Vous êtes sur la page 1sur 329

8

5-0. S

J¿2>

E't.ß DAVID GUY JOANNIS

SARTRE ET LE PROBLÈME DE LA CONNAISSANCE

Thèse
présentée
à la Faculté des études
supérieures de l'Université Laval
pour l'obtention du grade
de Philosophiae Doctor (Ph D.)

Faculté de Philosophie
Université Laval
Juin 1994

© Droits réservés 1994


III

RÉSUMÉ #1

Le problème de la connaissance est essentiel à une juste compréhension de la


pensée de Sartre. Conscience et liberté se donnant pour leur propre
fondement, l'alternative à l'éthique est d'aborder la question de l'homme en
tentant de concilier la subjectivité avec la certitude et la vérité de la
connaissance. Ni la science ni le Cogito cartésien ne permettent d'accéder à
une connaissance véritable : la conscience est existence concrète et pré­
réflexive. Il ressort de l'ontologie une dualité de la connaissance que résout
une dialectique de la conscience; il y a, dans la connaissance, une nécessité
incontournable de recourir à la rationalité, alors que la réalité qu'elle vise est
irréductible à la rationalité. La théorie de la conscience fonde
épistémologiquement cette dialectique et assure la vérité et l'intelligibilité de
l'homme et de l'histoire: la connaissance est située. Existence et savoir ne
font qu'un; la vérité est l'acte de la liberté.
IV

RÉSUMÉ #2

Le problème de la connaissance est une dimension essentielle qui permet de


mieux situer la pensée de Sartre. La critique de la connaissance présente
ainsi, sans compromettre l'absolu de la liberté, une alternative à la voie éthique,
en tentant de concilier la subjectivité avec la certitude et la vérité de la
connaissance.

Ni la science ni le Cogito cartésien, dont Sartre radicalise la critique qu'en a fait


Husserl, ne permettent d'accéder à une connaissance véritable du monde et de
la réalité humaine. L'erreur de Descartes est d'avoir confondu connaissance et
conscience; pour éviter l'abstrait, il ne faut pas dissocier le rapport entre
l'homme et le monde - la conscience, pré-réflexive et intentionnelle, est
existence concrète.

La connaissance quintessencie l'ontologie sartrienne. La relation originelle à


l'être est la proximité incertaine d'une intuition de pure présence à la chose;
autrui représente l'échec exacerbé de ce rapport idéal, en tant qu'il est un objet
qui est lui-même sujet, puisqu'il est distance en tant qu'il a à être négation
d'une négation qui la nie. Mais cette double négation signifie une dualité de la
connaissance qui apparaît être la dialectique même de la conscience: dans
la connaissance, il y a une sorte de nécessité incontournable de recourir à la
rationalité, alors que la réalité qu'elle vise à atteindre est irréductible à la
rationalité.

La critique de l'épistémologie marxiste montre qu'il faut désarrimer la raison du


rationalisme; la vérité n'est ni du côté de la pensée, ni de celui de la matière,
mais dans le lien entre elles. La conscience située permet de fonder la
dialectique; la connaissance est temporalisation totalisante en acte et
translucidité réflexive, comme manière d'être propre à l'homme. La dialectique
est la logique vivante de l'action dans l'unité de la conscience et de la
connaissance. La théorie de la connaissance rend ainsi compte des conflits et
de la dualité ontologique comme la vérité de l'homme et de l'histoire, en même
temps qu'elle récuse l'opposition entre l'existence et le savoir, puisqu'existence
et connaissance ne font qu'un. L'homme est une ent reprise; comme dit
Kierkegaard, la vérité est l'acte de la liberté.
V

TABLE DES MATIÈRES

Résumés ш

Table des matières v

Note au lecteur ix

Avant-propos X

Introduction ï

Chapitre I : Leprojet de Sartre з

A. L'interprétation éthique 5

B. La préoccupation politique 11

C. L'interprétation ontologique 23

a) L'athéisme 23

1. Les preuves traditionnelles 25

2. Le problème de la totalité 31

b) Ontologie et phénoménologie 36

c) L'existence et l'essence 39

d) La dialectique binaire 44
VI

Chapitre II : Conscience et science 48

A. Critique des sciences traditionnelles 50

B. Husserl : une science de la conscience 57

C. Phénoménologie et certitude 65

D. Science et probabilité 75

Chapitre III : Conscience et Cogito 85

A. Critique du Cogito cartésien 87

a) Critique méthodique du doute 87

b) Le problème de l'être 90

B. Le Cogito pré-réflexif 99

a) La conscience pure et transcendantale 99

b) La transcendance du Je ioe

c) La conscience réflexive 115

Chapitre IV : Conscience et être 124

A. La conscience comme Négation 125

a) Être et non-être 125

b) La surrection iso

c) La fissure intraconscientielle 138

d) La reconnaissance ek-statique 145


VII

B. La connaissance comme négation 155

a) La connaissance pure 156


(la Négation «reflétée»)

b) La négation de la Négation 170

C. Dialectiques de la conscience 178

a) L'opposition infinie 179

b) Totalisation et retotalisation 186

Chapitre V : Conscience et consciences 195

A. La rencontre des Négations 196

a) Négations et négations 196

b) La décentration asymptote 206

c) L'échec de la connaissance 208

B. Le ressaisissement: l'objectivation 214

a) Le moment concret 215

b) La négation de la Négation en tant que négation 218

c) Le corps 221

C. Psychanalyse et perspectives herméneutiques 227


vin

Chapitre VI : Conscience etraisondialectique 237

A. Critique du marxisme transcendantal 239

a) Le problème épistémologique 239

b) La raison analytique 247

B. Une nouvelle rationalité : leréalisme dialectique 253

a) La question de méthode 254

b) L'épistémologie réaliste 259


1. Le fondement pratique 259

2. Conscience et praxis 267

2.1 Les rapports intraconscientiels 267

2.2 Les rapports supraconscientiels 271

3. Connaissance et praxis 277

C. Dualité et dialectique 285

Conclusion 298

Bibliographie 311
IX

NOTE AU LECTEUR

Afin d'alléger le texte, les sigles ou acronymes suivants ont été utilisés:

CRD Critique de la raison dialectique Tome 1

EN L'Être et le Néant

QM Questions de méthode, dans Critique de la


raison dialectique Tome 1

TE La Transcendance de l'Ego
X

AVANT-PROPOS

L'idée d'une étude sur Sartre remonte en 1968 alors que je complétais à
Ottawa mes études de premier cycle en philosophie. Elle demeura cependant
en gestation, plus ou moins latente, pendant plusieurs années au cours
desquelles je me suis appliqué à l'étude et à la pratique du droit. Aussi la
présente étude a été réalisée entre 1990 et 1993, alors que je me suis imposé
l'objectif de concrétiser mon projet et de livrer mes réflexions à l'occasion du
50e anniversaire de la parution de L'Être et le Néant.

La lecture des écrits de Sartre m'avait toujours à la fois fasciné et laissé


perplexe. Son oeuvre est imprégnée d'une dialectique puissante en même
temps qu'elle affirme le rejet de la dialectique; la rationalité est omniprésente
alors qu'elle se constitue comme une critique de la rationalité. Bref, il se
dégageait de la lecture de l'oeuvre une sorte d'ambiguïté qui semblait consister
en une contradiction, à savoir une volonté de connaître qui récusait la validité
de la connaissance. Alors que par ailleurs les explications éthiques ou
ontologiques m’apparaissaient insuffisantes, sinon en contradiction elle-mêmes
avec la cohérence interne de la pensée de Sartre, l'aporie m'a paru, par la
suite, celle-là même à laquelle Sartre était confrontée. C'est le sens du projet
que j'ai cru devoir réaliser, dans l'espoir que, en toute déférence, cette nouvelle
perspective puisse contribuer à la compréhension de la pensée de Sartre.
XI

Je remercie tous ceux qui, au cours de ces années, m'ont apporté leur support.
Plus particulièrement, je voudrais souligner celui de la Faculté de philosophie,
notamment son vice-doyen aux études supérieures, le docteur Raymond
Brouillet, pour ses efforts soutenus au projet. Également, j'adresse des
remerciements particuliers à mon mentor, le docteur Philip Knee, spécialiste de
Sartre et homme d'une grande qualité et rigueur intellectuelles. Je souligne
enfin l'encouragement de mes collègues de la haute direction, ainsi que celui
de mes collaborateurs au sein de la Société où j'oeuvre.

Je dédie ce travail à mes enfants, Marc-André, Hugues, Marie-Claude et


Maxime, en témoignage du fait que la détermination et le travail permettent de
surmonter les difficultés et les défis — il n'y a pas de vent favorable pour qui ne
sait où il va! Je le dédie également à ma compagne Sue, en guise de
remerciement pour ses conseils linguistiques et en signe de gratitude pour son
soutien.

15 décembre 1993.
INTRODUCTION

Ô Socrate, l'univers ne peut souffrir un seul


instant de n'être que ce qu'il est. Il est
étrange de penser que ce qui est le Tout ne
puisse point se suffire!... Connaître? Et
qu'est-ce que connaître? C'est assurément
n'être point ce que Гоп est.

P. Valéry

La pensée philosophique de Sartre a été considérée en fonction de la


problématique éthique, de sa démarche politique ou, encore, des théories
ontologiques. On ne semble pas cependant avoir considéré son oeuvre sous
l'angle du problème de la connaissance et de l'épistémologie. Pourtant,
l'oeuvre et la pensée de Sartre présentent une entreprise systématique de
critique de la connaissance, dont la Critique de la raison dialectique n'est que
l'ultime étape : le problème de la connaissance est une dimension essentielle
et fondamentale de la pensée de Sartre. Cinquante ans, en 1993, après la
parution de L'Être et le Néant, il importe de tenter, au-delà des implications trop
immédiatement situationnelles et des inévitables réfractions événementielles,
de fixer les préoccupations philosophiques de Sartre en fonction d'une
perspective essentielle mais ignorée jusqu'à maintenant. Le sujet que Sartre
se propose en 1971, dans la préface de L'Idiot de la famille·, que peut-on
savoir d'un homme, aujourd'hui? n'est pas un exercice de style; c'est la
2

réponse à la question qu'est-ce que savait? qui anime, pour une part
essentielle, la réflexion philosophique de Sartre.

Le paradoxe que pose Valéry, dans L'âme et la danse, paraît résumer le sens
de la démarche sartrienne : la compréhension réelle des choses passe par
une connaissance rationnelle, en même temps que s'impose la nécessité de
dissoudre cette connaissance puisqu'elle fait obstacle à la compréhension. Il y
a dans la connaissance une sorte de nécessité incontournable de recourir à la
rationalité, alors que la réalité qu'elle vise à atteindre est irréductible à la
rationalité.

De cette critique de la connaissance émergera toute une dialectique articulée à


partir de la conscience : elle apparaîtra d'abord dans l'oeuvre comme un
aspect implicite, pour s'affirmer ensuite explicitement être le rapport même au
monde qui fonde la connaissance.

Aussi, notre propos est de montrer comment le projet philosophique de Sartre


se définit comme une entreprise épistémologique1 qui fonde une dialectique de
la conscience.

1. Le terme est pris dans son acception de théorie de la connaissance (au sens étymologique de
gnoséologie), laquelle englobe et déborde la théorie de la connaissance scientifique, soit la
philosophie des sciences ou les problèmes philosophiques posés par celle-ci. En effet, comme
pour Descartes et davantage Husserl, la question de la connaissance est posée à partir de la
science et la problématique telle qu'énoncée implique et comprend celle de la science, en même
temps qu'elle se situe dans une perspective qui se pose au-delà et veut la dépasser.
CHAPITRE I

LE PROJET DE SARTRE

J'ai la passion de
comprendre les hommes.

Sartre

La pensée de Sartre a occupé une large place dans la pensée philosophique


contemporaine, particulièrement dans la période s'étendant de l'après-guerre
jusqu'au milieu des années 1970. Elle suscita l'intérêt en raison, pour les uns,
de ses positions morales ou éthiques, pour certains, de ses dimensions
politiques ou enfin, pour d'autres, de ses orientations ontologiques, et ce tant
pour les épigones que pour les détracteurs.

Toutes ces interprétations, bien qu'ayant leur valeur et certes quelque


fondement, ne nous ont jamais paru rendre compte, de façon satisfaisante, du
projet sartrien. Nous n'entendons pas ici par projet le sens particulier que
Sartre attribue à ce terme, à savoir le choix originel et global d'un homme tel
qu'il cherche à le définir dans sa démarche à propos de Genet ou de Flaubert.
Il est à souhaiter qu'une telle étude, qui nécessiterait une recherche
4

considérable mais passionnante, soit réalisée puisqu'il ne fait pas de doute


qu'elle constituerait un élément essentiel à la compréhension profonde de
Sartre, y compris de sa pensée philosophique. Par projet, nous entendons plus
humblement le sens étymologique, c'est-à-dire ce vers quoi se porte l'intérêt
philosophique de Sartre. La mise en scène que Sartre fait de lui-même dans
Les Mots constitue, à notre sens, le meilleur point de départ de la
problématique : pourquoi un homme tant floué continue-t-il d'écrire et de
s'intéresser autant à une écriture à laquelle il dit ne plus croire? Les Mots
renvoient à L'Idiot de la famille. En fait, Baudelaire, Saint Genet, L'Idiot de la
famille ne seraient-ils pas, en quelque sorte, des preuves démonstratives de
toute la réflexion de Sartre sur la question de la connaissance? Pourquoi la
philosophie, alors que la littérature constitue un moyen plus puissant et plus
universel de faire connaître sa pensée et de comprendre le monde? Pourquoi
L'Être et le Néant alors que La Nausée ou Huis clos parlent d'eux-mêmes sur la
contingence ou sur le fait des autres? Chez Sartre, la philosophie éclaire et
fonde la littérature, même si on sait que Sartre a toujours indiqué sa préférence
pour la littérature; c'est que cette préférence, qui trouve son achèvement dans
la preuve démonstrative de ce que Sartre nomme le roman vrai, a son
fondement dans la réflexion philosophique. Même si l'examen de la preuve
peut seul en déterminer la validité, il importe d'abord de circonscrire et de
définir ce qu'est cette conception; parmi toutes les démarches et conceptions
de Sartre, y a-t-il une question philosophique qui constitue l'axe et le moteur de
sa philosophie, par laquelle sa pensée s'articule et s'éclaire? C'est le sens de
notre démarche et le propos de la présente étude.

Considérer ce qu'est le projet sartrien exige que nous nous interrogions


d'abord sur les différentes facettes de la réflexion philosophique de Sartre,
telles qu'elles ont été considérées jusqu'à maintenant.
5

A. L'interprétation éthique

La première perspective, à tout le moins quant à l'audience dont elle bénéficie,


est de considérer que l'objet de la pensée philosophique de Sartre est la
morale ou l'éthique. Le parti pris de Francis Jeanson pour une telle conclusion,
dans son étude Le Problème moral et la pensée de Sartre, est la source et la
raison premières de cette interprétation. D'une part le livre fut publié en 1947,
soit très peu de temps après L'Être et le Néant, paru en 1943; ensuite, il est
gratifié d'une Préface sympathique écrite par Sartre lui-même. Il faut ajouter à
cela que Jeanson restera par la suite un penseur actif, déclarant faire sienne la
pensée1 de Sartre et qu'il publiera d'ailleurs sur Sartre d'autres ouvrages à
large diffusion2, étant pour le reste impliqué en faveur de Sartre dans des
polémiques dont la célèbre dissension et rupture Camus-Sartre3, ce qui
contribuera à sa propre notoriété et à la prédominance de ce point de vue.

Une seconde raison est l'attaque virulente dont l'oeuvre de Sartre fut l'objet,
dans certains milieux soucieux, pour discréditer ses positions ou celles qu'on
lui attribue. La diffusion immense et marquante des oeuvres de Sartre et son
ascendant intellectuel donnaient à ses oeuvres une grande notoriété : en fait,
plus qu'un simple discours, l'existentialisme s'instituait comme un mode de vie
et une mode qu'il fallait remettre à sa place. À cet égard, la conférence-choc,
donnée à cette même époque par Sartre lui-même et publiée sous le titre

1. Voir F. Jeanson, Le Problème moral et la pensée de Sartre (1947), suivi de Un quidam


nommé Sartre (1965), Paris, Seuil, 1971, notamment, p. 298 : «... une philosophie faite pour
moi
2. Voir entre autres : Sartre par lui-même, Paris, Seuil, 1955; aussi Sartre dans sa vie, Paris,
Seuil, 1974; également, Simone de Beauvoir ou l'entreprise de vivre, Paris, Seuil, 1966. On peut
noter aussi que Jeanson est un collaborateur de la revue Les Temps Modernes fondée par
Sartre.
3. «Albert Camus ou l'âme révoltée», F. Jeanson, Les Temps Modernes, mai 1952. La critique
de Jeanson est de dénoncer «l'absurdisme» de Camus, et par là condamner sa position morale,
réaffirmant ainsi la morale de Sartre. Dans Entretiens avec Jean-Paul Sartre (août-septembre
1974) suivant La Cérémonie des Adieux de S. de Beauvoir, Sartre attribue explicitement la
querelle à l'entêtement dont fit preuve Jeanson à écrire un article négatif sur Camus, ce que
Sartre ne souhaitait pas, «probablement pour se venger de ce que Camus n'ait pas voulu travailler
avec lui» (p. 344).
6

L'existentialisme est un humanisme, allait exacerber le débat et avaliser la


perception de la pensée de Sartre comme axée sur le problème éthique. Dans
un style sciemment provocateur, le texte affirme l'absoluité du choix du fils entre
sa mère et la Résistance ou celui du sens que le jeune homme donne à ses
échecs matériels comme étant celui d'un appel pour la vocation jésuite; il
dénonce par ailleurs tous azimuts morale laïque ou chrétienne, quiétisme,
communisme, etc. Bref, Sartre refuse tous les remparts et nie toutes les
doctrines — il ne s'agit rien de moins que de l'oeuvre d'«un démon4»
cherchant à saper les fondements des valeurs et de la morale!

Une troisième raison fut la publication, également en 1947, de Pour une morale
de l'ambiguïté par Simone de Beauvoir dont la notoriété de la relation
intellectuelle et humaine avec Sartre était déjà fortement établie. L'étude
volumineuse du collègue et ami André Gorz, Fondements pour une morale5,
contribua enfin à confirmer et, surtout, à perpétuer le courant.

Mais qu'en est-il de la pensée de Sartre sur l'éthique et la morale, selon qu'elle
a été fixée par les écrits de Jeanson, de Beauvoir et de Gorz? Il faut plutôt dire
la pensée présumée puisque, du moins dans le cas de Gorz et de Beauvoir, il
s'agit de voir ce que serait une morale existentialiste que Sartre n'a pas
énoncée. En effet, l'étude de S. de Beauvoir part de ce «qu'il ne saurait y avoir
de devoir être que pour un être qui, selon la définition existentialiste, se met en
question dans son être, un être qui est à distance de soi-même et qui a à être

4. Luc J. Lefèvre, L'existentialiste est-il un philosophe? Paris, Alsatia, 1946. Il faut voir dans
Sartre par lui-même les photos de titres de journaux qui vont dans le sens de ce qualificatif.
Parmi les rares livres sur Sartre et la question de Dieu, il faut se référer à F. Jeanson, Sartre, Paris,
Desclée de Brouwer, 1966; cet ouvrage a cependant fait époque davantage en raison de l'intérêt
suscité par la pré-publication de textes de la Critique.
5. A. Gorz, Fondements pour une morale, Paris, Galilée, 1977. Dans la préface de l'ouvrage,
Gorz relate, sur un ton badin, le peu d’intérêt manifesté par Sartre lorsqu'il lui a soumis son
manuscrit terminé, en 1955. Sartre discute alors de tout, sauf de la morale, et Gorz note d'ailleurs
que Sartre considère «l'ontologie et la morale comme des errements dépassés.» (p. 17).
7

son propre être6»; elle estime quant à elle que si l'échec décrit dans L'Être et le
Néant est définitif, celui-ci demeure néanmoins ambigu et qu'il y a «une
négation de la négation par quoi le positif est rétabli : l'homme se fait manque,
mais il peut nier le manque comme manque et s'affirmer comme existence
positive. Alors, il assume l'échec7». En fait, de Beauvoir reconnaît que sa
réflexion va au-delà de la pensée de Sartre : «Mais encore faut-il que l'échec
puisse être surmonté; et l'ontologie existentialiste ne permet pas cet espoir : la
passion de l'homme est inutile, il n'y a aucun moyen pour lui de devenir cet être
qu'il n'est pas. C'est encore vrai. Et il est vrai aussi que dans L'Être et le
Néant, Sartre a surtout insisté sur le côté manqué de l'aventure humaine; dans
les dernières pages seulement il ouvre les perspectives d'une morale8». Quant
à Gorz, ainsi qu'il en fait part dans son ouvrage publié en 1977, son optique
s'inscrit dans le même sens que celle de Beauvoir puisque, partant de «la
résurrection de l'existentialisme refondu et élargi9» que marquait la publication
de L'Idiot, il prend pour point de départ l'intuition que «l'ontologie sartrienne
pouvait être indéfiniment assouplie» et vise à dépasser «une rigidité
schématique [dont] il y avait bien, chez Simone de Beauvoir et Francis
Jeanson, l'esquisse d'un dépassement10». Dans les deux cas, le point de
départ est l'ambiguïté, mais pour Sartre, c'est là le terme où il a laissé la
question. Pour le reste, les relations étroites entre Sartre et les deux écrivains
ont servi d'imprimatur, favorisant l'assimilation des interprétations à sa propre
pensée.

L'identification de la pensée sartrienne à l'éthique apparaît cependant


d'emblée attribuable au parti pris de Jeanson, lequel considère la pensée de
Sartre comme une «philosophie essentiellement morale11»; plus encore il lui

6. S. de Beauvoir, Pour une morale de l'ambiguïté, Paris, Gallimard, 1947, p. 14. L'italique est
de nous.
7. Pour une morale de l'ambiguïté, p. 17-18; de Beauvoir précise que «plutôt que d'un
dépassement hégélien, il s'agit d'une conversion» p. 18.
8. Pour une morale de l'ambiguïté, p. 15.
9. Fondements pour une morale, p. 20.
10. Fondements pour une morale, p. 15-16.
11. Le Problème moral et la pensée de Sartre, p. 26; aussi p. 24 : «Tel est bien ici notre
but : déterminer ce qu'apporte la pensée de Sartre à la conception effective que nous nous
faisons de l'effort moral». Dans Sartre dans sa vie, Jeanson interprète comme suit l'abandon du
8

apparaît que «la pensée de Sartre est une pensée morale et toute sa vertu à
notre égard vient de ce ressort-là12». On peut penser que la présence de la
fameuse Lettre-préface de Sartre a contribué encore là à accréditer le point de
vue qu'exprime Jeanson. Certes, il ne fait pas de doute que, dans cette Lettre-
préface Sartre loue l'approche empathique de Jeanson, notant qu'il n'a pas
«commis l'erreur de juger l'oeuvre d'un vivant comme si son auteur était mort et
qu'elle fut arrêtée pour toujours». Mais précisément, il faut comprendre que
Sartre entend par là, explicitement en regard de sa pensée sur la morale, que
Jeanson a eu l'audace de «tenter d'esquisser ses perspectives futures», de ne
pas hésiter «à prendre comme thème directeur la morale existentialiste (...)
cette partie de la doctrine [qui] n'a pas encore été véritablement traitée (...) des
thèses que je n'ai pas encore avancées (...) vous en êtes venu à dépasser la
position que j'avais prise dans mes livres au moment où je la dépassais moi-
même et à vous poser, à propos des relations de la morale et de l'histoire (...)
les questions que je me posais moi-même dans le même temps13 »; bref, il
s'agit clairement de thèses non énoncées, que Jeanson dépasse, puisque
celles-ci ne sont que des questions sur les relations entre la morale et l'histoire
auxquelles Sartre ne donnera réponse, quant à lui, qu'en 1960 dans un
contexte d'ailleurs différent. Par ailleurs, si l'on se rapporte à la conception
qu'a Sartre de la conscience, c'est presque un lieu commun d'affirmer «que
l'ontologie ne saurait se séparer de l'éthique». Il en va également ainsi lorsque
l'on dit qu'il n'y a pas de «différence entre l'attitude morale qu'un homme s'est

projet de la morale : «Quand Sartre dit qu'il a abandonné son projet d'écrire une morale, ce n'est
pas le projet lui-même qu'il condamne, mais un certain état de sa conception. En réalité, aucune
préoccupation n'a été plus constante, chez lui, que celle de poser le problème moral.
1944 : «La morale, voilà, en effet, voilà ma préoccupation dominante, et telle elle fut toujours»
(Interview donné à «Mondes Nouveaux 21 décembre»), 1947 : «tel est le paradoxe actuel de la
morale : si je m'absorbe à traiter comme fins absolues quelques personnes ... je serai amené ... à
profiter de l'oppression pour faire le bien ... le bien que je tente de faire sera vicié à la base, il se
tournera en mal radical. Mais réciproquement, si je me jette dans l'entreprise révolutionnaire, je
risque ... d'être amené à traiter par la logique de l'action la plupart des hommes et mes camarades
mêmes comme des moyens ... Si l'on tient la liberté pour le principe et le but de toute activité
humaine, il est également faux qu'on doive juger les moyens sur la fin et la fin sur les moyens.
Mais plutôt la fin est l'unité synthétique des moyens employés» (p. 230, Note I, a). Nous
sommes profondément convaincus de la préoccupation morale de Sartre même après cette
époque, mais ce passage indique également le refus de l'éthique par Sartre, sinon en
considérant une circularité qui ne mène nulle part.
12. Le Problème moral et la pensée de Sartre, p. 342; cette affirmation est contenue dans le
texte de 1965, ajouté à la fin du l'ouvrage original.
13. Le Problème moral et la pensée de Sartre, p. 11-12.
9

choisie et ce que les Allemands appellent sa Weltanschauung»·, c'est en effet le


problème même de l'éthique que de définir la hiérarchie des valeurs dans
laquelle s'inscrit cette vision du monde ou, si l'on veut, définir son critère de
vérité. Le problème n'est pas de savoir si les actions ont des implications
morales, ce que montre bien l'oeuvre de Sartre, mais s'il existe un critère qui
permette de définir la valeur de ces actions.

En fait, si l'on se réfère aux écrits de Sartre, en exceptant L'existentialisme est


un humanisme qui, en raison de sa brièveté et du recours à des formules
simplifiées, squelettiques et superficielles quant à sa pensée véritable, a donné
lieu, comme le constate Sartre avec regret, à des interprétations erronées, nulle
part n'est énoncée une doctrine morale. Au contraire, ses propos renvoient à
un énoncé futur sous le titre Perspectives morales qui constitue les toutes
dernières pages de L'Être et le NéanP4. Sartre y note, à propos de son
ontologie, «qu'il n'est pas possible de tirer des impératifs de ses indicatifs14
15»
et, tout au plus, qu'il faut considérer que la psychanalyse existentielle propose
un moyen de «nous faire renoncer à l'esprit de sérieux1'6» sans indiquer d'une
façon positive une valeur de remplacement, sa conclusion étant de considérer
qu'il n'y a pas de hiérarchisation d'une activité par rapport à une autre
(ex : ivrognerie simple ou enivrement par la conduite des peuples); l'objectif
n'est pas de définir une orientation par rapport au but réel de l'entreprise mais
de considérer le «degré de conscience qu'elle possède de son but idéal17».
Pour le reste, les interrogations que suscite la question du rapport entre l'agent
moral libre et la valeur sont laissées en plan, puisqu'elles «nous renvoient à la
réflexion pure et non complice18». Une telle perspective de fondement éthique
a par la suite été rejetée par Sartre; il lui a alors substitué l'objet même que
cette réflexion devait éclairer et encadrer, en indiquant que la norme qu'il fallait
chercher ne se trouvait pas dans le processus, mais au terme de son
accomplissement. Le projet éthique s'est doublement mordu la queue,

14. EN p. 720-722.
15. EN p. 720.
16. EN p. 720.
17. EN p. 721.
18. EN p. 722.
10

l'éthique cessant d'être un questionnement sur un rapport d'un agent à une


valeur pour n'être que la recherche paradoxale d'une norme qui se constitue
dans le processus où elle devait servir de guide :

... cette réflexion [purifiante ou non complice, condition


de l'authenticité] je ne l'ai jamais décrite, j'ai dit qu'elle
pourrait exister mais je n'ai montré que des faits de
réflexion complice. Et par la suite, j'ai découvert que
la réflexion non complice n'était pas un regard
différent du regard complice et immédiat mais était le
travail critique que l'on peut faire pendant toute une
vie sur soi, à travers une praxis™.

C'est cette dernière réflexion formulée en 1977 qui paraît représenter la


position véritable de Sartre quant à l'éthique et à la morale et ce, bien
davantage que les Cahiers pour une morale19 20, manuscrit écrit bien
antérieurement et non terminé mais publié en 1983 à titre posthume. La
doctrine reste à faire; il a préféré cependant écrire la Critique de la raison
dialectique et L'Idiot de la famille. Cette situation n'est cependant pas
étonnante, autant pour des motifs déterminants qui tiennent à sa conception
même de la conscience (sur lesquels nous reviendrons plus amplement) que
par son peu d'intérêt, pour ne pas dire son dégoût, pour la pensée normative.
Si Sartre ne s'est jamais vraiment intéressé à l'éthique en dépit des pistes
tracées par ses proches, ce n'est pas en raison de la difficulté que pouvait
poser le sujet en raison de ses positions de départ, puisqu'il n'hésitera pas à
s'attaquer à un problème, pour le moins aussi difficile, qui est de tenter de

19. Entretiens sur moi-même, SIT X, p. 104-105.


20. Dans Entretiens avec Jean-Paul Sartre, août-septembre 1974 suivant La Cérémonie des
adieux, particulièrement p. 233-237, S. de Beauvoir note que le projet d'écrire une morale est
immédiatement postérieur à L'Être et le Néant, «vers les années 48, 49». Il est intéressant de
noter que Sartre indique qu'une longue étude sur Nietzsche y était prévue, de même qu'il avait
écrit quelque deux cents pages sur Mallarmé aux fins de cet ouvrage; de Beauvoir note que
Sartre n'appelait pas l’ouvrage projeté Morale, mais «une étude phénoménologique des attitudes
humaines, une critique de certaines attitudes ...» Elle dit par ailleurs qu'il aurait aussi commencé
un ouvrage de Morale, mais cette fois sur les rapports entre la morale et la politique, qu'il a
également abandonné. La note introduisant le texte publié des Cahiers précise qu'ils ont été
écrits en 1947 et 1948.
11

concilier le déterminisme historique avec une philosophie de la liberté. Il


apparaît plutôt que la question morale comporte une ambiguïté à l'égard de
l'affirmation de la pleine liberté qui fait que Sartre a toujours préféré laisser la
question ouverte; il n'a pas voulu risquer de compromettre ou d'amoindrir le
caractère absolu de sa conception par les entraves de la morale — pas même
en définissant la liberté elle-même comme étant la valeur, estimant sans doute
que le devoir-être dissimule une finalité qui est incompatible à sa conception.

Aussi, il faut considérer la pensée de Sartre, non pas axée sur le problème
moral ou éthique, mais plutôt comme étant celle d'un moraliste au sens que
donne à ce terme une certaine tradition française, c'est-à-dire une pensée
préoccupée d'analyser et de comprendre l'agir humain et d'en dégager les
règles de comportement, des constats, sans pour autant établir ou prescrire des
règles. Les implications morales sont omniprésentes dans cette philosophie
qui se situe sur le plan de la liberté et de l'agir, mais Sartre refuse de les
considérer, du moins quant à définir des solutions qui soient des règles.

B. La préoccupation politique

Une partie abondante, du moins en nombre d'interventions, des activités et des


écrits de Sartre, est liée à la politique. En fait, la question politique paraît être la
préoccupation principale de Sartre à partir de l'après-guerre, celle-ci étant
marquée par la création par Sartre de la revue Les Temps Modernes en 1945.
L'article Matérialisme et Révolution 21, publié en 1946, affirme cette tendance
et cette prédominance qui ne cessera pour plusieurs années. Outre la revue
elle-même, l'activité politique s'avère prolifique tant par les écrits de Sartre22
que par son rôle public, marqués par son soutien à certaines actions et

21. SITUI p. 136-225.


22. Par exemple, outre Les Temps Modernes, Entretiens sur la politique, ou la Préface à Les
Damnés de la terre de F. Fanon, Paris, François Maspéro, 1961 (reproduit dans SIT V) et
généralement tous les textes publiés dans les Situations VI, VII et VIII.
12

participation au Tribunal Russel ou au journal La Cause du Peuple. Il importe


donc de se demander si l'activité politique de Sartre ne constitue pas son
véritable projet.

Il apparaît que la réponse à cette question est relativement facile si l'on


considère le trait dominant de toute cette activité; il ne fait pas de doute que
celui-ci soit le rapport de Sartre au marxisme. En fait, à partir de la parution de
L'Être et le Néant et en raison de l'hégémonie idéologique de Sartre et de
l'existentialisme, la plus grande part des écrits de Sartre, à l'exclusion de
certains essais littéraires, constitue une justification et une explication de sa
conception de l'histoire en rapport avec sa conception de la liberté, dont le
point culminant et la synthèse, sinon l'achèvement, sont la Critique de la raison
dialectique. Sa position philosophique dominante l'obligea à se confronter à la
position politique alors dominante en France et en Europe.

Dès ses premiers écrits, Sartre pose le problème. Déjà, en 1936, dans La
Transcendance de l'ego, Sartre affirme le réalisme de l'existentialisme qu'il
oppose à l'absurdité du «matérialisme métaphysique23»; l'existentialisme, en
se conciliant à une «hypothèse de travail aussi féconde que le matérialisme
historique24», est seul susceptible de «fonder philosophiquement une morale
et une politique absolument positives25». C'est dans le même sens que, dans
L'Être et le Néant, il déclare que «Marx a posé le dogme premier du sérieux
lorsqu'il a affirmé la priorité de l'objet sur le sujet et l'homme est sérieux quand
il se prend pour un objet26». Le notoire et retentissant pamphlet
L'existentialisme est un humanisme publié en 1946, il faut s'en rappeler,
déclare avoir pour objet de défendre l'existentialisme contre certains reproches,
et principalement celui des communistes, à l'effet que l'existentialisme est une
philosophie contemplative; il appert que le thème central de la pensée politique
23. TE p. 123.
24. TE p. 123.
25. TE p. 123. Cette phrase est essentielle; elle marque la préoccupation épistémologique du
fondement, en même temps qu'elle fixe l'objectif d'une référence positive et absolue — que
Sartre s'est plutôt appliqué à éviter pour ne pas mettre en cause le fondement qu'il a établi.
26. EN p. 669.
13

de Sartre a été fixé dès le départ. On sait que Sartre s'est un temps déclaré
sympathisant communiste, tout en refusant d'adhérer au parti et à la doctrine,
reprochant au matérialisme marxiste de rendre impossible le projet
révolutionnaire en oubliant l'homme et la liberté; ce refus d'adhérer au parti
communiste tient à ce que ses critiques ne visent pas tant la pensée de Marx
que «la scolastique marxiste» ou «le néo-marxisme stalinien27», c'est-à-dire
les tenants du matérialisme métaphysique qui ont pour nom Engels, Staline,
Naville et Garaudy. Aussi, c'est ce même thème énoncé dans Matérialisme et
Révolution (1946), Les Communistes et la Paix (1952 et 1954) et Questions de
méthode (1957) qui est repris dans la Critique de la Raison dialectique (1960)
dont le titre même énonce la perspective.

C'est donc dire que les textes politiques majeurs de Sartre visent une même
question. Il s'agit de la même que celle des dénonciateurs qui ont contribué à
donner une dimension disproportionnée à la perspective politique de Sartre, en
raison de la résonance du débat par le fait de l'importance politique du
communisme. Et cette résonance tient en grande partie à ce que ces critiques
provenaient non pas tant de marxistes reconnus, mais plutôt de personnalités
proches de Sartre ou l'ayant été, ayant en commun une même préoccupation
philosophique, ou plus exactement une base commune constituée par la
phénoménologie; les plus éminents de ces critiques sont Raymond Aron et
Maurice Merleau-Ponty.

Dans Marxisme et Existentialisme28, conférence prononcée en 1946, Aron


déclare qu'il y a «une impossibilité foncière à se dire simultanément
existentialiste et marxiste29». Cette incompatibilité tient à ce que les arguments
existentialistes, qui se résument à ce que le matérialisme de la conscience ne
permet pas le progrès et la révolution, ne sont pas acceptables par les
théoriciens marxistes. En effet, l'affirmation de la subjectivité de la conscience

27. SIT III, Matérialisme et révolution, p. 136.


28. R. Aron, Marxismes imaginaires, D'une sainte famille à l'autre, Paris, Idées/Gallimard,
1970, p. 27-61.
29. Marxismes imaginaires, p. 41.
14

met en cause la vérité scientifique à laquelle prétend le marxisme et, en même


temps, présente une perspective empreinte d'une «atmosphère
pascalienne30» qui est celle du dialogue de l'homme avec Dieu (en
l'occurrence, son absence) dont l'urgence discutable est peu compatible avec
la prétention révolutionnaire du marxisme. En d'autres termes, le rapport entre
l'homme et la nature et le travail n'est pas du même ordre que celui entre la
conscience individuelle et le néant : «un descendant de Kierkegaard ne peut
pas, en même temps, être un descendant de Marx31». Au terme de son
analyse, Aron conclut que le débat ne présente aucun intérêt sur le plan
politique, puisqu'il est «strictement philosophique32» et que «le dialogue entre
existentialisme et marxisme préfère les controverses métaphysiques aux
études concrètes de la situation française ou mondiale33».

Si, face à Les Communistes et la Paix de Sartre, dont il affirme «l'extrême


intérêt34», le ton et la démarche de Merleau-Ponty (dans son étude écrite en
1953-54 sous le titre Sartre et l'ultra-bolchévisme et publié dans Les aventures
de la dialectique), sont certes plus pondérés, les conclusions n'en vont pas
moins dans le même sens que celles de Aron. La divergence avec le marxisme
n'est pas une question politique mais «elle est philosophique35». Les énoncés
de Sartre proposent une conception du communisme qui en fait «une
dénonciation de la dialectique et de la philosophie de l'histoire, et leur substitue
une philosophie de la création absolue dans l'inconnu36». A cet égard,

30. Marxismes imaginaires, p. 44.


31. Marxismes imaginaires, p. 45; ou encore, p. 55 : «Ce qui empêchera toujours un
existentialiste d'être à proprement parler marxiste, c'est que la révolution ne résoudra pas son
problème philosophique.»
32. Marxismes imaginaires, p. 56.
33. Marxismes imaginaires, p. 61; dans l'introduction, R. Aron souligne le peu d'intérêt de
Sartre, (et aussi de Merleau-Ponty) pour la problématique politique au moins avant 1945,
énonçant avec une certaine hargne qu'il a «consacré à l'étude des mécanismes politiques plus de
temps qu'il ne le firent» p. 9.
34. M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, Paris, Gallimard, 1955; particulièrement,
chapitre V : Sartre et l'ultra-bolchévisme (p. 142-295), p. 144.
35. Les Aventures de la dialectique, p. 275.
36. Les Aventures de la dialectique, p. 150; aussi, p. 276; «sans doute pense-t-il de l'histoire,
comme il le disait du langage, qu'elle ne pose pas de questions métaphysiques ... cette
particularité de l'histoire et de la politique n'en fait pas un autre genre de l'être : ce n'est que la
liberté des hommes, aux prises, cette fois, avec des choses qui la contrarient, et qui passe outre.
15

Merleau-Ponty reconnaît à Sartre le mérite d'enlever la fausse «couverture


dialectique37» du communisme institutionnel pour lequel elle joue «le rôle
d'une idéologie38». Partant de ce que «la dialectique est en panne39», c'est
par une «antidialectique40» que Sartre se porte à la défense du communisme;
l'ultra-bolchévisme, c'est précisément de comprendre que «le communisme ne
se justifie plus par la vérité, la philosophie de l'histoire et la dialectique, mais
par leur négation41». Il en découle que la démarche de Sartre sur le plan
politique ne procède d'aucune pensée politique, mais de l'«exigence d'une
philosophie intuitive42», c'est-à-dire «une attitude de sympathie43».

La publication en 1960 de Critique de la raison dialectique, en se donnant


comme son objet même la raison dialectique, paraît annoncer une réponse aux
détracteurs en même temps que l'affirmation de la pensée politique de Sartre,
ainsi que le résume bien Aron : «Après une vingtaine d'années de dialogue

La politique, l'action, s'affirment envers et contre tout comme dépendances ou extensions de la


vie personnelle
37. Les Aventures de la dialectique, p. 144.
38. Les Aventures de la dialectique, p. 143; aussi plus loin : «... selon des critères d'efficacité,
... non selon des critères de sens. Le sens viendra plus tard, (...) ils [les communistes] l'installent
dans l'avenir. C'est la même chose de ne plus croire à la dialectique et de la mettre au futur».
39. Les Aventures de la dialectique, p. 241.
40. Les Aventures de la dialectique, p. 241 ; ailleurs Merleau-Ponty désigne celle-ci sous les
vocables de «rapport immédiat et magique» (p. 224) «univers magique» (p. 225), «sorcellerie»
(p. 227) ou encore «opacité impénétrable de la société» (p. 145); Merleau-Ponty explique ainsi
cette conception : «Sartre donc justifie relativement les communistes dans leur action plutôt
que dans ce qu'ils pensent et dans la philosophie qu'ils enseignent. ... On sent que, pour Sartre,
la dialectique a toujours été une illusion, qu'elle fût maniée, par Marx, par Trotski ou par d'autres.
... pour l'essentiel, l'action marxiste a toujours été création pure. ... le sens profond du
communisme est bien au-delà des illusions dialectiques, dans la volonté catégorique de faire être
ce qui n'a jamais été» (p. 146-147).
41. Les Aventures de la dialectique, p. 148; aussi, p. 239 : «l'ultra-bolchévisme, c'est l'action
pure».
42. Les Aventures de la dialectique, p. 299; aussi, p. 299 : «Mais si par ailleurs il faut renoncer
à lire l'histoire, à y déchiffrer le devenir-vrai de la société, que reste-t-il de la dialectique? Il n'en
reste rien chez Sartre. Il tient pour utopique cette intuition continuée ...».
43. Les Aventures de la dialectique, p. 145; aussi, p. 277. Merleau-Ponty note que cette
conclusion ne rend Sartre «nullement infidèle à lui-même» (p. 277), ni à sa conception de
l'engagement, laquelle n'aboutit pas à une théorie de l'action; au contraire, sa conception prend
forme dans sa théorie du cogito (p. 232) et dans sa conception de la liberté (p. 287 ss.),
présentant une parfaite cohérence avec la position énoncée dans Qu'est-ce que la littérature?
(p. 228 ss.). Il apparaît, quant à nous, que le débat de Sartre à propos du communisme n'est pas
étranger à l'importance de marquer le rôle de la littérature comme moyen d'action. La question
posée dans Qu'est-ce que la littérature? n'est-elle pas de savoir s'il est conciliable d'être
communiste ou révolutionnaire et en même temps écrivain. En fait, Qu'est-ce que la littérature?,
pourrait montrer, d'une autre façon, que la préoccupation de Sartre n'est pas la politique.
16

philosophico-politique avec le parti communiste et l'orthodoxie marxiste-


léniniste — et la Critique marque un moment, peut-être la conclusion, de ce
dialogue —, Sartre devient, à la faveur des circonstances, le héraut (et le
héros?) des révolutionnaires, dressés tout à la fois contre le conservatisme
bureaucratique de Moscou et contre l'impérialisme de Washington44». C'est
donc dire la résonance de l'ouvrage. À la différence des écrits antérieurs qui
cherchaient à positionner la philosophie dans la pensée politique dominante, il
s'agissait, cette fois, d'affirmer la prédominance de l'activité philosophique
devant les premiers signes d'effondrement de la culture politique jusque-là
dominante; ceux-ci sont marqués par la dénonciation par Khrouchtchev en
1956 du culte de la personnalité et des crimes de Staline dont le décès en
1953 déjà constituait la fin d'une époque et, subséquemment, par la répression
militaire violente de l'insurrection hongroise. Évidemment, l'ouvrage donna lieu
à de nombreuses études45 qui furent, entre autres, l'occasion de discuter de la
continuité de la pensée de Sartre par rapport à L'Être et le Néant— problème
philosophique évidemment! Dans le cadre de notre recherche, nous
reviendrons sur la question essentielle, quant à nous, du sens et de la portée
réelle de la Critique.

L'ouvrage de Aron, Histoire et dialectique de la violence, constitue une étude


attentive et minutieuse de la Critique, comme le reconnaît É. Barilier; ce dernier,
dans le portrait qu'il dresse des divergences et convergences intellectuelles
entre les deux penseurs, souligne l'application de Aron à «prouver que Sartre
n'est pas plus marxiste (et même pas plus marxisant) dans la Critique que dans
L'Être et le Néant46». L'analyse de Aron est à l'effet de montrer que,
contrairement à certaines lectures qui ont vu dans la Critique une théorie
nouvelle de l'émancipation humaine47, la Critique n'a pas pour objet

44. R. Aron, Histoire et dialectique de la violence, Paris, Gallimard, 1973, p. 11-12.


45. Voir, entre autres, R. Aron, Marxismes imaginaires et Histoire et dialectique de la violence]
R.D. Laing et D. Cooper, Raison et Violence, Paris, Payot, 1972; W. Desan, Sartre's Marxism, New
York, Doubleday, 1965.
46. Les petits camarades, p. 104. Il note à propos d'Aron qu'oaujourd'hui chacun reconnaît la
pertinence de ces analyses» (p. 105).
47. À ce sujet, Aron, après avoir rappelé les multiples articles suscités par le débat Sartre - Lévi-
Strauss sur le marxisme, souligne que «l'illusion lyrique des journées de Mai» favorisa une lecture
17

fondamental une théorie politique et qu'en fait elle ne s'intégre pas vraiment
dans le marxisme dont elle se réclame. Les commentaires pertinents sur le
non-marxisme de Sartre ne doivent cependant pas faire oublier les impacts
réels du discours sartrien, notamment quant à l'instigation à la violence que
comportent les notions de groupe en fusion, conscience de groupe,
fraternité-terreur. Maoïsme, castrisme, révolution culturelle, marcusianisme,
comme le note Guindey, «rejoignent la tendance sartrienne à exalter la minute
exquise du soulèvement libérateur48». Peut-être le seul élément qui situe
Sartre sur le plan de la pensée politique théorique (dont sa Préface49 à Les
Damnés de la terre de F. Fanon constitue une des plus fameuses illustrations),
et qui de surcroît rassemble la majorité, sinon l'unanimité des critiques, est la
rationalisation de la violence, ce que É. Barilier nomme «l'irrationalisme
sartrien50». Dès lors, le débat devient à nouveau une discussion
philosophique à laquelle, au-delà des différences entre le marxisme et
l'existentialisme, s'ajoute une dimension qui marque l'échec de l'éthique,
comme il apparaît dans l'entrevue serrée que P. Verstraeten a avec Sartre en
1972 et qui débouche sur la foi révolutionnaire :

V : Mais ne savez-vous pas également, du moins


n'avez-vous pas donné à savoir, que le sens
d'arrachement à l'être doit devenir conscient de lui-
même? N'est-ce pas le sens du devenir conscient
de cet arrachement qui définit une orientation
politique révolutionnaire, en tout cas un
accomplissement opéré en vue et en fonction
d'une assomption de la liberté?

[...]

S : ... Mais profondément, ce que je dirais, c'est que je


sais ce à quoi je dois m'arracher, mais je ne sais
pas tout à fait en vue de quoi, ou encore, ce qui est

sympathique de tout ce qui dans la Critique pointait l'apocalypse révolutionnaire, en même temps
qu'aux États-Unis des sociologues y trouvaient «l'évangile de l'émancipation humaine» (Histoire
et dialectique de la violence, p. 10-11).
48. Le Drame de la pensée dialectique, p. 119.
49. Édition, François Maspéro, Paris, 1961.
50. Les petits camarades, p. 113; E. Barilier réfère aux analyses de Aron, de Merleau-Ponty et
de Lévi-Strauss; à celles-ci, il faut sûrement ajouter celles de P. Verstraeten.
18

le moins fondé chez moi, c'est l'optimisme : la


réalité de l'avenir. Je l'ai cet optimisme, mais je ne
saurais pas le fonder. Et, effectivement, c'est là le
fond de l'affaire.

V : ... Si vous êtes un moraliste qui ne parvient pas à


fonder le statut d'espoir de sa moralité, cela veut
dire que vous avez une certaine foi, et dans ces
conditions, qu'est-ce qui vient soutenir cette foi? ...

[...]

S : Non, car je refuse le statut théologique. Ce dont je


suis sûr, c'est qu'une certaine action présente est
la seule possible : il faut faire de la politique, et de
la politique radicale. Mais maintenant, est-ce qu'en
faisant cela on obtiendra dans X années un
résultat? Ce serait là la foi, or je n'en sais rien!

V : Non, la foi n'est pas là. Ce n'est pas au niveau du


résultat que se mesure la «ferveur» de l'initiative
révolutionnaire, mais dans la postulation qui vous
informe que s'il doit y avoir une chance de voir se
réaliser l'objectif poursuivi, c'est à partir d'une prise
de responsabilité critique, contestatrice et
agissante.... Or c'est l'intensité de cette qualité qui
étaye la foi : foi à l'efficience d'une action qui doit
être entreprise ... Or si c'est là que se glisse la
«conviction», avant même d'être sûre de son
aboutissement, en quoi surmonte-t-elle le statut
fidéiste de son engagement?

[...]

S : ... On ne peut faire n'importe quoi : il faut agir


dans l'immédiat et dans l'action, et cependant, on
ne sait pas exactement au nom de quoi. C'est
difficile, mais c'est la situation présente. C'est le
fait de ma pratique et de ma pensée, et pour en
19

définir le droit, il faudrait d'autres soubassements


philosophiques, ce que vous dites, par exemple!51

La théorie politique échoue à se fonder et cède encore une fois devant la


question philosophique. Dans l'entrevue, Verstraeten en fournit du reste la
raison en expliquant que, la liberté étant le statut ontologique de l'homme,
l'aliénation consiste à retrouver un déjà là, à se reconquérir en se libérant
d'une sorte de péché originel qui empêche la liberté d'être une liberté qui serait
toujours liberté, sans conditionnement autre qu'elle-même. C'est ce que
Jeanson exprime :

... Sartre refuse tout fondement à la finalité positive


de son entreprise révolutionnaire ... s'il refuse de
façon convaincante toute grâce ou intervention
divine, et toute finalité d'ordre théologique, il lui est
en revanche beaucoup plus malaisé d'évacuer la
notion même de foi. En fait, ce qui lui importe
essentiellement c'est que la liberté demeure libre,
— aussi bien, je puis dire, «par le haut» que «par
le bas» : il ne peut admettre ni qu'elle soit
déterminée («nous ne parlons pas en termes de
déterminisme mais de conditionnement»), ni
qu'elle soit finalisée (au sens où elle porterait en
elle comme une loi de son être, sa propre
vocation). La liberté sartrienne est un «projet»
(dépassement «de ce qui est vers ce qui n'est
pas»), mais elle ne comporte pas en elle-même
l'indication de ce vers quoi elle aurait à se projeter.
Elle n'est pas par avance orientée, et c'est à tous
risques qu'il faut constamment se choisir. ... Ce
pari, que rien ne justifie, c'est très précisément ce
que j'appelle la foi52.

51. «Je ne suis plus réaliste», Gulliver, n° 1, 1972, p. 39-46. L'entrevue se déroule dans une
suite de questions serrées, Sartre ne répondant seulement qu'après que Verstraeten l’ait forcé
dans ses derniers retranchements. Nous ne citons que la réponse finale que donne Sartre à la
question posée. Sur la question de l’éthique sartrienne de la violence, il faut se référer à
l’ouvrage classique de P. Verstraeten, Violence et éthique, Paris, Gallimard, 1972.
52. F. Jeanson, Sartre dans sa vie, p. 278-279.
20

Bref, la politique, comme l'éthique, renvoie à une philosophie qui est refus de
tout fondement, à une philosophie de la liberté qui ne pose aucun filet; il en
découle une situation irrationnelle qui ne peut que signifier «... sur le plan
théorique, que la violence constitue la seule voie d'accès à une société
différente de la nôtre53», et que la violence, qui est en fait une contre-violence,
dit Sartre, ne permet pas de déterminer «de quelle nature sera l'ordre qui lui
succédera peut-être54», pas même si celui-ci en sera un de non-violence.
Cette voie sans issue à laquelle aboutit la politique, Guindey l'attribue, dans
une intéressante analyse, à la polarisation, émargeant de toute
phénoménologie, de deux formes de conscience distinctes, l'authentique et
l'inauthentique, dont le dépassement doit passer par «une transmutation de la
conscience55»; en l'occurrence, il s'agit d'une violence qui permet de se libérer
de l'inauthenticité de la phénoménalité.

