Vous êtes sur la page 1sur 11

Revue des Études Grecques

Sur une polémique scientifique dans Aristophane


Charles Mugler

Résumé
La singulière insistance avec laquelle Aristophane oppose, aux vers 1004 sq. des Oiseaux, la forme droite des rayons lumineux
à la sphéricité des sources lumineuses du ciel est le reflet d'une polémique menée par Méton contre Anaxagore et ayant pour
objet la loi de la propagation rectiligne de la lumière.

Citer ce document / Cite this document :

Mugler Charles. Sur une polémique scientifique dans Aristophane. In: Revue des Études Grecques, tome 72, fascicule 339-
343, Janvier-décembre 1959. pp. 57-66;

doi : https://doi.org/10.3406/reg.1959.3569

https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_1959_num_72_339_3569

Fichier pdf généré le 17/04/2018


SUR UNE POLÉMIQUE SCIENTIFIQUE

DANS ARISTOPHANE

avec
On son
saitκύκλος
qu'au τετράγωνος,
vers 1004 des
au Oiseaux,
problème,Aristophane
actuel à l'époque,
fait allusion,
de la
quadrature du cercle. Mais le couplet où est placé ce vers contient
encore d'autres expressions appartenant à la terminologie
scientifique. Le géomètre et astronome Méton y développe un projet
d'urbanisme où il propose de faire converger vers l'agora, de forme
circulaire, placée au centre de la cité, des rues rectilignes, de façon
que l'agora et ces rues ressemblent à un astre qui, tout en étant
lui-même de forme ronde, émet des rayons rectilignes :
κάν μέσω
αγορά, φέρουσαι δ'ώσιν εις αυτήν οδοί
όρθαί προς αύτο το μέσον ώσπερ δ'άστέρος (1)
αύτοΰ κυκλοτεροΰς οντος όρθαί πανταχή
ακτίνες άπολάμπωσιν.
Pour préciser l'idée architecturale de Méton, l'image des rais
d'une roue convergeant de tous côtés dans le moyeu eût été
suffisante. Aristophane a souvent recours, dans ses comparaisons, à des
objets de la vie quotidienne. L'image de la roue et de ses rais eût
même été plus exacte ici, puisque dans le plan de l'architecte il ne
peut s'agir que d'un nombre fini (2) de chemins issus du centre,
alors que les rayons issus d'un astre sont sans nombre. Le poète

(1) Pour le texte je me réfère à l'édition des Belles Lettres; j'accepte, en


particulier, la leçon αστέρος du ms. V.
(2) Exactement de huit, qui sont deux à deux dans le prolongement l'un de
l'autre, comme l'a montré Heath en expliquant le sens du terme τετράγωνος
au vers 1005 ; cf. Th. Heath, A history of greek mathematics, I, p. 220.
58 CH. MUGLER
devait donc avoir une raison pour préférer à cette image simple
une autre qui faisait intervenir les astres et la lumière. Or on sait
qu'Aristophane se piquait d'être au courant de l'actualité
philosophique et scientifique et qu'il est souvent cité, pour cette raison,
dans la doxographie relative à la cosmologie et à la physique des
penseurs contemporains (3). S'agissait-il, là aussi, d'une allusion
à une théorie physique de l'époque? L'insistance du poète sur la
« rectitude », d'un côté des chemins à construire, de l'autre des
rayons lumineux émis par l'astre, la répétition du qualificatif
ορθός, nous fait penser que le fait scientifique sur lequel Aristophane
veut attirer l'attention est la loi de la propagation rectiligne de la
lumière. Par qui cette loi avait-elle été formulée, précisée ou mise
en application vers la fin du ve siècle? Existait-il une autre
représentation relative à la lumière contre laquelle cette loi avait à
s'imposer?
La date et l'auteur de la première présentation de cette loi, sous
la forme sévère d'une proposition de physique mathématique, se
dérobent à notre connaissance. Les traités d'optique géométrique
qui nous sont parvenus, et dont le plus ancien est celui d'Euclide,
opèrent surtout avec la représentation du rayon visuel, émis par
l'œil, et c'est ce rayon, désigné le plus souvent par le terme οψις,
qui est présenté dans les définitions préalables comme une
donnée physique affectant la forme de la ligne droite (4).
Mais M. A. Lejeune (δ) a rendu probable que cette optique du
rayon \'isuel a été précédée d'une optique du rayon lumineux.
Dans cette optique plus ancienne, la définition fondamentale était
nécessairement celle du rayon de lumière, présenté lui aussi comme
une réalité physique de forme rectiligne. La droite elle-même,
pour pouvoir servir ainsi à caractériser la forme du rayon lumineux,
était forcément définie, indépendamment de la lumière, par une
autre propriété physique, celle d'être la figure d'équilibre d'un fil
tendu. En d'autres termes, la définition du rayon lumineux codifiait
ce fait d'expérience, que la trajectoire d'un faisceau délié de
lumière se confondait avec la position d'un fil tendu. Ce n'est qu'en
370, à peu près, que la ligne droite, inversement, sera définie, par

