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Présence de Démocrite
dans l'astronomie lucrétienne1
Résumé
Dans les vers qu'il consacre à l'astronomie, Lucrèce mentionne une hypothèse -
nommément attribuée à Démocrite - pour expliquer le cours relatif du Soleil et de la
Lune (cf. De rerum natura V, 614-649). Or l'origine démocritéenne de cette théorie n'est
directement confirmée par aucune autre source. Il s'agit par conséquent d'expliciter
cette référence complexe en fonction de l'astronomie épicurienne et de montrer qu'elle
n'entre pas en contradiction avec la cosmologie démocritéenne. Mais, au-delà des
questions purement astronomiques, cette étude permet de préciser quelle fut l'attitude
de Lucrèce à l'égard du grand Démocrite, que les Anciens reprochaient souvent à
Epicure d'avoir plagié.
Resumo
1
Cette étude doit beaucoup à Béatrice Bakhouche, que je tiens à remercier pour son aide et ses précieuses
suggestions.
2
Que mon amie Christina Amalric, qui a eu la gentillesse de traduire ce résumé en portugais, veuille bien
trouver ici l’expression de ma gratitude.
Sabine Luciani, « Présence de Démocrite dans l’astronomie lucrétienne », Euphrosyne 31, 2003, p. 83-98.
l'histoire des sciences que de celui de l'histoire littéraire. Elle constitue en effet un
élément important pour l'évaluation de la réception de Démocrite dans la culture latine
et fournit également de précieuses indications sur l'astronomie démocritéenne.
Cependant, une étude portant sur ces questions prendra nécessairement en compte
l'admiration professée par Lucrèce à l'égard d'Epicure et de sa doctrine ; elle devra être
envisagée en fonction du contexte philosophique et polémique du De rerum natura. On
sait en effet que les Anciens, et notamment Cicéron, voyaient en Démocrite le maître
d'Epicure et reprochaient à ce dernier, qui s'affirmait comme un autodidacte et reniait
toute influence3, d'avoir plagié et même gâté la philosophie de l'Abdéritain4. En tant
qu'épicurien romain, Lucrèce a été confronté à une situation délicate : il lui fallait
assurer la défense d'Epicure en butte aux accusations d'ingratitude et de plagiat.
Souligner la dette d'Epicure eût donné raison à ceux qui lui déniaient toute originalité5.
Inversement, revendiquer trop ouvertement son indépendance par rapport à l'atomisme
eût justifié le premier reproche. Dans ces conditions, il ne serait guère étonnant que la
citation du livre V comportât un intérêt stratégique, qu'il conviendra de mettre en
évidence et d'évaluer. De fait, Lucrèce présente l'hypothèse astronomique de Démocrite
au moyen d'une périphrase fort élogieuse (cf. V, 622 : Democriti quod sancta uiri
sententia ponit), qui sert également d'introduction à la critique de la psychologie
démocritéenne6. Or cette dernière est rejetée par Lucrèce dans un développement de
caractère polémique7 et j'ai essayé de montrer ailleurs qu'en réfutant la théorie
démocritéenne de l'âme, Lucrèce reconnaissait implicitement la dette d'Epicure à l'égard
des atomistes, mais parvenait stratégiquement à souligner l'insuffisance de leur physique
et de leur éthique8. Qu'en est-il de l'hypothèse astronomique de Démocrite, qui n'est pas
franchement invalidée, mais complétée par d'autres théories, selon la méthode
épicurienne des hypothèses multiples9 ? Afin de déterminer la portée de cette référence
dans le De rerum natura, il convient d'analyser précisément l'explication attribuée à
Démocrite et de vérifier qu'elle est conforme à ce que nous savons par ailleurs de son
astronomie. L'interprétation lucrétienne sera ensuite mise en relation avec la cosmologie
épicurienne et la théorie des hypothèses multiples.
***
3
Cf. Diogène Laërce, Vies, X 13.
4
Cf. Cicéron, De natura deorum, I, 26, 73 ; I, 43, 120 ; De finibus, I, 6, 17-21; Plutarque, Contre Colotès, 3,
1108 E ; Diogène Laërce, Vies, X 2.
5
Lucrèce souligne à plusieurs reprises l'originalité de son maître : cf. I, 66-67 ; III, 2 ; V, 54.
