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Études sur l’épicurisme antique | Jean Bollack, André
Laks

“Momen Mutatum”
(La déviation et le
plaisir, Lucrèce, II,
184-293)
Mayotte Bollack
p. 161-201

Texte intégral
1 Avec un appendice de Jean et Mayotte Bollack et Heinz
Wismann :
2 HISTOIRE D’UN PROBLEME

Sommaire1
3 L’espace qu’Épicure projette comme un concept extrapolé du
sensible n’a rien à voir avec l’espace de notre expérience où
s’observe le mouvement des corps physiques. Ainsi, grâce à
cette distinction essentielle, chacune des trois phases d’un
raisonnement par analogie reçoit un développement et des
limites propres dans le texte.
4 a. Cette division n’étant pas faite, la première partie
(184-215) est prise pour une polémique contre Aristote ou
les stoïciens, dans laquelle Lucrèce affirmerait qu’il n’existe
aucun autre mouvement naturel que celui des corps vers le
bas, alors qu’en réalité, la pesanteur étant donnée,
l’observation des autres mouvements fait admettre
l’existence d’une force supplémentaire, qui ne s’explique pas
par le poids.
5 Le dédoublement de la chute est acquis à partir des
phénomènes, avant que la formation des mondes n’en
impose la nécessité en théorie.
6 b. La deuxième partie (216-250) au contraire considère les
corps, avec leurs propriétés abstraites de l’observation du
sensible, dans un espace purement intelligible qu’ils
traversent à une vitesse absolue.
7 L’hypothèse de la déviation permet de surmonter l’aporie
définie par deux propositions : 1. la corporéité dote les
atomes d’un poids qui les entraîne dans un mouvement
rectiligne ; 2. pourtant, ces parallèles se sont rencontrées,
puisque le monde s’est formé.
8 c. Dans la troisième partie (251-293), Lucrèce ne démontre
pas la liberté de la volonté ni le libre-arbitre. La volonté
confirme qu’il n’est pas impossible d’admettre dans
l’invisible une troisième cause, puisque dans l’ordre des
phénomènes, le jeu de cette faculté révèle l’existence d’une
autre cause que le poids et le choc.

9 La principale erreur des modernes sur le texte de Lucrèce


est de penser que la déviation des atomes pourrait produire
un mouvement du cœur et déterminer la volonté. En effet,
ou bien la déviation est un processus physique, et alors
l’argumentation de Lucrèce sur la volonté apparaît comme
une addition et un malentendu, ou bien la déviation a été
conçue pour le libre-arbitre par Épicure, et elle n’a aucune
nécessité physique. Ces deux erreurs ne sont pas moins
répandues l’une que l’autre, ce qui montre bien qu’il n’y a
pas de relation causale directe entre les deux ordres de la
cinétique et de la volonté.
10 Mais lorsque le clinamen explique les mouvements de la
volonté, comment comprendre que la liberté ou la
spontanéité soient rapportées à un mécanisme qui les
détermine ?
11 a. La volonté est présentée, sur le plan du visible, comme la
troisième cause qui s’ajoute au poids et au choc, en tant que
début du mouvement (motus principium, 253 s.). Il y a, dans
le champ que l’on observe, le poids, le choc et la volonté,
comme dans l’invisible le poids, le choc et le clinamen. La
question de l’origine de ce mouvement (unde est haec…?,
257, cf. 287) ne tend pas à faire communiquer les deux plans
par une relation de cause à effet, mais la relation établie
postule, dans les deux plans, l’existence d’une troisième
cause, dont il faut savoir comment elle agit sur le corps.
12 b. Des deux exemples retenus, le premier (263-271) montre
que la volonté, en tant que principe du mouvement,
imprime une impulsion au corps qui n’est pas le choc, le
second (272-283) qu’elle oppose une résistance au choc qui
n’est pas le poids.
13 La volonté est déclenchée par les images mentales, et
déterminée par elles (IV, 881-885). Elle transmet ses
mouvements au corps, dont le plaisir consiste à suivre
l’impulsion de rupture, en se laissant arracher à
l’immobilité ou en se laissant pousser à combattre
l’influence extérieure. Il existe dans le corps une disposition
« déclinante » qui assure la transmission de l’impulsion
donnée par la volonté. Cette disposition du corps est appelée
libera… fatis auolsa uoluptas (256 s.). Seul le rétablissement
de la leçon transmise permet de comprendre l’action que la
volonté déterminée, et nullement libre, exerce sur le corps.
La liberté appartient à l’être animé tout entier.
14 c. Le rappel des premiers termes, à la fin de l’analogie
(284-293), n’est pas destiné à justifier le mécanisme
physique déterminant la volonté dans l’âme. La correction
mens pour res (289) est généralement acceptée en raison de
la recherche d’un lien immédiat entre l’élan de l’esprit et la
déclinaison des atomes (id facit... clinamen, 292). En accord
avec le principe de l’analogie qui porte sur l’origine du
mouvement, les termes rappelés apportent une réflexion,
par-delà le sensible, sur la nécessité d’une troisième cause.
Cette cause s’impose, une fois que, en plus des chocs, qui,
seuls, pourraient suffire à tout expliquer, l’on fait agir le
poids. Sans elle, l’atome (res) resterait livré à la nécessité
interne de la pesanteur.

15 L’arrangement et le découpage du début du livre Il sont liés à


l’importance que prendra la déviation. Le clinamen n’est pas
un des trois mouvements des corps. On l’appelle autre cause,
en fait il comprend et surpasse les deux autres. On le voit
préparé dans le texte du livre Il dès le discours
antitéléologique (167-183). Müller (p. 22 s.) conteste l’intérêt
et la signification de ces vers, où Lucrèce, interrompant la
description des mouvements, constate l’absence des dieux.
Lachmann et d’autres l’avaient fait avant lui. Le consensus
est remarquable, quelles que soient les solutions
philologiques (doublet, interpolation, digression) adoptées
par chacun (voir Bailey, p. 829). Or les dieux sont évoqués là,
parce qu’ils sont la cause à laquelle il faudra substituer une
autre cause. Le motif de l’absence est un creux où le
clinamen sera coulé. La mise en mouvement pour les choses
de ce monde, y dit Lucrèce, est le plaisir (172). Se substituant
au moteur divin, il y a, non la pesanteur, non le coup, mais le
système de la pesanteur et du coup à quoi la déviation donne
une existence. Sa métaphore est le plaisir. Tout autonome
qu’elle est, la critique de la providence conduit à l’origine du
mouvement.

I. Lucrèce

1. Les mouvements que l’on voit (II, 184-215).2


16 Dans les choses, l’élan vers le haut ne s’observe pas moins
fréquemment que le mouvement vers le bas. On voit le feu et
l’air monter, l’eau et la terre tomber (I, 1083 ss.). Et pourtant
les choses mêmes nous montrent que les corps, en tant que
corps, doivent choir, c’est-à-dire que telle doit être leur
pulsion dans l’espace imaginaire. Lucrèce ne combat pas les
apparences3 ; il se priverait de ses références les plus sûres.
Le mouvement du feu vers le haut que l’on voit s’accomplir
ne correspond pas à l’illusion qu’il faudrait corriger, quand
bien même les atomes appelés à former le feu tombent dans
le vide absolu. La cause qui pousse la flamme vers le ciel
n’est pas moins nécessaire. Le monde ne se formerait pas
sans la force opposée que les apparences ne contredisent pas.
Ernout inscrit comme titre : Le mouvement des corps
premiers ne peut se produire de bas en haut. C’est que tous
les critiques lisent Lucrèce comme s’il répondait à une
question traditionnelle de la physique : les corps tombent
vers le bas malgré les apparences. Les exemples contraires,
dont il est exclusivement question dans ces vers, serviraient
à prouver que la loi de la chute naturelle des corps ne souffre
pas d’exception. Au cours d’une même opération, la couche
du discours que l’on résume sous forme de doctrine est
située dans l’histoire de la pensée, et coupée des deux autres
termes du raisonnement analogique, la déviation et la
volonté. Aussi dit-on que les épicuriens, répondant à Aristote
ou aux stoïciens, selon la même catégorie du mouvement
naturel ou contraint, retiennent la chute seulement comme
naturelle, le reste étant contraint. Dans cette section, Lucrèce
traiterait du mouvement rectiligne par le poids, dans la
suivante (216-250), du choc entraîné par la déviation. Le
propos est donc considéré comme distinct de la description
du clinamen.
17 Si l’on fait entrer ces vers dans la construction tripartite de
l’analogie (visible-invisible-visible), il faut aussitôt déplacer
l’accent, et le développement reçoit alors sa justification. On
observera que les commentateurs, supposant un sujet qui
n’est pas traité, trouvent que le traitement en est défectueux
(His arguments are less satisfactory than usual…
Controversy seems often to have this effect to him, Bailey,
p. 833). Il est admis que les corps dans le visible tombent
naturellement. La preuve du caractère naturel de ce
mouvement n’a pas besoin d’être donnée. Mais tous les
autres mouvements, et même le mouvement vers le bas, là
où il entre dans un faisceau, font ressortir l’existence de la
cause qui n’est pas le poids. La phrase programmatique :
nullam rem posse sua ui / corpoream sursum ferri (185 s.)
doit être comprise en relation avec la recherche de cette
autre cause ; ce n’est pas seulement une réfutation. Cette
force seconde est représentée par les coups, qu’expliquera,
dans l’espace illimité (216-293), la loi de la déviation
minimale.

18 Le texte s’analyse de la manière suivante :


19 1. Le mouvement des corps visibles vers le haut (184-205).
20 a. Si les corps sont emportés vers le haut, ce n’est pas par
leur force propre (184-187).
21 b. Le feu monte et les arbres croissent, bien que, par eux-
mêmes, par leur poids, ils soient entraînés vers le bas
(187-190)4.
22 c. C’est que le feu, qui dévore, est poussé par une force
invisible (191-193).
23 d. On voit bien le sang gicler d’une blessure et, de même
(etiam, 196), l’eau monter pour rejeter vers le haut un corps
pesant quand il est pressé par une force visible. Et pourtant il
est certain pour tous que ce corps, qui tombe dans le monde,
tombe a fortiori dans le vide (194-202).
24 e. (retour à c.) De même, le feu est poussé à travers les airs
par une pression invisible et une force seconde, qui n’est pas
le poids (203-205).
25 2. Application à l’ensemble des mouvements (206-215). a.
On voit le feu prendre toutes les directions dans les étoiles
filantes, et même tomber (206-209).
26 b. De même, les rayons du soleil sont envoyés en tous sens,
et même vers le bas (210-212).
27 c. L’irrégularité des trajets de la foudre est telle qu’il arrive
souvent qu’elle s’abatte sur la terre (213-215).
28 Dans cette seconde partie, la chute des corps, bien loin
d’aller de soi, fait l’objet de l’attention et montre l’extension
de la force opposée.

29 Il faut à la flamme une autre force que la sienne propre pour


monter (184-187), puisqu’elle est corps, rem... corpoream
(185 s.) a son sens plein : rien, dans ses corps premiers ne
monte vers le haut. Cela est dit des choses dans leur nature
première, des atomes du composé, doués de la pesanteur ou
d’une force propre (sua ui, placé entre rem et corpoream,
souligne la relation entre le corps et le propre, comme
pondera, quantum in se est, ... 190), en dehors du coup. Mais
la flamme (flammarum corpora, 187) a un « corps » visible
qui peut donner le change sur la véritable nature des corps
premiers5. Bien que, entraînée par son poids, elle s’abatte à
l’infini comme toute chose (cuncta, 190), elle s’élance « en
prenant corps », si bien qu’elle n’apparaît que dans sa
montée. Jaillissante et croissante, elle montre que tout
grandit vers le haut :
Elles surgissent vers le haut à leur naissance et elles
grandissent vers le haut,
Vers le haut croissent les blés et les arbres éclatants.
sursus enim uersus gignuntur et augmina sumunt
et sursum nitidae fruges arbustaque crescunt.
(188 s.)

