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Résumé
La singulière insistance avec laquelle Aristophane oppose, aux vers 1004 sq. des Oiseaux, la forme droite des rayons lumineux
à la sphéricité des sources lumineuses du ciel est le reflet d'une polémique menée par Méton contre Anaxagore et ayant pour
objet la loi de la propagation rectiligne de la lumière.
Mugler Charles. Sur une polémique scientifique dans Aristophane. In: Revue des Études Grecques, tome 72, fascicule 339-
343, Janvier-décembre 1959. pp. 57-66;
doi : https://doi.org/10.3406/reg.1959.3569
https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1959_num_72_339_3569
DANS ARISTOPHANE
avec
On son
saitκύκλος
qu'au τετράγωνος,
vers 1004 des
au Oiseaux,
problème,Aristophane
actuel à l'époque,
fait allusion,
de la
quadrature du cercle. Mais le couplet où est placé ce vers contient
encore d'autres expressions appartenant à la terminologie
scientifique. Le géomètre et astronome Méton y développe un projet
d'urbanisme où il propose de faire converger vers l'agora, de forme
circulaire, placée au centre de la cité, des rues rectilignes, de façon
que l'agora et ces rues ressemblent à un astre qui, tout en étant
lui-même de forme ronde, émet des rayons rectilignes :
κάν μέσω
αγορά, φέρουσαι δ'ώσιν εις αυτήν οδοί
όρθαί προς αύτο το μέσον ώσπερ δ'άστέρος (1)
αύτοΰ κυκλοτεροΰς οντος όρθαί πανταχή
ακτίνες άπολάμπωσιν.
Pour préciser l'idée architecturale de Méton, l'image des rais
d'une roue convergeant de tous côtés dans le moyeu eût été
suffisante. Aristophane a souvent recours, dans ses comparaisons, à des
objets de la vie quotidienne. L'image de la roue et de ses rais eût
même été plus exacte ici, puisque dans le plan de l'architecte il ne
peut s'agir que d'un nombre fini (2) de chemins issus du centre,
alors que les rayons issus d'un astre sont sans nombre. Le poète
(6) Parménide 137 Ε ; cf. Sur deux passages de Platon, REG, t. LXIX,
1956, pp. 20-34.
(7) Cf. mon Platon et la recherche mathématique de son époque, pp. 25 sq.
(8) Cf. Diog. L. I 27 et Pline ΓΑ. XXXVI 82 ; D. V. 11 A 1 et 21.
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d'un mouvement circulaire. Dans l'hymne homérique à Séléné,
la clarté lunaire, rayonnée par l'astre, tourbillonne autour de la
terre : Μήνην ... ής άπο αίγλη γαίαν ελίσσεται, ούρανόδεικτος. Au
vers 1091 du Promélhée, l'éther est invoqué ώ πάντων αίθήρ κοινον
φάος είλίσσων. Les premiers vers des Phéniciennes d'Euripide
donnent au mouvement de la lumière solaire deux composantes,
une composante circulaire, puisque Hélios la fait tournoyer autour
de la terre, θοαΐς ίπποισιν είλίσσων φλόγα, ν. 3 ; et une composante
verticale, puisque le soleil émet en même temps des rayons vers la
terre, άκτΐν' έφήκας, ν. 5. Ce ne sont cependant pas ces
représentations poétiques du mouvement de la lumière qui auraient suscité
une polémique. Les savants grecs, loin de partager les vues sévères
de Platon, étaient très indulgents pour Homère et les poètes en
général. Ce qui était plus grave aux yeux des partisans de la
propagation rectiligne de la lumière c'est que la représentation du
mouvement circulaire de la lumière avait laissé des traces dans
certains systèmes cosmologiques. Chez Empédocle, l'éther, qui est
présenté dans le fragment 38 comme le quatrième élément à côté
de la terre, de l'eau et de l'air, enveloppe l'univers d'une couche
sphérique, en imprimant la forme sphérique aussi aux couches
intérieures du monde, Τιταν ήδ' αίθήρ αφίγγων περί κύκλον άπαντα,
sans qu'il soit question d'un mouvement tournant de cette
enveloppe de feu et de lumière. Mais chez les Pythagoriciens, d'après
un texte de Diogène, les couches supérieures de l'éther sont animées
d'un mouvement incessant, τον δε άνωτάτω (se. αιθέρα) άεικίνη-
τον (9), qui ne saurait être qu'un mouvement de révolution comme
celui des astres qui baignent dans cet élément. Platon, qui rejette
dans sa cosmologie personnelle tout mouvement giratoire de la
lumière (10) et qui définit même, comme nous l'avons vu, la ligne
droite comme la trajectoire de la lumière, fait allusion à ces théories
anciennes dans la fameuse étymologie du mot αίθήρ à la page 410 Β
du Cralyle, où il propose de dériver ce terme du nom άειθεήρ qui
(11) Au lieu de placer, comme les autres partisans d'un monde unique, les
ressources d'énergie de ce monde dans un άπειρον situé aux confins du monde
ou en dehors du monde, il les place dans la différenciation indéfinie de la matière
à l'intérieur du monde. Cf. mon article Le problème d' Anaxagore, H. E. G.,
t. LXIX, 1956, pp. 314-376.
