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LA MÉTHODE ALLÉGORIQUE

CHEZ LES STOÏCIENS

Richard GOULET*

L’interprétation allégorique d’Homère pratiquée par les philosophes


stoïciens constitue, aux yeux des historiens, une étape décisive dans
l’histoire de l’exégèse allégorique. Jean Pépin écrit dans son Mythe et
Allégorie,
C’est aux stoïciens qu’il était réservé de donner à l’interprétation
allégorique d’Homère, tout comme si Platon n’avait jamais existé, une
impulsion définitive et qui devait, malgré plusieurs résistances,
s’amplifier et se poursuivre jusqu’au début du moyen âge1.

Si par stoïcisme on entend l’ancien stoïcisme, il faut reconnaître que


l’allégorie stoïcienne d’Homère est historiquement fort mal attestée.
Nous ne disposons d’aucun texte théorique sur la question et les
fragments conservés, outre le fait qu’ils n’emploient pas le vocabulaire
de l’allégorie qui est, comme nous l’apprend Plutarque, de toute
manière tardif, semblent se borner à répéter inlassablement les
étymologies des noms des dieux en les mettant en rapport avec les
éléments du monde matériel ou d’autres entités du système stoïcien.
Depuis une quinzaine d’années, on en est même venu à contester que
les stoïciens aient vraiment porté un quelconque intérêt à l’allégorie

* CNRS, Villejuif (UPR 76).


Cette contribution reprend le texte d’un exposé donné au Centre Léon Robin le17 dé-
cembre 1999.
1. Jean Pépin, Mythe et allégorie. Les origines grecques et les contestations judéo-
chrétiennes (1958), 2e éd., Paris, 1976, p. 124. Voir aussi R. Pfeiffer, History of Classical
Scholarship from the Beginnings to the End of the Hellenistic Age, Oxford, 1968, p. 237 :
« Orthodox Stoics were necessarily allegorists in their interpretation of poetry. […] The
world-wide spread of allegorism was due to its acceptance by the Stoic school. »
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d’Homère. C’est ce qu’ont fait notamment Peter Steinmetz2 et Antony


Long3. Je ne vais pas retracer ici l’histoire de cette tradition allégorique
qui a été si bien étudiée par Jean Pépin, dans son Mythe et allégorie4,
mais je voudrais présenter rapidement quelques éléments du dossier et
proposer quelques réflexions qui mériteraient certainement d’être
vérifiées et approfondies.

L’ALLÉGORIE AVANT LES STOÏCIENS

Que l’on ait chez les Grecs interprété allégoriquement les poèmes
d’Homère et d’Hésiode ne saurait être contesté. Philon d’Alexandrie,
dans son De Providentia, rappelle cette tradition à son neveu Alexandre
qui accusait les poètes d’impiété et de blasphème contre les dieux :
Si la gloire d’Hésiode et d’Homère s’est répandue par toute la terre,
c’est grâce au sens caché sous les mots. Leurs nombreux exégètes en
sont remplis d’admiration et, depuis leur époque jusqu’à nos jours, ils
n’ont cessé d’être un sujet d’admiration. […] Les passages que tu viens
de mentionner ne renferment pas de blasphème contre les dieux, mais
attestent la présence d’une théorie physique (physiologia) cachée dont il
est interdit de dévoiler les mystères à ceux dont la tête n’est pas ointe.
[…] Ce que l’on raconte d’Héphaïstos sous le couvert d’une fable,
rapporte-le au feu, ce que l’on a dit d’Héra à la nature de l’air, ce que
l’on dit d’Hermès au Logos et ainsi de suite en ce qui concerne les
autres dieux, suivant la méthode de la théologie. Alors, à coup sûr, les
poètes que tu viens d’accuser recevront tes louanges pour avoir
vraiment et dignement célébré la divinité5.

Ce témoignage général peut suffire à nous convaincre qu’un exégète


juif comme Philon avait nettement conscience de s’inscrire dans une
tradition profane.

2. P. Steinmetz, « Allegorische Deutung und allegorische Dichtung in der alten


Stoa », Rheinisches Museum für Philologie, 129 (1986), p. 18-30.
3. A. Long, dans une étude de 1992 intitulée « Stoic readings of Homer » et reprise
comme chapitre III (p. 58-84) de ses Stoic Studies, Cambridge, 1996, XVI-309 p. À lire
également du même auteur : « Allegory in Philo and Etymology in Stoicism : A plea for
drawing distinctions », The Studia Philonica Annual, 9 (1997), p. 198-210.
4. J. Pépin, op. cit. Sur l’allégorie stoïcienne, voir p. 221-244.
5. Phil., Prov., II, 40-41 (trad. M. Hadas-Lebel). Par rapport aux textes stoïciens que
nous lirons, ce passage a pour caractéristique de subordonner l’emploi de l’étymologie
(Hèphaïstos, Héra, Hermès) et de l’allégorie à la défense et à la valorisation d’Hésiode et
d’Homère. Le but est de révéler la physiologie cachée derrière les textes classiques
injustement calomniés.
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Cette allégorie est bien antérieure à Platon6. Les témoignages pour


cette époque ancienne ne sont pas nombreux, mais ils permettent à tout
le moins d’établir un certain nombre de points.
Les critiques que Platon, dans sa République, adresse à l’allégorie
des mythes montrent qu’avant lui déjà on interprétait de façon
allégorique de nombreux épisodes d’Homère7 :
Hèra enchaînée par son fils, Hèphaïstos lancé au loin par son père
pour avoir voulu secourir sa mère rompue de coups, toutes les batailles
des Dieux dans les poèmes d’Homère, ce sont des histoires auxquelles il
ne faut pas donner accès dans la Cité, ni si un sens symbolique en
soutient l’invention, ni si cette invention est dépouvue de toute signi-
fication symbolique : la jeunesse est en effet incapable de discerner ce
qui est symbole et ce qui ne l’est pas.

Ce même texte montre que l’interprétation donnée prenait


explicitement en compte le récit même d’Homère et ne se limitait pas à
retrouver, grâce à l’étymologie, un symbolisme général des dieux de la
mythologie ou de leurs noms.
On se rappellera également le fameux passage du Protagoras, où le
sophiste présente Homère comme un sophiste camouflant ses idées sous
le couvert de la poésie :
Ce que j’affirme, moi, c’est que l’art du sophiste est un art ancien,
mais que ceux des Anciens qui l’ont exercé, par crainte de ce qu’il a
d’importun, ont pris à cet effet un déguisement dont ils l’ont enve-
loppé : ceux-ci, la poésie, comme Homère, Hésiode, Simonide ; ceux-
là, de leur côté, tels Orphée ou Musée, les initiations et les vatici-
nations…8.

Même si on ne prend pas trop au sérieux cet argument de


Protagoras, on peut estimer que présenter ainsi Homère ou Hésiode
comme des sophistes qui avaient déguisé leur enseignement sous une
forme poétique, invitait à mettre en œuvre une méthode de lecture

6. Sur cette allégorie préplatonicienne, voir l’intéressante étude de N.J. Richardson,


« Homeric professors in the age of the Sophists », Proceedings of the Cambridge
Philological Society, 21 (1975), p. 65-81.
7. Pl., R., II, 378d (trad. Robin). Le passage de Platon ne permet pas de savoir si de
telles interprétations étaient largement répandues ou si elles étaient le fait d’auteurs
particuliers. P. Boyancé, Le culte des Muses chez les philosophes grecs. Études d’histoire
et de psychologie religieuses, coll. BEFAR 141, Paris, 1937, p. 121-131, les rattachait au
pythagorisme. Le passage est précieux par son ancienneté, car les témoignages relatifs
aux autres allégoristes présocratiques, comme Théagène de Rhégium ou Métrodore de
Lampsaque, proviennent d’auteurs beaucoup plus éloignés dans le temps.
8. Pl., Prt., 316d (trad. Robin).
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susceptible de retrouver l’enseignement caché que ces sophistes


auraient dissimulé sous leurs poèmes.
L’enseignement dégagé relevait essentiellement de la physiologie,
la science de la nature. Mais chez Métrodore de Lampsaque, les symbo-
lismes des héros et des dieux concernent également la constitution de
l’homme :
(Il traitait) des lois et des coutumes en usage chez les hommes, et
(ajoutait) qu’Agamemnon est l’éther, Achille le Soleil, Hélène la Terre,
et Alexandre l’air, Hector la Lune, et que les autres personnages ont
reçu leurs noms d’une façon semblable à cet exemple. Parmi les dieux,
Déméter est le foie, Dionysos la rate et Apollon la bile9.

ALLÉGORIE ET SENS FIGURÉ

Pour étudier une tradition littéraire aussi vaste que l’allégorie, on


pourrait être tenté de s’en tenir à une description de toutes les exégèses
que leurs auteurs ont définies comme « allégoriques ». Une telle
méthode serait très insatisfaisante. Tout d’abord, elle conduirait à
négliger nombre de textes où le mot « allégorie » n’apparaît pas, mais
où l’exégèse est nettement allégorique. Plutarque10 avait déjà remarqué
que les Anciens parlaient d’uJpovnoia, là où les interprètes plus récents
parlent d’ajllhgoriva. C’est assez fréquemment le mot symbolon que
l’on rencontrerait dans d’autres textes tout aussi allégoriques. Mais une
telle approche empirique risquerait surtout de nous faire adopter une
définition de l’allégorie qui ne correspond pas nécessairement à sa
conception originale.
Je prendrai quelques exemples d’explications qu’on a présentées,
dans l’antiquité, comme des exégèses allégoriques, mais qui devraient
plutôt être rattachés à l’emploi du sens figuré. Lorsque l’auteur d’un
traité sur Homère (transmis sous le nom de Plutarque) retrouve chez le
Poète les différentes figures du langage (tropes) et qu’il choisit comme

