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Études sur l’épicurisme antique | Jean Bollack, André
Laks
“Momen Mutatum”
(La déviation et le
plaisir, Lucrèce, II,
184-293)
Mayotte Bollack
p. 161-201
Texte intégral
1 Avec un appendice de Jean et Mayotte Bollack et Heinz
Wismann :
2 HISTOIRE D’UN PROBLEME
Sommaire1
3 L’espace qu’Épicure projette comme un concept extrapolé du
sensible n’a rien à voir avec l’espace de notre expérience où
s’observe le mouvement des corps physiques. Ainsi, grâce à
cette distinction essentielle, chacune des trois phases d’un
raisonnement par analogie reçoit un développement et des
limites propres dans le texte.
4 a. Cette division n’étant pas faite, la première partie
(184-215) est prise pour une polémique contre Aristote ou
les stoïciens, dans laquelle Lucrèce affirmerait qu’il n’existe
aucun autre mouvement naturel que celui des corps vers le
bas, alors qu’en réalité, la pesanteur étant donnée,
l’observation des autres mouvements fait admettre
l’existence d’une force supplémentaire, qui ne s’explique pas
par le poids.
5 Le dédoublement de la chute est acquis à partir des
phénomènes, avant que la formation des mondes n’en
impose la nécessité en théorie.
6 b. La deuxième partie (216-250) au contraire considère les
corps, avec leurs propriétés abstraites de l’observation du
sensible, dans un espace purement intelligible qu’ils
traversent à une vitesse absolue.
7 L’hypothèse de la déviation permet de surmonter l’aporie
définie par deux propositions : 1. la corporéité dote les
atomes d’un poids qui les entraîne dans un mouvement
rectiligne ; 2. pourtant, ces parallèles se sont rencontrées,
puisque le monde s’est formé.
8 c. Dans la troisième partie (251-293), Lucrèce ne démontre
pas la liberté de la volonté ni le libre-arbitre. La volonté
confirme qu’il n’est pas impossible d’admettre dans
l’invisible une troisième cause, puisque dans l’ordre des
phénomènes, le jeu de cette faculté révèle l’existence d’une
autre cause que le poids et le choc.
I. Lucrèce
32 L’élément feu est lancé par une force que l’on ne nomme pas
(nec… sponte sua... sine ui, 191 ss.). La flamme lèche aussi
peu d’elle-même poutres et solives que le sang jaillit sans
qu’une blessure ouvre le corps.
33 Note 1 ad II, 193
(nec cum subsiliunt ignés...)
sponte sua facere id sine ui subiecta putandum est.
11 est difficile de rattacher l’accusatif neutre subiecta (193) à
ignés (191) ou à flamma (192) avec lesquels il s’accorde pour
le sens. Lambin a tiré d’un de ses manuscrits subigente pour
en faire une épithète de ui. G. Müller, par étourderie, sans
doute, parle ici de uis subiecta (p. 30). Plusieurs éditeurs
(Lachmann, Munro, Ernout) impriment le texte de Lambin.
Mais sine ui est affaibli par l’épithète qui spécifie
inutilement. Aussi doit-on accepter l’accord à distance que
confirme l’imitation de Virgile signalée par Postgate (Géorg.,
IV, 385), et rapporter subiecta à flammarum corpora, 187.
Ainsi Diels, Bailey, Martin, Büchner. Le feu est partout
comprimé pour jaillir (voir subsiliunt, 191), comme les
poutres (qui réapparaissent plus bas) le sont par la main
(196) : Il ne faut pas penser qu’ils (à savoir les corps de la
flamme) le fassent de leur propre mouvement, sans être
soumis par une force (nec… sine ui subiecta).
I. (251-262)
64 a. (Protase) Par la déviation, qui représente un
commencement, les atomes échappent à la nécessité
(251-255).
65 b. (Apodose) Ainsi, chez nous, on voit bien que le plaisir est
libre : En effet, la volonté du soi est à l’origine de ces actions
qui ont pour but le plaisir, quand elle commence à répandre
le mouvement dans les membres (256-262).
