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G ENEALOGIE D ’ UN PARADOXE
par Élie During

À paraître en guise de préface à


Paul Langevin, Le Paradoxe des jumeaux : deux conférences sur la relativité, Paris,
Presses Universitaires de Paris Ouest, 2016

« Demandez à un philosophe : qu’est-ce que le temps ? il commencera un discours. Posez


la même question à un savant ; il tirera sa montre et vous dira : le voilà. » La formule
d’Édouard Le Roy aurait de quoi décourager si elle n’avait pas justement été proposée au
cours d’un débat animé qui eut lieu en 1911 entre le physicien Paul Langevin et un
aréopage de philosophes réuni à la Société française de philosophie. La question en débat
ce jour-là était celle de la signification des notions de temps, d’espace et de causalité au
regard d’une théorie encore toute récente qui ne s’imposerait à l’attention publique qu’au
début de la décennie suivante sous une dénomination simple et frappante, propice à
toutes les projections : « la relativité ». Langevin, justement, ne s’était pas contenté de
tirer sa montre ou d’affirmer, comme Poincaré le fera bientôt en réaction directe à ce
premier geste d’ouverture philosophique, que « les propriétés du temps ne sont que celles
des horloges1 ». Il avait pris le temps de débattre, il était allé aussi loin que possible –
peut-être même trop loin – dans la direction d’une confrontation avec les doctrines
philosophiques du temps, et notamment la conception bergsonienne du temps
psychologique, repensé comme « durée ». La formule à laquelle il aboutissait, « nous
sommes nous-mêmes des horloges », avait l’avantage de ne pas durcir d’emblée la
différence entre temps mesuré et temps vécu pour envisager une conciliation sur le terrain
même de la physique, à travers la notion de « temps propre », interne à un système
matériel ou biologique. Mais elle se révélait insuffisante aux yeux des philosophes parce
qu’elle laissait entièrement en suspens la question qui leur tenait le plus à cœur : la
possibilité de penser l’unité des temps au-delà de leur disparité métrique, de reconquérir
l’unité du concept de temps en dehors de la voie tracée par Newton.

UN TEMPS RELATIF

Il n’est pas inutile de retracer à grands traits l’atmosphère spéculative dans laquelle
s’inscrivait cette première tentative de médiation. On retient souvent de la théorie de la
relativité l’idée que le temps a perdu son caractère « absolu ». De quoi s’agit-il ? Einstein a
montré, dès 1905, que la simultanéité entre événements distants dépend du référentiel


1
Henri Poincaré, « L’espace et le temps », in Dernières pensées, Paris, Flammarion, 1913, p. 42. Le
texte de cette conférence prononcée à l’Université de Londres a connu une première publication
en 1912 dans Scientia, cette même revue qui avait publié un an plus tôt « L’évolution de l’espace
et du temps », la conférence de Langevin au Congrès de philosophie de Bologne, sur laquelle
nous nous concentrerons dans cette préface

1
qu’on se donne pour les repérer, ou ce qui revient au même, que les durées sont mesurées
différemment dans des systèmes se déplaçant les uns par rapport aux autres. Cela découle
directement des conditions réelles de la mesure et des procédés techniques de
synchronisation 2 . Le temps, comme l’espace, subit des distorsions liées au jeu des
perspectives mobiles que des classes d’observateurs en mouvement relatif adoptent sur
l’univers. Les formules de transformation de Lorentz en donnent l’expression
mathématique pour des systèmes inertiels, en mouvement de translation uniforme ; elles
font voir de quelle manière le temps et l’espace échangent leur place, comment les
mesures temporelles et spatiales obéissent à une loi de compensation lorsqu’on passe d’un
système de référence à un autre. Le temps est donc relatif en ce sens précis, qui n’a pas
grand chose à voir a priori avec les variations subjectives du flux temporel, variablement
rythmé, plus ou moins dilaté ou contracté selon les dispositions du sujet. Le temps n’est
pas un absolu, il n’y a pas une substance-durée en elle-même incompressible qui
admettrait des expressions métriques diverses en fonction des moyens qu’on se donne
pour la mesurer. Le temps est pour ainsi dire intrinsèquement relatif, tout comme l’espace.
Faut-il s’en étonner, dès lors que l’opération de mesure introduit, avec l’usage même du
référentiel, une dimension de convention et de relativité indépassable ? On mesure
toujours par rapport à autre chose, de sorte que les vicissitudes du rapport finissent par
rejaillir sur la caractérisation que nous donnons de l’être. Entre le réel et la référence, il y
a un échange ; c’est l’esprit de la relativité telle que la comprenait Bachelard. Le réel ne
précède pas la relation, il est constitué en elle. Le temps, dimension du devenir,
n’échappe pas à la règle. N’a-t-on pas dit d’ailleurs qu’il était plus relationnel que
substantiel ? Leibniz déjà le définissait comme un « ordre de successions ». Et Poincaré,
encore lui, n’avait pas attendu Einstein pour montrer que, dès lors que le temps mesuré
est reconnu comme « essentiellement relatif3 », les déterminations objectives du temps
deviennent solidaires de la théorie physique dans son ensemble, c’est-à-dire du réseau de
relations qu’elle étend sur les phénomènes.
Mais la question métaphysique peut attendre, car la vraie surprise est ailleurs : non pas
dans la relativité du temps aux systèmes de référence adoptés pour les mesures, mais dans
la relativité du temps aux intensités de mouvement (vitesses, accélérations) par lesquelles
se tracent les trajectoires spatio-temporelles correspondant aux durées concrètes. Le
« paradoxe des jumeaux » (en anglais : « twin paradox ») attribué à Paul Langevin en offre
l’illustration la plus frappante en mettant en scène le déphasage qui a lieu entre les durées
écoulées respectivement sur la Terre et à bord d’un vaisseau spatial effectuant un trajet
aller-retour à très grande vitesse. Le voyageur, nous explique-t-on, s’en retournera chez lui
plus jeune que son frère sédentaire, tout se passant comme si le temps, pour lui, s’était
miraculeusement mis à couler moins vite.


2
Les choses sont particulièrement claires lorsque les définitions opérationnelles des notions de
durée et de simultanéité font explicitement intervenir des échanges de signaux optiques (et plus
généralement électromagnétiques) : voir le texte de Charles Nordmann reproduit ici en annexe,
« Les horloges d’Einstein ».
3
Dernières pensées, op. cit., p. 41.

2
UN TEMPS LOCAL

D’abord présentée comme une conséquence pittoresque de la première relativité, cette


situation devient la règle dans la théorie de la relativité générale mise au point par
Einstein en 1915. La variable fondamentale est désormais le temps local, ou « temps
propre », mesuré le long des « lignes d’univers » ou chemins d’espace-temps. Or les durées
écoulées sont aussi diverses que ces chemins mêmes : entre deux événements donnés il y a
autant d’intervalles de durée qu’il existe de manières de les connecter l’un à l’autre en se
mouvant. Entre l’aller et le retour du jumeau voyageur, il s’écoule autant de durées
virtuelles qu’il existe, dans l’espace, de trajets reliant un point à un autre. Il n’y a donc
aucune raison a priori pour que le temps propre mesuré sur terre soit égal à celui mesuré
au cours du voyage spatial. C’est cela que veut dire le physicien lorsqu’il affirme que nous
ne disposons plus, du moins immédiatement, d’une horloge universelle ou d’un temps
absolu qui vaudrait là-bas tout comme ici 4 . Il va falloir se débrouiller – continuer à
manipuler les catégories temporelles – sans présupposer l’unité des temps. Image pour
image, le temps n’est pas ce fleuve au cours invariable sur lequel nous prendrions des vues
relatives et changeantes ; il faut se le figurer comme un torrent plein de remous et de
tourbillons, parcouru en tous sens par des courants de vitesse variable. Ce flux torrentiel
est un redoutable défi adressé au sens commun, aussi bien qu’à l’intelligence
philosophique. Bergson, parmi d’autres, s’y est confronté à ses risques et périls, non sans
fascination puisqu’il y reconnaissait une expression du devenir créateur qui est le fond de
la réalité. Mais les philosophes sont loin d’être les seuls concernés par cette refonte des
intuitions newtoniennes : bien des physiciens continuent aujourd’hui de discuter de la
meilleure pédagogie qu’il convient de mettre en œuvre pour faire le tri entre vrais et faux
paradoxes, distinguer entre différents usages du concept de temps, et finalement nous
faire entrevoir ce qui subsiste, malgré tout, de la notion commune de temps dans la
théorie physique5.
Ce travail d’interprétation réclame du doigté ; on ne peut se reposer sur l’évidence d’une
démonstration mathématique, ni s’autoriser simplement de confirmations expérimentales
répétées sur des horloges accélérées. Chaque fois qu’il est bien question d’analyse
conceptuelle, la philosophie est, qu’on le veuille ou non, partie prenante. Physique et
philosophie empiètent nécessairement l’une sur l’autre dans une zone limitrophe où il
arrive que les rôles s’échangent. On ne sera donc pas étonné d’apprendre que c’est à
l’occasion d’une conférence au Congrès de philosophie de Bologne de 1911 que le
physicien Paul Langevin a présenté pour la première fois la curiosité théorique désormais
associée à son nom. Pourtant, il suffit de revenir au texte pour se rendre compte que la
version qu’il en donne alors ne comporte en réalité ni jumeaux ni paradoxe. Le paradoxe
n’est donc pas sorti un beau jour, tout fait, de la tête de Langevin. D’Einstein (1905,
formulation de la théorie dite « restreinte ») à Bergson (1922, publication de Durée et
simultanéité : à propos de la théorie d’Einstein), le paradoxe s’est constitué et consolidé à
travers une série de reprises et de relais, à mesure que la théorie de la relativité était, sinon

4
Ce n’est que dans le courant des années 1920 que les physiciens envisageront diverses manières
de reconstruire un « temps cosmique » dans le cadre de modèles cosmologiques d’univers en
expansion fondés sur la relativité générale. Ces tentatives ne règlent pas le problème de fond qui
nous occupe ici.
5
Dans le domaine français, on pourra par exemple consulter les ouvrages de Marc Lachièze-Rey
ou de Jean-Marc Lévy-Leblond, pour ne citer qu’eux.

