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L'espace perdu et le temps retrouvé

Article in Communications · January 1985


DOI: 10.3406/comm.1985.1606

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1 author:

Remy Lestienne
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Communications

L'espace perdu et le temps retrouvé


Rémy Lestienne

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Lestienne Rémy. L'espace perdu et le temps retrouvé. In: Communications, 41, 1985. L'espace perdu et le temps retrouvé. pp.
5-26;

doi : 10.3406/comm.1985.1606

http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1985_num_41_1_1606

Document généré le 21/03/2017


Rémy Lestienne

L'espace perdu et le temps retrouvé

Seule dans
tout
l'esprit.
la perception
l'objet, alors
{rrossière
queet tout
erronée
est place
dans

Marcel Proust. Le Temps retrouvé.

La croyance en un monde extérieur,


indépendant du sujet qui le perçoit, est à la base de
toute science de la nature.
Albert ElNSTklM. Comment je vois le monde.

Les récents développements de la théorie physique — disons ces


quinze ou vingt dernières années — ont renouvelé le vieux débat
philosophique sur la nature de l'espace et du temps : pure construction
de l'esprit ou expression approximative de certaines propriétés du « réel
en soi » ? Mais, jusqu'ici, ces progrès ont porté de façon indépendante
sur l'espace d'une part, avec la remise en question de la séparabilité du
réel en soi, confirmée par une série d'expériences spectaculaires de
physique des particules élémentaires, et d'autre part sur le temps, avec
ie développement de la thermodynamique des processus irréversibles et
la proposition d'une dynamique nouvelle, explicitement irréversible.
Certes, ces deux démarches appartiennent à des chapitres différents de
la physique. Mais elles sont aussi convergentes, dans la mesure où elles
mettent toutes deux en question l'espace-temps de la relativité en tant
que cadre conceptuel adéquat, dans la mesure où celui-ci cherche à
décrire le monde en soi d'une façon réaliste et separable. Peut-on, en
confrontant ces deux nouvelles approches, avoir une idée plus claire de
la nature et de la position de ces deux notions d'espace et de temps,
quelque part entre nous et la matière ?

Temps et devenir.

D'abord, le temps. A tout seigneur tout honneur, car. comme le disait


A. Einstein. « cette notion est indubitablement liée au souvenir, ainsi
qu'à la distinction entre les expériences sensibles et le souvenir de
Rémy Lestienne
celles-ci » : elle est donc intimement liée au moi : ce qui ne laisse pas de
compliquer singulièrement son exacte appréhension quand il s'agit
d'essayer de construire une « théorie objective de la nature ». Saint
Augustin ne disait-il pas déjà : « Qu'est-ce que le temps ? Si on ne me le
demande pas, je le sais. Mais, si on me le demande, je ne sais plus » ?
L'histoire des sciences et la philosophie nous enseignent à distinguer
deux concepts quelquefois réunis sous le même vocable : le temps en
tant que mesure du changement, et ce changement lui-même. Cette
confusion et cette distinction se rapprochent de ce que j'ai appelé, dans
une réflexion antérieure J, l'ambivalence du concept de temps
physique : le temps mécanique et le temps thermodynamique. Mais peut-être
serait-il plus clair pour notre propos de les appeler, à la suite
d'I. Prigogine, temps et devenir.
Pourquoi est-il important de les distinguer ? Parce que la tentation
naturelle, et qui. semble jusqu'à présent fondée, est de rapporter le
premier des concepts plutôt à l'homme et le second plutôt à la nature
(nous laissons pour plus tard le point de savoir s'il s'agit du « réel en
soi » ou du « réel en tant que perçu ». de la « nature naturante » ou de la
« nature naturée »). Le développement de la théorie de la relativité
illustre excellemment la première de ces affirmations, car. comme
l'exprime bien M. Sachs 2, « en relativité les coordonnées d'espace et de
temps ne sont rien de plus que les éléments d'un langage destiné à
faciliter l'expression des lois de la nature ». Tandis que le devenir
désigne ce caractère irréversible de la nature, redécouvert par la
thermodynamique et illustré par les transformations que nous voyons se
dérouler sous nos yeux, depuis la naissance et la . désintégration de
particules nucléaires jusqu'à l'instabilité cosmologique de l'univers.
Mais il est une deuxième raison de distinguer entre temps et devenir.
C'est que ces concepts, entendus comme temps mécanique et devenir
thermodynamique, s'opposent nettement, sur le plan épistémologique et
sur le plan opératoire, comme un couple de variables complémentaires,
dans, le sens que ,Bohr donnait à ce terme, c'est-à-dire un couple
d'éléments de la réalité qui ne peuvent être mis en lumière
simultanément. Niels Bohr lui-même, d'ailleurs, ne l'avait-il pas pressenti, lui qui
avait bâti la notion de complémentarité sur l'opposition ressentie par un
étudiant danois, héros d'une nouvelle de Môller. entre la pensée et la
pensée de la pensée } ? La première est un mouvement global, un
devenir, l'avènement souverain et quasi intemporel de l'idée nouvelle,
tandis que la seconde est essentiellement une prise de conscience de la
durée, hors de toute signification. L'idée que Bohr exprimera lors de sa
présentation de la notion de complémentarité, en 1927. sera cependant
différente tout en étant voisine. Ayant à l'esprit l'opposition entre
position et quantité de mouvement, il s'écriera :
Uespace perdu et le temps retrouvé

La nature profonde de la mécanique quantique nous oblige à regarder


la coordination spatio-temporelle et la proclamation de la causalité,
dont l'union caractérise la théorie classique, comme des concepts
complémentaires mais exclusifs de la description, symbolisant
respectivement l'idéalisation de l'observation et celle de la définition.

Expliquons-nous. En quoi consiste la complémentarité entre temps


mécanique et devenir ? En ceci que la mesure du temps mécanique est
fondée, à l'origine, essentiellement sur le rythme : rythme des étoiles
dans le ciel, cycles des saisons, des jours, des pulsations lumineuses.
Mais ces rythmes supposent, d'une manière ou d'une autre, la
permanence, le retour, comme Bachelard l'avait bien vu, et Aristote avant lui,
qui opposait le monde du changement sous la lune à la perfection des
sphères célestes, drapées dans l'éternité. Le retour transcende le
changement et nie l'irréversibilité. Et en même temps c'est précisément
le moyen de mesurer le changement, de fonder l'acte opératoire qui
permet de repérer dans le temps. La complémentarité dont il s'agit, c'est
donc celle entre l'acte de « localiser dans le temps » au moyen d'horloges
et l'observation qui consiste à « suivre le mouvement en tant que
mouvement dans son unité ». Bien sûr, on pourrait aussi employer
d'autres horloges, basées sur le principe d'inertie (qui transforme le
temps écoulé en distances parcourues), ou même des horloges
thermodynamiques, basées par exemple sur la désintégration d'un échantillon
radioactif. Mais ces horloges « secondaires » supposent déjà une théorie
physique du mouvement ou du changement, qui n'échappe pas au
recours à un étalon de temps cyclique.
11 y a donc une triple complémentarité. D'abord, une complémentarité
entre temps et énergie, comme entre position et impulsion : c'est la
complémentarité entre localité (on devrait peut-être plutôt dire « loca-
lisabilité ») et causalité, entre photographie instantanée et trajectoire,
révélée par Heisenberg et Bohr. Ensuite, une deuxième complémentarité
entre causalité et devenir, ou entre mécanique et thermodynamique,
déjà explorée, par exemple, par un L. Rosenfeld. Et enfin entre localité
dans le temps et devenir. C'est cette dernière, comme on le verra, qui a
été approfondie et théorisée par Prigogine.