6
Sur ce point, voir P. BOYANCE, Lucrèce et l'épicurisme, Paris, 1963, p. 159-160 ; P.-M. MOREL,
Démocrite et la recherche des causes, Paris, 1996, p. 206 ; J. SALEM, Démocrite. Grains de poussière
dans un rayon de soleil, Paris, 1996, p. 195-196 et mon étude "Lucrèce et la psychologie démocritéenne",
Vita Latina 167, décembre 2002, p. 22-36.
7
Illud in his rebus nequaquam sumere possis / Democriti quod sancta uiri sententia ponit, / corporis
atque animi primordia singula priuis / adposita alternis uariare ac nectere membra. (III, 370-373)
8
Cf. "Lucrèce et la psychologie démocritéenne", art. cit.
9
Sur la pluralité des hypothèses, cf. Epicure, Lettre à Pythoclès, § 85-86.
Sabine Luciani, « Présence de Démocrite dans l’astronomie lucrétienne », Euphrosyne 31, 2003, p. 83-98.
Après avoir démontré au chant III le caractère mortel de l'âme humaine, Lucrèce
procède au chant V à la même démonstration concernant notre monde (V, 91-415). Il y
évoque la naissance du monde (V, 416-508) avant de consacrer un important
développement au mouvement des astres (V, 509-770) et notamment au cours du Soleil
et de la Lune (V, 614-649). C. Bailey10, suivi par L. Robin11, considère que la
complexité de ce passage est due en partie à une confusion du poète, qui n'aurait pas
totalement compris la théorie qu'il rapportait. Le commentateur en déduit que Lucrèce
travaillait à partir d'un manuel épicurien et ne s'intéressait pas particulièrement à
l'astronomie. Il convient de vérifier la validité d'une telle interprétation afin de saisir la
valeur de la citation démocritéenne. Le poète commence par indiquer successivement
deux aspects spectaculaires de la trajectoire solaire :
• D'une part, il note que le circuit du Soleil ne se déroule pas dans le cercle de
l'équateur12, mais sur un plan incliné par rapport à celui-ci (v. 615-617).
Après avoir précisé que ces faits ne peuvent s'expliquer par une cause
simple (v. 620), il présente l'hypothèse de Démocrite :
"Démocrite pense que les solstices sont produits par le tourbillon qui
meut circulairement le Soleil"14.
10
Cf. C. BAILEY, Edition, traduction anglaise et commentaire du De rerum natura, Oxford, 1947, tome
III, p. 1416 sqq.
11
Op. cit., tome III, p. 78 sqq.
12
Ce terme est bien entendu à prendre au sens astronomique de sphère céleste.
13
Sauf indication contraire, les traductions du De rerum natura qui sont citées dans cette étude, sont
celles de J. KANY-TURPIN, Paris, Aubier, 1993.
Sabine Luciani, « Présence de Démocrite dans l’astronomie lucrétienne », Euphrosyne 31, 2003, p. 83-98.
14
Cf. D.-K 68 A 89 [= Aetius, Opinions, II, XXIII, 7], traduction J. P. DUMONT, Les écoles présocratiques,
Paris, 1989.
15
Cf. D.-K. 67 A 1 [= Diogène Laërce, Vies, IX, 31-33]. Selon J. BOLLACK ("La cosmogonie des anciens
atomistes", Democrito e l'atomismo antico, op. cit., p. 11-60), ce résumé doxographique, transcrit dans la
biographie de Leucippe, provient probablement du Grand Système du monde. Or, d'après le témoignage
de Diogène Laërce, cet ouvrage, dont la paternité avait été attribuée à Leucippe par l'école de
Théophraste, figure cependant parmi les œuvres de Démocrite dans le catalogue établi par Thrasylle. Cf.
D.-K. 68 A 33 [= Diogène Laërce, Vies, IX, 46]. Pour une étude détaillée de la cosmogonie atomiste,
brièvement résumée ici, voir J. BOLLACK, art. cit. et J. SALEM, Démocrite…, op. cit., p. 97-128.
16
Op. cit., p. 103.
17
Art. cit., p. 24.
18
Cf. D.-K. 68 A 1 [= Diogène Laërce, Vies, IX, 44] : "Les atomes sont illimités en grandeur et en
nombre, et animés d'un mouvement tourbillonnaire dans l'univers, ce qui a pour effet d'engendrer tous les
composés : feu, eau, air et terre, qui sont justement des compositions de certains atomes, eux-mêmes
exempts de pâtir et d'altération du fait de leur solidité".
19
Cf. D.-K 67 A 1, § 33.
20
Art. cit., p. 39.