9. DK 61 A 4 (b) = Philod., Poem., PHerc. 1081, col. III 2-14 (F. Sbordone, Ricerche
sui papiri ercolanesi, t. II, Naples, 1976, p. 225) : ka i ; perªi ;º novmwªnº kaªi ; ejªqisºmw`n
tw`ªnº paªrº∆ ajnªqrwvºpoªi~º, kai ; to;n ∆Agªaºmevmnona me;n aijqevra ei\nai, to;n ª∆Acilleva d∆
h{lion, th;n jElevnhn de; gh`n kai; to;n ∆Alevªxaºndron ajevra, to;n ”Ektoªraº de; selhvnhn kai;
tou;~ a[lªlouº~ ajnalovgw~ wjnomavsªqaiº touvtoi~. tw`n de; qew`n ªth;nº Dhvmhtra me ;n h|pªarº,
ªto;n Diovvºnuson de; splh`ªnaº, ªto;n ∆Aºpovllwªiº de ; colhvªnº. Sur les justifications que l’on
pouvait apporter à ces symbolismes dans le texte homérique, voir Richardson, art. cité,
p. 69.
10. Plut., Quom. Adol. poet., 4, 19 E-F.
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exemple d’allégorie Odyssée, XXII, 195-196, on peut légitimement


contester l’emploi de ce mot pour caractériser la figure utilisée par
Homère11. À Mélantheus, chevrier d’Ulysse, qu’il vient de faire
suspendre au plafond pieds et poings liés, Eumée, le porcher, déclare :
« Te voilà bien posté maintenant pour la nuit!… veille, ô Mélantheus!
c’est le lit qu’il te faut! une couche moelleuse! » Homère ferait
comprendre une chose en disant autre chose : « il dit que celui qui est
attaché et suspendu va dormir dans un lit douillet »12. Faire comprendre
une chose en disant autre chose, c’est effectivement la définition la plus
répandue de l’allégorie dans l’antiquité. Elle est tirée de l’étymologie
du mot et peut s’appliquer à l’allégorie. Elle ne rend cependant pas
compte de l’essentiel de l’allégorie. Car dans les deux vers d’Homère,
la portée figurée de l’expression fait strictement partie du sens littéral.
C’est bien ce qu’Homère voulait que le lecteur comprenne. Que l’on
parle d’euphémisme, d’ironie ou d’antiphrase, on reste dans les confins
du sens littéral. Parler d’allégorie à ce propos, c’est ne plus voir les
traits caractéristiques de ce procédé littéraire.
Une incompréhension similaire de la nature de l’allégorie se
manifeste dans les efforts pour la rapprocher de la métonymie. Si je
dis : « Hector saisit la coupe et l’avala d’un trait », personne ne
comprendra que le héros a bu autre chose que le contenu du récipient.
La portée figurative du langage n’a rien à voir avec l’allégorie : elle
relève du sens littéral, qui est le seul voulu par l’auteur, même quand il
emploie des images pour l’exprimer. Ainsi, lorsqu’Antisthène explique
Iliade, XI, 636 (« Quand cette coupe est pleine, un autre que Nestor
aurait du mal à la soulever de la table ») comme signifiant que le
vieillard Nestor supportait le vin mieux que les autres, il n’entend pas
dévoiler une vérité philosophique cachée sous la lettre, mais
simplement mettre en lumière la véritable signification du passage,
exprimée par le poète grâce à l’emploi métonymique de la coupe qu’il
faut porter13.
L’exemple d’allégorie fourni par Héraclite dans ses Allégories
d’Homère est de même des plus contestables. Selon lui, Homère

11. [Plut.], Hom., II, 70 : Touvtoi" paraplhsivw" e[cei kai; hJ ajllhgoriva, h{per e{teron
di∆ eJtevrou parivsthsin, oi|ovn ejsti tou'to:
nu'n me;n dh; mavla pavgcu, Melavnqie, nuvkta fulavxei",
eujnh'/ e[ni malakh'/ katalevgmeno", wJ" ejpevoike:
to;n ga;r ejn desmoi'" o[nta kai; ajnhrthmevnon ejn koivth/ aJpalh'/ uJpnwvsein levgei.
12. Traduction de Victor Bérard (coll. La Pléiade).
13. Sur cette interprétation d’Antisthène, voir J. Pépin, « Aspects de la lecture
antisthénienne d’Homère », dans M.-O. Goulet-Cazé et R. Goulet (éds.), Le cynisme
ancien et ses prolongements, Paris, 1993, p. 6-12.
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nous offre un cas fort clair de ce mode d’expression dans les vers où
Ulysse, énumérant les malheurs qu’apportent la guerre et les batailles,
dit :
Le bronze y répand sur la terre
beaucoup de paille et peu de grain,
quand vient à s’incliner la balance de Zeus. (Il., XIX, 222 sq.).
Ici on parle agriculture mais on pense bataille ; en somme, on fait
entendre ce qu’on veut dire au moyen d’évocations toutes différentes.
L’allégorie est donc une figure courante chez les écrivains (Héraclite
cite Archiloque, Alcée et Anacréon) et qu’Homère lui-même n’a pas
ignorée14.

Le scholiaste antique refusait à juste titre de parler d’allégorie


parfaite ou authentique à propos de ces vers, dans lesquels il ne
reconnaissait qu’une comparaison15. Dans ces trois exemples, le sens
que l’on qualifie d’allégorique n’est pas caché sous la lettre du texte, il
est la signification véritable de l’image même employée par l’auteur.
Une autre source fréquente de confusion est d’appeler allégoriques
les explications fournies de réalités essentiellement symboliques. On
parle ainsi d’allégorie à propos du vêtement du Grand-Prêtre présenté,
dans le Livre de la Sagesse, comme un symbole de l’Univers (18, 24 :
ejpi; ga;r podhvrou" ejnduvmato" h\n o{lo" oJ kovsmo~). De tout temps dans le
judaïsme les vêtements liturgiques ont dû recevoir des symbolismes et
cela indépendamment d’un projet d’interprétation allégorique du texte
sacré. Il est donc légitime de penser que c’est au sens littéral que, selon
l’auteur du Livre de la Sagesse, le vêtement d’Aaron symbolise
l’univers : le vêtement n’a dans cette perspective d’autre fonction que
symbolique. De même, selon Sag., 10, 7, la femme de Lot aurait été
changée en colonne de sel « pour commémorer le souvenir d’une âme
incrédule » (ajpistouvsh" yuch'" mnhmei'on eJsthkui'a sthvlh aJlov~) : ici
encore on ne saurait parler d’allégorie, puisque c’est le personnage
concret, dont on ne conteste nullement la réalité historique, qui est
présenté comme un symbole. Du point de vue de l’auteur du Livre de la
Sagesse qui se fait ici exégète, c’est au sens le plus littéral que cette
colonne de sel rappelle l’incrédulité de la femme de Lot !
On cite généralement le nom d’Aristobule parmi les représentants
de l’allégorie préphilonienne. Origène, Contre Celse, IV, 51, l’associe à
Philon d’Alexandrie parmi les auteurs de commentaires allégoriques de

14. Heraclit., Alleg., 5, 14-6, 1 (trad. Buffière).


15. Scholie du manuscrit de Venise B sur Il. XIX 222. Voir l’édition de Buffière, p. 6
n. 3 (reportée en p. 92).
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la Loi qu’aurait pu lire son adversaire Celse. Mais l’Interprétation des


saintes Lois qu’Aristobule (dont Eusèbe situe l’acmè en 176 av. J.-C.16)
avait dédiée à Ptolémée [VI Philométor] appliquait-elle la méthode
allégorique?
On qualifie habituellement d’allégorique l’explication qu’il propose
à Ptolémée des anthropomorphismes de la Bible dans un fragment
conservé par Eusèbe, Préparation évangélique, VIII, 10. Eusèbe y
reconnaît effectivement de l’allégorie (VIII, 10, 18). Si l’on s’en tient
cependant à une conception stricte de l’allégorie, il faut refuser
d’inclure l’exégèse d’Aristobule dans ce courant exégétique. Tout
d’abord, Aristobule ne s’intéresse guère qu’à un certain nombre
d’anthropomorphismes bibliques (les mains, les pieds et le visage de
Dieu, la descente de Dieu, la voix de Dieu, etc.). Or l’anthropo-
morphisme ne choque vraiment que l’esprit qui lit l’Écriture en son
sens le plus obvie. Les anthropomorphismes sont pour Aristobule des
difficultés ponctuelles qui doivent recevoir une solution dans le cadre
d’une juste conception de la Divinité. Identifier les mains de Dieu à la
puissance de Dieu peut paraître tout à fait acceptable à Aristobule ou à
Philon, mais c’est une interprétation qu’auraient sans doute jugée bien
naïve des philosophes grecs pratiquant l’allégorie. Lorsqu’on considère
que la descente de Dieu sur la montagne signifie son intervention
miraculeuse et qu’elle permet d’expliquer le feu qui ne consume pas et
les sons de trompettes que ne produit aucun instrument, on montre
qu’on n’a vraiment aucun besoin de l’allégorie!
Ma deuxième remarque porte sur l’absence dans ces fragments de
tout vocabulaire spécifique de l’allégorie. Si l’on voulait caractériser la
méthode exégétique d’Aristobule, c’est vers l’explication des grammai-
riens qu’il faudrait se tourner. Aristobule ne prétend pas qu’un sens
caché doit être dévoilé sous la lettre. Si l’on dépasse le plan des appa-
rences, on doit reconnaître qu’une expression comme « les mains de
Dieu » « rejoint le langage que nous aussi nous employons ».
Lorsqu’en effet toi qui es roi tu envoies des forces pour conquérir
quelque chose, nous disons : le roi a une grande main et les auditeurs
font la transposition sur la puissance dont tu disposes. […] Il est ainsi
démontré que les mains sont en rapport avec la puissance de Dieu. Et de

16. La datation d’Aristobule reste contestée. Wendland y a vu un pseudépigraphe


d’époque chrétienne. J’accepte ici la datation ancienne, défendue notamment par Walter,
parce qu’elle est la plus défavorable à mon interprétation… Voir N. Walter, « Fragmente
jüdisch-hellenistischer Exegeten : Aristobulos, Demetrios, Aristeas », dans A.H. J. Gun-
neweg et alii, Unterweisung in lehrhafter Form, coll. « Jüdische Schriften aus
hellenistisch-römischer Zeit », Bd. III, Lief. 2, Gütersloh, 1975, p. 261-279.
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fait il est possible de concevoir par voie de métaphore que toute la force
des hommes et leurs activités résident dans leurs mains. C’est pourquoi
le Législateur a correctement usé de métaphore en recherchant le style
élevé, quand il appelle « mains de Dieu » les actions (qu’il accomplit)17.

Aristobule se borne donc à rappeler la légitimité d’un style élevé


(megalei'on) qui fait appel à la métaphore. Ce type d’explication
pourrait évidemment être adopté par le grammairien le plus hostile à
l’allégorie, car la métaphore ne dissimule pas un niveau de langage sous
un autre ; seul l’inculte peut croire que la lettre du texte, ce que l’auteur
dit et veut dire, se situe dans la matérialité de l’image employée. La
métaphore comme procédé de langage ne relève donc aucunement du
genre allégorique et ce n’est pas la méthode allégorique qui amène
Aristobule à expliquer les anthropomorphismes par la métaphore.

