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Histoire de la

philosophie

IES DRAGO 2016/2017


C HAPITRE 1

Sagese et
bonheur dans
la
philosophie
anciénne.
Où l’on verra comment dans la Grèce et
la Rome anciennes le premiers philoso-
phes cherchent la sagesse en élaborant
des systèmes complexes de pensée étran-
gers à la tradition mythique et religieuse.
S ECTION 1

Socrate
Séance 1. Peut-on croire aux Oracles?

«Quand je sus la réponse de l’oracle, je me dis en moi-même  : que veut dire le


dieu ? Quel sens cachent ses paroles ? Car je sais bien qu’il n’y a en moi aucune sa-
gesse, ni petite ni grande ; que veut-il donc dire, en me déclarant le plus sage des
hommes ? Car enfin il ne ment point ; un dieu ne saurait mentir. Je fus long-temps
dans une extrême perplexité sur le sens de l’oracle, jusqu’à ce qu’enfin, après bien
des incertitudes, je pris le parti que vous allez entendre pour connaître l’intention
du dieu. J’allai chez un de nos concitoyens, qui passe pour un des plus sages de la
ville  ; et j’espérais que là, mieux qu’ailleurs, je pourrais confondre l’oracle, et lui
dire : tu as déclaré que je suis le plus sage des hommes, et celui-ci est plus sage
que moi. Examinant donc cet homme, dont je n’ai que faire de vous dire le nom, il
suffit que c’était un de nos plus grands politiques, et m’entretenant avec lui, je trou-
vai qu’il passait pour sage aux yeux de tout le monde, surtout aux siens, et qu’il ne
l’était point. Après cette découverte, je m’efforçai de lui faire voir qu’il n’était nulle-
ment ce qu’il croyait être ; et voilà déjà ce qui me rendit odieux à cet homme et à
tous ses amis, qui assistaient à notre conversation. Quand je l’eus quitté, je raison-
nai ainsi en moi-même : je suis plus sage que cet homme. Il peut bien se faire que
ni lui ni moi ne sachions rien de fort merveilleux ; mais il y a cette différence que
lui, il croit savoir, quoiqu’il ne sache rien ; et que moi, si je ne sais rien, je ne crois
pas non plus savoir. Il me semble donc qu’en cela du moins je suis un peu plus
sage, que je ne crois pas savoir ce que je ne sais point». Platon, Apologie de So-
crate.

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Séance 2.

«SOCRATE. Ainsi réponds-moi de nouveau. En quoi faites-vous consister la vertu,


toi et ton ami?
MENON. J’avais déjà ouï dire, Socrate, avant que de converser avec toi, que tu ne
savais autre chose que douter toi-même, et jeter les autres dans le doute : et je vois
à présent que tu me fascines l’esprit par tes charmes et tes maléfices, enfin que tu
m’as comme enchanté, de manière que je suis tout rempli de doutes. Et, s’il est per-
mis de railler, il me semble que tu ressembles parfaitement, pour la figure et pour
tout le reste, à cette large torpille marine qui cause l’engourdissement à tous ceux
qui l’approchent et la touchent. Je pense que tu as fait le même effet sur moi : car
je suis véritablement engourdi d’esprit et de corps, et je ne sais que te répondre.
Cependant j’ai discouru mille fois au long sur la vertu devant beaucoup de person-
nes, et fort bien, à ce qu’il me paraissait. Mais à ce moment je ne puis pas seule-
ment dire ce que c’est. Tu prends, à mon avis, le bon parti, de ne point aller sur
mer, de voyager en d’autres pays : car si tu faisais la même chose dans quelque au-
tre ville, on te punirait bien vite du dernier supplice comme un enchanteur». Pla-
ton, Menon.

«J’ai d’ailleurs cela de commun avec les sages-femmes, que par moi-même je
n’enfante rien, en fait de sagesse ; et quant au reproche que m’ont fait bien des
gens, que je suis toujours disposé à interroger les autres, et que jamais moi-même
je ne réponds à rien, parce que je ne sais jamais rien de bon à répondre, ce repro-
che n’est pas sans fondement. La raison en est que le dieu me fait une loi d’aider
les autres à produire, et m’empêche de rien produire moi-même. De là vient que
je ne puis compter pour un sage, et que je n’ai rien à montrer qui soit une produc-
tion de mon âme ; au lieu que ceux qui m’approchent, fort ignorants d’abord pour
la plupart, font, si le dieu les assiste, à mesure qu’ils me fréquentent, des progrès
merveilleux qui les étonnent ainsi que les autres. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’ils
n’ont jamais rien appris de moi ; mais ils trouvent d’eux-mêmes et en eux-mêmes
toutes sortes de belles choses dont ils se mettent en possession ; et le dieu et moi,
nous n’avons fait auprès d’eux qu’un service de sage-femme». Platon, Théetète.

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Les sophistes nous est surtout connue grâce à Platon qui fut son élève et devint lui-même un des
plus grands philosophes de l'histoire. Platon écrivit plusieurs Dialogues ou conver-
Petit à petit, une démocratie avec des assemblées du peuple et des juges po- sations philosophiques en se servant de Socrate comme porte-parole.
pulaires vit le jour. Une condition sine qua non pour l'établissement de la démocra- Le secret de l'efficacité chez Socrate réside en ce qu'il ne cherchait pas à en-
tie était que le peuple fût assez éclairé pour pouvoir participer au processus démo- seigner aux gens. Il donnait au contraire l'impression qu'il voulait apprendre de la
cratique. Qu'une jeune démocratie exige une certaine éducation du peuple, nous personne avec qui il s'entretenait. Il ne faisait pas un cours comme un vulgaire pro-
l'avons bien vu de nos jours. Chez les Athéniens, il était essentiel de maîtriser l'art fesseur. Au contraire, il discutait. Certes, il n'aurait jamais été un philosophe célè-
du discours (la rhétorique). Très vite une vague de professeurs et philosophes itiné- bre s'il s'était uniquement contenté d'écouter les autres. Mais il n'aurait pas été con-
rants, originaires des colonies grecques, déferla sur Athènes. Ils s'étaient donné le damné à mort non plus. En réalité, il posait surtout des questions au début. De
nom de sophistes. Le terme « sophiste » signifie une personne cultivée et compé- cette façon, il faisait semblant de ne rien savoir. Puis, au cours de la conversation, il
tente. À Athènes, enseigner aux citoyens devint rapidement le gagne-pain des so- s'arrangeait pour que l'autre découvre petit à petit les failles de son raisonnement.
phistes. À la fin, son interlocuteur se retrouvait tellement coincé qu'il était obligé de distin-
Les sophistes aimaient parcourir le monde et comparer ainsi divers types guer le vrai du faux. On raconte que la mère de Socrate était sage-femme et qu'il
de gouvernement. Ils constatèrent d'énormes différences dans les mœurs, les coutu- comparait sa pratique philosophique à la maïeutique (l'art de faire accoucher). En
mes et les lois des cités. À partir de ces observations, les sophistes lancèrent le dé- effet, ce n'est pas la sage-femme qui « met au monde » l'enfant. Elle est seulement
bat sur ce qui, d'une part, était déterminé par la nature et ce qui, d'autre part, était là pour apporter son aide lors de la naissance. De même, la tâche de Socrate consis-
créé par la société. Ils jetèrent ainsi les bases d'une critique de la société dans la dé- tait à « faire accoucher » les esprits de pensées justes. La vraie connaissance ne
mocratie athénienne. [...] « L'homme est la mesure de toute chose », dit le sophiste peut venir que de l'intérieur de chacun. Personne ne peut vous l'assener. La vraie
Protagoras (environ 485-410 avant Jésus-Christ). Il entendait par là que le vrai et connaissance vient de l'intérieur. Je tiens à préciser : mettre un enfant au monde
le faux, tout comme le bien et le mal, doivent être jugés en fonction des besoins de est quelque chose de naturel. De la même manière, tous les hommes peuvent accé-
l'être humain. [...] Comme tu vois, les sophistes provoquaient des débats animés au der aux vérités philosophiques, s'ils consentent à se servir de leur raison. Quand un
sein de la population athénienne en indiquant qu'il n'y avait pas de normes propre- homme se met à raisonner, il puise en lui-même les réponses. En faisant celui qui
ment dites pour le vrai et le faux. Socrate, lui, tenta au contraire de montrer que ne sait rien, Socrate obligeait précisé- ment les gens à réfléchir. Socrate savait faire
certaines normes sont pourtant absolues et valables pour tous. l'ignorant ou du SOCRATE 85 moins passer pour plus bête qu'il n'était et c'est ce
qu'on appelle « l'ironie de Socrate ». Il restait ainsi en mesure de déceler les faibles-
Socrate ou le dialogue ses dans les raisonnements des Athéniens. Une telle scène se produisait souvent au
beau milieu du marché, c'est-à-dire en public. Rencontrer Socrate, c'était courir le
Socrate (470-399 avant Jésus-Christ) est sans doute le personnage le plus risque d'être tourné en ridicule et devenir la risée de la foule.
énigmatique de toute l'histoire de la philosophie. Il n'écrivit pas une seule ligne. Et Il affirmait entendre en permanence une « voix divine » en son for inté-
pourtant il fait partie de ceux qui ont eu le plus d'influence sur la pensée euro- rieur. Socrate protesta par exemple quand on lui demanda de participer à la con-
péenne. Sa mort, qui survint dans des conditions dramatiques, y a aussi largement damnation à mort de concitoyens. De même, il refusa de divulguer les noms d'oppo-
contribué. Nous savons qu'il était né à Athènes et qu'il passa le plus clair de son sants politiques. Cela finit par lui coûter la vie. En 399, il fut accusé d'« introduire
temps à s'entretenir avec les gens qu'il rencontrait dans la rue ou sur la place du de nouveaux dieux » et de « corrompre la jeunesse ». À une très faible majorité, il
marché. « Les arbres à la campagne ne peuvent rien m'apprendre », avait-il cou- fut reconnu coupable par un jury de 500 membres. Il aurait pu demander sa grâce.
tume de dire. Il avait aussi la faculté de rester plusieurs heures plongé dans ses pen- Il aurait au moins pu sauver sa peau s'il avait accepté de quitter Athènes. Mais s'il
sées. [...]Il était laid comme un pou, on sait au moins ça. Petit et gros, avec des l'avait fait, il n'aurait pas été Socrate. Il plaçait sa conscience et la vérité plus haut
yeux globuleux et un nez retroussé. Mais intérieurement, on disait de lui qu'il était que sa propre vie, voilà tout. Il affirmait n'agir que pour le bien social. Et il fut con-
« merveilleux ». Ou encore : « On aura beau chercher dans le passé ou le futur, ja- damné à mort. Il vida peu après une coupe de poison en présence de ses plus pro-
mais on ne trouvera quelqu'un comme lui. » Cela ne l'empêcha pas néanmoins ches amis. Il tomba à terre et mourut. Jostein Gaarder, Le monde de Sophie (1991).
d'être condamné à mort à cause de son activité philosophique. La vie de Socrate
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Cela est inévitable.
S ECTION 2

Platon
Supposons maintenant qu’on les délivre de leurs chaînes et qu’on les guérisse de leur er-
reur : vois ce qui résulterait naturellement de la situation nouvelle où nous allons les pla-
cer. Qu’on détache un de ces captifs ; qu’on le force sur-le-champ de se lever, de tourner la
tète, de marcher et de regarder du côté de la lumière : il ne pourra faire tout cela sans souf-
Séance 3
frir, et l’éblouissement l’empêchera de discerner les objets dont il voyait auparavant les
ombres. Je te demande ce qu’il pourra dire, si quelqu’un vient lui déclarer que jusqu’alors
«Socrate: Imagine un antre souterrain, très ouvert dans toute sa profondeur du côté de la
il n’a vu que des fantômes ; qu’à présent, plus près de la réalité et tourné vers des objets
lumière du jour ; et dans cet antre des hommes retenus, depuis leur enfance, par des chaî-
plus réels, il voit plus juste ; si enfin, lui montrant chaque objet à mesure qu’il passe, on
nes qui leur assujettissent tellement les jambes et le cou, qu’ils ne peuvent ni changer de
l’oblige, à force de questions, à dire ce que c’est ; ne penses-tu pas qu’il sera fort embarras-
place ni tourner la tête, et ne voient que ce qu’ils ont en face. La lumière leur vient d’un feu
sé, et que ce qu’il voyait auparavant lui paraîtra plus vrai que ce qu’on lui montre ?
allumé à une certaine distance en haut derrière eux. Entre ce feu et les captifs s’élève un
chemin, le long duquel imagine un petit mur semblable à ces cloisons que les charlatans
Sans doute.
mettent entre eux et les spectateurs, et au-dessus desquelles apparaissent les merveilles
qu’ils montrent.
Et si on le contraint de regarder le feu, sa vue n’en sera-t-elle pas blessée ? N’en détourne-
ra-t-il pas les regards pour les porter sur ces ombres qu’il considère sans effort ? Ne juge-
Glaucon: Je vois cela.
ra-t-il pas que ces ombres sont réellement plus visibles que les objets qu’on lui montre ?
Figure-toi encore qu’il passe le long de ce mur, des hommes portant des objets de toute
Assurément.
sorte qui paraissent ainsi au-dessus du mur, des figures d’hommes et d’animaux en bois ou
en pierre, et de mille formes différentes ; et naturellement parmi ceux qui passent, les uns
Si maintenant on l’arrache de sa caverne malgré lui, et qu’on le traîne, par le sentier rude
se parlent entre eux, d’autres ne disent rien.
et escarpé, jusqu’à la clarté du soleil, cette violence n’excitera-t-elle pas ses plaintes et sa
colère ? Et lorsqu’il sera parvenu au grand jour, accablé de sa splendeur, pourra-t-il distin-
Voilà un étrange tableau et d’étranges prisonniers.
guer aucun des objets que nous appelons des êtres réels ?
Voilà pourtant ce que nous sommes. Et d’abord, crois-tu que dans cette situation ils ver-
Il ne le pourra pas d’abord.
ront autre chose d’eux-mêmes et de ceux qui sont à leurs côtés, que les ombres qui vont se
retracer, à la lueur du feu, sur le côté de la caverne exposé à leurs regards?
Ce n’est que peu à peu que ses yeux pourront s’accoutumer à cette région supérieure. Ce
qu’il discernera plus facilement, ce sera d’abord les ombres, puis les images des hommes et
Non, puisqu’ils sont forcés de rester toute leur vie la tête immobile.
des autres objets qui se peignent sur la surface des eaux, ensuite les objets eux-mêmes. De
là il portera ses regards vers le ciel, dont il soutiendra plus facilement la vue, quand il con-
Et les objets qui passent derrière eux, de même aussi n’en verront-ils pas seulement l’om-
templera pendant la nuit la lune et les étoiles, qu’il ne pourrait le faire, pendant que le so-
bre?
leil éclaire l’horizon.
Sans contredit.
Je le crois.
Or, s’ils pouvaient converser ensemble, ne crois-tu pas qu’ils s’aviseraient de désigner
A la fin il pourra, je pense, non-seulement voir le soleil dans les eaux et partout où son
comme les choses mêmes les ombres qu’ils voient passer ?
image se réfléchit, mais le contempler en lui-même à sa véritable place.
Nécessairement.
Se rappelant, alors sa première demeure et ce qu’on y appelait sagesse et ses compagnons
de captivité, ne se trouvera-t-il pas heureux de son changement et ne plaindra-t-il pas les
Et, si la prison avait un écho, toutes les fois qu’un des passants viendrait à parler, ne s’ima-
autres ?
gineraient-ils pas entendre parler l’ombre même qui passe sous leurs yeux ?

Tout-à-fait».
Oui.

Enfin, ces captifs n’attribueront absolument de réalité qu’aux ombres.


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Séance 4.

«Une question qui me revient souvent comme en rêve: devons-nous dire que le
beau et le bon existent par eux-mêmes, et toutes les choses de cette sorte ? Je ne
demande pas si un beau visage ou tout autre objet beau, car tout cela est dans un
flux perpétuel, mais si le beau lui-même ne subsiste pas toujours tel qu’il est ?

Il le faut bien.

S’il passait incessamment, serait-il possible de dire qu’il existe, et tel qu’il est ? Tan-
dis que nous parlons, ne serait-il pas déjà autre, et n’aurait-il pas perdu sa pre-
mière forme ?

Nécessairement». Cratile

«Prends bien garde à ce qui va suivre et vois si tu peux en tomber d’accord avec
moi. Il me semble que s’il y a quelque chose de beau en ce monde, outre le beau en
soi, tout ce qui est beau ne peut l’être que parce qu’il participe au beau absolu, et
ainsi de tout le reste. M’accordes-tu cet ordre de causes ?» Phedon.

«L’antre souterrain, c’est ce monde visible : le feu qui l’éclaire, c’est la lumière
du soleil : ce captif qui monte à la région supérieure et la contemple, c’est l’âme qui
s’élève dans l’espace intelligible. Aux dernières limites du monde intelligible, est
l’idée du bien qu’on aperçoit avec peine, mais qu’on ne peut apercevoir sans con-
clure qu’elle est la cause de tout ce qu’il y a de beau et de bon. Platon, République,
LVII».

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Séance 5.

«Aux dernières limites du monde intelligible, est l’idée du bien qu’on aperçoit avec
peine, mais qu’on ne peut apercevoir sans conclure qu’elle est la cause de tout ce
qu’il y a de beau et de bon; [...] dans le monde invisible, c’est elle qui produit direc-
tement la vérité et l’intelligence ; qu’il faut enfin avoir les yeux sur cette idée pour
se conduire avec sagesse dans la vie privée ou publique». République, VII.

«Nous vous avons formés dans l’intérêt de l’État comme dans le vôtre, pour être ce
que sont dans les ruches les mères abeilles et les reines : dans ce dessein, nous vous
avons donné une éducation plus parfaite qui vous rendît plus capables que tous les
autres hommes d’allier l’étude de la sagesse au maniement des affaires. Consentez
donc à descendre chacun autant qu’il est nécessaire dans la demeure commune  ;
accoutumez vos yeux aux ténèbres qui y règnent ; lorsque vous vous serez familiari-
sés avec elles, vous y verrez mille fois mieux que les habitants de ce séjour ; vous
discernerez beaucoup mieux les fantômes du beau, du juste et du bien, parce que
vous avez vu ailleurs le beau, le juste et le bien lui-même. Ainsi, pour vous comme
pour nous, le gouvernement sera une affaire sérieuse et de gens éveillés, et non pas
un rêve, comme dans la plupart des autres États, où les chefs se battent pour des
ombres vaines et se disputent avec acharnement l’autorité, comme si c’était un
grand bien. Voici là-dessus quelle est la vérité : le bon gouvernement et la concorde
se rencontrent nécessairement dans l’État où ceux qui doivent commander ne mon-
trent aucun empressement pour leur élévation  ; le contraire arrive dans les États
dont les chefs sont ambitieux». Op. cit., VII.

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Séance 6.

«Aux dernières limites du monde intelligible, est l’idée du bien qu’on aperçoit avec peine,
mais qu’on ne peut apercevoir sans conclure qu’elle est la cause de tout ce qu’il y a de beau
et de bon; [...] dans le monde invisible, c’est elle qui produit directement la vérité et l’intel-
ligence ; qu’il faut enfin avoir les yeux sur cette idée pour se conduire avec sagesse dans la
vie privée ou publique». Op. Cit., VII

«Les choses saines engendrent la santé ; les choses malsaines la maladie. De même
les actions justes engendrent la justice, et les actions injustes, l’injustice.

Sans contredit.

Engendrer la santé, c’est établir entre les divers éléments de la constitution hu-
maine l’accord naturel qui les soumet les uns aux autres  ; engendrer la maladie,
c’est faire qu’un de ces éléments en domine un autre ou soit dominé par lui contre
les lois de la nature.

Oui.

Par la même raison, engendrer la justice, c’est établir entre les parties de l'âme la
subordination qu’y a mise la nature : engendrer l’injustice, c’est donner à une par-
tie sur une autre un empire qui ne lui est pas naturel.

Fort bien.

La vertu est donc, à ce qu’il semble, comme la santé, la beauté, la bonne disposition
de l'âme ; le vice au contraire en est la maladie, la laideur, la faiblesse». Op. cit., IV.

«Mes amis, une chose qu’il est juste de penser, c’est que si l’âme est immortelle, il
faut en avoir soin, non-seulement pour ce temps que nous appelons le temps de la
vie, mais encore pour le temps qui la suit ; et peut-être trouvera-t-on que le danger
auquel on s’expose en la négligeant, est très grave. Car si la mort était la cessation
absolue de toute existence, ce serait un grand gain pour les méchants après leur
mort d’être délivrés à-la-fois de leur corps, de leur âme et de leurs vices, mais puis-
que l’âme est immortelle, elle n’a d’autre moyen de prévenir les maux qui l’atten-
dent, et il n’y a d’autre salut pour elle, que de devenir éclairée et vertueuse». Phé-
don.