3
mieux comprise, du moins formulée de manière plus cohérente – et confirmée par
davantage de résultats expérimentaux.
Les effets mêmes du paradoxe sont à diffusion lente, comme le prouve le fait qu’on
continue de débattre aujourd’hui du rôle exact joué par les phases d’accélération
(démarrage, demi-tour et retour), ou encore, et pour cette raison même, de la question de
savoir s’il est plus indiqué de l’expliquer dans le cadre de la relativité restreinte ou de la
générale, qui ne fut pourtant formulée que quelques années plus tard. Certes, il faut bien
qu’un des deux jumeaux au moins puisse faire demi-tour, et donc soit accéléré par le
simple fait de changer de direction, sans quoi ils ne seraient jamais réunis à nouveau.
v2
Mais les transformations de Lorentz, le fameux rapport 1− dans lequel varient les
c2
temps relatifs, ne font pas intervenir d’accélérations : les équations ne tiennent compte
que des vitesses, par définition relatives. Et comment ne pas conclure alors que les
explications qui s’appuient sur elles sont purement réciproques, chacun des jumeaux
étant libre de se considérer comme immobile et de rapporter tous les autres mouvements
à lui-même ? En somme, peut-on extorquer aux transformations relativistes des effets non
relatifs ? Comment expliquer par la théorie restreinte – restreinte aux mouvements
uniformes – une situation qui met d’emblée en jeu des mouvements non uniformes ?
N’est-ce pas là que gît le véritable paradoxe ?
Comme on va le voir, ces questions ne se posent pas aussi clairement en 1911, et c’est
bien ce qui est intéressant. Le paradoxe, on l’a dit, n’est pas encore pleinement constitué ;
Langevin en a fixé le thème, mais de façon pour ainsi dire implexe, en se contentant de
donner un tour plaisant à une expérience de pensée dont la structure de base avait déjà
été exposée par Einstein dans son article princeps publié en 1905 dans la revue Annalen
der Physik. Il est utile de revenir aux textes pour comprendre non seulement dans quel
milieu ont germé ces idées, dans quelle interprétation de la théorie elles s’inscrivaient,
mais aussi dans quelles directions s’orientait la première discussion avec les philosophes,
quels étaient les points de résistance et les risques de malentendu, avant même que
n’entrent en scène les protagonistes les plus fameux : Bergson, Meyerson ou Bachelard.
C’est pour servir à l’intelligence de la question et engager une généalogie du paradoxe qui
n’a à vrai dire jamais été menée de manière systématique, que nous avons souhaité
présenter à nouveau au public ces deux conférences de Paul Langevin sur la relativité.
Commençons par en rappeler le contexte.

LA « FOIRE AUX IDEES »

Dans son compte-rendu du Congrès de philosophie de Bologne, paru en 1911 dans la


Revue philosophique, le philosophe des sciences Abel Rey livrait une réflexion quelque peu
désabusée sur l’utilité des grands congrès internationaux. Ces événements, expliquait-il,
hésitent entre deux modèles : celui du séminaire interne cher aux sociétés savantes – à
l’image de la Société française de philosophie, cheville ouvrière du Congrès de 1911 –, et
celui de la leçon magistrale ou de la conférence qui, dans le cadre de « grandes séances
d’apparat », permet à d’illustres orateurs de se succéder au pupitre comme des vedettes.
Cet exercice a ses limites, puisque « faute d’avoir pu réfléchir d’avance à ce que le

4
conférencier vous apporte », la discussion est, en général, « d’une joyeuse stérilité6 ». En
somme, les congrès internationaux tiennent à la fois de l’académie et de la foire. Et de la
visite d’une foire – fût-elle une « foire aux idées7 » – on ne retient généralement que les
effets les plus spectaculaires : les disputes, les formules fortes, les images frappantes et
paradoxales.
Rien d’étonnant, dès lors, si de l’admirable conférence prononcée le 10 avril 1911 en
séance générale par Langevin – invité au Congrès aux côtés d’autres savants : Enriques,
Poincaré, Ostwald –, la communauté philosophique a finalement surtout retenu le
fameux « paradoxe des jumeaux ».
Une énigme demeure pourtant, car de jumeaux il ne fut jamais question ce jour-là, pas
plus d’ailleurs que de paradoxe. L’exposé, intitulé « L’évolution de l’espace et du temps8 »,
avait pour sujet l’impact des nouvelles théories physiques – et plus spécialement la
première théorie de la relativité d’Einstein, celle de 1905 – sur les notions d’espace et de
temps. Il s’agit de la première présentation d’une telle ampleur en langue française, la
première aussi à s’adresser directement à un public de non spécialistes, à une époque où le
nom d’Einstein n’est encore connu que d’un petit cercle d’initiés, contrairement à ce qui
sera la cas dix ans plus tard, au moment de la diffusion de la relativité générale, et
notamment de la tournée parisienne orchestrée par Langevin en avril 19229. Titulaire


6
Abel Rey, « Le congrès international de philosophie – Bologne, 6-11 avril 1911 », Revue
philosophique, 72, juillet 1911, p. 2.
7
Ibid., p. 4.
8
Paul Langevin, « L’évolution de l’espace et du temps », Revue de métaphysique et de morale, 19
(4), 1911. Cet article constitue la version courte du texte publié in extenso dans Scientia, 19 (3),
p. 31-54, et que nous reproduisons dans ce volume. Il a été repris dans Paul Langevin, La
Physique depuis vingt ans, Paris, Doin, 1923, p. 265-300, et plus récemment (avec d’utiles notes
explicatives) dans Paul Langevin, Propos d’un physicien engagé pour mettre la science au service de
tous, B. Bensaude-Vincent (éd.), Paris, Vuibert/SFHST, 2007, p. 109-131. Dans ce dernier
ouvrage, on pourra notamment lire « L’aspect général de la théorie de la relativité » : cette
conférence de 1922 prolonge et complète les deux que nous présentons ici en intégrant
notamment les acquis de la relativité générale.
9
Voir Michel Paty, « Einstein et la philosophie en France : à propos du séjour de 1922 », Cahiers
Fundamenta Scientiae, 93, 1979, p. 23-41 ; Michel Biezunski, Einstein à Paris : le temps n’est plus,
Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 1991 ; Vincent Borella, L’Introduction de la
Relativité en France, 1905-1922, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2000 ; Jimena
Canales, The Physicist and the Philosopher : Bergson, Einstein, and the Debate that Changed Our
Understanding of Time, Princeton, Princeton University Press, 2015. L’étude de Borella est
particulièrement utile pour comprendre le rôle de Langevin dans la diffusion et la vulgarisation
des idées d’Einstein auprès du public philosophique. On se reportera notamment aux pages 168
et suivantes, consacrées à la discussion d’octobre 1911 à la Société française de philosophie, sur
laquelle nous reviendrons plus loin. Il est important de garder à l’esprit que les premiers livres
consacrés en France à la relativité ne font leur apparition que dix ans après les conférences de
Langevin, à partir de 1921, avec notamment la parution en français du livre d’Einstein, La
Théorie de la relativité restreinte et générale, préfacée par Émile Borel, suivie de près par les
traductions des travaux de Schlick, Reichenbach ou Cassirer. Avant cette date, la diffusion, très
limitée, se fait essentiellement à travers des revues (Scientia, La Revue générale des sciences pures et
appliquées, La Revue scientifique). De manière générale, il aura fallu attendre 1919 et les
observations d’Eddington à l’occasion d’une éclipse solaire pour que la théorie atteigne le public
scientifique large ; il n’est donc guère étonnant que la réception philosophique des idées
relativistes soit demeurée jusque là fort discrète dans les cercles français.

5
d’une chaire de physique générale et expérimentale au Collège de France, ce dernier avait
eu l’occasion d’enseigner la relativité pendant l’année 1910-191110. Propagandiste de la
première heure, traducteur de Sommerfeld et de Minkowski, il ne découvre pas cette
théorie de seconde main : aux dires d’Einstein, il s’en est fallu de peu qu’il ne l’ait
découverte lui-même quelques années plus tôt, au moment où il développait un
programme général de reformulation électromagnétique des principes de la mécanique et
s’interrogeait sur la signification de l’inertie de l’énergie11. La clarté de son exposé de
Bologne en fait un modèle du genre : sans perdre de vue l’ancrage expérimental de la
théorie et son inscription dans le contexte plus général des remaniements de
l’électromagnétisme, Langevin parvient à rendre compte de ses fondements conceptuels
(principe de relativité, principe de localité) tout en faisant entrevoir les bouleversements
considérables qu’elle entraîne pour la physique, et peut-être pour la philosophie, pour
autant que celle-ci soit prête à reconnaître dans l’espace et le temps autre chose que des
formes a priori. Tel est en effet le programme que condense le titre de la conférence. Il
s’agit de penser l’évolution de l’espace et du temps, dans l’esprit d’un réalisme critique ou
évolutif dont on trouvera un écho chez Abel Rey12 et bientôt chez Bachelard.

LE VOYAGE EN BOULET

Mais c’est surtout l’« exemple frappant » développé à la fin de l’exposé que nous retenons
aujourd’hui. Il y est question, on l’a dit, d’observateurs en mouvement relatif, et aussi
d’une expédition spatiale à bord d’un « projectile », manifestement inspirée par le récit de
Jules Verne, De la Terre à la Lune. Voici ce que Langevin a dit, verbatim :
« Il résulte de ce qui précède que ceux-là auront moins vieilli dont le mouvement
pendant la séparation aura été le plus éloigné d’être uniforme, qui auront subi le plus
d’accélération.
Cette remarque fournit un moyen concevable, à celui qui voudrait y consacrer deux
années de sa vie, de savoir ce que sera la Terre dans deux cents ans, d’explorer l’avenir
de la Terre en faisant dans la vie de celle-ci un saut en avant qui pour elle durera
deux siècles et pour lui durera deux ans, mais ceci sans espoir de retour, sans
possibilité de venir nous informer du résultat de son voyage, puisque toute tentative
de ce genre ne pourrait que le transporter de plus en plus avant dans l’avenir de la
Terre.
Il suffirait pour cela que notre voyageur consente à s’enfermer dans un projectile que
la Terre lancerait avec une vitesse suffisamment voisine de la lumière, quoique

10
Voir La Physique de Paul Langevin : un savoir partagé, Paris, Bibliothèque de l’ESPCI, 2005,
p. 47 et 89. Et sur Langevin plus généralement, Bernadette Bensaude-Vincent, Langevin (1872-
1946) : science et vigilance, Paris, Belin, 1987.
11
Langevin s’est notamment très tôt intéressé à la variation de l’inertie de l’électron en fonction
de sa vitesse. Son vaste projet de reconstruction de la physique sur la base de l’éther et de
l’électron a été exposé en 1904 au Congrès international de physique de Saint Louis. Sur les
enjeux épistémologiques de l’accueil fait par Langevin à la relativité dans l’esprit de
l’électrodynamique de Poincaré et de Lorentz, voir Michel Paty, « Paul Langevin (1871-1946), la
relativité et les quanta », Bulletin de la Société Française de Physique, vol. 119, 1999, p. 15-20 ; «
Poincaré, Langevin et Einstein », Épistémologiques, 2 (1), 2002, p. 33-74. Sur le rapport à
Poincaré, voir André Rougé, Relativité restreinte : la contribution d’Henri Poincaré, Paris, Éditions
de l’École Polytechnique, 2008.
12
Abel Rey, La Théorie de la physique chez les physiciens contemporains, Paris, Alcan, 2e éd., 1923.