Sabine Luciani, « Présence de Démocrite dans l’astronomie lucrétienne », Euphrosyne 31, 2003, p. 83-98.
forme d'un disque concave en son milieu, est immobile21. Du mouvement très rapide
entraînant les étoiles à l'immobilité de la terre, on peut donc supputer que la vitesse des
planètes intermédiaires décroît peu à peu, l'augmentation de la densité corpusculaire
entraînant un ralentissement du mouvement tourbillonnaire. Il apparaît donc que la
théorie attribuée à Démocrite par Lucrèce n'entre pas en contradiction avec l'ensemble
de la cosmologie atomiste. Le témoignage de Vitruve, qui dit par ailleurs s'inspirer de
l'astronomie démocritéenne (cf. De architectura IX, 5, 4 et Praef. 14), permet-il de
confirmer l'origine atomiste de cette hypothèse ?
21
Cf. D.-K. 68 A 94 [= Aetius, Opinions, III, x, 5) et 68 A 95 [=Aetius, Opinions, III, XIII, 4].
22
Il faut noter que le raisonnement est très elliptique : Lucrèce se contente de faire allusion (cf. uideatur,
v. 636) à un phénomène précédemment analysé et explicité par l'exemple des corps célestes (cf. IV, 387-
396).
23
Voir à ce propos le schéma et les explications très éclairantes de C. BAILEY, op. cit., tome III, p. 1418.
24
Pour faciliter l'interprétation du passage, nous adoptons une traduction plus littérale que celle de J.
Kany-Turpin.
25
Cela est confirmé par le témoignage d'Aétius (Opinions, III, II, 9).
Sabine Luciani, « Présence de Démocrite dans l’astronomie lucrétienne », Euphrosyne 31, 2003, p. 83-98.
marquante que, de toute évidence, Vitruve avait lu le De rerum natura et n'ignorait pas
que Démocrite avait servi de référence au philosophe épicurien dans son exposé
d'astronomie. A cet égard, A. Novara26 met à juste titre la référence élogieuse à
Démocrite qui apparaît dans la préface du livre IX en relation avec l'admiration que
Vitruve exprime pour Lucrèce à la fin de la même préface (§ 17). L'auteur du De
architectura propose une ingénieuse comparaison pour figurer la vitesse relative des
différents astres et rendre compte du phénomène constaté par Lucrèce. Il suggère de
creuser sept canaux concentriques dans une roue de potier et de forcer sept fourmis à
cheminer en sens inverse du mouvement de ladite roue :
• D'une part, toutes les planètes se meuvent à la même vitesse (cf. etiamsi aeque
celeriter ambulet).
J. Soubiran précise que telle était l'opinio communis des Anciens, illustrée
notamment par le témoignage de Macrobe30. De plus, l'exposé de Vitruve est fondé sur
une opposition entre deux mouvements effectifs : celui du ciel et celui des astres (cf.
26
Cf. A. NOVARA, "Démocrite dans le De architectura de Vitruve", Helmantica, L, 151-153, décembre
1999, Salamanque, p. 603.
27
Traduction J. SOUBIRAN, CUF, Paris, 1969.
28
Sur le topos que constitue cette comparaison qui apparaît dans de nombreux manuels, voir J.
SOUBIRAN, op. cit., p. 111, note 64.
29
Op. cit., p. 110, note 63.
30
Cf. Somn. Scip. I, 21, 6 : Constat enim nullas inter eas (scil. errantes stellas) celerius ceteris tardiusue
procedere; sed cum sit omnibus idem modus meandi, tantum eis diuersitatem temporis sola spatiorum
diuersitas facit.
Sabine Luciani, « Présence de Démocrite dans l’astronomie lucrétienne », Euphrosyne 31, 2003, p. 83-98.
