Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
net/publication/250256140
CITATIONS READS
2 39
1 author:
Remy Lestienne
French National Centre for Scientific Research
92 PUBLICATIONS 1,229 CITATIONS
SEE PROFILE
Some of the authors of this publication are also working on these related projects:
All content following this page was uploaded by Remy Lestienne on 04 September 2017.
Lestienne Rémy. L'espace perdu et le temps retrouvé. In: Communications, 41, 1985. L'espace perdu et le temps retrouvé. pp.
5-26;
doi : 10.3406/comm.1985.1606
http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1985_num_41_1_1606
Seule dans
tout
l'esprit.
la perception
l'objet, alors
{rrossière
queet tout
erronée
est place
dans
Temps et devenir.
L'ESPACE ET LA SÊPARABILITÊ.
8
L'espace perdu et le temps retrouvé
9
Rémy Lestienne
que « l'étendue en longueur, largeur et profondeur ne peut être conçue et
par conséquent exister que comme appartenant à une substance
matérielle » . Cette vue apparaît encore trop simple aux yeux de Spinoza
qui précise :
10
Uespace perdu et le temps retrouvé
11
Hémy Lestienne
fondamentaux du domaine empirique, où nous en gardons le contrôle,
vers les hauteurs intangibles de Va priori1. » On comprend bien
pourquoi l'auteur de la relativité juge ainsi le philosophe de la
mécanique newtonienne. Avec l'audace et l'indépendance d'esprit qui le
caractérisaient, mais non sans un effort ascétique qui. à ses dires, ne lui
demanda pas moins de dix années. Einstein fut en effet le seul de son
temps à réaliser que la reconquête d'une nouvelle harmonie de la théorie
physique (en électrodynamique des corps en mouvement) passait par
une contre-proposition à l'espace-temps kantien.
Dans sa démarche. Einstein accentue encore le caractère idéal de
l'espace et du temps. Ces notions, écrit-il. « sont des créations libres de
l'intelligence humaine, des instruments de la pensée qui doivent servir à
établir un lien entre les expériences ». Certes, ces constructions de
l'esprit s'appuient, comme ; la construction de tout- concept, sur un
substrat empirique. Mais le concept de temps absolu et celui d'un espace
ordonné selon la géométrie euclidienne se révèlent à ses yeux comme des
extrapolations injustifiées sur la base de ce substrat empirique. « Le
sentiment subjectif du temps nous permet d'ordonner nos impressions,
d'établir qu'un événement en précède un autre. Mais relier chaque
instant du temps à un autre, en employant une horloge, regarder le
temps comme un continuum unidimensionnel. cela est déjà une
invention ». remarque-t-il.
La tentative d'Einstein vise à remplacer, autant que faire se peut, la
physique de Newton avec ses concepts ad hoc (espace et temps absolus,
force gravitationnelle, etc.) par une géométrie, de telle sorte que les lois
de la nature se ramènent à des propositions les plus simples possible de
nature géométrique :
- la lumière se propage sur un cône d'espace-temps, lieu des
intervalles de longueur nulle ;
- les corps matériels suivent des géodésiques. etc.
A cette fin, comme cela est bien connu. la relativité • restreinte
remplace la cinématique newtonienne par une géométrie
pseudoeuclidienne, tandis que la relativité générale remplace la dynamique par
une géométrie riemannienne. La force de conviction de cette
géométrisation vient de ses succès empiriques.- des explications de phénomènes
trouvées et de ses prédictions nouvelles (explication de l'avance du
périhélie de mercure, déplacement des raies spectrales vers le rouge,
retard des échos radar, déviation des rayons lumineux au voisinage du
soleil, etc.). Mais il est indéniable que la géométrisation en question
suppose avant tout — et repose sur — certains postulats de réalisme, en
particulier celui de séparabilité, sur celui de distinguabilité entre
émetteur et récepteur, et sur le réalisme de la notion de signal. La
position de la physique relativiste est donc que l'espace et le temps, tels
que ces concepts sont utilisés par la théorie, sont des produits de
l'intelligence humaine pour décrire certaines propriétés, certaines rela-
12
Lyespace perdu et le temps retrouvé
* Nous rappelons plus loin ce cpTil faut entendre par espace de phase.
13
Rémy Lestienne
(théorème de von Neumann, etc.) appartiennent à la bataille du
déterminisme plutôt qu'à celui de la séparabilité.
Mais, dès 1952, un jeune physicien britannique, J.S. Bell, commença à
réfléchir aux limitations des arguments avancés de part et d'autre (par
les tenants des « variables cachées » que l'on pourrait chercher à
rajouter à la théorie quantique pour rétablir le déterminisme, et par les
fidèles de l'interprétation « orthodoxe » de la mécanique quantique,
avec ses variables indéterminées). Peu à peu, il comprit que le véritable
nœud de l'affaire était la séparabilité, car les variables cachées attachées
localement aux objets ne peuvent conduire en toutes circonstances aux
mêmes prédictions que la mécanique quantique orthodoxe.