CARACTÉRISTIQUES DE L’ALLÉGORIE PHILOSOPHIQUE ANCIENNE

Ainsi, une étude historique de l’allégorie ne peut faire l’économie


d’une clarification des concepts. Tout n’est pas forcément allégorique
dans ce qui fut historiquement appelé allégorie. Il importe également de
distinguer entre des formes originelles et des formes dérivées surgies
dans des contextes culturels où l’allégorie demandait des ajustements. Il
peut sembler excessif de contester que des commentateurs de l’Écriture
comme Philon ou Origène aient pratiqué l’allégorie, puisqu’aussi bien
ils ont revendiqué cette méthode et s’en sont fait les théoriciens. Et
pourtant un auteur comme Philon n’a guère pratiqué qu’une forme
édulcorée de l’allégorie, dans la mesure où il ne remet pratiquement
jamais en cause l’historicité des récits bibliques dans lesquels il
découvre des significations cachées. À sa suite et sous son impulsion,
une longue tradition chrétienne a construit une théorie des sens
multiples de l’Écriture dans laquelle l’allégorie prenait sa place en
respectant une lecture littéraliste. Mais le terme harmonieux de cette
évolution ne doit pas nous faire méconnaître le caractère foncièrement
anti-littéraliste de l’allégorie philosophique ancienne. L’historien qui
travaille avec un concept trop flou de l’allégorie risque de ne pas

17. Eus., P. E., VIII, 10, 7-9 : o{tan ga ;r dunavmei~ ejxapostevllh~ su ; basileu;~ w[n,
boulovmenov~ ti katergavsasqai, levgomen : megavlhn cei`ra e[cei oJ basileuv~, feromevnwn tw`n
ajkouovntwn ejpi ; th;n duvnamin h}n e[cei~. […] w{ste dhlou`sqai ta ;~ cei`ra~ ejpi; dunavmew~
ei\nai qeou` : kai; ga;r e[sti metafevronta~ noh`sai th;n pa`san ijscu;n tw`n ajnqrwvpwn kai ; ta;~
ejnergeiva~ ejn tai`~ cersi;n ei\nai. diovper kalw` ~ oJ nomoqevth~ ej p i; to  ; megalei`on
metenhvnoce, levgwn ta;~ sunteleiva~ cei`ra~ ei\nai qeou`.
LA MÉTHODE ALLÉGORIQUE CHEZ LES STOÏCIENS 101

percevoir où surgissent les innovations et où interviennent les


déformations.
Pour un commentateur ancien, fournir une interprétation allégorique
d’un texte, ce n’est rien d’autre que reconnaître le sens allégorique
caché par l’auteur sous la lettre de son texte. L’allégorie est un procédé
d’écriture avant d’être une méthode d’exégèse. Historiquement, il se
pourrait bien qu’on ait découvert des allégories avant que des auteurs
aient pensé en mettre dans leurs textes et avant que les grammairiens
aient théorisé cette figure du langage18. Car les allégories littéraires ou
artistiques (ce que Long appelle les textes allégoriques au sens fort) se
distinguent assez nettement des allégories que l’on prête à des auteurs
comme Homère en ce qu’elles sont généralement assez visibles et ne
conservent qu’un mince voile de réalisme ou d’historicité. Il ne faut pas
beaucoup d’imagination pour comprendre que la Melencolia de Dürer
s’épuise dans le symbolisme de ses diverses composantes, quel qu’il
soit.
Au risque de sacrifier une partie de la riche diversité des témoi-
gnages historiques, on peut chercher à dégager quelques traits caracté-
ristiques de l’allégorie philosophique ancienne. Premièrement, l’allé-
gorie concerne essentiellement des œuvres, littéraires ou artistiques, et
non des réalités (la soi-disant allegoria in factis) ou des personnages,
mythiques ou historiques19. Puisqu’il s’agit de retrouver un sens caché,
il faut supposer qu’un auteur a caché ce sens. C’est un point important
qui invite à lui seul à contester le caractère allégorique de certaines
explications des noms des dieux. Nous y reviendrons.
Deuxièmement, le sens allégorique est un sens caché que l’on risque
normalement de ne pas apercevoir. Il est essentiel à cette conception de
l’allégorie que la lettre du texte conserve une cohérence capable de
donner le change au lecteur non prévenu. Comme nous l’avons vu,
l’allégorie se distingue nettement du sens littéral figuré, qui, lui, est
immédiatement saisi par un lecteur normalement constitué. L’allégorie
est indissociablement liée à une intention de dissimulation ou de

18. Selon la Souda G 388, t. I, p. 535, 28-31 Adler, Gorgias aurait été le premier à
user des figures de rhétorique comme l’allégorie : ou\to~ prw`to~ tw`/ rJhtorikw/` ei[dei th`~
paideiva~ duvnamivn te frastikh ;n kai tevcnhn e[dwke, tropai`~ te kai ; metaforai`~ kai ;
ajllhgorivai~ kai ; uJpallagai`~ kai ; katacrhvsesi kai ; uJperbavsesi kai ; ajnadiplwvsesi kai ;
eJpanalhvyesi kai ; ajpostrofai`~ kai ; pariswvsesin ejcrhvsato.
19. Il arrive bien sûr qu’on parle des dieux tels qu’ils sont connus par les poèmes
d’Homère ou d’Hésiode sans faire explicitement référence à ces textes.
102 RICHARD GOULET

dévoilement sélectif du sens : elle est invisible au lecteur qui se


contente d’une lecture superficielle du texte20.
Troisièmement, l’allégorie implique une cohérence et une conti-
nuité. Puisqu’on recherche un sens caché voulu par l’auteur, il ne suf-
fira pas d’isoler un passage pour y découvrir une allégorie, sans prendre
en considération l’ensemble du texte. Une œuvre littéraire doit répondre
à une exigence d’unité et si elle doit transmettre un sens caché, c’est
l’ensemble de l’œuvre qui doit se prêter à une telle lecture. L’allégorie
est une méthode rationnelle et elle présuppose que l’auteur a construit
son œuvre de telle façon que tous les détails du texte et que l’ensemble
des épisodes prennent place dans l’élaboration d’un sens caché
cohérent21.
Quatrièmement, l’allégorie implique normalement la négation du
sens littéral et le rejet de l’historicité des récits mythiques. On imagine
mal que le commentateur qui voit dans le récit mythique un symbo-
lisme volontairement caché par son auteur ait par ailleurs accepté de
voir dans ces récits un compte rendu fidèle d’événements historiques
réellement survenus. C’est même l’absurdité ou l’inconvenance du sens
littéral qui seront le plus souvent considérées comme les indices de la
présence d’un sens caché, si bien qu’une composante inévitable de la
méthode allégorique sera de dénoncer le caractère inacceptable du sens
littéral. Cette caractéristique entraîne une conséquence qui a été
rarement reconnue par les historiens de l’allégorie : une véritable
allégorie est difficilement concevable en milieu judéo-chrétien, car elle
implique rien de moins qu’une dénonciation de la lettre et de
l’historicité des récits bibliques. Chez saint Paul, qui connaît la
terminologie grecque de l’allégorie, comme déjà chez Philon
d’Alexandrie, l’exégèse de l’Ancien Testament n’est en aucune façon
une entreprise de dénonciation de la lettre et de l’histoire22. L’allégorie

20. Je renvoie sur ce point aux riches dossiers rassemblés par Jean Pépin, notamment
en ce qui concerne Philon d’Alexandrie : « Remarques sur la théorie de l’exégèse
allégorique chez Philon », dans les actes du colloque Philon d’Alexandrie (Lyon 11-15
septembre 1966), Paris, 1967, p. 131-167, repris dans La tradition de l’allégorie de
Philon d’Alexandrie à Dante, t. II : Études historiques, Paris, 1987, p. 7-40.
21. Cela ne signifie pas qu’historiquement l’allégorie soit immédiatement apparue
comme un commentaire continu de toute une œuvre. C’est peut-être bien à l’occasion des
passages les plus délicats d’Homère ou des autres poètes que l’on a élaboré une telle
méthode. La terminologie ancienne, qui parlait de sous-entendu (uJpovnoia), évoque plutôt
des interprétations ponctuelles de passages difficiles qu’un commentaire systématique.
22. Même quand Paul emploie le terme d’allégorie (Gal., 4, 24), il se réfère à un
mode d’interprétation qui voit dans des personnages historiques de l’Ancien Testament
des figures du Christ ou de l’Église. Parler d’allégorie à ce propos, c’est risquer de ne plus
voir les origines juives véritables de ce mode d’exégèse. Voir J. Pépin, Mythe et allégorie,
LA MÉTHODE ALLÉGORIQUE CHEZ LES STOÏCIENS 103

n’apporte généralement chez ces auteurs qu’un surplus de sens


religieux à un texte dont la littéralité n’est pas foncièrement mise en
cause.
Cinquièmement, l’allégorie étant une méthode, elle doit respecter
des règles23. Pour fantaisiste qu’elle nous paraisse, elle ne saurait se
déployer à l’aventure, proposant des symbolismes différents pour les
mêmes figures, attribuant des symbolismes négatifs aux héros et des
symbolismes positifs à leurs adversaires, laissant inexpliqués des détails
qui remettent en cause le symbolisme d’ensemble. Lorsqu’elle ne
respecte pas de telles règles, l’allégorie se déconsidère et perd de sa
vraisemblance24.
Sixièmement, l’allégorie apparaît historiquement comme une solu-
tion à un problème culturel bien déterminé, lorsque des textes vénérés,
pour des raisons artistiques ou religieuses, finissent par ne plus corres-
pondre aux exigences d’une société soumise à des normes intellec-
tuelles ou morales nouvelles. Or, au moins depuis Xénophane25,
l’image des dieux fournie par Homère ou Hésiode ne pouvait plus être
acceptée par un Grec cultivé de l’époque des lumières, du moins si on
prenait les textes au pied de la lettre. De même les récits bibliques de la
Création fournissaient du Dieu de l’Ancien Testament une image qui
heurtait l’idée que des Alexandrins cultivés, qu’ils soient Juifs ou
Chrétiens, formés sous l’influence de la philosophie grecque notam-
ment, pouvaient se faire de la divinité. L’allégorie essaie donc de
sauver le texte, de le valoriser, de l’actualiser en le démythologisant et
en renonçant à son sens historique.
Septièmement, l’allégorie est en principe ouverte à tout lecteur
capable de scruter intelligemment le texte. Elle se distingue par là de
l’exégèse ésotérique ou divinatoire pratiquée par exemple à Qumrân,
qui ne retenait guère de la lecture des textes sacrés que des révélations
cachées relatives à la situation de la secte par rapport au monde26.

p. 252 : « C’est au judaïsme palestinien, dans lequel Paul a été élevé, qu’il faudrait
demander l’inspiration de son allégorie biblique, ou plus simplement à son propre génie
religieux ».
23. Philon mentionne à plusieurs reprises de telles lois, canons ou règles de
l’allégorie : Somn., I, 102 ; Abr., 68 ; Somn., I, 73 ; Spec., I, 287 ; Prov., II, 41 ; Quaest.
Gen., IV, 178.
24. Là encore, cela ne veut pas dire que toute allégorie antique respecte ces règles,
mais on peut estimer que c’est par rapport à de telles règles qu’elle méritait d’être jugée.
25. Selon Xénophane (DK 21 B 11), « Homère et Hésiode ont attribué aux dieux
toutes les actions que les hommes tiennent pour honteuses et blâmables, le vol, l’adultère
et la tromperie réciproque » (trad. J. Pépin, op. cit., p. 93-94).
26. Ainsi l’exégèse du Commentaire d'Habacuc retrouvée à Qumrân, loin de
présenter « un caractère résolument allégorique » (J. Pépin, Mythe et allégorie, p. 224,
104 RICHARD GOULET

Ces sept traits caractéristiques, qu’il serait sans doute possible de


compléter par d’autres observations, permettent de mettre en pespective
les témoignages que l’on rattache à l’allégorie, tant chez les Grecs que
chez les Juifs et les Chrétiens27.

