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La théorie de l’éloge dans la Rhétorique à Alexandre1

Pierre Chiron

p. 11-39

TEXTE NOTES NOTES DE FIN AUTEUR

TEXTE INTÉGRAL

1 Nous tenons à remercier Mlle Marie-Pierre Noël et M. Michel Patillon pour leurs remarques et sugges
(...)

1 Édition de référence : Anaximenis Ars Rhetorica, éd. M. Fuhrmann, coll. BT, Leipzig, 1966 [2000]. H (...)

1La Rhétorique à Alexandre1 n’est pas un texte « phare » dans l’histoire de la rhétorique grecque comme
peuvent l’être, à des titres divers, la Rhétorique d’Aristote ou le Traité du Sublime du Pseudo-Longin.
Mais c’est un texte intéressant, voire fondamental, notamment pour faire l’histoire de la théorie de
l’éloge, et cela pour au moins quatre raisons :

2Tout d’abord, la position du texte dans la chronologie. En termes de généalogie doctrinale, sinon en
termes chronologiques stricto sensu, il s’agit très probablement du plus ancien traité de rhétorique
conservé ; c’est un texte qui reflète en tout cas l’état – ou un état – de la théorie rhétorique antérieur à
l’intervention d’Aristote. S’il faut faire cette distinction entre généalogie doctrinale et chronologie, c’est
que l’une des meilleures hypothèses sur la date de la Rhétorique à Alexandre (ca 340) conduit à
l’intercaler entre les deux étapes de composition de la Rhétorique, que l’on assigne pour la première à la
période académique (ca 35°) pour la seconde au second séjour du philosophe à Athènes (334-322). Sans
entrer ici dans le débat difficile sur la chronologie, et sans exclure une interaction entre ces deux textes,
on peut dire que, si l’un des deux ouvrages – celui d’Aristote – ouvre résolument une nouvelle période
dans l’histoire de la rhétorique, la Rhétorique à Alexandre marque plutôt un point d’aboutissement de la
tradition antérieure.

2 Voir la définition de la tekhnè dans l’Éthique à Nicomaque, 1140 a 6 et suiv.

3 Das systematische Lehrbuch,Göttingen, 1960, p. 11-28.

4 Voir P. Moraux, « Thucydide et la rhétorique », Les Études classiques, 22, 1954, p. 3-23 ; F. Romer (...)

3La seconde raison, liée à la première, est que nous avons accès, avec la Rhétorique à Alexandre, à une
théorie rhétorique marquée par le professionnalisme (par opposition à la Rhétorique d’Aristote dont l’un
des aspects majeurs est le caractère spéculatif2). Le but du rhéteur est de fournir à l’orateur – homme
politique ou logographe – des conseils pratiques pour l’aider à persuader son auditoire, que ce soit à
l’Assemblée ou au tribunal. La présentation systématique des préceptes, étudiée par M. Fuhrmann3, n’a
pas une visée proprement théorique. Le travail d’abstraction, de définition, de division, d’organisation de
la matière, a pour but d’assurer la clarté de la présentation et d’atteindre à l’exhaustivité, c’est-à-dire de
couvrir à peu près tous les « cas de figure » auxquels l’orateur peut être confronté dans la pratique. Mais
le rhéteur n’a pas le souci de présenter une théorie de la communication incluant, comme chez Aristote,
les aspects épistémologiques, éthiques et psychologiques de cette communication. Un tel
professionnalisme nous permet de considérer que la Rhétorique à Alexandre représente le – ou une des
versions du – code rhétorique tel qu’il était enseigné au ive siècle avant J.-C. D’ailleurs, un code très
voisin est déjà détectable dans les démégories thucydidéennes4. Par ailleurs, des orateurs attiques
comme Andocide, Lysias, Démosthène, Eschine, etc. mettent en œuvre des techniques fort proches. Cela
n’est pas négligeable, car la confrontation entre la Rhétorique à Alexandre et le corpus des orateurs
attiques permet d’approfondir considérablement l’exégèse de ce dernier.

4La troisième raison de s’intéresser à la Rhétorique à Alexandre tient à la profonde empreinte qu’y a
laissée la sophistique. La condamnation radicale de ce courant de pensée par Platon est bien connue.
Même si le phénomène n’est pas imputable au seul Platon, il est sûr que les anciens sophistes ne nous
sont guère connus maintenant que de manière fragmentaire et indirecte. Au contraire, les indications
données par la Rhétorique à Alexandre tranchent par leur précision sur les informations partielles ou
tendancieuses que donnent la plupart de nos autres sources. Certes, il n’est pas toujours facile d’isoler
cette influence sophistique d’une autre influence forte, celle d’Isocrate, mais au fond, sur bien des
points, Isocrate est encore un sophiste, et cette double influence suffit à écarter la Rhétorique à
Alexandre de la tradition philosophique. Détail piquant, la Rhétorique à Alexandre doit probablement sa
survie à sa transmission au sein d’un corpus philosophique, celui d’Aristote, dans lequel elle est entrée,
sans doute au iie siècle après J.-C., à la faveur de l’adjonction, par un faussaire, d’une lettre dédicatoire
prétendument écrite par Aristote à l’adresse d’Alexandre, d’où le titre actuel.

5Quatrième raison d’accorder de l’intérêt à la Rhétorique à Alexandre : la théorie de l’éloge est souvent
associée à des contextes politiques non démocratiques. Avec la Rhétorique à Alexandre, nous sommes à
Athènes vers le milieu du ive siècle, peu avant la défaite de Chéronée, donc dans une cité démocratique,
et l’alternative politique à ce régime – telle qu'elle est présentée dans un passage du traité consacré à la
législation – est non pas la monarchie mais l’oligarchie. Il n’est d’ailleurs jamais question de monarchie
dans l’ouvrage. Il est à peine besoin de souligner que ce contexte politique induit une théorie spécifique
de l’éloge, qui constitue un utile complément à celle de l’éloge du Prince.

5 Éd. B.P. Grenfell, A.S. Hunt, The Hibeh Papyri, Part I, Londres, 1906, p. 114-138 (et pl. III = col (...)

6 Sur ces différences, voir l’article de M. Patillon mentionné supra (n. I), p. 105-108.

7 M. Patillon, op. cit., p. 117-125.


8 Voir W.M.A. Grimaldi, Studies in the Philosophy of Aristotle’s Rhetoric (Hermes Einzelschriften, 25 (...)

6Au risque de prolonger démesurément cette introduction, il faut nuancer un peu l’optimisme dont on a
fait preuve en vantant l’importance de la Rhétorique à Alexandre. Si ce texte a été assez peu étudié, s’il
fut souvent négligé par ceux-là mêmes qui auraient dû s’y intéresser le plus – à savoir les historiens de la
sophistique –, ce fut longtemps par suite des préjugés nourris à l’encontre de la rhétorique, mais aussi
pour des raisons plus saines et plus scientifiques. Si l’on dispose de bonnes hypothèses sur l’auteur et la
date de composition de l’ouvrage, on ne sait pas toujours exactement dans quelle mesure le texte que
nous lisons aujourd’hui est fidèle à l’original du ive siècle. Les traités techniques sont en effet transmis
par des utilisateurs, souvent tentés d’adapter à leur propre usage le texte dont ils héritent. L’entrée de la
Rhétorique à Alexandre dans le corpus aristotélicien a pu, en outre, inciter lecteurs et copistes à
harmoniser le texte avec la doctrine présentée dans la Rhétorique. Nous disposons d’ailleurs d’une
preuve indiscutable que de tels phénomènes d’adaptation voire de réécriture sont intervenus dans la
transmission de la Rhétorique à Alexandre. Un papyrus conservé à Londres, le PHib. 265, d’une
ancienneté exceptionnelle puisqu’il date du milieu du iiie siècle avant J.-C., donne un texte sensiblement
différent de celui que présente la tradition médiévale6. Malheureusement, le papyrus étant très
lacunaire, la comparaison n’est possible que pour une partie minime du texte, environ dix pour cent. En
tout cas, ces disparités incitent à la circonspection et on verra, dans ce qui suit, qu’un certain nombre
d’analyses doivent être assorties d’un coefficient d’incertitude. Un second phénomène doit inciter à la
prudence : le texte n’est pas d’une cohérence parfaite. D’une partie à l’autre, le traité présente des
disparités, voire des incohérences, non seulement terminologiques mais doctrinales. M. Michel Patillon,
tout récemment7, a construit sur ces disparités une hypothèse selon laquelle le traité serait une
συναγωγὴ τεχνῶν dotée d’une structure unifiante, dont le dernier élément (la troisième partie du traité
actuel, chap. 29-fin) aurait été remplacé, à date tardive, peut-être au vie siècle après J.-C., par un
développement sur le même sujet, lui aussi ancien, mais étranger à la compilation primitive. C’est une
hypothèse que nous ne retenons pas, en raison de l’unité de style et de conception8 qui, au-delà de
nombreux flottements, caractérise l’ouvrage. Par ailleurs, il nous paraît extrêmement risqué d’appliquer
à des textes anciens des critères de cohérence modernes, c’est-à-dire fondés sur l’écriture et l’imprimé.
Les ouvrages de l’Antiquité étaient composés oralement, dictés. En outre, les préceptes techniques ne
sont pas, par essence, figés. Ils sont reçus, mis à l’essai, modifiés, puis à nouveau transmis. La Rhétorique
d’Aristote elle-même présente des hésitations, voire des contradictions, en tout cas des évolutions de la
pensée d’une partie à l’autre. Cela dit, il faut immédiatement reconnaître que l’auteur – unique, selon la
grande majorité des critiques – a emprunté à plusieurs sources et n’est pas toujours parvenu à les fondre
de manière satisfaisante.

7Pour ordonner la présentation qui va suivre, nous avons choisi de poser six grandes questions. Les trois
premières sont assez générales et tendent à éclairer les conceptions qui sous-tendent les préceptes du
rhéteur :
8I. – Quelles sont les circonstances d’utilisation du discours d’éloge ? ou : y a-t-il un genre épidictique
dans la Rhétorique à Alexandre ?

9II. – Qui ou quel est l’objet de l’éloge ?

10III. – Quelles sont les valeurs qui servent de référence à l’éloge ?

11Les trois questions suivantes, plus techniques, suivent le découpage fameux des tâches de l’orateur
(argumentation, style, plan) :

12IV. – Quelles sont les techniques argumentatives propres à l’éloge ?

13V. – Y a-t-il une stylistique propre à l’éloge ?

14VI. – Quel plan doit suivre l’éloge ?

9 Voir L. Pernot, La Rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain, 2 vol. (pagination continue), (...)

15Le blâme, bien sûr, sera évoqué, mais accessoirement, car l’auteur de la Rhétorique à Alexandre,
comme la plupart des autres technographes9, en traite rapidement, comme d’une sorte de corollaire de
l’éloge.

10 Op. cit., p. 120 et n. 24.

11 Op. cit., p. 117 et n. 6.

12 C’est très probablement un indice d’archaïsme. Que l’on songe à Isocrate marquant la nouveauté de s
(...)

16Au préalable disons un mot sur la terminologie : dans la Rhétorique à Alexandre, le mot grec pour
l’éloge est ἐγκώμιον. On trouve également le verbe ἐγκωμιάζει et l’adjectif ἐγκωμιαστικόν (sc. εἶδος).
Cette famille est utilisée en concurrence avec ἔπαινος, ἐπαινεῖν, ἐπαιvετός, sans nuance perceptible
entre les deux, contrairement à ce que l’on observe à date plus tardive10. Eὐλογεῖν apparaît aussi. Ce
dernier mot, attesté à l’époque classique – Thucydide, Isocrate –, ensuite « poétique et testamentaire »,
est rare dans la rhétorique épidictique d’époque impériale11. Le blâme – symétriquement – se dit ψóγoς
et l’on trouve aussi le verbe ψέγειν et l’adjectif ψεκτικόν (εἶδος). Mais là encore la terminologie est plus
diversifiée : la famille de ψόγος est parfois remplacée par celle de κακολογία, avec le verbe (κακολογεῖν)
et l’adjectif (κακολογικόν sc. εἶδος) correspondants. Phénomène plus intéressant, le lexique de l’éloge est
concurrencé par le lexique judiciaire12 : par exemple, on lit à deux reprises accuser ou accusation
(κατηγορεῖν, κατηγορία) au lieu de blâme, blâmer. Trois idées ressortent de ces observations : la
terminologie confirme à la fois la probable ancienneté de la doctrine et la vraisemblable diversité des
sources (au moins deux) mises en œuvre par le rhéteur. Mais ce qui apparaît comme une nouveauté est
une caractéristique importante, que l’on pourrait appeler la perméabilité des espèces oratoires, et sur
laquelle nous reviendrons. Abordons maintenant la première question.

Quelles sont, selon le rhéteur, les circonstances d’utilisation du discours d’éloge ou de blâme ? ou : y a-t-
il un genre épidictique dans la Rhétorique à Alexandre ?

