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RAISON ET FOI DANS LA PHILOSOPHIE MODERNE

TABLE DES MATIÈRES


I) INTRODUCTION 3
1) LA SÉPARATION CARTÉSIENNE 3
A) LA SITUATION 3
B) LA DÉTERMINATION CARTÉSIENNE DE LA RAISON 3
C) LA DÉTERMINATION DE LA FOI 3
D) MÉTAPHYSIQUE DU DIEU « INCOMPRÉHENSIBLE » ET « THÉOLOGIE BLANCHE » 3
E) MISE EN PERSPECTIVE 3

PREMIÈRE PARTIE: INVERSIONS SUCCESSIVES DU RAPPORT ENTRE RAISON ET FOI 4

II) SPINOZA ET PASCAL 4


1) SPINOZA 4
A) L’OPPOSITION ENTRE FOI ET CONNAISSANCE 4
B) LE SALUT COMME AMOUR INTELLECTUEL DE DIEU 4
2) PASCAL 4
A) DESCARTES INUTILE ET INCERTAIN 4
B) LES 3 ORDRES DE LA CONNAISSANCE 4
C) LE CHRISTIANISME RAISONNABLE 4

III) KANT 5
1) INTRO 5
2) SAVOIR ET FOI 5
A) LES LIMITES DE LA RAISON 5
B) LA FOI RATIONNELLE 5
3) FOI PHILOSOPHIQUE ET FOI RELIGIEUSE 6
A) LE MAL RADICAL 6
B) DEVOIR, FOI ET GRÂCE 6

IV) HEGEL, LA FOI ENGLOBÉE PAR LA RAISON 7


1) CRITIQUE DE LA FOI PAR LA RAISON 7
A) CRITIQUE DE LA RELIGION POSITIVE 7
B) CRITIQUE DU DUALISME KANTIEN 7
2) PHILOSOPHIE DU CHRISTIANISME ET SAVOIR ABSOLU 7
A) LE CHRISTIANISME COMME RÉVÉLATION DE L’ESPRIT ABSOLU 7
B) LA PHILOSOPHIE COMME VÉRITÉ DE LA RELIGION 8

V) LA FOI COMME VÉRITÉ DE L’EXISTENCE : KIERKEGAARD 8


1) DE L’ESTHÉTIQUE À LA FOI 8
A) LES TROIS « STADES » OU « SPHÈRES » DE L’EXISTENCE 8
B) LA FOI D’ABRAHAM 8
2) LE CHRISTIANISME COMME VÉRITÉ DE LA SUBJECTIVITÉ 9
A) LE « DEVENIR CHRÉTIEN » 9
B) QUEL « FIDÉISME » DE KIERKEGAARD ? 10

VI) DE DESCARTES À KIERKEGAARD : BILAN, MISE EN PERSPECTIVE ET OUVERTURE 10


1) INVERSIONS SUCCESSIVES DU RAPPORT ENTRE RAISON ET FOI 10
A) LE POINT DE DÉPART CARTÉSIEN 10
B) LES DEUX TENDANCES, RATIONALISTE ET FIDÉISTE 10
C) LE MOMENT KANTIEN 11
2) PROBLÉMATIQUE POST-KANTIENNE 11
A) L’OPPOSITION DU SPÉCULATIF ET DU PRATIQUE 11
B) LA RECHERCHE D’UNE INTERACTION NOUVELLE ENTRE RAISON ET FOI 11

VII) DEUXIÈME PARTIE : LA RECHERCHE D’UNE INTERACTION NOUVELLE AU XX ÈME SIÈCLE ENTRE RAISON ET FOI 12

VIII) BLONDEL 12
1) IMMANENCE, TRANSCENDANCE ET ABSOLU DANS LA LETTRE SUR L’APOLOGÉTIQUE DE 1896 12
A) IMMANENCE ET SURNATUREL 12
B) LA LIMITE DE LA PHILOSOPHIE 12
C) RAISON ET FOI DANS LA PENSÉE MODERNE 13
2) « ÉNIGMES DE LA RAISON » ET « MYSTÈRES DE LA FOI » 14
A) LE PROBLÈME DE « L’ACHÈVEMENT DE L’ACTION » DANS L’ACTION DE 1893 14
B) D’« HISTOIRE ET DOGME » (1904) À « LA PHILOSOPHIE ET L’ESPRIT CHRÉTIEN » (1944-46) 15
C) LES « EXIGENCES PHILOSOPHIQUES DU CHRISTIANISME » (1949) 16

IX) SIMONE WEIL : PHILOSOPHIE ET « AMOUR SURNATUREL » 17


1) L’INTELLIGENCE, OUVERTURE AU MYSTÈRE 17
A) PLATON ET ARISTOTE 17
B) RAISON ET TRANSCENDANCE 18
2) PHILOSOPHIE DE L’AMOUR ET STATUT PHILOSOPHIQUE DU « SURNATUREL » 18
A) L’« ATTENTION » ET L’AMOUR, CONDITION DE L’INTELLIGENCE 18
B) RAISON ET RÉVÉLATION 19

X) ÉDITH STEIN : PHILOSOPHIE DE L’ÊTRE ET ANTHROPOLOGIE TRINITAIRE 20


1) LA PERSONNE COMME « PLÉNITUDE DE L’ÊTRE » 20
A) ÊTRE FINI ET TRINITÉ 20
B) LA PERSONNE COMME SENS PLÉNIER DE L’ÊTRE 20
C) ÊTRE ET DON DANS LA TRINITÉ 20
2) STRUCTURE ET VIE SPIRITUELLE DE LA PERSONNE 21
A) ORIGINALITÉ DE LA PERSONNE « HUMAINE » 21
B) LA VIE ET LA LIBERTÉ DE L’ESPRIT 21
3) LA PERSONNE, ANALOGIA TRINITATIS ET ANALOGIA CHRISTI 22
A) L’IMAGE DE DIEU-TRINITÉ « DANS L’HOMME TOUT ENTIER » 22
B) LA PERSONNE HUMAINE DANS LE CHRIST 22
CONCLUSION : UNE ANTHROPOLOGIE DU DON 23

XI) LA PHILOSOPHIE DU CHRISTIANISME DE MICHEL HENRY 24


1) VÉRITÉ DU MONDE ET VÉRITÉ DU CHRISTIANISME 24
A) LA VÉRITÉ DU MONDE 24
B) LA VÉRITÉ SELON LE CHRISTIANISME 24
C) LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA VIE DANS LE CHRIST 25
2) MISE EN PERSPECTIVE 26
A) DÉBATS 26
B) LE PARALLÈLE ENTRE C'EST MOI LA VÉRITÉ ET L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION (1963) 26
C) QUESTIONS 27

