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1. Cet article a été suscité par une conférencefaite par l'auteur â l'Université Nouvelle de
Pans dans le cadre du cycle consacréà une esquissede l'histoire de la pensée scientifique.
M PREMIERE COSMOLOGIE GRECQUE 83
Sur ces trois points l'astronomie grecque marque dès l'origine une rupture
radicale. En premier lieu, elle apparaît détachée de toute religion astrale. Les
« physiciens » d'Ionie — un Thaïes, un Anaximandre, un Anaximene —- se pro-
posent dans leurs écrits cosmologiques de présenter une théoria, c'est-à-dire une
vision, une conception générale qui rende le monde explicable sans aucune
préoccupation d'ordre religieux, sans la moindre référence à des divinités ou à
des pratiques rituelles. Au contraire les « physiciens » ont conscience de prendre
en beaucoup de points le contrepied des croyances religieuses traditionnelles.
Nous nous trouvons donc en présence d'un savoir qui d'emblée se rattache
à un idéal d'intelligibilité. Les Ioniens font preuve sur ce plan d'une extraordi-
naire audace. Ce qu'ils veulent, c'est que tout homme puisse comprendre à
l'aide d'exemples simples, souvent empruntés à la vie quotidienne et aux pra-
tiques les plus familières, comment le monde s'est constitué à l'origine. Par
exemple, ils expliqueront la formation du monde par l'image d'un crible que
l'on agite ou par celle d'une eau boueuse qui tourne dans un récipient, les par-
ties les plus lourdes restant au centre, les plus légères allant à la circonférence.
Il y a chez eux un effort pour rendre raison de l'ordonnance de l'univers
d'une façon purement positive et rationnelle.
84 JEAN-PIERRE VERNANT
Comparons cette image mythique ancienne à celle que nous trouvons chez
Anaximandre. Pour Anaximandre la terre est une colonne tronquée qui se trouve
au milieu du cosmos. Et voici la façon dont il explique que la terre puisse
•demeurer immobile. Il expose que si la terre ne tombe pas, c'est parce qu'étant
à égale distance de tous les points de la circonférence céleste, elle n'a pas plus
de raison d'aller à droite qu'à gauche, ni en haut qu'en bas. Nous avons donc
déjà une conception sphérique de l'univers. Nous voyons la naissance d'un
nouvel espace, qui n'est plus l'espace mythique avec ses racines ou sa jarre,
mais un espace de type mathématique. H s'agit bien d'un espace essentielle-
ment défini par des rapports de distance et de position, un espace permettant
-de fonder la stabilité de la terre sur la définition géométrique du centre dans
ses relations avec la circonférence. Un autre texte, que la doxographie rapporte
à Anaximandre, montre bien qu'apparaît chez lui la conscience du caractère
réversible de toutes les relations spatiales. Nous ne sommes plus dans un espace
mythique où le haut et le bas, la droite et la gauche, ont des significations
religieuses opposées, mais dans un espace géométrique constitué par des rap-
ports symétriques et réversibles. Dans ce texte, Anaximandre admet l'existence
-des « antipodes ». Et on est en droit de penser, d'après certains documents de
la collection hippocratique, que, selon Anaximandre, ce qui nous apparaît comme
le haut constitue pour les habitants des antipodes le bas, ce qui forme notre
droite se trouve pour eux à gauche. Autrement dit, les directions de l'espace
n'ont plus de valeur absolue. La structure de l'espace, au centre duquel siège
la terre, est de type véritablement mathématique.
sen mesô, qu'elle est mise au centre, déposée au milieu. Le groupe humain se
lait donc de lui-même l'image suivante : à côté des maisons privées, particu-
lières, il y a un centre où les affaires publiques sont débattues, et ce centre
représente tout ce qui est « commun », la collectivité comme telle. Dans ce
centre chacun se trouve l'égal de l'autre, personne n'est soumis à personne.
Dans ce libre débat qui s'institue au centre de l'agora, tous les citoyens se
définissent comme des isoi, des égaux, des homoioi, des semblables. Nous
voyons naître une société où le rapport de l'homme avec l'homme est pensé
sous la forme d'une relation d'identité, de symétrie, de réversibilité. Au lieu
que la société humaine forme, comme l'espace mythique, un monde à étages
avec le roi au sommet et au-dessous de lui, toute une hiérarchie de statuts
sociaux définis en termes de domination et de soumission, l'univers de la cité
apparaît constitué par des rapports égalitaires et réversibles où tous les citoyens
se définissent les uns par rapport aux autres comme identiques sur le plan poli-
tique. On peut dire qu'en ayant accès à cet espace circulaire et centré de l'agora,
les citoyens entrent dans le cadre d'un système politique dont la loi est l'équi-
libre, la symétrie, la réciprocité.