Vous êtes sur la page 1sur 4

Thierry Raffin

12 nov. 7 Min

Sans penser...
Dernière mise à jour : 14 nov.

Être sans penser


Le Vide, la petite mort de l'égo
La plénitude de la Vie

Allongé dans mon lit en pleine nuit, ces mots adviennent dans l'esprit, en forme de "Haïku", auxquels
je m'entraîne parfois, et raisonnent en moi comme un "koan". L'esprit est en éveil, entre rêve et
méditation - rêve lucide où des mots s'enchaînent, où la pensée, la vie, la mort, le vide s'entremêlent.
Ces mots, je les note pour moi-même, dans la crainte qu'ils ne s'évaporent de l'autre côté. L'esprit
gagne en sérénité, : ces pensées-là ne se sont pas échappées.
Quel enseignement puis-je en tirer ? Pourquoi sont-ils venus ? pour me dire quoi ?

En écho encore, me viennent à l'esprit, les propos de ce livre que je viens de démarrer de dialogue
entre Jean-Pierre Changeux et Paul Ricoeur autour du débat "La nature et la règle" , une sorte de
déclinaison du débat "nature/culture" à propos du rapport "esprit/cerveau", et aussi d'un article de
Philo magazine que je viens de lire à l'instant, en me levant, en prenant mon petit-déjeuner, et où il
est fait référence à l'expérience de pensée du "zombie" de David Chalmers dans "L'esprit conscient".
M'est venue aussi à l 'esprit la référence du livre de François Jullien "Le sage et sans idée" que
j'évoquerais plus longuement à la fin...
Tout cela bouillonne dans mon esprit comme les ingrédients de ce nouvel article au cœur de mes
peurs. Je pense trop ...!

L'origine de ces mots, "sans penser", tient plus particulièrement à la lecture récente du livre de
François Roustang "Le secret de Socrate pour changer la vie". Au regard de l'image dominante,
transmise par son disciples Platon, puis de générations en générations de philosophes, faisant de
Socrate (lui qui n'a rien écrit...), le père de la philosophie. Cette lecture est décapante, étonnante, voir
déconcertante. En effet, Socrate devrait être, selon cette iconographie apologétique, la figure même
du penseur. Mais voilà que Roustang tire un tout autre fil, s'appuyant sur une toute autre image de
Socrate : "Socrate le sorcier" mise en évidence par Nicolas Grimaldi . Roustang cherche alors à
comprendre ce qui fait la spécificité du Socrate historique pourtant inconnaissable, son
extravagance, son originalité, son atypisme, sa folie même peut-être. Lui-même, cité par Platon, se
disait « atopotatos » (Théètête 149 a) ; ce qui veut dire « hors lieu », étrange, extravagant, absurde,
inclassable, déroutant.
Socrate répète aussi inlassablement "je ne sais rien" . Voilà qu'il nous apparaît non pas comme un
maître à penser, mais au contraire comme un maître à ne plus penser. Comme le montre François
Roustang, Socrate prend ses distances vis-à-vis de la pensée raisonnée, et pas simplement à l'égard
des sophistes. L'attitude souvent de Socrate, est de "se retirer comme il l'a fait tant de fois, dans le
vide de la parole réfutée, par toute parole vidée de son sens. Se tenir à l'écart pour exercer le non
savoir, se mettre à l'écart pour retrouver le commencement. [...] à peine même la certitude d'exister,
plutôt une plénitude qui ne se pense et qui ne se sent. Le retrait comme degré zéro du faire et du
penser. À l'inverse, tout peut être résolu parce qu'il n'y a plus rien d'idéal, rien qui surplombe, la
pensée s'est réduite à la chose." (p.216-217)

La figure de Socrate sur laquelle s'est longuement penché aussi Pierre Hadot, le philosophe de
l'antiquité, est sans plus proche du chaman que du philosophe comme François Roustang semble le
penser en citant Henri Joly un autre philosophe (Voir l'entretien de François Roustang avec Frédéric
Lenoir dans "les racines du ciel")
Pour Socrate, dans ses dialogues, l'objectif semble ici par la médiation du langage et d'un pseudo
raisonnement, d'arriver à semer la confusion dans l'esprit de son interlocuteur, le vider de ses
fausses certitudes, à le "narcotiser", l'engourdir tel un poisson torpille ; avec l'intention non pas
d'atteindre la vérité, mais le doute quant au savoir, peut-être même quant à la pensée elle-même
(voir le chapitre le narcotique dans le livre de François Roustang). Ce que vise Socrate, c'est moins
l'accès au savoir conventionnel de la raison, qu'à partager son ignorance affirmée, revendiquée, qui
selon Roustang n'est pas le contraire du savoir, mais "un autre savoir, un savoir beaucoup plus
puissant" , relevant plutôt de l'ordre intuitif.
C'est le type de savoir ou plus exactement de disposition, de posture que Roustang préconise et
développe pour lui-même, dans la pratique thérapeutique. Pour lui, Socrate est davantage thérapeute
que philosophe. La parole-pensée lui sert de médiation avec d'autres niveaux et états de conscience,
avec ses interlocuteurs. Pour Socrate, la pratique de la parole mêle étroitement thérapeutique et
politique. Il s'agit moins peut-être d'aider ses concitoyens à aller mieux, à trouver un bien-être
personnel comme on l'entend dans notre modernité, une forme d'épanouissement de soi-même ; que
de développer un être-à-la-Cité empreint de " justesse et de sagesse " (formule qu'il utilise
couramment). C'est une autre manière de comprendre le "bien-être " , ici de la Cité, qui est d'y
trouver sa juste place, de vivre selon l'ordre de la communauté, en conformité avec l'ordre de la
Nature, du Cosmos. Nature et culture ne s'opposent pas dans une telle vision du monde , « animiste »
dirait Philippe Descola ("Par-delà nature et culture"), qui constitue et institut les chamans. Là est la
Vertu socratique, celle que développera l'école stoïcienne plus particulièrement. On est bien à
l'opposé de l'approche des sophistes , pour lesquels l'usage du langage permet de frayer un passage
dans l'art de gouverner la Cité, au sens de pouvoir y exercer une excellence cultivée, éduquée,
permettant d'orienter la pensée des citoyens. La politique apparait ici comme moyen de forger les
opinions, au fondement paradoxal de l'ordre démocratique qu'il vise à instaurer, où raison, logique
et rhétorique s'entremêlent. Sans doute peut-on voir dans cette opposition générique, celle que nous
voyons aujourd'hui entre ce que l'on peut appeler la vertu du politique au sens noble et la "vertu"
(compétence technique ici - techné ) politicienne.
Ainsi ne pas penser, tourner le dos à la sophistique, cet art (techné) de penser, permet de s'accorder
avec la Nature, de vivre en conformité avec elle. On retrouve bien là, la veine de la "pensée"
stoïcienne où l'articulation de la parole confine, y compris dans ses formes dogmatiques, à
l'accomplissement des "exercices spirituels". La vertu stoïcienne est bien dans la manière de vivre, en
exerçant son rôle, sa place dans la cité :