17Si l’on veut répondre à cette double question, on est conduit au cœur des problèmes d’attribution de
la Rhétorique à Alexandre. Nous serons le plus bref possible sur ce point délicat. Pour avoir un point de
comparaison, on peut partir du modèle le mieux connu, exposé par Aristote au chapitre 3 du Livre I de la
Rhétorique, et repris ensuite par un grand nombre de rhéteurs. L’une des distinctions principales
opérées par Aristote est la division du champ rhétorique en genres oratoires. Ces genres sont : le genre
délibératif, le genre judiciaire et le genre épidictique. Ils correspondent à des destinataires et à des
circonstances d’utilisation différents : le tribunal, lors de procès, pour le genre judiciaire, le peuple réuni
en assemblées politiques (ekklésia ou boulè), lors des débats d’intérêt général dans le cas du délibératif,
le peuple réuni en panégyries (fêtes publiques) ou en célébrations diverses, ou encore des personnes
privées réunies autour de quelque sophiste, dans le cas de l’épidictique. Cette division correspond
également aux trois divisions du temps : le judiciaire porte sur le passé, le délibératif sur le futur et
l’épidictique – préférentiellement – sur le présent. La division en genres encadre encore une autre
division, en fonctions ou en opérations, cette fois : le judiciaire, c’est accuser ou défendre ; le délibératif,
c’est exhorter à ou dissuader de prendre telle ou telle décision. L’épidictique, lui, se divise en deux
fonctions qui sont louer ou blâmer. Les critères utilisés dans l’accomplissement de ces fonctions sont,
pour le judiciaire, le juste ou l’injuste ; pour le délibératif, l’utile ou le nuisible ; pour l’épidictique, le bien
et le mal.

18Au début de la Rhétorique à Alexandre, on découvre – malgré des différences terminologiques – une
division certes plus fruste mais analogue :

13 Τρία γένη τῶν πολιτικῶν εἰσι λόγων, τò μὲν δημηγορικόν, τò δὲ ἐπιδεικτικόν, τò δὲ δικανικόν. Εἴδη δ
(...)
Il y a trois genres de discours politiques : le démégorique, l’épidictique et le judiciaire. Et il y en a sept
espèces : l’exhortation, la dissuasion, l’éloge, le blâme, l’accusation, la défense et l’examen, qui ou bien
ont une existence propre ou bien se mettent au service d’une autre.13

14 Sur cette espèce oratoire très particulière, voir A. Maffi, « L’exetastikon eidos nella Rhetorica a (...)

19Aux six espèces aristotéliciennes s’ajoute donc une septième, celle de l'examen14, qui correspond
sans doute – c’est du moins l’une des meilleures hypothèses – aux procédures dites de dokimasie
auxquelles on procédait avant l’entrée en charge et à la sortie de charge des magistrats.

20L’authenticité aristotélicienne de la Rhétorique à Alexandre a été pour la première fois mise en doute
par Érasme. Au milieu du xvie siècle, un grand humaniste florentin, Pier Vettori, a établi un parallèle
entre ce début de la Rhétorique à Alexandre que nous venons de citer et un passage de l'Institution
Oratoire de Quintilien :

15 Anaximenes iudicialem et contionalem generalis partes esse uoluit, septem autem species : bortandi,
(...)

Anaximène reconnaissait seulement deux genres, l’éloquence judiciaire et l’éloquence d’assemblée, mais
sept espèces : l’exhortation, la dissuasion, l’éloge, le blâme, l’accusation, la défense, l’enquête – ce qu’il
appelle en grec ἐξεταστικόν – ; les deux premières ressortissent au genre démégorique, les deux
suivantes au genre démonstratif, les trois dernières au genre judiciaire.15

16 L. Spengel fut, au siècle dernier, le plus ardent défenseur de l’attribution de la Rhétorique à Ale (...)

21De la similitude entre ce compte rendu et la Rhétorique à Alexandre sur le nombre et l’appellation des
espèces oratoires provient l’hypothèse d’attribution du traité à Anaximène de Lampsaque, historien et
rhéteur contemporain d’Aristote. Selon Spengel16 le désaccord sur le nombre des genres – trois au lieu
de deux – viendrait tout simplement du fait que, le traité ayant été transmis au sein du corpus
aristotélicien, la division initiale aurait été corrigée pour s’accorder avec la Rhétorique.

17 V. Buchheit, dans l’ouvrage mentionné supra (n. 1), p. 189-207.

22Il y a des objections à cette hypothèse. Citons la principale, qui a été émise par Buchheit17 : rien ne
prouve absolument que Quintilien parle bien de la Rhétorique à Alexandre, car de nombreux autres
traités systématiques ont probablement été écrits dans la seconde moitié du ive siècle.
18 P. Chiron [éd.], Ps.-Aristote, Rhétorique à Alexandre, texte établi et traduit par P. C., Paris, CU (...)

23L’éditeur18 n’a donc pas le droit de modifier le texte de la Rhétorique à Alexandre, comme le faisait L.
Spengel, en supprimant la mention du genre épidictique pour l’accorder au compte rendu du traité
d’Anaximène par Quintilien. Mais son devoir est aussi d’étudier, comme hypothèse de travail, la
possibilité qu’à l’origine la Rhétorique à Alexandre ait été bâtie sur une division en deux genres, le
démégorique et le judiciaire, et en sept espèces. On verra que cette hypothèse renferme un important
enjeu. Cela signifie que – peut-être – l’éloge et le blâme ne constituaient pas un genre, que l’épidictique
n’était pas isolé comme un type de discours à part entière, correspondant à des circonstances
d’utilisation spécifiques, fait qui aurait des répercussions considérables sur l’interprétation du texte.

24Il s’agirait là, à première vue, d’une bizarrerie, car l’éloge et le blâme semblent former un couple
antithétique au même titre que la persuasion avec la dissuasion, et l’accusation avec la défense. Il y a
deux solutions pour interpréter une telle bizarrerie : ou bien on considère que le rhéteur était un sot, ou
bien qu’il avait des raisons prégnantes pour ne pas constituer l’épidictique en genre autonome. La
première solution paraît de mauvaise méthode. On a toujours intérêt – sous réserve d’examen, bien sûr
– à prêter a priori de l’intelligence aux auteurs anciens.

19 Notamment L. Radermacher, Artium Scriptores (Reste der voraristotelischen Rhetorik), SAWW 227, 3,
V (...)

25Mais il reste à découvrir les raisons que pouvait avoir le rhéteur de ne pas isoler l’épidictique. Il faut
commencer par dire qu’il existe un parallèle. Dans un passage de sa Rhétorique qui, selon certains
spécialistes19, fait référence à Isocrate, Philodème de Gadara écrit ceci :

20 Nῦν δὲ κἀκεῖνα διαληπτέον αὐτῶν, ὅτι τῶν μὲν προβλημάτων τὰ μὲν ἐστὶν δικανικά, τὰ δὲ
συμβουλευτικά(...)

Dans ces conditions, il faut opérer parmi eux aussi – sc. les problèmes – la distinction suivante : parmi les
problèmes, les uns sont judiciaires, les autres délibératifs, les autres en rapport avec les éloges et les
blâmes. Les premiers, à ce qu’on disait, recouvrent les conflits des gens les uns contre les autres ; les
autres indiquent où est l’intérêt de tous, les troisièmes consistent à conduire aux vertus et à éloigner des
vices.20

21 Isocrates in omni genere inesse laudem ac vituperationem existimavit (op. cit., p. I53).
26Dans ce système, comme on le voit, l’éloge et le blâme restent à l’état d’espèces et ne forment pas un
genre à part. Un second texte permet de confirmer l’existence de cette particularité de doctrine, tout en
corroborant son attribution à Isocrate et en mettant sur la piste de son interprétation. Quintilien (III, 4, II)
rapporte en effet ceci : « Isocrate a pensé que la louange et le blâme ont leur place dans tous les genres.
»21 Cela exclut la constitution de l’épidictique en genre autonome. On songe ici à un passage bien connu
du Panégyrique (§ 8) où Isocrate, reprenant une formule des anciens sophistes, vante la capacité du
logos – considéré globalement, en dehors de toute application particulière – à grossir les petites choses
et minimiser les grandes, à faire paraître neuf le vieux et vieux le neuf.

27Bref, il est possible que dans un premier état du texte de la Rhétorique à Alexandre, l’éloge – ou le
blâme –, sous l’influence d’Isocrate, ait représenté une fonction fondamentale, hors genre, irréductible à
des circonstances particulières d’utilisation.

28Mais une simple possibilité ne suffit pas à valider une hypothèse. Peut-on aller plus loin ?

22 Voir supra, n. 13.

29Il faut d’abord dire que l’interpénétration ou la perméabilité des espèces, que nous avons entraperçue
en examinant la terminologie, est un principe explicite de l’auteur de la Rhétorique à Alexandre. Elle
figure dans la division liminaire citée plus haut : les espèces « ou bien ont une existence propre ou bien
se mettent au service d’une autre »22. Le rhéteur y revient plus loin :

23 Ἁπάντων δὲ τῶν εἰδῶν ἤδη διῃρημένων δεῖ καὶ χωρὶς τούτων ἑκάστῳ, ὅταν ἁρμόττῃ, χρῆσθαι καὶ
κοινῇ, σ (...)

Maintenant que toutes les espèces ont été distinguées, il faut les employer ou bien chacune
séparément, quand il convient, ou bien conjointement, en combinant leurs fonctions. Car s’il est vrai
qu’il y a entre elles des différences considérables, elles présentent, quand on les met en pratique, bien
des convergences.23

30En somme, les techniques de l’accusation peuvent servir dans le démégorique, celles du blâme dans le
judiciaire, et ainsi de suite. Mais cette perméabilité est réciproque et concerne toutes les espèces : elle
ne suffit donc pas à démontrer l’hypothèse du statut particulier de l’éloge et du blâme.

24 Voir supra, n. 13.


31Un premier véritable indice en est que ces deux espèces, comme les autres, constituent des divisions
du discours politique24. Nous sommes donc confrontés à une théorie où les discours d’éloge et de blâme
ne sont pas rangés du côté du gratuit, du ludique, comme ils le seront souvent ensuite, assez
sensiblement déjà chez Aristote, puis chez Philodème, Denys d’Halicarnasse, le Pseudo-Longin et
d’autres, et opposés par conséquent aux débats dits réels, c’est-à-dire judiciaires et délibératifs. Ce sont
au contraire des pratiques oratoires sérieuses, impliquées dans la vie de la cité.

25 ... ὡς γὰρ ἐπὶ τò πολὺ tῶν τοιούτων εἰδῶν oὐκ ἀγῶνoς, ἀλλ’ ἐπιδείξεως ἕνεκα λέγομεν (Rh. Al., chap.
(...)

26 Voir O. Navarre, Essai sur la rhétorique grecque avant Aristote, Paris, 1900, p. 31 et suiv.

32Sur ce point, il faut, toutefois, reconnaître qu’on peut présenter une solide objection. En 1440 b 12-13,
l’auteur remarque, à propos de l’éloge et du blâme, que « dans la plupart des cas où l’on emploie ces
espèces de discours, nous parlons non pour débattre mais à titre de démonstration »25 S’il faut
entendre ici par épideixis la démonstration, c’est dans un sens bien particulier : celui de démonstration
d’une compétence. On songe à ces exhibitions oratoires qui constituaient, avec l’improvisation, la joute
éristique et le commentaire des poètes, l’une des quatre activités majeures des sophistes26. Voilà qui
semble disqualifier l’éloge et le blâme et les réduire à cette gratuité évoquée à l’instant. Si cela est vrai, il
n’est pas question, bien sûr, de les considérer comme des catégories fondamentales, et rien ne les
empêche de constituer un genre.

27 Voir supra, n. I3.

28 Voir L. Pernot, op. cit., p. 3I.

33On peut, cependant, voir les choses assez différemment : tout d’abord, l’adjectif épidictique – à la
différence de démégorique et de judiciaire – ne reparaît jamais dans le traité après la présentation
d’ensemble27, et, dans le passage qui nous occupe (1440 b 12-13), l’emploi d’épideixis, s’il n’est pas
incompatible, comme on l’a dit, avec l’existence d’un genre épidictique28, tend à relativiser sa portée.
On pourrait même voir là une confirmation – peut-être un peu paradoxale – du statut fondamental de
l’éloge et du blâme. Ce que voudrait dire le rhéteur, c’est que l’éloge et le blâme purs, employés par et
pour eux-mêmes, n’ont guère d’utilité en dehors des exhibitions sophistiques ; leur véritable usage,
même s’il est plus rare, serait donc ailleurs, en combinaison avec les autres espèces, donc avec le statut
privilégié que nous essayons d’argumenter.

29 [...] τòν μὲν προτρέποντα χρὴ δεικνύειν ταῦτα ἐϕ’ ἃ παρακαλεῖ δίκαια ὄντα καὶ νόμιμα καὶ
συμϕέροντα(...)
30 Voir notamment Hermogène, p. 52, 20 Rabe ; Cassius Longin, R.G. I2, p. 206, 9 Sp.-H. ; Apsinès, R.G
(...)

31 Συλλήβδην μὲν oὖν ἐστιν ἐγκωμιαστικòν εἶδος προαιρέσεων κaὶ πράξεων καὶ λóγων ἐνδóξων
αὔξησις καὶ μ (...)