En 1964, J.S. Bell8 donna la première formulation simple d'un
argument montrant que l'expérience pouvait, au moins en principe,
trancher le débat jusque-là philosophique entre les tenants de la
séparabilité et leurs opposants, sur l'exemple particulier de la mesure de
corrélation de spins des produits de la désintégration d'une particule.
Les mesures effectuées avec des couples différents d'orientation des
analyseurs doivent obéir, si le postulat de réalisme separable tient, à une
inégalité qui n'est pas nécessairement vérifiée dans le cas contraire
{encadré 1).
_^ Or, une telle inégalité n'est pas respectée pour toutes les orientations
a, 6, et c, si les résultats sont conformes aux prédictions de la mécanique
quantique (qui sont dans ce cas tout simplement P (a, b) = — ab).
14
L'espace perdu et le temps retrouvé
* La formulation présentée ici est nôtre. Elle est faite dans un souci didactique et ne
prétend pas à la rigueur philosophique.
15
Rémy Lestienne
mesures portant sur les deux produits d'une désintégration conservant le
moment angulaire total.
Forts de ces arguments, les physiciens ont donc interrogé la nature en
réalisant les expériences adéquates. La plus ancienne est celle de Clauser
et Freedman, dont le principe et les résultats ont été décrits en leur
temps dans. la Recherche I0. La plus sophistiquée est celle que M. Aspect
vient d'achever à Orsay, pour laquelle les physiciens ont pris la
précaution, en interposant des commutateurs rapides sur le trajet des
particules à analyser (ici des photons), que l'orientation dés analyseurs
puisse être modifiée de façon suffisamment rapide pour exclure une
influence, (propagée à vitesse v < c) des orientations en question sur le
mécanisme de désintégration ou entre l'orientation d'un analyseur et Je
résultat de la mesure effectuée sur l'autre. Les expériences achevées
jusqu'à ce jour ont dans leur ensemble indubitablement confirmé que les
inégalités de Bell sont violées n.
Quelle conclusion doit-on en tirer ? On l'a vu, cette conclusion ne
porte pas nécessairement sur la véracité ou la fausseté de la mécanique
ondulatoire, mais bien sur la véracité ou la fausseté des quatre postulats
précédents.^
A l'heure actuelle, personne ne songe sérieusement à mettre en doute
le quatrième postulat, qui porte sur des opérations mentales (possibilité
de désignation d'une hiérarchie de systèmes, d'opérer par exemple des
« clôtures » mentales entre la cellule, l'arbre et la forêt). La remise en
causes des postulats 2 et 3, parfois préconisée, ébranlerait les
fondements mêmes de la possibilité d'une théorie physique, dans la mesure où
elle introduirait une pusillanimité ou une finalité ! dans la nature,
incompatibles avec la recherche de lois causales.- Les soupçons portent
donc naturellement sur le premier postulat, celui de la séparabilité.
C'est pourquoi d'Espagnat nous propose la conclusion suivante :.
Et encore :
16
L 'espace perdu et le temps retrouvé
Le temps de la thermodynamique.
* Du point de vue philosophique. M. Paty a sans doute raison de dire que la seconde
est entachée d'incohérence dans la mesure où l'on parle de systèmes « éloignés » dans un
univers « inséparable » : alors que l'éloignement suppose précisément, comme on l'a vu.
la séparabilité (cf. les Implications conceptuelles de la physique quantique, op. cit.'.
p. 78).
17
Rémy Lestienne
18
Uespace perdu et le temps retrouvé
19
Rémy Lestienne
d'excellentes raisons de penser que, pour les systèmes macroscopiques
réels, il existe une instabilité fondamentale de l'espace de phase, en ce
sens que. si concentrée que soit, à l'instant initial, la densité de
probabilité dans une région finie de l'espace de phase, si petite soit-elle,
cette concentration est amenée à éclater aux instants ultérieurs pour
conduire à des densités non nulles dans des régions distinctes de l'espace
de phase. Pour prendre un exemple, nous pouvons penser au dé que l'on
agite dans le creux de la main avant de le faire rouler sur la table : les
trajectoires possibles sont tellement imbriquées les unes dans les autres
dans l'espace de phase qu'il existe, pour toute condition initiale donnée,
des conditions initiales extrêmement voisines conduisant, à l'état final,
le dé dans des régions différentes de l'espace de phase, caractérisées par
le fait que la face supérieure du dé porte des nombres différents.
Encore le dé et la table fournissent-ils un exemple de système ayant un
nombre de degrés de liberté limité. C'est pourquoi, dans ce cas,-. nous
devons nous contenter, de parler de conditions initiales extrêmement
voisines. Mais nous concevons que. pour un système macroscopique pris
à la limite thermodynamique, admettant un nombre infini de degrés de
liberté, on pourrait remplacer les mots « extrêmement voisines » par
« infiniment voisines ». On aura alors l'instabilité fondamentale dont
parle Prigogine et qui rend inadéquate la notion de trajectoire.