XII) RÉTROSPECTIVE ET CONCLUSION 28


1) DE BLONDEL À M. HENRY 28
2) FIDES ET RATIO 28
A) D’AETERNI PATRIS À FIDES ET RATIO 28
B) UNE DÉFINITION UNIVERSELLE ET « SAPIENTIELLE » DE LA PHILOSOPHIE 29
C) L’ÉLARGISSEMENT DU RAPPORT ENTRE RAISON ET FOI 30
D) REMARQUES FINALES 31
I) INTRODUCTION
1) LA SÉPARATION CARTÉSIENNE
A) La situation
 Au Moyen-Âge, il va de soi de reconnaître deux types et deux sources de vérité (raison et foi),
mais où cela implique, de multiples manières, d’une part un travail de la raison sur le donné révélé
(théologie), d’autre part une stimulation de la raison par celui-ci (philosophie inspirée par la foi)
 C’est ce climat que l’épistéme cartésienne va modifier en profondeur, mais moins en opposant
raison et foi, qu’en les séparant de telle manière qu’elles n’aient rien de commun à partager, chacune
étant cantonnée dans son domaine propre.
B) La détermination cartésienne de la raison
 Le cogito cartésien réduisant l’être à la pensée, produit :
 La conscience de soi mesure de l’être subjectif (excluant l’inconscient)
 l’évidence des « idées claires et distinctes » devient la mesure de l’être objectif (écartant
une vérité de l’être qui n’y serait pas réductible).
 la raison est ainsi un pouvoir d’adéquation total à son objet
 parce que l’on ne s’occupe que des objets que l’on connaît avec l’esprit de manière
certaine et indubitable
 parce l’on ne s’occupe que des objets sur lesquels on a une certitude comparable à celle
des mathématiques
 Descartes fonde ainsi un modèle où, soit la connaissance est totale et uniforme, soit elle n’existe
pas
 On rompt avec le modèle aristotélico-thomiste où la connaissance reposait sur :
 sur la reconnaissance d’une pluralité de modes de connaissance (mathématique, physique,
métaphysique) correspondant à une pluralité d’« objets » (nombres, objets sensibles, formes
substantielles)
 et sur la distinction entre l’être « connaissable en soi » et l’être « connaissable pour nous »
en fonction de nos modes de connaissance (secundum naturam et quoad nos)
 la raison cartésienne, loin d’avoir à s’adapter à divers objets, doit réduire ceux-ci aux idées claires
et distinctes qu’elle peut en concevoir. La question du rapport à l’être en soi disparaît, la raison ne pouvant
avoir pour objet que ce qui a pour elle une valeur opératoire.
C) La détermination de la foi
 Pour Descartes, il s’agit d’un acte de la volonté, sur laquelle la raison n’a pas de prises.
 L’extrinsécisme cartésien se recoupe dans des oppositions : raison / volonté ; science / foi ;
nature / surnaturel
 La religion est rattachée à une obéissance à la morale provisoire : « obéir aux lois et
coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m’a fait la grâce
d’être instruit dès mon enfance » (première maxime)
 Une telle foi ne peut offrir de prise à une raison en quête de connaissance
D) Métaphysique du Dieu « incompréhensible » et « théologie blanche »
 Paradoxe : Descartes pose 2 principes qui semblent contredire sa «séparation » :
 l’idée de Dieu comme idée en moi d’un infini et d’une perfection dont je ne suis pas la
source
 la double démonstration dans le système cartésien de l’immortalité de l’âme et de
l’existence de Dieu
 cette situation ne contredit pas le séparatisme, mais s’y juxtapose
 En effet, cette affirmation ne présente aucune médiation entre cet infini d’une part, le monde et
le sujet d’autre part. Donc :
 L’infinité et la « toute-puissance » du Dieu créateur le rendent totalement
« incompréhensible » à la raison.
 L’homme est à l’image de Dieu moins par la pensée que par l’infini de la volonté et du libre-
arbitre.
E) Mise en perspective
 Voir textes de Blondel et de Chevalier dans la séquence 1 du cours
PREMIÈRE PARTIE:
INVERSIONS SUCCESSIVES DU RAPPORT ENTRE RAISON ET FOI
II) SPINOZA ET PASCAL
1) SPINOZA
A) L’opposition entre foi et connaissance
 Spinoza ne fait ici que radicaliser une opposition déjà présente dans son principe chez Descartes
 Ce partage, tel que le formule Spinoza, contient et implique plusieurs oppositions propres
à la modernité. D’abord celle entre « autonomie » et « hétéronomie » (soumission à une
autorité extérieure) qui sera une matrice conceptuelle fondamentale des Lumières
 Ces oppositions s’éclairent par la distinction spinoziste entre trois niveaux fondamentaux
de connaissance :
1. La connaissance du 1er genre, par ouï dire
2. La connaissance rationnelle
3. La connaissance du 3ème genre, intuitive de Dieu
B) Le salut comme amour intellectuel de Dieu
 tout est rapporté à Dieu comme « cause immanente, non transitive, de toutes choses »
 La connaissance intellectuelle de Dieu est cause de Joie et de Béatitude pour l’âme qui, en
connaissant la nécessité de Dieu, se voit sauvée de l’ignorance et des passions sensibles, et s’unit à
l’éternité de l’être.
 Spinoza reste un rationaliste cartésien, en ce sens qu’il n’y pas pour lui de connaissance supra-
rationnelle, mais il n’est pas cartésien par sa dimension paradoxalement « mystique »
 Voir dissertation du 5e semestre
2) PASCAL
A) Descartes inutile et incertain
 La science cartésienne est « incertaine » puisqu’elle réduit le réel à ce qui est opératoire pour
l’intelligence mathématique.
 Pour Pascal, Descartes est inutile car il n’avance pas l’homme sur son salut
 Le rejet pascalien des preuves métaphysiques de l’existence de Dieu s’éclaire donc par le refus
d’instrumentaliser Dieu au service de la seule science du monde
B) Les 3 ordres de la connaissance
 Pascal ajoute au dualisme cartésien de la pensée et de l’étendue, un « troisième ordre », l’ordre
de la « charité », dont la connaissance est donnée par le « cœur », et non par la raison
 une telle connaissance ne concerne pas seulement et d’abord la foi, mais toute
connaissance intuitive qui est une épreuve directe du réel, sans être obtenue par l’art de
raisonner et démontrer
 Ainsi de la connaissance des « premiers principes »
 Autre renversement : la raison qui, comme faculté discursive démontrant une vérité par
raisonnement, est à distance de son objet sans produire un « sentiment » intérieur, alors que le cœur est
au contraire une faculté intuitive qui fait toucher quelque chose par connaturalité et sentiment intime
 chez Pascal, la foi est de l’ordre de l’immanence, et non de l’extériorité comme chez
Spinoza.
 Enfin, on peut noter un dernier renversement par rapport à Spinoza, à savoir que Dieu se donne à
connaître, non par et dans la nature, mais par sa révélation dans l’histoire.
C) Le christianisme raisonnable
 L’existence de deux ordres de connaissance dont l’un peut être ouvert de droit à l’ordre de la
charité et de la grâce crée, parallèlement à la distinction entre raison et foi, une connexion possible
entre elles qui n’existe pas dans les pensées antérieures.
 La foi est raisonnable, non parce que son contenu serait démontrable, mais parce qu’elle donne
une plus haute intelligence de la situation et de la vocation de l’homme, laquelle reste
incompréhensible sans l’éclairage d’une révélation.
 Non seulement la religion « n’est pas contre la raison », mais en éclairant ce que la raison ne peut
pas éclairer par elle-même, elle donne son vrai statut à celle-ci, en renvoyant dos à dos rationalisme et
scepticisme
 Que si les choses naturelles la surpassent, que dira-t-on des surnaturelles ? » (§ 267)
Ainsi, « soumission et usage de la raison, en quoi consiste le vrai christianisme » (§ 269).
III) KANT
1) INTRO
 comme Spinoza, Kant semble réduire le contenu de la foi à l’agir moral, forme de subordination
de la foi à la raison caractéristique des Lumières.
 Il se pourrait pourtant qu’à partir de la problématique du « mal radical » développée dans La
religion dans les limites de la simple raison, la question d’un lien possible, voire nécessaire, entre la foi
et la grâce, conduise Kant à situer une limite de la foi morale elle-même, et à une atténuation du
rationalisme des Lumières
2) SAVOIR ET FOI
A) Les limites de la raison
 le premier principe peut être situé dans la distinction entre connaître et penser
 Pour Kant, il y a « connaissance » ou savoir (wissen), lorsque l’entendement ramène à l’unité le
divers sensible donné dans l’expérience empirique, au moyen de règles définissant des lois, comme
dans les sciences de la nature. Ainsi sont construits les « phénomènes » que nous connaissons.
 Toutefois, si nous ne connaissons pas les noumènes, nous pouvons néanmoins les «
penser » (denken), car il y a pour la raison possibilité de penser ce qui n’est pas objet
d’intuition, comme par exemple la profondeur du moi, l’immortalité de l’âme, la totalité de
l’univers, ou Dieu
 Ce sont là des Idées de la raison, qu’on ne peut percevoir comme dans l’expérience
sensible, et qui néanmoins ont du sens pour orienter l’esprit vers les principes les plus
universels pouvant aider à penser l’unité et la totalité de l’être
 La liberté : Kant montre l’antinomie dans les preuves de la liberté.
 Il montre que les deux arguments ne tiennent pas, en les réfutant par une preuve par
l’absurde. Soit l’homme est déterminé par la causalité naturelle et on a une régression à
l’infini, soit on postule une liberté comme comme cause première et alors l’affirmation de la
causalité perd son sens, il ne peut rendre compte de l’unité de l’expérience
 Il sort de la contradiction en distinguant :
 le point de vue phénoménal : l’objet est considéré comme un simple phénomène sensible
pris dans la causalité du monde
 le point de vue nouménal : l’homme est pris en soi, comme un être moral, il est auteur de
ses actes
 un exemple : le menteur, du point de vue nouménal est considéré comme auteur de ses
paroles, mais du point de vue phénoménal on peut le percevoir à partir des causes
antérieures, comme son éducation, la société, sa méchanceté naturelle, les occasions, etc.
 La critique de la raison théorique n’épuise pas le champ de la raison. La métaphysique vraie est
la morale.
 la raison pratique dont l’objet propre est de déterminer les principes déterminant la volonté, a
cette originalité extraordinaire de reposer sur une causalité doublement « nouménale » :
 d’une part la liberté, comme causalité transcendant les déterminations sensibles (nous
avons vu au sujet de la liberté le point de vue nouménal)
 d’autre part le « fait » de la loi morale en moi, comme fait « inconditionné » transcendant
également toute détermination sensible
 Ceci explique le « droit qu’a la raison pure, dans l’usage pratique, à une extension qui n’est pas
possible pour elle dans l’usage spéculatif », car l’action morale apparaît ainsi :
 d’une part comme une véritable connaissance pratique des noumènes
 d’autre part comme le désir d’une extension de ceux-ci dans le monde, par l’élan vers
«la réalisation du souverain bien dans le monde »
 enfin, comme l’espérance de participer soi-même au souverain bien dans une vie éternelle
 chez Kant « la sagesse passe du savoir au devoir… a pour fin l’activité pratique du sujet
B) La foi rationnelle
L’antinomie et les postulats de la raison pratique
 l’« antinomie » qui fait que, dans le monde, il n’y a pas de conjonction nécessaire entre la
poursuite du devoir moral et le bonheur
 Le « souverain bien », que l’homme désire et doit désirer pour tous, est donc radicalement divisé
en deux dimensions fréquemment contraires qui, manifestement, ne peuvent être unifiées de manière
nécessaire que par une « justice » qui n’est pas de ce monde
 Les conditions qui rendraient cela possible sont, d’une part une immortalité de l’âme qui
permettrait à celle-ci, par un progrès sans fin, de sortir de l’écart impossible à abolir en cette
vie entre l’idéal de la sainteté parfaite et l’existence concrète
 d’autre part l’existence d’un Dieu juste qui soit à la fois créateur de la loi morale et de la
nature pour pouvoir réaliser la conjonction entre devoir et béatitude réalisant le « souverain
bien ».
 Tels sont les « postulats » de la raison pratique, qui ne sont pas « principes » de l’agir moral,
mais nécessairement liés au devoir de désirer la justice pour tout homme
La foi de la raison
 Du point de vue « théorique », admettre l’immortalité de l’âme et l’existence d’un Dieu
rémunérateur du bien et du mal est une « hypothèse » rationnelle. Mais « il peut être appelé acte de foi
et même une pure foi de la raison, parce que la raison pure seule (d’après son usage, théorique aussi
bien que pratique) est la source d’où il découle »
 D’un premier point de vue en effet, la raison semble d’abord ici dépassée par la foi ; mais
d’un autre point de vue, cette « foi » est définie par Kant comme interne à la raison
 il s’agit alors moins de reconnaître une vraie altérité entre deux termes, que de présenter
une conception élargie de la raison où celle-ci, par elle-même, « postule » une « certitude
morale » qui ne peut être pleinement démonstrative du point de vue théorique
 Cette singularité permet à Kant de dépasser radicalement le concept cartésien et spinoziste de la
foi comme pure « obéissance » aveugle et non rationnelle à des « ordres divins ».
 Mais cette foi ne fonde alors qu’une « religion morale », fondée sur les « postulats » de la raison
pratique et non sur une « révélation
 cela n’exclut pas, on va le voir, la compatibilité possible entre raison pratique et
révélation divine, mais, dans la mise en relation opérée, c’est la raison pratique, donc la
philosophie, qui sera le critère de la révélation et de la religion authentique
3) FOI PHILOSOPHIQUE ET FOI RELIGIEUSE
A) Le mal radical
 l’histoire de tous les temps » , montre qu’à côté de la « disposition originelle de l’homme au bien
», il y a « un mal radical inné dans la nature humaine (que nous avons néanmoins contracté nous-
même) »
 « en tant que penchant naturel, il ne peut être extirpé par les forces humaines »
 Un tel penchant constitue dans le kantisme un « fait » nouveau, ni empirique (les phénomènes),
ni rationnel (comme le « fait » de l’exigence morale). De sorte que tout en refusant une compréhension
et une transmission « héréditaire » et historique du dogme du péché originel propre au christianisme,
Kant rapproche le constat universel de la transgression de l’impératif moral d’un tel dogme signifiant
la « malice » permanente du coeur humain.
 Kant opère moins une déduction de la religion vraie par la raison philosophique, qu’une
analyse de ce qu’il y a de rationnel dans la religion révélée, démarche qui n’est pas sans
rappeler parfois l’argumentation pascalienne.
B) Devoir, foi et grâce
Autonomie et limites de la raison pratique
 d’une part, reconnaissant l’impuissance de la raison à accomplir le bien par ses seules forces,
Kant reconnaît la possibilité rationnelle d’une ressource (grâce) dépassant les possibilités de l’homme.
 d’autre part, cette possibilité n’appartient pourtant nullement à la nature de la raison, ni n’est
nécessaire pour fonder le devoir moral.
 Cela dit, bien que la connaissance de la grâce divine ne soit nullement nécessaire pour accomplir
son devoir :
 « La raison, ayant conscience de son impuissance à satisfaire son besoin moral s’étend
jusqu’à des idées transcendantes susceptibles de combler cette lacune, sans toutefois se les
approprier comme un accroissement de son domaine »
Raison et révélation
 Kant est ainsi sur un fil de crête. D’un côté, la raison pratique ouvre nécessairement à une
dimension qui la dépasse et dont elle aurait besoin pour accomplir pleinement son idéal. Mais de
l’autre, n’ayant à exiger que l’obéissance au devoir, et non la réalisation effective du Souverain bien,
elle ne peut pénétrer dans le domaine « insondable » d’un surnaturel révélé.
 « …si l’Évangile n’avait pas auparavant enseigné les lois morales universelles dans toute
leur pureté, la raison jusqu’à présent ne les aurait pas saisies dans une telle perfection,
quoiqu’une fois qu’elles sont là on puisse convaincre chacun de leur justesse et de leur valeur
au moyen de la seule raison »
 Selon l’accentuation mise sur l’autonomie de la raison, ou bien sur ses limites par rapport au
bien, La religion selon les limites de la simple raison peut donc être lue de manière plus « spinoziste »
(soulignant alors l’opposition fréquente entre religion « de la raison » et religion « historique ») ou plus
« pascalienne » (soulignant au contraire la convenance possible entre les deux).
IV) HEGEL, LA FOI ENGLOBÉE PAR LA RAISON
1) CRITIQUE DE LA FOI PAR LA RAISON
A) Critique de la religion positive
 Dans La vie de Jésus (1795), le Christ est défini comme le fondateur d’une religion de la vertu
par opposition à la religion juive fondée sur l’obéissance servile à une loi extérieure.
 Dans Positivité de la religion chrétienne (1796), il s’agit à l’inverse de comprendre comment les
disciples du Christ ont transformé sa religion morale en une religion historique et cléricale.
 L’Esprit du christianisme et son destin (1799) porte à son terme l’opposition entre la positivité
aliénante du judaïsme et la religion d’amour du christianisme.
B) Critique du dualisme Kantien
 Hegel va engager une critique du kantisme lui-même en tant qu’il est encore une éthique de la loi
et du devoir,
 La foi morale de Kant est alors perçue comme refondant d’une certaine manière la
conscience malheureuse de la religion positive, caractérisée par la soumission à une instance