30 Lucrèce rappellerait ici l’erreur stoïcienne : que les plantes


croissent sous l’effet de la poussée du feu intérieur à la terre
(Bailey, p. 790, ad I, 1092 s.). Quatre vers du livre 16 sur le
mouvement orienté par rapport à un centre, qui manque à
l’illimité, apporteraient, en plus d’une polémique de plus
grande envergure, la critique de cet enseignement. En réalité
l’image de la croissance du feu montre que la poussée vers le
haut qu’on observe dans les plantes se maintient par la chute
qui s’oppose à elle et la nourrit ; elle s’impose contre la
menace de l’écroulement par les coups venus du dehors (II,
1139 ss.). La démonstration du livre I se rattache à sa
correspondance dans le livre II, posant les fondements (le
deorsum méconnu dans le feu) qui seront corrigés (sursum).
Lucrèce ne présente pas la doctrine des autres, comme le
partage des mouvements centripète et centrifuge, pour
montrer qu’elle est fausse, mais pour trouver à quelles
conditions ce que l’on a dit peut se dire. Il est vrai que le
« corps » monte, mais il ne monte pas dans ses corps
premiers.
31 Le feu lance les arbres vers le ciel, contre la chute, contre la
mort. On n’a pas vu que Lucrèce incluait, dans ces vers, la loi
de la polarité végétales7. Dans le mouvement contraire qui
tient la plante se découvre la loi de la polarité du monde :
sursus...
pondera, quantum in se est, cum deorsum cuncta ferantur.
(188, 190)

32 L’élément feu est lancé par une force que l’on ne nomme pas
(nec… sponte sua... sine ui, 191 ss.). La flamme lèche aussi
peu d’elle-même poutres et solives que le sang jaillit sans
qu’une blessure ouvre le corps.
33 Note 1 ad II, 193
(nec cum subsiliunt ignés...)
sponte sua facere id sine ui subiecta putandum est.
11 est difficile de rattacher l’accusatif neutre subiecta (193) à
ignés (191) ou à flamma (192) avec lesquels il s’accorde pour
le sens. Lambin a tiré d’un de ses manuscrits subigente pour
en faire une épithète de ui. G. Müller, par étourderie, sans
doute, parle ici de uis subiecta (p. 30). Plusieurs éditeurs
(Lachmann, Munro, Ernout) impriment le texte de Lambin.
Mais sine ui est affaibli par l’épithète qui spécifie
inutilement. Aussi doit-on accepter l’accord à distance que
confirme l’imitation de Virgile signalée par Postgate (Géorg.,
IV, 385), et rapporter subiecta à flammarum corpora, 187.
Ainsi Diels, Bailey, Martin, Büchner. Le feu est partout
comprimé pour jaillir (voir subsiliunt, 191), comme les
poutres (qui réapparaissent plus bas) le sont par la main
(196) : Il ne faut pas penser qu’ils (à savoir les corps de la
flamme) le fassent de leur propre mouvement, sans être
soumis par une force (nec… sine ui subiecta).

34 La deuxième analogie (196-202) évoque la force d’un autre


élément8. L’eau, que presse la planche, monte pour se
défendre et pour repousser l’agression. Les mêmes mots
tigna trabesque sont appliqués d’une autre manière : le toit
de la maison devient coque de navire. La synecdoque lie les
deux périodes.
35 L’invisible apparaît dans le visible par la technique9 ; les
analogies insistent sur le combat10 de deux forces : quanta
ui…, 196, magna ui…, 198. La main de l’homme accroît la
pesanteur naturelle du bois, et force ainsi le mouvement
contraire à se manifester. L’eau même monte. Et ces corps
lourds, on s’accorde pour dire qu’ils tombent dans le vide
absolu (nec... dubitamus, opinor, 201). On mesure ainsi la
vigueur des coups (ictus) qui, triomphant de la pesanteur,
arrivent à faire que montent le feu et l’air11.
36 Joignant l’invisible par l’analogie, et soulignant par une
reprise ce retour en anneau (203 ss.)12, ayant achevé de
montrer que cette force, qui n’est pas la pesanteur, balançait
le mouvement propre, Lucrèce décrit, dans une partie
distincte, tous les chemins visibles, le vol plané des comètes
errantes (in quascumque… partis, 208), le faisceau
rayonnant du soleil (omnis… in partis, 210 s.), les traits
obliques de la foudre à travers la pluie (nunc hinc mine illinc,
214). On voit à l’horizon les astres se coucher (209), les
rayons du soleil frappent le sol, la foudre s’abat sur les
champs. Ces feux multiples et divergents atteignent la terre.
37 Note 2 ad II, 209.
non cadere in terra stellas et sidéra cernis?
Merrill, à partir de la correction in terram, qui se trouve
dans l’exemplaire reconstitué de Poggio (cf. Lachmann,
Munro, Bailey, Buchner), modifiée en in terras, à cause de
stellas qui suit, par Havet (cf. Ernout) et par Martin (voir
aussi cadit in terras, 215) avait pensé qu’il s’agissait encore,
comme dans les vers précédents, des étoiles filantes,
tombant sur terre. Mais il est certain, comme le remarque
Bailey, que stellas et sidera désignent les astres. On peut en
outre distinguer les deux termes en voyant, dans le second,
plutôt que les constellations (Munro), les planètes et
notamment la lune et le soleil. Dans ces conditions, cadere
est dit du coucher, et non de la chute. La traduction
d’Ernout : Ne vois-tu pas des étoiles... tomber sur la terre ?
est incompréhensible. A ce compte, la correction introduit un
accusatif de direction qui n’est peut-être pas nécessaire. Mais
in terra souligne avec cernis qu’on est dans le champ de la
vision. On voit de la terre et sur terre des étoiles et les
planètes se coucher.

38 La montée du feu est l’un seulement des chemins qui


résultent des chocs. Du cours des étoiles à la foudre, en
passant par les radiations solaires, le mouvement de la
matière que le feu dessine dans le visible s’amplifie en se
répandant (le soleil), puis en se concentrant (la foudre) pour
aboutir au choc des corps rebondissants (concursant, 215, en
rejet : cf. concursus, I, 634, 685). La tombée elle-même
constitue une péripétie et un rebond. Elle n’illustre pas la
pesanteur des corps premiers, mais tout l’empire du
mouvement, heurts, rebonds et retombées.
39 Si, comme le pensent Bailey et d’autres, Lucrèce voulait
seulement montrer que le feu tombe de lui-même malgré les
apparences, on ne comprendrait plus la référence (cf.
cernis}, puisque le visible serait trompeur et en contradiction
avec lui-même (ainsi G. Müller, p. 30, qui a cependant raison
d’écarter l’idée d’une polémique contre les stoïciens) .
40 Le feu végétal, qui fait croître (188 s.), s’il provient de celui
qui tombe, est « naturellement » projeté dans les arbres. La
même force s’élance, mais comprime la foudre et, pour
s’abattre, relaie le poids :
deinde quod omnino natura pondera deorsum
omnia nituntur, cum plagast addita uero,
mobilitas duplicatur et impetus ille grauescit.
(VI, 335 ss.).

41 Les « rebonds » installent un cycle du feu. Le feu retombe et


monte pour se diversifierl13. Lucrèce se sert amplement, dans
les livres V et VI, de cette figure que la doxographie avait
prêtée à Héraclite et à Empédocle conjointement. Ici, l’on
voit la montée de la sève au début, à la fin, la terre
foudroyée :
… cadit in terras uis flammea uolgo
(215)

42 Tous ces mouvements sont « naturels ». L’autre mouvement


n’est pas contraint, il est autre seulement. Il est déclenché
par l’élan vers le bas.
43 Le mouvement du feu dans les choses reflète fidèlement les
dévoiements des atomes. Mais le monde n’explique pas sa
propre naissance. S’il en donnait la clé, la recherche des
causes serait privée de son objet. La parabole de la foudre,
qui « monte » en s’abattant, montre la richesse et la diversité
des mouvements créateurs. La chute est un rebond comme la
montée. Mais aucun reflet et aucune référence ne dévoilent
l’origine du mouvement. L’analogie épuise ses ressources
pour découvrir sa limite. Elle survit à l’insondable et à sa
propre défaillance. L’insondable est balisé par l’analogie.

2. L’espace intelligible (216-250)


44 Dans la partie centrale de la déduction par analogie,
consacrée à la déviation des corps premiers, on distingue
neuf périodes qui composent les trois grands mouvements
de la démonstration.
45 1. L’hypothèse, fondée sur la nature du corps (216-224) : a.
La modification du mouvement est indéterminée (216- 220).
46 b. La supposition est nécessaire, parce que, dans l’espace
précosmique, les corps tombent en ligne droite, mais que le
monde n’y existe pas (221-224).
47 2. Exclusion de la référence directe au visible (225-242).
48 a. Dans le vide, il n’existe pas de vitesses différenciées qui
puissent expliquer la rencontre des corps (225-229).
49 b. La référence de la chute différenciée des corps dans le
monde, puisqu’elle est due à la nature du milieu, air ou eau,
qui résistent différemment aux poids, n’a pas d’application
(230-234).
50 c. Dans le vide absolu, les corps ne rencontrent pas de
résistance et tombent à vitesse égale en dépit de l’inégalité
du poids (235-239).
51 d. La différence génératrice qui produit les chocs n’a donc
pas la pesanteur pour origine (240-242).
52 3. Raccordement de l’hypothèse et des données visibles
(243-250).
53 a. La déviation est la plus petite qui soit, si bien qu’elle n’est
pas même un mouvement oblique (243-245).
54 b. La chute oblique étant contraire aux données de la
perception, rien n’empêche absolument que déviation il y ait
(246-248).
55 c. Dans le visible même, le soi ne perçoit pas sa propre
déviation (249 s.).

56 Le raisonnement ne cesse d’être analogique. La première


partie (184-215) a montré que le mouvement des corps dans
le monde est provoqué par une autre force que la pesanteur.
La partie centrale cherche à situer maintenant l’origine de la
diversité des mouvements. Il est admis que la multiplicité
des impulsions ne saurait sans arbitraire être rapportée à
une organisation du monde, comme lorsque la matière est
animée par une tension centripète. Mais, en même temps, le
maintien strict des propriétés du corps ne permet pas de
poser un autre mouvement que la chute rectiligne
déterminée par le poids. L’idée de corps, abstraite du visible,
exclut toute autre hypothèse. Pourtant le devenir suppose un
autre mouvement. L’hypothèse de la déviation prend
naissance dans une impasse : l’impossibilité de poser un
autre mouvement que la chute rectiligne se heurte à la
nécessité d’en poser un autre qui explique les chocs.
57 L’observation qui montre la chute des corps dans le visible
ne peut servir, étant donné que les conditions dans lesquelles
le poids exerce son effet font défaut dans le vide absolument
vide. Le mouvement des corps premiers ne doit pas être
inféré des corps composés, mais de l’idée de corps et de ses
attributs indissociables. Ce n’est pas parce que dans le
monde la chute différenciée des corps suffit à expliquer les
rencontres que l’observation peut être transférée, et
l’hypothèse de la déviation condamnée.
58 Cette figure s’impose donc pour deux raisons : l’absence des
conditions qui expliquent le phénomène de la rencontre dans
le visible et l’obligation d’exclure tout autre mouvement que
la ligne droite de la chute des corps. Le clinamen rend
compte du choc nécessaire à l’existence des choses sans que
l’on renonce à la ligne droite. L’écart minimal (nec plus
quam minimum, 244) concilie ces deux exigences, en ne
touchant pas à la référence du visible qui montre que les
corps par eux-mêmes, abstraction faite de toute influence
extérieure, ne tombent pas obliquement. Il n’implique pas la
transversalité du mouvement des corps. La déviation laisse le
corps quel qu’il soit qui dévie à sa « droite ». L’écart est ce
qui fait que deux parallèles se rencontrent ou bien l’écart
qu’il faut admettre puisque la rencontre a eu lieu.
59 Le visible même n’infirme pas l’hypothèse de la déviation.
Revenant aux sens, Lucrèce leur apporte le changement
insensible qui correspond à la déviation minimale14, tandis
qu’il retire d’eux une preuve sur le mode de la non-
infirmation : personne ne peut dire de soi-même qu’il ne
dévie pas de sa route quand il marche droit. C’est dire en
même temps que le soi est seul à déterminer sa ligne droite,
comme le poids (pondera, quantum in se est, 247,
declinare... cernere sese, 250).
60 Note 3 ad II, 249 s.
sed nihil omnino <recta> regione uiai
declinare quis est qui possit cernere sese ?

61 Les commentateurs appliquent ces deux derniers vers de


l’unité aux atomes. Alors que, dans les vers précédents, la
possibilité d’un mouvement oblique est niée par référence au
visible, il serait dit que rien n’empêche d’admettre un écart
imperceptible au-delà de la limite des sens. S’il est question
de sens (qui possit cernere), ce serait pour utiliser la preuve
de la non-infirmation (oùâèv àimpaprvpeï, Lettre à
Hérodote, § 47, 13 ; ainsi Bailey, p. 846, ad l., après
Giussani). L’interrogative réserverait toutes les chances de
l’invérifiable. Outre que cernere peut difficilement
s’appliquer au fait de ne pas voir ce qui jamais ne se vit,
l’hypothèse n’est pas une conjecture du type de celles qui
pourraient être soumises à une vérification directe.
D’ailleurs, dans ce cas, la grammaire a été forcée
unilatéralement de se plier au sens attendu, et c’est avec
peine qu’on y est arrivé, sese a été corrigé de plusieurs
manières (cf. sensus Bernays, sensu Giussani, etc.) ; c’est
que, allant bien avec cernere, le pronom était construit avec
declinare qui se passe du réfléchi (voir 221) et se trouve à
l’autre bout du vers (the distance... is awkward, but not
impossible, Bailey, cf. Munro, II, 133 s.). Quand le texte n’est
plus corrigé, le sens qui avait suscité les corrections se
maintient, non sans mal. declinare… sese serait une
construction transitive équivalente à l’intransitif. Il est plus
naturel de rattacher directement le pronom au verbe qui le
précède et d’en faire le sujet d’une proposition infinitive
(declinare… sese ; l’infinitif, au lieu du participe, souligne
l’absence de perception) : qu’il ne s’écarte point du tout (soi-
même) de la ligne droite, qui peut le voir (soi-même) ?
L’homme est incapable de dire si le chemin qu’il suit droit
devant lui est droit. ηui possit cernere se rattache ainsi
étroitement à cernere possis (248). On reste dans le visible,
pour en inférer analogiquement que, en l’absence de chute
oblique des corps, un mouvement droit peut, appliqué à la
volonté, ne pas être droit. La pointe introduit l’emploi
métaphorique de declinare et le troisième développement
sur la volonté. Contre l’attente sans doute, et contre une
lecture plus pédagogique, Lucrèce fait voir dans l’expérience
l’imperceptible vraisemblable qui n’est pas en contradiction
avec le perceptible, comme la déviation des atomes, qui, elle,
se dérobe radicalement aux sens.