6
inférieure, ce qui est physiquement possible, en s’arrangeant pour qu’une rencontre,
avec une étoile par exemple, se produise au bout d’une année de la vie du voyageur et
le renvoie vers la Terre avec la même vitesse. Revenu à la Terre ayant vieilli de deux
ans, il trouvera en sortant de son arche notre globe vieilli de deux cents ans si sa
vitesse est restée dans l’intervalle inférieure d’un vingt-millième seulement à la vitesse
de la lumière.13 »
Cette présentation contraste avec celle qu’on trouve dans la plupart des ouvrages de
vulgarisation. Sous l’appellation « paradoxe des jumeaux de Langevin », on met
généralement en scène les aventures de deux frères jumeaux dont l’un (le voyageur)
semble avoir vieilli moins rapidement que l’autre (le sédentaire) en raison des
accélérations subies au cours de son périple dans l’espace14. C’est donc par un effet de
rétrospection qu’on attribue à Langevin cette version habituelle du paradoxe : elle ne se
trouve tout simplement pas chez lui. On objectera à bon droit que l’essentiel est tout de
même bien in nucleo dans la conférence de 1911, avec cette parabole que Langevin
intitule lui-même « le voyage en boulet ». C’est vrai si l’on envisage les choses à une
certaine distance. Il n’en demeure pas moins que les jumeaux manquant à l’appel, le
paradoxe n’y a d’existence que virtuelle. Dans la version standard qui s’est finalement
imposée, la gémellité est en effet loin d’être une clause accessoire, destinée tout au plus à
rehausser le récit d’une touche pittoresque. Elle introduit une notion de réciprocité qui
est la condition même du paradoxe. Celui-ci n’apparaît à proprement parler qu’à partir
du moment où la situation met explicitement en scène le caractère interchangeable de
deux observateurs en mouvement relatif, au prix d’un effet de symétrie illusoire puisque,
on le verra, les observateurs ne sont en réalité nullement interchangeables. Le meilleur
moyen de suggérer cette symétrie est de les envisager en quelque sorte comme des
répliques ou des duplicata l’un de l’autre. Le paradoxe peut alors se formuler très
simplement : si le mouvement est bien relatif, comme nous le savons depuis Descartes et
Galilée, mais surtout comme Einstein semble le confirmer en élevant le principe de
relativité au rang d’axiome de la nouvelle cinématique, on ne voit pas pourquoi le jumeau
voyageur ne se considérerait pas lui-même comme immobile relativement à une Terre en
mouvement, de sorte que tout ce qui peut se dire de lui vaudrait aussi, réciproquement,
de son double. Sous ce nouveau point de vue, c’est le jumeau resté sur Terre qui devrait
avoir moins vieilli. En situation de mouvement relatif, tous les observateurs sont
également « voyageurs ». Les deux raisonnements paraissant également valables, il faut en
conclure que chacun se retrouve plus jeune que l’autre, ce qui enveloppe une
contradiction manifeste.
Or c’est précisément cette équivoque que Langevin s’emploie à lever d’emblée. Il lui suffit
pour cela de rappeler qu’en dépit du fait que les deux observateurs se sont éloignés l’un de
l’autre (réciproquement), il existe entre eux une « dissymétrie » essentielle, « tenant à ce
que le voyageur seul a subi, au milieu de son voyage, une accélération qui change le sens


13
Paul Langevin, « L’évolution de l’espace et du temps », infra, p. 49-50 (pagination originale).
14
Une littérature immense a été consacrée au paradoxe. La synthèse réalisée par Leslie Marder en
1971 était loin d’être exhaustive à l’époque, mais elle en donnait déjà une petite idée (Time and
the Space Traveller, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1971). S’il ne fait aucun doute
que le paradoxe se déduit rigoureusement (mathématiquement) du noyau chrono-géométrique de
la théorie de la relativité, son interprétation exacte et sa portée pédagogique restent un sujet de
discussion parmi les philosophes, mais également parmi les scientifiques qui s’interrogent sur la
manière la plus heureuse de le présenter et de l’expliquer.

7
de sa vitesse et le ramène au point de départ sur la Terre15 ». Comme le dira Whitehead
quelques années plus tard : ils n’ont pas vécu la même histoire relativement à l’univers
pris dans son ensemble16 . Et c’est cela qu’oublient trop vite ceux qui donnent de la
situation une description si épurée qu’elle finit par ne plus avoir aucun sens physique. On
retrouvera ce point plus loin en examinant la discussion qui eut lieu en 1922 entre
Painlevé et Einstein.
Disons, pour conclure ce premier train de remarques, que les jumeaux n’étant pas
convoqués comme tels à la conférence de Bologne, il était finalement logique qu’il n’y
soit pas non plus explicitement question de « paradoxe ». Or, si l’expérience de pensée en
forme d’apologue avait bien de quoi faire tourner les têtes, dépouillée de son air de
paradoxe, elle perd beaucoup de son sel. Abel Rey ne prend même pas la peine de
l’évoquer dans son compte-rendu pour la Revue philosophique. Même silence dans la revue
Nature, qui relate pourtant avec un certain détail la conférence de Langevin17. De sorte
que la vraie surprise de Bologne est, pour le lecteur contemporain, celle d’un paradoxe
introuvable : un « paradoxe des jumeaux » sans jumeaux ni paradoxe…

B ERGSON , LE TEMPS LOCAL ET LA SOLIDARITE DES DUREES

Dans l’assistance, ce jour-là, se trouvait pourtant un auditeur particulièrement attentif


aux virtualités paradoxales du « voyage en boulet » : il s’agit de Bergson, qui devait
prononcer à quelques heures de distance une conférence sur les rapports entre science et
philosophie18. L’intervention de Langevin fit sur lui forte impression ; elle résonnait avec
les préoccupations qui étaient les siennes depuis qu’il s’était penché, dans Matière et
Mémoire puis dans L’Evolution créatrice, sur la délicate question de l’unité du temps
matériel au sein d’un univers caractérisé par une pluralité de rythmes de durée, mais aussi
sur l’idée d’un absolu du mouvement saisi en durée, irréductible au cadrage référentiel
imposé par le principe du mouvement relatif. Une note de Durée et Simultanéité,
l’ouvrage de 1922 consacré aux théories d’Einstein, évoque le rôle d’intercesseur joué par
Langevin : « Nous saisissons cette occasion de dire que c’est la communication de
M. Langevin au Congrès de Bologne qui attira jadis notre attention sur les idées
d’Einstein. On sait ce que doivent à M. Langevin, à ses travaux et à son enseignement,
tous ceux qui s’intéressent à la théorie de la Relativité19. » Cet hommage appuyé nous


15
« L’évolution de l’espace et du temps », in La Physique depuis vingt ans, op. cit., p. 296.
16
Alfred N. Whitehead, « The Problem of Simultaneity », Relativity, Logic, and Mysticism.
Aristotelian Society Supplementary Volume III, 1923, p. 34-41.
17
« The International Philosophical Congress at Bologna », Nature, 86 (2168), May 18, 1911,
p. 399-400.
18
Il s’agit de « L’intuition philosophique », texte reproduit dans La Pensée et le mouvant [1934],
Paris, PUF, 2009, p. 117-142.
19
Henri Bergson, Durée et Simultanéité [1922], Paris, PUF, 2009, p. 81 (nous renvoyons le
lecteur à l’édition critique réalisée par nos soins ; elle comporte beaucoup d’informations qui
prolongent les idées présentées dans ce volume). La note qui vient d’être citée intervient dans un
passage spécialement consacré à l’analyse du « voyage en boulet ». Bergson n’est pas le seul
philosophe à avoir été incité par Langevin à s’attaquer aux reliefs escarpés de la relativité. C’est un
entretien avec le physicien français, la veille de l’arrivée d’Einstein à Paris en 1922, qui décidera
Emile Meyerson à se pencher à son tour sur le dossier. Son ouvrage de 1925, La Déduction
relativiste, apparaît à ce titre comme un des effets retardés du Congrès de Bologne : « C’est

8
invite à relire sa polémique avec les einsteiniens comme l’effet d’un dialogue différé et
finalement manqué avec le physicien français.
Il n’est pas exagéré de dire que Bergson a vu dans le « voyage en boulet » l’équivalent
physique, sur le terrain même de la durée, de ce que sont les paradoxes de Zénon pour la
pensée du mouvement 20 . Il y va pour lui d’un problème proprement cosmologique,
touchant le mode de totalisation des durées de l’univers. En effet, comment donner à
l’univers « une figure » si les durées locales ne cessent de se désaccorder, à l’image des
temps déphasés des observateurs terrestres et spatiaux ? Comment concevoir leur unité
disjonctive autrement que dans la forme d’un espace-temps à quatre dimensions, qui
n’est après tout qu’une nouvelle manière de géométriser le temps ? Bergson ne peut s’y
résoudre. Il n’est donc pas question pour lui d’accepter telle quelle la proposition faite par
Langevin, quelques mois après le Congrès de Bologne, aux collègues philosophes réunis à
la Société française de philosophie21 : identifier purement et simplement le temps vécu, le
temps des consciences, à ce que le physicien définit comme un « temps propre22 ».