L'ESPACE ET LA SÊPARABILITÊ.

La notion d'espace, elle, se relie à celle de séparation. Les objets nous


apparaissent distincts, et distinctement appropriables. De là, peut-être,
l'origine de la notion de distance. Pour certains psychologues, la
distance ne serait en effet, d'abord, chez l'enfant, que la durée de
l'attente entre le désir et la satisfaction de ce désir ; c'est à partir de cette
durée d'attente, de désir, que l'enfant induirait la notion d'espace.
Réniv Les tienne

11 me semble important de réaliser que la notion de séparabilité dérive


enidentité
d" fait de deux
ou denotions
permanence
encore dans
plus primitives
les déplacements,
: ces notions
et celle
sont d'une
celles
diminution des influences réciproques entre les corps avec 1' « écarte-
nient » . Il n'est pas indifférent de noter que le caractère approximatif de
ces deux notions a été mis en relief par la physique moderne. En effet,
nous savons aujourd'hui que. dans les déplacements, les corps ne
conservent en toute rigueur ni leur substance, ni leur forme, puisque
dans la théorie de la relativité générale le contenu énergétique d'un
corps dépend de son environnement et même de la répartition générale
des masses dans l'univers et que. d'autre part, la congruence (identité de
la forme dans les déplacements) n'est en toute rigueur valable que dans
la géométrie euclidienne désormais récusée en tant que langage adéquat
pour décrire la réalité dans le cadre de la physique moderne. Quant à là
notion d'affaiblissement des forces ou dès interactions entre objets avec
la- « distance ». elle a été battue en brèche également sur trois points,
d'abord par le principe d'indiscernabilité de Pauli (ce point n'avait
peut-être pas suffisamment été souligné en son temps) qui dit que deux
fermions — deux électrons, par exemple — ne sauraient coexister dans
le même état quantique (la notion de lieu pouvant être une composante
de cet état, mais ne l'étant pas nécessairement), deuxièmement par la
proposition récente d'une force ne diminuant pas avec la distance pour
expliquer la non-dissociabilité des quarks, et troisièmement et surtout
par les soupçons portés sur cette notion par la mécanique quantique.
soupçons confirmés expérimentalement depuis une dizaine d'années
grâce aux expériences de Clauser. Aspect, etc.. sur lesquelles nous
reviendrons plus loin.
La construction logique de l'espace implique donc, successivement,
l'identité dans les déplacements, la décroissance des influences
réciproques avec l'écartement ; de là. la construction se poursuit par la libre
proposition d'une géométrie, c'est-à-dire d'une méthode (ou d'un
langage) pour repérer les objets séparés les uns des autres et définir leur
distance mutuelle.
On a pris conscience depuis le XVlir siècle de ce que la géométrie n'est
pas une pure science logique, en ce sens que. par exemple, le cinquième
postulat d'Euclide (sur l'unicité des droites non concourantes à une
droite donnée et passant par un point donné) n'est ni « évident » ni
nécessaire (sur la base des quatre autres). Comme il est bien connu.
Causs a envisagé en son temps de vérifier avec; soin que la somme des
angles d'un triangle optique est bien égale à 180". car cette propriété est
liée à la validité des postulats d'Euclide. Mais, comme cet exemple le
montre, des propositions géométriques ne peuvent pas être infirmées ou
confirmées en soi par des mesures physiques, indépendamment
d'hypothèses physiques essentielles, telles que l'identification de trajectoires
lumineuses à des « droites ». Seule, l'adéquation d'une géométrisation

8
L'espace perdu et le temps retrouvé

de la physique, mêlant une géométrie particulière . et une physique


particulière, peut faire l'objet de tests de falsification.
Nous devons cependant garder à l'esprit que ces considérations, assez
claires aujourd'hui, correspondent à un retournement complet de la
pensée scientifique qui a engendré la science moderne. Car. pour les
Grecs, l'espace était l'objet d'une science dont la clarté et la rigueur
s'opposaient à la confusion de la physique naissante, et la géométrie
était un modèle ne présentant aucun caractère conjectural. Cette
conviction a constitué en fait le guide le plus sûr pour le développement
de la physique du Moyen Age à la Renaissance, notamment chez Galilée
pour qui l'idéal est de calquer la physique sur la géométrie euclidienne,
puis chez Newton et bien sûr chez Kant, pour qui les mathématiques
forment la science idéale, aux deux sens du terme, et la géométrie
euclidienne un a priori de la sensibilité, c'est-à-dire une condition
d'accès à la connaissance, par là même non susceptible d'être mise en
doute ou remplacée par une géométrie différente.

L'espace et le temps dans lhistoire.

L'histoire des sciences met souvent en scène un balancement séculaire


entre deux points de vue rivaux : le continu et le discontinu, les actions à
distance et les forces de contact, les ondes et les corpuscules, etc. Il arrive
en outre souvent que ces rivalités conduisent à une solution de caractère
dialectique, en ce sens qu'elles sont surpassées, du moins sous certains
aspects, par une théorie nouvelle qui englobe les deux points de vue
anciens et semble régler, au moins provisoirement, leurs oppositions.
Ainsi le calcul infinitésimal pour le continu et le discontinu, le champ
pour les actions à distance ou de contact, la mécanique ondulatoire pour
les ondes et les particules. Mais parfois aussi la limite des solutions
proposées finit elle-même par apparaître, et une nouvelle problématique
reprend, sous une forme légèrement différente et plus subtile, les
oppositions anciennes.
C'est bien le cas des notions d'espace et de temps. L'opposition porte
ici sur la nature de ces notions : choses ou idées ? ou. d'une manière plus
subtile : formes du- monde réel, ou catégories de l'entendement ? ou
encore : reflets de propriétés du réel en soi. ou de nos relations
épistémologiques au réel en soi ?
Prenons l'exemple de l'espace. Dans l'Antiquité. Platon identifie
matière et étendue. Après lui,* Aristote critique cette identification, en
faisant du lieu l'enveloppe du corps, et non le corps lui-même : cette
enveloppe a une place définie dans le monde immuable, tandis que les
corps se meuvent et changent de lieu. En matérialiste convaincu,
Descartes critique cette notion de lieu dénué de substance 4. et déclare

9
Rémy Lestienne
que « l'étendue en longueur, largeur et profondeur ne peut être conçue et
par conséquent exister que comme appartenant à une substance
matérielle » . Cette vue apparaît encore trop simple aux yeux de Spinoza
qui précise :

II faut distinguer l'étendue telle qu'elle est donnée aux sens et


représentée par l'imagination de celle qui est perçue par
l'entendement. La première est divisible et indéfinie comme ies* corps sont
indéfiniment nombreux, la seconde est indivisible . et pleinement
infinie, et constitue en fait une propriété essentielle [Spinoza dit :
« l'attribut »] de l'Être.