APPROPRIATION STOÏCIENNE D’HOMÈRE

Venons-en à l’ancien stoïcisme. On se retrouve devant un corpus


assez étendu de fragments et de témoignages, mais dans lequel il
convient de procéder à un tri minutieux. Que les stoïciens, depuis
Zénon, se soient intéressés à Homère, d’innombrables fragments per-
mettent de l’établir et des titres d’ouvrages expressément consacrés à
Homère sont signalés. Zénon aurait ainsi écrit cinq livres entiers de
Problèmes homériques28. Cléanthe écrivit de même un traité intitulé Sur
le Poète29. Plusieurs fragments de Chrysippe concernant Homère
doivent être rattachés à cet intérêt général pour le Poète30. Dans la
plupart des cas, les témoignages concernent des prises de positions plus
ou moins érudites sur l’état du texte, la correction morphologique ou
syntaxique d’une formule, la coupure des mots qui peuvent s’interpréter
différemment, l’identification de tel ou tel personnage mentionné31.
Cette érudition que l’on trouve attestée dans plusieurs fragments de
Zénon ou de Chrysippe a été consignée dans les Scholies sur Homère
ou Hésiode. Les explications qui sont fournies ne font jamais appel à
l’allégorie. Comme tous les intellectuels, les stoïciens s’intéressaient à
Homère, parce qu’Homère était une pièce incontournable de la paideia
grecque.

n. 9), a été décrite comme une exégèse « divinatoire » (A. Dupont-Sommer, Les écrits
esséniens découverts près de la Mer morte, 3e édition, Paris, 1968, p. 267) ou
« ésotérique ».
27. On peut observer ce passage d’une allégorie philosophique radicale à une
allégorie religieuse modérée dans l’œuvre de Philon d’Alexandrie lui-même qui critique
et adapte un commentaire résolument philosophique de l’Écriture composé par des Juifs
alexandrins. Voir sur ce point R. Goulet, La philosophie de Moïse. Essai de reconstitution
d’un commentaire philosophique préphilonien du Pentateuque, coll. « Histoire des
doctrines de l’Antiquité classique » 11, Paris, 1987, 621 p.
28. D. L., VII, 4 = SVF I 41 (FDS 189). Il écrivit également un traité Sur la façon
d’écouter la poésie, mais on ignore s’il y abordait le problème de l’allégorie.
29. D. L., VII, 175 = SVF I 481 (FDS 192). Pour les fragments que l’on peut
rapporter à cet ouvrage, voir SVF I, p. 138.
30. SVF III 769-777.
31. P. Steinmetz, art. cité, p. 19-21.
LA MÉTHODE ALLÉGORIQUE CHEZ LES STOÏCIENS 105

Cela ne veut pas dire que d’autres ouvrages n’abordaient pas


Homère d’un point de vue allégoriste. Il est possible que les thèmes
mythologiques qui apparaissent dans les titres de certains traités, par
exemple, le Thyeste de Persaios32 (VII, 36), l’Hermès ou la Médée
d’Hérillos (VII 166), Sur les dieux ou Sur les géants de Cléanthe (VII
175), aient été traités de façon allégorique. Comme en général seul le
titre est conservé, il est impossible d’en être sûr.
On sait également qu’Homère, tout comme Hésiode, Euripide et
d’autres poètes, était très fréquemment cité par Chrysippe pour appuyer
telle ou telle prise de position doctrinale. On reprochait même à
Chrysippe d’avoir tellement cité la Médée d’Euripide qu’il l’avait
pratiquement intégralement recopiée dans un de ses traités33. Selon
Galien, Chrysippe a rempli son ouvrage de vers d’Homère, d’Hésiode,
de Stésichore, d’Empédocle et des Orphiques, également des tragiques,
de Tyrtée et des autres poètes. Galien34 cite ainsi pour ridiculiser la
méthode de Chrysippe des dizaines de vers d’Homère ou des autres
poètes. Chrysippe pensait trouver dans les gestes et le langage quoti-
dien, de même que chez les poètes anciens, des confirmations d’un bon
sens populaire ou d’une sagesse primitive concernant par exemple la
localisation de l’hégémonique de l’âme dans le cœur. Or, en parcourant
ces dizaines de citations, il est facile de constater que dans la plupart,
voire dans la totalité des cas, Chrysippe entend ces passages au sens
littéral. Cette appropriation d’Homère n’impliquait donc pas nécessai-
rement l’allégorie. On pourrait même dire que lier l’utilisation d’un
passage d’Homère à l’interprétation allégorique qu’il faudrait lui
donner aurait été d’une singulière maladresse méthodologique pour en
fonder la portée argumentative.
C’est à cette même pratique que l’on peut rattacher un passage de
Sénèque qui montre que les philosophes des différentes écoles prêtaient
à Homère des doctrines fort diverses :
À moins que par hasard ils ne te convainquent qu’Homère était
philosophe, quand les arguments à l’appui de leur thèse en sont
proprement la négation. Tantôt on en fait un stoïcien n’ayant d’estime
que pour la vertu, abhorrant le plaisir et ne s’écartant de l’honnête au
prix même de l’immortalité ; tantôt on en fait un épicurien louant l’état
d’une cité paisible où la vie s’écoule parmi les festins et les chants de
fête ; c’est un péripatéticien qui présente une division tripartite des

32. Persaios, disciple de Zénon, commentait Homère dans la même perspective selon
Dion Chrysostome, Discours, LIII, 5 = SVF I 456 (FDS 608).
33. D. L., VII, 180 = SVF II 1 (FDS 154).
34. Galien, Sur les doctrines d’Hippocrate et de Platon. SVF II 906.
106 RICHARD GOULET

biens ; enfin c’est un académicien qui dit que tout n’est qu’incertitude.
La preuve qu’il n’est rien de tout cela, c’est qu’il est tout cela, ces
systèmes se trouvant incompatibles35.

Ce passage est parfois cité comme témoignage sur la tradition


allégorique chez les philosophes. Si Sénèque pensait vraiment à une
interprétation allégorique, il faudrait en conclure que l’allégorie était
pratiquée non seulement par les stoïciens, mais aussi par les péripa-
téticiens, les épicuriens et les académiciens, ce qui ne semble pas bien
confirmé par les sources plus autorisées. Sénèque ne dit d’ailleurs pas
que c’est grâce à l’allégorie que l’on retrouvait chez Homère de telles
doctrines. Mais ce n’est pas exclu non plus. Car, bien sûr, dans aucun
passage d’Homère on ne trouve explicitement un enseignement sur les
doctrines évoquées.
La volonté de s’approprier l’autorité d’Homère que Sénèque
dénonce chez les philosophes peut être illustrée par un traité intitulé Sur
la poésie d’Homère qui a été conservé parmi les œuvres de Plutarque de
Chéronée. Ce traité qui a été bien édité il y a quelques années par Jan
Fredrik Kindstrand, a pour intérêt de présenter sous le couvert
d’Homère un tableau de la culture d’un homme cultivé de la fin du
IIe siècle de notre ère36. L’auteur s’attache en effet à illustrer par des
vers d’Homère les doctrines philosophiques de Thalès, Pythagore,
Xénophane, Démocrite, Empédocle, Platon, Aristote, tout comme celles
du stoïcisme ou de l’épicurisme, en montrant qu’Homère avait précédé
ces philosophes ou qu’il avait fourni les points de départ (aphormai)
des doctrines ultérieurement développées par eux.
Or, la plupart de ces citations ne sont pas exploitées dans la
perspective d’une interprétation allégorique. À y regarder de près, on
constate en effet que, quoi qu’en disent certains historiens37, l’allégorie
n’apparaît que dans deux ou trois paragraphes, là où l’auteur commente
des épisodes homériques classiques comme l’union d’Héra et de Zeus
ou les amours d’Aphrodite et d’Arès en les mettant en rapport avec la
théorie des éléments. Mais, dans l’esprit de l’auteur, Homère n’a pas
rédigé un traité de philosophie ou de rhétorique. Il faut donc bien se

35. Sen., Ep., 88, 5 (trad. H. Noblot, CUF 1957).


36. Voir [Plutarchi] De Homero edidit J. F. Kindstrand, coll. BT, Leipzig 1990, p. X.
37. Certains interprètes voient dans l’emploi généralisé de l’allégorie la preuve que
ce traité n’est pas de Plutarque. K. Ziegler, art. « Plutarchos von Chaironeia » 2, RE, XXI
1, 1970, col. 874-878. Un des arguments avancés pour contester l’attribution du traité à
Plutarque est « die durchgeführte allegorische Erklärungsweise » (col. 876). J. Pépin,
Tradition de l’allégorie, p. 131, n. 135 : « l’auteur expose ensuite comment la plupart des
théories cosmogoniques, physiques et philosophiques des fusikoiv et philosophes ulté-
rieurs peuvent être retrouvées chez Homère au moyen de l’interprétation allégorique. »
LA MÉTHODE ALLÉGORIQUE CHEZ LES STOÏCIENS 107

représenter que toutes ces informations qu’Homère avait à l’esprit ne


figurent dans ses poèmes que de façon allusive, cachées dans des
contextes où on ne les voit pas ouvertement. Par conséquent, il serait
légitime de replacer toute cette entreprise dans le cadre d’une approche
allégorique d’Homère. C’est ce que laisse entendre l’introduction à la
section consacrée aux doctrines philosophiques.
Le discours théorétique est celui qui contient ce qu’on appelle les
théorèmes […]. Ce sont ces théorèmes qu’ont traités ceux qui passent
leur temps dans la philosophie, dont les parties sont la physique,
l’éthique et la dialectique. Si nous apprenions qu’en toutes ces parties
Homère a donné les principes et les semences, comment ne serait-il pas
plus que tout autre digne de notre admiration? Que si les idées se
manifestent à travers des énigmes et des récits mythiques, il ne faut pas
considérer qu’il y a là un paradoxe. La cause en est la poétique et
l’habitude des anciens, (qui voulaient que) les amoureux du savoir,
attirés par une forme artistique (eumousia), recherchent et découvrent
aisément la vérité, mais que les incultes ne méprisent pas ce qu’ils ne
peuvent comprendre. Et en vérité ce qui est signifié au moyen de sous-
entendus (di∆ uJponoiva~) est édifiant (ou instructif), tandis que ce qui est
dit en apparence est facile38.