qui lui reste étrangère
 Le dualisme posé entre le devoir et la béatitude, ou entre la foi et le savoir, révèle un
dualisme entre le fini et l’infini qui revient de manière absurde à absolutiser autant le fini que
l’infini, en les enfermant l’un et l’autre dans leur particularité séparée
 la « religion naturelle » de l’Aufklarüng, qui interdit à Dieu de se manifester dans l’histoire, est
alors plus loin de la vérité de Dieu que la religion « historique » et « révélée » dont la positivité est
certes source possible d’aliénation, mais dont le principe est un dépassement de la séparation entre le
mondain et le divin, le sensible et l’éternel, le fini et l’infini
 Ainsi dans la Phénoménologie de l’Esprit, la foi est-elle définie comme « conscience
malheureuse » ou « subjectivisme pieux ».
 « elle est le mouvement de la conscience tendant toujours à s’approcher de cette unité,
sans jamais atteindre la présence de sa propre essence »
 Sa contradiction est donc d’être « intériorité », « immédiateté » mais de recevoir «la
signification d’un être objectif, séjournant au-delà de la conscience du Soi ».
2) PHILOSOPHIE DU CHRISTIANISME ET SAVOIR ABSOLU
A) Le christianisme comme révélation de l’Esprit absolu
 La séparation entre « l’intériorité » du sujet et « l’objectivité » de l’absolu est pour Hegel la
caractéristique des « philosophies de la réflexion » incapables de s’élever à la reconnaissance d’un
absolu donnant à connaître ses propres déterminations.
 En ne voulant pas en faire un objet de savoir, le criticisme kantien a voulu préserver la
transcendance divine, respecter la vérité de Dieu.
 Mais le point de vue de Hegel est exactement inverse. C’est le kantisme qui interdit à
Dieu d’être Dieu, c’est-à-dire de se révéler, et à l’homme de le connaître en vérité
 La première condition pour entrer dans la connaissance de Dieu est donc de comprendre, comme
Platon et Aristote ont été les premiers à le dire, que « Dieu n’est pas jaloux »
 il y a l’idée d’une manifestation de Dieu à l’esprit humain
 l’essence du christianisme révèle et accomplit l’essence de l’esprit,
 « se manifester ainsi fait partie de l’essence même de l’esprit. Un esprit qui n’est pas
manifeste n’est pas un esprit. » (Leçons sur la philosophie de la religion, III 1, « La religion
absolue »)
 Cette automanifestation de Dieu étant sans réserve, exclut, pour Hegel, l’idée de « mystère » :
 « Ce qui est destiné à la raison n’est pas pour elle un mystère ; on le sait dans la religion
chrétienne. Le mystère n’existe que pour l’entendement et le mode de penser sensible (…)
mode de l’extériorité. Or, dès que Dieu est défini comme esprit, l’extérieur est mis de côté »
(Ibid.)
 Ainsi, le christianisme n’est pas seulement une religion « révélée » (geoffenbarte Religion), mais
une religion « manifeste »
B) La philosophie comme vérité de la religion
 La théologie spéculative de Hegel TRES résumée :
 la contradiction entre Dieu et le monde (ce dernier étant d’abord posé dans l’extériorité)
est dépassée par l’Incarnation réconciliatrice du Fils, de sorte que le mystère de la Croix est à
comprendre par la spéculation comme expression de la Logique interne à l’Esprit absolu
 Deux traits essentiels par où se manifeste chez Hegel le rejet de tout schème d’extériorité :
 la nécessité de la création : « On dit que Dieu a créé le monde ; on en parle (…) comme
une détermination qui peut être ou n’être pas. D’après cela, Dieu aurait pu se manifester ou
ne pas se manifester (…) mais Dieu comme esprit doit être essentiellement pour autre chose,
se manifester ; il ne crée pas le monde une fois, mais il est le Créateur éternel, la
manifestation éternelle ; il est cela, cet actus. »
 l’identité de nature entre l’esprit humain et l’esprit divin, laquelle éclaire chez Hegel la
thématique du « savoir absolu » : « il ne peut pas y avoir deux sortes de raison ni deux sortes
d’esprit ; pas une raison divine et une raison humaine, pas un esprit divin et un esprit
humain qui seraient tout simplement différents l’un de l’autre de telle sorte que leur être
serait tout simplement opposé »
 Ainsi, la philosophie hégélienne veut honorer au maximum la religion chrétienne, en ce sens que
pour elle philosophie et religion ont le même contenu et ne différent que par la forme, la religion
privilégiant la « représentation » et l’expression sensible, là où la philosophie porte tous les contenus
au plan du « concept ».
 le risque est inverse de celui propre au kantisme : non pas de trop creuser l’écart entre foi
et philosophie, mais de l’absorber au point que la philosophie soit la vérité absolue de la
religion
V) LA FOI COMME VÉRITÉ DE L’EXISTENCE : KIERKEGAARD
1) DE L’ESTHÉTIQUE À LA FOI
A) les trois « stades » ou « sphères » de l’existence
 Le stade esthétique
 C’est celui du dilettantisme, allant d’aventure en aventure sans jamais s’arrêter à aucune
valeur absolue. Symbolisé par le personnage de Don Juan passant de femme en femme sans
jamais connaître un amour vrai, il veut vivre l’absolu dans l’instant, mais n’éprouve en fait
que l’inconsistance de satisfactions provisoires, ignorant la durée et l’infinité de l’exigence
éthique.
 Le stade éthique
 Découvert par Socrate, il est celui qui vise à soumettre tous les actes à des règles morales
universelles. Son idéal est d’agir, non par impulsion ou calcul, mais conformément au bien
reconnu par la raison. Il est obéissance à la loi de la conscience et à l’impératif catégorique,
subordination et fidélité de la subjectivité aux normes et aux institutions réglant les rapports
entre les hommes. Cet idéal est celui de la philosophie morale, il est noble, mais pèche par
une confiance excessive envers sa propre conscience et volonté propre.
 Le stade religieux
 Il ouvre, lui, la subjectivité à un tout autre ordre de rapport. Il s’agit en effet d’un rapport
à Dieu qui n’est plus construit et maîtrisé par la raison, mais qui se révèle et s’impose de
l’extérieur d’elle-même à la subjectivité. Ce rapport n’est plus de l’ordre du général et de
la loi morale, mais est de l’ordre d’une relation de l’Individu dans son unicité avec la
singularité absolue du Tout-Autre, relation dont l’archétype originel est le rapport
d’Abraham au Dieu biblique, et dont tout chrétien qui veut se rendre « contemporain » du
Christ doit se rapprocher.
B) La foi d’Abraham
Agamemnon et Abraham
 Si Kierkegaard exprime son admiration pour Socrate et son exigence morale, il affirme
néanmoins une hétérogénéité radicale entre la sphère éthique et la sphère religieuse de l’existence.
 La forme la plus significative de l’hétérogénéité entre éthique et religion est donnée par la
comparaison opérée dans Crainte et Tremblement entre les personnages d’Abraham et
d’Agamemnon
 Agamemnon doit sacrifier sa fille Iphigénie aux dieux pour sauver l’État en danger : cet acte a
donc une raison éthico-politique, et il peut l’expliquer à sa fille elle-même.
 En revanche, Abraham ne sait pas pourquoi Dieu lui demande de sacrifier Isaac, et ne peut donc
pas le lui expliquer, ni à personne, ni même à lui-même. C’est qu’il n’obéit pas à son devoir, mais à
une parole de Dieu venant de plus haut que lui et adressée à lui seul.
 Il n’est pas dans l’ordre du « général », de l’éthique, de la médiation du langage et de la
loi, mais dans la solitude, dans l’ordre de l’individu et de la foi.
Le « paradoxe » de la foi comme « absurdité » pour la raison
 Le rapport religieux à Dieu, strictement personnel, transcende l’éthique au point que, dans
l’expérience d’Abraham, l’ordre donné par Dieu contredit la Loi même de Dieu.
 La raison logique comme la raison morale est donc ici contredite, récusée, confrontée au
pur paradoxe de la foi.
 Cette doctrine conteste radicalement la doctrine hégélienne de la « médiation », qui voudrait
rendre rationnels les mystères de la foi.
 En effet, Abraham :
 « agit en vertu de l’absurde ; car c’est l’absurde qu’il soit comme Individu au-dessus du
général. Ce paradoxe échappe à la médiation (…) Il retrouve Isaac en vertu de l’absurde. Il
n’est donc pas un instant un héros tragique, mais tout autre chose : ou bien un meurtrier, ou
bien un croyant. »
2) LE CHRISTIANISME COMME VÉRITÉ DE LA SUBJECTIVITÉ
A) Le « devenir chrétien »
L’irréductibilité de l’existence
 Dans les Miettes philosophiques, Kierkegaard approfondit le paradoxe de la foi en passant de
l’Ancien au Nouveau Testament.
 d’abord en considérant que les preuves de l’existence de Dieu sont inopérantes. On ne
peut « démontrer » l’existence de Dieu ou de quoi que ce soit d’autre, car l’existence n’est
pas objet de démonstration : « que j’opère sur le terrain des faits sensibles ou palpables ou
sur celui des idées, jamais ma conclusion n’aboutit à l’existence, mais elle en part. On ne
prouve pas par exemple l’existence d’une pierre, mais que cette chose existante est une
pierre. » (Miettes philosophiques p.91 )
 ensuite, en posant qu’un rapport réel à Dieu ne peut donc exister que si Dieu donne
lui-même dans le temps le moyen de se rapporter à lui. Ainsi, l’homme ne peut devenir
croyant que si « dans l’instant, il reçoit la condition éternelle ». Tel est le sens du
christianisme, qui n’a de vérité qu’existentielle, et qui ne peut consister que dans la
« répétition » constante de ce rapport à l’éternel.
« Contemporanéité » et relation « indirecte »
 La réponse à Lessing
 L’énorme Post-scriptum aux Miettes philosophiques, un des ouvrages les plus importants de
Kierkegaard approfondit cette perspective.
 Le problème de la vérité du christianisme n’est pas un problème « objectif » mais
« subjectif », dans la mesure où c’est celui du « devenir chrétien » auquel tout homme est appelé, en
devenant « contemporain » du Christ lui-même.
 Ainsi chaque époque est ou peut être contemporaine de la vérité, et c’est en ce sens
que « la subjectivité est la vérité », et non un mouvement absolu de l’histoire déterminant
celle-ci, comme chez Hegel.
 La vérité du christianisme répond donc à l’objection de Lessing selon laquelle « une béatitude
éternelle ne peut pas être fondée sur le rapport à quelque chose d’historique »
 Lessing a raison en ce sens qu’il a vu qu’il y avait un hiatus entre le temps et l’éternité,
hiatus qui ne peut être comblé par aucune médiation nécessaire et rationnelle, mais
seulement par le « saut » de la foi.
 Or ce paradoxe ramène à nouveau à « l’absurde de la foi », car « que celui qui est, selon sa
nature, éternel, apparaisse dans le temps, naisse, croisse et meure, cela est une rupture avec toute
pensée », et ne peut avoir lieu « qu’en vertu de l’absurde », de sorte que « la sphère de la foi (…) se
laisse croire en bloc – contre la raison »
 La foi comme relation indirecte
 Comme chez Socrate (dont il se réclame) et Pascal, le Dieu kierkegaardien est un dieu caché, qui
se communique indirectement, pour pouvoir laisser l’homme libre de son « devenir croyant ».
 Comme le montrent les Miettes, Socrate (par l’ironie et la maïeutique) puis le Christ ont résolu le
problème du rapport entre maître et disciple (le risque d’écrasement de l’un par l’autre), en permettant
au disciple de devenir soi-même par un éveil de sa propre subjectivité.
 L’usage des pseudonymes chez Kierkegaard témoigne lui-même de ce souci de
communication indirecte, visant à éviter toute idolâtrie à l’égard du maître.
 De là vient aussi la critique de la « chrétienté » comprise comme « installation sociale » du
christianisme dans l’histoire. La recherche de la reconnaissance, des honneurs, est à l’opposé de la
foi. Car un christianisme établi vise précisément l’établissement, et non plus le devenir chrétien, qui
n’est jamais accompli, mais sans cesse à recommencer.
B) Quel « fidéisme » de Kierkegaard ?
 Bernard Sève : « La théologie qualifie de fidéiste toute position excluant la possibilité de rendre
raison, au moins partiellement, de la foi. Le fidéisme, c’est le pur et simple désaveu de la raison. Telle
est bien la position de Kierkegaard. »
 Ce diagnostic est justifié par l’insistance même avec laquelle Kierkegaard déclare « absurde » le
contenu de la foi. Et de fait, Kierkegaard se range ici du côté de Luther.
 La foi est un « saut dans l’absurde », car le contact de l’éternel avec le temps, et plus
encore le fait d’être à la fois pécheur et justifié par la grâce, est quelque chose de contraire à
la raison.
 Chestov nie la valeur de toute rationalité philosophique, quelle qu’elle soit . Mais l’admiration
kierkegaardienne par exemple pour Socrate, sa reconnaissance, à son niveau, de la morale kantienne,
donnent à penser une configuration différente, qui radicalise la conscience des limites de la raison, plus
qu’elle ne la nie en elle-même.
 « Le suprême paradoxe de la pensée est de vouloir découvrir quelque chose qui échappe
à son emprise »
 « La répétition <la rédemption> constitue l’intérêt de la métaphysique, et en même
temps, l’intérêt sur lequel la métaphysique échoue »
 Ces formules expriment, non un suicide de la raison, mais la nécessité de reconnaître ses limites.
 En ce sens la pensée kierkegaardienne est plutôt une protestation véhémente contre toute
réduction de la religion et de la foi à une immanence rationnelle ou morale.
VI) DE DESCARTES À KIERKEGAARD : BILAN, MISE EN PERSPECTIVE ET OUVERTURE
1) INVERSIONS SUCCESSIVES DU RAPPORT ENTRE RAISON ET FOI
A) Le point de départ cartésien
 Descartes peut être légitimement vu comme un point de départ privilégié de cette suite
d’oscillations :
 non pas seulement parce qu’il a rompu avec le modèle médiéval de l’harmonie entre
« deux ordres » de vérités, « rationnelles » et « révélées »
 mais parce que sa pensée offre, paradoxalement, les deux pentes que rationalisme et
fidéisme ont cultivé de manière plus exclusive après lui.
 Dans la mesure où l’auteur des Méditations maintient, au-delà de ce plan, une transcendance
divine inaccessible à la connaissance rationnelle (le « Dieu incompréhensible » et les vérités de la foi
que la raison ne saurait pénétrer, même par analogie), il laisse aussi ouvert l’espace à des modèles de
pensée fidéistes
B) Les deux tendances, rationaliste et fidéiste
 De Descartes est donc issue la ligne rationaliste allant de Spinoza à Hegel
 Dans cette perspective, même si un ordre de la foi est reconnu participer à la vérité,
comme chez Descartes lui-même, il ne participe en aucune manière au champ de la raison, et
on comprend pourquoi il sera si difficile aux héritiers de Descartes d’accepter un tel divorce
entre raison et vérité
 La solution spinoziste ou hégélienne consiste à déterminer la foi comme un « premier
genre » ou un premier degré de connaissance, de l’ordre de l’imagination et de la
représentation du divin, mais dont la raison seule peut et doit déterminer le degré de
vérité, en étant elle-même le critère de la vérité absolue.
 En réaction à cette tendance rationaliste, se présente la courbe allant de Pascal à Kierkegaard
qui peut elle aussi, paradoxalement, se référer à Descartes - au moins en un point, qui est l’infinie
distance entre Dieu et la raison.
 l’inversion consiste à faire ici de la foi l’instance et le critère suprême de vérité, par
rapport auquel les vérités atteignables par la raison sont nécessairement relatives.
 On peut schématiser cette situation en disant que le propre de la tendance rationaliste est
de rendre difficile ou impossible le lien entre foi et vérité, là où la tendance propre au
fidéisme est de rendre difficile ou impossible le rapport entre raison et vérité.
 La « concurrence » entre ces deux axes, s’affrontant au nom d’un primat de la raison ou de la foi,
est significative d’une « modernité » où la tendance dominante de la philosophie est rationaliste.
 La théologie quant à elle se partage sans doute davantage entre ce qui vient de la tradition
thomiste et ce qui vient de la tradition luthérienne, pour le dire uniquement à travers ses deux
références, insuffisantes pour rendre compte d’une situation plus globale, mais significatives.
C) Le moment kantien
 Le paradoxe de la pensée kantienne est qu’autant la puissance critique de la raison n’a pas de
bornes, autant sa puissance d’extension et de pénétration ontologique en a une, par rapport aussi bien
au fondement « nouménal » des phénomènes qu’aux « Idées de la raison pure ».
 Ainsi la « foi de la raison » dépasse sa capacité cognitive et critique, et la foi, non dans sa
capacité de connaissance mais dans son objet et sa capacité de se relier à l’absolu, paraît ainsi
« supérieure » au savoir.
 La possibilité de réarticuler positivement foi et raison se laisse donc entrevoir, renforcée
par la découverte d’une rationalité de la religion révélée qui apparaît - dans le christianisme -
pouvoir être égale voire supérieure à celle que la raison philosophique peut produire et
définir par elle-même. Des résonnances « pascaliennes » contrebalancent donc chez Kant la
tendance rationaliste qu’il partage avec la tradition cartésienne et les Lumières.
2) PROBLÉMATIQUE POST-KANTIENNE
A) L’opposition du spéculatif et du pratique
 Une tendance dominante de la philosophie post-kantienne est néanmoins assez clairement celle
d’un primat de la raison pratique sur la raison spéculative, de sorte que foi morale et démarche
métaphysique, ou expérience morale et foi religieuse, vont de plus en plus fréquemment aller de pair