contra rotae uersationem et aduersus itinera). Or, parmi les deux mouvements opposés
évoqués par Lucrèce, la rotation de l'occident vers l'orient n'est qu'un mouvement
apparent. En outre, Lucrèce n'explique pas la différence de vitesse des planètes par une
somme de mouvements inverses, mais par un ralentissement du tourbillon :
Compte tenu de ces notables différences par rapport au De rerum natura, le texte
du De architectura contribue malheureusement assez peu à éclairer l'opacité de la
référence lucrétienne à Démocrite. Il convient d'ajouter que l'explication proposée par
Vitruve n'est pas attribuée nommément à Démocrite. Il semble même que l'auteur
s'abstienne volontairement de faire référence à la théorie de Démocrite, du moins telle
qu'elle apparaît chez Lucrèce, pour expliquer le cours des planètes. Il est fort possible
que Vitruve, bien qu'il vît en Démocrite l'un des fondateurs de l'astronomie32, ait
considéré comme erronée ou dépassée son explication des orbites planétaires. On peut
voir une confirmation de cette hypothèse dans le fait qu'il se réfère à l'autorité de
Démocrite uniquement pour exposer le principe de base de l'astronomie antique et
décrire : quae figurata conformataque sunt siderum in mundo simulacra33. Le
témoignage de Vitruve, s'il n'infirme nullement l'origine démocritéenne de la théorie
exposée par Lucrèce, souligne la déficience théorique suggérée par cette référence et
renvoie aux faiblesses de l'astronomie épicurienne en général. Il convient par
conséquent d'étudier la validité de l'hypothèse en question par rapport à la cosmologie
épicurienne telle qu'elle est exposée par Lucrèce.
uniquement par les caractéristiques différentielles des atomes36. Ainsi la vélocité des
astres résulterait-elle intrinsèquement de la nature des atomes qui les composent37.
Pourraient ainsi être considérées comme démocritéennes les affirmations selon
lesquelles les astres possèdent une plus grande rapidité et sont plus éloignés de la terre
que les autres corps célestes. En revanche, le rôle attribué à la dinê, qui n'est rien d'autre
que la somme des mouvements atomiques dans l'univers, résulterait d'une déduction
abusive de Lucrèce. Si l'explicitation de la cosmologie démocritéenne proposée par
M.L. Silvestre est très éclairante, son interprétation du texte lucrétien est en revanche
contestable. Une telle lecture, pour être, elle aussi, trop littérale, ne rend pas justice à
l'exposé cosmologique de Lucrèce. Celui-ci complète en effet la référence à la théorie
démocritéenne par les vers suivants :
…ideoque relinqui
paulatim solem cum posterioribu' signis,
inferior multo quod sit quam feruida signa. (V, 626-628)
"… le soleil est peu à peu
relégué en arrière avec les derniers astres
parce qu'il est bien plus bas que les signes de feu".
Il est indéniable que Lucrèce présente le caeli turbo comme une force agissante
(cf. rapidas… et acris… uiris, v.625-626) qui entraîne (cf. turbine ferri, v. 624 et caeli
turbine fertur, v. 632) les corps célestes. Mais cette formulation, quelle que soit la
nature exacte du phénomène qu'elle décrit, apparaît également dans les autres
témoignages concernant les Abdéritains. Diogène Laërce indique notamment que
l'enveloppe entourant le monde est soumise au mouvement du tourbillon et que certains
corps tangents à l'enveloppe sont emportés circulairement dans le tourbillon général et
forment ensuite les étoiles38. Même si Diogène Laërce a pu être tributaire de
l'interprétation épicurienne, un texte issu d'une tradition différente, comporte le même
type de référence à la force motrice du tourbillon. Ainsi Simplicius cite Démocrite, qui
définit ainsi le premier moment cosmogonique :
Enfin, dans un extrait de la Physique, tenu par H. Diels pour un témoignage sur
la cosmologie abdéritaine, Aristote évoque au sujet du hasard "le tourbillon et le
36
Cf. D.-K. 67 A 6 [= Aristote, Métaphysique, A, IV, 985 b 4) : "Leucippe et Démocrite soutiennent que
les différences sont les causes des autres choses. Ces différences, disent-ils, sont à vrai dire au nombre de
trois: la figure, l'ordre, la position".
37
M. L. Silvestre insiste sur le lien nécessaire entre les atomes qui composent les astres et la rapidité de
ceux-ci : "plus les atomes qui constituent un corps sont rapides, plus le corps s'éloigne de la terre; plus le
corps est rapide, plus son orbite sera longue, plus longue est l'orbite, plus longue est la distance de la
terre. (…) Les atomes les plus rapides ne sont-ils pas les plus petits ? Les plus petits ne sont-ils pas les
atomes de feu ? Et les astres ne sont-ils pas de feu" (op. cit., p. 183).
38
Cf. D.-K. 67 A 1 § 33 : "car l'enveloppe, se trouvant soumise au tourbillon, s'approprie les corps qui lui
sont tangents. Certains de ces corps, en se rassemblant, produisent un système, d'abord humide et boueux
; puis ils s'assèchent, sont emportés circulairement dans le tourbillon général, et finissent par s'embraser et
former la substance des étoiles".