La position de Sartre sur la décolonisation constitue une illustration de sa


pensée politique. Le texte de la Préface à Les damnés de la terre en est un
exemple. On y voit que, même si cela est favorisé en l'espèce par la nature de
l'intervention que constitue la préface, les études concrètes et les analyses des
mécanismes politiques sont quasi absentes; Sartre récupère celles de Fanon
pour les intégrer à son propre discours — celui qui est énoncé dans la Critique,
parue presque en même temps. À propos de la Critique, il est pertinent de

53. Propos de Sartre dans un entretien du 17 juin 1973, reproduits dans Sartre dans sa vie (p.
289-298), p. 295.
54. Sartre dans sa vie, p. 296; aussi dans Sartre dans sa vie, p. 269-270 : «.. les mots nous
piègent aisément... Vue sous cet angle, la notion de foi ne peut que lui apparaître éminemment
suspecte ...».
55. Le drame de la pensée dialectique, p. 125. Guindey souligne qu'une constante des
philosophies dialectiques est de «se fonder sur une distinction entre deux formes de la
conscience humaine, une forme authentique et une forme inauthentique ... C'est pourquoi
toutes les philosophies dialectiques sont des phénoménologies». Elles sont toutes
dialectico-phénoménologiques» (p. 123-124). Il explique qu'une première partie de leurs efforts
consiste à décrire et à expliquer le contenu de la conscience inauthentique : «toute pensée ou
représentation apparaît une coupure entre un objet connu et un sujet connaissant et est «ipso
facto inauthentique» »(p. 124); l'autre partie vise à exposer comment s'arracher au plan des
phénomènes et accéder à un autre niveau de conscience : «l'avènement de la conscience
authentique libérera notre espèce de toutes les divisions et contradictions ... qui ont fait son
malheur» (p. 126) «Nous avons déjà noté que S. de Beauvoir parlait de conversion (Pour une
morale de l'ambiguïté, p. 18); nous savons déjà que les termes authenticité et conversion sont
ceux utilisés par Sartre dans L'Être et le Néant.
21

rappeler que Sartre affirme que «son but réel est théorique56» et que «le
second tome suppose des lectures énormes57», reconnaissant du reste que la
recherche théorique n'aboutit qu'à des «constatations provisoires58» qu'il faut
soumettre à la vérification des études. C'est ainsi que les analyses de Fanon
deviennent des démonstrations a posteriori des positions de la Critique. Il n'y a
rien de condamnable dans une telle récupération, mais la perspective de
Sartre n'est pas de s'y arrêter pour soupeser le bien-fondé de l'analyse; au
contraire, le texte de Sartre se constitue en pamphlet où il incite à «mener
jusqu'au bout la dialectique59» vers «cet homme neuf... un autre homme : de
meilleure qualité60», en adhérant à la violence par laquelle le colon sera
décolonisé en même temps que le colonisé. Mais, à la différence de Fanon
(qui déclare d'ailleurs que ses analyses des mécanismes des aliénations
africaines ne sont pas destinées aux lecteurs coloniaux et qui affirme son
indifférence vis-à-vis eux), Sartre s'attarde peu à étudier sur le terrain factuel
les mécanismes de l'aliénation qu'il prête à l'aliénant, se contentant plutôt de
les induire comme une contrepartie dialectique à la réaction de contre-violence
du colonisé. En effet, la violence irrépressible du colonisé que Fanon met à
jour et dont il fait voir la nécessité n'implique pas, contrairement aux
extrapolations de Sartre, le même caractère inéluctable du côté du colon; la
violence de l'oppresseur peut se déplacer vers un nouveau centre et, du même
coup, ne pas participer alors à la dialectique de contre-violence du colonisé, en
vertu de laquelle dans «le dernier moment de la dialectique61», leur violence
respective s'arrimerait dans une solidarité qui permettrait de faire surgir un
nouvel homme. Bref, Sartre demeure sur le plan des conceptions
philosophiques et de l'idéologie et non pas sur le terrain de l'analyse politique.

56. CRD p. 135. Dès la Préface, il indique d'ailleurs : «je me bornerai à esquisser une théorie
des ensembles pratiques ...» (CRD p. 11).
57. SIT X, Sartre par Sartre, p. 113; aussi Entretiens avec Jean-Paul Sartre suivant La Cérémonie
des adieux : «il aurait fallu d'énormes études historiques» (p. 236). Ce deuxième tome n'a pas
été réalisé; une ébauche en a été publiée à titre posthume (vg : Critique de la raison dialectique,
T. Il (inachevé), L'intelligibilité de l'histoire, Paris, Gallimard, 1985).
58. CRD p. 135.
59. Les damnés de la terre, p. 22.
60. Les damnés de la terre, p. 21.
61. Les damnés de la terre, p. 26.
22

En fait, la démarche de Sartre sur le plan politique apparaît, dans sa dimension


essentielle, étroitement liée à son attitude sur le plan moral : l’aliénation est le
pendant de l’inauthenticité. Dans un cas comme dans l'autre, Sartre est
soucieux d'affirmer et de maintenir une liberté absolue qui est telle qu'elle ne
permet pas de définir un référant autre qu'elle-même — supprimant du même
coup la possibilité de définir positivement une politique comme une morale.
Autrement dit, l'aliénation est l'opposé de la liberté, mais la liberté ne se définit
pas comme le contraire de l'aliénation. Il y a en quelque sorte une nécessité de
l'engagement mais l'engagement ne se réalise pas en fonction d'une
nécessité. Aussi la politique, comme l'éthique, est le domaine essentiel du
projet mais elle ne contient pas en elle-même, du moins dans les conceptions
de Sartre, les éléments qui lui permettent de se définir. C'est ce que Sartre a
reconnu en ne donnant pas suite à son projet de formuler une morale; il n'est
pas certain qu'il ait accepté, dans les faits, de tirer cette conclusion jusqu'au
bout quant à la politique. Néanmoins, Sartre n'a fait que transposer sur le plan
politique le souci fondamental qui anime toute son oeuvre, c'est-à-dire la
préoccupation de comprendre l'homme en situation puisqu'il n'est rien d'autre
que ce qu'il se fait. Épurer l'homme des aliénations pour le retrouver comme
liberté mais, en même temps, à ce jour, il n'y a pas d'autre homme que celui qui
s'aliène en tant qu'il est liberté — étrange paradoxe puisque cette liberté reste
à définir!

Ainsi, la philosophie sartrienne de la conscience absolue ne peut, hors d'elle


non plus qu'en elle, assurer un fondement à la politique. Dans le silence de la
conscience, la pensée politique ne peut que se réduire à la violence, c'est-à-
dire à l'absence de toute pensée et à une action sans justification ni fin. On ne
saurait trouver non plus dans cette portion congrue le projet véritable de Sartre.
23

C. L'interprétation ontologique

Un autre point de vue est de considérer la question ontologique comme la


préoccupation philosophique dominante de Sartre. Il est vrai que plusieurs
éléments peuvent justifier cette interprétation et, parmi ceux-ci, diverses
positions hardies et provocantes qui remettent en cause l'ontologie
traditionnelle non seulement en la dénonçant et en la refusant, mais en
paraissant lui substituer une ontologie nouvelle. Cette dernière, outre sa
perspective athéiste, affirme des positions le plus souvent en contradiction avec
la problématique ontologique habituelle, telles celles sur les rapports entre la
phénoménologie et l'ontologie, entre l'existence et l'essence et celles sur ce
qu'on pourrait appeler, la dialectique binaire. Il nous faut les examiner pour
situer l'intérêt de Sartre.

a) L'athéisme

La question de Sartre et Dieu, qui émarge de l'ontologie, est un sujet qui ne


semble pas avoir été vraiment considéré, sinon pour dénoncer, en termes le
plus souvent virulents, le penseur et écrivain athée, anathème et
blasphémateur, pour qui Dieu est le sujet de prédilection de paradoxes
percutants. Pourtant la question n'est pas sans intérêt, celle-ci s'imbriquant
étroitement dans sa pensée, puisque sa préoccupation à l'égard de Dieu est de
dissiper une certaine confusion quant à la compréhension de la réalité
humaine en remettant à leur place certains concepts injustement imputés à
Dieu. Mais la question de Dieu ne hante pas intellectuellement
Sartre : l'inexistence de Dieu est une vérité avérée, comme celle de sa propre
existence, l'existence divine ne présentant en fait aucun intérêt :

L'existentialisme n'est pas tellement un athéisme au


sens où il s'épuiserait à démontrer que Dieu n'existe
pas. Il déclare plutôt : même si Dieu existait, ça ne
24

changerait rien. Non pas que nous croyons que Dieu


existe, mais nous pensons que le problème n'est pas
celui de son existence; il faut que l'homme se retrouve
lui-même et se persuade que rien ne peut le sauver de
lui-même, fût-ce une preuve valable de l'existence de
Dieu62.

Sur le plan affectif, Sartre confie en 1964, dans Les Mots, avoir vécu une
névrose du salut dans laquelle il était l'élu : si l'homme était impossible,
comme il le décrivait dans le personnage de Roquentin, le héros de La Nausée,
il était celui qui avait la possibilité de faire part de cette impossibilité :
«Dogmatique, je doutais de tout, sauf d'être l'élu du doute63». Sartre explique
avoir longtemps considéré l'écriture comme une croyance substituée («la
Religion sous un masque d'arracher ma vie au hasard64»); il dit qu'au bout de
sa névrose, il apparaît que «personne ne m'attend65» et que «l'athéisme est
une entreprise cruelle et de longue haleine66». Ce que Sartre veut signifier par
là n'est pas tant qu'il a dû lutter ou se délivrer d'une terminologie négative qui
fait désigner celui qui ne croit pas comme non croyant alors qu'en fait celui-ci
pourrait être affirmé positivement comme croyant puisque le non croyant est
seulement le croyant de la non-croyance de l'autre; il veut dire qu'au-delà du
piège des mots par lesquels il fut d'ailleurs piégé, l'entreprise de l'athéisme n'a
pas pour objet le concept de l'existence de Dieu, mais le phénomène lui-même
de la croyance. Son analyse, inspirée de Hegel et de Dostoïevski, montre
qu'une croyance est conscience de cette croyance et en même temps
62. L'existentialisme est un humanisme, p. 95; voir aussi F. Jeanson, Sartre dans sa vie, où est
rapportée une entrevue réalisée avec Sartre en 1951 à ce sujet : «-Êtes-vous sûr que Dieu
n'existe pas? - J'en ai la conviction ... la certitude.» (p. 280). Le passage de la conviction à la
certitude est ce qui lui fait dire que l'athéisme est «une entreprise».
63. Les Mots, p. 210.
64. Les Mots, p. 209.
65. Les Mots, p. 211.
66. Les Mots, p. 210. Dans Entretiens avec Jean-Paul Sartre, suivant La Cérémonie des adieux
(particulièrement p. 543-559), Sartre explique ce qu'il appelle le passage de l'athéisme idéaliste à
l'athéisme matérialiste. Il note l'importance de la question si l'on veut faire une véritable
philosophie de l'homme dans un monde matériel, puisque les relents de la notion de Dieu
piègent à tout moment de notre vie nos conceptions et notre agir, telles les notions de Bien et du
Mal, de l'immortalité, de l'omnipotence etc. Par exemple, la difficulté d'adhérer vraiment à l'idée
essentielle selon laquelle les objets n'ont pas de conscience et sont parfaitement inertes tient à
ce que l'idée de Dieu, du fait de son omniprésence, tend à nous faire glisser une sorte de
conscience en eux.
25

conscience de croyance, de telle sorte qu'une croyance, en tant qu'elle


implique d'être conscience croyante d'une croyance «n'est déjà plus croyance,
elle est croyance troublée67», c'est-à-dire que «toute croyance n'est pas assez
croyance, on ne croit jamais à ce que l'on croit68». Bref, c'est dire que la
croyance, y compris du reste la non-croyance entendue comme la croyance en
rien, ne mène nulle part, puisque l'analyse réflexive montre qu'elle n'est pas
possible.

1. Les preuves traditionnelles

Les rapports, pour ainsi dire personnels, de Sartre à Dieu ne sont pas étroits!
Ils se présentent plutôt en terme d'explicitation de sa conviction de l'inexistence
de Dieu et de ce que l'existentialisme athée n'est pas une désespérance.
Puisque l'homme est entièrement responsable de lui-même et s'invente tout
entier, en conséquence il lui appartient de se fuir dans des croyances à
différentes idoles ou bien, comme dit Sartre, de se retrouver. Mais la position
de Sartre vis-à-vis des arguments traditionnels relatifs à l'existence de Dieu est
plus explicite. Ainsi, s'il faut reconnaître le caractère rigoureux de la preuve
cartésienne que «l'être imparfait se dépasse vers l'être parfait69», l'être parfait

67. EN p. 117.
68. EN p. 110; il s'agit d'une judicieuse analyse montrant que la croyance est non-croyance :
«Si je crois que mon ami Pierre m'aime, cela veut dire que son amitié me paraît comme le sens de
tous ses actes. La croyance est une conscience particulière du sens des actes de Pierre. Mais si
je sais que je crois, la croyance m'apparaît comme pure détermination subjective, sans corrélatif
extérieur. C'est ce qui fait du mot même de «croire», un terme indifféremment utilisé pour
indiquer l'inébranlable fermeté de la croyance («Mon Dieu, je crois en vous») et son caractère
désarmé et strictement subjectif. («Pierre est-il mon ami? Je n'en sais rien : je le crois.») Mais la
nature de la conscience est telle qu'en elle le médiat et l'immédiat sont un seul et même être.
Croire, c'est savoir qu'on croit et savoir qu'on croit, c'est ne plus croire.» Sartre s'inscrit dans le
sillage du dilemme tel qu'exprimé par Dostoïevski dans Les Possédés : «Si Stavroguine croit, il
ne croit pas qu'il croie. S'il ne croit pas, il ne croit pas qu'il ne croie pas.»
69. EN p. 133; aussi, p. 122 : «C'est ce décalage ou manque d'être qui est à l'origine de la
seconde preuve de l'existence de Dieu. ... l'être qui possède en lui l'idée de parfait ne peut être
son propre fondement, sinon il se serait produit conformément à cette idée.»; ou encore,
p. 132 : «Par nature, le cogito renvoie à ce dont il manque et à ce qu'il manque, parce qu'il est
cogito hanté par l'être, Descartes l'a bien vu; et telle est l'origine de la transcendance : la réalité
humaine est son propre dépassement vers ce qu'elle manque, elle se dépasse vers l'être
particulier qu'elle serait si elle était ce qu'elle est.... La réalité humaine se saisit dans sa venue à
l'existence comme être incomplet».
26

vers quoi se dépasse la réalité humaine qui se révèle en tant que défaut d'être
«hanté dans son être le plus intime par l'être dont il est désir70», n'est pas un
dieu transcendant, mais l'homme comme totalité, à savoir un en-soi qui serait
en-soi comme pour-soi :

Elle [la réalité humaine] se saisit comme étant en tant


qu'elle n'est pas, en présence de la totalité singulière
qu'elle manque et qu'elle est sous forme de ne l'être
pas et qui est ce qu'elle est. La réalité humaine est
dépassement perpétuel vers une coïncidence avec soi
qui n'est jamais donnée71.

La synthèse vers laquelle se transcende la réalité humaine est impossible


puisqu'elle implique qu'elle soit à la fois pure translucidité et pure coïncidence,
c'est-à-dire rien d'autre que ce que Sartre conçoit comme étant Dieu : «Et
Dieu n'est-il pas à la fois un être qui est ce qu'il est, en tant qu'il est toute
positivité et le fondement du monde — et à la fois un être qui n'est pas ce qu'il
est et qui est ce qu'il n'est pas, en tant que conscience de soi et en tant que
fondement nécessaire de lui-même?72». Le manque de la réalité humaine
renvoie à la conscience malheureuse hégélienne, sans le secours toutefois
d'une dialectique propre à l'être puisque celle-ci est incompatible avec la
conception sartrienne de l'être qui fait de l'être et du non-être des termes
contradictoires. La conscience qui serait son manque ne serait plus
conscience; le parfait est inconciliable avec la réalité humaine.

Plus encore, comme nous venons de le voir à propos de la preuve ontologique,


la preuve cosmologique, à son tour, n'arrive pas à fonder un être nécessaire :

70. EN p. 131.
71. EN p. 132-133; aussi p. 145 : «Toute conscience est manque de ... pour. Mais il faut bien
entendre que le manque ne lui vient pas du dehors comme celui du croissant de lune à la lune.
Le manque du pour-soi est un manque qu'il est».
72. EN p. 133-134.
27

... l'explication et le fondement de mon être en tant que


je suis un tel être ne sauraient être cherchés dans
l'être nécessaire : les prémisses «Tout ce qui est
contingent doit trouver un fondement dans un être
nécessaire. Or je suis contingent» marquent un désir
de fonder et non le rattachement explicatif à un
fondement réel. Elle ne saurait aucunement rendre
compte, en effet, de cette contingence-c/j mais
seulement de l'idée abstraite de contingence en
général. En outre, il s'agit là de valeur, non de fait73.

Sartre souligne qu'il ne s'agit là, de toute façon, que d'un raisonnement, qui fait
qu'un tel être n'a de fondement que par «les exigences de la raison74». Le fait
est, ainsi qu'il se révèle à l'examen du rapport concret de l'homme comme être-
dans-le-monde, que l'en-soi est totalement inerte et, en ce sens, ne peut rien
fonder, d'autant plus que c'est par le pour-soi qu'il est au monde. Quant au
pour-soi, il est un possible fondement «puisque la conscience est son propre
fondement, mais il reste contingent qu'il y ait une conscience plutôt que du pur
en-soi à l'infini75». En d'autres termes, si la conscience est en quelque sorte
«causa sui76» à la différence de l'être ou en-soi, il apparaît que l'«ens causa
sui» est un «manqué77» qui est «la valeur ou présence idéale78»; c'est ce dont
Sartre fait état dans les Aperçus métaphysiques et les Perspectives morales
qu'il livre en guise de conclusion à L'Être et le Néant, rejetant alors
péremptoirement toutes inférences d'une réalité quelconque à Dieu :

73. EN p. 124.
74. EN p. 124.
75. EN p. 125.
76. EN p. 32.
77. EN p. 714. Sartre estime que «la grande faveur qu'a connue la preuve «a contingentia
mundi»» résulte de ce que la régression des causes fait que, à un moment donné, «nous ne
pouvons absolument plus comprendre comment ces données non-conscientes, qui ne tirent pas
leur existence d'elles-mêmes, peuvent cependant la perpétuer et trouver encore la force de
produire une conscience» (EN p. 23). Sartre estime que c'est ce caractère impensable de
l'existence passive qui a mené Descartes à recourir à la fameuse chiquenaude pour expliquer la
mise en marche du mouvement (voir EN p. 260). Le problème est le même que celui qui se pose
à l'égard de la connaissance, à savoir : «la nécessité d'une régression à l'infini (idea ideae ideae
etc.) si la conscience n'est pas définie comme étant avant la connaissance», c'est-à-dire s'il n'y a
pas primauté de la conscience pré-réflexive. (EN p. 19).
78. EN p. 722.
28

Toute réalité humaine est une passion, en ce qu'elle


projette de se perdre pour fonder l'être et pour
constituer du même coup ΓΕη-soi qui échappe à la
contingence en étant son propre fondement, l'Ens
causa sui que les religions nomment Dieu. Ainsi la
passion de l'homme est-elle inverse de celle du Christ,
car l'homme se perd en tant qu'homme pour que Dieu
naisse. Mais l'idée de Dieu est contradictoire et nous
nous perdons en vain; l'homme est une passion
inutile79.

Il faut considérer que l'idée même de la création, laquelle implique un être


premier qui est sa cause, paraît être un préjugé et une fausse conception qui
brouillent une vision claire du phénomène d'être, puisque l'être créé ou bien se
confond avec la subjectivité du créant, ou bien s'en distingue irrémédiablement
comme être objectif :

... car si l'être est conçu dans une subjectivité, fut-elle


divine, il demeure un mode d'être intrasubjectif. Il ne
saurait y avoir, dans cette subjectivité, même la
représentation d'une objectivité et par conséquent elle
ne saurait même s'affecter de la volonté de créer de
l'objectif. ... Si l'être existe en face de Dieu, c'est qu'il
est son propre support, c'est qu'il ne conserve pas la
moindre trace de la création divine. En un mot, même
s'il avait été créé, l'être-en-soi serait inexplicable par
la création, car il reprend son être par-delà celle-ci.
Cela équivaut à dire que l'être est incréé80.

La vision claire, telle qu'elle apparaît à Sartre, est que la réalité humaine est
une double contingence qui rend impossible tout fondement : «s'il est
nécessaire que je sois sous cette forme d'être-là, il est tout à fait contingent que
je sois, car je ne suis pas le fondement de mon être; d'autre part, s'il est
nécessaire que je sois engagé dans tel ou tel point de vue, il est contingent que

79. EN p. 708.
80. EN p. 31-32.
29

ce soit précisément dans celui-ci, à l'exclusion de tout autre81». En fait, Sartre


reconnaît que l'être-là de la réalité humaine est absolument nécessaire et le
qualifie même de «nécessité ontologique82», mais en même temps cet ordre
nécessaire est sans fondement et totalement injustifiable. Autrement dit, la
réalité humaine a une contingence nécessaire mais il n'est pas nécessaire
qu'elle soit. La contingence nécessaire est une contradiction dont la
réalisation, dans l'absolu, serait ce que Dieu serait pour Sartre s'il existait.

La non-nécessité de la nécessité que nous venons de voir ne vaut pas


seulement en regard de l'argument cosmologique, elle s'applique également à
l'argument téléologique. En effet, la contingence n'est pas conciliable avec la
nécessité d'une fin; elle est dirimante à la conception de la liberté humaine
comme étant créatrice. Aussi Sartre rejette l'argument en considérant la finalité
comme étant une causalité vue par l'autre bout de la lorgnette, «une causalité
inversée83».

Avant de conclure ce bref aperçu de quelques éléments critiques de la pensée


de Sartre sur les arguments traditionnels à propos de Dieu, il est intéressant de
noter que Sartre n'est pas hostile comme tel à ces arguments; son reproche est
qu'ils ne sont pas fondés dans le fameux rapport concret. Non seulement il ne
leur est pas hostile, mais il les reprend à son compte; il le fait, en termes on ne
peut plus explicites, sous le sous-titre La preuve ontologique 84 : comme pour
Heidegger la conscience est «ontico-ontologique, puisque la caractéristique
fondamentale de sa transcendance, c'est de transcender l'ontique vers

81. EN p. 371. Plus loin Sartre, maniant le paradoxe, affirme que si Dieu existait, il serait une
«nécessité contingente», c'est-à-dire un absolu dont l'existence est totalement injustifiable. Dans
La Nausée, il exprime cela en disant : «Or aucun être nécessaire ne peut expliquer
l'existence : la contingence n'est pas un faux-semblant, une apparence qu'on peut dissiper;
c'est l'absolu, par conséquent la gratuité parfaite. Tout est gratuit, ce jardin, cette ville et
moi-même.» (La Pléiade, p. 155).
82. EN p. 371 ; corollairement, Sartre y définit le corps comme «la forme contingente que prend
la nécessité de ma contingence».
83. EN p. 170; bien entendu, nous ne procédons pas ici à une étude critique de la conception
sartrienne de la liberté.
84. EN p. 27-30.
30

l'ontologique85». Aussi, dit Sartre, dans le même sens que la preuve de Saint
Anselme et celle de Descartes, le phénomène d'être est ontologique : «il est
un appel d'être; il exige en tant que phénomène, un fondement qui soit
transphénoménal. Le phénomène d'être exige la transphénoménalité de
l'être86». La préoccupation de Sartre est certes d'éviter l'idéalisme; l'objectivité
de l'être ne peut être donnée par le non-être, la subjectivité en tant
qu'immanence ne pouvant fonder une objectivité dont elle est elle-même, par
définition, la négation. Sartre s'en remet à l'argument du type de la preuve
ontologique, rejetant même l'argument habituel des opposants de la preuve à
l'effet que «l'exigence de la conscience ne prouve pas que cette exigence
doive être satisfaite87». L'intentionnalité de la conscience, en tant qu'elle est
relation concrète, exige la transcendance de son objet :

La conscience est un être dont l'existence pose


l'essence, et, inversement, elle est conscience d'un
être dont l'essence implique l'existence, c'est-à-dire
dont l'apparence réclame d'être. L'être est partout ...
la conscience est un être pour lequel il est dans son
être question de son être en tant que cet être implique
un être autre que lui88.

Il apparaît que la connaissance sartrienne de la preuve ontologique fait voir


que sa position vis-à-vis des arguments sur l'existence de Dieu procède de
raisons propres à ses conceptions davantage que de l’incompréhension ou la
méconnaissance de ces arguments. Le souci de l'ontologie sartrienne est de

85. EN p. 30; et plus loin : «Le sens de l'être de l'existant, en tant qu'il se dévoile à la
conscience, c'est le phénomène d'être. Ce sens a lui-même un être, sur le fondement duquel il
se manifeste. C'est de ce point de vue qu'on peut entendre le fameux argument de la
scolastique, selon lequel il y avait cercle vicieux dans toute proposition qui concernait l'être,
puisque tout jugement sur l'être impliquait déjà l'être. Mais en fait il n'y a pas de cercle vicieux car il
n'est pas nécessaire de dépasser à nouveau l'être de ce sens vers son sens : le sens de l'être
vaut pour l'être de tout phénomène, y compris son être propre. Le phénomène d'être n'est pas
l'être ... il y a une preuve ontologique valable pour tout le domaine de la conscience.» C'est de la
même façon, ainsi qu'on le verra, qu'autrui apparaîtra comme une nécessité de fait au même titre
que le Cogito.
86. EN p. 16; aussi p. 27 : «... cette transphénoménalité même exige celle de l'être du
phénomène. Il y a une «preuve ontologique» à tirer non du cogito réflexif mais de l'être
préréflexif du percipiens.»
87. EN p. 28.
88. EN p. 29 ; aussi plus loin : «Elle exige simplement que l'être de ce qui apparaît n'existe
pas seulement en tant qu'il apparaît.»
31

s'en tenir à la nécessité de fait, au concret; mais le concret, non plus que l'être,
ne sont certes pas ici hégéliens : le réel n'est pas rationnel. Comme pour
l'athéisme, ce sont des formules que l'on a souvent dénoncées; les études se
font rares sur l'importance de la portée critique de l'argumentation ontologique
de Sartre laquelle, à cet égard, n'est pas sans faire penser à l'approche critique
kantienne.

2. Le problème de la totalité

Le point de vue de Sartre relativement à Dieu pourrait être approfondi sous


différents rapports. Ainsi, à propos du temps : la conscience est
nécessairement temporelle puisqu'elle est arrachement, c'est-à-dire fuite
irréversible, inachèvement perpétuel, s'opposant ainsi à l'instant qui est
intemporalité; ce que l'homme vise à être sans pouvoir l'être n'est pas l'infinité
de la durée, dit Sartre, mais «l'atem pora lité de la coïncidence absolue avec
soi89», c'est-à-dire Dieu. Mais, parmi les nombreuses conceptions de Sartre
qui font que l'idée de Dieu ne soit pas recevable, il apparaît que la question la
plus fondamentale est celle de la totalité.

Le pour-soi, en tant qu'être qui n'est pas ce qu’il est et qui est ce qu'il n'est pas,
selon la formule de Sartre, a à être dans le temps comme totalité qui a à être
son propre achèvement. Autrement dit, en tant que, dans son surgissement
même, il est le «tout de la négation et la négation du tout90», le pour-soi a à
être sa propre totalité comme n'être pas, c'est-à-dire totalité détotalisée. Il se
détermine comme négation de la totalité de l'être, mais son propre être comme
totalité est dans le dépassement qu'il a à être. C'est ce qu'exprime la notion du
pour-soi sartrien : le pour-soi est totalité détotalisée.

89. EN p. 188.
90. EN p. 230.
32

La question de l'impossibilité de prendre un point de vue sur la totalité est un


thème central de la pensée de Sartre; il constitue, à notre sens, le fondement
de sa difficulté d'arrimer sa conception de la connaissance à celle de la
conscience. Aussi le thème est présent partout, notamment dans L'Être et le
Néant. Prenons pour exemple l'être-pour-autrui qui, en tant que «troisième ek-
stase du pour-soi91», marque en même temps, l'ultime difficulté à cette
intégration. En effet, autrui cristallise le problème des rapports de la subjectivité
et de l'objectivité, de l'intériorité et de l'extériorité, de l'immanence et de la
transcendance, parce qu'il est un objet qui est lui-même un sujet. Sartre
montre que, comme objet, autrui est conjectural et probable comme n'importe
quel objet alors que, comme sujet, il ne peut être connu, son existence étant
seulement éprouvée 92 dans l'expérience du Cogito. L'être-pour-autrui, c'est-
à-dire le caractère d'objet ou l'objectité que me confère autrui, est une négation
de ma subjectivité que ma conscience, à son tour, cherche à nier par sa propre
objectivation d'autrui. Mais l'objet que je suis pour autrui, comme l'objet qu'il
est pour moi, ne peuvent être connus comme objets, du moins comme étant
autrui puisque pour cela «... il faudrait que je saisisse l'autre en tant que sujet,
c'est-à-dire que je l'appréhende dans son intériorité93». Plus précisément,
cette intériorité devrait être saisie en tant qu'intériorité pour moi, sinon elle ne
serait pas pour moi, puisque «je puis bien, sans doute me transcender vers un
Tout, mais non pas m'établir en ce Tout pour me contempler et contempler
autrui94». C'est dire qu'un objet qui est sujet ne peut être connu s'il n'est pas
connu comme sujet. Aussi, Sartre s'inscrit en faux contre ce qu'il appelle
l'optimisme ontologique de Hegel en vertu duquel les consciences, étant
considérées identiques, peuvent être appréhendées d'un point de vue abstrait,
de telle sorte qu'elles sont des objets accessibles à la connaissance. Le point
de vue de Hegel est faux, puisque le concret est alors un abstrait en ce qu'il est
considéré sous l'angle de la connaissance :

91. EN p. 359.
92. EN p. 363 : «si je l'éprouve avec évidence, je manque à le connaître; si je le connais, si
j'agis sur lui, je n'atteins que son être-objet et son existence probable au milieu du monde». Il
s'agit d'un rapport à l'être, donc un rapport existentiel et non un rapport de connaissance.
93. EN p. 299.
94. EN p. 300.
33

... l'idéaliste, sans y prendre garde, recourt à un


«troisième homme» pour faire apparaître cette
négation d'extériorité. Car, nous l'avons vu, toute
relation externe, en tant qu'elle n'est pas constituée
par ses termes mêmes, requiert un témoin pour la
poser. ... et seul un témoin qui serait extérieur à la fois
à moi-même et à autrui pourrait comparer l'image au
modèle et décider si elle est vraie. Ce témoin, par
ailleurs, pour être autorisé ne devrait pas être à son
tour vis-à-vis de moi-même et d'autrui dans un rapport
d'extériorité; sinon il ne nous connaîtrait que par des
images. Il faudrait que, dans l'unité ek-statique de son
être, il soit à la fois ici, sur moi, comme négation
interne de moi-même et là-bas sur autrui, comme
négation interne d'autrui. Ainsi ce recours à Dieu. ...
Si Dieu est moi et s'il est autrui, qu'est-ce donc qui
garantit mon existence propre? Si la création doit être
continuée, je demeure toujours en suspens entre une
existence distincte et une fusion panthéiste dans l'Être
Créateur. Si la création est un acte originel et si je me
suis refermé contre Dieu, rien ne garantit plus à Dieu
mon existence, car il n'est plus uni à moi que par un
rapport d'extériorité, comme le sculpteur à la statue
achevée, et derechef il ne peut me connaître que par
des images95.

La question de Dieu renvoie à celle que pose le rapport entre un créateur, en


l'occurrence le sculpteur et son oeuvre achevée. Doit-on considérer, comme
Anselme, que l'objet réalisé est plus que son concept puisqu'il a l'existence, ou
plutôt, comme Kant, considérer que, si tel est le cas, il n'est plus son concept?
L'idée des thalers n'implique pas leur existence concrète, mais l'essence est la
même dans l'une comme dans l'autre96; une idée n'implique pas le poids que

95. EN p. 286-287. Pour Sartre, le concret n'est pas le rationnel, mais les choses mêmes. Il
exprime fortement cette idée dans La Nausée : «le monde des explications et des raisons n'est
pas celui de l'existence». ... Exister, c'est être-là, simplement; les existants apparaissent, se
laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire. Il y a des gens, je crois, qui ont compris
ça. Seulement ils ont essayé de surmonter cette contingence en inventant un être nécessaire et
cause de soi». {Oeuvres Romanesques, La Pléiade, p. 155).
96. Anselme n'adhérerait pas à cet énoncé; il affirme que Dieu existe, parce que ce qu'il y a de
plus grand implique qu'il ait non seulement l'essence, mais aussi l'existence. Cet argument est
fort, mais il suppose que Dieu est un objet de raison; c'est en effet concevoir Dieu au bout de
notre logique. Autrement, étant ce qui est au-delà de la raison, Dieu peut bien n'être pas ce que
34

j'ai dans les poches! De la même manière que les propriétés d'un cercle, tel
que le démontre le géomètre, n'entraînent pas l'existence du cercle, le concept
d'un être absolu n'implique pas qu'il existe; ce serait comme inférer que
l'hypothèse de la quadrature du cercle représentant l'idée d'une absolue
perfection implique son existence, puisque la quintessence de la perfection
idéale ne saurait échapper à l'existence absolue.

Mais, au-delà de l'imperfection de cette dernière image empirique, le véritable


problème qui se pose à la perspective sartrienne n'est pas tant de savoir
pourquoi l'existence serait le fait nécessaire d'un être absolu; la question serait
plutôt celle de sa non-nécessité, prenant alors en compte que l'existence
concrète de l'homme (et la nature elle-même) témoigne de tant de malheurs et
de souffrances qu'il est impossible de conclure à un être parfait qui aurait
l'existence, puisqu'alors le monde ne saurait être ce qu'il est. Aussi la question
est plutôt de surmonter la contradiction que pose une totalité qui serait
considérée n'être pas le tout ou dont le tout serait au-delà d'elle-même.
Autrement dit, le problème est de voir comment se constitue en une totalité la
contradiction elle-même, en étant un envers qui est à la fois son endroit, et un
endroit qui est en même temps son envers. En d'autres termes, il s'agit de
savoir s'il est possible de surmonter la contradiction en l'assumant comme une
totalité qui est à elle-même et à la fois son dehors et son dedans. C'est ce que
Sartre désigne comme la position du témoin, ou mieux encore par l'image du
troisième homme-, la question du troisième homme implique évidemment sa
réponse, à savoir que la prise d'un point de vue signifie la saisie d'un endroit
qui escamote un envers ou vice versa. Bref, la totalité cesse alors tout
simplement d'être une totalité. La totalité est, par définition, ce à quoi il ne peut
rien être ajouté; aussi elle n'a pas de dehors, ni d'envers et en conséquence, le
point de vue de Dieu n'est ni possible, ni même concevable :

notre raison conçoit, même de plus parfait pour elle-même. D'ailleurs, précisément, l'existence
des malheurs et des souffrances est un bon exemple que l'existence de Dieu peut ne pas être
nécessairement fondée sur une explication satisfaisante pour la raison. Au sujet de la preuve
ontologique, il faut lire Pour ou contre l'insensé ? Essai sur la preuve anselmienne, Joseph
Moreau, Paris, Vrin, 1967; cet excellent ouvrage présente très bien l'argumentation opposée
d'Anselme et de Gaunilon.
35

Devons-nous poser que l'esprit est l'être qui est et


n'est pas, comme nous avons posé que le pour-soi est
ce qu'il n'est pas et n'est pas ce qu'il est? La question
n'a pas de sens. Elle supposerait, en effet, que nous
ayons la possibilité de prendre un point de vue sur la
totalité, c'est-à-dire de la considérer du dehors. Mais
c'est impossible puisque, précisément, j'existe comme
moi-même sur le fondement de cette totalité et dans la
mesure où je suis engagé en elle. Aucune
conscience, fût-ce celle de Dieu, ne peut «voir
l'envers», c'est-à-dire saisir la totalité en tant que telle.
Car si Dieu est conscience, il s'intégre à la totalité. Et,
si par sa nature, il est un être par-delà la conscience,
c'est-à-dire un en-soi qui serait fondement de lui-
même, la totalité ne peut lui apparaître que comme
objet — alors il manque sa désagrégation interne
comme effort subjectif de ressaisissement de soi, ou
comme sujet — alors comme il n'est pas ce sujet, il ne
peut que l'éprouver sans le connaître. Ainsi, aucun
point de vue sur la totalité n'est concevable : la
totalité n'a pas de «dehors» et la question même de
son «envers» est dépourvue de signification97.

Pour le reste, on l'a vu, la quête de la totalité est le drame de l'homme : comme
manque, il ne peut être que manquant de son manqué, puisqu'on cessant
d'être manquant, il cesse tout simplement d'être, ne pouvant être précisément
qu'en étant l'être qu'il n'est pas en n'étant pas ce qu'il est, c'est-à-dire qu'il a à
être comme totalité détotalisée. La totalité est inconciliable avec le système de
Sartre98; elle lui est forclose parce que l'être n'est pas la totalité. L'issue n'est
pas surprenante, si nous considérons, comme nous le verrons, que toute la
pensée de Sartre présente, en fait, une critique systématique de la raison, de la

97. EN p. 363. Sartre reconnaît que «l'être par qui le pourquoi arrive dans l'être a le droit de se
poser son propre pourquoi, puisqu'il est lui-même une interrogation, un pourquoi» (EN p. 714).
98. Plus précisément, Sartre estime que «cette question de la totalité n'appartient pas au
secteur de l'ontologie»; il renvoie à la métaphysique pour décider s'il n'est pas plus «profitable»
de «traiter un être que nous nommerons le phénomène et qui serait pourvu de deux dimensions
d'être ... et qui en parlerait à la fois en termes d'immanence et de transcendance». Pour Sartre, il
est indifférent pour l'ontotogie «de considérer le pour-soi articulé à l'en-soi comme une dualité
tranchée ou comme un être désintégré». La question ressort d'une hypothèse sur l'origine du
pour-soi et de la nature du phénomène du monde. (EN p. 719-720; voir aussi p. 268-269).
36

raison scientifique à la raison dialectique; le discours rationnel est le lieu des


fausses synthèses, puisque celles-ci ne sont pas le concret. Toute synthèse
rationnelle étant impossible, sinon fausse, la solution de Sartre au problème de
l’être est de le poser comme une totalité qui est une contradiction non résolue
et sans résolution possible, soit «le couple indissoluble, l'être et le néant99» —
ce que Sartre désigne ailleurs comme étant «l'universel singulier100».

b. Ontologie et phénoménologie

La position ontologique de Sartre ne se limite pas à réfuter et à rejeter toute


possibilité que l'être puisse être ou se fonder dans l'idée de Dieu, par
l'affirmation de l'impossibilité que l'être soit une totalité. L'athéisme de Sartre
découle en fait de sa conception de l'être et, si nous avons insisté, c'est en
raison de la méconnaissance de la question qui est pourtant importante quant à
notre propos principal. La question de Dieu, en effet, posée par Sartre comme
le paradoxe de la possibilité de connaître l'envers de la totalité, renvoie à celle
de la possibilité même de la connaissance, dans la mesure où celle-ci signifie
l'objectivité. Mais si Dieu n'est pas la préoccupation de Sartre, il faut constater
que les incidences ontologiques de la question ont fait que l'importance en a
été amplifiée par ses détracteurs pour mettre en cause son ontologie. Il est vrai
que, du point de vue de l'ontologie, les conséquences sont plus grandes
d'affirmer l'homme sans l'être, et surtout contre l'être, que de parler de Dieu
sans l'Être 101; dans la conception sartrienne, ainsi que nous le verrons, il s'agit
non seulement de confiner l'ontologie traditionnelle à l'être, mais de mettre en
cause la possibilité même d'une ontologie. La vulnérabilité de Sartre face aux

99. EN p. 165.
100. Voir à ce sujet un article publié en 1966 au sujet de Kierkegaard sous le titre L'universel
singulier, SIT IX, p. 152 ss; Sartre donne l'exemple du «concept d'angoisse», comme étant un
faux concept provocateur, l'angoisse étant «universalisation du singulier» (p. 183).
101. Il s'agit du titre d'un ouvrage ayant eu un certain retentissement : J.-L. Marion, Dieu sans
l'Être, Paris, Fayard, 1982. Marion, à la différence de Sartre, ne met pas en cause la possibilité
d'une ontologie, mais seulement le fait qu'elle soit l'instrument le plus approprié pour parler de
Dieu; pour Sartre, à cet égard, parler de Dieu ou de l'être revient au même, c'est-à-dire parler de
rien puisque tout est du côté du néant.
37

ontologies est elle-même amplifiée à son tour par son inorthodoxie, eu égard à
la démarche habituelle, quant à sa méthodologie; le sous-titre Essai d'ontologie
phénoménologique que Sartre donne à L'Être et le Néant implique lui-même
déjà une question fondamentale : une ontologie phénoménologique est-elle
possible?

En supposant que le sous-titre représente un objectif qui, sous une


dénomination qui n'est pas sans être consciemment provocatrice, manifeste la
préoccupation philosophique fondamentale de l'ouvrage, il faut constater que
le projet ne lui a pas permis d'obtenir quelque reconnaissance ou rayonnement
parmi ceux qui sont préoccupés par les questions difficiles et essentielles de
l'ontologie. A cet égard la critique de Jean Wahl, un expert reconnu,
sympathique aux philosophies de l'existence, dont même Jeanson102 convient
qu'on ne peut questionner le sérieux103, est à elle seule déterminante. Le
point de vue de Wahl est que, si une phénoménologie est possible, le projet
d'une ontologie de l'existence ne peut être qu'un échec, puisque dans son
essence, on ne peut qu'affirmer une «philosophie de l'existence en tant qu'elle
est opposée à toute ontologie104». Qualifiant la position de Wahl de
«ontisme105» dans la perspective de la distinction heideggérienne de l'ontique
et de l'ontologique, Jeanson considère que la position de Wahl procède de son
regret de ce que Sartre ne se soit pas limité à une philosophie existentielle à la
Kierkegaard, lui reprochant de vouloir dépasser celle-ci par une ontologie en
dépit du fait que celle-ci procède d'une phénoménologie. Si une philosophie
de l'existence doit éviter une logicisation et une systématisation par lesquelles
elle se dissocie de l'existant concret, Jeanson estime qu'il n'empêche qu'il faut
rendre compte de la réalité humaine en la situant et l'explicitant, même s'il faut
refuser la tentation de l'hypothèse explicative de l'ontologie traditionnelle; aussi
si «M. Jean Wahl parle de l'échec de l'ontologie», Jeanson lui reproche de ne
point tenir compte de la nécessité philosophique d'une «ontologie de

102. Le problème moral et la pensée de Sartre, p. 142-149.


103. De nombreux ouvrages établissent son autorité et sa notoriété sur le sujet dont Études
kierkegaardiennes, Paris, Vrin, 1974; La pensée de l'existence, Paris, Flammarion, 1951, etc.
104. J. Wahl, Essai sur le néant d'un problème, Deucalion, 1946, p. 71.
105. Le problème moral et la pensée de Sartre, p. 144.
38

l'échec106». La réfutation de Jeanson est quelque peu sommaire107; elle n'est


pas susceptible de convaincre les personnes versées en matière d'ontologie,
ainsi que le montrera bien la question de l'existence et de l'essence.

L’autre critique principale de la position ontologique de Sartre serait que, selon


ce qu'énonce Jeanson, la phénoménologie est condamnée au phénoménisme.
Partant que, selon les célèbres premières phrases de L'Être et le Néant, «la
pensée moderne a réalisé un progrès considérable en réduisant l'existant à la
série des apparitions qui le manifestent108», il faut comprendre par là qu'il n'y
aurait pas d'être en dehors des phénomènes. Pour Jeanson, il y a
incompréhension. En effet, tout le problème est précisément que si l'être n'est
qu'en tant que phénomène, le phénomène n'est qu'en tant qu'il est ce il y a
auquel la conscience doit s'arracher, «l'en-soi en tant qu'il est, en lui-même
l'affirmation absolue de soi, c'est-à-dire en tant qu'il est tout sauf échappement
à soi ... ce à quoi le pour-soi oppose son pouvoir d'échappement109».110Cette
relation se définit par l'intentionnalité de la conscience; cela signifie que, s'il y a
relativité de la conscience au paraître puisque celle-ci n'est qu'en s'arrachant à
l'en-soi, il n'y a pas de dépendance absolue, puisqu'autrement la conscience
serait homogène à ses objets. Bref, il faut considérer que «le paraître suppose
par essence quelqu’un à qui paraître11 °» et que la relation est de nature
intentionnelle; mais il faut également considérer que le phénomène est ce qu'il
est, c'est-à-dire qu'il n'y a rien derrière lui tel le noumène kantien, sinon l'être
se poserait comme une réalité impensable et inaccessible — ce qui est
contradictoire puisque sa réalité serait alors niée du fait de son dévoilement.
Aussi, il faut considérer que le phénomène est tout, sauf la conscience; il n'y a
donc pas phénoménisme, puisque l'un ne se résorbe pas dans l'autre. Il en
découle que la phénoménologie doit étudier le phénomène, c'est-à-dire l'être,
comme une réalité qui lui est entièrement opaque sinon par la présence du

106. Le problème moral et la pensée de Sartre, p. 146.


107. Il faut reconnaître que la pensée de Jeanson est plus explicite dans son ouvrage La
Phénoménologie, Paris, Téqui, 1951; aussi sur «les deux tendances de la phénoménologie», il
faut voir Le Problème moral et la pensée de Sartre, p. 105-127.
108. EN p. 11.
109. Le problème moral et la pensée de Sartre, p. 151.
110. EN p. 12.
39

pour-soi dont ¡I est la condition de l'affirmation et sa propre affirmation. Le


monde est humain, dit Sartre. Mais il s'agit là d'un renversement de la position
ontologique habituelle puisque la réalité humaine n'est pas l'être; l'être est le
non-être.

Le projet de Sartre de fonder une ontologie à partir d’une phénoménologie est


perçu comme ambitieux, sinon contradictoire. Il faut reconnaître que, sur ce
point, la démonstration de Sartre se fait expéditive et peu convaincante; le
rapport de la conscience au phénomène est résolu par l'affirmation que la
conscience exige l'existence du phénomène d'être dont l'être est le
phénomène. Cette manière de recourir à la preuve anselmienne sape
insidieusement les bases de l'ontologie, puisqu'elle refuse de reconnaître toute
essence; l'être est une réalité opaque dont l'existence se révèle tout entière par
un être qui n'est pas mais qui a à être d'une manière totalement contingente. Il
ne faut pas se surprendre du discrédit sur la position sartrienne jeté par les
ontologues.

c) L'existence et l'essence

Parmi les éléments qui font que l'ontologie de Sartre est mal vue et
controversée, il y a la façon dont Sartre dispose de la question de l'être dans
les quelques pages de l'Introduction à L'Être et le Néant. En effet, il est peu
usuel de constituer une ontologie sans pour ainsi dire parler de l'être, c'est-à-
dire de constituer, paradoxalement, une ontologie sans être.

A cet égard, la position sartrienne face à l'être s'inscrit dans le sillage de


Kierkegaard et de sa critique acérée du panconceptualisme hégélien, dont la
culmination est le terme de l'histoire du concept d'être, soit l'assimilation de
40

l'être à son concept. Dans Les Miettes philosophiques^'', partant de la


célèbre aporie de Ménon (il est impossible à un homme de chercher ce qu'il
sait puisqu'il le sait déjà, tout autant qu'il lui est impossible de chercher ce qu'il
ne sait pas puisqu'il ne sait pas alors ce qu'il doit chercher), Kierkegaard
affirme l'impossibilité de la connaissance. Tout raisonnement qui part du
concept demeure au niveau de l'idéalité présupposée — ainsi toute
démonstration de la preuve de l'existence de Dieu (l'impossibNité de la preuve
de sa non-existence étant évidente par ailleurs) présuppose son existence
comme certaine, puisque la possibilité de sa non-existence est alors dirimante
à la possibilité même de la preuve; la preuve ne prouve rien : «La conclusion
n'aboutit jamais à l'existence, mais elle en vient ... je ne prouve pas qu'une
pierre existe mais que cette chose qui existe est une pierre111 112». Ce qui est vrai
au niveau de l'essence, tel l'extension du concept d'être à l'existence, se heurte
à la réalité de l'être de fait; la véritable difficulté est de passer de l'existence à
l'essence et non pas l'inverse. D'ailleurs, s'il y a impossibilité de faire la preuve
de l'inconnu puisque, en tant que concept, toute preuve est inconciliable avec
son existence, il n'y a pas non plus de connaissance possible de l'inconnu
puisque, en tant que différence absolue, il ne peut même pas être un concept
qui puisse être fixé ou pensé, son concept étant par définition au-delà de toute
connaissance que peut en avoir l'intellect. C'est dire que, contrairement à
Hegel, l'être est en dehors de tout concept qu'on peut en former; toute pensée
sur l'être est une vaste métaphore ou une allégorie vide de l'être qui est un
existant : «dès que je lâche [la preuve] l'existence est là113». La
connaissance véritable est incompatible avec le concept : il y a extranéité de
l'être au concept. C'est ce qu'exprimera finement Sartre dans le texte déjà cité
en hommage à Kierkegaard : «Qu'est-ce qui fait que feu Kierkegaard ne peut
devenir objet de connaissance? La réponse est qu'il ne l'était pas quand il
vivait114». Sartre, poursuivant la critique kierkegaardienne de la pensée
abstraite, ne se contentera pas de poser la connaissance de l'être comme étant
inaccessible par le concept, mais affirmera que l'être n'est qu'un concept. À
Ménon, Sartre pourrait répondre que la non-connaissance est un faux
111. S. Kierkegaard, Les Miettes philosophiques, Paris, Seuil, 1967, (traduction de Paul Petit).
112. Les Miettes philosophiques, p. 83.
113 Les Miettes philosophiques, p. 86.
114. L'universel singulier, SIT IX, p. 152.
41

problème puisque précisément il n'y a rien à chercher : l'essence est au bout


de l'existence; c'est là le sens de la position ontologique de Sartre, sans doute
la plus controversée, à l'effet que l'existence précède l'essence.

L'incommensurabilité irréductible de l'existence et de l'être, dans un tel


contexte, ne fait pas de doute pour Étienne Gilson puisque «si l'on accorde une
place à l'existence, ce ne peut être que la première, si bien que l'ontologie tout
entière, avec la philosophie qui en dépend, se trouve commandée par du non-
conceptualisable115». L'étude riche et profonde de É. Gilson, L'Être et
l'Essence, présente un effort pour situer et faire comprendre la pensée de
l'existence à travers la pensée de l'être; il s'agit d'une contribution importante,
même s'il faut déplorer son analyse décevante116 de l'existentialisme sartrien,
ce qui est toutefois significatif du peu d'importance que cette autorité reconnue,
à qui on a parfois accolé l'épithète d'existentialiste, accorde à Sartre en matière
d'ontologie.