« ton affaire c'est de jouer correctement le personnage qui t'a été


confié ; quand tu as le choisir c'est celle d'un autre. » Épictète - Le
manuel

Il y a là toute une philosophie de la vie "en conformité" qui s'oppose et qui se heurte à nos
sensibilités modernes, individualistes, où trouver sa place est plutôt tâcher de se faire une place au
soleil. Le souci de soi oriente plutôt dans le souci de la Cité, des autres comme on le notait déjà dans
l'article précédent en citant Pierre Hadot ("Soi comme Autre").
Rompre avec les pensées toutes faites, cultiver l'ignorance et le doute en soi, en abandonnant les
formes usuelles de la pensée, "être sans penser" apparaissent alors comme la condition de se
connaître soi-même au sens antique, de trouver sa juste place dans le Cosmos-Cité. Cette vision
thérapeutique antique, bien éloignée du développement personnel, s'inscrit dans une approche
spirituelle, une école de sagesse, dans la recherche d'une vie d'équilibre et de mesure, brisant l'élan de
l' "Ubris" qui souvent nous emporte au-delà de nous-même.
On le voit, « être sans penser » interroge le rapport entre d'une part la philosophie ( au sens
occidental du terme) qui développe et valorise la pratique de la pensée raisonnée comme moyen
d'accès à la Vérité, posée comme raison du monde, et qui trouvera dans la formule cartésienne du
cogito "je pense donc je suis" , une clé pour ouvrir la modernité ; et d'autre part la sagesse comme
manière d'être au monde "sans penser" , une voie explorée de son côté par François Jullien à propos
de la figure du Sage dans la tradition chinoise. Dans « Un sage est sans idée ou l'autre de la
philosophie », François Jullien comprend le développement de la pensée chinoise comme le choix de
la pratique de l'existence - le propre pour lui de la sagesse- distinct de la voie de la philosophie
rejetée dans la tradition confucéenne-taoïste. Pour François Jullien, là où la philosophie conçoit la
vérité, la sagesse réalise "l'évidence" dans l'ordinaire de la vie pratique, quotidienne. Pour le sage, «
être sans idée », ce n'est pas être vide d'idées, mais ne pas s'attacher à une idée privilégiée, et plutôt
faire jouer les idées non comme des moyens d'accès à une vérité, mais plutôt comme le dégagement
d'un chemin du "juste milieu" , par lequel il s'agit d'être en résonance avec ce qui advient. (pour une
présentation raisonnée du livre de François Jullien voir le texte ici :
https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1999_num_97_1_7141_t1_0186_0000_2 - voir
aussi la conférence de François Jullien "Sagesse ou philosophie")

Le détour par la Chine permet de mieux comprendre que « sans penser », ce n'est pas être « sans
pensée ». Les pensées ne peuvent pas ne pas être là. La question est plutôt qu'en fait-on ? s'agit-il
nécessairement d'établir leur noblesse et leur justesse dans une pensée articulée, raisonnée -ce qu'est
le fait de penser - ou bien de les faire jouer comme une possibilité de s'ajuster à l'impermanence tout
à la fois du monde et de notre Être ?
On retrouve là, le questionnement sur ce que peut vouloir dire « penser ». Est-ce simplement "être
sans pensée" ? Ne retrouve-t-on pas là, l'injonction -mal comprise- de la méditation -« ne pas
penser » - ou plus exactement ce qu'elle signifie du point de vue de l'expérience : il y a là des pensées
mais nous ne sommes pas obligés de les suivre, "de penser" , c'est-à-dire de s'y attacher, de focaliser
sur elles, de s'y enchaîner, en suivant une ligne plutôt qu'une autre, dans une certitude, comme pour
occulter, oblitérer l'inquiétude. Il ne s'agit pas tant de réfléchir (penser) à sa vie et à ce qu'elle doit
être, mais de se connecter à la vie qui est déjà là. C'est aussi ce qu'exprime Fabrice Midal avec ses
mots lorsqu'il invite à « se foutre la paix ». Pour lui c'est ce raccourci de la pensée qui permet d'être
non pas dans la pensée de ce que l'on fait, de ce que l'on a fait, ou de ce qu'il y a à faire, mais d'être
véritablement présent à ce que l'on fait, en action, vivant, dans la connexion à ce qu'il se passe en

Vous aimerez peut-être aussi