(12) Cf. Diels-Kranz, Fragm. der Vors. 59 A 75-77, et Th. Heath, Arislarchus
of Samos, pp. 76-80.
(13) Sur la priorité d'Anaxagore cf. Th. Heath, op. laud., pp. 75-77.
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sons. Ce corps sphérique opaque, raisonnait-il en anticipant en
partie l'argumentation d'Aristarque dans les premières propositions
de son traité De la grandeur et des dislances du soleil et de la lune,
est éclairé par un faisceau de rayons issus du soleil ; il arrête la
progression de ces rayons dans l'espace, de façon qu'un hémisphère
seulement, celui qui est tourné vers le soleil, reçoit et réfléchit la
lumière solaire, l'autre restant dans l'ombre. Suivant la place que
la lune occupe sur son orbite, cet hémisphère éclairé nous apparaît
comme un disque plein ou comme un fragment de disque ; au
moment de sa conjonction avec le soleil, la lune est invisible. Toute
cette explication est fondée sur le postulat implicite du chemin
rectiligne de la lumière. Les rayons du soleil traversent en ligne
droite non seulement l'espace intermédiaire entre ces deux astres,
mais ils sont rectilignes à leur point de départ, dès leur projection
hors du soleil, et ils restent rectilignes à leur arrivée à la surface
de la lune. Ni la forme sphérique des surfaces de départ et d'arrivée,
ni les trajectoires circulaires de l'astre d'émission et de l'astre de
réception n'ont la moindre influence sur la forme rectiligne des
rayons et ne sauraient, par conséquent, leur communiquer le pouvoir
de contourner, κύκλω περιιέναι, l'obstacle sphérique de la lune.
Pourquoi fallait-il alors que cet esprit pénétrant, qui avait si
bien saisi le mécanisme du phénomène, s'exprimât, pour le présenter
au public, en une langue qui devait provoquer la critique d'hommes
de science méticuleux sur la terminologie et peut-être malveillants
à l'égard de la personne d'Anaxagore? Les temps étaient finis, dans
l'Athènes de 430, où il fut permis aux auteurs de traités Περί φύσεως
de mélanger des représentations mythologiques au raisonnement
rationnel, comme l'avaient fait les penseurs ioniens, ou d'exprimer
des faits scientifiques en termes de mythologie. Il est vrai
qu'Empédocle, encore récemment, avait commis cet anachronisme
et n'en était pas moins bien accueilli. Mais le Sicilien avait écrit
en vers et sa personnalité s'entourait d'une légende comportant des
éléments religieux et mystiques. D'une cosmologie en prose,
présentée par un homme qu'on voyait sacrifier délibérément le respect
de la religion traditionnelle à ses convictions scientifiques, on
attendait un langage libre de toute survivance mythologique.
Dans une grande partie de son œuvre, Anaxagore se conformait à
cette nécessité. D'après ses fragments, sa prose est même singu-
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