32 Voir Buchheit, op. cit. (n. 1 supra), p. 210-215.

34Mais arrivons au principal argument en faveur de cette hypothèse. La première partie du traité est
consacrée aux topiques propres aux espèces. Par exemple, pour le démégorique, le rhéteur donne la
liste des prédicats qui peuvent servir à exhorter ou à dissuader : ce sont le juste, le légal, l’utile, le beau,
l’agréable, le facile, le possible et le nécessaire (ces deux derniers arguments servant à compenser
l’objection de la difficulté)29. Cette liste, avec quelques modifications, sera transmise ensuite sous le
nom de telika kephalaia30. La démarche est extrêmement simple. Soit un projet que l’on souhaite
défendre devant l’Assemblée. On l’argumentera en puisant dans la liste des prédicats proposés, et l’on
montrera, par exemple, que son projet est conforme à l’intérêt de la cité. Comme la notion d’intérêt est
ensuite définie, le travail de l’orateur est, si l’on peut dire, mâché, car lui sont fournis à la fois
l’instrument d’analyse de la situation et l’argument adapté. Bien plus, le rhéteur fournit une autre
topique, moins abstraite, avec des modèles d’argumentation concrets correspondant à tous les ordres du
jour possibles de l’Assemblée (affaires religieuses, affaires légales et constitutionnelles, relations
internationales, affaires financières). Bref – et il en va de même pour le judiciaire – le démégorique est
doté non seulement d’une méthode mais d’un contenu. Or dans le cas de l’éloge et du blâme, le rhéteur
commence par une définition de l’éloge comme une amplification d’options, de discours ou d’actions31.
Il n’est pas dit de qui. De plus cette série à trois termes revient ailleurs dans le traité à propos du
démégorique et de l’examen, ce qui prouve qu'elle n’est pas spécifique à l’éloge. Ensuite, le rhéteur
enchaîne sur les connexions à établir entre l’objet de l’éloge – homme ou chose – et les mérites qu’on lui
prête, et passe ensuite directement aux procédés d’amplification. Ainsi, comme chez Gorgias ou
Isocrate32, aucun contenu spécifique n’est affecté à l’éloge. On verra plus loin qu’il faut une exégèse du
texte pour obtenir quelques renseignements sur ce contenu.

35On peut ajouter que le couple même formé par l’éloge et le blâme mérite réflexion. L’antithèse qui les
oppose n’est pas de même nature que celle qui oppose accusation et défense judiciaires, exhortation et
dissuasion démégoriques. Ces dernières oppositions s’inscrivent dans des cadres institutionnels
communs, les assemblées délibératives d’une part, les tribunaux de l’autre. Or on ne peut assigner un tel
cadre commun à l’éloge et au blâme : comment concevoir un blâme lors d’une cérémonie officielle ? La
réunion de l’éloge et du blâme ne se comprend que dans le contexte du discours d’école, cadre auquel –
malgré la mention des épideixeis sophistiques – le rhéteur est loin de restreindre l’éloge et le blâme.
Cette absence de terrain commun constitue une raison forte pour ne pas faire – ou du moins pas
toujours – de l’éloge et du blâme un genre isolé.
36Un détail enfin. À la fin d’un développement consacré aux institutions démocratiques (1424 a 35-37),
le rhéteur écrit ceci :

Aux morts à la guerre doit être réservé, pour leur sépulture, un terrain public, dans un beau site à
l’entrée de la cité, et leurs fils doivent bénéficier, jusqu’à l’âge adulte, d’une éducation aux frais de l’État.

33 Voir L. Pernot, op. cit., p. 19.

37Pas un mot ici n’est dit de l’oraison funèbre, comme si les applications particulières de l’éloge et du
blâme avaient moins d’importance pour lui que les usages disséminés. Et pourtant, l'épitaphios est la
forme la plus anciennement connue de l’éloge en prose et la forme la plus caractéristique de l’éloge
démocratique33.

34 Op. cit., p. 25 et suiv.

35 Sur l’ambiguïté des rapports d’Aristote avec l’amoralisme sophistique, voir L. Pernot, op. cit., p. (...)

36 Voir Rhét., I, 1, 1355 a 21 et suiv.

37 Voir L. Pernot, op. cit., p. 519 : « Les chapitres 3 et 35 de la Rhétorique à Alexandre manifestent (...)

38Si l’éloge et le blâme sont bien des espèces sans contenu propre – à l’exception des exercices d’école
–, si elles sont quasi réduites à des procédés d’amplification et de dépréciation, c’est bien parce que ce
sont des catégories d’usage universel. La chose est importante, car elle tend à prouver l’appartenance du
traité à la mouvance sophistique, c’est-à-dire à un univers conceptuel où la vérité n’existe pas, où la
parole construit des représentations que rien ne garantit dans le réel, où le discours vise toujours peu ou
prou à exercer une influence sur l’opinion. Comme le dirait Barbara Cassin, nous sommes au cœur de la
logologie et à cent lieues de l’ontologie. Ce fait a une seconde implication. Il confirme tout à fait la
théorie de L. Pernot sur la naissance du genre épidictique, qui n’a vraiment été fixé qu’avec Aristote et
qui a connu auparavant une complexe et hésitante évolution historique et terminologique34. Il n’y a pas
à s’étonner de ces hésitations : définir un champ autonome pour l’épidictique, c’est tendre à le couper de
la vie réelle, à le soustraire au politique, c’est aussi – réciproquement – orienter la rhétorique en prise
sur le réel dans une direction nouvelle, antisophistique, en affectant au tribunal et à l’Assemblée les
missions argumentatives de la rhétorique et en reléguant ses fonctions séductrices dans un domaine
sans enjeu. Nous sommes persuadé que la constitution de l'épidictique a correspondu à une sorte
d’objectivation critique de l’éloge et du blâme, objectivation qui provenait des ennemis des sophistes, et
qui tendait à disqualifier leur exercice de la parole. Quoique la logologie sophistique ait laissé plus que
des traces chez Aristote35, il ne faut pas oublier que ce dernier assigne à la rhétorique la mission de dire
le vrai et le juste36. Chez le rhéteur, cette préoccupation n’existe pas37.
38 Voir supra, n. 13.

39 Voir D.C. Mirhady, dans l’ouvrage mentionné supra (p. 1, n. 1), p. 55 ; G.A. Kennedy, Aristotle on (...)

39Le temps est venu de tenter de répondre à la question posée. Nous ne donnerons pas de réponse
tranchée. L’hypothèse de travail n’est pas validée d’une façon définitive, et nous avons là, peut-être, un
des points où le rhéteur hésite. Pour le début du traité que nous lisons aujourd’hui38, il y a deux
possibilités : ou bien le texte a été directement influencé par Aristote – car l’analyse des trois genres
oratoires fait partie du noyau primitif de la Rhétorique39 –, ou bien le texte a été modifié à la suite de
son entrée dans le corpus aristotélicien. Il faut reconnaître aussi que l’existence d’un genre épidictique
n’est pas niable, même en dehors du texte de présentation. Mais on perçoit très nettement dans la suite
du texte l’existence d’un tout autre système, non plus aristotélicien, mais isocratique, dans lequel l’éloge
et le blâme ne constituent pas un genre. Il est donc logique qu’ils ne soient pas corrélés à des
circonstances d’emploi spécifiques. Ce sont des espèces flottantes, dont les techniques sont utilisables
toujours et partout, et coïncident avec une fonction universelle du logos. L’opposition qui nous est
familière entre une rhétorique argumentative – délibérative ou judiciaire – et une rhétorique du
spectacle, sans véritable enjeu, n’existe alors plus guère pour le rhéteur. Pour ramasser en quelques
formules la réponse que nous proposons à la question des circonstances d’utilisation de l’éloge et du
blâme, nous dirons donc qu’en dehors de ses emplois ludiques, l’éloge – ou le blâme – est sérieux, l’éloge
est politique, l’éloge est partout. Passons maintenant à la seconde question :

Qui ou quel est l'objet de l'éloge ?

40La Rhétorique à Alexandre est construite en trois parties : la première (chap. 1-5) contient des
éléments – essentiellement des topiques – propres à chacune des sept espèces de discours ; la deuxième
(chap. 7-28) propose des moyens universels, présentés en dehors de la division en espèces, et qui
touchent autant à l’argumentation qu’au style ; la troisième (chap. 29-38) s’appuie à nouveau sur la
division en espèces mais propose des directives sur le plan à adopter. Compte tenu des disparités
mentionnées en introduction, nous distinguerons ici la doctrine de la première partie (chap. 3) de celle
qui est présentée dans la troisième (chap. 35).

41Comme nous l’avons vu plus haut, il n’y a dans la première partie du traité – pourtant consacrée à la
topique correspondant à chaque espèce – que peu d’indications sur le contenu de l’éloge et du blâme, si
ce n’est la série non spécifique options, discours, action et la dichotomie homme/chose. On a expliqué
cette absence de contenu spécifique par l’universalité des techniques de l’éloge et du blâme. La réponse
à la seconde question serait donc – assez logiquement, d’ailleurs – contenue dans la réponse à la
précédente : l’éloge et le blâme n’ayant pas d’emploi spécifique n’auraient pas davantage d’objet
spécifique. Mais qui dit absence d’objet spécifique ne dit pas absence d’objet. Voyons ce que l’on peut
découvrir – ou confirmer – sur les conceptions du rhéteur dans sa manière de choisir et de traiter l’objet
de l’éloge.

40 Voir supra, n. 31 (début du texte).

42Commençons par cet aveu ingénu qui ajoute au mensonge par déformation – que comporte
automatiquement l’amplification, par définition, en quelque sorte – une forme de mensonge, beaucoup
plus fruste, le mensonge par invention ou addition : l’éloge, dit le rhéteur40, consiste à prêter à l’objet
qu’on loue des qualités qui ne lui appartiennent pas. Les éditeurs ont trouvé cela tellement « énorme »
qu’ils ont parfois mis le texte en doute – Fuhrmann notamment. Nous croyons au contraire qu’il n’y a pas
lieu de s’étonner. On songe une fois encore à Isocrate et à un passage du Busiris (§ 4) :

41 On observe dans ce texte une antithèse entre louer et accuser (εὐλογεῖν –κατηγορεῖν) qui rappelle f
(...)

Tout le monde sait que les gens qui veulent faire l’éloge d’autres, doivent leur attribuer des qualités plus
nombreuses que celles qu’ils ont réellement et que les accusateurs doivent faire le contraire. 41 (trad.
Mathieu-Brémond)

42 Platon, Ménexène, 235 a 1 et suiv. ; Banquet, 198 d-e.

43Chez Platon, il y a plusieurs allusions à ce type de pratique42. Dans cette optique, l’objet de l’éloge est
non seulement déformé mais dénaturé : il n’est que le prétexte à la création d’une sorte de phantasme,
pur artefact. En somme, peu importe l’objet dont on fait l’éloge, pourvu qu’on ait la technique.

43 Voir le texte cité supra, n. 31.

44On peut donc louer n’importe quoi. Il est aisé de remarquer la contradiction qu’il y a à définir l’éloge
comme l'amplification d’options, de discours et d’actions, toutes activités humaines, bien évidemment,
et à prévoir en même temps l’éloge de choses. Cette contradiction a entraîné certains éditeurs là encore
à corriger le texte. Pourtant, la suite, et notamment les exemples donnés pour illustrer les diverses
connexions possibles entre les qualités et l’objet de l’éloge corroborent cette possibilité de l’éloge
d’inanimés43. A côté d’activités humaines (ce sont des praxeis : pratiquer la philosophie, boire,
remporter une victoire navale), on trouve des proaireseis (au sens de choix d’une ligne de conduite, de
principe de vie) comme la répugnance à l’effort, la négligence, mais on découvre aussi un objet : la
couronne.
44 Précisons ici qu’il n’y a pas, dans la Rhétorique à Alexandre, de théorie explicite de l’éloge para (...)

45On ne peut manquer ici de songer à ces éloges sophistiques dits aussi paradoxaux44 illustrés par
Gorgias, Isocrate – et leurs éloges d’Hélène – ou, un peu plus tard dans le ive siècle, par Polycrate –
auteur d’un éloge de la marmite et du caillou ainsi que d’un blâme de Socrate –, et par bien d’autres,
tradition qui renaîtra à l’époque de la Seconde Sophistique, notamment chez Lucien de Samosate, avec,
par exemple, son éloge de la mouche.

45 Voir supra, n. 31.

46 C’est d’ailleurs ce qui apparaît parfois dans le texte. Voir infra, n. 63 (init.).

46À la liberté quasi illimitée du choix de l’objet s’ajoute la diversité des connexions possibles entre l’objet
de l’éloge et les qualités qu’on lui prête45 : l’éloge de la vertu, qui impose une distinction claire entre ce
qui relève de la responsabilité et ce qui n’en relève pas, n’est qu’une des possibilités d’un éloge
beaucoup plus polymorphe. Un rhéteur philosophe ne retiendrait dans la série que le ὑπ’ αὐτοῦ, par lui,
c’est-à-dire la bonne action effectuée par l’objet de l’éloge et dont il est par conséquent responsable46.
Le sophiste ajoute, lui, quatre connexions supplémentaires :

la connexion dite δί αὐτοῦ, par son entremise, ce qui paraît signifier que l’objet de l’éloge est l’agent
intermédiaire de la bonne action : on peut imaginer par exemple – le texte présentant une lacune à cet
endroit qui nous prive de l’exemple – un éloge de la main, grâce à qui on peut faire acte de générosité ;

la connexion dite ἐκ τoύτoυ, de lui : l’objet de l’éloge est à l’origine du bien – mais involontairement –,
d’où l’éloge de la gymnastique ;

la connexion dite ἕνεκα τoύτoυ, pour lui : cette fois l’objet de l’éloge est loué en tant qu’objet de désir ou
d’ambition, d’où la possibilité d’un éloge de la couronne ou, pour donner un exemple plus moderne, de
l’Académie française ;

la connexion oὐκ ἄνευ τoύτoυ, pas sans lui, qui fait de l’objet de l’éloge la condition de quelque bien ou
de quelque mal, d’où par exemple le blâme de l’action de boire.