 Par opposition à l’idéal d’une connaissance « théorique » (la theoria grecque), « objective
» (Descartes) ou « spéculative » (Hegel), se développe un « primat du pratique » qui, de
l’ordre du « cœur » (Pascal) à la « foi morale » (Kant), et de la philosophie de « l’existence »
(Kierkegaard) à « l’éthique comme philosophie première » (Levinas), polémique volontiers
aussi bien avec les antiques philosophies « de l’être » qu’avec les philosophies modernes «
du sujet ».
 Un intérêt de la confrontation Hegel / Kierkegaard est de montrer que si, du point de vue
religieux, Kierkegaard oppose stade « éthique » (Socrate) et stade « religieux » (Abraham) de
l’existence, du point de vue proprement moral, il oppose d’un côté la philosophie purement
spéculative et abstraite, et de l’autre les perspectives éthique et religieuse. Celles-ci ne sont plus
alors opposées l’une à l’autre mais associées dans l’ordre d’une vérité de « l’existence » opposée au
règne d’un savoir impersonnel. Une telle situation illustre le « primat du pratique » en même temps
qu’elle éclaire pourquoi philosophie et religion peuvent se rapprocher davantage dans la situation post-
kantienne.
B) La recherche d’une interaction nouvelle entre raison et foi
 Est-ce que le primat post-kantien de la raison pratique doit nécessairement entraîner la
dévalorisation de la connaissance spéculative issue du modèle kantien de la connaissance ?
 Ce qui est neuf pour le propos du cours c’est le passage de l’alternative entre raison et foi
caractéristique de la modernité à des tentatives nouvelles d’intégration basées sur une relation
circulaire et non plus oppositionnelle entre les deux termes.
 C’est Blondel qui a cherché le plus systématiquement, en comblant (grâce à sa philosophie de
l’action) l’écart devenu grandissant entre philosophie de l’être et philosophie du sujet, à renouer
simultanément le rapport entre nature et grâce, entre raison et foi, rompu ou distendu par le dilemme
rationalisme-fidéisme.
 Blondel, en voulant reprendre « tout saint Thomas et tout Pascal » (selon ses propres
termes), il peut aussi être vu comme un penseur cherchant à réconcilier l’accentuation du
spéculatif (Hegel) et du pratique (Kant).
 Simone Weil et Édith Stein, l’une en réalisant une figure historiquement neuve du
platonisme chrétien, l’autre en s’inscrivant dans une tradition aristotélo-thomiste en dialogue
avec la phénoménologie et le personnalisme, seront deux autres exemples, absolument
originaux l’un et l’autre
 M. Henry, quant à lui, offre l’exemple d’une philosophie de la « Vie » et d’une «
christologie philosophique » où l’unité phénoménologique entre philosophie et révélation,
donc entre raison et foi, devient telle qu’on peut se demander si la distance et l’altérité entre
les deux termes y sont encore assez respectées.
VII) DEUXIÈME PARTIE :
LA RECHERCHE D’UNE INTERACTION NOUVELLE AU XXÈME SIÈCLE ENTRE RAISON ET
FOI
VIII) BLONDEL
1) IMMANENCE, TRANSCENDANCE ET ABSOLU DANS LA LETTRE SUR L’APOLOGÉTIQUE
DE 1896
A) Immanence et surnaturel
1) De L’Action à l’apologétique
 Le chef d’œuvre de Blondel est sa célèbre thèse de 1893, intitulée L’Action, que l’on ne peut
présenter ici dans le détail, mais dont la Lettre sur l’apologétique est un prolongement.
 La philosophie de l’action de Blondel consiste à montrer que le « phénomène de l’action »
implique une dimension métaphysique rendant compte à la fois de l’inadéquation toujours
renaissante entre « vouloir » et « pouvoir », et du désir d’achèvement de l’action dans la plénitude d’un
« unique nécessaire ».
 L’action est ainsi un « immanent transcendant » révélant la présence du transcendant dans
le mouvement même de l’immanence intérieure au sujet.
 La Lettre sur l’apologétique est le texte où Blondel a en quelque sorte théorisé la méthode
utilisée dans L’Action, à l’occasion d’un débat sur l’apologétique religieuse.
 Il s’agit en effet ici de dépasser les formes apologétiques courantes au XIX ème siècle, fondées
avant tout sur des arguments d’extériorité et d’autorité basés sur l’histoire, qui pensent que le
christianisme pourrait et devrait prouver directement sa vérité aux esprits par des preuves historiques.
 Pour Blondel, c’est là oublier le « fait intérieur », à partir duquel peut se produire
l’adhésion. La vraie méthode doit être ainsi une « méthode d’immanence » montrant que le
surnaturel (d’une manière qui n’est pas sans rappeler ici les « postulats » kantiens) est
nécessairement postulé par la pensée et l’action, en ce sens qu’une immanence humaine se
suffisant à elle-même est impossible.
Rationalité du concept de « surnaturel »
 L’enjeu est de dépasser l’antinomie entre une pensée moderne qui « considère la notion
d’immanence comme la condition même de la philosophie » et la perspective chrétienne selon laquelle
« il n’y a de chrétien que ce qui est surnaturel…
 Cette antinomie est dépassée si l’on montre que « le phénoménisme intégral de la pensée
et de l’action » ne boucle pas sur une immanence absolue, mais se voit obligé de reconnaître
sa limite, et de poser non pas la réalité, mais la nécessité du problème du surnaturel
 C’est ce qu’a montré L’Action de 1893 : si aucune action comme aucune pensée ne peut
« réaliser» l’infini auquel tend l’esprit humain, alors :
 soit le désir infini de l’homme n’a aucun sens (thèse du néant et du non-sens de
l’action),
 soit il a un sens, mais seulement dans l’hypothèse d’un don surnaturel : est ainsi
« postulé » comme nécessaire à l’achèvement de l’homme ce qui est pourtant impossible et
inaccessible à l’homme, et qui ne peut faire que l’objet d’un don gratuit.
B) La limite de la philosophie
1) Théorie et pratique
 Faudra t-il dire que, puisque le surnaturel est un don gratuit, il n’a aucun rapport avec
l’expérience humaine universelle, avec la réalité de la pensée et de l’action de tout homme qui est,
par ailleurs, l’objet même de la philosophie ?
 il faut au contraire penser un type de rapport nécessaire, mais opérant en secret, impliqué
dans les options spirituelles et morales de l’esprit humain :
 « la réalisation de ce qui est proposé comme nécessaire, est subordonnée à un élément
qui demeure étranger à la science : seule la pratique effective de la vie tranche, pour chacun
dans le secret, la question des rapports de l’âme et de Dieu… la philosophie ne peut que
rester en-deçà de ce mystérieux hymen »
 C’est la même vérité de l’être qui est touchée d’un côté par la philosophie et de l’autre par
la théologie, mais d’autre part que l’effectivité pleinement réalisatrice de cette vérité n’est
pas du domaine de la philosophie comme telle
2) Raison et charité
 Ce dernier point éclaire la critique d’Aristote et du néo-thomisme présente dans la Lettre. Sans
doute celle-ci est-elle due pour une part à l’époque à l’influence de Laberthonnière dont une thèse
fondamentale est l’incompatibilité radicale entre hellénisme et christianisme.
 au-delà d’une synthèse néo-thomiste entre hellénisme et christianisme qui pense, trop
rapidement à ses yeux, avoir pleinement achevé la vérité de la pensée chrétienne, Blondel
vise en effet ce qu’il appelle « la conception antique de la raison et de la philosophie »,
c’est-à-dire le « postulat tacite d’une divinité de la raison », selon laquelle la connaissance
spéculative, la contemplation rationnelle est la vraie participation à la vie divine.
 Le commentaire de Blondel est qu’Aristote ne soupçonne pas la limite de la pensée
théorétique par rapport à la vie et l’agir pratique, et donc que l’imitation de Dieu puisse être
réservée à un niveau encore supérieur (la charité)
C) Raison et Foi dans la pensée moderne
Topique historique
 C’est à partir de là que Blondel opère une relecture de l’histoire de la philosophie
 Le premier point est que la scolastique, en ayant intégré la philosophie grecque au
christianisme sans prendre assez conscience de la distance entre philosophie antique et
révélation, va reposer sur un équilibre inconsciemment instable entre un contenu nouveau et
une philosophie qui aurait exigé une refonte plus profonde. Loin d’être une réussite parfaite
qui fixerait définitivement le modèle de la philosophie chrétienne, la scolastique est une
étape encore instable, et c’est cela qui va produire, d’abord la réaction de la Réforme, ensuite
une renaissance encore plus forte de la tendance rationaliste.
 C’est en effet la Réforme qui va rompre « l’équilibre » médiéval, en se dressant contre le
rationalisme scolastique et aristotélicien. Mais le drame et le paradoxe est qu’en dressant la
foi contre une raison et une nature vues sur le seul modèle de l’autosuffisance, la Réforme va
consacrer aussi, en retour, le rationalisme, c’est-à-dire l’idée que la raison ne peut être que
prétention à l’autosuffisance. Il n’y aura plus moyen de revenir à l’équilibre antérieur,
qui était lui-même insuffisant.
 À partir de ce dualisme radical, l’évolution de la philosophie moderne se caractérise par un
double mouvement, oscillant entre, soit la conscience des limites de la raison (Descartes, Kant), soit la
prétention à son autosuffisance (Spinoza et l’idéalisme allemand). Or ces deux tendances, quoique
inverses, sont toutes deux pour Blondel un fruit indirect du christianisme :
 Descartes et Kant sont post-chrétiens en ce sens qu’à la différence de la philosophie
antique, ils ont une claire conscience de ce que, au-dessus de la philosophie et de la raison
pure, il y a place pour un ordre supérieur qui est l’ordre de la foi.
 Spinoza et Hegel ou Schelling sont aussi post-chrétiens, mais en ce sens que leur
inspiration, tout en étant imprégnée d’un rationalisme absolu, veut clairement atteindre, à la
différence de la philosophie antique, une communion mystique à l’absolu qui réaliserait le
contenu même de divinisation humaine que le christianisme a révélé et que l’Antiquité
jugeait impossible. Ainsi le spinozisme apparaît comme le « dessein de résoudre le problème
de la béatitude humaine par les seules ressources de la pensée », là où l’idéalisme allemand
reprend l’intuition idéaliste et moniste de Spinoza mais en faisant de l’historicité concrète
la substance même de l’absolu, ce qui revient à absolutiser la réalité historique et la
capacité qu’aurait la connaissance humaine de s’identifier à celle-ci.
Conclusion théorique
 La double erreur de la philosophie moderne apparaît donc :
 soit, de prétendre borner l’aspiration de la philosophie et de la raison à l’absolu ;
 soit, en sens inverse, de prétendre que la spéculation philosophique peut par elle-même
atteindre l’absolu, c’est-à-dire « être équivalente à la vie vécue », ce qui revient à réduire
l’être à la connaissance rationnelle que l’on en a.
 Face à cette situation, la conviction de Blondel est :
 qu’on ne peut pas répondre à la philosophie moderne sans partir de son mouvement
même, c’est-à-dire de la requête d’un point de départ immanent au sujet ;
 mais que si on pousse au bout l’exigence de vérité de la méthode d’immanence, cela ne
pourra que dévoiler la transcendance de son objet : voir dans le phénomène et l’expérience
de l’action ce qui relie l’homme à l’infini sans être un produit de la raison, et obligeant à
poser la nécessité de l’hypothèse du surnaturel (mais non son évidence effective). Il y a
donc un statut « transnaturel » de la philosophie, laquelle ne peut fournir ni l’être ultime du
phénomène de l’action, ni encore moins le surnaturel qui pourrait répondre à son désir
d’achèvement.
 Ainsi : « nous ne pouvons ni nous passer de la nature, ni nous y tenir : aucune solution
naturelle n’est une solution ».
 C’est pourquoi la philosophie requiert l’interrogation de la religion chrétienne car celle-ci
prétend éclairer les apories présentées par la philosophie.
 Inversement, la religion chrétienne requiert une philosophie, car sinon, la question du salut
risquerait de ne se poser que pour ceux qui participent de fait à cette religion.
 Il appartiendrait donc à une « École » nouvelle de permettre que la France réalise par
rapport au catholicisme ce que la philosophie allemande a fait par rapport au protestantisme :
une réarticulation entre philosophie et religion permettant de penser comment et
pourquoi on ne peut atteindre l’être absolu
2) « ÉNIGMES DE LA RAISON » ET « MYSTÈRES DE LA FOI »
 La Lettre de 1896 s’achève par la suggestion d’une relation circulaire entre
 la philosophie, dont l’immanence ouvre à une transcendance qui lui échappe
 et le christianisme, dont les vérités révélées prétendent éclairer les apories présentées par
la philosophie
 Cette mise en relation culminera dans la dernière œuvre de Blondel La Philosophie et l’Esprit
chrétien où sont articulés de manière systématique selon cette circularité les « énigmes de la raison »
sur lesquelles bute la philosophie, et les « mystères de la foi » qui, pour le christianisme, y répondent
A) Le problème de « l’achèvement de l’action » dans L’Action de 1893
 Toute la dialectique blondélienne de l’action consiste à montrer que celle-ci ne s’épuise dans
aucun phénomène.
 La « volonté voulante » qui est le moteur de l’action dépasse toujours la « volonté voulue », de
sorte que l’infini désiré par la volonté voulante est sans cesse contredit par la finitude des actes posés
par le vouloir propre.
 C’est ainsi que la quatrième partie de L’Action de 1893 pose le problème du « conflit » et de
« l’alternative » propre à l’action humaine. En effet,
 soit l’homme ne veut faire reposer l’action que sur son propre pouvoir. Il est alors obligé
de nier l’infini qu’il désire, et veut donc « la mort de l’action ».
 soit, constatant que jamais son pouvoir ne pourra égaler l’essence de la volonté, il
reconnaît que la vie infinie de l’action n’est possible que si celle-ci reçoit un don
transcendant ses propres forces, et c’est ce qui fait la rationalité philosophique de
l’hypothèse du surnaturel.
 Mais l’originalité de Blondel est d’appliquer cette intuition à la structure même de la révélation,
en tant que l’esprit humain peut reconnaître la rationalité de ce qui correspond à sa situation sans
pouvoir se le donner.
 Son originalité est, plus encore, de l’appliquer à l’intelligibilité d’une pratique
religieuse littérale, donc des sacrements propres au catholicisme, en tant que ceux-ci
correspondent à une révélation, certes surnaturelle, mais ayant à devenir immanente à
l’homme pour pouvoir achever son action et son être C’est en effet par une action de
« désappropriation », donc par des actes ne venant ni de la nature ni de la volonté, que
l’homme peut recevoir ce qu’il ne peut se donner par lui-même.
 Par opposition à l’idée que adorer « en esprit et en vérité » doit amener à se libérer de toute
ritualité religieuse (404), il faut au contraire penser que « la lettre véritable inspire et vivifie l’esprit »
 comme dans le corps s’accomplit le mystère de la génération, dans la matière sacramentelle
s’accomplit l’enfantement de Dieu en l’homme par où celui-ci devient « le Dieu de son Dieu » (420-
21). Car « la vérité ne vit point dans la forme abstraite et universelle de la pensée <mais> dans le terre
à terre de l’acte » (422) et « …à l’action seule il est attribué le pouvoir de manifester l’amour et
d’acquérir Dieu »
 Cette manière d’articuler la vérité de la condition humaine et la condescendance d’un Dieu
descendant vers l’homme tel qu’il est pour se donner à lui, est typique de l’inspiration blondélienne.
Elle va se retrouver dans les étapes ultérieures de l’œuvre.
B) D’« Histoire et Dogme » (1904) à « La Philosophie et l’Esprit chrétien » (1944-46)
1) « Extrinsécisme » et « historicisme »
 La Lettre sur l’apologétique de 1896 a provoqué la réaction de théologiens scolastiques voyant
dans la tentative blondélienne d’articuler philosophie et révélation chrétienne un risque de
« naturalisation » du surnaturel.
 C’est à cette objection que Histoire et Dogme tente de répondre quelques années plus tard, en
stigmatisant l’erreur réciproque de deux compréhensions opposées de la révélation, renvoyées dos à
dos sous les termes d’ « extrinsécisme » et d’ « historicisme ».
 Par « extrinsécisme » Blondel entend et vise, comme en 1896, une apologétique du
christianisme fondée sur des faits posés d’emblée comme « miraculeux et surnaturels », de
sorte qu’une perception sensible directe assure leur caractère surnaturel, sans aucune relation
avec le milieu historique, ni l’attente spirituelle de ceux qui en sont les témoins. Il y alors
liaison purement extrinsèque entre « notre pensée et notre vie » et des « vérités venues du
dehors » qui ne correspondent en rien à une préparation intérieure.
 « L’historicisme », en sens inverse, cherche à réduire l’histoire chrétienne à de purs
« faits » positifs, déterminables par la seule science historique. Or, si le positivisme
historique est déjà incapable de rejoindre la vie humaine dans sa profondeur métaphysique,
qui transcende toujours les « faits » qui la manifestent, à plus forte raison ne peut-il pas
rendre compte du passage des faits à la foi, des signes posés par le Christ à la foi en sa
divinité.
 La conclusion de Blondel est qu’il manque en fait aux deux perspectives une herméneutique de
la foi.
 Du point de vue théologique, ce qui manque à l’extrinsécisme et à l’historicisme, c’est cet