M. Langevin qui nous a fourni une partie de la documentation dont nous avons fait usage […] et
qui nous a constamment aidé à vaincre les difficultés techniques qui se présentaient. » (Émile
Meyerson, La Déduction relativiste, Paris, Payot, 1925, p. xv). Notons cependant que Meyerson,
contrairement à Bergson, ne fait pas grand cas du paradoxe des jumeaux dans ses analyses.
20
On aura peut-être remarqué que le paradoxe dit « du stade », avec ses vitesses relatives indexées
à des longueurs parcourues (qui font conclure qu’« une durée est double d’elle-même »), fait
directement écho aux questions relativistes touchant la mesure du temps. Ce n’est pas un hasard
si Bergson voit dans ce paradoxe le plus instructif des arguments de Zénon, mettant en pleine
lumière le postulat dissimulé par les trois autres (Matière et Mémoire [1896], Paris, PUF, 2009,
p. 214-215). Il convient de le mettre en parallèle avec la description de la situation fondamentale
donnée au chapitre III de Durée et Simultanéité. Ma conscience peut, à loisir, se distribuer entre
trois flux coexistants : celui de ma durée intérieure, celui de l’eau qui s’écoule devant moi, et celui
d’un mouvement qui se déploie simultanément ailleurs (dans l’exemple de Bergson, un oiseau qui
vole dans le ciel).
21
« Le temps, l’espace et la causalité dans la physique moderne », Bulletin de la Société Française de
Philosophie, 12, 1912, p. 1-46 (séance du 19 octobre 1911), reproduit dans ce volume. Ce jour-là,
Bergson n’était pas présent ; la discussion avec lui eut bien lieu, mais in abstentia. Y participèrent
notamment, outre Jean Perrin et Émile Borel : Léon Brunschvicg, Abel Rey, Gaston Milhaud et
Édouard Le Roy, mathématicien, philosophe et proche de Bergson.
22
Langevin définit le temps propre : « l’intervalle de temps entre deux événements qui coïncident
dans l’espace, qui se passent en un même point pour un certain groupe d’observateurs ». Et voici
ce qu’il explique à la Société française de philosophie : « Le temps du philosophe correspond à la
succession d’une série très particulière d’événements, ceux qui s’enchaînent dans une même
portion de matière ou dans une même conscience et se confond, au point de vue de la mesure,
avec ce que nous appellerons le “temps propre” de cette portion de matière ; nous aurons à nous
poser la question de comparer les temps propres de diverses portions de matière en mouvement
les unes par rapport aux autres. » (« Le temps, l’espace et la causalité dans la physique moderne »,
infra, p. 3 dans la pagination originale). Cette solution concordiste contraste avec l’abrupte fin de
non-recevoir opposée par Einstein à Bergson le 6 avril 1922 : « Il n’y a donc pas un temps des
philosophes ; il n’y a qu’un temps psychologique différent du temps du physicien » (cité in Durée
et Simultanéité, op. cit., p. 398). Notons qu’Eddington reprendra plus tard dans des termes très
proches la proposition de Langevin. Voici ce qu’il écrit dans un passage humoristique de The
Nature of the Physical World intitulé « Discussion entre Bergson et l’Astronome Royal » : « il existe
une quantité, inconnue de la physique pré-relativiste, qui représente plus directement le temps tel
qu’il s’offre à notre conscience. C’est ce qu’on appelle le temps propre ou intervalle [d’univers]. Il

9
L’assimilation de la durée à une série d’instants structurellement homologue à l’ensemble
des nombres réels, traduite géométriquement dans le cadre d’un espace à quatre
dimensions, ne pouvait certes pas satisfaire le philosophe qui cherchait à saisir la
coexistence réelle des durées en-deçà de leurs projections spatiales. À vrai dire, défini du
point de vue de la mesure, le temps propre n’a en lui-même rien qui marque un caractère
temporel, par différence avec n’importe quel autre paramètre local utilisé pour décrire
une courbe dans l’espace. À cet égard, la réponse qui consiste à souligner que l’espace
dont il s’agit comporte précisément une quatrième dimension temporelle a tout l’air de
présupposer ce qui est en question. Dans l’espace-temps relativiste, le « temps » n’est plus
une donnée globalement disponible, il n’est pas une quatrième dimension de l’espace au
sens qu’une telle expression pouvait avoir dans le contexte newtonien, où espace et temps
étaient séparables de manière univoque. L’affaire se complique du fait que Bergson avait
par ailleurs critiqué avec la dernière énergie le « mécanisme cinématographique de
l’intelligence » qui commande les figures globales du temps-cadre, principe de
coordination et d’homogénéisation des flux de durée hétérogènes23. Or le temps propre
introduit justement sur le terrain de la mesure une nouvelle figure du temps : un temps
local ajusté aux qualités intrinsèques du mouvement, un temps émancipé de la référence
externe, taillé en quelque sorte « sur mesure » pour des flux ou des devenirs concrets. Ce
temps, il n’est pas certain que Bergson en ait saisi toutes les implications, et on ne peut
qu’être surpris de l’obstination avec laquelle il s’emploie à le refouler en l’intégrant à sa
critique généralisée du cinématographe intérieur, en le rapportant systématiquement aux
illusions de perspective cinématique associées aux temps relatifs. Ces derniers sont en effet
typiquement des temps globaux, cadrant la totalité de l’espace sous le point de vue défini
par un référentiel24.
Faut-il déplorer ici une occasion manquée de rompre pour de bon avec le « cadrage » du
temps ? On peut risquer une interprétation plus charitable. Bergson a peut-être perçu
dans la figure mathématique du temps local une conception trop étroite de la
temporalité, incapable de répondre aux attentes liées à la conception commune du temps,
et notamment au souci de rendre pensable le devenir de l’univers comme tel, saisi en
extension comme une totalité concrète. On en revient donc à ce que nous indiquions
pour commencer : il n’est pas clair qu’un paramètre local comme le temps propre ait un
sens immédiatement temporel, tant qu’on ne se donne pas les moyens de l’articuler à des

est clairement séparé et distinct de l’espace propre » (La Nature du monde physique, trad. G. Cros
modifiée, Paris, Payot, 1929, p. 54-55).
23
Voir Élie During, « Vie et mort du cinématographe : de L'Évolution créatrice à Durée et
Simultanéité », in Bergson, C. Riquier (dir.), Paris, Cerf, 2012.
24
On peut exprimer cette différence entre deux usages du temps d’une autre manière, en
distinguant d’une part le temps-coordonnée, toujours lié à un système de référence, c’est-à-dire à
une classe de systèmes de coordonnées mobiles, qui définit sur l’espace des lignes de simultanéité
pour coordonner des durées qui demeureraient autrement disparates ou incommensurables, et
d’autre part le temps-paramètre évaluant localement des durées écoulées. Voir Peter Kroes, Time :
Its Structure and Role in Physical Theories, Dordrecht, Reidel, 1985. Le tort de Bergson, au-delà
des maladresses d’expression qui ont souvent concentré l’attention de ses principaux critiques, est
de ne pas avoir clairement distingué ces deux dimensions du temps relativiste, et d’avoir souvent
minoré la seconde en la présentant comme une simple variété de la première. Il en résulte une
curieuse trivialisation du paradoxe des jumeaux : les effets de déphasage absolus, avérés par le
différentiel des temps propres écoulés, y sont finalement neutralisés en se trouvant ramenés aux
effets de perspectives parfaitement réciproques décrits par les équations de Lorentz.

10
cas de simultanéité concrète. Un temps-fibre confiné à de minces canaux de causalité,
offrant des profils spatio-temporels déliés de toute notion objective de simultanéité, avait
peu de chance de satisfaire l’ambition cosmologique du philosophe : appréhender le
temps dans toutes ses dimensions, y compris dans sa dimension latérale, comme
enveloppe de coexistence pour des durées hétérogènes. Il ne faut pas chercher ailleurs les
raisons de l’attachement de Bergson à une certaine idée du « temps universel ». Ce dernier
n’est certes plus le temps absolu de Newton – Bergson a suffisamment insisté là-dessus –,
mais il en conserve la fonction générale : rendre concevable l’essentielle solidarité des
durées qui tissent l’univers matériel.
Or, c’est un fait, le « paradoxe » de Langevin constitue une promotion spectaculaire du
temps local, en même temps qu’il donne un tour dramatique à la question de la
séparation et de la coexistence. Le différentiel de vieillissement entre les deux frères ne fait
à cet égard que présenter sous une forme frappante un des résultats fondamentaux et sans
doute les plus troublants de la théorie d’Einstein : non pas la relativité des mesures de
temps au choix d’un système de référence (avérée par la célèbre « relativité de la
simultanéité » entre événements distants), mais plus profondément la relativité des durées
(ou « temps propres ») aux chemins d’espace-temps parcourus (« lignes d’univers »). Ce
qu’illustre le « voyage en boulet », c’est le fait – expérimentalement vérifié quelques
décennies plus tard 25 –, que la distribution particulière des intensités cinématiques
(vitesses, accélérations) qui caractérise un système en mouvement est intrinsèquement liée
aux conditions qui permettent d’évaluer sa durée et de la comparer à d’autres. Par
« durée », on entend justement ici le « temps propre », variable locale associée à un
processus périodique quelconque mesuré sur place, sans distance. Une horloge immobile
à chaque instant par rapport à un système physique (ou voyageant avec lui, ce qui revient
au même), mesure le temps propre de ce système. Plus l’horloge s’écarte de l’état de
mouvement uniforme, plus son mouvement est varié, plus le temps qu’elle marque
« retarde » par rapport à celui d’une horloge en mouvement uniforme. Dans le cas de
deux observateurs qui se séparent pour se trouver réunis quelque temps plus tard, le
déphasage des durées écoulées pour chacun manifeste le caractère absolu du temps local.
Ce temps-là n’est plus relatif au choix d’un référentiel, c’est un temps intrinsèque,
irréductible au temps global défini par des procédés de coordination à distance.
Dès lors, le « voyage en boulet » illustre une situation absolument générale : les horloges,
même identiques, ne marchent qu’exceptionnellement d’un même pas. Que le temps
physique soit relatif, il n’y a là rien de particulièrement étonnant si l’on songe à la part de
convention qui entre dans toute définition globale du temps. La vraie surprise concerne
ce temps local indexé aux « trajectoires » d’espace-temps (« lignes d’univers ») ; c’est là
qu’a lieu le bouleversement de la notion commune du temps, si profondément attachée à
l’idée de simultanéité ou de coordination globale des durées. Livrés aux vicissitudes du
mouvement local, les temps propres des observateurs ne cessent de se désaccorder ou de
se déphaser, c’est-à-dire de perdre leur mesure commune. La mention obscure de « temps
ralentis » (ou « dilatés »), si elle a un sens, ne dit réellement pas autre chose.


25
Par l’expérience de Hafele-Keating, en 1971. L’expérience d’Ives-Stilwell (1938), ou celle,
souvent citée, de Rossi-Hall (1941), ne concernent pas directement le paradoxe des jumeaux,
mais seulement l’effet perspectif de « dilatation des durées » dans le cas de deux systèmes en
mouvement relatif uniforme (par exemple, un muon émis dans la haute atmosphère et un
laboratoire terrestre).