47Si la série est pertinente en elle-même, on ne saurait garantir la parfaite logique de l’application des
catégories aux exemples. On pourrait ainsi objecter que condition et cause, dans ces exemples, ne sont
pas distinguées avec beaucoup de rigueur. Ainsi l’action de boire est aussi bien cause que condition de
l’ivresse et, si l’on ne gagne pas une victoire navale sans matelots, c’est aussi parce qu’ils concourent, au
moins en tant qu’agents auxiliaires, à cette victoire.

48Mais l’important n’est pas là. On voit bien qu’il ne s’agit pas pour le rhéteur d’élaborer une théorie
privilégiant l’éloge d’actions humaines libres – comme c’est le cas chez Aristote, où les éloges paradoxaux
ont une place tout à fait marginale. Il cherche à codifier l’éloge de la manière la plus plastique possible, la
plus extensible. On retrouve donc ici l’universalisme de l’éloge déjà évoqué, universalisme qui renvoie à
l’optimisme des sophistes qui prétendaient être en état de parler de tout et de faire croire tout à propos
de tout.

49Dans la dernière partie du traité, la théorie est assez sensiblement différente, mais on verra qu'elle est
du même esprit. Tout d’abord, la diversité des objets de l’éloge devient parfaitement explicite :

47 Τοιγαροῦν ὅταν μὲν ἄνθρωπον ἤ τι ἄλλο τοιοῦτον ζῷον ἐγκωμιάζωμεν, εὐλóγως γενεαλογήσομεν.
Ὅταν δὲ π (...)

Par suite, quand < nous louons > un homme ou un être vivant du même genre, il sera fondé de faire sa
généalogie. Mais quand nous parlons d’une passion, d’un acte, d’un discours ou d’un objet, nous ferons
tout de suite son éloge à partir des titres d’honneur qu’il possède.47

50La liste précédente s’enrichit de l’animal (être vivant autre que l’homme) et d’une entité abstraite, en
l’occurrence la passion (on songe bien sûr à l’éloge de l’Amour). Autre nouveauté, le rhéteur met en
avant le problème posé par les rapports entre éloge et vertu. Le passage est difficile, et a lui aussi excité
la verve castratrice de certains éditeurs, mais citons :

48 Μετὰ δὲ τò προοίμιον δεῖ διελόμενον τὰ ἔξω τῆς ἀρετῆς ἀγαθὰ καὶ τὰ ἐν αὐτῇ τῇ ἀρετῇ ὄντα ποιεῖν
οὕτ (...)

Après l’exorde, il faut procéder à la distinction entre les qualités extérieures à la vertu et celles qui
ressortissent à la vertu, de la manière suivante : les qualités extérieures à la vertu se divisent en noblesse
du sang, force physique, beauté et richesse : celles qui ressortissent à la vertu en sagesse, probité,
bravoure et conduites honorables (mais s’il est juste de faire l’éloge des qualités qui relèvent de la vertu,
on introduit les qualités extérieures à la dérobée, car les hommes forts, les beaux, les bien nés et les
riches, il ne convient pas de les louer mais de les célébrer). Après avoir, à la suite de l’exorde, fait ces
distinctions, nous mettrons en premier la généalogie, car c’est ce qui, au premier chef, tant chez les
hommes que chez les autres êtres vivants, est honorable ou déshonorant.48

49 Voir la bibliographie supra, n. 1.

51Nous n’entrerons pas ici dans les problèmes textuels ni dans la question des rapports entre cette
théorie et Aristote, Rhétorique, I, 9 – il suffit de renvoyer sur ce point aux travaux de Buchheit et de
Fuhrmann49 –, nous n’essaierons pas non plus de trancher entre le caractère explicite ou implicite de la
distinction entre éloge du mérite et célébration de la chance ni sur le sens exact du mot διαλογισάμενοι.
Contentons-nous de souligner deux choses : d’abord que le texte que nous avons cité est obtenu dans le
respect des principes d’édition. Il n’existe aucune raison objective de le mettre en doute, et toute
suspicion s’appuie en réalité sur des présupposés sur la cohérence ou la moralité qu’on devrait – selon
certains – attendre d’un texte ancien. Ensuite, il est manifeste que le rhéteur est écartelé entre les deux
conceptions évoquées plus haut : l’éloge philosophique de la vertu, l’éloge sophistique. Il est clair
également qu’il choisit la voie – si l’on peut dire – de la duplicité : les dons de la fortune, qui ne relèvent
pas de l’éloge, seront introduits « en sous main, à la dérobée ». De même, la généalogie – qui ne relève
pas non plus de l’éloge stricto sensu – n’en constitue pas moins la première partie du corps de l’éloge.
Pour qui veut condamner ce texte comme inauthentique, la tâche est décidément redoutable, car la
même duplicité s’observe un peu plus loin à propos de l’enfance :

50 ... τοῦτο μόνον διαϕυλάττοντα πῶς τὰ πρέποντα ταῖς ἡλικίαις ἐρεῖς καὶ μὴ μακρά. Τοὺς γὰρ παῖδας
οὐχ (...)

< lac > veille seulement à ne dire que ce qui s’accorde avec l’âge, sans t’attarder. Car ce sont moins les
enfants eux-mêmes que leurs éducateurs que l’on tient pour responsables de leur pondération et de leur
modération. Aussi faut-il être bref à leur sujet.50

52En toute rigueur, il faudrait s’abstenir ; or le rhéteur recommande juste de passer vite.

53Le développement sur la généalogie a le même caractère. Nous ne résistons pas au plaisir de le citer in
extenso, quoiqu’il soit un peu long :

51 Γενεαλογεῖν δὲ ὧδε δεῖ· ἐὰν μὲν ὦσιν οἱ πρόγονοι σπουδαῖοι, πάντας ἐξ ἀρχῆς ἀναλαβόντα μέχρι
πρòς τ (...)

Voici comment il faut faire une généalogie : si les ancêtres sont de qualité, il faut les citer tous, depuis
l’origine jusqu’à la personne dont on fait l’éloge, en présentant sur chacun des ancêtres, succinctement,
quelque trait à son honneur. Mais si les premiers sont de qualité et que les suivants n’ont rien fait de
remarquable, il faut accorder le même traitement aux premiers, puis glisser sur les mauvais ancêtres, en
prétextant le grand nombre d’ancêtres : tu ne veux pas, en en parlant, allonger démesurément ton
discours ; tu ajouteras que la vraisemblance veut, personne ne l’ignore, que les descendants d’hommes
de bien ressemblent à leurs ancêtres. Dans le cas où les ancêtres lointains sont sans valeur tandis que les
ancêtres proches sont honorables, il faut consacrer la généalogie à ces derniers et dire qu’il serait
superflu de prolonger le discours en t’attardant sur les premiers, et que c’est la vertu des ancêtres
immédiats des personnes louées que tu vas démontrer : il est évident, n’est-il pas vrai, que leurs ancêtres
étaient des gens de qualité, car il paraît peu plausible que des hommes si beaux ou si bons soient issus
de méchants ancêtres. S’il n’y a rien d’honorable dans l’ascendance, dis que l’homme est noble par lui-
même, en arguant du fait que sont bien nés tous ceux qui ont des dispositions naturelles pour la vertu.
Critique aussi tous les orateurs qui font l’éloge des ancêtres, en disant que nombreux sont ceux qui, issus
d’ancêtres honorables, s’en sont montrés indignes. Ajoute que c’est l’homme lui-même, et non ses
ancêtres, qu’il s’agit ici de louer.51

54Il n’est pas besoin de commenter le souci d’exhaustion méthodologique (couvrir tous les cas
possibles), le désir de tirer parti de toutes les conditions particulières par sélection ou omission, de
tourner et retourner tous les arguments dans le sens voulu, bref l’indifférence à l’égard de la vérité, nous
aurons l’occasion d’y revenir.

55Pour répondre à la question posée : quel est l’objet de l’éloge dans la Rhétorique à Alexandre, nous
reprendrons donc la formule un peu brutale utilisée ci-dessus ; l’objet de l’éloge, c’est n’importe quoi.
Peu importe à vrai dire ce que c’est, car tout, objet, homme, animal, abstraction etc. est susceptible de
fournir matière à l’éloge, tant sont nombreuses les façons de corréler une qualité à un objet, et variées
les ressources du mensonge, tant par omission que par addition.

Quelles sont les valeurs qui servent de référence à l'éloge ?

52 Texte cité supra, n. 31.

53 Institution oratoire, III, 7, 23.

54 Εἰκòς μὲν οὖν ἐστιν οὗ λεγομένου παραδείγματα ἐν ταῖς διανοίαις ἔχουσιν οἱ ἀκούοντες (Rh. Al.,
chap (...)

56Là encore, la doctrine présentée offre des différences d’une partie à l’autre mais sans que cela remette
en cause l’unité – sophistique – de la conception. Au chapitre 352, est dit que l’amplification s’applique à
l’honorable, le blâme au déshonorant, si l’on peut rendre ainsi le couple ἐνδόξων–ἀδόξων. Il semble
donc qu’un préalable au travail du rhéteur soit une opinion déjà fixée : on loue en amplifiant les qualités
de ce qui bénéficie déjà d’une bonne réputation, idée reprise beaucoup plus tard par Quintilien53. On
songe immédiatement au premier ressort de la persuasion dans la Rhétorique à Alexandre, à savoir le
vraisemblable (eikos), dont la force provient de ce qu’il coïncide avec une opinion, elle-même fondée sur
une induction spontanée, c’est-à-dire sur l’intériorisation de l’expérience : « Le vraisemblable est ce
dont, quand on le dit, les auditeurs ont des exemples en tête. »54 Pour traduire en termes modernes, le
postulat est ici le suivant : « Les gens vous croiront d’autant mieux que ce que vous leur dites coïncide
avec leurs préjugés. »

57Cela signifie-t-il que cette opinion est un préalable absolument nécessaire et contraignant, et qu’on est
condamné à ne louer que ce qui n’a pas besoin de l’être ? Il y aurait là un trait de la rhétorique plus
tardive, qui fait couramment de l’épidictique un genre mineur et consensuel. Dans le contexte
sophistique et optimiste de la Rhétorique à Alexandre, ce serait une limitation insupportable. On peut
prendre ici comme point de comparaison le traitement du vraisemblable au sein des moyens de
persuasion dans la seconde partie du traité (chapitres 7 et suiv.). Que découvre-t-on ? Le rhéteur nous
enseigne que si le vraisemblable ne permet pas de soutenir la thèse que l’on a choisie, on a toujours la
possibilité de renverser l’opinion à l’aide de l’exemple paradoxal. Admettons que l’on veuille déclarer la
guerre à un ennemi plus fort que soi, on se heurte dans ce cas au vraisemblable, ou – dit encore le
rhéteur – au cours habituel des choses, qui veulent que le plus fort gagne. Or dans ce cas, il faudra
accumuler le plus grand nombre d’exemples de victoires inattendues remportées par le camp le plus
faible numériquement, exemples que l’Histoire fournit en abondance.

58L’examen de cette démarche rend peu probable que l’éloge se fonde exclusivement sur une opinion
déjà acquise, et que l’éloge paradoxal soit impossible. On peut même penser que c’est tout le contraire.
Malheureusement, ce point n’est pas abordé en tant que tel dans le traité, et il faut faire un peu
d’exégèse.

59Tout d’abord, le thème de l’amplification contient en lui-même la possibilité de modifier la perspective


: si les endoxa et les adoxa sont des caractéristiques prélevées sur un sujet unique, l’amplification des
qualités et la dépréciation des défauts conduisent à modifier complètement les proportions et donc à
inverser le jugement d’ensemble. On imagine très bien comment on a pu, avec de tels principes, faire
l’éloge du tyran Phalaris, en exaltant ses qualités et en gommant ses défauts.

55 Voir supra, n. 31,1. 3-4.

56 Voir M. Untersteiner, Les Sophistes, t. 2, Paris, 1993, p. 116-119.

60Bien plus, les valeurs mêmes qui déterminent la mauvaise ou la bonne opinion, qui définissent donc
ce qui est a priori louable ou blâmable, ne sont autres que les telika kephalaia définis pour le
démégorique : « Sont louables les choses justes, légales, utiles, belles, agréables et faciles à accomplir.
»55 Or la structure même de la liste paraît conçue pour offrir toute latitude à l’inversion des valeurs : par
exemple, l’opposition entre justice et loi, qui remonte probablement à Hippias56, permet à volonté de
louer une action comme conforme à une loi locale ou de blâmer cette même action comme contraire à
la justice universelle. C’est le même type de relation qui paraît lier l’utile au beau, puis le beau à
l’agréable et au facile. On voit aisément que le rhéteur s’abstient soigneusement de donner à l’éloge un
référent absolu et stable comme essaient de le faire les philosophes. À la diversité des objets possibles
de l’éloge répond à la fois la diversité des connexions possibles entre cet objet et les vertus et la diversité
des vertus elles-mêmes.

57 Voir L. Pernot, op. cit., p. 165 et suiv.

58 Voir le texte cité supra, n. 48.

61Dans la troisième partie du traité, le rhéteur s’appuie sur une tradition différente, tradition qui nous
est plus familière et qui s’est fixée comme fruit d’une sorte de dialogue entre philosophes et rhéteurs57.
Il fournit deux listes : celle des qualités extérieures à la vertu (noblesse, force physique, beauté, richesse)
et celle des qualités qui relèvent de la vertu (sagesse, probité – ou esprit de justice –, bravoure,
conduites honorables)58. Le fait que ces deux listes comportent chacune quatre termes pourrait faire
penser que nous sommes face à une conception close, fixée, de la vertu.

