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Eric Chauvier
GREUPP | Adolescence
2013/1 - T.31 n° 1
pages 145 à 152
ISSN 0751-7696
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http://www.cairn.info/revue-adolescence-2013-1-page-145.htm
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l’inconsciEnt dE l’EnquÊtE,
unE ExpÉriEncE dE savoir
Eric chauviEr
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observer les autres n’a rien de naturel. les protocoles que
l’anthropologue met en place sont souvent déjoués par des informations
inattendues, génératrices d’embarras, voire de malaise. si ces parts
incontrôlées de l’enquête lui apparaissent parfois déterminantes sur un
plan personnel, elles demeurent le plus souvent inéligibles au vu des
attentes académiques de l’anthropologie. considérées comme des scories
ethnographiques, ces anomalies ne renverraient pas à une connaissance
scientifique, mais à une réflexivité difficile à exprimer sans donner
l’impression de sacrifier son « terrain ». Je souhaiterais au contraire
questionner ce retour ethnographique sur soi à partir d’une mission de
recherche-action réalisée dans une institution de placement familial pour
adolescents (chauvier, 2008). l’enjeu est de montrer comment cette
expérience d’observation peut à la fois produire un savoir et se parer d’une
valeur d’initiation, dévoilant des enjeux touchant à la place que
l’observateur doit trouver au sein de l’institution, mais aussi à celle que les
jeunes et les éducateurs parviennent ou non à prendre.
l’ÉtonnÉ mandatÉ
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me choque ou me trouble. selon lui, de telles observations sont destinées
à perturber la routine des acteurs de la sphère psycho-éducative. il est
prévu que cet acte de « perturbation » prenne effet à l’occasion d’une
restitution de mes diagnostics aux salariés de l’institution.
dès les premières séquences d’observation en internat1, je suis
confronté à des situations qui me paraissent des plus troublantes. Elles
tiennent à la communication qui prévaut entre les adolescents et les
éducateurs. les conflits semblent quasi incessants. les insultes pleuvent
souvent, la violence physique est fréquente et régulière, sous la forme de
coups portés contre des portes, contre les murs, ou encore d’objets jetés
violemment. ce climat me ramène, mais par défaut, à mon propre vécu,
relativement épargné par la souffrance, me faisant mesurer ce qui me
sépare de ces adolescents dont les éléments biographiques se recoupent :
la violence des parents (toxicomanes ou alcoolo-dépendants), les viols
des enfants, les fugues et l’errance, leur propre consommation de
drogues, la prostitution parfois.
parEnthÈsE rÉflExivE
Elle est jugée très violente par les éducateurs. Elle ne parle pas, elle hurle,
aussi bien pour insulter les autres que pour exprimer des requêtes
anodines. cette adolescente n’est pas instable. le mot est trop faible. tout
son corps semble en permanence parcouru d’une humeur dévastatrice qui,
le plus souvent, la rend incontrôlable du point de vue des éducateurs. seul
l’acte de fumer des cigarettes la calme un peu, si bien qu’elle fume tout le
temps ou, en tout cas, essaie de fumer tout le temps, car elle ne dispose pas
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suffisamment de moyens financiers – d’où les conflits qui émergent très
fréquemment pour des histoires de trafic de cigarettes entre les pensionnaires.
ce n’est cependant pas cette forme de violence qui me trouble, car
dans cet internat d’autres jeunes sont plus violents encore. En fait, d’une
façon d’abord inexplicable, durant les phases très brèves de conversations
que nous avons, c’est sa voix qui me paralyse. Je ne peux d’ailleurs parler
d’entretiens, puisqu’il m’est impossible de cadrer un sujet donné. un
exemple peut illustrer mon propos :
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voix désaffectée et à me protéger de ce qu’elle éveille en moi et qui
continue de me troubler au plus haut point. Je sais que je m’excentre des
enjeux de ma mission, mais je suis incapable de poursuivre mon enquête.
mes grilles théoriques sont inopérantes. ces solutions clés en main me
semblent étouffer ce que j’ai à découvrir et que me renvoie la voix
désaffectée de cette adolescente, qui me ramène inéluctablement à ma
propre existence (ce qui n’est pas le but recherché : comment pourrais-je,
dans la phase de restitution aux salariés, parler de moi à des éducateurs qui
côtoient la souffrance au quotidien ?). s’il est quelque chose
d’inconvenant dans cette idée, je ne peux pourtant résister à l’attrait de la
voix. Je décide de m’accorder une parenthèse dans mon enquête et de
rendre compte le plus précisément possible de cette expérience qui se
constitue par ce que je vois, ce que j’entends, mais aussi par le biais de ce que
je ne comprends pas. Je note, étape par étape, les effets de cette voix dans
mon for intérieur ainsi que sur le processus d’observation proprement dit.
la dissonance de cette voix éveille en moi une menace intime et
indicible liée à certaines séquences d’observation qui ont alimenté ma
thèse de doctorat, cinq années plus tôt, en 1997. dans le cadre de ma
recherche de doctorat, j’avais choisi de me livrer à l’observation
anthropologique de ma propre famille afin de saisir l’ordinaire familial.