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Platon et la cité idéal peu fiables. Mais nous avons aussi une âme immortelle qui est le siège de la raison.
C'est précisément parce que l'âme n'est pas matérielle qu'elle peut voir le monde
On peut simplifier en disant que les sophistes pensaient que les notions de bien et des idées.
de mal étaient relatives et pouvaient changer selon les époques. La question du
bien et du mal n'avait donc rien d'absolu. C'est justement cette conception que So- Ce que Platon illustre avec l'Allégorie de la caverne est le chemin du philosophe qui
crate ne pouvait accepter. Il était convaincu qu'il existait quelques règles éternelles va des représentations incertaines aux vraies idées qui se cachent derrière les phé-
et intemporelles concernant le bien et le mal. En utilisant notre raison, il nous est nomènes naturels. Il pense sans aucun doute à Socrate que les « habitants de la ca-
possible à nous autres hommes d'atteindre ces normes immuables, car la raison a verne » mirent à mort parce qu'il dérangeait leurs représentations habituelles et
précisément un caractère éternel et immuable. Tu me suis, Sophie? Arrive donc leur montrait le chemin d'une vraie vision intérieure. L'Allégorie de la caverne de-
Platon. Il s'intéresse à ce qui est éternel et immuable à la fois dans la nature, la mo- vient une métaphore du courage du philosophe et de sa responsabilité vis-à- vis
rale et la vie sociale. Platon met tout cela dans le même sac. Il essaie d'appréhender des autres hommes sur le plan pédagogique. Platon veut démontrer que le con-
une « réalité » propre qui serait éternelle et Immuable. traste entre l'obscurité de la caverne et la nature à l'extérieur est le même qui existe
entre le monde sensible et le monde des idées. Cela ne veut pas dire que la nature
Selon lui, tout ce qui est tangible dans la nature est susceptible de se transformer, est sombre et triste, mais qu'elle l'est comparée à la clarté du monde des idées.
soumis à l'épreuve du temps, et destiné à se dégrader et disparaître. Mais tout est
fait d'après un « moule » intemporel qui est lui éternel et immuable... You see ? L'Allégorie de la caverne de Platon se trouve dans le dialogue intitulé la Républi-
Bon, enfin... Pourquoi tous les chevaux sont-ils identiques, Sophie ? Tu penses que. Platon y brosse le portrait d'un « Etat idéal », c'est-à-dire d'un État modèle ou
peut-être que ce n'est pas le cas. Mais il existe bien quelque chose que tous les che- « utopique ». Disons pour résumer que Platon prône une république gouvernée par
vaux ont en commun qui fait que nous pouvons les reconnaître de manière infailli- des philosophes et, pour argumenter, il se réfère au corps humain. Il considère que
ble. Même si tout cheval est pris individuellement dans un processus évolutif qui le le corps de l'homme se divise en trois parties : la tête, le tronc et le bas du corps. À
conduira à la mort, il n'en demeure pas moins que le « moule du cheval » restera, chacune de ces parties correspond également une qualité de l'âme. La tête est le
lui, éternel et immuable. Ce qui est éternel et immuable n'est donc pas pour Platon siège de la raison, le tronc celui de la volonté et le bas du corps celui des envies ou
quelque « matière élémentaire » physique, mais des principes de caractère spiri- du désir. À chacune de ces trois qualités de l'âme correspond en outre un idéal ou
tuel, donc abstraits. Conclusion : Platon soutenait qu'il existait une autre réalité une vertu. La raison doit se donner pour but la sagesse, la volonté doit faire preuve
derrière le monde des sens. Cette réalité, il l'a appelée le monde des idées. C'est ici de courage et il faut brider le désir pour que l'homme fasse preuve de mesure. Il n'y
que se trouvent les « modèles » éternels et immuables qui sont à l'origine des diffé- a que lorsque les trois parties de l'homme fonctionnent pour former un tout que
rents phénomènes présents dans la nature. Cette conception très originale consti- nous avons affaire à un homme harmonieux, « bien conçu ». Les enfants doivent
tue la théorie des idées. d'abord apprendre à l'école à contenir leurs désirs, puis à développer leur courage.
À la fin, la raison doit les aider à parvenir à la sagesse.
Nous avons vu comment Platon divisait la réalité en deux parties. La première est
constituée par le monde des sens dont nous acquérons une connaissance approxi- Platon conçoit à partir de là un État construit à l'image de l'être humain en gardant
mative et imparfaite en nous servant de nos cinq sens, par nature approximatifs et le schéma des trois parties. Tout comme le corps a la tête, le cœur et le ventre,
imparfaits. Ce monde des sens est sous le signe du changement et rien n'y est per- l'État a des gardiens, des guerriers (ou des soldats) et des travailleurs (comme les
manent ; rien effectivement n'y existe une fois pour toutes, il y a seulement des cho- paysans par exemple). [...] De même qu'une personne qui fonctionne bien dans son
ses qui naissent et disparaissent. La deuxième est constituée par le monde des corps comme dans sa tête fait preuve d'équilibre et de mesure, une cité juste se re-
idées qui nous permet grâce à l'usage de notre raison d'accéder à la vraie connais- connaît à ce que chacun est à sa place pour former un tout. Comme dans toute la
sance. Ce monde des idées est inaccessible aux sens. En revanche, les idées — ou philosophie de Platon, sa philosophie de l'État est sous le signe du rationalisme.
les modèles — sont éternelles et immuables. D'après Platon, l'homme est aussi com- L'essentiel pour une bonne cité est d'être gouvernée par la raison. Tout comme la
posé de deux parties : nous avons un corps soumis au changement qui est indisso- tête commande au corps, c'est aux philosophes de gouverner la société. Jostein
ciablement lié au monde des sens et connaît le même destin que toute chose ici-bas Gaarder, Le monde de Sophie (1991).
(une bulle de savon, par exemple). Tous nos sens sont liés au corps et sont donc
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S ECTION 3

Aristote
Séance 7

«Il semble impossible que l’essence soit séparée de la chose dont elle est l’essence :
si cela est, comment les idées qui sont les essences des choses, en seraient-elles sé-
parées  ? Dans le Phédon, il est dit que les causes de l’être et du devenir sont les
Idées. Pourtant, même en admettant l’existence des Idées, les êtres participants ne
peuvent pas être engendrés sans l’intervention d’un troisième être que soit la cause
motrice». Métaphysique, LI.

«L’essence d’une chose, l’essence qui fait que la chose est ce qu’elle est, et la chose
elle-même, sont-elles toujours identiques, ou sont-elles différentes ? C’est une ques-
tion que nous avons à examiner, et qui nous sera de quelque utilité dans notre
étude de la substance. Il ne semble pas qu’une chose puisse jamais différer de sa
substance propre, et l’essence qui fait que chaque chose est ce qu’elle est, s’appelle
sa substance». Op. cit., LVII

«La définition est évidemment l’explication de l’essence indiquant que la chose est
ce qu’elle est ; et l’essence ainsi comprise appartient aux substances». ib, LVII

«De toutes ces considérations, on peut conclure que la chose réelle et l’essence de
la chose forment une unité et une identité qui n’a rien d’accidentel ; et que savoir
une chose quelconque, c’est savoir ce qu’est son essence. L’exposition que nous ve-
nons de faire prouve bien que l’une et l’autre ne sont absolument qu’une même
chose». ib, VII

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Séance 8

«Jamais les actions qui ont une limite ne sont elles-mêmes un but ; elles sont seule-
ment des moyens pour arriver au but poursuivi. Par exemple, quand on cherche à
se faire maigrir, c’est la maigreur qui est le but. Mais, si les choses qui font maigrir
sont bien alors dans une sorte de mouvement, elles ne sont pas cependant la fin
que le mouvement doit atteindre  ; cette tendance à la maigreur n’est pas une ac-
tion  ; ou du moins, ce n’est pas une action complète, parce que cette action n’est
pas le but.

Le but véritable, c’est l’action où est implicitement comprise la fin qu’on se pro-
pose. L’action est complète, par exemple, quand on dit : « Il voit, ou il a vu » ; elle
l’est aussi quand on dit : « Il réfléchit, il pense, il a pensé. » Elle ne l’est pas quand
on dit : « Il apprend, ou il a appris, » pas plus qu’elle ne l’est quand on dit : « Il se
guérit, ou il s’est guéri ; il est heureux, ou il a été heureux ; il est bien, ou il a été
bien. »

Tout mouvement est incomplet, comme le sont l’amaigrissement, l’étude, la mar-


che, la construction. Ce sont là néanmoins autant de mouvements ; mais ces mou-
vements sont incomplets  ; car ce n’est pas dans un seul et même moment qu’on
marche et qu’on a marché, qu’on bâtit et qu’on a bâti, qu’on devient quelque chose
et qu’on est devenu [...] Au contraire, c’est la même chose qu’on peut tout à la fois
voir et avoir vue, qu’on pense et qu’on a pensée. Ici, c’est ce que j’appelle un acte ;
et là, ce que j’appelle un mouvement.

D’après tout ce que nous venons de dire, et ce qu’on pourrait encore y ajouter, on
doit se rendre assez bien compte de ce que c’est que d’être en acte, d’être actuelle-
ment.» Op.cit. LIX, 6, 1046 b.

11
Séance 9

«Puisque les fins sont manifestement multiples, et nous choisissons certaines d’en-
tre elles (par exemple la richesse, les flûtes et en général les instruments) en vue
d’autres choses, il est clair que ce ne sont pas là des fins parfaites, alors que le Bien
Suprême est, de toute évidence, quelque chose de parfait. Il en résulte que s’il y a
une seule chose qui soit une fin parfaite, elle sera le bien que nous cherchons, et s’il
y en a plusieurs, ce sera la plus parfaite d’entre elles. Or, ce qui est digne d’être
poursuivi par soi, nous le nommons plus parfait que ce qui est poursuivi pour une
autre chose ; et ce qui n’est jamais désirable en vue d’une autre chose, nous le décla-
rons plus parfait que les choses qui sont désirables à la fois par elles-mêmes et
pour cette autre chose ; enfin, nous appelons parfait − au sens absolu − ce qui est
toujours désirable en soi-même et ne l’est jamais en vue d’une autre chose.

Or, le bonheur semble être au suprême degré une fin de ce genre, car nous le choi-
sissons toujours pour lui-même et jamais en vue d’une autre chose ; au contraire,
l’honneur, le plaisir, l’intelligence ou toute vertu quelconque, sont des biens que
nous choisissons sûrement pour eux-mêmes (puisque, même si aucun avantage
n’en découlait pour nous, nous les choisirions encore), mais nous les choisissons
aussi en vue du bonheur, car c’est par leur intermédiaire que nous pensons devenir
heureux. Par contre, le bonheur n’est jamais choisi en vue de ces biens, ni d’une
manière générale en vue d’autre chose que lui-même.» Éthique à Nicomaque, LI.

12
Séance 10

L’homme qui exerce son intellect et le cultive semble être à la fois dans la plus par-
faite disposition et le plus cher aux dieux. Si, en effet, les dieux prennent quelque
souci des affaires humaines, ainsi qu’on l’admet d’ordinaire, il sera également rai-
sonnable de penser, d’une part qu’ils mettent leur complaisance dans la partie de
l’homme qui est la plus parfaite et qui présente le plus d’affinité avec eux (ce ne sau-
rait être que l’intellect), et, d’autre part, qu’ils récompensent généreusement les
hommes qui chérissent et honorent le mieux cette partie, voyant que ces hommes
ont le souci des choses qui leur sont chères à eux-mêmes, et se conduisent avec
droiture et noblesse. Or, que tous ces caractères soient au plus haut degré l’apa-
nage du sage, cela n’est pas douteux. Il est donc l’homme le plus chéri des dieux. Et
ce même homme est vraisemblablement aussi le plus heureux de tous. Par consé-
quent, de cette façon encore, le sage sera heureux au plus haut point. Op. cit., LVIII

Mais le sage aura aussi besoin de la prospérité extérieure, puisqu’il est un homme :
car la nature humaine ne se suffit pas pleinement à elle-même pour l’exercice de la
contemplation mais il faut aussi que le corps soit en bonne santé, qu’il reçoive de la
nourriture et tous autres soins. Cependant, s’il n’est pas possible sans l’aide des
biens extérieurs d’être parfaitement heureux, on ne doit pas s’imaginer pour autant
que l’homme aura besoin de choses nombreuses et importantes pour être heureux :
ce n’est pas, en effet, dans un excès d’abondance que résident la pleine suffisance
et l’action, et on peut, sans posséder l’empire de la terre et de la mer, accomplir de
nobles actions, car même avec des moyens médiocres on sera capable d’agir selon
la vertu. Op. Cit., IX.

La vertu est une disposition à agir d’une façon délibérée consistant en un juste mi-
lieu relative à nous, laquelle est rationnellement déterminée et comme la détermi-
nerait l’homme prudent. Mais c’est un juste milieu entre deux vices, l’un par excès
et l’autre par défaut. Op. cit. LII

La nature pousse donc instinctivement tous les hommes à l’association politique.


Le premier qui l’institua rendit un immense service  ; car, si l’homme, parvenu à
toute sa perfection, est le premier des animaux, il en est bien aussi le dernier
quand il vit sans lois et sans justice. Politique.

13
Aristote et la nature d'eau se refroidit, et la « cause formelle » est que la « forme » ou la nature de l'eau
est de tomber (patatras!) sur la terre. Si tu n'avais rien dit de plus, Aristote, lui, au-
Aristote trouva que Platon avait posé le problème à l'envers. Il reconnaissait avec rait ajouté qu'il pleut parce que les plantes et les animaux ont besoin de l'eau de
son maître que le cheval pris séparément « flottait » et qu'aucun cheval ne vivait pluie pour croître et grandir. C'est ce qu'il appelait la « finalité ». Comme tu vois,
éternellement. Il reconnaissait aussi que la forme du cheval est éternelle et immua- Aristote donna d'un seul coup aux gouttes d'eau une finalité dans la vie, un « des-
ble. Mais l'idée du cheval est seulement un concept que nous autres hommes avons sein ».
créé après avoir vu un certain nombre de chevaux. L'idée ou la « forme » du cheval
n'existe pas en soi. La « forme » du cheval est constituée, selon Aristote, par les Revenons à l'homme, Sophie. La « forme » de l'homme est, selon Aristote, qu'il a à
qualités propres du cheval, ce qu'en d'autres termes nous appelons l'espèce cheval. la fois une « âme de plante » (âme végétative), une « âme d'animal » (âme sensi-
[...] Selon Aristote, rien ne peut exister dans la conscience qui n'ait d'abord été per- tive) et une « âme de raison » (âme intellective). Il s'interroge alors : comment
çu par nos sens. Platon, lui, aurait dit qu'il n'y a rien dans la nature qui n'ait l'homme devrait-il vivre? Que faut-il pour qu'un homme vive une vie épanouie ? Je
d'abord existé dans le monde des idées. Aristote trouvait que de cette façon Platon vais répondre en une seule phrase : l'homme ne sera heureux que s'il développe tou-
« doublait le nombre des choses ». Il expliquait le moindre cheval en recourant à tes les facultés qu'il possède en puissance. Il distinguait trois formes de bonheur :
l'idée du cheval. la première forme de bonheur est une vie dans le plaisir et les divertissements. La
deuxième forme de bonheur est de vivre en citoyen libre et responsable. La troi-
Comme je l'ai déjà dit, Aristote s'intéressait aux changements dans la nature. La « sième forme de bonheur est de vivre en savant et philosophe. Aristote souligne que
matière » porte toujours en elle la possibilité d'atteindre une certaine « forme ». ces trois conditions doivent être réunies pour que l'homme mène une vie heureuse.
Nous pouvons dire que la « matière » tend à rendre réelle une possibilité sous-ja- Il rejetait toute forme de parti pris. Mais s'il avait vécu aujourd'hui, il aurait sans
cente. Chaque changement s'explique selon Aristote comme un passage de la ma- doute critiqué celui qui ne cultive que son corps ou sa tête. Dans les deux cas, ce
tière du « possible » au « réel ». Avant d'en finir avec cette « forme » que toutes les sont des limites extrêmes qui sont chaque fois l'expression d'un mode de vie déré-
choses vivantes et inanimées possèdent et qui révèle ce que ces choses sont en puis- glé. Concernant les relations avec les autres hommes, Aristote indiqua la voie
sance, j'aimerais ajouter qu'Aristote avait une conception tout à fait étonnante des royale : nous ne devons être ni lâches ni cassecou, mais courageux. Faire preuve de
phénomènes de causalité dans la nature. Quand nous parlons aujourd'hui de « peu de courage est de la lâcheté et trop de courage, c'est de l'inutile témérité. De la
cause », nous cherchons à comprendre comment telle ou telle chose s'est produite. même façon, nous ne devons nous montrer ni avares ni dépensiers, mais généreux.
La vitre a été cassée parce que Peter a jeté un caillou contre elle, une chaussure est Là encore, ne pas être assez généreux, cela s'appelle l'avarice, et être trop généreux,
fabriquée parce que le bottier coud ensemble des morceaux de cuir. Mais Aristote c'est jeter l'argent par les fenêtres. C'est la même chose pour la nourriture. Il est
pensait qu'il y a plusieurs sortes de causes dans la nature. Il en distingue quatre en dangereux de ne pas manger assez et il est aussi dangereux de trop manger. L'éthi-
tout. Il est tout d'abord essentiel de comprendre ce qu'il entendait par « cause fi- que d'Aristote, comme celle de Platon, rappelle la médecine grecque : vivre dans
nale ». Quand il s'agit de la vitre cassée, il est légitime de demander pourquoi Peter l'équilibre et la modération est l'unique moyen pour un homme de connaître le bon-
a lancé un caillou contre elle. Nous voulons savoir quelle était son intention. Que le heur ou l'« harmonie ».
but ou le « dessein » entre aussi en jeu dans la fabrication de la chaussure, cela va
de soi. Mais Aristote appliquait aussi cette « intention » aux phénomènes naturels. Que l'homme ne doit jamais se cantonner à un seul aspect des choses, cela se re-
trouve dans la conception d'Aristote sur la société. L'homme est, dit-il, un « animal
Un exemple va nous éclairer sur ce dernier point : Pourquoi pleut-il, Sophie? Tu as politique ». Sans la société autour de nous, nous ne serions pas vraiment des hom-
certainement appris en classe qu'il pleut parce que la vapeur d'eau contenue dans mes. La famille et le village couvrent nos besoins de base pour vivre, tels que la
les nuages se refroidit et se condense en gouttes de pluie qui tombent sur la terre nourriture, la chaleur, le mariage et l'éducation des enfants. Quant à la plus haute
en vertu de la loi de la pesanteur. Aristote n'aurait rien trouvé à redire à cela. Mais forme de société, ce ne peut être que l'État. Jostein Gaarder, Le monde de Sophie
il aurait ajouté que trois causes seulement sont mises en lumière avec cette explica- (1991).
tion. La « cause matérielle » est que la vapeur d'eau réelle (les nuages) se trouvait
là précisément quand l'air se refroidit. La « cause efficiente » est que la vapeur

14
S ECTION 4

Épicure
Séance 11

«Les principes de toutes choses sont les atomes et le vide ; tout le reste n’a d’exis-
tence que dans l’opinion. Il y a une infinité de mondes sujets à production et à des-
truction. Rien ne vient du non-être ; rien ne se résout dans le non-être». Diogène
Laerce, Vie des Philosophes Illustres, Démocrite, livre IX.

«Quand on est jeune il ne faut pas remettre à philosopher, et quand on est vieux il
ne faut pas se lasser de philosopher. Car jamais il n’est trop tôt ou trop tard pour
travailler à la santé de l’âme. Or celui qui dit que l’heure de philosopher n’est pas
encore arrivée ou est passée pour lui, ressemble à un homme qui dirait que l’heure
d’être heureux n’est pas encore venue pour lui ou qu’elle n’est plus». Épicure, Let-
tre à Ménécée.

«Prends l’habitude de penser que la mort n’est rien pour nous. Car tout bien et tout
mal résident dans la sensation  : or la mort est privation de toute sensibilité. Par
conséquent, la connaissance de cette vérité que la mort n’est rien pour nous, nous
rend capables de jouir de cette vie mortelle, non pas en y ajoutant la perspective
d’une durée infinie, mais en nous enlevant le désir de l’immortalité». [...] Ainsi ce-
lui de tous les maux qui nous donne le plus d’horreur, la mort, n’est rien pour
nous, puisque, tant que nous existons nous-mêmes, la mort n’est pas, et que,
quand la mort existe, nous ne sommes plus». Op.cit.

Commence par te persuader qu’un dieu est un vivant immortel et bienheureux, te


conformant en cela à la notion commune qui en est tracée en nous [...] Les affirma-
tions de la foule sur les dieux ne sont pas des prénotions, mais bien des présomp-
tions fausses. Et ces présomptions fausses font que les dieux sont censés être pour
les méchants la source des plus grands maux comme, d’autre part, pour les bons la
source des plus grands biens». Op. cit.

15
Séance 12.

«Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres
vains, et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres natu-
rels seulement. Parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bon-
heur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même. Et en ef-
fet une théorie non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute aversion à
la santé du corps et à l’ataraxie de l’âme, puisque c’est là la perfection même de la
vie heureuse. Car nous faisons tout afin d’éviter la douleur physique et le trouble de
l’âme. Lorsqu’une fois nous y avons réussi, toute l’agitation de l’âme tombe, l’être
vivant n’ayant plus à s’acheminer vers quelque chose qui lui manque, ni à chercher
autre chose pour parfaire le bien-être de l’âme et celui du corps». Lettre à Méné-
cée.

«Précisément parce que le plaisir est le bien primitif et conforme à notre nature,
nous ne recherchons pas tout plaisir, et il y a des cas où nous passons par-dessus
beaucoup de plaisirs, savoir lorsqu’ils doivent avoir pour suite des peines qui les
surpassent ; et, d’autre part, il y a des douleurs que nous estimons valoir mieux que
des plaisirs, savoir lorsque, après avoir longtemps supporté les douleurs, il doit ré-
sulter de là pour nous un plaisir qui les surpasse. Tout plaisir, pris en lui-même et
dans sa nature propre, est donc un bien, et cependant tout plaisir n’est pas à recher-
cher ; pareillement, toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur ne doit pas
être évitée. Op. cit.

«Ce n’est pas une suite ininterrompue de jours passés à boire et à manger, ce n’est
pas la jouissance des jeunes garçons et des femmes, ce n’est pas la saveur des pois-
sons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n’est pas tout cela qui
engendre la vie heureuse, mais c’est le raisonnement vigilant, capable de trouver
en toute circonstance les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter, et
de rejeter les vaines opinions d’où provient le plus grand trouble des âmes. Or, le
principe de tout cela et par conséquent le plus grand des biens, c’est la prudence. Il
faut donc la mettre au-dessus de la philosophie même, puisqu’elle est faite pour
être la source de toutes les vertus». Op.cit.