59 Nous nous gardons de voir là une évolution linéaire : rappelons qu’Aristote a contesté l’unicité so (...)

60 Voir le texte cité supra, n. 50.

62En réalité, comme on va le voir, cette série est à la fois variée et relativisée, ce qui oriente bien
davantage vers l’éthique polymorphe et insaisissable de Gorgias que vers la morale platonicienne59.
Rappelons tout d’abord que, tout en étant conscient qu’ils ne relèvent pas de la vertu, le rhéteur n’en
recommande pas moins de faire l’éloge des dons de la fortune. De plus, la liste que l’on croyait close
s’allonge : s’y ajoutent la pondération et la modération60. Leur valeur est, par ailleurs, relative à l’âge
(enfance, adolescence, maturité) selon un raisonnement de type isocratique qui mesure les mérites à
l’aune de l’âge et plus généralement des circonstances : la maîtrise de soi est un plus grand mérite chez
les jeunes, la probité chez les pauvres, la modération chez les puissants (Nicoclès, 44). Enfin, les vertus
constatées servent de support à des extrapolations, par application du vraisemblable. Le rapport au réel
est même si ténu que l’on peut mettre l’éloge au futur :

61 Δεῖ δὲ καὶ εἰκάζοντα τὰς πράξεις αὔξειν ὧδε· « καίτοι ὅστις νέος οὕτω ϕιλόσοϕος ἐγένετο, οὗτος
πρεσ (...)
Il faut aussi amplifier les actions à l’aide des vraisemblances, comme ceci : « À coup sûr, qui, si jeune,
s’est montré philosophe, était promis à faire, avec l’âge, de grands progrès » ou : « À coup sûr, qui
supporte avec constance les peines du gymnase s’adonnera avec amour aux labeurs de la philosophie.
»61

63Le caractère construit, logologique, de ces développements sur la vertu correspond à une intention
tout à fait concertée. On peut s’en rendre compte – en négatif, en quelque sorte – lorsque le rhéteur
recommande, dans le blâme, de s’en tenir aux faits :

62 Τòν δ’ αὐτòν τρόπον ἐπὶ τῶν μοχθηρῶν πραγματολογοῦντες τὰς κατηγορίας συστήσομεν. Δεῖ δὲ μὴ
σκώπτει (...)

C’est de la même manière que, en rapportant les faits, nous composerons l’accusation des méchants. Il
faut éviter de brocarder celui que nous dénigrons, mais nous contenter de raconter sa vie. En effet, plus
que les brocards, ce sont les récits qui persuadent les auditeurs et font du mal à ceux que nous
dénigrons. Car les brocards visent l’apparence plutôt que l’être, tandis que les récits sont comme l’image
des caractères et des mœurs.62

64Ce texte est assez ambigu, car la règle de s’en tenir aux faits n’intervient qu’ici, et, par conséquent, la
similitude de méthode établie entre l’éloge et le blâme n’est que tout à fait partielle. Et l’on a peine,
d’ailleurs, à imaginer que celui qui blâme se passe des moyens d’amplification. Il est probable que nous
assistons ici à une greffe : le rhéteur plaque assez maladroitement un nouveau point de doctrine,
établissant la moindre valeur, en termes d’efficacité, de l’invective – et non pas du blâme – par rapport à
la narration des faits bruts. Ce qui apparaît clairement, en tout cas, c’est que notre homme est conscient
de faire de l’éloge une construction dont la pertinence ne se jauge pas en termes d’adéquation à un
référent stable mais en termes d’efficacité persuasive.

65Alors, quelle réponse donner à la question des valeurs qui fondent l’éloge ? Il y a des disparités,
certes : dans la première partie, ce sont des valeurs collectives – les mêmes que pour le démégorique.
Dans la troisième partie, ce sont des valeurs individuelles. Dans le détail on soupçonne – sans pouvoir
toujours en avoir le cœur net – la coexistence d’une strate doctrinale purement sophistique, assez
ludique, avec une strate plus isocratique, plus sérieuse. Mais dans l’ensemble, les valeurs servant de
référence à l’éloge sont multiples, opposables les unes aux autres, et relatives.

66Nous abordons maintenant, avec les trois dernières questions (argumentation, style, plan), des
problèmes de portée plus limitée, plus techniques. Nous n’entrerons pas dans le détail, mais tenterons,
autant que possible, de regrouper les préceptes selon quelques grands principes.

Quelles sont, dans la Rhétorique à Alexandre, les techniques argumentatives propres à l’éloge ?

67Ce point a déjà été effleuré plus haut quand nous avons évoqué le rôle du vraisemblable, comme
support de l’opinion favorable et comme base d’extrapolation. Mais l’éloge et le blâme sont aussi dotés
d’arguments spécifiques. Dans ce domaine, la doctrine du rhéteur est particulièrement hétéroclite, car à
l’intérieur même de la première partie voisinent des procédés fondés sur l’utilisation de la perspective et
une seconde série de procédés qui a tout d’une casuistique judiciaire.

63 Rh. Al., chap. 3, 1426 a 19-35 : Αὐξήσεις δὲ καὶ ταπεινώσεις [καὶ] συλλήβδην ἅπαντα τὰ τοιαῦτα τόνδ
(...)

68Mais commençons par la première série63. À la lecture de ces préceptes, quelques grands principes
sont faciles à dégager. L’amplification semble exploiter systématiquement les potentialités d’erreur et
d’illusion qu’offre la fonction visuelle et qui font qu’un élément éloigné paraît plus petit qu’un élément
de même taille plus proche, qu’un élément de taille moyenne paraît plus grand quand il est à côté d’un
élément plus petit, qu’une couleur paraît plus claire quand elle contraste avec une couleur sombre.
L’exploitation de ces potentialités se fait, d’une part, par sélection des éléments – par exemple un petit
acte de générosité, pour mettre en valeur, par compétition, en quelque sorte, un geste de même nature
mais plus marquant d’autre part, par juxtaposition deux à deux des termes qu’on va mettre en contraste
ou en compétition (on pense ici au rôle primordial que joue l’antithèse dans la pensée des sophistes), et
enfin – dans certains cas du moins – par l’analyse : c’est ce qui se passe quand on détaille les aspects les
plus héroïques d’une petite victoire et qu’on détaille les aspects les moins héroïques d’une grande
victoire. Le point stable est la réputation de la victoire célèbre, l’analyse sélective et contrastée
permettra de hausser le petit épisode qu’on veut grossir à la hauteur du haut fait historique. On voit
clairement qu’il s’agit d’être en mesure de jouer à sa guise sur la perception du réel.

69La seconde série d’arguments a visiblement une tout autre origine. Citons :

64 Ἐστι δὲ καὶ ὧδε μεγάλα ποιεῖν τὰ ἀγαθὰ ἢ τὰ κακὰ ἐὰν ἀποϕαίνῃς αὐτòν πράξαντα ἐκ διανοίας,
συμβιβάζ (...)

Tu peux aussi grossir les biens et les maux ainsi : si tu fais ressortir que l’homme a agi de propos délibéré,
en arguant du fait qu’il a prémédité son acte longtemps à l’avance, qu’il avait de nombreux mobiles, que
l’exécution a pris beaucoup de temps, que personne d’autre avant lui ne s’était engagé dans pareille
entreprise, qu’il a agi de concert avec des gens auxquels personne d’autre ne s’était associé, qu’il a
poursuivi des buts qu’aucune autre personne n’avait recherchés, qu’il a agi de son plein gré, en prenant
des précautions, et que, si nous agissions tous comme lui, nous serions heureux ou misérables.64

65 Il n’est peut-être pas indifférent de mentionner ici qu’un passage de la Rhétorique (1, 9, 1368 a 1 (...)

66 Voir sur ce point l’article un rien provocateur de Th. Cole, « Who was Corax ? », Illinois Classica (...)

70Centrée sur une action, l’amplification consiste à en faire ressortir le caractère délibéré et inouï.
L’orientation sur le fait et non sur la vertu, la coloration négative de l’ensemble – qui fait songer bien
davantage à l’accusation qu’à l’éloge –, les thèmes de la préméditation, des mobiles, de la complicité,
tout cela fait songer à une doctrine d’origine judiciaire. Le papyrus, à cet endroit, est très lacunaire, mais
il atteste l’existence du passage dans l’état le plus ancien du texte. On songe évidemment à une doctrine
rhétorique très archaïque, car Cicéron rapporte, au § 46 du Brutus, peut-être d’après la Sunagôgè
tekhnôn d’Aristote65, que l’ancienne rhétorique était une rhétorique judiciaire. Il serait risqué de
s’avancer davantage, car la rhétorique des origines, ce qu’on appelle parfois la proto-rhétorique
sicilienne, est en grande partie un artefact, et l’on n’en connaît à peu près rien de sûr66.

67 Voir le texte cité supra, n. 51.

71Au chapitre 35, le matériau argumentatif est pour partie une reprise des éléments présentés au
chapitre 3. Mais on y trouve aussi ces préceptes concernant la généalogie, dont on a déjà parlé, et qui
sont particulièrement propres à dégager les principes du rhéteur67. La généalogie procède par une
sélection soigneuse des éléments, qui permet de modifier les proportions internes et donc l’impression
d’ensemble, elle procède également par omission, et utilise enfin la réversibilité. Ce principe de
réversibilité est particulièrement net ici car il porte sur l’entreprise elle-même. Quand le matériau fait
défaut ou ne permet pas l’éloge, on dénigrera les auteurs de généalogie : l’homme du peuple sera loué
pour ses mérites propres, ce qui vaut bien mieux que les mérites de la race. Cette petite touche, par
parenthèse, montre que si le modèle de base est aristocratique, il est conçu pour être adaptable aux
valeurs démocratiques.

72Passons tout de suite, sans conclure sur l’argumentation – la raison en apparaîtra bientôt – à la
question du style.

Y a-t-il une stylistique propre à l’éloge ?

73Il faut toujours se méfier des questions que l’on pose à un texte ancien. Il arrive qu’elles engagent des
présupposés. En l’occurrence, il y en a deux. Le premier – traduit par l’emploi du terme stylistique – est
que la stylistique constitue un domaine distinct, doté de moyens spécifiques, nettement séparé de
l’argumentation. Un second présupposé apparaît dans le fait qu’on se sente obligé de poser cette
question à propos de l’éloge, comme si l’on avait quelque chose à attendre : l’éloge serait a priori le lieu
de la recherche stylistique. Il faut dire que le système aristotélicien a constitué un encouragement en ce
sens, puisque l’auditeur du discours épidictique y est réduit au statut de spectateur. Celui-ci, faute d’avoir
à trancher un cas réel comme le juge ou le citoyen siégeant en assemblée, doit être tenté de s’attacher à
la forme du discours, discours qui, de surcroît, a été préparé de longue date.

68 On songe à la formule τηρεῖν tὰς ἐναντιώσεις appliquée aux éristiques chez Isocrate, Contre les Sop
(...)

74Or quand on lit la Rhétorique à Alexandre, on doit renoncer à ces deux présupposés. Commençons par
la distinction entre style et argumentation. Jusqu’à présent, nous avons raisonné comme si les procédés
d’amplification relevaient de l’argumentation. Mais on voit facilement combien certains d’entre eux,
comme la mise en contraste, sont proches d’effets stylistiques, l’antithèse en l’occurrence. Plus net
encore est le cas de l’enthymème, qui reçoit dans le traité une définition fort différente de la définition
aristotélicienne. Chez Aristote, c’est un syllogisme rhétorique, c’est-à-dire un raisonnement déductif
fondé – comme en dialectique – sur des prémisses probables, mais adapté aux conditions particulières
de la communication rhétorique. C’est pour le rhéteur (chap. 10) – dans l’esprit des éristiques68 et non
des dialecticiens – un moyen de persuasion qui procède par la mise en évidence d’une contradiction
ponctuelle, interne à un comportement ou à un discours ou entre un comportement ou un discours et
une norme représentée par les telika kephalaia (le juste, l’utile, etc.) ou encore le comportement des
gens de bien. Voici un exemple simple. Pour faire taire des auditeurs qui chahutent en Assemblée, on
pourra leur lancer l’enthymème suivant : il est absurde d’être venu à l’Assemblée pour délibérer le mieux
possible et de ne pas consentir à écouter les orateurs. Sous sa forme positive, l’enthymème met en relief
une contradiction entre le comportement d’une personne et celui des méchants. Or cet enthymème, qui
constitue un moyen de persuasion, resurgit dans le discours d’éloge, où il sert à conclure, en compagnie
de la sentence, chacune des sous-parties, avec une fonction indistinctement argumentative et
décorative. Réciproquement, les règles les plus spécifiquement stylistiques – car il y en a dans le traité –
apparaissent hors espèce dans la seconde partie (chap. 22-28), à la suite des moyens de persuasion et
sous forme de conseils universels.

69 O. Navarre, op. cit., p. 190-191.

75Cette indistinction fait songer aux idéai qui dans une série de textes isocratiques désignent
indifféremment, au sein du logos politikos, des techniques qui ressortissent au style et à l’argumentation.
Comme l’a bien montré O. Navarre69, ces idéai recouvrent les espèces du genre oratoire, c’est-à-dire en
fait tous les éléments quels qu’ils soient qui entrent dans la composition du discours. Cela signifie que les
mérites à la fois intellectuels et moraux que confèrent les progrès accomplis dans l’art oratoire tiennent
indistinctement du travail d’invention et de style. Isocrate se flatte ainsi de n’avoir jamais plagié autrui,
alors qu’il reprend une bonne part de ses thèses de l’école socratique. C’est que, pour lui, la nouveauté
tient à une formulation plus heureuse, si possible inégalable. L’absence d’articulation nette entre pensée
et expression ne doit donc pas être interprétée comme un archaïsme – car c’est une distinction de bon
sens –, mais à la manière de l’universalité de l’éloge et du blâme, comme quelque chose d’intentionnel :
pour Isocrate, le logos est un, forme et fond réunis, conception qui est tout à fait cohérente avec le refus
d’un éloge ludique, gratuit, et avec la quasi-absence de conseils stylistiques propres à l’éloge.