3. L’analogie de la volonté (251-293)


62 Avec le denique si (251), Lucrèce introduit un nouveau point
de vue15. Au lieu de conclure à la nécessité de la déviation à
partir de la chute rectiligne des corps16, il observe
maintenant l’existence de la troisième cause, qui s’ajoute au
poids et aux chocs, dans un domaine du visible. Alors que,
dans l’argumentation précédente, la déviation s’imposait à la
pensée comme un fait que le phénomène, s’il ne l’exprime
pas, ne contredit pas non plus17, ici la présence d’un
mouvement supplémentaire, ne dépendant ni du poids ni du
choc, est réelle dans les phénomènes psychologiques. A
l’inobservable déductible correspond, dans ce passage,
l’observable irréductible. La volonté libre n’est pas ramenée à
ses causes atomistiques – c’est l’interprétation scientiste
régnante, qui rapporte les mouvements à une complexion
propre aux corps premiers. Il ne serait pas juste non plus de
se dire, quand on a compris qu’il s’agissait d’une analogie,
que la « déclinaison », dans le domaine psychologique,
reproduit la déclinaison des atomes dans le vide. Elle lui
correspond seulement, comme l’inflexion décisive que nous
faisons subir à notre conduite (declinamus, 259, cf. 250)
correspond, avec le même mot, à la déviation minimale
(declinando, 253), dans la mesure où elles sont « libres »
toutes deux. L’analogie porte seulement sur la non-
détermination par le poids et le choc. Ainsi declinamus item,
nous déclinons aussi, est une métaphore de la troisième
cause.
63 Qu’il s’agit d’une analogie (non d’une relation de cause à
effet), et sur quoi elle porte, Lucrèce le dit clairement,
d’abord dans les douze premiers vers (251-262), et ensuite à
la fin (284-293), en conclusion, après les deux exemples
étudiés, sur le modèle des comparaisons où l’application au
terme comparé est développée différement avant et après
l’illustration. L’introduction est davantage en relation avec le
premier exemple (263-271), alors que la conclusion s’appuie
surtout sur le second (272-283).

I. (251-262)
64 a. (Protase) Par la déviation, qui représente un
commencement, les atomes échappent à la nécessité
(251-255).
65 b. (Apodose) Ainsi, chez nous, on voit bien que le plaisir est
libre : En effet, la volonté du soi est à l’origine de ces actions
qui ont pour but le plaisir, quand elle commence à répandre
le mouvement dans les membres (256-262).

66 Les termes se correspondent de l’invisible à ce monde où


nous vivons (declinando, 253 – 259 ; principium, 254-262).
Mais nulle part Lucrèce n’établit entre ces deux ordres le lien
mécanique qu’un besoin scientiste y a trouvé. Les vers 256 s.
(d’où vient-il, ce plaisir-là…?) affirment que la rupture
propre au plaisir dans les animaux ne serait pas intelligible si
l’enchaînement des causes n’était pas rompu au niveau des
principes. La déviation n’est que la possibilité du plaisir,
comme le plaisir confirme la possibilité de la déviation. Il
n’existe pas d’autre origine, d’autre unde que l’instance qui
est là, que le hinc (hinc, 262, en relation avec his rebus, 261,
répondant à l’insistance de deux haec, 256 et 257)18. Mais,
depuis la lourde correction de Lambin (uoluntas au lieu de
uoluptas au vers 257 et uoluptas au lieu de uoluntas au
vers 258), la volonté, qui est libre-arbitre (libéra... uoluntas,
au lieu de ... uoluptas, devenant « free will »), change et
divague suivant le penchant des atomes.
67 En réduisant le plaisir – dont pourtant l’importance dans le
système n’était pas inconnue – au bon plaisir (quo ducit
quemque uoluptas), et pour retrouver sous les expressions la
représentation commune du libre arbitre (libéra, 256 ; ... et
fatis auolsa uoluntas, 257), on néglige le rejet extraordinaire
de libera, que précise fatis auolsa ; mais, surtout, les
compléments qui universalisent, per terras et animantibus,
ne vont bien qu’avec le plaisir, montrant qu’il est ici question
d’une force qui règne sur les animaux et sur les hommes. Le
pouvoir de Vénus est rappelé par des expressions précises
(cf. I, 3 ; 4 ; 16). C’est qu’on n’établit pas de rapport entre le
plaisir et l’identité du soi. La uoluptas est dite libre parce
qu’elle se constitue non seulement contre les contraintes
extérieures, mais contre le corps et sa pesanteur. Autant
libéra… uoluntas confirme les habitudes de pensée qui
dressent la volonté contre le destin, autant libéra… uoluptas
choque (Bailey, ad l., Furley, p. 174 : a most improbable
expression), parce que le plaisir, dans la conscience
moderne, est sombre et qu’il asservit. Or, le plaisir, pour
Épicure, est tout entier dans la préservation d’un domaine
qui n’est pas seulement défendu du côté de l’extérieur, mais
conquis par une prise de possession du soi. L’inertie du corps
peut elle-même être vue comme un destin. Fatis auolsa
uoluptas est parfaitement transparent.
68 Note 4 ad II, 257 s. .
unde est haec, inquam, fatis auolsa uoluptas
per quam progredimur quo ducit quemque uoluntas?
Les éditeurs se partagent entre la correction de Lambin
(devancé par le Grand-duc Francesco Medici, ad I, 17, 6, de
l’édition des Res Rusticae de Varron par Vettori, d’après
Lachmann, ad l.) qui, à cause de Virgile, Bucoliques, II, 65,
avait interverti uoluntas et uoluptas (Bailey, Martin,
Büchner, voir encore Furley, p. 174), et celle de Lachmann,
qui conserve uoluntas (258), et, parce que, dit-il, le plaisir
n’a de place ni dans l’un ni dans l’autre membre, substitue
intrépidement potestas à uoluptas, en suivant nobis innata
potestas (286 ; cf. aussi IV, 877). Ce dernier texte est retenu
par Munro, Brieger, Diels, Ernout (dans les premières
éditions, malgré les hésitations de Robin, Comm.,
p. 250 s. – dans l’édition de 1966, Ernout revient à Lambin).
G. Müller, p. 30, n. 1, défend Lachmann contre Büchner, qui
combat du côté de Lambin, Studien, p. 152-155, et, parce
qu’il ne voit pas que l’on puisse changer le vers 258 (uoluntas
est déclaré tadelsfrei), et que la volonté sans l’exécution est
infirme, il déclare que la correction de Lachmann est absolut
sicher. Pris par la controverse, aucun des éditeurs ne songe
plus que le texte transmis pourrait être le bon : ... ill editors
agréé in rejecting it. Whether one follows Lachmann or
Lambinus does not matter much (Furley, p. 174, avec une
belle indifférence). Bailey rapproche, en faveur de
l’interversion, l’expression employée en II, 172, dux uitae dia
uoluptas, mais l’argument est purement formel (dux, quo
ducit). La raison principale est que le plaisir ne saurait être
libre. Bailey voit, dans le plaisir, l’incitation (de même Robin,
l.c. : la volonté a son principe dans l’attrait du vrai plaisir),
et, dans la volonté, le moteur, se laissant guider par
l’exemple du cheval pour distinguer entre l’attrait qui évoque
le plaisir (le stimulus de la loge ouverte) et le mécanisme
interne (l’esprit). En même temps Robin, en qualifiant
uoluntas de tendance spontanée et naturelle de l’être,
montre bien, par les termes choisis, que la distinction est
artificielle. C’est que l’on fait de uoluptas, au vers 258, quand
on l’y garde, l’objet fortuit qui exerce l’attraction, provoquant
les mouvements de plaisir, et, de la volonté libre, le pouvoir,
dû à la déviation des atomes, d’entraîner le corps, qu’on lise,
au vers 256 s., libéra… potestas ou libéra... uoluptas. C’est
inverser le rapport exprimé dans le texte, où la tendance
naturelle des êtres (animantibus), à savoir le plaisir, n’est
pas appelée libre ni dite arrachée au destin parce qu’elle est
capable d’exécuter un dessein, mais en raison de son
autonomie et d’une liberté de mouvement et de création qui
ne dépend pas du stimulus extérieur ; celui-ci, d’ailleurs,
c’est l’esprit qui se le représente et qui se le fixe à lui-même.
La volonté, qui fait que nous pouvons aller ici plutôt que là,
révèle, par la liberté de ses démarches, la liberté qui la
gouverne et au principe de laquelle elle se conforme en tous
points (d’où la quasi-identité des termes, uoluptas et
uoluntas). Dans VI, 389, la même formule avec uoluntas est
également adaptée, avec uoluptas, dès la Juntine.
Hésitant avec quelque affectation entre la correction de
Lachmann et celle de Lambin, Jean Bayet opte pourζwo
ducit quemque uoluptas, parce que le plaisir pourrait être ce
déterminisme implacable vers lequel Lucrèce est entraîné
malgré Épicure (p. 77). Opposant en effet la théorie du livre
Il et la description du livre IV (877-906), la « volonté
agissante » et « la volonté agie », il juge dans cette
contradiction l’échec de la physique épicurienne : Entre
l’attribution gratuite à la matière d’un attribut qui lui est
étranger et l’observation psychologique de l’être vivant
autonome, aucune possibilité ne s’est ouverte à l’analyse
lucrétienne (p. 78). D’où cette régression anti-épicurienne
dans le 1. IV vers le mécanisme, que provoque, chez le
disciple plus rigoureux, le besoin d’une explication
scientifique. Bayet ressent le manque de lien entre le
clinamen atomique, retrouvé par le moyen de la volonté, et la
volonté, quand elle forme le sujet du discours. Or au livre II,
la volonté n’est pas moins « agie » pour s’identifier avec son
plaisir, au livre IV, elle n’est pas moins libre pour suivre les
envies qu’elle se donne. Dans le plaisir, se confondent
l’action libre et la soumission.
G. Bara, p. 161, rappelle que Bignone défend le texte parce
que le corriger serait détruire il vigoroso senso di enfasi con
cui qui si exprime la gioia di orgogliosa vittoria sul destina
(Storia, p. 243, n. 1). Lui-même, pour dépasser cet
attegiamento sentimentale, se contente pour fonder
l’expression fatix auolxa uoluptas d’esquisser « la
symbolique lucrétienne de Vénus », qui, de façon à ses yeux
originale, est fin de la vie morale, principe de la vie physique.
Par ce détour pointilleux, il rejoint le texte et l’idée qui s’y est
exprimée.

69 La correction anti-épicurienne de Lambin est minime sans


doute (ce qui ne fait rien à l’affaire), mais le changement que
Lucrèce fait subir à uoluptas pour qu’il devienne, un vers
plus loin, et à la même place, uoluntas, est remarquable. Les
actes de la volonté sont déterminés par le plaisir, mais ce
plaisir est libre.
70 Allant où la volonté nous guide, nous suivons toujours le
chemin du plaisir : per quam (i.e. le plaisir) progredimur...,
declinamus. Ces deux verbes décrivent sans doute la ligne
droite du corps, allant suivant son penchant, et la déviation
du soi de la ligne suivant laquelle il était entraîné par son
corps. D’ailleurs progresser, c’est-à-dire persévérer dans le
progrès, et dévier, sont des métaphores de la déviation des
atomes, puisqu’ils résultent pareillement d’un saut
(principium). Cependant le changement (declinamus) n’est
plus compris comme un acte de la volonté, mais comme une
décision de la pensée qui suscite ses propres élans (ubi ipsa
tulit mens : quand d’elle-même la pensée s’est mise en
mouvement). Ainsi la force de l’esprit est arbitrairement
produite, et comme amenée sur scène, dans ces quatre
derniers vers, alors qu’elle jouera le premier rôle dans le
premier des deux exemples qui suivent19. Partout où la
pensée décide, serait-ce de ne pas dévier, l’image de la
déclinaison se présente à l’esprit.
71 Les deux vers de la fin (261 s.) insistent sur la nature
corporelle de la volonté. Elle est une pulsion de la personne
orientée par son plaisir. Quand elle agit dans ces
circonstances (cf. his rebus, ces actes, 261), c’est pour servir
l’intérêt du soi. Le démonstratif de la première personne
rappelle cet intérêt qui isolait aussi radicalement le plaisir
dans ses limites étroites, loin des atomes. Lorsque le
mouvement se répand dans les membres (262), le point de
départ tout proche20 est marqué par le même démonstratif
hinc (262), volonté issue du cœur, ou plutôt, en suivant les
sons (his est avant la coupe penthémimère comme hinc), ce
principe directeur et libre qui est dans le plaisir du soi (his
rebus déterminé par sua).
72 Sans doute l’idée de ce couple de contraires familier, la
volonté triomphant du Destin, a-t-elle contribué à façonner
aussi la compréhension des premiers vers sur le fond
atomique des choses. Les cinq vers du début sont lus comme
si l’enchaînement et la succession des déterminations
causales entraient dans le système physique d’Épicure. Il
aurait voulu seulement que les lois fixées ne fussent pas
constantes et que le hasard y tînt une place. L’exception
s’introduit dans un déterminisme scientifique qui est à tout
le monde. En réalité c’est la loi qui est exception quand la
spontanéité est virtuellement de règle. La concatenatio
causarum n’est pas interrompue par la déclinaison. Celle-ci
prend sa place et il n’y a plus qu’elle. Les deux vers (253 s.)
qui décrivent son action et qui en font l’instigatrice de
mouvements nouveaux brisent toute forme d’explication
soumise au principe de la cause unique. Ils nient tout
système où les mouvements de l’univers sont reliés entre eux
(250) et où un état du monde serait déterminé par l’état
antérieur (251). La déviation ne dérange aucun
déterminisme si ce n’est en l’empêchant d’être. Justifier le
clinamen, comme Bailey, par le caractère naturel de
l’exception, c’est lui laisser trop peu de place, puisqu’il est
inséparable de tous les mouvements21.