«Le mode d'emploi de mots, tels «essence», «existence» ou «être», suffit


d'ordinaire à situer une philosophie117», dit Gilson. Pour essayer de situer et
de saisir le sens de la fameuse position de Sartre sur l'essence, il faut donc voir
le sens de ces termes. On peut penser qu'être est être un être, c'est-à-dire que
être et étant s'équivalent de telle sorte qu'être un être est être-, mais dire que X
est un être ne fait pas que X est, puisqu'il faut alors distinguer le réel et le
possible. C'est le verbe exister qui exerce la fonction de distinguer et de
dissiper l'équivoque; ainsi, en rapport avec le fait d'être, au lieu de dire d'un
être qu'il est, il suffit de dire qu'il existe. Le terme exister provient du latin
ex-sistere que la scolastique a substitué au terme esse, désignant
originellement Vex-sistere (le fait d'être par rapport à quelque origine, paraître,

115. É. Gilson, L'Être et l'Essence, Paris, Vrin, 1987, p. 324. (La première édition est de 1981).
116. Voir L'Être et l'Essence, p. 357-364, particulièrement p. 362 : «Il semble invraisemblable
que cette doctrine laisse à chacun le choix d'être homme, cheval, arbre, etc. Si l'on veut éviter
cette absurdité, il faut bien admettre que chaque être humain naît comme un individu de l'espèce
homme et qu'à ce titre son essence lui est donnée en même temps que son existence.»
117. LÊtre et l'Essence, p. 1.
42

se montrer, sortir de), dans l'intention de marquer plus clairement l'opposition à


Yessentia, c'est-à-dire la nature par rapport à la vraie entité. Il y a donc un
glissement de sens de l'esse à Y ex-sistere comme signifiant le seul mode d'être
dont nous avons l'expérience; l'aboutissement de cette acception de Yexistentia
comme désignant le pur fait d'être est marqué par la célèbre Méditation
Troisième de Descartes dans laquelle exister veut dire être. Mais de dire
Gilson, cette acception moderne allait entraîner une nouvelle confusion par
rapport à son sens originel. En effet, si pour le sens commun, dire Dieu est
signifie Dieu existe et que Dieu n'existe pas signifie Dieu n'est pas, il en va
autrement pour l'existentialisme contemporain puisque dire Dieu est implique
la question de savoir à partir de quoi il existerait, ce qui signifie que si Dieu est,
il n'existe pas. La confusion résulte de l'élimination et de la substitution du
sens verbal du mot être; le nominatif être (être un être) confond l'être avec ce
qui est, c'est-à-dire qu'un étant signifie être, de telle sorte que le verbe être,
étant assimilé à l'existence, il n'y a plus de distinction entre le fait même d'être
et le fait d'exister. L'objet de la métaphysique qui est l'être en tant qu'essence
de ce qui est a été éliminé. Aussi, partant de l'acception d'existere\ d'existence
au sens classique du français moderne, c'est-à-dire par quoi tout réel se
distingue du néant, il en résulte que le problème de l'existence ne se pose pas
à l'existentialisme (non plus qu'aucune question n'est posée, comme c’est le
cas chez Sartre, sur le néant qui surmonte l'être); le problème est plutôt celui de
son être en devenir dans le temps dont l'existentialisme fait la phénoménologie
à partir de l'étant - ce qui pour Gilson, constitue une façon détournée
d'«essentialiser l'existence118». Ainsi, par le fait de l'acception du langage
depuis Descartes, l'esse a cessé d'être l'être, c'est-à-dire non pas l'être actuel
mais ce qui fait qu'une chose est ou l'essence {Yousia en grec). Pour rendre
compte de la réalité, il aurait fallu que la langue, à la manière dont Cens (l'étant,
un être) s'oppose à l'esse et le being au to be, dispose d'un mot qui marque
clairement la distinction entre l'être et Yens {un être) lequel, suggère Gilson,
pourrait être le néologisme étance. Autrement, par la force des mots,
l'existence occupe tout le champ et, dans une ontologie de l'existence, il n'y a

118. L'Être et l'Essence, p. 19; Jeanson, parlant de L'Être et le Néant, explique : «le dessein
de l'ouvrage : un mouvement d'essentialisation pour comprendre l'existence» (Le problème
moral et la pensée de Sartre, p. 185).
43

pas de moyen terme entre to be et not to be. Sartre l'a bien compris après
Parménide : l’être est, le non-être n'est pas. Sinon, l'existence seule occupe
la place entière, à l'encontre de toute conceptualisation. Certes le caractère
non analytique de l'existence, déjà affirmé par Kant dans l'argument des thalers
qui ne fait que dire que l'être est un produit de la pensée et non l'inverse, puis
repris ensuite par Kierkegaard par l'affirmation que l'être, s'il est posé à partir
de l'essence, est inexprimable, ne fait que rappeler que toute métaphysique
dissociée de l'existence constitue une erreur puisqu'elle use du «concept
comme équivalent du réel119».120Toute la question de Gilson, sans pour autant
prendre parti pour sa solution, est de savoir comment l'on peut parler de
l'existence; Yétance, si elle a une résonance chez Heidegger (encore que celui-
ci semble avoir évolué par rapport à sa conception exprimée dans L'être et le
temps et Qu'est-ce que la métaphysique1'20?), n'a aucun sens chez Sartre. La
question reste de savoir ce que vaut une ontologie pour qui la question du
fondement du néant ne se pose pas explicitement; selon Gilson, une telle
ontologie dissimule une essentlalisatlon de l'existence envisagée sur le mode
d'être propre au devenir. La valeur de l'ontologie sartrienne, voire l'existence

119. L'Être et l'Essence, p. 332.


120. Dans L'être et le temps et Qu'est-ce que la métaphysique?, Heidegger affirmait l'oubli de
l'être par la philosophie moderne, semblant considérer possible la tâche de remédier, par une
nouvelle métaphysique, à ce glissement de l'être vers sa pensabilité au lieu de considérer l'être
dans l'étant comme surgissement. Par la suite, affirmant en 1946 que la difficulté à formuler «ce
renversement [qui] n'est cependant pas une modification au point de vue de Zein und Zeit»
(Lettre sur l'humanisme, Paris, Aubier-Montaigne, 3e éd., 1983, p. 69), il a considéré que ce
n'était pas du côté de la métaphysique qu'il fallait trouver la réponse. En effet, dans son
monumental Nietzsche, il s'est appliqué à démontrer que l'histoire de la métaphysique se
confondait avec «l'histoire de l'être», c'est-à-dire sa dissimulation, et que la modernité ne faisait
pas exception à cet égard : «Au commencement de son histoire l'Etre se manifeste en tant
qu'épanouissement (phusis) et désoccultation (aleitheia). De là, il reçoit l'empreinte de la
présence et de la consistance au sens du demeurer. Ainsi commence la métaphysique
proprement dite». (Nietzsche II, Paris, Gallimard, 1971, p. 324). La révolution est ainsi à venir,
puisqu'elle consiste à sortir de la métaphysique par la conscience de son unité qui montre une
logicisation de l'existence. Le commencement décisif de la métaphysique est décisoire; la
distinction entre le sujet et l'objet se fait par le logos, puisque la vérité de l'existence et le sens de
l'être est dans le dévoilement, dans la désoccultation de l'être qui s'affirme comme surgissement.
Aussi le passage du subjectum («le demeurer») à Vobjectum marque l'histoire d'une dissimulation
qui transfère la sous-jacence de la chose à la subjectivité, un glissement de l'objet en tant
qu'extériorité à l'objet en tant que représentation. Bref, la métaphysique procède d'une décision
qui implique la re-présentation de l'être, sa conception logique; il faut en sortir en cherchant la
vérité de l'être par le logos dans sa présence. Quant à Sartre, la question de la pensabilité de
l’être ne se pose même pas; la métaphysique ne présente que la perspective d'hypothèses. Par
contre, la notion de présence, nous le verrons, est fondamentale dans sa conception de la
connaissance.
44

d'une préoccupation réelle de Sartre de faire une ontologie, est ainsi fortement
mise en question. Gilson estime que le projet qui cherche à concilier
l'ontologie et la phénoménologie est intéressant et important, parce qu'il
procède en partant de l'existence, mais un tel projet est à faire — après Sartre.
Aussi, à l'encontre de Jeanson, il semble que «l'ontologie de l'échec121» soit
l'échec de l'ontologie.

Le projet d'une ontologie de l'existence, et davantage l'affirmation d'une


antériorité de l'existence sur l'essence, n'est pas évident; en sus des difficultés
précédemment soulignées, il s'avère que l'idée même d'une ontologie sans
essence n'est pas possible.

d) La dialectique binaire

La préoccupation de Sartre pour l'ontologie semble bien être celle de sa


dissolution. Comment pourrait-il en être autrement dans une philosophie où
l'être, comme en-soi, est pure opacité insignifiante, et comme pour-soi, tout
entier à faire, puisqu'il n'a pas d'essence? L'ontologie sartrienne est, en
réalité, une critique de l'ontologie; la tâche est davantage de détruire toutes les
notions et concepts qui pourraient contrecarrer l'affirmation d'une liberté
absolue. C'est d'ailleurs de cette même préoccupation que découle la
conception sartrienne de la connaissance, ainsi que nous le verrons. Aussi, il
n'est pas étonnant que l'ontologie, au-delà de la critique, place ses solutions
dans des perspectives auxquelles Sartre n'a pas donné suite et desquelles il
s'est, de son propre aveu122, plutôt désintéressé, si jamais il s'y fut vraiment
intéressé. S'il est une suite, c'est dans la Critique que Sartre a vraiment tenté
de trouver une réponse mais alors dans le rapport entre l'histoire et l'homme,
en cherchant à concilier le monde et une philosophie de la conscience
individuelle.

121. Le problème moral et la pensée de Sartre, p. 146.


122. Voir, en autres, la note 5 de ce chapitre.
45

L'ontologie, dans sa structure et son développement, comporte son échec.


Dans un brillant essai sur la pensée dialectique, Guillaume Guindey fait
ressortir que l'essence de la doctrine de L'Être et le Néant repose sur une
conception dialectique binaire, fonctionnant comme «un moteur à deux
temps123», dans laquelle Sartre, refusant le solipsisme qu'impliquerait un
passage de la Nature à la Conscience, marque le passage entre celles-ci par la
surrection, à partir de la Nature, de la Conscience comme négation. Face à la
dialectique hégélienne qui constitue une philosophie de la négation de la
négation, «la dialectique sartrienne est une philosophie de la négation124».
Comme le remarque Guindey justement, la dialectique sartrienne, en laissant
en dehors la Nature, laisse la conscience prisonnière et condamnée à la
phénoménalité, ce que Hegel nomme le mauvais infini des déterminations.
Cette condition de la réalité humaine ne peut être surmontée, ni dans
l'objectivité de la conscience de soi puisque la conscience ne peut être objet
pour elle-même en raison même de ce qu'elle est, ni dans l'objectivité d'un
savoir puisque la dualité du sujet et de l'objet ne peut être elle-même
surmontée en tant qu'elle est le produit même et la condition de la négation.
Aussi, il appert que «l'ontologie phénoménologique sartrienne corresponde à
l'une des orientations que la pensée dialectique est susceptible de prendre; ...
et qu'elle aboutit, par un développement logiquement impeccable de son
dessein originel, à des conclusions qui, de l'avis même de leur auteur, doivent
être complétées et corrigées par une suite, suite que toutefois l'ontologie elle-
même est incapable de fournir125». Autrement dit, sur le plan ontologique, il
ressort d'une façon inhérente à la dialectique binaire l'impossibilité de tout
dépassement : l'acte ontologique de la néantisation par lequel le pour-soi se
sépare à jamais de l'être rend impossible la connaissance.

123. G. Guindey, Le drame de la pensée dialectique, Hegel, Marx, Sartre, Paris, Vrin, 1976,
p. 82.
124. Le drame de la pensée dialectique, p 80; «Dans Hegel, la négation fait l'être; dans Sartre,
elle le défait».
125. Le drame de la pensée dialectique, p. 83; aussi, p. 82 : «Sartre a abouti, dans L'Être et le
Néant, en même temps qu'à écrire un livre magnifique, à formuler des thèses auxquelles il était à
peu près impossible de se tenir, et qui appelaient des compléments ou des corrections à la fois
dans l'ordre philosophique et dans l’ordre moral».
46

Paradoxalement, en même temps que cette binarité qui est refus de synthèse, ¡I
faut constater une volonté ferme et omniprésente, bien caractérisée chez
Sartre, de systématisations globalisantes. C'est là une ambivalence dont nous
chercherons à trouver la source et l'explication. Le fait est qu'au lieu de se
contenter de la sauvegarde de sa mission de salut et de nous faire sentir et
comprendre par ses écrits littéraires et ses descriptions phénoménologiques la
réalité de l'existence, avec une acuité, une profondeur, une finesse alliée à une
grande force d'expression, Sartre est sans cesse porté, comme le note
Guindey, vers une théorisation systématisante brillante laquelle, aux dires de
Sartre lui-même, «fait tomber, finalement, dans l'irrationalisme126». C'est
d'ailleurs le sens des commentaires que Jean-François Revel127 fait à propos
de L'Être et le Néant, déclarant son admiration (ce dont il est pourtant
habituellement parcimonieux) face à la profondeur des analyses sartriennes,
mais se montrant réservé face à ses extrapolations systématisantes.

Cette attitude systématisante n'est pas étrangère, quant à nous, aux difficultés
de son ontologie; à cet égard, c'est peut-être ce qui le distingue le plus de la
démarche de Heidegger128 , empreinte de nuances et de prudence, n'hésitant
pas à préférer un silence. Au-delà des considérations conceptuelles
intrinsèques, cette attitude de Sartre paraît émarger d'une recherche de
dépassement de la dialectique kierkegaardienne de l'existence qui en

126. SIT IX, Sartre par Sartre, p. 112.


127. Jean-François Revel, Pourquoi des philosophes?, J.-J. Pauvert, Paris, 1957; voir
notamment p. 48 : «... on peut en effet presque dire que Sartre est le contraire d'un
«philosophe» au sens classique du terme : chez un «philosophe» le système est tout et les
analyses concrètes sont d'une pauvreté affligeante; chez Sartre, le système se discute, comme
tous les systèmes, et les analyses concrètes sont passionnantes et n'ont aucun besoin du
système pour subsister»; ou encore plus loin : «... on ne voit pas [depuis un siècle] où est cette
fameuse influence de la philosophie sur la littérature. En fait, elle se limite à un cas précis et
unique, celui d'un grand écrivain philosophe, à savoir Sartre.» (p. 179).
128. La remarque de Heidegger dans Lettre sur l'humanisme est, à cet égard, pertinente quant
au danger d'une conceptualisation à l'envers : «Sartre, par contre, formule ainsi le principe de
l'existentialisme : l'existence précède l'essence. Il prend ici existentia et essentia au sens de la
métaphysique qui dit depuis Platon que l'essentia précède l'existentia. Sartre renverse cette
proposition. Mais le renversement d'une proposition métaphysique reste une proposition
métaphysique» (p. 69 et 71). Il va sans dire que pour Sartre il s'agit là d'un fait, et non pas d'une
position théorique ou hypothétique qui serait impartie nécessairement à une métaphysique; du
reste, il considérerait sûrement que sa position n'est pas plus métaphysique que celle de
Heidegger — du moins dans l'acception historique que ce dernier donne à ce terme.
47

surmonterait l'anti-hégélianisme. Tout se passe comme si Sartre était hanté


par la possibilité que la totalisation hégélienne puisse être libérée de sa
carcasse conceptuelle et que, par une sorte d'inversion qui fasse passer celle-
ci du stade de la re-présentation à la présentation, elle soit le palimpseste le
plus adéquat pour rendre compte de l'existence, puisque celle-ci ne peut être
saisie et comprise autrement que dans sa totalité et comme totalité (il faudrait
ajouter en tant qu'elle est détotaliséë). Rendre compte de l'existence comme a
su le faire, pour l'être, le modèle hégélien; certes le réel n'est pas rationnel
mais l'existant est une réalité vraie qui n'a de sens que comme un tout et qui ne
peut être exprimé qu'au moyen d'une rationalité systématique dont l'objet et
l'exigence sont, paradoxalement, sa libération et son épuration de tout concept.
C'est pourquoi, par exemple, l'ontologie est un système critique de l'ontologie
et la morale est une minutieuse exégèse dont le terme est l'épuration de tout
critère. Bref, tout passe par un système rationnel qui cherche à atteindre ce qui
n'est pas rationnel. L'influence de Hegel sur Sartre, notamment par et à travers
son plus profond et brillant détracteur qu'est Kierkegaard, est marquante et
essentielle; l'association de Sartre au marxisme, outre le système élaboré dans
L'Être et le Néant, lui sont redevables pour une part significative. Mais cela
signifie également que cette influence ne peut qu'être fortement contributoire
des difficultés et de l'échec de l'ontologie, puisque la nécessité de conserver le
rapport synthétique et concret de l'existence implique l'impossibilité du
dépassement de cet échec.

Bref, l'ontologie s'avère une critique systématique de l'insuffisance du concept


à rendre compte de l'existant, et de ce point de vue, elle présente peu d'intérêt
pour ceux qui voient dans l'ontologie la possibilité d'une reconnaissance de
l'être à travers son concept. Il restera à voir les raisons de cette critique de
l'ontologie et, surtout, les conclusions auxquelles elle ouvre la voie.
CHAPITRE II

CONSCIENCE ET SCIENCE

le réel n'est jamais beau.


Sartre

Il peut paraître surprenant d'aborder la pensée philosophique de Sartre en la


considérant sous l'angle de la pensée scientifique. La question des sciences
n'est pas, en effet, à prime abord, un thème important de sa pensée. Au
contraire, on ne trouve nulle part dans son oeuvre une considération, du moins
systématique, sur ce sujet. En fait, une telle absence de préoccupation pour les
sciences objectives n'est peut-être pas étonnante pour un philosophe aspirant
à découvrir les choses «sur la route1», voulant «aller aux choses mêmes2», ou
comme il le dit souvent selon une expression imagée qu'il aime utiliser,
désireux de capter la réalité «en personne3».

1. SIT I, Une idée fondamentale de Husserl : l'Intentionnalité, p. 35.


2. L’expression réfère à la même chose que la précédente; elle est souvent utilisée par Sartre
(voir, entre autres, L'Imagination , p. 2 ou Une idée fondamentale de Husserl, p. 32 ou EN p. 30
ou p. 220-221). Sartre reprend ainsi Г idée fondamentale de Husserl puisqu'il s'agit de décrire
les choses elles-mêmes (Die Sache selbsf), en dehors de toute connaissance scientifique et de
toute construction conceptuelle.
3. Cette expression signifie la même chose que celle de la référence précédente; son
utilisation est fréquente aussi; voir, entre autres, EN p. 30 ou p. 220-221 ou L'Imagination, p. 2.
49

Mais ce désintérêt n'est qu'apparence : le problème de la connaissance,


notamment sa perspective objective et scientifique, est une préoccupation
dominante et centrale qui apparaît dès les premiers ouvrages de Sartre, que ce
soit L'Esquisse d'une théorie des émotions, L'Imagination ou L'Imaginaire.

En fait, Sartre ne fait que se placer ainsi dans le sillon de la tradition


philosophique française, rationaliste idéaliste, cherchant à dépasser le réel par
la pensée et à affirmer la primauté du spirituel, dont Bergson et aussi
Brunschvicg, sur le plan universitaire, représentent le dernier grand jalon. C'est
ce qui ressort de l'intéressante étude de sociologie culturelle réalisée par A.
Boschetti dans laquelle la situation de Sartre est décrite comme suit :

Un trait essentiel unit ces deux incarnations [Bergson


et Brunschvicg] différentes de l'excellence
philosophique : ce sont des philosophes du sujet —
de la connaissance ou de la conscience —
fondamentalement spiritualistes, selon le modèle
dominant dans toute la tradition philosophique
française. La «primauté du spirituel» s'impose
objectivement à la génération sartrienne ... la défense
de l'esprit et de sa liberté est le point d'honneur de la
philosophie par rapport aux disciplines rivales. Sans
conteste, le développement de la science menace
dangereusement le prestige et jusqu'à la raison d'être
de la philosophie. Et pas seulement la science de la
nature4.

Aussi son affirmation de la primauté du sujet ou, selon sa propre terminologie,


de l'irréductibilité de la conscience, prendra sa forme à l'intérieur d'un
questionnement sur les rapports de l'homme aux choses et sur la validité d'une
connaissance objective du monde. Bref, comme le dira Simone de Beauvoir, le
tout était de chercher «le sens réel de la réalité», ce qui, ajoutait-elle, ne

4. Anna Boschetti, Sartre et «Les Temps modernes», Paris, Les éditions de Minuit, 1985, p.
83-84; voir particulièrement le chapitre 3 : La légitimité philosophique, p. 83-118.
50

signifiait pas que cela coïncidait avec le «sens vrai de la réalité5». Cette
recherche sera celle d'une interrogation sur la capacité de la science à
connaître le monde; le questionnement se fera à travers l'étude de la
psychologie comme science susceptible d'atteindre cette fin.

À travers les premières oeuvres de Sartre, nous tenterons de dégager sa


pensée sur la portée et la validité de la psychologie comme science, ainsi que
sur les rapports entre l'imaginaire et la perception de l'objet comme réalité
objective du monde. Puis, nous chercherons à dégager les considérations
proprement dites de sa pensée eu égard à la science en général.

A. Critique des sciences traditionnelles

Le premier essai philosophique de Sartre, publié en 1936, sous le titre


L'Imagination, élabore, à travers le problème de l’image, une critique de la
conception classique de la connaissance. Le projet est d'affirmer à la fois la
pleine objectivité de la chose et les limites de la science positive, en
expurgeant les fausses conceptions philosophiques qui obnubilent la
conscience et l'empêchent d'atteindre l'objet lui-même. La démarche se pose
donc comme une critique de la connaissance, dont elle veut éliminer la fausse
conception objective en «se débarrassant de notre habitude presque invincible
de constituer tous les modes d'existence sur le type de l'expérience
physique6».

A prime abord, on peut affirmer l'existence objective de la chose; l'analyse


réflexive révèle la chose comme ayant une existence propre et réelle :

5. Propos attribués à Sartre par S. de Beauvoir, que rapporte Jeanson dans Sartre dans sa vie,
p. 109. I! commente que le retard à atteindre le «sens vrai de la réalité» est imputable à sa
situation d'intellectuel petit bourgeois privilégié dont la vie, selon S. de Beauvoir, se caractérisa
par sa dé-réalité.
6. L'Imagination, p. 3.
51

Ce qui est certain, c'est que le blanc que je constate,


ce n'est certes pas ma spontanéité qui peut le
produire. Cette forme inerte, qui est en deçà de toutes
les spontanéités conscientes, que l'on doit observer,
apprendre peu à peu, c'est ce qu'on appelle une
chose. En aucun cas, ma conscience ne saurait être
une chose, parce que sa façon d'être en soi est
précisément un être pour soi. Exister, pour elle, c'est
avoir conscience de son existence. Elle apparaît
comme une pure spontanéité, en face du monde des
choses qui est pure inertie. Nous pouvons donc poser
dès l'origine deux types d'existence : c'est, en effet,
en tant qu'elles sont inertes que les choses échappent
à la domination de la conscience; c'est leur inertie qui
les sauvegarde et qui conserve leur autonomie7.

Mais cette chose réelle et autonome par rapport à la conscience ne se confond


pas avec l'image, cette dernière ayant une «identité d'essence» avec le réel,
mais pas «d'identité d'existence en fait 8». Du reste, il est de l'intuition
commune que «l'image n'est pas la chose9». S'il en était autrement, si on
percevait les images comme des choses, celles-ci ne pourraient plus «se
distinguer des objets10». Ces assertions simples et évidentes ne rencontrent
toutefois pas l'assentiment de la science, notamment de la psychologie
positive. Pour cette dernière, l'image apparaît comme une chose moindre
ayant une existence propre, se présentant comme une copie de la chose et
«existant elle-même comme chose11». Les conséquences de ces assertions
de la science, tant pour la définition du réel par rapport au non-réel que pour la
définition de la science par rapport à la conscience, sont considérables,
d'autant plus que celles-ci prennent leur source dans une conception du

7. L'Imagination, p. 1-2.
8. L'Imagination, p. 2-3; «en un mot, elle n'existe pas en fait, elle existe en image.»
9. L'Imagination, p. 5, voir aussi p. 2.
10. L'Imagination, p. 4; aussi p. 3: «Si je m'examine sans préjugés, je m'apercevrai que
j'opère spontanément la discrimination entre l'existence comme chose et l'existence comme
image ... vous arrive-t-il parfois de confondre l'image de votre frère avec la présence réelle de
celui-ci?»
11. L'Imagination, p. 4.
52

monde, une métaphysique s'appuyant sur «une ontologie naïve12» pour


laquelle l'image est une chose.

Qu'en est-il donc de cette ontologie naïve de l'image que la psychologie


positive, selon la lecture qu'en fait Sartre, a héritée des grands systèmes
métaphysiques des XVIIe et XVIIIe siècles? L'image, dès Descartes, est
considérée comme «un objet au même titre que les objets extérieurs13»; le
corporel se réduit au mécanique, ce dernier se constituant en quelque sorte en
parallèle avec la pensée, dont il est lui-même exclu. Spinoza maintient la
dissociation de l'image avec la théorie de la connaissance en la présentant
comme une affection du corps humain. L'image est «une idée confuse qui se
présente comme un aspect dégradé de la pensée14», à savoir qu'elle a un
mode fini par rapport à l'idée. Leibniz maintient cet associationnisme dans
lequel «la seule différence entre image et idée, c'est alors que dans un cas
l'expression de l'objet est confuse et dans l'autre claire15». Face à Leibniz,
Hume développe sa théorie empiriste où il maintient et réaffirme l'absence de
distinction entre les idées et les images, mais en s'efforçant «de ramener toute
la pensée à un système d'images16». Aussi, au terme de ce survol que fait
Sartre de l'évolution de la philosophie classique, il constate qu'il y a identité de
la chose et de l'image et conclut :

L'image n'est rien devenue, n'a subi aucune modification


pendant que le ciel intelligible s'écroulait, pour la bonne
raison qu'elle était déjà chez Descartes une chose. C'est
l'avènement du psychologisme, qui, sous des formes
diverses, n'est pas autre chose qu'une anthropologie
positive, c'est-à-dire une science qui veut traiter l'homme
comme un être du monde, en négligeant ce fait essentiel que
l'homme est aussi un être qui se représente le monde et lui-
même dans le monde. Et cette anthropologie positive est

12. L'Imagination, p. 4.
13. L'Imagination, p. 7.
14. L'Imagination, p. 9.
15. L'Imagination, p. 11
16. L'Imagination, p. 12
53

déjà en germe dans la théorie cartésienne de l'image. Elle


n'ajoute rien au cartésianisme : elle retranche seulement.
Descartes posait à la fois l'image et la pensée sans image;
Hume ne garde que l'image sans la pensée17.

C'est dire que la métaphysique pose l'homme comme un objet du monde; il est
mesurable au même titre qu'une chaise ou que la distance entre les continents.
La psychologie, forte de ce modèle, se donne une méthode positive; son objet
et sa mesure sont le fait : c'est le psychologisme. La psychologie scientifique,
sous Taine et S. Mill, prend la voie du mécanisme et du déterminisme, puisque
«pour les intellectuels de l'époque que nous considérons, prendre une attitude
scientifique en face d'un objet quelconque [...], c'est poser, avant toute investi­
gation, que cet objet est une combinaison d'invariants inertes entretenant entre
eux des relations externes18». Par la suite, l'associationnisme, pour qui la
dignité de la pensée ne va pas sans la «faiblesse du corps19», est réinstauré
sous une théorie psychologique nouvelle, mais «quant à l'image, elle est restée
exactement pour Ribot ce qu'elle était pour Taine20». A cet égard, le passage
que cite Sartre du livre de Taine De l'intelligence, publié en 1871, illustre bien
le point de vue qu'il veut faire voir :

Par là la psychologie devient une science de faits, car ce sont


des faits que nos connaissances; on peut parler avec
précision et détails d'une sensation, d'une idée, d'un
souvenir, d'une prévision, aussi bien que d'une vibration, d'un
mouvement physique ... de tous petits faits bien choisis,
importants, significatifs, amplement circonstanciés et
minutieusement notés, voilà aujourd'hui la matière de toute
science ... notre grande affaire est de savoir quels sont ces
éléments, comment ils naissent, en quelles façons et à
quelles conditions ils se combinent et quels sont les effets
constants des combinaisons ainsi formées21.

17. L'Imagination, p. 17; voir aussi dans SIT IX : Anthropologie, p. 83-89.


18. L'Imagination, p. 23.
19. L'Imagination, p. 32.
20. L'Imagination, p. 41.
21. L'Imagination, p. 23.
54

Il y a donc des faits et la science des faits est la mesure de notre connaissance!
Ce que Sartre appelle avec ironie, en référant à Bergson, «la révolution
philosophique22», n'y a rien changé. Pour Sartre, malgré l'usage d'une
terminologie nouvelle, Bergson «n'apporte absolument rien de neuf23» et
«l'image reste une chose dans la conscience24»; pour le réalisme bergsonien,
«la chose est image, la matière est l'ensemble des images25». Après avoir
stigmatisé cette théorie de la conscience comme n'étant que celle d'un
inconscient vaguement défini, Sartre pose une critique sévère :

... pas un instant il n'a regardé ses images. Malgré ses


fréquents appels à une intuition concrète, tout est chez lui
dialectique, déductions a priori. C'est l'image de Taine qui
est passée tout entière, sans contrôle, comme une
acquisition incontestable de la science, dans la
métaphysique bergsonienne26.

Sartre complète sa critique en dénonçant enfin la notion de schème de


Bergson, sorte d'intermédiaire entre le pur sensible et la pure pensée qu'il
compare au médium de Kant ou au daïmon de Platon. Pourquoi, en effet, cette
représentation abrégée qu'on appelle le schème «ne serait-ce pas tout
simplement une image27», en pensant que les images ne sont pas une chose
quelconque?

Quant à Alain, son éminent contemporain et son professeur, Sartre reconnaît


que sa théorie selon laquelle les produits des images se distinguent du réel
des objets comme le vrai du faux, par une opération judicative (i.e. «toute per­
ception fausse est image28»), a le mérite d'éviter les contradictions des théories

22. L'Imagination, p. 41.


23. L'Imagination, p. 42.
24. L'Imagination, p. 6Q.
25. L'Imagination, p. A3.
26. L'Imagination, p. 63-64.
27. L'Imagination, p. 70.
28. L'Imagination, p. 133.
55

classiques : ¡I n'y a pas de contenus sensibles renaissants, puisqu'«il n'y a


pas d'autres données sensibles que celles qui sont fournies actuellement par
ma perception29». Toutefois, en assimilant l'image à la perception, il apparaît à
Sartre qu'il en résulte que cette dernière n'a pas de réalité propre; cela revient
à élaborer «une théorie de l'imagination sans images30», ne cadrant pas avec
les faits, tels qu'ils apparaissent à la description phénoménologique de la
structure image.

Tous ces échecs, de Descartes à Bergson, découlent de l'acceptation de ce


que Sartre nomme «le postulat initial de la renaissance des contenus sensibles
inertes31», résultant du postulat ou de la théorie de «l'identité foncière de
l'image et de la perception32». Ce postulat est pourtant une erreur. Qu'est-ce à
dire? Inspirée par la philosophie cartésienne et post-cartésienne, postulant la
théorie de l'identité foncière de l'image et de la perception, la science en a
induit le postulat initial de la réalité matérielle des contenus sensibles inertes;
c'est dire que, plus fondamentalement, sa méthode positive pose et assume
que tout le réel est connaissable si on l'étudie comme un fait. Comme le font
voir les échecs successifs, c'était là une grave erreur qui obnubile toute
possibilité réelle de connaissance, ainsi que le fait voir le cas de l'image et de
la perception. En effet, pour qu'il soit possible de distinguer la veille du rêve ,
l'image du réel, il ne faut pas que la structure de l'image soit une sensation,
renaissante ou recomposée. Au contraire, «si, comme bien on pense, la
matière de la perception est le donné sensible, alors il faut que la matière de
l'image ne soit point sensible33». Plus encore, il faut reconnaître, ainsi qu'on
l'a vu précédemment, l'existence autonome et propre des choses inertes et que
«c'est une loi ontologique qu'il y ait deux types d'existence : l'existence

29. L'Imagination, p. 133.


30. L'Imagination, p. 135, voir aussi L'Imaginaire, p. 174.
31. L'Imagination, p. 83.
32. L'Imagination, p. 90; cette théorie signifie «l'état substantif» (p. 85) de l'image ou «l'image
matérielle» (p. 90), c'est-à-dire un fait passif ou inerte qui se dissocie de la pensée; l'image est un
objet que «la pensée déchiffre, pénètre, dissocie, recompose» (p. 90) comme un fait. L'image
est un objet-décalque, une reviviscence de la chose; elle a la réalité matérielle d'un négatif
photographique que la pensée peut reconstituer.
33. L'Imagination, p. 112.
56

comme chose du monde et l'existence comme conscience34». C'est pour avoir


ignoré ces vérités que la conception classique de l'image a échoué et que sa
conception de la connaissance s'est révélée une erreur :

Nous pouvons conclure. Toute théorie de l'imagination doit


satisfaire à deux exigences : elle doit rendre compte de la
discrimination spontanée que l'esprit opère entre ses images
et ses perceptions, — elle doit expliquer le rôle que joue
l'image dans les opérations de la pensée. Quelle que soit la
forme qu'elle ait prise, la conception classique de l'image n'a
pu remplir ces deux tâches essentielles : donner à l'image
un contenu sensible, c'est faire d'elle une chose obéissant
aux lois des choses et non à celles de la conscience; on ôte
ainsi à l'esprit toute possibilité de la distinguer des autres
choses du monde. Il devient impossible, en même temps, de
concevoir d'une façon quelconque le rapport de cette chose
avec la pensée. Si l'on soustrait, en effet, l'image à la
conscience, on enlève à cette dernière toute sa liberté. Si on
l'y fait entrer, tout l'univers entre avec elle et la conscience se
solidifie d'un seul coup, comme une solution sursaturée35.

Bref, la loi des choses ne doit s'appliquer qu'aux choses. À travers la notion
d'image, la réflexion de Sartre s'est constituée en examen critique des théories
classiques de la connaissance et des limites de la science à penser et
connaître le réel. L'étude de l'imagination, au-delà de son intérêt sous-jacent à
fonder le rôle démiurgique de l'écrivain par la toute puissance de l'imagination
par rapport à l'inertie des choses, n'est donc pas un exercice de virtuosité
philosophique présenté sur un sujet difficile et obscur. Elle comporte comme
démarche fondamentale et volontaire une critique de la science. Ainsi que le
fait voir l'étude de l'image, toute démarche soi-disant positive et scientifique
prétend à une connaissance objective qui est fausse, puisqu'elle ne distingue
pas la conscience et les choses mais, au contraire, assimile les modes
d'existence de la conscience à celui des choses. La démystification de la méta­
physique implicite qui embue les théories classiques de la connaissance et de

34. L'Imagination, p. 126.


35. L'Imagination, p. 128.
57

la représentation étant faite, il reste à voir ce que signifie l'affirmation, comme


loi ontologique, de la nécessité de l'existence à la fois des choses et de la
conscience, dont le corollaire, tel qu'on Га vu jusqu'à maintenant, est qu'il n'y a
pas de matérialité de l'image, c'est-à-dire qu'il n'y a pas d'image contenue
dans la conscience.

B. Husserl : une science de la conscience

L'échec de la science procède de son point de départ épistémologique qui


consiste à assimiler la réalité aux choses et à prétendre que la connaissance
est acquise dans la mesure de la connaissance des faits. L'erreur, nous
l'avons vu, est de méconnaître la réalité d'une existence autre que celle des
choses du monde, à savoir l'existence comme conscience : «une pure
spontanéité, en face du monde des choses qui est pure inertie36». Cette mise
en cause du modèle de l'expérience physique et l'affirmation de la conscience
comme une vérité distincte des choses et des faits marquent, dit Sartre, «le
grand événement de la philosophie d'avant-guerre37». C'est sur un ton de joie
fébrile qu'il n'hésite pas, en janvier 1939, à acclamer Husserl comme un
libérateur «contre la philosophie digestive de l'empirio-criticisme, du néo­
kantisme, contre tout psychologisme38», proclamant qu'avec lui «la conscience
s'est purifiée, elle est claire comme un grand vent, il n'y a plus rien en elle, sauf
un mouvement pour se fuir, un glissement hors de soi39».

Face à l'étroitesse des bases épistémologiques de la science qui réduisaient la


connaissance à la pure représentation, Husserl fait éclater la conception
traditionnelle de la connaissance; il substitue au rapport entre un sujet
connaissant et un objet connu (étant entendu, depuis Descartes, que l'objet est

36. L'Imagination, p. 1.
37. L'Imagination, p. 139.
38. SIT I, Une idée fondamentale ..., p. 32.
39. SIT I, Une idée fondamentale ..., p. 32-33.
58

précisément ce dont l'objectivité le fait garant contre toute émasculation du


sujet comme si elle était une propriété de la chose) l'affirmation de la primauté
de la conscience, plus précisément son caractère intentionnel et
transcendantal; à l'encontre du cartésianisme pour qui l'objet est ce qui est
exempt de toute relation humaine, Husserl affirme que l'objet existe pour et par
une conscience. Autrement dit, l'objet demeure un irréductible vis-à-vis
transcendant à la conscience, mais il lui est en même temps re/af/Y puisqu'il n'a
de réalité qu'à travers une conscience qui vise l'objet avec une intention
déterminée, que celle-ci soit affective, judicative, pratique ou imaginative, et qui
fait que la conscience n'est pas une passivité, mais une activité réelle qui fonde
le rapport de connaissance. C'est ce qu'illustre l'exemple du citron : «le jaune
du citron n'est pas un mode subjectif d'appréhension du citron : il est le citron.
... c'est l'acidité du citron qui est jaune, c'est le jaune du citron qui est acide
...40». Bref le citron n'est pas dans la conscience, mais il est tout entier par elle
... et tout entier citron.

La critique husserlienne de la science fait donc apparaître l'insuffisance de


celle-ci à fonder la connaissance et lui substitue, comme fondement essentiel,
une nouvelle science qui est la science de la conscience. Toute connaissance
émarge de la relation d'un sujet à un objet; c'est cette relation nouvelle qu'il
importe d'abord de connaître et de comprendre. D'une part, la conscience est
vide de tout contenu; elle est un acte spontané qui se projette vers un objet qui
se pose en dehors d'elle, comme la transcendance au coeur de l'immanence,
une inertie pointée par une spontanéité. D'autre part, le rapport originel de
l'acte intentionnel de la conscience vers l'objet qu'elle transcende ne se réalise
pas avec un objet objectif, c'est-à-dire le fait comme propriété objective, mais
avec le phénomène, c'est-à-dire la chose qui paraît. Le réel n'est pas dans la
conscience, pas plus qu'il ne se résorbe dans la conscience qu'on en a; c'est
dire qu'il y a un être du phénomène dont la transphénoménalité, que Sartre

40. EN p. 235; Sartre ajoute que, comme le montre l'expérience de Cézanne, «c'est la forme qui
est couleur et lumière; si le peintre fait varier l'un quelconque de ces facteurs les autres varient
aussi, non parce qu'ils seraient liés par on ne sait quelle loi mais parce qu'ils ne sont au fond qu'un
seul et même être» (p. 236).
59

induit d'une preuve ontologique à la manière anselmienne, est garante contre


l'idéalisme, de la même manière que la transphénoménalité de l'être de
conscience lui assure une garantie corollaire contre le réalisme mécaniste.
Aussi l'objet qui se pose à la conscience intentionnelle est le phénomène, l'être
étant tout entier dans ce qui apparaît tout en n'étant pas lui - ce que Sartre
désigne comme étant le nouveau dualisme de «l'infini dans le fini41», au début
de L'Être et le Néant. La science de la conscience se définira une méthode
nouvelle pour accéder à la connaissance de la réalité nouvelle; ce sera l'étude
des phénomènes ou phénoménologie; il s'agira d'étudier les choses mêmes
selon l’expression de Husserl, reprise par Sartre. Mais par choses mêmes, il
ne faut pas entendre une référence à la réalité de l'objet au sens de la science
traditionnelle laquelle, nous l'avons vu à propos du psychologisme, réfère au
fait. En effet les choses mêmes, la réalité en personne, ne sont pas les choses
mais les phénomènes, c'est-à-dire en quelque sorte la résultante de la relation
nouvelle de la conscience au monde, à savoir un objet intentionnel.

Connaître les choses mêmes, partant que la conscience intentionnelle s'affirme


comme un acte de la conscience par lequel elle se confond tout entière dans
l'objet qu'elle vise et vers lequel elle se transcende, ne pourra consister qu'en
un «contact naïf42», une relation immédiate et directe du phénomène perçu,
très différente de la relation avec l'objet de la science. Il faudra revenir sur les
implications de cette relation et questionner «l'ambiguïté d'une spontanéité qui
peut fort ressembler au déterminisme43», au moment de l'étude de la
signification de la notion cruciale de réflexion pure. Pour le moment, il y a lieu
de retenir avec J. Fell, à qui on doit une intéressante étude sur L'Esquisse
d'une théorie des émotions, que les analyses rationnelles et les explications

41. EN p. 13 : «Il faut qu'il saisisse le rouge à travers son impression de rouge. Le rouge c'est-
à-dire la raison de la série;... Ainsi l'apparition qui est finie s'indique elle-même dans sa finitude,
mais exige en même temps, pour être saisie comme apparition-de-ce-qui-apparaît, d'être dépassé
vers l'infini. Cette opposition nouvelle, le «fini et l'infini»; ou mieux, «l'infini dans le fini» remplace
le dualisme de l'être et du paraître. ... Tout entier dedans en ce qu'il se manifeste dans cet
aspect.... Tout entier dehors, car la série elle-même n'apparaîtra jamais ni ne peut apparaître».
42. Le problème moral et la pensée de Sartre, p. 109-110; M. Merleau-Ponty, Phénoménologie
de la perception , Paris, Gallimard, 1945, p. I.
43. Le problème moral et la pensée de Sartre, p. 35.
60

scientifiques tuent ou faussent la spécificité de l'expérience humaine44.


Comme le dit Merleau-Ponty, «revenir aux choses mêmes, c'est revenir à ce
monde avant la connaissance dont la connaissance parle toujours, et à l'égard
duquel toute détermination scientifique est abstraite, significative et
dépendante45».

Les nouveaux fondements critiques résultant de l'examen de la science


établissent une nouvelle relation entre le sujet et l'objet et cette relation
implique qu'il n'y a pas de dualité entre le sujet et l'objet à ce niveau de la
conscience; comme le dit Fell46, la conscience est vide comme un miroir qui
réfléchit les objets mais ne les contient pas. Aussi, la dualité inhérente au
nouveau rapport de transcendance de la conscience ne constitue pas un
dualisme nouveau; comme le dit Jeanson, il s'agit d'un «vecteur orienté47»,
puisque l'objet n'a aucune prétention à l'objectivité et se pose, en quelque
sorte, comme un objectif pour la conscience. La relation implique également
l'existence d'une conscience existant comme pure spontanéité. Autrement dit,
l'objectivité ne peut avoir de réalité, puisque l'objet, s'il a une réalité comme
réalité transcendante (s'affirmant d'ailleurs comme phénomène et non comme
chose en soi), ne se constitue que dans une relation intentionnelle qui est elle-
même constitutive de l'acte; c'est ainsi que l'eau n'est pas l'eau en tant qu'eau,
mais elle est conscience d'une eau qui est objet transcendant qui comble ma
soif... ou qui est l'occasion de me noyer.

J. Fell estime que Sartre sera infidèle à cette conception de la conscience


comme pure extériorité à elle-même; il apparaît à Fell que Sartre, manquant à

44. J. Fell, Emotion in the thought of Sartre, New-York, University of Columbia Press, 1965,
p. 6 : «that discursive analyses or scientific explanation «kills» or falsifies the nature of human
experience». Dans le même sens, la Phénoménologie de la perception, p. I et p. Il et p. 8-32 et
Le problème moral et la pensée de Sartre, p. 205-209.
45. Phénoménologie de la perception, p. III.
46. Emotion in the thought of Sartre, p. 185 : «Sartre's consciousness is emptied of all content
— something like a mirror, which reflects objects but does not retain things».
47. Le problème moral et la pensée de Sartre, p. 125.
61

son principe de «délivrer la conscience de toute vie intérieure»48, réintroduirait


un contenu à la conscience. Au lieu d'un acte pur et intentionnel de la
conscience instantanée qui en fait une transformation illusoire*9, l'émotion
serait le produit d'un jugement qui n'est pas une illusion mais qui se fonde dans
une personne ("a self"). La critique de Fell, si elle est intéressante sur le plan
conceptuel, n'est pas, quant à nous, fondée intrinsèquement. Le fait que
l'émotion soit une réaction ne met nullement en cause son caractère fictif et
illusoire; sa magie tient à ce qu'elle cherche non pas à se libérer, mais à croire
et à feindre que sa réaction n'est pas un placebo. Bref, on ne guérit pas du fait
qu'on croit que ça ira mieux; elle demeure d'ailleurs une illusion
indépendamment que l'on guérisse ou pas. Aussi, plutôt qu'un glissement du
point de vue sartrien vers une solution idéaliste (critique que Sartre fait à
Husserl en raison de son approche trop exclusivement réductrice résultant de
son souci de la constitution d'une eidétique transcendantale et surtout en
raison de sa rupture avec le monde résultant de la mise entre parenthèses de
celui-ci), il nous semble que l'explication se trouve dans l'ambiguïté même du
rapport de l'homme au monde, ainsi que Jeanson50 le souligne dans toutes
ses analyses sur Sartre, en faisant d'une telle ambiguïté une donnée inhérente
à la méthode phénoménologique. Du reste, cette difficulté n'échappe pas à
Sartre; si l'émotion est un mode d'existence de la conscience qui est perçu
«pour la plupart des psychologues comme si la conscience de l'émotion était
d'abord une conscience réflexive51», il n'en demeure pas moins que «À
l’ordinaire, nous dirigeons sur la conscience émotive une réflexion complice qui
saisit, certes, la conscience comme conscience, mais en tant que motivée par

48. SIT I, Une Idée fondamentale.... p. 34.


49. Emotion in the thought of Sartre, p. 236; «Sartre is only able to see emotion as fictive
idealism because he has identified emotion with thought ... the conscious attempt to control
emotion may be merely the judgement of an instant attempting to suppress the judgement of a
lifetime. The instantaneous emotional reaction thus presupposes a self which is not an intentional
fiction but a continuum conditioned by emotions past and conditioning emotions present». Voir
aussi, p. 225. La critique que nous faisons de Fell se situe sur le plan de la cohérence
intrinsèque à la pensée de Sartre et non pas de sa valeur en elle-même; le point est cependant
important mais il relève d'une critique de la critique de la connaissance de Sartre. Notre but est de
cerner ce qu'est l'épistémologie sartrienne; notre propre critique, s'il y a lieu, ne pourra que venir
après. D'où l'importance de faire ressortir, pour le moment, la cohérence de la position de Sartre,
à l’encontre de celle de J. Fell.
50. Voir Le problème moral et la pensée de Sartre-, aussi S. de Beauvoir dans Pour une morale
de l'ambiguïté.
51. Esquisse d'une théorie des émotions, p. 38.
62

l'objet : "Je suis en colère parce qu'il est haïssable52"». Autrement dit,
l'émotion est un acte réel mais irréfléchi par lequel la conscience se projette
dans une transformation illusoire53. Les distinctions que Sartre fait entre une
décision et un choix, entre les motifs et les mobiles, que note d'ailleurs Fell54,
sont des illustrations de cet écartèlement entre l'objectivité et la subjectivité, la
liberté et la situation, entre la négation et la négation de la négation, bref de la
dialectique même de la conscience. Il semblerait plus juste d'attribuer cette
apparente infidélité à la tendance «volontariste55» de Sartre qui l'amène à
mettre davantage l'accent sur le rôle actif de la liberté; le souci prépondérant de
Sartre, ainsi que note d'ailleurs Fell56, d'aller au-delà du remplissement
(Erfüllung) des objets de conscience par des significations intentionnées et de
considérer davantage la transformation de ces objets à travers les significations
intentionnelles, explique cette méprise. En tout état de cause, la réflexion est
elle-même un acte de conscience dont l'ambivalence, sinon l'ambiguïté,
comporte, dans un de ses aspects essentiels, une fonction constituante et
aliénante qui lui confère certaines caractéristiques de l'émotion; nous y
reviendrons.

Aussi, contrairement à la conception classique, la connaissance ne consiste


pas dans un rapport d'adéquation entre un objet et sa représentation; la vérité
de la connaissance n'est pas attribuable, du moins en premier lieu, à l'objet,
mais à une conscience qui est pure spontanéité se constituant dans
l'extériorité. En effet, de Husserl, nous avons appris la loi ontologique selon
laquelle il y a deux types d'existence : l'existence comme chose du monde et
l'existence comme conscience. De la conscience, nous connaissons
maintenant son intentionnalité et la transcendance de son objet comme
fondamentaux. En conséquence, la conscience est vide de tout contenu de
telle sorte qu'il ne pourrait, par exemple, y avoir derrière l'image (ou l'émotion)
quelque contenu psychique, puisque la conscience a une existence spontanée

52. Esquisse d'une théorie des émotions, p. 62-63.


53. Voir notre chapitre III sous le sous-titre : La transcendance du Je.
54. Emotion in the thought of Sartre, p. 83-84.
55. F. Jeanson, La Phénoménologie, p. 124.
56. Emotion in the thought of Sartre, p. 145 ss.
63

qui la fait «se déterminer elle-même à exister57»58: «l'image cesse d'être


contenu psychique; elle n'est pas dans la conscience à titre d'élément
constituant; mais, dans la conscience d'une chose en image56 ...». En d'autres
termes, «la perception et l'image sont deux faits de conscience, deux
«Erlebnisse» intentionnelles qui diffèrent avant tout par leurs intentions59».

De ces enseignements, il ressort un autre élément aussi essentiel qu'il faut


retenir : «la seule façon d'exister pour une conscience c'est d'avoir
conscience qu'elle existe60». Autrement dit, toute conscience qui ne serait pas
conscience d'elle-même constitue une contradiction et une absurdité, puisque
ce serait affirmer que la conscience ne serait pas consciente, soit quelque
chose comme l'inconscience ou la non-conscience, à moins de référer à un
autre niveau de conscience, mais alors c'est éviter ou repousser le problème
du lien avec l'existence. La conscience est toujours conscience d'elle-
même : «elle ne s'oublie jamais : elle est même conscience d'être une

57. L'Imagination, p. 126.


58. L'Imagination, p. 146.
59. L'Imagination, p. 150, voir note p. 144 : «Terme intraduisible en français ... signifie «vivre
quelque chose». Erlebnis aurait à peu près le sens de «vécu» au sens où le prennent les
Bergsoniens». Quant à la notion d'intention, elle implique le rapport entre le phénomène et
l'être; Sartre reprend la distinction de Husserl entre le noème et la noèse : «... on distingue
l'ensemble des éléments réels de la synthèse consciente (la hylé et les différents actes
intentionnels qui l'animent) et, d'autre part, le «sens» qui habite cette conscience. La réalité
psychique concrète sera nommée noèse et le sens qui vient l'habiter noème. Par exemple
«arbre-en-fleur-perçu» est le noème de la perception que j'ai en ce moment. Mais ce «sens
noématique» qui appartient à chaque conscience réelle n'est lui-même rien de réel».
(L’Imagination, p. 153.) Si Sartre affirme la prééminence du sens, il cite à ce sujet un beau texte
de Idées directrices pour une phénoménologie (p. 308-309), dont la traduction de Sartre dans
L'Imagination que nous donnons ici ne diffère pas quant au fond de celle de Paul
Ricoeur : «L'arbre pur et simple peut brûler, mais le sens — le sens de cette perception-ci, un
élément qui appartient nécessairement à son sens — ne peut pas brûler, il n'a pas d'éléments
chimiques, il n'a pas de forces, il n'a pas de propriétés réelles.» (L'Imagination p. 154-155).
Sartre fait à Husserl le reproche que «ce noème est un irréel» (L'Imagination, p. 154) puisque la
chose "arbre" a été mise entre parenthèses. Aussi le souci de Sartre sera d'établir un fondement
ontologique à l'objet transcendant que visent les intentions, pour éviter l'idéalisme.
60. L'Imagination, p. 126. Conscience de plaisir et plaisir ne font qu'un puisque «exister et avoir
conscience d'exister ne font qu'un» (p. 129).
64

conscience qui s'oublie61». Bref, toute conscience thétique d'un objet est
nécessairement conscience non thétique de soi.

Ces éléments d'une nouvelle théorie de la conscience, empruntés à Husserl,


constituent les nouvelles assises épistémologiques, non seulement de toute
science au sens traditionnel, mais de toute connaissance. Les conséquences
sur le plan méthodologique seront de s'interroger pour savoir «sur quoi l'on va
expérimenter62», et cela avant tout recours à l'expérimentation et à l'induction
qui sont les méthodes propres des sciences positives :

On doit chercher à constituer une eidétique de l'image,


c'est-à-dire à fixer et à décrire l'essence de cette
structure psychologique telle qu'elle apparaît à
l'intuition réflexive. Puis, lorsqu'on aura déterminé
l'ensemble des conditions qu'un état psychique doit
nécessairement réaliser pour être image, alors
seulement il faudra passer du certain au probable et
demander à l'expérience ce qu'elle peut nous
apprendre sur les images telles qu'elles se présentent
dans une conscience humaine contemporaine63.

