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LE PREMIER DE NUMÉNIUS ET L'UN DE PLOTIN

Alexandra Michalewski

Centre Sèvres | « Archives de Philosophie »

2012/1 Tome 75 | pages 29 à 48


ISSN 0003-9632
ISBN 9770003963008
DOI 10.3917/aphi.751.0029
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2012-1-page-29.htm
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Archives de Philosophie 75, 2012, 29-48

Le Premier de Numénius et l’Un de Plotin


ALEXANDRA MICHALEWSKI
Humboldt-Stipendiatin – Universität zu Köln

La conception plotinienne de l’Un est héritière d’une longue tradition.


Comme le notait Dodds dans son célèbre article « The Parmenides of Plato
and the Origin of the neoplatonic One 1 », les Ennéades n’auraient sans doute
« jamais pu être écrites » si Plotin n’avait eu connaissance des discussions for-
mées autour des thèses pythagorisantes de Modératus et de Numénius.
L’influence de ce dernier a été déterminante dans l’élaboration de l’hénolo-
gie plotinienne 2. Les similitudes doctrinales entre les deux penseurs sont si
nombreuses qu’en 265 3, des rumeurs de plagiat circulèrent – à tel point
qu’Amélius dut écrire un traité Sur la différence des dogmes de Plotin et de
Numénius 4 pour disculper son maître. La théologie de Numénius, tout
comme celle de Plotin, repose sur trois principes divins 5 : le premier dieu,
simple, totalement centré sur sa propre activité, fait advenir spontanément
et sans rien perdre de sa perfection 6, une image 7 de lui-même, un second

1. E. R. DODDS, « The Parmenides of Plato and the Origin of the neoplatonic One », The
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Classical Quarterly 22, 3-4, 1928, p. 132.
2. Cf. PORPHYRE, La Vie de Plotin (= VP), 14, 12.
3. PORPHYRE, VP 14, 10-14.
4. Concernant ce traité disparu, commandé par Porphyre, évoqué dans la VP 17, 1-6, cf.
L. BRISSON, « Amélius : sa vie, son œuvre, sa doctrine, son style », Aufstieg und Niedergang
der römischen Welt (= ANRW), 36-2, Berlin, New York, de Gruyter, 1987, p. 805-808 et
« Prosopographie », La Vie de Plotin I, travaux préliminaires et index grec complet, par
L. Brisson, M.-O. Goulet-Cazé, D. O’Brien sous la dir. de J. Pépin, Paris, Vrin, 1982, p. 100-101.
5. Sur ce point, et l’influence de la Lettre II de Platon dans l’élaboration de cette architec-
ture tripartite, cf. L. BRISSON, « The Platonic Background in the Apocalypse of Zostrianos »,
Traditions of Platonism. Essays in honour of J. Dillon, J. J. Cleary ed., Ashgate, Aldershot, 1999,
p. 180-186; M. BALTES, « Numenios von Apamea und der platonische Timaios », ∆ΙΑΝΟΗΜΑΤΑ,
Kleine Schriften zu Platon und zum Platonismus, Stuttgart, Leipzig, Teubner, 1999, p. 26-27.
6. Selon le fragment 14, ce que donne un principe à son image n’épuise en rien la puis-
sance du donateur. D. Tiedemann (Geist der spekulativen Philosophie III, Marburg, Neue
Akademische Buchhandlung, 1971, p. 255) a souligné l’importance de cette thématique chez
Numénius, que Plotin intègre dans le cadre de la procession de toutes choses depuis l’Un. Cf.
également sur ce point les analyses de M. FREDE, « Numenius », ANRW, 36-2, p. 1070 ;
E. R. DODDS, « Numenius and Ammonius », Entretiens de la Fondation Hardt V, Les Sources
de Plotin, Ruprecht & Vandœuvres, 1957, p. 23.
7. Fgt. 16, 6-8: « Proportionnellement, ce qu’est au Bien le dieu démiurge, qui en est l’imi-
tateur, le devenir l’est à l’essence, lui qui en est l’image et la copie ». Trad. É. des Places.
30 Alexandra Michalewski

dieu. Celui-ci, à la différence de son principe, est marqué par la division :


tourné vers le premier dieu, il pense éternellement les Idées, mais il est éga-
lement attiré par la matière qu’il s’emploie à soumettre à la rationalité intel-
ligible 8. Cette tension en direction du sensible divise le second principe en
deux divinités: l’intellect pensant et le démiurge en contact avec la matière 9.
Le premier principe, simple et solitaire, est au sommet de la hiérarchie onto-
logique et n’a aucun souci de l’organisation du monde sensible.
Cette structure théologique, au sommet de laquelle trône un premier
principe totalement simple, transcendant et autarcique, est proche de celle

8. Fgt. 11, 19-20.


9. Fgt. 11, 13-15 : « Or le dieu qui est deuxième et troisième ne fait qu’un; mais associé à
la matière qui est dyade, s’il l’unifie, il est scindé par elle » [trad. É. des Places]. Ce fragment
est souvent mis en perspective avec le fragment 21, qui est un extrait du Commentaire sur le
Timée de Proclus. Il faut néanmoins être très prudent, car Proclus, à la différence d’Eusèbe,
n’est très certainement pas une source aussi fiable. Dans ce passage, il s’agit pour Proclus de
faire la liste des conceptions médioplatoniciennes du démiurge avant d’exposer celle du « phi-
losophe Plotin ». Fragment 21, 1-7 : « Numénius proclame trois dieux et appelle le premier
“Père”, le second “Créateur”, le troisième “Création” ; car le monde, pour lui, est le troisième
dieu ; dès lors son démiurge est double, le Premier et le Second, et le Monde créé est le troi-
sième dieu. Mieux vaut en effet s’exprimer ainsi que de parler, comme lui, en style tragique,
d’“aïeul”, de “fils”, de “petit-fils” » [trad. É. des Places]. L’identification du monde sensible à
un dieu, attribuée ici à Numénius, a un fondement dans le Timée qui, à deux reprises, appelle
le monde sensible un « dieu engendré et saisissable par les sens » (34 b 8 ; 92 c 7). Il n’est pas
sûr toutefois que Numénius considère le monde en tant que tel comme un dieu, mais bien plu-
tôt dans la mesure où il est totalement dépendant du démiurge, de l’âme du monde. Quant à
l’appellation de « démiurge » pour le Premier, elle est encore davantage sujette à caution.
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L’expression δηµιουργòσ διττóσ revient également sous la plume de Proclus (In Parm., 305, 16-
17) pour désigner la position de Plotin, mais elle renvoie à l’ambiguïté de la position de « Zeus »,
qui peut être considéré comme Intellect ou comme âme du monde (cf. sur cette question
J. OPSOMER, « A craftsman and his handmaiden. Demiurgy according to Plotinus » Platons
Timaios als Grundtext der Kosmologie in der Antike, Mittelalter und Renaissance, Th.
Leinkauf & C. Steel (éds.), Ancient und medieval philosophy, vol. XXXII, Leuven, University
Press, 2005, p. 67-102). Or, s’il y a bien un δηµιουργòσ διττóσ aussi chez Numénius, il faut le
voir au sein même du second dieu, scindé entre sa dimension intellective et fabricatrice, et non
dans une répartition des tâches démiurgiques entre le premier et le deuxième dieu. En effet, si
pour donner à voir les rapports analogiques entre les différentes divinités, Proclus appelle (frag-
ment 16, 9) le premier dieu « démiurge de l’essence » (é τÒσ οÇσíασ δηµιουργóσ), il ne faut pas
en déduire pour autant que le Premier puisse, au sens strict, être considéré comme un
démiurge, ainsi que l’affirme nettement le fragment 12. Pour une analyse plus détaillée de ce
fragment, cf. infra, n. 33. Il faut sans doute voir dans cette vive critique, probablement exagé-
rée du néoplatonicien, un prétexte pour condamner fermement toute tentation d’identifier le
Bien avec un quelconque « démiurge ». Pour une très bonne mise en perspective de ces problè-
mes, cf. J. OPSOMER, « Demiurges in Early Imperial Platonism », Gott und die Götter bei
Plutarch, Götterbilder-Gottesbilder-Weltbilder, R. Hirsch-Luipold (éd.), Berlin, de Gruyter,
2005, p. 63-73. Pour une analyse des reproches du « style tragique », cf. H. C., PUECH,
« Numénius d’Apamée et les théologies orientales du second siècle », Mélanges Bidez,
Bruxelles, Secrétariat de l’Institut, 1934, p. 756. L’auteur y voit l’indice d’une assimilation par
Proclus des thèses numéniennes à celles des gnostiques.
Premier de Numénius – Un de Plotin 31

de Plotin. Les commentateurs n’ont pas manqué de le souligner 10. Ces


proximités existent, cela est indéniable, mais la théorie plotinienne de la
nature et de la causalité du premier principe, même si elle est héritière d’une
longue tradition de réflexion, marque un véritable tournant dans l’histoire
du platonisme 11. En effet, tandis que le premier principe de Numénius
exprime pour ainsi dire la quintessence de l’ousia, l’être et l’intellect dans
leur manifestation la plus unifiée et la plus élevée 12, l’Un de Plotin est au-
delà de l’être, non seulement en « dignité et en puissance », mais de manière
absolue. Principe sur-essentiel, il est ce qui rend possible le surgissement de
l’être. Le Premier de Numénius et l’Un de Plotin ne se ressemblent pas parce
que tous deux seraient des « unités » parfaites 13 : pour Plotin, nommer le
premier principe « l’Un » n’est qu’une commodité de langage 14, car il excède
toute détermination, y compris celle de l’unité. Cette différence a des consé-