durant l’été 1997, ce sujet prend une ampleur insoupçonnée, cette période
recoupant la maladie d’une personne de ma famille. Je me trouve en
situation d’observer des pratiques d’ajustement face à cette irruption
violente, les stratégies discursives d’évitement, de déni ou les tentatives
pour faire face à la technicité inédite de la maladie (les posologies, le
jargon technique). sous le coup de cette voix désaffectée, réapparaît
surtout une chronologie que j’avais occultée. Je me souviens que j’ai
choisi d’observer ma famille après que cette personne proche ait annoncé
inconsciEnt dE l’EnquÊtE 149
sa maladie. sur le coup, bien plus tard, dans cette institution, cette
révélation me fait l’effet d’un choc. Je chemine dans mon passé de
doctorant. Je comprends que le choix de ma thèse répond de façon assez
peu consciente à une nécessité de me protéger de ce que je voyais, ou de
ce qu’il m’aurait fallu voir : à savoir la maladie d’un être cher. voilà à quoi
me conduit la voix désaffectée de cette adolescente. ma thèse serait une
stratégie de diversion. simplement, cette sorte d’inconscient de l’enquête
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réapparu par le biais de la voix de cette jeune fille, me signifie
l’instrumentalisation que je fais quelques années plus tôt de ces recherches.
de façon plus large, elle me livre des pistes touchant aux jeux de
rôles que chacun peut ou non endosser au sein de l’institution.
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tôt, parmi mes proches, et dont je ne perçois pas immédiatement le sens.
lors de la restitution de mon analyse aux salariés de l’institution,
j’aborde la question de mon trouble face à cette adolescente et mes
difficultés pour tenir un rôle stable, légitime, dans le processus
d’observation. cette précision est importante pour moi. Elle vaut pour
gage de sérieux de mon enquête. la forme de l’expertise doit reprendre
les contours d’un monde vécu, avec sa violence et, surtout, ses zones
d’indétermination. il s’agit de favoriser la restitution à taille humaine d’un
monde vécu, avec lequel les salariés pourront être en prise, qui pourra
favoriser des débats autour de la place que chacun peut occuper dans
l’institution. ainsi, la restitution de cette « initiation » tend à montrer
l’illusion, pour les adolescents, de tenir un rôle, une place stable,
attribués par l’institution. la question n’est d’ailleurs même pas de tenir
un rôle plutôt qu’un autre, mais plutôt d’accepter la possibilité même de
tenir un rôle. c’est là l’enseignement de la voix de cette adolescente qui
refuse à cor et à cri d’être observée. En se rompant, le cadre d’observation
rend contingent et révisable l’ensemble des pratiques contractualisées qui
président habituellement à la vie institutionnelle.
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états d’affectation divers, retour sur soi, introspections, impression plus ou
moins persistante de l’inadéquation de l’appareil théorique. la restitution
en contexte de ces états d’affectation peut mener à une matière quasi
inconsciente (à force de déni et de routine) de l’enquête. cette expertise à
taille humaine, qui n’est rien d’autre que l’ordinaire de l’enquête,
constitue une expérience de savoir à part entière.
il faut aller plus loin. l’échec, qu’il soit ethnographique (pour
l’anthropologue) ou communicationnel (pour les éducateurs) peut être
porteur d’une expérience de savoir à condition de se rendre réceptif à ce
que dit cette communication défaillante avec les observés – ce qu’elle
nous dit immédiatement, mais aussi ce qu’elle révèle en creux, par défaut.
l’enjeu de cette réflexion prend la forme d’une question : pourquoi éluder
la dissonance, souvent présente, qui empreint les pratiques
d’observation ou de soin en institution ? ici, cette part inconsciente de
l’enquête me renvoie à un capital biographique que j’ai occulté sans
même le savoir, et qui concerne le sens à accorder à la situation
d’observation, à sa possibilité physique et à l’obtention de sa scientificité.
c’est admettre que, durant la phase ethnographique ou dans la cadre des
pratiques de soin, la souffrance des autres n’est pas un objet extérieur à
soi. Elle engage un champ d’expérimentation du monde vécu qui
constitue un préalable nécessaire à l’observation de la souffrance. le
retour d’expérience que l’observateur ou l’éducateur effectue sur son
activité peut se révéler fructueux en acceptant de se laisser envahir par
l’étrangeté de la situation, en renonçant à des repères contractuels ou
méthodologiques fixés a priori, autrement dit à des jeux de rôles qui sont
en général peu remis en question. l’attention qu’il peut prêter aux
anomalies de langage résiste à toutes les préconisations des manuels
d’enquête ou de contrats d’institution.
152 Eric chauviEr
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logé dans une anormalité qui ne concernerait pas les personnes
socialisées, et en premier lieu l’observateur ou le soignant dont on suppose
qu’il occupe une place exemptée de toute « pulsion ». la question est bien
de savoir ce que les experts induisent, pour les professionnels du soin et
dans le sens commun, comme représentations et comme pratiques en
proposant un mode d’évaluation systématiquement distancié. sort-on
indemne de ce type d’observation ? Et surtout, est-il pertinent de montrer
qu’il faut à tout prix en sortir indemne ?
BiBlioGraphiE
Eric chauvier
EhEss
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