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Thierry Raffin

4 nov. 7 Min

Soi comme Autre


Dernière mise à jour : 14 nov.

Soi comme Autre ou « la figure de Socrate ». Voici encore un titre énigmatique. La formule évoque
peut-être d'une certaine manière celle de Rimbaud « JE est un autre », reprise plus tard Lacan pour
examiner l’inconscient freudien et qui continue toujours à faire beaucoup couler d'encre et de salive.
Elle dit comment nous sommes habités par un « autre » que celui que nous pensons être comme être
séparé, autonome, doué de cette raison par laquelle nous pensons et donc nous sommes dans la
ligne de Descartes. La perspective développée ici s'inscrit bien plutôt dans la ligne des travaux de Paul
Ricoeur - "Soi-même comme un autre".

Ce nouvel article vient explorer à nouveau cette interrogation du « qui suis-je ? », en prolongeant ce
que j’ai déjà pu écrire ici: « Etre soi-même » , « Connais-toi toi-même ou le souci de soi », « L'estre
véritable », à la lumière cette fois de cette interrogation de savoir « qui était Socrate ? ».
Mes tours et détours dans mes recherches sur la conscience me ramènent souvent comme on peut le
remarquer dans le labyrinthe delphique de la célèbre formule « connais-toi toi-même » et par la
même à Socrate à qui elle est parfois faussement attribuée. C'est que Socrate est bien mal connu,
même s’il apparait comme une figure majeure de l'histoire de la philosophie, dont il est présenté pour
ainsi dire comme le père fondateur.
Qui était Socrate ? Lui-même n'a laissé aucun écrit, comme pour Jésus, ses paroles et ses
enseignements ne nous sont connus que par les témoignages de ses disciples. Bien sûr au premier
rang desquels Platon avec ses fameux dialogues socratiques. D'autres témoignages divergents,
existent, en particulier celui de Xénophon. Mais ces récit ont souvent une dimension apologétique, et
il s'agit de mettre en avant le «génie » de Socrate à l'encontre des accusations des démocrates qui
l'ont condamné à mort, à boire la ciguë.
Les philologues qui décortiquent les textes philosophiques concluent à l'impossibilité de connaître le
Socrate historique. Reste « la figure de Socrate », une figure mythique bien étudiée par Pierre Hadot
dans deux textes distincts dont c’est le titre ; «Qu'est-ce que la philosophie antique ? » et « Exercices
spirituels et philosophie antique » , et aussi plus succinctement dans « le voile d'Isis ».
Alors pourquoi chercher à connaître Socrate, si comme pour ses dialogues nous aboutissons au final
à une aporie, une impossibilité, une indétermination ? Suivre le chemin philosophique d'un Socrate
mythique nous permet-il d'avancer sur le chemin sur cette « connaissance » socratique ? De quelle
connaissance peut-il s'agir ? Quelle leçon cet abîme pourrait-il peut-il nous livrer ?
Encore une fois, cela à voir avec l'Oracle delphique « connais-toi toi-même ». Je voudrais revenir ici
sur un des aspects de la compréhension que l'on peut avoir de cette injonction, que j'avais signalée
dans un précédent article. Dans cet article je rappelais que loin de notre modernité sondant
l'intériorité de l'individu, la connaissance de soi-même n'empruntait pas le chemin de l'introspection,