C'est que, comme le dit G. Bachelard, «la source première de l'objectivité, ce


n'est pas l'objet, c'est la méthode objective64». La critique de la science
amène ainsi à rejeter sa méthode dite objective, puisque l'objet qu'elle se
donne est celui qui résulte de sa méthode et non pas le réel avec lequel nous
sommes en relation en tant que nous sommes conscience. La méthode
nouvelle est une approche descriptive, constituée à partir d'une expérience

61. La Nausée , Oeuvres romanesques, La Pléiade, Paris, 1981, p. 201 ; voir aussi Jeanson, Le
problème moral et la pensée de Sartre, p. 88.
62. L'Imagination, p. 141.
63. L'Imagination, p. 143.
64. Gaston Bacheiard, L'expérience de l'espace dans la physique contemporaine, Paris, Félix
Alcan, 1937, p. 85; c'est ce qu'il exprime autrement dans Le nouvel esprit scientifique (Paris,
P.U.FVQuadrige, 1991, p. 111 : «Le véritable ordre de la Nature, c'est l'ordre que nous
mettons techniquement dans la Nature». Voir aussi Emotion in the thought of Sartre, p. 222 et
Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1966, p. 7-9.
65

réflexive et préalable à toute expérimentation; son objet est de définir des


connaissances certaines et non pas des hypothèses.

C. Phénoménologie et certitude

Fort de sa critique des théories classiques de la connaissance et des acquis de


la pensée husserlienne sur la phénoménologie et sur l'intentionnalité, Sartre,
mettant en quelque sorte à l'épreuve ses nouvelles découvertes, procède alors
à la publication successive de deux essais de psychologie phénoménologique,
l'un sur l'émotion (1939), l'autre sur l'imagination (1940).

Le court essai de psychologie phénoménologique des émotions, publié65


originellement en 1939, se propose de dégager les certitudes que l'attitude
émotionnelle présente quant à sa structure66. L'émotion n'est pas un acte
inconscient, un quelconque processus déterminant ou un accident, mais un
mode d'existence de la conscience; elle manifeste un rapport intentionnel de la
conscience au monde. C'est ainsi que son étude oblige à inverser la
compréhension qu'en donne la psychologie positive classique laquelle, par
exemple, considère que le sentiment de rejet vis-à-vis quelqu'un est fonction du
rejet d'une qualité objective de cette personne : la psychologie
phénoménologique montre qu'il ne faut pas considérer de quelqu'un que «c'est
parce qu'il est haïssable que je suis en colère, mais plutôt que je le trouve
haïssable parce que je suis en colère67». L'émotion n'est pas une chose qui
peut être étudiée comme un fait, mais un acte par lequel la conscience dirige le
corps de façon irréfléchie mais non inconsciente, de façon à changer «ses

65. Il n'est pas sans intérêt pour notre étude de noter que ce texte fut publié à l'origine dans une
revue scientifique, à savoir Actualités scientifiques et industrielles.
66. Sur cette question, l'étude de J. Fell, Emotion in the thought of Sartre, constitue
probablement la meilleure étude.
67. Esquisse d'une théorie des émotions, p. 62.
66

rapports au monde pour que le monde change ses qualités68», un acte dans
lequel «la conscience se dégrade et transforme brusquement le monde
déterminé où nous vivons en un monde magique69». L'émotion marque donc
un rapport de la conscience aux choses (et non l'inverse) qui est «toujours
exclusivement magique comme le monde des rêves ou de la folie70». Il en
résulte que la réalité prend les apparences de l'accommodement le plus
plaisant qu'on veut croire qu'elle a; si je suis en colère contre quelqu'un, ce
n'est pas en raison d'une difficulté que je vis, mais en raison de la façon dont il
est, parce qu'il me convient d'en décider ou, plus précisément, de l'intentionner
ainsi pour échapper à une réalité qui est autrement hors de mon contrôle.
Comme dit Fell71, l'émotion substitue à la relation instrumentale une voie
magique d'être dans le monde. Ainsi, à la différence des hypothèses, d'ailleurs
erronées, des sciences positives, la science nouvelle montre que l'émotion est
un acte de conscience, c'est-à-dire une nouvelle façon de se projeter dans le
monde72. La question reste de savoir ce que vaut la certitude de cette
connaissance. C'est de manière quelque peu inattendue, en cherchant à
comprendre et à donner ses droits à l'irréel, que Sartre répond à la question.

En effet, l'essai intitulé L'imaginaire (1940) se présente comme la suite de


l'approche théorique et critique que constituait L'imagination (1936); il est du
reste annoncé au terme de ce dernier, comme le projet «d'aborder la
description phénoménologique de la structure «image»73», ou plus
précisément, ainsi que Sartre le présente au début de L'imaginaire, «de décrire
la grande fonction «irréalisante» de la conscience74». L'objectif premier est de

68. Esquisse d'une théorie des émotions, p. 44.


69. Esquisse d'une théorie des émotions, p. 58.
70. Esquisse d'une théorie des émotions, p. 56.
71. Emotion in the thought of Sartre, p. 45: «a magical instrument for the imaginary
transformation of a world which is perceived too difficult».
72. Cette façon, c'est l'intentionnalité : tout sentiment est sentiment de quelque chose, c'est-
à-dire qu'il vise ce qu'il projette d'une certaine manière, en l'occurrence, en projetant, en
«transférant» sur lui une certaine qualité. «Avoir de la sympathie pour Pierre, c'est avoir
conscience de Pierre comme sympathique (L'Imaginaire, p. 62). Ou encore : «... si nous aimons
une femme, c'est qu'elle est aimable» (SIT I, Une idée fondamentale..., p. 34).
73. L'Imagination, p. 162.
74. L'Imaginaire, p. 11.
67

montrer, à travers l'examen de l'image par la psychologie phénoménologique,


ce qu'apporte la nouvelle science dans une perspective critique de la science
positive. Pour déterminer les caractères spécifiques de l'image comme image,
l'analyse phénoménologique passe au stade de la réflexion, laquelle par un
acte de second degré permet de se détourner de l'objet pour considérer cet
objet lui-même qui est donné; par l'acte réflexif, il s'agit d'envisager l'objet en
tant qu'objet. C'est que, pour Sartre, les données de la réflexion présentent un
caractère apodictique : «on sait depuis Descartes : une conscience réflexive
vous livre des données absolument certaines ... la confusion est impossible75».
En fait la diversité des doctrines psychologiques tient à ce que les
psychologues préfèrent se référer, plutôt qu'au savoir immédiat de la
conscience réflexive, à des hypothèses explicatives qui s'éloignent de la
première tâche du psychologue face à l'image qui est «de l'expliciter, de la
décrire, de la fixer76». Toute autre voie que le savoir de la conscience réflexive
a pour conséquence de se situer sur le terrain des hypothèses scientifiques,
lesquelles n'ont jamais «qu'une certaine probabilité77», par opposition à la
certitude des données de la réflexion. La certitude est le fait de la réflexion, et
non pas de la science.

Mais quelles certitudes révèle la réflexion? Percevoir, concevoir, imaginer sont


«trois types de conscience par lesquels un même objet peut nous être
donné78». C'est ainsi que, par exemple, contrairement à l'immanentisme de
Hume pour qui l'idée de chaise et la chaise en idée sont une seule et même
chose, la perception et l'imagination d'une chaise présentent un objet
identique, mais auquel «la conscience se rapporte différemment79». Dans la
perception, l'objet observé se donne dans une série de profils, lesquels en
excluent une infinité d'autres, de telle sorte qu'«on doit apprendre les objets,

75. L'Imaginaire, p. 13-14.


76. L'Imaginaire, p. 15.
77. L'Imaginaire, p. 14.
78. L'Imaginaire, p. 21.
79. L'Imaginaire, p 19; aussi L'Imagination, p. 150 : «Image et perception sont deux
«Erlebnisse» qui différent avant tout par leurs intentions».
68

c'est-à-dire multiplier sur eux les points de vue possibles80». Dans le concept,
contrairement à la perception, l'objet à apprendre n'est pas posé comme
existant; il est constitué d'essences universelles fondées sur des rapports qui
«sont indifférents à l'existence de chair e\ d'os des objets81 ». Toutefois, dans
ce dernier cas, l'objet n'a pas à être appris, puisqu'il est saisi tout entier en un
seul acte de conscience. Enfin, dans le cas de l'imagination, l'objet ne déborde
pas la conscience comme le fait l'objet de la perception, de sorte «qu’il n'est
rien de plus que la conscience qu'on en a82»; il se donne alors pour ce qu'il
est, car «il se révèle et se réalise dans sa réalisation83». La conscience
imageante implique un savoir immédiat, un jugement d'évidence de sorte que
«ma perception peut me tromper, mais non une image84». Pour cela, il importe
cependant que cette conscience d'un objet en image ne se situe pas seulement
au niveau réflexif, puisque la conscience imageante ne serait pas alors
conscience d'elle-même, ce qui est absurde et contradictoire. Aussi la
conscience d'un objet en image, si elle ne pose pas comme dans la perception
cet objet comme existant, implique en elle-même un acte de croyance ou «acte
positionnel85» qui est constitutif de la conscience en image (à défaut de quoi
on tomberait dans l'illusion d'immanence) dont la caractéristique essentielle est
de poser l'objet comme une absence ou une inexistence; bref, la conscience
imageante de manière essentielle se «donne son objet comme n'étant pas86».
Mais cette conscience n'est ni une connaissance, ni une pure conscience de
signification. D'une part, la conscience non positionnelle d'image, qui
comporte par ailleurs un acte positionnel de croyance à l'égard de son objet,
n'est pas une connaissance dans la mesure où elle «ne renseigne sur rien87»;
au surplus, la réalité de son objet est une irréalité qui, par définition, ne réfère à
aucune existence concrète mais plutôt, au contraire, à une négation

80. L'Imaginaire, p. 22.


81. L'Imaginaire, p. 31.
82. L'Imaginaire, p. 13.
83. L'Imaginaire, p. 21.
84. L'Imaginaire, p. 26.
85. L'Imaginaire, p. 30; le terme thétique traduit la même réalité.
86. L'Imaginaire, p. 33; cette imposture essentielle de l'image qui feint d'être et qui n'est pas,
explique qu'elle ne peut être observée à la manière des choses; c'est là que l'assertion d'Alain à
l'effet qu'on ne peut compter les colonnes du Panthéon en image, prend tout son sens.
87. L'Imaginaire, p. 33.
69

d'existence. D'autre part, si l'image est le fait de la «spontanéité créatrice88»


de la conscience qui, par opposition à la passivité de la perception, produit
l'objet en image, il ne faut pas considérer pour autant cette conscience comme
fonctionnant sans aucune référence à la réalité. Sur ce point, Sartre affirme lui-
même aller plus loin que Husserl pour lequel il convient de retenir les seules
intentions comme base de distinction entre l'image et la perception; Sartre
estime en effet qu'au-delà de l'intention, «il faut que les matières soient
dissemblables. Peut-être même faut-il que la matière de l'image soit elle-même
spontanéité d'un type inférieur89». Mais cela ne change rien à notre propos à
l'effet que la conscience imageante n'est donc pas «une conscience qui viserait
les choses à vide90», non plus qu'une pure conscience de signification puisque
la conscience en image «va chercher son objet sur le terrain de la
perception91». Cet objet réel qui est extérieur, dans le monde de la perception,
est visé à travers un contenu psychique substitutif que Sartre nomme
«l'analogon92». Mais l'analogon marque le terme et l'échec de la réflexion eu
égard à l'image, puisque celui-ci n'a pas de matière représentative réelle ni de
contenu transcendant qui lui donne une consistance suffisante pour l'étudier —
sinon comme un fait, et donc à titre d'hypothèse. Toutefois nous avons acquis
maintenant, par la réflexion, la certitude de l'image.

88. L'Imaginaire, p. 34. À propos de cette «spontanéité», Jeanson estime qu'elle n'est pas loin
du déterminisme de «l'élan vitai» à la Bergson (Le problème moral et la pensée de Sartre, p. 35);
J. Fell se demande également comment la conscience conçue comme une vacuité peut
constituer une activité (Emotion in the thought of Sartre, p. 169).
89. L'Imagination, p. 158; la question est, en autres, de distinguer la liberté de l'imagination.
Cette dernière est à tout le moins garante de la première, puisqu'elle permet de contrer, comme le
dit Jeanson, l'engluement de la conscience dans le monde : «Une telle conscience qui
n'imaginerait pas serait totalement engluée dans l'existant sans possibilité de saisir autre chose
que l'instant» (Le problème moral et la pensée de Sartre, p. 79). Voir aussi : L'Imaginaire : «S'il
était possible de concevoir un instant une conscience qui n'imaginerait pas, il faudrait la concevoir
comme totalement engluée dans l'existant et sans possibilité de saisir autre chose que de
l'existant» (p. 359). Il nous apparaît que le problème n'est pas étranger à la difficulté que souligne
Fell à propos de l'émotion et qui serait davantage le fait de la pensée constituante.
90. L'Imaginaire, p. 110.
91. L'Imaginaire, p. 35; voir aussi p. 116 : «Une image ne saurait se constituer sans un savoir
qui la constitue».
92. L'analogon est «une certaine matière qui agit comme l'équivalent de la perception»
(L'Imaginaire, p. 41) ou encore : «on a devant sa conscience un objet interposé qui fonctionne
comme un substitut de la chose» (L'Imaginaire, p. 172).
70

Aussi l'image n'est pas condamnée à la fiction. Certes l'image n'obéit pas aux
principes d'individuation et d'identité propre à la perception93. Elle présente au
contraire, ainsi qu'on l'a vu, «un type d'existence sui generis pour ses
objets94», qui n'a pas la richesse que comporte la multiplicité infinie des
déterminations du réel, mais dont la finitude, la «pauvreté essentielle95» et
l'absence de passivité propre à la perception, sont compensées par une
«volonté créatrice96», «une spontanéité dont l'intentionnalité la fait se révéler à
elle-même en même temps qu'elle se réalise, dans et par sa réalisation97».
Mais il ne faut pas oublier que la conscience imageante est «conscience d'un
objet en image et non pas conscience d'une image 98». Cet objet révèle,
contre le piège de l'idéalisme qui assimile le réel à la pensée qu'on en a,
l'existence d'un lien nécessaire entre l'image et le réel.

Dans son profond et tout empathique essai sur Sartre, François George fait
bien ressortir cette ambivalence entre le réel et l'image que l'on trouve dans la
philosophie sartrienne de l'imaginaire. L'image s'associe étroitement au réel,
parce qu'elle ne fait qu'en constituer la distance, dans sa négation, en même
temps qu'elle est irréelle, c'est-à-dire irréalisable et impossible. C'est cette
union ambivalente et cette désunion du réel qui fait que le «réel est
constitutivement décevant ... trouver beau le réel, c'est suspendre la praxis,
faire glisser le paysage dans le néant, bref, c'est le confondre avec
l'imaginaire99». L'image présente donc une relation troublante avec le réel;

93. En aucun cas, on ne peut cependant prêter à l'image les qualités de spatialité et d'extériorité
de la chose sensible. Sartre dit : «ces qualités, elle ne les a pas : elle les représente à sa
manière» (L'Imaginaire, p. 110). C'est ce qu'il exprime directement : «Dans la perception, toute
chose se donne comme étant ce qu'elle est. Il faut entendre par là qu'elle occupe une position
rigoureusement définie dans le temps et dans l'espace et que chacune de ses qualités est
rigoureusement déterminée : c'est le principe d'individuation. Il faut entendre aussi qu'elle ne
serait être elle-même et autre qu'elle-même dans le même temps et sous le même rapport».
(L'Imaginaire, p. 177). Sartre exprime cela autrement en disant que «l'objet se présente comme
n'étant pas là en personne» (L'Imaginaire, p. 218).
94. L'Imaginaire, p. 183; aussi p. 35.
95. L'Imaginaire, p. 24.
96. L'Imaginaire, p. 36.
97. L'Imaginaire, p. 28.
98. L'Imaginaire, p. 172.
99. François George, Deux études sur Sartre, Paris, C. Bourgeois, 1976, p. 412-413.
71

elle ne peut exister que par lui, puisque comme le fait voir la fiction et l'art, elle
ne fait que l'exprimer comme manque. Pour Sartre, l'esthétique prend son
fondement dans ce lien entre l'image et le réel puisque la négation est sa
structure essentielle; la beauté n'est pas dans le réel mais à partir de sa
négation, de telle sorte que «le réel n’est jamais beau100».

Une autre dimension fondamentale que la réflexion révèle à propos de l'image


concerne les liens entre l'image et la pensée. Certes, selon Sartre, l'étude de
l'image symbolique montre que l'image ne joue pas un rôle d'illustration ou de
support pour la pensée. Cependant un examen plus approfondi des rapports
entre l'image et la pensée révèle que si l'image n'apprend rien et si la
compréhension ne peut passer par une image, il est possible que la
compréhension «se réalise en image101». Autrement dit, si l'image n'apprend
rien, au sens où elle n'est pas l'objet concret, il n'existe pas moins, et c'est là un
aspect particulièrement pertinent pour notre problème de la connaissance, des
rapports profonds entre l'image et la pensée qui impliquent l'image dans l'acte
même de la réflexion :

Il nous paraît donc, au terme de cette brève


description, que l'image d'illustration est produite
comme le premier tâtonnement d'une pensée
inférieure et que les ambiguïtés de sa signification
viennent des incertitudes d'une pensée qui ne s'est
pas encore élevée jusqu'à la claire vision de ce qu'est
un concept. Il nous semble en effet, que notre
première réponse à une question abstraite, quitte à se

100. L'Imaginaire, p. 372. Après avoir évoqué «l'écoeurement nauséeux qui caractérise la
conscience réalisante», Sartre explique que «la beauté est une valeur (l'italique est de nous) qui
ne saurait jamais s'appliquer qu'à l'imaginaire et qui comporte la néantisation du monde dans sa
structure essentielle». Aussi il ne faut pas confondre morale et esthétique puisque les valeurs du
bien «visent les conduites dans le réel et sont soumises à l'absurdité essentielle de l'existence».
Sartre conclut par un exemple : «... lorsque je contemple une belle femme ... l'objet se donnant
comme derrière lui-même, devient intouchable, il est hors de portée ... l'extrême beauté d'une
femme tue le désir qu'on a d'elle. En effet, nous ne pouvons à la fois nous placer sur le plan
esthétique où paraît cet «elle-même» irréel que nous admirons et sur le plan réalisant de la
possession physique». (L'Imaginaire, p. 371-379) On comprend que le réel n'est pas privilégié
dans le lien que Sartre établit entre l'image et le réel!
101. L'Imaginaire, p. 201.
72

corriger immédiatement, est toujours — au moins en


droit — une réponse inférieure, prélogique et
empirique à la fois. En même temps, cette réponse est
sans unité parce que la pensée est indécise et qu'elle
hésite entre plusieurs moyens — tous également
insuffisants — pour produire un concept. Socrate
demandait à Hippias : «Qu'est-ce que la Beauté?» et
Hippias répondait : «C'est une belle femme, c'est un
beau cheval, etc.» Cette réponse nous paraît marquer
non seulement une étape historique dans le
développement de la pensée humaine mais encore
une étape nécessaire (bien que l'habitude de la
réflexion puisse l'écourter) dans la production d'une
pensée concrète individuelle. Cette première réponse
de la pensée prend naturellement la forme
d'image102.

Ainsi donc l'image, au lieu d'être un lieu où la pensée se perd en rêverie, peut
se présenter comme un effort pour se reporter à la chose à travers un
empirisme naïf, comme une «étape de la compréhension ... une pensée qui se
constitue dans et par son objet103». Cette pensée empirique présente l'image
comme une incarnation de la pensée irréfléchie, ce qui explique qu'elle n'a pas
l'unicité et l'individualité que présente l'objet de la perception. Sartre constate
deux attitudes de pensée chez les chercheurs, telles qu'elles apparaissent
particulièrement chez les hommes qui ont une grande habitude de penser sur
la pensée, comme les philosophes. Ces deux attitudes consistent, ou bien à
chercher à saisir le schème en procédant à travers l'image comme Hippias, ou
bien à tenter d'épurer sa pensée des entraves du schème en procédant
directement par concept. Il n'y a certes pas deux pensées; aussi, de conclure
Sartre, il faut plutôt voir que la pensée prend deux formes : «... il n'y a pas des
concepts et des images. Mais il y a pour le concept deux façons
d'apparaître : comme pure pensée sur le terrain réflexif et, sur le terrain
irréfléchi, comme image104». Sartre précise tout de suite que ces deux formes
ont l'une et l'autre leur identité propre et qu'elles ne peuvent être confondues,

102. L'Imaginaire, p. 2'\4-215.


103. L'Imaginaire, p. 216-217.
104. L'Imaginaire, p. 214-215.
73

mais elles lui apparaissent équivalentes du point de vue de l'avancement de la


connaissance :

Mais on ne saurait jamais trouver aucune voie de


passage qui permette de s'élever progressivement de
l'irréflexion à la pensée réfléchie, c'est-à-dire de l'idée
comme image à l'idée comme idée. L'acte simple
d'intellection sur le plan réfléchi a pour corrélatif l'idée
infinie d'approximations par symboles sur le plan de
l'irréflexion. Il résulte de cette équivalence que les
deux processus, sur les deux plans, sont équivalents
pour le progrès de la connaissance105.

En fait, les conséquences sur le plan de la critique de la connaissance sont


plus grandes encore. Après avoir rappelé la distinction entre l'objet réel et
l'objet irréel sous peine d'échec de la pensée s'il y avait confusion et identité
entre eux, il conclut, d'une manière percutante, aux droits de la pensée intuitive
et non conceptuelle :

Il est absurde de dire qu'une image peut nuire ou


freiner la pensée ...; c'est qu'en effet entre image et
pensée il n'y a pas d'opposition mais seulement la
relation d'une espèce au genre qui la subsume. La
pensée prend la forme imagée lorsqu'elle veut être
intuitive, lorsqu'elle veut fonder ses affirmations sur la
vue d'un objet. En ce cas, elle tente de faire
comparaître l'objet devant elle, pour le voir, ou mieux
encore pour le posséder. Mais cette tentative où toute
pensée risquerait d'ailleurs de s'enliser est toujours un
échec : les objets sont affectés du caractère
d'irréalité106.

Ces derniers passages de Sartre sont importants. En affirmant une sorte de


continuité des ordres de la pensée et de la compréhension dans laquelle la

105. L'Imaginaire, p. 224.


106. L'Imaginaire, p. 235.
74

pensée conceptuelle subsume la pensée empirique et prélogique qui procède,


quant à elle, par image, il attribue, en effet, un rôle majeur à la pensée
prélogique et non conceptuelle comme moyen d'accéder à la connaissance.
Sa démarche constitue une critique implicite tant de l'univocité et de
l'absolutisme conceptuels que de la pensée abstraite de la méthode
scientifique, tels qu'il les présente. L'imbrication de la réflexion et de l'image
renforce la certitude des données de l'une et de l'autre, tout en générant une
dynamique à partir de leur fait commun. La méthode phénoménologique, à la
différence de la science qui isole le donné à la manière d'un objet ou d'un fait,
s'en tient au donné lui-même. C'est ainsi qu'il y a une certitude de l'image,
puisque celle-ci implique un acte positionnel de croyance, même si cette
certitude est celle de son irréalité. De même cette pauvreté entachant l'image,
qui fait que l'image n'est pas en soi une connaissance, n'implique pas la même
précarité que lui confère la science. Contrairement à cette dernière, en tant
qu'elle est conscience d'un objet en image et non d'une image, elle marque un
lien profond avec le réel. Si l'image n'apprend rien comme tel, elle permet, par
une pensée empirique et prélogique qui ne se fait pas image mais qui passe
par elle, d'accéder, par approximations, à la connaissance. La critique de
Sartre se fait donc double : en même temps qu'elle affirme la certitude des
données acquises de la nouvelle science, elle propose un mode de pensée
équivalent qui échappe à la pensée abstraite et conceptuelle dont la science
fait son instrument.

L'objet et l'instrument de la science sont ainsi relégués à la fois au second


rang107, face à la certitude qu'apporte la méthode nouvelle. Il n'y a pas de
véritable science sans la conscience.

107. Il ne s'agit pas d'un rejet de la pensée conceptuelle, puisque Sartre est bien conscient
qu'une partie de ses écrits ne serait pas alors possible. La critique vise d'abord l'objet en tant qu'il
est considéré comme objet; l'introduction de ('«équivalence» laisse entrevoir la portée de la
certitude que Sartre accordera à la réflexion pure dans L'Être et le Néant et la prédominance qu'il
accordera à la notion de compréhension.
75

D. Science et probabilité

La plus grande partie de l'étude de Sartre intitulée L'imaginaire consiste en


une analyse dite fonctionnelle de l'image : portraits, caricatures, signes,
imitations, dessins schématiques, images hypnagogiques, images mentales,
créations d'oeuvre d'art, etc. ... Mais le contenu de ces analyses spécifiques,
d'ailleurs plein d'intérêt, déborde notre propos. L'exercice de Sartre est de
tenter de clarifier certaines conceptions au sujet desquelles nous ne disposons
pas de la certitude de la réflexion; ces descriptions d'ailleurs obligent à «revenir
à la psychologie expérimentale1 °8». Comme dans les sciences
expérimentales, nous avons affaire à des hypothèses pour lesquelles il faut
chercher des confirmations dans l'observation et l'expérience. En cela, les
analyses délaissent le cadre de la phénoménologie, c'est-à-dire le domaine du
certain, pour celui du probable, puisqu'elles ne s'en tiennent pas au donné de
la conscience.

Dans Les sciences de l'homme et la phénoménologie, M. Merleau-Ponty


questionne cette opposition que Sartre fait entre le certain et le probable,
laquelle constitue l'essentiel du plan de L'Imaginaire. Il ne peut être établi,
considère-t-il, un clivage net entre la démarche de la phénoménologie
eidétique et celle de la psychologie empirique. Pour Husserl, en effet, il n'y a
pas entre les deux démarches «un rapport de simple succession comme si l'on
pouvait viser des essences sans avoir l'expérience d'aucun fait, ou aborder les
faits sans impliquer dans la manière dont on les traite, certaine vision
d'essence108109». Il n'y a pas antériorité de la phénoménologie sur la
psychologie empirique; du reste, note Merleau-Ponty, Sartre procède à l'étude
de l'émotion en déclarant le faire «sans attendre que la phénoménologie de
l'émotion soit faite110». Aussi la distinction qu'établit Sartre entre le certain et

108. L'Imagination, p. 111.


109. M. Merleau-Ponty, Les Sciences de l'homme et la phénoménologie, Les cours de
Sorbonne, CDU, Paris, 1966, p. 33.
110. Esquisse d'une théorie des émotions, p. 19.
76

le probable est artificielle, puisque les données de la science expérimentale,


que Sartre montre dans la deuxième partie de son étude, l'amènent à remettre
en question les certitudes acquises dans la phénoménologie qu'il fait en
premier lieu. Merleau-Ponty montre, à titre d'exemple, que la prétention à
l'irréalité de l'image qui permet à Sartre de fonder une nette distinction entre le
perçu et l'imaginaire, est une définition qui doit être révisée subséquemment en
raison de l'évocation de la possibilité d'une situation antérieure à la distinction;
l'étude et l'analyse expérimentales font voir que le phénomène de l'illusion met
en cause la définition de l'image. Ces remarques de Merleau-Ponty
témoignent de son souci de coller au donné et à l'ambiguïté de l'existence,
mais la critique paraît être victime du traitement littéraire de Sartre lequel, il faut
l'admettre, tend à trancher le débat en présentant lui-même le sujet dans cette
opposition. Le style ne doit cependant pas faire oublier que Sartre reconnaît
lui-même qu'il est «possible qu'en cours de route, nous devions quitter le
domaine de la psychologie eidétique et recourir à l'expérience et aux
démarches inductives111». Comme on le verra, la méthode explicitée dans
Questions de méthode, quelque vingt ans plus tard, pose comme essentiel le
va-et-vient entre les deux approches, c'est-à-dire entre l'intuition et le discours,
la synthèse et l'analyse, la métaphore et le concept. L'observation de Merleau-
Ponty n'est cependant pas sans fondement quant à la conception de la
connaissance de Sartre, même si le propos semble déborder le texte analysé.
En effet, ainsi que nous le verrons, l’opposition entre le certain et le probable
marque une vision profondément ancrée chez Sartre. La conception
sartrienne, si elle ne disqualifie pas le discours rationnel et analytique, le
subordonne à l'expérience intuitive et concrète qui est le fait même de la
conscience. Toute la démarche de Sartre est semblable à celle de l'amateur
de peinture ou de musique qui cherche à mieux savoir, à enrichir sa sensation,
à accentuer son plaisir, en scrutant la finesse de l'étalement de l'ombre et de la
lumière dans un tableau de Rembrandt ou la technique mélodique qui donne

111. L'Imagination, p. 159; dans Esquisse d'une théorie des émotions, Sartre paraît d'ailleurs
insister sur cette commutabilité, considérant même que la psychologie ne doit pas attendre la
maturité de la phénoménologie, en même temps qu'il entretient une équivoque en insistant sur
l'opposition entre l'essence et les faits, les phénomènes et les faits, le nécessaire et le
contingent, concluant que «la facticité empêchera vraisemblablement que la régression
psychologique et la progression phénoménologique se rejoignent jamais» (p.66).
77

un souffle si puissant aux Suites de Bach, tout en sachant que tous ces
exercices n'ont aucune valeur et ne sont rien, sinon en raison et par
l'expérience du tableau et de la mélodie. Aussi si le discours peut aider à
comprendre, il n'est pas lui-même compréhension. Il faut regarder les objets du
monde, mais la connaissance exhaustive des choses n'offrira qu'une masse de
données qui, comme objets, ne sont rien sans l'expérience qu'en a la
conscience. Aussi il n'y a de certitude réelle que pour et par la conscience,
puisque le réel est indifférent; c'est le sens profond de l'expression
percutante : le réel n'est jamais beauu2. On aura compris que ce réel, c'est
Геп-soi, l'inertie, le domaine de la science.

Avant de considérer la manière dont Sartre décrit le réel, il importe de rappeler


et de prendre acte du point de vue de Sartre sur les sciences positives, à partir
de son essai sur la théorie des émotions où il l'énonce peut-être de la manière
la plus explicite. La science positive, et les psychologues eux-mêmes
apparaissent à Sartre être tous d'accord sur ce point, procède du principe
qu'une investigation «doit partir avant tout des /а/fs112 113». Ainsi les
psychologues se placent «en face de leur objet comme le physicien en face du
sien114». Partant, l'idée ou la notion d'homme ne sera jamais qu'«un concept
régulateur comme l'idée au sens kantien115» ou encore qu'une hypothèse ou
une conjecture visant à établir des interrelations entre «une somme de faits
hétéroclites116». Sartre caractérise le monde des faits positifs comme visant
une réalité étroitement limitée :

Attendre le fait, c'est, par définition, attendre l'isolé,


c'est préférer, par positivisme, l'accident à l'essentiel,
le contingent au nécessaire, le désordre à l'ordre; c'est
rejeter, par principe, l'essentiel dans l'avenir : «c'est
pour plus tard, quand nous aurons réuni assez de
faits». Les psychologues ne se rendent pas compte,

112. L'Imaginaire, p. 372.


113. Esquisse d'une théorie des émotions, p. 7.
114. Esquisse d'une théorie des émotions, p. 7.
115. Esquisse d'une théorie des émotions, p. 9.
116. Esquisse d'une théorie des émotions, p. 9.
78

en effet, qu'il est tout aussi impossible d'atteindre


l'essence en entassant les accidents que d'aboutir à
l'unité en ajoutant indéfiniment des chiffres à la droite
de 0,99117.

Plus encore, le projet des sciences humaines positives, tel celui de la


psychologie ou de la sociologie, n'a d'autre issue que de constituer une somme
cumulative formée de connaissances constituées par des détails qui ne
présentent alors aucun autre intérêt que celui des «travaux de
collectionneur118». La seule possibilité que présente le projet de la science est
alors de constituer une anthropologie résultant d'une synthèse quelconque des
multiples monographies élaborées sur autant de faits; or, une telle avenue n'en
est pas une puisqu'elle se fonde sur le malentendu qui consiste à prétendre
réaliser le projet des sciences physiques. En effet, dit Sartre, les sciences de la
nature modernes ont compris que leur objet n'était pas de connaître le monde,
mais plus modestement, de connaître «les conditions de possibilité de certains
phénomènes généraux119»; c'est ainsi que la loi de l'attraction des corps de
Newton constitue une constatation, un fait qui est tout simplement et qui ne
signifie rien. L'objet de la science est empirique; il consiste en un fait «comme
tel toujours accidentel120» et «qui ne connaît pas de signification121».

Bref, la science positive ne vise que les faits dont elle ne connaît pas la
signification et sur lesquels elle émet, à titre d'idée directrice provisoire, des
hypothèses d'organisation. Dans le cas où la science positive a pour objet des
faits humains, elle se heurte à une difficulté supplémentaire dont l'importance
est encore plus considérable. En effet, l'émotion, comme du reste l'image, n'est

117. Esquisse d'une théorie des émotions, p. 9-10.


118. Esquisse d'une théorie des émotions, p. 10.
119. Esquisse d'une théorie des émotions, p. 10; par monde, Sartre entend celui-ci en tant que
totalité synthétique; il réfère aux notions de monde et de réalité humaine (Dasein) au sens de
Heidegger.
120. Esquisse d'une théorie des émotions, p. 16.
121. Esquisse d'une théorie des émotions, p. 16; c'est que la science ne vise pas une totalité
synthétique signifiante que serait par exemple l'homme, mais une notion «tout empirique» (p. 8)
ou qu'elle considère comme telle.
79

pas un accident mais, ainsi que nous l'avons vu, «un mode d'existence de la
conscience122». L'émotion et l'image ne sont pas d'abord des faits, ni des
accidents, comme ceux qu'on retrouve «dans le monde déterministe des
ustensiles123», même si l'on peut les examiner comme des faits, que ce soit sur
le plan des manifestations physiologiques ou sociologiques. C'est pourquoi la
phénoménologie proposera l'étude des phénomènes, et non pas des faits,
puisque «exister pour la conscience, c'est s'apparaître, d'après Husserl124».
En somme, dans le cas de la réalité-humaine, il ne s'agit pas d'essayer
d'atteindre l'objet, la chose qui se trouve derrière le phénomène, mais de
considérer le phénomène lui-même qui se confond avec la totalité constitutive
de l'acte de conscience dont il est l'objet transcendant. Aussi, conclut
gravement Sartre, «la psychologie doit se résigner à manquer la réalité-
humaine125». Un tel échec est inévitable et résulte de ce que la psychologie
positive, en ne s'intéressant qu'à collectionner des faits hétéroclites, selon le
vocabulaire quelque peu amoindrissant de Sartre, ne vise pas à connaître la
réalité du monde, puisque cette dernière n'est pas de l'ordre des faits. En effet,
comme celui de l'émotion, le «monde social est d'abord magique126». Si la
réalité humaine n'est pas d'abord un fait, lorsqu'elle se fait objet pour la
science, elle n'est qu'une hypothèse qui ne donne qu'une connaissance
incertaine.

Les sciences humaines, outre qu'elles ne permettent que des hypothèses à


partir des faits, voient ainsi leur objet rétrécir comme une peau de chagrin.
Elles ne visent que le monde de la veille, le monde des données sensibles,
c'est-à-dire les choses qui sont le monde de la perception, alors qu'elles
laissent échapper, nous l'avons vu, le monde des phénomènes qui, de veille ou

122. Esquisse d'une théorie des émotions, p. 62.


123. Esquisse d'une théorie des émotions, p. 61.
124. Esquisse d'une théorie des émotions, p. 15.
125. Esquisse d'une théorie des émotions, p. 10; voir aussi Questions de Méthode : «De la
même façon, les sciences de l'homme ne s'interrogent pas sur l'homme : elles étudient le
développement et les relations des faits humains et l'homme apparaît comme un milieu signifiant
(déterminable par des significations) dans lequel des faits particuliers (structure de société, d'un
groupe, évolution des institutions, etc.) se constituent.» (p. 233).
126. Esquisse d'une théorie des émotions, p. 58.
80

de rêve, est plus important et plus considérable — le monde de la croyance, le


monde magique. Face au monde non signifiant et restreint de la perception, il y
a en effet ce domaine incommensurable des significations qui n'offre pas de
propriétés réelles, pas d'éléments chimiques et qui ne fait pas partie de ce
monde dans lequel, selon la remarque de Husserl, «l'arbre pur et simple peut
brûler127». Bref, le monde que Descartes avait posé comme celui des idées
claires et distinctes et qui n'échappait en rien, en tant qu'inertie, à la toute
puissance objectivante du Cogito et à l'emprise technique déployée par la
connaissance, apparaît différent; la connaissance doit partir d'un nouveau point
de vue qui est de considérer qu'elle est d'abord une relation et que cette
relation doit s'établir à partir de l'homme.

Il faut un nouveau point de vue, d'autant que ce réel, en outre qu'il peut brûler,
n'est jamais beau. Aussi la description par Sartre de ce monde des sciences,
rétréci aux faits, est faite d'épithètes négatives : l'existence en soi est
passivité, inertie, empâtement, opacité, «un residuum innommable et
impensable^28». Dans une analyse intéressante129, A. Boschetti, avec
beaucoup d'acuité et de pertinence, souligne la tendance de Sartre à procéder
à des descriptions négatives et phobiques de tout ce qui est matériel ou
biologique130, voire à faire sentir dans L'Être et le Néant, et certes dans les
oeuvres romanesques, une répugnance viscérale vis-à-vis du corps. F. George
montre bien comment la chair est associée à l'empâtement de la conscience,
au sommeil, à la passivité; ainsi par la caresse, la conscience est
instrumentalisée comme corps plutôt que d'être instrumentalisante. La
corporéité et la sexualité sont vécues comme une chute; être nu, c'est être sans

127. L'Imagination, p. 154; dans Une Idée fondamentale ..., il qualifiera ce monde lui-même
d'inépuisable en disant qu'il n'est pas la «somme de nos réactions subjectives à un morceau de
bois sculpté, ce monde ne se limite point à la connaissance des choses entendues comme
représentation» (p. 34).
128. EN p. 562.
129. Anna Boschetti, Sartre et «Les Temps modernes», p. 93-100.
130. Voir, par exemple, dans L'Être et le Néant, le trou (p. 695-707) ou encore l'analyse du
visqueux, p. 702 : «il est horrible en soi de devenir visqueuse pour une conscience». Au sujet
de la dépréciation pratique du corps, il faut lire la très bonne analyse de F. George, Deux études
sur Sartre, particulièrement p. 418-439.
81

défense. Par opposition, Sartre aime rappeler131 le choix qu'il avait fait, au
cours d'un test psychologique, du bateau comme symbolisant le mieux la
vitesse et l'arrachement à l'engluement et à la contingence; il s'agit en fait de la
même perception que l'on retrouve dans L'Être et le Néant lorsqu'il parle du ski
sur la neige132. Aussi, comme l'exprime exactement F. George, «le pire
danger, c'est l'immanence primordiale, l'existence comme nappe d'être brut où
tous les êtres sont pris ensemble ...»133. Il n'est pas étonnant que la nausée,
c'est-à-dire le dégoût, soit le sentiment dans lequel l'immanence de l'être
matériel se révèle. On a déjà vu que Sartre oppose la conscience à la
philosophie digestive et alimentaire. Cette coloration négative de la matérialité
ne fait qu'accentuer subjectivement et insidieusement ce que A. Boschetti
appelle le parti-pris de la spiritualité contre toute forme de savoir objectif. Ce
parti-pris en est surtout un «contre la science134», ainsi que le note Robert
Campbell, soulignant la part active de Sartre, dans ses premières oeuvres, à
s'inscrire dans la réaction générale d'après-guerre par un souci marqué à faire
voir l'insuffisance et l'inadéquation de la science vis-à-vis la réalité. D'ailleurs,
ce démérite ne se limite pas à l'homme mais vise tout autant les sciences de la
nature, qui sont aussi envisagées dans une perspective dévalorisante. En fait
tout le domaine des sciences est associé au domaine de l'en-soi (même les
sciences humaines qui visent le pour-soi mais en le considérant comme en-
soi). Bref, non seulement la science, par sa méthode, ne peut que présenter le
vague intérêt de l'incertitude d'un probable hypothétique, mais son objet lui-
même est susceptible de peu d'intérêt de la part de Sartre.

Plusieurs années plus tard, en 1968, dans une sorte de bilan sur les sciences
physiques, Sartre ne s'est pas démenti, réaffirmant au contraire la vérité
éphémère des sciences de la nature :

131. S. de Beauvoir, La Cérémonie des ad/'eux suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre,
p. 402.
132. EN p. 670-674.
133. F. George, Deux études sur Sartre, p. 431.
134. R. Campbell : «L'existentialisme en France depuis la libération» in Marvin
Färber : L'activité philosophique en France et aux États-Unis, tome II, La Philosophie
Française : PUF, 1950, p. 149; à ce propos, Campbell dit de ces philosophes qu'«ils placent
trop haut l'individu pour vouloir le laisser s'enliser dans un processus de lois scientifiques,
économiques ou sociales» (p. 162).
82

Qu'est-ce que le savoir? C'est toujours quelque chose


qui n'est pas ce qu'on croyait, qui ne colle plus parce
qu'une nouvelle observation, une nouvelle expérience
ont été faites avec de meilleures méthodes ou de
meilleurs instruments. ... La théorie d'Einstein est née
d'une réflexion sur l'expérience de Michelson et
Morley, qui contredisait les postulats de la physique de
Newton. Il en est sorti la relativité einsteinienne, qui a
été elle-même contestée trente ans plus tard135·

Ainsi, selon le commentaire que fait Sartre, la solution que présente Poincaré à
la continuité du temps est ingénieuse, mais «reste un pur jeu de l'esprit136».
De même, les progrès de la science ont amené Broglie à rejeter la «notion
d'objectivité absolue137»; en microphysique, principalement avec Heisenberg
et sa théorie de la relation d'imprécision, les scientifiques ont été amenés à
«réintégrer l'observateur au sein du système scientifique138» et à reconnaître
qu'une «connaissance pure, en effet, serait une connaissance sans point de
vue139». Aussi, la connaissance même, dans son exercice, modifie son objet
«comme l'expérience, en microphysique, transforme nécessairement son
objet140», et ce de la même manière que l'historien, lui-même historique, ne
peut être objectif, parce que l'histoire qu'il écrit est alors historialisée par lui-
même.

Il apparaît donc que les sciences sont condamnées à une connaissance


incertaine, qui ne procède que de probabilités; la connaissance scientifique est
éphémère parce qu'elle change et se contredit au fur et à mesure de
l'expérimentation et que son objectivité n'est pas réelle, ne rendant pas
vraiment compte de son objet. Bien plus, dans le cas des sciences de l'homme,
les sciences s'illusionnent en croyant s'interroger sur l'homme; elles échouent
à connaître la réalité humaine. Somme toute, la science est condamnée à faire

135. Les bastilles de Raymond Aron, SIT VIII, p. 186.


136. EN p. 108.
137. EN p. 369.
138. EN p. 369.
139. EN p. 370.
140. CRD p. 104.
83

connaître bien peu les choses, et encore d'une manière incertaine et


éphémère, alors que le monde qui échappe à la connaissance est beaucoup
plus immense.

Toutes ces considérations et ces perceptions, qui mettent en cause la valeur et


les fondements de la pensée scientifique, trouvent leur achèvement dans les
réflexions que Sartre fait en 1966 sur la possibilité de constituer un savoir
anthropologique à partir des sciences positives. Dans la mesure où une
anthropologie véritable est une connaissance qui «détermine ce qui peut être
atteint en considération que l'homme est à la fois objet, quasi-objet et sujet141»,
la science, en tant qu'elle se limite elle-même à l'objet, sinon à l'objectivisation,
échoue à la réaliser. En effet, la pensée scientifique implique la «rigueur de
concepts ... un concept est une définition en extériorité et qui, en même temps,
est atemporelle142»; elle s'oppose à ce que Sartre nomme la pensée par des
notions, c'est-à-dire «une définition en intériorité, et qui comprend en elle-
même non seulement le temps que suppose l'objet dont il a la notion, mais
aussi son propre temps de connaissance143». Concept et notion s'opposent de
la même manière que connaissance et compréhension. En fait, toutes et
chacune des différentes disciplines scientifiques s'intéressent à l'homme, que
ce soit la sociologie, l'ethnologie, la sémiologie, l'économique, la psychologie,
l'histoire etc., «mais aucune n'a d'intelligibilité par elle-même144»; chaque
étude scientifique ne présente qu'un «moment analytique de
rationalisation145» qui n'a pas d'intelligibilité en dehors de la totalité qu'est
l'homme. La connaissance véritable implique qu'au delà de ces moments
d'intellection que réalisent les différentes disciplines en se rapprochant «du
modèle scientifique des sciences de la nature à ceci près qu'il n’y a pas dans la
nature de synthèse inerte146», il y ait une totalisation, soit qu'il y ait «un

141. SIT IX, L'Anthropologie, p. 88.


142. SIT X, Sur «L'Idiot de la famille», p. 95.
143. SIT X, Sur «L'Idiot de la famille», p. 95.
144. SIT IX, L'Anthropologie, p. 89.
145. SU IX, L'Anthropologie, p. 90.
146. SU IX, L'Anthropologie, p. 91.
84

passage de l'intellection à la compréhension147». Bref, la conclusion est


claire : il n'y a pas par la science de savoir véritable qui soit possible.

Nous n'avons pas, à ce stade, les instruments qui permettent de voir


positivement ce que constitue la conception sartrienne de la connaissance.
Nous savons seulement de notre démarche que la science ne peut assurer les
fondements qui permettent de fonder la connaissance. L'insuffisance
épistémologique de la science exige que nous considérions davantage les
rapports de l'homme au monde; il nous faut procéder à un approfondissement
des enseignements de Husserl sur la conscience et surtout, poursuivre la
critique du Cogito.

147. SIT IX, L'Anthropologie, p. 91.


CHAPITRE III

CONSCIENCE ET COGITO

... mes désirs ont été purs.


Sartre

Le Cogito pré-réflexif est une donnée première et essentielle de la pensée de


Sartre. Devant l'insuffisance de la science à assurer l'objectivité qui la fonde,
Sartre poursuit sa démarche du côté de la conscience par la critique radicale
du Cogito cartésien. Cette critique, qui s'inscrit dans une réflexion essentielle
de la philosophie contemporaine, amène à l'affirmation d'un Cogito pré-réflexif
dont la primauté sur la conscience réflexive implique une remise en question
de la connaissance. En tant que le Cogito signifie une connaissance dans
laquelle la conscience, au lieu d'être conscience d'un objet dans une relation
concrète et immédiate, se pose à elle-même un objet qui est la conscience
qu'elle a d'un objet, il empoisonne la conscience et obnubile la véritable
connaissance.

La critique sartrienne du Cogito cartésien est donc primordiale. Elle émarge de


la pensée de Husserl et lui doit beaucoup. Sartre reprend l'essentiel de
86

la critique et de la conception de la conscience, notamment en regard des


notions d'intentionnalité et de conscience de soi. À l'instar de Descartes, le
souci de Husserl est d'assurer un fondement premier à la philosophie pour
contrer l'envahissement de la science . Dans les Méditations cartésiennes,
Husserl, de formation scientifique et mathématicien comme Descartes, se dit
lui-même confronté, quelque trois siècles plus tard, à la même difficulté de
découvrir qu'il y avait des philosophes, des opinions et non pas «une
philosophie une et vivante1». En fait, pour Husserl, la proximité de sa
démarche est telle qu'il présente lui-même sa pensée comme «un néo­
cartésianisme, bien qu'elle se soit vue obligée de rejeter à peu près tout le
contenu doctrinal connu du cartésianisme, pour cette raison même qu'elle a
donné à certains thèmes cartésiens un développement radical2». On peut dire
de la même façon que la critique sartrienne du Cogito est largement empruntée
à Husserl — sans le contenu doctrinal (et ce pourrait d'ailleurs être l'objet d'une
exégèse intéressante3, mais la question des emprunts et des distinctions n'est
pas notre propos, sauf pour une meilleure compréhension de notre objet lui-
même). Aussi, la critique de Sartre présente une radicalisation et une
systématisation de la critique du Cogito cartésien.

Nous analyserons d'abord l'argumentation critique proprement dite à l'égard du


Cogito, ce que Sartre nomme ses «reproches4»; puis, nous considérerons,
quant à sa signification et à sa portée, la conscience irréfléchie et anté-réflexive
qu'il lui substitue. Fort de sa double critique, celle de la science et celle du
Cogito, c'est à partir de la conscience en émergeant que Sartre articulera sa
conception de la connaissance.

1. E. Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1966, p. 4.


2. Méditations cartésiennes, p. 1.
3. Une telle étude existe cependant en ce qui concerne les rapports entre la conception du
Cogito de Descartes et celle de Husserl : Gaston Berger, Le Cogito dans la philosophie de
Husserl, Paris, Aubier, 1941.
4. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 52.
87

A. Critique du Cogito cartésien

a) Critique méthodique du doute

Le doute, tel qu'il apparaît dans les Méditations, est une méthode choisie par
Descartes : «une supposition ... qu'il n'y a rien au monde de certain ... rien qui
pourra être estimé véritable5». Ce doute méthodique est emprunté au modèle
de la méthode scientifique. Aussi, le doute de Descartes n'est pas «une
hésitation, ou bien un doute réel6» ou encore «le doute spontané qui m'envahit
lorsque j'entrevois un objet dans la pénombre7“, il est une démarche de l'esprit
ou, comme dit Sartre, «une entreprise8». Ce doute qui mène à l'incertitude du
monde, procède d'une hypothèse qui pose ses propres limites et recèle ses
propres conclusions. En effet, dans le Discours de la méthode, Descartes s'est
en quelque sorte réservé quatre préceptes essentiels pour lesquels il prend la
«ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois à les
observer9». Ces préceptes10 sont ceux de la méthode des sciences
expérimentales, (celles-ci posant l'objet comme une définition sans aucune
réalité existentielle), à savoir l'évidence inductive, l'analyse, la déduction et la
démonstration.

Husserl, se réclamant en cela des travaux de Koyré et de Gilson, note que ce


préjugé11 de méthode, résultant de la foi de Descartes dans le modèle

5. Descartes, Oeuvres et lettres. Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1963,


p. 274 : «Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses; je me persuade
que rien n'a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente; je
pense n'avoir aucun sens; je crois que le corps, la figure, l'étendue, le mouvement et le lieu ne
sont que des fictions de mon esprit. Qu'est-ce donc qui pourra être estimé véritable? Peut-être
rien autre chose, sinon qu'il n'y a rien au monde de certain.»
6. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 52.
7. TE p. 104.
8. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 52; aussi TE p. 104.
9. Oeuvres et lettres, Discours de la méthode, p. 137.
10. Voir Oeuvres et lettres, Discours de la méthode, p. 137-138.
11. Voir à ce sujet les Méditations cartésiennes, plus particulièrement p. 6 : «Cet idéal a
exercé pendant des siècles une influence néfaste. Du fait qu'il a été adopté par Descartes sans
critique préalable, ses Méditations s'en ressentent aussi. Il semblait naturel à Descartes que la
science universelle dût avoir la forme du système déductif, système dont tout l'édifice reposerait
ordine geometrico sur un fondement axiomatique servant de base absolue à la déduction.
88

mathématique de la science, a compromis et faussé le radicalisme essentiel de


la démarche. C'est qu'imitant les principes de la géométrie, il a considéré
«l'ego cogito comme un axiome apodictique12»13ou, en d'autres termes, que
l'évidence de la pensée amène à la simple déduction que l'ego est «une
substantia cogitatans séparée™», un «axiome de la certitude absolue du moi et
des principes axiomatiques innés14». C'est en tant que ce préjugé est un
contresens philosophique de Descartes que Husserl le dénonce, en le
désignant par le nom de réalisme transcendantal, stigmatisant la nécessité de
ne pas abandonner le radicalisme de la démarche critique, sous peine, comme
Descartes «après avoir déjà, en un certain sens, fait la plus grande des
découvertes ... de ne pas en saisir le sens propre, celui de la subjectivité
transcendantale15».

Sartre, retenant la leçon de Husserl sur le radicalisme de la critique, dénonce


aussitôt le subterfuge et la fausseté de la méthode : «la Méthode est
inventée16». Rien de moins. C'est que le doute en tant que méthode est
doublement un artifice. D'abord, son entreprise est un subterfuge en ce qu'elle
suppose, par définition, la réalité de l'objet dont elle doute :

D'autre part, si l'on doute, on doute de quelque chose.