16
Epicure et le jardin quand vient la mort, nous n'existons plus. » (Il est vrai que l'on n'a jamais entendu
parler de quelqu'un se plaignant d'être mort.)
Vers 300 avant Jésus-Christ, Épicure (341-270) fonda une école philosophique à
Athènes (les épicuriens). Il développa la morale de plaisir d'Aristippe tout en la Épicure donna lui-même un résumé de sa philosophie libératrice avec ce qu'il a ap-
combinant avec la théorie des atomes de Démocrite. On raconte que les épicuriens pelé les « quatre plantes médicinales » : Nous n 'avons rien à craindre des dieux; la
se retrouvaient dans un jardin. C'est pourquoi on les appelait les « philosophes du mort ne mérite pas qu'on s'en inquiète; le Bien est facile à atteindre; et le terrifiant
jardin ». La tradition rapporte qu'au-dessus de l'entrée du jardin était placée cette est facile à supporter. Dans le contexte grec, ce n'était pas une nouveauté que de
inscription : « Étranger, ici tu seras bien traité. Ici, le plaisir est le bien suprême. » comparer le devoir du philosophe avec l'art de la médecine. La pensée qui sous-
tend ce discours est que l'homme doit se munir d'une « pharmacie de voyage philo-
Épicure insistait sur le fait que la satisfaction d'un désir ne doit pas faire oublier les sophique » qui contienne ces quatre plantes miracles.
effets secondaires éventuels qui peuvent en résulter. Si tu as déjà eu une crise de
foie pour avoir trop mangé de chocolat, tu comprendras ce que je veux dire. Sinon, Les, les épicuriens manifestaient peu d'intérêt pour la politique et la vie sociale. «
je te donne l'exercice suivant : prends tes économies et va t'acheter du chocolat Vivons cachés ! », tel était le conseil d'Épicure. Nous pouvons hasarder une compa-
pour deux cents couronnes (dans l'hypothèse où tu aimes le chocolat). Il s'agit raison entre son « jardin » et les communautés de jeunes d'aujourd'hui qui parta-
maintenant de tout manger d'un seul coup. Une demi-heure environ après, tu ne gent le même appartement. De nombreuses personnes à notre époque ont cherché
manqueras pas d'éprouver ce que Épicure appelait les « effets secondaires ». à trouver un refuge, un havre de paix pour échapper à une société trop anonyme. À
la suite d'Épicure, beaucoup se sont cantonnés à la seule satisfaction de leurs désirs
Selon Épicure, la satisfaction d'un désir à court terme doit être mise dans la ba- avec pour devise : « Vis le moment présent ! » Le terme « épicurien » s'utilise de
lance avec la possibilité d'un plaisir plus durable ou plus intense à long terme. (Ima- nos jours pour qualifier de manière péjorative un « bon vivant ». Jostein Gaarder,
gine que lu décides de te priver de chocolat pendant toute une année afin d'écono- Le monde de Sophie (1991).
miser ton argent de poche et t'acheter un nouveau vélo ou passer des vacances à
l'étranger.) À la différence des animaux, l'homme a en effet la possibilité de plani-
fier sa vie. Il possède la faculté de « programmer » ses plaisirs. Du bon chocolat,
cela représente quelque chose, mais le vélo et le voyage en Angleterre aussi. *

Cela dit, Épicure insistait sur la différence qu'il peut exister entre le plaisir et la sa-
tisfaction des sens. Des valeurs comme l'amitié ou le plaisir esthétique existent el-
les aussi. Pour jouir pleinement de la vie, les vieux idéaux grecs de maîtrise de soi,
de modération et de calme intérieur sont déterminants. Il faut dompter le désir,
car la sérénité permet de mieux supporter aussi la souffrance.

Les hommes tourmentés par l'angoisse des dieux cherchaient souvent refuge dans
le jardin d'Épicure. À cet égard, la théorie des atomes de Démocrite constituait un
bon remède contre la religion et la superstition. Car pour avoir une vie heureuse, il
faut d'abord surmonter sa peur de la mort. Sur ce point précis, Épicure se servait
de la théorie de Démocrite sur les « atomes de l'âme ». Tu te souviens peut-être
qu'il n'y avait pas selon lui de vie après la mort, car tous les « atomes de l'âme »
s'éparpillaient de tous côtés à notre mort. « La mort ne nous concerne pas, affir-
mait Épicure tout simplement. Car tant que nous existons, la mort n'est pas là. Et

17
S ECTION 5

Stoïcisme
Séance 13

«Quant aux êtres intelligents auxquels la nature plus bienveillante a départi la rai-
son, pour eux vivre bien, vivre selon la raison, c’est encore vivre selon la nature ;
car la raison en eux est l’artiste chargé de diriger les penchants. C’est pour cela que
Zénon dit dans le traité de la Nature humaine qu’on doit se proposer pour fin de
vivre conformément à la nature, ce qui revient à dire d’après les lois de la vertu ;
car la vertu est le but où nous pousse la nature». Diogène laërce, Vies et doctrine
des philosophes de l’antiquité.

«Chrysippe dit aussi, dans le premier livre des Fins, qu’il n’y a pas de différence
entre vivre conformément à la vertu et vivre d’après l’expérience du gouvernement
de la nature ; car notre nature à nous est une partie de la nature universelle. La fin
de l’homme est donc de régler sa conduite sur la nature, c’est-à-dire sur sa nature
propre et sur la nature universelle  ; il doit s’abstenir de tout ce qu’interdit la loi
commune, qui n’est autre chose que la droite raison répandue dans tout l’univers».

«La vertu, disent encore les stoïciens, est une disposition constante et toujours har-
monique  ; on doit la rechercher pour elle-même, sans y être déterminé par la
crainte, par l’espérance ou par quelque motif extérieur. En elle est le bonheur, car
c’est elle qui produit dans l’âme l’harmonie d’une vie toujours d’accord avec elle-
même».

18
Séance 14

«La tristesse est une contraction irrationnelle de l’âme  ; elle comprend plusieurs
autres passions plus particulières  : la pitié, l’envie, la rivalité, la jalousie, l’afflic-
tion, l’angoisse, l’inquiétude, la douleur et l’abattement. La pitié est la tristesse
qu’on éprouve à la vue d’un malheur qu’on ne croit pas mérité  ; l’envie une tris-
tesse qu’inspire le bonheur d’autrui  ; la rivalité est la tristesse qu’on éprouve de
voir un autre en possession de ce qu’on désire ; la jalousie, une tristesse qui naît de
ce que les avantages dont on jouit sont partagés par d’autres ; l’affliction, une tris-
tesse accablante  ; l’angoisse, une tristesse poignante, accompagnée d’embarras et
d’incertitudes ; l’inquiétude, une tristesse que la réflexion ne fait qu’entretenir ou
accroître ; la douleur, une tristesse accompagnée de souffrance ; l’abattement, une
tristesse aveugle, dévorante, qui empêche de faire attention aux objets présents.»

«Le désir est une tendance aveugle qui comprend le besoin, la haine, l’obstination,
la colère, l’amour, la rancune, l’emportement. Le besoin est un désir non satisfait,
séparé pour ainsi dire de son objet, aspirant à le saisir, et faisant pour cela de vains
efforts. La haine est le désir de nuire à quelqu’un, désir qui croît et se développe
incessamment ; l’obstination est le désir de faire prévaloir son opinion ; la colère
est le désir de châtier celui par lequel on se croit lésé injustement ; l’amour est un
sentiment que n’éprouve point un esprit élevé, car c’est le désir de se concilier l’af-
fection uniquement par le moyen de la beauté extérieure. La rancune est une colère
sourde, invétérée, et qui épie le moment».

«Le sage est sans passions, parce qu’il est impeccable ; mais cette impassibilité est
bien différente de celle du méchant, qui n’est que dureté et insensibilité. Le sage
n’est pas orgueilleux, parce qu’il est également indifférent à l’estime et au mépris».

19
Les cyniques droit naturel est fondé sur la raison intemporelle de l'homme et de l'univers, il ne
change pas en fonction du temps et du lieu. Ils prirent ainsi le parti de Socrate con-
On raconte que Socrate s'arrêta un jour devant une échoppe qui proposait différen- tre les sophistes. Le droit naturel est le même pour tous, même pour les esclaves.
tes marchandises. À la fin, il s'écria : « Que de choses dont je n'ai pas besoin! » Les stoïciens considéraient les livres de lois des différents États comme de pâles
Cette déclaration pourrait être le mot d'ordre des cyniques. Antisthène jeta les ba- copies du « droit » inhérent à la nature.
ses de cette philosophie à Athènes vers 400 avant Jésus-Christ. Il avait été l'élève
de Socrate et avait surtout retenu la leçon de frugalité de Socrate. Les cyniques met- De même que les stoïciens gommaient la différence entre l'individu et l'univers, ils
taient l'accent sur le fait que le bonheur n'est pas dans les choses extérieures rejetaient aussi toute idée de contradiction entre l'« esprit » et la « matière ». Il n'y
comme le luxe matériel, le pouvoir politique et la bonne santé. Le vrai bonheur est a qu'une nature et une seule, disaient-ils. On appelle une telle conception le « mo-
de savoir se rendre indépendant de ces conditions extérieures, accidentelles et in- nisme » (en opposition par exemple au « dualisme » de Platon, c'est-à-dire au ca-
stables. C'est justement parce que le véritable bonheur ne dépend pas de ce genre ractère double de la réalité).
de choses qu'il est à la portée de tous. Et une fois atteint, c'est pour toujours.
En dignes enfants de leur époque, les stoïciens étaient de vrais « cosmopolites ».
Le cynique le plus célèbre fut Diogène, qui fut un élève d'Antisthène. On raconte Ils étaient plus ouverts à la culture de leur temps que les « philosophes du tonneau
qu'il vivait dans un tonneau et ne possédait qu'un manteau, un bâton et un sac » (les cyniques). Ils soulignaient l'aspect communautaire de l'humanité, s'inté- res-
pour son pain. (Difficile dans ces conditions de l'empêcher d'être heureux!) Un saient à la politique et plusieurs d'entre eux y jouèrent un rôle important, comme
jour qu'il était assis devant son tonneau à profiter du soleil, il reçut la visite l'empereur romain Marc Aurèle (121- 180 après Jésus-Christ). Ils contribuèrent à
d'Alexandre le Grand. Celui-ci s'arrêta devant le sage et lui demanda s'il désirait étendre la culture et la philosophie grecques dans Rome, comme ce fut le cas de
quelque chose. Diogène répondit : « Je veux bien que tu fasses un pas de côté pour l'orateur, du philosophe et de l'homme politique Cicéron (106- 43 avant Jésus-
laisser le soleil briller sur moi. » Il démontra par là qu'il était à la fois plus riche et Christ). C'est lui qui créa le concept d'« humanisme », c'est-à-dire d'un mode de vie
plus heureux que le grand conquérant, puisqu'il avait tout ce qu'il désirait. qui place l'individu au centre. Le stoïcien Sénèque (4 avant Jésus-Christ-65 après
Jésus-Christ) déclara quelques années plus tard que « l'homme est quelque chose
Les cyniques pensaient que l'homme ne devait se préoccuper ni de sa propre santé, de sacré pour l'homme ». Cela est resté la devise de tout l'humanisme après lui.
ni de la souffrance, ni de la mort. Ils ne devaient pas non plus se laisser troubler en
prêtant attention aux souffrances d'autrui. De nos jours, les termes « cynique » et « Les stoïciens faisaient d'ailleurs remarquer que tous les phénomènes naturels —
cynisme » s'emploient pour exprimer le manque de compassion envers autrui. comme par exemple la maladie et la mort — suivent les lois indestructibles de la
nature. C'est pourquoi l'homme doit apprendre à se réconcilier avec son destin. Se-
Les stoïciens lon eux, rien n'arrive par hasard. Tout ce qui arrive est le fruit de la nécessité et
rien ne sert de se lamenter quand le destin vient frapper à la porte. Les heureuses
Les cyniques eurent une grande importance pour les stoïciens dont la philosophie circonstances de la vie, l'homme doit aussi les accueillir avec le plus grand calme.
vit le jour à Athènes vers 300 avant Jésus-Christ. Leur fondateur fut Zenon, qui
était originaire de Chypre, mais se joignit aux cyniques à Athènes après que son
navire eut fait naufrage. Il avait coutume de rassembler ses disciples sous un porti-
que. Le nom « stoïcien » vient du mot grec (portique). Le stoïcisme exerça par la *
suite une grande influence sur la culture romaine.

Comme Heraclite, les stoïciens pensaient que tous les hommes faisaient partie inté-
grante de la raison universelle ou du « logos ». Chaque individu est un monde en
miniature, un « microcosme » qui est le reflet du « macrocosme ». Cela permettait
d'établir un droit valable pour tous les hommes, le « droit naturel ». Parce que le

20
C HAPITRE 2

Foi et raison
dans la
philosophie
medievale.

Où l’on verra comment les penseurs Chré-


tiens du Moyen Âge essaient de concilier
la rationalité philosophique avec la foi en
la révélation.
S ECTION 1 dez-le comme vous l'entendez." Ils s'en allèrent donc et ils s'assurèrent du tombeau
en scellant la pierre, avec une garde.

Jésus Christ selon Saint Ma- Après le sabbat, à l'aube du premier jour de la semaine, Marie la Magdaléenne et
l'autre Marie allèrent voir le tombeau. Et voilà qu'il se fit un grand tremblement de

thieu. terre, car un ange du Seigneur, étant descendu du ciel, s'approcha, roula la pierre,
et s'assit dessus. Son aspect était (brillant) comme l'éclair, et son vêtement blanc
comme la neige. Dans l'effroi qu'ils en eurent, les gardes tremblèrent et devinrent
Séance 1. comme morts. Et prenant la parole, l'ange dit aux femmes: "Vous, ne craignez pas;
car je sais que vous cherchez Jésus le crucifié. Il n'est point ici, car il est ressuscité
«Depuis la sixième heure jusqu'à la neuvième, il se fit des ténèbres sur toute la comme il l'avait dit. Venez et voyez la place où il était; et hâtez-vous d'aller dire à
terre. Vers la neuvième heure, Jésus s'écria d'une voix forte: "Eli, Eli, lema sa- ses disciples:Il est ressuscité des morts, et voici qu'il vous précède en Galilée; c'est
bachtani?", c'est-à-dire "Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné." Quel- là que vous le verrez. Je vous ai dit." Elles sortirent vite du sépulcre avec crainte et
ques-uns de ceux qui étaient là, l'ayant entendu, disaient: "Il appelle Elie." Et aussi- grande joie, et elles coururent porter la nouvelle à ses disciples. Et voilà que Jésus
tôt l'un d'eux courut prendre une éponge qu'il imbiba de vinaigre, et, l'ayant mise se présenta devant elles et leur dit: "Salut!" Elles s'approchèrent, saisirent ses pieds
au bout d'un roseau, il lui présenta à boire.Mais les autres disaient:" Laisse! que et se prosternèrent devant lui. Alors Jésus leur dit: "Ne craignez point; allez annon-
nous voyions si Elie va venir le sauver." Jésus poussa de nouveau un grand cri et cer à mes frères qu'ils ont à partir pour la Galilée: c'est là qu'ils me verront." Pen-
rendit l'esprit. Et voilà que le voile du sanctuaire se fendit en deux, du haut en bas, dant qu'elles étaient en chemin, voilà que quelques-uns des gardes virent dans la
la terre trembla, les rochers se fendirent, les sépulcres s'ouvrirent et les corps de ville et annoncèrent aux grands prêtres tout ce qui était arrivé. Après s'être assem-
beaucoup de saints défunts ressuscitèrent. Et, sortis des sépulcres, après sa résur- blés avec les anciens et avoir pris une délibération, ils donnèrent une grosse
rection, ils entrèrent dans la ville sainte et apparurent à beaucoup. Le centurion et somme d'argent aux soldats, en leur disant: "Dites: Ses disciples sont venus de nuit
ceux qui, avec lui, gardaient Jésus, voyant le tremblement de terre et ce qui se pas- et l'ont dérobé pendant que nous dormions. Que si cela arrive aux oreilles du gou-
sait, furent saisis d'une grande frayeur et dirent: "Vraiment, c'était le Fils de Dieu." verneur, nous l'apaiserons et nous ferons que vous n'ayez pas d'ennuis." Eux pri-
rent l'argent et firent selon la leçon reçue. Et ce bruit s'est répandu parmi les Juifs
Il y avait là plusieurs femmes qui regardaient à distance; elles avaient suivi Jésus
jusqu'aujourd'hui. Les onze disciples s'en allèrent en Galilée, sur la montagne que
depuis la Galilée, pour le servir; parmi elles étaient Marie la Magdaléenne, Maire
Jésus leur avait désignée. En le voyant, ils se prosternèrent; mais il y en eut qui
mère de Jacques et de Joseph, et la mère des fils de Zébédée. Le soir venu, vint un
doutèrent. Et Jésus s'approchant leur parla ainsi: "Toutes puissance m'a été don-
homme riche d'Arimathie, nommé Joseph, qui lui aussi était devenu disciple de
née dans le ciel et sur la terre. Allez donc, enseignez toutes les nations, les bapti-
Jésus. Il alla trouver Pilate pour demander le corps de Jésus; Pilate alors ordonna
sant au nom du Père, du Fil et du Saint-Esprit, leur apprenant à observer tout ce
qu'on le lui remit. Joseph prit le corps, l'enveloppa d'un linceul blanc, et le déposa
que je vous ai commandé. Et moi, je suis avec vous toujours jusqu'à la fin du
dans son sépulcre neuf, qu'il avait fait tailler dans le roc; puis, ayant roulé une
monde". Evangile selon Saint Mathieu, Nouveau Testament (70-100).
grosse pierre à l'entrée du sépulcre, il s'en alla. Or Marie la Magdaléenne et l'autre
Marie étaient là, assises en face du tombeau. Le lendemain, qui était (le jour) après
la Préparation, les grands prêtres et les Pharisiens allèrent ensemble trouver Pilate
et dirent: " Seigneur, nous nous sommes rappelés que cet imposteur, lorsqu'il vi-
vait encore, a dit: "Dans trois jours je ressusciterai." Commandez donc que le tom-
beau soit bien gardé jusqu'au troisième jour, de peur que ses disciples ne viennent
le dérober et disent au peuple: "Il est ressuscité des morts." Cette dernière impos-
ture serait pire que la première." Pilate leur dit: " Vous avez une garde: allez, gar-

22
Jesus de Nazaret pas répondre, oh non! nous devons tendre l'autre joue. Et nous ne devons pas par-
donner sept fois, mais soixante-dix fois sept fois.
Quelques siècles avant Jésus-Christ, des prophètes déjà avaient déclaré que le «
Messie » annoncé serait le sauveur de toute l'humanité. Il allait non seulement déli- La vie de Jésus montre qu'il ne jugeait pas indigne de s'entretenir avec des prosti-
vrer les juifs du joug étranger, mais aussi sauver les hommes de leurs péchés et de tuées, des publicains corrompus et des hommes politiques ennemis du peuple. Il
leurs fautes et même vaincre la mort. L'espoir d'un tel « salut » pris dans ce sens alla même encore plus loin : il dit qu'un mauvais fils qui a gaspillé tout l'héritage
était largement répandu dans le monde hellénistique. paternel ou encore un publicain véreux qui a accepté des pots de vin est juste aux
yeux de Dieu, s'il se tourne vers lui et implore son pardon. Dieu dans sa grâce est
Alors Jésus est arrivé. Il n'avait pas été le seul à proclamer qu'il était le Messie tant généreux. Et il continue en disant que de tels « pécheurs » sont plus justes à ses
attendu. Lui aussi employa les termes de « fils de Dieu », « royaume de Dieu », « yeux et méritent donc davantage son pardon que les pharisiens irréprochables qui
Messie » et « salut ». Il se place dans la lignée des anciennes prophéties. Il fait son se pavanent dans leur bonne conscience.
entrée à Jérusalem et se laisse acclamer par la foule comme étant le Sauveur. Il
joue sur la manière dont les anciens rois montaient sur le trône en suivant tout un Jésus insista sur le fait qu'aucun homme ne pouvait s'attirer la grâce de Dieu. Nous
« cérémonial d'intronisation ». Le peuple, d'une certaine façon aussi, lui donne ne sommes pas en mesure de nous sauver nous-mêmes. (Ce que croyaient pourtant
l'onction. « Les temps sont venus, dit-il, le royaume des Cieux est proche. » beaucoup de Grecs!) Quand Jésus expose ses exigences morales dans le Sermon
sur la montagne, ce n'est pas uniquement pour faire connaître la volonté de Dieu.
Tout cela est à retenir. Mais écoute bien la suite : Jésus se démarqua des autres « C'est aussi pour montrer qu'aucun homme n'est juste aux yeux de Dieu. La bonté
messies » en montrant clairement qu'il n'était en aucune façon un agitateur mili- de Dieu est infinie, mais à condition que nous nous adressions à lui par la prière et
taire ou politique. Sa mission était d'une autre ampleur. Il annonçait le salut et le implorions son pardon.
pardon de Dieu à tous les hommes. Ainsi pouvait-il aller parmi les hommes et dire
à ceux qu'il rencontrait : « Tes péchés te sont pardonnés. » Accorder la « rémission En ce qui concerne la personne de Jésus et le but de son message, je laisse la parole
des péchés » de cette façon, ça, c'était vraiment révolutionnaire. Il y avait encore à ton professeur d'histoire des religions. Ce n'est pas une mince affaire. J'espère
pire : il s'adressait à Dieu en l'appelant « Père » (abba). qu'il réussira à te montrer quel être exceptionnel Jésus était. D'une manière gé-
niale, il a utilisé la langue de son époque et a donné à d'anciens mots un sens beau-
Dans les milieux juifs de cette époque, on n'avait jamais vu ça. Ce fut rapidement coup plus large et complètement différent. Ce n'est pas surprenant qu'il ait fini sur
une levée de boucliers autour de lui, surtout parmi les scribes. Soyons clair : beau- la croix. Son message de paix plutôt radical allait tellement à l'encontre des intérêts
coup de gens à l'époque de Jésus vivaient dans l'attente d'un Messie qui rétablirait et des enjeux de pouvoir de la classe dirigeante qu'il fallait se débarrasser de lui.
le « royaume de Dieu » par la force de la lance et de l'épée. L'expression même de « Jostein Gaarder, Le monde de Sophie (1991).
royaume de Dieu » est un leitmotiv dans la parole de Jésus, mais avec un sens bien
plus large. Jésus déclara que le « royaume de Dieu » est l'amour de son prochain,
la compassion envers les pauvres et les faibles ainsi que le pardon pour ceux qui se
sont écartés du droit chemin. *

Une vieille expression quasi politique prend ici un tout autre relief. Le peuple atten-
dait un meneur d'hommes qui allait proclamer le « royaume de Dieu », et voici que
Jésus arrive avec sa tunique, ses sandales, et affirme que le « royaume de Dieu »,
c'est une « nouvelle alliance », un « nouveau pacte » qui dit que « tu dois aimer ton
prochain comme toi-même » ! Il alla même encore plus loin, Sophie : nous devons
aimer, dit-il, nos ennemis. S'ils nous frappent sur la joue droite, nous ne devons