Vient alors Newton qui dit : Pourquoi s'attacher à cette notion


d'espace vulgaire,, celle des qualités sensibles et mesurables ? Il faut
poser l'espace absolu — comme le temps absolu — comme existant en
soi et indépendamment de la matière, comme cadre de référence absolu
et immuable pour toute la scène du monde et des événements physiques
qui s'y déroulent. L'espace absolu, immuable et sans relation aux choses
extérieures, existe en soi. La situation relative des corps les uns par
rapport aux autres, les formes des corps solides donnent une
représentation sensible de l'espace, que le vulgaire confond à tort avec l'espace
immobile. C'est à ce prix que l'on peut construire à la fois une
cinématique (description du mouvement) et une dynamique (rapporter
ce mouvement à des causes dénommées forces) sous la forme d'énoncés
ou d'équations entre vecteurs de l'espace euclidien.
Mais comment justifier l'existence, indépendamment des choses
matérielles, de l'espace et du temps « absolus » ? Espace et temps ne
peuvent préexister à l'homme et à la matière que liés à Dieu. C'est donc
la réponse que propose Newton : espace et temps sont des attributs de
Dieu (un Dieu transcendant, et non pas l'Être tout immanent de
Spinoza), des conséquences nécessaires de Son Omniprésence et de Son
Éternité. Ainsi est évacué le problème épistémologique, au profit d'un
postulat métaphysique qui ne manque pas de puissance (les succès de la
mécanique sont là pour en témoigner) ni de solidité, à part le fait,
précisément, qu'il raccroche organiquement et nécessairement la
physique à la métaphysique, la géométrie à la remorque de la théologie.
Kant verra bien le défaut de l'approche de Newton, qui contrarie son
ambition de « délimiter les domaines du savoir et de la Foi » et de fonder
une théorie de la connaissance sans emprunts métaphysiques. L'espace
et le temps n'ont pas besoin de préexister à la matière, ou à l'homme ; il
suffit de les concevoir comme tirant leur existence d'une relation
réciproque des choses et des hommes. Pas d'espace-temps ontologique,
mais épistémologique.
Les choses en soi chez Kant, qu'il faut distinguer des choses en tant
que perçues, ne sont donc pas dans l'espace ni dans le temps. C'est

10
Uespace perdu et le temps retrouvé

l'esprit humain qui, dans l'acte de la perception, surimpose certaines


catégories qui lui sont propres et sans lesquelles la perception ne serait
pas possible. Ces catégories sont l'espace et le temps. Sont-ce de pures
idées ? Non. car ces catégories se sont imposées à l'esprit humain dans
un contact empirique avec la nature, et ne sont donc pas « arbitraires » .
Les choses en soi (Kant dit : « les noumènes ») constituent le monde réel
qui existe indépendamment de l'esprit humain ; les phénomènes, seuls
objets de connaissance, constituent le monde médiatisé par l'espace et le
temps, « formes a priori de la sensibilité » . N'étant pas dans l'espace ni
dans le temps, les choses en soi ne sont pas vraiment soumises au
déterminisme rigoureux de la mécanique classique : par là Kant sauve le
devenir et le libre arbitre, du moins est-ce l'arrière-pensée que lui prête
Reichenbach 5.
Ainsi, pour Kant, l'espace et le temps sont bien quelque part entre les
noumènes et les phénomènes, entre les choses et le regard de l'homme
qui se les approprie dans l'acte de perception. Plus près de l'homme,
certes, que des choses. « Mais, dans son regard sur les phénomènes,
remarque Clavel 6, l'homme peut voir s'en dégager des structures ou des
figures pures, qui dans leur pureté ne lui appartiennent pas. et qu'il ne
peut ainsi attribuer qu'à l'espace même », ce qui explique que ce dernier
paraisse prédessiner les objets : telle est la géométrie, et voilà pourquoi
les mathématiques sont, aux yeux de Kant. la plus pure des sciences.
Les succès éclatants de la mécanique vont reléguer à l'arrière-plan,
pour un siècle, les spéculations philosophiques sur la nature de l'espace
et du temps. « Où est Dieu, dans votre système ? » demandait Napoléon
à Laplace. « Sire, je n'ai pas besoin de cette hypothèse », répondait
l'apôtre du déterminisme newtonien. Les objections originelles de
Descartes (rien de ce qui n'est pas matériel n'a d'existence), de Leibniz
(la transcendance de Dieu ne peut s'accommoder avec l'idée d'un espace
qui serait « quelque chose comme le sensorium Dei », c'est-à-dire
quelque chose comme l'organe diffus du toucher divin), de Spinoza (il
faut distinguer entre l'espace matériel qui est fini et l'espace intelligible
qui est infini) sont provisoirement balayées, aux yeux des physiciens,
par la réponse de Kant. A la fin du XIXe siècle, Mach fit figure
d'iconoclaste en relevant le caractère dogmatique de la position
kantienne. D'autant plus que, entre-temps, la notion d'espace absolu s'était
encore consolidée et comme substantialisée, sous la forme d'éther, un
concept utile pour admettre philosophiquement les actions à distance
(sur les mécanismes desquelles Newton avait avoué son ignorance : « je
ne feins pas d'hypothèses » ) et pour rendre intuitivement
compréhensibles la propagation des vibrations lumineuses, les actions électriques et
magnétiques, etc.
Mais le jugement le plus sévère contre Kant fut, sans doute, celui
d'Einstein : « Je suis convaincu que les philosophes ont exercé une
action néfaste sur le progrès scientifique en déplaçant certains concepts

11
Hémy Lestienne
fondamentaux du domaine empirique, où nous en gardons le contrôle,
vers les hauteurs intangibles de Va priori1. » On comprend bien
pourquoi l'auteur de la relativité juge ainsi le philosophe de la
mécanique newtonienne. Avec l'audace et l'indépendance d'esprit qui le
caractérisaient, mais non sans un effort ascétique qui. à ses dires, ne lui
demanda pas moins de dix années. Einstein fut en effet le seul de son
temps à réaliser que la reconquête d'une nouvelle harmonie de la théorie
physique (en électrodynamique des corps en mouvement) passait par
une contre-proposition à l'espace-temps kantien.
Dans sa démarche. Einstein accentue encore le caractère idéal de
l'espace et du temps. Ces notions, écrit-il. « sont des créations libres de
l'intelligence humaine, des instruments de la pensée qui doivent servir à
établir un lien entre les expériences ». Certes, ces constructions de
l'esprit s'appuient, comme ; la construction de tout- concept, sur un
substrat empirique. Mais le concept de temps absolu et celui d'un espace
ordonné selon la géométrie euclidienne se révèlent à ses yeux comme des
extrapolations injustifiées sur la base de ce substrat empirique. « Le
sentiment subjectif du temps nous permet d'ordonner nos impressions,
d'établir qu'un événement en précède un autre. Mais relier chaque
instant du temps à un autre, en employant une horloge, regarder le
temps comme un continuum unidimensionnel. cela est déjà une
invention ». remarque-t-il.
La tentative d'Einstein vise à remplacer, autant que faire se peut, la
physique de Newton avec ses concepts ad hoc (espace et temps absolus,
force gravitationnelle, etc.) par une géométrie, de telle sorte que les lois
de la nature se ramènent à des propositions les plus simples possible de
nature géométrique :
- la lumière se propage sur un cône d'espace-temps, lieu des
intervalles de longueur nulle ;
- les corps matériels suivent des géodésiques. etc.
A cette fin, comme cela est bien connu. la relativité • restreinte
remplace la cinématique newtonienne par une géométrie
pseudoeuclidienne, tandis que la relativité générale remplace la dynamique par
une géométrie riemannienne. La force de conviction de cette
géométrisation vient de ses succès empiriques.- des explications de phénomènes
trouvées et de ses prédictions nouvelles (explication de l'avance du
périhélie de mercure, déplacement des raies spectrales vers le rouge,
retard des échos radar, déviation des rayons lumineux au voisinage du
soleil, etc.). Mais il est indéniable que la géométrisation en question
suppose avant tout — et repose sur — certains postulats de réalisme, en
particulier celui de séparabilité, sur celui de distinguabilité entre
émetteur et récepteur, et sur le réalisme de la notion de signal. La
position de la physique relativiste est donc que l'espace et le temps, tels
que ces concepts sont utilisés par la théorie, sont des produits de
l'intelligence humaine pour décrire certaines propriétés, certaines rela-

12
Lyespace perdu et le temps retrouvé

tions dynamiques entre les objets, propriétés ou relations dont la réalité


objective ne peut être mise en doute.