mais plutôt celui d'une invitation à l'amélioration de soi, par l'exercice de la « Vertu » ; c'est-à-dire
pour faire court de l'exercice de la justice, ce que les bouddhistes désignent par l’action juste et la
parole juste de l’Octuple noble sentier.
J’écrivais aussi que cette connaissance de soi ne pouvait être assimilée à « un simple développement
personnel, mais qu’il s’agit de s'ouvrir aux autres en soi […] il s'agit alors de reconnaître le caractère
pluriel de notre identité personnelle dans son rapport aux autres qui nous constituent ».
Nous retrouvons donc dès le moment socrate, l'affirmation de Rimbaud que « je est un autre ».
Dans le blog de philosophie, l'expression « je est un autre » est recontextualisé dans les explications
que Rimbaud livre dans une lettre à Paul Demery « il explique que la poésie n'est pas la parole du
moi, du « je » mais qu'elle vient de l'autre en moi ». Rimbaud précise« j'assiste à l'éclosion de ma
pensée, je la regarde, je l'écoute ». Rimbaud expérimente là ce que l'on ressent aussi lors de
l'expérience méditative, son œuvre se crée elle-même sous son regard, comme indépendante de lui-
même, comme si un autre était en lui.
Ceci n'est pas sans rappeler le « génie » ou plutôt exactement le « daïmon » de Socrate, instance de
lui-même qui le guidait, lui soufflait ses pensées, ses résolutions, et alimentait un ainsi l'affirmation
de son ignorance. C'est à condition de se vider de ses certitudes empruntées au monde, que Socrate
pouvait cheminer vers une autre vérité, non enseignée, et réaliser la Vertu, sans la connaître. La
connaissance de soi socratique peut apparaître ainsi comme une ouverture, une écoute d'un autre en
soi, qui paraît l'opposer aux autres dans son étrangeté. Et pourtant, Socrate apparaît en phase avec la
vie de la Cité, même si c'est pour interroger radicalement les modalités d'y vivre, et en rappelant sans
cesse que le souci de soi consiste à mettre sa vie à l’épreuve chaque jour, sauf à ce que cette vie ne
veuille pas la peine d'être vécue. Comme le résume Pierre Hadot « le souci de soi ne s'oppose donc
pas au souci de la Cité ». Il s'agit pour Socrate de faire de la vie, une œuvre de justice, de vivre
vertueusement, de vivre juste. Or comme le remarque cet autre philosophe commentateur de Socrate,
Merleau Ponty cité par Pierre Hadot, « il pensait qu'on ne peut pas être juste tout seul, qu’à l’être tout
seul, on cesse de l’être ».
Ainsi pour Socrate, il semble bien que l'être philosophique dont il est la figure mythique tient tout
entier dans ce que l'on pourrait appeler « l'inter-être» que constitue politiquement la Cité. Encore une
fois, Pierre Hadot est très clair : « le souci de soi est donc encore et donc indissolublement souci de la
Cité et souci des autres » (Qu'est-ce que la philosophie antique ? La figure de Socrate). Socrate disait
de lui-même :
« je suis un homme donné à la cité par la divinité: demandez-vous
donc s'il est humainement possible de négliger, comme moi, tous
ses intérêts personnels depuis tant d'années déjà, et cela pour
s'occuper de vous […] en pressant chacun de vous de devenir
meilleur ».