23
S ECTION 2

Saint Paul
Séance 5

«Comme Paul les attendait à Athènes, il sentait au dedans de lui son esprit s'irriter,
à la vue de cette ville pleine d'idoles. Il s'entretenait donc dans la synagogue avec
les Juifs et les hommes craignant Dieu, et sur la place publique chaque jour avec
ceux qu'il rencontrait. Quelques philosophes épicuriens et stoïciens se mirent à par-
ler avec lui. Et les uns disaient: Que veut dire ce discoureur? D'autres, l'entendant
annoncer Jésus et la résurrection, disaient: Il semble qu'il annonce des divinités
étrangères. Alors ils le prirent, et le menèrent à l'Aréopage, en disant: Pourrions-
nous savoir quelle est cette nouvelle doctrine que tu enseignes? Car tu nous fais en-
tendre des choses étranges. Nous voudrions donc savoir ce que cela peut être. Or,
tous les Athéniens et les étrangers demeurant à Athènes ne passaient leur temps
qu'à dire ou à écouter des nouvelles. Paul, debout au milieu de l'Aréopage, dit:
Hommes Athéniens, je vous trouve à tous égards extrêmement religieux. Car, en
parcourant votre ville et en considérant les objets de votre dévotion, j'ai même dé-
couvert un autel avec cette inscription: A un dieu inconnu! Ce que vous révérez
sans le connaître, c'est ce que je vous annonce. Le Dieu qui a fait le monde et tout
ce qui s'y trouve, étant le Seigneur du ciel et de la terre, n'habite point dans des tem-
ples faits de main d'homme; il n'est point servi par des mains humaines, comme
s'il avait besoin de quoi que ce soit, lui qui donne à tous la vie, la respiration, et tou-
tes choses. Il a fait que tous les hommes, sortis d'un seul sang, habitassent sur
toute la surface de la terre, ayant déterminé la durée des temps et les bornes de
leur demeure; il a voulu qu'ils cherchassent le Seigneur, et qu'ils s'efforçassent de
le trouver en tâtonnant, bien qu'il ne soit pas loin de chacun de nous, car en lui
nous avons la vie, le mouvement, et l'être. C'est ce qu'ont dit aussi quelques-uns de
vos poètes: De lui nous sommes la race... Ainsi donc, étant la race de Dieu, nous ne
devons pas croire que la divinité soit semblable à de l'or, à de l'argent, ou à de la
pierre, sculptés par l'art et l'industrie de l'homme. Dieu, sans tenir compte des
temps d'ignorance, annonce maintenant à tous les hommes, en tous lieux, qu'ils
aient à se repentir, parce qu'il a fixé un jour où il jugera le monde selon la justice,
par l'homme qu'il a désigné, ce dont il a donné à tous une preuve certaine en le res-
suscitant des morts.. Lorsqu'ils entendirent parler de résurrection des morts, les
uns se moquèrent, et les autres dirent: Nous t'entendrons là-dessus une autre fois.
Ainsi Paul se retira du milieu d'eux. Quelques-uns néanmoins s'attachèrent à lui et
crurent, Denys l'aréopagite, une femme nommée Damaris, et d'autres avec eux».
Actes des apôtres, Nouveau Testament (70-100).
24
Un évangéliste en Athènes déjà une petite idée du conflit qui va opposer la philosophie grecque et la concep-
tion du salut dans le christianisme.
Peu de temps après que Jésus fut crucifié et enterré, des rumeurs disant qu'il était
ressuscité commencèrent à circuler. Il manifestait ainsi qu'il n'était pas un homme Du haut de l'Aréopage, sous les colonnes majestueuses de l'Acropole, il leur adres-
comme les autres, mais réellement le « fils de Dieu ». Nous pouvons dire que sa les propos suivants : « Le Dieu qui a fait le monde et tout ce qui s'y trouve, lui, le
l'Église chrétienne commence le matin de Pâques avec les rumeurs de sa résurrec- Seigneur du ciel et de la terre, n'habite pas dans des temples faits de main
tion. Paul résume en ces termes : « Et si le Christ n'est pas ressuscité, alors notre d'homme. Il n'est pas non plus servi par des mains humaines, comme s'il avait be-
message ne vaut rien et notre foi n'a pas de sens. » soin de quoi que ce soit, lui qui donne à tous vie, souffle et toute chose. Si d'un prin-
cipe unique il a fait tout le genre humain pour qu'il habite sur toute la face de la
Désormais tous les hommes pouvaient espérer la « résurrection de la chair ». Car Terre, s'il a fixé des temps déterminés et les limites de l'habitat des hommes, c'était
c'était pour notre salut que Jésus fut crucifié. Et maintenant, ma chère Sophie, il afin qu'ils cherchent la divinité pour l'atteindre, si possible, comme à tâtons et la
faut que tu aies bien présent à l'esprit qu'il ne s'agit plus chez les juifs d'« immorta- trouver; aussi bien n'est-elle pas loin de chacun de nous. C'est en elle en effet que
lité de l'âme » ou d'une quelconque forme de « réincarnation ». C'était une pensée nous avons la vie, le mouvement et l'être. Ainsi d'ailleurs l'ont dit certains des vô-
grecque, c'est-à-dire indo-européenne. Mais selon le christianisme, il n'est rien en tres : "Car nous sommes aussi de sa race." « Or, voici que, fermant les yeux sur les
l'homme qui soit immortel par lui-même et son « âme » pas plus qu'autre chose. temps de l'ignorance, Dieu fait maintenant savoir aux hommes d'avoir tous et par-
L'Église croit en « la résurrection du corps » et à « la vie éternelle », mais c'est par tout à se repentir, parce qu'il a fixé un jour pour juger l'univers avec justice, par un
le miracle de Dieu que nous sommes sauvés de la mort et de la « damnation ». No- homme qu'il y a destiné, offrant à tous une garantie en le ressuscitant des morts. »
tre mérite personnel n'a rien à voir à l'affaire, ni aucune prédisposition de nais-
sance. Paul à Athènes, Sophie. Nous sommes en Nous sommes en train de voir comment
le christianisme s'est infiltré dans le monde grécoromain. Quelque chose de radica-
Les premiers chrétiens commencèrent à propager la « bonne nouvelle » sur le salut lement différent de la philosophie des épicuriens, des stoïciens ou des néo-platoni-
grâce à la foi en Jésus-Christ. Par son action de salut, le « royaume de Dieu » était ciens. Paul trouva néanmoins un point d'ancrage dans cette culture. Il souligne que
en train de voir le jour. Le monde entier pouvait être gagné à la cause de Dieu. (Le la quête de Dieu repose au fond de tous les hommes. Rien de bien nouveau pour les
mot « christ » est une traduction grecque du terme juif « messie », et signifie donc Grecs. Mais la différence c'est que Dieu, proclame Paul, s'est révélé aux hommes et
« celui qui a reçu l'onction ».) Peu d'années après la mort de Jésus, le pharisien est allé à leur rencontre. Il n'est pas seulement un « Dieu philosophe » que les hom-
Paul se convertit au christianisme. Par ses nombreux voyages dans le monde gréco- mes peuvent rejoindre par leur raison. Il ne ressemble pas non plus à « une image
romain, il donna au christianisme le statut d'une religion mondiale. Les Actes des d'or, d'argent ou de pierre », il y en avait déjà assez comme ça sur l'Acropole ou en
Apôtres nous en relatent les principaux épisodes. Le message et l'instruction de bas sur la place publique. Mais Dieu « n'habite pas dans les temples érigés par les
Paul à tous les chrétiens nous sont parvenus grâce aux nombreuses lettres qu'il écri- mains des hommes ». Il est un dieu personnel qui prend place dans l'histoire des
vit aux premières communautés chrétiennes. hommes pour les sauver. Après son discours sur l'Aréopage, les Actes des Apôtres
racontent que certains Athéniens se moquèrent de Paul lorsque celui-ci parla de la
Il faut se l'imaginer débarquant à Athènes, la capitale de la philosophie, et se diri- résurrection de Jésus. D'autres cependant dirent : « Nous t'entendrons là-dessus
geant tout droit vers l'agora. On rapporte qu'il « fut frappé de voir la ville remplie une autre fois. » Certains se rangèrent aux côtés de Paul et se convertirent immé-
d'idoles ». Il visita la synagogue juive d'Athènes et entra en discussion avec les phi- diatement au christianisme. Parmi ces personnes il y avait une femme, Damans, et
losophes épicuriens et stoïciens. Ceux-ci l'entraînèrent en haut du mont Aréopage il faut retenir son nom. Elle ne fut pas la seule femme à se convertir, loin de là.
et une fois là-haut lui demandèrent : « Peux-tu nous dire quel genre de nouvel en- Paul continua ainsi à prêcher la bonne parole. Aux environs de l'an 80 de notre ère
seignement tu es venu nous apporter? Car nous entendons parler de choses étran- existaient des minorités chrétiennes dans la plupart des métropoles grecques et
ges, et nous aimerions bien en savoir plus long. » Tu vois d'ici la scène, Sophie? Un romaines : à Athènes, Rome, Alexandrie, Ephèse, Corinthe... Et en l'espace de quel-
beau jour, un juif arrive sur la place du marché et se met soudain à parler d'un sau- ques siècles, le monde hellénistique tout entier fut christianisé. Jostein Gaarder, Le
veur qui a été crucifié et depuis est ressuscité. Avec la visite de Paul à Athènes, on a monde de Sophie (1991).

25
S ECTION 3

Justin et Tertullien
Séance 6

«Le Christ, avons-nous dit déjà, est le premier-né de Dieu, il est son Verbe, sa pa-
role, à laquelle tous les hommes participent. Or tous ceux qui ont vécu selon les ins-
pirations de ce Verbe sont chrétiens, eussent-ils même passé pour athées. Tels fu-
rent, chez les Grecs, Socrate et Héraclite; [...]. Ceux qui ont vécu ou qui vivent se-
lon le Verbe, sont des chrétiens intrépides et inaccessibles à la peur».

«Ainsi, non seulement nos doctrines ressemblent à celles des philosophes et des
poètes le plus en honneur auprès de vous, mais même, dans de certains points,
nous parlons un langage plus vrai et plus saint. Seuls enfin, nous prouvons nos as-
sertions. Pourquoi donc maintenant sommes-nous injustement poursuivis de la
haine de tous? Dire que Dieu a tout créé et tout ordonné dans le monde, n'est-ce
pas répéter un dogme de Platon? L'idée de l'embrasement universel nous est com-
mune avec les stoïciens. Croire que les âmes des méchants conservent la sensibilité
après la mort, et qu'elles sont châtiées pour leurs crimes, tandis que celles des jus-
tes évitent les supplices et jouissent de la félicité, ce n'est que partager le sentiment
des poètes et des philosophes». Justin de Naplouse, Apologie, I (150-155).

26
Séance 7

«L'Apôtre [...] dans son Epître aux Colossiens, avertit de se tenir en garde contre la
philosophie: «Prenez garde que quelqu'un ne vous trompe au moyen de la philoso-
phie et des discours séducteurs, selon la tradition des hommes, et contre la sagesse
du Saint-Esprit.» Il avait été à Athènes, où il avait connu par lui-même cette sa-
gesse profane qui se vante d'enseigner la vérité qu'elle corrompt, et divisée en plu-
sieurs sectes, qui sont comme autant d'hérésies, ennemies jurées les unes des au-
tres. Mais qu'y a-t-il de commun entre Athènes et Jérusalem, l'académie et l'Eglise,
les hérétiques et les Chrétiens? Notre secte vient du portique de Salomon, qui nous
a enseigné à chercher Dieu avec un cœur simple et droit. A quoi pensaient ceux qui
prétendaient nous composer un Christianisme stoïcien, platonicien et dialecticien?

«Nous n'avons pas besoin de curiosité après Jésus-Christ, ni de recherches après


l'Evangile. Quand nous croyons, nous ne voulons plus rien croire au-delà; nous
croyons même qu'il n'y a plus rien à croire». Tertullien, De la prescription des héré-
tiques, VII et VIII (200).

27
Contexte historique et problématique nisme disait la vérité sans trop se poser de questions, commença-t-il. Tout le pro-
blème était de savoir si l'on pouvait se contenter de croire à la révélation chré-
— On peut partir du principe que Jésus est né à minuit. Paul commença à prêcher tienne ou bien si l'on pouvait appréhender les vérités chrétiennes par la raison.
un peu avant minuit et demi et mourut à Rome un quart d'heure plus tard. Jusque Quel était le rapport entre les philosophes grecs et ce qu'enseignait la Bible? Y
vers trois heures, l'Église chrétienne fut plus ou moins interdite, mais en l'an 313 le avait-il opposition entre la Bible et la raison, ou pouvait-on concilier la foi et le sa-
christianisme fut enfin reconnu dans l'Empire romain. Ce fut sous le règne de l'em- voir? Voilà le problème auquel s'est attachée presque toute la philosophie du
pereur Constantin. Cet empereur pieux fut baptisé des années après sur son lit de Moyen Âge. Sophie fit un signe d'impatience de la tête. Jostein Gaarder, Le monde
mort. À partir de 380, le christianisme devint la religion officielle de l'Empire ro- de Sophie (1991).
main.
*
— Mais l'Empire romain ne s'est pas dissous?

— Oh ! il y eut des signes avant-coureurs. C'est un des moments décisifs dans l'his-
toire de la culture. En l'an 300, Rome était à la fois menacée par les peuples du
Nord et par des luttes intestines. En 330, l'empereur Constantin déplaça la capitale
à la ville de Constantinople qu'il avait fondée à l'entrée de la mer Noire et elle fut
considérée comme la « nouvelle Rome ». En 395, l'Empire romain fut scindé en
deux : l'Empire romain d'Occident avec Rome et l'Empire romain d'Orient avec la
nouvelle ville de Constantinople pour capitales. En 410, Rome fut pillée par les Bar-
bares et en 476 tout l'Empire romain d'Occident s'effondra. Quant à l'Empire ro-
main d'Orient, il subsista sous cette forme jusqu'en 1453, date de la conquête par
les Turcs.

— Nous allons d'abord parler un peu de la philosophie du Moyen Âge, mon enfant.

— Attends, je descends. Sophie avait une irrépressible envie de dormir et avait du


mal à garder les yeux ouverts. À la vue de l'étrange moine qui descendait de la
chaire, elle se crut en plein rêve. Alberto marcha droit vers l'autel. Il leva d'abord
les yeux en direction du vieux crucifix. Puis il se tourna vers Sophie et, à pas lents,
vint s'asseoir à côté d'elle sur le banc de l'église. Quelle étrange sensation d'être si
près de lui ! Sophie devina des yeux sombres sous la capuche. Ils étaient ceux d'un
homme d'un certain âge aux cheveux foncés et à la barbe en pointe.

— « Qui es-tu ? pensait-elle. Pourquoi as-tu fait irruption dans ma vie ? »

— Nous allons apprendre à mieux nous connaître, dit-il comme s'il lisait dans ses
pensées. La lumière de l'aube, filtrée par les vitraux, éclairait peu à peu toute
l'église tandis qu'Alberto poursuivait son récit sur la philosophie du Moyen Âge.
Les philosophes de cette époque avaient tout simplement admis que le christia-

28
S ECTION 4

Augustin d’Hippone
Séance 8

«Ainsi averti de revenir à moi, j’entrai dans le plus secret de mon âme, aidé de vo-
tre secours. J’entrai, et j’aperçus de l’oeil intérieur, si faible qu’il fût, au dessus de
cet oeil intérieur, au-dessus de mon intelligence, la lumière immuable; non cette
lumière évidente au regard charnel, non pas une autre, de même nature, dardant
d’un plus vaste foyer de plus vifs rayons et remplissant l’espace de sa grandeur.
Cette lumière était d’un ordre tout différent. Et elle n’était point au dessus de mon
esprit, ainsi que l’huile est au-dessus de l’eau, et le ciel au-dessus de la terre; elle
m’était supérieure, comme auteur de mon être; je lui étais inférieur comme son ou-
vrage. Qui connaît la vérité voit cette lumière, et qui voit cette lumière connaît
l’éternité. L’amour est l’oeil qui la voit, O éternelle vérité! ô vraie charité! ô chère
éternité! vous êtes mon Dieu; après vous je soupire, jour et nuit; et dès que je pus
vous découvrir, vous m’avez soulevé, pour me faire voir qu’il me restait infiniment
à voir, et que je n’avais pas encore les yeux pour voir. Et vous éblouissiez ma faible
vue de votre vive et pénétrante clarté, et je frissonnais d’amour et d’horreur. Et je
me trouvais bien loin de vous, aux régions souterraines où j’entendais à peine votre
voix descendue d’en-haut: «Je suis la nourriture des forts; crois, et tu me mange-
ras. Et je ne passerai pas dans ta substance, comme les aliments de ta chair; c’est
toi qui passeras dans la mienne. » Et j’appris alors que vous éprouviez l’homme à
cause de son iniquité, et qu’ainsi «vous aviez «fait sécher mon âme comme l’arai-
gnée (Ps. XXXVIII, 12).» Et je disais: N’est-ce donc rien que la vérité, parce qu’elle
ne s’étend, à mes yeux, ni dans l’espace fini, ni dans l’infini? Et vous m’avez crié de
loin : Erreur, je suis celui qui est (Exod. III, 14)! Et j’ai entendu, comme on entend
dans le coeur, Et je n’avais plus aucun sujet de douter. Et j ‘eusse douté plutôt de
ma vie que de l’existence de la vérité, «où atteint le regard de l’intelligence à tra-
vers les créatures visibles (Rom. I, 20).» Augustin de Hippone, Confessions, VII, 10
(397-401).

29
Séance 9

Tu disais : « J’ai besoin de comprendre pour croire » ; et moi : « Crois d’abord pour
comprendre. » La discussion est engagée ; allons au juge ; que le prophète pro-
nonce ou plutôt que Dieu prononce par son prophète. Gardons tous deux le silence.
Il a entendu nos opinions contradictoires ; « Je veux comprendre, dis-tu, pour
croire » ; « Crois, ai-je dit, pour comprendre », et le prophète répond : « Si vous ne
croyez pas, vous ne comprendrez pas. » (Is 7, 9). Augustin d’Hippone, Sermon, 43.

«Qu’aimé-je donc en vous aimant? Ce n’est point la beauté selon l’étendue, ni la


gloire selon le temps, ni l’éclat de cette lumière amie à nos yeux, ni les douces mélo-
dies du chant, ni la suave odorance des fleurs et des parfums, ni la manne, ni le
miel, ni les délices de la volupté.

Ce n’est pas là ce que j’aime en aimant mon Dieu, et pourtant j’aime une lumière,
une mélodie, une odeur, un aliment, une volupté, en aimant mon Dieu; cette lu-
mière, cette mélodie, cette odeur, cet aliment, cette volupté, suivant l’homme inté-
rieur; lumière, harmonie, senteur, saveur, amour de l’âme, qui défient les limites
de l’étendue, et les mesures du temps, et le souffle des vents, et la dent de la faim,
et le dégoût de la jouissance, Voilà ce que j’aime en aimant mon Dieu». Augustin
d’Hippone, Confessions (397-401).

30
La conversion — Lui se considérait bien entendu comme chrétien à cent pour cent. Il ne voyait en
effet aucune contradiction entre le christianisme et la philosophie de Platon. Il trou-
— Nous allons examiner le point de vue de deux grands philosophes du Moyen Âge vait une telle parenté entre la philosophie de Platon et l'enseignement du Christ
et nous allons commencer par saint Augustin, qui vécut de 354 à 430. La vie de cet qu'il en était même à se demander si Platon n'avait pas eu connaissance de certains
homme résume à elle seule la transition de l'Antiquité au Moyen Âge. Saint Augus- textes de l'Ancien Testament. Cela est naturellement fort peu probable. Mieux vau-
tin naquit dans la petite ville de Thagaste en Afrique du Nord, mais à l'âge de seize drait dire que c'est saint Augustin qui a « christianisé » Platon.
ans il partit étudier à Carthage. Il voyagea plus tard à Rome et Milan et fut les der-
nières années de sa vie évêque dans la ville d'Hippone, située à quelques kilomè- — Il n'a donc pas tourné le dos à tout ce qui avait trait à la philosophie en se conver-
tres à l'ouest de Carthage. Mais il ne fut pas chrétien toute son existence. Saint Au- tissant?
gustin connut de nombreux courants religieux et philosophiques avant de se con-
vertir au christianisme. — Non, mais il a néanmoins clairement indiqué qu'il y a des limites dans le do-
maine religieux que la raison ne peut franchir. Il ne faut pas oublier que le christia-
— Tu peux me donner des exemples ? nisme est un mystère divin que seule la foi permet d'approcher. Par la foi, Dieu «
éclaire » notre âme et nous permet d'accéder à une connaissance quasi surnatu-
— Eh bien, il fut un temps manichéen. Les manichéens formaient une secte reli- relle de Dieu. Saint Augustin avait profondément ressenti les limites de la philoso-
gieuse à maints égards caractéristique de l'Antiquité tardive. Leur conception du phie et ce n'est qu'en devenant chrétien qu'il trouva enfin la paix de l'âme. « Notre
salut était mi-religieuse mi-philosophique. Le monde était selon eux divisé en cœur est inquiet tant qu'il ne trouve pas le repos en Toi », écrit-il.
deux, le bien et le mal, l'ombre et la lumière, l'esprit et la matière. Grâce à son es-
prit, l'homme pouvait s'élever au dessus de la matière et trouver le salut pour son — J'ai du mal à saisir le lien entre la théorie de Platon et le christianisme, rétorqua
âme. Mais cette opposition bien tranchée entre le bien et le mal ne le satisfaisait Sophie à ce moment de la conversation. Que deviennent les idées éternelles dans
pas. Le jeune saint Augustin était préoccupé par ce que nous avons coutume d'appe- tout ça?
ler « le problème du mal ». C'est-à-dire le problème de l'origine du mal. Il fut sé-
duit à une certaine époque par les idées des stoïciens, pour qui la frontière entre le — Saint Augustin fait sienne l'idée présente dans la Bible que Dieu créa le monde à
bien et le mal n'existe pas. Saint Augustin fut avant tout marqué par la philosophie partir du néant. Les Grecs étaient davantage enclins à penser que le monde avait
de l'Antiquité tardive, à savoir le néo-platonisme. C'est là qu'il apprit que tout ce existé de toute éternité. Mais, selon lui, les « idées » existaient dans les pensées de
qui était au monde était de nature divine. Dieu avant que celui-ci ne crée le monde. Il prêtait en quelque sorte à Dieu les
idées platoniciennes et sauvait de cette manière la théorie des idées éternelles.
— Alors c'est comme ça qu'il est devenu évêque néoplatonicien ?
— Pas bête !
— Oui, c'est une façon de dire les choses. Il s'est d'abord converti, mais le christia-
nisme de saint Augustin est très influencé par la pensée platonicienne. Aussi ne Jostein Gaarder, Le monde de Sophie (1991).
peut-on pas vraiment parler de réelle rupture avec la philosophie grecque dès que
l'on aborde le Moyen Âge chrétien, car une grande partie de la philosophie grecque *
continua à vivre pendant cette période grâce à des Pères de l'Église comme saint
Augustin.