L'instabilité fondamentale de Prigogine restitue-t-elle à la nature un
indéterminisme, un caractère « primesautier » susceptible de remettre
en question la possibilité même de construction d'une théorie physique ?
Bien évidemment non, mais elle relègue cependant ce déterminisme au
rang de principe limite « réel » mais non « pratique ». C'est au fond une
démarche inverse de celle de Kant. qui espérait confiner le déterminisme
dans la sphère des phénomènes, pour le nier au niveau des choses en soi
(les noumènes).
L'expression de l'instabilité fondamentale de l'espace de phase, alliée
à là prise en compte de la limite thermodynamique, permet alors à
Prigogine de dériver dans le cadre de la mécanique statistique élargie
une équation maîtresse analogue- à l'équation de Boltzmann, par
conséquent irréversible, moyennant toutefois le renoncement volontaire
à l'examen du comportement de la distribution dans l'espace de phase à
des temps antérieurs à l'instant initial. Cette restriction que Prigogine
appelle, improprement à notre avis, une condition de causalité * n'est
pas sans évoquer (comme il l'indique lui-même) la thèse de Reichen-
bach 13 sur la formation des « branch systems » et celle de Costa de
Beauregard H sur l'interdiction des rétrodictions en physique.
20
L 'espace perdu et le temps retrouvé
21
L'équation fondamentale de la mécanique statistique (équation de
Liouville) s'écrit, en mécanique classique :
ou, .L est „ ,
1 operateur .hermétique
, . .. , . — i. —
linéaire ÔH ô +, .i —
— — ÔH ô .
— —
ôq ôq ôq ôp
^(q,t)=2ckVk(q)e-^ (4)
Les autres valeurs propres Xk sont réelles (comme les Ek) et forment à la
limite thermodynamique un spectre continu.
Les coefficients Ck déterminent l'état de cohérence (ou les corrélations) du
mouvement de Q. L'évolution de ces corrélations est essentiellement
responsable de l'évolution irréversible du système.
L 'espace perdu et le temps retrouvé
Le réel et le connaissable.
23
Rémy Lestienne
n'est pas descriptible par nos concepts courants, précisément parce
qu'elle « est située en dehors des cadres de l'espace et du temps ».
L'inséparabilité ou pour mieux dire la cohérence dont parle Prigogine
n'a pas un statut ontologique aussi sûr. Certes, comme il l'écrit. * on
peut dire que les instabilités chimiques impliquent un ordre à longue
portée, par l'intermédiaire duquel le système agit comme un tout. Ce
comportement global conduit à une modification profonde • de la
signification même de l'espace et du temps » . Mais cette remise en cause
n'est vraiment radicale, et théoriquement justifiée, que dans les limites
des développements que lui-même et l'École de Bruxelles ont effectués :
c'est-à-dire à la limite thermodynamique des systèmes infinis.
C'est sans doute pour cette raison que Prigogine hésite visiblement
entre les interprétations réalistes ou positivistes de l'irréversibilité. Ainsi,
il écrit d'une part :
24
L'espace perdu et le temps retrouvé
Rémy Lestienne
Outre national de la recherche scientifique
NOTES
25
Rémy Lestienne
3. G. Holton, L'Imagination scientifique, Gallimard. 1981. p. 101 sq.
4. A. Koyré, Du monde clos à l'univers infini, Gallimard, 1973, p. 129 sq.
5. H. Reichenbach, The Direction of Time, University of Galifornie, 1971, p. 13.
6. M. Glavel, Deux Siècles chez Lucifer, Éd. du Seuil. 1978, p. 99.
7. A.' Einstein, cité dans Einstein, le livre du centenaire. Hier et demain, 1979.
p. 168.
8. J.S. Bell. Physics I, n" 3. 1964. p. 195.
9. B. d'Espagnat, in Quantum Mechanics, a Half Century Later, Reidel. 1977.
p. 147 ; Phys. Rev., D 11, 1975, p. 1424. et Phys. Rev., D 18, 1977, p. 349.
10. R. Lestienne, in la Recherche, n" 3. 1972. p. 673.
11. Les Implications conceptuelles de la physique quantique. Colloque C2 - 1981,
Éd. de Physique.
12. I. Prigjogine, in la Recherche, n" 3, 1972. p. 553.
13. H. Reichenbach, The Direction of Time, op. cit.
14. O. Costa de Beauregard. Le Second Principe de la science du temps. Éd. du Seuil,
1963.
15. W. Pauli, Handbuch derPhysik, Springer, 1933. vol. XXIV, p. 83.
16. Voir par exemple R. Lestienne, « Unité et ambivalence du concept de temps
physique », art. cité, p. 161 sq.
17. D. Bohm, Foundations of Quantum Mechanics, Academic Press, 1971. p. 472.
18.' I. Prigogine, Physique, Temps et Devenir, Masson. 1981, p. 57.
19. I. Prigogine, Là Nouvelle Alliance, Gallimard. 1979. p. 291.
20. Ibid., p. 239.