Bibliographie
Notes
1. L’interprétation du clinamen dans Lucrèce par Mayotte Bollack, que
nous publions ici séparément, faisait partie de sa thèse La raison de
Lucrèce, soutenue a l’Université de Lille III le 20 octobre 1973. Nous y
avons ajouté une partie sur les autres sources et sur l’histoire du
problème, rédigée en commun par Jean et Mayotte Bollack et Heinz
Wismann.
2. Pour le titre des ouvrages cités dans cette partie, voir les indications
bibliographiques, p. 189.
3. Cf. Bailey, p. 832: [he deals] with the universal tendency of all things
to move downwards, in spite of apparent instances to the contrary; et
G. Millier, p. 30: die Aufwdrtsbewegung... scheint in Widerspruch zum
senkrecnten Fall zu stehen, den man als selbstverstdndlich sowohl fur
die unsichtbare wie fur die sichtbare Welt voraussetzen muss...
4. Le vers 187, vers charnière, est commun aux deux « périodes » qui
forment ainsi, comme souvent, deux groupes de quatre vers dans sept
vers.
5. corpora s’oppose à rem corpoream comme le corps de la flamme à sa
réalité constitutive. Ernout comprend que les atomes cachent leur nature
véritable (que… les atomes de la flamme ne te donnent pas le change,
187) et le lecteur serait invité à les reconnaître comme véridiques et tels
qu’ils sont. Mais le corps, identique à lui-même, est le composant et le
composé (corpora sunt porro partim primordia rerum/, partim concilia
quae constantprincipiorum, I, 483 s.) ; or les composés peuvent tromper
sur la véritable nature des corps non-composés.
6. atque ideo…
… solis flammam per caeli caerula pasci
quod calor a medio fugiens sibi conligat omnis,
nec prorsum arboribus summos frondescere ramos
passe, nisi a terris paulatim cuique cibatum
(I, 1089-1093 ; la suite manque)
7. Cf. Empédocle, 514 Bollack (la critique d’Aristote, De anima B 4,
415 b 28).
8. Subsiliunt, pour la flamme lignes. 191), repris par exultans pour le
sang (194 s.) dans la première analogie, est rappelé pour le bois pressé
dans l’eau (exiliant, 200).
9. L’opposition des éléments décrits dans les deux termes de la
comparaison (196 ss.), et l’intervention de la main, qui force comme la
nature, rappellent un type de comparaison empédocléen (voir la
clepsydre, fr. 551 Bollack).
10. Cf. aussi pugnent, 205.
11. Dans 199, on peut conserver avec Martin (contre reuomit de
Pontanus, qu’adoptent tous les éditeurs) le remouet des manuscrits :
l’eau repousse, comme si elle ne tolérait pas le corps étranger, parce
qu’elle répond à une poussée (atque remittit).
12. Comme la comparaison (196-202) reprenait les termes de la
description, le récit interrompu reprend les termes de la comparaison :
ηuo magis ursimus… et... pressimus, 197 s., flammae... expressae...
203 s. .
13. Cf. I, 782-788.
14. Pour le même mouvement d’intellectualisation du sensible voir par
exemple l’analogie établie entre la production des images intellectuelles
et l’attention dans la vision des sens (IV, 811-813).
15. Si bien que l’articulation denique est, dans un sens, impropre,
l’argument n’etant pas sur le même plan que les précédents. Ces ruptures
masquées sont étudiées dans mon livre La Raison de Lucrèce (à
paraître), 1ere partie, chap. 4.
16. La nécessité du hasard qui annule la nécessité.
17. Voir Diogène Laërce X, 34, 2 supra, p. 30.
18. hinc (262) renvoie à la volonté (261), qui est ainsi localisée dans un
endroit tout proche ; la reprise du paradigme distingue l’ordre de ce qui
est là. Voir infra, p. 1 79.
19. Voir mens ipsa, 265, après 260, et studium mentis, 268 (à la quarte),
à côté de animi uoluntate (270).