Donc, on pose et on refuse de poser à la fois. Mais,
poser précisément est une opération synthétique qui
suppose le recours à l'infini. Si je doute de l'univers,
ou si je doute simplement de cette table, de toute
manière la table implique une série liée d'apparences
qui me renvoient à l'infini.

L'axiome de la certitude absolue du moi et de ses principes axiomatiques innés joue chez
Descartes, par rapport à la science universelle, un rôle analogue à celui des axiomes
géométriques en géométrie.» A propos de Koyré et Gilson, p. 20 : «Descartes avait la volonté
ferme de se débarrasser radicalement de tout préjugé. Mais nous savons, grâce à des
recherches récentes et notamment grâce aux beaux et profonds travaux de MM. Gilson et Koyré,
combien de «préjugés» non éclaircis, hérités de la scolastique, contiennent encore les
Méditations.»
12. Méditations cartésiennes, p. 20.
13. Méditations cartésiennes, p. 21.
14. Méditations cartésiennes, p. 6.
15. Méditations cartésiennes, p. 21.
16. SIT I, La liberté cartésienne, p. 320.
89

Donc, le doute, même au seul titre de suspension de


jugement, implique une constatation préalable17.

Ensuite, le doute méthodique ne comporte pas un non-savoir radical, non


seulement parce qu'il est doute de quelque chose, mais parce qu'il implique
aussi qu'il est le doute de quelqu'un qui, quant à lui, est exclu de l'artifice du
doute : «Dans le «Je pense», il y a un Je qui pense18». Il n'est pas
surprenant que Descartes trouve au terme de sa démarche ce qu'il a réservé :

Ainsi la méthode cartésienne, le doute, etc., se don­


nent par nature comme les entreprises d'un Je. Il est
tout à fait naturel que le Cogito, qui apparaît au terme
de ces entreprises et qui se donne comme logique­
ment lié au doute méthodique, voie apparaître un Je à
son horizon19.

Ce Cogito est donc une résultante logique et abstraite. La méthode est en ce


sens aussi un artifice puisqu'il ne s'agit que d'un jeu de l'esprit; fermé sur lui-
même, la certitude, l'indubitabilité, la plénitude du Cogito viennent de ce qu'«il
ne soutient aucun rapport à autre chose que lui-même20», c'est-à-dire qu'il
«implique l'immanence pure et l'absence de transcendance21». Aussi, ce que
nous trouvons au terme de l'entreprise du doute est impropre à fonder la vérité
des choses et de l'action, car celle-ci implique une transcendance vers le passé
et l'avenir, à savoir la temporalité; il en résulte donc que «le cogito, instantané,
ne peut fonder la temporalité22». Sartre ajoute que c'est à cause de cette
perspective méthodologique que Descartes ne peut sortir du doute qu'en
recourant, non pas à une dialectique qui le fonde puisqu'il se situe sur le plan

17. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 52.


18. TE p. 91.
19. TE p. 116.
20. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 54.
21. Consciencede soi et connaissance de soi, p. 54.
22. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 49.
90

logique, mais à l'argument ontologique et à la garantie divine. Cette critique


stigmatise le problème de l'absence de rapport concret au monde et à la
temporalité qui est un point fort de la réflexion des philosophies
contemporaines, notamment la phénoménologie et le marxisme. En effet, la
démarche intellectuelle de Descartes procède de la logique et son horizon
alors ne peut que se situer hors du temps réel : «si nous rejetons par une
intuition intellectuelle immédiate le passé et le futur, si nous ne voulons pas
d'une vérité «devenue», nous refusons du même coup la dialectique, c'est-à-
dire les modifications ultérieures selon des lois de nos principes23». Cette
réflexion de 1947 illustre comment le problème que pose la méthode de
Descartes, eu égard à la dialectique et à l'histoire, marque la préoccupation
épistémologique de Sartre pour un problème dont il n'indiquera l'issue que
quelque quinze ans plus tard dans la Critique de la raison dialectique.

Il apparaît donc que le Cogito cartésien est en quelque sorte doublement


abstrait parce qu'il consiste non seulement à mettre l'existence entre paren­
thèses, mais aussi à s'enfermer sur lui-même; aussi, sauf par le saut
substantiellste introduit par l'argument de Dieu, il empêche de nous renseigner,
d'une façon qui soit révélante ou fondée, «ni sur son être ... ni sur l'être du
monde24», ni du reste sur l'existence d'autrui. C'est ce qui fait dire à Sartre
que «nous sommes un peu comme ces philosophes tirés de la caverne de
Platon, qui refuseraient de revenir ensuite dans la caverne, alors qu'en fait c'est
bien dans la caverne qu'il faut penser et agir25». La méthode est un choix
critique; elle fixe la limite de son objet et, en l'occurrence, le situe hors du
monde réel.

b) Le problème de l'être

Le reproche, peut-être le plus important, que Sartre fait au Cogito cartésien est
qu'il se donne à lui-même comme la réalité. Sartre est presque hanté par la

23. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 53.


24. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 49.
25. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 55-56.
91

pensée d'éviter, plus encore que le matérialisme, le solipsisme26. La


préoccupation est d'autant plus pressante qu'il estime que le philosophe dont il
s'inspire profondément en ce qui concerne la critique et la conception du
Cogito, à savoir Husserl, n'a pas échappé au réalisme transcendantal qu'il
avait dénoncé chez Descartes — son système demeurant idéaliste parce que,
se situant au niveau descriptif sans aborder le problème de l'être de la
conscience, il constitue, en quelque sorte, «un pointillisme des essences27».

L'erreur de Descartes, c'est d'avoir réduit l'être à la connaissance. En effet,


l'essentiel du Cogito comme intuition intellectuelle est «de déclarer qu'il y a un
sujet pensant qui se saisit comme sujet pensant, un sujet qui est objet pour lui-
même28». Le Cogito cartésien est une opération essentiellement réflexive; le
sujet s'enferme dans la connaissance comme sa réalité, sans référence à l'être,
sinon alors pour le réduire à un objet de connaissance : «nous sommes restés
sur le plan de la connaissance — que le «Cogito» est d'abord
connaissance29».

Sartre, en attribuant le mérite de cette réflexion à Hegel, rappelle l'existence


des phénomènes d'être, à savoir que «je puis tout d'un coup porter mon esprit,
porter la vue intellectuelle dont je dispose, pour prendre les choses dans une
expérimentation très vague, de l'objet lui-même à son être30». Les
phénomènes d'être existent et le paraître renvoie à l'être. L'erreur est
cependant de croire que, lorsque je saisis le phénomène d'être, je saisis l'être,

26. Cette préoccupation d'éviter que l'univers s'enferme dans la conscience, comme du reste
dans la matière, est une question essentielle de l'ontologie sartrienne sur laquelle nous
reviendrons plus amplement lorsque nous traiterons des fondements de la conscience.
27. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 54; aussi p. 55 : «Si Husserl, qui est très
conscient du saut cartésien et qui le lui reproche, évite le saut cartésien, c'est en refusant la
notion d'être. Il refuse de considérer que l'être existe en dehors de la connaissance qu'on en a ...
Autrement dit, pour éviter le saut dans le substantialisme, Husserl n'évite pas le saut dans un
certain type d'idéalisme. Et, en effet, nous avons chez Husserl, qui part également du «cogito»
une élucidation successive et une remarquable description des structures essentielles de la
conscience, mais jamais la position du problème métaphysique proprement dit, ou plutôt du
problème ontologique de savoir quel est l'être de la conscience.»
28. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 60.
29. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 60.
30. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 58.
92

puisque «en réalité, l'être du phénomène est radicalement distinct du


phénomène d'être31». En d'autres termes, ainsi que l'énonce le début de
l'introduction32 de l'Être et le Néant, le phénomène est absolument ce qu'il est,
de telle sorte que l'essence de l'apparition est un paraître qui ne s'oppose à
aucun être — il n'y a plus de dualisme de l'être et du paraître : «l'être d'un
existant, c'est précisément ce qu'il paraît33». Mais si être et paraître ne
s'opposent plus, cela ne signifie pas que la perspective idéaliste du esse est
percipi de Berkeley doit être acceptée, puisque l'être du phénomène échappe à
la condition phénoménale, laquelle est d'exister pour autant qu'elle se révèle :

... ce qui paraît, en effet, c'est seulement un aspect de


l'objet et l'objet est tout entier dans cet aspect et tout
entier hors de lui34.

Ce qui signifie en d'autres termes :

L'être est quelque chose que je ne peux pas saisir


dans son être, sauf comme phénomène à partir de
l'objet qui est présenté. L'être est ce qui fait que l'objet
paraît. Chaque objet est sur fondement d'être.
Chaque apparaître a un être. Mais l'être en aucun cas
ne peut se réduire à un apparaître35.

C'est donc dire que l'être ne s'oppose pas au paraître en ce que l'être n'est rien
d'autre que ce qu'il paraît; mais en même temps ce qui paraît n'est pas l'être,
car celui-ci échappe à la connaissance puisqu'il est série infinie d'apparitions.
Bref, l'être du phénomène est connaissable en tant qu'il est phénomène, mais il
n'est pas connu en tant qu'il est être, du moins pas d'un point de vue qui est
celui que l'on considère normalement être celui de la connaissance. Aussi, le
reproche de Sartre est que le Cogito ne rend pas compte de l'être. Ce

31. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 58.


32. Incidemment, elle porte le sous-titre de : À la recherche de l'Être.
33. EN p. 12.
34. EN p. 13.
35. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 59.
93

reproche rejoint d'ailleurs celui que le Cogito est un «abstrait36», parce qu'il est
isolé du cogitatum, c'est-à-dire du monde. En effet, la mise entre parenthèses
radicale de tous les existants signifie d'abord une rupture avec la dimension
concrète de l'existence :

Le doute est rupture de contact avec l'être; par lui,


l'homme a la possibilité permanente de se désengluer
de l'univers existant et de le contempler soudain de
haut comme une pure succession de fantasmes. En
ce sens, c'est la plus magnifique affirmation du règne
humain : l'hypothèse du Malin Génie, en effet, montre
clairement que l'homme peut échapper à toutes les
tromperies, à toutes les embûches37.

Une telle rupture avec l'être n'est pas étonnante puisque les préceptes que
Descartes a pris la ferme résolution de suivre sont ceux de la méthode
scientifique; nous savons, en effet, d'après la critique de la science que fait
Sartre ainsi que nous l'avons dégagé précédemment, que la science n'a pas
pour objet le réel, comme il en est du reste de toute hypothèse. Aussi, le fond
véritable du reproche que Sartre fait à Descartes, c'est de s'en tenir au rapport
entre un sujet et un objet, bref au niveau de ce qu'on nomme la connaissance.
Comme dans le cas de la science, la méthode ne mène nulle part, puisqu'elle
laisse échapper l'essentiel, c'est-à-dire l'existant. L'objet de la connaissance
n'est pas alors le concret.

Mais en même temps que la critique du Cogito cartésien se fait celle de la


connaissance, par une sorte de rebondissement résultant d'une perspicacité
d'analyse et d'une habilité dialectique, Sartre fait voir que le doute méthodique,
qui mène à une rupture avec l'être et à une fausse connaissance, est
cependant le fondement de la plus magnifique affirmation du règne humain.

36. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 52.


37. SIT I, La liberté cartésienne, p. 326; Voir également Husserl, Idées directrices pour une
phénoménologie, Paris, Gallimard, 1950, p. 97 : «La tentative universelle du doute [de
Descartes] tombe sous le pouvoir de notre entière liberté.»
94

C'est ainsi que dans le texte capital qu'est La liberté cartésienne, Sartre
s'applique à démontrer que le système de Descartes présente plusieurs
éléments qui font, dans les faits, que le Cogito est une conception abstraite.
Parmi ces éléments, il y a les suivants :

- l'intellection n'est pas un processus mécanique, mais autonome («personne


ne peut comprendre pour moi»);

- la formule célèbre «le bon sens est la chose la mieux partagée du monde»
signifie que la liberté est réelle et égale en chacun des hommes, que ce soit
Alcibiade ou son esclave;

- les conceptions de la liberté divine et de la création continue impliquent


comme corollaire une véritable liberté humaine, Dieu étant le garant de la vérité
de l'homme, puisque l'homme ne peut sans contradiction être autrement que ce
dont il participe : si Descartes conçoit l'entendement de l'homme fini face à la
liberté infinie de Dieu, il n'en affirme pas moins la toute puissance technique de
l'homme;

- c'est la liberté qui permet une épochè morale donnant lieu à une morale
provisoire qui implique l'élaboration et l'«invention» des règles, de même
qu'elle recèle la possibilité permanente de mettre le monde entre parenthèses
par le doute.
Aussi Sartre estime qu'une lecture attentive de Descartes montre qu'il a
compris et posé, «bien avant le Heidegger de Vom Wesem des Grundes, que
l'unique fondement de l'être était la liberté38»; la projection de cette liberté en
Dieu ne visait qu'à satisfaire aux schèmes de son époque, dominée par les
sciences et la religion. Autrement dit, la pensée de Descartes contient tout
autant l'affirmation du Cogito que la critique de sa suffisance. Bien plus, pour
Descartes la liberté serait le principe même de la conscience, et non pas la
pensée raisonnante comme le laisse croire le Cogito; l'autorité de Descartes

38. SIT I, La liberté cartésienne, p. 334-335.


95

supporte ainsi ce qui n'est rien d'autre que la conception sartrienne de la


conscience.

Certes, Sartre sait que la liberté cartésienne, pour l'homme, est essentiellement
négative; son point de vue est qu'il en est ainsi dans la mesure où elle est
déterminée par Dieu. Mais, précisément pour Sartre, la liberté de Dieu ne peut
venir que de l'homme, puisqu'on l'a vu ailleurs, Dieu n'est pas possible. Aussi
la liberté, replacée justement en l'homme, ne se limite pas à un simple refus du
déterminisme, mais elle est une liberté créatrice, une liberté du faire. Dans La
liberté cartésienne, Sartre dit que le Malin Génie ne signifie pas seulement
désengluer, contempler, c'est-à-dire arrachement à l'être et négation; il institue
positivement le règne humain comme l'affirmation possible de tous les
possibles : l'homme est liberté. Comme le résume Jeanson, la liberté
humaine est «l'unique fait, et ce projet perpétuel ne trouve à s'appuyer sur rien.
... l'humain est absolument à inventer39». Dans un extrait non cité de l'entrevue
à Verstraeten, Sartre livre de façon explicite sa position sur la liberté : «...
l'homme est à lui-même sa propre fin ... la finalité est aussi impossible à la
liberté que la violence pure du désir40». Il ressort ainsi que la conception de
Sartre est celle d'une liberté sans aucune entrave ni fin, c'est-à-dire une liberté
absolue.

Dans le même sens, Jean Theau conclut dans son étude, La philosophie de
Jean-Paul Sartre, que la liberté humaine «est de part en part un "faire"41»,
après avoir précédemment noté, non sans une ironie narquoise, «qu'on n'a
plus rien à demander sur la conscience, quand on sait qu'elle est en raison de
ce qu'elle n'est pas, et dans l'exacte mesure où elle n'est pas42»! Autrement

39. Le problème moral et la pensée de Sartre, p. 36-37.


40. Gulliver n° I, p. 46.
41. J. Theau, La philosophie de Jean-Paul Sartre, Ottawa, Université d'Ottawa, 1977, p. 59.
42. La philosophie de Jean-Paul Sartre, p. 30, note 5; c’est ce qu'exprimera autrement,
F. George dans Deux études sur Sartre : «Si l'homme ne peut pas être (ce qu'il est), il ne peut
pas non plus ne pas l'être; il ne peut pas être libre, il ne peut pas ne pas l'être. La vérité est que
l’homme, cerné de toutes parts par l'être, ne sait pas être, pas plus qu'il ne sait être libre, et
d'abord parce qu'il n'est pas libre d'être. Être néant, sa liberté est néante.» (p. 66).
96

dit, puisqu'elle n'a d'autre choix que de ne pas être, la conscience n'a pour ne
pas être d'autres choix que de s'inventer, à partir de rien et en fonction de rien.
Il n'est peut-être pas de plus forte expression imagée de la liberté que celle que
Sartre donne de l'homme au bord du précipice, alors que l'angoisse se fait
conscience d'une liberté qui se réalise précisément dans la pure
indétermination :

Le vertige est angoisse dans la mesure où je redoute


non de tomber dans le précipice mais de m'y jeter. ...
L'homme qui vient de recevoir «un coup dur», de
perdre dans un krach une grosse partie de ses
ressources, peut avoir peur de la pauvreté menaçante.
Il s'angoissera l'instant d'après quand, en se tordant
nerveusement les mains (réaction symbolique à
l'action qui s'impose mais qui demeure encore
entièrement indéterminée), il s'écrie : «Qu'est-ce que
je vais faire? Mais qu'est-ce que je vais faire?» ...
Reprenons l'exemple du vertige. Le vertige s'annonce
par la peur : je suis sur un sentier étroit et sans
parapet qui longe un précipice. Le précipice se donne
à moi comme à éviter, il représente un danger de mort.
En même temps je conçois un certain nombre de
causes relevant du déterminisme universel qui
peuvent transformer cette menace de mort en
réalité : je peux glisser sur une pierre et tomber dans
l'abîme, la terre friable du sentier peut s'effondrer sous
mes pas. A travers ces différentes prévisions, je suis
donné à moi-même comme une chose, je suis passif
par rapport à ces possibilités, elles viennent à moi du
dehors, en tant que je suis aussi un objet du monde,
soumis à l'attraction universelle, ce ne sont pas mes
possibilités. A ce moment apparaît la peur. ... Je me
réalise comme repoussant de toutes mes forces la
situation menaçante. ... Ces conduites sont mes
possibilités. J'échappe à la peur du fait même que je
me place sur un plan où mes possibilités propres se
substituent à des probabilités transcendantes où
l'activité humaine n'avait aucune place. Mais ces
conduites, précisément parce qu'elles sont mes
possibilités, ne m'apparaissent pas comme
déterminées par des causes étrangères. Non
seulement il n'est pas rigoureusement certain qu'elles
seront efficaces, mais surtout il n'est pas
97

rigoureusement certain qu'elles seront tenues, car


elles n'ont pas d'existence suffisante par soi; ... Si
donc je voulais éviter l'angoisse et le vertige ... il
faudrait que je saisisse en moi un rigoureux
déterminisme psychologique. Mais précisément je
m'angoisse parce que mes conduites ne sont que
possibles 43.

La conscience comme liberté est comme un funambule marchant sur un fil de


fer suspendu au-dessus du néant; elle n'implique pas seulement d'assumer et
de contrer, comme un oiseau perché, les lois du déterminisme, mais comporte
aussi la possibilité permanente d'un choix qu'elle ne peut cependant pas ne
pas faire, au risque de perdre la tête et la corde, comme le danseur de corde de
Nietzsche44. La liberté sartrienne, comme la liberté cartésienne, est
indissociable de la volonté; le volontarisme de Sartre est du reste évident mais,
à la différence de celui de Descartes, il n'est pas celui de la volonté
technicienne de faire le monde, mais celui de faire l'homme, c'est-à-dire
d'inventer le sens, bref le projet démiurgique de la création. Ainsi que nous le
rappelle F. George, il est impossible pour Sartre d'être quoi que ce soit sans
jouer à l'être puisque nous n'avons d'autre choix que de faire : «Son être est
en jeu. L'enjeu est son être. Mais en jouant, il est joué. Il joue à ne pas jouer,
ne joue pas à jouer. Il joue au non-jeu, mais finalement joue le jeu, comme on
dit ...45». Ce jeu en porte-à-faux, qui était présent au niveau de la conception
de l'imagination46 et que nous retrouverons dans la conception de la

43. EN p. 66-68; voir aussi F. George, Deux études sur Sartre, p. 23 : «Je n'ai pas peur de
l'abîme, ni de la terre qui peut s'effriter, ni de la pierre qui peut se dérober, ni de la loi de la chute
des corps, ni du déterminisme universel, ni de tout ce qui est objectif. J'ai peur d'un pouvoir qui
se donne impérieusement comme le mien, de ma liberté. L'abîme apprend au passant sa liberté,
— son abîme.»
44. F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra : «Mais le danseur de corde, en voyant la victoire de
son rival, perdit la tête et la corde; il jeta son balancier et, plus vite, encore, chuta dans l'abîme,
comme un tourbillon de bras et de jambes.» La seule alternative à l'exercice de la liberté, de la
volonté dirait Nietzsche, est l'abîme, puisqu'il n'y a rien en dehors d'elle.
45. Deux études sur Sartre, p. 63. Pour Sartre, l'univers des hommes est une vaste création;
c'est un théâtre où il faut par définition, créer son rôle, sans quoi le théâtre ne tient plus.
46. L'hypothèse du doute est en effet autorisée par la potentialité de la conscience imageante.
L'imagination est garante de la conscience ; si, comme le fait voir Jeanson, «c'est le pouvoir de
négation de la conscience qui rend possible l'imagination» (Le problème moral et la pensée de
Sartre, p. 83), il n'y a pas de conscience sans la fonction irréalisante puisque la conscience, en
corollaire, a à ne pas être le réel qu'elle nie : «Nier d'un objet qu’il appartienne au réel, c'est nier
98

connaissance47, est au coeur de la conception sartrienne de la liberté.


L'ambivalence que Sartre attribue à la notion de Malin Génie ne fait que
traduire cette réalité : une liberté qui tient entièrement d'elle-même puisqu'elle
n'est rien en dehors de la négation qu'elle ne peut pas ne pas être.

La critique du Cogito a donc permis de voir que le Cogito de Descartes recèle


la vérité que la liberté est le fondement de l'être et que le Malin Génie permet
de situer, au-delà de la négation, la conscience comme affirmation. Aussi le
principal reproche que Sartre fait à Descartes est important : le Cogito est
d'abord rupture avec l'être — il se situe sur le plan abstrait de la connaissance.
Sartre estime que, s'il en est ainsi, c'est que Descartes n'a pas été conséquent
avec son propre conseil à l'effet que la solution des relations de l'âme avec le
corps doit être cherchée où s’opère l'union de fait de la substance pensante
avec la substance étendue. Sartre retient l'enseignement «qu'il ne convient
pas de séparer d'abord les deux termes d'un rapport pour essayer de les
rejoindre ensuite : le rapport est synthèse48»; le concret, c'est l'homme «...
avec cette union spécifique de l'homme au monde que Heidegger, par
exemple, nomme «être-dans-le-monde»49». Autrement, le monde concret ne
présenterait aucune profondeur, comme le morceau de cire, puisque «nous ne
les [les corps] connaissons pas de ce que nous les voyons, ou que nous les
touchons, mais seulement de ce que nous les concevons par la pensée50».
Une telle perspective oblige à considérer, comme Descartes, que la chose qui
pense est «une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui
ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent51 », en oubliant cette donnée

le réel en tant qu'on pose l'objet; les deux négations sont complémentaires et celle-ci est la
condition de celle-là ... Pour qu'une conscience puisse imaginer, il faut qu’elle échappe au
monde par sa nature même, il faut qu'elle puisse tirer d'elle-même une position de recul par
rapport au monde. En un mot, il faut qu'elle soit libre ... S'il était possible de concevoir une
conscience qui n'imaginerait pas, il faudrait la concevoir comme totalement engluée dans
l'existant et sans possibilité de saisir autre chose que l'existant. ... Il ne saurait y avoir de
conscience réalisante sans conscience imageante et réciproquement». [L'Imaginaire, p. 352-
361).
47. Voir chapitre IV.
48. EN p. 37.
49. EN p. 38.
50. Méditations, Oeuvres et Lettres, p. 283.
51. Méditations, Oeuvres et Lettres, p. 278.
99

essentielle que «la conscience qui dit «je pense» n'est précisément pas celle
qui pense52». Bref la critique du Cogito révèle une connaissance en rupture
avec l'existence; il faut donc poursuivre au-delà la démarche.

B. Le Cogito pré-réflexif

La critique du Cogito cartésien ouvre la voie à la notion de conscience pré­


réflexive, laquelle est une articulation centrale de la pensée sartrienne. Cette
notion constitue, en effet, un élément déterminant qui conditionne la définition
et le rôle que Sartre attribue à la connaissance. Même si elle est présente à
travers toute l'oeuvre de Sartre et nécessaire à sa compréhension, sa
formulation apparaît surtout dans les premières oeuvres, tels L'Imagination
(1936), La Transcendance de l'Ego (1937), L'Esquisse d'une théorie des
émotions (1939), Une Idée fondamentale de la phénoménologie de
Husserl: l'intentionnalité (1939), L'Imaginaire (1940), L'Être et le Néant
(Introduction) (1943) et Conscience de soi et connaissance de soi (1947).
Dans ces études philosophiques, Sartre procède à une opération cathartique
minutieuse en vue d'épurer la conscience de tout contenu. Au terme de sa
critique proprement dite du Cogito cartésien, Sartre s'applique à définir un
nouveau Cogito qui est la conscience comme un acte pur et transcendantal; il
poursuit donc sa démarche par une épuration de tout contenu susceptible
d'affecter cette conscience pure, que ce contenu ait la forme psychique d'un
Moi ou de la réflexion. C'est ce que nous verrons maintenant.

a) La conscience pure et transcendantale

C'est à Husserl, dont il qualifie la parution de l'Esquisse d'une phénoménologie


pure et d'une philosophie phénoménologique comme étant certainement «le

52. TE p. 28.
100

grand événement de la philosophie d'avant-guerre53», que Sartre emprunte


les principes essentiels sur lesquels il fonde sa propre conception de la
conscience : l'intentionnalité et la conscience de soi. Il n'en faut pas plus à
Sartre pour réaliser la suite de son épuration du Cogito.

L'intentionnalité : «cela signifie qu'il n'est pas de conscience qui ne soit


position d'un objet transcendant, ou, si l'on préfère, que la conscience n'a pas
de "contenu". ... Tout ce qu'il y a d'intention dans ma conscience actuelle est
dirigé vers le dehors, vers la table54». C'est en référant à l'intentionnalité, dans
son célèbre article sur l'intentionnalité de Husserl, que Sartre dénonce l'illusion
commune au réalisme et à Vidéaiisme, qu'il dénonce comme étant la
philosophie alimentaire ou digestive, la philosophie douillette de
l'immanence :

Si, par impossible, vous entriez «dans» une


conscience, vous seriez saisi par un tourbillon et rejeté
au dehors, près de l'arbre, en pleine poussière, car la
conscience n'a pas de «dedans»; elle n'est rien que le
dehors d'elle-même et c'est cette fuite absolue, ce
refus d'être substance qui la constituent comme une
conscience. ... Cette nécessité pour la conscience
d'exister comme conscience d'autre chose que soi,
Husserl la nomme «intentionnalité55».

Aussi, comme dit Sartre, il n'y a ni vie intérieure, ni conscience supérieure, ni


hyperconscience, ni inconscient pré-empirique, ni inconscient tout court56 : la
«conscience s'est purifiée57». Il n'y a rien dans la conscience. Pour nous
situer brièvement, prenons un des exemples que donne Sartre : le jeu de

53. L'Imagination, p. 139; Sartre réfère à l'ouvrage paru en français en 1950 sous le titre Idées
directrices pour une phénoménologie que nous avons cité précédemment et dont la parution en
allemand cependant date de 1913.
54. EN p. 17-18.
55. SIT I, Une idée fondamentale .... p. 33.
56. A ce sujet voir TE p. 86 et SIT I, Une idée fondamentale ..., p. 34.
57. S IT I, Une idée fondamentale .... p. 32.
101

billes. Le jeu de billes est difficile. Cette difficulté est une qualité du monde qui
se donne à ma perception; la recherche, qui s'avère vaine, de trouver une
solution à la difficulté du jeu de billes, perçue objectivement comme une qualité
du monde, amènera ma conscience à conférer magiquement à l'objet et, sans
le modifier dans sa structure réelle, une autre qualité qui sera celle que je
désire; par exemple, en l'espèce, le jeu me sera sans intérêt ou exaspérant. Ce
désintérêt ou cette exaspération ne sont pas des émotions venant troubler du
dehors une vie psychique qui serait déjà /à; au contraire, il s'agit d'une attitude
de la conscience, un mode d'existence de la conscience. Aussi il y a
transcendance de la chose; alors que, dans le cas de la perception de la chose
difficile, l'objet est perçu comme tel, dans le cas de l'émotion, il est appréhendé
comme signification :

Une joie, une angoisse, une mélancolie sont des


consciences. Et nous devons leur appliquer la grande
loi de la conscience : toute conscience est
conscience de quelque chose. En un mot, les
sentiments ont des intentionnalités spéciales, ils
représentent une façon — parmi d'autres —de se
transcender. La haine est haine de quelqu'un, l'amour
est amour de quelqu'un ... essayez de réaliser en vous
les phénomènes subjectifs de la haine, de
l'indignation sans que ces phénomènes soient
orientés sur une personne haïe, sur une personne
injuste, vous pourrez trembler, frapper du poing,
rougir, votre état intime sera tout sauf de l'indignation,
de la haine. ... Le sentiment se donne comme tel à la
conscience réfléchissante dont la signification est
précisément d'être conscience de ce sentiment. Mais
le sentiment de haine n'est pas conscience de haine.
Il est conscience de Paul comme haïssable; l'amour
n'est pas, avant tout, conscience de lui-même : il est
conscience des charmes de la personne aimée.
Prendre conscience de Paul comme haïssable, irritant,
sympathique, inquiétant, attrayant, repoussant, etc.,
c'est lui conférer une qualité nouvelle, le constituer
selon une nouvelle dimension. ... Si j'aime les
longues mains blanches et fines de telle personne, cet
amour, qui se dirige sur ces mains, peut être considéré
comme une des façons qu'elles ont d'apparaître à ma
conscience. C'est bien un sentiment qui vise leur
102

finesse, leur blancheur, la vivacité de leurs


mouvements : que signifierait un amour qui ne serait
pas amour de ces qualités? C'est donc une certaine
façon de m'apparaître qu'ont finesse, blancheur et
vivacité. Mais ce n'est pas une connaissance
intellectuelle. Aimer des mains fines, c'est une
certaine façon, pourrait-on dire, d'aimer fines ces
mains58.

Nous avons vu, lors de notre examen de la distinction entre l'image et la


perception de la chose, une autre illustration de cette transcendance de la
conscience :

«Simplement la conscience se rapporte à cette même


chaise de deux manières différentes. Dans les deux
cas, elle vise la chaise dans son individualité concrète,
dans sa corporéité. Seulement, dans un des cas, la
chaise est «rencontrée» par la conscience; dans
l'autre, elle ne l'est pas. Mais la chaise n'est pas dans
la conscience. Pas même en image59».

Ainsi, que je perçoive ou imagine une chaise, l'objet de ma perception et de


mon image est absolument identique; c'est la chaise en bois qui est là.

Conscience de soi : c'est dire que, non seulement il n'y a rien dans la
conscience par cette structure essentielle de l'intentionnalité qui la donne
comme un fait, «sans recours au discursif et aux implications60», mais la

58. L'Imaginaire, p. 137-139. C'est la conscience réflexive dite complice, ainsi que nous le
verrons plus loin, qui fera apparaître ce qui est un acte de la conscience comme étant une qualité
de la chose «... la conscience, comme conscience, mais en tant que motivée par l'objet... je suis
en colère parce qu'il est haïssable (p. 63).» Il faut donc comprendre que la transcendance est
un phénomène de conscience laquelle n'est pas d'abord réfléchie : «En un mot une conduite
irréfléchie n'est pas une conduite inconsciente, elle est consciente d'elle-même non
thétiquement, et sa façon d'être thétiquement consciente d'elle-même, c'est de se transcender
et de saisir sur le monde comme une qualité de choses.» (Esquisse d'une théorie des émotions,
p. 42).
59. L'Imaginaire, p. 19.
60. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 63.
103

conscience n'a pas besoin d'être objet pour elle-même pour exister.
L'expérience de Descartes se passe au niveau de la réflexion, la conscience se
donnant alors à elle-même comme objet. Or cet acte réflexif du Cogito de
Descartes «lui-même implique une conscience du «cogito», car lorsque
Descartes connaît qu'il doute, il faut qu'il ait conscience de connaître qu'il
doute61». Autrement dit, la conscience d'exister implique la conscience d'un
acte qui n'est pas l'acte dont elle se fait conscience. Dans l'objet dans lequel
elle se transcende, la conscience se révèle position d'existence; elle est tout
simplement «source absolue d'existence62». Cette position thétique de la
conscience est un fait vécu63, une manière d'être qui est «d'exister comme
conscience d'autre chose que soi64». Cette structure essentielle de la
conscience fait que la conscience est un perpétuel dépassement d'elle-même,
un arrachement à elle-même, selon l'expression de Heidegger, de telle sorte
qu'elle se révèle comme «une angoisse qui s'impose à nous65». En fait, de la
même façon que la conscience est conscience de quelque chose qui n'est pas
elle dans sa structure essentielle, avoir conscience de quelque chose est avoir
conscience de soi: «exister et avoir conscience d'exister ne font qu'un66».
Ramenée au Cogito, l'analyse de Sartre est pertinente :

... il est possible que, dans le rêve, je m'imagine que je


perçois; mais ce qui est certain c'est que, lorsque je
veille, je ne puis pas douter que je perçoive. Chacun
peut essayer de feindre un instant qu'il rêve, que ce
livre qu'il lit est un livre rêvé, il verra aussitôt, sans
pouvoir en douter, que cette fiction est absurde. Et, à
vrai dire, son absurdité n'est pas moindre que celle de
la proposition : peut-être que je n'existe pas, proposi­
tion qui, justement pour Descartes, est véritablement
impensable. C'est qu'en effet la proposition cogito

61. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 61.


62. TE p. 123; Sartre réfère ailleurs à «la thèse ou position d'existence» (L'Imagination p. 150).
63. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 63 «... une conscience vécue et réfléchie.»
64. S IT I, Une idée fondamentale .... p. 33.
65. TE p. 122.
66. L'Imagination, p. 125.
104

ergo sum résulte —si elle est bien prise —de


l'intuition que conscience et existence ne font qu'un67.

C'est dire qu'on ne peut exister sans avoir conscience de cette existence; la
conscience se confond avec la conscience d'être. Mais l'intuition de Descartes
procède d'une démarche intellectuelle qui n'est pas présence à la chose. Or,
l'existence posée comme objet à la réflexion ne réfère pas à l'existence
concrète; elle s'enferme sur elle-même : «comme Newton vis-à-vis de la
conception de l'émission dans la théorie de la lumière, [cela] n'implique
nullement qu'il y ait révélation d'un être. C'est un être seulement probable, et
dont le type d'existence est probabilité68». A cela, il faut ajouter qu'il n'est pas
possible, pour un sujet, d'avoir connaissance de lui-même au présent puisqu'il
n'est pas possible de réfléchir au présent69 et que, de toute façon, «se
connaître implique de prendre le point de vue d'autrui sur soi, c'est-à-dire un
point de vue faux70».

Bref, l'examen du Cogito enseigne, à l'encontre de Descartes, que la


conscience implique existence et conscience d'existence : «... on vit
l'intériorité ... on ne la contemple pas puisqu'elle serait elle-même par delà la
contemplation, comme sa condition71». Au stade du Cogito pré-réflexif, il n'y a
pas de connaissance sinon dans le sens de considérer que «pour la
conscience, être et se connaître sont une seule et même chose ... pour la

67. L'Imaginaire, p. 311. Sartre fait remarquer que «Descartes n'établit pas le caractère douteux
de la perception sur une inspection de celle-ci, mais ... prend pour acquis que l'homme qui perçoit
est conscient de percevoir. Simplement il fait remarquer que l'homme qui rêve, de son côté, a
une certitude analogue» (p. 312). Il n'en faut pas moins pour rappeler «la grande loi de
l'imagination : il n'y a pas de monde imaginaire» (p. 324).
68. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 64.
69. TE p. 92 : «Toute conscience irréfléchie ... laisse un souvenir non thétique ...». Sartre fait
siennes certaines réflexions de Husserl lesquelles, en l'occurrence, permettent de marquer la
dissociation entre le fait conscient d'exister et la connaissance. Sartre, on le verra plus loin,
reprendra autrement cette distinction en établissant deux types de conscience (voir TE p. 92 et
p. 191, Conscience de soi et connaissance de soi, p. 54 et p. 84), à partir de l'opposition de
¡'irréfléchi au réfléchi.
70. TE p. 113.
71. TE p. 112.
105

conscience, l'apparence est l'absolu en tant qu'elle est apparence72» — ce qui


revient à affirmer une parfaite coïncidence du sujet et de l'objet : «un absolu
non substantiel73». Autrement dit, la conscience ne peut être «bornée que par
elle-même74». Il n'y a pas d'essence (c'est-à-dire de passivité) dans la
conscience —elle est «existence absolue75», totalité, spontanéité pure et
autonomie : «l'existence précède l'essence76». Il faut conclure qu'il n'y a pas
de réfléchi dans la conscience : «... l'irréfléchi a priorité ontologique sur le
réfléchi, parce qu'il n'a nullement besoin d'être réfléchi pour exister ... la
conscience réfléchie doit être considérée comme autonome77». La conscience
n'a pas à être connue pour savoir qu'elle existe; contrairement à ce que croyait
Descartes, elle est connue parce qu'elle existe. La conscience pure est pure
existence :

Elle [la conscience] se détermine à l'existence à


chaque instant, sans qu'on puisse rien concevoir
avant elle. Ainsi chaque instant de notre vie
consciente nous révèle une création ex nihilo. Non
pas un arrangement nouveau, mais une existence
nouvelle78.

Intentionnalité et conscience de soi ne font qu'exprimer deux facettes d'une


même réalité : au-delà du Cogito, il y a une conscience préréflexive qui
s'affirme comme étant autonome et sans aucun contenu.

72. TE p. 112.
73. TE p. 90. Aussi Conscience de soi et connaissance de soi : «Il n'y a pas de distinction
sujet-objet dans cette conscience» (p. 63); ou : «Il y a conscience de plaisirs faibles ... mais il n'y
a pas conscience partielle de plaisir.» (p. 65).
74. TE p. 89. Sartre exprimera cela en disant que la conscience est conscience de «part en
part».
75. TE p. 67.
76. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 67.
77. TE p. 98.
78. TE p. 119.
106

b) La transcendance du Je

La conscience est pure. Le Je ne peut donc subsister à l'opération cathartique.


Le Je qui s'affirme comme transcendant dans le Je pense n'est «pas de la
même nature que la conscience transcendantale79». Autrement dit, le Je n'est
pas la conscience pure qui se transcende, mais un objet vers quoi il se
transcende au même titre que la chaise ou la pierre. L'époché, qui n'est plus
«une méthode savante mais l'angoisse80», révèle à notre expérience que
pendant que je lis, «il n'y a pas de Je dans la conscience irréfléchie81»; ce
qu'on considère comme un Je est alors seulement conscience de l'objet par et
pour une conscience non-positionnelle d'elle-même. C'est l'erreur de Husserl,
selon le point de vue de Sartre, d'être «revenu, dans les Ideen, à la thèse
classique d'un Je transcendantal qui serait comme en arrière de chaque
conscience, qui serait une structure nécessaire de ces consciences, dont les
rayons (Ichstrahl) tomberaient sur chaque phénomène qui se présenterait sous
le champ de l'attention82». Husserl aurait oublié que le Je ne se donne pas à
la conscience comme objet transcendant, mais qu'il fait partie de l'évidence et
de la saisie intuitive de la conscience réfléchie à travers laquelle il se donne.
En fait, poser le Je transcendantal c'est oublier que «rien sauf la conscience ne
peut être la source de la conscience. En outre, si le Je fait partie de la
conscience, il y aura deux Je : le Je de la conscience réflexive et le Je de la
conscience irréfléchie83». Aussi, en introduisant un Je transcendantal,
Husserl attribue au Je une transcendance qui se poserait sur le même plan que
la conscience transcendantale, et non comme un objet qu'elle transcende; c'est
revenir à l'erreur de la substance pensante de Descartes, troublant ainsi la
transparence de la conscience :

79. TE p. 95.
80. TE p. 122
81. TE p. 93.
82. TE p. 88.
83. TE p. 95.
107

Elle [la conscience] est toute légèreté, toute


translucidité. C'est en cela que le Cogito de Husserl
est si différent du Cogito cartésien. Mais si le Je est
une structure nécessaire de la conscience, ce Je
opaque est élevé du même coup au rang d'absolu. ...
La conscience s'est alourdie, elle a perdu ce caractère
qui faisait d'elle l'existant absolu à force d'inexistence.
Elle est lourde et pondérable. Tous les résultats de la
phénoménologie menacent ruine si le Je n'est pas au
même titre que le monde un existant relatif, c'est-à-dire
un objet pour la conscience84.

Il s'agit d'une critique fondamentale de la pensée de Husserl que Sartre


résumera dans la phrase lapidaire : «le Je transcendantal, c'est la mort de la
conscience85». Cette critique radicalise la critique de Husserl, en constituant
un non-savoir radical au terme duquel même l'Ego apparaît comme un existant
relatif au même titre que le monde, voire comme un simple objet intra-mondain.

Il faut donc épurer la conscience de toutes velléités de Je puisque celles-ci


menacent sa pureté, son autonomie et sa translucidité et en compromettent
l'intentionnalité. Mais une telle démarche ne signifie pas qu'on mette en doute
la certitude du Cogito, qui est un fait indéniable et personnel et qui, dans toute
pensée, se révèle le Je de la pensée qui pense et qui est saisie. La certitude
absolue du Cogito vient de ce que, «comme le dit Husserl, il y a une unité
indissoluble de la conscience réfléchissante et de la conscience réfléchie (au
point que la conscience réfléchissante ne saurait exister sans la conscience
réfléchie)86». Il ne faut cependant pas oublier que le Cogito résulte d'une
opération réflexive, et qu'en fait «ce Cogito est opéré par une conscience
dirigée sur la conscience, qui prend la conscience comme objet87». Mais cette
conscience-objet n'est pas la conscience réfléchissante, même si cette dernière
est nécessairement conscience non positionnelle d'elle-même, mais une

84. TE p. 90-91.
85. TE p. 90.
86. TE p. 91.
87. TE p. 91.
108

«conscience du premier degré ou irréfléchie 88». La conscience irréfléchie ne


contient pas de Je, parce que celui-ci ne peut faire partie de la structure interne
de la conscience intentionnelle : «Quant je cours après un tramway ... il n'y a
pas de Je. Il y a conscience du tramway-devant-être-rejoint et conscience non
positionnelle de la conscience88 89». Il n'y a rien dans la conscience, ni derrière
elle; elle est l'acte qu'elle intentionné. C'est donc en avant de la conscience
que le Je apparaît, dans l'acte où la conscience réflexive se donne la
conscience irréfléchie comme objet; il y a alors une perte de spontanéité, de
naïveté résultant de ce que la «pensée irréfléchie subit une modification
radicale en devenant réfléchie90». Par la réflexion, la conscience du tramway-
devant-être-rejoint devient ma conscience d'un retard et non plus la pure
conscience spontanée et naïve du tramway :

Le Moi n'apparaît qu'avec l'acte réflexif et comme


corrélatif noématique d'une intention réflexive ... le je
et le Moi ne font qu'un ... La distinction qu'on établit
entre ces deux aspects d'une même réalité nous paraît
simplement fonctionnelle, pour ne pas dire
grammaticale91.

Pour mieux voir ce qu'il en est de cette constitution du Je par l'acte réflexif,
prenons un exemple que donne Sartre. La répulsion que j'ai pour quelqu'un
est un acte spontané de la conscience; elle cesse en même temps que la
conscience que j'en ai. Il en est différemment de la haine qui se manifeste en
même temps que mon expérience de répulsion; en effet, la haine va au-delà de
ma conscience spontanée de répulsion, puisque la haine persiste au-delà de

88. TE p. 90; aussi p. 93 : «selon l'aveu de Husserl, la réflexion modifie la conscience


spontanée»; ou encore p. 99 ; «... me voilà en train de me regarder agir au sens où l'on dit de
quelqu'un qu'il s'écoute parler.» Sartre précisera qu'il ne se pose pas de problème de renvoi à
l'infini «puisqu'une conscience n'a nullement besoin d'une conscience réfléchissante pour être
consciente d'elle-même. Simplement, elle ne se pose pas à elle-même comme son objet» (TE
p. 92).
89. TE p. 94.
90. TE p. 92.
91. TE p. 99. Ce sont ces «aspects» que Sartre désigne souvent comme étant les objets
d'une égologie.
109

mon expérience et continue d'être au-delà du paraître, même lorsqu'elle n'a


pas été révélée par la conscience, occupée à autre chose :

... la haine n'est pas de la conscience. Elle déborde


l'instantanéité de la conscience et elle ne se plie pas à
la loi absolue de la conscience pour laquelle il n'y a
pas de distinction possible entre l'apparence et l'être».
La haine est donc un objet transcendant92.

La haine est un objet, donc un élément passif comme la chute d'eau ou


l'électricité, pour lequel le mouvement n'en n'implique pas moins leur inertie,
puisque leur mouvement vient du dehors, en l'occurrence de l'acte spontané de
la conscience. Si, dans une situation, la haine apparaît comme une conscience
vécue de répulsion qui apparaît émaner de la situation, c'est que la conscience
non-thétique de répulsion s'accompagne d'une conscience qui projette
l'intention transcendante de haine et en porte le sens à la situation
spontanément vécue. C'est dire que la réflexion déborde la conscience
spontanée en constituant et en projetant une unité idéale, «un pôle
transcendant d'unité synthétique, comme le pôle-objet de l'attitude
irréfléchie93». Cette unité idéale de la haine qui constitue l'Ego est une unité
noématique et non pas noétique; elle est la même qui constitue n'importe quel
objet spatio-temporel transcendant, que ce soit la pierre ou la table. Aussi, un
tel pôle-objet de l'Ego «n'est rien en dehors de la totalité concrète des états et
des actions qu'il supporte94». Puisque notre propos n'est pas de décomposer
le détail de la mécanique, ainsi que l'a fait d'ailleurs abondamment Husserl
avant Sartre, ces données suffisent à faire comprendre ce que Sartre veut
signifier. Est totalement extérieur à la conscience ce qu'on imputait à
l'intériorité de la conscience; la haine est comme un pourtour que la conscience
réflexive fabrique et qui donne à croire que la conscience a un dedans ou, en
l'occurrence, un Je ou un Moi.

92. TE p. 101.
93. TE p. 100; Sartre dira de l'Ego qu'il est un objet appréhendé, mais aussi constitué par la
conscience réflexive (TE p. 110).
94. TE p. 107.
110

Le Moi est donc un objet transcendant qui apparaît et qui est constitué par la
conscience réflexive; il n'est pas dans la conscience, mais il est un objet
transcendant de la conscience, au même titre que n'importe quel objet du
monde, et donc voué aux mêmes vicissitudes et incertitudes :

Les problèmes des rapports du Je à la conscience


sont donc des problèmes existentiels. [...] Reste que
c'est bien elle qui constitue notre conscience
empirique, cette conscience «dans le monde», cette
conscience avec son «moi» psychique et psycho­
physique. Nous croyons volontiers pour notre part à
l'existence d'une conscience constituante. Nous
suivons Husserl dans chacune des admirables
descriptions où il montre la conscience
transcendantale constituant le monde en
s'emprisonnant dans la conscience empirique; nous
sommes persuadés comme lui que notre moi
psychique et psycho-physique est un objet
transcendant qui doit tomber sous le coup de
Vépoché95.

S'il est évident qu'il y a une conscience empirique résultant d'une conscience
constituante, cela n'explique pas, pour autant, pourquoi il y a si souvent
confusion entre elles. Sartre note que la confusion de ces deux consciences
est «une erreur très fréquente des psychologues : elle consiste à confondre la
structure essentielle des actes réflexifs avec celle des actes irréfléchis96».
Ainsi qu'on l'a vu, la conscience spontanée se différencie fondamentalement
de la forme d'existence constituée par la structure réflexive de la conscience.
La confusion, pour Sartre, résulte de ce que l'Ego se présente sous les
apparences d'une spontanéité; il se constitue en une pseudo-spontanéité :

La véritable spontanéité doit être parfaitement


claire : elle est ce qu'elle produit et ne peut rien être

95. TE p. 87-88.
96. TE p. 97.
111

d'autre. [...] La spontanéité de l'Ego s'échappe à elle-


même puisque la haine de l'Ego, bien que ne pouvant
exister par soi seule, possède malgré tout une certaine
indépendance par rapport à l'Ego. De sorte que l'Ego
est toujours dépassé par ce qu'il produit, bien que,
d'un autre point de vue, il soit ce qu'il produit. [...] Il
s'ensuit que la conscience projette sa propre
spontanéité dans l'objet Ego pour lui conférer le
pouvoir créateur qui lui est absolument nécessaire.
Seulement cette spontanéité, représentée et hy-
postasiée dans un objet, devient une spontanéité
bâtarde et dégradée, qui conserve magiquement sa
puissance créative tout en devenant passive. [...] Nous
sommes ainsi entourés d'objets magiques qui gardent
comme un souvenir de la spontanéité de la
conscience, tout en étant des objets du monde. Voilà
pourquoi l'homme est toujours un sorcier pour
l'homme. En effet, cette liaison poétique de deux
passivités dont l'une crée l'autre spontanément, c'est
le fond même de la sorcellerie, c'est le sens profond
de la «participation».

... Tout se passe comme si l'Ego était garanti par sa


spontanéité fantomale de tout contact direct avec
l'extérieur, comme s'il ne pouvait communiquer avec
le Monde que par l'intermédiaire des états et des
actions. On voit la raison de cet isolement : c'est tout
simplement que l'Ego est un objet qui ne paraît qu'à la
réflexion et qui, de ce fait, est radicalement tranché du
Monde. Il ne vit pas sur le même plan97.

L'Ego est un objet transcendant de la conscience mais, à la différence des


objets du monde, cet objet est une projection magique et poétique. Le Moi est
donc une constitution de la conscience qui est par elle mais qui n'est pas elle;
c'est dans L'être et le Néant que nous verrons la véritable portée
épistémologique des conceptions mises en place ici. Pour le moment, il
importe seulement d'en considérer les implications en fonction de la démarche
critique d'épuration de la conscience. L'Ego n'est rien, sinon un objet de la
conscience; aussi, il est totalement en dehors de la conscience qui devient

97. TE p. 110-111.
112

ainsi purifiée de «toute structure égologique98». En tant qu'il est un objet, le


Moi ne présente aucune évidence certaine et adéquate, comme n'importe quel
autre objet du monde. Sartre estime que le célèbre Je est un autre de Rimbaud
présente une expression claire de ce qu'est l'attitude réflexive : «la
spontanéité des consciences ne saurait émaner du Je ... elle se donne avant
tout comme une spontanéité individuée et impersonnelle99».100Le Je est un
objet qui n'est pas la conscience sinon en tant que son produit, c'est-à-dire
précisément autre que ce qu'elle est. Autrement dit, la conscience s'oppose à
toute objectivation parce qu'elle est pur sujet. Aussi, lorsque Pierre et Paul
parlent de l'amour de Pierre, ils considèrent une même chose, c'est-à-dire un
objet révocable en doute, «pas plus certain pour Pierre que pour Paul ... objet
d'une évidence inadéquate. S'il en est ainsi, il ne reste plus rien
d'impénétrable chez Pierre, si ce n'est sa conscience même. Mais celle-ci l'est
radicalement'00». C'est donc dire que, à la différence de la conscience elle-
même puisque «une conscience ne peut concevoir d'autre conscience qu'elle-
même101 ”, le Je est pénétrable pour la conscience en tant qu'il est objet, c'est-
à-dire autre. Mais une telle saisie est inadéquate et incertaine puisqu'elle n'est
pas celle de la conscience pure et spontanée : l'Ego «est opaque comme un
objet102». A cela, il faut ajouter la difficulté supplémentaire qui résulte de la
proximité et de l'intimité de notre Moi :

Il [le Moi] est trop présent pour qu'on puisse prendre


sur lui un point de vue vraiment extérieur. Si l'on se

98. TE p. 117.
99. TE p. 119, TE p. 117-118; voir aussi : «Mon Je en effet, n'est pas plus certain pour la
conscience que le Je des autres hommes. Il est seulement plus intime» (p. 122); ou encore,
p. 112 : «... une intériorité absolue n'a jamais de dehors. Elle ne peut être conçue que par elle-
même et c'est pour cela que nous ne pouvons pas saisir les consciences d'autrui (pour cela
seulement et non parce que les corps nous séparent)» (p. 112); ou encore : «Il n'y a pas de
Moi : je suis en face de la douleur de Pierre comme en face de la couleur de cet encrier.»
(p. 97).
100. TE p. 118.
101. TE p. 118; aussi, un peu avant : «Je ne puis concevoir la conscience de Pierre sans en
faire un objet (puisque je ne la conçois pas comme étant ma conscience). Je ne puis la concevoir
parce qu'il faudrait la penser comme intériorité pure et transcendance à la fois, ce qui est
impossible.»
102. TE p. 109; aussi p. 89-90 : «Mais, en outre, ce Je superflu est nuisible. S'il existait il
arracherait la conscience à elle-même, il la diviserait, il se glisserait dans chaque conscience,
comme une lame opaque.»
113

retire pour prendre du champ, il nous accompagne


dans ce recul. Il est infiniment proche et je ne puis en
faire le tour. [...] Mais il serait vain de m'adresser au
Moi directement et d'essayer de profiter de son intimité
pour le connaître. Car c'est elle, au contraire, qui nous
barre la route. Ainsi, «bien se connaître», c'est totale­
ment prendre sur soi le point de vue d'autrui, c'est-à-
dire un point de vue forcément faux. [...] L'Ego
n'apparaît jamais que lorsqu'on ne le regarde pas. Il
faut que le regard réflexif se fixe sur l'«Erlebnis», en
tant qu'elle émane de l'état. Alors, derrière l'état, à
l'horizon, l'Ego paraît. Il n'est donc jamais vu que «du
coin de l'oeil». Dès que je tourne mon regard vers lui
et que je veux l'atteindre sans passer par «l'Erlebnis»
et l'état, il s'évanouit. C'est qu'en effet en cherchant à
saisir l'Ego pour lui-même et comme objet direct de
ma conscience, je retombe sur le plan irréfléchi et
l'Ego disparaît avec l'acte réflexif103.