(3) Cf. les tables de Diels et Kranz.


(4) Cf. Théon d'Alexandrie, Recension de V Optique d'Euclide, def. 1.
(5) Cf. Euclide et Ptolémée, Louvain, 1948, pp. 59 sq.
SUR UNE POLÉMIQUE SCIENTIFIQUE DANS ARISTOPHANE 59

Platon (6), comme étant la forme du rayon lumineux. Le


qualificatif par lequel la droite était caractérisée dans l'ancienne
géométrie, contemporaine de l'optique du rayon lumineux, était
probablement celui dont Aristophane se sert dans notre texte, ορθός.
Platon, dans ses pages géométriques (7), hésite entre ορθός et
l'adjectif ευθύς par lequel la géométrie classique désignera la droite.
Le passage ορθαί πανταχγ) ακτίνες άπολάμπωσιν des vers cités
est donc une allusion à la loi de la propagation rectiligne de la
lumière telle qu'elle avait été formulée par l'ancienne optique des
Grecs.
Mais pourquoi le poète oppose-t-il la rectitude des rayons
lumineux à la forme ronde de l'astre qui les projette, comme si
c'était un paradoxe de la nature qu'une source lumineuse ronde
puisse émettre des rayons droits? Veut-il railler un préjugé
populaire, ou ces vers reflètent-ils une polémique scientifique relative
à la lumière des corps célestes?
La propagation rectiligne de la lumière avait, certes, été reconnue
bien avant d'être l'objet d'une proposition physique. Homère sait
que les rayons du soleil ne traversent ni ne contournent les obstacles.
Zeus et Héra, à l'abri d'un nuage d'or, restent cachés à sa vue,
Ξ 344 ; il en est de même des Cimmériens, cachés par un épais
brouillard, λ 16. Chez Hésiode, Théogonie 759, le Soleil ne voit ni
le Sommeil, ni la Mort, parce que ses rayons ne pénètrent pas
à l'intérieur de la retraite de leur mère, la Nuit. Les Phorcides
d'Eschyle, Prom. 793, restent invisibles à la fois au soleil et à la
lune, leurs rayons ne pouvant pas pénétrer dans leur demeure, et
le séjour d'Hadès est appelé, pour cette raison, άνάλιος par Euripide,
Aie. 436. On pourrait multiplier ces exemples. La rectitude du
rayon lumineux est aussi l'hypothèse fondamentale dans une
expérience de mesure très ancienne, dans laquelle Thaïes (8), son
inventeur, applique déjà exactement le raisonnement qu'Euclide
développera dans la proposition 17 de son traité d'optique. Mais
à côté des exemples cités, il y en a d'autres chez les poètes de
l'ancien temps, dans lesquels la lumière apparaît comme animée