20. Voir Furley, p. 175 s. .
21. Le destin ou la nécessité (fatum), combattu par la déviation
spontanée, n’a pas de place dans le système d’Épicure, comme si la
déviation venait interrompre un enchaînement par ailleurs
ordinairement nécessaire. Mais l’άνὰγϰη n’est pas non plus le principe
d’explication tel qu’il aurait pu être affirmé dans un autre systeme. Il
s’agit très exactement de ce que serait le mouvement des atomes
d’fipicure sans le clinamen. Si bien qu’il importe peu que le système visé
soit celui de Démocrite, comme le nense Bailey, ou celui de Nausiphane,
comme le voudrait Furley, p. 175.
22. Conixa (Gifanius) remplace dans la plupart des éditions conexa des
manuscrits. Ernout renvoie à II, 160, où la même correction s’impose, à
son avis. Pour le vers 160, Bailey s’oppose vigoureusement à la leçon des
mss., qui doit, je pense, être conservée. Ici, conexa se comprend bien : la
connexion permet la transmission. Cf. IV, 889.
23. Le texte est solidement articulé par les termes qui, légèrement variés,
décrivent, dans les deux analogies, la division de la masse corporelle : 1.
per corpus, 266, per artus, 267, per totum corpus et artus, 271 ; 2.
corporis, 274, per membra, 276 (voir plus loin, dans l’élargissement, per
membra, per artus, 282). Tous évoquent les voies qu’empruntent la
volonté pour affluer du centre (cor, 269, pectus, 279) vers ta
circonférence.
24. Giussani, ad l., s’arrêtant à ce pluriel, se représentait le tumulte d’une
foule, et Bailey, p. 849 s., remarque : no other editor seems to hâve found
any difficulty in what is surely a strange expression.
25. Le deuxième exemple se divise en deux parties, dont la première
décrit les conditions contraires à l’exemple du cheval, et dont la seconde
élargit l’application de manière à ce que l’on retrouve, dans l’action
défensive, la même faculté d’autonomie qui était représentée par le cœur
animal.
26. On donnera, au vers 288, à pondus la valeur du concept, si bien que
le verbe empêche (prohibet) prend le sens de évite ou interdit, à savoir :
de penser que tous les événements s’accomplissent par un enchaînement
de chocs et donc par une force que les corps subissent du dehors.
27. ueritus est ne... nihil liberum nobis esset, De fato, X, 23, voir le texte
complet cité infra, p. 193 .
28. Voir supra, p. 18 4, n. 24.
29. Davies écrivait etiam si, pour ut jam si que donnent presque tous les
manuscrits, d’après un « manuscrit royal ». La leçon se trouve bien dans
quelques manuscrits mineurs selon K. Bayer (collection Heimeran,
Munich 1963). Elle est donnée comme une correction de Davies par
Plasberg-Ax, BT, 1938, réimpr. 1965.
30. Usener retenait sans raison solide la correction qua declinet atomus
de Davies.
31. Comme le hasard est placé sur le même plan que les astres et les
animaux et que cela a surpris, on a corrigé τύχη en ψυχὴ (Μεάνίε) pour
avoir un terme qui entre dans la même série, ou bien en κατα τυχην
(Sandbaçh) de manière à faire du hasard une origine (comme Gassendi :
ὅπξς τὴν] ζῳὴι (ἡ τύχη…). Hubert (BT) fait bien de garder, , avec Pohlenz,
le texte transmis (uerbo τύχη transitas paratus ad... τὸ ἐϕ ἡμῖν) Le
troisième terme (ϰαί τύχη), englobant les astres et les vivants, désigne le
devenir tout entier.
32. Gilles Deleuze va jusqu’à considérer le clinamen comme la
détermination originelle de la direction du mouvement de l’atome, la
synthèse su mouvement et de sa direction (« Lucrèce et le naturalisme ».
Les Etudes Philosophiques, 16, 1961, p. 22) ; il est dommage que l’on ne
puisse pas se servir de cette étude pour résoudre les problèmes du texte
et comprendre les apories doctrinales.