L'espace aujourd'hui. Les théorèmes de Bell et d Espagnat.

Les succès de la relativité ont pour un temps obscurci et relégué au


second plan les objections et les réticences des physiciens et des
philosophes de la tradition solidariste, ceux qui voyaient, après Spinoza,
ce que la séparation que nous effectuons sur les choses avait de fragile et
de secondaire (Spinoza s'était efforcé de montrer qu'elle n'était que le
reflet subjectif de notre volonté de régner sur la nature, de notre volonté
d'appropriation). L'avènement de la mécanique ondulatoire allait
cependant considérablement renforcer leur position. Non pas que les
ondes surajoutées aux corpuscules détruisent l'espace ou la séparabilité :
très vite, pour la quasi-totalité des physiciens, les ondes de matière
apparurent comme « non physiques » : de simples algorithmes, des
ondes de probabilité (Born). Mais le problème venait de ce que la
mécanique quantique introduisait, par le biais du principe de la
réduction du paquet d'ondes, une certaine solidarité entre l'objet étudié
et les instruments de mesure. Comme l'exprime Bohm, le caractère fini
de la constante de Planck nous oblige à remplacer la représentation
ponctuelle des systèmes classiques dans l'espace de phase* par des
cellules de volume fini et fixé (KJ), mais dont la forme dépend
explicitement du type d'appareillage utilisé (la cellule aura une
extension plus grande dans la direction des impulsions si l'appareillage est du
type « mesure de la position », tel une plaque photographique, et plus
grande dans la direction des positions si l'appareillage est du type
« mesure de la vitesse », tel un aimant déflecteur).
Einstein comprit le danger que les nouvelles conceptions faisaient
peser sur le réalisme separable. C'est pourquoi il combattit ces
conceptions et leur opposa, avec Podolsky et Rosen, une objection majeure, que
l'on peut formuler ainsi : « Si le réalisme separable est valable, alors la
mécanique ondulatoire est impuissante à décrire simultanément tous les
aspects de cette réalité. »
Le paradoxe EPR a fait souvent l'objet d'un exposé et nous n'y
reviendrons
n° 111, 1980).
pas (cf.
Deentoute
particulier
façon,l'article
l'attaque
de M.était
Jammer,
dirigée
la Recherche,
contre la
formulation et l'interprétation dominante de la théorie quantique, et
n'avait pas le caractère de généralité qu'on lui reconnaît aujourd'hui. En
outre, le débat suscité par le paradoxe EPR et les travaux subséquents

* Nous rappelons plus loin ce cpTil faut entendre par espace de phase.

13
Rémy Lestienne
(théorème de von Neumann, etc.) appartiennent à la bataille du
déterminisme plutôt qu'à celui de la séparabilité.
Mais, dès 1952, un jeune physicien britannique, J.S. Bell, commença à
réfléchir aux limitations des arguments avancés de part et d'autre (par
les tenants des « variables cachées » que l'on pourrait chercher à
rajouter à la théorie quantique pour rétablir le déterminisme, et par les
fidèles de l'interprétation « orthodoxe » de la mécanique quantique,
avec ses variables indéterminées). Peu à peu, il comprit que le véritable
nœud de l'affaire était la séparabilité, car les variables cachées attachées
localement aux objets ne peuvent conduire en toutes circonstances aux
mêmes prédictions que la mécanique quantique orthodoxe.
En 1964, J.S. Bell8 donna la première formulation simple d'un
argument montrant que l'expérience pouvait, au moins en principe,
trancher le débat jusque-là philosophique entre les tenants de la
séparabilité et leurs opposants, sur l'exemple particulier de la mesure de
corrélation de spins des produits de la désintégration d'une particule.
Les mesures effectuées avec des couples différents d'orientation des
analyseurs doivent obéir, si le postulat de réalisme separable tient, à une
inégalité qui n'est pas nécessairement vérifiée dans le cas contraire
{encadré 1).

Soit une particule qui se désintègre en deux particules simples, de


spin 1/2 se dirigeant dans des directions opposées, avec un moment
angulaire total nul. Supposons que l'on place aussi loin que l'on voudra
du lieu de désintégration un analyseur de spin, mesurant la composante
du spin selon la direction a de la première particule, et aussi loin que l'on
voudra dans la direction opposée un autre analyseur de spin, qui, lui,
mesure la composante de spin selon la direction!) (identique ou différente
de a) de la deuxième particule. Si l'on tient compte de la conservation du
moment angulaire et que, en outre, on tient que la valeur prise par la
projection du spin de la particule (1) selon la direction a est
indépendante de la_direction X de l'analyseur placé sur le trajet de la particule (2),
alors, si P(a,b) est la valeur moyenne des résultatsjde mesure du produit
des composantes de spin de la particule (1) selon a et de la particule (2)
selon 6, on doit absolument avoir :

1 +P(B,c) 2*|P(a,E)— P(a,c)

_^ Or, une telle inégalité n'est pas respectée pour toutes les orientations
a, 6, et c, si les résultats sont conformes aux prédictions de la mécanique
quantique (qui sont dans ce cas tout simplement P (a, b) = — ab).

Mais ce fut le mérite de B. d'Espagnat 9, après que les premières


expériences eurent penché en faveur des prévisions de la mécanique

14
L'espace perdu et le temps retrouvé

quantique et contre les théories des variables cachées locales, de montrer


toute la portée et la signification des résultats obtenus, qui dépassent le
cadre de la confirmation ou de l'infirmation de la mécanique quantique,
et tendent en réalité à démontrer l'inséparabilité fondamentale de la
nature, indépendamment de toute théorie particulière.
Plus précisément, le non-respect des inégalités de Bell signifie que Vun
au moins des postulats fondamentaux suivants est faux * :
- Postulat 1 {réalisme local) : il existe des propositions a, des systèmes
S et des conditions de préparation de ces systèmes S tels qu'il est légitime
de dire que, si l'acte opératoire A était mis en œuvre sur S, la proposition
a serait nécessairement vraie (par exemple : la mesure de la projection
du spin selon la direction z serait + — ) et manifesterait une propriété
je
rattachable intrinsèquement à S (par exemple, a est vraie
indépendamment du point de savoir si S doit à l'avenir interagir avec tel ou tel type
d'instrument) .
- Postulat 2 {persistance des propriétés intrinsèques) : le fait que a
soit vraie à l'instant t implique qu'elle était vraie également à tout
instant ? < £, pourvu que le système soit resté isolé entre £ et £, et sous la
réserve évidente qu'il soit stable (c'est-à-dire non susceptible d'une
désintégration spontanée).
- Postulat 3 {non-rétroactivité) : le fait qu'une proposition a soit vraie
pour S ne peut être changé en modifiant les instruments avec lesquels S
va interagir dans le futur.
- Postulat 4 {possibilité de hiérarchiser les systèmes) : si a est vraie
pour S, a est aussi vraie pour tout système S' 3 S. Autrement dit,
l'inclusion d'un système dans un système plus grand ne modifie pas les
propriétés intrinsèques. Inversement, si la proposition a est vraie pour
l'ensemble Si U S2 mais qu'elle porte en fait sur Si, la propriété
intrinsèque manifestée est une propriété appartenant en propre à Si.
A partir de ces quatre propositions, B. d'Espagnat dérive plusieurs
inégalités qui doivent être satisfaites chaque fois que l'on mesure
des couples d'observables choisies parmi trois (ou quatre) observables
dichotomiques, c'est-à-dire ne pouvant prendre que deux valeurs
1
opposées (comme le spin dans le cas de particules de spin — ).