« intermédiaire entre l’histoire et le dogme » (431) que la pensée chrétienne nomme la
« Tradition » et que la crise moderniste doit impérativement faire redécouvrir.
 Or la Tradition ne conduit à un « développement du dogme », comme le dit Newman, que
parce qu’elle est issue d’un va et vient entre la Révélation, l’Écriture et la vie.
 On rejoint ainsi l’enjeu philosophique car, comme la réflexion philosophique sur l’action, la
Tradition fait elle aussi passer « de l’implicite vécu à l’explicite connu », et comme l’action humaine,
la foi repose sur une expérience en acte de son objet, qui n’a jamais fini de donner à approfondir sa
vérité.
2) « Fait intérieur » et « fait extérieur » : de l’énigme au mystère
 Les polémiques des années 1900-1920 vont conduire Blondel à prendre le parti d’une véritable
« retraite » intellectuelle destinée à mûrir les réponses à apporter à la crise moderniste.
 C’est d’abord dans Le problème de la philosophie catholique (1932), qu’est reprise la question
« du point où se rencontrent le problème philosophique et le problème religieux ».
 Ce point y est précisément défini comme la rencontre entre :
 le « fait intérieur » constitué par l’ouverture et l’appel de l’action humaine à un
achèvement qu’elle ne peut se donner (ce que la philosophie de l’action définit par elle-
même) et
 le « fait extérieur » constitué par une révélation et un salut offert à l’homme par grâce
(c’est la part donc venant de la théologie).
 L’essentiel est l’idée d’une ouverture réciproque entre les deux termes, laquelle,
concrètement, définit l’espace de rencontre entre vie humaine et vie divine.
 Blondel cherche à définir tout cela dans La Philosophie et l’Esprit chrétien
 Blondel y articule d’abord, dans le tome I, les « énigmes » sur lesquelles bute la raison
philosophique dans sa compréhension de l’être et de l’existence, et les « mystères » de la foi.
 la révélation de la Trinité éclaire « l’énigme philosophique de Dieu »,
 le mystère de la création éclaire « l’énigme philosophique de l’être contingent »
 le mystère de la Rédemption éclaire « l’énigme du mal »,
 le mystère de la vocation surnaturelle « l’énigme de la destinée humaine ».
 S’il est question d’un rapport entre « énigmes » et « mystères » plutôt qu’entre « questions » et
« réponses », c’est à la fois :
 parce qu’il faut respecter « l’autonomie essentielle » de la philosophie autant que sa
« connexion indéclinable » d’avec les vérités révélées. Il n’y a pas passage de ce qui serait la
non-vérité à la vérité, mais plutôt de vérités partielles à des vérités totales.
 mais en même temps, ces vérités totales ne sont pas absolument transparentes et restent
des « mystères », objet de foi plutôt que de vision. Elles sont données non pour être objet
d’un savoir absolu, mais pour permettre de participer à la vie divine.
 C’est pourquoi le tome II porte ensuite sur les « Conditions de la symbiose » entre l’homme et
Dieu
 Il porte à son terme l’intuition présente dès la dernière partie de l’Action de 1893, selon laquelle
l’économie chrétienne du salut « correspond » à la structure même, à la fois historique et
transcendante, sensible et spirituelle, de la vie humaine.
 À la dimension eschatologique de la Révélation (« Résurrection, Ascension et
Pentecôte ») correspond la structure des sacrements destinés à réaliser « l’union entre
immanence et transcendance » propre au christianisme.
C) Les « Exigences philosophiques du christianisme » (1949)
 Cet ouvrage veut se centrer sur les conditions (ou « exigences ») anthropologiques et
théologiques du don de la vie divine à l’homme.
 Son point de départ (chapitres I à VIII de l’étude I intitulée Le sens chrétien) est de définir « le
principe d’unité essentiel » du christianisme, rendant compte de l’articulation entre vérité et
histoire qui le constitue.
 Ce principe, c’est Dieu se donnant et se communiquant dans son être même, principe à
partir duquel s’opère la critique de la triple réduction du Dieu chrétien au « Dieu de
puissance », au « Dieu de vérité », et même au « Dieu de charité » compris comme bonté
seulement morale.
 Les conditions ontologiques et métaphysiques de l’union entre l’homme et Dieu sont ensuite
l’objet central des chapitres suivants, puis de la seconde étude intitulée De l’assimilation, où se voit
développée ce que Blondel appelle la « doctrine des deux dons ». Celle-ci renvoie à la distinction
entre :
 la nature créée, objet d’un premier don,
 et l’appel à la vie surnaturelle, objet d’un deuxième don.
 Il ne faut surtout pas penser cette distinction de manière statique, car ce serait manquer ce que
Blondel appelle « l’assimilation », c’est-à-dire le procès d’unification des deux dons, ou de
transmutation du premier dans le second, ce qui implique deux dimensions :
 la première est le mouvement descendant et gracieux de Dieu vers l’homme
 la seconde, en retour, est le mouvement de dépossession parallèle de l’homme, sans
lequel le don surnaturel ne pourrait être reçu.
 Seconde exigence qui fait alors apparaître un autre don, « intermédiaire » entre la création et le
don de la vie divine, qui est le don de la liberté, capacité unique, dans le cosmos, d’accueillir ou de
refuser le deuxième don, et qui a pour alternative,
 soit de fixer le premier don dans une suffisance autarcique niant son origine et sa fin,
 soit, reconnaissant qu’il n’est pas une auto-possession mais plutôt un « prêt », de s’en
dessaisir pour recevoir le seul don capable de libérer l’homme de sa finitude, le don de la
vie divine.
 C’est ce deuxième terme de l’alternative qui définit l’abnégation, la mort à soi-même, par
laquelle l’homme ne peut recevoir l’absolu qu’en se détachant radicalement de tout don relatif.
 La doctrine « des deux dons » cache donc une logique articulant en fait quatre principes et
opérations de donation :
 la création
 la liberté
 l’abnégation
 le don surnaturel.
 Une telle logique manifeste ce que l’on peut appeler la structure kénotique de la donation
blondélienne.
 L’analogie entre le premier don (création), et le second (vie divine), repose en effet sur le
parallèle qui les constitue : de même que la création a été de la part de Dieu un « retrait », la position
d’une réalité issue de lui mais dont il est absent, équivalent à une sorte de « suicide », le don de la vie
divine, dans l’économie de la Croix, est l’accomplissement ultime de la kénose amoureuse de Dieu.
 Mais, s’il en est ainsi, le même mouvement doit s’opérer de la part de l’homme. La restitution
de Dieu à la création, qui dépend de la liberté humaine, ne peut s’opérer que si celle-ci, de manière
analogue à Dieu, participe à la vie divine en se vidant de soi.
 Telle est l’abnégation nécessaire à l’assimilation, éclairant le sous-titre : « De l’assimilation
comme aboutissement et transposition de la théorie de l’analogie ». L’analogie de l’être s’accomplit
ainsi dans l’analogia crucis.
En guise de conclusion
 Certains commentateurs considèrent que parler de « deux » dons impliquerait chez le dernier
Blondel un extrinsécisme larvé, et le retour à un concept de « nature pure ».
 Du point de vue de Dieu, création et salut ne constituent qu’une seule offre,
 mais du point de vue de l’homme, doué d’une liberté finie, il n’en est pas de même.
 L’homme, par sa liberté, a la possibilité de prétendre se satisfaire du datum (nature et liberté
créée), et de refuser le donum de la grâce, d’une vie divine qui, comme telle, ne peut être donnée par
nature mais seulement reçue par la liberté.
 Or cette distinction est aussi celle qui éclaire l’« autonomie essentielle » en même temps que la
« connexion indéclinable » entre philosophie et révélation, entre philosophie et théologie.
 La distinction et le lien entre les deux termes signifie très exactement que l’autonomie
propre à la créaturalité et à la liberté humaines est un donné irréductible,
 et en même temps que ce donné est appelé, par grâce et liberté à un accomplissement
dépassant le donné initial.
 Reconnaître la vocation à une dimension que l’homme ne peut pourtant se donner à lui-même,
telle est pour Blondel la grandeur et la limite de la philosophie, « amour de la sagesse » et quête
énigmatique d’une médiation entre l’homme et Dieu qui, depuis Pythagore, ne cesse d’habiter son
histoire.
IX) SIMONE WEIL : PHILOSOPHIE ET « AMOUR SURNATUREL »
 Élève d’Alain, S. Weil a d’abord partagé le rationalisme et la métaphysique de l’esprit humain
de celui-ci, avant de s’engager dans le syndicalisme révolutionnaire des années 30.
 Mais, sans rien perdre de l’exigence philosophique et de « l’esprit de révolte » qu’elle gardera
jusqu’à sa mort à 34 ans, son amour dès l’enfance pour saint François, le désir de vérité et de pureté,
ses engagements auprès des opprimés (cf. La Condition ouvrière, 1934), l’ont conduite d’une « foi
implicite » à la « foi explicite » issue de ses « trois contacts avec le catholicisme » (Portugal, 1934 ;
Assise, 1937 ; Solesmes, 1938) et de son expérience mystique de fin 1938 (« le Christ lui-même est
descendu et m’a prise »
 C’est à partir de l’œuvre finale que, de 1940 à 1943 et de Marseille à Londres, elle arrache aux
urgences de l’action, que l’on tente dans ce qui suit de synthétiser la mise en rapport si audacieuse
qu’elle opère entre raison philosophique et « amour surnaturel ».
1) L’INTELLIGENCE, OUVERTURE AU MYSTÈRE
A) Platon et Aristote
 Dans La Source grecque, S. Weil écrit :
 « La sagesse de Platon n'est pas une philosophie, une recherche de Dieu par les moyens
de la raison humaine. Une telle recherche, Aristote l'a faite aussi bien qu'on peut la faire.
Mais la sagesse de Platon n'est pas autre chose qu'une orientation de l'âme vers la grâce »
(SG 79).
 Il apparaît donc que S. Weil veut opposer :
 un type de philosophie où la raison se voudrait absolument autonome et seule productrice
du sens,
 un autre type, où la raison a à recevoir ce qui lui « donne à penser ».
 Par opposition à Platon, dont la quête de sagesse est inspirée par une tradition mythique et
d'antiques révélations, Aristote apparaît dans cette perspective comme celui qui, ignorant cette
précédence du sens (cf. son rejet du mythe), voudrait asseoir la philosophie sur la raison seule.
 En ce sens, il fonderait le modèle rationaliste de la philosophie « moderne », c'est-à-dire,
aux yeux de S. Weil, un modèle abstrait de la pensée.
B) Raison et transcendance
 Toute la philosophie de la culture et de « l’enracinement » de S. Weil peut être définie comme
une recherche des conditions et des sources culturelles et historiques de l’inspiration, qui la conduit
fréquemment à s’interroger sur l’articulation nécessaire entre raison et inspiration. Ce qui lui fait dire
par exemple :
 « Le rationalisme; si c'est penser que la raison est le seul instrument, cela est vrai ; si c'est
penser qu'elle peut être un instrument suffisant, c'est idiot » (C II 201).
 L’idée fondamentale est que, dans son exercice, la raison a besoin d’être orientée par la faculté
d’ « attention », laquelle est liée « au désir » du réel véritable.
 Dès lors que, dans la recherche intellectuelle, l'attention à ce qu'on ne saisit pas est
supérieure à celle pour ce que l'on saisit, l'intelligence est orientée par un acte de « foi »
vers ce qui la dépasse.
 Ainsi, toute « lecture » du réel est la saisie implicite d’un rapport entre l’évident et le
caché.
 Cette définition de la foi est pour S. Weil à la fois philosophique et théologique, dans la mesure
où elle recouvre pour elle la définition de la foi « indéterminée » (c’est-à-dire sans connaissance
explicite de la révélation) donnée par saint Paul dans la Lettre aux Hébreux (chap.11).
 Mais l’enjeu premier est pour elle d’abord philosophique dans la mesure où il s’agit de rompre
ici avec la réduction cartésienne du vrai à l’idée claire et distincte, en se servant notamment de la
méthode kantienne des antinomies.
 La raison doit en effet avoir pour exigence de contempler les contradictions irréductibles du
réel et de la pensée, de manière :
 « lorsque deux vérités incompatibles s'imposent à l'intelligence humaine (…) à en faire
pour ainsi dire les deux bras d'une pince, un instrument pour entrer indirectement en
contact avec le domaine de la vérité transcendante inaccessible à notre intelligence ».
 L’intelligence parvient alors :
 « à un endroit où nous pouvons penser ensemble les contraires, mais où nous ne
pouvons pas avoir accès au plan où ils sont liés. Là nous ne pouvons plus monter, nous
devons regarder, attendre et aimer. » (C III 25).
 Cet état, qui reflète, pour S. Weil, le premier rapport intellectuel au surnaturel, est celui
du « génie » comme « vertu surnaturelle d'humilité dans le domaine de la pensée ».
2) PHILOSOPHIE DE L’AMOUR ET STATUT PHILOSOPHIQUE DU « SURNATUREL »
A) L’« attention » et l’amour, condition de l’intelligence
 La détermination de la raison comme rapport à un plan supérieur à elle-même, la place « à
l'intersection de la nature et du surnaturel ». État que l’on peut qualifier de « transnaturel » (au sens
blondélien), lequel est signe de sa finitude, mais aussi d’un rapport réel, quoique obscur à ce qui la
dépasse.
 Le second élément est l'affirmation de l'amour comme seul moyen, pour la raison placée dans
cet état de nuit obscure, de se rapporter effectivement à ce plan transcendant
 Par là s'éclaire la distinction qu’opère S. Weil entre « raison naturelle » et « raison
surnaturelle ».
 Il s’agit moins de deux facultés que de deux états de la même faculté et de deux régimes de
l’attention intellectuelle selon que, dans son rapport au réel, l’intelligence, livrée à elle-même :
 « produit une semi-réalité », ou bien
 baigne dans l'Amour en tant que celui-ci « produit la réalité », mettant en lumière la
plénitude d’une réalité reliée à son principe transcendant.
 En ce sens
 « Il est impossible à l'homme d'exercer pleinement son intelligence sans la charité (...)
L'intelligence réside en tout homme <mais> l'usage de l'intelligence a pour condition
l'amour surnaturel ».
 Le terme « surnaturel » ne doit pas masquer qu’en retrouvant ainsi à sa manière le thème de la
« foi génératrice de raison » (selon une formule d’E. Gilson), S. Weil se situe sur un plan valant
d’abord pour la philosophie avant d’être l’objet d’une éventuelle révélation.
 Dire que :
 « nous savons au moyen de l'intelligence que ce que l'intelligence n'appréhende pas est
plus réel que ce qu'elle appréhende » (C II 135),
 ou que l'intelligence a à reconnaître :
 « par les moyens qui lui sont propres, c'est-à-dire la constatation et la démonstration, la
prééminence de l'amour » (C II 132)
 Ceci est en effet vrai de toute expérience d’attention et de lecture au sens vu plus haut.
 Ainsi se conjuguent vérité de la foi et vérité de la raison :
 « la foi c'est l'expérience que l'intelligence est éclairée par l'amour » (C II 132),
 « la raison est toujours l'unique instrument. Mais il y a des choses que la raison saisit
seulement dans la lumière de la grâce » (C II 123),
 Ceci ne fait alors que transposer au niveau d’une révélation explicite l’ouverture implicite de
l’homme aux «… mystères surnaturels constamment présents en pleine nature humaine ».
B) Raison et révélation
 S. Weil, à partir de cette transnaturalité de l’esprit, semble ainsi réitérer dans la philosophie
contemporaine la tentative blondélienne de donner un statut philosophique au concept de
« surnaturel ».
 D’une part, d’un point de vue négatif, le « désir » weilien d’un Bien et d’un Réel
transcendant correspond à la détermination blondélienne du surnaturel « indéterminé »
comme « impossible nécessaire », auquel la « volonté voulante » ne peut jamais se rendre
adéquate, sans pouvoir s’empêcher de le désirer.
 D’autre part, d’un point de vue positif, l’analyse du lien concret entre intelligence et
amour, raison et inspiration, rejoint les intuitions de la métaphysique du Vinculum et la
pneumatologie de « L’Esprit d’amour » du second Blondel, l’articulation entre « énigmes »
de la philosophie et « mystères » de la foi correspondant à celle entre « antinomies »
rationnelles et révélation chez S. Weil.
 L’extension donnée par S. Weil au concept de surnaturel « implicite » ne risque-t-elle pas alors
de conduire à une « réduction transcendantale » de la révélation (la même question fut posée à l’auteur
de L’Action) ?
 Sans pouvoir aborder ici tous les aspects de cette question, la manière avec laquelle S. Weil
définit la rationalité des vérités révélées permet de préciser le lien qu’elle voit entre l’esprit et le
« surnaturel ». Cette rationalité, en effet :
 « ne signifie pas, bien entendu, que ces dogmes aient pu être trouvés par la raison
humaine sans révélation ; mais une fois apparus, ils s'imposent à l'intelligence avec
certitude, si seulement elle est éclairée par l'amour, de manière qu'elle ne puisse pas refuser
d'y adhérer, quoiqu'ils soient hors de son domaine et qu'elle n'ait pas qualité pour les
affirmer ou les nier » (IPC 131-32).
 On a là un principe herméneutique qui, confirmant le primat de l’amour sur la raison,
montre simultanément que les vérités révélées sont, non ce que la raison ne pourrait pas
penser, mais ce qu’elle ne peut ni produire, ni réduire à sa capacité de penser.