10. Cf. par exemple, E. R. DODDS, « Numenius… » art. cit., p. 16-17, A. H. ARMSTRONG,
The Architecture of the Intelligible Universe in the Philosophy of Plotinus. An analytical
and historical Study, Cambridge, University Press, 1940, 19672, p. 7 ; P.-A. MEIJER, Plotinus
on the Good or the One (Enneads VI, 9), An analytical Commentary, Amsterdam, Gieben,
1992, p. 157-162, insiste vivement sur la dette que les Ennéades ont à l’égard de Numénius. Il
voit dans le fragment 2, 11-12, où il est dit que l’union avec le Bien doit s’effectuer « seul à seul »
(τþ ‡γαθþ µóνû µóνον) une préfiguration de la formule plotinienne µóνû µóνον que l’on trouve,
par exemple, traité 1 [I, 6] Sur le Beau, 7, 8 ; traité 9 [6, 9] Sur le Bien ou l’Un, 11, 50 ; traité
38 [VI, 7] Comment la multiplicité des idées s’est établie et sur le Bien, 34, 7.
11. Sur ce point, cf. par exemple J. Trouillard, qui note que le passage du « médio » au
« néo » platonisme apparaît lorsque le Parménide devient le texte central autour duquel s’arti-
culent les exégèses des platoniciens, « Le Parménide de Platon et son interprétation néoplato-
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nicienne », Études néoplatoniciennes, Neuchâtel, La Baconnière, 1973, p. 9.
12. Selon le fragment 2, 16, le Bien « surplombe l’essence » (ποχοúµενον πì τÞ οÇσí‹), et
la meilleure manière pour l’appréhender est « d’apprendre l’objet de la science suprême, l’être »
(fgt. 2, 22-23) mais en même temps, comme l’indique le fgt. 16, 10, il est « connaturel à l’ou-
sia » (σúµφυτον τÞ οÇσí‹). Le début du fragment 16 reprend les termes de République 509 b
9-10, qui définissait le Bien comme žτι πéκεινα τÒσ οÇσíασ πρεσβεí‹ καì δυνáµει Ãπερéχοντοσ
(surpassant l’être en dignité et en puissance), affirmant que le Bien est cause (α¹τιον) de l’ou-
sia (16, 3), et qu’il la surpasse en dignité (πρεσβúτερον [16, 3]). Mais le Bien est lui-même de
l’ordre de l’ousia, jamais il ne la dépasse absolument pour trôner à un niveau supra-ontologi-
que. Dire que le Bien est cause de l’ousia et de l’intelligible, signifie qu’il est lui-même ousia
de manière éminente. Lorsque Numénius dit que le Bien surplombe l’ousia, cela signifie qu’il
la fait tenir dans sa puissance, la maintient éternellement dans sa fixité parfaite et permet à l’in-
telligible de se manifester et d’être appréhendé. La thèse de la connaturalité du Bien et de l’être
est tout à fait fidèle à l’enseignement platonicien. Cf. sur ce sujet, L. BRISSON, Lectures de
Platon, Paris, Vrin, 2000, p. 83-87 ; M. BALTES, « Is the Idea of the Good in Plato’s Republic
Beyond Being? », ∆ΙΑΝΟΗΜΑΤΑ, op. cit., p. 351-371. Sur les difficultés de la conception numé-
nienne des rapports entre le Bien et l’ousia, et plus généralement sur la réception de Rép. 509
b 9-10 dans le médioplatonisme, cf. J. WHITTAKER, « ΕΠΕΚΕΙΝΑ ΝΟΥ ΚΑΙ ΟΥΣΙΑΣ », Studies
in Platonism and Patristic Thought, Londres, Variorum Reprints, 1984, XIII, p. 94-104.
13. Cf. E. R. DODDS, « Numenius… », art. cit., p. 19 ; W. L. GOMBOCZ, Die Philosophie
der ausgehenden Antike und des frühen Mittelalters, Münich, C. Beck, 1997, p. 146.
14. Traité 9, 5, 38-40, cf. infra n. 100 ; traité 33 [II, 9] Contre les gnostiques, 1, 5-8.
32 Alexandra Michalewski

quences décisives, tant sur la manière de concevoir le rapport du premier au


second principe, que sur l’interprétation de la relation de l’Intellect divin à
son objet. Quel apport métaphysique représente donc l’existence d’un prin-
cipe au-delà de l’être?

Le premier principe de Numénius

Tenter de dessiner les contours de la théologie numénienne n’est pas


chose aisée. Cela tient pour une part au caractère fragmentaire de ce qui reste
des deux écrits majeurs de Numénius. Les traités Sur le Bien et Sur l’infi-
délité de l’Académie à Platon ne subsistent qu’à travers les citations
d’Eusèbe 15 dans la Préparation évangélique ou le témoignage de Proclus,
dans le Commentaire au Timée, très souvent critique et polémique et n’ayant
probablement qu’un accès indirect à ses œuvres. Mais pour une autre part,
cela tient aussi à l’obscurité même du texte de Numénius. Longin avait déjà
souligné qu’en comparaison de celle de Plotin, la théorie numénienne des
principes manquait de clarté et d’exactitude 16.
Néanmoins, Numénius fut certainement l’un des premiers 17 médiopla-
toniciens à avoir établi une hiérarchie entre le premier dieu, totalement
« oisif 18 », dégagé de toute activité poïétique et le démiurge à qui revient la
tâche de soumettre la matière à l’ordre intelligible. La distinction ontologi-
que entre le Bien et le démiurge s’inscrit en rupture avec le schéma classi-
que de la physique médioplatonicienne 19. De manière générale, celle-ci
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15. Eusèbe, à la différence de Proclus, avait très certainement un accès direct aux écrits de
Numénius, qu’il cite donc de manière beaucoup plus fiable. Cf. par exemple J. W HITTAKER,
« Numenius and Alcinous on the first principle », Studies in Platonism…, op. cit., art. VIII,
p. 154.
16. PORPHYRE, VP 20,74-76.
17. Les écrits de Numénius ne peuvent recevoir de datation certaine. Sur cette question,
cf. M. FREDE, « Numenius », art. cit., p. 1039.
18. Fgt. 12, 13. Sur l’emploi de l’adjectif ‡ργóσ dans ce fragment de Numénius, cf.
J.-M. FLAMAND, « Deus otiosus. Recherches lexicales pour servir à la critique religieuse d’Épi-
cure », ΣΟΦΙΗΣ ΜΑΙΗΤΟΡΕΣ, Chercheurs de Sagesse. Hommage à Jean Pépin, Paris, Institut
d’Études Augustiniennes, 1992, p. 158. Dans cet article, l’auteur montre comment le motif de
l’ « oisiveté » divine était un topos de la critique des Pères de l’Église et des apologétistes chré-
tiens contre les épicuriens accusés de ruiner le dogme de la providence, en vantant une aprag-
mosunè divine. Au rebours de cet emploi polémique, J.-M. Flamand note l’usage original qui est
fait de l’ « inactivité » du premier principe chez Numénius, puis chez Plotin (exprimée respecti-
vement à l’aide des adjectifs ‡ργóσ et ‡νενéργητοσ). Celle-ci est non le revers d’une ataraxie qui
peut être aussi bien divine qu’humaine, mais l’expression d’une transcendance radicale.
19. F. FRONTEROTTA, « La divinité du Bien et la bonté du dieu « producteur » chez Platon »,
Les dieux de Platon, textes réunis par J. Laurent, Caen, Presses Universitaires, 2003, p. 61, n. 15.
Premier de Numénius – Un de Plotin 33