39
Cf. D.-K. 68 A 67 [Simplicius, Commentaire sur la Physique d'Aristote, 327, 24].
Sabine Luciani, « Présence de Démocrite dans l’astronomie lucrétienne », Euphrosyne 31, 2003, p. 83-98.
mouvement qui a dissocié et composé l'univers dans cet ordre-ci"40. Au regard de ces
différents textes, il apparaît donc que l'interprétation lucrétienne du dinon n'est pas
isolée. De plus, il faut également tenir compte des choix poétiques de Lucrèce, qui
enrichit par la force évocatrice de l'image la sécheresse de l'exposé scientifique. Par
conséquent, la puissance motrice du tourbillon est une image destinée à suggérer le
mouvement général des corps composés au sein de notre monde. L'objectif de Lucrèce
est d'expliquer le cours du Soleil et de la Lune ; il n'envisage pas le monde du point de
vue de sa genèse, mais de son fonctionnement actuel. Dans cette perspective, l'image du
caeli turbo est celle qui correspond le mieux au modèle démocritéen, dont Lucrèce veut
rendre compte41. La lecture lucrétienne de la cosmogonie démocritéenne ne doit donc
pas être déduite de cet exposé dédié à l'astronomie. En outre, Lucrèce n'y affirme
nullement que le tourbillon est une force extrinsèque, sans relation avec les
caractéristiques des atomes, ce qui du reste serait en contradiction avec la théorie
exposée dans la Lettre à Pythoclès. Selon Epicure en effet, ce sont les germes
appropriés, qui, après avoir afflué, "produisent peu à peu des adjonctions, des
articulations et des déplacements"42. L'analyse des vers lucrétiens consacrés à la
naissance du monde permettra de confirmer cette interprétation.
40
Cf. D.-K. 68 A 69 [= Aristote, Physique, II, IV, 196 a 24].
41
Le même type d'image apparaît dans le livre V à propos du temps, qui se voit métaphoriquement
attribué par Lucrèce une puissance de création et de destruction (cf. V, 314-317 ; 828-831; 834-836). Or
cette valeur semble en opposition avec la conception épicurienne du temps présentée dans le livre I (v.
459 sqq.). A. Gigandet ("Histoire et mortalité du monde chez Lucrèce", conférence faite dans le cadre du
séminaire de philosophie hellénistique et romaine de l'Université Paris XII - Val de Marne) a bien montré
que ce passage de l'exégèse littérale au sens métaphorique avait une justification pédagogique et
s'expliquait par une différence de perspective. Quand il s'agit d'observer le fonctionnement de la nature, la
réalité d'accompagnement qui caractérise le temps acquiert force de loi du fait de la régularité des
phénomènes. Mutatis mutandis, on peut proposer le même type d'explication pour l'attribution d'une force
motrice au turbo caeli : le passage de la cosmologie à l'astronomie entraîne une métaphore qu'on ne
saurait réduire à une interprétation trop littérale.
42
Cf. Lettre à Pythoclès, § 89, dans Diogène Laërce, Vie et doctrines des philosophes illustres, traduction
française sous la direction de M. O. GOULET-CAZE, Paris, 1999, traduction J.-F. BALAUDE pour la vie
d'Epicure, livre X).
43
Cf. D. -K. 67 A 1 (trad. J.-F. Balaudé)
44
Cf. P.-M. MOREL, Démocrite et la recherche des causes, Paris, 1996 , p. 269.
45
Cf. D.-K. 68 A 39 [= Pseudo-Plutarque, Stromates, 7].
Sabine Luciani, « Présence de Démocrite dans l’astronomie lucrétienne », Euphrosyne 31, 2003, p. 83-98.
Dès lors, on pourrait en déduire que, dans son exposé cosmogonique, Lucrèce
s'abstient de mentionner, explicitement du moins, le tourbillon qui est, selon les
atomistes, à l'origine du monde. Pourtant, ce silence serait d'autant plus étonnant
qu'Epicure y fait référence dans la Lettre à Hérodote (§ 90) et une lecture attentive
permet de déceler la présence de ce principe chez son disciple. Après avoir évoqué
longuement la formation du relief terrestre (V, 480-499), celui-ci dépeint la séparation de
l'air et de l'éther, corps plus léger qui coule au-dessus des airs (V, 500-502) :
46
P.-M. MOREL, op. cit., p. 273.
47
Cf. De rerum natura V, 416-420 et C. BAILEY, Comm. ad loc., tome III, p. 1380.
