1964, p. 67 ; John
D.W. Watts, Isaiah 34-66, Waco, Word books Publisher, 1987, p. 135 ; Jean-Daniel maCCHI,
« «ne ressassez plus les choses d’autrefois» : Esaïe 43,16-21, un surprenant regard deutéro-
ésaïen sur le passé », Zeitschrift für die Alttestamentliche Wissenschaft 121, (2009), p. 234.

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ProPHÉTIE ET SaGESSE, DEux ÉCrITurES DE l’aCTIon DE DIEu ?

séparations permettant une mise en ordre. Dieu orchestre ses œuvres dans
un cosmos harmonieux, résonnant en une parfaite obéissance à sa parole
(16,26-28). Il ordonne les parties de l’univers en leur assignant une place
singulière où elles remplissent une tâche propre. Puis il crée les végétaux et
les animaux (16,29-30), l’homme enfin qui est mortel (17,1-2a), qui reçoit
pouvoir sur tout ce qui est sur la terre (17,2b) et est créé à l’image de Dieu
(17,3). Dieu donne à l’homme différents organes et facultés, lui assigne des
fonctions définies. les dons de Dieu permettent à l’homme de réfléchir, de
connaître bien et mal et d’admirer la grandeur des œuvres divines (17,6-10).

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autrement dit, l’homme reçoit ce qui est nécessaire au discernement et à
l’exercice du choix. Capable de percevoir la grandeur des œuvres divines,
elles qui toujours sont fidèles à la parole de Dieu et accomplissent leur tâche,
il peut louer son Créateur ; capable de distinguer le bien et le mal, il peut
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choisir en toute connaissance et intelligence. la connaissance accordée à


l’homme est encore don de la loi de vie (17,11), ben Sira ne mettant pas
d’intervalle entre la création et le don de la Torah24. bien plus, il laisse
entendre que la loi a été donnée à l’humanité depuis le commencement : le
don de la loi est une intervention divine complétant le travail du Créateur
et ayant une signification universelle. Comme toute créature a sa place dans
la création et doit accomplir sa tâche sans désobéir à la parole divine, ainsi
l’homme a-t-il sa place dans la création et sa partie à accomplir en fidélité
aux commandements divins. Voilà une marque de cette identité dilatée que
la littérature de sagesse construit en ouvrant la singularité du peuple élu à
l’universalité d’une humanité recevant de Dieu ce qui est nécessaire à
l’accomplissement de sa fonction dans le monde et face à son créateur.
Chaque élément ayant été séparé par le Créateur et occupant sa place sans
prendre celle de l’autre conformément à la parole divine, l’homme en
accomplissant sa vocation propre et en gardant la loi divine selon l’alliance
scellée, contribue à assurer le maintien de l’ordre cosmique, l’insensé
nierait-il que l’homme ait une place à occuper, une tâche à remplir, qu’il
mettrait en péril l’ordre de la création. Voilà pourquoi Dieu, qui pourtant
prend en pitié la faiblesse humaine et fait miséricorde à ceux qui se conver-
tissent, ne peut laisser le mal impuni.

24. John J. CollInS, Seers, Sybils and Sages in Hellenistic-Roman Judaism, JSJS 54,
leiden, brill, 1997, p. 376 ; cf. également du même auteur : « before the fall : the earliest
Interpretations of adam and Eve », in Hindey naJman, Judith nEWman, The Idea of Biblical
Interpretation. Essay in Honor of James L. Kugel, brill, leiden-boston, 2004, p. 293-308.

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ainsi la prophétie dévoile l’action de Dieu au sein des événements de


l’histoire et la sagesse invite à la percevoir dans les non-événements qui font
la trame monotone des jours quotidiens, quitte à affirmer qu’elle demeure
indéchiffrable. la première privilégie la métaphore juridique de la contro-
verse bilatérale et la seconde l’expression de l’idée de rétribution individuelle
pour dire l’agir de Dieu lorsqu’il est confronté au mal humain. l’une énonce
l’engagement divin en faveur de l’humanité en soulignant l’inattendu qu’il
peut créer et l’autre invite à contempler son œuvre de création pour en être
rendu participant.

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mais au terme du parcours, peut-on dire qu’il est possible de contraster
un modèle prophétique et un modèle sapientiel de l’action de Dieu ? Il
n’aura pas échappé qu’il est malaisé et réducteur de définir en des catégo-
ries claires et distinctes Prophétie et Sagesse comme deux écritures de
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l’action de Dieu. S’il est possible de tenter d’en donner quelques caracté-
ristiques propres, il faut néanmoins reconnaître et l’appartenance mutuelle
et l’inachèvement de ces écritures comme la pluralité à l’œuvre au sein même
de chacune d’entre elles. n’y-a-t-il pas, par exemple, de l’irréductible entre
la conception de Qohélet d’une œuvre divine mystérieuse et indéchiffrable
et celle des Deutérocanoniques d’une œuvre divine harmonieuse que
l’homme doit discerner et à laquelle il doit collaborer ?

Sophie ramonD

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