11
C ONSOLIDATION ET DIFFUSION DU PARADOXE

Cette nouvelle figure du temps devient inéluctable dans le cadre de la théorie de la


relativité générale (généralisée à des mouvement quelconques, accélérés). Pourtant les
scientifiques eux-mêmes eurent quelque difficulté à en prendre toute la mesure. Ce n’est
pas d’un coup qu’on se défait des intuitions globales qui soutiennent encore les temps
relatifs, ces temps perspectifs variablement « dilatés » au prisme de la vitesse. L’histoire
complexe de la constitution du « paradoxe des jumeaux de Langevin » témoigne de cette
résistance, qui renvoie peut-être plus profondément à l’obstacle épistémologique que
constitue une certaine idée de la perspective26. On l’a dit, en 1911 Langevin ne parle pas
de jumeaux, et il ne prétend pas présenter un paradoxe – à moins de l’entendre au sens
faible, celui d’une vérité qui heurte le sens commun ou contrarie un projet métaphysique.
En vérité, le récit du « voyage en boulet » ne fait que donner un tour imagé à un résultat
qu’Einstein avait déjà mis en évidence dans son article fondateur de 1905 sur
l’électrodynamique des corps en mouvement en faisant remarquer cette « conséquence
singulière » : une horloge qui décrirait une courbe fermée pour revenir à son point de
départ retarderait sur celle qui n’aurait pas bougé, et ce dans une proportion exactement
définie par les équations de Lorentz27. Cette idée revient dans les années suivantes sous
diverses formes (dont la fameuse expérience du disque tournant » relatée dans le livre de
vulgarisation de 191728 ). L’allocution de Bologne n’a donc pas valeur d’origine. Elle
innove cependant, et pique la curiosité des philosophes, en introduisant des consciences
humaines capables de confronter le temps mesuré à leur temps vécu, là où Einstein
envisageait tout au plus des organismes vivants. Dans une conférence prononcée à Zürich
en janvier 1911 et publiée au mois de novembre de la même année, Einstein imaginait en
effet, pour accentuer la « drôlerie » de la chose (« am drolligsten »), l’hypothèse d’un
animal enfermé dans une boîte, et dont les mouvements physiologiques rempliraient la
fonction d’une horloge. Pour un tel organisme se déplaçant à une vitesse proche de la
lumière, expliquait-t-il, le temps du voyage aller-retour pourrait n’avoir duré qu’un
instant, tandis que son homologue immobile, qu’on suppose de constitution identique,
aurait déjà été remplacé par plusieurs générations de descendants 29 . Dans la même
conférence, Einstein précisait que l’on sort à strictement parler du cadre de la relativité
restreinte dès lors qu’on fait intervenir des référentiels accélérés. Ce point est discutable,
et son opinion à ce sujet a varié plus d’une fois30.
Langevin, donc, apparie le temps de la conscience avec celui de la matière en introduisant
des protagonistes humains en place des horloges. Mais si l’on cherche à présent les
jumeaux, ce n’est pas avant 1918 qu’on les trouvera, sous la plume de Hermann Weyl.


26
Voir Philippe Lombard, « La théorie de la relativité comme obstacle épistémologique »,
Philosophia Scientiae, 2(4), 1997, p. 31-75.
27
Albert Einstein, « Sur l’électrodynamique des corps en mouvement », in Œuvres choisies,
F. Balibar (éd.), 1989, vol. 1, p. 42-43.
28
Albert Einstein, La Théorie de la relativité restreinte et générale, trad. J. Rouvière, Paris,
Gauthier-Villars, 1921, chap. 23.
29
« Die Relativitätstheorie », Naturforschende Gesellschaft in Zürich, 56, 1911, p. 1-14. Voir
Albert Einstein, The Collected Papers of Albert Einstein, J. Stachel (éd.), vol. 3, Princeton, N.J.,
Princeton University Press, 1992, p. 348-349.
30
Voir Peter Pesic, « Einstein and the twin paradox », European Journal of Physics, 24, 2003,
p. 585–590.

12
Dans Raum, Zeit, Materie, paru en traduction française en 1922, Weyl parle de « 2
jumeaux » (« zwei Zwillingsbrüdern31 ») momentanément séparés : tandis que l’un reste au
pays, immobile dans son système de référence, l’autre « entreprend des voyages avec une
vitesse (relative à sa patrie) voisine de celle de la lumière » ; lorsque les deux frères sont à
nouveaux réunis, le voyageur est « appréciablement plus jeune que son frère
sédentaire32 ». L’exemple est généralisable à tout type de processus, s’il est vrai que « la vie
d’un homme peut très bien être comparée à une horloge ». Max Born fera à son tour
mention de jumeaux dans son ouvrage de 1920 sur la théorie de la relativité33.
Quant au paradoxe, c’est von Laue qui emploie pour la première fois le terme en 1912, en
l’attribuant à Langevin34. Il insiste au passage sur le fait qu’il est toujours possible en
principe de rendre les phases d’accélération aussi petites qu’on voudra (relativement aux
phases de mouvement uniforme), de sorte qu’à la limite, la ligne d’univers coudée du
voyageur dans l’espace-temps corresponde à deux mouvements inertiels successifs, avec
un changement de référentiel instantané à mi-parcours. On trouve là en germe la version
épurée, idéalisée, du paradoxe des jumeaux. Elle circule parfois dans la littérature sous
l’appellation de « paradoxe des trois horloges » (lorsqu’abandonnant les observateurs
humains, on se contente d’assigner une horloge distincte à chaque portion de trajet
uniforme). Mais c’est certainement à Paul Painlevé, mathématicien renommé et homme
politique, que revient le mérite de l’avoir formulé en toute clarté à l’occasion de la visite
d’Einstein au Collège de France, le 5 avril 1922 35 . Pour la commodité de la
démonstration, Painlevé remplace l’astronaute par un chef de train muni d’une horloge,
et la Terre par une gare ; dans cette version ferroviaire du paradoxe des jumeaux il
envisage le temps propre écoulé entre deux passages en gare successifs du même rapide,
supposé en mouvement uniforme à l’aller comme au retour. La situation que décrit
Painlevé semble, plus clairement encore que celle de Langevin, conduire à une absurdité
manifeste, puisqu’en ne prenant en compte que des mouvements uniformes et des
vitesses relatives, les observateurs embarqués à bord du train et ceux de la gare devraient
logiquement s’attribuer réciproquement un retard d’horloge. L’objection est en substance
la même que celle anticipée par von Laue dix ans plus tôt lorsqu’il évoquait pour la
première fois une apparence de « paradoxe » dans la situation décrite par Langevin.


31
Hermann Weyl, Raum, Zeit, Materie : Vorlesungen über allgemeine Relativitätstheorie [1918],
Berlin, Springer, 1919 (3e éd.), p. 158 (Temps, Espace, Matière : leçons sur la théorie de la relativité
générale, trad. G. Juvet et R. Leroy, Paris, A. Blanchard, 1922, d’après la 4e éd. allemande).
32
Hermann Weyl, Temps, Espace, Matière, op. cit., p. 163.
33
Max Born, Die Relativitätstheorie Einsteins und ihre physikalischen Grundlagen [1920], Berlin,
J. Springer Verlag, 1922 (3e éd.), p. 194 (La Théorie de la relativité d'Einstein et ses bases physiques :
exposé élémentaire, trad. A. Finkelstein et J. G. Verdier, Paris, Gauthier-Villars, 1923).
34
Max von Laue, « Zwei Einwände gegen die Relativitätstheorie und ihrer Widerlegung »,
Physikalische Zeitschrift, 13, 1912, p. 118-120 ; Das Relativitätsprinzip, Braunschweig, F. Vieweg,
1913 (2e éd.), p. 43 et 57-58 (La Théorie de la relativité, trad. G. Létang, Paris, Gauthier-Villars,
2 vol., 1924-1926, d’après la 4e édition allemande).
35
Sur la discussion avec Einstein, on pourra se reporter au texte de Charles Nordmann reproduit
en annexe, « Einstein expose et discute sa théorie », Revue des deux mondes, 9, 1922, p. 143-152.
Une première confrontation avait eu lieu sur le même sujet en 1921 entre Langevin et Painlevé
lors de rencontres à la Sorbonne, à l’occasion d’un nouveau congrès international des sociétés de
philosophie (voir André Lalande, « Philosophy in France, 1921 », The Philosophical Review, 31
(6), p. 559). Que Painlevé ait cru bon de renouveler sa critique en 1922 témoigne du fait que les
idées relativistes n’étaient pas si faciles à assimiler, même par les meilleurs esprits.