(6) Parménide 137 Ε ; cf. Sur deux passages de Platon, REG, t. LXIX,
1956, pp. 20-34.
(7) Cf. mon Platon et la recherche mathématique de son époque, pp. 25 sq.
(8) Cf. Diog. L. I 27 et Pline ΓΑ. XXXVI 82 ; D. V. 11 A 1 et 21.
60 CH. MUGLER
d'un mouvement circulaire. Dans l'hymne homérique à Séléné,
la clarté lunaire, rayonnée par l'astre, tourbillonne autour de la
terre : Μήνην ... ής άπο αίγλη γαίαν ελίσσεται, ούρανόδεικτος. Au
vers 1091 du Promélhée, l'éther est invoqué ώ πάντων αίθήρ κοινον
φάος είλίσσων. Les premiers vers des Phéniciennes d'Euripide
donnent au mouvement de la lumière solaire deux composantes,
une composante circulaire, puisque Hélios la fait tournoyer autour
de la terre, θοαΐς ίπποισιν είλίσσων φλόγα, ν. 3 ; et une composante
verticale, puisque le soleil émet en même temps des rayons vers la
terre, άκτΐν' έφήκας, ν. 5. Ce ne sont cependant pas ces
représentations poétiques du mouvement de la lumière qui auraient suscité
une polémique. Les savants grecs, loin de partager les vues sévères
de Platon, étaient très indulgents pour Homère et les poètes en
général. Ce qui était plus grave aux yeux des partisans de la
propagation rectiligne de la lumière c'est que la représentation du
mouvement circulaire de la lumière avait laissé des traces dans
certains systèmes cosmologiques. Chez Empédocle, l'éther, qui est
présenté dans le fragment 38 comme le quatrième élément à côté
de la terre, de l'eau et de l'air, enveloppe l'univers d'une couche
sphérique, en imprimant la forme sphérique aussi aux couches
intérieures du monde, Τιταν ήδ' αίθήρ αφίγγων περί κύκλον άπαντα,
sans qu'il soit question d'un mouvement tournant de cette
enveloppe de feu et de lumière. Mais chez les Pythagoriciens, d'après
un texte de Diogène, les couches supérieures de l'éther sont animées
d'un mouvement incessant, τον δε άνωτάτω (se. αιθέρα) άεικίνη-
τον (9), qui ne saurait être qu'un mouvement de révolution comme
celui des astres qui baignent dans cet élément. Platon, qui rejette
dans sa cosmologie personnelle tout mouvement giratoire de la
lumière (10) et qui définit même, comme nous l'avons vu, la ligne
droite comme la trajectoire de la lumière, fait allusion à ces théories
anciennes dans la fameuse étymologie du mot αίθήρ à la page 410 Β
du Cralyle, où il propose de dériver ce terme du nom άειθεήρ qui

(9) Diog. L. VIII 26 ; D. V. 58 A 1 a.


(10) Les courants cosmiques en circuit fermé du Timée entraînent des
corpuscules soumis à des transformations de forme, suivant les régions qu'ils
traversent ; les tétraèdres, formes différentielles de la lumière, obéissent à la
même loi que les autres polyèdres élémentaires ; cf. mon Devenir cyclique et
pluralité des mondes, Paris, 1951, pp. 116 sq.
SUR UNE POLÉMIQUE SCIENTIFIQUE DANS ARISTOPHANE 61