 On comprend mieux alors pourquoi la mystique weilienne, où « l’amour surnaturel » se définit
avant tout par une « orientation » de l’âme, se centrera si souvent sur la Croix du Christ.
 La Croix est le lieu où Dieu lui-même se vide de sa divinité, où le lien entre Dieu et Dieu
lui-même semble ne plus exister que sur le mode de l’absence, de la nuit de la foi, de
l’abandon, ce qui est pour S. Weil l’aspect le plus proprement « sur-naturel » de l’amour.
 On doit toutefois faire attention à ne pas réduire la Croix à cette pure négativité. La Croix n’est
pas une fin en soi, elle n’a de vérité que dans la fécondité de l’amour qui s’y joue, dans l’Eucharistie, le
don de soi dont elle est exemple et source à la fois.
 Ici se présenterait, dans les Écrits de Londres, la mystique eucharistique d’une oblation
totale de soi où S. Weil, torturée par l’agonie de l’Europe, demande que tout son être soit
« arraché à moi, dévoré par Dieu, transformé en substance du Christ, et donné à manger à des
malheureux dont le corps et l’âme manquent de toute espèce de nourriture. » (CS 205).
Conclusion : Être et Vocation
 Celui qui supplie Dieu de transformer ainsi sa vie en don, à l’image du Christ, participe à ce
que S. Weil nomme au plan métaphysique « plénitude de l’être », au plan théologique « Trinité », au
plan mystique « amour surnaturel ».
 À ce niveau, chaque créature pensante :
 « constitue un mode singulier, unique, inimitable, irremplaçable, de présence, de
connaissance d’opération de Dieu dans le monde ».
 L’intersection entre raison et amour définie précédemment devient alors la substance même de
la personne, la croisée entre le « je » et l’amour surnaturel révélant à chacun son nom définitif :
 « ne plus être qu’un médiateur de Dieu dans la création (…) c’est ne plus être qu’une
certaine intersection de la nature et de Dieu. Cette intersection, c’est le nom dont Dieu les a
nommés de toute éternité, c’est leur vocation ».
 C’est ainsi que S. Weil a conçu l’imitation de Celui qui, s’étant « vidé de lui-même », a reçu « le
nom qui est au-dessus de tout nom » (Philippiens 2, 9).
X) ÉDITH STEIN : PHILOSOPHIE DE L’ÊTRE ET ANTHROPOLOGIE TRINITAIRE
 Édith Stein a cherché à développer de manière neuve une métaphysique de l’être et de l’esprit,
stimulée par ce que la révélation chrétienne permet d’approfondir du « sens de l’être ».
 Dans Être fini et Être éternel, que l’on suivra de près, cette perspective se déploie sur un double
plan, ontologique et anthropologique
1) LA PERSONNE COMME « PLÉNITUDE DE L’ÊTRE »
A) Être fini et Trinité
 Être fini et Être Éternel apparaît d’abord comme un traité d’ontologie et de métaphysique
portant sur deux niveaux de l’être, tels que :
 1) l’être fini apparaît comme « le déploiement d’un sens »,
 2) l’être éternel est « la plénitude de ce sens ».
 À partir de là, se dessine un mouvement d’ensemble que l’on peut caractériser ainsi :
 1) étude analogique des degrés de l’être mondain (chap. 2 à 6) ;
 2) plénitude de l’être divin, la Trinité (chap.6) ;
 3) étude que l’on peut appeler « catalogique » de l’être fini en tant qu’il est image de la
Trinité dans la création, jusqu’à l’être personnel, lequel s’accomplit dans le Christ (chap.7 et 8).
B) La personne comme sens plénier de l’être
 Comme Gilson, l’auteur part en effet de la formule d’Exode 3, 14, où Dieu livre son Nom : « Je
suis celui qui suis ».
 Ce qui est caractéristique d’Édith Stein, déclarant ici explicitement qu’elle s’inspire de
l’interprétation augustinienne, est de prendre la formule dans le sens où le Je suis signifie
la révélation de « L’être en personne », signifie que « la plénitude de l’être est
formée personnellement, « a une forme personnelle ».
 D’où ensuite une formulation conjuguant l’analyse impersonnelle de l’ontologie et l’analyse
subjective du personnalisme, par exemple :
 « l’infini, l’universel se contient et se délimite lui-même, tandis que, dans le fini, la forme
est la délimitation d’un contenu différent d’elle ».
 L’accent est mis sur le mouvement d’autodétermination de soi, de sorte qu’Édith Stein fait
découler la différence et la séparation créaturelle entre essence et existence de l’absence de la parfaite
relation à soi caractérisant l’être absolu. C’est pourquoi elle peut écrire :
 « le rapport du Je suis divin à la multiplicité de l’étant fini est l’analogia entis la plus
originaire. C’est parce que tout être fini a son archétype dans le Je suis divin que tout a une
même signification. »
C) Être et don dans la Trinité
 Mais Édith Stein ne s’arrête pas là, en se référant ensuite à la formule de Genèse 1, 26, « Faisons
l’homme à notre image »,
 elle y voit la première affirmation du mystère trinitaire.
 Ici, dit-elle, alors que l’Exode révèle une première forme de l’être absolu comme parfait
«amour de soi », est révélée une deuxième forme de l’amour éternel et de la plénitude de
l’être comme « don de soi à un tu ».
 Le nom « Je suis » équivaut alors à « Je me donne entièrement à un tu, je ne fais qu’un
avec un tu, et ainsi nous sommes un.
 Que « l’être en personne » soit « un être en trois personnes », culmine dans la révélation de saint
Jean, « Dieu est amour », dont le sens métaphysique est de dire que :
 « l’être unique de Dieu est à la fois donné et reçu » et en cela consiste la vie éternelle
« une éternelle réception de soi et un don de soi toujours renouvelé »
 Édith Stein définit ainsi la double perfection de l’esprit et de la personne comme :
 « ce qui possède une intériorité… et demeure en lui tout en sortant de lui-même », de
sorte que l’esprit absolu « donne entièrement son soi sans toutefois le perdre ».
 Paradoxe qui est celui du « don de soi total des personnes divines, par lequel chacune se
dépouille entièrement de son essence et la conserve cependant parfaitement, par lequel
chacune est entièrement en elle-même et entièrement dans les autres »
2) STRUCTURE ET VIE SPIRITUELLE DE LA PERSONNE
A) Originalité de la personne « humaine »
 C’est à partir du chapitre VII intitulé « L’image de la Trinité dans la création », que l’analyse se
développe au plan de la personne humaine comme telle
 Le sens de l’être personnel commun à Dieu, l’ange et l’homme étant cette double dimension
du rapport à soi et de la sortie de soi, se présentent ensuite deux caractéristiques propres à la seule
personne humaine.
Première caractéristique
 « L’esprit humain est conditionné par ce qui lui est supérieur et inférieur », de sorte que « la
personne humaine porte et englobe son corps et son âme, mais elle est en même temps portée et
englobée par eux
 La structure corps-âme-esprit fait que « toute la vie consciente n’embrasse pas mon être
– elle ressemble à une surface éclairée au-dessus d’une sombre profondeur »
 Ici se situe la prise de distance avec le cartésianisme et le transcendantalisme husserlien,
identifiant la subjectivité et la pensée, la personne et la conscience. L’âme, centre de la personne, est à
comprendre comme un espace ouvrant vers le bas et vers le haut, un espace dont le moi est le centre
conscient mais dont le fond est insondable.
 Vers le bas, nous avons l’enracinement de l’âme dans le corps, dans le monde
organique et matériel. Édith Stein intègre l’essentiel de l’hylémorphisme aristotélo-thomiste,
mais en insistant fortement sur le pouvoir d’auto-formation propre à l’âme, par où celle-ci
est « forme du corps », car elle forme celui-ci, c’est-à-dire le construit et l’anime comme un
corps vivant, sans quoi il n’y aurait jamais formation d’un corps mais matière inerte.
 « tout ce qui a une âme est ce qui porte en soi la puissance de se former soi-même »
 L’âme est donc une force d’auto-développement qui a besoin d’un milieu vital.
 lorsque cette âme est esprit, il faut considérer cette puissance d’ouverture, non pas
seulement vers le monde matériel mais aussi vers le haut, car le phénomène d’auto-
déploiement ne vient pas seulement de la puissance naturelle de la vie d’informer un corps,
mais du dynamisme de la volonté et de la liberté à l’intérieur du « château-fort de l’âme ».
 L’âme humaine est donc comprise comme le « milieu » dans lequel confluent les expériences
sensibles et spirituelles, auxquelles le moi et sa liberté vont répondre. Elle est médiation entre l’esprit
et le corps sensible.
 « En elle, la spiritualité et la vie sensible coïncident et se trouvent enchevêtrées. Voilà ce
qui sépare de l’âme sensible <l’animal> et de l’esprit pur <l’ange> l’être propre de l’âme
spirituelle <humaine>. L’homme n’est ni animal ni ange, il est les deux en une seule
personne. »
B) La vie et la liberté de l’esprit
Deuxième caractéristique
 La deuxième caractéristique propre à la personne humaine est sa liberté temporelle, qui fait que
le moi libre est comme un point mobile dans le vaste espace de l’âme.
 Il s’agit pour chacun de construire son royaume intérieur par une « option » et, si on radicalise
l’option entre les possibles, la liberté apparaît comme un pouvoir de choisir « entre le royaume de la
nature et le royaume de la grâce »
 L’analyse est parallèle à la doctrine blondélienne des « deux dons » de la nature et de la
grâce, séparés par le don de la liberté : le fait d’avoir à se lier à un royaume revient en effet
fondamentalement, soit à se réduire à la nature, soit à s’ouvrir à ce qui dépasse la nature, car
il est de la nature d’un être spirituel de « dépasser la nature
 Ainsi « se montre la particularité de la personne humaine. Douée d’une vie consciente et
libre (…) elle ressemble aux purs esprits ; sortant d’un fonds obscur et porté par lui,
incapable de former personnellement son soi, de l’éclairer et de le dominer, elle reste en
arrière ; d’autre part, elle possède par sa propre profondeur une perfection certaine par
rapport aux purs esprits créés et une similitude divine distincte de la leur »
 La personne humaine est donc moins lumineuse que l’ange mais, d’un autre côté, a plus de
profondeur que lui dans la mesure où dans son être communiquent les extrémités de l’être : le moi
humain plonge ses racines dans la matière qui le rend solidaire du cosmos, et par son esprit, est relié
au divin dont il ne peut pourtant pas saisir la plénitude
 À partir de là, se développent les tentatives d’Édith Stein visant à étendre la compréhension de
l’image de Dieu-Trinité dans l’âme et dans « l’homme tout entier »
 le don de soi définit comme l’essence de la personne, ainsi que l’essence de l’amour.
 Il faut donc aller au-delà de l’identification entre volonté et amour opérée par les
traditions augustinienne et thomiste.
 Cette identification tend à réduire l’amour au désir d’un bien, et à l’adhésion du vouloir à ce
bien.
 Pour Édith Stein, « l’amour est don de soi au bien », de sorte que « le don au sens propre
n’est possible qu’envers une personne ».
 C’est pourquoi « le don réciproque des personnes divines » est le modèle le plus parfait de
l’amour.
 Et « ce qui se situe le plus près de l’amour pur, qui est Dieu, c’est le don de soi des
personnes finies à Dieu. »  Le don de soi est donc bien l’analogie la plus parfaite entre
l’homme et la Trinité.
3) LA PERSONNE, ANALOGIA TRINITATIS ET ANALOGIA CHRISTI
A) L’image de Dieu-Trinité « dans l’homme tout entier »
 Mais la fin du chapitre VII, comme le chapitre VIII, « Sens et fondement de l’être individuel »,
ont pour fonction d’approfondir en quelque sorte la forme que doit prendre ce don en fonction de la
triple dimension de l’être humain, corps-âme-esprit.
 Ici se situe une des plus grandes originalités d’Édith Stein par rapport à la tradition,
consistant à voir l’image de Dieu dans la totalité de cette structure corps-âme-esprit.
 L’âme humaine ne se réduit pas à sa vie spirituelle, mais, comme on l’a vu, est :
 a) information du corps,
 b) vie psychique,
 c) déploiement de la vie spirituelle
 Elle est donc, dans sa vie même, un dynamisme trinitaire. On peut alors penser l’ensemble
total corps-âme-esprit comme étant une image de la Trinité, car :
 l’âme étant « l’élément originaire de la vie, qui de lui-même se crée et s’informe en corps
animé et esprit », elle peut être vue comme l’image du Père.
 le corps, quant à lui, comme « expression d’une essence nettement délimitée » peut
apparaître comme l’image du Verbe éternel (lequel est archétype de toutes les figures
créées).
 quant à la vie de l’esprit, « libre épanouissement à partir de l’âme », elle apparaît « image
de l’Esprit divin ».
B) La personne humaine dans le Christ
 Une telle extension du thème classique de l’imago trinitatis à la totalité de la structure
anthropologique, corporéité comprise, se prolonge par le rapport entre la nature de l’homme et celle du
Verbe incarné.
 La condition humaine, par « son insertion dans une matière qui lui est étrangère lors de la
formation du corps vivant peut être comparée :
 en second lieu, à la conversion humaine du Verbe durant sa sortie dans un monde qui lui
donne sa marque »
 « peut encore être comparée à la mission de l’Esprit dans la création
 La personne, qui est déjà image naturelle de la Trinité, passe de l’image à la ressemblance si
elle est surélevée dans le Christ, en tant que celui-ci, par son Incarnation, est la réalisation en plénitude
de l’humanité.
 La vocation de la personne humaine n’est pas seulement d’imiter la vie divine mais de la
recevoir en tant que telle, en participant réellement aux missions des personnes divines.
 Au chapitre VIII, Édith Stein à l’écart de la tradition thomiste d’individuation de l’être par la
matière, défend l’idée d’une individuation humaine directement de nature spirituelle.
 Ce qui renvoie à la convergence de deux plans :
 D’une part celui de « la vocation de l’âme à la vie éternelle », qui paraît d’abord
s’inscrire dans le prolongement d’une métaphysique de l’immortalité de l’âme, mais où la
singularité d’Édith Stein est d’insister, à la lumière de l’Apocalypse de Jean, sur le caractère
absolument singulier du « nom » donné à chacun.
 Et d’autre part, concernant la nature matérielle de l’homme, celui de la participation
unique, irremplaçable, que chaque personne humaine doit avoir, dans le plan divin, à la
constitution eschatologique du Corps du Christ, de sorte que « chaque homme particulier est
créé pour être un membre de ce corps vivant.».
 Ainsi l’individuation par la matière trouve-t-elle elle aussi une sorte d’assomption
christologique.
 Le parallèle entre la vocation de l’homme à unir le ciel et la terre et l’union hypostatique des
deux natures humaine et divine dans le Christ « justifie », dans cette perspective, la vision scotiste de
l’Incarnation (plutôt que celle de la tradition thomiste), pour laquelle cette dernière manifeste le plan
originel par lequel Dieu voulait unir les natures humaine et divine.
 C’est pourquoi Édith Stein écrit avec audace : « peut-être n’est-il pas trop osé de dire que,
en un sens la création du premier homme doit être considérée déjà comme un
commencement de l’incarnation du Christ ».
CONCLUSION : UNE ANTHROPOLOGIE DU DON
 Un prolongement serait de montrer, en reliant Être fini et Être éternel à La Science de la Croix,
comment le triple parallèle ainsi établi entre Création, Incarnation et Eschatologie converge dans une
mystique de « l’union nuptiale » entre l’homme et Dieu. Car l’anthropologie steinienne semble
structurée par une véritable analogie de l’union nuptiale, dont le cœur est chaque fois le don mutuel et
réciproque des personnes :
 entre l’âme et Dieu,
 entre l’homme et la femme,
 entre l’Église (l’humanité) et le Christ
 Ainsi le don de soi, qui est l’acte le plus personnel et le plus « personnaliste » qui soit, crée en
même temps la « communion des personnes » qui doit faire de l’humanité entière (et pas seulement de
chaque homme) l’image de la Trinité.
 Seraient à développer les enjeux, au double plan philosophique et théologique, de l’affirmation
selon laquelle le don est la structure fondamentale et la fin ultime de l’homme.
 Quel est le statut épistémologique de l’anthropologie d’Édith Stein ? À partir de quel moment sa
réflexion passe-t-elle du plan philosophique au plan théologique ?
 Les dernières pages d’Être fini et Être éternel éclairent cette question. Pour Édith Stein,
« la participation à la vie divine par le libre don personnel » est « la fin à laquelle tend
originellement l’être humain naturel ».
 Mais « la corruption de la nature après le péché originel est telle qu’un développement et
un acte purs de la volonté conforme à sa nature ne sont rendus possibles que par la grâce de
la Rédemption ».
 Cette double affirmation articule la thématique thomasienne du « désir naturel de Dieu » à
une inflexion propre à l’anthropologie steinienne qu’il faudrait appeler celle du « désir naturel de se
donner ».
 Un tel désir est propre à tout homme, et donc de ce point de vue, l’ouverture et le passage
possible de la nature à la grâce est toujours « déjà là ».
 Mais il ne parvient à sa pleine réalisation, comme don de soi aux autres et à Dieu, qu’en
imitant la vie et la mort du Christ.
 Voilà pourquoi c’est dans le don de soi corps et âme, que s’opère le « sens et fondement
de l’être individuel », analyse qu’Édith Stein prolonge dans La Science de la Croix en
déclarant que la personne donne alors « plus à Dieu qu’elle n’est elle-même : elle donne Dieu