Les inégalités de Bell sont un cas particulier des inégalités de


d'Espagnat, quand les systèmes étudiés sont des particules de spin — ,
et les couples d'observables des composantes de spin prises deux à deux
selon trois directions a, 2î et c, la non-commutativité des composantes de
spin selon deux directions différentes étant tournée par le moyen de

* La formulation présentée ici est nôtre. Elle est faite dans un souci didactique et ne
prétend pas à la rigueur philosophique.

15
Rémy Lestienne
mesures portant sur les deux produits d'une désintégration conservant le
moment angulaire total.
Forts de ces arguments, les physiciens ont donc interrogé la nature en
réalisant les expériences adéquates. La plus ancienne est celle de Clauser
et Freedman, dont le principe et les résultats ont été décrits en leur
temps dans. la Recherche I0. La plus sophistiquée est celle que M. Aspect
vient d'achever à Orsay, pour laquelle les physiciens ont pris la
précaution, en interposant des commutateurs rapides sur le trajet des
particules à analyser (ici des photons), que l'orientation dés analyseurs
puisse être modifiée de façon suffisamment rapide pour exclure une
influence, (propagée à vitesse v < c) des orientations en question sur le
mécanisme de désintégration ou entre l'orientation d'un analyseur et Je
résultat de la mesure effectuée sur l'autre. Les expériences achevées
jusqu'à ce jour ont dans leur ensemble indubitablement confirmé que les
inégalités de Bell sont violées n.
Quelle conclusion doit-on en tirer ? On l'a vu, cette conclusion ne
porte pas nécessairement sur la véracité ou la fausseté de la mécanique
ondulatoire, mais bien sur la véracité ou la fausseté des quatre postulats
précédents.^
A l'heure actuelle, personne ne songe sérieusement à mettre en doute
le quatrième postulat, qui porte sur des opérations mentales (possibilité
de désignation d'une hiérarchie de systèmes, d'opérer par exemple des
« clôtures » mentales entre la cellule, l'arbre et la forêt). La remise en
causes des postulats 2 et 3, parfois préconisée, ébranlerait les
fondements mêmes de la possibilité d'une théorie physique, dans la mesure où
elle introduirait une pusillanimité ou une finalité ! dans la nature,
incompatibles avec la recherche de lois causales.- Les soupçons portent
donc naturellement sur le premier postulat, celui de la séparabilité.
C'est pourquoi d'Espagnat nous propose la conclusion suivante :.

La non-séparabilité est un fait indépendant de toute théorie. Nous


devons maintenant reconnaître que l'atomisme, pilier de notre
enseignement des sciences, n'est qu'un modèle. L'atomisme ne peut plus
être considéré comme une description adéquate de quoi que ce soit
auquel puisse être donné le nom d'être.

Et encore :

Dans le cadre d'une conception réaliste, je ne vois pour ma part


d'autre solution que l'abandon du principe de séparabilité. Cela
signifie, schématiquement. soit que certains systèmes actuellement
éloignés lés uns des autres doivent dans tels ou tels cas être considérés
comme constituant un seul système, soit qu'entre des systèmes
éloignés existent des influences plus rapides que la lumière.

16
L 'espace perdu et le temps retrouvé

Ces deux termes de l'alternative n'étant d'ailleurs probablement que


deux manières d'exprimer la même situation *.

Le temps de la thermodynamique.

Revenons au temps, et au devenir. Après l'élaboration de la


mécanique classique, qui avait assuré le succès du ternps-coordonnée et chassé
le temps-devenir, la physique du XIXe siècle avait entrebâillé la porte
pour assurer sa réapparition, déguisé en « entropie ». concept que l'on
pourrait traduire, sans trahir Clausius : « ce qui a changé réellement
quand en apparence tout redevient pareil » (c'est-à-dire après un
cycle).
Les travaux pionniers de Boltzmann avaient déjà montré en 1872 le
rôle essentiel des interactions moléculaires (les collisions] dans le
processus qui conduit un système placé dans un état initial hors
équilibre vers l'état d'équilibre, d'entropie plus élevée.
Mais la démonstration, qu'il avait cru un moment avoir donnée, de ce
que la loi de l'accroissement de l'entropie rétablissant la flèche du temps
était en fait la fille des lois de la mécanique appliquées aux systèmes en
interaction apparut vite comme tautologique : la dissymétrie temporelle
était en fait dissimulée dans l'hypothèse initiale du<« chaos
moléculaire », selon laquelle avant les collisions il n'y a pas de corrélations
statistiques entre les positions et les vitesses des diverses molécules (alors
qu'à l'évidence ces corrélations existent après les collisions). Quoi qu'il
en soit, à la suite de ses travaux et de ceux de Maxwell, Gibbs, etc.. la
thermodynamique, cette nouvelle branche de la physique fondée sur le
concept d'entropie, connut un formidable développement, d'abord sous
la forme de thermodynamique des états d'équilibre, sur laquelle nous ne
nous attarderons pas ici. puis, successivement, de celle des processus
près de l'équilibre (thermodynamique linéaire : Duhem. De Donder.
Onsager). et enfin, après la Seconde Guerre mondiale, de celle des
processus d'évolution les plus généraux, ou thermodynamique non
linéaire des processus irréversibles (Bogoliubov. Van Hove. Prigogine.
etc.).
Uya Prigogine a reçu en 1977 le prix Nobel de chimie pour l'ensemble
de ses travaux qui ont permis . de réintroduire • le devenir dans la
physique. Cette récompense consacrait, en fait, plus de vingt années
d'efforts de l'École de Bruxelles pour clarifier, systématiser et théoriser

* Du point de vue philosophique. M. Paty a sans doute raison de dire que la seconde
est entachée d'incohérence dans la mesure où l'on parle de systèmes « éloignés » dans un
univers « inséparable » : alors que l'éloignement suppose précisément, comme on l'a vu.
la séparabilité (cf. les Implications conceptuelles de la physique quantique, op. cit.'.
p. 78).

17
Rémy Lestienne

les processus d'évolution physico-chimiques. Chemin faisant, elle a non


seulement contribué à clarifier les hypothèses essentielles qui fondent les
équations de transport du type de l'équation de Boltzmann ou de
transformation chimique décrivant l'évolution vers les états d'équilibre,
mais aussi, et à sa grande surprise, découvert que les systèmes peuvent,
sous l'influence de contraintes extérieures, connaître des fluctuations
non régressives et évoluer vers des états stationnaires différents de l'état
d'équilibre : c'est le principe d'ordre parfluctuation, auquel Prigogine a
consacré de longs développements dans ses livres (voir notes 18 et 19).
Pour résumer ces développements, nous rappellerons seulement que,
à partir d'un état d'équilibre, homogène, d'entropie maximum, un
système soumis à des contraintes extérieures, telles qu'un apport continu
de matière -ou d'énergie, peut à la faveur de fluctuations (toujours
présentes dès lors que la température dépasse le zéro absolu) voir une
fluctuation (de pression locale, de concentration, etc.) grandir i et
changer complètement l'état, du système, pour donner naissance à un
nouvel état plus ordonné, d'entropie moins élevée que l'état initial, mais
néanmoins stable au regard de petites fluctuations, du moins tant que
les contraintes extérieures ne se modifient pas de façon excessive. Il
existe donc une zone de contraintes extérieures, de conditions
d'environnement, pour laquelle le nouvel état est stable. On peut ainsi concevoir 12
que. petit à petit, d'état stationnaire en état stationnaire de plus en plus
organisé, la matière inerte a pu gravir les échelons qui la séparent de
l'ordre et de la complexité, jusqu'à la vie même, et cela précisément par
la vertu (et non pas en dépit de. comme on le pensait jusqu'alors) des lois
de la thermodynamique.
Il y a. dans ce développement, un point particulièrement important
pour notre propos. Les systèmes ouverts qui gravissent les échelons de
l'ordre et de la complexité sous l'influence de contraintes extérieures
peuvent le plus souvent, à partir d'un état d'équilibre unique, et sous des
conditions de contraintes bien déterminées, accéder non pas à un mais à
plusieurs états stationnaires organisés, tous également stables au regard
de petites fluctuations. 11 n'y a donc pas biunivocité entre les contraintes
extérieures et l'état d'organisation auquel accèdent ces systèmes. L'état
stationnaire précis que tel ou tel système ouvert va atteindre lorsque telle
ou telle contrainte extérieure est modifiée ne dépend pas seulement de la
valeur de cette contrainte, mais aussi du type de fluctuation interne,
incontrôlable, qui va déclencher le processus de réorganisation. Ainsi
l'état actuel d'un système ouvert devient-il inséparable de son histoire :
la physique des systèmes complexes ouverts n'est pas réversible.
Tout cela constitue l'aspect le plus connu de l'apport scientifique de
l'Ecole de Bruxelles en thermodynamique macroscopique. Mais cette
école a aussi ouvert des voies et obtenu des résultats d'une extrême
importance pour les concepts d'espace et de temps en thermodynamique
microscopique. Pour comprendre ces résultats, nous devons un instant