— Tu veux dire par là que saint Augustin était à cinquante pour cent chrétien et à
cinquante pour cent néo-platonicien ?

31
S ECTION 5

Thomas d’Aquin
Séance 10

«Il fut nécessaire pour le salut de l’homme qu’il y eût, en dehors des sciences philo-
sophiques que scrute la raison humaine, une doctrine procédant de la révélation
divine. Le motif en est d’abord que l’homme est destiné par Dieu à atteindre une
fin qui dépasse la compréhension de son esprit, car, dit Isaïe (64, 3), “ l’œil n’a
point vu, ô Dieu, en dehors de toi, ce que tu as préparé à ceux qui t’aiment ”. Or il
faut qu’avant de diriger leurs intentions et leurs actions vers une fin, les hommes
connaissent cette fin. Il était donc nécessaire, pour le salut de l’homme, que certai-
nes choses dépassant sa raison lui fussent communiquées par révélation divine.

A l’égard même de ce que la raison était capable d’atteindre au sujet de Dieu, il fal-
lait aussi que l’homme fût instruit par révélation divine. En effet, la vérité sur Dieu
atteinte par la raison n’eût été le fait que d’un petit nombre, elle eût coûté beau-
coup de temps, et se fût mêlée de beaucoup d’erreurs. De la connaissance d’une
telle vérité, cependant, dépend tout le salut de l’homme, puisque ce salut est en
Dieu. Il était donc nécessaire, si l’on voulait que ce salut fût procuré aux hommes
d’une façon plus ordinaire et plus certaine, que ceux-ci fussent instruits par une
révélation divine.

Pour toutes ces raisons, il était nécessaire qu’il y eût, en plus des disciplines philo-
sophiques, œuvres de la raison, une doctrine sacrée, acquise par révélation». Tho-
mas d’Aquin, Summe theológique, I, 1 (1266-1276).

32
Séance 11

«Que Dieu existe, on peut prendre cinq voies pour le prouver:

La première et la plus manifeste est celle qui se prend du mouvement. Il est évi-
dent, nos sens nous l’attestent, que dans ce monde certaines choses se meuvent.
Or, tout ce qui se meut est mû par un autre. [...] Donc, si la chose qui meut est mue
elle-même, il faut qu’elle aussi soit mue par une autre, et celle-ci par une autre en-
core. Or, on ne peut ainsi continuer à l’infini, car dans ce cas il n’y aurait pas de mo-
teur premier, et il s’ensuivrait qu’il n’y aurait pas non plus d’autres moteurs, car les
moteurs seconds ne meuvent que selon qu’ils sont mûs par le moteur premier,
comme le bâton ne meut que s’il est mû par la main. Donc il est nécessaire de parve-
nir à un moteur premier qui ne soit lui-même mû par aucun autre, et un tel être,
tout le monde comprend que c’est Dieu».

La cinquième voie est tirée du gouvernement des choses. Nous voyons que des
êtres privés de connaissance, comme les corps naturels, agissent en vue d’une fin,
ce qui nous est manifesté par le fait que, toujours ou le plus souvent, ils agissent de
la même manière, de façon à réaliser le meilleur ; il est donc clair que ce n’est pas
par hasard, mais en vertu d’une intention qu’ils parviennent à leur fin. Or, ce qui
est privé de connaissance ne peut tendre à une fin que dirigé par un être connais-
sant et intelligent, comme la flèche par l’archer. Il y a donc un être intelligent par
lequel toutes choses naturelles sont ordonnées à leur fin, et cet être, c’est lui que
nous appelons Dieu». Thomas d’Aquin, Summe theologique, I, 2 (1266-1276).

33
La science de Dieu tion chrétienne ou de la foi d'autre part. Très souvent nous trouvons le même dis-
cours des deux côtés. C'est pourquoi avec l'aide de la raison, nous avons accès aux
— Les Arabes d'Espagne commencèrent à exercer une grande influence. Ils avaient mêmes vérités que celles dont parle la Bible.
connu durant tout le Moyen Âge la grande tradition aristotélicienne et, à la fin du
XIIe siècle, des savants arabes furent invités en Italie du Nord par les princes de —Comment est-ce possible ? Est-ce que la raison peut nous dire que le monde a été
ces régions. De cette façon, de nombreux écrits d'Aristote furent redécouverts et créé en six jours ? Ou que Jésus était le fils de Dieu?
peu à peu traduits du grec ou de l'arabe en latin. Grâce à cela, on s'intéressa à nou-
veau aux sciences naturelles et aussi au rapport entre la révélation chrétienne et la — Non, pas ce genre de « vérités religieuses » auxquelles seules la foi et la révéla-
philosophie grecque. Dès qu'il était question de sciences naturelles, on ne pouvait tion donnent accès. Saint Thomas voulait seulement dire par là qu'il y a toute une
faire l'impasse sur Aristote. Mais quand devait-on écouter le philosophe et quand série de « vérités théologiques naturelles », c'est-à-dire des vérités que l'on peut
devait-on s'en tenir strictement à la Bible? Est-ce que tu vois le problème ? Sophie atteindre à la fois par la révélation et par notre raison innée ou « naturelle ». Une
fit un bref signe de tête et le moine poursuivit : de ces vérités est par exemple celle qu'il existe un dieu. Selon saint Thomas, il y a
deux chemins qui mènent à Dieu. Le premier passe par la foi et la révélation ; le
— Le plus grand et le plus important philosophe du haut Moyen Âge fut saint Tho- deuxième par la raison et l'examen de nos sens. Il est clair que le chemin de la foi et
mas d'Aquin, qui vécut de 1225 à 1274. Il était originaire de la petite bourgade de la révélation est le plus sûr des deux, car il est facile de s'égarer si l'on ne fait con-
d'Aquino située entre Rome et Naples, mais enseigna à Paris à l'université. Je l'ap- fiance qu'à la raison seule. Saint Thomas voulait démontrer qu'il n'existe pas néces-
pelle « philosophe », mais j'aurais tout aussi bien pu dire théologien. Car, à cette sairement une opposition entre un philosophe comme Aristote et la théologie.
époque, il était difficile de distinguer la philosophie de la théologie. Pour résumer,
disons que saint Thomas d'Aquin « christianisa » Aristote de la même façon que — Nous pouvons donc aussi bien nous en tenir à Aristote qu'à la Bible?
saint Augustin avait christianisé Platon au début du Moyen Âge.
— Ne me fais pas dire ce que je n'ai pas dit ! Selon Aquino, Aristote ne fait qu'un
— Ça ne les gênait pas de vouloir christianiser des philosophes qui avaient vécu plu- bout de chemin, parce qu'il ne connaissait pas la doctrine chrétienne. Mais ne faire
sieurs siècles avant JésusChrist? qu'un petit bout de chemin n'est pas la même chose que se tromper de chemin. [...]
Voilà où voulait en venir saint Thomas : il n'existe qu'une vérité et une seule.
— Bien sûr. Mais la « christianisation » des deux grands philosophes grecs rendit Quand Aristote déclare que ce que la raison reconnaît est obligatoirement vrai, il
leur interprétation inoffensive pour la doctrine chrétienne. On dit que saint Tho- n'entre pas en conflit avec la doctrine chrétienne. Jostein Gaarder, Le monde de
mas d'Aquin « prit le taureau par les cornes ». Sophie (1991).

— Je n'aurais jamais pensé que la philosophie pouvait avoir un rapport avec la tau- *
romachie !

— Saint Thomas d'Aquin compte parmi les premiers à avoir essayé de concilier la
philosophie d'Aristote avec le christianisme. Nous disons de lui qu'il a fait la syn-
thèse de la foi et de la connaissance. Il réussit ce tour de force en partant de la phi-
losophie d'Aristote, mais en la prenant au pied de la lettre.

— Ou par les cornes, si je comprends bien. Mais je n'ai pratiquement pas dormi
cette nuit, alors je suis désolée, mais il faut mieux m'expliquer les choses.

— Selon saint Thomas d'Aquin, il n'y avait pas nécessairement contradiction entre
le message de la philosophie ou de la raison d'une part et le message de la révéla-

34
C HAPITRE 3

Dieu écarté:
la
philosophie
moderne.
Où l’on verra comment les philosophes
des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles rempla-
cent par la raison le Dieu chrétien du
Moyen Âge.
S ECTION 1

La révolution coperni-
cienne.
Séance 1.

Aristote. Dans la représentation astronomique de le philosophe grecque Aristote (s. III av. J.-C.),
la Terre était sphérique et fixe au centre de l'univers. Celui-ci était partagé entre le monde sublu-
naire, 0ù règnent la multiplicité et le mouvement non circulaire, et le monde supralunaire, où se
déplaçaient circulairement et uniformément le soleil et les planètes autour de la terre. L’ensemble
de sphères parfaites du monde su supralunaire était limité par la sphère des étoiles fixes.

Ptolémée. Astronome et astrologue grec qui vécut à Alexandrie, auteur d’un traité d’astronomie
qui est aujourd’hui connu sous le nom d’Almageste (S. II), qui perfectionne mathématiquement le
modèle astronomique d’Aristote.

36
Séance 2

Nicolas Copernic. Il est célèbre pour avoir développé et défendu la théorie de l'héliocentrique,
selon laquelle le soleil se trouve au centre de l'univers et la terre tourne autour de lui, contre la
croyance répandue que cette dernière était centrale et immobile. Les conséquences de cette théorie
dans le changement profond des points de vue scientifique, philosophique et religieux qu'elle im-
pose sont baptisées révolution copernicienne.

Copernic, De la révolution des sphères célestes (1543)



Galilée. En mai 1609, Galilée reçoit de Paris une lettre du Français Jacques Badovere, l'un de ses
anciens étudiants, qui lui confirme une rumeur insistante : l'existence d'une longue-vue conçue par
l'opticien hollandais Hans Lippershey en 1608 permettant de voir les objets éloignés.

Galilée, Sidereus Nuncius (1610).


37
La question de la nouvelle représentation du monde. allemand, Johannes Kepler, expose les conclusions d'observations très poussées
qui prouvaient que les planètes décrivent des ellipses, c'est-à-dire des trajectoires
— À travers tout le Moyen Âge, les hommes vivaient sous le ciel et levaient les yeux ovales, le Soleil étant l'un des deux foyers. La vitesse des planètes augmente au fur
vers le Soleil, la Lune, les étoiles et les planètes. Mais personne n'avait jamais mis et à mesure que celles-ci se rapprochent du Soleil, et inversement, les planètes ra-
en doute que la Terre fût au centre de l'univers. Aucune observation n'avait pu jeter lentissent lorsqu'elles s'en éloignent. Kepler fut donc le premier à mettre la Terre
le doute sur l'immobilité de la Terre et le mouvement de rotation des « corps céles- sur le même plan que les autres planètes et à affirmer que l'univers tout entier est
tes » autour de la Terre. C'est ce que nous appelons l'« image géocentrique du régi par les mêmes lois physiques.
monde », à savoir que tout tourne autour de la Terre. La représentation chrétienne
de Dieu trônant au-dessus de tous les corps célestes contribuait à maintenir une — Comment pouvait-il en être aussi sûr?
telle conception.
— Parce qu'il avait analysé le mouvement des planètes en réinterprétant les obser-
— Ah ! si tout pouvait être aussi simple ! vations des astronomes de l'Antiquité. À la même époque que Kepler vivait le célè-
bre savant Galilée, qui examinait les corps célestes au télescope. Il étudia les cratè-
— Mais en 1543 parut un opuscule intitulé Du mouvement des corps célestes écrit res de la Lune et mit en évidence que s'y trouvaient des montagnes et des vallées
par un astronome polonais du nom de Nicolas Copernic et qui mourut le jour exactement comme sur la Terre. Il découvrit en outre que la planète Jupiter avait
même de la parution du livre. Copernic prétendait que ce n'était pas le Soleil qui quatre lunes. La Terre n'était donc pas la seule planète à avoir une lune. Malgré
tournait autour de la Terre, mais le contraire. L'observation des corps célestes lui tout, la contribution essentielle de Galilée fut d'avoir été le premier à formuler ce
permettait en tout cas, disait-il, de soutenir une telle affirmation. Lorsque les hom- qu'on a appelé la loi de l'inertie.
mes croyaient que c'était le Soleil qui tournait autour de la Terre, c'était en réalité
la Terre qui tournait autour de son propre axe. Toutes les observations concernant — C'est quoi?
les corps célestes s'expliquaient beaucoup plus facilement si l'on partait de l'hypo-
thèse que la Terre et les autres planètes décrivaient un parcours bien défini autour — Galilée la formule en ces termes : « La vitesse originelle d'un corps céleste se
du Soleil. C'est ce que nous appelons une conception du monde héliocentrique, maintiendra très exactement tant que les causes extérieures d'accélération ou de
c'est-à-dire que tout tourne autour du Soleil. ralentissement n'interviennent pas. »

— Et cette conception du monde était juste ? — Je ne vois pas le problème.

— Pas entièrement. Sa principale thèse, à savoir que la Terre tournait autour du — Mais si, c'est une observation importante, car depuis l'Antiquité un des argu-
Soleil, est exacte bien sûr. Mais il prétendait aussi que le Soleil était au centre de ments majeurs contre la théorie de la rotation de la Terre avait été de dire que si
l'univers. Nous savons aujourd'hui que le Soleil n'est qu'une étoile parmi une multi- cette théorie était juste, une pierre lancée droit en l'air aurait dû retomber plu-
tude d'étoiles et que toutes les étoiles autour de nous ne forment qu'une galaxie par- sieurs mètres plus loin.
mi des milliards d'autres galaxies. Copernic croyait en outre que la Terre et les au-
tres planètes décrivaient des cercles autour du Soleil. — Pourquoi n'est-ce pas le cas ?

— Et ce n'est pas exact? — Si tu te trouves dans un train et que tu laisses tomber une pomme, la pomme ne
tombera pas plus loin vers l'arrière du fait que le train avance. Elle tombera tout
— Non. L'idée de ces mouvements circulaires venait uniquement de la vieille con- droit. À cause de la loi d'inertie. La pomme conserve la vitesse qu'elle avait avant
ception qui prétendait que les corps célestes étaient tout ronds et avaient un mouve- que tu ne la laisses tomber.
ment de rotation circulaire parce qu'ils étaient « célestes ». Depuis l'époque de Pla-
ton, la sphère et le cercle étaient considérés comme étant les formes géométriques — Je commence à comprendre.
les plus parfaites. Il fallut attendre le début du xvie siècle pour qu'un astronome
38
S ECTION 2

Écriture sainte et interpré-


tation
Séance 3.

« Ceci étant, il me semble que, dans les discussions concernant les problèmes natu-
rels, on ne devrait pas commencer par invoquer l'autorité de passages des Écritu-
res ; il faudrait d'abord faire appel à l'expérience des sens et à des démonstrations
nécessaires : en effet l'Écriture Sainte et la nature procèdent également du Verbe
divin, celle-là dictée par l'Esprit-Saint, et celle-ci exécutrice parfaitement fidèle des
ordres de Dieu ; [...] Il en résulte que les effets naturels et l'expérience des sens que
nous avons devant les yeux, ainsi que les démonstrations nécessaires que nous en
concluons, ne doivent d'aucune manière être révoqués en doute ni a fortiori con-
damnés au nom des passages de l'Écriture, quand bien même le sens littéral sem-
blerait les contredire. Car les paroles de l'Écriture ne sont pas astreintes à des obli-
gations aussi sévères que les effets de la nature et Dieu ne se révèle pas moins excel-
lemment dans les effets de la nature que dans les Écritures ». Lettre à Christine de
Lorraine (1616).

39
Séance 4

“Ce qu’on nous présente comme la parole de Dieu, ce sont le plus souvent d’absur-
des chimères, et sous le faux prétexte d’un zèle religieux on ne veut qu’imposer à
autrui ses propres sentiments. Oui, je le répète, ç’a été de tout temps le grand objet
des théologiens d’extorquer aux livres saints la confirmation de leurs rêveries et de
leurs systèmes, afin de les couvrir de l’autorité de Dieu. Pénétrer la pensée de l’Écri-
ture, c’est-à-dire du Saint-Esprit, il n’y a rien là qui excite en eux le moindre scru-
pule ou qui puisse arrêter leur témérité. S’ils ont une crainte, ce n’est point d’impu-
ter quelque erreur au Saint-Esprit et de s’écarter de la voie du salut ; c’est unique-
ment d’être convaincus d’erreur par leurs rivaux, et de voir ainsi l’autorité de leur
parole affaiblie et méprisée.

Pour nous, si nous voulons nous séparer de cette foule agitée des théologiens vulgai-
res, et, délivrant notre âme de leurs vains préjugés, ne pas nous exposer à confon-
dre des opinions tout humaines avec les enseignements divins, nous devons nous
tracer pour l’interprétation des livres saints une méthode sûre, sans laquelle toute
connaissance certaine de la pensée du Saint-Esprit est évidemment impossible. Or,
pour caractériser d’avance notre pensée en peu de mots, nous croyons que cette
méthode pour interpréter sûrement la Bible, loin d’être différente de la méthode
qui sert à interpréter la nature, lui est au contraire parfaitement conforme. Quel est
en effet l’esprit de la méthode d’interprétation de la nature ? Elle consiste à tracer
avant tout une histoire fidèle de ses phénomènes, pour aboutir ensuite, en partant
de ces données certaines, à d’exactes définitions des choses naturelles. Or c’est
exactement le même procédé qui convient à la sainte Écriture. Il faut première-
ment en faire une histoire fidèle, et se former ainsi un fonds de données et de prin-
cipes bien assurés, d’où l’on déduira plus tard la vraie pensée des auteurs de l’Écri-
ture par une suite de conséquences légitimes”. Spinoza, Traité Théologique-politi-
que, VII (1670).

40
Spinoza (I)

— Spinoza appartenait à la communauté juive d'Amsterdam, mais fut rapidement


banni à cause de ses idées jugées trop subversives. Rarement un philosophe aura
été aussi insulté et poursuivi que lui. Il fut même l'objet d'une tentative de meurtre.
Et tout cela parce qu'il critiquait la religion officielle. Il pensait que le christianisme
et le judaïsme ne reposaient plus que sur des dogmes rigides et des rituels vidés de
leur sens. Il fut le premier à adopter ce que nous qualifierions de perspective « criti-
que historique » à propos de la Bible.

— Sois plus clair !

— Il rejetait l'idée selon laquelle Dieu aurait inspiré la Bible jusque dans les moin-
dres détails. Selon lui, nous devrions toujours avoir en mémoire l'époque à laquelle
la Bible a été rédigée. Une lecture « critique » de ce type met en lumière une série
de contradictions entre les différents textes. En filigrane du Nouveau Testament,
nous rencontrons Jésus que l'on peut appeler le porte-parole de Dieu. Le message
de Dieu invitait justement à se détacher d'un judaïsme devenu borné et étriqué. Jé-
sus prêchait une « religion de la raison » qui considérait l'amour comme bien su-
prême. Spinoza entend par amour aussi bien l'amour envers Dieu qu'envers son
prochain. Mais le christianisme lui aussi s'enferra rapidement dans des dogmes
rigoureux et des rituels dénués de signification.

— Je comprends que dans les églises et les synagogues on ait eu du mal à accepter
ça !

— Au pire de la tourmente, Spinoza fut même rejeté par sa propre famille. On tenta
de déshériter celui qui passait pour un impie. Et pourtant, paradoxalement, aucun
philosophe ne s'est autant battu que Spinoza pour la liberté d'expression et la tolé-
rance religieuse. La résistance à laquelle il se heurta fit qu'il mena une vie retirée,
entièrement consacrée à la philosophie. Pour assurer sa subsistance, il taillait des
verres optiques. Ce sont quelques-uns de ces verres que tu as vus tout à l'heure.

— Impressionnant !

Jostein Gaarder, Le monde de Sophie (1991).

41
S ECTION 3

Vers l’autonomie dans l’ac-


tion politique
Séance 5

«On doit bien comprendre qu'il n'est pas possible à un prince, et surtout à un
prince nouveau, d'observer dans sa conduite tout ce qui fait que les hommes sont
réputés gens de bien, et qu'il est souvent obligé, pour maintenir l'État, d'agir contre
l'humanité, contre la charité, contre la religion même. Il faut donc qu'il ait l'esprit
assez flexible pour se tourner à toutes choses, selon que le vent et les accidents de
la fortune le commandent ; il faut, comme je l'ai dit, que tant qu'il le peut il ne
s'écarte pas de la voie du bien, mais qu'au besoin il sache entrer dans celle du mal.

Il doit aussi prendre grand soin de ne pas laisser échapper une seule parole qui ne
respire les cinq qualités que je viens de nommer ; en sorte qu'à le voir et à l'enten-
dre on le croie tout plein de douceur, de sincérité, d'humanité, d'honneur, et princi-
palement de religion, qui est encore ce dont il importe le plus d'avoir l'apparence :
car les hommes, en général, jugent plus par leurs yeux que par leurs mains, tous
étant à portée de voir, et peu de toucher. Tout le monde voit ce que vous paraissez ;
peu connaissent à fond ce que vous êtes, et ce petit nombre n'osera point s'élever
contre l'opinion de la majorité, soutenue encore par la majesté du pouvoir souve-
rain. Machiavel, Le prince, XVIII (1515).