70 Pour l’importance du rythme chez Isocrate, Voir Syrianus, In Hermog I, p. 28 Rabe = [Isocrate], Τέχ (...)

76La proximité entre la Rhétorique à Alexandre et Isocrate sur ce point est corroborée par la tonalité
d’ensemble des conseils donnés en stylistique – pour peu qu’on les isole arbitrairement. Cette tonalité
est très sage : il faut s’exprimer clairement, veiller à la corrélation des particules, éviter l’hiatus, éviter les
amphibologies, discriminer clairement les fonctions syntaxiques, mettre à profit les figures de
parallélisme, d’échos sonores entre les côla. Il s’agit là d’une esthétique classique à cette seule différence
près que le rhéteur ignore complètement le travail sur les rythmes70.

71 Voir chap. 38, 1445 b 26.

77Il faut donc renoncer à notre second présupposé : l’éloge, dans la Rhétorique à Alexandre, n’est pas le
lieu de séductions particulières, ce n’est pas le domaine privilégié de l’ornement, comme dans la théorie
plus tardive. Il existe dans le traité un certain nombre de mentions de l’écrit, mais c’est presque toujours
en relation avec l’activité de logographe, soit pour donner des conseils spécifiques à cette activité, soit
pour restaurer l’image de cette dernière qui, la chose est bien connue, était fort mal considérée. Jamais
le rhéteur n’associe à l’écriture le travail du style. Au contraire, les préceptes doivent être selon lui
suffisamment assimilés pour que l’orateur les mette en œuvre à l’improviste71.

72 Ἁρμόσει δὲ ἐν τοῖς ἐπαίνοις καὶ πολλοῖς ὀνόμασι περὶ ἕκαστον χρησάμενον μεγαλοπρεπῆ τὴν λέξιν
ποιῆσ (...)

78Il existe cependant quelques rares préceptes stylistiques qui semblent propres à l’éloge, ou du moins
un peu plus propres à l’éloge qu’aux autres espèces : nous avons évoqué ces séries d’enthymèmes ou de
sentences décoratives qui ponctuent les étapes de l’éloge. On trouve aussi cette remarque : « Il
conviendra également, dans les éloges, d’utiliser beaucoup de mots pour chaque chose, afin de donner
de la magnificence au style. »72 Mais nous sommes là toujours sur le terrain de l’amplification et non sur
celui de l’ornement.

79La réponse à la question est donc très claire : la stylistique, pour le rhéteur, est intimement associée
au travail de persuasion. Par ailleurs, l’éloge étant pour lui un exercice à part entière du logos, le rhéteur
ne lui affecte pas de consignes spécifiques. Le style de l’éloge est soigné, certes, mais au même titre que
celui de l’exhortation ou de l’accusation.

Quel plan doit suivre le discours d’éloge ?

80Sur la question du plan de l’éloge, il est plus facile d’y voir clair, puisque ce thème n’apparaît que dans
une partie, la troisième : on a donc affaire, pour une fois, à une doctrine homogène. De plus, la
Rhétorique à Alexandre ne présente pas cette tension qui se trouve dans maintes autres sources
rhétoriques : tension entre une présentation chronologique et une présentation systématique, conforme
à une classification des vertus. Dans l’optique relativiste qui a été indiquée plus haut, le rhéteur parvient
à élaborer un schéma clair et simple en subordonnant les vertus aux divers âges de la vie. Le résultat est
un schéma très simple, où l’influence d’Isocrate une fois de plus est très sensible, et que nous allons
résumer rapidement.

81L’exorde est doté des trois fonctions canoniques, qui conviennent à tous les genres : présenter le sujet,
s’attirer la bienveillance du public, susciter l’attention. Pour la seconde fonction – s’attirer la bienveillance
–, le rhéteur recommande d’emprunter à une technique décrite à propos du démégorique et qui
consiste à détruire les préventions du public – essentiellement en anticipant sur les préjugés ou les
critiques. Ce détail laisse entendre que l’orateur pratiquant l’éloge – ou le blâme – n’avait pas forcément
bonne presse.

82Après l’exorde suit peut-être – on a déjà abordé ce point – la division des qualités en qualités qui
relèvent de la vertu et qualités qui n’en relèvent pas. Puis vient la généalogie, suivie d’un examen
chrochronologique : enfance, avec ses deux qualités propres, pondération et modération (kosmiotès,
sôphrosunè) et amplification de tous les dits et faits ; l’adolescence – particulièrement propice à l’éloge
puisque tous les actes, traits de caractère ou de comportement, dûment amplifiés par les procédés
décrits, ont été réalisés « dans un âge si tendre » (1441 a 24-25). Pour l’âge adulte, ce sont trois vertus
qui sont évoquées : esprit de justice (dikaiosunè), sagesse (sophia) et bravoure (andreia). La vieillesse
n’est pas mentionnée, non plus que les circonstances de la mort. Cet éloge s’adresse à un vivant. On
songe – mutatis mutandis – à la préface de l'Evagoras d’Isocrate cherchant à donner une légitimité si ce
n’est à l’éloge des vivants, du moins à l’éloge des contemporains. Mais le rhéteur – il le dit souvent – ne
donne qu’un canevas. Il est peut-être risqué de tirer des conclusions de ses silences.

83Le discours s’achève sur un épilogue formé d’une récapitulation suivie d’un enthymème ou d’une
sentence.
73 Voir Rh. Al., chap. 35, 1441 b 20-27 : Φυλάττου δὲ καὶ τὰς αἰσχρὰς πράξεις μὴ αἰσχροῖς ὀνόμασι λέγε
(...)

74 Démétrios (Ps.-Démétrios de Phalère), Du style, éd. P. Chiron, Paris, CUF, 1993, § 289-295.

84Les consignes données sur le blâme dans cette partie sont particulièrement révélatrices du contexte
politique, en l’occurrence la démocratie73. Dans un tel cadre, l’orateur qui stigmatise l’un de ses
semblables doit prendre une précaution, celle de sauvegarder l’èthos, l’image qu’il a auprès du public,
d’où ces consignes différenciées selon la nature de ce public. On voit sans peine le contraste entre ces
consignes et celles que donne, par exemple, le rhéteur Démétrios pour la direction morale des tyrans. Ce
dernier74 recommande l’usage du discours figuré, discours indirect, qui permet de blâmer sans prendre
de risques, d’agir sur le destinataire, sans que ce dernier perçoive qu’on veut le corriger ou l’influencer.
Dans la Rhétorique à Alexandre, la liberté de parole prévaut, mais elle est plus grande en petit comité,
où les rapports sont interpersonnels. Devant un grand public au contraire, on risque sa réputation et par
là son autorité, la puissance de la parole dépendant, en démocratie, de ce qu’elle recueille ou non
l’approbation du grand nombre, et le pouvoir lui-même dépendant à son tour de la puissance de la
parole.

75 B. Cassin, L’Effet sophistique, Paris, 1995, p. 515.

85Concédons, pour conclure, que l’on peut légitimement mépriser une telle théorie comme à la fois
triviale et amorale. Cet amoralisme – répandu si tranquillement dans les tekhnai et même chez Aristote
– prend ici un relief particulier, du fait du sérieux avec lequel l’éloge est envisagé. On peut de plus
reprocher au rhéteur – si l’on admet l’homogénéité du traité et une correspondance étroite entre le
texte actuel et le texte d’origine – un esprit de synthèse assez faible, qui lui fait combiner
maladroitement des approches purement sophistiques, d’autres isocratiques, d’autres enfin que l’on
pourrait qualifier de para-philosophiques, si l’on accepte la possibilité d’une influence sur lui des
premiers livres de la Rhétorique. Mais, à titre personnel, nous trouvons intéressante cette plongée dans
un univers mental qui n’est pas organisé comme le nôtre : pour le rhéteur – et c’est pour cela qu’une
attitude moralisatrice n’est guère pertinente –, la réalité n’offre aucun substrat univoque : on peut tout
louer, tout blâmer. La vertu n’est pas une, mais diverse. Sur ce terrain glissant, l’éloge donne l’occasion
de déployer les pouvoirs infinis du logos qui part de l’opinion de tous dans tous les domaines, renchérit
sur elle, ou au contraire la réoriente, et parvient à déterminer non seulement les jugements, mais la
perception même des choses, grâce à un usage indifférencié de l’argumentation et du style. Dans ce
système, l’éloge et le blâme s’identifient à toute la rhétorique, à laquelle s’identifie toute pensée. B.
Cassin conclut son beau livre sur la sophistique par cette formule : « La démystification de la donation
ontologique produit un décloisonnement des genres du logos. »75 Nous croyons à notre tour que le
genre épidictique, s’il existe dans la Rhétorique à Alexandre, n’y introduit guère de cloisonnement.
NOTES

1 Édition de référence : Anaximenis Ars Rhetorica, éd. M. Fuhrmann, coll. BT, Leipzig, 1966 [2000].
Histoire du texte : id., Untersuchungen zur Textgeschichte der pseudo-aristotelischen Alexander-Rhetorik
(der Tέχvη des Anaximenes von Lampsakos), Kassel, « Textvorschläge zur Rhetorik des Anaximenes »,
Philologus, III, 1967, p. 122-126 ; O. Zwierlein, « Zum Text der Anaximenes-Rhetorik », RhM 112, 1969, p.
72-84 ; M.D. Reeve, « Notes on Anaximenes’ TEXNH PHTOPIKH », CQ20, 1970, p. 237-241. Principales
traductions modernes : E.S. Forster, De Rhetorica ad Alexandrum (The Works of Aristotle transl. into
English under the Editorship of W.D. Ross, vol. II), Oxford, 1924, réimpr. dans J. Barnes (éd.), The
Complete Works of Aristotle. The Revised Oxford Translation, vol. II (Bollingen series LXXI.2), Princeton
University Press, 1984, p. 2270-2315 ; H. Rackham, Rhetorica ad Alexandrum (Aristotle XVI), coll. LCL,
Londres, 1937 [1983], p. 257-456 ; P. Gohlke, Rhetorik an Alexander (Aristoteles, die Lehrschriften III, 3),
Paderborn, 1959 ; J. Sánchez Sanz, Retórica a Alejandro, Acta Salmanticensia. Estudios filologicos, 217,
Salamanque, 1989. Il n’a pas été publié de traduction française complète depuis celle de J. Barthélemy
Saint-Hilaire, Rhétorique à Alexandre (Rhétorique d’Aristote, t. 2, p. 155-342), Paris, 1870. Seul
commentaire à ce jour : L. Spengel, Anaximenis ars rhetorica quae vulgo fertur Aristotelis ad
Alexandrum, Turici et Vitoduri, 1844, p. 93-276. Travaux d’orientation : J. Brzoska, art. « Anaximenes » 3,
RE I 2, 1894, col. 2086-2098 ; W. Kroll, art. « Rhetorik » 11, RE Suppl. 7, 1940, col. 1052-1054 ; V.
Buchheit, Untersuchungen zur Theorie des Genos Epideiktikon von Gorgias bis Aristoteles, Munich, 1960,
p. 189-207. Études récentes : K. Barwick, « Die “Rhetorik ad Alexandrum” und Anaximenes, Alkidamas,
Isokrates, Aristoteles und die Theodecteia » I, Philologus, 110, 1966, p. 212-245 ; II, Philologus 111, 1967,
p. 47-55 ; I. Beck, Untersuchungen zur Theorie des Genos symbuleutikon, Diss. Hambourg, 1970, p. 89-
167 ; D.C. Mirhady, « Aristotle, the Rhetorica ad Alexandrum and the tria genera causarum » ; dans
Peripatetic Rhetoric after Aristotle, éd. par W.W. Fortenbaugh et D.C. Mirhady, RUSCH VI, New Brunswick
et Londres, 1994, p. 349-364 ; M. Patillon, « Aristote, Corax, Anaximène et les autres dans la Rhétorique
à Alexandre », REG 110, 1997, p. 104-125 (avec un utile synopsis du traité, p. 112-117).

2 Voir la définition de la tekhnè dans l’Éthique à Nicomaque, 1140 a 6 et suiv.

3 Das systematische Lehrbuch,Göttingen, 1960, p. 11-28.

4 Voir P. Moraux, « Thucydide et la rhétorique », Les Études classiques, 22, 1954, p. 3-23 ; F. Romero
Cruz, « Tucídides VI 16 y la retòrica a Alejandro », Stephanion (Homenaje a Maria C. Giner), Salamanque,
1988, p. 149-153.

5 Éd. B.P. Grenfell, A.S. Hunt, The Hibeh Papyri, Part I, Londres, 1906, p. 114-138 (et pl. III = coll. IX-XI).
6 Sur ces différences, voir l’article de M. Patillon mentionné supra (n. I), p. 105-108.

7 M. Patillon, op. cit., p. 117-125.

8 Voir W.M.A. Grimaldi, Studies in the Philosophy of Aristotle’s Rhetoric (Hermes Einzelschriften, 25),
Wiesbaden, 1972, p. 76, n. 33 : « The work does reveal unity of concept and composition which argues
to a single author. »

9 Voir L. Pernot, La Rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain, 2 vol. (pagination continue),
Paris, 1993, p. 482.