18
Uespace perdu et le temps retrouvé

retourner en arrière, et revenir aux lois classiques du mouvement des


points matériels.
En mécanique classique, l'état d'un système physique est
complètement déterminé dès que l'on connaît les positions et les vitesses de toutes
les particules qui le constituent. » Si le système est constitué de N
particules, cet état peut se décrire comme un point dans l'espace à 6N
dimensions (3N coordonnées de position, 3N coordonnées d'impulsion)
que l'on appelle espace de phase. A partir de ce point, l'application des
lois de la mécanique permet de calculer l'état physique du système à un
moment ultérieur (ou antérieur) quelconque. Le point représentatif de
l'état du système dans l'espace de phase à des instants successifs décrit
une trajectoire. Il y a une seule trajectoire passant par un point
donné.
En mécanique statistique, l'état du système à l'instant initial n'est pas
parfaitement connu. On considère donc la densité de probabilité Q pour
que le système soit représenté par tel ou tel point de l'espace de phase.
La densité Q étant donnée à l'instant initial sur tout l'espace de phase,
l'application des lois de la mécanique permet de décrire l'évolution de la
densité de probabilité à tout instant ultérieur . (ou antérieur). C'est
l'équation de Liouville.
La première idée de Prigogine et de ses collègues fut de réinterpréter
l'équation de Liouville comme une équation impliquant un opérateur
d'évolution, l'opérateur de Liouville L, de telle manière que l'équation
de Liouville prenne une forme tout à fait semblable à l'équation de
Schrôdinger en mécanique quantique, avec cette différence que
l'opérateur de Liouville agit sur les fonctions de l'espace- de phase, tandis que
l'opérateur hamiltonien de la mécanique quantique agit sur des
fonctions des coordonnées (encadré 2).
Il ne s'agit pas ici d'un simple changement de langage mais d'une
généralisation. Car, comme Prigogine l'a fait remarquer, l'introduction
d'opérateurs en théorie physique apparaît adéquate chaque fois que l'on
doit abandonner la notion de trajectoire. C'était bien le cas de la
mécanique quantique, compte tenu de la non-compatibilité entre les
coordonnées et les impulsions. C'est bien le cas aussi de la
thermodynamique microscopique, dès lors que l'on veut renoncer à la réversibilité
des lois d'évolution.
Et pourquoi donc la notion de trajectoire serait-elle inadéquate en
thermodynamique microscopique ? Prigogine répond : parce qu'elle
correspond à une idéalisation, celle d'un système simple et isolé que l'on
ne rencontre, à la limite, que dans les constructions de l'esprit. Un tel
système, en effet, n'est pas supposé soumis à des observations, c'est-
à-dire à des interactions avec des instruments de mesure susceptibles de
perturber si "peu que ce soit le point représentatif du système dans
l'espace de phase (à supposer qu'il y ait séparabilité entre le système et
l'instrument de mesure qui permet de l'observer). Or Prigogine a

19
Rémy Lestienne
d'excellentes raisons de penser que, pour les systèmes macroscopiques
réels, il existe une instabilité fondamentale de l'espace de phase, en ce
sens que. si concentrée que soit, à l'instant initial, la densité de
probabilité dans une région finie de l'espace de phase, si petite soit-elle,
cette concentration est amenée à éclater aux instants ultérieurs pour
conduire à des densités non nulles dans des régions distinctes de l'espace
de phase. Pour prendre un exemple, nous pouvons penser au dé que l'on
agite dans le creux de la main avant de le faire rouler sur la table : les
trajectoires possibles sont tellement imbriquées les unes dans les autres
dans l'espace de phase qu'il existe, pour toute condition initiale donnée,
des conditions initiales extrêmement voisines conduisant, à l'état final,
le dé dans des régions différentes de l'espace de phase, caractérisées par
le fait que la face supérieure du dé porte des nombres différents.
Encore le dé et la table fournissent-ils un exemple de système ayant un
nombre de degrés de liberté limité. C'est pourquoi, dans ce cas,-. nous
devons nous contenter, de parler de conditions initiales extrêmement
voisines. Mais nous concevons que. pour un système macroscopique pris
à la limite thermodynamique, admettant un nombre infini de degrés de
liberté, on pourrait remplacer les mots « extrêmement voisines » par
« infiniment voisines ». On aura alors l'instabilité fondamentale dont
parle Prigogine et qui rend inadéquate la notion de trajectoire.
L'instabilité fondamentale de Prigogine restitue-t-elle à la nature un
indéterminisme, un caractère « primesautier » susceptible de remettre
en question la possibilité même de construction d'une théorie physique ?
Bien évidemment non, mais elle relègue cependant ce déterminisme au
rang de principe limite « réel » mais non « pratique ». C'est au fond une
démarche inverse de celle de Kant. qui espérait confiner le déterminisme
dans la sphère des phénomènes, pour le nier au niveau des choses en soi
(les noumènes).
L'expression de l'instabilité fondamentale de l'espace de phase, alliée
à là prise en compte de la limite thermodynamique, permet alors à
Prigogine de dériver dans le cadre de la mécanique statistique élargie
une équation maîtresse analogue- à l'équation de Boltzmann, par
conséquent irréversible, moyennant toutefois le renoncement volontaire
à l'examen du comportement de la distribution dans l'espace de phase à
des temps antérieurs à l'instant initial. Cette restriction que Prigogine
appelle, improprement à notre avis, une condition de causalité * n'est
pas sans évoquer (comme il l'indique lui-même) la thèse de Reichen-
bach 13 sur la formation des « branch systems » et celle de Costa de
Beauregard H sur l'interdiction des rétrodictions en physique.

* Mais elle permet de comprendre comment un résultat irréversible au sujet de


révolution des systèmes peut être obtenu, nonobstant la réversibilité des équations de la
mécanique : on peut en effet conclure par exemple (do/dt) t —> +°°> 0 sans qu'on
puisse en déduire par raison de symétrie des équations d'évolution (doo/dt) t — >
— <»> 0. puisque avant l'instant initial le système n'existe tout simplement pas.