II. (261-271) et III. (272-283)


73 Les deux exemples où la volonté est étudiée ne peuvent pas
être considérés séparément. Si le second situe le principe de
l’action (a) face à une contrainte extérieure (c), le premier
isole le principe de l’action (a) face au corps (b). L’autre
cause, que détache la conclusion, agit avec ou sans
contrainte externe (cf. 285). Dans un cas, en l’absence de
choc, la volonté s’impose au corps et l’entraîne, dans l’autre,
où le corps est au contraire entraîné par le choc extérieur, la
volonté s’impose pour organiser la résistance aux coups.
Dans les deux cas, la volonté opère en tiers, soit en
entraînant sans choc, soit en annulant le choc que le corps
subit, mais qu’il n’abolit pas par lui-même.
74 Dans l’argumentation, les exemples ont pour fonction de
dégager l’action de la volonté, qui, agissant sur le corps, se
distingue de lui, et se distingue a fortiori des chocs auxquels
tantôt elle se substitue comme une incitation propre et que
tantôt elle combat, imprimant une impulsion contraire. Mais
en même temps le caractère complémentaire des deux cas
révèle, comme par superposition, deux situations types qui
sont à la base de la réflexion morale d’Épicure. La volonté,
quand il s’agit de lutter contre l’influence extérieure, qui
trouble l’intégrité du soi, transmet au corps la force de
s’affirmer, et en ce sens, elle s’allie à lui. Dans le premier cas
au contraire, le corps est arraché à lui-même par la volonté et
entraîné vers un but qui le conduit hors de sa pesanteur, sans
qu’il subisse aucune impulsion externe.
75 Ce qu’on voit dans les animaux (animantibus, 256), c’est le
retard que prend le corps, poussé en avant (premier
exemple), ou bièn alors se maintenant contre le choc
(deuxième exemple). L’écart est décrit dans le temps (voir
non... tam de subito, 264 s., et donec, 276). La masse qu’est
le corps est devancée par le désir que provoque un stimulus ;
elle suit dans le temps, après coup. Le simulacre (les loges
qu’on ouvre pour le cheval) frappe le cœur, et le mouvement
de la volonté se transmet progressivement à travers le
système de l’organisme : omnis (materiai copia) ut... conexa
sequatur (268)22. Le corps est donc soumis à une cause, qui,
même si elle est déterminée par le dehors, n’est pas
extérieure, mais se forme dans le cœur. C’est le premier
exemple.
76 La cause peut au contraire épouser ce que la masse, la
propriété même, a de plus propre. La volonté s’allie alors au
corps, puisqu’à travers elle, par son impulsion, le corps est
capable, au bout d’un certain temps, de retrouver son
identité. Le poids et la volonté font corps contre le dehors. La
volonté, qui s’incarne dans le cœur, est le plus intime du soi.
C’est le deuxième exemple.
77 Le premier exemple (261-271) isole un principe du
mouvement qui commence l’action quand il entraîne le
corps : initum motus a corde creari (269), en accord avec le
fond de l’analogie qui met l’origine du mouvement dans les
corps premiers (motus principium, 253 s.) en relation avec
l’origine du mouvement dans les actes de la volonté
(principium dat et... motus... rigantur, 262). Le même
principe agit différemment sur la masse quand elle est
occupée par le coup. Choqué, dans le second exemple
(272-276), par un assaut, le corps est entraîné contre son gré,
quand la volonté se répand dans les membres (voir donec)23.
Pénétré par les courants qui paralysent d’abord la volonté
dans ses retranchements (nobis inuitis, 275, cf. inuitos, 278),
il oppose ensuite au dehors le principe recouvré, grâce à elle,
au centre, de sa propriété originelle, et triomphe avec retard.
Le soi contraint à son tour le corps qui allait à la dérive et
l’amène au repos.
78 Il existe ainsi, dans notre poitrine (in pectore nostro, 279),
un élément (quiddam) qui permet à quelques-uns de
s’arracher à une influence à laquelle le commun des hommes
succombe (quamquam... multos24 pellat et inuitos cogat,
tamen esse... 277 ss.). La possibilité de la vie bienheureuse
du soi reste inentamée. Les vers, au centre de l’épisode,
forment un noyau qui répond à l’évocation emphatique du
plaisir dans 256-25825. Le bon vouloir de cette instance
ultime (ad arbitrium, 281), fait que la matière corporelle est
ou contrainte de se plier, sans qu’intervienne la force
externe, ou mise en état d’opposer une résistance. Les deux
cas étudiés sont rapportés à présent au terme référentiel
qu’est la tranquillité, l’absence de douleur physique. Le
retour à soi est exprimé dans des termes qui rappellent
l’immobilisation de la terre, lorsque après un
bouleversement, elle reprend son assiette (refrenatur
retroque residit, 283, inclinatur enim retroque recellit, VI,
573). Comme dans la doctrine épicurienne, la suppression de
la douleur n’empêche pas les mouvements positifs du plaisir
de se laisser rechercher ; elle est seulement la condition de
cette recherche ; les deux exemples distinguent la volonté de
se défendre et le mouvement autonome de l’invention.
IV. (284-293)
79 La conclusion établit une relation entre le pouvoir qui nous
est inné (nobis innata potestas, 286) et qui fait que le moi
peut entraîner le corps, et les corps premiers. Laquelle ? Les
mouvements de l’atome auraient-ils pour intérêt d’expliquer
les mécanismes de la volonté, et l’impulsion inclinée ou le
poids produiraient-ils les mouvements qui, dans l’âme,
correspondent au désir ou à la résistance ?
80 Ce n’est pas de cette manière là qu’il faut lire ces vers. La
réponse donnée dans la conclusion à la question du début
(si... nec…, unde est haec…?, 251-260 ; quare in seminibus
quoque…, unde haec est..., 284-287) indique que la structure
causale est la même dans les atomes et dans le cœur. Les
deux relations sont parallèles :
Donc force est, dans les semences aussi, de reconnaître le
même fait,
ηu ’il existe une autre cause, en dehors des coups et des
poids,
Des mouvements, d’où vient ce pouvoir là, qui nous est inné,
Puisque nous voyons que rien ne peut se faire à partir de
rien.
quare in seminibus quoque idem fateare necessest
esse aliam praeter plagas et pondera causam
motibus, unde haec est nobis innata potestas,
de nilo quoniam fieri nil posse uidemus.

81 Le phénomène (261-283) isolait, par le jeu des deux actions


opposées de la volonté, une cause qui n’est ni le corps ni la
contrainte. C’est l’existence de cela seulement que la
référence par analogie dégage. Si le corps équivaut au poids,
et la contrainte, au coup, et que le mouvement initial et
inaugurant, élan ou résistance, ne se réduit ni à l’un ni à
l’autre, ce mouvement, en vertu du principe du nihil ex
nihilo, doit avoir une cause propre.
82 Dans le mouvement final de l’analogie, les corps visibles
nous amènent à poser le clinamen pour les corps invisibles.
C’est le sens de la transition : Donc, dans les semences aussi
(quare in seminibus quoque..., 284). Certes il est significatif
que les corps premiers soient appelés du nom de semences
que les corps visibles leur donnent, puisque la conjecture
d’un corps commun fonde la possibilité de l’analogie, mais
on ne peut pas croire qu’il s’agisse ici d’expliquer
directement par recours aux mouvements des atomes dans
les animaux les mouvements de l’âme qu’ils engendrent.
Cette relation, si elle existe, n’est pas l’objet du discours.
C’est pour être partis de cette hypothèse que la plupart des
interprètes ont eu du mal à comprendre d’abord la relation
entre la déviation et la résistance de notre volonté, mais
surtout à accepter le texte des vers 289 s. : sed ne res ipsa
necessum intestinum habeat..., qui affirme que l’atome
échappe à sa propre nécessité.
83 Revenant au denique si du début (251-255), Lucrèce présente
la déviation comme découlant de l’introduction préalable du
poids. Celui-ci interdit d’expliquer la formation des choses
par une succession de chocs. Or la faculté en nous repose sur
une vertu de l’atome qui n’est ni le poids ni le coup. Ce n’est
pas que le poids, tel qu’il a été posé au départ, n’ait pas pour
effet à lui seul d’interdire26 que l’on rapporte les mouvements
à une succession de chocs ; mais une fois qu’on a accepté
cette donnée – imposée dans l’unité précédente (216-250) –,
il faut encore que l’atome, emporté dans un mouvement
quelconque par son poids et les chocs qu’il a subis, conserve
la faculté de se dérober à cette détermination, qu’il porte en
lui. La nécessité intérieure (necessum intestinum, 289 s.)
doit être écartée, non moins que la contrainte extérieure
(289) qui régit les atomes de Démocrite.
84 Note 5 ad II, 288-290
pondus enim prohibet ne plagis omnia fiant
externa quasi ui, sed ne res ipsa necessum
intestinum habeat cunctis in rebus agendis