48
Il faut signaler ici une différence entre les deux conceptions puisque, selon les premiers atomistes, la
terre avait été formée dans un deuxième temps, après la membrane périphérique.
49
Cf. W. LÜCK, Die Quellenfrage im 5, und 6. Buch des Lucrez, diss. Breslau, 1932.
50
Op. cit., p. 223.
Sabine Luciani, « Présence de Démocrite dans l’astronomie lucrétienne », Euphrosyne 31, 2003, p. 83-98.
"… sans mêler son corps fluide aux souffles agités de l'air.
Il laisse les autres aux tourbillons violents,
il les laisse troubler par d’inconstants orages…"51.
Les orages agités, d'où se détache l'éther du fait de sa moindre gravité, sont à la
fois lieu de trouble (turbantibus, turbare) et de tourbillon (turbinibus). M. Serres a très
élégamment explicité la différence fondamentale entre ces deux types de mouvement52 :
si turba désigne la foule, la confusion et le tumulte, turbo évoque le mouvement d'une
toupie ou d'une spirale, qui n'est déjà plus désordonné. Ce passage entre turba et turbo
marque un commencement d'ordre car le mouvement de la toupie offre une synthèse de
tous les autres, de sorte qu'elle "peut passer pour un petit modèle du monde, pour un
planétaire naïf, simple et local. Elle vibre en repos, elle s'avance, tournoyante comme le
ciel, comme les astres". Cette interprétation permet de confirmer la présence de la dinê
dans le modèle cosmologique lucrétien. Le turbo lucrétien, qui n'est pas d'emblée un
mouvement unitaire, correspond parfaitement au tourbillon tel qu'il apparaît dans la
notice consacrée à Leucippe53. Selon l'analyse de J. Bollack en effet, la dinê de Leucippe
résulte elle-même "du mouvement de la matière et s'organise peu à peu à partir des
impulsions que les corps se communiquent dans la masse"54. Et, c'est le mouvement
tourbillonnaire global que l'on retrouve à l'œuvre sous la forme du caeli turbo qui
entraîne les astres (V, 624). Par conséquent, il apparaît de nouveau que le processus
d'organisation évoqué par Lucrèce au moyen des substantifs tempestas, turba et turbo est
dans ses grandes lignes conforme au modèle cosmologique issu des atomistes. La
référence à l'astronomie démocritéenne est donc riche de sens puisqu'elle permet à
Lucrèce de reconnaître implicitement la dette des épicuriens envers le système
démocritéen. Cependant, la théorie du philosophe d'Abdère est, dans l'exposé lucrétien,
complétée, voire concurrencée, par une autre hypothèse. Ce procédé, qui prévaut par
ailleurs dans l'astronomie épicurienne, contribue-t-il dans le cas présent à modifier le
statut prépondérant attribué à l'astronomie de Démocrite ?
51
Traduction J. Kany-Turpin légèrement modifiée.
52
Cf. M. SERRES, La naissance de la physique dans le texte de Lucrèce, Paris, 1977, p. 37-42.
53
Cf. D.-K. 67 A 1.
54
Cf. J. BOLLACK, art. cit., p. 20.
55
Parmi les hypothèses agréées par les milieux scientifiques contemporains de Lucrèce, figurent la
première explication lucrétienne portant sur l'inégalité des jours et des nuits (cf. V, 680-695) ainsi que la
première théorie qu'il propose pour rendre compte des phases lunaires (cf. V, 705-713).
56
Cf. B. BAKHOUCHE, Les textes latins d'astronomie, un maillon dans la chaîne du savoir, Paris, 1996, en
particulier p. 309-312 : "L'astronomie épicurienne : les raisons d'un isolement".
Sabine Luciani, « Présence de Démocrite dans l’astronomie lucrétienne », Euphrosyne 31, 2003, p. 83-98.
que l'explication de Vitruve n'est pas plus exacte que la sienne puisqu'elle ne rend pas
directement compte des stations et rétrogradations des planètes57. De plus, l'exposé du
De architectura révèle également une totale ignorance de certaines hypothèses déjà
anciennes. Ainsi l'astronomie des excentriques et des épicycles, pourtant connue
d'Apollonius de Perge, qui vivait à Alexandrie à la fin du troisième siècle avant notre
ère, n'est-elle pas mentionnée par Vitruve, ni à plus forte raison le mouvement de
précession des équinoxes, découvert par Hipparque quelques décennies plus tard58.