13
Formulée en présence d’Einstein lui-même, la difficulté a tout l’air d’une mise en cause
de la théorie en ses fondements. La discussion est engagée de façon nette ; elle offre à
l’intéressé l’occasion de dissiper le malentendu sur lequel repose le prétendu paradoxe.
L’erreur, en deux mots, consiste à raisonner comme si nous avions affaire non pas à trois
mais à deux systèmes de référence en mouvement relatif : « la gare, le rapide à l’aller et le
rapide au retour, constituent réellement non pas deux mais trois systèmes différents, qui
ont chacun leur temps propre 36 » ; or cela implique que l’un au moins des deux
observateurs change de référentiel (fût-ce instantanément), subissant du même coup une
accélération bien réelle au moment de rebrousser chemin. Le fait qu’il existe, du point de
vue cinématique, une stricte symétrie entre les segments d’espace-temps pris deux à deux,
ne change rien à cette dissymétrie globale, dissymétrie que Langevin, dans la version
développée de sa conférence, prenait soin d’établir sous la forme d’une application
numérique en recourant à l’hypothèse d’un échange de signaux continu entre la Terre et
le voyageur (avec effet Doppler).
L’échange Einstein-Painlevé fut, aux dires des témoins, le point culminant des discussions
du Collège de France. Il faut croire que la solution proposée par le savant allemand, sur
laquelle ses collègues n’eurent pas de mal à s’accorder, n’avait pas entièrement convaincu
Bergson37. Durée et Simultanéité rouvre en effet le débat quelques mois plus tard en
reformulant obstinément le paradoxe en termes de mouvements relatifs et de
déformations perspectives en principe réciproques, donc susceptibles, selon Bergson,
d’annuler mutuellement leurs effets. Il n’y a rien à changer à la forme mathématique de la
relativité, explique-t-il, mais en vertu de la symétrie de leur situation il est certain a priori
que les jumeaux se retrouveront au même âge, quelles que soient les accélérations qu’ils
subissent l’un et l’autre. En quoi, bien entendu, il se fourvoie, car le résultat présenté par
Langevin découle strictement de considérations mathématiques touchant certaines
propriétés métriques de l’espace-temps relativiste ; elle n’a rien d’une hypothèse
spéculative, ou d’une affirmation de principe. L’entêtement de Bergson ne pouvait que
paraître cocasse et au mieux anachronique à ceux qui s’imaginaient que le philosophe
entendait simplement sauver les droits du temps commun en cherchant à préserver à tout
prix l’hypothèse newtonienne d’un temps absolu. Ce n’est évidemment pas de cela qu’il
s’agit – Bergson s’en défend explicitement –, et ce n’est pas le lieu de revenir ici sur les
raisons de fond qui motivaient les critiques du philosophe. Disons que cette obstination
aura eu du moins le mérite d’obliger les physiciens à redoubler d’attention dans leurs
exposés exotériques du paradoxe, et peut-être à clarifier pour eux-mêmes la véritable
nature du phénomène. De quelle manière ? En évitant, par exemple, d’entretenir sous
une même dénomination – le « ralentissement des horloges » – la confusion entre des
effets strictement réciproques, comme la « dilatation » des temps mesurés dans un
référentiel en mouvement uniforme (à l’image du temps de désintégration des muons
émis dans la haute atmosphère), et des effets non réciproques liés aux variations
d’intensité des mouvements accélérés (cas des jumeaux). En évitant de laisser entendre,
par commodité de langage, qu’une application directe des formules de transformation de
Lorentz permet de rendre compte de la même manière d’un effet de perspective spatio-
temporelle (ralentissement d’une horloge en mouvement uniforme, allongement de la
durée de vie des muons, dilatation des figures de lumière tracées par une horloge

36
Charles Nordmann, art. cit. Texte reproduit en annexe dans ce volume.
37
Sur ce point, Bergson croit pouvoir renvoyer dos-à-dos Painlevé et Einstein. Voir Durée et
Simultanéité, op. cit., p. 185 (appendice I).

14
optique 38 …) et d’un effet du type jumeau de Langevin 39 . Ces deux effets sont
régulièrement juxtaposés dans les manuels relativistes, comme si l’un était un cas
particulier de l’autre. De sorte qu’un même développement peut mêler allègrement des
analyses en temps local avec des considérations touchant le temps global ou « impropre ».
Cette situation est reflétée par le caractère virtuellement interchangeable des
dénominations « clock paradox » et « twin paradox » dans l’usage anglo-saxon.
Or le paradoxe, répétons-le, développe une intuition simple, quoiqu’obscure dès qu’on
cherche à la traduire de manière dynamique. Au plus court : le temps propre qui s’écoule
entre deux événements donnés dépend, non pas du système de référence adopté pour
coordonner les mesures, autrement dit de la perspective globale adoptée sur le
mouvement, mais du chemin d’espace-temps le long duquel s’effectue localement la
mesure. Ce chemin peut être dans certains cas un raccourci temporel40. Il jouera d’autant
mieux ce rôle que le mouvement concret qui lui correspond sera intrinsèquement plus
varié, moins uniforme, mais aussi relativement plus rapide que d’autres. Libre à chacun
de dire que l’accélération (ou la vitesse) ralentit le cours du temps : ce n’est qu’une image,
dont la signification dynamique est d’ailleurs nécessairement relative au choix d’un point
de vue, c’est-à-dire ici d’une durée-témoin à l’aune de laquelle d’autres peuvent être dites
ralenties ou accélérées. Langevin dit plaisamment qu’« il suffit de s’agiter, de subir des
accélérations pour vieillir moins vite. » Cela ne signifie pas que les phases d’accélération
agissent par elles-mêmes comme des causes directes des distorsions temporelles. Le coude
que fait la route ne « cause » pas son allongement ; il contribue tout au plus à modifier
l’allure globale d’une trajectoire qui, mesurée de proche en proche, ne pourra être
comparée à une autre qu’une fois qu’elle aura été intégralement tracée. De même aussi la
somme des longueurs des deux côtés d’un triangle est toujours plus grande que celle du
troisième : le sommet et l’angle qu’il forme n’y sont pour rien ; l’inégalité triangulaire est

38
Ce dernier exemple, couramment repris aujourd’hui dans les manuels d’introduction à la
théorie, fut exposé par Einstein lui-même dans l’amphithéâtre de physique du Collège de France,
le 3 avril 1922. Bergson, qui était présent, y revient en détail dans son chapitre V de Durée et
Simultanéité. On trouvera en annexe de ce volume le compte-rendu donné par Charles
Nordmann de cette démonstration particulièrement pédagogique du phénomène général du
ralentissement des horloges (« Les horloges d’Einstein »).
39
Si c’était le cas, on pourrait calculer la différence d’âge entre les jumeaux par simple composition
de deux transformations de Lorentz, ce qui reviendrait à appliquer une seule transformation
globale (car les transformations forment un groupe au sens mathématique). Une telle
transformation serait par nature réciproque (toujours en vertu de la structure de groupe). Mais il
y a là une erreur manifeste, qu’un simple raisonnement graphique sur des diagrammes d’espace-
temps suffit à corriger : si le différentiel des durées écoulées pour chacun des jumeaux peut bien
être obtenu par l’application successive de plusieurs transformations de Lorentz (et même de n
transformations dans le cas d’une trajectoire continue), ces transformations ne se composent pas à
strictement, car en conséquence de la dislocation des relations de simultanéité, elles ne
s’appliquent pas aux mêmes événements, aux mêmes points de l’espace-temps. Ce fait a bien été
mis en lumière par Whitehead dans « The Problem of Simultaneity », art. cit., p. 36. Cf. Peter
Kroes, « The Clock Paradox, or How to Get Rid of Absolute Time? », Philosophy of Science, 50
(1), 1983 p. 159-163.

40
Voir Elie During, « Philosophical Twins? Bergson and Whitehead on Langevin’s Paradox and
the Meaning of ‘Space-Time’ », in G. Durand et M. Weber (dir.), Les Principes de la connaissance
naturelle d’Alfred North Whitehead - Alfred North Whitehead’s Principles of Natural Knowledge,
Frankfurt / Lancaster, Ontos Verlag, 2007, p. 99.

15
simplement une propriété métrique fondamentale de l’espace euclidien, elle contribue à
définir la notion même de distance entre deux points dans un tel espace. Les jumeaux de
Langevin ne font à leur tour qu’illustrer l’inégalité triangulaire dans le cas de l’espace
pseudo-euclidien de Minkowski qui est le substrat géométrique de l’espace-temps
relativiste. Les discussions relatives au rôle de l’accélération, ou encore au lieu et au
moment exact où est supposé se produire le ralentissement ou le décrochage des durées,
apportent finalement plus d’obscurité qu’elles n’en dissipent. Ce qui compte en vérité est
l’allure d’ensemble conférée au mouvement par ses variations d’intensité : non pas
l’accélération en tant que telle, mais la manière dont celle-ci contribue au déploiement
spatio-temporel du processus, aux inflexions d’une « ligne d’univers » qui, en se traçant,
mime l’insertion d’une portion de matière dans le devenir universel.

U NE ACTION RETARDEE

Après le « voyage en boulet de Langevin », il y eut donc les « jumeaux de Weyl », puis le
« paradoxe de Painlevé ». Mais il aura fallu attendre Bergson et sa singulière obstination à
ne pas vouloir trop vite expliquer la situation d’un point de vue physique, pour que
cristallise véritablement le paradoxe des jumeaux tel que nous le connaissons. C’est
d’ailleurs dans Durée et Simultanéité que, pour la première fois, les deux jumeaux
imaginés par Weyl sont identifiés par leurs noms propres, si facilement interchangeables :
« Pierre » et « Paul ». C’est à Bergson encore qu’on doit d’avoir popularisé l’expression
même de « paradoxe des jumeaux » en en faisant un usage répété dans son livre, et en
adoptant telle quelle la formulation simplifiée qu’en avait proposée Painlevé41. Ainsi, en
prenant simplement la peine de le nommer, et tout en en proposant une des plus
vigoureuses critiques, Bergson aura contribué de façon décisive à installer durablement le
paradoxe dans le paysage philosophique. Cette cristallisation n’aurait pas été possible sans
le travail mené en amont par Langevin, préparant les esprits à la nouvelle théorie,
essaimant articles et conférences dans les années qui suivent l’allocution de Bologne,
dialoguant sans relâche avec la communauté philosophique. Mais au bout du compte, ce
paradoxe n’est pas plus le fait de Langevin que d’Einstein ou de quiconque ; on le doit
aux efforts conjugués, sur une quinzaine d’années, d’une série de relais engagés dans un
échange d’idées. Si l’on suit la genèse des choses, le paradoxe des jumeaux ne trouve sa
formule stable qu’en 1922. Cette gloire différée est liée à la venue d’Einstein à Paris, à
son dialogue de sourds très publicisé avec Bergson. Mais le retard lui-même s’explique
tout autant par les circonstances exceptionnelles de la Grand Guerre et le coup d’arrêt
donné pendant quelques années aux projets de collaboration intellectuelle au niveau
européen42.
Au-delà de ces raisons circonstancielles, on peut également imputer cette action retardée à
la logique même du congrès international, à sa rhétorique propre et au mode de diffusion
intellectuelle qu’il privilégie. Ce qui prime dans la conférence plénière, c’est l’effet de

41
« Le mouvement du boulet peut être considéré comme rectiligne et uniforme dans chacun des
deux trajets d’aller et de retour pris isolément » (Durée et Simultanéité, op. cit., p. 77, note). Jean
Becquerel a recours à cette version idéalisée du paradoxe dans la critique qu’il adresse à Bergson,
et qui se trouve reproduite dans l’appendice I de l’édition de 1923. Voir Jean Becquerel,
« Critique de l’ouvrage Durée et Simultanéité de M. Bergson », Bulletin scientifique des étudiants de
Paris, 10 (2), 1923, p. 18-29.
42
Le Congrès de Londres, prévu en 1915, n’aura finalement pas lieu.