33. La leçon καὶ παλμόν est de Wyttenbach qui corrigeait κατὰ παλμόν
des manuscrtis BC de Plutarque (κατὰ παλμόν A). Dans Stobée, on lit καὶ
ὺπὸ παλμόν que l’éditeur Heeren a cru pouvoir interpréter comme καὶ
ὰποπαλμόν, d’après la Lettre à Hérodote, $ 43 s. (voir Dieis, Doxographi
Graeci, p. 311 ad l.). Mau, dans l’édition Teubner (1971), conserve κατὰ
παλμόν qu’il prend vraisemblablement pour une apposition de ϰατὰ
πληγήν.
34. Ed. Zeller, Die Philosophie der Griechen in ihrer geschichtlichen
Entwicklung. I, 2, 6e éd. par W. Nestle, Leipzig 1920 et III. 1, 5e éd. par
Ed. Wellmann, Leipzig 1923 (rééd. Darmstadt 1963). Il avait d’abord
écrit : Die natürliche Ursache (der ursprünglichen Bewegung der
Atome) werden wir in nichts anderem sucnen kônnen als in der
Schwere (I, 2, 4e éd., Leipzig 1876, p. 791). Dans la 5e éd. (Leipzig, 1892),
il soutient la même thèse (p. 876 s.) contre l’idée que le mouvement
originel des atomes ait pu, comme le mouvement dans les systèmes
cosmogoniques, revêtir la forme d’un troubillon ou bien, selon Adolf
Brieger (Die Urbewegungder Atome und die Weltentstehung bei
Leukipp und Demokrit, Programme, Halle 1884) et H.C. Liepmann (Die
Mechanik der Leucipp – Demokritischen Atome, Leipzig, 1885), comme
une masse de trajectoires irrégulières, concédant cependant que les
atomistes n’avaient pas dû se prononcer sur ce point de manière à
exclure les malentendus (p. 873-875 = 1081-1084 des 6e et 7e éd.). La
chute originelle est pour Zeller une donnée préalable et implicite. La
position de Fr. Alb. Lange, Geschichte des Materialismus, I, 16 s., est
analogue.
35. Die Atome, so lehren beide (atomistes et Épicure) zunächst noch
gemeinschaftlich, waren von Ewigkeit her vermôge ihrer Schwere in
einer Bewegung nach unten begriffen (III, 1, p. 420).
36. II, 2 (5e = 4e éd.), p. 287 ; III, 1, p. 421, n. 4 (diese Einwendung selbst
hat Epikur… von Aristoteles entlehnt). Pour Mabilleau (Histoire de la
Philosophie atomistique, Paris 1895), au contraire, la vitesse, égale et la
chute rectiligne sont... en contradiction avec la pesanteur comprise
comme elle l’était alors, c’est-à-dire proportionnée à la masse du corps
en mouvement, si bien que la correction d’Épicure ne s’imposait
nullement (257 s.). La véritable origine du clinamen est morale,
rapportée à la volonté d’exclure le fatalisme.
37. Ainsi Zeller introduit la liberté de la volonté humaine comme une
raison supplémentaire de l’hypothèse du clinamen (Diese Annahme
schien ihm auch deshalb unerldsslich..., III, 1 p. 421). Les atomes se
déterminent eux-mêmes dans la déviation. Si Épicure avait été logique
avec lui-même, il aurait doté les atomes de ce pouvoir, en dehors du seul
moment de la déviation initiale (ibid., n. 5).
38. Alors que la doxographie nie que Démocrite ait prêté la pesanteur
aux corps indivisibles et en fait une innovation d’Épicure (Aétius, I, 3,
18 ; 1, 12, 6, etc.), Simplicius au contraire attribue sans hésitation le poids
aux atomes (Physique, 1318, 33 ss. Diels ; Ciel, 569, 5 et 712, 27 Heiberg).
Les passages où Aristote discute des propriétés de l’atome permettent de
comprendre cette divergence et offrent les moyens de la dépasser (par ex.
De gen. et corr., A8, 325 b 34 ss. ; voir également Ciel, A2, 309 a 1 ss., et
Théophraste, De sensibus, $ 61).