Mais ni Vitruve ni Lucrèce ne constituent de ce point de vue des exceptions et il semble
que la plupart des écrivains latins du dernier siècle de la république ait ignoré ces
théories59.
Cette théorie, déjà évoquée par Epicure dans la Lettre à Pythoclès (§ 93),
remonte probablement à Anaxagore, qui considérait que "les solstices se produisent
57
Cf. W. et H. GUNDEL, "Planeten", R. E. XX, I, p. 2052 sqq., cité par J. SOUBIRAN, op. cit., p. 111, note
64.
58
Sur ces théories, voir P. DUHEM, Le système du monde, tome I, p. 427 sqq. : "Apollonius de Perge et les
géomètres de son temps savaient donc que l'on peut sauver de deux manières différentes et équivalentes
les anomalies du Soleil et des cinq planètes soit qu'on leur fasse parcourir un cercle épicycle dont le
centre décrit un cercle déférent concentrique du monde, soit qu'on les lance sur un excentrique, fixe pour
le Soleil et mobile pour les cinq planètes" (p. 433).
59
Cf. B. BAKHOUCHE, op. cit., p. 177 sqq. Cicéron propose, dans le De re publica (VI, 17), le même
modèle cosmologique que Vitruve : "Tu peux contempler les neuf cercles, ou plutôt les neufs sphères, qui
forment la contexture de l'univers; l'une d'elles est la sphère céleste, la sphère extérieure qui enveloppe
toutes les autres (…). C'est en elle que sont fixées les étoiles, qui dans une course éternelle, accomplissent
une révolution circulaire. Au-dessous d'elle se trouvent sept autres sphères qui tournent d'un mouvement
rétrograde, dans un sens contraire à celui du ciel" (traduction E. BREGUET, Paris, 1994).
60
Traduction J. Kany-Turpin légèrement modifiée.
Sabine Luciani, « Présence de Démocrite dans l’astronomie lucrétienne », Euphrosyne 31, 2003, p. 83-98.
lorsque le Soleil est repoussé par l'air"61. Mais la comparaison avec la Lettre à Pythoclès
montre que Lucrèce réduit considérablement le nombre des hypothèses proposées par
Epicure. Celui-ci expliquait en effet les mouvements apparents irréguliers du Soleil soit
par une inclinaison du ciel, soit par une opposition de courants d'air, soit par un défaut
de matière, soit par un tourbillon donnant au mouvement de ces astres la forme d'une
spirale62. Mais l'abondance des hypothèses juxtaposées révèle chez Epicure une certaine
indifférence aux phénomènes célestes, dont la connaissance n'a d'autre fin que
l'ataraxie63. Le philosophe grec distingue en effet l'astronomie des autres branches de la
physique, dans lesquelles les choses n'ont qu'une seule manière de s'accorder avec les
phénomènes. Selon les termes de J. Bayet, qui oppose à juste titre l'indifférence
d'Epicure à la méthode plus scientifique de Lucrèce, Epicure préférait "proposer sur le
même fait plusieurs hypothèses également possibles comme un arsenal plus riche contre
la superstition et la crainte des caprices divins ; surtout quand il s'agissait des
phénomènes célestes qui, hors de l'expérience de nos sens et d'aspect souvent
redoutable, troublaient les consciences ou appuyaient le déterminisme providentialiste
de ses adversaires stoïciens"64. Il faut bien reconnaître que cette doctrine maintes fois
revendiquée dans la Lettre à Pythoclès (§ 93-95, 96-98, 102, 104) est la négation même
de l'esprit scientifique. Concernant le cours du Soleil, la juxtaposition désordonnée des
hypothèses ne permet pas de prendre en compte la complexité du phénomène.
La conscience aiguë de ses propres limites révèle chez Lucrèce un réel intérêt
pour la science, qui contraste avec le souverain détachement d'Epicure. Même s'il
affirme reprendre fidèlement la doctrine des hypothèses multiples (cf. IV, 500-511 ; V,
729-730 ; VI, 703-711), il tend davantage à simplifier, ordonner, voire à concilier les
61
Cf. Hippolyte, Réfutation de toutes les hérésies, I, 8, 9 [= Anaxagore A 42], traduction J.P. Dumont.
Voir aussi Anaxagore A 72. Sur les théories cosmologiques d'Anaxagore, cf. T. H. MARTIN, Mémoire sur
les hypothèses astronomiques des plus anciens philosophes de la Grèce, New York, 1976, repris dans
Mémoires de l'Institut National de France (1813-1884), Académie des inscriptions et belles-lettres, vol.