16
sidération lié à la formulation de thèses nouvelles ou audacieuses dont un auteur livre la
primeur à un public qui les reçoit sans recul. Dans sa chronique du Congrès de Bologne,
Abel Rey rappelle le mot de Benedetto Croce, invité à « répondre » au pied levé à l’exposé
de Durkheim : « Il me faut le temps d’y réfléchir ». Bergson avait la même prudence : il
lui aura fallu dix ans de réflexion pour formuler sa réponse à Langevin. Et comme on sait,
c’est à Einstein lui-même qu’il l’adressera finalement, faute d’avoir pu engager un
dialogue avec son relais français43.
Il faut mentionner pour finir quelques raisons plus intrinsèques. Une théorie physique
nouvelle est difficile à comprendre, non seulement parce qu’elle bouleverse certains cadres
bien établis, mais parce que dans le cas de la relativité, le contexte théorique reste lui-
même relativement opaque. À l’époque où Langevin présente sa théorie, la « relativité »
recouvre encore plusieurs programmes concurrents. À côté de celle d’Einstein, que
beaucoup – à commencer par Poincaré – considèrent surtout comme une commodité
mathématique, il y a celle de Lorentz. Langevin lui-même accentue les choses à sa
manière. Comme Poincaré, anticipant à cet égard la formulation de la relativité générale,
il ne conçoit pas de cinématique séparée de la dynamique44. D’où peut-être son insistance
sur la place des accélérations, et de leurs effets inertiels associés, dans la description du
voyage en boulet. Le paysage est donc passablement confus, et il ne faut pas trop
s’étonner que jusqu’en 1922, en plein triomphe des idées einsteiniennes, Painlevé ou
Bergson puissent encore s’interroger sur l’interprétation qu’il convient de donner aux
formules de transformation de Lorentz ou à l’absence de mesure commune pour les
temps propres associés à une pluralité de systèmes en mouvement. Les questions adressées
à Langevin à la Société française de philosophie, en 1911, témoignent des difficultés liées
à la compréhension même de la notion physique de « système de référence », tantôt
simple instrument de repérage (une classe de systèmes de coordonnées équivalents),
tantôt milieu physique clos assimilé à une portion de matière (et dont les occupants
seraient réduits à n’enregistrer qu’un temps local). C’est dans ce contexte particulier qu’il
convient de replacer ce que l’on conviendra d’appeler le « moment Langevin » de
l’histoire du paradoxe des jumeaux.

LE MOMENT L ANGEVIN

On l’a dit, l’exposé du Congrès de Bologne livre une version très conceptuelle de la
relativité, tout en prenant soin de marquer son ancrage expérimental. Langevin insiste
d’une manière très neuve pour l’époque sur la refonte des notions d’espace et de temps,
mais aussi sur la structure spatio-temporelle qui soutient toute la construction
einsteinienne, enfin sur le rôle crucial qu’y joue l’idée de causalité, à travers un principe
de localité ou d’action locale dont la portée se marque négativement par le refus de
l’action à distance, et positivement par la promotion de l’action de proche en proche

43
Le dialogue avec les scientifiques français n’eut lieu qu’après-coup, et avec d’autres (en
particulier Jean Becquerel). Les dix ans de réflexion qui séparent le Congrès de Bologne de la
parution de Durée et Simultanéité furent jalonnés pour Bergson par une quantité de lectures
impressionnante (Einstein, Lorentz, Minkowski, mais aussi Schlick, Broad ou Whitehead), par
des discussions informelles avec Le Roy et d’autres mathématiciens, et aussi par de nouveaux
congrès, comme le Meeting d’Oxford de 1920 auquel il participe, et dont une session entière est
spécialement consacrée aux enjeux philosophiques de la relativité.
44
Voir Michel Paty, « Poincaré, Langevin et Einstein », art. cit.

17
(associée à l’idée de champ) à travers le postulat d’une vitesse-limite finie de propagation
de l’énergie, véritable constante structurelle de l’espace-temps (la « vitesse de la lumière »,
notée c). De ce point de vue, les deux axiomes posés par Einstein à la base de la théorie de
la relativité (équivalence des systèmes d’inertie, constance de la vitesse de la lumière dans
le vide) peuvent être rapportés à leurs vrais principes rationnels : le principe de relativité
et le principe de localité. Ou si l’on préfère, l’idée de perspective (point de vue) et l’idée
de causalité (connexion réelle).
Les fameux effets relativistes sont présentés à travers ce prisme, à commencer par le plus
connu : la relativité de la simultanéité. Cette relativité se comprend mieux, explique
Langevin, lorsqu’on se rend compte que « le caractère absolu admis d’ordinaire pour la
notion de simultanéité tient […] à l’hypothèse implicite d’une causalité pouvant se
propager avec une vitesse infinie, à l’hypothèse qu’un événement peut intervenir
instantanément comme cause à toute distance45. » Or « aucun événement ne peut agir
instantanément comme cause à distance, […] sa répercussion ne peut se faire sentir
immédiatement que sur place, au point même où il a eu lieu, puis ultérieurement, à des
distances croissantes et croissantes au maximum avec la vitesse de la lumière 46 ». La
relativité de la simultanéité ne concerne donc que des événements indépendants, qu’aucun
lien de causalité n’est en mesure de connecter : des événements tels que « leur distance
dans l’espace est supérieure au chemin parcouru par la lumière pendant leur intervalle
dans le temps 47 ». De tels événements peuvent être vus comme simultanés sous une
certaine perspective spatio-temporelle (fonction du choix d’un certain système de
référence), et comme non simultanés sous une autre. Mais cette indétermination (ou
surdétermination) temporelle ne peut jamais concerner des événements qui entretiennent
– ou pourraient entretenir – l’un avec l’autre une relation réelle, c’est-à-dire causale48.
C’est sous ce point de vue que Langevin introduit la notion de « temps propre » évoquée
plus haut. Le moindre vieillissement du voyageur atteste la différence des temps propres
écoulés, pour deux observateurs, entre deux événements communs de leurs histoires
respectives (leur séparation, suivie de leur réunion). Et cette différence, comme on l’a vu,
est absolue : non pas attribuée seulement sous une perspective particulière, mais constatée
par la confrontation empirique des horloge ou des corps inégalement affectés par le
passage des heures. Elle marque l’impossibilité de définir, dans l’espace-temps de la
relativité, une fonction temporelle universelle, une relation d’ordre globale entre les
instants du devenir. De là découle au fond le fait qu’il n’y a pas moyen de fixer de
manière univoque les relations de simultanéité entre événements distants. La relativité de
la simultanéité n’est pas un artefact lié au choix conventionnel de certaines opérations de
mesures ; elle est une manifestation de la structure causale de l’espace-temps qui sous-
tend le concept de temps local. De même, les temps désaccordés des futurs jumeaux


45
Paul Langevin, « L’évolution de l’espace et du temps », infra, p. 39 (pagination originale).
46
Ibid., p. 43 (pagination originale).
47
Ibid., p. 42 (pagination originale).
48
Eddington popularisera cette distinction, fondée dans la topologie de l’espace-temps de
Minkowski, entre événements spatialement séparés et événements temporellement séparés, entre
l’« ailleurs absolu » (« absolute elsewhere ») que constitue, pour un événement donné, l’extérieur du
cône de lumière, et le passé ou le futur causal, à l’intérieur du cône de lumière. Voir notamment
The Nature of the Physical World, Cambridge, Cambridge University Press, 1928, p. 49.
Whitehead parle pour sa part d’événements « contemporains » pour désigner ces événements dont
la relation temporelle est indifférente ou relative.

18
doivent se comprendre à partir des caractères objectifs, c’est-à-dire invariants ou
intrinsèques, des phénomènes (invariants métriques, invariants topologiques, etc.). D’où
la place accordée par Langevin à la présentation géométrique de la théorie, et sa
prédilection pour la formalisation de Minkowski en termes d’espace-temps à signature
pseudo-euclidienne – format théorique qu’Einstein lui-même, à l’époque, n’utilisait que
parcimonieusement, et dont Poincaré se détournait explicitement, n’y voyant qu’une
construction mathématique commode 49 . Avec cette conséquence épistémologique
remarquable : ce que la relativité présente comme « relatif » (les relations de simultanéité
à distance, les durées associées à des systèmes de référence en mouvement uniforme) doit
être compris comme physiquement indifférent. Le geste de relativisation ne fait que
manifester les symétries que présente la structure profonde d’une théorie dont Einstein
expliquait à Sommerfeld qu’elle serait plus adéquatement désignée comme « théorie des
invariants ». C’est d’ailleurs ce trait que Bergson choisira de mettre en avant – tout en
prévenant le lecteur contre la tentation d’accorder trop vite une portée ontologique aux
invariants mathématiques –, dans une longue note de La Pensée et le mouvant qui se clôt
sur le commentaire d’une citation de Langevin50.
Le propos de Langevin traduit enfin un ordre de préoccupation très sensible en 1911.
Rey a dit du Congrès de Bologne qu’il avait été le « Congrès du pragmatisme », et cela se
marque dans le souci de nombre de conférenciers de souligner la fonction instrumentale
de la science dans la connaissance du réel. La conférence de Langevin ne déroge pas à la
règle. Sans contredire son réalisme foncier, elle s’ouvre sur des considérations historiques
ou génétiques concernant l’évolution des concepts d’espace et de temps depuis Newton.
Ces considérations lui fournissent son titre : « L’évolution de l’espace et du temps ». Le
thème évolutionniste s’oppose ici à un certain usage de l’a priori. Espace et temps ne sont
pas des formes a priori ; à chaque degré de développement de notre conception du monde
physique correspond une conception particulière de l’espace et du temps. On est ainsi
passé de la mécanique rationnelle à la relativité, qui est une synthèse de la mécanique et

49
C’est là l’autre point de désaccord fondamental avec Langevin dans le texte cité plus haut,
« L’espace et le temps ». Poincaré écrit : « Tout se passe comme si le temps était une quatrième
dimension de l’espace… » (Dernières pensées, op. cit., p. 53), mais l’essentiel est dans le « comme
si ». La conclusion est sans équivoque : « Quelle va être notre position en face de ces
nouvelles conceptions? Allons-nous être forcés de modifier nos conclusions ? Non certes : nous
avions adopté une convention parce qu’elle nous semblait commode, et nous disions que rien ne
pourrait nous contraindre à l’abandonner. Aujourd’hui certains physiciens veulent adopter une
convention nouvelle. Ce n’est pas qu’ils y soient contraints ; ils jugent cette convention nouvelle
plus commode, voilà tout ; et ceux qui ne sont pas de cet avis peuvent légitimement conserver
l’ancienne pour ne pas troubler leurs vieilles habitudes. Je crois, entre nous, que c’est ce qu’ils
feront encore longtemps » (ibid., p. 53). On ne peut que donner raison à Poincaré sur ce point :
l’espace-temps quadridimensionnel est loin d’être devenu l’idiome naturel des physiciens.
Lorsqu’ils expérimentent et prennent des mesures, les notions de système de référence, d’espace et
de temps séparés, reprennent très vite leurs droits.
50
« La méthode einsteinienne consiste essentiellement à chercher une représentation
mathématique des choses qui soit indépendante du point de vue de l’observateur (ou, plus
précisément, du système de référence) et qui constitue, par conséquent, un ensemble de relations
absolues. » (Henri Bergson, La Pensée et le mouvant, op. cit., p. 37) Bergson reprend ainsi à son
compte l’interprétation de Langevin selon laquelle la relativité implique avant tout « l’affirmation
de l’existence d’une réalité indépendante des systèmes de référence » (ibid., p. 39). Toute la
question est de savoir si cette réalité, appréhendée à partir d’invariants mathématiques, peut être
immédiatement transposée en réalité métaphysique.