42
Séance 6

«La tolérance, en faveur de ceux qui diffèrent des autres en matière de religion, est
si conforme à l'évangile de Jésus-Christ, et au sens commun de tous les hommes,
qu'on peut regarder comme une chose monstrueuse, qu'il y ait des gens assez aveu-
gles, pour n'en voir pas la nécessité et l'avantage, au milieu de tant de lumière qui
les environne. je ne m'arrêterai pas ici à accuser l'orgueil et l'ambition des uns, la
passion et le zèle peu charitable des autres. Ce sont des vices dont il est presque im-
possible qu'on soit jamais délivré à tous égards ; mais ils sont d'une telle nature,
qu'il n'y a personne qui en veuille soutenir le reproche, sans les pallier de quelque
couleur spécieuse, et qui ne prétende mériter ces éloges, lors même qu'il est entraî-
né par la violence de ses passions déréglées. Quoi qu'il en soit, afin que les uns ne
couvrent pas leur esprit de persécution et leur cruauté anti-chrétienne, des belles
apparences de l'intérêt public, et de l'observation des lois ; et afin que les autres,
sous prétexte de religion, ne cherchent pas l'impunité de leur libertinage et de leur
licence effrénée, en un mot, afin qu'aucun ne se trompe soi-même ou n'abuse les
autres, sous prétexte de fidélité envers le prince ou de soumission à ses ordres, et
de scrupule de conscience ou de sincérité dans le culte divin ; je crois qu'il est d'une
nécessité absolue de distinguer ici, avec toute l'exactitude possible, ce qui regarde
le gouvernement civil, de ce qui appartient à la religion, et de marquer les justes
bornes qui séparent les droits de l'un et ceux de l'autre. Sans cela, il n'y aura jamais
de fin aux disputes qui s'élèveront entre ceux qui s'intéressent, ou qui prétendent
s'intéresser, d'un côté au salut des âmes, et de l'autre au bien de l’État». Locke, Let-
tre sur la tolérance (1689).

43
S ECTION 4

Le Dieu des philosophes


Séance 7

«Il fallait que je rejetasse, comme absolument faux, tout ce en quoi je pourrais ima-
giner le moindre doute afin de voir s’il ne resterait point, après cela, quelque chose
en ma créance, qui fût entièrement indubitable. Ainsi, à cause que nos sens
nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu’il n’y avait aucune chose qui fût
telle qu’ils nous la font imaginer. Et pour ce qu’il y a des hommes qui se mépren-
nent en raisonnant, même touchant les plus simples matières de géométrie, et y
font des paralogismes, jugeant que j’étais sujet à faillir, autant qu’aucun autre, je
rejetai comme fausses toutes les raisons que j’avais prises auparavant pour dé-
monstrations. Et enfin, considérant que toutes les mêmes pensées que nous
avons étant éveillés, nous peuvent aussi venir, quand nous dormons, sans qu’il y en
ait aucune, pour lors, qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses
qui m’étaient jamais entrées en l’esprit n’étaient non plus vraies que les illusions de
mes songes.

Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout
était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. Et
remarquant que cette vérité : je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée,
que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capa-
bles de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule, pour le pre-
mier principe de la philosophie que je cherchais». Descartes, Discours de la mé-
thode, IV (1637).

44
Séance 8.

«En suite de quoi, faisant réflexion sur ce que je doutais, et que, par conséquent,
mon être n’était pas tout parfait, car je voyais clairement que c’était une plus
grande perfection de connaître que de douter, je m’avisai de chercher d’où j’avais
appris à penser à quelque chose de plus parfait que je n’étais ; et je connus évidem-
ment que ce devait être de quelque nature qui fût en effet plus parfaite. Pour ce qui
est des pensées que j’avais de plusieurs autres choses hors de moi, comme du ciel,
de la terre, de la lumière, de la chaleur, et de mille autres, je n’étais point tant en
peine de savoir d’où elles venaient, à cause que, ne remarquant rien en elles qui me
semblât les rendre supérieures à moi, je pouvais croire que, si elles étaient vraies,
c’étaient des dépendances de ma nature, en tant qu’elle avait quelque perfection ;
et si elles ne l’étaient pas, que je les tenais du néant, c’est-à-dire qu’elles étaient en
moi, pour ce que j’avais du défaut. Mais ce ne pouvait être le même de l’idée d’un
être plus parfait que le mien : car, de la tenir du néant, c’était chose manifestement
impossible ; et pour ce qu’il n’y a pas moins de répugnance que le plus parfait soit
une suite et une dépendance du moins parfait, qu’il y en a que de rien procède quel-
que chose, je ne la pouvais tenir non plus de moi-même. De façon qu’il restait
qu’elle eût été mise en moi par une nature qui fût véritablement plus parfaite que
je n’étais, et même qui eût en soi toutes les perfections dont je pouvais avoir quel-
que idée, c’est-à-dire, pour m’expliquer en un mot, qui fût Dieu». Descartes, Dis-
cours de la méthode, IV (1637).

45
Séance 9.

I. J’entends par cause de soi ce dont l’essence enveloppe l’existence, ou ce dont la


nature ne peut être conçue que comme existante.

II. Une chose est dite finie en son genre quand elle peut être bornée par une autre
chose de même nature. Par exemple, un corps est dit chose finie, parce que nous
concevons toujours un corps plus grand ; de même, une pensée est bornée par une
autre pensée ; mais le corps n’est pas borné par la pensée, ni la pensée par le corps.

III. J’entends par substance ce qui est en soi et est conçu par soi, c’est-à-dire ce
dont le concept peut être formé sans avoir besoin du concept d’une autre chose.

IV. J’entends par attribut ce que la raison conçoit dans la substance comme consti-
tuant son essence.

V. J’entends par mode les affections de la substance, ou ce qui est dans autre chose
et est conçu par cette même chose.

VI. J’entends par Dieu un être absolument infini, c’est-à-dire une substance consti-
tuée par une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infi-
nie.

Proposition XIV. Il ne peut exister et on ne peut concevoir aucune autre substance


que Dieu. Il suit de là très-clairement  : 1° Que Dieu est unique, c’est-à-dire qu’il
n’existe dans la nature des choses qu’une seule substance, et qu’elle est absolument
infinie; 2° Que la chose étendue et la chose pensante sont des attributs de Dieu, ou
des affections des attributs de Dieu. Spinoza, Éthique, I (1677)

46
René Descartes pensait que ce que nous saisissons avec notre raison est plus réel que ce que nous
percevons avec nos sens, Descartes comprend que ce « je pensant » est plus réel
— Pour trouver la vérité quant à la nature de l'existence, il commence par douter de que le monde matériel perçu par nos sens. Et il ne s'arrête pas là.
tout. Il veut en effet construire son système philosophique sur des bases solides...
— Eh bien, ne t'arrête pas non plus !
—... car si les fondations s'effondrent, toute la maison s'écroule avec.
— Descartes se demande ensuite s'il ne connaît pas autre chose avec la même certi-
— C'est gentil de vouloir m'aider, mon enfant. Descartes ne veut pas dire qu'il est tude intuitive que le fait d'être un sujet pensant. Il a aussi la nette conscience qu'il
bon de douter de tout, mais que dans le principe il est possible de douter de tout. existe un être parfait. Cette idée s'est toujours imposée à lui, ce qui lui permet d'en
Pour ce qui est de connaître le monde, nous ne serons pas tellement plus avancés déduire qu'elle ne peut pas venir de lui-même. Cette idée de perfection ne peut ve-
de lire Platon ou Aristote ; tout au plus aurons-nous approfondi notre connais- nir que d'un être parfait, en d'autres termes, de Dieu. Que Dieu existe est pour Des-
sance historique. D'où la nécessité de faire table rase du passé. cartes une vérité aussi immédiate que celle qui établit un sujet pensant.

— Il voulait déblayer le chantier avant de construire sa propre maison, c'est ça? — Je trouve qu'il se met à tirer des conclusions un peu hâtives. Il était plus prudent
au début.
— Oui, pour être sûr que les fondations de la pensée soient bien solides, il voulait
n'utiliser que des matériaux tout neufs. Le doute de Descartes allait encore plus
loin : nous ne pouvons même pas tenir compte de nos sens car qui sait s'ils ne se
moquent pas de nous ? Spinoza (II)

— Comment ça? — Spinoza ne prétendait pas que tout ce qui existe au monde est de l'ordre de la
nature, puisqu'il mettait en parallèle Dieu et la nature. Il voyait Dieu dans tout ce
— Quand nous rêvons, nous croyons bien vivre quelque chose de réel. Qu'est-ce qui qui existe et tout ce qui existe, en Dieu.
différencie nos perceptions à l'état de veille de celles dans nos rêves? « Quand je
considère attentivement cela, je ne trouve pas une seule qualité qui sépare nette- — Il était panthéiste, alors ?
ment la veille du rêve », écrit Descartes. Et de poursuivre : « Comment être sûr que
toute la vie n'est pas qu'un rêve? » — Bien vu. Pour Spinoza, Dieu n'était pas celui qui se contente de créer le monde
pour le regarder d'en haut, non, Dieu est le monde. Spinoza exprime la même idée
* autrement en disant que le monde est en Dieu.

— Descartes voulait partir de zéro et ce doute fondamental était sa première et uni- — Selon Spinoza, nous autres hommes connaissons deux qualités ou formes d'appa-
que certitude. Mais s'il doute, il doit aussi être sûr qu'il pense, et s'il pense, il doit ritions de Dieu, à savoir les attributs de Dieu, qui sont la « pensée » et l'« étendue »
donc être un être pensant. Ou comme il le dit lui-même : Cogito ergo sum. — Ça que Descartes avait déterminées. Dieu — ou la nature — se manifeste sous forme
veut dire quoi ? de pensée ou de chose dans l'espace. Il se peut que Dieu ait infiniment plus d'attri-
buts que ces deux-là, mais ce sont les seuls auxquels les hommes aient accès.
— « Je pense, donc je suis. »
Jostein Gaarder, Le monde de Sophie (1991).
— On ne peut pas dire que ce soit une conclusion fracassante.
*
— C'est vrai. Mais note cependant avec quelle remarquable certitude d'ordre intui-
tif il s'appréhende tout à coup comme un « être pensant ». De même que Platon

47
S ECTION 5

La menace de l'athéisme
Séance 10

«L'angoisse de l'avenir dispose les hommes à s'enquérir des causes des choses, car
la connaissance de ces causes les rend plus capables d'organiser le présent à leur
meilleur avantage. La curiosité, ou amour de la connaissance des causes, conduit
l'homme, à partir de la considération de l'effet, à la recherche de la cause, et, à nou-
veau, de la cause de cette cause, jusqu'à ce que, par nécessité, il soit amené finale-
ment à la pensée qu'il existe quelque cause sans cause antérieure, c'est-à-dire une
cause éternelle, qui est appelée Dieu par les hommes. De sorte qu'il est impossible
de faire une enquête approfondie des causes naturelles sans être par là incliné à
croire qu'existe un Dieu éternel, quoique les hommes ne puissent avoir en leur es-
prit aucune idée de lui qui corresponde à sa nature. Car, tout comme un homme
aveugle de naissance, qui entend les hommes parler de se réchauffer auprès du feu,
et qui est amené à s'y réchauffer lui-même, peut facilement concevoir et être cer-
tain qu'il y a quelque chose que les hommes appellent feu et qui est la cause de la
chaleur qu'il sent, mais ne peut imaginer à quoi ça ressemble, ni avoir dans son es-
prit une idée pareille à celle de ceux qui le voient, un homme, par les choses visi-
bles de ce monde, et leur ordre admirable, peut concevoir 1 que tout cela a une
cause, que les hommes appellent Dieu, et cependant il n'a pas une idée ou une
image de lui dans son esprit».

Et ceux qui font peu de recherches, ou n'en font pas du tout, sur les causes naturel-
les des choses, sont cependant enclins, par la crainte qui vient de l'ignorance même
de ce qui a le pouvoir de leur faire beaucoup de bien ou de mal, à supposer et à fein-
dre en eux-mêmes différentes sortes de pouvoirs invisibles, à redouter leurs pro-
pres imaginations, à les invoquer en temps de détresse, et à leur rendre grâces
quand ce qu'on espérait a été obtenu avec succès, faisant [ainsi] leurs dieux des
créatures de leur propre imagination. De cette façon, les hommes, à partir d'une
variété innombrable de dieux, ont créé dans le monde d'innombrables sortes de
dieux. Et cette crainte des choses invisibles est le germe naturel de ce que chacun
appelle religion pour lui-même, et superstition chez ceux qui rendent un culte diffé-
rent du leur et éprouvent une crainte différente de la leur à l'égard de cette puis-
sance» Thomas Hobbes, Leviathan, I, 11 (1651).

48
Séance 11

«Quand nous pensons à une montagne d'or, nous ne faisons qu'unir deux idées
compatibles, celle d'or et celle de montagne, qui nous sont déjà connues. Nous pou-
vons concevoir un cheval vertueux parce que nous pouvons concevoir la vertu
d'après notre propre expérience interne, et nous pouvons l'unir à l'aspect et à la
forme d'un cheval, qui nous est un animal familier. En un mot, tous les matériaux
de la pensée viennent ou du sens interne ou des sens externes. Leur mélange et
leur composition seuls tirent leur origine de l'esprit et de la volonté; ou, pour m'ex-
primer dans un langage philosophique, toutes nos idées ou plus faibles perceptions
sont des copies des impressions ou plus vives perceptions.

Pour le prouver, les deux arguments suivants seront, je l'espère, suffisants. Premiè-
rement, quand nous analysons nos pensées ou idées, quelque composées ou subli-
mes qu'elles soient, nous trouverons toujours qu'elles se décomposent en idées sim-
ples du genre de celles qui ont été les copies de sensations ou de sentiments. Même
les idées qui, au premier regard, semblent les plus éloignées de cette origine, se ré-
vèlent, après un examen minutieux plus serré, venir de la même source. L'idée de
Dieu, entendu comme un Être infiniment intelligent, infiniment sage et infiniment
bon, provient d'une réflexion sur les opérations de notre propre esprit, en accrois-
sant sans limites ces qualités de bonté et de sagesse. Nous pouvons poursuivre
cette enquête aussi loin qu'il nous plaira, nous trouverons toujours que chaque idée
examinée est la copie d'une impression semblable» David Hume, Enquête sur l’en-
tendement humain”, II (1749).

49
David Hume — Cela paraît assez séduisant jusqu'ici. Tu n'aurais pas quelques exemples ?

— C'est donc de l'empirisme que tu veux me parler aujourd'hui? — Il était communément admis à l'époque de Hume que les anges existaient. Qui
dit ange veut dire un corps masculin avec des ailes. En as-tu déjà rencontré, So-
— Je vais essayer. Les principaux empiristes ou philosophes de l'expérience étaient phie?
Locke, Berkeley et Hume, tous trois anglais, alors que les grands rationalistes du
xvne siècle étaient un Français, Descartes, un Hollandais, Spinoza, et un Allemand, — Non.
Leibniz. C'est pourquoi on fait parfois la distinction entre l'empirisme anglais et le
rationalisme continental. — Mais tu as vu des corps masculins ?

— D'accord, mais est-ce que tu peux reprendre ta définition de l'empirisme? — Quelle question !

— Un empiriste veut déduire toutes ses connaissances sur le monde de ce que ses — Et tu as déjà vu des ailes ?
sens lui transmettent. Il faut partir d'Aristote pour trouver la formule classique : «
Rien n'existe dans la conscience qui n'ait existé avant dans les sens. » Il faut y voir — Évidemment, mais jamais sur un homme.
une critique directe de la théorie des idées chère à Platon, selon lequel l'homme
— Selon Hume, l'« ange » est une « association d'idées ». Deux expériences diffé-
naît avec des idées venant du monde des idées. Locke reprend la phrase d'Aristote
rentes dans la réalité se trouvent arbitrairement réunies par l'imagination de
à son compte et quand il l'utilise, c'est cette fois contre Descartes.
l'homme. En d'autres termes, c'est une représentation fausse comme tant d'autres
— Rien n'existe dans la conscience... qui n'ait existé avant dans les sens ? dont il faut se débarrasser au plus vite. Car, comme dit Hume : « Si nous prenons
en main n'importe quel livre sur la conception de Dieu ou la métaphysique, nous
— Nous n'avons aucune représentation ou idée préconçue du monde dans lequel devrions nous poser la question : contient-il le moindre raisonnement abstrait con-
nous naissons avant de l'avoir perçu. Si nous avons une représentation ou une idée cernant la grandeur ou le nombre? Non. Contient-il le moindre raisonnement fon-
qui n'a aucun lien avec des faits dont nous avons fait l'expérience, c'est alors une dé sur l'expérience concernant les faits et l'existence? Non. Alors jetons-le aux flam-
idée fausse. Avec des termes tels que « Dieu », « éternité » ou « substance », la rai- mes, car il ne peut contenir que des élucubrations de sophistes et des rêveries avor-
son tourne à vide, car personne n'a vraiment fait l'expérience de Dieu, de l'éternité tées. »
ou de ce que les philosophes avaient appelé la Substance. On peut à loisir écrire des
traités savants qui au bout du compte n'apportent aucun nouveau savoir réel. Ce Jostein Gaarder, Le monde de Sophie (1991).
type de raisonnement peut sembler fort judicieux, mais ce n'est qu'une forme de
*
masturbation intellectuelle. Il s'agissait de tout repasser au peigne fin, comme
quand on cherche de l'or pour découvrir parmi toute la boue et le sable quelques
pépites d'or.

— Hume, en tant qu'empiriste, s'attache à mettre de l'ordre dans les concepts et les
constructions intellectuelles des précédents philosophes, car on trouvait à cette épo-
que aussi bien des croyances héritées du Moyen Âge que les pensées des rationalis-
tes du XVIIe siècle. Hume voulut retourner à l'expérience sensible immédiate. Car
aucune philosophie, dit-il, « ne pourra nous mener au-delà des expériences quoti-
diennes ou nous donner des règles de conduite différentes de celles qu'une ré-
flexion sur la vie de tous les jours nous permet de trouver ».

50
C HAPITRE 4

Raison et
histoire dans
le siècle des
lumières et le
romantisme.
Où l’on verra comment les philosophes
du XVIIIe et du XIX siècle construissent
une philosophie de l’histoire, en termes
d’émancipation collective.
S ECTION 1

Les philosophes
Séance 1

“Enfin, l'espèce humaine doit-elle s'améliorer, soit par de nouvelles découvertes


dans les sciences et dans les arts, et, par une conséquence nécessaire, dans les
moyens de bien-être particulier et de prospérité commune ; soit par des progrès
dans les principes de conduite et dans la morale pratique ; soit enfin par le perfec-
tionnement réel des facultés intellectuelles, morales et physiques, qui peut être éga-
lement la suite, ou de celui des instruments qui augmentent l'intensité et dirigent
l'emploi de ces facultés, ou même de celui de l'organisation naturelle de l'homme ?

En répondant à ces trois questions, nous trouverons, dans l'expérience du passé,


dans l'observation des progrès que les sciences, que la civilisation ont faits jus-
qu'ici, dans l'analyse de la marche de l'esprit humain et du développement de ses
facultés, les motifs les plus forts de croire que la nature n'a mis aucun terme à nos
espérances.

Si nous jetons un coup d’œil sur l'état actuel du globe, nous verrons d'abord que,
dans l'Europe, les principes de la constitution française sont déjà ceux de tous les
hommes éclairés. Nous les y verrons trop répandus, et trop hautement professés,
pour que les efforts des tyrans et des prêtres puissent les empêcher de pénétrer peu
à peu jusqu'aux cabanes de leurs esclaves ; et ces principes y réveilleront bientôt un
reste de bon sens, et cette sourde indignation que l'habitude de l'humiliation et de
la terreur ne peut étouffer dans l'âme des opprimés”. Condorcet, Esquisse d’un ta-
bleau historique des progrès de l’esprit humain (1793-1794).

52
Le siècle des Lumières — La religion devait retrouver des racines rationnelles et beaucoup luttèrent pour
imposer ce qu'on pourrait appeler une religion naturelle. C'est mon sixième point.
— C'était ton troisième point, non? De nombreux matérialistes dignes de ce nom ne croyaient en aucun dieu et affi-
chaient un athéisme de bon aloi. Cependant, les philosophes du siècle des Lumiè-
— Oui, il s'agissait maintenant d'« éclairer » les couches profondes de la popula- res trouvaient qu'on ne pouvait concevoir un monde sans Dieu. Le monde était
tion. C'était la condition sine qua non pour fonder une meilleure société. La misère trop soumis à la raison pour envisager une telle possibilité. Newton partageait ce
et l'exploitation n'étaient selon eux que la conséquence de l'ignorance et de la su- point de vue.
perstition si répandues parmi le peuple. C'est pourquoi les philosophes de cette
époque accordèrent une place primordiale à l'éducation du peuple et des enfants. [...]
Ce n'est pas un hasard si la pédagogie date du siècle des Lumières.
— Beaucoup se déclarèrent pour ce qu'on a appelé le déisme.
— Si je comprends bien, l'école date du Moyen Âge et la pédagogie du siècle des Lu-
mières? — C'est quoi?

— Si tu veux, oui. L'œuvre marquante du siècle des Lumières fut une grande ency- — Le déisme est une conception selon laquelle Dieu a créé le monde il y a très, très
clopédie et cela est significatif. Cette Encyclopédie en 28 volumes parut de 1751 à longtemps, et ne s'est pas manifesté depuis. Dieu se réduit donc à un « Être su-
1772 avec la collaboration de tous les grands philosophes du siècle des Lumières. « prême » qui ne se révèle qu'à travers la nature et ses lois, et non de manière « sur-
On y trouve tout, disait-on, de la manière de fabriquer une aiguille à la manière de naturelle ». Chez Aristote aussi nous avions trouvé la présence d'un « Dieu philoso-
fondre un canon. » phique » : Dieu était la « première cause » ou le « premier moteur » de l'univers.

— Ces philosophes pensaient qu'il suffisait de répandre la raison et la connaissance — Il ne reste plus qu'un dernier point et c'est la question des droits de l'homme.
pour que l'humanité progresse à grands pas. Ce n'était qu'une question de temps
pour que l'ignorance et la superstition cèdent la place à une humanité « éclairée ». — C'est peut-être le point le plus important de tous. En effet, les philosophes fran-
Le progrès est une bonne chose s'il suit la lumière naturelle de la raison. Pour cer- çais du siècle des Lumières avaient un sens pratique beaucoup plus développé que
tains, le nouveau mot d'ordre fut le retour à la nature. Mais pour ces philosophes le leurs compatriotes anglais.
mot « nature » signifiait presque la même chose que « raison ». Car la raison de
l'homme est pour eux une donnée de la nature. Le « bon sauvage » fut cité en exem- — Ils mettaient en pratique leurs théories philosophiques ?
ple parce qu'il n'était pas corrompu par la « civilisation ». « Nous devrions retour-
— Oui, ils luttaient pour la reconnaissance des « droits naturels » des citoyens. Il
ner à la nature », telle est la formule de Jean-Jacques Rousseau. Car la nature est
s'agissait tout d'abord de la censure, c'est-à-dire de la liberté d'expression, dans le
bonne et l'homme est, par nature, bon. Tout le mal réside en la société. L'enfant
domaine de la religion, de la morale et de la politique. Chacun devait pouvoir pen-
devrait, selon lui, avoir le droit de vivre dans son état d'innocence « naturelle » aus-
ser librement et exprimer ses convictions. Et il s'agissait aussi de lutter contre l'es-
si longtemps que possible. Là encore le statut particulier de l'enfance date du siècle
clavage et d'adoucir le traitement des criminels.
des Lumières, alors qu'avant ce n'était qu'une préparation à la vie d'adulte. Nous
sommes en effet des êtres humains et vivons notre vie sur terre même lorsque nous — Difficile de ne pas être d'accord sur tous ces points, je trouve.
sommes enfants.
— Le principe de l'« inviolabilité de tout individu » est exposé à la fin de la Déclara-
— Ça paraît pourtant une évidence. tion des droits de l'homme et du citoyen qui fut rédigée par l'Assemblée nationale
française en 1789.
— Quant à la religion, il fallait qu'elle redevienne « naturelle ».
Jostein Gaarder, Le monde de Sophie (1991).
— Comment ça?