20
L 'espace perdu et le temps retrouvé

Mais Prigogine a pu aller plus loin. Il a montré également que les


conditions d'instabilité et de limite thermodynamique étaient aussi les
conditions nécessaires et suffisantes pour qu'on puisse introduire pour
les systèmes concernés deux opérateurs nouveaux, un opérateur de
temps T (ou d'âge interne) dont la valeur moyenne est précisément le
temps de la mécanique, et un opérateur d' entropie microscopique M tel
que la valeur moyenne de Mq est une fonction monotone du temps,
comme l'entropie classique.
L'introduction d'un opérateur d'âge interne permet de résoudre enfin
un vieux problème, celui de l'absence bien connue en mécanique
quantique d'une quatrième relation d'anticommutation du type [T, E]
= iH, symétrique des relations d'anticommutation du type [X, P] = iK,
et qui fonderait la quatrième relation d'indétermination A E A t > M,
comme les autres fondent les relations d'indétermination de Heisenberg
A x Ap > M. Pauli avait déjà montré qu'une telle relation
d'anticommutation entre opérateurs temps et énergie était impossible à construire,
en raison du caractère défini positif des valeurs propres de l'énergie 15.
Mais en mécanique statistique élargie l'opérateur d'évolution H est
remplacé par l'opérateur de Liouville L. dont les valeurs propres ne sont
pas définies positives, contrairement à l'hamiltonien. On a bien dans ce
cadre la relation d'anticommutation [T. L] = iK. L'introducion de
l'opérateur T signifie que, pour les systèmes « pratiques » et dans la
limite thermodynamique des grands systèmes, on peut construire un
temps interne en général indéterminé, mais égal en valeur moyenne au
temps externe de la mécanique classique.
Si nous faisons l'hypothèse (quelque peu incohérente à ce stade de
développement de la théorie) qu'un atome radioactif, par exemple, peut
et doit légitimement être représenté par une densité de probabilité dans
l'espace de phase et un opérateur de Liouville de la mécanique
statistique généralisée obéissant aux conditions de limite
thermodynamique, alors on peut espérer rétablir la loi de décroissance strictement
exponentielle de désintégration, loi menacée également par le caractère
défini positif du spectre de l'hamiltonien 16. Il faudrait pour cela
imaginer une sorte de solidarité entre les atomes radioactifs, contraire à
l'idée de séparabilité, mais conforme au principe d'indiscernabilité.
Enfin, l'entropie microscopique M est une fonction simple du temps
interne T. Comme ce dernier, elle n'existe qu'à la limite
thermodynamique, et anticommute avec L. Cela signifie que pour le système considéré
l'indétermination sur l'entropie microscopique (ou interne) est
complémentaire — au sens de Bohr — de l'indétermination sur L. Si Q est
fonction propre de L pour la valeur propre 0 (système en équilibre),
l'entropie microscopique est dénuée de sens. Si la densité de probabilité
est ramassée sur une région étroite du spectre de L, cela veut dire que les
corrélations ou le degré de cohérence entre systèmes voisins de
l'ensemble représentatif est faible, et l'entropie microscopique mal définie. Si,

21
L'équation fondamentale de la mécanique statistique (équation de
Liouville) s'écrit, en mécanique classique :

ÔQ_ _, , ÔH ÔQ _ ÔH Ôçk ...


ôt- i opi oqi oqi op;

On peut évidemment l'écrire :

ou, .L est „ ,
1 operateur .hermétique
, . .. , . — i. —
linéaire ÔH ô +, .i —
— — ÔH ô .
— —
ôq ôq ôq ôp

L'équation (2) étant formellement semblable à l'équation de Schrôdin-


ger :
i V"= HW (3)
ôt

les principaux traitements de mécanique quantique peuvent être


transposés à la mécanique statistique ainsi généralisée, avec toutefois la
différence fondamentale que la densité Q est une fonction réelle définie
positive et sommable de p et q, tandis que W est une fonction de carré
sommable des coordonnées.
Par exemple, comme on peut développer une fonction d'onde en fonctions
propres de H (solutions de l'équation HW = E^W) de sorte que la
solution de (3) s'écrive :

^(q,t)=2ckVk(q)e-^ (4)

on peut :de la même manière développer Q en fonctions propres de L. On


obtient

Q (p, q, t) = 2 ck (pu (p,q) e " iXkt (5)

La valeur propre 0 correspond à l'état d'équilibre (—•=


ôt 0).

Les autres valeurs propres Xk sont réelles (comme les Ek) et forment à la
limite thermodynamique un spectre continu.
Les coefficients Ck déterminent l'état de cohérence (ou les corrélations) du
mouvement de Q. L'évolution de ces corrélations est essentiellement
responsable de l'évolution irréversible du système.
L 'espace perdu et le temps retrouvé

au contraire, Q est une superposition d'états propres utilisant un large


spectre de valeurs propres de L, la cohérence est marquée, et l'entropie
microscopique est bien définie : la pérennité du système en tant qu'erre
individuel disparaît, mais son devenir s'affirme et se substantialise. La
description de ce devenir total et solidaire appelle une autre approche,
une autre mentalité, un autre vocabulaire que l'approche, la mentalité et
le vocabulaire analytiques auxquels la mécanique classique des systèmes
isolés et des trajectoires nous a habitués. Ce n'est pas autre chose que
suggère D. Bohm 17, quand il propose, depuis quelques années, de
chercher pour la physique un langage dans lequel l'accent serait mis sur
les verbes plutôt que sur les noms, à part bien entendu celui du devenir
du tout, ou « holomovement ».

Le réel et le connaissable.

Partis, avec Newton, d'un espace et d'un temps externes permettant


d'ordonner et de coordonner des objets réels, séparables, doués de
propriétés intrinsèques et indifférentes au sens de l'écoulement du
temps, nous voici contemplant la perspective d'un monde solidaire, où la
notion d'espace separable est battue en brèche, cependant que le monde
se dote d'un temps ou plutôt d'un devenir interne.
Mais est-ce bien du même monde que parlent les uns et les autres ?
Newton, Kant, Spinoza, Einstein, d'Espagnat et Prigogine ? Ce monde
inséparable est-il le monde en soi, indépendant de tout observateur, ou
bien le monde revu et corrigé par l'esprit humain parce que cette
correction est la seule qui permette une théorie de la connaissance ?
Il y a, entre B. d'Espagnat et 1. Prigogine, certaines convergences,
dans la mesure où l'un et l'autre remettent en cause la séparabilité, mais
aussi certaines divergences qu'il convient de ne pas masquer.
L'inséparabilité à la d'Espagnat est plus radicale : c'est une propriété
de la nature en soi, révélée au travers de patientes et subtiles
observations, mais qui apportent à l'interrogation des physiciens une
réponse dépourvue de toute ambiguïté. Le physicien est alors comme un
voleur accédant, après avoir creusé un long et tortueux boyau dans la
terre, à la porte de la chambre funéraire de Toutankhamon, barrée par
une herse de granit infranchissable. Mais par les interstices des joints il
peut approcher sa bougie tremblante et alors il voit, il sait que là-bas
tout est or. Le réel n'est pas accessible à la raison, mais il l'est
partiellement. Ce que ce « réel voilé » laisse connaître et reconnaître,
c'est fondamentalement cette propriété d'inséparabilité. Et cette insépa-
rabilité « forte », si elle laisse encore place à de nombreuses théories de
la connaissance et du monde, restreint pourtant le champ de celles-ci à
celles qui admettent que la réalité intrinsèque, la nature « naturante »,