repose en effet sur une triade principielle – le dieu, les Idées, la matière 20.
Dans leur interprétation du Timée, les médioplatoniciens réunissent en une
seule entité le démiurge et le Bien de la République. Le dieu, qui occupe la
première place dans la hiérarchie ontologique, précède les Idées, considé-
rées comme ses pensées. Il est un intellect éternel, immuable, parfait et bon.
Or, à cette dimension intellective, se joint une dimension fabricatrice : il est
également le « meilleur des artisans 21 », assemblant le désordre initial des
éléments, amenant la matière du chaos à l’ordre en lui imposant les mesu-
res et proportions contemplées dans le monde intelligible. Concilier ces deux
aspects de l’activité divine, impassible et intellective d’une part, marquée de
sollicitude et tournée vers le sensible d’autre part, pose problème. Si le dieu
est directement impliqué dans le travail d’harmonisation de la matière, cela
risque de compromettre sa transcendance, mais surtout de poser un pro-
blème logique 22 : en effet, sans compter la question de la dignité de l’acti-
vité divine mise à mal par le travail, comment est-il tout simplement possi-
ble à un dieu parfaitement immuable et impassible d’être directement
impliqué dans la transformation du matériau élémentaire ? Le Didaskalikos
d’Alcinoos 23 est très certainement le texte médioplatonicien qui, par sa fac-
ture même, exprime ces difficultés, engendrées par la Drei-Prinzipien-Lehre.
En effet, le début du chapitre IX 24 rappelle explicitement que la physique
repose sur trois principes : le dieu, les Idées, la matière. Or cette affirmation
est fortement nuancée dès le chapitre suivant qui distingue très nettement
un intellect premier 25, immobile, et un second intellect, celui de l’âme du
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20. Cette triade, appelée également Drei-Prinzipien-Lehre depuis l’article de H. DÖRRIE
(« Ammonios, der Lehrer Plotins », Hermes 83, 1995) qui la considère comme le « noyau cen-
tral du médioplatonisme » p. 458, est analysée en détail dans le tome IV de l’anthologie de
H. DÖRRIE et M. BALTES, Der Platonismus in der Antike, Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-
Holzboog, IV, 1996, p. 387.
21. ATTICUS, fgt. 4, 77. PLUTARQUE, Quaest. Conv., I, 2, 618 b 4 ; De Facie, 927 b 3 ; De
Sera, 550 a 5-9 ; De communibus notitiis, 1065 e-f.
22. Pour une analyse plus approfondie de cette question, cf. J. OPSOMER, « Demiurges in
Early Imperial Platonism », art. cit, p. 58-63. La distinction entre un premier et un deuxième
dieu est aussi présente dans les Oracles chaldaïques. Pour un status quaestionis complet sur
ce point et les éventuelles interactions entre Numénius et les Oracles, cf. P. HADOT, « Bilan et
perspectives sur les Oracles chaldaïques », Plotin, Porphyre. Études néoplatoniciennes, Paris,
Belles Lettres, 1999, p. 93-94.
23. L’identité de l’auteur de ce traité est incertaine. En 1879, J. Freudenthal (« Der
Platoniker Albinos und der falsche Alkinoos », Hellenistische Studien 3, Berlin, 1879, p. 322-
326) avait identifié son auteur à Albinus. Mais en 1974, J. WHITTAKER (« Parisinus graecus 1962
and the writings of Albinus », Phoenix 28, 1974, p. 450-456) a montré, en s’appuyant sur des
analyses paléographiques, que la thèse de Freudenthal était erronée et qu’il faut attribuer la
paternité du texte à un certain Alcinoos, dont il situe l’existence vers 150 ou 160 après J.-C.
24. H 163, 11-14.
25. H 164, 27.
34 Alexandra Michalewski

monde, qui est chargé de « mettre en ordre » l’ensemble de l’univers 26. La


complexité de l’exposé d’Alcinoos qui, pour une part, revendique toujours
l’existence d’une triade principielle (le dieu, les Idées, la matière) comme
fondement de la physique platonicienne et, pour une autre, distingue un pre-
mier intellect, purement contemplatif, et un second, démiurgique, révèle les
apories qu’une stricte observance de la Drei-Prinzipien-Lehre ne peut man-
quer d’engendrer.
Selon Numénius, le premier principe n’a absolument aucun rapport avec
l’organisation démiurgique du monde sensible. « Le premier dieu est exempt
de toutes les tâches et il est le Roi, tandis que le dieu démiurge règne en par-
courant le ciel 27 ». Cette affirmation s’accompagne d’une critique à l’égard
d’Atticus, le représentant par excellence de cette identification du Bien avec
le démiurge, qui confond le participant et le participé – ce dont Proclus se
fera plus tard également l’écho, presque mot pour mot 28. « En effet, si le
second est bon, non par lui-même, mais grâce au premier, comment ce qui le
rend bon par participation ne serait pas le Bien 29 ? » Ce principe, le Bien, est
caractérisé par la simplicité. Cette simplicité est l’autre nom de la concentra-
tion en soi, qui le rend totalement indivisible, infrangible. « Le dieu, celui qui
est premier, qui reste en lui-même, est simple; du fait qu’il est en contact per-
manent avec lui-même, il ne peut jamais être divisé 30 ». Simple, il n’est jamais
soumis à la dispersion ou à la division, comme c’est le cas pour le second intel-
lect scindé entre son regard vers le principe et son attraction vers le sensible.
Surplombant l’essence 31, il se tient seul 32, parfaitement immobile et immua-
ble. Le début du fragment 12 affirme qu’il est même impie de penser que,
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puisqu’il précède le démiurge du sensible (il en est la cause), il puisse être dit
d’une certaine façon « démiurge », même au sens éminent 33. Toutefois, la
question de l’unité du dieu ne va pas sans poser quelques problèmes.

26. H 164, 40-42.


27. Fgt. 12, 2-4 : τòν µèν πρòτον θεòν ‡ργòν εºναι žργων συµπáντων καì βασιλéα, τòν
δηµιουργικòν δè θεòν Óγεµονε²ν δι@ οÇρανο ¸óντα. Nous traduisons.
28. Fgt. 12, 1-5 (= Procl., In Tim, I, 305, 6 – 11).
29. Fgt. 19, 8-10, trad. É. des Places. Le même argument est repris dans le fragment 20,
4-7 : « En particulier, dans le Timée, il a qualifié le démiurge de « bon » au sens courant du mot :
« Il était bon » ; dans la République, il a appelé le Bien « Idée du Bien », vu que le Bien est l’Idée
du démiurge, qui nous est apparu bon par participation du Premier, de l’Unique. » [trad. É. des
Places].
30. Fgt. 11, 11-13 : hΟ θεòσ é µèν πρòτοσ ν ›αυτο øν στιν ƒπλοÂσ, διà τò ›αυτþ συγγι-
γνóµενοσ διóλου µÐ ποτε εºναι διαιρετóσ. Nous traduisons.
31. Fgt. 2, 16.
32. Fgt. 2, 12-14.
33. Fgt.12, 2-9 : « En effet, s’il n’est pas nécessaire que le Premier crée, il faut regarder
le Premier Dieu comme père du Dieu démiurge. Maintenant, si notre enquête portait sur le
Premier de Numénius – Un de Plotin 35

En effet, à la lecture des fragments, il apparaît que le premier principe


est à la fois le Bien, un intellect 34, mais également le vivant intelligible dont
il est question en Tim. 39 e 7-9 :
Numénius fait correspondre le Premier à « ce qui est le vivant » et dit qu’il
pense en utilisant le second; il fait correspondre le second à l’Intellect et dit
que ce second à son tour fabrique en utilisant le troisième ; et fait correspon-
dre le troisième à ce qui pense discursivement 35.

Cette affirmation va à l’encontre de la position traditionnelle du médio-


platonisme qui, si elle identifiait le Bien à un intellect divin, prenait soin de
le distinguer du modèle intelligible contemplé par le démiurge. Considérés
par la plupart des auteurs 36 médioplatoniciens comme des « pensées du
dieu », les intelligibles occupent toujours un rang inférieur par rapport au
Bien. L’interprétation de Tim. 39 e 7-9, à qui est accordée une grande place
au sein des commentaires médioplatoniciens 37, trouve chez Numénius, qui
assimile le Premier à « ce qui est vivant », une formulation originale. Cette
définition est sans doute tributaire d’une influence aristotélicienne. Si le
Bien a une dimension intellective, il doit en quelque façon posséder cette vie
suprême qui est celle de la pensée. Le détour par la Métaphysique d’Aristote
autorise Numénius à qualifier le Bien de « vivant » et à prêter au Bien cette
qualité du Premier Moteur à l’aide d’une citation de Timée 39 e 7.
Mais cette définition du Premier pose un problème logique. Comment
concilier l’unité du dieu et la multiplicité qui accompagne nécessairement
le vivant intelligible et les espèces qu’il porte ? Une solution est de supposer
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que le « vivant intelligible » dont il est question ici n’est pas le modèle intel-