10 Op. cit., p. 120 et n. 24.

11 Op. cit., p. 117 et n. 6.

12 C’est très probablement un indice d’archaïsme. Que l’on songe à Isocrate marquant la nouveauté de
son travail par rapport à celui de Gorgias en ce qu’il fait un véritable éloge et non une défense d’Hélène
(Éloge d’Hélène, 14-15 ; voir aussi le Busiris, init.).

13 Τρία γένη τῶν πολιτικῶν εἰσι λόγων, τò μὲν δημηγορικόν, τò δὲ ἐπιδεικτικόν, τò δὲ δικανικόν. Εἴδη δὲ
τούτων ἑπτά, προτρεπτικόν, ἀποτρεπτικόν, ἐγκωμιαστικóν, ψεκτικόν, κατηγορικόν, ἀπολογικόν, καὶ
ἐξεταστικòν ἢ αὐτò καθ’ αὑτò ἢ πρòς ἄλλo (Rb. Al., chap. 1, 1421 b 7-11).

14 Sur cette espèce oratoire très particulière, voir A. Maffi, « L’exetastikon eidos nella Rhetorica ad
Alexandrum », dans Retorica e Storia nella cultura classica, a cura di A. Pennacini, Bologne, 1985, p. 29-
41.

15 Anaximenes iudicialem et contionalem generalis partes esse uoluit, septem autem species : bortandi,
dehortandi, laudandt, uituperandi, accusandi, defendendi, exquirendi - quod ἐξεταστικóν dicit quarum
duae primae deliberatiui, duae sequentes demonstratiui, tres ultimae iudicialis generis sunt partes
(Quintilien, I.O., III, 4,9, éd. et trad. J. Cousin, t. II, Paris, CUF, 1976, p. 152-153).

16 L. Spengel fut, au siècle dernier, le plus ardent défenseur de l’attribution de la Rhétorique à Alexandre
à Anaximène, dans une série de travaux dont voici – outre le commentaire indiqué dans la note 1 – les
principaux titres : Συναγωγὴ Tεχnῶν, Stuttgart, 1828, p. 182-191 ; « Ῥητορικὴ πρòς Ἀλέξανδρον, ein
Werk des Anaximenes », ZAW 7, 1840, col. 1258-1267 ; « Die rhetorica (des Anaximenes) ad Alexandrum
kein Machwerk der spätesten Zeit », Philologus 18, 1862, p. 604-646.

17 V. Buchheit, dans l’ouvrage mentionné supra (n. 1), p. 189-207.

18 P. Chiron [éd.], Ps.-Aristote, Rhétorique à Alexandre, texte établi et traduit par P. C., Paris, CUF, 2002.

19 Notamment L. Radermacher, Artium Scriptores (Reste der voraristotelischen Rhetorik), SAWW 227, 3,
Vienne, 1951, p. I57.

20 Nῦν δὲ κἀκεῖνα διαληπτέον αὐτῶν, ὅτι τῶν μὲν προβλημάτων τὰ μὲν ἐστὶν δικανικά, τὰ δὲ
συμβουλευτικά, τὰ δὲ περὶ τοὺς ἐπαίνους καὶ ψόγους, ὧν τὰ μὲν συνέχειν ἔfασαν τὰς próς άλλήλους
ἐπιπλοκάς, τὰ δ’ὑπογράfειν τὰ συμfέροντα πἃσιν, τὰ δ’ἐπὶ τὰς ἀρετὰς προτρέπειν καὶ τῶν κακιῶν
ἀπαλλάττειν (Philodème, Rhét., I, p. 212, 19 et suiv. Sudhaus).

21 Isocrates in omni genere inesse laudem ac vituperationem existimavit (op. cit., p. I53).

22 Voir supra, n. 13.

23 Ἁπάντων δὲ τῶν εἰδῶν ἤδη διῃρημένων δεῖ καὶ χωρὶς τούτων ἑκάστῳ, ὅταν ἁρμόττῃ, χρῆσθαι καὶ
κοινῇ, συμμιγνύντα τὰς δυνάμεις αὐτῶν. Ταῦτα γὰρ ἔχει μὲν διαϕορὰς εὐμεγέθεις, ἐπικοινωνοῦσι
μέντοι κατὰ τὰς χρήσεις ἀλλήλοὶς (Rh. Al., chap. 5, 1427 b 30-33).
24 Voir supra, n. 13.

25 ... ὡς γὰρ ἐπὶ τò πολὺ tῶν τοιούτων εἰδῶν oὐκ ἀγῶνoς, ἀλλ’ ἐπιδείξεως ἕνεκα λέγομεν (Rh. Al., chap.
35, 1440 b 12-13).

26 Voir O. Navarre, Essai sur la rhétorique grecque avant Aristote, Paris, 1900, p. 31 et suiv.

27 Voir supra, n. I3.

28 Voir L. Pernot, op. cit., p. 3I.

29 [...] τòν μὲν προτρέποντα χρὴ δεικνύειν ταῦτα ἐϕ’ ἃ παρακαλεῖ δίκαια ὄντα καὶ νόμιμα καὶ
συμϕέροντα καὶ καλὰ καὶ ἡδέα καὶ ῥᾁδια πραχθῦναι · εἰ δὲ μή, δυνατά τε δεικτέον, ὅταν ἐπὶ δυσχερῆ
παρακαλῇ, καὶ ὡς ἀναγκαῖα ταῦτα ποιεῖν ἐστιν (Rh. Al., chap. i, 1421 b 22-27).

30 Voir notamment Hermogène, p. 52, 20 Rabe ; Cassius Longin, R.G. I2, p. 206, 9 Sp.-H. ; Apsinès, R.G.
I2, p. 291, 3 et suiv. Sp.-H. ; J.C.G. Ernesti, Lexicon technologiae Graecorum rhetoricae, Lipsiae, I795, s.v.

31 Συλλήβδην μὲν oὖν ἐστιν ἐγκωμιαστικòν εἶδος προαιρέσεων κaὶ πράξεων καὶ λóγων ἐνδóξων
αὔξησις καὶ μὴ προσóντων συνοικείωσις, ψεκτικòν δὲ τò ἐναντίον τούτῳ, τῶν μὲν ἐνδóξων ταπείνωσις,
τῶν δὲ ἀδóξων αὔξησις. Ἐπαινετὰ μὲν οὖν ἐστι πράγματα τὰ δίκαια καὶ τὰ νóμιμα καὶ τὰ συμϕέροντα
καὶ τὰ καλὰ καὶ τὰ ἡδέα καὶ τὰ ῥᾴδια πραχθῆναι. Ταῦτα δὲ αὐτά τε οἷά ἐστι καὶ ὅθεν αὐτὰ πολλὰ
ποιήσομεν, ἐν τοῖς πρò τούτων εἴρηται. Δεῖ δὲ τòν εὐλογοῦντα δεικνύειν τοῖς λóγοις ὡς τούτῳ τᾣ
ἀνθρώπω ἢ τοῖς πράγμασιν ὑπάρχει τι τούτων ὑπ’ αὐτοῦ κατεργασθὲν ἢ δι’ αὐτοῦ πορισθὲν ἢ ἐκ
τούτου ἐπισυμβαῖνον ἢ ἕνεκα τούτου γινóμενον ἢ οὐκ ἄνευ τούτου ἐπιτελούμενον· ὁμοιοτρóπως δὲ καὶ
τὧ ψέναντία τούτοις δεικτέον προσóντα τῷ ψεγομένῳ. Τò μὲν <... Tò δ’> ἐκ τούτου· οἷον ἐκ τοῦ
ϕιλογυμναστεῖν τò σῶμα ὑγιαίνειν, καὶ ἐκ τοῦ μὴ ϕιλοπονεῖν ἐp’ ἀρρwστίαν ἐμπίπτειν, καὶ ἐκ τοῦ
ϕιλοσοϕεῖν δεινóτερον εἶναι περὶ ϕρóνησιν, καὶ ἐκ τοῦ ἀμελεῖν ἐνδεᾶ τῶν ἀναγκαίων εἶναι. Τò δ’ ἕνεκα
τούτου οἷον ἕνεκα τοῦ στεϕανωθῆναι ὑπò τῶν πολιτῶν πολλοὺς πóνους κaὶ κινδύνους ὑπομένουσι, καὶ
ἕνεκα τοῦ χαρίσασθαι τοῖς ἐρωμένοις τῶν ἄλλων οὐδὲν ϕροντίζουσιν. Τò δὲ μὴ ἄνευ τούτου· οῖον οὐκ
ἄνευ τῶν ναυτῶν ναυμαχιῶν νῖκαι, κaὶ οὐκ ἄνευ τοῦ πίνειν αἱ παροινίαι. Τὰ τοιαῦτα δὲ τοῖς
προειρημένοις ὁμοιοτρóπως μετιὼν ἐγκωμίων κaὶ ψóγων πολλῶν εὐπορήσεις. Αὐξήσεις δὲ κaὶ
ταπεινώσεὶς... (Rh. Al., chap.3, 1425 b 36-1426 a 19).
32 Voir Buchheit, op. cit. (n. 1 supra), p. 210-215.

33 Voir L. Pernot, op. cit., p. 19.

34 Op. cit., p. 25 et suiv.

35 Sur l’ambiguïté des rapports d’Aristote avec l’amoralisme sophistique, voir L. Pernot, op. cit., p. 515-
519.

36 Voir Rhét., I, 1, 1355 a 21 et suiv.

37 Voir L. Pernot, op. cit., p. 519 : « Les chapitres 3 et 35 de la Rhétorique à Alexandre manifestent, en
l’aggravant, la même tendance que la Rhétorique d’Aristote » (mis en relief par nous).

38 Voir supra, n. 13.

39 Voir D.C. Mirhady, dans l’ouvrage mentionné supra (p. 1, n. 1), p. 55 ; G.A. Kennedy, Aristotle on
Rhetoric, A Theory of Civic Discourse. Appendix II A, New York, 1991, p. 299-305.

40 Voir supra, n. 31 (début du texte).

41 On observe dans ce texte une antithèse entre louer et accuser (εὐλογεῖν –κατηγορεῖν) qui rappelle
fortement ce phénomène de perméabilité des espèces que nous avons détecté dans la Rhétorique à
Alexandre.

42 Platon, Ménexène, 235 a 1 et suiv. ; Banquet, 198 d-e.


43 Voir le texte cité supra, n. 31.

44 Précisons ici qu’il n’y a pas, dans la Rhétorique à Alexandre, de théorie explicite de l’éloge paradoxal
(remarque déjà faite par L. Pernot), mais une recherche visant à diversifier les connexions entre l’objet
de l’éloge et les qualités qu’on lui affecte (voir infra) ne prend vraiment son sens qu’au sein de cette
tradition.

45 Voir supra, n. 31.

46 C’est d’ailleurs ce qui apparaît parfois dans le texte. Voir infra, n. 63 (init.).

47 Τοιγαροῦν ὅταν μὲν ἄνθρωπον ἤ τι ἄλλο τοιοῦτον ζῷον <ἐγκωμιάζωμεν>, εὐλóγως γενεαλογήσομεν.
Ὅταν δὲ πάθος ἢ πρᾶγμα ἢ λóγον ἢ κτῆμα, ἀπ’ αὐτῶν εὐθὺς τῶν προσóντων ἐνδóξων ἐπαινέσομεν (Rh.
Al., chap. 35, 1440 b 26-29).

48 Μετὰ δὲ τò προοίμιον δεῖ διελόμενον τὰ ἔξω τῆς ἀρετῆς ἀγαθὰ καὶ τὰ ἐν αὐτῇ τῇ ἀρετῇ ὄντα ποιεῖν
οὕτwς· τὰ μὲν ἔξω τῆς ἀρετῆς εἰς εὐγένειαν καὶ ῥώμην καὶ κάλλος καὶ πλοῦτον, τὴν δ’ ἀρετὴν εἰς σοϕίαν
καὶ δικαιοσύνην καὶ ἀνδρείαν καὶ ἐπιτηδεύματα ἔνδοξα. Τούτων δὲ τὰ μὲν τῆς ἀρετῆς δικαίως
ἐγκωμιάζεται, τὰ δ’ ἔξω κλέπτεται· τοὺς γὰρ ἰσχυροὺς καὶ τοὺς καλοὺς καὶ τοὺς εὐγενεῖς καὶ τοὺς
πλουσίους οὐκ ἐπαινεῖν, ἀλλὰ μακαρίζειν προσήκει. Ταῦτα δὴ διαλογισάμενοι μετὰ τὰ προοίμια
πρῶτον τὴν γενεαλογίαν τάξομεν· πρῶτον γὰρ τοῖς ἀνθρώποις καὶ τοῖς ἄλλοις ζῴοις τοῦθ’ ὑπάρχει
ἔνδοξον ἢ ἄδοξον (Rh. Al., chap. 35, 1440 b 15-25).

49 Voir la bibliographie supra, n. 1.

50 <...> τοῦτο μόνον διαϕυλάττοντα πῶς τὰ πρέποντα ταῖς ἡλικίαις ἐρεῖς καὶ μὴ μακρά. Τοὺς γὰρ
παῖδας οὐχ οὕτω δι’ αὑτοὺς ὡς διὰ τοὺς ἐϕεστῶτας οἴονται κοσμίους εἶναι καὶ σώϕρονας· διò
βραχυλογητέον περὶ αὐτῶν (Rh. Al., chap. 35, 1441 a 15-18).