Il semble bien en pratique que l’auteur du De Homero, tout comme


Sénèque sans doute, en employant de telles citations pour s’approprier
l’autorité d’Homère, ne distinguait pas clairement entre deux perspec-
tives différentes comme nous avons tendance aujourd’hui à le faire. On
peut supposer en effet (a) qu’Homère a dit ceci, ce qui impliquait qu’il
pensait ou savait cela : il a parlé de l’Océan comme père de tous les
êtres (Il., XIV, 246) parce qu’il voyait, comme Thalès, dans l’eau le
principe de toutes choses, ou bien (b) qu’Homère a dit ceci, mais
voulait dire cela : il a parlé des servantes de Pénélope, mais voulait
nous donner un enseignement sur les disciplines préparatoires à l’étude
de la philosophie. Ce n’est que dans cette seconde perspective que l’on
peut parler formellement d’allégorie. Il n’est pas sûr que tous les

38. [Plut.], Hom., II, 92 : ÔO de; qewrhtiko;" lovgo" ejsti;n oJ perievcwn ta; kalouvmena
qewrhvmata […]. tau'ta de; meteceirivsanto oiJ ejn filosofiva/ diatrivyante", h|" ejsti mevrh
to; fusiko;n kai; hjqiko;n kai; dialektikovn. ejn dh; pa'si touvtoi" ta;" ajrca;" kai; ta; spevrmata
ejndidovnta ”Omhron eij katamavqoimen, pw'" oujk a]n ei[h pro; pavntwn qaumav zesqai a[xio"… eij
de; di∆ aijnigmavtwn kai; muqikw'n lovgwn tinw'n ejmfaivnetai ta; nohvmata, ouj crh; paravdoxon
hJgei'sqai: touvtou ga;r ai[tion ãhJÃ poihtikh; kai; ãto;Ã tw'n ajrcaivwn h\qo", o{pw" oiJ me;n
filomaqou'nte" metav tino" eujmousiva" yucagwgouvmenoi rJa'/on zhtw'siv te kai; euJrivskwsi
th;n ajlhvqeian, oiJ de; ajmaqei'" mh; katafronw'si touvtwn w|n ouj duvnantai sunievnai. kai; gavr
ejstiv pw" to; me;n di∆ uJponoiva" shmainovmenon ajgwgovn, to; de; fanerw'" legovmenon eujtelev".
108 RICHARD GOULET

auteurs anciens aient nettement distingué entre les deux perspectives.


Certains des auteurs modernes non plus.

INTERPRÉTATION PHYSIQUE DES MYTHES ET ALLÉGORIE

Il reste donc un petit nombre de fragments stoïciens qui retrouvent


dans les mythes des doctrines stoïciennes en faisant appel à une lecture
symboliste de type allégorique. Les épicuriens comme Velleius en tout
cas reprochaient à Chrysippe de faire d’Orphée, de Musée, d’Homère et
d’Hésiode de véritables stoïciens.
Dans son deuxième livre (c’est-à-dire dans le deuxième livre de son
traité Sur les dieux), il prend les récits fabuleux d’Orphée, de Musée,
d’Hésiode et d’Homère, et prétend les accommoder à la théorie des
dieux immortels qu’il a lui-même exposée dans le premier livre, de
sorte que les plus anciens poètes, qui n’en ont jamais eu le moindre
soupçon, ont l’air d’avoir été des stoïciens39.

Ce passage rejoint le témoignage de Sénèque, mais, dans le contexte


du De natura deorum de Cicéron, on voit que c’est à propos de
théologie que Chrysippe s’adonnait à l’étude de ces poètes antiques et
que, grâce à l’étymologie, les dieux étaient identifiés à des réalités de la
nature. On connaît bien les interprétations qui étaient ainsi
développées : Zeus serait le ciel ou l’éther, Héra l’air, Apollon le Soleil,
Artémis la lune, etc.
Selon Velleius, dans Cicéron, De natura deorum, I, 36, Zénon avait
déjà adopté une semblable méthode à propos des mythes d’Hésiode :
Dans son interprétation du poème d’Hésiode sur la Théogonie,
c’est-à-dire l’origine des dieux, Zénon fait table rase de la théologie
communément reçue. Car il ne range au nombre des dieux ni Jupiter, ni
Junon, ni Vesta, ni personne portant un nom de cette sorte ; il enseigne
au contraire que ces appellations ont été attribuées, à titre de symboles,
à des substances inanimées40 et muettes41.

39. Cic., N. D., I, 41 (SVF II 1077, trad. J. Pépin).


40. Voir aussi Philod., Piet., col. VI 7-9 (p. 16 Henrichs) : kai; tou;" a[llouª~º de; qeou;"
ajyuvcoi" ªwJº" kai; touvtouª~º sunªoiºkeioi'. Cette section du traité de Philodème n’est pas
incluse dans la récente édition de D. Obbink (éd.), Philodemus, On piety. 1. Critical text
with commentary, Oxford, 1996. IX-676 p. Il faut consulter l’édition « préliminaire » de
A. Henrichs, « Die Kritik der stoischen Theologie im PHerc. 1428 », Cronache
Ercolanesi, 4 (1974), p. 5-32. Sur ce texte, voir D. Obbink, « Philodemus’ « De pietate » :
argument, organization and authorship », dans M. Capasso (éd.), Atti del V seminario
internazionale di papirologia : Lecce, 27-29 giugno 1994, Galatina, 1996, p. 203-231.
LA MÉTHODE ALLÉGORIQUE CHEZ LES STOÏCIENS 109

Nous disposons de plusieurs fragments de ce genre. Ils ont une


caractéristique commune qui est de faire systématiquement appel à
l’explication étymologique des noms des dieux ou des figures de la
mythologie pour en dégager un enseignement de nature physique.
L’étymologie est évidemment une composante inévitable de la méthode
allégorique, mais elle ne lui est pas indissociablement liée. Dans
beaucoup de cas, l’étymologie est fournie sans aucune référence à un
texte ou à un auteur. En rigueur de termes, il est difficile de parler
d’allégorie en pareil cas. Mais il ne faut pas être trop rigoriste, d’une
part parce que dans certains fragments l’étymologie se rattache explici-
tement à un texte, notamment la Théogonie d’Hésiode, mais aussi
parfois à un passage d’Homère, d’autre part parce que dans l’esprit des
stoïciens ces noms ont été choisis par les hommes primitifs avant
d’apparaître chez les poètes, de sorte qu’on peut estimer qu’ils les ont
choisis pour traduire allégoriquement, dans des mythes pré-littéraires
éventuellement, leur propre « philosophie ».
Je dois ici faire une petite digression pour expliquer la portée de ces
étymologies dans le stoïcisme. Dire que Zeus, c’est le ciel, peut
s’interpréter de bien des façons. On peut vouloir dire que les hommes
primitifs ont divinisé le ciel et les éléments et donc que les dieux
traditionnels sont des inventions humaines. C’est un point de vue que
l’on trouve attesté par exemple chez certains sophistes présocratiques.
Prodicos déjà avait montré que
le Soleil, la Lune, les fleuves, les sources et, en général, tout ce qui
est utile à notre vie, étaient considérés par les anciens comme des dieux,
du fait de leur utilité. C’est ainsi que les Égyptiens font du Nil un
dieu42.

Mais la même idée peut également signifier qu’en représentant sous


la figure des dieux le monde et ses parties, les premiers hommes n’ont
fait qu’exprimer la conception qu’ils se faisaient de la présence divine
dans le monde en donnant des traits personnels à des réalités dont il faut
accepter le caractère divin. Car, entre les sophistes et les stoïciens, un
changement profond est intervenu dans les conceptions théologiques :
on admettait très généralement, à l’époque de l’ancien stoïcisme, la
divinité du monde, du ciel, de l’éther, des astres et des éléments. Dans

Voir également du même auteur « Le livre I du De Natura Deorum de Cicéron et le De


pietate de Philodème », dans C. Auvray-Assayas et D. Delattre (éds.), Cicéron et
Philodème : la polémique en philosophie, coll. « Études de littérature ancienne » 12,
Paris, 2001, p. 203-225.
41. Cic., N. D., I, 36 (SVF I 167, trad. J. Pépin).
42. S. E., M., IX, 18 = DK 84 B 5 (c) (trad. J.-P. Dumont).
110 RICHARD GOULET

le premier livre du De natura deorum de Cicéron, Velleius l’épicurien43


cite de nombreux exemples de philosophes partisans d’une telle théo-
logie cosmique : Alcméon de Crotone (I, 27), Empédocle (I, 29), Platon
(I, 30), Xénophon (I, 31), Aristote (I, 33), Xénocrate (I, 34), Héraclide
le Pontique (I, 34), Théophraste (I, 35). Pour leur part, Zénon ou
Cléanthe considéraient comme divins l’éther, les astres, les années, les
mois et les saisons (I, 36), y voyant vraisemblablement les manifesta-
tions de la raison universelle qui gouverne l’univers. Selon Velleius,
c’est Chrysippe qui est le plus grand partisan de la divinisation du
monde. Il imagine toute une foule de dieux inconnus (I, 39) : la raison,
l’âme et l’esprit de la nature universelle, le monde lui-même, l’âme du
monde, puis l’hégémonique de cette âme du monde, la nature, le Destin
et la Nécessité, le feu de l’éther, l’eau, la terre, l’air, le soleil, la lune et
les astres, etc., et pour finir les hommes qui ont obtenu l’immortalité44.
Pour Diogène de Babylonie, la partie de Zeus qui s’étend dans la mer
est Poséidon, celle qui s’étend dans la terre Déméter, celle qui s’étend
dans l’air Héra, celle qui s’étend dans l’éther Athéna…45
Il y a donc une nouvelle religion philosophique, mais ce n’est plus
la religion traditionnelle. Tout est réinterprété. Par exemple, Philodème
rapproche les vues de Persaios de celles de Prodicos pour en conclure
que les stoïciens rejetaient les dieux46. Mais en fait, le disciple de Zénon
n’entendait sans doute pas supprimer les dieux. La divinisation des
choses utiles et des bienfaiteurs de l’humanité était pour lui un pro-
cessus dont il ne contestait sans doute pas la légitimité.