principe démiurgique et si nous déclarions que seul celui qui préexiste devrait dès lors pouvoir
éminemment œuvrer, vraisemblable serait cette approche de l’argument ; mais s’il ne s’agit
pas du démiurge et que l’enquête porte sur le Premier, je tiens pour impie ce langage » [trad.
É. des Places].
34. Fgt. 16, 1-4.
35. Fgt. 22, 1-5: ΝουµÐνιοσ δè τòν µèν πρòτον κατà τò ê στι ζþον τáττει καí φησιν ν προσ-
χρÐσει το δευτéρου νοε²ν, τòν δè δεúτερον κατà τòν νοÂν καì τοÂτον αÊ ν προσχρÐσει τοÂ
τρíτου δηµιουργε²ν, τòν δè τρíτον κατà τòν διανοοúµενον [nous traduisons].
36. Cf. par exemple, ALCINOOS, Didaskalikos IX, H, 163, 14 ; ATTICUS, fgt. 9, 40. Pour
un aperçu de cette question, cf. entre autres, R. E. WITT, Albinus and the History of Middle
Platonism, Cambridge, J. Hopkins UP, 1937, Amsterdam, M. Hakkert, 19712, p. 70-71 ; C. de
VOGEL, « À la recherche des étapes précises entre Platon et le néoplatonisme », Mnemosyne 4,
vol. 7, 1954, p. 118 ; A. RICH, « The Platonic Ideas as the Thoughts of God », Mnemosyne 4,
vol. 7 (1954), p. 123-133 ; G. REYDAMS-SCHILS, Demiurge and Providence, Turnhout, Brepols,
p. 145 ; J. DILLON, « The Ideas as Thouhgts of God », Études platoniciennes VIII, Paris, Belles
Lettres, 2011, p. 31-42.
37. Cf. J. PÉPIN, « Éléments pour une histoire des relations entre l’intelligence et l’intelli-
gible chez Platon et dans le néoplatonisme », Revue Philosophique 81, 1956, p. 44.
36 Alexandra Michalewski

ligible déployé dans les différentes espèces qu’il contient, mais, en quelque
sorte, un paradigme du vivant intelligible tel qu’il est pensé par le démiurge.
Il s’agirait d’une sorte d’état brut du modèle intelligible qui n’a pas encore
déployé toutes les espèces et que le dieu tient comme enroulées, enveloppées
dans son unité suprême 38. La multiplication de l’être comme modèle, conte-
nant en lui les paradigmes de toutes les espèces sensibles, ne se produit que
dans le second intellect, démiurge du monde sensible. Le premier dieu
contiendrait ainsi sur un mode éminent la multiplicité des espèces qui appa-
raîtront au niveau ontologique inférieur. Plus on descend dans la hiérarchie
des principes, plus l’unité se détend, jusqu’au démiurge qui entre en contact
avec la matière. Le premier dieu contient dans l’unité de sa phronesis 39 ce
que le second intellect déploie et divise dans l’acte de penser (νοε²ν) qui le
caractérise. La simplicité du Premier n’exclut pas l’identité de l’être et de la
pensée, elle exclut la possibilité que l’être se scinde ou se divise, comme le
fait le second intellect. Le premier dieu est le plus haut point d’unité entre
l’ousia et la pensée, si bien que même l’écart réflexif est impossible, délé-
gué au second intellect. Au sein du premier dieu, il y a un contact immédiat,
direct, sans faille, entre l’être, totalement concentré en lui-même et l’intel-
lect qui l’appréhende dans son unité. Ce contact est caractérisé par
Numénius comme « immobilité » (›στηκòσ žσται 40), mais cette immobilité
peut aussi être comprise comme « un mouvement inné, d’où procèdent l’or-
dre du monde, sa manence éternelle 41 ». L’intellection proprement dite n’ap-
paraît qu’au niveau du second intellect que le premier « utilise » pour pen-
ser. Le fragment 22 présente en effet la relation des trois dieux comme régie
par une proskhresis, une « utilisation » du principe inférieur par le principe
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supérieur. Le sens de ce terme, ainsi que le sens général du fragment 22, a
été abondamment traité dans la littérature secondaire 42.

38. Cf. M. FREDE, « Numenius… », art. cit., p. 1062.


39. Fgt. 19, 4-5 : « Quant à la pensée, elle est l’apanage du seul Premier » [trad. É. des
Places].
40. Fgt. 5, 27.
41. Fgt. 15, 8-10. Trad. É. des Places légèrement modifiée. (τþ πρẃτû στáσιν φηµì εºναι
κíνησιν σúµφυτον, ‡φ@ Öσ Ô τε τáξισ το κóσµου καì Ó µονÑ Ó ‡ḯδιοσ).
42. L’interprétation de la nature du Premier dans ce fragment a donné lieu à controverses.
Selon H. J. KRÄMER, Der Ursprung der Geistmetaphysik, Amsterdam, Schippers, 1964, p. 86-
87, le Premier exercerait une forme suprême de pensée, dans son contact éternel et immédiat
avec l’intelligible ; il n’aurait pas besoin de se servir du second pour penser car il pense déjà.
Krämer affirme ainsi qu’il est possible de lire à la ligne 2 du fgt. 22 non pas νοε²ν mais ποιε²ν,
et de dire que le premier se sert du second pour « créer ». Pour une critique de cette lecture, cf.
M. BALTES, « Numenios von Apamea… », art. cit., p. 28-29. A l’inverse, A. J. FESTUGIÈRE, La
Révélation d’Hermes Trismégiste, t. IV, Paris, Belles Lettres, 1954, p. 123-124, affirme que « si
Numénius lui-même dénomme à l’occasion le premier dieu un intellect, c’est pour des raisons
de fortune » – c’est-à-dire par une sorte de « contamination » aristotélicienne qui ne renverrait
Premier de Numénius – Un de Plotin 37

Selon M. Frede 43, la théorie de la proskhresis peut être comprise à l’aide


du fragment 14 qui compare le rayonnement de l’intelligible à celui du feu :
la phronesis du premier dieu est une réalité qui permet au second intellect
de se constituer comme intellect conscient de lui-même et réflexif. Avec la
naissance du second intellect, « image » du premier, apparaît aussi la multi-
plicité des Formes, un second niveau d’ousia, image de l’unité du Premier.
La proskhresis assure la liaison entre les différents principes, chacun déve-
loppant ce que le précédant comprend dans son unité. Ce qui appert à la lec-
ture des fragments, c’est qu’il existe une continuité parfaite entre les diffé-
rents niveaux du divin, chaque principe utilisant son image pour déployer
l’unité qui est comprise en lui. Le fragment 41 44 affirme que « certains »,
dont Numénius, « déclarent que tout est pareillement en toutes choses, bien
que, pour chacune, selon le mode approprié à son essence 45 ». Il y a un ana-
logon 46, un rapport de proportion, entre chaque niveau principiel. Ces dif-
férents niveaux peuvent apparaître comme différentes manifestations plus
ou moins unifiées d’une seule et même divinité. J. P. Kenney en tire la
conclusion que la hiérarchie divine ne doit pas être comprise comme une
série de puissances séparées : les principes divins représentent les degrés dis-
tincts d’une même divinité. La proskhresis permet de « resserrer » les liens
entre les principes, en gommant toute différence fondamentale entre eux 47.
Le premier principe de Numénius n’est pas totaliter alius. Il est un intel-
lect et un être, plus unifié que le second dieu, lui aussi intellect et être. Or,
ce principe de continuité en vertu duquel le second intellect est une image
du premier dieu, qui est l’unité de l’être et de la pensée, pourrait mener à
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une régression infinie. En effet, pourquoi ne pas fonder l’unité du Premier
dans une unité encore supérieure? Cette fidélité à l’héritage aristotélicien,
selon lequel l’unité parfaite du dieu est celle d’un intellect, impose une sorte
d’anangkè stenai. Dès lors que le fondement est plus parfait (ou plus uni-
fié), mais toujours de même nature, que ce qu’il fonde, ce genre de problème
logique ne manque pas de réapparaître. C’est précisément à ce type d’insuf-
fisance théorique que la pensée plotinienne du premier Principe se propose
d’apporter une réponse.

pas à une véritable position doctrinale. Il critique ainsi la leçon de Thedinga (F. THEDINGA, De
Numenio philosopho platonico, Bonn, 1875) qui ajoute νοÂν à πρòτον.
43. M. FREDE, « Numenius… », art. cit., p.1070.
44. J. P. KENNEY, « Proschresis Revisited : An Essay in Numenian Theology », Origeniana
Quinta, R. J. Daly ed., Leuven, Peeters, 1992, p. 223.
45. Fgt. 41, 8-9. Trad. É. des Places
46. Fgt.16, 6.
47. J. P. KENNEY, « Proschresis… », art. cit., p. 222-224 ; cf. aussi E. R. DODDS,
« Numenius… », art. cit., p. 14.
38 Alexandra Michalewski