En tant que l'Ego est un objet, il participe de la même opacité que l'objet, la­
quelle s'oppose à la spontanéité pure, impersonnelle et translucide de la
conscience, telle qu'elle apparaît à elle-même, lorsqu'elle se donne à une ré­
flexion qui «s'en tient au donné104». On comprend donc que le Je
transcendantal, c'est la mort de la conscience. Certes, on l'a vu, le Je du Je
pense n'est pas une structure de la conscience; le Cogito cartésien est
«impur105» et il «affirme trop106» en portant sur le plan irréfléchi l'objet
transcendant de l'acte réflexif qu'est le Je. Que se passe-t-il alors? C'est que
la «conscience s'effraie de sa propre spontanéité107», de la «fatalité de sa
spontanéité108»; cette peur, cette angoisse qui est impossible «si le Je du Je
pense est la structure première de la conscience109» est ce qui amène la
conscience à constituer l'Ego «comme une fausse représentation d'elle-même
... comme si elle en faisait sa sauvegarde et sa loi110». La fonction essentielle

103. TE p. 113-114.
104. TE p. 102.
105. TE p. 116.
106. TE p. 96.
107. TE p. 120.
108. TE p. 121.
109. TE p. 121.
110. TE p. 121.
114

de l'Ego est de «masquer à la conscience sa propre spontanéité111», de


«s'échapper à elle-même en se projetant dans le Moi et en s'y absorbant112».
Peu importe, pour le moment, les raisons de ce camouflage et de cette fuite.
L'ascèse cathartique enseigne que le Je ou le Moi ne font pas partie de la
conscience, et ce au même titre que le monde. Une telle perspective à laquelle
mène la critique de la conscience doit nous réjouir; la conscience n'est pas
repliée sur elle-même car le Je ou le Moi ne sont pas en elle. Mais cette
vacuité ne signifie pas un isolement du monde; au contraire, la critique du
Cogito permet de replonger l'homme dans le monde :

Il y a des siècles, au contraire, qu'on n'avait senti dans


la philosophie un courant aussi réaliste. ... Il n'est pas
nécessaire, en effet, que l'objet précède le sujet... Il
suffit que le Mol soit contemporain du Monde et que la
dualité sujet-objet, qui est purement logique,
disparaisse définitivement des préoccupations
philosophiques. Le Monde n'a pas créé le Moi, le Moi
n'a pas créé le Monde, ce sont deux objets pour la
conscience absolue, impersonnelle, et c'est par elle
qu'ils se trouvent reliés. Cette conscience absolue,
lorsqu'elle est purifiée du Je, n'a plus rien d'un sujet,
ce n'est pas non plus une collection de
représentations : elle est tout simplement une
condition première et une source absolue
d'existence113.

L'égologie montre que le Je n'est pas partie de la conscience; au contraire, il


est inconciliable avec elle. Sa réalité et son rôle n'en sont pas pour autant
moins importants; son explication renvoie à celle de la réflexion qui le constitue,
dont il faut aussi épurer la conscience.

m. TE p. 120.
112. TE p. 122.
113. TE p. 123.
115

c) La conscience réflexive

La démarche en vue de définir la conscience, entreprise après la critique du


Cogito cartésien, s'est avérée elle-même essentiellement critique. Il ne peut en
être autrement à partir du moment où la conscience est définie comme une
spontanéité pure et transcendantale, c'est-à-dire sans contenu. Dans un
premier temps, la critique a libéré la conscience de l'Ego et du Je, c'est-à-dire
de la dimension affective du sujet, de son étoffe intérieure et intime, de ce qu'on
appellerait son âme. Mais, au-delà de cette épuration, il restait la dimension
moins matérielle et charnelle qui est celle de la pensée. En fait, on a vu celle-ci
poindre comme étant la source de la constitution de l'Ego; se glisse-t-il ainsi par
la porte arrière un contenu évacué par la porte avant? Certes non. Sartre n'a
pas oublié que le principal reproche fait au Cogito de Descartes était son
caractère réflexif et que précisément l'erreur était d'avoir assimilé la conscience
à la pensée. Il y a une conscience pré-réflexive pour laquelle n'existe pas la
dualité sujet-objet; contrairement au Cogito qui se pose comme objet à lui-
même, il est impossible à la conscience de se retirer en elle-même pour douter
d'elle-même, comme si elle était un objet qui serait dehors.

En fait, la constitution de l'Ego a montré, illustrant ainsi le subterfuge qui avait


été mis en lumière lors de l'analyse du doute méthodique, que la conscience
réflexive constituait un objet qu'elle posait devant elle. La réflexion constitue en
effet son objet comme une sorte de camouflage, de faux-pendant comme en un
miroir déformé de la conscience spontanée. Cet objet qui est état, qualité ou
action, n'est cependant pas «donné comme ayant été auparavant dans le
Moi114» mais apparaît plutôt comme «un rapport de production poétique (au
sens de TTOIEIV), ou, si l'on veut, de création115». Ces objets sont des
produits de la conscience spontanée hypostasiée dans un objet, le fait de la
«conscience qui s'emprisonne dans le Monde pour se fuir116».

114. TEp. 108.


115. TE p. 108; Sartre ajoute un peu plus loin : «Ce mode de création est bien une création
ex nihilo ...».
116. TE p. 110.
116

Nous savons par ailleurs qu'il ne faut pas confondre la structure des actes
Irréfléchis avec celle des actes réfléchis. Il faut se rappeler que la conscience
de premier degré est «conscience de soi117»; la conscience irréfléchie est
conscience d'elle-même en même temps qu'elle est conscience d'un objet
transcendant, bien que cette conscience ne soit pas positionnelle dans le sens
où elle se donne comme objet à elle-même. La conscience Irréfléchie est, dit
Sartre,«un absolu non substantiel ... tout simplement parce qu'elle est
conscience d'elle-même118». La conscience réflexive, quant à elle, est une
opération de second degré dans laquelle la conscience se transcende en se
donnant comme objet la conscience irréfléchie. Aussi réfléchir c'est faire en
sorte que la conscience qui est conscience non positionnelle de soi se donne à
elle-même, comme objet positionnel, la conscience Irréfléchie; une telle
conscience réfléchissante est elle-même irréfléchie et peut donc se poser à
elle-même comme objet — il n'y a cependant pas, comme le note Sartre,
possibilité de renvoi à l'Infini, puisque ce jeu est en quelque sorte Inutile, la
conscience n'ayant «nullement besoin d'une conscience réfléchissante pour
être consciente d'elle-même119». La conscience est donc toujours conscience
d'elle-même ou conscience de soi à travers l'objet qu'elle intentionné, et ce tant
pour la conscience réfléchie que pour la conscience réfléchissante. La
réflexion est ainsi un acte réfléchissant par lequel la conscience se donne le
réfléchi pour objet en tant qu'elle est conscience de ce réfléchi mais par un acte
dont elle n'est pas alors réfléchissante. La réflexion ne se définit pas d'abord
par ses moyens ou ses procédés, mais par son rapport à la conscience.

A prime abord, il apparaît donc que la réflexion ne s'oppose pas au réfléchi


mais ne fait que se le donner comme objet. En fait, le rapport entre les deux
consciences, soit la conscience réfléchissante et la conscience réfléchie, est
celui d'une «unité indissoluble120», selon l'expression que Sartre emprunte à
Husserl; cette unité est telle «que la conscience réfléchissante ne saurait
exister sans la conscience réfléchie121» et qu'il faut y voir «une synthèse de

117. TE p. 110.
118. TE p. 90.
119. TE p. 92; aussi p. 98.
120. TE p. 91.
121. TE p. 91.
117

deux consciences dont l'une est conscience de l'autre122». Si tel est le cas,
est-ce à dire que les actes de la réflexion présentent la même évidence
apodictique et adéquate que ceux de la conscience réfléchie? La réponse se
fait alors moins catégorique : «Nous ne devons pas faire de la réflexion un
pouvoir mystérieux et infaillible, ni croire que tout ce que la réflexion atteint est
indubitable parce qu'il est atteint par la réflexion. La réflexion a des limites de
droit et de fait123» C'est que, s'il y a unité entre la conscience et la réflexion, ne
serait-ce parce que cette dernière n'est qu'un mode d’être de la conscience,
Sartre n'en désigne pas moins sous le même vocable une réalité qui comporte
elle-même deux faces présentant une double portée :

Aussi la réflexion a-t-elle un domaine certain et un


domaine douteux, une sphère d'évidences adéquates
et une sphère d'évidences inadéquates. La réflexion
pure (qui n'est cependant pas forcément la réflexion
phénoménologique) s'en tient au donné s'en élever
de prétentions vers l'avenir. C'est ce qu'on peut voir
quand quelqu'un, après avoir dit dans la colère : «Je
te déteste», se reprend et dit : «Ce n'est pas vrai, je
ne te déteste pas, je dis ça dans la colère». On voit ici
deux réflexions : l'une, impure et complice, qui opère
un passage à l'infini sur le champ et qui constitue
brusquement la haine à travers l'«Erlebnis» comme
son objet transcendant, — l'autre pure, simplement
descriptive, qui désarme la conscience irréfléchie en
lui rendant son instantanéité. Ces deux réflexions ont
appréhendé les mêmes données certaines mais l'une
a affirmé plus qu'elle ne savait et elle s'est dirigée à
travers la conscience réfléchie sur un objet situé hors
la conscience124.

Si le donné qui est posé est le même, il n'y a pas la même unicité quant à la
réflexion. Dans un cas, celui de la réflexion pure, il s'agit d'une simple
description qui ne fait que désarmer le caractère adéquat et certain du donné

122. TE p. 92.
123. TE p. 100.
124. TE p. 102.
118

instantané; dans l'autre cas, celui de la réflexion impure et complice, la


réflexion glisse du donné réfléchi à un autre donné, douteux et inadéquat, qui
est une prétention sur le donné. C’est cette dernière réflexion que Sartre avait
dénoncée à propos du Cogito cartésien, qualifié de réflexif, estimant qu'il
«affirme trop125» et qu'il est «impur126» parce que «c'est une conscience
spontanée, sans doute, mais qui reste liée synthétiquement à des consciences
d'états et d'actions127». Le Cogito cartésien ne s'en tient pas à la spontanéité
de la conscience pure; il révèle ce qui est présupposé dans l'entreprise du
doute, à savoir le Je, lequel nous l'avons vu, n'est pas un fait de la conscience
mais un produit de la réflexion. Toute réflexion qui ne s'en tient pas au donné
de la conscience spontanée est impure; il en résulte un rôle «singulièrement
limité128» de la réflexion, puisque ce qu'elle affirme alors ne présente pas
d'évidence adéquate et apodictique.

Faisant siennes les conclusions des études de Husserl, Sartre déclare que «la
certitude de l'acte réflexif vient de ce qu'on y saisit la conscience sans facettes,
sans profils, tout entière (sans «Abschattungen»)129». En d'autres termes, il
existe une adéquation entre l'objet de la conscience et l'objet de la réflexion
lorsque la conscience réflexive pose comme objet une conscience réfléchie, si
cet objet est une conscience spontanée et présente. Ainsi dans un exemple
qu'on a vu précédemment, la répulsion que je ressens en face de quelqu'un est
un état «présent devant le regard de la conscience réflexive, il est лее/130»; la

125. TE p. 96.
126. TE p. 116.
127. TE p. 116; Sartre dira en d'autres termes : «le Je ne se donne pas comme un moment
concret, une structure périssable de ma conscience actuelle; il affirme au contraire sa
permanence par delà cette conscience et toutes les consciences» (p. 94); ou encore : «Le
contenu certain du pseudo «Cogito» n'est pas «j'ai conscience de cette chaise» mais «il y a
conscience de cette chaise» (p. 96); ou encore : «Mon Je, en effet, n'est pas plus certain pour
la conscience que le Je des autres hommes. Il est seulement plus intime» (p. 122). Sartre
notera aussi ; «que le Je du Je pense n'est l'objet d'une évidence ni apodictique ni adéquate.
Elle n'est pas apodictique puisque en disant Je nous affirmons bien plus que nous ne savons.
Elle n'est pas adéquate car le Je se présente comme une réalité opaque dont il faudrait
développer le contenu.» (p. 95).
128. TEp. 101.
129. TE p. 94; aussi : «Le droit de la réflexion présente, en effet, ne s'étend pas au-delà de
la conscience saisie présentement» (p. 93) ou «en aucun cas, en effet, la réflexion ne peut être
trompée sur la spontanéité de la conscience réfléchie; c'est le domaine de la certitude réflexive.»
(p. 103).
130. TE p. 100.
119

répulsion est conscience. Mais si je déborde cette conscience instantanée de


répulsion pour considérer que je hais ce quelqu'un depuis longtemps et que je
le haïrai toujours, je m'inscris dans le temps, au-delà de ma conscience
présente — j'ai délaissé la conscience instantanée pour dire plus. Si la
réflexion s'en tient au donné de la conscience instantanée, il y a conscience
certaine de répulsion et non de haine : «Une conscience instantanée de
répulsion ne saurait donc être ma haine. Si même je la limitais à ce qu'elle est,
à une instantanéité, je ne pourrai même plus parler de haine131». L'objet de la
conscience réflexive est d’une évidence apodictique et adéquate lorsqu'il s'en
tient au donné de la conscience réfléchie, puisque ce donné instantané est
garanti en ce qu'il émane de «la loi absolue de la conscience pour laquelle il
n'y a pas de distinction possible entre l'apparence et l'être132».

Inversement et corrélativement, la conscience réflexive qui se donne comme


objet autre chose que le donné de la conscience réfléchie et immédiate, doit
assumer les conséquences de toute conscience qui se transcende dans un
objet (autre que son propre donné instantané) : l'objet n'est alors jamais un
donné. Dans ce cas, il se révèle dans chaque conscience vécue (Erlebnis) à la
fois tout entier et comme profil ou projection (Abschattung), puisqu'il n'est
qu'une unité noématique des nombreux états de conscience instantanée dans
lesquels il se révèle. Autrement dit, l'objet se situe au-delà de la conscience
instantanée et présente, pour constituer une signification. Il n'est pas
nécessaire d'être grand clerc pour voir que ce dernier type de réflexion
constitue la plus grande partie du champ réflexif, surtout si les états, qualités,
actions, comme constituant l'objet transcendant du psychique ou de l'Ego en
font partie. Aussi, Sartre se réfère encore une fois à Husserl; ses études sur La
Conscience interne du Temps ont le mérite d'en faire «le premier à reconnaître
qu'une pensée irréfléchie subit une modification radicale en devenant
réfléchie133», faisant référence notamment au vaste domaine de la réflexion
dans le souvenir. Sartre conclut que «la réflexion modifie la conscience

131. TE p. 101.
132. TE p. 101.
133. TE p. 92.
120

spontanée134». Aussi l'unité de la conscience et de la réflexion qui, dans un


premier temps, s'est révélée le fondement de la certitude, prend un tout autre
sens qui implique cette fois l'incertitude.

Mais le propos de Sartre semble confus puisqu'il consiste à affirmer qu'une des
deux réflexions modifie davantage que l'autre et qu'il en est une qui, si elle
n'est pas la conscience spontanée elle-même, a la même certitude que cette
dernière. Alors qu'il sait pourtant être clair, voire tranchant, Sartre ne dit pas
vraiment ce qu'est cette réflexion qui a la certitude du donné, ni pourquoi elle
est et à quoi elle sert. Si la conscience irréfléchie et spontanée est consciente
d'elle-même, pourquoi a-t-elle besoin de se poser dans la réflexion? C'est là
toute la question de la connaissance. Un tel lien entre la conscience irréfléchie
et la réflexion est-il maintenu parce que, autrement, il n'y a pas de
communication possible? Mais alors n’y a-t-il plus de certitude, puisqu'il y a
rupture de la présence par la parole en tant qu'elle n'est pas la présence elle-
même, en personne? La connaissance ne consiste-t-elle pas à ne rien dire?
Le point de vue exprimé par Sartre en 1937 apparaît révélateur de la position
épistémologique qu'il énoncera ultérieurement :

La réflexion «empoisonne» le désir. Sur le plan irré­


fléchi je porte secours à Pierre parce que Pierre est
«devant-être-secouru». Mais si mon état se trans­
forme soudain en état réfléchi, me voilà en train de me
regarder agir au sens où l'on dit de quelqu'un qu'il
s'écoute parler. Ce n'est plus Pierre qui m'attire, c'est
ma conscience secourable qui m'apparaît comme
devant être perpétuée. Même si je pense seulement
que je dois poursuivre mon action parce que «cela est
bien», le bien qualifie ma conduite, ma pitié, etc. La
psychologie de La Rochefoucauld se retrouve à sa
place. Et pourtant elle n'est pas vraie : ce n'est pas
ma faute si ma vie réflexive empoisonne «par
essence» ma vie spontanée, et d'ailleurs la vie
réflexive suppose en général la vie spontanée. Avant
d'être «empoisonnés» mes désirs ont été purs; c'est le

134. TE p. 93.
121

point de vue que j'ai pris sur eux qui les a


empoisonnés135.

La réflexion empoisonne donc la conscience; mais pourquoi alors y a-t-il la


réflexion? Pourquoi est-elle suscitée par la conscience? Plus tard, en 1947, en
réponse aux interrogations136 de MM. Nabert, Benda et Hyppolite sur ce
problème du rapport entre l'expérience pré-réflexive et la réflexion, Sartre
explique que la conscience non thétique cherche sa synthèse par l'acte réflexif
de la réflexion pure, mais l'acte réflexif glisse alors aussitôt dans une
objectivation qui, par définition, manque son but et augmente la division,
puisqu'elle empêche la conscience d'être elle-même à elle-même. Mais ce qui
est plus révélateur, c'est la réponse négative de Sartre sur la nécessité d'un
passage de la conscience pré-réflexive à la réflexion. L'acte réflexif n'est
qu'«une initiative et non pas un moment d'une philosophie dialectique137». La
réflexion est le fait de la liberté ou, en d'autres termes, l'homme est un projet
dont nous ne pouvons pas donner la définition tant qu'il ne sera pas fait; il n'y a
donc pas d'autre nécessité que la liberté — donc pas d'appel. Sartre notera
cependant qu'il lui apparaît qu'il y a «une constance plus grande du passage
de l'immédiat au complice que de l'immédiat au pur138». Aussi, il énonce sa
perspective comme suit :

... Je ne crois pas qu'il y ait nécessité d'actes réflexifs.


Nous pourrions concevoir une société où la réflexion se­
rait toujours un monde de mensonges. Cette société
nous pouvons d'autant plus la concevoir que c'est la
nôtre.

... Ce que je prétends, c'est qu'il n'y a pas nécessité de


passage de l'une à l'autre. Il n'y a pas d'appel. Il n'y a
rien que la liberté.

135. TE p. 99.
136. Consciencede soi et connaissance de soi, p. 77-91.
137. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 81.
138. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 91.
122

... Autrement dit, il dépend de l'homme que l'homme


fasse la cité des fins, ou qu'il fasse la société immédiate
des fourmis. Cela dépend de lui et non pas de
quelqu'un d'autre. Il n'y a pas de loi, a priori, qui le
décide. Et notre destin est, comme toujours, entre nos
mains139.

Aussi, il n'est pas non plus étonnant que Sartre réponde par la négative au
néo-hégélien Hyppolite qui estime que le passage, par la réflexion, de la
conscience à la connaissance, contient et signifie la possibilité d'un progrès.
La réflexion est trop pleine d'un lourd passif vis-à-vis la conscience pour qu'on
puisse voir en elle un progrès! Du reste, la position de Sartre sur la conscience
est la même qu'il énonçait à P. Verstraeten en rapport avec la liberté : il n'y a
pas de nécessité et toute idée de finalité est même inconciliable avec la
conscience.

Il appert donc de notre démarche que si la conscience réflexive comporte la


possibilité de certitudes, c'est uniquement dans la mesure où elle est, pour
ainsi dire, la conscience spontanée ou, plus précisément, lorsqu'elle saisit
celle-ci sans profil. Autrement, la réflexion ne présente aucune certitude par
rapport au donné de la conscience spontanée puisqu'elle constitue son objet.

La démarche critique apprend que la réflexion, sauf peut-être quand elle se fait
une quasi-réflexion, ne permet pas plus d'accéder à la connaissance que la
science. Comme ce fut en effet le cas avec la science qui est apparue n'offrir à
la conscience qu'un objet d'incertitude, l'étude de la conscience amène cette
fois à constater l'insuffisance du Cogito réflexif cartésien à fournir des
certitudes. Le Je, comme la réflexion elle-même, apparaissent comme des
objets transcendants au même titre que les objets du monde; la conscience est
spontanée et anté-réflexive. La conscience est non-savoir radical. Aussi la
recherche des choses mêmes apparaît comme une critique systématique et

139. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 82.


123

radicale, au terme de laquelle il ne semble plus y avoir de savoir autrement que


dans la conscience immédiate et spontanée, mais ce savoir se découvre
généralement à travers un monde dénaturé en tant que donné, par la science
et la réflexion. La critique de la connaissance n'a donc pas permis de fonder la
possibilité d'une connaissance. Mais il ne faut pas en rester là. Il faut
approfondir le pourquoi de cette «perte de naïveté140» de la conscience par le
fait de la réflexion et savoir ce que signifie cette difficulté de la réflexion à
connaître son objet. Telle sera la recherche qu'entreprendra l'ontologie.

140. TE p. 92.
CHAPITRE IV

CONSCIENCE ET ÊTRE

Les existants apparaissent,


se laissent rencontrer, mais on ne
peut jamais les déduire.

Sartre

Le Cogito s'est révélé insuffisant, tant sur le plan de la science que sur le plan
réflexif. Le Cogito n'apparaît donc être ni la voie de la lucidité critique, ni garant
du progrès, tant dans la connaissance du monde que dans la connaissance de
soi.

Il ne faut pas croire que cette dimension négative de la pensée réflexive par
rapport à la conscience anté-réflexive, soit un fait particulier et passager; elle
constitue plutôt la réalité des choses et de l'homme. La conception sartrienne
du Cogito réflexif renvoie à la conscience; en effet, au-delà de la critique
proprement dite, la relation de la conscience à l'être trouve, à travers
l'ontologie, sa cohérence et son fondement dans la théorie de la connaissance.

Notre démarche consistera à voir, par une analyse attentive du cheminement


de Sartre, comment s'articulent les rapports entre la conscience et la réflexion
125

dans l'ontologie. Aussi, après avoir posé la question de l'être et du non-être,


nous verrons que l'être renvoie à une idée fondamentale de Sartre : la
conscience comme Négation. Puis, dans une deuxième partie, nous
approfondirons la notion de connaissance et verrons comment s'articule une
dialectique de la distanciation propre à la conscience, à partir de la Négation
originelle. Ainsi apparaîtra enfin le fondement des rapports entre le non-savoir
et la connaissance; la vérité de la connaissance est un non-savoir que la
conscience a à être, mais qu'elle est condamnée à être par la connaissance à
travers laquelle la conscience se révèle.

A. La conscience comme Négation

a) Être et non-être

Dans sa recherche phénoménologique de l'être, pratiquée dans le souci


d'éviter l'abstrait, soit de ne pas dissocier, au cours de leur examen, les deux
termes de la totalité synthétique que constitue le rapport homme-monde, Sartre
examine les conduites humaines. Parmi celles-ci, il y a l'attitude interrogative.
La démarche vers l'être fait que j'attends de l'être un dévoilement qui se
présentera sous forme d'une réponse affirmative ou négative. C'est que, en
fait, l'interrogation pose le questionnant en non-être de son savoir en même
temps que l'objet questionné comme possibilité de non-être. Aussi, toute
question sur l'être implique une possibilité permanente de non-être, puisque
toute réponse recèle une possible affirmation de non-être.

Au-delà de l'attitude humaine interrogative, il apparaît à Sartre qu'il existe de


nombreuses autres conduites non judicatives qui révèlent une présence et une
compréhension immédiates du non-être sur un fond d'être. Ainsi, par exemple,
l'absence de Pierre dans un café est une intuition dans laquelle l'absence
s'affirme comme négation de l'environnement du café en tant que celui-ci glisse
126

en arrière comme une totalité indifférenciée. Il en est de même de


l'interrogation par un geste ou un regard. La compréhension de ces conduites
est certes le fait de la conscience, mais la négation ne peut être un fait de la
conscience que si elle est conscience de quelque chose. Aussi, la
compréhension de ces conduites se révèle comme conscience d'être
conscience de négation; comme il y a de l'être partout, nous dit Sartre, il y a
certes présence perpétuelle de ces négations, et donc compréhension
immédiate de non-être.

Cet examen des conduites humaines amène à poser la question des rapports
entre l'être et le non-être. Sartre s'interroge alors immédiatement sur
l'hypothèse de la complémentarité de l'être et du non-être et l'énonce comme
suit :

... et il nous vient aussitôt la tentation de considérer


l'être et le non-être comme deux composantes
complémentaires du réel, à la façon de l'ombre et de
la lumière : il s'agirait en somme de deux notions
rigoureusement contemporaines qui s'uniraient de
telle sorte dans la production des existants, qu'il serait
vain de les considérer isolément1.

Sartre affirme que c'est le point de vue exprimé par Hegel; il consiste à
assimiler en une seule et même chose l'être pur et le non-être pur2. Mais si la
dialectique du dépassement ou du mouvement du devenir est possible, fait
remarquer Sartre, c'est que le non-être est l'indifférenciation niée de
('indifférenciation primitive de l'être, et alors c'est «qu'il [Hegel] a introduit
implicitement la négation dans sa définition même de l'être3». Or, l'être et le
non-être ne s'opposent pas comme des notions contraires à la manière de la

1. EN p. 47.
2. Sartre tire sa conclusion à partir d'un passage de la Petite Logique qu'il cite sans référence
complète : «Cet Être pur, écrit Hegel dans la Petite Logique , est «l'abstraction pure et, par
conséquent la négation absolue qui, prise, elle aussi, dans son moment immédiat, est le non-
être».» (EN p. 48).
3. EN p. 50.
127

thèse et de l'antithèse; ce sont plutôt des éléments contradictoires qui


impliquent «une postériorité logique du néant sur l'être puisqu'il est d'abord
posé, puis nié4». Aussi, il apparaît que le non-être de Hegel est un subterfuge,
puisqu'en tant qu'il est la négation de toute détermination et de tout contenu à
l'être qu'il qualifie d'indifférencié, un tel non-être «ne peut être qu'en affirmant
qu'au moins il est 5». Sartre résume ainsi sa pensée d'une façon
péremptoire :

Or, l'être est vide de toute détermination autre que


l'identité avec lui-même; mais le non-être est vide
d'être. En un mot, ce qu'il faut rappeler ici contre
Hegel, c'est que l'être esf et que le néant n'est pas6.

Puis, il conclut sa pensée par une remarque percutante visant les fondements
du système hégélien :

Ce qui est d'autant plus étrange qu'il [Hegel] est le


premier à avoir noté que «toute négation est négation
déterminée», c'est-à-dire porte sur un contenu7.

Hegel s'est certes prévenu de telles critiques en indiquant qu'il s'agit d'une
notion difficile qui n'est pas l'objet de représentations, mais qui n'en est pas
moins réelle, comme la notion du devenir ou du commencement. Aussi, c'est
celui qui prétend, dit Hegel8, vouloir écarter la contradiction qui la constitue en
ce faisant; dans le cercle, le centre et la périphérie, pourtant également
essentiels, s'opposent et se contredisent, mais n'en constituent pas moins un
tout cohérent. Dans le même sens, dit Hegel, l'être, dans sa pure abstraction,
est immédiateté indéterminée, mais cette indétermination est en même temps

4. EN p. 50.
5. EN p. 50.
6. EN p. 51.
7. EN p. 51, note 2.
8. Voir Hegel, Précis de l'Encyclopédie des sciences philosophiques, Paris, Vrin, 1952, Trad.
J. Gibelin, p. 91 ss.
128

détermination9. L'argumentation de Hegel ne convainc pas Sartre; au


contraire, tout cela n'est que confusion et procède de la même erreur. En effet,
sur le plan logique, le néant ne peut être contemporain de l'être; il lui est
logiquement postérieur puisque, comme nous l'avons vu précédemment, le
néant ne peut être si l'être n'est pas d'abord là comme condition de sa
négation. Aussi, en aucun cas le néant ne peut être un «abîme originel10»11 qui
précéderait le surgissement de l'être, que cela soit désigné sous le vocable
d'indifférenciation ou bien autrement. Il n'y a qu'à se référer à l'analyse des
cosmogonies naïves ou encore aux usages familiers du langage, tel le fameux
précepte de Socrate Je sais que je ne sais rien ; chacune de ces situations
révèle toujours que celles-ci désignent «par ce rien précisément la totalité de
l'être^». Bref, il ne faut pas oublier que «le vide est vide de quelque chose ....
le non-être est vide d'être»; et de plus, si l'être est antérieur au néant, il faut se
rappeler que «le néant n'est pas 12», de telle sorte qu'il n'y a pas passage de
l'un à l'autre. Par analogie, tout au plus, peut-on dire qu'il en est comme d'un
parallèle lorsqu'on en a effacé un trait : «... la disparition totale de l'être ne
serait pas l'avènement du règne du non-être, mais au contraire
l'évanouissement concomitant du néant ...13»

La solution au problème du rapport de l'être et du non-être présentée par


Heidegger dans sa phénoménologie est également considérée comme étant
une sorte de complémentarité de l'être et du néant. Sartre y voit cependant «un
progrès14» par rapport à la position de Hegel en ce que Heidegger soumet
qu'il faut y voir des «forces réciproques d'expulsion qu'être et non-être
exerceraient l'un sur l'autre, le réel étant, en quelque sorte, la tension résultant

9. Voir Hegel, La science de la logique, Paris, Aubier-Montaigne, 1972, trad. LaBarrière et


Jarczyk, p. 46 : «Le commencement contient donc l'un et l'autre, l'être et le néant; il est l'unité
de l'être et du néant; — ou il est non-être qui est en même temps être, et être qui est en même
temps non-être".
10. EN p. 51.
11. EN p. 51.
12. EN p. 51.
13. EN p. 52; aussi p. 57 : «Le néant, s'il n'est pas soutenu par l'être, se dissipe en tant que
néant...»
14. EN p. 52.
129

de ces forces antagonistes15». Sartre reconnaît le mérite de Heidegger dans


son approche de l'être en ce que celui-ci considère aussi que le néant n'est
pas. Toutefois, Sartre estime la solution insatisfaisante en ce que, après avoir
reconnu «l'activité négatrice16» comme une structure première et
fondamentale, Heidegger néglige d'en assurer le fondement dans un esprit lui-
même négatif :

... c'est Hegel qui a raison contre Heidegger, lorsqu'il


déclare que l'Esprit est le négatif. Seulement, on peut
poser à l'un et à l'autre la même question sous des
formes à peine différentes; on doit dire à Hegel : «Il
ne suffit pas de poser l'esprit comme la médiation et le
négatif, il faut montrer la négativité comme structure de
l'être de l'esprit. Que doit être l'esprit pour qu'il puisse
se constituer comme négatif?» Et l'on peut demander
à Heidegger : «Si la négation est la structure
première de la transcendance, que doit être la
structure première de la «réalité humaine» pour
qu'elle puisse transcender le monde17?»

Pour Sartre, le Dasein n'est pas fondé comme négation; au contraire sa


capacité, même négative, de transcendance lui permet un perpétuel
dépassement. Or, de la même manière que l'analyse de la notion de distance
entre deux points montre que la négation est le segment qui réalise l'unité des
deux points, le non-être, dit Sartre, doit être fondé à titre de structure du réel.
L'examen de ce qu'il nomme les «négatités18» tels, outre la distance que nous

15. EN p. 52.
16. EN p. 55; le point de vue de Sartre, et il n'importe pas ici d'en vérifier la validité, s'explicite
comme suit : «la caractéristique de la philosophie heideggérienne, c'est d'utiliser pour décrire le
«Dasein» des termes positifs qui masquent tous des négations implicites. Le Dasein est «hors
de soi, dans le monde», il est «un être des lointains», il est «souci», il est «ses propres
possibilités», etc. Tout cela revient à dire que le Dasein «n'estpas» en soi, qu'il «n'estpas» à lui-
même dans une proximité immédiate et qu'il «dépasse» le monde en tant qu'il se pose lui-même
comme n'étant pas en soi et comme n'étant pas le monde. [...] Si j'émerge dans le néant par delà
le monde, comment ce néant extra-mondain peut-il fonder ces petits lacs de non-être que nous
rencontrons à chaque instant au sein de l'être? [...] En ce cas, il faudrait que chaque négation eût
pour origine un dépassement particulier : le dépassement de l'être vers l'autre. Mais qu'est-ce
que ce dépassement, sinon la médiation hégélienne ...» (p. 54-55).
17. EN p. 54.
18. EN p. 57.
130

venons de voir, l'absence, l'altération, la répulsion, le regret, etc., révèle une


quantité de réalités «qui sont habitées par la négation dans leur intrastructure,
comme par une condition nécessaire de leur existence19». Aussi les négations
ne sont pas extra-mondaines; elles sont dans l'être. La question essentielle à
laquelle Heidegger ne répond pas est de savoir s'il est «un être en qui, dans
son Être, il est question du Néant de son Être20?» Comme pour Hegel, l'échec
tient à ce que ne sont pas tirées jusqu'au bout les conséquences de
l'opposition irréconciliable et irréductible entre l'être et le non-être. Bref, le
néant n'est pas et ce n'est pas n'est pas l'être.

b) La surrection

L'opposition entre l'être et le non-être est irréconciliable; il y a en effet «deux


régions d'être absolument tranchées : l'être du cogito préréflexif et l'être du
phénomène21». Ces régions, qui sont ce que Sartre désigne sous les
vocables respectifs du pour-soi eX de l'en-soi, sont «incommunicables22»; c'est
dire que l'être ne peut pas renseigner sur la réalité humaine et la conscience.
Sartre est conscient que cette situation n'est pas sans poser des difficultés et
affirme ne pas être surpris si nous éprouvons «peut être quelque peine à
accepter ces conclusions23»; la difficulté, en fait, vient de ce que nous
considérons le problème comme étant celui de l'opposition comme telle, alors
que le problème est celui de ¡'existence de l'être : «Ce qui est véritablement

19. EN p. 57.
20. EN p. 59; la formule heideggérienne qui est «un être pour lequel dans son être il est
question de son être» (EN p. 29) cristallise la différence puisque, selon Sartre, elle met en
évidence que la négation n'est pas l'élément interne et spécifique de différenciation, puisque
c'est l'être qui est en question pour l'être et non le Néant.
21. EN p. 31. Il faut voir que Sartre, après avoir défini et opposé les notions d'être et de non-
être, reprend sa réflexion, comme c'est le cas ici, en utilisant souvent le terme être pour désigner
le pour-soi, c'est-à-dire le non-être. Cette remarque est du reste d'application générale. Cette
équivocité qui tient au renversement des concepts entraîne le développement de formules
percutantes et paradoxales.
22. EN p. 31.
23. EN p. 22.
131

impensable c'est l'existence passive, c'est-à-dire une existence qui se perpétue


sans avoir la force ni de se produire, ni de se conserver24».

Cette existence passive, qu'il nomme en-soi, Sartre en dispose dès


l'Introduction de L'Être et le Néant. Il conclut, en effet, au terme des quelques
dizaines de pages de sa recherche de l'être que «l'être est ce qu'il est25»;26c'est
dire que l'être est soi, inexplicable par la création et qu'il est ni passivité, ni
activité, inhérence à soi sans la moindre distance, empâté de soi-même, en soi,
opaque à lui-même, massif, sans secret, synthèse de soi avec soi, pleine
positivité, n'enveloppant aucune négation, non soumis à la temporalité et ne
pouvant envelopper ni négation, ni possible, ni nécessaire, étant incréé, sans
raison d'être, sans rapport aucun avec aucun être, de trop pour l'éternité16.
C'est ce qu'exprime Sartre en disant qu'il n'y a plus de «dualisme de l'être et
du paraître27»; le phénomène, selon la notion dont il attribue le développement
à Husserl et à Heidegger, est absolument ce qu'il est.

Il importe de préciser que cette pleine identité de l'être avec lui-même ne


signifie pas, partant que l'être est ce qu'il paraît, que l'être du paraître est lui-
même ce qui paraît ou, en d'autres termes, que la formule du esse est percipi
de Berkeley est fondée28; l'en-soi ne doit pas être une vue de l'esprit. Aussi, il
faut considérer que l'être du phénomène échappe à la condition phénoménale,
laquelle est d'exister pour autant qu'elle se révèle. Ainsi qu'on l'a vu
précédemment, il faut se rappeler qu'il n'y a pas d'objet dans la conscience
même à titre de représentation, puisque la conscience est intentionnelle et que
cette conscience première et spontanée n'est pas uniquement ni d'abord
réflexive, même si elle implique comme nécessité première d'être consciente
d'elle-même, c'est-à-dire que toute conscience est conscience non

24. EN p. 22-23.
25. EN p. 33.
26. EN p. 30-34. Par exception, les mots extraits du texte de Sartre sont en italique dans cette
phr ase.
27. EN p. 11.
28. Sartre, interprétant ainsi la pensée de Husserl, affirme qu'il faut éviter d'imiter également ce
dernier, en faisant du noème un irréel dont l'être est le perçu.
132

positionnelle d'elle-même. Confondre cette dernière nécessité de la


conscience irréfléchie avec la connaissance, on Га vu, c'est répéter l'erreur de
Descartes assimilant la conscience d'exister à celle de la pensée. Il faut plutôt,
tout simplement, considérer que la conscience, selon l'expression de Husserl,
ne procède pas d’une essence, mais d'une «nécessité de fait29» : c'est une
nécessité d'existence et c'est la nature même de la conscience qui fait que
toute existence consciente existe comme conscience d'exister. C'est dire que
la conscience d'existence ne ressort pas de la pensée. Affirmer que la
conscience est intentionnelle signifie qu'elle n'est pas pure immanence,
puisque son objet est devant la conscience; l'être de la chose perçue n'est pas
seulement en tant qu'il est perçu ou, si l'on veut, l'être du percipi ne se réduit
pas à l'être du percipiens. Aussi, et ce à l'instar de Heidegger dont il se
réclame sur ce point, Sartre affirme que le phénomène d'être est
“«ontologique» ... il est un appel d'être; il exige, en tant que phénomène, un
fondement qui soit transphénoménal30».31 Bref, la transcendance est une
structure constitutive de la conscience, laquelle existe comme intuition
révélante d'un être transcendant qui n'existe pas seulement en tant qu'il
apparaît. Aussi, reprenant la pensée de Heidegger pour qui la conscience est
«ontico-ontologique 31 », à savoir qu'elle peut dépasser l'existant, non dans son
être, mais vers le sens de cet être, il propose une définition de la conscience
qu'il considère plus complète que celle de Heidegger : «... la conscience est
un être pour lequel il est dans son être question de son être en tant que cet être
implique un être autre que lui 32».

Cet être autre, précisément, c'est l'en-soi. Il ressort de son identité distincte de
celle du pour-soi, laquelle est essentielle dans la conception sartrienne, qu'elle
permet de garantir la conscience contre le réalisme puisque «l'être du

29. EN p. 22; le problème sera de trouver une solution pour «expliquer les rapports qui
unissent en fait ces régions en droit incommunicables.» (p. 34).
30. EN p. 16.
31. EN p. 30; il ajoute : «on peut l'appeler «ontico-ontologique» puisqu'une caractéristique
fondamentale de sa transcendance, c'est de transcender l'ontique vers l'ontologique».
32. EN p. 29; la véritable différence, on l'a vu (voir note 20), est qu'il est question du néant de
son être.
133

phénomène ne pouvait en aucun cas agir sur la conscience33» (la conscience


est non positionnelle de soi). Il la garantit également en même temps contre
l'idéalisme, puisqu’il est apparu, «par l'examen de la spontanéité du Cogito
non réflexif, que la conscience ne pouvait sortir de sa subjectivité, si celle-ci lui
était donnée d'abord et qu'elle ne pouvait agir sur l'être transcendant, ni
comporter sans contradiction les éléments de passivité nécessaires pour
pouvoir constituer à partir d'eux un être transcendant34». En d'autres termes,
l'intentionnalité fait que la conscience se projette elle-même vers un dehors qui
est lui-même inerte, donc incapable d'affecter la conscience, mais en même
temps ce dehors ne peut résulter de la subjectivité de la conscience parce que
précisément la subjectivité existentielle de la conscience, qui est pure
spontanéité, ne peut se réaliser qu'à travers un être qui est en dehors d'elle.
Bref, la transphénoménalité de l'être de la conscience35 exige la
transphénoménalité de l'être du phénomène; Sartre conclut de cette exigence
qu'elle constitue une «preuve ontologique36», rendant inutiles de plus amples
développements. C'est ainsi que l'être, qui est une nécessité autant pour éviter
le réalisme et l'idéalisme que, comme nous le verrons, pour fonder une
dialectique de la conscience, est affirmé et acquis dès la brève Introduction.
Ayant disposé de la question de l'être, il peut aborder le véritable objet de l'Être
et le Néant, à savoir le non-être.

Tout ce qu'on peut dire de l'être est qu'il est; il est proprement impensable et ne
peut renseigner en rien sur la réalité humaine et la conscience. Il faut donc
regarder ailleurs, tout en prenant garde d'éviter l'abstrait pour ne considérer
que le concret, c'est-à-dire «l'homme dans le monde avec cette union
spécifique de l'homme au monde que Heidegger, par exemple, nomme «être-
dans-le-monde37».» Il y a lieu de revenir à l'examen des conduites
interrogatives par lesquelles la présence du non-être avait été perçue comme

33. EN p. 31.
34. EN p. 31.
35. Parce qu'elle est spontanéité pure.
36. C'est même le titre du sous-titre V de l'Introduction (p. 27 ss.) Sartre utilisera le même type
d'argument à propos de la conscience en disant que s'il y a cercle, «c'est la nature même de la
conscience d'exister en cercle» (p. 20).
37. EN p. 38.
134

une omniprésence d'absence désignée sous le nom de négatités. En effet,


l'examen de ces négatités amène à voir que le pouvoir d'interroger de l'homme
sur son rapport au monde révèle la négation comme «essentielle et
primordiale38», à tel point qu'il est le fait même du rapport de surrection au
monde :

L'être ne saurait engendrer que l'être et, si l'homme


est englobé dans ce processus de génération, il ne
sortira de lui que de l'être. S'il doit pouvoir interroger
sur ce processus, c'est-à-dire le mettre en question, il
faut qu’il puisse le tenir sous sa vue comme un
ensemble, c'est-à-dire se mettre lui-même en dehors
de l'être et du même coup affaiblir la structure d'être
de l'être. Toutefois il n'est pas donné à la «réalité
humaine» d’anéantir, même provisoirement, la masse
d'être qui est posée en face d'elle. Ce qu'elle peut
modifier, c'est son rapport avec cet être. ... Cette
possibilité pour la réalité humaine de sécréter un
néant qui l'isole, Descartes, après les Stoïciens, lui a
donné un nom : c'est la liberté.
[...]

Ce qui paraît d'abord avec évidence c'est que la


réalité humaine ne peut s’arracher au monde — dans
la question, le doute méthodique, le doute sceptique,
l'époché, etc. — que si, par nature, elle est
arrachement à elle-même39.

L'homme est donc l'être par qui le néant vient au monde; cette possibilité de la
nature humaine de conditionner l'apparition du néant n'est rien d'autre que la
liberté. Il apparaît du reste à Sartre qu'il s'agit là d'«une des directions de la
philosophie contemporaine que de voir dans la conscience humaine une sorte

38. EN p. 60; et plus loin : «... l'homme est l'être par qui le néant vient au monde».
39. EN p. 60-61. Sartre parle ailleurs du «désengluement» qui permet d'ailleurs d'échapper
au déterminisme (SIT I, La liberté cartésienne, p. 326). Il reprend ailleurs la notion de Heidegger à
l'effet que la réalité humaine est «déséloignante» (EN p. 56). Aussi la notion semblable de
«décollement» (EN p. 64).
135

d'échappement à soi40», que cet échappement se nomme négation chez


Hegel, après Descartes qui en a fait la source de la possibilité de suspension
du jugement, ou qu'il se nomme transcendance chez Heidegger ou
intentionnalité chez Husserl et Brentano.

Cette liberté que Sartre définit comme «l'être humain mettant son passé hors
de jeu en sécrétant son propre néant41» est la condition de la négation du
monde, de l'être : «le non-être comme condition de la transcendance vers
l'être42». Elle est fondamentale et ne peut se distinguer de l'être de la réalité
humaine parce que «la liberté humaine précède l'essence de l'homme et la
rend possible, l'essence de l'être humain est en suspens dans sa liberté43».
La saisie réflexive de la liberté ou conscience de liberté se découvre, dans sa
structure essentielle, comme angoisse en ce que les conduites que j'ai à
réaliser ne sont que des possibles et que j'ai à réaliser le monde et mon
essence sans le fondement des valeurs : «Rien ne peut m'assurer contre moi-
même, coupé du monde et de mon essence par ce néant que je suis, j'ai à
réaliser le sens du monde et de mon essence : j'en décide, seul, injustifiable
et sans excuse44».

L'angoisse apparaît dès que je me dégage du monde où je m'étais engagé


pour m'appréhender moi-même. Sartre note, à ce propos, l'exacte
compréhension que Kierkegaard avait de l'angoisse en la caractérisant comme
étant devant la liberté. Cette angoisse, qui naît donc comme une structure de la
conscience réflexive en tant qu'elle considère la conscience irréfléchie, suscite
des «conduites de fuite ... conduites d'excuse ... [pour] essayer de médiatiser
l'angoisse en s'élevant au-dessus d'elle45»; ces conduites confèrent à la
conscience la positivité de l'en-soi, en lui faisant considérer l'existence de

40. EN p. 62.
41. EN p. 65.
42. EN p. 83.
43. EN p. 61.
44. EN p. 77.
45. EN p. 78.
136

possibles comme des choses pour s'y «distraire46», en saisissant «ma liberté
dans mon Moi comme la liberté â'autrui 47». Ces conduites où l'homme
néantise l’angoisse en la fuyant sont ce que Sartre nomme la mauvaise foi.
Les analyses des exemples48 de mauvaise foi tels l'ironie, le jeu, le ça
inconscient, la femme frigide, le premier rendez-vous, le garçon de café, la
sincérité, etc. manifestent une grande acuité psychologique; elles sont du reste
fort connues.

Si donc l'être est inerte, la réalité humaine peut modifier son rapport à l'être en
s'arrachant à lui. Elle le fait en tant qu'elle est arrachement et qu'elle est refus
de sa condition. En effet, après avoir mis en évidence le fait, à travers l'analyse
des négatités ou «néantisations secondaires49», que la réalité humaine se
définissait comme négation vis-à-vis l'être qui est en-soi, il ressort que la
conscience réflexive façonne un «refuge50» pour fuir l'angoisse (ce que, dans
un premier mouvement irréfléchi, elle avait saisi comme la peur), c'est-à-dire
comme «le mode d'être de la liberté comme conscience d'être51» ou comme
«la conscience d'être son propre avenir sur le mode du n’être-pas52». Aussi la
fuite se présente comme «une conduite réflexive vis-à-vis l'angoisse53»,
établissant un nouveau rapport du monde; ce mode d'être «ne peut rien contre
¡'évidence de la liberté, aussi se donne-t-il comme croyance de refuge, comme
le terme idéal vers lequel nous pouvons fuir l'angoisse54». Certes, au-delà de
la fuite, il y a possibilité d'une «reprise de l'être pourri par lui-même55» dans ce

46. EN p. 79.
47. EN p. 80.
48. EN p. 83. Sur ce sujet, voir particulièrement EN p. 85-108; on peut ajouter aux exemples
cités la peur, l'angoisse, le vertige, le joueur, la cigarette, le réveil, l'acte de trier des lettres, etc. À
titre illustratif, Sartre résume ainsi l'angoisse qui naît du vertige : «Ainsi le moi que je suis
dépend en lui-même du moi que je ne suis pas encore, dans l'exacte mesure où le moi que je ne
suis pas encore ne dépend pas du moi que je suis» (EN p. 69).
49. EN p. 83.
50. EN p. 68.
51. EN p. 66.
52. EN p. 69.
53. EN p. 78; voir également p. 67 : «La réaction sera d'ordre réflexif».
54. EN p. 78.
55. EN p. 111; Sartre nous montre que la bonne foi et la mauvaise foi s'équivalent puisque «la
mauvaise foi ressaisit la bonne foi et se glisse à l'origine même de son projet» (EN note I, p. 111).
L'échappement radical à la mauvaise foi qui est l'authenticité ne serait pas impossible; cette
137

que Sartre nomme l'authenticité; celle-ci est cependant idéale et ne fait que
confirmer que la réflexion façonne un univers transcendant négateur de la
conscience.

L'analyse des conduites interrogatives a révélé que, à travers les négatités, il y


avait une négation plus importante, à savoir la surrection de la réalité humaine
comme être-dans-le-monde. Cette négation, Sartre la nomme liberté56. Mais,
il est apparu aussi qu'il y avait un envers de la liberté qui est la mauvaise foi57
suscitée par la réflexion. Sartre est conscient que la liberté saisie est une
«liberté empirique58» et qui a donc à être fondée; de même, il est conscient
que «la menace permanente et immédiate de tout projet de l'être humain59»
que constitue la mauvaise foi implique que «la réalité humaine, dans son être
le plus immédiat, dans l'intrastructure du cogito préréflexif, soit ce qu'elle n'est
pas et ne soit pas ce qu'elle est60». Mais si la négation n'a pas un fondement
ontologique dans la structure même de la conscience, il se pourrait bien qu'au
lieu d'être la liberté, la structure de la conscience implique originellement et
fondamentalement de ne pas être ce qu'elle n'est pas, c'est-à-dire d'être le
projet de se masquer comme négation ou, en d'autres termes, d'être un faux
projet de soi-même. La conscience ainsi ne serait pas liberté, mais plutôt refus
d'être négation. La solution est d'autant plus déterminante qu'elle est
susceptible de modifier la portée du rapport de la conscience et de la réflexion
puisque, comme nous le verrons, la réflexion ne serait plus alors la
compromission d'une conscience; la fausseté serait, en quelque sorte, son
statut ontologique, au lieu de considérer que la conscience «à la fois et dans
son être, est ce qu'elle n'est pas et n'est pas ce qu'elle est»61. On sait que
Sartre refusera de se prononcer, du moins explicitement, sur le sens de cette

possibilité, qu'il n'a jamais définie, renvoie à celle de la morale et de la conscience pure. Comme
nous le verrons, la véritable question est, en fait, celle de la connaissance.
56. Nous avons vu précédemment (voir chapitre III, b) La recherche de l'être) que cette liberté
n'est pas seulement négatrice mais récupère ce que Descartes avait placé en Dieu.
57. Pour Sartre, outre que même la bonne foi est mauvaise foi, l'idéal de la sincérité lui-même
«suppose que je ne suis pas originellement ce que je suis.» (EN p. 102).
58. EN p. 83.
59. EN p. 111.
60. EN p. 108; aussi p. 111.
61. EN p. 111.
138

liberté dont l'ambivalence sera parfois source d'ambiguïté, tout en n'admettant


pas qu'il n'y ait pas d'autre possibilité que le mensonge. L'authenticité sera
posée comme idéale, sans dire si elle peut être réalisée; il préférera dire qu'on
ne sait pas ce que celle-ci est plutôt que de dire ce qu'elle est. Il importe donc
maintenant d'en connaître davantage sur l'intrastructure de la conscience, mais
il faudra revenir sur le sens et la portée de cette fuite négatrice. La surrection
de la conscience comme Négation, quant à elle, ne fait pas de doute face à
l'existence passive de l'être.

c) La fissure intraconscientielle

Que révèle donc l'examen de l'intrastructure du Cogito, auquel Sartre nous


rappelle qu'il faut s'en tenir62, si on veut éviter ce qui lui apparaît être l'erreur
de Descartes, de Husserl et de Heidegger? Si l'être de la conscience est un
être pour lequel il est dans son être question de son être, «cela signifie que
l'être de la conscience ne coïncide pas avec lui-même dans une adéquation
plénière63». La non-coïncidence qui apparaît ainsi à Sartre à l'examen du
Cogito est une notion fondamentale de sa compréhension de la structure de la
conscience. À la différence de la table qui est pleinement identique et une,
comme tous les objets qui sont en-soi, le Cogito préréflexif (même s'il demeure
intraconscientiel en ce qu'il ne pose pas d'objet à la différence du Cogito
réflexif) comporte «ce caractère dirimant d'exister pour un témoin64», ou, si l'on
veut, apparaît comme «la nécessité première pour la conscience irréfléchie
d'être vue par elle-même65». On a vu que le plaisir n'existe pas sans la
conscience qu'on en a et, qu'en fait, la mesure du plaisir est la conscience
qu'on en a. En d'autres termes, le Cogito préréflexif implique que toute
conscience est conscience de quelque chose et que, en tant que conscience, il
ne peut être conscience sans être conscience de soi. Cette nécessité de la
conscience d'être conscience en étant conscience de soi, que nous avons déjà

62. EN p. 115; aussi p. 116.


63. EN p. 116.
64. EN p. 117.
65. EN p. 117.
139

vue, ne présenterait rien de neuf si Sartre ne faisait remarquer que cela signifie
que la conscience n'est pas coïncidence de soi à soi, se démarquant ainsi de
l'être en-soi; une nouvelle dimension s'ajoute à la loi ontologique de la
conscience en tant que conscience de soi :

Le soi ne saurait être une propriété de l'être-en-soi.