39. Discutant les objections formulées par Zeller, Ad. Brieger (« Die
Urbewegung der demokritischen Atome », Philologus 63, 1904, p. 584-
596) affirme que le poids, qualité qui emporte les atomes vers le bas,
n’implique pas que les corps tombaient à l’origine en ligne droite, comme
l’avait soutenu Zeller, jusqu’à se rencontrer grâce à la différence des
chutes. Alors que dans la première étude de 1884 il avait décrit le
mouvement originel comme ein wirres Durcheinanderfliegen der Atome
(p. 12), il précise en 1904 : Die Atome berühren sich im unendlichen
Raume schwebend im Fluge, prallen auseinander, um wieder mit
andem zusammenzuprallen (p. 593), d’où la représentation d’un
croisement d’atomes s’entrechoquant sur un plan horizontal (p. 593). Il
explique alors les témoignages doxographiques qui refusent aux atomes
des Abdéritains la qualité du poids par l’absence de la chute dans
l’explication du mouvement originel (p. 596).
40. Non plus semel potest atomus declinare. ηuid enim est declinatio
nisi cadentis atomi ab recta linea aberratio ? A. Brieger, « De atomorum
epicurearum motu principiali », Philologische Abhandlungen (en
l’honneur de Martin Hertz), Berlin 1888, p. 224.
41. ... quo iure dixerim me dubitare, serione Epicurus illam intercedere
inter declinationem et uoluntatem docuisset rationem, ibid. ; ou encore
Mabilleau, p. 287 : Il semble même que la liaison établie entre ce pouvoir
primordial de l’atome et la volonté, la passion humaine, soit une glose
de Lucrèce.
42. On pouvait naturellement aussi considérer que la théorie dans son
ensemble représentait un corps étranger dans la pensée d’Épicure.
Comme la théorie du clinamen n’est pas attestée dans les œuvres
conservées, Bignone (« La dottrina epicurea del clinamen, sua
formazione e sua cronologia, in rapporto con la polemica con le scuole
awersarie », Atene e Roma 42, 1940, p. 159-198) a voulu y voir une
construction échafaudée sur le tard par Épicure, désireux de
contrebalancer la théorie péripatéticienne de l’âme démiurge, développée
par Héraclide du Pont dans un dialogue où Ecphante de Syracuse, connu
par quelques notices doxographiques, aurait figuré comme porte-parole
principal de la pensée de l’auteur. D’autres, comme Carlo Pascal (« La
declinazione atomica in Epicuro e Lucrezio » dans : Studii critici sul
poema di Lucrezio. Rome-Milan 1903, p. 130-148) avaient étendu le
discrédit jeté sur l’application morale, telle qu’elle était comprise, au
domaine physique. Pascal (p. 148) attribuait l’invention de la déviation
étudiée par Lucrèce à un espositore epicureo, che riproduceva la
dottrina del moto atomico, nella forma in cui era stata modifïcata
posteriormente dalla scuola (modification introduite, là aussi, pour
défendre la théorie originale contre de mauvaises interprétations :
justification de l’ineptie par l’attaque des ennemis). Il argumentait en
faveur de la datation tardive de toute la théorie, en se fondant sur
l’indifférence présumée d’Épicure pour les principes du mouvement.