L’Un selon Plotin

Contrairement à une lecture développée par certains commentateurs 48,


ce n’est pas spécialement sur la question de « l’unité » du premier principe
que se rejoignent les deux auteurs car, selon nous, le sens même de l’unité
du Premier n’est pas exactement le même pour Plotin et pour Numénius.
Pour ce dernier, l’unité du premier principe est l’unité de plusieurs éléments
distincts, l’être et la pensée, rassemblés au plus haut point. Elle n’est pas –
comme chez Plotin – l’indifférence d’une simplicité sur-essentielle dépour-
vue de toute détermination. Toutefois, la démarcation entre les deux auteurs
n’aurait pas été d’emblée très nette 49. L’influence de Numénius, visible par
exemple dans la distinction entre un Intellect totalement en repos et un
Intellect pensant, apparaît dans le treizième traité de Plotin. Les premières
lignes du traité sont une citation de Tim. 39 e7-9 que Plotin commente sitôt
après. Son propos est alors avant tout d’établir l’unité de l’Intellect et de l’in-
telligible. Dans cette perspective, il note :

rien n’interdit de dire que l’intelligible est l’Intellect en repos, dans l’unité et
la tranquillité, et que, par ailleurs, l’Intellect qui voit cet Intellect qui demeure
est un acte qui vient de l’Intellect et qui voit l’Intellect en repos. Et en le
voyant, l’Intellect est en quelque sorte l’Intellect de l’Intellect en repos et cela
parce qu’il le pense 50.

Cette interprétation de Tim. 39 e 7-9, ne sera pas maintenue dans les trai-
tés ultérieurs 51. Le traité 33 [II, 9] en présente une vive critique: « Ces gens,
qui ne comprenaient pas, ont supposé qu’il y avait l’Intellect au repos qui
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contient en lui toutes les réalités, puis à côté de lui, un autre Intellect qui
contemple, et enfin un Intellect qui réfléchit 52 ». Néanmoins, même si Plotin
a pu, à une certaine époque, envisager l’hypothèse de l’existence de deux
Intellects divins, jamais il n’a identifié l’Un avec un Intellect, même en
repos 53.

48. E. R. DODDS, « Numenius… », art. cit., p. 19 ; W. L. GOMBOCZ, Die Philosophie der


ausgehenden Antike und des frühen Mittelalters, Münich, C. Beck, 1997, p. 146. Cf. n. 12.
49. E. R. DODDS, « Numenius… », art. cit., p. 20.
50. Traité 13 [III, 9], Considérations diverses, 1, 15-20, trad. J. Laurent et J.-F. Pradeau.
51. Cf. J. PÉPIN, « Éléments pour une histoire… », art. cit., p. 47 ; P. HADOT, « Être, vie,
pensée chez Plotin et avant Plotin », Plotin, Porphyre. Études néo-platoniciennes, Paris, Belles
Lettres, 1999, p. 136-137, Porphyre et Marius Victorinus, Paris, Études Augustiniennes, 1968,
p. 135, n. 2; R. DUFOUR, « Tradition et innovations: le Timée dans la pensée plotinienne », Étu-
des platoniciennes II, Paris, Belles Lettres, 2006, p. 217-218.
52. Traité 33 [II, 9], Contre les gnostiques, 6, 19- 21 trad. R. Dufour.
53. Concernant l’affirmation que l’Un n’est pas un intellect, et qu’il est « au-dessus » ou
au-delà de l’Intellect, cf. par exemple traité 9, 3, 36.
Premier de Numénius – Un de Plotin 39

L’Un est antérieur à tout 54, y compris à l’Intellect, qui ne peut être pre-
mier 55 pour une raison logique : l’Intellect est caractérisé par la pensée, qui
implique de distinguer l’acte de penser de l’objet pensé 56. Il n’est pas
l’Intellect divin, il est au-delà. Mais il est également au-delà du « repos » lui-
même 57, de cette stasis parfaite 58 attribuée au Premier selon Numénius.
L’Un surpasse l’Intellect et l’être, non seulement « en dignité et en puis-
sance », comme l’affirme Platon dans la République et comme le soute-
naient les médioplatoniciens, mais de manière absolue, ainsi que l’affirme
déjà le traité 7 (V, 4) 59. Ces analyses sont reprises et développées dans les
traités 9 (VI, 9) et 10 (V, 1) 60. Néanmoins, le traité 7, s’il affirme l’antério-
rité radicale de l’Un et sa situation par-delà l’être et l’Intellect, est égale-
ment l’un des textes où les difficultés de l’hénologie plotinienne apparais-
sent très clairement. Ce texte est en effet le premier traité où Plotin expose
ce qu’il est convenu d’appeler la théorie, dite « des deux actes 61 », selon
laquelle un principe, par le seul effet de sa perfection, produit spontané-
ment une réalité dérivée 62 qui devient un être accompli dans le mouvement
de conversion effectué vers son origine. Cette théorie est un élément cen-
tral de la dynamique processive qui permet de penser comment un prin-
cipe, par sa seule perfection, sans sortir de lui-même et sans se soucier de
ce qui dérive de lui, peut être cause d’une autre existence. Dans le chapitre
2 de ce court traité se trouvent des expressions qui, attribuant au Premier
les mêmes qualités qu’à l’Intellect, mais sur un mode éminent, semblent
œuvrer dans le sens d’un rapprochement entre l’Un et le premier principe
de Numénius. L’Un y est appelé « intelligible », un intelligible dans un total
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54. Traité 30 [III, 8] Sur la contemplation, 9, 50-55 ; traité 13, 4, 7-9 ; traité 9, 11, 35.
55. Par exemple, traité 5, [V, 9] Sur l’Intellect, les idées et ce qui est, 2, 23, trad.
F. Fronterotta.
56. Traité 9, 2, 37.
57. Traité 43 [VI, 2] Sur les genres de l’être II, 2, 12-14. Le repos, défini dans le Sophiste
(254 c) comme l’un des six grands genres de l’être, caractérise non pas l’Un, mais la vie parfaite
de la seconde hypostase.
58. Traité 9, 3, 44.
59. Traité 7, [V, 5] Comment vient du premier ce qui est après le premier, et sur l’Un, 2,
41-43.
60. Traité 9, 11, 42 ; traité 10 [V, 1], Sur les trois hypostases qui ont rang de principe, 6,
13 ; traité 10, 8, 7-8 ; 10, 2.
61. C. RUTTEN, « La doctrine des deux actes dans la philosophie de Plotin », Revue philo-
sophique 146, 1956, p. 100-106. Pour une discussion de la position de C. Rutten concernant
l’appellation de cette théorie, cf. G. AUBRY, Dieu sans la puissance, Dunamis et Energeia chez
Aristote et chez Plotin, Paris, Vrin, 2006, p. 229-233, qui préfère parler de « théorie des puis-
sances » ou de doctrine de la « puissance du parfait ».
62. Traité 11, [V, 2] Sur la génération et le rang des choses qui sont après le premier,
1, 7-9.
40 Alexandra Michalewski

« repos » (ν στáσει α¸δíû) 63, possédant la « vie » en lui, et exerçant même
une forme suprême de pensée (κατανóησισ) 64 : « Mais comment l’Intellect
vient-il de l’intelligible ? – L’intelligible demeure auprès de lui-même et n’a
besoin de rien, à la différence de ce qui voit et de ce qui intellige 65 ». Ces
expressions posent problème : l’Un, dont il est clairement affirmé qu’il est
antérieur à tout et à l’Intellect, est nommé « intelligible ». Pour mieux com-
prendre les enjeux de ce passage, il faut considérer le contexte général du
traité. Il présente la théorie des deux actes, en vertu de laquelle un principe
produit une image dérivée, simplement en restant en lui-même, tout comme
le feu, en étant simplement foyer, diffuse hors de lui lumière et chaleur. La
méthode d’appréhension de l’Un se fait ici par une remontée analogique de
l’intelligible vers sa source, et l’on peut voir dans l’appellation de l’Un
comme intelligible « une sorte de passage à la limite, d’hyperbolisation des
traits propres à l’Intellect 66 ». Pour L. Lavaud, « l’affirmation du caractère
intelligible de l’Un » répond dans le traité « à une logique d’ensemble qui
tend à faire refluer sur le premier principe les attributs propres aux réali-
tés qui en dérivent 67 ». Cette hypothèse de lecture permet d’avoir une
approche cohérente du traité 7. L’existence des deux lignes de force qui le
partagent – à la fois tenir l’antériorité de l’Un, sa différence, et le considé-
rer comme cause de l’Intellect – est caractéristique des difficultés de l’exi-
gence plotinienne concernant le premier principe : poser un principe à la
fois totalement autre que son produit, et en même temps cause de l’être
avec lequel il doit bien avoir, en tant que cause, un certain rapport. En effet,
si le principe est totalement différent de ce qu’il engendre, comment s’ef-
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fectue le passage de l’Un à l’être et à l’Intellect? La thèse plotinienne de l’al-
térité du Premier par rapport à ses dérivés, si elle permet d’éviter la régres-
sion infinie dans la recherche du fondement de l’unité, ne va pas sans poser
d’autres problèmes.
L’Un n’est rien de ce qu’il donne, mais il doit également pouvoir être
considéré comme la cause de la puissance du monde intelligible, il ne doit