à Dieu qui est en elle ».
 Mais voilà pourquoi, aussi, nous sommes si souvent, en lisant Édith Stein, à la fois en
philosophie et en théologie. Ce n’est pas qu’Édith Stein ignore la distinction des « objets formels »
selon la tradition scolastique. Mais, précisément, même si des chapitres entiers d’Être fini et Être
éternel y sont consacrés, son objet principal n’est pas un objet « formel », mais le sujet concret, dans
sa vie spirituelle concrète.
 Et c’est parce que la science steinienne est une science de la personne vivante visant son unité et
sa fin, habitée par le don et le désir du don, qu’elle est une science de la relation vivante entre nature et
grâce, et donc aussi entre philosophie et théologie.
XI) LA PHILOSOPHIE DU CHRISTIANISME DE MICHEL HENRY
 Cette philosophie du christianisme se greffe sur une inspiration, non pas métaphysique mais
phénoménologique, laquelle est elle-même profondément originale par rapport aux écoles
phénoménologiques antérieures :
 c’est une « phénoménologie de la Vie » opposée polémiquement aux « phénoménologies
du monde ».
1) VÉRITÉ DU MONDE ET VÉRITÉ DU CHRISTIANISME
 Dès l’introduction de C'est Moi la Vérité (« Qu'appellerons-nous christianisme ? ») est
développée la critique d’une réduction de la vérité du christianisme à la "vérité des textes" et à la
"vérité de l'histoire" (10-11) en lieu et place de la Vie même que le Christ est venu révéler et qu'il est
lui-même.
 Cette critique suppose une théorie de la vérité
A) La vérité du monde
 Dans le cas de la vérité du monde, il faut en effet distinguer "ce qui se montre et le fait de se
montrer" (p.22).
 ce qui se montre, ce sont les objets présents dans le monde
 ce par quoi ils se montrent et apparaissent, c'est le monde lui-même en tant qu'espace
commun de visibilité qui égalise tous les étants entre eux comme objets d'une même
lumière.
 Ce qui veut dire qu'ici la phénoménalité se définit toujours par ce que l'on peut "voir", par le fait
que l'on puisse "voir" des objets dans un "dehors" par rapport à une conscience.
 C'est pourquoi (24-27) il n'y a pas finalement de différence entre les anciennes philosophies "de
l'être", grecque ou médiévale (le savoir comme vision de la vérité), et les philosophies modernes "de la
conscience"
 dans les deux cas, l'idée fondamentale est celle d'un horizon de visibilité sur lequel l'être
devrait s'exhiber : la vérité c'est l'au-dehors.
 Cette vérité du monde, comme lumière indifférente à tout ce qu'elle montre, égalisant toutes
choses, c'est identiquement ce phénomène d'extériorisation dont l'autre nom est le temps (27), où tout
devient toujours apparence fugitive de soi.
 Ainsi la loi de l'apparaître "retire son être à ce qui se montre"
 l'être du phénomène mondain implique une apparition-disparition dans l'objectivité du
temps, donc la déréalisation, la mort. Telle est la vérité du monde. Dans le temps, ce qui se
donne est toujours anéanti. La vérité selon le monde, c'est la mort (30).
B) La Vérité selon le christianisme
 La Vérité du christianisme ne diffère pas de ce qu'elle rend vrai, ignore la séparation entre le
voir et le vu (36),
 le Christ est une auto-révélation inconditionnée de lui-même, "ne révèle rien d'autre que
soi" (37), à la différence des phénomènes mondains toujours soumis à des conditions de
visibilité.
 Il existe donc un concept de vérité s'exceptant de tout modèle mondain de vision à distance
d'un objet, renvoyant à la phénoménalité "d'une substance dont toute l'essence est d'apparaître",
mais (paradoxe !) qui ne peut donc pas se "voir" et apparaître comme un objet que tout le monde
pourrait voir et reconnaître.
 C’est que le christianisme n'est pas vision, connaissance, science, il est Vie, essence de la
vie.
 Ce n'est pas la pensée, la science qui accède à la révélation divine, mais la Vie réservée
aux petits et cachée aux savants (39).
 Henry identifie ici le concept d’"auto-affection", propre à sa phénoménologie de la Vie (par
opposition à l’objectivité, la vie s’éprouve elle-même dans son intériorité) et celui d’auto-révélation
propre au christianisme, qui introduit à une Vie immanente que rien ne peut rompre.
 Alors que l'être du monde est extérieur à ce qui le rend manifeste, extérieur à soi, vivre c'est au
contraire rester en soi :
 "La Vie ne jette pas au-dehors ce qu'elle révèle, elle le tient en soi et le retient, s'éprouve
sans distance, sans différence, elle n'est que s'éprouver soi-même" (43).
 Dire que Dieu est Amour signifie que Dieu est "l'auto-jouissance de la Vie absolue", non
l'aliénation de soi dans une extériorisation (44).
 L'opposition entre la vérité du monde et celle du christianisme est donc encore plus
grande aujourd'hui qu'hier, car le poids de la science et de la technique modernes ont
accentué l'objectivation de l'être, de l'homme, de la Vie à un point inconnu dans l'histoire.
 Ainsi, l'être de l'homme ne doit-il être défini que par des sciences, comme une partie du
monde, de l'univers matériel des objets ? C'est alors la négation de l'homme, comme le montre le règne
de la technique qui veut remplacer partout l'homme vivant.
 Mort de Dieu et mort de l'homme sont liées, réduisant l'homme à son apparence dans le
monde, à la machine et à l'artifice se substituant à la vie. Le monde moderne pourrait être
celui de l'Anti-Christ, voulant convaincre l'homme qu'il n'est qu'un ensemble de composants,
niant que l'homme soit un Soi et qu'il y ait un Soi principe des vivants.
C) La phénoménologie de la Vie dans le Christ
Vie divine, vie humaine
 Dans C’est Moi la Vérité, l’antinomie entre « vérité du monde » et « vérité du christianisme »
commande ensuite :
 une phénoménologie du Christ (chap. 3 à 5),
 une phénoménologie de la « seconde naissance » de l’homme dans le Christ (chap. 6 à 9),
 une phénoménologie de la « chute » de l’homme dans le monde (chap. 8) et du conflit
entre le christianisme et le monde (chap. 10 à 13 et conclusion).
 Relevons deux points majeurs :
 1/ L’opposition entre dimension mondaine et dimension transcendantale du christianisme,
qui se décline :
 au niveau du Christ, par la distinction nette établie entre son être divin et historique
(chap. 5).
 au niveau de l’homme, dont la dimension transcendantale de « fils dans le Fils » fait que,
par opposition à sa naissance biologique et historique, l’homme peut et doit être dit « non-
né » (p. 214). Ainsi, il n’y a pas possibilité de distinguer réellement l’engendrement du Fils
par le Père et celui de l’homme dans le Fils (p. 132-33).
 2/ La distinction entre l’homme et Dieu n’est donc pas pensée à partir du concept de création
mais à travers celui d’engendrement.
 À l’intérieur de l’engendrement éternel de la Vie, Henry distingue la Vie absolue
comme « auto-affection « forte », et une Vie participée, ou auto-affection « faible » (p.135-
36) telle que la même essence est vécue différemment selon qu’elle pose absolument elle-
même son contenu, ou bien « s’éprouve elle-même sans être la source de cette épreuve »
(136).
Philosophie de la chair
 Dans Incarnation, après une Partie I (§1 à 15 « Le renversement de la phénoménologie »)
reprenant l’opposition entre phénoménologie du monde et phénoménologie de la vie, une Partie II (§
16 à 32) est constituée par une « Phénoménologie de la Chair »
 Penser la Vie comme Chair immanente suppose, à la suite d’Irénée et de Tertullien, de se
libérer de la conception hellénique méprisant le corps (§ 24).
 Le cogito chrétien rejoindrait donc la phénoménologie du corps-sujet issue de Maine de
Biran (§ 25-28) et celle du « corps propre » inaugurée et ratée par Husserl (§30).
 Si « l’impression la plus humble porte en elle une révélation de l’Absolu » (p. 238), la
phénoménologie de la chair peut et doit donc ouvrir à une phénoménologie de l’Incarnation
(§ 32).
 Celle-ci, développée dans la Partie III, s’enracine dans l’affirmation johannique de Dieu, comme
Procès de la Vie engendrant son Verbe, et comme Verbe fait chair (§33, p. 245).
 Ceci suppose que chaque Vivant reçoive son Ipséité de Celui qui est la Vie (§ 33-34), en
étant un « mode » de celle-ci (p. 255) tout en étant un Soi individué à l’opposé de la Vie
impersonnelle de Schopenhauer (§ 35).
 De là vient le « pouvoir » propre à une vie qui, dans sa modalité humaine, ne se donne
pas à elle-même et expérimente l’angoisse de sa liberté, comme l’a remarquablement vu
Kierkegaard (§ 34-38).
 Mais de là vient aussi que l’immanence de la vie humaine conduit à comprendre celle-ci non
sur le plan d’une « création » semblable à celle des êtres du monde, mais d’une « génération » par
laquelle l’homme seul est « semblable » à Dieu (§ 45).
 Ainsi l’Incarnation est la clef de la vie humaine (§ 46) et la notion de « corps
mystique » la clef du problème de l’intersubjectivité, comme du problème de l’accès à
autrui dans la phénoménologie (§ 47-48).
2) MISE EN PERSPECTIVE
A) Débats
 Si la pensée de M Henry a donné lieu à des réactions positives, elle a aussi nourri de fermes
oppositions :
 Du point de vue philosophique, l’identité proclamée entre phénoménologie de la vie et
vérité du christianisme a conduit à craindre et dénoncer un "tournant théologique de la
phénoménologie française", dont Henry ne serait d’ailleurs qu’un des représentants
 Sur le plan théologique, la "disqualification du « monde » et de l’histoire a conduit à
critiquer non seulement le caractère "antimoderne" d'une pensée qui semble désespérer du
monde, mais plus profondément à dénoncer l’ambiguïté d’une pensée de l’Incarnation qui,
en fait, reviendrait à en ignorer le sens profond.
 Ces réactions ont des éléments de justification, mais risquent de trop ignorer le noyau positif
donnant sa force paradoxale à la pensée henryenne. On peut tenter d’exprimer l’impetus de celle-ci en
disant que comme Heidegger a voulu dénoncer « l’oubli de l’être » dans la pensée occidentale, Henry
veut, lui, stigmatiser un « oubli de Dieu », mais d’un Dieu qui est d'abord une Vie, une Vie excédant
l'horizon du monde. De sorte qu'il faut, contre le poids du rationalisme imprégnant la science et la
culture, la philosophie et la théologie moderne, rejouer en quelque sorte quelque chose comme la
réaction de Kierkegaard ou de Barth contre Hegel.
B) Le parallèle entre C'est moi la Vérité et L'Essence de la Manifestation (1963)
 Pour éclairer les influences ayant conduit Henry à l’opposition entre phénoménalité du monde et
phénoménologie de la Vie comme « révélation », il faut rapporter celle-ci aux analyses énoncées plus
de trente ans auparavant dans la thèse originelle de Henry, L'Essence de la manifestation. Deux noms
sont ici essentiels : ECKHART et HEGEL.
1) Eckhart, ou l'immanence absolue
 La première Section de EM ("Le concept de phénomène et le monisme ontologique"), définit
l'opposition de deux modes de manifestation :
 d'une part celui de la "transcendance", fondé sur « le concept de distance
phénoménologique » par rapport à l'objet,
 d'autre part celui de "l'immanence" de "l'être" ou de la "vie".
 Cette détermination "fonde" l'opposition "vérité du monde" - "vérité du christianisme"
développée dans les chap. I et II de CMV, de même qu’elle est au principe de la phénoménologie du
Christ posant une coupure entre son être divin et son être historique, et au principe de la
phénoménologie de l'homme séparant en lui être "transcendantal" et être "mondain" (CMV chap. 6-7).
 Cette séparation renvoie en EM à la Section centrale (III) où "la structure interne de
l'immanence : « l'invisible » est définie par référence à la métaphysique d'Eckhart. Ainsi, les
§39-40 ("L'essence originelle du Logos chez Maitre Eckhart") développent l'auto-
génération de l'Absolu (cf. les chap. 3 4 et 5 de CMV), de même que les § 41-44
développent l'opposition entre immanence absolue et "chute" dans la naturalité et la
temporalité (§ 45 : "La dissimulation de l'essence originaire et son oubli»).
 Précisons seulement ici deux points-clefs :
 1/ l'Absolu, comme pure immanence sans aucune distance de soi à soi, est défini (§ 39
"Eckhart") par :
 (1) Négation de l'altérité : "la structure interne de l'absolu est pensée par Eckart à partir
de l'exclusion hors d'elle de l'altérité" (p. 393 cf. 395) ;
 (2) Négation de toute différence : "aucune différence dit-il, n'existe dans la nature de
Dieu" 396, 397) ;
 (3) Négation de toute pensée de l'image et de la médiation pour accéder à Dieu, ("Car
toute médiation est étrangère à Dieu" : 399 cf. aussi 535) ;
 (4) D’où la nécessité de distinguer entre Dieu et la Déité car celle-ci, qui est l'absolu
même, ne connaît aucune opération, ("La Déité n'opère pas" : 400).
 2/ À partir de là est définie l’opposition phénoménologique entre l'absolu, qui ne peut se
montrer dans le monde, et le monde qui n'est jamais qu'une disparition de ce qui apparaît en lui :
 "la vérité est chose intérieure et on ne peut la trouver dans ses manifestations extérieures"
(537)
 Le surgissement du savoir comme conscience d'une extériorité est "la perte par l'âme
de son essence absolue ou divine, et sa chute dans le monde de la création, ces deux termes
étant comme on sait, synonymes" (547) ;
 « la phénoménalité de l'essence absolue ne se manifeste pas dans le monde et ne peut être
connue, en tant qu'elle n'a pas de visage » (549 : § 50 "Le non-visage de l'essence")
 quant à "visible-invisible" (§ 51), « aucun passage, aucun temps ne les relie mais ils
subsistent l'un à l'écart de l'autre, chacun dans la positivité de son effectivité propre" (561),
d'où "l'impossibilité pour l'invisible de devenir visible » (562).
2) La polémique avec Hegel
 Littéralement, beaucoup des formules qui précèdent sembleraient pouvoir être opposées au
dogme chrétien d’une révélation de Dieu dans le monde et dans l’histoire. Mais, pour en comprendre
vraiment le sens, il faut les rapporter à la lecture de Hegel.
 Dès les Sections I et II de EM (surtout § 17-21), se voit récusé un concept hégélien de
vérité qui suppose que l'Absolu ait besoin de se réaliser par une extériorisation, soit "un
résultat", critique culminant dans l’important Appendice final ("Mise en lumière du concept
originaire de révélation par rapport au concept hégélien de manifestation", 863-906).
 En effet, chez Hegel, l'Esprit absolu repose sur une "division" (864) à "la différence pour
essence", et ce n'est qu'à cette condition qu'il y a phénoménalité. C'est pourquoi ici "l'essence
de la vie est contradiction" (865), l'Absolu, pensé comme scission réflexive (866), est
"négativité" (868) "qui n'a point d'être propre" (871).
 La subjectivité s'épuisant dans son processus de phénoménalisation (872-73) est fuite hors de
soi, irréalité constante (878-80).
 Le Temps étant "le mode de présence phénoménologique du Concept" (884), "l’essence
de l'esprit" (886), Hegel a réduit la réalité à "la seule réalité historique" (887) donc, comme
Heidegger après lui, à la "finitude" (888 sv). "La mort est chez Hegel la seule manifestation
de la vie. L'avènement de la réalité est dans l'hégélianisme l'histoire d'une chute" (895).
 Pour lui, le Christ "n'est qu'une figure de l'histoire" (899), l'hégélianisme est "l'absence de
toute ontologie positive de la subjectivité, l'abandon de l'homme au milieu absolu de
l'extériorité, le désespoir" (906)10.
C) Questions
 On voit en quoi Henry peut sembler “répéter” la polémique de Kierkegaard à l’égard de Hegel.
Mais il le fait à partir d’une philosophie de la Vie qui apparaît à l’écart de la problématique classique
entre raison et foi dans laquelle se situent les penseurs précédents.
 Un tel écart peut apparaître à la fois problématique et suggestif.
 Il est problématique si l’on voit d’emblée une difficulté henryenne à honorer, non seulement la
vérité de la création et de la nature, mais aussi bien la vérité de la raison que celle de la foi.
 d’une part la raison, comme source de connaissance, semble être réduite à une ratio
mondaine, et catégoriquement opposée à la Vie, seul concept apte à traduire la réalité divine.
 Et d’autre part, la foi, en tant que “distance” à l’égard de son objet, semble être
nécessairement un non-concept dans une pensée où la distance est la négation de l’Absolu.
 Mais cet écart peut devenir suggestif si l’on prend au sérieux le centre de gravité exprimé
précisément par le concept de Vie.
 Henry s’inscrit dans le conflit moderne entre “philosophies de la raison” et “philosophies
de la vie”.
 Mais alors que ces dernières ont souvent été la terre inspiratrice des “maîtres du soupçon”
(Nietzsche, Marx, Freud), la perspective est ici renversée, en voyant dans la Vie le cœur
d’un Évangile à opposer aux philosophies déterministes aussi bien qu’aux philosophies de
l’esprit de type rationaliste.
 Ainsi le lien posé entre la Vérité et la Vie répond à l’affirmation de Celui qui a dit “Je
suis le chemin, la Vérité et la Vie”.
 Si la problématique henryenne semble ignorer la question classique du rapport raison-foi
(jusqu’à risquer d’abolir la distinction entre nature et grâce), elle peut en revanche inviter à
interroger l’absence fréquente de la vie ou d’un autre terme qui soit médiateur ou englobant par
rapport au partage entre raison et foi.
 Autant le problème légué par Henry est celui d’une Vie monolithique où le pluralisme de