caractériserait d'une manière très adéquate cet élément, qui άεί


θεΐ περί τον αέρα θέων.
Ces vues étaient démodées et irrecevables dans les milieux savants
de la fin du ve siècle. Elles étaient particulièrement choquantes
quand elles semblaient déparer par endroits, comme une
réminiscence ancestrale dont la pensée n'avait pu se défaire, des
cosmologies par ailleurs très rationnelles. Or c'est sous ce jour que se
présentaient les pages optiques d'un des systèmes du monde récents,
de celui d'Anaxagore. Ce système se fondait, dans sa structure
générale, sur une hypothèse qui était un vrai coup de génie (11).
Son auteur y avait intégré un grand nombre d'hypothèses
explicatives et de découvertes personnelles. L'une d'entre elles, l'explication
qu'il proposait pour le phénomène des phases de la lune, intéressait
directement l'astronomie et l'optique et lui a effectivement valu
une place d'honneur dans l'histoire des sciences (12). L'analyse
logique de cette explication nous prouve que le Clazoménien y a
effectivement appliqué la loi de la propagation rectiligne de la
lumière que l'optique du temps ou de l'époque antérieure avait
démontrée expérimentalement. Mais l'étude de la manière dont il a
présenté sa découverte, pour autant que nous pouvons en juger
d'après les notes doxographiques, nous montre qu'au lieu de
souligner l'importance de la rectitude des rayons lumineux dans
le mécanisme des phénomènes optiques, Anaxagore s'exprime en
des termes d'une optique périmée qui risquent de cacher les vraies
démarches de son raisonnement.
Anaxagore fut le premier (13) qui osa soutenir, contre les
croyances religieuses et contre les représentations mythologiques,
d'après lesquelles, comme nous l'avons vu, la lune émettait une
lumière propre dont le rayonnement lui conférait une faculté de
vision indépendante de celle du soleil, que l'astre de la nuit était
un corps opaque, et qui fit de cette opacité même la clef pour la
compréhension du phénomène, mystérieux jusqu'alors, des lunai-

(11) Au lieu de placer, comme les autres partisans d'un monde unique, les
ressources d'énergie de ce monde dans un άπειρον situé aux confins du monde
ou en dehors du monde, il les place dans la différenciation indéfinie de la matière
à l'intérieur du monde. Cf. mon article Le problème d' Anaxagore, H. E. G.,
t. LXIX, 1956, pp. 314-376.
(12) Cf. Diels-Kranz, Fragm. der Vors. 59 A 75-77, et Th. Heath, Arislarchus
of Samos, pp. 76-80.
(13) Sur la priorité d'Anaxagore cf. Th. Heath, op. laud., pp. 75-77.
62 CH. MUGLER
sons. Ce corps sphérique opaque, raisonnait-il en anticipant en
partie l'argumentation d'Aristarque dans les premières propositions
de son traité De la grandeur et des dislances du soleil et de la lune,
est éclairé par un faisceau de rayons issus du soleil ; il arrête la
progression de ces rayons dans l'espace, de façon qu'un hémisphère
seulement, celui qui est tourné vers le soleil, reçoit et réfléchit la
lumière solaire, l'autre restant dans l'ombre. Suivant la place que
la lune occupe sur son orbite, cet hémisphère éclairé nous apparaît
comme un disque plein ou comme un fragment de disque ; au
moment de sa conjonction avec le soleil, la lune est invisible. Toute
cette explication est fondée sur le postulat implicite du chemin
rectiligne de la lumière. Les rayons du soleil traversent en ligne
droite non seulement l'espace intermédiaire entre ces deux astres,
mais ils sont rectilignes à leur point de départ, dès leur projection
hors du soleil, et ils restent rectilignes à leur arrivée à la surface
de la lune. Ni la forme sphérique des surfaces de départ et d'arrivée,
ni les trajectoires circulaires de l'astre d'émission et de l'astre de
réception n'ont la moindre influence sur la forme rectiligne des
rayons et ne sauraient, par conséquent, leur communiquer le pouvoir
de contourner, κύκλω περιιέναι, l'obstacle sphérique de la lune.
Pourquoi fallait-il alors que cet esprit pénétrant, qui avait si
bien saisi le mécanisme du phénomène, s'exprimât, pour le présenter
au public, en une langue qui devait provoquer la critique d'hommes
de science méticuleux sur la terminologie et peut-être malveillants
à l'égard de la personne d'Anaxagore? Les temps étaient finis, dans
l'Athènes de 430, où il fut permis aux auteurs de traités Περί φύσεως
de mélanger des représentations mythologiques au raisonnement
rationnel, comme l'avaient fait les penseurs ioniens, ou d'exprimer
des faits scientifiques en termes de mythologie. Il est vrai
qu'Empédocle, encore récemment, avait commis cet anachronisme
et n'en était pas moins bien accueilli. Mais le Sicilien avait écrit
en vers et sa personnalité s'entourait d'une légende comportant des
éléments religieux et mystiques. D'une cosmologie en prose,
présentée par un homme qu'on voyait sacrifier délibérément le respect
de la religion traditionnelle à ses convictions scientifiques, on
attendait un langage libre de toute survivance mythologique.
Dans une grande partie de son œuvre, Anaxagore se conformait à
cette nécessité. D'après ses fragments, sa prose est même singu-
SUR UNE POLÉMIQUE SCIENTIFIQUE DANS ARISTOPHANE 63