53
S ECTION 2 ture. Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopoliti-
que (1784).

Kant: le plan caché.


Séance 3

« Proposition 1: Toutes les dispositions naturelles d'une créature sont destinées à


se développer un jour complètement et en raison d'une fin.

2 : Chez l'homme (en tant qu'il est la seule créature raisonnable sur terre), les dispo-
sitions naturelles, dont la destination est l'usage de la raison, devaient se dévelop-
per seulement dans l'espèce, pas dans l'individu.

3 : La nature a voulu que l'homme tire entièrement de lui-même ce qui va au-delà


de l'agencement mécanique de son existence animale, et qu'il ne participe à aucune
autre félicité ou à aucune autre perfection, que celles qu'il s'est procurées lui-même
par la raison, en tant qu'affranchi de l'instinct.

4 : Le moyen dont se sert la nature, pour mener à terme le développement de tou-


tes les dispositions humaines est leur antagonisme dans la société, jusqu'à ce que
celui-ci finisse pourtant par devenir la cause d'un ordre conforme à la loi.

5 : Le plus grand problème pour l'espèce humaine, celui que la nature la force à ré-
soudre, est de parvenir à une société civile administrant universellement le droit.

6 : Ce problème est en même temps le plus difficile et celui qui sera résolu le plus
tard.

7 : Le problème de l'établissement d'une société civile parfaite est dépendant de ce-


lui de l'établissement de relations extérieures entre les États régies par des lois, et
ne peut être résolu sans que ce dernier ne le soit.

8 : On peut considérer l'histoire de l'espèce humaine, dans l'ensemble, comme l'exé-


cution d'un plan caché de la nature, pour réaliser, à l'intérieur, et dans ce but, aussi
à l'extérieur, une constitution politique parfaite, car c'est la seule façon pour elle de
pouvoir développer complètement en l'humanité toutes ses dispositions.

9 : Une tentative philosophique d'étudier l'histoire universelle d'après un plan de la


nature visant l'union civile parfaite dans l'espèce humaine doit être considérée
comme possible et même comme susceptible de favoriser cette intention de la na-

54
Séance 4

« Les lumières, c’est pour l’homme sortir d’une minorité qui n’est imputable qu’à
lui. La minorité, c’est l’incapacité de se servir de son entendement sans la tutelle
d’un autre. C’est à lui seul qu’est imputable cette minorité dès lors qu’elle ne pro-
cède pas du manque d’entendement, mais du manque de résolution et de courage
nécessaires pour se servir de son entendement sans la tutelle d’autrui. Sapere aude
! Aie le courage de te servir de ton propre entendement : telle est donc la devise des
Lumières. 

La paresse et la lâcheté sont causes qu’une si grande partie des hommes affranchis
depuis longtemps par la nature de toute tutelle étrangère, se plaisent cependant à
rester leur vie durant des mineurs ; et c’est pour cette raison qu’il est si aisé à d’au-
tre de s’instituer leurs tuteurs. Il est si commode d’être mineur […] Il est donc diffi-
cile pour tout homme pris individuellement de se dégager de cette minorité deve-
nue comme une seconde nature. Il s’y est même attaché et il est alors réellement
incapable de se servir de son entendement parce qu’on ne le laissa jamais en fait
l’essai. Préceptes et formules, ces instruments mécaniques destinés à l’usage raison-
nable ou plutôt au mauvais usage de ses dons naturels, sont les entraves de cet état
de minorité qui se perpétue.

Qu’un public en revanche s’éclaire lui-même est davantage possible ; c’est même, si
seulement on lui en laisse la liberté, pratiquement inévitable. Car, alors, il se trouve-
ra toujours quelques hommes pensant par eux-mêmes, y compris parmi les tuteurs
officiels du plus grand nombre, qui, après voir rejeté eux-mêmes le joug de la mino-
rité, rependront l’esprit d’une estimation raisonnable de sa propre valeur et de la
vocation de chaque homme a penser par lui-même […]

Mais ces Lumières n’exigent rien d’autre que la liberté ; et même la plus inoffensive
de toutes les libertés, c’est-à-dire celle de faire un usage public de sa raison dans
tous les domaines. Emmanuel Kant, Qu’est ce que les lumières ? (1784)

55
L'étique kantienne — Quand je fais quelque chose, je dois donc désirer que tous les autres dans une
même situation aient la même attitude que moi, c'est ça?
— Kant a toujours ressenti que la distinction entre le bien et le mal recouvrait quel-
que chose de réel. Il rejoignait en cela les rationalistes pour qui la raison permettait — Exactement. Ce n'est qu'à cette condition que tu agis en accord avec la loi morale
de faire le tri. Tous les hommes savent ce qui est bien et ce qui est mal, et nous le que tu portes en toi. Kant formula cet impératif catégorique en disant : « Agis de
savons, non parce que nous l'avons appris mais parce que c'est inscrit dans notre telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la per-
raison. Tous les hommes sont dotés d'une raison pratique, c'est-à-dire d'une facul- sonne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement
té propre à la raison qui nous permet en toute occasion de distinguer le bien du comme un moyen. »
mal sur le plan de la moralité.
— Ce qui revient à dire que nous ne devons pas « utiliser » les autres pour essayer
— C'est donc inné ? d'en tirer un profit personnel.

— Oui, la faculté de distinguer le bien du mal est innée comme toutes les autres — Oui, car tous les hommes sont une fin en soi. Cela vaut pour tous les autres, mais
qualités de la raison. De même que tous les hommes admettent le principe de cau- aussi pour toi-même. Tu n'as pas le droit de t'utiliser seulement comme moyen
salité au sein de l'univers, tous ont accès à la même loi morale universelle. Cette loi pour obtenir quelque chose.
est aussi absolue que les lois physiques pour les phénomènes naturels. Elle est le
fondement de notre vie morale comme peut l'être le principe de causalité pour no- — Cela rappelle un peu ce dont on nous a rebattu les oreilles, à savoir : « Ne fais
tre entendement ou encore que sept plus cinq égale douze. pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse. »

— Et que dit cette loi morale? — Oui, c'est un principe qui s'applique en toute situation et où on retrouve la loi
morale formulée par Kant. La loi morale est pour Kant aussi absolue et universelle
— Parce qu'elle précède toute expérience, elle est dite « formelle ». En d'autres ter- que le principe de causalité, par exemple. La raison est impuissante à la démontrer,
mes, elle n'est liée à aucune situation particulière où se poserait un problème de mais elle n'en reste pas moins incontournable. Personne ne peut le nier.
choix. Elle vaut pour tous les hommes quelles que soient leur époque et leur socié-
té. Elle ne dit pas ce qu'il faut faire ou ne pas faire dans telle ou telle circonstance, — J'ai comme l'impression qu'au fond nous parlons de la conscience. Tous les hom-
mais ce qu'il convient de faire en toute circonstance. mes en ont une, non ?

— Mais à quoi ça sert d'avoir une loi morale en soi si elle ne nous dit pas ce qu'il — Oui, quand Kant décrit la loi morale, il décrit la conscience de l'homme. Nous ne
faut faire dans une situation bien précise ? pouvons pas démontrer ce que nous dit notre conscience morale, mais nous le sa-
vons malgré tout parfaitement bien.
— Kant formule cette loi morale comme étant un impératif catégorique. Par là il
veut dire que la loi morale est « catégorique », c'est-à-dire qu'elle vaut pour toutes — Je cherche parfois à me montrer sous mon meilleur jour dans un but bien précis.
les situations et qu'elle est « impérative », c'est-à-dire qu'elle donne un ordre au- Comme par exemple pour me faire des amis.
quel on ne peut qu'obéir.
— Dans ce cas tu n'agis pas, malgré les apparences, selon la loi morale. Même si
—Hum... c'est en accord avec la loi morale, ce qui en soi est très bien. Mais pour mériter le
terme d'action morale, il faut que ce soit le résultat d'une victoire sur toi-même. Il
— Kant formule cet impératif catégorique de différentes manières. Il commence faut que tu sentes que c'est ton devoir d'agir de la sorte. C'est pourquoi on parle
par dire : « Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir en souvent chez Kant d'une éthique du devoir. Jostein Gaarder, Le monde de Sophie
même temps qu'elle devienne une loi universelle. » (1991).

56
S ECTION 3

Hegel et l’Esprit
Séance 5

« L’histoire universelle est la manifestation du processus divin absolu de


l’Esprit dans ses plus hautes figures : la marche graduelle par laquelle il parvient à
sa vérité et prend conscience de soi. Les peuples historiques, les caractères détermi-
nés de leur éthique collective, de leur constitution, de leur art, de leur religion, de
leur science, constituent les configurations de cette marche graduelle. Franchir ces
degrés, c’est le désir infini et la poussée irrésistible de l’Esprit du Monde,  car leur
articulation aussi bien que leur réalisation est son concept même»

« La seule idée qu'apporte la philosophie est la simple idée de la Raison – l'idée


que la Raison gouverne le monde et que, par conséquent, l'histoire universelle s'est
elle aussi déroulée rationnellement.

« Ce sont maintenant les grands hommes historiques qui saisissent cet universel
supérieur et font de lui  leur but. Ce sont eux qui réalisent ce but qui correspond au
concept supérieur de l’Esprit. C’est pourquoi on doit les nommer des héros ».

Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire universelle (1830)

57
Séance 6

“L’histoire universelle est le progrès dans la conscience de la liberté -un progrès


que nous avons à reconnaître ici dans sa nécessité. De ce que j’ai dit d’une manière
générale sur les divers degrés du savoir de la liberté, que les Orientaux ont su qu’un
seul homme est libre, le monde grec et romain que quelques-uns sont libres tandis
que nous savons que tous les hommes sont libres, que l’homme en tant qu’homme
es libre, de cela résulte la division des différentes époques que nous distinguons
dans l’histoire mondiale, et d’après laquelle nous allons la considérer”.

« L'histoire mondiale est le progrès dans la conscience de la liberté »

Hegel Leçons sur la philosophie de l’histoire Universelle (1830).

58
Friedrich Hegel — Ah?

— Hegel dit que l'esprit du monde se développe pour atteindre une conscience de — Mais dès qu'une position est nettement définie, elle attire son contraire. Ce que
plus en plus grande de lui-même. Comme les fleuves qui deviennent de plus en Hegel appelle une négation. La négation de la philosophie des Éléates, ce fut Héra-
plus larges au fur et à mesure qu'ils se rapprochent de l'océan. Selon Hegel, l'his- clite qui déclara que « tout s'écoule ». À partir de ce moment il y a une tension en-
toire n'est que le lent éveil de l'Esprit du monde jusqu'au stade le plus avancé de la tre deux manières de voir diamétralement opposées. Mais cette tension fut conser-
conscience de lui-même. Le monde a toujours existé, mais à travers la culture des vée, niée, dépassée (subsumée) quand Empédocle affirma que tous les deux
hommes et l'évolution des hommes, l'Esprit du monde prend de plus en plus con- avaient à la fois raison et tort.
science de sa spécificité.
— Je commence à y voir plus clair...
— Comment pouvait-il en être si sûr?
— Les Éléates avaient raison en affirmant que rien fondamentalement ne se trans-
— C'est pour lui une réalité historique. Il ne s'agit nullement d'une prophétie. Qui- forme, mais ils avaient tort en disant que l'on ne pouvait se fier à ses sens. Héra-
conque étudie l'histoire verra que l'humanité se dirige vers une plus grande con- clite, lui, avait raison de croire qu'on pouvait se fier à ses sens, mais tort quand il
naissance. L'histoire témoigne en effet que l'humanité évolue dans le sens d'une disait que tout s'écoule.
plus grande rationalité et d'une plus grande liberté. Malgré tous ses méandres, le
processus historique va « vers l'avant ». Nous disons que l'histoire a un seul but : — Car il n'y avait pas qu'une seule substance élémentaire. La composition chan-
celui de se dépasser elle-même. geait constamment et non les éléments eux-mêmes.

— Bon, admettons qu'il y ait comme tu dis une évolution. — Très juste. Le point de vue d'Empédocle qui a départagé les deux points de vue
opposés, c'est ce que Hegel a appelé la négation de la négation.
— Oui, l'histoire n'est qu'une longue chaîne de pensées. Hegel indique quelles rè-
gles gouvernent cette longue chaîne de pensées. Il suffit d'étudier tant soit peu l'his- — Oh ! la la ! quel terme !
toire pour se rendre compte qu'une pensée vient souvent se greffer sur d'autres pen-
sées plus anciennes. Mais, à peine posée, cette pensée va être contrée par une nou- — Il a qualifié les trois stades de la connaissance de thèse, antithèse et synthèse.
velle pensée, créant ainsi une tension entre deux modes de pensée. Et cette contra-
— C'est bien théorique, tout ça.
diction sera levée grâce à une troisième pensée qui conservera le meilleur des deux
points de vue. C'est ce que Hegel appelle un processus dialectique. — Effectivement, c'est très théorique, mais Hegel ne veut pas appliquer un quelcon-
que « schéma » à l'histoire. Il s'était borné à mettre à nu certaines lois qui régissent
— Un processus dialectique ?
le développement de la raison — ou de l'Esprit du monde — à travers l'histoire. Du
— Tu te souviens de la discussion des présocratiques à propos d'une substance élé- reste, la dialectique de Hegel ne s'applique pas seulement à l'histoire. Quand nous
mentaire et de ses métamorphoses... discutons ou voulons expliquer quelque chose, nous pensons de manière dialecti-
que. Nous essayons de déceler les défauts de l'argumentation : c'est ce que Hegel
— Oui, en gros. nomme « penser négativement ». Mais quand nous critiquons un mode de pensée,
nous voulons conserver aussi ce qu'il a de bon. Jostein Gaarder, Le monde de So-
— Puis vinrent les Éléates qui affirmèrent qu'aucune matière ne pouvait se transfor- phie (1991).
mer. Ils furent obligés de nier les changements que leurs sens percevaient pourtant
dans la nature. Les Éléates avaient formulé cette affirmation et c'est un point de
vue de ce type que Hegel appelle une position.

59
S ECTION 4

Marx: une histoire maté-


rielle
Séance 9

“Toutes les sociétés antérieures, nous l'avons vu, ont reposé sur l'antagonisme de
classes oppressives et de classes opprimées. Mais, pour opprimer une classe, il faut
pouvoir lui garantir des conditions d'existence qui lui permettent, au moins, de vi-
vre dans la servitude. Le serf, en plein servage, est parvenu a devenir membre
d'une commune, de même que le petit-bourgeois s'est élevé au rang de bourgeois,
sous le joug de l'absolutisme féodal. L'ouvrier moderne au contraire, loin de s'éle-
ver avec le progrès de l'industrie, descend toujours plus bas, au-dessous même des
conditions de vie de sa propre classe. Le travailleur devient un pauvre, et le paupé-
risme s'accroît plus rapidement encore que la population et la richesse. Il est donc
manifeste que la bourgeoisie est incapable de remplir plus longtemps son rôle de
classe dirigeante et d'imposer à la société, comme loi régulatrice, les conditions
d'existence de sa classe. Elle ne peut plus régner, parce qu'elle est incapable d'assu-
rer l'existence de son esclave dans le cadre de son esclavage, parce qu'elle est obli-
gée de le laisser déchoir au point de devoir le nourrir au lieu de se faire nourrir par
lui. La société ne peut plus vivre sous sa domination, ce qui revient à dire que l'exis-
tence de la bourgeoisie n'est plus compatible avec celle de la société”. Marx, Mani-
feste communiste (1848).

60
Séance 10

“L'existence et la domination de la classe bourgeoise ont pour condition essentielle


l'accumulation de la richesse aux mains des particuliers, la formation et l'accroisse-
ment du Capital; la condition d'existence du capital, c'est le salariat. Le salariat re-
pose exclusivement sur la concurrence des ouvriers entre eux. Le progrès de l' in-
dustrie, dont la bourgeoisie est l'agent sans volonté propre et sans résistance, subs-
titue à l'isolement des ouvriers résultant de leur concurrence, leur union révolution-
naire par l'association. Ainsi, le développement de la grande industrie sape, sous
les pieds de la bourgeoisie, le terrain même sur lequel elle a établi son système de
production et d'appropriation. Avant tout, la bourgeoisie produit ses propres fos-
soyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables”. Marx,
Manifeste communiste (1848).

61
Karl Marx manière dont les conditions matérielles déterminent la réflexion philosophique au
sein de la société.
— Tu as dit qu'il était le philosophe du « matérialisme historique ».
— Je comprends.
— Il n'était pas un « philosophe matérialiste » dans le sens des philosophes atomis-
tes de l'Antiquité, ou encore du matérialisme mécanique des XVI et XVIIe siècles. — Ces conditions matérielles, économiques et sociales, Marx leur donna le terme
Selon lui, les conditions matérielles de la société déterminent de façon radicale no- d'infrastructure. Le mode de pensée d'une société, ses institutions politiques, ses
tre mode de pensée. Ces conditions matérielles sont à la base de tout développe- lois, sans oublier sa religion, son art, sa morale, sa philosophie et sa science, Marx
ment historique. appela tout ça la superstructure

— C'était autre chose que l'Esprit du monde de Hegel ! — L'infrastructure et la superstructure, donc.

— Hegel avait expliqué que le développement historique provenait de la tension —Marx dit que c'est la classe dirigeante qui, en gros, détermine ce qui est bien et ce
entre des éléments contradictoires qui disparaissaient sous le coup d'un brusque qui est mal. Car toute l'histoire n'est qu'une histoire de luttes de classes. L'histoire
changement. Marx est d'accord avec cette pensée mais, selon lui, ce bon vieux He- ne fait que retracer la lutte pour s'emparer des moyens de production.
gel mettait tout la tête en bas.
— Mais est-ce que les pensées et les idées des hommes ne contribuent pas elles aus-
— Pas toute la vie quand même? si à transformer l'histoire ?

— Hegel nommait cette force motrice de l'histoire l'Esprit du monde ou la Raison — Oui et non. Marx était conscient que la superstructure d'une société pouvait in-
universelle. Cette façon de voir les choses revenait, selon Marx, à prendre les cho- fluencer l'infrastructure, mais il ne reconnaissait pas à la superstructure d'histoire
ses à l'envers. Lui voulait démontrer que les changements des conditions matériel- indépendante. Tout le développement de l'histoire, de la société esclavagiste de
les de vie sont le véritable moteur de l'histoire. Ce ne sont pas les conditions spiri- l'Antiquité jusqu'à nos sociétés industrielles, est dû avant tout à des modifications
tuelles qui sont à l'origine des changements dans les conditions matérielles de de l'infrastructure de la société.
l'existence, mais le contraire : les conditions matérielles déterminent de nouvelles
conditions spirituelles. Marx souligne donc tout particulièrement le poids des for- — Oui, tu l'as déjà dit.
ces économiques au sein de la société, qui introduisent toutes sortes de change-
ments et par là même font progresser l'histoire. — Toutes les phases historiques se caractérisent, selon Marx, par une opposition
entre deux classes sociales. Dans la société esclavagiste de l'Antiquité, on trouve
— Tu n'aurais pas un exemple? cette opposition entre les esclaves et les citoyens libres ; dans la société féodale, en-
tre le seigneur et le paysan et, par la suite, entre le noble et le bourgeois. Mais à
— La philosophie et la science de l'Antiquité avaient une conception purement théo- l'époque de Marx, la société était dite bourgeoise, ou capitaliste, et l'opposition se
rique. Personne ne s'intéressait vraiment aux applications pratiques de ces connais- jouait entre le capitaliste et le travailleur ou prolétaire. D'un côté il y a ceux qui pos-
sances qui auraient apporté pourtant de notables améliorations. sèdent les moyens de production, de l'autre ceux qui ne les possèdent pas. Et parce
que la classe dirigeante ne veut pas laisser échapper son pouvoir, seule une révolu-
— Ah? tion peut l'obliger à le faire. Jostein Gaarder, Le monde de Sophie (1991).

— Tout cela est lié à l'organisation de la vie quotidienne sur le plan économique.
Toute la vie productive était dans une très large mesure fondée sur le travail des
esclaves ; c'est pourquoi les bons bourgeois de l'époque ne s'embarrassaient pas *
d'améliorer le travail par des inventions d'ordre pratique. Tu as là un exemple de la

62
63
S ECTION 5

Le positivisme
Séance 7

“En étudiant ainsi le développement total de l'intelligence humaine dans ses diver-
ses sphères d'activité, depuis son premier essor le plus simple jusqu'à nos jours, je
crois avoir découvert une grande loi fondamentale, à laquelle il est assujetti par
une nécessité invariable, et qui me semble pouvoir être solidement établie, soit sur
les preuves rationnelles fournies par la connaissance de notre organisation, soit sur
les vérifications historiques résultant d'un examen attentif du passé. Cette loi con-
siste en ce que chacune de nos conceptions principales, chaque branche de nos con-
naissances, passe successivement par trois états théoriques différents : l'état théolo-
gique, ou fictif; l'état métaphysique, ou abstrait; l'état scientifique, ou positif.

En d'autres termes, l'esprit humain, par sa nature, emploie successivement dans


chacune de ses recherches trois méthodes de philosopher dont le caractère est es-
sentiellement différent et même radicalement opposé: d'abord la méthode théologi-
que, ensuite la méthode métaphysique et enfin la méthode positive. De là, trois sor-
tes de philosophies, ou de systèmes généraux de conceptions sur l'ensemble des
phénomènes, qui s'excluent mutuellement: la première est le point de départ néces-
saire, de l'intelligence humaine; la troisième, son état fixe et définitif; la seconde
est uniquement destinée à servir de transition”. Compte, Cours de philosophie posi-
tive (1842).