l’être risque de ne pas être honoré comme tel, autant il invite sans doute à chercher à
compléter ce qu’une problématique classique, alimentée par l’affrontement rationalisme-
fidéisme, doit encore chercher à approfondir.
XII) RÉTROSPECTIVE ET CONCLUSION
1) DE BLONDEL À M. HENRY
 La seconde partie de ce cours, intitulée « Recherche d’une interaction nouvelle au XX ème siècle
entre raison et foi », avait été présentée ainsi :
 « Si la pensée contemporaine voit toujours se prolonger en son sein les axes rationaliste
et anti-rationaliste, ce qui est neuf pour notre propos est le passage de l’alternative entre
raison et foi caractéristique de la modernité à des tentatives nouvelles d’intégration basées
sur une relation circulaire et non plus oppositionnelle entre les deux termes »
 De fait, c’est bien ainsi qu’apparaît la pensée de M. Blondel.
 En articulant immanence et transcendance, histoire et dogme, énigmes de la raison et
mystères de la foi, il s’agit toujours de donner à penser une ouverture mutuelle entre
philosophie et révélation, là où des siècles de conflit entre rationalisme et fidéisme n’ont
cessé de vouloir les séparer ou les opposer.
 La tentative d’intégration opérée entre tradition métaphysique et philosophie du sujet,
inspiration pascalienne d’un dépassement de la métaphysique et finalement métaphysique
du don, veut donner à penser une « symbiose » entre le divin et l’humain dont raison et foi
expriment la double polarité.
 Les démarches d’É. Stein et de S. Weil obéissent à une inspiration similaire.
 Leurs œuvres, interrompues pour chacune d’elles brutalement et tragiquement, répondent
au même désir d’unir la vérité de la raison, d’une raison naturellement ouverte à ce qui la
dépasse, à un don capable de faire pénétrer celle-ci, au moins jusqu’à un certain point, dans
l’unité existant entre la profondeur de la nature créée et la profondeur des mystères de la foi.
Car dans cette perspective, selon une formule de S. Weil, « Ce qui est naturel, c’est
simplement ce qui en fait a été mis à notre portée » mais dont la foi révèle le fondement
surnaturel.
 La philosophie du christianisme de M. Henry semble d’une tonalité différente. Et ceci non par
retour aux dualismes antérieurs mais, au contraire, par une tendance moniste à unir de manière
immédiate vie humaine et vie divine.
 Non seulement le sens de la distinction classique entre nature et grâce risque alors de
disparaître, mais par ailleurs cette philosophie de la Vie refonde alors un dualisme, entre
l’inconsistance d’un « monde » opposé à la Vie, et une Vie où la distance entre l’homme et
Dieu semble s’atténuer à l’extrême.
 Toutefois, d’un autre côté, elle peut, par le concept de « vie » précisément, médiatiser
aussi les concepts classiques « raison » et « foi » qui, trop cultivés pour eux-mêmes,
pourraient peut-être faire oublier l’unité concrète et vivante du sujet. C’est donc encore la
recherche d’une unité qui rassemble les pensées successivement abordées.
2) FIDES ET RATIO
A) D’Aeterni Patris à Fides et ratio
 Aeterni Patris (1879), dans le prolongement direct du Concile Vatican I (Dei Filius, 1870), avait
surtout insisté sur la distinction des « deux ordres de connaissance » de la raison et de la foi, l’une
pouvant accéder aux vérités « naturelles », l’autre aux vérités « surnaturelles ».
 Certaines vérités appartenant aux deux ordres (comme l’existence de Dieu), la
philosophie apparaît ainsi comme une « préparation à l’Évangile », la capacité de vérité de la
raison étant affirmée en même temps que ses limites. De saint Justin à saint Thomas d’Aquin
était alors retracée la courbe historique d’une intégration progressive de la raison et de la foi,
brisée par la rupture des « novateurs » modernes à l’égard de cette tradition.
 Et c’est pourquoi l’encyclique, dans sa dernière partie, se terminait par son célèbre appel à
un « retour » à saint Thomas et au modèle d’équilibre entre raison et foi qu’il représente dans
l’histoire de la philosophie comme de la pensée chrétienne.
 La courbe historique retracée en 1879 par Aeterni Patris se retrouve intégralement dans le
Chapitre IV de Fides et ratio, qui va des « étapes significatives de la rencontre entre foi et raison » au «
drame de la séparation entre la foi et la raison ».
 Mais une 1ère différence apparaît dans le fait que le sommet de cette courbe – saint
Thomas d’Aquin, lequel reste une référence privilégiée – est caractérisé non comme l’objet
d’un « retour » mais par la « constante nouveauté de la pensée ».
 Une 2ème différence apparaît dans la manière avec laquelle l’exemplarité accordée à
Thomas d’Aquin se voit partagée non seulement par celle, traditionnelle, reconnue aussi à
saint Augustin, mais aussi par celle significative, accordée à d’autres docteurs parfois
opposés à l’Aquinate, comme saint Anselme ou saint Bonaventure, ce qui atténue jusqu’à en
exclure la possibilité, l’exclusivité souvent cultivée par la tradition néo-scolastique, de la
référence au seul « thomisme ».
 Mais surtout, la place d’Aeterni Patris étant quasiment toute entière contenue par ce chapitre IV,
l’ampleur des sept chapitres composant Fides et ratio se révèle d’autant plus frappante, et c’est elle
dont il faut mettre en relief le contenu.
B) Une définition universelle et « sapientielle » de la philosophie
 La définition de l’homme par le désir du vrai est une des constantes du texte. L’introduction (§
1-6) se réfère au « connais-toi toi-même » socratique, montrant « que le désir de vérité fait partie de la
nature même de l’homme » (§ 3), ce qui s’articule aux passages ultérieurs sur la « Sagesse » (§ 16-20),
puis aux § 24 à 30, où Jean-Paul II, reprenant la formule d’Aristote, « Tous les hommes aspirent à la
connaissance » (§ 25), déclare finalement : « On peut définir l’homme comme celui qui cherche la
vérité » (§ 28).
 Une telle formule approfondit la définition aristotélicienne de l’homme comme « animal
raisonnable », car il s’agit moins ici de définir l’homme de manière générique et abstraite que de
mettre l’accent sur une quête et une responsabilité personnelles à l’égard de la vérité.
 Cette dimension existentielle et « sapientielle » (terme récurrent) peut se définir à quatre
niveaux différents, qui s’impliquent les uns les autres :
 À un premier niveau, la philosophie est définie comme la recherche d’un sens global
sur l’homme et sur l’être, par opposition à la fragmentation du savoir si caractéristique de
la post-modernité, réduisant la rationalité à un savoir éclaté, utilitaire, fonctionnaliste, sans
dimension unificatrice (cf. ici le § 47, puis § 81 et 85)3.
 Un deuxième niveau, longuement développé, est celui de la dimension éthique de la
philosophie, qu’on pourrait traduire ainsi : « à quoi bon accumuler des connaissances si ce
n’est pour donner un sens à sa vie ? ». C’est en ce sens que, dès le § 1, le texte définit la
vérité, non pas comme la seule question d’un savoir théorique, mais comme celle d’une «
orientation à donner à l’existence » (§ 1).
Insistance fréquente ensuite (§ 24-27, 28, 30) qui éclaire une définition large de la
philosophie : « tout homme est d’une certaine manière un philosophe et possède ses
conceptions philosophiques avec lesquelles il oriente sa vie » (§ 30), ce qui est redit au § 64
(« l’homme est naturellement philosophe »). Point important pour éclairer une autre
dimension centrale du texte, qui est le rapport entre vérité et liberté, lequel implique un «
assentiment » et une option existentielle, telle qu’il y a à la fois obligation morale de
rechercher la vérité, et impossibilité simultanée de contraindre la conscience dans cette
recherche et dans l’adhésion à la vérité.
 Une troisième dimension apparaît à travers l’appel à une dimension « métaphysique »,
en tant que celle-ci exprime à la fois la capacité de la raison de s’élever à l’absolu et les
limites de celle-ci dans son ouverture au mystère. La métaphysique ne renvoie pas ici aux «
arrière-mondes » de Nietzsche ou à la critique heideggerienne de « l’ontothéologie », mais
désigne plutôt un mouvement de l’esprit : « Partout où l’homme constate un appel à
l’absolu et à la transcendance, il lui est donné d’entrevoir la dimension métaphysique du
réel : dans le vrai, dans le beau, dans les valeurs morales, dans la personne d’autrui, dans
l’être même, en Dieu. » (§ 83). Ainsi, la formule souvent citée déclarant nécessaire « le
passage (…) du phénomène au fondement » signifie qu’il « n’est pas possible de s’arrêter à
la seule expérience. La parole de Dieu se rapporte continuellement à ce qui dépasse
l’expérience et la pensée : mystère qui ne pourrait être révélé si la connaissance humaine
était limitée au monde de l’expérience » (§ 83). Cette définition de la connaissance comme
expérience paradoxale d’ouverture à ce que l’on n’expérimente pas pleinement, éclaire la
nécessité du lien entre métaphysique, herméneutique et sciences du langage, la capacité du
langage humain à exprimer un réel transcendant étant une condition de possibilité de
l’universalité humaine (§ 84).
 Une quatrième dimension sapientielle de la philosophie apparaît enfin à travers
l’exigence d’une philosophie de la culture et du dialogue entre les cultures. C’est là
l’affirmation d’un rapport constant, dans l’histoire, entre vérité et culture, exprimant à
nouveau l’ « élargissement » déjà noté de la raison philosophique, au-delà de la Grèce et la
pensée occidentale, aux sagesses d’Israël, de l’Égypte ancienne, de l’Inde, de la Chine, etc.
(§ 1, 3, 16-20, 38, 45). Ce qui semble impliquer une sorte d’extension du principe
personnaliste au plan de l’histoire des cultures. Ici se retrouve avec force une des
inspirations les plus profondes de K. Wojtyla, exprimée dès les textes des années 60 puis
au Concile Vatican II, selon laquelle « l’homme, c’est celui qui crée la culture, qui a besoin
de culture, et qui, grâce à elle, se crée lui-même. La culture constitue un ensemble de réalités
à l’intérieur desquelles l’homme s’exprime toujours de manière nouvelle plus qu’en aucune
autre réalité ».
C) L’élargissement du rapport entre raison et foi
 Par ces dimensions, Fides et ratio tranche fortement, d’une part avec la seule référence à la
tradition occidentale, d’autre part avec l’intellectualisme, qui restaient caractéristiques d’Aeterni
Patris.
 C’est l’élargissement de la compréhension du rapport entre raison et foi qui croise plus
directement l’axe et les références proposées.
 Une première chose qui ne peut manquer d’être relevée est l’accent fréquemment
« personnaliste » avec lequel est posé dans le texte la question de la vérité.
 Non pas seulement parce que celle-ci est posée comme la question du « sens de la vie »,
mais aussi parce qu’il ne s’agit pas d’un rapport seulement personnel, mais interpersonnel à
la vérité, l’aspect communautaire et ecclésial du christianisme rejoignant ici l’expérience de
la confiance et de l’amitié propre à toute recherche authentique de la vérité (§ 31-33, 101).
 Fides et ratio sort donc de l’alternative si souvent rencontrée entre raison spéculative et
raison pratique par une problématique indissolublement théorico-pratique, où évidence
rationnelle et certitude morale se nourrissent l’une l’autre. Et cela d’autant plus que, dans le
christianisme, la Vérité se révèle non plus comme une idée, un idéal, mais comme une
personne.
 Le mystère du Christ révèle la vérité du mystère de l’homme. « Il est la Parole éternelle
en laquelle tout a été créé » (donc le Logos, dont toute quête de la vérité et de la sagesse est
un reflet), et « il est en même temps la Parole incarnée que le Père révèle dans toute sa
personne » (§ 35)9.
 La relation ainsi établie entre recherche de la vérité et accomplissement de cette recherche dans
une relation personnelle à la vérité « en personne » est sans doute l’exemple le plus clair de
« l’interaction » et même de la « circularité » entre raison et foi dont l’approfondissement est un des
apports majeurs de l’encyclique.
 Là où l’insistance de Aeterni Patris et du Concile Vatican I sur « deux ordres » de vérités
tendait à les juxtaposer, Fides et ratio insiste en effet sur une interaction déjà mise en œuvre
par l’articulation des chapitres II et III (« Credo ut intellegam » / « Intellego ut credam »),
mais théorisée surtout au chapitre VI « Interaction entre la théologie et la philosophie ».
On ne peut ici qu’inviter à lire attentivement les § 73 à 79.
 Ceux-ci reprennent l’histoire du rapport raison-foi à la lumière de ce schème, en donnant d’abord
une liste non limitative de penseurs « significatifs » de la « circularité » en question.
 Mais c’est ensuite l’analyse des « différentes situations » historico-logiques de la philosophie par
rapport à la foi, dont la présentation est neuve.
 La philosophie, historiquement indépendante de la révélation, est à comprendre comme
une recherche « au moins implicitement ouverte au surnaturel » (§ 75).
 Par opposition, la philosophie « séparée » de la foi, prétendant à une autosuffisance, se
coupe des apports d’une vérité supérieure (Descartes n’est pas cité, mais c’est bien sûr la
tradition rationaliste qui est ici en jeu).
 C’est en fonction de ces deux déterminations que peut se discuter le concept de
philosophie « chrétienne » :
1. Celle-ci, au plan « subjectif », peut désigner une opération de « purification
de la raison par la foi », et ici sont cités explicitement Pascal et Kierkegaard
(§ 76).
2. Au plan « objectif », le terme peut désigner, par contre, toute philosophie
dont les contenus n’auraient pas été développés sans l’apport et la stimulation
de la révélation chrétienne, ce qui peut englober aussi bien des recherches
philosophiques ne se réclamant pas explicitement d’une inspiration
chrétienne.
 Ce n’est qu’après la détermination de ces trois niveaux qu’est rappelée la situation
classique de la philosophie « au service » de la théologie (§ 77) à l’intérieur même du
christianisme ecclésial.
D) Remarques finales
 4 remarques :
 a) Si le parcours sur la période moderne devait être complété par un parcours à partir des
origines du dialogue entre philosophie et révélation, il faudrait donc appliquer par exemple à la
pensée grecque la suggestion selon laquelle toute recherche philosophique est « implicitement ouverte
au surnaturel ».
 Mais cela ne pourrait-il pas être vrai aussi de philosophies modernes et contemporaines
qui, même si elles se déclarent hostiles ou indifférentes au christianisme, ont des
contenus qui pourraient encore être des ouvertures implicites au Verbe créateur et sauveur ?
 Se poserait alors la question de la critériologie permettant de définir l’ouverture, la
compatibilité ou l’incompatibilité entre philosophie et révélation, quelles que soient les
conditions historiques dans lesquelles une philosophie se trouve.
 b) Certains discuteraient sans doute le fait que Pascal et Kierkegaard soient sauvés,
apparemment, de toute stigmatisation de fidéisme, dès lors qu’ils sont cités uniquement comme
réagissant légitimement, à leur époque, aux « présomptions de la raison ». Ceci rejoint les accents
fortement pauliniens refusant de réduire la Croix du Christ à une compréhension rationnelle (cf. par
exemple § 23), mais suggère alors la troisième remarque.
 c) On peut s’étonner, en effet, de l’absence, dans les survols historiques effectués, de référence
explicite à l’idéalisme allemand, qui a été le premier courant moderne à réagir contre la philosophie
« séparée » issue du cartésianisme, et à vouloir réarticuler philosophie et mystère chrétien.
 Cette absence renvoie en fait à de nombreuses références, mais implicites, aux
prétentions de penseurs voulant « posséder la vérité, alors qu’ils l’étouffent dans l’impasse de
leur système » (§ 23), ou voulant « s’approprier pour son propre compte le contenu de la foi
chrétienne » (§ 77).
 Mais on peut trouver rapides ces déterminations, eu égard à la richesse de suggestion pour
la pensée et la théologie chrétienne elles-mêmes de ce qu’a légué l’idéalisme allemand. Pour
ne prendre que cet exemple, n’est-ce pas par Hegel, Schelling et leurs successeurs qu’est
revenue à la théologie chrétienne l’idée, présentée dans Fides et ratio, que « la première
tâche de la théologie est l’intelligence de la kénose de Dieu » (§ 93) ?
 d) Un autre débat enfin a eu lieu concernant la référence à la pensée de Blondel dans
l’encyclique. Celui-ci n’est pas nommé explicitement, mais le style « existentiel » donné à la question
de la vérité, le lien entre certitude morale et vérité chrétienne consonnent fortement avec son
inspiration.
 De même, plus directement encore, quand Jean-Paul II mentionne des penseurs qui
« élaborèrent une philosophie qui, partant de l’analyse de l’immanence, ouvrait le chemin
vers le transcendant » (§ 59).
 Mais, après deux lettres officielles de Jean-Paul II à la mémoire de Blondel, peut-être le
nommer plus explicitement aurait-il été excessif.
 Ce qui est indéniable, c’est qu’une telle encyclique a confirmé et ré-ouvert d’une manière inédite
et exceptionnelle « l’interaction » entre philosophie et christianisme, raison et révélation, que les
affrontements du siècle passé avaient trop souvent étouffé dans une guerre entre « bastions » opposés.

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