lièrement moderne, aux endroits en particulier, où elle fixe, jusqu'à


nos jours, l'expression de certains raisonnements
mathématiques (14). Dans d'autres parties, en revanche, Anaxagore a négligé
de trouver une expression « moderne », adéquate à la nouveauté de
ses vues, et ses développements prêtaient par conséquent à
confusion. Il en est ainsi de ses explications relatives à certains
phénomènes optiques. Aétius nous rapporte ainsi qu'il ramenait
l'arc en ciel à la réflexion, sur un nuage, de la περιφέγγεια du
soleil (15). Il ne peut y avoir le moindre doute que la théorie
d'Anaxagore sur l'arc en ciel fût fondée, comme le sera celle
d'Aristote (16), sur la représentation du rayon lumineux rectiligne.
Mais l'exposé de cette théorie avait à faire ressortir clairement ce
principe fondamental et à renoncer à tout ce qui pouvait rappeler
les vues anciennes relatives à une courbure de la lumière ou à une
propagation suivant des cercles ou des surfaces sphériques, que nous
avons vues plus haut. Il fallait donc éviter cette représentation
équivoque de la περιφέγγεια (17).
L'équivoque dans l'exposé de ses théories optiques devait être
particulièrement choquante dans les pages consacrées par
Anaxagore à la découverte astronomique qui se rattache à son nom.
Nous avons vu que la propagation rectiligne de la lumière est le
postulat physique fondamental sur lequel repose tout l'édifice de
sa théorie des phases de la lune. Il fallait donc souligner, pour des
raisons didactiques, dans cette présentation nouvelle du phénomène,
l'élément qui en était la clef, la rectitude des rayons solaires.
Au lieu de cela, Anaxagore opère, là aussi, avec des représentations
rappelant dangereusement les vues périmées des poètes anciens qui

(14) Cf. le fragment 3.