63. Traité 7, 2, 18. P. A. MEIJER, Plotinus on the Good…, op. cit., p. 50 voit dans l’emploi
de cette formule dans le traité 7 l’indice d’une influence manifeste de Numénius (fragment 15
déjà cité supra n. 41).
64. Traité 7, 2, 17.
65. Traité 7, 2, 12-14, trad. J.-F. Pradeau.
66. L. LAVAUD, D’une métaphysique à l’autre: figures de l’altérité dans la philosophie de
Plotin, Paris, Vrin, 2008, p. 219.
67. L. LAVAUD, op. cit, p. 217. L’interprétation proposée par L. Lavaud de ce passage tend
vers un fort rapprochement entre Plotin et Numénius et vers une assimilation des thèses de
Plotin dans le traité 7 aux doctrines médioplatoniciennes, où « l’hénologie ne représente rien
d’autre que le point culminant de l’ontologie » (p. 221).
Premier de Numénius – Un de Plotin 41

donc pas être vacuité. Sa simplicité féconde est exprimée par Plotin sous
forme de paradoxes, ce qui évite à la pensée de figer la sur-essentialité de
l’Un dans des déterminations qui l’amoindriraient. Comme l’indique la for-
mule qui ouvre le traité 11 (V, 2): « « L’Un est toutes choses et il n’est aucune
d’elles » ; car principe de toutes choses, il n’est pas toutes choses 68 ». Plotin
l’explique quelques lignes plus loin : c’est précisément parce qu’il ne pré-
contient rien, parce que rien n’est en lui que toutes choses sont venues de
lui et, « pour que ce qui est puisse être, pour cette raison, lui, il n’est pas ce
qui est, mais ce qui engendre ce qui est 69 ». L’exigence de simplicité princi-
pielle est ici exprimée de manière radicale : l’Un n’est rien d’autre que la
condition de possibilité infiniment puissante de faire advenir l’être. Plutôt
que de chercher à faire coïncider l’unité du Premier avec la multiplicité iné-
vitable que comportent les notions d’être et de pensée, Plotin ôte au Premier
toute détermination. La simplicité du Premier vient de ce qu’il n’est, à stric-
tement parler, rien – rien de ce qu’il engendre et qui dérive de lui. Parce
qu’elle est générative, la nature du Premier est nécessairement autre que
tout ce qu’elle engendre 70.
Il « donne ce qu’il n’a pas 71 », mais également ce qu’il n’est pas : c’est
parce qu’il n’est pas un être qu’il peut faire advenir l’être. Le chapitre 15 du
traité 49 (V, 3) expose le paradoxe de la sorte : « Mais comment les a-t-il don-
nées? En les possédant ou en ne les possédant pas? Mais, ce qu’il ne possède
pas, comment l’a-t-il donné? Et s’il les possède, il n’est pas simple ; mais s’il
ne les possède pas, comment de lui vient le multiple 72 ? » L’enquête menée
par Plotin pour résoudre cette aporie trouve son aboutissement à la fin du
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chapitre 17. Un premier élément de réponse, fourni dans la suite du chapi-
tre 15, est le suivant : le Premier engendre la multiplicité intelligible dans la
mesure où il est « puissance de toutes choses ».
C’est donc qu’il les avait en lui sans qu’elles s’y trouvent distinctes. C’est dans
le second qu’elles se trouvaient distinguées par le discours, car il y a alors acte;
lui, en revanche, est la puissance de toutes choses. Mais quelle sorte de puis-
sance ? Non pas bien sûr comme on dit que la matière est en puissance parce
qu’elle reçoit; en effet, elle subit. Mais de façon toute opposée parce qu’il pro-
duit 73.

68. Traité 11, 1, 1-2.


69. Traité 11, 1, 5-6.
70. Traité 9, 3, 39-40.
71. Cf. sur ce point, l’article de J.-L. CHRÉTIEN, « Le Bien donne ce qu’il n’a pas », La Voix
nue, Paris, éditions de Minuit, 1990, p. 259-274.
72. Traité 49 [V, 3] Sur les hypostases qui connaissent et sur ce qui est au-delà, 15, 1-3,
trad. B. Ham.
73. Traité 49, 15, 31-35, trad. B. Ham.
42 Alexandra Michalewski

Le sens de δúναµισ n’est pas ici celui de l’en-puissance aristotélicienne


qui tend vers sa réalisation dans l’acte. Au contraire, Plotin emploie ici δúνα-
µισ dans le sens platonicien de « pouvoir producteur », puissance générative.
Selon G. Aubry, ce concept, en permettant de « penser à la fois la transcen-
dance et la relation à l’effet, tout ensemble l’absoluité et la causalité 74 », est
la solution grâce à laquelle Plotin surmonte les apories liées à la nature du
premier principe. G. Aubry, qui analyse très précisément ce concept, attire
l’attention sur le fait que la δúναµισ πáντων ne signifie pas que l’Un est tou-
tes choses en puissance ; le Premier n’est pas non plus comme « un réservoir
des forces qui vient progressivement à manifestation ». La position ploti-
nienne se distingue en cela de celle qui est exprimée par exemple dans les
Oracles chaldaïques 75. D’après G. Aubry, l’originalité de la théorie ploti-
nienne concernant la δúναµισ πáντων réside dans le fait que celle-ci, sans être
exactement identique au Premier, dont elle est comme la première expres-
sion, est également différente des effets qu’elle engendre 76. Intermédiaire
entre l’Un et la multiplicité intelligible, elle n’est pas un principe différent
de l’Un 77. Ce statut particulier dérive, selon G. Aubry, de la théorie des deux
actes, qu’elle préfère nommer « théorie de la puissance du parfait » : c’est en
effet précisément dans la mesure où le premier principe est totalement par-
fait en son absoluité que peut découler de lui une « puissance de toutes cho-
ses » – qui est, d’après elle, l’instance causale dérivée de la puissance prin-
cipielle. Cette interprétation est très stimulante et, pour une large part, nous
y souscrivons. Néanmoins, elle ne tient pas compte d’un élément important.
Dans le traité 49, 15, l’accent n’est pas particulièrement mis sur l’écart qui
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pourrait exister entre le Principe et sa puissance. La solution proposée aux
l. 31-32 du passage cité consiste à dire que l’antériorité absolue de l’Un, « puis-
sance de toutes choses », comprend d’une certaine manière dans l’infinité de
sa puissance la promesse des êtres qui apparaîtront dans l’Intellect 78.
L’argument de la « puissance » de l’Un, s’il permet de proposer une solution
au problème de la conciliation entre l’antériorité, l’altérité de l’Un et l’exi-
gence de poser l’Un comme cause de la multiplicité, ne suffit pas selon nous
à mettre pleinement en lumière l’effort conceptuel mis en place dans les
Ennéades pour sortir des architectures métaphysiques du médioplatonisme.