29 et 30, p. 189 sqq.
62
Epicure, Lettre à Pythoclès, § 93. Cette hypothèse semble correspondre à celle de Démocrite.
63
Cf. Lettre à Pythoclès, § 85-86.
64
Cf. J. BAYET, "Etudes Lucrétiennes", dans Mélanges de littérature latine, Rome, 1967, p. 45.
65
Trad. J. Kany-Turpin légèrement modifiée.
Sabine Luciani, « Présence de Démocrite dans l’astronomie lucrétienne », Euphrosyne 31, 2003, p. 83-98.
Après avoir tenté de combiner les deux hypothèses pour rendre compte de la
révolution solaire, Lucrèce applique la seconde aux autres astres. Mais il faut admettre
que cette étape du raisonnement n'est pas, elle non plus, dépourvue d'ambiguïté et qu'il
est difficile, faute d'indication de l'auteur, de déterminer si les vents suffisent à justifier
le cours des planètes ou s'il faut au contraire maintenir comme base explicative
l'hypothèse attribuée à Démocrite :
Il semble toutefois, comme l'indique C. Bailey, que Lucrèce propose dans ces
vers une explication totalement différente de la théorie démocritéenne. Constatant que
les mouvements des étoiles et des planètes72 ne comportent pas la même durée, Lucrèce
66
Cf. J. BAYET, op. cit., p. 47 : le procédé qui semble avoir les préférences de Lucrèce est "celui de la
coordination des explications diverses proposées pour un même phénomène, et considérées par lui non
pas comme s'excluant l'une l'autre (ou comme combinaisons rationnelles isolées), mais comme variantes
d'une même hypothèse, qui, par la cohérence de ces nuances mêmes, acquiert une vraisemblance
particulière".
67
Op. cit., tome III, p. 79.
68
Op. cit., p. 1422. Mais le commentateur se demande si Lucrèce est conscient d'une telle ambiguïté.
69
Lorsque Lucrèce veut insister sur la multiplicité des hypothèses possibles, il répète la particule (cf. I,
435; II, 435-436; V, 963, 964, 965). Mais la plupart du temps la disjonction marquée par uel n'est pas
exclusive (cf. IV, 50, V, 766).
70
Cf. A. ERNOUT et F. THOMAS, Syntaxe latine, Paris, 1984, p. 146.
71
Cf. III, 383.
72
Comme le pense C. BAILEY (op. cit., p. 1423), stellae désigne probablement les astres en général, y
compris les planètes.
Sabine Luciani, « Présence de Démocrite dans l’astronomie lucrétienne », Euphrosyne 31, 2003, p. 83-98.
suppose que, poussées par des courants contraires, eux-mêmes situés à différents
niveaux du ciel, elles suivent à certains moments des trajectoires opposées. L'exemple
des nuages, qui sont parfois poussés par des vents contraires dans des directions
opposées, permet de montrer que cette hypothèse n'est pas invalidée par les phénomènes
(V, 646-649). Il est vrai que cette explication est d'un point de vue théorique encore plus
faible que la précédente car, du fait de leur densité, les courants d'air ne peuvent
atteindre l'éther dans lequel se meuvent les astres73. Mais l'exemple des nuages relève de
la méthode analogique adoptée par les épicuriens, qui inféraient les phénomènes
célestes à partir de leurs observations terrestres74. De plus, grâce à cette comparaison,
Lucrèce reprend à son compte la polémique de son maître contre la tradition
aristotélicienne, elle-même issue du pythagorisme. Celle-là opposait à la région
sublunaire, domaine du changement et du mortel, la région supralunaire, où règnent le
divin et l'éternel75. Lucrèce choisit donc de revenir à Démocrite et à Anaxagore, ces
physici qui s'opposaient à toute théologie astrale, pour contester la dualité du monde.
Bien qu'Anaxagore ne soit pas explicitement cité, le rapprochement de ces deux
philosophes à travers leurs théories n'est guère surprenant car, en matière d'astronomie
et de météorologie, Démocrite avait fait de nombreux emprunts à son aîné de sorte qu'ils
avaient en commun plusieurs théories76. L'explication supplémentaire, empruntée à
Anaxagore, montre que Lucrèce cherche à renforcer en la précisant l'hypothèse
démocritéenne. Cette méthode combinatoire suggère la préférence du poète pour la
conception du grand Démocrite, mais elle implique par la même occasion son
insuffisance.
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