51 Γενεαλογεῖν δὲ ὧδε δεῖ· ἐὰν μὲν ὦσιν οἱ πρόγονοι σπουδαῖοι, πάντας ἐξ ἀρχῆς ἀναλαβόντα μέχρι
πρòς τòν ἐγκωμιαζόμενον ἐϕ’ ἑκάστῳ τῶν προγόνων κεϕαλαιωδῶς ἔνδοξόν τι παρατιθέναι· ἐὰν δὲ οἱ
πρῶτοι μὲν ὦσι σπουδῖαοι, τοὺς δὲ λοιποὺς συμβεβήκῃ μηδὲν ἀξιόλογον πρᾶξαι, τοὺς μὲν πρώτους τòν
αὐτòν τρόπον διελθεῖν, τοὺς δὲ ϕαύλους παραλιπεῖν, προϕασισάμενον ὅτι διὰ πλῆθος τῶν προγόνων
οὐ θέλεις λέγων αὐτοὺς μακρολογεῖν, ἔτι δὲ οὐκ ἄδηλον εἶναι πᾶσιν ὅτι τοὺς ἐξ ἀγαθῶν γενομένους
εἰκός ἐστι τοῖς προγόνοις ὁμοιοῦσθαι. Ἐὰν δὲ οἱ παλαιοὶ πρόγονοι ϕαῦλοι τυγχάνωσιν ὄντες, οἱ δὲ πρòς
αὐτòν ἔνδοξοι, τούτοις δεῖ γενεαλογῖεν καὶ λέγειν ὅτι περὶ μὲν ἐκείνων περίεργον ἂν εἴη μακρολογεῖν,
τοὺς δὲ πλησίον γεγονóτας τῶν ἐπαινουμένων τούτους ὄντας ἀγαθοὺς ἐπιδείξειν· καὶ δῆλον ὡς οἵ γε
τούτων πρόγονοι σπουδαῖοί τινες ἦσαν· οὐ γὰρ εἰκòς ϕανῆναι τοὺς τοιούτους καλοὺς ἢ ἀγαθοὺς εἶναι
ἐκ μοχθηρῶν προγόνων γεγονότας. Ἐὰν δὲ μηδὲν ἀπò τῶν προγόνων ἔνδοξον ὑπάρχῃ, λέγε ὡς αὐτός
ἐστι γενναῖος, συμβιβάζων ὡς εὖ γεγόνασι πάντες οἱ πρòς τὴν ἀρετὴν εὖ πεϕυκότες. Ἐπιτίμα δὲ καὶ τοῖς
ἄλλοις ὅσοι τοὺς προγόνους ἐπαινοῦσι, λέγων ὅτι πολλοὶ προγόνων ἐνδόξων τυχόντες ἀνάξιοι
γεγόνασιν. Λέγε δὲ καὶ ὅτι τοῦτον, οὐ τοὺς προγόνους, πρόκειται νῦν ἐγκωμιάζειν (Rb. Al., chap. 35,
1440 b 29-1441 a 10).

52 Texte cité supra, n. 31.

53 Institution oratoire, III, 7, 23.

54 Εἰκòς μὲν οὖν ἐστιν οὗ λεγομένου παραδείγματα ἐν ταῖς διανοίαις ἔχουσιν οἱ ἀκούοντες (Rh. Al.,
chap. 7, 1428 a 25-26).

55 Voir supra, n. 31,1. 3-4.

56 Voir M. Untersteiner, Les Sophistes, t. 2, Paris, 1993, p. 116-119.

57 Voir L. Pernot, op. cit., p. 165 et suiv.

58 Voir le texte cité supra, n. 48.

59 Nous nous gardons de voir là une évolution linéaire : rappelons qu’Aristote a contesté l’unicité
socratique de la vertu (voir Politique, I, 13,1260 a 21-28).
60 Voir le texte cité supra, n. 50.

61 Δεῖ δὲ καὶ εἰκάζοντα τὰς πράξεις αὔξειν ὧδε· « καίτοι ὅστις νέος οὕτω ϕιλόσοϕος ἐγένετο, οὗτος
πρεσβύτερος γενόμενος μεγάλην ἂν ἐπίδοσιν ἔσχε »· « καίτοι ὅστις ἐρρωμένως τοὺς ἐν toῖς γυμνασίοις
ὑπομένει πόνους, σϕóδρα τὴν ἐn τῇ ϕιλοσοϕίᾳ ϕιλοπονίαν ἀγαπήσει » (Rh. Al, chap. 35, 1441 a 32-36).

62 Τòν δ’ αὐτòν τρόπον ἐπὶ τῶν μοχθηρῶν πραγματολογοῦντες τὰς κατηγορίας συστήσομεν. Δεῖ δὲ μὴ
σκώπτειν ὃν ἂν κακολογῶμεν, ἀλλὰ διεξιέναι τòν βίον αὐτοῦ μᾶλλον γὰρ οἱ λόγοι τῶν σκωμμάτων κaὶ
τοὺς ἀκούοντας πείθουσι καὶ τοὺς κακολογουμένους λυποῦσιν. Τὰ μὲν γὰρ σκώμματα στοχάζεται τῆς
ἰδέας ἢ τῆς οὐσίας οἱ δὲ λόγοι τῶν ἠθῶν καὶ τῶν τρόπων εἰσὶν οἷον εἰκόνες (Rh. Al., chap. 35,1441 b 13-
20).

63 Rh. Al., chap. 3, 1426 a 19-35 : Αὐξήσεις δὲ καὶ ταπεινώσεις [καὶ] συλλήβδην ἅπαντα τὰ τοιαῦτα
τόνδε τòν τρόπον μετιών, πρῶτον μὲν ἀποϕαίνων, ὥσπερ ἀρτίως μετῆλθον, ὑπò τουτουὶ πολλὰ
γεγενῆσθαι ἢ κακὰ ἢ ἀγαθά. Εἷς μὲν οὖν τρόπος τῆς αὐξήσεως οὗτος, δεύτερος δὲ κεκριμένον μέγα
ϕέρειν, ἂν μὲν ἐπαινῇς, ἀγαθόν, ἂν δὲ ψέγῃς, κακόν, εἶτα παριστάναι τò ὑπò σοῦ λεγόμενον καὶ
παραβάλλειν πρòς ἄλληλα, τοῦ μὲν ὑπò σαυτοῦ λεγομένου τὰ μέγιστα διεξιόντα, τοῦ δὲ ἑτέρου τὰ
ἐλάχιστα, καὶ οὕτω μέγα ϕανεῖται. Τρίτος δὲ πρòς τò ὑπò σαυτοῦ λεγόμενον ἀντιπαραβάλλειν
τοὐλάχιστον τῶν ὑπò τὴν αὐτὴν ἰδέαν πιπτόντων· ϕανεῖται γὰρ οὕτω τò ὑπò σοῦ λεγόμενον μεῖζον,
ὥσπερ οἱ μέτριοι τὰ μεγέθη ϕαίνονται μείζους ὅταν πρòς βραχυτέρους παραστῶσιν. Ἔσται δὲ καὶ ὧδε
πάντwς αὔξειν··εἰ κέκριταί <τι> μέγα ἀγαθòν [τοῦτο], τούτῳ τò ἐναντίον ἐὰν λέγῃς, μέγα κακòν
ϕανεῖται. Ώσαύτως δὲ εἰ νομίζεταί <τι> μέγα κακόν, ἐὰν τούτῳ <τò> ἐναντίον λέγῃς, μέγα ἀγαθòν
ϕανεῖtαι (Tu amplifieras et rabaisseras [et] tous les éléments de ce genre, en bref, en procédant de la
manière suivante : tu feras d’abord ressortir, de la manière que j’ai indiquée à l’instant, que de nombreux
maux ou biens sont survenus par lui. C’est là le premier mode d’amplification. Le second consiste à
présenter un bien – si tu loues –, un mal – si tu blâmes – reconnus grands, ensuite à mettre en regard ce
dont tu parles, puis à les comparer entre eux, en détaillant ce qu’il y a de plus grand de ton côté et ce
qu’il y a de moins grand de l’autre : ce dont tu parles en sortira grandi. Le troisième consiste à mettre
face à ce dont tu parles le plus infime des éléments qui appartiennent à la même catégorie, car ce dont
tu parles paraîtra ainsi plus grand, de la même façon que les hommes de taille moyenne paraissent
grands quand ils se tiennent à côté d’hommes plus petits. Dans tous les cas, on pourra aussi amplifier
ainsi : si < quelque chose > est jugé comme un grand bien [ceci], si tu dis son contraire, cela apparaîtra
comme un grand mal. De même, si < quelque chose > est considéré comme un grand mal, si tu dis < son
> contraire, cela apparaîtra comme un grand bien).
64 Ἐστι δὲ καὶ ὧδε μεγάλα ποιεῖν τὰ ἀγαθὰ ἢ τὰ κακὰ ἐὰν ἀποϕαίνῃς αὐτòν πράξαντα ἐκ διανοίας,
συμβιβάζων ὡς ἐκ πολλοῦ προενόησεν, ὡς πολλῶν έπεβάλλετο, ὡς πολὺν χρόνον ἔπραττεν, ὡς οὐδεὶς
ἄλλος πρότερος τούτοις ἐνεχείρησεν, ὡς μετὰ τούτων ἔπραξε μεθ’ ὧν οὐδεὶς ἄλλος, ὡς ἐπὶ τούτοις ἐϕ’
οἷς οὐδεὶς ἕτερος, ὡς ἑκών ὡς ἑκ προνοίας, ὡς εἰ πάντες τούτῳ ἴσοχ ποιοῖμεν, εὐδαιμονοῖμεν ἂν ἢ
ϕαύλως πράττοιμεν (Rh. Al., chap. 3, 1426 a 35-1426 b 2).

65 Il n’est peut-être pas indifférent de mentionner ici qu’un passage de la Rhétorique (1, 9, 1368 a 10-15)
présente quelque analogie avec la casuistique judiciaire du rhéteur. Ce pourrait être l’indice d’une source
commune ancienne.

66 Voir sur ce point l’article un rien provocateur de Th. Cole, « Who was Corax ? », Illinois Classical
Studies, 16,1991, p. 65-84.

67 Voir le texte cité supra, n. 51.

68 On songe à la formule τηρεῖν tὰς ἐναντιώσεις appliquée aux éristiques chez Isocrate, Contre les
Sophistes, 7.

69 O. Navarre, op. cit., p. 190-191.

70 Pour l’importance du rythme chez Isocrate, Voir Syrianus, In Hermog I, p. 28 Rabe = [Isocrate], Τέχνη,
fr. 10 Mathieu-Brémond.

71 Voir chap. 38, 1445 b 26.

72 Ἁρμόσει δὲ ἐν τοῖς ἐπαίνοις καὶ πολλοῖς ὀνόμασι περὶ ἕκαστον χρησάμενον μεγαλοπρεπῆ τὴν λέξιν
ποιῆσαι (Rh. Al., chap. 35, 1441 b 11-13).

73 Voir Rh. Al., chap. 35, 1441 b 20-27 : Φυλάττου δὲ καὶ τὰς αἰσχρὰς πράξεις μὴ αἰσχροῖς ὀνόμασι
λέγειν, ἵνα μὴ διαβάλῃς τò ἦθος, ἀλλὰ τὰ τοιαῦτα αἰνιγματωδῶς ἑρμηνεύειν καὶ ἑτέρων πραγμάτων
ὀνόμασι χρώμενος δηλοῦ τò πρᾶγμα. Χρὴ δὲ καὶ ἐν ταῖς κακολογίαις εἰρωνεύεσθαι καὶ καταγελᾶν τοῦ
ἐναντίου ἐϕ’ oἷς σεμνύνεται, καὶ ἰδίᾳ μὲν καὶ ὀλίγων παρόντων ἀτιμάζειν αὐτόν, ἐν δὲ τοῖς ὄχλοις
κοινὰς μάλιστα κατηγορίαν λοιδορεῖν· (Garde-toi aussi de dénoncer les actions obscènes avec des mots
obscènes, de peur de salir ton caractère. En pareil cas, exprime-toi sous forme d’énigme et fais
comprendre la chose à l’aide de mots qui désignent d’autres choses. Il faut aussi, dans les discours de
dénigrement, recourir à l’ironie, et tourner en ridicule ce dont l’adversaire tire vanité. En privé, en petit
comité, il faut le traîner dans la boue, mais devant la foule, choisis de préférence pour l’attaquer un
mode d’accusation courtois).

74 Démétrios (Ps.-Démétrios de Phalère), Du style, éd. P. Chiron, Paris, CUF, 1993, § 289-295.

75 B. Cassin, L’Effet sophistique, Paris, 1995, p. 515.

NOTES DE FIN

1 Nous tenons à remercier Mlle Marie-Pierre Noël et M. Michel Patillon pour leurs remarques et
suggestions. Entre l’exposé ci-dessus, rédigé en 1998, et notre édition critique, parue en 2002, notre
réflexion sur la Rhétorique à Alexandre a bien sûr évolué. On ne sera pas surpris par certaines
différences dans le texte et la traduction des citations. Mais ces différences n’affectent pas l’essentiel de
notre propos.

AUTEUR

Pierre Chiron

Professeur de langue et littérature grecques, Paris XII

Du même auteur

Argumentation et discours politique, Presses universitaires de Rennes, 2003

Rude mais grand : Thucydide comme modèle stylistique paradoxal chez quelques rhéteurs grecs in
Ombres de Thucydide, Ausonius Éditions, 2010

Les Arts rhétoriques gréco-latins : structures et fonctions in Dossier : Tekhnai/artes, Éditions de l’École
des hautes études en sciences sociales, 2007

Tous les textes


© UGA Éditions, 2003

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