74. G. AUBRY, « Puissance et principe: la δúναµισ πáντων ou puissance de tout », Kairos,


15, 2000, p. 15.
75. G. AUBRY, « Puissance et principe… », art. cit., p. 21- 22.
76. G. AUBRY, « Puissance et principe… », art. cit., p. 31.
77. C’est dans le traité 38, 17, 33, que ce caractère d’intermédiaire est nettement affirmé.
78. Cette solution apparaît justement à Bréhier dans sa notice (p. 47), non pas comme une
solution définitive au dilemme du principe, comme l’affirme G. AUBRY (art. cit., p. 15), mais
comme un moment provisoire dans l’argumentation.
Premier de Numénius – Un de Plotin 43

Le concept de δúναµισ πáντων traverse en effet les Ennéades, du traité 7


au traité 49. Dans les traités 7 79 et 30 80, par exemple, il exprime l’antério-
rité radicale de l’Un, au-delà de toutes choses. Mais dans le traité 49, après
le chapitre 15, où il est dit que l’Un contient dans sa toute-puissance la pro-
messe non déployée des êtres, Plotin continue sa méditation et analyse, au
chapitre 17, la manière dont l’autarcie caractéristique du monde intelligible
est un don de l’Un ; il montre comment cette donation est pertinente pour
penser la manière dont opère la puissance principielle.
L’originalité de Plotin par rapport à la tradition dont il hérite se mani-
feste dans le fait que l’Un donne à ce qui dérive de lui la puissance de s’auto-
réaliser et de se suffire à soi. Il communique à son produit le désir de se
convertir vers lui et d’être ainsi une réalité parfaite et éternelle. En effet,
l’Un, à proprement parler, ne produit pas directement le monde intelligible
mais produit quelque chose qui, en se donnant détermination et limite,
devient un monde intelligible 81. Avant d’aborder le chapitre 17 du traité 49,
arrêtons-nous un bref instant sur la présentation faite par Plotin, dans le
traité 38, de la genèse du monde intelligible depuis l’Un. L’indétermination
primordiale engendrée par l’Un est une « puissance de toutes choses 82 », une
« vie indéterminée 83 », la Dyade, principe de la matière intelligible 84, l’alté-
rité première 85, une vision indéterminée 86, une « trace 87 ». Cette indéter-
mination porte en elle le désir de contempler son principe. En se tournant
vers son principe et en l’imitant, l’indétermination initiale prend forme, se
limite, constituant ainsi la seconde hypostase, indissociablement Intellect et
intelligible 88. L’Un ne délivre pas une série de qualités positives mais, par
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l’intermédiaire de la puissance qui rayonne hors de lui, communique à
l’Intellect qui en dérive le désir de se convertir vers son origine et la capa-
cité de se réaliser lui-même comme une réalité accomplie.

79. Traité 7, 2, 40.


80. Traité 30 [III, 8] Sur la contemplation, 10, 1.
81. La genèse du monde intelligible dans la philosophie de Plotin est une question très
délicate que les limites de cet article ne nous permettent pas de traiter en détail. Je renvoie ici,
entre autres, aux études de J. BUSSANICH, The One and its relation to Intellect in Plotinus,
Leiden, Brill, 1988 ; E. K. EMILSSON, Plotinus on Intellect, Oxford, Clarendon Press, 2007 ;
A. C. LLOYD, « Plotinus on the Genesis of Thought and existence », Oxford Studies in Ancient
Philosophy, Oxford, University Press, 5, 1987, p. 155-186.
82. Traité 38, 17, 33.
83. Par exemple, traité 38, 17, 10-15 ; 18,18 ; traité 49, 11, 5.
84. Traité 7, 2, 9.
85. Traité 12 [II, 4] Sur les deux matières, 5, 28-29 ; traité 11, 1, 9.
86. Traité 7, 2, 5-6.
87. Traité 38, 17, 13.
88. Traité 38, 17, 15-17.
44 Alexandra Michalewski

Car ce qu’on appelle l’ « être », c’est la première chose qui s’est un peu éloi-
gnée, pour ainsi dire, de l’Un : elle ne souhaitait pas s’avancer plus loin, elle
s’est retournée vers l’intérieur, elle s’est immobilisée et est devenue réalité et
foyer de toutes choses 89.

La constitution du monde intelligible suppose un don de l’Un, mais


requiert également une activité de l’engendré en direction de son origine.
Sans la conversion opérée par la réalité dérivée, l’Intellect ne pourrait être
constitué et c’est par cet acte de contemplation que l’image se rend sembla-
ble à son principe. Ce n’est pas au principe de produire quelque chose qui
lui ressemble, c’est à l’engendré de devenir image de son modèle par la
contemplation : « Tout ce qui est engendré devient cependant identique à ce
dont il dérive, tant qu’il est en contact avec lui 90 ». Le traité 54 (I, 7) réaf-
firme que le Bien « donne aux choses la forme du Bien, mais non pas en diri-
geant son action vers elles ; ce sont elles qui tendent vers lui 91 ».
Le rapport du Premier à son image présenté ici s’écarte du modèle de la
proskhresis. Certes Plotin, tout comme Numénius, pense une diffusion de
l’unité principielle depuis le Premier jusqu’au démiurge. Mais il ne s’agit
pas pour un principe de se servir du principe inférieur pour réaliser une opé-
ration que son trop haut degré d’unité ne l’autorise pas à accomplir. Le pro-
pos de Plotin est de mettre l’accent sur la part active que l’inférieur prend
dans sa propre réalisation, en contemplant son origine. Cet aspect est très
important, car il permet de donner à voir toute la puissance de l’Intellect et
de l’intelligible. Par l’écart presque incommensurable entre le Premier – qui
n’a, à strictement parler, aucune « commune mesure » avec ses dérivés – et
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l’être, une grande place est laissée au rôle actif de l’Intellect dans son éter-
nelle constitution, toujours déjà accomplie, en regardant vers l’Un. Celui-ci
n’est pour l’Intellect que source de sa perfection et de son auto-suffisance.
Mais s’il fait être chaque chose et rend, par la présence de l’unité, la multipli-
cité de l’Intellect et l’Intellect lui-même auto-suffisants, il est évidemment le

89. Traité 32 [V, 5] Sur l’intellect et que les intelligibles ne sont pas hors de l’intellect et
sur le Bien, 5, 12-19, trad. R. Dufour.
90. Traité 11, 2, 3-4.
91. Traité 54 [I, 7] Du premier Bien et des autres biens, 1, 16-17, trad. E. Bréhier.
J.-F. Pradeau (L’imitation du principe. Plotin et la participation, Paris, Vrin, 2003, p. 84-85)
voit dans ces lignes de Plotin une critique du fragment 14 de Numénius (« C’est ainsi qu’on
peut voir une lampe allumée à une autre lampe et porteuse d’une lumière dont elle n’a pas privé
la source : sa mèche a seulement été allumée à ce feu : donnée et reçue, elle reste chez le dona-
teur tout en appartenant, identique, au donataire », l. 14-16, trad. É. des Places). J.-F. Pradeau
rappelle, p. 84, que « si l’Un donne effectivement quelque chose, ce ne peut être rien qui soit en
sa possession ». Insistant à juste titre sur le rôle de la conversion du produit vers le producteur,
il note, p. 85, que « le Bien n’est tel que pour ce qui, après lui, le contemple et il n’y a de bien
que pour celui qui reçoit de l’Un une puissance d’être ».
Premier de Numénius – Un de Plotin 45

producteur de la substance et de l’auto-suffisance, sans être lui-même subs-


tance, mais au-delà d’elle et au-delà de l’auto-suffisance 92.

Ce que l’Un donne, avec le désir de le contempler, c’est la possibilité


d’être auto-constituant, auto-suffisant. En décrivant le processus éternel de
naissance de l’Intellect, Plotin montre comment le monde intelligible porte
en lui-même sa raison d’être, sa perfection inébranlable. L’Un engendre une
altérité primordiale qui, en se tournant vers son origine, se rend semblable,
autant qu’il lui est possible, à son principe.
Le don de l’autarcie par l’Un est à relier directement à la conception plo-
tinienne de la notion d’ « image du principe », qui implique fondamentale-
ment une activité de la part de la réalité engendrée. En effet, lorsque Plotin
dit que l’Intellect est une image de l’Un, cela ne signifie pas seulement que
le Premier a produit une réalité dérivée : il faut bien plutôt comprendre que
sa puissance a fait advenir une « trace » du Premier, qui porte en elle le désir
de se tourner vers son origine, et ainsi de s’accomplir et de manifester à son
tour la puissance dont elle est issue. Comme le rappelle J.-F. Pradeau 93, dans
les Ennéades, Plotin pousse plus avant la réflexion platonicienne selon
laquelle la relation du principe à son image n’obéirait qu’à un rapport « des-
cendant » de « ressemblance ». L’Intellect est l’image de l’Un, l’âme est
l’image de l’Intellect 94 : cela ne signifie pas qu’ils ne sont que les copies affai-
blies de leur principe, mais que ces images sont capables de l’« imiter 95 »,
c’est-à-dire en le désirant, en se « suspendant 96 » à lui, d’être aussi parfaites
et autarciques que possible. Ces réalités sont non seulement « images » mais
aussi « imitations » de ce dont elles proviennent. Parler d’imitation est une
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manière d’indiquer « que le rapport de ressemblance est aussi bien à l’initia-
tive du principé que du principe 97 ». La conception numénienne des princi-
pes est ici entièrement renouvelée. Selon le fragment 16 98, le démiurge est
à l’égard du sensible ce que le Premier est à l’égard du démiurge, qui en est
l’ « image » (ε¸κẃν) et la « copie » (µíµηµα) 99. La procession numénienne n’est