43. Cette doxographie de Velleius a un parallèle très étroit dans le De pietate de


Philodème. Voir H. Diels, Doxographi graeci, Berlin, 1879, p. 531-550, qui édite en
parallèle les textes de Cicéron et de Philodème (qu’il attribuait à Phèdre l’épicurien).
44. Cette divinité du monde et des astres sera longuement établie par Balbus grâce à
de nombreux syllogismes au livre II du De natura deorum.
45. Philod., Piet., col. VIII 28 – IX 6 (p. 19 Henrichs).
46. Philod., Piet., col. II 28 – III 13, (p. 13-14 Henrichs) = DK 84 B 5 (a) = SVF I
448 : Persaªi'o" de; dºh'lov" ejstin ª º ont.ª..ºaª º zwn to; daimovniªonº h] mhqe;n uJpe;r aujtou'
ginwvskwn, o{tan ejn tw'i peri; qew'n mh; ªajpºivqana levgªhºi faivnesqai ta; peri; ãtou'Ã ta;
trev f onta kai; wj f elou' n tªa qeou; º " nenomivs qªai kai; teºteimh' s qªai prw' t ºon uJpo;
ªProºdªivkou gºegrammevªnºa, mªeta; de;º tau'ta tou;ª~ euJrovºnta" h] trofa" h] ªskºevpa" h] ta;"
a[lla" tevªcºna" wJ" Dhvmhtra kªai;º Diªovnusonº. « Persaios [supprime] manifestement le
divin ou bien ne connaît rien à son propos, lorsque dans son traité Sur les dieux, il dit que
ne sont pas incroyables les vues rapportées en premier par écrit par Prodicos, selon
lesquelles les objets nourriciers ou utiles avaient été considérés et honorés comme des
dieux, puis ceux qui avaient inventé des nourritures, des abris ou les autres arts, comme
Déméter et Dionysos ».
LA MÉTHODE ALLÉGORIQUE CHEZ LES STOÏCIENS 111

La nouvelle théologie était cependant incompatible avec les


croyances traditionnelles47. Si les dieux dont parle Hésiode et la
religion populaire ont quelque réalité, ce ne peut être qu’à titre de
symboles ou d’allégories des seuls vrais dieux que Zénon reconnaît,
c’est-à-dire les forces divines qui expriment à travers toutes choses la
Raison universelle. Pour Velleius, c’est là attribuer la divinité à des
êtres inanimés dénués de sensation (cette critique court tout au long de
l’exposé de Velleius), mais pour Zénon ce monde et tous ses éléments
étaient habités de part en part par une vie et une intelligence48.
Philodème voit au cœur de toute cette théologie la volonté d’affirmer
l’unité ou l’unicité du divin49.
On peut donc voir dans les fragments stoïciens exposant l’étymo-
logie des noms divins, la reconnaissance d’une théologie primitive ou
d’une sagesse primitive maintenant cachée sous les mythes. C’est peut-
être dans une telle perspective que Chrysippe avait écrit son traité Sur
les anciens physiologues, dans lequel il commentait un tableau repré-
sentant l’union de Zeus et d’Héra que nous retrouverons plus loin
(Diogène Laërce, VII, 187-188 = SVF II 1071).
Les stoïciens se sont représentés les mythes, notamment les noms
des dieux, comme des symboles de réalités naturelles et ils ont cherché
à dégager une physiologie primitive correspondant à leurs vues théolo-

47. Sur la critique stoïcienne de la religion traditionnelle et des mythes, voir les textes
rassemblés par D. Babut, La religion des philosophes grecs de Thalès aux Stoïciens,
Paris, 1974, p. 172-201. Pour Chrysippe, voir Philod., Piet., col. IV 12 – VI 1 (p. 15-16
Henrichs).
48. Cornutus, Theologiae Graecae compendium, 2, 17–3, 1 : prw'ton ga;r oiJ ajrcai'oi
qeou; " uJ p elav m banon ei\ n ai ou} " eJ w v r wn ajdialeivptw" feromevn ou", aij t iv o u" aujtou;"
nomivsante" ei\nai tw'n tou' ajevro" metabolw'n kai; th'" swthriva" tw'n o{lwn. « Car dans un
premier temps les Anciens ont supposé qu’étaient des dieux les corps qu’ils voyaient
circuler de façon incessante, considérant qu’ils étaient les causes des modifications
atmosphériques et du salut de l’univers ».
49. Philod., Piet., col. X 14-15 (p. 20 Henrichs) : e{na qeo;n levgoªusºin ei\nai. Pour lui,
le stoïcisme n’est que faussement religieux en ce qu’il rejette les dieux traditionnels au
profit d’une seule puissance divine universelle, alors que les épicuriens en admettent plus
encore que n’en vénèrent l’ensemble des Grecs : planw'sin d∆ wJ" pollou;" ajpoleivponªteº".
w{sq∆ ªo{ºtan semnovn ªti fw'siºn ei\naªi th;ºn ai{resin, ejpideiknuvsqwsan toi'" polloi'" e{na
movnon a{panta levgonte" ouj pollou;" oujde; pavnta" o{sou" hJ koinh; fhvmh paradevdwken, hJmw'n
ouj movnon o{sou" fasi;n oiJ Panevllhne" ajlla; kai; pleivona" ei\ªnºai legovntwn (col. X 16-30,
p. 21 Henrichs). Les stoïciens ne leur rendent pas les honneurs des cultes traditionnels. Ils
ne leur prêtent pas de formes humaines, mais y voient des airs, des souffles et des
éthers… Ils sont plus impies que Diagoras ! ei\q∆ o{ti toiouvtªouº" oujde; meãmeÃllhvkasin
ajpoleivpein oi{ou" sªevºbontaªiº pavnte" kai; hJmei'ª" oJºmologou'men: ajnqrwpªoºeªiºdei'" ga;r
ejkei'noi ge ãoujà nomivzousin ajlla; ajevra" kai; pneuvmata kai; aijqevra", w{sq∆ e[gwge ªkºa]n
teqarªrºhkovtw" ei[paimi touvtou" Diagovrou ªmºa'llon plhnmelei'n (X 30 – XI 8, p. 21
Henrichs).
112 RICHARD GOULET

giques. S’il y a une particularité de l’allégorie stoïcienne, je la verrais


dans cette volonté de retrouver une rationalité originelle des mythes.
Mais l’idée est déjà nettement exprimée par Aristote :
Une tradition, transmise de l’Antiquité la plus reculée, et laissée,
sous forme de mythe, aux âges suivants, nous apprend que les
premières substances sont des dieux, et que le divin embrasse la nature
entière. Tout le reste de cette tradition a été ajouté plus tard sous une
forme mythique, en vue de persuader les « masses » et pour servir les
lois et l’intérêt commun ; ainsi, on donne aux dieux la forme humaine,
ou on les représente semblables à certains animaux, et on y ajoute
toutes sortes de précisions de ce genre. Si l’on sépare du récit son
fondement initial et qu’on le considère seul, à savoir la croyance que
toutes les substances premières sont des dieux, alors on pensera que
c’est là une assertion vraiment divine […]. Ces opinions sont, pour ainsi
dire, des reliques de la sagesse antique conservées jusqu’à notre temps.
Telles sont donc les réserves sous lesquelles nous acceptons la tradition
de nos pères et de nos plus anciens devanciers50.

LES STOÏCIENS ONT-ILS PRATIQUÉ


L’EXÉGÈSE ALLÉGORIQUE D’HOMÈRE ?

On a constaté depuis longtemps que les témoignages stoïciens


concernaient davantage l’interprétation des mythes grecs que le
commentaire allégorique des poèmes d’Homère. Mais Antony Long a
récemment construit sur cette constatation une interprétation plus
radicale. Selon lui, l’interprétation des mythes au moyen de l’étymo-
logie n’aurait rien à voir avec l’allégorie d’Hésiode ou d’Homère. Les
stoïciens étaient des esprits rationnels et empiristes à qui l’idée de
considérer Homère comme un proto-stoïcien ou un crypto-stoïcien ne
serait jamais venue. Pour eux, les poètes avaient inventé des fables
incroyables concernant les dieux et ils ne méritaient guère qu’on
cherchât à retrouver chez eux des vérités cachées. Ce qui intéressait les
stoïciens dans les étymologies, c’était uniquement des vues cosmolo-
giques ou théologiques, vestiges d’une sagesse primitive. Le but n’était
donc pas de sauver Homère des attaques de ses détracteurs, mais de

50. Ar., Metaph., L, 8, 1074b1-14 (trad. J. Pépin).


LA MÉTHODE ALLÉGORIQUE CHEZ LES STOÏCIENS 113

dégager la physiologie qui avait produit les mythes et survivait


déformée dans les fables mensongères des poètes51.
Un des principaux arguments de Long est que l’idée que l’on se fait
de l’allégorisme stoïcien repose sur un seul passage de Cicéron. Selon
Velleius, Chrysippe, dans le livre II de son traité Sur les Dieux, tentait
de réconcilier les mythes des poètes anciens Orphée, Musée, Hésiode et
Homère, avec les vues théologiques qu’il avait précédemment exposées
dans son premier livre, au point de faire de ces poètes, bien malgré eux,
des stoïciens avant la lettre (I, 41). En vérité, dans ce témoignage qui
prend place dans une critique épicurienne dont la source est peut-être
Philodème52, chez qui on trouve un parallèle exact, ou encore le
scholarque épicurien Zénon de Sidon, maître de Philodème, mentionné
à la fin du discours de Velleius (I, 59), la perspective est la même que
celle qui a été prêtée à Chrysippe plus haut, lorsqu’il procédait à des
équivalences symboliques entre les dieux et les réalités du monde
physique. On ne sort pas du domaine de l’étymologie des noms des
dieux, même si cette fois le lien avec les textes poétiques est rappelé.
Cette thèse de Long a le mérite de distinguer des pratiques exégé-
tiques que l’on confond trop souvent. Je crains pourtant qu’elle ne soit
un peu excessive. Mais là, les arguments risquent de devenir très sub-
jectifs : est-ce l’empirisme et le sérieux des stoïciens qui les empê-
chaient d’interpréter allégoriquement Homère? N’y a-t-il pas des
témoignages qui font explicitement référence à des textes poétiques et
non aux mythes primitifs ?
La distinction entre interprétation étymologique des noms des dieux
et commentaire allégorique des textes d’Homère et d’Hésiode ne doit
pas nous conduire à penser que l’étymologie ne pouvait pas être
employée dans un contexte allégorique, tout au contraire. L’étymologie
est un élément privilégié de la méthode allégorique, dans la mesure où