19
de l’électromagnétisme, au prix d’une réforme profonde de nos cadres de pensée. Mais
cette refonte théorique n’a rien de spéculatif ; elle est elle-même constamment ajustée aux
faits expérimentaux. Rey insiste, en des termes qui ont une sonorité étrangement
bergsonienne, sur le fait que cette « adaptation aux faits des catégories les plus
fondamentales » fournit l’occasion de « pénétrer la nature intime de ces catégories en les
trouvant encore en voie d’évolution, en les voyant vivre et se transformer sous ses
yeux51 ».
L’évolutionnisme se conjugue sans contradiction chez Langevin avec une ferme adhésion
au réalisme scientifique. Plutôt que de marquer la divergence avec le sens commun ou
l’expérience moyenne, il s’agit pour lui d’insister sur le fait que la théorie de la relativité
n’est pas une spéculation philosophique, ni un simple outil mathématique, mais bel et
bien une théorie physique. Il reviendra souvent sur ce thème, et encore en 1922 en
accueillant Einstein : « elle part des faits connus et aboutit à la prévision de faits
nouveaux ; elle est essentiellement expérimentale52 ». Le terme « expérimental » indique
bien que la référence première est un donné physique. C’est si vrai que Langevin n’hésite
pas à présenter le principe de relativité lui-même comme l’« expression » d’un « fait
expérimental », à la manière de Poincaré. Ce fait, c’est l’équivalence chaque jour constatée
des observateurs inertiels pour la formulation des lois de la nature. C’est donc à peine s’il
s’agit d’un principe au sens habituel du mot, et surtout au sens qu’Einstein a pu donner à
ce terme.

COEXISTENCE ET UNITE DES TEMPS


Rétrospectivement, tout se passe comme si cette dimension épistémologique du propos
avait été éclipsée à Bologne par l’effet de sidération produit sur les esprits par la
formulation pourtant embryonnaire du fameux paradoxe. Langevin eut l’occasion de s’en
rendre compte lors du débat à la Société française de philosophie qui suivit de quelques
mois le Congrès. Les participants, Brunschvicg et Le Roy en tête, veulent comprendre de
quelle manière le temps réduit du physicien se raccorde aux attentes qui sous-tendent
habituellement le concept de temps. Langevin a beau leur expliquer qu’il ne s’agit pas de
« refaire l’unité du temps 53 » sur la base des « temps propres », il voit bien que
l’articulation entre le temps vécu des consciences et celui des horloges matérielles,
articulation qu’il a lui-même placée en pleine lumière avec son « voyage en boulet », est à
la fois requise et immédiatement problématique.
Langevin n’a pas besoin de répéter en détail l’apologue présenté à Bologne. Il peut se
contenter d’insister sur l’essentiel, et mieux qu’il n’avait fait alors : le différentiel de
vieillissement n’est évidemment pas le résultat d’une appréhension simplement

51
Abel Rey, « Le congrès international de philosophie », art. cit., p. 17. À la séance de la Société
française de philosophie de 1911, Abel Rey dira : « Certes M. Bergson a le droit dans son système
de ne voir là qu’un nouvel effort de la science pour spatialiser le temps et qu’une formule ne
réussissant que dans le monde matériel. Mais en considérant, avec M. Bergson d’ailleurs, la
science comme le résultat d’une adaptation nécessaire de la pensée et du réel, on peut répugner à
voir dans l’Univers, comme dans la connaissance, des plans irréductibles. » (« Le temps, l’espace et
la causalité dans la physique moderne », infra, p. 33 dans la pagination originale).
52
« La Théorie de la relativité : séance du 6 avril 1922 », Bulletin de la Société Française de
Philosophie, 22, 1922, p. 93.
53
« Le temps, l’espace et la causalité dans la physique moderne », infra, p. 43 (pagination
originale).

20
psychologique des durées écoulées ; mais surtout il on aurait tort d’en réduire la portée à
un dérèglement d’ordre physiologique lié aux effets de l’accélération sur les organismes
vivants. Replacé dans son contexte, l’énoncé selon lequel « nous sommes nous-mêmes des
horloges » prend ici toute sa signification :
« La divergence se manifeste en particulier quand deux horloges sont liées, l’une à un
système en translation uniforme qu’on peut considérer comme immobile et l’autre à
un système en mouvement varié qui s’écarte du premier puis y revient. Des deux
horloges l’une a vieilli plus que l’autre, celle qui reste ; si les deux horloges ont été
réglées ensemble, l’une avancera sur l’autre après le mouvement. Mais nous sommes
nous-mêmes des horloges. Si la vie d’un homme représente 30 000 rotations de
l’horloge, il en sera toujours de même quels que soient la position et le mouvement
de l’individu. Nous manquons sans doute là-dessus d’expériences biologiques ; mais
nous avons par contre des expériences magnétiques, optiques, mécaniques54. »
N’est-il pas évident, dès lors,
« […] que les conséquences auxquelles nous aboutissons pour la mesure physique du
temps doivent s’étendre à toute la conception commune du temps55 » ?
Mais Brunschvicg a beau jeu de rétorquer :
« […] vous ne substituez pas à la notion commune des temps la notion nouvelle du
temps propre, vous les gardez toutes les deux56 ».
Et comment faire autrement, en effet ? Les temps des jumeaux n’ont pas de mesure
commune tant qu’ils sont séparés, mais nous ne pouvons nous empêcher de les penser
ensemble, réunis dans le temps par un fil ténu ou une matrice invisible. Avec cette
complication supplémentaire liée à la tentation de poser implicitement, comme chez
Newton, un
« […] surobservateur capable de coordonner dans une représentation unique les
systèmes différents que des groupes d’observateurs se font de l’univers suivant les
circonstances différentes de leurs observations57 ».
Brunschvicg écrivait cela en 1922, mais le propos est le même en 1911 :
« Vous n’êtes pas seulement un des horlogers liés à l’horloge, vous êtes fabricant
d’horloges, c’est-à-dire que vous voudriez dominer les groupes divers d’observateurs,
incapables d’accorder leurs montres, au lieu de vous confondre avec l’un d’eux. »
La position de surplomb irrésistiblement suggérée par la considération des invariants
spatio-temporels risque de réintroduire subrepticement les intuitions réalistes du temps
dont la relativité nous avait appris à nous passer. Cette question resurgit d’une autre
manière dans la discussion de 1911 sous la forme du problème du « troisième référentiel »
(dans la perspective duquel se décrirait la position réciproque des deux premiers). Et c’est
encore le même soupçon qui sera relayé plus tard par Bergson lorsqu’il expliquera que le
physicien, incapable en fait de s’installer dans l’Espace-Temps – « on ne saurait y être
placé, ou s’y placer58 » – est condamné à maintenir au sein même de la relativité quelque


54
Ibid., p. 42 (pagination originale).
55
Ibid., p. 43 (pagination originale).
56
Ibid.
57
Léon Brunschvicg, L’Expérience humaine et la causalité physique, Paris, Alcan, 1922, p. 411.
58
Henri Bergson, La Pensée et le mouvant, op. cit., p. 37.

21
chose du point de vue absolutiste, ce qui le conduit souvent à n’embrasser qu’une « demi-
relativité59 ».
Nous touchons finalement à la racine du différend entre philosophes et physiciens.
Bergson comme Brunschvicg tentent, par des voies différentes, de défendre la possibilité
de « refaire, en partant des temps propres, l’unité du temps ». C’est précisément ce à quoi
Langevin se refuse, opposant à une unification locale du temps procédant de proche en
proche l’idée d’un Univers qui serait comme le géométral de perspectives
irréductiblement spatio-temporelles. Mais on a vu que, sur ce point, Bergson partageait
les préventions de Poincaré : l’espace-temps, les grandeurs invariantes qu’il permet
d’exprimer (intervalle d’espace-temps, temps propre, etc.) ont une réalité mathématique
qu’il faut se garder de convertir trop vite en réalité métaphysique – ce qui arrive
immanquablement chaque fois que le physicien oublie la rigueur de ses définitions pour
évoquer en toute généralité la catégorie du « temps » et narrer ses péripéties (abandon du
temps absolu, dispersion au gré des dilatations et des ralentissements, ou au contraire
solidification dans l’univers-bloc à quatre dimensions, etc.). Reformulant le paradoxe des
jumeaux au risque d’en fausser le sens, Bergson n’aura de cesse de revenir à la question de
la coexistence des temps – coexistence des durées matérielles, du temps de la matière et
du temps des consciences, mais aussi bien des consciences entre elles. Ce sont les
modalités de cette coexistence, ses différents niveaux ou régimes, que la théorie d’Einstein
oblige à penser à nouveaux frais dans un univers où la seule notion objective ou absolue
de simultanéité dont nous disposions semble être de prime abord celle de la coïncidence
locale de deux événements dans l’espace-temps : ici-maintenant. Y a-t-il d’autres manières
de coexister que celle du contact ou de la rencontre ? En quel sens Paul, séparé de Pierre,
est-il néanmoins contemporain de lui ? Voilà sans doute la véritable énigme léguée par
Langevin aux philosophes – ceux de son temps comme du nôtre.


59
C’est le titre du deuxième chapitre de Durée et Simultanéité. Charles Nordmann reviendra sur
cette question à propos de l’analyse de la simultanéité proposée par Einstein sur le fameux
exemple du train et des éclairs : Notre maître le temps. Les Astres et les heures. Einstein ou Bergson ?,
Paris, Hachette, 1924, p. 158-181.

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