La note sur le « clinamen » dont Solovine a fait suivre sa traduction des
textes d’Épicure (Paris, 1940, réimpr. 1965) a eu une influence néfaste
dans le domaine français par le nombre d’erreurs qui s’y trouvent
accumulées. L’auteur y soutient que la théorie ne peut pas être d’Épicure,
tirant argument de l’absence de tout exposé dans les œuvres conservées
et combattant pour cela l’hypothèse de Bignone qui, pour remédier à ce
manque, avait autrefois supposé que la théorie se trouvait développée
dans une partie de la Lettre à Hérodote disparue des manuscrits de
Diogène Laërce (Epicuro. Bari 1920, p. 78, suivi par Bailey ; l’hypothèse
se lit encore dans son commentaire de Lucrèce, p. 839). Solovine
l’attribue à Zénon de Sidon ou à un autre néo-épicurien du 1er siècle, pour
expliquer que Cicéron et Lucrèce puissent en parler. L’ensemble lui
paraît trop puéril pour être prêté a Épicure, dont il rehausse le prestige
en le délestant de ces balivernes (la présence [du clinamen] renverserait
le principe de causalité et celui non moins important de l’uniformité des
lois de la nature, qui sont les deux piliers fondamentaux de son
système). L’invention n’a de sens ni en physique ni en morale. 1. Si
Épicure dans les extant remains ne parle pas du mouvement originel,
c’est qu’il partage à ce sujet l’opinion de Démocrite (le « faux » a été
fabrique pour combler ce silence) ; 2. il ne pouvait poser la chute,
puisqu’elle implique un haut et un bas absolus (combattus dans
Hérodote, § 60) – Solovine ne se demande pas selon quelle méthode les
données de l’expérience sont projetées dans l’espace intelligible, qu’il
confond avec l’espace où se meuvent les corps physiques (cf. supra,
p. 163), en supposant que l’étude des conditions de leur rencontre
représenterait un commencement dans le temps en contradiction avec
Hérodote, § 44, 7 (p. 178) ; grâce à cette confusion, il peut soutenir 3. que
Lucrèce lui-même décrit ailleurs la théorie orthodoxe et démocntéenne
du mouvement (II, 80-99), inconciliable avec le « clinamen » que de
façon irréfléchie il emprunte à un autre (Poète…, il opère principalement
avec l’imagination et ne se soucie point d’être logique, p. 187) ; 4.
adoptant les incongruités qui résultent de l’idée que les élans de la
volonté ou de la réflexion puissent être déterminés par des mouvements
spontanés d’atomes dans l’animus, il a raison de ne pas vouloir en
créditer Épicure. Lucrèce là encore contredit au livre III ce qu’il expose,
pris à une autre source, au livre II 5. Dans l’introduction aux
mouvements de la volonté, le denique si de 251-255, Solovine applique,
comme presque tous les interprètes, la rupture de l’enchaînement causal
(ne causam causa sequatur, 255) aux phénomènes, et non au système
que l’introduction de clinamen précisément modifie complètement (voir
supra, p. 179) ; il peut alors prétendre que Lucrèce est dans la formation
des choses en contradiction avec \l’argument\ qu’il invoque pour
montrer la nécessité [du clinamen] dans le domaine moral (p. 186 s.), la
collision étant dans le premier cas expliquée par le clinamen et dans le
second admise avant son intervention. Toute la construction consolide
par des faits l’incompréhension générale du texte. On comprend dès lors
que J.P. Faye, dans l’introduction à la réédition (1965), sans accepter le
verdict d’exclusion, en vienne à prendre la déviation comme l’une des
explications multiples d’un phénomène, avancée avec l’inventive
désinvolture que peut mettre Proust à expliquer les couchages d’Odette...
ηuant au clianmen exigu, c’est avec la même tranquillité peut-être que
l’excellent Épicure a pu y faire quelquefois allusion.
43. « Clinamen e voluntas », Studi Lucreziani, Turin, 1896, p. 125-169.
44. ibid., p. 150 s. .
45. Voir le même point de vue dans Mabilleau, cité plus haut.
46. The Greek Atomists and Epicurus; Oxford 1928, p. 319 s. . Pour
sauver son système moral et la liberté de décision, Épicure refuse le
déterminisme scientifique (jugement reproduit par P. Boyancé. Lucrèce
et l’épicurisme, Paris 1963, p. 24). Le compromis qui lui est prêté est
condamné.
47. De atomorum... motu..., p. 223 s..
48. D. Furley, « Aristotle and Epicurus in Voluntary Action », Two
Studies in the Greek Atomists, Princeton, 1967, p. 161-237.
49. A. Long, Hellenistic Philosophy, Londres 1974, p. 60 s. .
50. On peut comparer l’introduction de F. Jürss, R. Millier, E.G. Schmidt
au recueil de textes Griechische Atomisten, Leipzig 1973, p. 88-90, et le
chapitre « Contingence et disposition de soi » dans l’essai de G. Rodis-
Lewis, Épicure et son école, Paris 1975, p. 284-303.
Auteur
Mayotte Bollack