64
Séance 8

Dans l'état théologique, l'esprit humain, dirigeant essentiellement ses recherches


vers la nature intime des êtres, les causes premières et finales de tous les effets qui
le frappent, en un mot vers les connaissances absolues, se représente les phénomè-
nes comme produits par l'action directe et continue d'agents surnaturels plus ou
moins nombreux, dont l'intervention arbitraire explique toutes les anomalies appa-
rentes de l'univers.

Dans l'état métaphysique, qui n'est au fond qu'une simple modification générale du
premier, les agents surnaturels sont remplacés par des forces abstraites, véritables
entités (abstractions personnifiées) inhérentes aux divers êtres du monde, et con-
çues comme capables d'engendrer par elles-mêmes tous les phénomènes observés,
dont l'explication consiste alors à assigner pour chacun l'entité correspondante.

Enfin, dans l'état positif, l'esprit humain reconnaissant l'impossibilité d'obtenir des
notions absolues, renonce à chercher l'origine et la destination de l'univers, et à
connaître les causes intimes des phénomènes, pour s'attacher uniquement à décou-
vrir, par l'usage bien combiné du raisonnement et de l'observation, leurs lois effecti-
ves, c'est-à-dire leurs relations invariables de succession et de similitude. L'explica-
tion des faits, réduite alors à ses termes réels, n'est plus désormais que la liaison
établie entre les divers phénomènes particuliers et quelques faits généraux dont les
progrès de la science tendent de plus en plus à diminuer le nombre”. Compte,
Cours de philosophie positive (1842).

65
C HAPITRE 5

La crise de la
raison au xxe
siècle.

Où l’on verra comment les philosophes


du XXe siècle mettent en question la ra-
tionalité comme outil de connaissance.
S ECTION 1

Ce qui cache la raison


Nietzsche Au fond, j'ai en horreur toutes les morales qui disent : "Ne fais pas telle chose! Renonce!
Dépasse-toi!" - je suis en revanche bien disposé envers les morales qui m'incitent à faire quelque
chose, à le refaire et ce du matin au soir, et à en rêver la nuit, à ne penser à rien d'autre qu'à : faire le
bien, aussi bien que moi seul, justement, je le peux! Qui vit de la sorte voit tomber continuellement,
l'une après l'autre, les choses qui n'appartiennent pas à une telle vie [...]. Le gai savoir (1882)

Séance 1

Vous me demandez de vous dire tout ce qui est idiosyncrasie chez les
philosophes  ?... Par exemple leur manque de sens historique, leur haine contre
l’idée du devenir, leur égypticisme. Ils croient faire honneur à une chose en la déga-
geant de son côté historique, sub specie aeterni, — quand ils en font une momie.
Tout ce que les philosophes ont manié depuis des milliers d’années c’était des
idées-momies, rien de réel ne sortait vivant de leurs mains. Ils tuent, ils empaillent
lorsqu’ils adorent, messieurs les idolâtres des idées, — ils mettent tout en danger
de mort lorsqu’ils adorent. La mort, l’évolution, l’âge, tout aussi bien que la nais-
sance et la croissance sont pour eux des objections, — et même des réfutations. Ce
qui est ne devient pas  ; ce qui devient n’est pas... Maintenant ils croient tous,
même avec désespoir, à l’être. Frederich Nietzsche, Le crépuscule des Idoles
(1889).

Vocabulaire

Idiosyncrasie : Personnalité psychique propre à chaque individu.


Devenir : Change, mouvement.
Momie : Corps d'un humain mort ayant subi un traitement destiné à assurer sa conservation.
Idolâtre : Qui manifeste à quelqu'un ou à quelque chose une dévotion exagérée.
Imposteur : Celui qui trompe, qui abuse autrui par des mensonges, de fausses promesses, dans le
but d'en tirer un profit matériel ou moral.
Objection : Argument opposé à une affirmation pour la réfuter.
Réfutation : Chose, événement qui vient démentir une affirmation.

67
Séance 2

Établissons par contre de quelle façon différente nous (— je dis nous par poli-
tesse...) concevons le problème de l’erreur et de l’apparence. Autrefois on considé-
rait le changement, la variation, le devenir en général, comme des preuves de l’ap-
parence, comme un signe qu’il devait y avoir quelque chose qui nous égare. Aujour-
d’hui, au contraire, nous voyons exactement aussi loin que le préjugé de la raison
nous force à fixer l’unité, l’identité, la durée, la substance, la cause, la réalité, l’être,
qu’il nous enchevêtre en quelque sorte dans l’erreur, qu’il nécessite l’erreur  ; mal-
gré que, par suite d’une vérification sévère, nous soyons certains que l’erreur se
trouve là. Il n’en est pas autrement que du mouvement des astres : là nos yeux sont
l’avocat continuel de l’erreur, tandis qu’ici c’est notre langage qui plaide sans cesse
pour elle. Le langage appartient, par son origine, à l’époque des formes les plus ru-
dimentaires de la psychologie  : nous entrons dans un grossier fétichisme si nous
prenons conscience des conditions premières de la métaphysique du langage, c’est-
à-dire de la raison. Frederich Nietzsche, Le crépuscule des Idoles (1889).

Vocabulaire

Egarer : Mettre (quelqu'un) hors du chemin qu'il doit suivre.


Enchevetre: Constituer un ensemble confus, désordonné.
Fetichisme : Attachement ou respect exagéré pour quelqu'un ou quelque chose.

68
Sigmund Freud. L'interprétation des rêves est, en réalité, la voie royale de la connaissance de
l'inconscient, la base la plus sûre de nos recherches, et c'est l'étude des rêves, plus qu'aucune autre,
qui vous convaincra de la valeur de la psychanalyse et vous formera à sa pratique. Quand on me
demande comment on peut devenir psychanalyste, je réponds : par l'étude de ses propres rêves.
Cinq leçons de psychanalyse (1910).

Séance 3

Tu as trop présumé de ta force lorsque tu as cru pouvoir disposer à ton gré de tes
instincts sexuels et n'être pas obligé de tenir compte le moins du monde de leurs
aspirations. Ils se sont alors révoltés et ont suivi leurs propres voies obscures afin
de se soustraire à la répression, ils ont conquis leur droit d'une manière qui ne pou-
vait plus te convenir. Tu n'as pas su comment ils s'y sont pris, quelles voies ils ont
choisies ; seul, le résultat de ce travail, le symptôme, qui se manifeste par la souf-
france que tu éprouves, est venu à ta connaissance. Tu ne le reconnais pas, alors,
comme étant le rejeton de tes instincts repoussés et tu ignores qu'il en est la satis-
faction substitutive. « Mais tout ce processus n'est possible qu'à une seule condi-
tion : c'est que tu te trouves encore dans l'erreur sur un autre point important. Tu
crois savoir tout ce qui se passe dans ton âme, dès que c'est suffisamment impor-
tant, parce que ta conscience te l'apprendrait alors. Et quand tu restes sans nouvel-
les d'une chose qui est dans ton âme, tu admets, avec une parfaite assurance, que
cela ne s'y trouve pas. Tu vas même jusqu'à tenir « psychique » pour identique à «
conscient », c'est-à-dire connu de toi, et cela malgré les preuves les plus évidentes
qu'il doit sans cesse se passer dans ta vie psychique bien plus de choses qu'il ne
peut s'en révéler à ta conscience.

[...]

Tu te comportes comme un monarque absolu qui se contente des informations que


lui donnent les hauts dignitaires de la cour et qui ne descend pas vers le peuple
pour entendre sa voix. Rentre en toi-même profondément et apprends d'abord à te
connaître, alors tu comprendras pourquoi tu vas tomber malade, et peut-être évite-
ras-tu de le devenir. » C'est de cette manière que la psychanalyse voudrait instruire
le moi. Mais les deux clartés qu'elle nous apporte : savoir, que la vie instinctive de
la sexualité ne saurait être complètement domptée en nous et que les processus psy-
chiques sont en eux-mêmes inconscients, et ne deviennent accessibles et subordon-
nés au moi que par une perception incomplète et incertaine, équivalent à affirmer
que le moi n'est pas maître dans sa propre maison.

Freud, Une difficulté de la psychanalyse (1917).

69
Jürgen Habermas. Il n'a pas pu prévoir le changement de structure de l'espace public dominé
par les mass media électroniques, dégénéré au niveau sémantique, occupé par des images et des
réalités virtuelles ; il n'a pas pu pressentir le détournement que subirait la "parole" comme moyen
des Lumières, à la fois dans le sens de l'endoctrinement muet et dans le sens de l'usage trompeur du
langage. La paix perpétuelle (2016)

Séance 4

Le progrès quasi autonome de la science et de la technique dont dépend effective-


ment la variable la plus importante du système, à savoir la croissance économique,
fait figure de variable indépendante. Il en résulte une perspective selon laquelle
l'évolution du système social paraît être déterminée par la logique du progrès scien-
tifique et technique. La dynamique immanente à ce progrès semble produire des
contraintes objectives auxquelles doit se conformer une politique répondant à des
besoins fonctionnels. Or, une fois que cette illusion s'est effectivement bien implan-
tée, la propagande peut invoquer le rôle de la science et de la technique pour expli-
quer et légitimer les raisons pour lesquelles, dans les sociétés modernes, un proces-
sus de formation démocratique de la volonté politique concernant les questions de
la pratique "doit" nécessairement perdre toute fonction et céder la place aux déci-
sions de nature plébiscitaire concernant les alternatives mettant tel ou tel person-
nel administratif à la tête de l'État. C'est la thèse de la technocratie, et le discours
scientifique en a développé la théorie sous différentes versions. Mais le fait qu'elle
puisse pénétrer aussi, en tant qu'idéologie implicite, dans la conscience de la masse
de la production dépolitisée et avoir un pouvoir de légitimation me paraît plus im-
portant. Jurgen Habermas, La Technique et la Science comme idéologie (1963)

Vocabulaire

Immanente : qui est à demeure dans un sujet, qui n'en peut être séparé.
Technocratie : gouvernement des techniques.
Légitimation : justification.

70
S ECTION 2

L’impuissance de la raison
Ortega y Gasset. La civilización no dura porque a los hombres sólo les interesan los resultados de
la misma: los anestésicos, los automóviles, la radio. Pero nada de lo que da la civilización es el fruto
natural de un árbol endémico. Todo es resultado de un esfuerzo. Sólo se aguanta una civilización si
muchos aportan su colaboración al esfuerzo. Si todos prefieren gozar el fruto, la civilización se hun-
de.

Clase 5. En la que intuiremos el sentido profundo de la palabra caleidoscopio.

Cada vida es un punto de vista sobre el universo. En rigor, lo que ella ve no lo pue-
de ver otra. Cada individuo -persona, pueblo, época- es un órgano insustituible pa-
ra la conquista de la verdad. He aquí como ésta, que por sí misma es ajena a las vari-
aciones históricas, adquiere una dimensión vital. Sin el desarrollo, el cambio perpe-
tuo y la inagotable aventura que constituye la vida, el universo, la omnímoda ver-
dad, quedaría ignorado.

El error inveterado consistía en suponer que la realidad tenía por sí misma, e inde-
pendientemente del punto de vista que sobre ella se tomara, una fisonomía propia.
Pensando así, claro está, toda visión de ella desde un punto determinado no coinci-
diría con ese su aspecto absoluto y, por tanto, sería falsa. Pero es el caso que la reali-
dad, como un paisaje, tiene infinitas perspectivas, todas ellas igualmente verídicas
y auténticas. La sola perspectiva es ésa que pretende ser la única.

Ortega y Gasset, El tema de nuestro tiempo (1924).

71
William James. Dans la vie de l'esprit comme dans la vie pratique, celui dont les connaissances
tiennent progresse toujours et réussit.Celui, au contraire, piétine qui perd son temps à réapprendre
ce qu'il a oublié. Précis de Psychologie (1909)

Séance 6

Énoncé de l'exercice: De quoi nous sommes-nous occupés ? Non pas de la vérité,


mais de vérités, au pluriel, de certaines idées directrices, de certains processus se
réalisant au milieu des choses elles-mêmes, et n'ayant pour caractère commun que
d'être, toutes, des idées qui paient. Elles paient, en nous conduisant, si elles ne
nous y font pas pénétrer, vers quelques parties d'un système intellectuel qui
plonge, en de nombreux points, dans les perceptions sensibles. Ces dernières, il
nous arrive de les copier ou de les reproduire mentalement ; mais, alors même qu'il
n'en est pas ainsi, on se trouve avoir avec elles cette sorte de commerce que l'on dé-
signe du nom vague de vérification. Bref, le mot "vérité" n'est pour nous qu'un nom
collectif, absolument comme "santé", "richesse", "force" sont des noms désignant
d'autres processus relatifs à la vie, d'autres processus qui paient eux aussi. La véri-
té est une chose qui se fait, de même que la santé, la richesse et la force, au cours
de notre existence [...].

J'en viens donc à dire, pour résumer tout cela : le vrai consiste simplement dans ce
qui est avantageux pour notre pensée, de même que le juste consiste simplement
dans ce qui est avantageux pour notre conduite. Je veux dire : avantageux à peu
près de n'importe quelle manière, avantageux à longue échéance et dans l'ensem-
ble ; car ce qui est avantageux à l'égard de l'expérience actuellement en vue ne le
sera pas nécessairement au même degré à l'égard des expériences ultérieures.

William James, Pragmatisme (1907)

Vocabulaire

Échéance : terme d’un délai.


Ultérieur : qui se fait ou arrive après.

72
Ludwig Wittgenstein. Je venais de prendre des pommes dans un sac en papier, où elles avaient
séjourné longtemps ; j'avais dû en couper beaucoup par la moitié, et jeter la partie pourrie. Comme
je recopiais, un instant plus tard, une phrase que j'avais écrite, dont la dernière moitié était mau-
vaise, je la regardai aussitôt comme une pomme à demi pourrie. Il en va généralement ainsi pour
moi : tout ce qui m'arrive devient pour moi une image de ce à quoi je suis en train de penser. Remar-
ques mêlées (1914-1951).

Séance 7

5.6 Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde.

5.61 La logique remplit le monde ; les frontières du monde sont aussi ses frontiè-
res. Nous ne pouvons donc dire en logique ; il y a ceci et ceci dans le monde, mais
pas cela. Car ce serait apparemment présupposer que nous excluons certaines pos-
sibilités, ce qui ne peut avoir lieu, car alors la logique devrait passer au-delà des
frontières du monde ; comme si elle pouvait observer ces frontières également à
partir de l’autre bord. Ce que nous ne pouvons penser, nous ne pouvons le penser ;
nous ne pouvons donc davantage dire ce que nous ne pouvons penser.

6.52 Il y a assurément de l’indicible. Il se montre, c’est le Mystique.

6.53 La méthode correcte en philosophie consisterait proprement en ceci : ne rien


dire que ce qui se laisse dire, à savoir les propositions de la science de la nature —
quelque chose qui, par conséquent, n’a rien à faire avec la philosophie — , puis
quand quelqu’un d’autre voudrait dire quelque chose de métaphysique, lui démon-
trer toujours qu’il a omis de donner, dans ses propositions, une signification à cer-
tains signes. Cette méthode serait insatisfaisante pour l’autre — qui n’aurait pas le
sentiment que nous lui avons enseigné de la philosophie — mais ce serait la seule
strictement correcte.

7. Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence.

Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus (1921).

73
Séance 8

Commander et agir d’après des commandements. Décrire un objet d’après son as-
pect, ou d’après des mesures prises. Reconstituer un objet d’après une description
(dessin). Rapporter un événement. Faire des conjectures au sujet d’un événement.
Former une hypothèse et l’examiner. Représenter les résultats d’une expérimenta-
tion par des tables et des diagrammes. Inventer une histoire; et la lire. Jouer du
théâtre. Chanter des «rondes». Deviner des énigmes. Faire un mot d’esprit; racon-
ter. Résoudre un problème d’arithmétique pratique. Traduire une langue dans une
autre. Solliciter, remercier, maudire, saluer, prier. (§23)

Au lieu d'indiquer quelque chose qui est commun à tout ce que nous nommons lan-
gage, je dis que pas une chose n'est commune à ces phénomènes, qui nous per-
mette d'user du même mot — mais qu'ils sont apparentés les uns aux autres de dif-
férentes manières. Et c'est à cause de cet apparentement ou de ces affinités que
nous les nommons tous « langages ». J'essayerai de l'expliquer. (§65)

considérons par exemple les processus que nous nommons les « jeux ». J'entends
les jeux de dames et d'échecs, de cartes, de balle, les compétitions sportives.
Qu'est?]ce qui leur est commun à tous ? — Ne dites pas : Il faut que quelque chose
leur soit commun, autrement ils ne se nommeraient pas « jeux » — mais voyez
d'abord si quelque chose leur est commun. — Car si vous le considérez, vous ne ver-
rez sans doute pas ce qui leur serait commun à tous, mais vous verrez des analo-
gies, des affinités, et vous en verrez toute une série. (§66)

Pour une large classe de cas où l’on use du mot «signification» — sinon pour tous
les cas de son usage — on peut expliquer ce mot de la façon suivante : La significa-
tion d’un mot est son usage dans le langage. (§135)

Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques (1953)

74
S ECTION 3

Au de-là de la raison
Michael Foucault. Il faut constater que le pouvoir produit du savoir ; que pouvoir et savoir s’im-
pliquent directement l’un l’autre ; qu’il n’y a pas de relations de pouvoir sans constitution corréla-
tive d’un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue en même temps des relations
de pouvoir. Surveiller et punir (1975)

Séance 9

Il existe dans notre société un autre principe d'exclusion: [...] Je pense à l'opposi-
tion raison et folie. Depuis le fond du Moyen Age le fou est celui dont le discours ne
peut pas circuler comme celui des autres: il arrive que sa parole soit tenue pour
nulle et non avenue, n'ayant ni vérité ni importance, ne pouvant pas faire foi en jus-
tice, ne pouvant pas authentifier un acte ou un contrat, ne pouvant pas même, dans
le sacrifice de la messe, permettre la transsubstantiation et faire du pain un corps ;
il arrive aussi en revanche qu'on lui prête, par opposition à toute autre, d'étranges
pouvoirs, celui de dire une vérité cachée, celui de prononcer l'avenir, celui de voir
en toute naïveté ce que la sagesse des autres ne peut pas percevoir. Il est curieux de
constater que pendant des siècles en Europe la parole du fou ou bien n'était pas en-
tendue, ou bien, si elle l'était, était écoutée comme une parole de vérité. Ou bien
elle tombait dans le néant - rejetée aussitôt que proférée ; ou bien on y déchiffrait
une raison naïve ou rusée, une raison plus raisonnable que celle des gens raisonna-
bles. De toute façon, exclue ou secrètement investie par la raison, au sens strict,
elle n'existait pas. C'était à travers ses paroles qu'on reconnaissait la folie du fou ;
elles étaient bien le lieu où s'exerçait le partage ; mais elles n'étaient jamais re-
cueillies ni écoutées. Jamais, avant la fin du XVIIIe siècle, un médecin n'avait eu
l'idée de savoir ce qui était dit (comment c'était dit, pourquoi c'était dit) dans cette
parole qui pourtant faisait la différence. Tout cet immense discours du fou retour-
nait au bruit ; et on ne lui donnait la parole que symboliquement, sur le théâtre où
il s'avançait, désarmé et réconcilié, puisqu'il y jouait le rôle de la vérité au masque.

Michael Foucault, L’ordre du discours (1971)

Vocabulaire

Naïf : qui dit sa pensée sans détour, ingénument.


Ruse : moyen qu'on emploie pour tromper.
Masque : qui se fait ou arrive après.

75
Guilles Deleuze. La philosophie n’est pas communicative, pas plus que contemplative ou ré-
flexive : elle est créatrice ou même révolutionnaire, par nature, en tant qu’elle ne cesse de créer de
nouveaux concepts. La seule condition est qu’ils aient une nécessité, mais aussi une étrangeté, et ils
les ont dans la mesure où ils répondent à de vrais problèmes. Le concept, c’est ce qui empêche la
pensée d’être une simple opinion, un avis, une discussion, un bavardage. Tout concept est un para-
doxe, forcément.. Pourparlers, 1972-1990

Séance 10

Un rhizome ne commence et n’aboutit pas, il est toujours au milieu, entre les cho-
ses, inter-être, intermezzo. L’arbre est filiation, mais le rhizome est alliance, unique-
ment d’alliance. L’arbre impose le verbe “être” mais le rhizome a pour tissu la con-
jonction “ et... et... et...”. Il y a dans cette conjonction assez de force pour secouer et
déraciner le verbe être. Òu allez-vous ? d’où partez-vous ? où voulez-vous en venir
? sont des questions bien inutiles. Faire table rase, partir ou repartir à zéro, cher-
cher un commencement, ou un fondement, impliquent une fausse conception du
voyage et du mouvement (méthodique, pédagogique, initiatique, symbolique...).

Mais Kleist, Lenz ou Buchner ont une autre manière de voyager comme de se mou-
voir, partir au milieu, par le milieu, entrer et sortir, non pas commencer ni finir,
Plus encore, c’est la littérature américaine, et déjà anglaise, qui ont manifesté ce
sens rhizomatique, ont su se mouvoir entre les choses, instaure une logique du ET,
renverser l’ontologie, destituer le fondement, annuler fin et commencement. Ils
ont su faire une pragmatique. C’est que le milieu n’est pas du tout une moyenne,
c’est au contraire l’endroit où les choses prennent de la vitesse. Entre les choses
ne désigne pas une relation localisable qui va de l’une à l’autre et réciproquement,
mais une direction perpendiculaire, un mouvement transversal qui les emporte
l’une et l’autre, ruisseau sans début ni fin, qui ronge ses deux rives et prend de la
vitesse au milieu.

Guilles Delueze, Anti-Oedipe, capitalisme et schizophrénie (1972).

Vocabulaire

Rhizome : Terme botanique. Tige souterraine ordinairement horizontale, qui s'allonge en poussant
soit des rameaux, soit des feuilles à l'une de ses extrémités, tandis qu'elle se détruit par l'autre.
Ruisseau : Courant d'eau peu considérable.
Rive : Le bord d'un fleuve, d'une rivière, d'un lac, d'un étang.

76

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