Par nature, il est un réfléchi, comme l'indique assez la
syntaxe et, en particulier, la rigueur logique de la
syntaxe latine et les distinctions strictes que la
grammaire établit entre l'usage du «ejus» et celui du
«su/». Le soi renvoie, mais il renvoie précisément au
sujet. Il indique un rapport du sujet avec lui-même et
ce rapport est précisément une dualité, mais une
dualité particulière puisqu'elle exige des symboles
verbaux particuliers. Mais, d'autre part, le soi ne
désigne l'être ni en tant que sujet, ni en tant que
complément. Si, en effet, je considère le «se» de «il
s'ennuie», par exemple, je constate qu'il s'entr'ouvre
pour laisser paraître derrière lui le sujet lui-même. Il
n'est point le sujet, puisque le sujet sans rapport à soi
se condenserait dans l'identité de l'en-soi; il n'est pas
non plus une articulation consistante du réel puisqu'il
laisse paraître le sujet derrière lui. En fait, le soi ne
peut être saisi comme un existant réel : le sujet ne
peut être soi, car la coïncidence avec soi, fait, nous
l'avons vu, disparaître le soi. Mais il ne peut pas non
plus ne pas être soi, puisque le soi est indication du
sujet lui-même. Le soi représente donc une distance
idéale dans l'immanence du sujet par rapport à lui-
même, une façon de ne pas être sa propre
coïncidence, d'échapper à l'identité tout en la posant
comme unité, bref d'être en équilibre perpétuellement
instable entre l'identité comme cohésion absolue sans
trace de diversité et l'unité comme synthèse d'une
multiplicité. C'est ce que nous appellerons la
présence à soi. La loi d'être du pour-soi, comme
fondement ontologique de la conscience, c'est d'être
lui-même sous forme de présence à soi66.

66. EN p. 118-119.
140

Ainsi cette impossible coïncidence à soi qu'implique la conscience en tant que


présence à soi révèle «l'ébauche de dualité, d'un jeu de reflets67» qui constitue
la structure du pour-soi comme «un renvoi perpétuel de soi à soi, du reflet au
reflétant, du reflétant au reflet68». Cette présence à soi comme mode d'être
différent du pour-soi n'est toutefois pas «plénitude d'existence69», et encore
moins, à la manière de Hegel, «le retour sur soi comme le véritable infini70».
Sur ce dernier point, il faut se rappeler les arguments de Sartre à l'effet que
Hegel estime que les principes de contradiction et d'identité sont assumés par
une dialectique propre à l'être qui subsume les contradictions, de telle sorte
qu'il y a «véritable plénitude d'être, justement parce que dans cette
coïncidence, il n'est laissé de place à aucune négativité71 ». Or, bien au
contraire, la présence à soi n'est pas plénitude et parfaite coïncidence à soi
puisque être présent à soi, c'est n'être pas parfaitement soi, c'est être à quelque
chose — «la présence à soi suppose qu'une fissure impalpable s'est glissée
dans l'être72»; du même coup, il n'y a rien qui sépare le sujet présent à lui-
même, de telle sorte que la fissure intraconscientielle est un rien en dehors de
ce qu'elle nie et n'a d'être qu'en tant qu'on ne la voit pas : ce négatif qui est
néant d'être et pouvoir néantisant tout ensemble, c'est le néant 73. Aussi la
fissure, contrairement à la négation qui est apparue à travers les négatités, ne

67. EN p. 118.
68. EN p. 121. Aussi : «... car la conscience est reflet; mais justement en tant que reflet elle
est le réfléchissant et, si nous tentons de la saisir comme réfléchissant, elle s'évanouit et nous
retombons sur le reflet». (EN p. 118).
69. EN p. 119: Sartre voit là «un préjugé fort répandu parmi les philosophes [qui] fait
attribuer à la conscience la plus haute dignité d'être». (EN p. 119).
70. EN p. 118; aussi plus loin «Mais l'introduction de l'infini dans la conscience, outre qu'il fige
le phénomène et l'obscurcit, n'est qu'une théorie explicative expressément destinée à réduire
l'être de la conscience à celui de l'en-soi. L'existence objective du reflet-reflétant, si nous
l'acceptons comme il se donne, nous oblige au contraire à concevoir un mode d'être différent de
l'en-soi : non pas une unité qui contient une dualité, non pas une synthèse qui dépasse et lève
les moments abstraits de la thèse et de l’antithèse, mais une dualité qui est unité, un reflet qui est
sa propre réflexion».
71. EN p. 119.
72. EN p. 120.
73. EN p. 120 ou encore plus loin : «L'être de la conscience, en tant que conscience, c'est
d'exister à distance de soi comme présence à soi et cette distance nulle que l'être porte dans son
être, c'est le Néant... Le pour-soi est l'être qui se détermine lui-même à exister en tant qu'il ne
peut pas coïncider avec lui-même ... Le néant est la mise en question de l'être par l'être, c'est-à-
dire justement la conscience ou pour-soi ... rien ne peut arriver à l'être par l'être, si ce n'est le
néant. Le néant est la possibilité propre de l'être et son unique possibilité ... Le néant étant
néant d'être ne peut venir à l'être que par l'être lui-même» (p. 120-121).
141

se dévoile pas à l'interrogation du Cogito préréflexif; elle est le «négatif pur74».


Elle constitue «un acte ontologique75»; la réalité humaine apparaît comme
l'être par quoi l'en-soi se dégrade comme présence «en tant qu'il n'est rien que
le projet originel de son propre néant76».

Ainsi la négation, après s'être révélée à l'interrogation des conduites comme


une structure de l'être, puis comme la condition de l'affirmation de la réalité
humaine qui est arrachement au monde, trouve son fondement ontologique
dans l'intrastructure de la conscience qui l'a révélée : la réalité humaine est le
projet originel de son néant. Il n'y a pas d'ambiguïté, même si l’ambivalence
demeure : la mauvaise foi ou la fuite de la réalité humaine, constituée par la
réflexion comme négation du rapport originel de négation de l'être, n'est donc
pas le projet originel et constitutif, en dépit du fait qu'on ne semble pas
échapper à la fuite, même dans la bonne foi. La solution se situe sur le plan
ontologique, mais la façon de surmonter l'ambivalence sur le plan de l'agir,
nous l'avons dit précédemment, n'est pas donnée par Sartre. Sur le plan
ontologique donc, c'est l'être même de la conscience d'être ce qu'elle n'est pas
et de n'être pas ce qu'elle est, ainsi qu'elle se révèle dans la structure du reflet-
reflétant comme existant à distance de soi en tant que présence à soi. Bref,
comme dit Sartre, «le néant est toujours un ailleurs 77». La conscience se
définit comme «l'être qui se détermine lui-même à exister en tant qu'il ne peut
pas coïncider avec lui-même78». En d'autres termes, la conscience est soi en
ne l'étant pas, car elle a à ne pas être l'être, c'est-à-dire «n'exister jamais que
sous la forme d'un ailleurs par rapport à lui-même79». Il appert donc que la
conscience ressort d'une négation interne, par opposition à celle contenue
dans l'affirmation simple que l'oiseau n'est pas un encrier.

74. EN p. 120.
75. EN p. 121.
76. EN p. 121.
77. EN p. 121.
78. EN p. 121.
79. EN p. 121.
142

Poursuivant l'interrogation du Cogito, il apparaît que cette négation interne,


«celle qui pénètre le plus profondément dans l'être, celle qui constitue dans
son être l'être doni elle nie avec l'être qu'elle nie, c'est le manque 80»; l'être se
saisit par lui-même comme n'étant pas son propre fondement. Cette saisie est
apparue à Descartes, comme l'ultime preuve de l'existence de Dieu, sous l'idée
de l'imparfait. Mais l'approche de Descartes demeurait sur le plan réflexif; elle
ne valait que comme «raisonnement81» rattachant de façon explicative l'idée
abstraite de la contingence, sans rendre compte de cette contingence-ci,
comme celle d'un fait concret qui se révèle comme une nécessité de fait :

Et c'est bien cette nécessité de fait que Descartes et


Husserl saisissent comme constituant l'évidence du
Cogito. Nécessaire, le pour-soi l'est en tant qu'il se
fonde lui-même. Et c'est pourquoi il est l'objet réfléchi
d'une intuition apodictique : je ne peux pas douter
que je sois. Mais en tant que ce pour-soi, tel qu'il est,
pourrait ne pas être, il a toute la contingence du fait...
le pour-soi n'a qu'une nécessité de fait, c'est-à-dire
qu'il est le fondement de son être-conscience ou
existence, mais qu'il ne peut en aucun cas fonder sa
présence. Ainsi la conscience ne peut en aucun cas
s'empêcher d'être et pourtant elle est totalement
responsable de son être82.

Mais qu'est-ce que cet imparfait? Que signifie ce manque qui s'est révélé à
Descartes dans une intuition de la conscience? Sartre renvoie à l'exemple
courant où il apparaît que la lune n'est pas pleine et qu'il lui manque un
quartier. L'objet de l'intuition d'un quartier de lune en lui-même est un en-soi,
lequel comme tout en-soi est ce qu'il est. Pour le saisir comme croissant, il faut
que la conscience dépasse le pur donné vers le projet de pleine lune comme

80. EN p. 129.
81. EN p. 124; A propos de la preuve ontologique, comme de la preuve cosmologique,
Sartre dira qu'elles «échouent à constituer un être nécessaire». C'est que le «raisonnement est
explicitement basé, en effet, sur les exigences de la raison» (Voir EN, note I p. 124). Il faut
comprendre que pour Sartre, l'être, ou plus précisément le non-être, n'est pas une nécessité,
mais un fait qui ne ressort pas de la logique, mais de la réalité concrète.
82. EN p. 126-127.
143

totalité réalisée et le constitue, en revenant vers le donné, comme croissant de


lune. C'est donc dire que le manquant, en tant qu'ajout synthétique à l'existant,
reconstituera la totalité synthétique du manqué de telle sorte qu'il apparaît que
le manquant, à titre de complément de l'existant, est déterminé par la totalité
synthétique du manqué. Le manque est une réalité propre à la conscience
humaine, puisqu'il «ne paraît dans le monde qu'avec le surgissement de la
réalité humaine83», étant parfaitement étranger à l'en-soi dont la nature est
pleine positivité. Ainsi si on reprend, en regard de la conscience, l'analogie du
croissant de lune, il apparaît que l'être qui se livre à l'intuition humaine comme
manquant est constitué par le manqué, c'est-à-dire ce qu'il n'est pas, puisque
«pour que l'être soit manquant ou manqué, il faut qu'un être se fasse son
propre manque; seul un être qui manque peut dépasser l'être vers le
manqué84». Pareillement, Sartre voit, dans le fait du désir humain, une juste
illustration de ce que la réalité humaine, comme manque, apparaît comme un
dépassement perpétuel vers une coïncidence avec soi qui n'est jamais donnée.
C'est ce que Descartes a bien vu en notant que le Cogito se saisit comme être
incomplet, lequel renvoie à ce dont il manque et à ce qu'il manque, ce qui est le
fondement de la transcendance; mais, évidemment, l'être transcendant vers
lequel se projette la conscience n'est pas le Dieu de Descartes, soit la totalité
«hypostasiée comme transcendance par delà le monde85». Cette absence,
cette incomplétude qui hante la conscience humaine, «c'est le soi — ou soi-
même comme en-soi86». En d'autres termes, ce manque qui constitue la saisie
de la réalité humaine par le Cogito comme étant ce qu'elle n'est pas, c'est «cet
être perpétuellement absent qui hante le pour-soi, c'est lui-même figé en en-
soi. C'est l'impossible synthèse du pour-soi et de l'en-soi87».

83. EN p. 129; aussi p. 132-133 : «La réalité humaine se saisit dans sa venue à l'existence
comme un être incomplet. Elle se saisit comme étant en tant qu'elle n'est pas, en présence de la
totalité singulière qu'elle manque et qu'elle est sous forme de ne l'être pas et qui est ce qu'elle
est».
84. EN p. 130. Aussi p. 129 ; «L'être qui est livré à l'intuition de la réalité-humaine est
toujours ce à quoi il manque ou existant.»
85. EN p. 133.
86. EN p. 132.
87. EN p. 133.
144

Sartre reprend le thème hégélien de la conscience malheureuse, mais à la


différence que la réalité humaine, qui est «souffrante dans son être88», vit sa
condition «sans dépassement possible de l'état de malheur89». Contrairement
à Hegel, il n'y a pas pour Sartre de dialectique propre à l'être; plus encore, la
conscience n'a pas d'existence sans cet être dont elle manque. Se
démarquant davantage de la conception de Hegel, Sartre rappelle que ce
manque n'est pas un être «posé par et devant la conscience90» comme une
thèse, puisqu'il «hante la conscience non thétique de soi91». Mais
précisément, pourquoi n'y aurait-il pas là possibilités dialectiques? Puisque la
conscience n'a pas d'existence sans cet être dont elle manque et que
justement elle est un être dont l'être est de n'être pas puisqu'autrement elle ne
serait plus conscience, ne serait-elle pas, par le manque, médiation entre la
présence et l'absence à soi? Face à une question qui lui est posée par
Hyppolite92 en rapport avec le sujet, Sartre refuse, pour ainsi dire, la main
rassurante de la médiation dialectique que lui tend ce dernier. Il reconnaît
certes qu'il y a dans la conscience un élément de médiation qui, selon la
terminologie hégélienne, est la négativité, soit «ce néant qui est atteint par la
conscience, mais qui fait que l'immédiateté de la conscience, c'est un immédiat
qui n'est pas tout à fait un immédiat, tout en l'étant cependant93». Toutefois, si
l'on veut situer cette contradiction sur un plan dialectique, il estime qu'il faut y
voir un fait vécu qui est une contradiction «donnée sans mouvement94». C'est
que, pour Sartre, les deux pôles que sont l'en-soi et le pour-soi ne présentent
pas la possibilité d'un passage de l'un à l'autre; le rapport entre eux n'existe
que par leur relation, non pas leur subsumation : il n'y a pas de changement
possible de l'un ou l'autre, car ils sont radicalement opposés. Autrement dit, la
conscience qui a à être, si elle est autre chose que n'être pas, n'est plus son

88. EN p. 134.
89. EN p. 134 : «La réalité humaine est souffrante dans son être, parce qu'elle surgit à l'être
comme perpétuellement hantée par une totalité qu'elle est sans pouvoir l'être, puisque justement
elle ne pourrait atteindre l'en-soi sans se perdre comme pour-soi. Elle est donc par nature
conscience malheureuse, sans dépassement possible de l'état de malheur.»
90. EN p. 134.
91. EN p. 134. A propos de cet être, Sartre note «qu'elle [la conscience] n'est pas plus
conscience de lui qu'elle n'est conscience de soi», puisque cet être est de n'être pas et que s'il
était, «la conscience ne serait pas conscience, c'est-à-dire manque».
92. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 87 ss.
93. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 89.
94. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 89.
145

être : il n'y a pas de synthèse possible, car pour Sartre, ce qui n'est pas pour-
soi est en-soi — la conscience est refus de médiations.

Du reste, Sartre estime qu'il ne peut en être autrement puisque la conscience


de soi implique comme loi une fissure intraconscientielle : la conscience en
tant que présence à soi, est absence à soi; il y a décalage à soi par rapport à la
totale proximité à soi de l'objet en-soi, telles la table ou la pierre. Il y a rupture
qui fait que la conscience ne peut exister comme pour-soi qu'en esquissant en
même temps, comme manque, la totalité qu'elle n'est pas : «elle manque
d'être un en-soi en tant qu'elle serait pour-soi... un en-soi qui est être en-soi sur
le mode du pour-soi ... un absolu, comme l'existence absolue et substantielle
de la chose, tout en étant conscience95». Bref, la conscience ne peut pas
n'être pas en étant ce qu'elle n'est pas, c'est-à-dire qu'elle ne peut être à soi.
Mais que signifie ce mode de n'être pas'?

d) La reconnaissance ek-statique

La Négation qui se révèle à l'interrogation des conduites humaines est le


fondement du pour-soi. Le pour-soi comme Négation implique aussi d'être soi
sous forme de présence à soi, donc une ébauche de dualité, puisque la
présence à soi est absence à soi ou manque.

Il faut poursuivre la démarche interrogative sur la réalité humaine et revenir


donc sur la question de ce qu'est l'homme comme être-dans-le-monde.
Autrement dit, comme le rappelle Sartre presque comme un leitmotiv, il ne faut
pas dissocier les deux termes d'un rapport qui est totalité synthétique. Ancrée
dans le monde, il apparaît tout de suite que «la conscience est temporelle par

95. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 70.


146

son existence même96». La conscience déborde l'instantanéité du Cogito


cartésien. Mais il importe de savoir si le rapport entre la transcendance de la
conscience et la temporalité constitue une relation originelle; en d'autres
termes, retrouve-t-on, au niveau du temps, la relation originelle de jaillissement
que nous avons rencontrée ailleurs entre les deux régions d'être? Au terme
d'une brillante description phénoménologique du temps comme synthèse
structurée du présent-passé-futur, présentée sous le sous-titre Ontologie de la
Temporalité 97, la réponse de Sartre est sans équivoque quant au caractère
intrinsèque de la relation :

La temporalité n'est pas. Seul un être d'une certaine


structure d'être peut être temporel dans l'unité de son
être. L'avant et l'après ne sont intelligibles, nous
l'avons noté, que comme relation interne. C'est là-bas
dans l'après que l'avant se fait déterminer comme
avant et réciproquement. En un mot, l'avant n'est
intelligible que si c'est l'être qui est avant lui-même.
C'est-à-dire que la temporalité ne peut que désigner le
mode d'être d'un être qui est soi-même hors de soi. ...
Il n'y a de temporalité que comme intrastructure d'un
être qui a à être son être, c'est-à-dire comme
intrastructure du Pour-soi. Non que le Pour-soi ait une
priorité ontologique sur la Temporalité. Mais la
Temporalité est l'être du Pour-soi en tant qu'il a à l'être
ek-statiquement. La Temporalité n'est pas, mais le
Pour-soi se temporalise en existant.

... le Pour-soi ne peut être, sinon sous la forme


temporelle98.

Le pour-soi a à être, on l'a vu, à distance de soi. Or, la dynamique même du


temps qui est succession et écoulement oblige le pour-soi à ne pas se figer en
en-soi puisque, dans le cas contraire, la conscience serait pétrifiée dans
l'instant. L'être temporel est ek-statique : «une temporalité réduite à son ordre

96. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 76. Sartre ajoute : «ou plutôt qu'elle se
temporalise en existence».
97. EN p. 174 ss.
98. EN p. 181-182.
147

deviendrait aussitôt temporalité en-soi 99 ». C'est que le changement est


naturel au pour-soi; la conscience est toute spontanéité et «une spontanéité qui
se pose en tant que spontanéité est obligée du même coup de refuser ce
qu'elle pose, sinon son être deviendrait de l'acquis100». La spontanéité de la
conscience implique l'irréversibilité de la fuite ek-statique, la projection hors de
soi, de telle sorte que le temps se révèle une intrastructure de l'être du pour-soi
en tant qu'il est l'être qui a à être, mais à qui la totalité est continuellement
refusée : «Il n'y a jamais d'instant où l'on puisse affirmer que le pour-soi est,
parce que précisément, le pour-soi n'est jamais101». Bref, le pour-soi se
confond avec le n'être pas de la temporalité.

La prise de conscience de la temporalité originelle sous forme de conscience


de durée, «comme une conscience d'une conscience qui dure102», constitue,
note Sartre, un acte de la conscience réflexive. Du reste, c'est la réflexion qui
fait voir que la conscience comme Négation, qui est présence à soi comme non
coïncidence à soi, a à se réaliser comme manque dans la relation ek-statique et
temporalisante à l'être. Nous sommes au coeur de l'ontologie; il importe, dit
Sartre, d'élucider la signification ontologique de la réflexion, eu égard au
rapport de la conscience à l'être, puisque «toute notre ontologie a son
fondement dans l'expérience réflexive103». La question est déterminante : si
la réflexion n'est pas elle-même rapport à l'être, comment peut-on avoir la
certitude apodictique de la validité de la relation ek-statique à l'être? La
connaissance acquise par l'expérience réflexive, si elle est externe et
n'implique pas elle-même un rapport à l'être, met en cause la valeur de
l'ontologie ou, à tout le moins, n'en fait qu'un savoir probable. La recherche
d'un fondement ontologique à la conscience ramène ainsi au problème
épistémologique auquel Sartre avait d'abord été confronté au moment où il a
entrepris son étude de la conscience. La critique de la connaissance qui l'a
amené à fonder la conscience au-delà de la connaissance pose le problème

99. EN p. 194.
100. EN p. 194.
101. EN p. 196.
102. EN p. 196.
103. EN p. 197.
148

de la possibilité qu'à la conscience d'accéder à la connaissance, à savoir la


validité même d'une conception qui se pose et s'affirme au-delà de la
connaissance. Bref, comment peut-on fonder une conscience qui affirme sa
primauté sur tout savoir? Le problème de la connaissance devient l'enjeu de
l'ontologie.

Pour aborder la question, nous savons déjà que la réflexion n'est pas une
conscience nouvelle : «c'est le pour-soi conscient de lui-même104». Mais si,
comme dit Sartre, il faut que «que la réflexion soit unie par un lien d'être au
réfléchi, que la conscience réflexive soit la conscience réfléchie105», l'unité
indissoluble entre la conscience réfléchissante et la conscience réfléchie, nous
l'avons déjà noté106, ne peut signifier leur identité. En effet, s'il importe que le
réflexif soit le réfléchi, il ne peut y avoir «identité totale du réflexif au réfléchi
puisqu'une telle identité supprimerait du coup le phénomène de réflexion en ne
laissant subsister que la dualité fantôme «reflet-reflétant107». Aussi il faut qu'il
y ait «séparation d'être ... à la fois que le réflexif soit et ne soit pas le
réfléchi108». De ce fait, le réflexif présente la structure ontologique de dualité
qui constituait le pour-soi comme proximité et distance à soi, présence et
absence, totalité et détotalité : «le «reflet-reflétant» réfléchi existe pour un
«reflet-reflétant» réflexif109». Il y a une même structure, parce qu'il s'agit, en
fait, du même être :

104. EN p. 197.
105. EN p. 198.
106. Voir chapitre III c) La conscience réflexive. L'ontologie reprend la distinction entre la
conscience pré-réflexive et la réflexion, en cherchant à expliciter le fondement de leur rapport.
L'échec de la connaissance avalise la théorie de Sartre sur la conscience, en justifiant davantage
la primauté de l'irréfléchi.
107. EN p. 198.
108. EN p. 198.
109. EN p. 198. Aussi plus loin : «Il se sait regardé; il ne saurait mieux se comparer, pour
user d'une image sensible, qu'à un homme qui écrit, courbé sur une table et qui, tout en écrivant,
sait qu'il est observé par quelqu'un qui se tient derrière lui.»; ou encore : «Mais la réflexion est
un être, tout comme le pour-soi irréfléchi, non une addition d'être, un être qui a à être son propre
néant; ce n'est pas l'apparition d'une conscience neuve dirigée sur le pour-soi, c'est une
modification intrastructurale que le pour-soi réalise en soi, en un mot, c'est le pour-soi lui-même
qui se fait exister sur le mode réflexif-réfléchi au lieu d'être simplement sur le mode reflet-
reflétant...» (EN p. 199).
149

Dans le surgissement du pour-soi comme présence à


l'être, il y a une dispersion originelle : le pour-soi se
perd dehors, auprès de Геп-soi et dans les trois ek-
stases temporelles. Il est hors de lui-même et, au plus
intime de soi, cet être-pour-soi est ek-statique puisqu'il
doit chercher son être ailleurs, dans le reflétant s'il se
fait reflet, dans le reflet s'il se pose comme reflétant.
Le surgissement du pour-soi entérine l'échec de l'en-
soi qui n'a pu être son propre fondement. La réflexion
demeure une possibilité permanente du pour-soi
comme tentative de reprise d'être. Par la réflexion, le
pour-soi qui se perd hors de lui tente de s'intérioriser
dans son être, c'est un deuxième effort pour se fonder,
il s'agit, pour lui, d'être pour soi-même ce qu'il est. Si,
en effet, la quasi-dualité reflet-reflétant était ramassée
en une totalité pour un témoin qui serait elle-même,
elle serait à ses propres yeux ce qu'elle est.

[...] et c'est précisément cet échec qui est la réflexion.


En effet, cet être qui se perd, c'est lui-même, qui a à le
reprendre et il doit être cette reprise sur le mode d'être
qui est le sien, c'est-à-dire sur le mode du pour-soi,
donc de la fuite. [...] Ainsi, l'être qui opère la reprise
doit se constituer sur le mode du pour-soi et l'être qui
doit être repris doit exister comme pour-soi. Et ces
deux êtres doivent être le même être, mais
précisément, en tant qu'il se reprend, il fait exister
entre soi et soi, dans l'unité de l'être, une distance
absolue110.

La réflexion apparaît donc, dans sa forme originelle, comme un effort pour


surmonter l'éparpillement ek-statique, pour s'échapper de la «sphère du
perpétuel renvoi111», par une vaine tentative d'être vue du dehors, puisque le
réflexif ne peut être tout à fait autre que le réfléchi. Aussi, ce n'est pas sans
raison que Sartre distingue, on l'a vu ailleurs, deux types de réflexion : la
réflexion pure et la réflexion impure ou complice. La réflexion pure, qui
constitue la forme originelle de la réflexion (Sartre précise qu'il ne faut pas
croire qu'elle apparaît la première), est définie comme «simple présence du

110. EN p. 199-201.
111. EN p. 200.
150

pour-soi réflexif au pour-soi réfléchi112», «un type d'être où le pour-soi est pour
être à lui-même ce qu'il est113». C'est dire que, dans son état originel, la
réflexion tend à être le réfléchi dont elle se fait réfléchissante plutôt qu'à se
dissocier du réfléchi pour mieux le regarder et le saisir. On peut donc
considérer qu'il y a adéquation entre la conscience originelle et la réflexion
pure, puisque cette dernière n'est que la conscience qui se fait présente à elle-
même; c'est en quelque sorte la conscience de soi qui se fait connue. Plus
justement, si on dissipe l'équivoque que peut entretenir l'analogie en référant à
une adéquation, (peut-être serait-il plus juste de parler de quasi-adéquation), il
faut préciser que cette adéquation doit être comprise comme une inadéquation,
étant donné qu'elle n'est que pure conscience d'une Négation qui est non
coïncidence à soi. En fait, elle est connaissance, dans le sens étymologique du
terme ou, mieux encore, selon l'expression significative de Sartre puisqu'elle
fait ressortir l'idée de retournement, reconnaissance :

Sa connaissance est totalitaire, c'est une intuition


fulgurante et sans relief, sans point de départ ni point
d'arrivée. Tout est donné à la fois dans une sorte de
proximité absolue. Ce que nous nommons
ordinairement connaître suppose des reliefs, des
plans, un ordre, une hiérarchie. Même les essences
mathématiques se découvrent à nous avec une
orientation par rapport à d'autres vérités, à certaines
conséquences; elles ne se dévoilent jamais avec
toutes leurs caractéristiques à la fois. Mais la réflexion
que nous livre le réfléchi non comme un donné, mais
comme l'être que nous avons à être, dans une
indistinction sans point de vue, est une connaissance
débordée par elle-même et sans explication. En
même temps, elle n'est jamais surprise par elle-même,
elle ne nous apprend rien, elle pose seulement. Dans
la connaissance d'un objet transcendant, en effet, il y a
dévoilement de l'objet et l'objet dévoilé peut nous
décevoir ou nous étonner. Mais dans le dévoilement
réflexif, il y a position d'un être qui était déjà
dévoilement dans son être. La réflexion se borne à
faire exister pour soi ce dévoilement; l'être dévoilé ne

112. EN p. 201.
113. EN p. 207.
151

se révèle pas comme un donné, mais avec le


caractère du «déjà dévoilé». La réflexion est
reconnaissance plutôt que connaissance. Elle
implique une compréhension pré-réflexive de ce
qu'elle veut récupérer comme motivation originelle de
la récupération114.

Dans son état originel, la connaissance que donne la réflexion se pose donc en
deçà et en dehors de tout discours; elle n'est pas rapport à un objet duquel elle
veut apprendre quelque chose, mais relation d'existence à un être concret dont
elle se refuse à savoir quelque chose sinon qu'il est tel qu'il est. La véritable
connaissance est la réflexion originelle qui se fonde et ressort de la
compréhension pré-réflexive115. Aussi la réponse à la question de la relation
entre la réflexion et l'être est que «Le connaître ... C'est l'être même du pour-soi
...116». Le rapport entre les deux régions d'être ne peut être expliqué par l'en-
soi parce que, dans son essence, il n'est pas un être de relation et qu'«il ne
renvoie qu'à lui117»; il faut nous tourner du côté du pour-soi. Il y a une relation
ek-statique du pour-soi à l'en-soi (et non pas de l'en-soi au pour-soi) parce que
la conscience, pour être conscience non thétique de soi, doit être conscience
thétique de quelque chose —autrement dit, le pour-soi ne peut être que dans
une relation originelle avec l'en-soi. Le pour-soi a à être relation; cette relation
est la connaissance parce que la connaissance est relation. Cette relation est
celle de la présence. La réponse de Sartre à la question de savoir ce qu'est la
connaissance est, de ce fait, péremptoire :

114. EN p. 202.
115. Cette notion rejoint l'idée exprimée plus avant qu'il y a une compréhension pré-logique,
liée à la pensée par image (voir chapitre II c). Bref, la connaissance ne permet pas de connaître
ou, si l'on veut, la connaissance est au-delà ou en deçà de la connaissance.
116. EN p. 222-223; aussi : «La connaissance apparaît donc comme un mode d'être. Le
connaître n'est ni rapport établi après coup entre deux êtres, ni une activité de l'un de ces deux
êtres, ni une qualité ou propriété ou vertu. C'est l'être même du pour-soi en tant qu'il est
présence à .... c'est-à-dire en tant qu'il a à être son être en se faisant ne pas être un certain être à
qui il est présent. Cela signifie que le pour-soi ne peut être que sur le mode d'un reflet se faisant
refléter comme n'étant pas un certain être. Le «quelque chose» qui doit qualifier le reflété, pour
que le couple «reflet-reflétant» ne s'effondre pas dans le néant, est négation pure».
117. EN p. 219; on peut ajouter par opposition au pour-soi lequel se donne dans un
jaillissement primitif.
152

Il n'est d'autre connaissance qu'intuitive. La déduction


et le discours, improprement appelés connaissance,
ne sont que des instruments qui conduisent à
l'intuition. Lorsqu'on atteint celle-ci, les moyens
utilisés pour l'atteindre s'effacent devant elle; ... Et si
l'on demande ce qu'est l'intuition, Husserl répondra,
d'accord avec la plupart des philosophes, que c'est la
présence de la «chose» (Sache) en personne à la
conscience. La connaissance est donc du type d'être
que nous décrivions au chapitre précédent sous le
nom de «présence à ...». Mais nous avions établi
justement que l'en-soi ne pouvait jamais de lui-même
être présence. L'être-présent, en effet, est un mode
d'être ek-statique du pour-soi. Nous sommes donc
obligés de renverser les termes de notre
définition : l'intuition est la présence de la conscience
à la chose118.

Ainsi, tout devient clair. La conscience ne peut être conscience de soi que par
ce dont elle est conscience : «une conscience qui ne serait pas conscience de
quelque chose ne serait conscience (de) rien119». Par ailleurs, ainsi que nous
l'avons appris, «le pour-soi est le fondement de son propre néant sous forme
de la dyade fantôme reflet-reflétant. Le reflétant n'est que pour refléter le reflet
et le reflet n'est reflet qu'en tant qu'il renvoie au reflétant120», étant entendu
que, pour ne pas s'anéantir complètement, «il faut que le reflétant reflète
quelque c/iose121». Mais si la relation signifie ce à quoi la conscience est
présente, la présence implique comme structure essentielle l'absence ou la
négation, car «est présent à moi, ce qui n'est pas moi122». Le rapport se
présente alors comme suit :

La chose c'est, avant toute comparaison, avant toute


construction, ce qui est présent à la conscience

118. EN p. 220-221.
119. EN p. 221.
120. EN p. 221.
121. EN p. 221.
122. EN p. 222.
153

comme n'étant pas la conscience. Le rapport originel


de présence, comme fondement de la connaissance,
est négatif. Mais comme la négation vient au monde
par le pour-soi et que la chose est ce qu'elle est, dans
l'indifférence absolue de l'identité, ce ne peut être la
chose qui se pose comme n'étant pas le pour-soi. La
négation vient du pour-soi lui-même. ... Mais la
négation originelle, c'est le pour-soi qui se constitue
comme n'étant pas la chose. ... Le reflété se fait
qualifier dehors auprès d'un certain être comme
n'étant pas cet être; c'est précisément ce qu'on
appelle : être conscience de quelque chose123.

La conscience se constitue ainsi, dans sa relation intentionnelle nécessaire,


comme un rapport originel de Négation. La connaissance, dans la conception
sartrienne, est ainsi constitutive du rapport ek-statique de la négation interne
dans lequel le pour-soi se détache comme un vide absolu du pôle concret et
plein de l'en-soi. Il faut se rappeler l'affirmation de Sartre qu'il n'y a rien dans la
conscience; c'est donc dire que dans le mode d'être de la connaissance, «le
seul être qu'on puisse rencontrer et qui est perpétuellement là, c'est le connu.
Le connaissant n'est pas, il n'est pas saisissable124». Autrement dit, dans le
rapport intentionnel de la connaissance, à la différence des rapports de
connaissance externe qui impliquent un contenu sur les deux pôles (tel dans
l'exemple la poire n'est pas la pomme), il n'y a rien du côté du connaissant
puisqu'il est lui-même négation du connu. C'est donc dire que la connaissance
dans son phénomène originel «n'ajoute rien à l'être et ne crée rien125». La

123. EN p. 222-223.
124. EN p. 225. Cette insaisissabilité, qui rend la conscience impensable, n'est pas la même
que l'être, puisque, à la différence de ce dernier, elle est tout le contraire de l'inertie et de la
passivité. Le véritable problème demeure donc celui de l'existence de l'être. Voir le point b) du
présent chapitre.
125. EN p. 227. Aussi EN p. 225-226 : «Il [le connaissant] n'est rien d'autre que ce qui fait
qu'il y a un être-là du connu, une présence — car de lui-même, le connu n'est ni présent ni
absent, il est simplement. Mais cette présence du connu est présence à rien, puisque le
connaissant est pur reflet d'un n'être pas, elle paraît donc, à travers la translucidité totale du
connaissant-connu, présence absolue». Aussi EN p. 228 : «... l'être n'est pas enrichi, car la
connaissance est négativité pure. Elle fait seulement qu'il y ait de l'être. Mais ce fait «qu'il y ait»
de l'être, n'est pas une détermination interne de l'être — qui est ce qu'il est — mais de la
négativité». Juste après, Sartre fait ressortir que l'examen de la notion d'immédiat qui est impliqué
dans la définition de «l'intuition comme présence immédiate du connu au connaissant» implique
qu’il n'y a pas de médiateur.
154

connaissance n'est en quelque sorte que la présentification de la conscience


elle-même126 : elle se confond avec la conscience :

Seul le pour-soi peut être déterminé dans son être par


un être qu'il n'est pas. Et si la négation interne peut
apparaître dans le monde — comme lorsqu'on dit
d'une perle qu'elle est fausse, d'un fruit qu'il n'est pas
mûr, d'un oeuf qu'il n'est pas frais, etc. —c'est par le
pour-soi qu'elle vient au monde, comme toute
négation en général. Si donc c'est au pour-soi seul
qu'il appartient de connaître, c'est qu'il appartient à lui
seul de s'apparaître comme n'étant pas ce qu'il
connaît. Et, comme ici l'apparence et l'être ne font
qu'un — puisque le pour-soi a l'être de son apparence
— il faut concevoir que le pour-soi enveloppe dans
son être l'être de l'objet qu'il n'est pas en tant qu'il est
en question dans son être comme n'étant pas cet
être127.

Poussant plus loin encore cette assimilation entre l'être, ou plutôt le n'être pas,
et la connaissance, entre le pour-soi comme Négation interne originelle et la
connaissance, Sartre, reprenant et transposant le dynamisme que contient la
notion de surrection, définit le rapport interne du connaître et de l'être comme
celui de la réalisation :

Connaître, c'est réaliser aux deux sens du terme.


C'est faire qu'il y ait de l'être en ayant à être la
négation reflétée de cet être : le réel est réalisation.
Nous appellerons transcendance cette négation
interne et réalisante qui dévoile l'en-soi en
déterminant le pour-soi dans son être128.

126. Voir EN p. 224 : «c'est un surgissement a priori de l'objet pour le sujet ou, puisque le
surgissement est le fait originel du pour-soi, un surgissement originel du pour-soi comme
présence à l'objet qu'il n'est pas».
127. EN p. 224.
128. EN p. 228.
155

Ainsi le rapport intentionnel de la conscience se fonde ontologiquement dans la


nécessité du pour-soi de se réaliser comme Négation radicale. La question
n'est donc pas d'être ou de ne pas être. La loi ontologique est de n'être pas-,
entre les deux pôles que sont Геп-soi et le pour-soi, Геп-soi se constitue
comme le pôle concret ou positif que le pour-soi a à ne pas être. Le pour-soi se
révèle comme surrection et rapport ek-statique originels à l'en-soi. L'en-soi est;
il n'a pas à être. Le pour-soi n'est pas-, en fait, il a à n'être pas. Même si elle
n'est rien, la Négation n'est pas passive; il y a surrection de la conscience par
laquelle elle se détermine comme Négation. Cette détermination prend son
sens par la connaissance, puisque c'est par la réflexion qu'elle se révèle
comme relation de présence, la réflexion ayant la même structure ontologique
de dualité que la conscience qui est conscience de soi sous forme d'une
présence à soi. La connaissance est donc reconnaissance.

B. La connaissance comme négation

Le rapport de la conscience à l'être est apparu comme une relation de


transcendance dans laquelle la conscience se détermine comme Négation ou,
plus précisément, se constitue comme une Négation qui est détermination,
selon les termes d'une inversion de la célèbre formule de Spinoza, Omnis
determinatio est negatio, que Sartre propose comme reflétant davantage le
sens actif de la réalité négatrice de la conscience. Cette relation a son
fondement dans le rapport originel à l'être qui est celui d'une connaissance
totalitaire et pure, laquelle est celle de la «proximité absolue129», de la re­
connaissance ek-statique. La re-connaissance originelle, dans la réalité
existentielle et vécue, signifie un rapport entre deux régions d'être absolument
tranchées et absolument hermétiques l'une à l'autre dont Sartre dit que la
réconciliation est insurmontable. Sartre a refusé toute dialectique propre à
l'être qui permette de surmonter le contradiction. Mais, est-ce à dire que le
système sartrien se soit enfermé dans une opposition inéluctable qui ne permet

129. EN p. 202.
156

de comprendre véritablement ni la liberté, ni l'homme dans son rapport au


monde? N’y a-t-il vraiment aucune rationalité qui assure une intelligibilité du
monde et permette d'éviter de verser ultimement dans l'irrationalisme? Qu’en
est-il alors de ce que nous désignons habituellement sous le vocable de
connaissance? La réponse à ces questions, conséquemment à la
bipolarisation de la conception sartrienne, exige le recours à la dialectique
mais Sartre ne reviendra pas sur son refus de la dialectique, sinon beaucoup
plus tard. Nous verrons qu'il existe une dialectique propre au système sartrien
qui fait que la détermination de la conscience comme Négation est elle-même
l'objet d'une négation. Mais nous savons maintenant, en dépit de ce que dit
Sartre, que le rapport entre la conscience et l'être n'est pas statique et qu'au
contraire, même si le rapport n'implique pas en lui-même le dépassement de
l'opposition, il se fonde sur le dynamisme et l'activité du mouvement de la
conscience. En effet, si l'être est opaque et inerte, il en est tout autrement du
non-être, lequel paraît se substituer à cet égard au rôle attribué habituellement
à l'être; le refus de la dialectique concerne l'être mais pour Sartre, pourrait-on
dire, tout est du côté du non-être. Tout procède de la conscience et c'est de ce
coté qu'il faut chercher. Pour mieux voir ce qu'il en est, il faut approfondir
encore davantage la donnée essentielle qui est celle de la connaissance.

Aussi, il importe de préciser davantage le rapport de la connaissance à l'être


notamment par rapport à la conscience irréfléchie; la connaissance apparaîtra
alors comme la Négation «reflétée» de l'être. Ces précisions permettront de
mieux situer ensuite le rôle de ce qu'on nomme habituellement la
connaissance.

a) La connaissance pure
(la Négation «reflétée»)

Il importe de se rappeler que toute conscience n'est pas connaissance. Il y a


en effet d'autres consciences, telle la conscience affective ou la conscience
157

imaginante. Certes, pour toute telle conscience dite alors non thétique ou non
positionnelle d'elle-même, il est dirimant de ne pas être conscience d'elle-
même. Il ne faut cependant pas confondre ce fait avec la connaissance. C'est
ainsi que, lorsque je lis, j'ai conscience de lire, mais cette conscience n'est pas
alors la connaissance du fait que je lis. Il y a connaissance ou réflexion
lorsque la conscience se donne comme objet le fait dont elle est conscience,
que l'on nomme alors le réfléchi. Nous avons abordé dans un précédent
chapitre, sous l'angle de la distinction entre la conscience préréflexive et la
conscience réflexive, comment la réflexion était la source de la constitution de
l'Ego et nous avons vu que cette objectivation du Moi était un leurre qui
obnubilait la subjectivité de la conscience spontanée et irréfléchie; ce propos
était illustré notamment par l'exemple de la haine. Il avait alors été noté130 que
Sartre ne considérait pas la réflexion comme un progrès par rapport à la
conscience irréfléchie. Cette dernière idée de Sartre semble toutefois
contredire l'affirmation du caractère essentiel du rapport de re-connaissance
ek-statique qui lie la conscience à l'être et que nous avons considéré à la fin de
la première partie du présent chapitre. Mais nous savons que la notion de
connaissance, qui est au centre de l'ontologie sartrienne, recouvre deux
notions distinctes, voire contraires. La compréhension de ce que dissimule
cette ambivalence apparaît nécessaire à l'élucidation de la conception de
Sartre.

S'il y a réflexion à toutes les fois que la conscience se donne le réfléchi comme
objet, à savoir que la conscience cesse d'être sujet pour se donner comme «un
sujet qui est objet pour elle-même131», la réflexion elle-même, à l'instar de la
conscience qui a elle-même deux niveaux s'emboîtant l'un dans l'autre, qui
sont le réfléchi et le réflexif, n'a pas non plus une seule forme. Reprenant une
distinction qu'il faisait déjà en 1937 dans La Transcendance de l'Ego132, Sartre

130. Chapitre III : la conscience réflexive. Il y a lieu notamment de se rappeler que : «La
réflexion, c'est le pour-soi conscient de lui-même. Comme le pour-soi est déjà conscience non
thétique (de) soi, on a coutume de représenter la réflexion comme une conscience nouvelle,
brusquement apparue, braquée sur la conscience réfléchie et vivant en symbiose avec elle. On
reconnaît là la vieille idea ideae de Spinoza.» (EN p. 197).
131. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 60.
132. TE particulièrement p. 102 ss.
158

affirme qu'il y a deux formes de réflexion, la réflexion pure et la réflexion


impure, qu'il caractérise comme suit :

La réflexion pure, simple présence du pour-soi réflexif


au pour-soi réfléchi, est à la fois la forme originelle de
la réflexion et sa forme idéale; celle sur le fondement
de laquelle paraît la réflexion impure et celle qui n'est
jamais donnée d'abord, celle qu'il faut gagner par une
sorte de Katharsis. La réflexion impure ou complice,
dont nous parlerons plus loin, enveloppe la réflexion
pure, mais la dépasse parce qu'elle étend ses
prétentions plus loin133.

La réflexion pure correspond ainsi à la reconnaissance ek-statique : elle est la


connaissance134. Plus précisément, il faut la considérer comme
«reconnaissance135» laquelle, en fait, «n'est jamais qu'une
quasi-connaissance136». Elle se fonde sur l'intuition puisqu'«il n'est d'autre
connaissance qu'intuitive137» — l'intuition n'étant elle-même que «la présence
de la conscience à la chose138» laquelle, en l'occurrence, se confond avec le
mode d'être ek-statique du pour-soi dont le mode d'être originel est d'être
“«présence à» ... comme n'étant pas la chose139». Elle est «translucidité
totale140». Aussi, la connaissance pure présente un quasi-objet qui est là «tout
à la fois141» «d'un seul coup142», «sans facette143». Enfin, et cela revient
comme un leitmotiv, elle «n'ajoute rien144».

133. EN p. 201.
134. Sartre procède à l'assimilation des termes réflexion et connaissance : «... la réflexion
exige, si elle doit être évidence apodictique, que le réflexif soit le réfléchi. Mais, dans la mesure
où elle est connaissance, il faut que le réfléchi soit objet pour le réflexif, ce qui implique séparation
d'être. Ainsi, faut-il à la fois que le réflexif soit et ne soit pas réfléchi.» (EN p. 198).
135. EN p. 202.
136. EN P- 209; aussi p. 658 «quasi-savoir».
137. EN P- 220; aussi p. 202.
138. EN P· 221.
139. EN P- 222.
140. EN P- 226.
141. EN P· 658.
142. EN P- 20.
143. TE P- 94.
144. Voir notamment : EN; p. 204, 227, 230, 232, 234, 247, 248, 260, 268, 269; aussi TE p.
95, 102, 96.
159

Cette notion de connaissance est déjà affirmée dès l'Introduction de l'Être et le


Néant. À partir de ce qu'il y a suppression de l'être et du paraître et donc que
«l'apparence ne cache pas l'essence, elle la révèle : elle est l'essence145», le
projet même de l'ontologie «sera la description du phénomène d'être tel qu'il
se manifeste, c'est-à-dire sans intermédiaire146». Le projet d'accéder à l'être
sans intermédiaire n'est rien d'autre que la réflexion pure ou, si l'on veut, la
connaissance pure. Sartre affirme, à ce moment, que «le phénomène d'être ...
est immédiatement dévoilé à la conscience. Nous en avons à chaque instant
ce que Heidegger appelle une compréhension pré-ontologique, c'est-à-dire qui
ne s'accompagne pas de fixation en concepts et d'élucidation147». Du reste,
affirmer que l'objet transcendant à la conscience «est simplement la condition
de tout dévoilement : il est être-pour-dévoiler et non être dévoilé148», c'est
déjà assimiler la conscience à la connaissance puisque la conscience est
essentiellement un rapport qui réalise la présence de la chose, et que la
conscience en tant que connaissant, il ne faut pas l'oublier, n'a aucun contenu,
de sorte que la spécificité de la connaissance est d'être un rapport entre deux
termes dont l'un n'est rien. En effet, la conscience est d'abord rapport pré­
réflexif nécessaire à l'être mais il n'y a pas d'être, pour ainsi dire
ontologiquement connu, sans aller au-delà du simple fait de la conscience
consciente d'elle-même; il faut au moins déborder sur une objectivation
primaire se situant aux limites de la connaissance puisqu'elle ne fait que lever
pudiquement le voile qui dissimule l'être — il faudrait peut être parler d'un
quasi-dévoilement. On sait, par ailleurs, qu'une telle proximité du réfléchi et du
réflexif est nécessaire pour garantir l'évidence et la certitude apodictique de la
réflexion. Aussi, il n'est pas étonnant que, au moment où il s'apprête à conclure
son étude sur le pour-soi, dans la description que fait Sartre de la
connaissance pure, tout soit feutré, à la limite de l'indicible :

145. EN p. 12.
146. EN p. 14.
147. EN p. 30.
148. EN p. 15. Aussi, p. 29 : «... il n'y a pas d'être pour la conscience en dehors de cette
obligation précise d'être intuition révélante de quelque chose, c'est-à-dire d'un être
transcendant»; ou encore, p. 30 : «La conscience est révélation-révélée des existants et les
existants comparaissent devant la conscience sur le fondement de leur être. Toutefois, la
caractéristique de l'être d'un existant, c'est de ne pas se dévoiler lui-même, en personne, à la
conscience».
160

... le réfléchi n'est pas tout à fait objet, mais quasi-objet


pour la réflexion. En effet, la conscience réfléchie ne
se livre pas comme un dehors à la réflexion ... il y a
position d'un être qui était déjà dévoilement dans son
être. La réflexion se borne à faire exister pour soi ce
dévoilement; l'être dévoilé ne se révèle pas comme un
donné, mais avec le caractère du «déjà dévoilé»149.

La réflexion pure résulte d'une «sorte de Katharsis150» dont l'aboutissement


n'est pas de saisir le réfléchi posé à la réflexion comme un donné, mais de se
borner à faire exister pour soi le dévoilement «dans une indistinction sans
point de vue151»; c'est en quelque sorte une connaissance dont la spécificité
paradoxale est de refuser de connaître l'objet qu'elle pose, par opposition à ce
que Sartre dit qu'on nomme habituellement connaître. En effet, si la
conscience pré-réflexive considère l'être en tant qu'il est et non en tant qu'il est
connu, on peut dire de même que la connaissance pure considère l'être connu
en tant qu'il est. C'est cette spécificité paradoxale que Sartre exprime en des
termes quasi poétiques :

Certes, nous l'avons vu aussi, la réflexion peut être


considérée comme une quasi-connaissance. Mais ce
qu'elle saisit à chaque instant, ce n'est pas le pur
projet du pour-soi tel qu'il est symboliquement exprimé
— et souvent de plusieurs façons à la fois — par le
comportement concret qu'elle appréhende : c'est le
comportement concret lui-même, c'est-à-dire le désir
singulier et daté dans l'enchevêtrement touffu de sa
caractéristique. Elle saisit à la fois symbole et
symbolisation; elle est, certes, entièrement constituée
par une compréhension préontologique du projet
fondamental, mieux encore, en tant que la réflexion.est
aussi conscience non thétique de soi comme
réflexion, elle est ce même projet, aussi bien que la
conscience non-réflexive. Mais il ne s'ensuit pas
qu'elle dispose des instruments et des techniques

149. EN p. 201-202.
150. EN p. 201.
151. EN p. 201; aussi, p. 206-207.
161

nécessaires pour isoler le choix symbolisé, pour le


fixer par des concepts et pour le mettre tout seul en
pleine lumière. Elle est pénétrée d'une grande
lumière sans pouvoir exprimer ce que cette lumière
éclaire. Il ne s'agit point d'une énigme indevinée,
comme le croient les freudiens :tout est là, lumineux,
la réflexion jouit de tout, saisit tout. Mais ce «mystère
en pleine lumière» vient plutôt de ce que cette
jouissance est privée de moyens qui permettent
ordinairement l'analyse et la conceptualisation. Elle
saisit tout, tout à la fois, sans ombre, sans relief, sans
rapport de grandeur ...152.