(id facit exiguum clinamen principiorum)
La correction de Lambin mens pour res au vers 289 est une
des plus lourdes dont le texte de Lucrèce ait été chargé et
sans doute l’une des plus intéressantes pour l’histoire de la
compréhension. Elle est liée au sens général que l’on prête au
passage et en particulier à celui qui est confié à la conclusion
(284-293). Si Lucrèce faisait dépendre le libre-arbitre – qui
ne dépend de rien – de la déclinaison des atomes, comme le
dit par exemple Giussani (Lucrezio afferma e conferma la
dipendenza del libero arbitrio dalla declinazione atomica
nei nostri versi, II, 251 ss., Studi, p. 127), la conclusion quare
in seminibus quoque (284) porterait sur cette relation,
localisant la cause des mouvements de la volonté dans le
mouvement des atomes à l’intérieur des composés animaux :
car (enim, 288) le poids suffit à préserver les corps, mais
pour l’esprit... (ne mens ipsa necessum... habeat).
Les commentateurs estiment que la matière se défend (par le
mouvement déterminé par le poids), mais que l’esprit a
besoin d’une cause particulière pour s’affirmer. Ainsi ce
finale prête des armes à l’interprétation cicéronienne qui a
cours jusqu’aujourd’hui, à savoir que Epicuro ha escogitato
il « clinamen » per amore del libero volere (Giussani, Studi,
p. 145 note)27. La relation entre le poids face aux coups et le
cœur face au poids est entièrement obscurcie au profit de la
relation entre les mouvements de l’âme et leur cause
immédiate au niveau des atomes du composé. Encore une
fois, la pensée, du moins si elle implique un lien certain entre
les éléments derniers et leur manifestation, est répandue
d’une manière diffuse dans le texte, mais elle est si générale
qu’elle couvre à peine une partie des mots, pour peu qu’on
les examine. Quand on a envisagé de retenir le texte transmis
(cf. Martin dans l’éd. Teubner), c’était pour donner à res le
sens qui en fait un composé (ou bien ’the actual facts of the
case’ ou bien ’the compound body itself’, Bailey ou encore
Bockemüller et Merrill), mais que la suite rendrait
inintelligible (voir encore l’hésitation de Büchner, dans
l’apparat critique).
Furley insiste sur le fait qu’au vers 289, externa est mis en
contraste avec intestinum (290) et que, imless this is a
dishonest verbal trick, les deux mots doivent avoir le même
point de référence, à savoir l’esprit (p. 179), la force externe
étant appelée ainsi par rapport à une autre nécessité, interne
à l’esprit. Il cherche une cohérence qui fait défaut (p. 181)
quand, avec Giussani, on oppose, dans deux ordres distincts,
le poids, qui rompt l’enchaînement des coups, et le titre
arbitre ; d’où sa tentative de trouver la référence commune
du poids et de la déviation dans le mécanisme de la psycho-
physiologie d’Épicure, au lieu de situer les deux formes de
nécessité par rapport au poids des corps premiers.
L’erreur est de chercher dans ce passage le fondement
physiologique de comportements psychiques ; elle est même
dans le postulat d’une explication aussi directe. Cette erreur
le conduit à transférer la stmcture constituée par les deux
relations dans un domaine qui n’est ni celui de l’observable
ni celui des corps premiers et n’a donc aucun appui dans le
texte.
Furley lui-même reconnaît que the only possible thing that
« res ipsa » could mean in the context is « the atom itself »
(p. 179) : d’abord il est dit, ajoute-t-il…, que tous les
mouvements des atomes ne sont pas provoqués par la force
extérieure d’autres atomes entrant en collision avec eux,
parce que le poids existe et qu’il s’oppose à cette force, et
deuxièmement il est dit que tous les mouvements des atomes
ne sont pas provoqués par une nécessité intérieure, parce
que la déviation l’empêche. Jusqu’à un certain point, le sens
est excellent (ibid.). Cette analyse qu’il rejette, tout en
ajoutant qu’il ne peut pas être sûr qu’elle ne soit pas la
bonne, pèche parce qu’on y est tenté de mettre les deux types
de nécessité sur le même plan et d’établir une relation (voir
supra) entre le poids opposé aux chocs et la déviation
opposée au poids, qui, dans l’exemple des comportements
animaux, n’existe que par superposition et ne permet pas de
trouver l’élément commun. C’est seulement en renonçant à
la relation causale et directe des actes de la volonté et d’un
clinamen atomique qui les provoque que l’on arrive à
comprendre pourquoi il est question de « l’atome lui-
même ». Il faut pour cela se convaincre que la conclusion
tirée : quare in seminibus quoque idem fateare necessest
(284) ne fait pas autre chose que d’inférer de l’observation
une identité de structure. « La même chose » (idem), ce n’est
pas la cause du phénomène psychique, c’est l’existence d’une
cause homologue. Parallèlement unde (286) n’établit aucun
lien explicatif direct entre les mouvements des atomes et le
pouvoir qui nous est inné ; il est simplement dit que la liberté
que nous observons ne va pas sans l’existence d’un
mouvement équivalent dans les atomes.
Des cinq objections faites par Furley (p. 179 s.), trois sont
liées à l’expression. Ipsa avec res – par opposition à mens
ipsa où le pronom sert à distinguer l’esprit de la
matière – peut surprendre, si l’on ne voit pas que ipsa
contribue à renverser la relation du corps et de la contrainte
qu’il subit : de lui-même, de son propre fait, et non de
l’extérieur. De même, l’emploi du singulier, en face de
principiorum (292), la déviation des corps premiers dans
leur ensemble, isole « la chose » en tant que chose dans sa
nature pesante. Enfin, conformément à la physique
épicurienne, les choses du monde (in rebus agendis, 290)
prennent la place, dans la même phrase, des corps premiers
(res ipsa). La vertu de l’atome qui est de ne pas rester livré à
l’inertie de son corps est au principe de la formation des
corps vivants. Le composé n’existerait pas si le corps premier
ne s’arrachait pas à la nécessité que forme son propre poids
pour inaugurer des mouvements. Le corps premier ne peut
pas, dans la création de tout ce qui existe, et à cause d’elle,
subir toujours sa propre nécessité.
Deux autres arguments touchent à la compréhension de
l’ensemble. Comme le premier des deux exemples, le cheval,
n’illustre pas pour Furley (cf. p. 177) le début absolu ni la
distinction d’un « soi » dans le soi, mais simplement, suivant
les catégories aristotéliciennes qu’il cherche à retrouver, un
commencement qui, à la différence du deuxième exemple,
n’est pas entièrement (not wholly) déterminé par une cause
externe, il lui manque, si les atomes étaient dotés de liberté
absolue, le terme correspondant dans la description qu’il fait
de la volonté animale. Si enfin Furley ne comprend pas que
Lucrèce présente la déviation comme une libération, puisque
l’atome « ne veut pas » sa déviation, et qu’ainsi le
mouvement provoqué par le clinamen ne serait ni plus ni
moins « nécessaire » que le mouvement dû au poids ou à la
collision, c’est qu’il se place dans la perspective d’une
opposition entre le libre-arbitre et la nécessité dans laquelle
Lucrèce serait enfermé s’il prêtait à l’atome une nécessité
interne, comme si un corps n’était capable de subir une
contrainte que s’il était doué de volonté et que la nécessité
devait être ressentie comme telle pour être nécessité. Or,
dans les corps premiers et dans les corps vivants, elle se
confond avec le poids de l’être et la corporéité même. C’est ce
point commun entre l’inertie des organismes les plus
complexes et la « nécessité » de la matière qu’éclaire
l’analogie. Comme l’atome, en déclinant, n’est « déterminé »
que si la détermination, c’est se déterminer, le plaisir n’a
d’autre principe que le soi.

85 Ainsi la principale id facit... clinamen (292) n’a pas pour


fonction de ramener les décisions de l’esprit à la déviation en
tant que cause qui en explique le mécanisme (mais si l’esprit
lui-même n’est pas régi... par une nécessité..., c’est l’effet de
cette... déviation, Ernout) ; elle explicite la loi dont la
subordonnée finale, ne... habeat, présente à la fois la
conséquence – la délivrance par rapport à soi – et la raison
qui la fait admettre. Le caractère général des termes, les
principes, la déviation, le degré infime, l’indétermination
(293), et le retour au début de l’unité (253 s.), pourraient
suffire à montrer que la proposition se réfère au mode du
mouvement, et non à l’application particulière du
mouvement des atomes dans l’organisme. Principia
s’accorde parfaitement avec la valeur adoptée pour res. Il
n’est pas dit en effet que « la déviation des principes »
explique un phénomène, quel qu’il soit ; le fait de la
déviation est attribué aux principes. Appelé à désigner la
théorie, le mot clinamen ne se trouve qu’ici. Le
dépouillement du mot, privé de préfixe (voir ailleurs,
inclinare, 243, declinare, 250, dans la deuxième partie sur la
physique, puis declinando, 253), retient de l’impulsion un
principe, en relation avec la référence à l’observable. Le
« penchant » des principes fait le principe du mouvement
(motus principium, 253 s.). Traduisant παρέγϰλισις,
clinamen, qui est sans doute un néologisme, n’est pas vidé de
son pouvoir sémantique propre ; pour cette raison encore, il
est peu probable que l’on se trouve ici à la jonction d’un fait
déjà établi pour les atomes avec un phénomène
psychologique. Si le mot se trouve au terme d’un
développement qui commence avec l’exemple du cheval, ce
n’est pas à partir de lui qu’on redescend jusqu’au cheval.
Descriptif, clinamen fait voir à l’intellect la nature du
mouvement, en relation avec ce que l’on voit.
86 Si l’on renonce à orienter le texte suivant certaines topiques,
et suivant un questionnaire enfantin (mouvement naturel,
mouvement contraint – action volontaire, action
forcée – déterminisme, hasard), pour retrouver, par là seule
réflexion, l’ensemble qu’il compose, les termes qui le
constituent rejettent aussitôt dans l’ombre d’un fond de
texte – et d’un fond de culture – les problèmes classiques,
tels que la rupture de la concatenatio causarum ou la liberté
affrontée au destin. La structure qui se découvre, réfléchie et
fondamentale, n’est invoquée pour justifier aucun point
particulier, mais se révèle en tous.
87 Ce qui se répète, dans la partie plus abstraite sur les
conditions premières du mouvement et dans les exemples de
la volonté, c’est une double relation, qui concerne l’identité
des corps, définie par rapport à eux-mêmes et par rapport
aux autres corps. Elle est tirée du fond de l’espace et le même
schéma forme le fondement de la morale.
88 Il est insuffisant de considérer le clinamen comme une
métaphore de la conscience de soi, parce que la pensée ne
s’exprime pas dans une antithèse, mais dans une proportion
à trois termes. Si les choses ne sont pas livrées aux coups
portés de l’extérieur, c’est que le poids intervient comme une
seconde cause28, mais l’atome serait encore soumis à sa
propre nécessité s’il ne pouvait s’arracher à son propre
mouvement : sed ne res ipsa necessum intestinum habeat...,
id facit exigutim clinamen.
89 L’impulsion inclinée, qui échappe à toute détermination de
lieu et de temps, arrache le corps au mouvement de son
poids.
90 Le poids dévie : momen mutatum (220). Dans le contexte de
l’espace intelligible, momen signifie la pesée, la poussée.
Bailey signale ici l’image de la balance (voir aussi ad III,
144), en notant qu’ailleurs, chez Lucrèce, le mot a le sens de
mouvement. Si momen garde, comme il le dit, le souvenir de
momentum (poids), le participe mutatum indique la
déviation, et la traduction (a change of direction) n’est pas
conforme à son commentaire. Le mot est choisi de façon que
le poids soit lié à la déviation, comme l’« oscillation » l’est à
la lourdeur. Mutatum lui-même est mis en rapport avec
motus (voir II, 307), si bien que l’expression : le mouvement
(momen) est changé renvoie en profondeur, par
l’étymologie, à une formule qui impliquerait que le poids
(momen) s’étant mû suffit à traduire la nature du clinamen.
91 En transposant, on trouve que le « poids », c’est l’identité des
constitutions vivantes qui se défendent des influences
extérieures dans les limites de leur être, mais le soi ne
s’arrête pas au rétablissement. Il a cette double volonté d’être
entier et de ne pas être cette entité, d’être entier pour ne pas
l’être.
92 Cette structure peut être appliquée à la théorie du plaisir où
l’absence de douleur, c’est-à-dire la défense de soi contre
l’agression du dehors, est dans un sens le souverain bien.
Mais le plaisir de l’âme n’en est pas moins un mouvement
autogène qui a la solidité inentamée qu’il nie pour condition,
ne serait-ce que lorsqu’il prend conscience de son état. La
vision des dieux est tout entière dans la rupture avec soi.
93 M.B.
II. Histoire d’un problème

1. Les interprétations antiques


94 La théorie déroutante et difficile de la déviation
(παρέγϰλισις) concentre en elle les particularités de la
démarche philosophique d’Épicure. S’interdisant
systématiquement toute affirmation de type dogmatique ou
spéculatif pour décrire l’état des choses qui précède la
formation d’un univers, Épicure est amené à emprunter au
monde que nous voyons les éléments de la description. Or les
données fournies par les phénomènes observables tels que :
corps, étendue, poids, mouvement, etc., changent
radicalement de signification dès qu’elles sont appliquées à
la réalité précosmique. L’erreur la plus répandue, et qui
remonte à l’antiquité, consiste à ignorer l’écart qui sépare
cette réalité abstraite et purement intelligible du champ
familier de l’expérience sensible. Ainsi le mouvement de
chute n’a pas le même sens selon qu’il est attribué aux corps
constitués ou aux corps premiers. En effet, si, dans l’espace
cosmique, le mouvement « vers le bas » implique une
convergence vers le centre, il n’en va pas de même dans
l’étendue précosmique qu’Épicure appelle « vide illimité »
pour le distinguer du vide limité intérieur à l’agrégat. Les
trajectoires suivies par les atomes ne cessent jamais d’être
parallèles, et le « bas » se confond avec la direction du
mouvement. Dans ces conditions, les corps premiers n’ont
aucune chance de se rencontrer, d’autant que leur vitesse, à
la différence de la chute inégale (dans l’opinion des Anciens)
des corps physiques, est strictement identique pour les
grands et les petits. Comme le monde existe et montre par
son existence que la rencontre des atomes a eu lieu, Épicure
s’oblige à rendre compte de la possibilité des collisions sans
introduire pour autant une explication dogmatique, conçue
en dehors de la référence aux sens. Ce qu’il conçoit
cependant ne peut pas être directement rapporté à un
phénomène sensible, étant donné que la chute des corps ne
revêt pas le même sens avant la formation du monde. Le seul
référent qui justifie l’hypothèse du clinamen est offert par
l’existence même du monde, par le fait que sa formation ait
eu lieu.
95 La nature purement intelligible de la déviation atomique
s’exprime dans le caractère infinitésimal de l’écart initial. Ce
dernier ne dépasse pas la grandeur minimale qui, pour
Épicure, est celle des parties constitutives de l’atome. De
même que les parties n’existent pas en dehors de l’atome, la
déviation n’a pas d’existence en dehors de la chute en ligne
droite des corps premiers. L’effet instantané, résultant d’un
déplacement, qui, pris en lui-même, n’a aucune réalité
spatiale, s’explique par la vitesse absolue avec laquelle se
propagent les atomes dans le vide. Inversement, la
disproportion entre l’effet virtuellement infini et sa cause
presque nulle dispense de rechercher une cause de la cause.
Par son caractère infinitésimal, le clinamen se définit comme
une condition elle-même inconditionnée.
96 Or, depuis l’antiquité, les interprètes d’Épicure se sont
toujours interrogés sur la nature de cette cause sans cause.
Le scandale que représente un principe aléatoire pour la
pensée physique traditionnelle est dénoncé dans plusieurs
passages des traités philosophiques de Cicéron, qui se fait
l’interprète de condamnations plus anciennes.
97 Quand Cicéron expose la théorie, il le fait de manière à
mettre en relief l’absence de cause « physique » :
Mais Épicure pense éviter par la déclinaison de l’atome la
nécessité du destin. Ainsi naît un troisième mouvement en
quelque sorte, en dehors du poids et du coup, lorsque
l’atome décline d’un intervalle qui est le plus petit possible.
Cet intervalle, il l’appelle έλάχιστον.
ηue cette déviation soit sans cause, si Épicure ne le déclare
pas expressément, dans la pratique il est forcé de l’avouer.
Car l’atome ne décline pas parce qu’il a été poussé par un
atome ; en effet, comment les corps indivisibles pourraient-
ils être poussés, s’ils sont emportés perpendiculairement par
la pesanteur suivant une ligne droite, comme Épicure le
veut ? Donc, s’ils ne poussent jamais, ils ne se touchent
même pas. Il s’ensuit, à supposer même que l’atome existe et
qu’il dévie, que cette déviation se produit sans cause.
Sed Epicurus declinatione atomi uitari necessitatem fati
putat. Itaque tertius quidam motus oritur extra pondus et
plagam, cum declinat atomus interuallo minimo : id
appellat έλάχιστον
ηuam declinationem sine causa fieri si minus uerbis, re
cogitur confiteri, non enim atomus ab atomo pulsa
declinat ; nam qui potest pelli alia ab alia si grauitate
ferruntur ad perpendiculum corpora indiuidua, rectis lineis,
ut Epicuro placet ? sequitur enim ut, si alia ab alia
numquam depellatur,

98 ne contingat quidem alla aliam, ex quo efficitur etiam, si29


sit atomus eaque declinet, declinare sine causa (De fato, X,
22 s. =adfr. 281, p. 200, 14-23 Us.).
99 Ce que dit aussi Plutarque :
Les stoïciens ne concèdent pas à Épicure que l’atome dévie,
ne serait-ce que d’un rien, disant qu’il introduit un
mouvement sans cause surgissant du non-être.
ἐπιϰούρῳ μὲν ’γὰρ οὐδ’ ἀϰαρὲς ἐγϰλῖναι τὴν ἄτομον
συγχωρούσιν (οί Στωιϰοι΄), ώς άναι΄των έπεισάγονπ ϰίνησιν
ἐϰ τοῦ μὴ ὅντος (Plutarque, De animae procreatione in
Timaeo, 6, 1015C=ad fr. 281, p. 201, 21-23 Us.).