(1δ) άνάκλασιν άπο νέφους πυκνού της ηλιακής περιφεγγείας. III 5, 11 ;
D. V. 59 Α 86.
(16) Meteor. 373 a 32 sq.
(17) Nous ignorons si le texte d'Anaxagore lui-même contenait le terme
περιφέγγεια ou un de ses synonymes tels que περιφωτισμός, περιαύγασμα,
περιαύγεια. Mais il a fait intervenir dans son analyse du phénomène, d'après
Aétius, la répartition de la lumière solaire suivant un arc de cercle. La περιφέγ-
γεια était, sensiblement, le lieu géométrique des points illuminés ayant même
distance au centre du disque apparent du soleil. Dans son esprit, la περιφέγγεια
ne concernait donc pas la propagation, mais la distribution de la lumière. Mais
des lecteurs ou des auditeurs moins ferrés sur l'optique géométrique pouvaient
méconnaître ses vues.
64 CH. MUGLER
gratifiaient, à l'occasion, la lumière de mouvements circulaires.
Platon nous a conservé un écho du procédé d'explication
d'Anaxagore dans son Cratyle. Après avoir rappelé la proposition
du Clazoménien, que la lune reçoit sa lumière du soleil (18), Socrate
dit que, si les partisans d'Anaxagore disent vrai, cette lumière
solaire est toujours nouvelle et vieille autour de la lune, puisque le
soleil, tournant en quelque sorte toujours en cercle autour de la
lune, y projette toujours une lumière nouvelle, la lumière ancienne
étant celle qui subsiste du mois précédent (19). Dans la pensée
d'Anaxagore, certes, l'hypothèse physique dans cette explication
des lunaisons est la trajectoire rectiligne de la lumière solaire. On y
reconnaît la hardiesse des vues qui caractérisent ce penseur : pour
bien faire comprendre le phénomène optique qu'il entend justifier
rationnellement, il fait abstraction de la complication phorono-
mique résultant de la double révolution, de celle du soleil et de celle
de la lune, autour de la terre, en profitant, d'une manière très
moderne, de la relativité des mouvements de ces deux astres ; tout
se passe, dit-il (20), au point de vue optique qui seul nous intéresse
ici, comme si la lune restait immobile en un point de son orbite et
que seul le soleil tournât autour de la terre. Mais en tournant autour
de la terre, il tourne en même temps autour de la lune. Les rayons
rectilignes qu'il projette en chaque moment sur la lune ne pouvant
pas contourner l'astre opaque, seul l'hémisphère en face du soleil
est éclairé. Mais la ligne de démarcation entre la moitié éclairée et
la moitié obscure se déplace en suivant la révolution du soleil et
fait ainsi le tour de la lune en un mois. La lumière réfléchie de la
lune vers la terre a ainsi l'air, de la perspective de la terre, d'envahir
la partie obscure à l'une des frontières de l'hémisphère éclairé et
de s'en retirer à la frontière opposée. Dans le terrain lunaire
fraîchement envahi, la lumière est nouvelle, νέον ; dans la zone sur
le point d'être abandonnée par la lumière, elle est ancienne, εννον.
Telle est l'intention de l'explication d'Anaxagore. Mais des esprits,
parmi son auditoire ou ses lecteurs, peu renseignés sur les progrès
récents de l'optique ou attachés encore à la représentation ancienne

(18) ή σελήνη άπα του ήλιου έχει το φως. 409 Α.


(19) Νέον δέ που καΐ εννον άεί έστι περί τήν σελήνην τοΰτο το φως, εΐπερ
αληθή οι Άναξαγόρειοι λέγουσι. κύκλω γάρ που άεί αύτην περιιών νέον άεί
επιβάλλει ' εννον δέ υπάρχει το του προτέρου μηνός. 409 Β.
(20) L'adverbe που souligne à deux reprises, à la page 409 B, le caractère
provisoire de l'hypothèse phoronomique d'Anaxagore.
SUR UNE POLÉMIQUE SCIENTIFIQUE DANS ARISTOPHANE 65

d'un mouvement giratoire de la lumière au voisinage des astres,


pouvaient s'y méprendre. Ils risquaient d'interpréter, en particulier,
des passages comme νέον δέ που και έννον άεί έστι περί την
σελήνην τοΰτο το φως, comme une allusion à un mouvement de
rotation dont serait animée la nappe de lumière couvrant la moitié
de la surface lunaire, et d'y voir une confirmation, par une autorité
scientifique, de l'éther giratoire et des clartés tournantes des anciens
poètes. Nous avons un témoignage curieux de la réalité du danger
d'une telle interprétation. Ficin traduit en effet les paroles de
Socrate κύκλω γαρ που άεί αυτήν περιιών νέον άεί επιβάλλει
— malgré le genre de περιιών, en rapportant ce participe, κατά
σύνεσιν, à το φως et en donnant à επιβάλλει le sens intransitif que
ce verbe peut avoir, — par nain circumluslrans earn continue
renovalur.
Anaxagore n'a donc pas su donner à ses découvertes
astronomiques, ni aux principes optiques sur lesquels elles se fondaient,
une expression claire et univoque empêchant toute interprétation
erronée de sa pensée. Cette insuffisance n'aura pas manqué de lui
attirer des critiques de la part de certains de ses concitoyens.
Mais qui, à Athènes ou parmi les auteurs dont l'œuvre fut lue
à Athènes, pouvait se considérer comme qualifié pour relever ce
défaut de forme dans les pages optiques et astronomiques de cet
hôte illustre ? Les constructeurs de systèmes du monde ne s'arrêtent
pas, en général, aux questions particulières traitées par leurs
prédécesseurs ou leurs rivaux contemporains. Leur polémique vise
les grandes lignes des édifices cosmiques des autres. Ce n'est donc
pas du côté de Diogène d'Apollonie ou d'un autre auteur d'un
Περί φύσεως du temps qu'il faut chercher des observations sur ce
point particulier de l'œuvre d'Anaxagore. La critique ne pouvait
venir que d'un savant spécialisé dans des questions d'astronomie
et d'optique. Or pendant le séjour d'Anaxagore et encore des
années après son départ involontaire, un savant athénien, originaire
de Leuconoé, astronome et géomètre, était occupé de mesures de
précision sur le méridien d'Athènes, concernant le moment exact
des solstices. Il s'était fait construire à cette fin, sous l'archontat
d'Apseudès, un ήλιοτρόπιον au voisinage de la Pnyx (21), et la
partie expérimentale de son travail consistait en des visées aussi