92. Traité 49, 17, 10-15, trad. B. Ham.


93. J.-F. PRADEAU, L’imitation du principe, op. cit., p. 81-82.
94. Cf. par exemple, traité 10, 6, 46-47 ; 7, 1 ; 7, 40 ; traité 11, 1, 18-19.
95. Traité 6 [IV, 8] Sur la descente de l’âme dans les corps, 6, 23-28 ; traité 43 [VI, 2] Sur
les genres de l’être, 11, 10.
96. Traité 23 [VI, 5] Sur la raison pour laquelle l’être, un et identique, est partout entier,
10, 1-2 ; traité 32, 9, 36 ; traité 33, 8, 46 ; traité 38, 42, 18-21.
97. J.-F. PRADEAU, L’imitation…, op. cit., p. 70.
98. Fgt. 16, 6-8 (cf. supra note 7).
99. Dans le traité 7, 2, 25-26, l’Intellect est appelé µíµηµα καì ε¹δωλον de l’Un. Cette
expression est sans doute une allusion au fragment 16 (6-8) de Numénius, comme le suggère
P. A. MEIJER, Plotinus on the Good…, op. cit., p. 51. C’est d’autant plus probable que l’on
46 Alexandra Michalewski

pensée que selon une perspective descendante, chaque principe déployant


ce que lui communique le précédant, et permettant à celui-ci d’exercer indi-
rectement une activité que sa situation ontologique ne lui permet pas d’ac-
complir.
Le terme « Un » n’est qu’une appellation de convention 100 pour désigner
le premier principe: ce qu’il faut avoir à l’esprit en évoquant ce terme, ce n’est
pas tant son « unité », que la simplicité primitive qui est la sienne, la simpli-
cité d’une puissance infiniment indéterminée. L’Un est comme la condition
d’apparition, la source 101 de l’être. Il est un abîme de puissance 102, une ori-
gine simple mais dont tout jaillit, tout surgit, spontanément, parce que sa
puissance infinie 103 ne peut rester stérile, sans rien engendrer après elle 104.
Cette puissance infinie est à l’origine de l’être – une origine dont l’être tire
éternellement sa propre puissance dans la conversion qu’il effectue vers elle.
En thématisant l’existence de ce principe sur-essentiel, Plotin donne à voir
la puissance de l’être et montre d’où l’être tire sa puissance de rayonner
jusqu’aux confins du sensible. La puissance de la seconde hypostase, indis-
sociablement Intellect et monde intelligible, unité de l’être et de la pensée,
s’ancre dans quelque chose qui n’est pas un être et qui, par son absence de
toute détermination, rend possible l’auto-constitution de l’être. La puissance
de l’Un, réfléchie en elle-même, forme une vie éternelle, celle de l’Intellect
qui possède dans la plénitude de son acte la totalité des Formes intelligibles.
La position de l’Un, radicalement au-delà de l’être, permet, pour ainsi dire,
de justifier la perfection de l’être: l’être est parfait parce qu’il est auto-consti-
tuant et porte en lui sa propre raison d’être, imitant ainsi autant qu’il est
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possible son principe. Seul un ˆµορφον 105 qui n’est pas être peut donner à
l’être la puissance de se former éternellement. Le Premier n’est pas l’unité
de l’être et de la pensée, il en est la condition de possibilité. Il est l’origine
de la perfection du monde intelligible et de l’Intellect qui pense éternelle-
ment son objet et le possède dans un rapport immédiat.

trouve dans le traité 7 de nombreuses références à la pensée de Numénius. Néanmoins, à la dif-


férence de ce qu’affirme P. A. Meijer, même si Numénius a pu avoir « une grande influence »
dans la théorie plotinienne de la mimesis, il ne représente pour ainsi dire qu’une « étape » dans
l’élaboration de la théorie plotinienne de l’imitation, qui trouve son accomplissement dans la
thématisation de la conversion de l’engendré vers son générateur.
100. Traité 9, 5, 38-40 ; traité 33, 1, 5-8.
101. Traité 39 [VI, 8] Sur le volontaire et sur la volonté de l’Un, 14, 31 ; traité 9, 11, 31.
102. Cf. par exemple, traité 9, 6, 10-11.
103. Cf. par exemple traité 32 [V, 5] Sur l’intellect et que les intelligibles ne sont pas hors
de l’intellect et sur le Bien, 10, 21; J. WHITTAKER, « Philological Comments on the Neoplatonic
Notion of Infinity », Studies in Platonism…, op. cit., art. XVIII, p. 164.
104. Par exemple, traité 11, 1, 8-9.
105. Traité 38, 17, 18.
Premier de Numénius – Un de Plotin 47

En posant à l’origine de toutes choses un principe différent de ce qui


découle de lui, Plotin pense un principe qui, par son altérité, met fin à la
remontée infinie dans la recherche du fondement. Les conséquences de la
sur-essentialité de l’Un permettent à Plotin de mettre en lumière les racines
éternelles de la perfection de l’Intellect et de l’être. Les difficultés rencon-
trées dans les Ennéades pour penser la nature de l’Un, à la fois radicalement
différent de tout et en même temps cause de toutes choses, sont néanmoins
révélatrices des apories auxquelles se heurte inévitablement la pensée face à
l’exigence d’un principe totalement autre que tout. Dans cette perspective,
la tentation de revenir à un axe dessiné par Numénius, dans lequel l’hénolo-
gie n’est qu’une expression condensée et épurée de l’ontologie, affleure par-
fois. Cette hésitation, qui se manifeste dans les traités, est à la croisée de deux
choix métaphysiques et la ligne de partage qui se dessine entre Plotin et
Numénius continuera de parcourir l’histoire du platonisme. Soit on consi-
dère, comme le fera par exemple Porphyre 106, que le Premier n’est qu’une
forme suprême d’être, « de manière à ce qu’il puisse, en un nouveau sens,
constituer le principe de tout ce qui est 107 » ; soit on suit l’exigence ploti-
nienne d’une différence de nature entre l’Un et l’être, mais comment alors
rendre raison de ce saut brutal entre la simplicité primitive et l’apparition
de l’altérité multiple ? Proclus confiera ce rôle d’intermédiaire aux hénades,
entités secondaires qui portent en elles une multiplicité cachée et non
déployée, permettant à l’Un de se garder pur de toute multiplicité, tandis
que Damascius cherchera à remonter encore en amont, au-delà de l’Un vers
l’Ineffable absolu. Mais la multiplication, si élaborée soit-elle, des passages
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et des intermédiaires entre le simple initial et le multiple ne fait que repous-
ser le moment où le multiple naît de l’Un, renvoyant ainsi aux limites inévi-
tables de toute métaphysique lorsqu’elle se confronte au paradoxe d’un
néant fondateur.

106. Sur la conception porphyrienne de l’Un et sa proximité à l’égard de la présentation de


la nature de l’Un exposée dans le traité 7, où Plotin exprime encore une certaine proximité vis-
à-vis de Numénius, cf. J. DILLON, « Porphyry’s doctrine of the One », in ΣΟΦΙΗΣ ΜΑΙΗΤΟ-
ΡΕΣ, op. cit., p. 361
107. P. AUBENQUE, « Plotin et le dépassement de l’ontologie grecque classique », Le
Néoplatonisme. Colloques internationaux du CNRS, Royaumont, 9-13 juin 1969, Paris, 1971,
p. 108.
48 Alexandra Michalewski

Résumé: La théologie de Numénius, qui définit le premier dieu comme un principe totalement
simple, solitaire et transcendant, a joué un grand rôle dans la construction de l’hénologie
plotinienne. Or, si cette dernière est en partie héritière des réflexions médioplatoniciennes,
elle marque également un véritable tournant dans l’histoire du platonisme. Tandis que le
premier principe de Numénius exprime l’unité parfaite de l’être et de l’intellect, l’Un de
Plotin est « au-delà de l’être » de manière absolue. Cette différence a des conséquences
décisives, tant sur la manière de concevoir le rapport du premier au second principe, que
sur l’interprétation de la relation de l’Intellect divin à son objet. Cet article se propose
d’analyser, à travers une étude de la conception du premier principe chez Plotin et
Numénius, l’apport métaphysique que représente l’existence d’un principe au-delà de l’être.
Mots-clés : Un. Intellect. Être. Principe. Proskhresis.

Abstract: The theology of Numenius, which defines the first god as a principle which is totally
simple, solitary and transcendent, has played a great part in the construction of the plo-
tinian henology. If the latter, indeed, is in part the inheritor of the Middle Platonist
reflections, it marks equally a real turning point in the history of Platonism. While the
first principle of Numenius expresses the perfect unity of being and intellect, the One of
Plotinus is « beyond Being » in an absolute manner. This difference has decisive conse-
quences, as much on the manner of conceiving the link between the first and the second
principle, as on the interpretation of the relation between the divine Intellect and its
object. This article, through a study of the conception of the first principle of Plotinus
and Numenius, proposes to analyse the metaphysical contribution which is represented by
a principle beyond being.
Key words : One. Intellect. Being. Principle. Proschresis.
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