100 Et Cicéron ailleurs :


Épicure a introduit une solution artificielle, affirmant que
l’atome dévie un tout petit peu, du plus petit écart possible…
La déviation en elle-même est inventée parce qu’il lui plaît
ainsi ; il dit en effet que l’atome dévie sans cause.
Attulit rem commenticiam : declinare dixit atomum
perpaulum, quo nihil posset fieri minus... ipsa declinatio ad
libidinem fingitur ; ait enim declinare atomum sine causa...
(De finibus, I, 6, 19 = fr. 281, p. 199, 31-200, 5 Us.).
ηuelle est donc cette cause nouvelle dans la nature qui fait
que l’atome dévie ? Serait-ce qu’ils tirent au sort entre eux
pour savoir qui dévie et qui ne dévie pas ? Ou encore :
pourquoi dévient-ils du plus petit intervalle, et non d’un plus
grand ? Ou encore : pourquoi dévie-t-il d’un seul écart
minimal, et ne dévie-t-il pas de deux ou de trois ? C’est
souhaiter, ce n’est pas argumenter.
ηuae ergo noua causa in natura est, quae declinet
atomum30 ? aut num sortiuntur inter se, quae declinet quae
non ? aut cur minimo declinent interuallo, maiore non ? aut
cur declinent uno minimo, non declinent duobus aut tribus ?
optare hoc quidem est, non disputare (De fato, XX, 46 = ad
fr. 281, p. 200, 33-201, 1 Us.).

101 L’unique circonstance atténuante qui puisse être invoquée en


faveur d’une extravagance aussi énorme est de lui attribuer
une autre raison que physique. N’ayant pas de place dans le
système de la causalité, son invention est rapportée à une
préoccupation d’ordre moral :
Épicure a ajouté cette explication, parce qu’il craignait
qu’aucune liberté ne subsistât pour nous si l’atome était
toujours emporté par une pesanteur naturelle et nécessaire,
le mouvement de la pensée étant contraint par le
mouvement des atomes. C’est ce que Démocrite, le fondateur
de l’atomisme, avait préféré accepter, que tout soit soumis à
la loi de la nécessité, plutôt que de priver les corps
indivisibles des mouvements naturels.
Hanc Epicurus rationem induxit ob eam rem quod ueritus
est ne, si semper atomus grauitate ferretur naturali ac
necessaria, nihil liberum nobis esset, cum ita moueretur
animus, ut atomorum motu cogeretur. Id Democritus,
auctor atomorum, accipere maluit, necessitate omnia fïeri,
quam a corporibus indiuiduis naturalis motus auellere (De
fato, X, 23=ud fr. 281, p. 200, 23-28 Us., à la suite du texte
cité plus haut).
Ainsi, comme Épicure voyait que, si les atomes sont
entraînés vers le bas par leur propre poids, rien ne serait en
notre pouvoir, parce que leur mouvement serait déterminé
et nécessaire, il trouva le moyen d’échapper à la nécessité,
ce qui de toute évidence avait échappé à Démocrite : il
soutient que l’atome, quand, par son poids et la pesanteur, il
est emporté en ligne droite vers le bas, dévie un tout petit
peu.
Velut Epicurus cum uideret, si atomi ferrentur in locum
inferiorem suopte pondéré, nihil fore in nostra potestate,
quod esset earum motus certus et necessarius, inuenit
quomodo necessitatem effugeret, quod uidelicet
Democritum fugerat : ait atomum, cum pondere et
grauitate directe deorsus feratur, declinare paululum (De
natura deorum, I, 25, 69 = fr. 281, p. 207, 15-20 Us.).

102 La défense des droits du libre-arbitre contre l’enchaînement


inexorable des causes se définit, chez les critiques anciens,
d’abord comme une prise de position devant les systèmes de
l’immanence, stoïciens en particulier :
Et il n’y a pas de raison… pour qu’Épicure craigne le destin
et demande aux atomes de le protéger, et les entraîne hors
de leur route.
Nec… est causa cur Epicurus fatum extimescat et ab atomis
petat praesidium easque de uia deducat (De fato, IX, 18=ad
fr. 281, p. 201, 9 s. Us.).
Car eux non plus (les stoïciens et les péripatéticiens)
n’accordent pas à Épicure sur des questions fondamentales
une chose aussi minime et futile, à savoir qu’un seul atome
puisse dévier tant soit peu, afin que se glissent dans
l’existence les astres et les animaux et le hasard31, et que
notre liberté de décision ne soit pas ruinée.
οὐδὲ ’γὰρ αὐτοὶ τῷ ἐπιϰούρῳ διδόασιν ὑπὲρ τῶν μεγίστωι
σμίϰρὸν οὕτω πρᾶγμα ϰαὶ ϕαῦλον ἄτομον παρεγϰλῖναι μίαι
ἐπὶ τούλάχιστον, ὅπως ἄστρα ϰαί ζῷα ϰαί τύχη παρεισέλθῃ
καί το έφ’ ημίν μη άπόληται. (Plutarque, De sollertia
animalium, 7, 964C=ad fr. 281, p. 351, 11-16 Us.).

103 Cependant, selon la tradition doxographique reproduite par


Cicéron (voir, supra, la citation du De fato, X, 23),
l’introduction de la déviation atomique par Épicure
s’explique comme une correction apportée au système de
Démocrite. La même indication est donnée dans un fragment
de Diogène d’Oenoanda.
Si quelqu’un a recours à la théorie de Démocrite pour
prétendre qu’il n’existe aucun mouvement libre dans les
atomes en raison de leurs chocs mutuels, et que par là il
apparaît clairement que toute chose se trouve être mue par
nécessité, nous lui répondrons : « ne sais-tu donc pas, qui
que tu sois, qu’il existe aussi une forme de mouvement libre
dans les atomes, que Démocrite n’a pas su découvrir et
qu’Épicure a tirée au jour, qui est une déviation, comme il
en fait la démonstration à partir des phénomènes
sensibles ?
ἂν γὰ[ρ] τῷ Δημοϰρίτου τι<ς> χ [ρ] ήσηται λόγῳ μηδεμίαν
μὲν ἐλευθέραν [φ] άσϰων ταῖς ἁτόμο [ι] ς ϰιείνησιν εἶναιδι
[ὰ] τὴν πρὸς ἀλλήλας σ [ύν] ϰρουσιν αὐτῶν, ἔν θ [ε] ν δὲ
ϕαίνεσθαι ϰατ [η] νανϰασμένως π [άντ] α ϰεινεῖσῦαι,
ϕή[σομε] ν πρὸς αὐτόν· “[οὔϰουν] οἶδας, ὅστις ποτὲ εἴ, ϰαί
έλευάέραντινάεν ταϊς άτόμοις κίνησιν είναι., η [ν]
Δημόκριτος μὲν οὐχ εὗρεν, ἐπίϰουρος δὲ εἰς ϕὼ[ς] ἤγαγεν,
παρεγϰλιτιϰὴν ὐπάρχουσαν, ὡς ἐϰ τῶν ϕαινομένῶν
δείϰνυσιν ; (fr. 32, II 3- III 9 Chilton).

104 Les deux présentations sont d’ordinaire confondues par les


interprètes modernes. Il est pourtant difficile de nier que les
implications théoriques ne sont pas les mêmes quand il s’agit
d’une attaque, dirigée du dehors, contre le stoïcisme, et
quand il s’agit d’un débat interne à l’atomisme. Dans le
premier cas, la déviation atomique coïncide simplement avec
les mouvements de la volonté qui s’arrachent au
déterminisme universel, dans le second, la conception d’une
déclinaison minimale repose, avant toute considération
éthique, sur la nécessité d’expliquer la rencontre des atomes
mûs par leur poids. La « correction » introduite par Épicure
ne concerne pas le clinamen, qui n’en est que la
conséquence ; elle porte sur la nature du mouvement des
atomes dans le vide qui, au lieu de se faire, comme chez
Démocrite, dans tous les sens à la fois, se poursuit en ligne
droite, de haut en bas. Ce n’est donc pas, comme le voudrait
Cicéron, un postulat moral qui est à la base d’une obscurité
en matière de physique ; c’est au contraire la logique même
du raisonnement physique qui impose l’existence d’une
liberté qui trouve, dans le domaine moral, ses
correspondances les plus manifestes. On comprend aisément
l’importance accordée par les partisans du stoïcisme à la
dimension éthique d’une doctrine primordialement
physique.
105 En s’attachant surtout à la liaison entre les mouvements de
la volonté et la déviation atomique telle qu’elle est exposée
dans Cicéron, afin d’en élucider le mécanisme, la critique
moderne a perdu de vue le problème plus fondamental du
rapport entre le mouvement originel des atomes et l’écart
non moins originel qui le dédouble. La théorie des minima,
développée pour rendre compte de la nature de l’atome
(Lettre à Hérodote, § 58 s.), permettait à Épicure de
distinguer les deux trajectoires antérieures aux chocs, sans
pour autant les séparer32. II est vrai que la présentation
schématique dans les manuels doxographiques pouvait
donner l’impression qu’il s’agissait de deux données
indépendantes :
… Les atomes se meuvent tantôt en ligne droite, tantôt en
ligne déviée ; quand ils se meuvent vers le haut, c’est en
fonction du choc et du rebond.
… ϰινεῖσϑαι δὲ τὰ ἄτομα, τότε μὲν ϰατὰ σταϑμὴν, τότε δὲ ϰατὰ
παρέγϰλισιν, τὰ δὲ ἄνω ϰινούμενα ϰατὰ πληγὴν ϰαὶ παλμόν33
(Aétius, I, 12, 5 = fr. 280 Us. ; voir aussi I, 23, 4, pour les
deux formes du mouvement initial).

106 Cependant, à bien lire la notice, il apparaît que la chute


rectiligne et la déviation sont présentées comme les deux
possibilités alternatives d’un même mouvement qui est
expressément opposé au mouvement des rebonds, issu des
chocs. Aucun de ces mouvements dérivés de la chute au
moyen de la déviation ne dévie à son tour, tant qu’il conserve
l’impulsion reçue. Il ne peut que retourner, en
s’affranchissant, à la chute libre où seule existe, en
permanence, la virtualité de la déviation. Il s’ensuit qu’il est
tout-à-fait vain de rapporter les élans de la volonté à des
déviations atomiques se produisant dans l’agrégat psychique.
L’atome n’est pas la cause efficiente qui fait dévier l’agrégat ;
il dévie comme dévient les agrégats. C’est donc la déviation
constamment observée dans les agrégats vivants qui fournit
la preuve de la déviation primitive des atomes exigée par le
simple fait que le monde existe.