23
Rémy Lestienne
n'est pas descriptible par nos concepts courants, précisément parce
qu'elle « est située en dehors des cadres de l'espace et du temps ».
L'inséparabilité ou pour mieux dire la cohérence dont parle Prigogine
n'a pas un statut ontologique aussi sûr. Certes, comme il l'écrit. * on
peut dire que les instabilités chimiques impliquent un ordre à longue
portée, par l'intermédiaire duquel le système agit comme un tout. Ce
comportement global conduit à une modification profonde • de la
signification même de l'espace et du temps » . Mais cette remise en cause
n'est vraiment radicale, et théoriquement justifiée, que dans les limites
des développements que lui-même et l'École de Bruxelles ont effectués :
c'est-à-dire à la limite thermodynamique des systèmes infinis.
C'est sans doute pour cette raison que Prigogine hésite visiblement
entre les interprétations réalistes ou positivistes de l'irréversibilité. Ainsi,
il écrit d'une part :

Nous sommes toujours tentés de décrire le monde physique comme si


nous n'en faisions pas partie (...). Cependant, cette vue extérieure sur
le monde n'est pas l'objet de la physique. 11 nous appartient de décrire
le monde physique par nos mesures, de tenir compte de ce que nous en
faisons partie (...). Un des objectifs fondamentaux de la physique
théorique est précisément d'expliciter les limitations générales
introduites par les procédés de mesure 18.

Mais, après avoir restauré le temps dans la théorie physique. Prigogine


n'en indique pas moins :

Un trait au moins rassemble ceux qui nous ont aidés à penser la


métamorphose conceptuelle de la science et de ses implications, c'est
la tentative de parler du monde sans en passer par le tribunal kantien,
sans mettre au centre de leur système le sujet humain défini par ses
catégories intellectuelles, sans soumettre leur propos au critère de ce
que peut penser, légitimement, un tel sujet 1(\

En réalité, la phrase clef pour, comprendre la position nuancée de


Prigogine est celle-ci :

L'idée d'une détermination infiniment précise des conditions initiales,


nécessaire pour la définition d'une trajectoire, n'est pas seulement une
idéalisation (comme le voulait la mécanique statistique classique, qui
précisait que le recours à des ensembles de systèmes dans l'espace de
phase était rendu inévitable par la prise en compte de la limitation
pratique de nos capacités de mesure), mais une idéalisation
inadéquate 2().

C'est-à-dire une idéalisation indue, du fait de l'instabilité fondamentale


des systèmes pris à la limite thermodynamique.
Donc, d'après cet argument, l'irréversibilité et la cohérence sont

24
L'espace perdu et le temps retrouvé

univoquement liées à cette limite thermodynamique des systèmes


infinis. Et la réponse à la question de la nature épistémologique ou
ontologique de l'irréversibilité dépend de la réponse à la question de
savoir ce qui. du système simple isolé ou du système complexe à la limite
thermodynamique, est une schématisation de l'esprit humain.
B. d'Espagnat. on l'a vu. ne croit pas que l'on puisse, dans l'état actuel
de la théorie, parler de l'instabilité thermodynamique comme d'une
propriété du réel en soi. « Je suis frappé de ce que les preuves de
l'irréversibilité données jusqu'ici l'ont toujours été dans le cadre de la
réalité empirique », m'a-t-il dit un jour.
Nous n'avons donc pas fini de marcher sur le chemin de l'épistémo-
logie scientifique, pour assurer définitivement ce nouveau réalisme,
solidaire mais en devenir, opposé, voire complémentaire au sens de
Bohr. au monde médiatisé par l'esprit, separable et indifférent à la
durée. Si nous pouvions risquer à titre heuristique une suggestion, nous
dirions que ce qui manque, ce qui pourrait être le prochain pas, serait de
contourner ou de réinterpréter la limite thermodynamique dans un sens
nouveau, moins facilement taxable de subjectivisme, plus
rigoureusement réaliste. Un principe cosmologique de devenir, reflet au niveau des
microsystèmes de l'instabilité dynamique de l'univers en expansion,
pourrait être une voie à explorer.
Quoi qu'il en soit, les savants philosophes qui nous ont ouvert le
chemin de l'espace perdu et du temps retrouvé n'ont pas que des
austères exercices initiatiques de physique à nous proposer. Loin du
scientisme triomphant mais monotone des apprentis sorciers du XIXe
siècle, ils connaissent l'un et l'autre les limites des instruments de
connaissance qu'ils manient. Et. si d'Espagnat. constatant que le réel
voilé se drape dans une certaine hauteur dédaigneuse des facilités, nous
invite à deviner et à goûter, à travers l'art, la poésie et la religion, a
condition qu'elle renonce au dogmatisme, ce que la science ne nous
montre que du doigt. Prigogine le rejoint, qui voit dans l'instabilité
fondamentale la plus puissante des incitations à l'innovation, à
l'expérimentation, à la création, puisque de toute façon chacun des équilibres
que nous pouvons construire est appelé à être renversé et dépassé par un
autre.

Rémy Lestienne
Outre national de la recherche scientifique

NOTES

1. R. Lestienne. « Unité et ambivalence du concept de temps physique ». Cahiers


d'histoire et de philosophie des sciences, CNRS. 197e).
2. M. Sachs, in la Recherche, n" 86. p. 109.

25
Rémy Lestienne
3. G. Holton, L'Imagination scientifique, Gallimard. 1981. p. 101 sq.
4. A. Koyré, Du monde clos à l'univers infini, Gallimard, 1973, p. 129 sq.
5. H. Reichenbach, The Direction of Time, University of Galifornie, 1971, p. 13.
6. M. Glavel, Deux Siècles chez Lucifer, Éd. du Seuil. 1978, p. 99.
7. A.' Einstein, cité dans Einstein, le livre du centenaire. Hier et demain, 1979.
p. 168.
8. J.S. Bell. Physics I, n" 3. 1964. p. 195.
9. B. d'Espagnat, in Quantum Mechanics, a Half Century Later, Reidel. 1977.
p. 147 ; Phys. Rev., D 11, 1975, p. 1424. et Phys. Rev., D 18, 1977, p. 349.
10. R. Lestienne, in la Recherche, n" 3. 1972. p. 673.
11. Les Implications conceptuelles de la physique quantique. Colloque C2 - 1981,
Éd. de Physique.
12. I. Prigjogine, in la Recherche, n" 3, 1972. p. 553.
13. H. Reichenbach, The Direction of Time, op. cit.
14. O. Costa de Beauregard. Le Second Principe de la science du temps. Éd. du Seuil,
1963.
15. W. Pauli, Handbuch derPhysik, Springer, 1933. vol. XXIV, p. 83.
16. Voir par exemple R. Lestienne, « Unité et ambivalence du concept de temps
physique », art. cité, p. 161 sq.
17. D. Bohm, Foundations of Quantum Mechanics, Academic Press, 1971. p. 472.
18.' I. Prigogine, Physique, Temps et Devenir, Masson. 1981, p. 57.
19. I. Prigogine, Là Nouvelle Alliance, Gallimard. 1979. p. 291.
20. Ibid., p. 239.

POUR EN SAVOIR PLUS

M. Jammer. The Philosophy of Quantum Mechanics, John Wilay, 1974.


G. Holton, L'Imagination scientifique, Gallimard. 1981.
J. Mehra et al.. The Physicist's Conception of Nature, Reidel, 1973.
B. d'EsPAGNAT, Conceptions de la physique contemporaine. Conceptual Foundations
of Quantum Mechanics, Benjamin. 1976.
- A la recherche du Réel, Gauthiers-Villars. 1979.
I. Prigogine, Physique, Temps et Devenir, Masson, 1981.
I. Prigogine et î Stengers, La Nouvelle Alliance, Gallimard, 1979.
- « La Nouvelle Alliance ». Scientia, n" 112. 1977.

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