51. Sur la distinction entre le mythe primitif et l’invention poétique, voir Cornutus,
Compendium, 26, 16-17 : e[oike ga;r oJ poihth;" muqou' ªteº palaiou' parafevrein tou'to
ajpovspasma. « Le Poète semble alléguer un fragment d’un mythe ancien ».
52. Philod., Piet., col. VI, 16-26 = SVF I 539 = II 1078 (p. 17 Henrichs) : ejn de; tw'ªiº
deutevrªwiº tav te eij" ∆Orfeva ªkai;º Mousai'on ajnaferªovmºena kai; ta; par∆ ªÔOºmhvrwi kai;
ÔHsiov d wªiº kai; Euj r ipiv d h/ kai; poihtaªi' º " a[ l loi" ªwJ º " kai; Kleav n qh" ªpeiºra'tai
sªuºnoikeiou'ªnº tai'" dovxªaiº" aujtw'ªnº. « Chrysippe, dans son deuxième livre Sur les
dieux, s’efforce, tout comme Cléanthe, d’approprier à leurs propres doctrines ce qu’on
rapporte à Orphée et à Musée, de même que ce qu’on trouve chez Homère, Hésiode,
Euripide et les autres poètes » (VI 16-26). Long comprend que « ce qu’on trouve chez
Homère, Hésiode, Euripide et les autres poètes » n’est rien d’autre que les noms des dieux
et les mythes traditionnels : « The “things” in question, as Philodemus indicates, were
divine names and myths transmitted by the poets ». En fait, il ne s’agit pas uniquement de
croyances mythologiques, mais du contenu (mythologique) de ces poèmes.
114 RICHARD GOULET

elle suggère un symbolisme qui ne dépend pas entièrement de


l’arbitraire du lecteur. Dans un texte de fiction, le choix des noms est
significatif et peut servir d’élément stable à la construction allégorique.
Il est certes frappant que la majorité des témoignages stoïciens sur
l’allégorie mette en cause l’étymologie, mais il est à peine imaginable
que de telles étymologies aient pu être élaborées en dehors d’une inter-
prétation plus générale des récits dans lesquels ces figures mythiques
jouaient un rôle. Et de fait, en y regardant de près, on constate que les
étymologies sont présentées en rapport avec les personnages mytho-
logiques tels qu’ils apparaissent chez Hésiode ou chez Homère. Selon
Cicéron53, Zénon aurait écrit un commentaire de la Théogonie d’Hé-
siode. Le titre n’est pas rapporté dans la liste des œuvres de Zénon
conservée par Diogène Laërce, mais nous disposons de fragments qui
rendent l’existence d’un tel commentaire fort vraisemblable54. Zénon y
dégage de nombreuses étymologies et fait parfois appel à des concepts
stoïciens qui montrent bien que c’est l’ensemble du poème qui devait
servir à élaborer un enseignement physique. Pour lui, le Chaos, qui
figure à côté de la terre, est l’eau. Les Cyclopes, Brontès, Stéropès,
Arghès, les fils d’Ouranos, correspondent à l’éclair, au tonnerre et à
d’autres phénomènes météorologiques. Mais les Titans reçoivent des
symbolismes beaucoup moins évidents. Coios est la qualité. Crios le
principe royal et directeur. Hypérion l’élévation vers le haut. Iapetos le
haut où se retrouvent tous les corps légers.
Un détail mérite d’être signalé dans un des fragments :
C’est Pythagore qui le premier aurait appelé le ciel monde et dit que
la terre était ronde. Selon Théophraste toutefois, ce serait Parménide ;
selon Zénon, ce serait Hésiode55.

Ce passage montre qu’Hésiode figure à côté de Pythagore et


Parménide comme un penseur digne d’intérêt. Même si on ne peut
établir que ce commentaire entendait mettre en valeur la philosophie
d’Hésiode, on ne peut pas dire que ce qui intéressait Zénon dans ce
texte c’était uniquement les mythes primitifs plus ou moins déformés
par les poètes.
Lorsque Chrysippe commentait un tableau représentant l’union de
Zeus et Héra en y voyant une illustration des rapports entre Dieu et la
matière, on peut difficilement nier qu’il appliquait l’allégorie à l’œuvre

53. Cic., N. D., I, 36 (SVF I 167).


54. SVF I 103-105 ; 100 ; 118 ; 121 ; 167 ; 169.
55. D. L., VIII, 48 = SVF I 276. Steinmetz renvoie à Théogonie, 126-128 sur Gaia et
Ouranos : « Terre, elle, d’abord enfanta un être égal à elle-même, capable de la couvrir
tout entière, Ciel Étoilé… »
LA MÉTHODE ALLÉGORIQUE CHEZ LES STOÏCIENS 115

d’un artiste, même si le vocabulaire technique n’y apparaît pas.


Diogène montre dans quelle perspective ce tableau était allégorisé :
Il y a des auteurs qui s’en prennent à Chrysippe sous prétexte qu’il
aurait tenu dans ses écrits bien des propos obscènes et indécents. En
effet, dans l’ouvrage Sur les anciens physiologues il décrit de façon
obscène les rapports entre Héra et Zeus, disant vers les lignes 600 ce
que personne ne répéterait sous peine de se souiller la bouche. Il décrit
en effet, à ce qu’on rapporte, cette histoire de la façon la plus obscène,
même s’il en fait l’éloge comme porteuse d’un enseignement physique ;
elle convient en effet davantage à des prostituées qu’à des dieux. De
plus on ne la trouve pas répertoriée chez les historiens de la peinture, ni
chez Polémon, ni chez Hypsicrate, pas même chez Antigone, mais il l’a
inventée lui-même56.

Ce témoignage doit être complété par celui d’Origène :


Mais pourquoi devrais-je énumérer les histoires absurdes des Grecs
sur leurs dieux, manifestement honteuses même allégorisées? Ainsi le
passage où Chrysippe de Soles, qui passe pour avoir honoré le Portique
par maints ouvrages pénétrants, explique un tableau de Samos où Héra
était peinte commettant avec Zeus un acte obscène. Le grave philosophe
dit dans son traité que la matière, ayant reçu les raisons séminales de
Dieu, les garde en elle-même pour l’ordonnance de l’univers. Dans le
tableau de Samos, Héra c’est la matière, et Zeus c’est Dieu57.

Chrysippe s’attardait également longuement sur le symbolisme des


Parques58 ou des trois Grâces59 et avait fourni une réinterprétation
originale du mythe de la naissance d’Athéna à partir de la tête de Zeus
chez Hésiode, mythe qui avait servi à des adversaires60 à établir que la

56. D. L., VII, 187-188 = SVF II 1071.


57. Orig., Adv. Cels., IV, 48 = SVF II 1074 (trad. Borret, SC 136). Voir aussi Théo-
phile d’Antioche, Ad Autolycum, III, 8 = SVF II 1073, qui précise qu’Héra s’unissait à
Dieu avec une bouche impure (th;n ”Hran stovmati miarw'/ suggivnesqai tw'/ Dii?). Voir aussi
Homélies clémentines, V, 18.
58. SVF II 913 (Stob., Eclog., I, 5, 15, p. 79, 1 W.) et 914 (Diogenian., fr. 2 = Eus.,
P. E., VI, 8). Une interprétation essentiellement étymologique des noms des Parques et du
Destin. Mais c’est à peine de l’allégorie, ou plutôt les noms donnés par le Poète sont dès
l’origine inspirés par l’allégorie. Ils sont par essence symboliques.
59. SVF II 1082 sqq.
60. En vérité, il s’agissait peut-être d’autres stoïciens, comme le montre un passage
du De pietate de Philodème, IX 9-15 = SVF II 910 = SVF III Diog. 33 : tina;" de; tw'n
Stwikw'n favskein o{ti to; hJgemoniko;n ejn th'i kefalh'i: frovnhsin ga;ªrº ei\nai, dio ; kai;
Mh'tin kalei'sqai (p. 19-20 Henrichs). T. Tieleman, Galen and Chrysippus on the soul :
argument and refutation in the « De placitis » books II-III, coll. « Philosophia antiqua »
68, Leyde, 1996, p. 223, n. 15. Diogène de Babylonie avait lui aussi écrit un traité sur
Athéna en expliquant sa naissance grâce à une allégorie physique. Voir Cicéron, N. D., I,
41 (SVF III Diog. 34).
116 RICHARD GOULET

partie hégémonique de l’âme et la pensée devaient être localisées dans


la tête. Un long fragment rapportant cette seconde exégèse est cité par
Galien61. C’était, selon Chrysippe, une interprétation qui ne prenait pas
en compte tous les détails du mythe. Considérant deux versions du
mythe, Chrysippe retenait comme élément commun pertinent qu’avant
de donner naissance à Athéna Zeus avait « englouti dans ses entrailles »
son épouse Mètis qui allait enfanter Athéna, « afin que la déesse
toujours lui fît connaître ce qui lui serait soit heur ou malheur »
(Théogonie, 886-890 et 900 ; trad. P. Mazon). Chrysippe citait ensuite
plusieurs vers absents de la tradition directe de la Théogonie et
reprenant la même idée (fr. 343 Merkelbach-West)62. Le symbolisme
que Chrysippe dégageait de ce mythe est le suivant : il faut tout d’abord
absorber la sagesse et les arts, pour qu’elle enfante en nous les sciences
que nous pourrons ensuite proférer par le langage dont le lieu propre est
la bouche et la tête. Il ne faut donc pas confondre le lieu corporel d’où
sort Athéna et le lieu où elle a été conçue. Par conséquent, le mythe ne
met pas en cause la doctrine chrysippéenne de l’emplacement de
l’hégémonique de l’âme dans le cœur.
Ici quelques constatations s’imposent : (a) il ne s’agit pas seulement
d’étymologies, mais bien d’interprétation des mythes tels qu’on les
trouve dans un texte poétique particulier ; (b) le vocabulaire de l’allé-
gorie est absent, mais on trouve le terme symbolon à plusieurs reprises ;
(c) le but n’est pas d’expliquer Hésiode en lui-même, mais de contrer
l’utilisation dogmatique qui était faite d’un mythe en prenant en compte
ses variantes. Il s’agit donc bien d’allégorie, mais d’une utilisation très
particulière de l’allégorie.
Enfin, la distinction que cherche à établir Long entre un intérêt pour
les mythes primitifs et une condamnation des inventions des poètes me
semble fort mal attestée dans les textes. Zénon, nous dit-on, cherchait
par tous les moyens à disculper Homère des accusations qu’on dirigeait
contre lui63. Il avait par ailleurs commenté Hésiode en lui prêtant des