2. Les hypothèses modernes


107 La démonstration en trois temps chez Lucrèce est le seul
témoignage explicite qui porte à la fois sur le clinamen
physique et sur son équivalent moral. La compréhension du
lien qui unit les deux aspects dépend, dans une large mesure,
de la signification que l’on prête au mouvement originel des
atomes.
108 Pour Zeller, qui n’hésitait pas à attribuer, en dépit du
démenti doxographique, la pesanteur et la chute aux atomes
de Démocrite34, Epicure ne s’était pas vraiment écarté de la
conception primitive de l’atomisme35. Tout au plus avait-il
voulu tenir compte de l’argument d’Aristote, contestant,
dans sa critique de Démocrite (Physique, A8, 216 a 11-26, et
ailleurs), la possibilité de différencier les vitesses selon le
poids dans l’espace sans obstacles du vide36. C’est donc pour
permettre la rencontre du corps se mouvant à une vitesse
égale dans la même direction qu’Épicure aurait introduit la
déviation (voir Lucrèce, II, 221 s.). La justification éthique de
cette innovation devait apparaître alors comme secondaire,
tenant davantage d’un postulat que d’une conséquence de la
théorie37.
109 L’appréciation du lien entre physique et morale ne diffère
pas beaucoup chez Brieger, encore qu’il se soit opposé à
Zeller sur les prémisses de son raisonnement. En effet, selon
lui, les atomes de Démocrite, dotés ou non de poids38, se
meuvent, à la suite de chocs intervenus depuis toujours, dans
un plan horizontal où ils se rencontrent et s’entrelacent pour
former les mondes39 La conséquence, pour la compréhension
d’Épicure, en est que la déviation répond à l’introduction de
la chute des atomes. Elle ne sert qu’une fois, faisant que
l’atome s’écarte de la trajectoire verticale pour entrer dans la
vibration précosmique des corps40. Dans cette perspective
cosmogonique, le clinamen ne peut pas avoir quelque
rapport que ce soit avec le mécanisme de la volonté41.
110 Cette dissociation radicale a poussé certains historiens,
allemands et autres, à interpréter l’application morale
comme une invention postérieure à Épicure, utilisée pour
combattre la doctrine stoïcienne du destin42.
111 Prenant la défense de Cicéron qui dit que le mouvement
dévié a été introduit par le maître afin de préserver la liberté
de décision, Giussani renversait totalement le sens du
rapport43. A l’en croire, ce ne sont pas les données de la
physique qui auraient imposé la déviation spontanée (la
chute oblique, n’étant pas contredite, selon lui, par les sens,
aurait pu être considérée comme le mouvement naturel de
certains atomes)44. Ce sont au contraire des préoccupations
éthiques qui feraient qu’Épicure a eu recours à l’expédient
d’une cause sans cause, en acceptant d’affaiblir la cohérence
de sa physique45. Tout en portant ce jugement sur la
pertinence physique de la théorie, Giussani, suivi par Bailey46
et, avec lui, la plupart des commentateurs récents,
s’évertuent à fonder sur le mécanisme du clinamen les
mouvements non-déterminés du libre-arbitre. Chaque fois
qu’à la suite d’une perception une déviation se produit dans
le complexe mobile d’atomes qui forme l’âme, l’être animé
manifeste la liberté de la volonté.
112 Comme le mécanisme ainsi supposé reste assez difficile à
imaginer dans le détail et plutôt malaisé à légitimer
logiquement – la prétendue volonté libre, comme l’avait bien
remarqué Brieger47 procèderait d’une détermination
mécanique, elle-même indéterminée – Furley, en dernier
lieu, a tenté de résoudre le problème en éliminant le lien
direct entre la déviation atomique et l’acte volontaire48. Pour
éviter que l’acte volontaire soit automatiquement déclenché
par un atome déviant dans l’agrégat psychique, il situe, en
s’inspirant d’Aristote, la possibilité de l’écart au niveau de
notre disposition générale à répondre aux stimuli sensibles.
En modifiant la structure relativement stable, parce que
déterminée par l’hérédité et l’environnement, de notre
« caractère », la déviation modifie à un moment donné notre
manière de réagir aux impressions reçues. La liberté, dans ce
cas, consiste à échanger un assujettissement contre un autre.
113 Comme cette description, outre qu’elle présente d’autres
difficultés, ne cadre pas avec les deux exemples d’action
volontaire dans Lucrèce, A. Long, dans une étude récente,
réaffirme l’importance de la déviation dans la genèse des
actions particulières dites libres, non sans avouer que les
obscurités persistent et qu’il n’y a pas moyen de les éliminer
afin de rendre la théorie plus acceptable et plus
convaincante49. Cette capitulation, qui n’est pas trop
gênante, parce qu’il est toujours possible de mettre l’aporie
sur le compte de l’information transmise, voire de l’imputer
à la pensée d’Épicure, semble bien représenter la dernière
position de la Forschung, à l’Est et à l’Ouest50. A défaut de
s’interroger sur la légitimité du rapport tel qu’il a été établi,
depuis l’Antiquité, entre la théorie physique de la déviation
de l’atome et la doctrine éthique du libre-arbitre, on n’a
effectivement de choix qu’entre les constructions artificielles
et l’abandon.
114 J. et M.B. et H.W.

Bibliographie

C. Bailey, Édition commentée et traduction du DRN, 3 vol.,


Oxford 1947 (commentaire sur le clinamen dans le vol. II).
G. Bara, « Fatis avolsa voluptas (De rer. nat. II, 257) »,
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du DRN, 3 vol., Paris 1925-1928.

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dans : Two Studies in the Greek Atomists, Princeton 1967.

G. Giussani, Édition commentée du DRN, 4 vol.,


Turin 1896-8 (dans les Studi Lucreziani du vol. I,
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Berlin 1959.

H.A.J. Munro, Édition commentée du DRN, 1 vol. 4e éd.,


Cambridge 1886 et 1893 (traduction 4e éd. 1891).