Socrate parcourait l'Agora, interpellant ses concitoyen d'Athènes, les engourdissant par le flot de ses
questions tel le poisson torpille, au point qu'ils ne savaient plus où ils en étaient, ni quoi dire, ni quoi
penser. Comme le reconnaît Ménon « oui je suis vraiment engourdi de corps et d'âme, et je suis
incapable de te répondre. Cent fois j'ai fait des discours sur la vertu devant des foules, et toujours je
crois je m'en suis fort bien tiré. Mais aujourd'hui impossible absolument de dire ce qu'elle est ! »
(Ménon 80 A- B) cité par François Roustang dans « Le secret de Socrate pour changer la vie ».
Socrate veut partager son ignorance avec ses interlocuteurs car pour lui la vertu n'est pas de l'ordre
de discours ou de la parole mais d’une pratique et d’une manière de savoir-vivre.

Pierre Hadot encore rappelle :

« Dans les Mémorables de Xénophon, Hippias dit à Socrate « au


lieu de questionner toujours sur la justice, il faudrait mieux nous
dire une bonne fois ce que c'est ». À quoi Socrate répond « à
défaut de la parole je fais voir ce qu'est la justice par mes actes. »

Ainsi Socrate invite par son questionnement hypnotique à une réforme de la vie. Comme le dit un
interlocuteur de Socrate « il nous entraîne dans un circuit de discours sans fin jusqu'à ce qu'on en
vienne à devoir rendre raison de soi-même, aussi bien quant à la manière dont on vit présentement
qu’à celle dont on a vécu son existence passée » ( Platon Lachès 187e). « L'individu est ainsi remis en
question dans les fondements même de son action, il prend conscience du problème vivant qu'il est
lui-même pour lui-même ».
Comme le disait Socrate dans l'Apologie de Platon :

« à chacun de vous je ferai le plus grand bien en le persuadant de


se préoccuper moins de ce qu'il a que de ce qui est » (Platon
Apologie 36b).

Hadot note que « par cet appel à l’ Etre de l'individu, la démarche socratique est existentielle […]
Socrate n'a pas de système à enseigner. Sa philosophie est toute entière exercice spirituel, nouveau
mode de vie, reflexion active, conscience vivante ».
Méditant sur ces réflexions me venait cette formule que le « soi » socratique se constitue dans
l'altérité, un « soi » divisé qui se manifeste par la présence en lui de son daïmon. Se connaître c'est
alors rechercher l'unité avec le daïmon par l'acceptation et l'intégration de sa présence comme partie
intégrale de soi.
Ainsi, l'étrangeté reconnue de Socrate, y compris par lui-même, peut-elle trouver sa résolution. Le
dialogue apparaît comme la voie-voix que Socrate emprunte pour se rejoindre lui-même en
rejoignant ses interlocuteurs dans l'ignorance, qui est aussi tant une profession de foi, qu'une
profession d'amour. Comme le Banquet de Platon le met bien en scène « ce chemin parcouru
ensemble par Socrate et l'interlocuteur, cette volonté commune de se mettre d'accord, sont déjà de
l'amour, et la philosophie réside bien plus dans cet exercice spirituel que dans la construction d'un
système. La tâche du dialogue consiste même essentiellement à montrer les limites du langage,
l'impossibilité pour le langage de communiquer l'expérience morale et existentielle » (Pierre Hadot
dans « Exercices spirituels et philosophie antique »).
Si le langage raisonné peut apparaître comme le propre de l'homme, alors la formule delphique du «
connais-toi toi-même », fait bien référence à cette conscience des limites de l'homme, à prendre
conscience et la mesure de sa division dans son Etre même. Cela, alors peut lui faire comprendre le
chemin d’Eros, comme voie de cette unité de lui-même par l'autre. Eros rend autre. « Lui aussi est
maïeutique. Il aide les âmes à s'engendrer elles-mêmes » .
Au terme de ma méditation, je notais « le dialogue socratique, ce chassé-croisé des êtres est comme
un entrelacement de soi et de l'autre sous la force d'impulsion et la puissance d’Eros ».

Au final, se poser la question de savoir qui était Socrate, nous fait toucher du doigt que la véritable
question contenue en elle reste le « qui suis-je ? », auquel nous conduit Socrate par ses tours et
détours, par lesquels notre identité établie dans les fausses certitudes du savoir social vacille. Qui
suis-je pour moi-même et pour les autres ? Celui que nous espérons découvrir par le « connais-toi
toi-même », réside peut-être alors moins en nous-même que dans ce que les autres font de nous,
que dans ce que nous sommes pour les autres. Pouvons-nous nous définir en dehors des
représentations que les autres, par leurs interactions et leurs interlocutions que nous entretenons
avec eux, nous renvoient et qui se réfléchissent (au 2 sens du terme) plus ou moins bien, en bien ou
en mal, en nous ?
C'est bien là la perspective développée par Paul Ricoeur dans l'un de ses livres majeurs "Soi-même

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