61. Gal., Plac. Hipp. Plat., III, 8 (= SVF II 908-909).


62. Il ne semble pas d’après la phrase de transition (ejn de; toi'" meta; tau'ta pleivw
dielhluqovto" aujtou' toiau't∆ ejsti; ta; legovmena) qu’on puisse y voir la seconde version du
mythe évoquée plus haut, à moins qu’il ne faille attribuer à Galien et non à Chrysippe
cette formule. Sur les deux versions signalées par Galien et les deux passages d’Hésiode,
voir Tieleman, op. cit., p. 222, n. 11.
63. Dio Chr., LIII (36), 4-5 (SVF I 274 ; Antisth., fr. 194 Giannantoni) : « Zénon ne
blâme aucun des vers d’Homère, lui qui tout ensemble explique et enseigne que le poète a
écrit les uns selon l’opinion, les autres selon la vérité, en sorte qu’il ne se montre pas en
lutte avec soi-même dans certains d’entre eux qui semblent dits en opposition. Cette
observation, à savoir que le poète a dit les uns pour l’opinion, les autres pour la vérité, est
LA MÉTHODE ALLÉGORIQUE CHEZ LES STOÏCIENS 117

vues originales. Le fait que tous les stoïciens aient cherché l’appui des
poètes ne milite pas non plus en faveur de l’opposition que souhaite
établir Long.
Un dernier point mérite d’être souligné. L’interprétation que les
stoïciens dégageaient des poèmes d’Homère ou d’Hésiode n’était pas
uniquement de caractère physique. Elle pouvait fort bien relever de
l’éthique.
Môlu (Od., X 305), plante servant d’anti-poison. Les glossographes
en effet (y voient) le remède et en quelque sort le pouvoir d’attraction
des médicaments. Mais le philosophe Cléanthe dit que (le môlu) laisse
entendre, de façon allégorique, la raison, grâce à laquelle les tendances
et les passions sont affaiblies (mvlÊontai)64.

Cléanthe voyait donc dans le molu un symbole de la raison qui


dissipe, adoucit ou émousse, les impulsions irrationnelles et les
passions. Là encore, l’étymologie ne sert qu’à suggérer un symbolisme
qui s’intègre vraisemblablement à l’interprétation d’un épisode de
l’Odyssée.
Je crois donc que l’interprétation proposée par Long est excessive et
qu’on ne saurait affirmer que les stoïciens ne portaient aucun intérêt à
l’allégorie d’Homère, même si leur perspective n’était pas nécessai-
rement de défendre le poète ou de le célébrer comme un philosophe,
mais seulement d’annexer son témoignage en faveur des doctrines
qu’ils soutenaient eux-mêmes. Avec raison, Steinmetz et Long ont
montré que l’allégorie ne jouait peut-être pas dans l’ancien stoïcisme un
rôle aussi considérable qu’on l’a dit, mais rien ne prouve que les
premiers stoïciens en aient contesté la légitimité.
Ce qui me semble établi, c’est qu’il est difficile d’attribuer aux
stoïciens une conception originale de l’allégorie. Leur seule originalité
est sans doute d’avoir retrouvé grâce à l’allégorie des doctrines… stoï-
ciennes. Ou alors, il faut chercher cette originalité du côté des idées que
les stoïciens se faisaient d’une sagesse primitive, d’une physiologie

auparavant d’Antisthène ; mais celui-ci ne l’a pas travaillée à fond, tandis que l’autre l’a
mise en évidence dans chacun des cas de détail » (trad. Pépin).
64. Apollon., Lex., p. 114, 25 = Cléanthe, SVF I 526 : « mwlu » (Od., X 305) futo;n
ajlexifavrmakon. oiJ me;n ga;r glwssogravfoi to ; a[kesma kai; oi\on to; e{lkusma tw`n
farmavkwn : Kleavnqh~ de; oJ filovsofo~ ajllhgorikw`~ fhsi; dhlou`nqai to;n lovgon, di∆ ou\
mwluvontai aiJ oJrmai; kai; ta; pavqh. Sur l’interprétation de cette plante divine qui protège
Ulysse contre les philtres de Circé, voir Ph. Hoffmann, rapport de conférence (1993-
1994) à l’ÉPHÉ, Ve section, p. 267-270, qui signale pour sa part S. Amigues, « Des
plantes nommées moly », Journal des Savants, janvier-juin 1995, p. 3-29, et J. Rahner,
« Moly, das seelenheilende Kraut des Hermes », dans Griechische Mythen in christlicher
Deutung, t. II : Seelenheilung, 3e éd., Zürich 1966, p. 164-196.
118 RICHARD GOULET

maladroitement exprimée dans les mythes, mais nous avons vu que


c’était là un point de vue déjà partagé par Aristote.
Chose certaine il ne semble pas que les stoïciens aient écrit des
commentaires continus d’Homère en dégageant une allégorie cohérente
rattachée au fil de la narration. Il n’est pas sûr cependant que les
témoignages rendent parfaitement compte de l’état de la documentation
originelle.

L’ALLÉGORIE CHEZ LES STOÏCIENS PLUS TARDIFS

Il est possible également que les stoïciens plus tardifs aient appliqué
plus systématiquement à Homère l’allégorie pratiquée par les premiers
scholarques. Lorsque Porphyre accuse Origène d’avoir appliqué aux
Écritures la méthode allégorique des Grecs, les deux sources qu’il men-
tionne sont Chérémon et Cornutus, des stoïciens tardifs65. L’allégorie
jouait déjà un rôle capital chez Cratès de Mallos (milieu du IIe siècle av.
J.-C.)66. Ce grammairien est présenté comme « philosophe stoïcien »
par la Souda67.
L’effort principal de Cratès avait consisté à accorder le texte
homérique avec les connaissances reçues, dans les milieux stoïciens, en
matière d’astronomie, de cosmographie et de géographie. […] La cri-
tique du texte devenait ainsi indissociable d’une vaste entreprise hermé-
neutique, conduisant à voir en Homère une source universelle de
connaissances « scientifiques » en matière d’astronomie, de cosmologie
et de géographie. Cratès, en effet, ne doute pas qu’Homère ait eu
l’intention d’instruire son lecteur, par le biais de l’allégorie, sur le
cosmos, les étoiles, la terre (dont Homère enseignerait la sphéricité et la
division en zones), sur l’océan (qu’Homère savait être une grande mer,

65. Porph., Chr., fr. 39 = Eus., H. E., VI, 19, 4-8 : « Il vivait en effet dans la
fréquentation constante de Platon et il pratiquait les écrits de Numénius et de Cronius,
d’Apollophane, de Longin et de Modératus, de Nicomaque et des Pythagoriciens les plus
célèbres. Il utilisait également les livres de Chérémon le Stoïcien et de Cornutus ; chez
eux il avait appris la figure métaleptique propre aux mystères grecs et il en fit
l’application aux Écritures juives ».
66. J.-M. Flamand, art. « Cratès de Mallos ou de Pergame » C 203, DPhA II, p. 487-
495. Voir aussi [W. Kroll], art. « Krates von Mallos » 16, RE XI 2, 1922, col. 1634-1461.
Pour les fragments, voir H.J. Mette, Sphairopoïa. Untersuchungen zur Kosmologie des
Krates von Pergamon mit einem Anhang : Texte, München 1936, XX-315 p. ; Id.,
Parateresis. Untersuchungen zur Sprachtheorie des Krates von Pergamon, Halle 1952,
V-206 p. ; Id., « Krates von Pergamon », Lustrum, 26 (1984), p. 95-104.
67. Souda K 2342, t. III, p. 182, 24 Adler. On sait par Strabon, XIV, 676 C., que
Panétius de Rhodes fut son disciple.
LA MÉTHODE ALLÉGORIQUE CHEZ LES STOÏCIENS 119

et non pas un fleuve). C’est ainsi que la description du bouclier


d’Agamemnon (Iliade XI 32-37) et celle du bouclier d’Achille (Il.
XVIII 483-608) fournissent en raccourci, selon Cratès, des représen-
tations du cosmos, de ses éléments constitutifs, de ses divisions68. […]
Enfin, Homère n’étant pas seulement géographe, mais devant aussi […]
être considéré comme un théologien, Cratès a proposé de nombreuses
interprétations de figures divines en termes physiques69.

On ne sait pas très bien comment se présentaient les commentaires


allégoriques de Cratès70. Il est possible que formellement ils aient
reproduit la structure des commentaires cursifs des grands exégètes
alexandrins de l’école d’Aristarque71. C’est en tout cas ce qu’il faut
supposer pour les Commentaires sur l’Iliade et l’Odyssée d’Héracléon
de Tilotis (époque d’Auguste)72.
On voit que la perspective de Cratès marque le terme d’une évolu-
tion qui part de l’interprétation physique des mythes pour culminer
dans la glorification d’Homère comme savant et théologien. On peut
estimer que l’ancien stoïcisme représente une position intermédiaire :
l’interprétation des mythes n’était pas seulement une critique des
mythes, mais déjà le dévoilement d’une théologie cosmique accessible
aux origines de l’humanité et largement diffusée dans les récits
d’Homère et d’Hésiode.
Je ne présenterai, au terme de ces réflexions, que quelques
conclusions temporaires. (1) On ne dispose d’aucun témoignage
suggérant l’existence d’un commentaire allégorique d’Homère dans
l’ancien stoïcisme. Mais un commentaire d’Hésiode est assez bien
attesté. (2) Les stoïciens utilisaient principalement l’étymologie des
noms des dieux, mais c’était dans le cadre plus général d’une interpré-
tation des mythes de type allégorique. (3) Leur intention n’était pas de
montrer la grandeur d’Homère, de mettre en lumière sa science ou sa
philosophie, mais plutôt de récupérer son témoignage pour confirmer
des doctrines stoïciennes, principalement physiques, peut-être égale-

68. J.-M. Flamand, art. cité, p. 493-494.


69. Ibid., p. 494.
70. Pfeiffer, op. cit., p. 238-239, doute que les travaux de Cratès sur Homère aient
revêtu la forme de commentaires.
71. L’existence de commentaires allégoriques cursifs d’Homère est mal attestée, mais
si des Juifs alexandrins comme Philon et ses devanciers allégoristes ont utilisé ce genre
littéraire pour l’appliquer à l’Écriture, c’est vraisemblablement par souci d’imiter une
pratique des Grecs.
72. Voir A. Gudeman, art. « Herakleon » 5, RE VIII 1, 1912, col. 512-514, et
F. Susemihl, Geschichte der griechischen Litteratur in der Alexandrinerzeit, t. II, Leipzig,
1892, p. 20-22. Pour d’autres commentaires influencés par l’allégorisme de Cratès, voir
W. Kroll, art. « Demo » 2a, RESuppl. III, 1918, col. 331-333.
120 RICHARD GOULET

ment éthiques. (4) Ce n’est que plus tardivement, avec Cratès de Mallos
par exemple, ou son émule Héracléon, qu’on emploiera l’allégorie pour
révéler la philosophie ou la science d’Homère.

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