L. Robin, voir Ernout.

Notes
1. L’interprétation du clinamen dans Lucrèce par Mayotte Bollack, que
nous publions ici séparément, faisait partie de sa thèse La raison de
Lucrèce, soutenue a l’Université de Lille III le 20 octobre 1973. Nous y
avons ajouté une partie sur les autres sources et sur l’histoire du
problème, rédigée en commun par Jean et Mayotte Bollack et Heinz
Wismann.
2. Pour le titre des ouvrages cités dans cette partie, voir les indications
bibliographiques, p. 189.
3. Cf. Bailey, p. 832: [he deals] with the universal tendency of all things
to move downwards, in spite of apparent instances to the contrary; et
G. Millier, p. 30: die Aufwdrtsbewegung... scheint in Widerspruch zum
senkrecnten Fall zu stehen, den man als selbstverstdndlich sowohl fur
die unsichtbare wie fur die sichtbare Welt voraussetzen muss...
4. Le vers 187, vers charnière, est commun aux deux « périodes » qui
forment ainsi, comme souvent, deux groupes de quatre vers dans sept
vers.
5. corpora s’oppose à rem corpoream comme le corps de la flamme à sa
réalité constitutive. Ernout comprend que les atomes cachent leur nature
véritable (que… les atomes de la flamme ne te donnent pas le change,
187) et le lecteur serait invité à les reconnaître comme véridiques et tels
qu’ils sont. Mais le corps, identique à lui-même, est le composant et le
composé (corpora sunt porro partim primordia rerum/, partim concilia
quae constantprincipiorum, I, 483 s.) ; or les composés peuvent tromper
sur la véritable nature des corps non-composés.
6. atque ideo…
… solis flammam per caeli caerula pasci
quod calor a medio fugiens sibi conligat omnis,
nec prorsum arboribus summos frondescere ramos
passe, nisi a terris paulatim cuique cibatum
(I, 1089-1093 ; la suite manque)
7. Cf. Empédocle, 514 Bollack (la critique d’Aristote, De anima B 4,
415 b 28).
8. Subsiliunt, pour la flamme lignes. 191), repris par exultans pour le
sang (194 s.) dans la première analogie, est rappelé pour le bois pressé
dans l’eau (exiliant, 200).
9. L’opposition des éléments décrits dans les deux termes de la
comparaison (196 ss.), et l’intervention de la main, qui force comme la
nature, rappellent un type de comparaison empédocléen (voir la
clepsydre, fr. 551 Bollack).
10. Cf. aussi pugnent, 205.
11. Dans 199, on peut conserver avec Martin (contre reuomit de
Pontanus, qu’adoptent tous les éditeurs) le remouet des manuscrits :
l’eau repousse, comme si elle ne tolérait pas le corps étranger, parce
qu’elle répond à une poussée (atque remittit).
12. Comme la comparaison (196-202) reprenait les termes de la
description, le récit interrompu reprend les termes de la comparaison :
ηuo magis ursimus… et... pressimus, 197 s., flammae... expressae...
203 s. .
13. Cf. I, 782-788.
14. Pour le même mouvement d’intellectualisation du sensible voir par
exemple l’analogie établie entre la production des images intellectuelles
et l’attention dans la vision des sens (IV, 811-813).
15. Si bien que l’articulation denique est, dans un sens, impropre,
l’argument n’etant pas sur le même plan que les précédents. Ces ruptures
masquées sont étudiées dans mon livre La Raison de Lucrèce (à
paraître), 1ere partie, chap. 4.
16. La nécessité du hasard qui annule la nécessité.
17. Voir Diogène Laërce X, 34, 2 supra, p. 30.
18. hinc (262) renvoie à la volonté (261), qui est ainsi localisée dans un
endroit tout proche ; la reprise du paradigme distingue l’ordre de ce qui
est là. Voir infra, p. 1 79.
19. Voir mens ipsa, 265, après 260, et studium mentis, 268 (à la quarte),
à côté de animi uoluntate (270).
20. Voir Furley, p. 175 s. .
21. Le destin ou la nécessité (fatum), combattu par la déviation
spontanée, n’a pas de place dans le système d’Épicure, comme si la
déviation venait interrompre un enchaînement par ailleurs
ordinairement nécessaire. Mais l’άνὰγϰη n’est pas non plus le principe
d’explication tel qu’il aurait pu être affirmé dans un autre systeme. Il
s’agit très exactement de ce que serait le mouvement des atomes
d’fipicure sans le clinamen. Si bien qu’il importe peu que le système visé
soit celui de Démocrite, comme le nense Bailey, ou celui de Nausiphane,
comme le voudrait Furley, p. 175.
22. Conixa (Gifanius) remplace dans la plupart des éditions conexa des
manuscrits. Ernout renvoie à II, 160, où la même correction s’impose, à
son avis. Pour le vers 160, Bailey s’oppose vigoureusement à la leçon des
mss., qui doit, je pense, être conservée. Ici, conexa se comprend bien : la
connexion permet la transmission. Cf. IV, 889.
23. Le texte est solidement articulé par les termes qui, légèrement variés,
décrivent, dans les deux analogies, la division de la masse corporelle : 1.
per corpus, 266, per artus, 267, per totum corpus et artus, 271 ; 2.
corporis, 274, per membra, 276 (voir plus loin, dans l’élargissement, per
membra, per artus, 282). Tous évoquent les voies qu’empruntent la
volonté pour affluer du centre (cor, 269, pectus, 279) vers ta
circonférence.
24. Giussani, ad l., s’arrêtant à ce pluriel, se représentait le tumulte d’une
foule, et Bailey, p. 849 s., remarque : no other editor seems to hâve found
any difficulty in what is surely a strange expression.
25. Le deuxième exemple se divise en deux parties, dont la première
décrit les conditions contraires à l’exemple du cheval, et dont la seconde
élargit l’application de manière à ce que l’on retrouve, dans l’action
défensive, la même faculté d’autonomie qui était représentée par le cœur
animal.
26. On donnera, au vers 288, à pondus la valeur du concept, si bien que
le verbe empêche (prohibet) prend le sens de évite ou interdit, à savoir :
de penser que tous les événements s’accomplissent par un enchaînement
de chocs et donc par une force que les corps subissent du dehors.
27. ueritus est ne... nihil liberum nobis esset, De fato, X, 23, voir le texte
complet cité infra, p. 193 .
28. Voir supra, p. 18 4, n. 24.
29. Davies écrivait etiam si, pour ut jam si que donnent presque tous les
manuscrits, d’après un « manuscrit royal ». La leçon se trouve bien dans
quelques manuscrits mineurs selon K. Bayer (collection Heimeran,
Munich 1963). Elle est donnée comme une correction de Davies par
Plasberg-Ax, BT, 1938, réimpr. 1965.
30. Usener retenait sans raison solide la correction qua declinet atomus
de Davies.
31. Comme le hasard est placé sur le même plan que les astres et les
animaux et que cela a surpris, on a corrigé τύχη en ψυχὴ (Μεάνίε) pour
avoir un terme qui entre dans la même série, ou bien en κατα τυχην
(Sandbaçh) de manière à faire du hasard une origine (comme Gassendi :
ὅπξς τὴν] ζῳὴι (ἡ τύχη…). Hubert (BT) fait bien de garder, , avec Pohlenz,
le texte transmis (uerbo τύχη transitas paratus ad... τὸ ἐϕ ἡμῖν) Le
troisième terme (ϰαί τύχη), englobant les astres et les vivants, désigne le
devenir tout entier.
32. Gilles Deleuze va jusqu’à considérer le clinamen comme la
détermination originelle de la direction du mouvement de l’atome, la
synthèse su mouvement et de sa direction (« Lucrèce et le naturalisme ».
Les Etudes Philosophiques, 16, 1961, p. 22) ; il est dommage que l’on ne
puisse pas se servir de cette étude pour résoudre les problèmes du texte
et comprendre les apories doctrinales.
33. La leçon καὶ παλμόν est de Wyttenbach qui corrigeait κατὰ παλμόν
des manuscrtis BC de Plutarque (κατὰ παλμόν A). Dans Stobée, on lit καὶ
ὺπὸ παλμόν que l’éditeur Heeren a cru pouvoir interpréter comme καὶ
ὰποπαλμόν, d’après la Lettre à Hérodote, $ 43 s. (voir Dieis, Doxographi
Graeci, p. 311 ad l.). Mau, dans l’édition Teubner (1971), conserve κατὰ
παλμόν qu’il prend vraisemblablement pour une apposition de ϰατὰ
πληγήν.
34. Ed. Zeller, Die Philosophie der Griechen in ihrer geschichtlichen
Entwicklung. I, 2, 6e éd. par W. Nestle, Leipzig 1920 et III. 1, 5e éd. par
Ed. Wellmann, Leipzig 1923 (rééd. Darmstadt 1963). Il avait d’abord
écrit : Die natürliche Ursache (der ursprünglichen Bewegung der
Atome) werden wir in nichts anderem sucnen kônnen als in der
Schwere (I, 2, 4e éd., Leipzig 1876, p. 791). Dans la 5e éd. (Leipzig, 1892),
il soutient la même thèse (p. 876 s.) contre l’idée que le mouvement
originel des atomes ait pu, comme le mouvement dans les systèmes
cosmogoniques, revêtir la forme d’un troubillon ou bien, selon Adolf
Brieger (Die Urbewegungder Atome und die Weltentstehung bei
Leukipp und Demokrit, Programme, Halle 1884) et H.C. Liepmann (Die
Mechanik der Leucipp – Demokritischen Atome, Leipzig, 1885), comme
une masse de trajectoires irrégulières, concédant cependant que les
atomistes n’avaient pas dû se prononcer sur ce point de manière à
exclure les malentendus (p. 873-875 = 1081-1084 des 6e et 7e éd.). La
chute originelle est pour Zeller une donnée préalable et implicite. La
position de Fr. Alb. Lange, Geschichte des Materialismus, I, 16 s., est
analogue.
35. Die Atome, so lehren beide (atomistes et Épicure) zunächst noch
gemeinschaftlich, waren von Ewigkeit her vermôge ihrer Schwere in
einer Bewegung nach unten begriffen (III, 1, p. 420).
36. II, 2 (5e = 4e éd.), p. 287 ; III, 1, p. 421, n. 4 (diese Einwendung selbst
hat Epikur… von Aristoteles entlehnt). Pour Mabilleau (Histoire de la
Philosophie atomistique, Paris 1895), au contraire, la vitesse, égale et la
chute rectiligne sont... en contradiction avec la pesanteur comprise
comme elle l’était alors, c’est-à-dire proportionnée à la masse du corps
en mouvement, si bien que la correction d’Épicure ne s’imposait
nullement (257 s.). La véritable origine du clinamen est morale,
rapportée à la volonté d’exclure le fatalisme.
37. Ainsi Zeller introduit la liberté de la volonté humaine comme une
raison supplémentaire de l’hypothèse du clinamen (Diese Annahme
schien ihm auch deshalb unerldsslich..., III, 1 p. 421). Les atomes se
déterminent eux-mêmes dans la déviation. Si Épicure avait été logique
avec lui-même, il aurait doté les atomes de ce pouvoir, en dehors du seul
moment de la déviation initiale (ibid., n. 5).
38. Alors que la doxographie nie que Démocrite ait prêté la pesanteur
aux corps indivisibles et en fait une innovation d’Épicure (Aétius, I, 3,
18 ; 1, 12, 6, etc.), Simplicius au contraire attribue sans hésitation le poids
aux atomes (Physique, 1318, 33 ss. Diels ; Ciel, 569, 5 et 712, 27 Heiberg).
Les passages où Aristote discute des propriétés de l’atome permettent de
comprendre cette divergence et offrent les moyens de la dépasser (par ex.
De gen. et corr., A8, 325 b 34 ss. ; voir également Ciel, A2, 309 a 1 ss., et
Théophraste, De sensibus, $ 61).
39. Discutant les objections formulées par Zeller, Ad. Brieger (« Die
Urbewegung der demokritischen Atome », Philologus 63, 1904, p. 584-
596) affirme que le poids, qualité qui emporte les atomes vers le bas,
n’implique pas que les corps tombaient à l’origine en ligne droite, comme
l’avait soutenu Zeller, jusqu’à se rencontrer grâce à la différence des
chutes. Alors que dans la première étude de 1884 il avait décrit le
mouvement originel comme ein wirres Durcheinanderfliegen der Atome
(p. 12), il précise en 1904 : Die Atome berühren sich im unendlichen
Raume schwebend im Fluge, prallen auseinander, um wieder mit
andem zusammenzuprallen (p. 593), d’où la représentation d’un
croisement d’atomes s’entrechoquant sur un plan horizontal (p. 593). Il
explique alors les témoignages doxographiques qui refusent aux atomes
des Abdéritains la qualité du poids par l’absence de la chute dans
l’explication du mouvement originel (p. 596).
40. Non plus semel potest atomus declinare. ηuid enim est declinatio
nisi cadentis atomi ab recta linea aberratio ? A. Brieger, « De atomorum
epicurearum motu principiali », Philologische Abhandlungen (en
l’honneur de Martin Hertz), Berlin 1888, p. 224.
41. ... quo iure dixerim me dubitare, serione Epicurus illam intercedere
inter declinationem et uoluntatem docuisset rationem, ibid. ; ou encore
Mabilleau, p. 287 : Il semble même que la liaison établie entre ce pouvoir
primordial de l’atome et la volonté, la passion humaine, soit une glose
de Lucrèce.
42. On pouvait naturellement aussi considérer que la théorie dans son
ensemble représentait un corps étranger dans la pensée d’Épicure.
Comme la théorie du clinamen n’est pas attestée dans les œuvres
conservées, Bignone (« La dottrina epicurea del clinamen, sua
formazione e sua cronologia, in rapporto con la polemica con le scuole
awersarie », Atene e Roma 42, 1940, p. 159-198) a voulu y voir une
construction échafaudée sur le tard par Épicure, désireux de
contrebalancer la théorie péripatéticienne de l’âme démiurge, développée
par Héraclide du Pont dans un dialogue où Ecphante de Syracuse, connu
par quelques notices doxographiques, aurait figuré comme porte-parole
principal de la pensée de l’auteur. D’autres, comme Carlo Pascal (« La
declinazione atomica in Epicuro e Lucrezio » dans : Studii critici sul
poema di Lucrezio. Rome-Milan 1903, p. 130-148) avaient étendu le
discrédit jeté sur l’application morale, telle qu’elle était comprise, au
domaine physique. Pascal (p. 148) attribuait l’invention de la déviation
étudiée par Lucrèce à un espositore epicureo, che riproduceva la
dottrina del moto atomico, nella forma in cui era stata modifïcata
posteriormente dalla scuola (modification introduite, là aussi, pour
défendre la théorie originale contre de mauvaises interprétations :
justification de l’ineptie par l’attaque des ennemis). Il argumentait en
faveur de la datation tardive de toute la théorie, en se fondant sur
l’indifférence présumée d’Épicure pour les principes du mouvement.
La note sur le « clinamen » dont Solovine a fait suivre sa traduction des
textes d’Épicure (Paris, 1940, réimpr. 1965) a eu une influence néfaste
dans le domaine français par le nombre d’erreurs qui s’y trouvent
accumulées. L’auteur y soutient que la théorie ne peut pas être d’Épicure,
tirant argument de l’absence de tout exposé dans les œuvres conservées
et combattant pour cela l’hypothèse de Bignone qui, pour remédier à ce
manque, avait autrefois supposé que la théorie se trouvait développée
dans une partie de la Lettre à Hérodote disparue des manuscrits de
Diogène Laërce (Epicuro. Bari 1920, p. 78, suivi par Bailey ; l’hypothèse
se lit encore dans son commentaire de Lucrèce, p. 839). Solovine
l’attribue à Zénon de Sidon ou à un autre néo-épicurien du 1er siècle, pour
expliquer que Cicéron et Lucrèce puissent en parler. L’ensemble lui
paraît trop puéril pour être prêté a Épicure, dont il rehausse le prestige
en le délestant de ces balivernes (la présence [du clinamen] renverserait
le principe de causalité et celui non moins important de l’uniformité des
lois de la nature, qui sont les deux piliers fondamentaux de son
système). L’invention n’a de sens ni en physique ni en morale. 1. Si
Épicure dans les extant remains ne parle pas du mouvement originel,
c’est qu’il partage à ce sujet l’opinion de Démocrite (le « faux » a été
fabrique pour combler ce silence) ; 2. il ne pouvait poser la chute,
puisqu’elle implique un haut et un bas absolus (combattus dans
Hérodote, § 60) – Solovine ne se demande pas selon quelle méthode les
données de l’expérience sont projetées dans l’espace intelligible, qu’il
confond avec l’espace où se meuvent les corps physiques (cf. supra,
p. 163), en supposant que l’étude des conditions de leur rencontre
représenterait un commencement dans le temps en contradiction avec
Hérodote, § 44, 7 (p. 178) ; grâce à cette confusion, il peut soutenir 3. que
Lucrèce lui-même décrit ailleurs la théorie orthodoxe et démocntéenne
du mouvement (II, 80-99), inconciliable avec le « clinamen » que de
façon irréfléchie il emprunte à un autre (Poète…, il opère principalement
avec l’imagination et ne se soucie point d’être logique, p. 187) ; 4.
adoptant les incongruités qui résultent de l’idée que les élans de la
volonté ou de la réflexion puissent être déterminés par des mouvements
spontanés d’atomes dans l’animus, il a raison de ne pas vouloir en
créditer Épicure. Lucrèce là encore contredit au livre III ce qu’il expose,
pris à une autre source, au livre II 5. Dans l’introduction aux
mouvements de la volonté, le denique si de 251-255, Solovine applique,
comme presque tous les interprètes, la rupture de l’enchaînement causal
(ne causam causa sequatur, 255) aux phénomènes, et non au système
que l’introduction de clinamen précisément modifie complètement (voir
supra, p. 179) ; il peut alors prétendre que Lucrèce est dans la formation
des choses en contradiction avec \l’argument\ qu’il invoque pour
montrer la nécessité [du clinamen] dans le domaine moral (p. 186 s.), la
collision étant dans le premier cas expliquée par le clinamen et dans le
second admise avant son intervention. Toute la construction consolide
par des faits l’incompréhension générale du texte. On comprend dès lors
que J.P. Faye, dans l’introduction à la réédition (1965), sans accepter le
verdict d’exclusion, en vienne à prendre la déviation comme l’une des
explications multiples d’un phénomène, avancée avec l’inventive
désinvolture que peut mettre Proust à expliquer les couchages d’Odette...
ηuant au clianmen exigu, c’est avec la même tranquillité peut-être que
l’excellent Épicure a pu y faire quelquefois allusion.
43. « Clinamen e voluntas », Studi Lucreziani, Turin, 1896, p. 125-169.
44. ibid., p. 150 s. .
45. Voir le même point de vue dans Mabilleau, cité plus haut.
46. The Greek Atomists and Epicurus; Oxford 1928, p. 319 s. . Pour
sauver son système moral et la liberté de décision, Épicure refuse le
déterminisme scientifique (jugement reproduit par P. Boyancé. Lucrèce
et l’épicurisme, Paris 1963, p. 24). Le compromis qui lui est prêté est
condamné.
47. De atomorum... motu..., p. 223 s..
48. D. Furley, « Aristotle and Epicurus in Voluntary Action », Two
Studies in the Greek Atomists, Princeton, 1967, p. 161-237.
49. A. Long, Hellenistic Philosophy, Londres 1974, p. 60 s. .
50. On peut comparer l’introduction de F. Jürss, R. Millier, E.G. Schmidt
au recueil de textes Griechische Atomisten, Leipzig 1973, p. 88-90, et le
chapitre « Contingence et disposition de soi » dans l’essai de G. Rodis-
Lewis, Épicure et son école, Paris 1975, p. 284-303.

Auteur

Mayotte Bollack

Centre de Recherche Philologique,


Université de Lille III
Du même auteur

L’Acte critique, Presses


universitaires du Septentrion,
1985
Le sens de la reprise et la
chance d’une citation (Lucrèce
I, 212 dans Priscien) in Études
sur l’épicurisme antique,
Presses universitaires du
Septentrion, 1976
II. De l’abus d’un témoignage de
servius in Études sur
l’épicurisme antique, Presses
universitaires du Septentrion,
1976
Tous les textes
© Presses universitaires du Septentrion, 1976

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Référence électronique du chapitre


BOLLACK, Mayotte. “Momen Mutatum” (La déviation et le plaisir,
Lucrèce, II, 184-293) In : Études sur l’épicurisme antique [en ligne].
Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 1976 (généré le
02 mai 2023). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org
/septentrion/118345>. ISBN : 9782757434222. DOI : https://doi.org
/10.4000/books.septentrion.118345.

Référence électronique du livre


BOLLACK, Jean (dir.) ; LAKS, André (dir.). Études sur l’épicurisme
antique. Nouvelle édition [en ligne]. Villeneuve d'Ascq : Presses
universitaires du Septentrion, 1976 (généré le 02 mai 2023). Disponible
sur Internet : <http://books.openedition.org/septentrion/118300>.
ISBN : 9782757434222. DOI : https://doi.org/10.4000
/books.septentrion.118300.
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