(21) Cf. Philochori Alheniensis librorum fragmenta, éd. C. G. Siebelis, Leipzig


1811, p. 55.
66 CH. MUGLER
rigoureuses que le permettaient les instruments de son temps.
L'hypothèse physique fondamentale de ses observations était celle
de la propagation rigoureusement rectiligne de la lumière. Malheur
à ses calculs et à la réforme du calendrier qu'il entendait réaliser
au moyen de ses recherches, s'il avait pu supposer que la trajectoire
de la lumière s'écarte tant soit peu de la ligne droite, que la sphéricité
du corps céleste d'émission ou celle d'un écran cosmique qui arrêtait
la lumière a le pouvoir de la faire dévier de son chemin droit. Un
homme adonné à des travaux de ce genre, dont toute la pensée était
centrée sur le principe de la rectitude du rayon lumineux, devait
être particulièrement scandalisé de voir comment la belle
découverte du mécanisme des phases de la lune, fondée, comme ses
résultats à lui, sur la représentation du rayon lumineux droit, était
présentée par son auteur en des termes qui masquaient le principe
sur l'application duquel elle reposait. Or cet homme, le constructeur
de Γήλί,οτρόπιον de la Pnyx, qui substitua dans sa réforme du
calendrier son nouveau cycle de 19 ans à l'ancienne οκταετηρίς,
n'était autre que Méton, le même qu'Aristophane met sur la scène
avec un projet d'urbanisme dans lequel il lui fait faire une allusion,
assez vague, au problème actuel de la quadrature du cercle, et une
allusion précise à la loi de la propagation rectiligne de la lumière.
Les vers d'Aristophane reflètent donc une polémique réelle menée
par le Méton historique contre les pages optiques d'Anaxagore.
Mais alors que la critique du Méton réel, qui pouvait apprécier à sa
juste valeur la découverte du Clazoménien, ne visait que la forme
sous laquelle celui-ci l'avait présentée, le Méton des Oiseaux lui
prête, dans une exagération comique, l'idée naïve d'une influence de
la forme sphérique des astres sur la forme des rayons lumineux.
En opposant fortement le caractère ορθός du rayon au caractère
κυκλοτερής de l'astre émetteur, Aristophane fait du couple άκτίς-
κύκλος, que le théâtre tragique associait sans autre intention que
celle d'évoquer le rayonnement du soleil et la vie sous la lumière,
chère aux vivants et objet de nostalgie pour les morts (22), le
symbole d'une polémique scientifique.
Ch. Mugler.
(22) νΰν πανύστατον
ακτίνα κύκλον θ'ήλίου προσόψομαι.
Euripide, Héc. 411.
ακτίνα κύκλον θ'ήλίου προσόψομαι.
Eur. Ale. 208.

Vous aimerez peut-être aussi