Ce dernier passage, dont la conclusion n'est pas sans rappeler le ton de


l'extase du Mémorial de Pascal, rend bien compte que la réflexion pure vise un
niveau de connaissance qui se situe dans la proximité immédiate d'une
compréhension pré-réflexive; la connaissance pure apparaît comme une
conscience qui serait conscience quasi réflexive d'une conscience irréfléchie,
c'est-à-dire la conscience d'un donné qui serait en quelque sorte quasi
thétique. Autrement dit, la connaissance pure se veut un effort de la conscience
pour dépasser son état de n'être pas tout en essayant de conserver le rapport
avec le concret de la conscience pré-réflexive; elle vise à être la moins réflexive
possible, de telle sorte qu'elle «nous livre le réfléchi non comme un donné,
mais comme l'être que nous avons à être153». La valeur de cette
connaissance, qui cherche certes à se distancer de ce que nous nommons
connaissance, réside en ce que «la vérité d'une intuition réflexive se mesure à
sa conformité à l'être : la conscience était là avant d'être connue154». Mais en
dépit de ce qu'elle semble ne pas vouloir l'être, du moins tout à fait, il importe
de ne pas oublier que la réflexion pure n'en est pas moins une connaissance

152. EN p. 658. À propos de cette connaissance qui est jouie, F. George souligne l'aspect
érotique qu'implique la caractérisation que Sartre fait de ce rapport : «il y a donc un rapport
érotique avec l'être qui est au fondement de l'ontologie, pour autant qu'il est dans la nature de
l'être «d'une manière ou d'une autre, de se découvrir et de se faire posséder» ... dans cette
lumière qui est révélation, non sur le mode de la connaissance analytique et objectivante, mais de
l'évidence de mon projet joui». (Deux études sur Sartre, p. 438).
153. EN p. 202.
154. EN p. 295.
162

puisque «la connaissance commence avec la réflexion 155». En effet, toute


réflexion implique la dualité sujet-objet ou, en termes sartriens, la scissiparité
réflexive :

... la relation du reflet au reflétant n'était nullement une


relation d'identité et ne pouvait se réduire au «Moi =
Moi» ou au «Je suis Je» de Hegel. Le reflet se fait ne
pas être le reflétant : il s'agit là d'un être qui se
néantise dans son être et qui cherche en vain à se
fondre à soi-même comme so/156.

Mais qu'en est-il de cette dualité si la forme originelle de la réflexion est «la
simple présence à soi du pour-soi réfléchi au pour-soi réflexif157»? La
connaissance n'est-elle pas alors négativité pure qui se confond avec le
surgissement originel du pour-soi? Il n'y aurait pas alors dualité, puisque le
surgissement du pour-soi et de la connaissance sont contemporains l'un de
l'autre; bref, il n'y aurait pas de connaissance puisqu'il n'y a pas de réflexion.
Le danger de confondre les termes est réel en raison de leur proximité et la
description qu'en fait Sartre n'y est pas étrangère. Mais il faut cependant
convenir avec Sartre que la conscience n'est pas la connaissance; en effet, si
les phénomènes sont contemporains et même indissociables, l'un n'est pas
l'autre. C'est que si la connaissance pure se situe dans la proximité de l'être,
son effort pour se confondre, se fondre, est cependant vain. À cela, il y a
plusieurs raisons. D'abord, la réflexion modifie la conscience spontanée; il
s'agit d'une modification radicale de l'objet qui passe de l'une à l'autre158.
Ensuite, la conscience non-réflexive est un rapport non cognitif et immédiat à
l'être, alors que la connaissance pose un objet, en reproduisant certes dans la
structure reflet-reflétant la dyade fantôme originelle du rapport à l'être, mais en
s'éloignant ainsi doublement de l'être; l'objet posé n'est pas l'être159. Enfin et

155. EN p. 295.
156. EN p. 295; voir aussi p. 196 ss.
157. EN p. 201.
158. À ce sujet, voir notamment TE p. 92-93.
159. À ce sujet, voir notamment EN p. 199 ss. ou Conscience de soi et connaissance de soi, p.
60 ss.
163

surtout, la réflexion, quelle qu'elle soit, est un échec; elle va à l'encontre du


projet d'être de la conscience : en essayant de surmonter l'être qui se fuit, elle
en fait un donné qui est «d'être pour soi-même ce qu'il est160». On peut donc
dire qu'il est vrai que la connaissance pure tend à être une quasi-réflexion d'un
quasi-objet ou une quasi-conscience pré-réflexive, en ce que la conscience
«se borne à faire exister pour-soi ce dévoilement161», un peu à la manière
d'être de la conscience irréfléchie qui est nécessairement conscience d'elle-
même. Mais la conscience d'elle-même est non thétique, alors que la
connaissance est nécessairement positionnelle. C'est que la notion de
connaissance pure tend à définir la connaissance comme une connaissance
qui serait sans objet, qui serait pour ainsi dire conscience non réflexive — ce
qui est contradictoire, comme il le serait d'ailleurs de parler d'une connaissance
qui serait préréflexion. Ce n'est pas sans raison que Sartre, conscient de la
difficulté, parle de «quasi-objet162», d'un réfléchi qui n'est pas encore un
«dehors163», d'une «quasi-connaissance164» qui nous livre un «quasi-
savoir165». Dans la conception de Sartre, il importe tout autant que la
connaissance ne soit pas un rapport de pure fusion avec l'être, en même temps
que celle-ci se distingue de la conception usuelle de la connaissance; aussi, il
en fait un rapport de quasi-proximité à l'être. Le paradoxe sartrien pourrait se
résumer à dire qu'il n'y a de connaissance qu'en dehors du fait de connaître,
mais que la connaissance passe par le connaître.

En fait, la connaissance pure est un corollaire de la position ontologique


définissant la conscience comme Négation; le rapport originel de la conscience
à l'être implique que l'être ne peut pas être connu, puisque le pour-soi en est la
Négation; il s'agit, nous l'avons vu, d'un rapport de présentification de la
conscience. L'opposition166 que Sartre fait entre les notions de
compréhension et d'intellection marque bien que la connaissance pure se situe

160. EN p. 200.
161. EN p. 202.
162. EN p. 201.
163. EN p. 201.
164. EN p. 209.
165. EN p. 658.
166. Voir chapitre II d) Science et probabilité.
164

sur le plan ontologique et que le rapport à l'être n'est pas possible par la
connaissance. Le seul véritable rapport à l'être se situe au niveau de la
conscience pré-réflexive; le projet de la connaissance pure est de restituer ce
rapport originel pour attester la certitude que la conscience en a. Cette
certitude ne peut se réaliser qu'en s'approchant de son objet, puisqu'on sait
que la connaissance ne peut saisir positivement ce dont la conscience a à être
la négation. La formule «connaître ce qu'il comprend déjà167» montre bien le
dilemme de la connaissance qui ne peut accéder réellement à ce qu'elle veut
comprendre, seule la conscience étant relation à l'être. Son point de vue
implique d'être au dehors-, elle est dans la proximité, non pas dans la relation
directe. Du reste, dans Conscience de soi et connaissance de soi, Sartre
récuse explicitement que la connaissance puisse accéder à l'être : «... l'être
nous est refusé168».

La connaissance pure est «idéale169»; c'est que, comme du reste toute autre
réflexion puisque celle-ci lui est alors subordonnée, elle constitue un échec :

Cet effort, pour être à soi-même son propre fondement,


pour reprendre et dominer sa propre fuite en
intériorité, pour être enfin cette fuite, au lieu de la
temporaliser comme fuite qui se fuit, doit aboutir à un
échec, et c'est précisément cet échec qui est la
réflexion170.

Ainsi c'est sur le plan ontologique que se situe la connaissance pure : en fait,
elle quintessencie toute l'ontologie sartrienne. La connaissance ne parvient
pas plus à se fonder que la conscience, mais comme elle, elle doit tendre à
être; plus précisément, elle doit ne pas être le ne pas être tout en ne pouvant

167. EN p. 659. Nous reviendrons plus loin pour expliquer le sens de cette formule; il importe
seulement pour le moment de voir qu'il ne faut pas confondre compréhension et connaissance et
surtout la véritable connaissance et son objet.
168. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 79
169. EN p. 201.
170. EN p. 200.
165

l'être, puisqu'en voulant se retourner pour considérer le ne pas être qu'elle a à


être, la conscience ne peut se saisir qu'en cessant de l'être. C'est dans la
connaissance que la conscience consciente d'elle-même prend son sens; une
conscience sans connaissance n'a pas d'être, le paradoxe étant que connaître,
comme dit Valéry, c'est en même temps ne pas être, mais il n'y a pas d'autre
moyen d'être.

On comprend maintenant, si on résume le chemin parcouru, pourquoi le rapport


fondamental à l'être est celui de la conscience qui est Négation. La conscience
est condamnée à n'être pas sans cesse : elle a à n'être pas l'être. Dans son
être, il est question de son être : la conscience n'a pas l'adéquation pleine de
l'être qui est opacité et identité à soi. Elle est décompression d'être, c'est-à-dire
qu'elle n'est pas coïncidence à soi. La conscience préréflexive est conscience
de soi, ce qui implique un rapport du sujet avec lui-même; il y a donc rapport de
présence à soi lequel implique lui-même un refus de l'identité. La loi
ontologique de la conscience, c'est d'être elle-même sous forme de présence à
soi; aussi elle est apparue sous forme de la structure du reflet-reflétant, de la
dyade intraconscientielle. La conscience apparaît donc comme un défaut
d'être qui se fait déterminer par un être qu'elle n'est pas. Dans les façons de
n'être pas, la négation interne du manque est apparue comme la plus
signifiante de la réalité humaine, puisqu'elle représente la totalité à laquelle la
conscience, comme totalité détotalisée, tend perpétuellement à être mais
qu'elle ne peut pas être sans s'anéantir comme conscience. La synthèse est
d'ores et déjà impossible; son plus être, pour ainsi dire, est de se démarquer le
plus possible de l'être. Cette fuite de la réalité humaine se poursuit dans le
temps, lequel est lui-même refus de l'instant, de la même manière absurde que
«l'âne qui tire derrière lui une carriole et qui tente d'attraper une carotte qu'on a
fixée au bout d'un bâton assujetti lui-même aux brancards171». À la réflexion
apparaît en effet l'existence temporelle, en faisant apercevoir la temporalité
originelle sous forme de la temporalité psychique qui est durée; le pour-soi

171. EN p. 253; aussi plus loin : «Nous courons vers nous-mêmes et nous sommes, de ce
fait, l'être qui ne peut pas se rejoindre. En un sens, la course est dépourvue de signification,
puisque le terme n'est jamais donné, mais inventé et projeté à mesure que nous courons vers
lui.»
166

devient conscience de lui-même, puisque la réflexion implique alors que le


réfléchi soit objet pour le réflexif. La dualité ainsi réapparaît avec le
dédoublement réflexif. Cet effort est un échec puisqu'il est l'être même du pour-
soi; il entérine du reste celui de la conscience qui ne peut se fonder elle-même.
C'est pourquoi, à juste titre, la connaissance réflexive pure est dite
idéale : elle est une tentative qui ne peut se réaliser, puisqu'elle se confond
avec le pour-soi.

Partant, à la question «comment et pourquoi le pour-soi a-t-il à être dans son


être, connaissance de l'en-soi172», il apparaît clair que la réponse est que la
connaissance est un échec. C'est que la conscience, qui se doit d'être
conscience de quelque chose, n'est conscience qu'en n'étant pas le reflet
qu'elle réfléchit puisque son être est de n'être pas. C'est comme si, au lieu
que le miroir réfléchisse l'image qui se reflète en lui, le miroir se reflétait
comme n'étant pas l'image. C'est dire que le miroir n'est miroir qu'en tant qu'il
n'est pas ce qu'il réfléchit ou, si l'on veut, le miroir, en tant qu'il est négation de
son apparence, a l'apparence qu'il est, c'est-à-dire qu'il est négation. À partir
de là, il n'est pas étonnant que le pour-soi, en tant qu'il est absence ou
négation qu'il a à être par sa présence ou sa relation à l'en-soi, se révèle
comme exigence de connaître. Il ressort donc que le connu a à être et n'est
que par un connaissant qui n'est qu'en tant qu'il est sa réalisation. Si la
conscience est Négation, la connaissance pure est Négation «reflétée» :

En sorte que la connaissance, finalement, et le


connaissant lui-même ne sont rien sinon le fait «qu'il y
a» de l'être, que l'être en soi se donne et s'enlève en
relief sur le fond de ce rien. ... Elle fait seulement qu'il
y ait de l'être. Mais ce fait «qu'il y ait» de l'être n'est
pas une détermination interne de l'être —qui est ce
qu'il est —mais de la négativité. ... C'est faire qu'il y
ait de l'être en ayant à être la négation reflétée de cet
être : le réel est réalisation 173.

172. EN p. 220.
173. EN p. 227-228.
167

Dire que le réel est réalisation ne signifie pas un quelconque idéalisme : le


réel est l'être qui est, par lequel la conscience se fait être en ne l'étant pas, mais
qui est en tant qu'elle est comme ne l'étant pas. Sartre exprime cela autrement
en disant qu'il n'y a rien du côté du connaissant. C'est pourquoi il peut donc y
avoir identité entre le pour-soi et la connaissance de l'être; la connaissance qui
est par nature ek-statique se confond avec l'être ek-statique du pour-soi,
comme Négation «reflétée» de l'être. Surrection et connaissance ne font
qu'un : «le pour-soi n'est pas, pour connaître ensuite174». La connaissance
est de ce fait elle-même négation ou négation à être; elle embrasse ainsi
l'échec du pour-soi qui est impossible synthèse. Il n'est pas étonnant que le
problème de la connaissance soit le point culminant de la démarche de
l'ontologie et que ce soit sur ce sujet que Sartre clôture explicitement son
examen de la structure du pour-soi :

L'identité de l'être du Pour-soi et de la connaissance


ne vient pas de ce que la connaissance est la mesure
de l'être mais de ce que le Pour-soi se fait annoncer
ce qu'il est par l'en-soi, c'est-à-dire de ce qu'il est,
dans son être, rapport à l'être. La connaissance n'est
rien d'autre que la présence de l'être au Pour-soi et le
Pour-soi n'est que le rien qui réalise cette présence.
Ainsi la connaissance est-elle, par nature, être ek-
statique et elle se confond de ce fait avec l'être ek-
statique du Pour-soi. ... Du point de vue de cette
totalité (L'Être), le surgissement du Pour-soi n'est pas
seulement l'événement absolu pour le Pour-soi, c'est
aussi quelque chose qui arrive à l'En-soi...

L'être est partout autour de moi, il semble que je


puisse le toucher, le saisir; la représentation, comme
événement psychique, est une pure invention des
philosophes. Mais cet être qui «m'investit» de toute
part et dont rien ne me sépare, c'est précisément rien
qui m'en sépare et ce rien, parce qu'il est néant, est
infranchissable. ... Dire qu'il y a de l'être n'est rien et
pourtant c'est opérer une totale métamorphose,
puisqu'// n'y a d'être que pour un Pour-soi. ... En ce
sens, à la fois le Pour-soi est présence immédiate à

174 . EN p. 268.
168

l'être et, à la fois, il se glisse comme une distance


infinie entre lui-même et l'être. C'est que le connaître
a pour idéal l'être-ce-qu'on-connaît et pour structure
originelle le ne-pas-être-ce-qui-est-connu. ... Ainsi je
me retrouve partout entre moi et l'être comme le rien
qui n'est pas l'être. Le monde est humain. On voit la
position très particulière de la conscience : l'être est
partout, contre moi, autour de moi, il pèse sur moi, il
m'assiège et je suis perpétuellement renvoyé d'être en
être, cette table qui est là c'est de l'être et rien de plus;
cette roche, cet arbre, ce paysage : de l'être et
autrement rien. Je veux saisir cet être et je ne trouve
plus que moi. C'est que la connaissance,
intermédiaire entre l'être et le non-être, me renvoie à
l'être absolu si je la veux subjective et me renvoie à
moi-même quand je crois saisir l'absolu. Le sens
même de la connaissance est ce qu'il n'est pas et
n'est pas ce qu'il est, car pour connaître l'être tel qu'il
est, il faudrait être cet être, mais il n'y a de «tel qu'il
est» que parce que je ne suis pas l'être que je connais
et si je le devenais le «tel qu'il est» s'évanouirait et ne
pourrait même plus être pensé175.

Le réflexif est condamné à ne pas être le réfléchi; il ne peut l'attraper parce qu'il
ne peut être qu'à distance de lui, comme l'âne poursuit la carotte accrochée
aux mêmes brancards que lui :

La réflexion, nous l'avons vu, est un type d'être où le


pour-soi est pour être à lui-même ce qu'il est. ... La
signification de la réflexion est donc son être-pour. En
particulier, le réflexif est le réfléchi se néantisant pour
se récupérer. En ce sens, le réflexif en tant qu'il a à
être le réfléchi, s'échappe du pour-soi qu'il est comme
réflexif sous forme «d'avoir à l'être». Mais si c'était
seulement pour être le réfléchi qu'il a à être, il
échapperait au pour-soi pour le retrouver; partout, et
de quelque manière qu'il s'affecte, le pour-soi est
condamné à être-pour-soi176.

175. EN p. 268-270.
176. EN p. 207.
169

La connaissance est ainsi doublement affectée par le sort du pour-


soi : connaître, c'est ne pas être un être que le pour-soi a ä ne pas être. Le
problème de la connaissance est que la connaissance est proximité à un être
qui est distance à soi. L'image sensible qu'en donne Sartre est celle de
l'homme qui se sait regardé parce qu'il a «déjà conscience (de) lui-même
comme ayant un dehors ou, plutôt, l'ébauche d'un dehors, c'est-à-dire qu'il se
fait lui-même objet pour..., en sorte que son sens de réfléchi est inséparable du
réflexif, existe là-bas, à distance de lui dans la conscience qui le réfléchit177».
Mais alors, plus la connaissance cherche à atteindre le rapport originel, plus
elle se fait idéale, puisque, à la limite, celui-ci signifie ne pas être le ne pas être.
En fait, toute la problématique se résume à ce qu'on est en face d'une
connaissance qui n'est pas un savoir; si elle n'ajoute rien, comme dit Sartre
avec insistance, rien ne peut être dit sur elle puisque ce serait y ajouter quelque
chose. Si la réalité humaine n'a de sens que dans et par la connaissance,
Sartre est muet sur le sens que doit avoir cette connaissance.

Certes, après avoir souligné les rapports entre le connaître et l'avoir comme
activités d'appropriation, il oppose à ceux-ci l'activité purement gratuite du jeu
comme étant peut-être le véritable sens de la réalité humaine. Mais Sartre ne
prend pas position, déclarant que la détermination d'un tel sens ressort d'une
«prise de position qui ne peut être que morale en face des valeurs qui hantent
le pour-soi»178. Malgré la préoccupation essentielle de Sartre en regard de
l'agir humain, on sait que Sartre ne donnera pas une solution positive à la
question éthique. Cette situation est, certes, foncièrement liée, nous l'avons
déjà mentionné, à sa conception de la conscience et de la liberté; il apparaît
cette fois que la conception de la connaissance pure n'est pas non plus
étrangère à cette absence de prise de position. Plus fondamentalement, ainsi
que le confirmera l'étude du cheminement de la pensée de Sartre

177. EN p. 199; Sartre, dans La transcendance de l'Ego, utilise aux mêmes fins l'image de
l'homme qui s'écoute parler (voir TE p. 99).
178. EN p. 670; Sartre précise que ses descriptions dans L'Être et le Néant n'ont été que de
l'ordre de la réflexion complice. Sartre a d'ailleurs, dans une entrevue, déclaré qu'il s'agissait d'un
monument de rationalité. Ce point de vue complice, en tant qu'il est celui de la rationalité, est
celui de toute son oeuvre, y compris la Critique où il élaborera une rationalité nouvelle dont il
tentera, par la suite, de faire la démonstration dans L'Idiot de la famille.
170

postérieurement à L'Être et le Néant, cette situation apparaît découler de la


préoccupation qu'a Sartre de fonder sans fondement et de son souci d'une
vérité qui ne soit pas normative mais qui rende seulement compte de l'insertion
de la réalité humaine dans le monde. Aussi, si la critique de la connaissance a
mené à l'ontologie, l'ontologie débouche sur une conception de la
connaissance dont le fondement se confond avec l'être même du pour-soi,
c'est-à-dire la liberté. Mais il s'agit d'une liberté absolue dont le sens n'est pas
fondé. L'ontologie renvoie donc à son tour au problème de la connaissance. À
défaut de trouver dans l'éthique les valeurs qui donnent un sens, en effet le
problème de la vérité reste entier et sa solution exige de trouver un sens à la
connaissance elle-même; autrement, les résultats de l'ontologie la condamne à
piétiner sur place puisque l'ontologie fonde la liberté du pour-soi, mais
précisément elle la fonde en tant qu'elle n'est pas fondée. Certes le pour-soi a
à être connaissance, mais y a-t-il un sens à cette connaissance autrement que
d'être la réalité du pour-soi? C'est dans cette voie de la recherche d'une vérité
intrinsèque et de la validité de la connaissance que se poursuivra
ultérieurement la réflexion de Sartre.

b) La négation de la Négation

Nous venons de considérer cette forme de la conscience que constitue la


connaissance pure; c'est le mode d'être du pour-soi et donc, à l'instar de la
conscience, elle s'est posée comme constituant ou, selon le terme de Sartre,
réalisant la négation interne à tel point qu'elle en constitue ainsi la définition.
Aussi la conscience connaissante, dans sa forme originelle et pure, se
détermine comme Négation dans une sorte d'empathie intuitive de présence à
l'être qui, par son fait même, révèle sa distance infinie à lui, puisqu'elle ne
saurait être l'être sans se nier elle-même. La conscience connaissante est
condamnée à se déterminer à ne pas être l'être et à ne l'être pas pour ainsi dire
absolument afin d'être le plus totalement possible conscience, projet dont le
terme est absurde et impossible puisqu'il signifie sa propre suppression.
171

Il faut considérer maintenant ce à quoi Sartre réfère en disant «ce que nous
nommons ordinairement connaître 179». Cette autre connaissance, on peut
déjà penser qu'elle s'assimile à l'autre réflexion, à savoir la réflexion impure,
puisque Sartre opère une division en deux du champ de la connaissance
réflexive. Il y a lieu de se demander à quoi elle sert.

Des deux espèces de réflexion que Sartre distingue, on a vu que la réflexion


pure est le mode d'être du pour-soi; à ce titre elle est un élément essentiel de
l'ontologie et de la conception sartrienne de la conscience. À première vue, la
réflexion impure apparaît comme présentant foncièrement le même
fonctionnement que la réflexion pure (on a déjà vu qu'elles s'emboîtaient l'une
dans l'autre) sauf le fait, par ailleurs essentiel, d'être complice en ce qu'elle
comporte et dissimule une intention qui la démarque et lui fait trahir la pureté de
l'objet réfléchi appréhendé par la conscience réflexive. Aussi le phénomène
est présenté comme suit :

[Elle] enveloppe la réflexion pure, mais la dépasse en


étendant ses prétentions plus loin180.

ou encore plus explicitement :

Ces deux réflexions ont appréhendé les mêmes


données certaines mais l'une a affirmé plus qu'elle ne
savait et elle s'est dirigée à travers la conscience
réfléchie sur un objet situé hors la conscience181.

C'est donc dire que, si on se rappelle que la réflexion pure est «une
mystification à l'origine ... non complice182», la réflexion impure se différencie
par sa démarche préméditée de considérer réelle la mystification. Autrement

179. EN p. 202.
180. EN p. 201.
181. TE p. 102.
182. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 90.
172

dit, elle est complice puisque, à la différence de la réflexion pure, elle prend
pour acquis que la connaissance peut se réaliser; elle fait donc comme si elle
pouvait connaître l'être en ne l'étant pas, considérant possible de le saisir avec
objectivité comme s'il était un dehors. Voyons comment Sartre explique cette
démarche qui est à la fols la même et pourtant tout autre :

... le réflexif est le réfléchi se néantlsant lui-même pour


se récupérer. ... le pour-sol est condamné à être-pour-
sol. C'est bien là, en effet, ce que découvre la
réflexion pure. Mais la réflexion impure, qui est le
mouvement réflexif premier et spontané (mais non
originel), est-pour-être le réfléchi comme en-sol. ...
Cela signifie qu'il existe trois formes dans la réflexion
impure : le réflexif, le réfléchi et un en-soi que le
réflexif a à être en tant que cet en-sol serait le réfléchi
et qui n'est autre que le Pour du phénomène réflexif.
Cet en-sol est préesquissé derrière le réfléchl-pour-sol
par une réflexion qui traverse le réfléchi pour le
reprendre et le fonder, ¡I est comme la projection dans
Геп-sol du réfléchl-pour-sol, en tant que signification;
son être n'est point d'être, mais d'être-été, comme le
néant. Il est le réfléchi en tant qu'objet pur pour le
réflexif. Dès que la réflexion prend un point de vue sur
le réflexif, dès qu'elle sort de cette Intuition fulgurante
et sans relief où le réfléchi se donne sans point de vue
au réflexif, dès qu'elle se pose comme n'étant pas le
réfléchi et qu'elle détermine ce qu'il est, la réflexion fait
apparaître un en-sol susceptible d'être déterminé,
qualifié, derrière le réfléchi. Cet en-sol transcendant
ou ombre portée du réfléchi dans l'être, ¡I est ce que le
réflexif a à être en tant qu'il est ce que le réfléchi est....
C'est l'objet nécessaire de toute réflexion; ¡I suffit, pour
qu'il surgisse, que la réflexion envisage le réfléchi
comme objet : c'est la décision même par laquelle la
réflexion se détermine à considérer le réfléchi comme
objet, qui fait apparaître Геп-sol comme objectivation
transcendante du réfléchi. ... L'objectivation reprend le
mouvement réflexif comme n'étant pas le réfléchi pour
que le réfléchi paraisse comme objet pour le réflexif.
Seulement cette réflexion est de mauvaise fol car si
elle paraît trancher le lien qui unit le réfléchi au réflexif,
si elle semble déclarer que le réflexif n'est pas le
réfléchi sur le mode de n'être pas ce qu'on n'est pas,
173

alors que dans le surgissement réflexif originel le


réflexif n'est pas le réfléchi sur le mode de n'être pas
ce qu'on est, c'est pour reprendre ensuite l'affirmation
d'identité et affirmer de cet en-soi que «je le suis». En
un mot la réflexion est de mauvaise foi en tant qu'elle
se constitue comme dévoilement de l'objet que je me
suis. Mais en second lieu cette néantisation plus
radicale n'est pas un événement réel et
métaphysique : l'événement réel, le troisième procès
de néantisation, c'est le pour-autrui. La réflexion
impure est un effort avorté du pour-soi pour être autrui
en restant sol 183.

Le texte est important : il souligne la dimension double et l'ambivalence qui


sont imparties à la notion de connaissance dans la conception sartrienne, en
même temps qu'il esquisse le mouvement propre à chacune et la dynamique
respective et réciproque qui les relie dans une réalisation commune. Si, au
point de départ, il y a unité entre les deux réflexions puisque, dans l'une et
l'autre, le réflexif se donne pour objet le réfléchi et qu'il y a dualité du sujet et de
l'objet, la réflexion impure, à la différence de l'autre, se détermine à considérer
le réfléchi comme objet «en lui-même184». C'est ce qui fait désigner cette
réflexion comme «constituante185», cet épithète traduisant bien du reste la
dimension dynamique de l'activité. Ce glissement vers la réflexion constituante
a lieu parce que la réflexion originelle ne peut reprendre l'expérience de la
conscience (parce que celle-ci est existence, il ne faut pas l'oublier) sinon par
une intuition brève, momentanée, fugace et naïve qui est une quasi-
connaissance d'un quasi-objet, puisque l'intuition est le fait d'une présence qui
est à la fois distance.

Chez Sartre, on l'a vu à propos de la conscience pré-réflexive et on pourrait le


retrouver dans ce qu'il appelle l'expérience du roman vrai qui n'est que
l'illustration de la notion de compréhension, il y a une sorte d'obsession

183. EN p. 207-208.
184. EN p. 208.
185. EN p. 206.
174

rousseauiste186 pour retrouver l'état originel, anté-rationnel et anté-prédicatif.


Certes, le souci constant de la recherche du lien concret est commun aux
philosophies de l'existence; il semble aller plus loin chez Sartre, puisqu'on
devine, de façon latente, ce qu'on pourrait désigner comme une volonté de
transgression de toute la réalité pour se situer en un lieu et en un temps qui
précèdent tout fondement, puisqu'il n'y a rien avant l'acte de la liberté. C'est ce
qu'illustre la phrase de L'Âge de raison qu'il prête à son héros : «je voudrais
ne me tenir que de moi-même187». D'ailleurs n'affirme-t-il pas que la
«connaissance nous met en présence de l'absolu188». Mais, en même temps,
Sartre s'acharne à refuser à l'absolu toute séquelle de réalité, sa philosophie
se constituant comme une dénégation de tout fondement et une recherche de
se fondre dans le concret, refusant à l'existence toute forme d'idéalité. Tout se
passe comme si Sartre avait besoin de se fixer une sorte de borne absolue qui
lui permette de s'assurer que l'homme peut englober tout le réel, de telle sorte
qu'il puisse affirmer qu'il n'y a rien en dehors de l'homme, cependant qu'en
même temps l'extranéité de tout point de vue est affirmée comme un fait
irréductible. Comme pour la liberté, il y a, à l'égard de la connaissance, une
préoccupation fondamentale à en rechercher l'état primaire et originel, refusant
qu'elle soit autre chose qu'elle-même, c'est-à-dire une sorte d'état qui est une
relation pure et pour ainsi dire libérée de la nécessité de tout lien. Mais , une
fois posée la connaissance pure, comme il le fait avec la liberté en la liant à une
aliénation qui implique qu'elle soit aussi libération, il la double d'une autre
connaissance, constituante celle-là et qui est une catharsis nécessaire pour
atteindre la première dans sa «forme idéale189».

186. Sartre dénoncerait certes une telle association à Rousseau; du reste, dans la Critique, il
rejette formellement la théorie du bon sauvage comme étant une absurdité. Certes, la recherche
d'un état naturel n'est pas compatible avec la conception de Sartre, puisque c'est admettre une
extériorité qui nie l'absoluité de la conscience. Mais en dehors de ces considérations
idéologiques, l'objectif de Sartre n'en est pas moins le même : se situer à un stade antérieur
absolu, un commencement radical. À cet égard, il n'est pas étonnant ni une coïncidence, que, à
l'instar de Rousseau, l'intransigeance obstinée à retrouver l'état originel confine chez Sartre au
robespienisme; la théorie de la violence, à laquelle Sartre aboutit dans la Critique, n'en est qu'une
illustration.
187. Les chemins de la liberté, I L'Âge de raison, Oeuvres Romanesques, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de La Pléiade, 1981, p. 403.
188. EN p. 270.
189. EN p. 201. A propos de cette conception de la connaissance, il faut insister sur le fait
qu'il n'y a pas de fusion du sujet et de l'objet sinon, précisément, de façon idéale. Pour Sartre, il
est clair que la présence à la chose implique de ne pas être la chose, puisque ce serait être
175

C'est ainsi que la connaissance se fait constituante et devient alors un


instrument de dissolution de l'objet de connaissance; tout est dans l'instrument,
mais celui-ci n'est rien sans son terme. La passion de comprendre, c'est la
passion de connaître et c'est pourquoi toute l'oeuvre de Sartre est un vaste
monument de connaissance : dissoudre pour mieux saisir, ainsi qu'il l'exprime
lui-même :

La déduction et le discours, improprement appelés


connaissances, ne sont que des instruments qui
conduisent à l'intuition. Lorsqu'on atteint celle-ci, les
moyens utilisés pour l'atteindre s'effacent devant elle;
dans les cas où elle ne peut être atteinte, le
raisonnement et le discours demeurent comme des
plaques indicatrices qui pointent vers une intuition
hors de portée; si, enfin, elle a été atteinte, mais n'est
pas un mode présent de ma conscience, les maximes
dont je me sers demeurent comme des résultats
d'opérations antérieurement effectuées, comme ce
que Descartes nommait des «souvenirs d'idées190».

On voit donc que ce n'est pas pour rien que les deux connaissances
s'emboîtent l'une dans l'autre, puisque l'une est susceptible de mener à l'autre.
Il n'y a pas en fait deux connaissances mais plutôt deux rapports différents à un
même objet. L'une est le terme de l'élucidation cathartique, tandis que l'autre
est le processus qui peut permettre d'y accéder; la connaissance pure passe
par la connaissance purifiante. La connaissance impure est par rapport à la
connaissance pure ce que sont les esquisses par rapport à la vue totalisante du
tableau. Aussi, à cet égard, le raisonnement et le discours présentent «un

confondu avec Геп-soi. Sartre, on l'a vu, a toujours récusé la philosophie alimentaire. Aussi,
comme le note justement F. George, «Connaître ... c'est manger sans consommer, l'objet est à la
fois dedans et dehors» (Deux études sur Sartre, p. 436). À l'exemple du caillou indigeste que
donne Sartre, celui du glissement sur la neige illustre bien que connaître, ce n'est pas
manger : «Le glissement, au contraire, réalise une unité matérielle en profondeur sans pénétrer
plus loin que la surface (...). L'idéal du glissement sera donc un glissement qui ne laisse pas de
trace ...» (EN p. 673).
190. EN p. 220. Sartre vise surtout ce que Husserl appelle la réflexion au passé. La
thématisation nous renvoie alors au plan de la mémoire et non de l'acte réflexif — ce qui explique
qu'il y ait des erreurs. Voir, entre autres, EN p. 204.
176

domaine douteux ... une sphère d'évidences inadéquates191»; ils s’avéreront


l'instrumentation qui servira, comme on dégage une noix de sa coquille, à
briser l'enveloppe de l'objet de façon à en arriver à ce qui est un «domaine
certain ... une sphère d'évidences adéquates192». Le discours pointe l'objet
mais ne l'atteint pas; tel un miroir, il est l'illusion de la chose, même s'il dit tout
sur elle.

À la différence de la connaissance pure dont l'objet est indicible mais dont


Sartre parle beaucoup, Sartre décrit fort peu l'ordre de la connaissance impure,
sinon par la démonstration qu'en constituent ses écrits193. Si nous voulons
savoir ce qu'elle est, il faudra surtout procéder par la négative, en cherchant ce
qui ne constitue pas la réflexion originelle. Ainsi, si la véritable connaissance et
la forme originelle de la réflexion sont intuition, c'est-à-dire simple présence à
la chose, la réflexion impure, quant à elle, pose un objet auquel elle n'est pas
présente en prenant un point de vue194 : elle n'est donc pas intuitive. C'est
ce que Sartre affirme en disant : elle ajoute, elle affirme, elle dit plus. Elle ne
s'en tient pas non plus au donné; elle pose et élève au contraire des
prétentions. On doit comprendre qu'elle n'est ni totalitaire ni fulgurante, mais
comporte tout au contraire des reliefs, des facettes, des ombres, un point de
départ et un point d'arrivée et ne donne pas tout à la fois, ni d'un seul coup :

Ce que nous nommons ordinairement connaître


suppose des reliefs, des plans, un ordre, une
hiérarchie. Même les essences mathématiques se
découvrent à nous avec une orientation par rapport à
d'autres vérités, à certaines conséquences; elles ne se
dévoilent jamais avec toutes leurs caractéristiques à la
fois195.

191. TE p. 102.
192. TE p. 102.
193. Voir note 178 de ce chapitre.
194. EN p. 208.
195. EN p. 202.
177

C'est le domaine du plan et de l'ordre, de la déduction, du raisonnement et du


discours, des implications, des analyses, des concepts, des élucidations, du
nommable; autrement dit, la connaissance rationnelle et analytique. Si l'autre
connaissance n'est pas une activité mais une simple relation de présence,
voire un acte ontologique (encore que, quant à nous, il en ressort une
dialectique), la connaissance réflexive impure, est, quant à elle, une activité
constituante, puisqu'elle ne consiste pas dans le donné mais plutôt dans une
matière instrumentale qu'elle produit en marge de celui-ci, à la manière d'une
périphrase qui ne sera jamais le poème. Il n'est donc pas étonnant que Sartre
fasse du connaître une activité d'appropriation, «une des formes que peut
prendre l'avoir'96», au même titre que «l'art, la science, le jeu sont des
activités d'appropriation ... [et] ce qu'elles veulent s'approprier par delà l'objet
concret de leur quête, c'est l'être lui-même, l'être absolu de l'en-soi196
197». Mais
cette activité constituante ne doit pas être confondue avec l'imaginaire ou avec
des conduites magiques dont Sartre, malgré sa fascination, est conscient
qu'elles signifient «l'odyssée d'une conscience vouée par elle-même, et en
dépit d'elle-même, à ne constituer qu'un monde irréel ... une conscience qui
aurait perdu son «être-dans-le-monde198»». Au contraire, le discours
rationnel, au lieu d'être une intention de la conscience de se perdre, marque
une volonté opposée de la saisir, de la considérer en face :

Il y a intention de perdre conscience pour abolir le


monde redoutable où la conscience est engagée et
qui vient à l'être par elle. Il s'agit donc de conduites
magiques provoquant des assouvissements
symboliques de nos désirs et qui révèlent, du même
coup, une couche magique du monde. En opposition
à ces conduites, la conduite volontaire et rationnelle
envisagera techniquement la situation, refusera le

196. EN p. 669. Voir aussi p. 663-690; notamment p. 667 : «dans le connaître, la


conscience attire à soi son objet et se l'incorpore; la connaissance est assimilation; les ouvrages
de l'épistémologie française grouillent de métaphores alimentaires (absorption, digestion,
assimilation). Ainsi y a-t-il un mouvement de dissolution qui va de l'objet au sujet connaissant. Le
connu se transforme en moi, devient ma pensée et par là même accepte de recevoir son
existence de moi seul. Mais ce mouvement de dissolution se fige du fait que le connu demeure à
la même place, indéfiniment absorbé, mangé et indéfiniment intact, tout entier digéré et
cependant tout entier dehors, indigeste comme un caillou.» Voir également note 189.
197. EN p. 675
198. L'Imaginaire, p. 340.
178

magique et s'appliquera à saisir les séries


déterminées et les complexes instrumentaux qui
permettent de résoudre les problèmes. Elle
organisera un système de moyens en se basant sur le
déterminisme instrumental. Du coup, elle découvrira
un monde technique, c'est-à-dire un monde dans
lequel chaque complexe-ustensile renvoie à un autre
complexe plus large. ... Il faut donc que le pour-soi,
dans son projet, choisisse d'être celui par qui le
monde se dévoile, comme magique ou rationnel, c'est-
à-dire qu'il doit, comme libre projet de soi, se donner
l'existence magique ou l'existence rationnelle199.

Bref, nous savons que la connaissance impure est la sphère «rationnelle200».


Mais nous savons aussi que le réel n'est pas rationnel et c'est pour cette raison
que cette connaissance, qui désolidarise la conscience de son rapport à l'être
et au monde, doit tendre à se dissoudre, à son terme, dans une connaissance
qui est pure relation de présence. Comme pour la connaissance pure, Sartre,
s'il dit que la conscience a à être connaissance, ne donne pas le sens de cette
connaissance sauf pour dire qu'elle est de mauvaise foi, mais sans se
prononcer alors sur les valeurs. La connaissance impure est, pour ainsi dire,
ontologiquement de mauvaise foi, mais on ne sait pas ce qu'elle doit être.
Toutefois, cette connaissance a institué une dualité, laquelle implique un
mouvement essentiel qui fonde une dialectique de la conscience. C'est cette
dialectique qui présente les éléments de la solution sartrienne au problème de
la connaissance.

C. Dialectiques de la conscience

Si la connaissance pure est un échec, elle ne représente pas pour autant un


phénomène inerte, ni une réalité statique mais, au contraire un mouvement

199. EN p. 521; Sartre ajoute plus loin que l'acte étant mu ainsi par des mobiles, «l'acte
rationnel idéal serait donc celui pour lequel les mobiles seraient pratiquement nuis et qui serait
inspiré uniquement par une appréciation objective de la situation», (p. 523).
200. Toute cette question a des implications énormes qui amèneront la rédaction de Critique de
la Raison Dialectique, laquelle, ainsi que nous le verrons subséquemment, reprendra
systématiquement la problématique de la rationalité.
179

dynamique; la connaissance en tant que réalité ek-statique du pour-soi n'est


jamais acquise, sans quoi elle se constitue en une fausse connaissance que
nous avons vu être celle de la connaissance impure. Aussi, en ce sens, en
dépit de ce qu'en dit Sartre, l'articulation d'une dialectique semble apparaître,
d'une manière implicite, dès le stade constitutif de la connaissance. Mais cette
relation ne marque pas seulement un mouvement en elle-même; elle constitue
le premier moment d'une dynamique plus ample et bien articulée en
conjonction de laquelle s'intégrent les deux aspects de la connaissance
comme un tout. Le deuxième moment, celui de la connaissance impure,
apparaît dans le mouvement de négation de la Négation; c'est par cette
dialectique que le mouvement d'impasse de la Négation peut être dépassé
pour restituer le rapport originel et fondamental à l'être, puisque la dialectique
révolutive de la négation de Négation permet, paradoxalement, d'accéder ainsi
à la connaissance véritable. Il importe de voir ce qu'il en est de ces aspects
dialectiques, certes encore implicites, mais qui contiennent déjà tous les
éléments de la conception dialectique qui sera formulée dans la Critique.

a) L'opposition infinie

En matière de dialectique, c'est à Hegel que la pensée moderne, et Sartre n'y


échappe pas, se réfère habituellement. Pour Hegel201, la contradiction est un
principe inhérent à l'être en ce qu'il contient sa propre négation, permettant de
faire le passage de la détermination à son contraire et ensuite de se subsumer
à son tour dans un moment dit spéculatif qui permet à la pensée concrète (au
sens de conscrescere) de progresser en synthèses vers la synthèse. La
dialectique est précisément le mouvement interne de l'être à travers ses
contradictions. Face au principe hégélien, Sartre affirme l'opposition

201. Voir notamment Hegel, Science de la Logique, p. 25-26 : «L'unique chose pour gagner
le procès scientifique, c'est la connaissance de la proposition logique que le négatif est aussi bien
positif, ou que ce qui se contredit ne se dissout pas en zéro, dans le néant abstrait, mais
essentiellement dans la seule négation de son contenu particulier, ou encore qu'une telle
négation n'est pas toute négation, mais la négation de la Chose déterminée qui se dissout et
donc est négation déterminée (...). Elle [cette dernière] est un concept nouveau, mais qui est un
concept plus élevé que le précédent, plus riche que lui».
180

irréductible de l'être et du non-être et rejette également toute possibilité de


progrès fondée sur les passages successifs de l'indétermination la plus
abstraite à l'être totalisé et absolu. Au contraire, il estime que l'être, qui ne peut
être qu'antérieur au non-être, s'oppose au non-être; le rapport de la conscience
à l'être ne peut être que dans sa négation :

Le pour-soi est hors de lui dans l'en-soi, puisqu'il se


fait définir par ce qu'il n'est pas; le lien premier de l'en-
soi au pour-soi est donc un lien d'être202.

Et cette négation n'implique pas le progrès de la synthèse :

Ainsi cet être perpétuellement absent qui hante le


pour-soi, c'est lui-même figé en en-soi. C'est
l'impossible synthèse du pour-soi et de l'en-soi. ... Elle
[la réalité humaine] est donc par nature conscience
malheureuse, sans dépassement possible de l'état de
malheur203.

L'opposition de l'être et de la conscience ne peut donc être dépassée; l'homme


est condamné à l'univers de la phénoménalité ou, en termes hégéliens, au
mauvais infini. C'est que, on l'a vu, Sartre estime que le rapport originel à l'être
apparaît comme une surrection de la conscience comme Négation; la Négation,
dans ce «rapport ontologique concret204», définit la structure même du pour-
soi. Aussi, reprochant à Hegel de ne pas être conséquent avec son principe,
Sartre rappelle que «toute négation est négation déterminée205», et, en
conséquence, le non-être est postérieur à l'être puisque ce serait autrement
admettre que l'être se fonde à partir de l'indifférenciation d'un vague néant
indéterminé. Sartre manifeste ainsi son refus d'accepter l'être rationnel et

202. EN p. 225.
203. EN p. 133-134.
204. EN p. 224.
205. EN p. 51, note 2.
181

dialectique de Hegel qui permettrait une appréhension globalisante de la


totalité de l'être. Il n'y a pas de dialectique propre à l'être, le non-être se posant
contre lui et en dehors de lui :

Mais d'abord cette négation, comme toutes les autres


[négations internes], vient à la surface de l'être par la
réalité humaine, comme nous l'avons montré, et non
par une dialectique propre à l'être lui-même206.

L'être n'est pas dialectique; c'est le rejet de la thèse de Hegel. Le rapport


originel à l'être est celui de la surrection :

Mais ce qui rend, au contraire, toute expérience


possible, c'est un surgissement a priori de l'objet pour
le sujet ou, puisque le surgissement est le fait originel
du pour-soi, un surgissement originel du pour-soi
comme présence à l'objet qu'il n'est pas. Il convient
donc d'inverser les termes de la formule
précédente : le rapport fondamental par quoi le pour-
soi a à être comme n'étant pas cet être particulier à
quoi il est présent est le fondement de toute
connaissance de cet être. ... C'est en fait à partir de
l'être qu'il n'est pas qu'un être peut se faire annoncer
ce qu'il n'est pas. Ce qui signifie, dans le cas de la
négation interne, que c'est là-bas dans et sur l'être
qu'il n'est pas que le pour-soi s'apparaît comme
n'étant pas ce qu'il n'est pas. En ce sens, la négation
interne est un lien ontologique concret207.

Le fait essentiel de la réalité humaine est la Négation, à tel point que si la


conscience n'était pas la négation interne, «il [son être] serait ce qu'il est208».
Nous avions déjà noté que Sartre refusait la position de Heidegger; il lui

206. EN p. 119.
207. EN p. 224-225.
208. EN p. 231.
182

apparaissait en effet que la transcendance heideggérienne se confondait avec


la médiation hégélienne. La négation heideggérienne, comme chez Hegel, ne
constitue qu'un vague surgissement originel à partir d'un néant indéterminé.
Aussi, ne répétant pas l'erreur qu'il attribue aux autres, Sartre considère la
négation comme la structure même du pour-soi. De ce fait, le pour-soi ne peut
que toujours s'opposer à l'en-soi; il ne s'agit pas d'une sorte de tension
d'expulsion qui constituerait la structure existentielle en un quasi équilibre,
mais au contraire, et c'est là un élément fondamental qui est à la base de la
dynamique dialectique qui ressort de la pensée sartrienne, il s'agit d'une
opposition que nous qualifierons d'infinie, puisque le pour-soi doit s'établir
dans une distance infinie par rapport à l'être. Il y a opposition infinie dans le
double sens que celle-ci doit se constituer et se reconstituer sans cesse autour
d'un pôle envahissant, quoique inerte et massif, et que son idéalité est de n'être
pas de façon absolue; elle est infinie comme un tonneau de Danaïdes, puisque
c'est l'être qu'elle a à ne pas être et que son achèvement «coïnciderait avec
l'anéantissement de la conscience209». Cette opposition entre l'être et la
conscience paraît bien cerner la pensée de Sartre; il n'y a pas seulement
impossibilité d'une synthèse, mais paradoxalement, la synthèse a à ne pas être
comme son contraire, puisqu'autrement elle ne serait pas, même si elle ne peut
cependant pas l'être sans cesser d'être.

La dialectique d'opposition est le mouvement même de la conscience.


D'abord, l'échec de la réflexion tient à ce que l'effort originel de la
connaissance d'être simple présence du pour-soi réfléchi au pour-soi réflexif
constitue une mystification, comme pour celui qui se colle le nez sur un tableau
pour mieux voir :

C'est une mystification à l'origine, mais en ce sens que


la conscience irréfléchie produit la conscience
réflexive comme récupération d'elle-même. Cela
ressemble exactement à quelque chose comme
ceci : j'ai le nez sur ce livre, je le vois mal; je me

209. EN p. 133. Aussi p. 51.


183

rejette en arrière pour mieux le voir, et alors je


l'embrasse tout entier.

La conscience réflexive est un effort de sortie et en


même temps d'embrassement de la conscience par
elle-même. Elle n’y parvient pas parce qu'elle creuse
le fossé, et elle ne peut pas réaliser la synthèse du
reflet et du reflétant, sauf par une projection à
l'extérieur que nous appelons psychique. Donc, elle
est, à l'origine, non complice210.

La démarche de la connaissance est, à l'origine, mystifiée et non complice;


c'est qu'elle n'est pas voulue, mais se présente plutôt comme une
conséquence; en voulant se saisir pour ainsi dire en train d'être conscience, la
conscience cesse d'être elle-même et prend la distance d’un abîme par rapport
à soi, à mesure qu'elle s'approche du moment où elle se connaîtrait :

... on accentue la division interne de la conscience,


puisque au lieu de voir simplement cette présence à
soi, surgit à ce moment une réflexion sur soi, qui
creuse un abîme plus grand211.

Par la suite, l'opposition s'accentue à mesure que la réflexion glisse


subrepticement de la simple présence vers la réflexion impure en tant qu'elle
est «effort de récupération d'un pour-soi par un pour-soi qu'il est sur le mode du

210. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 90. Cette tentative se veut initialement
authentique. C'est en ce sens que Sartre parle de la possibilité de réaliser une société de la
réflexion pure, mais il le fait d'une manière ironique : «il y a un troisième type de société, qui est
peut-être utopique, mais qui, également peut être réalisé, une société où l'on pratiquerait la
réflexion pure, qui serait une cité des fins kantiennes», (p. 82). En fait, pour être authentique, il
faudrait savoir par rapport à quoi l'être — autrement on ne sait pas si l'on doit aller par devant ou par
derrière. A défaut de savoir, on ne peut faire que comme si on sait — d'où la mystification, mais
alors elle n'est pas complice parce qu’on ne sait pas à ce moment que l'on ne sait pas. Tout le
problème de la connaissance serait différent si le ne pas être avait une fin, puisque la
connaissance, un peu à la manière de la dialectique hégélienne, marquerait le progrès de l'être.
211. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 78.
184

n'être pas212». Du même coup, c'est l'échec de la conscience hégélienne; son


Idéalité est une illusion dont elle n'a pas pris conscience, à la manière de la
mystification de l'effort de récupération de la conscience qui ne peut être, dans
les faits, qu'une désintégration plus grande :

Mais cette scission, au lieu de conduire, comme dans


la «Phénoménologie de l'Esprit» à une intégration
plus haute, ne fait que creuser plus profondément et
plus irrémédiablement le néant qui sépare la
conscience de soi. La conscience est hégélienne,
mais c'est sa plus grande illusion213.

Ainsi donc la conscience connaissante, si elle s'oppose à la dialectique


hégélienne de l'être, marque néanmoins une progression croissante et
accélérante qui est celle d'une distanciation du pour-soi à l'être. La scission
réflexive amplifie la fissure originelle qui est apparue à la connaissance
intuitive et pure en tant que la conscience est Négation de l'être, présence
immédiate et distance absolue de l'être qui n'est pas ce qu'il est et qui est ce
qu'il n'est pas. Aussi, en dépit de ce qu'affirme Sartre, il y a dialectique214.
Mais cette dialectique ne procède pas de l'être mais du non-être auquel Sartre,
par un glissement des termes et surtout par une inversion du contenu
habituellement prêté aux concepts, attribue un rôle actif, certain et évident,

212. EN p. 201.
213. EN p. 201, note 1.
214. Pour les fins du présent texte, on peut référer à la définition dite post-hégélienne et
extensive qu'en donne Lalande «... Tous les enchaînements de pensée dans lesquels l'esprit
est entraîné de proche en proche, sans pouvoir s'arrêter à rien de satisfaisant avant la dernière
étape» {Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, P.U.F., 1968, p. 227). Il nous
apparaît que la définition qu'en donne Guindey rend encore davantage compte de ce qu'elle
est : «... l'usage s'est établi de considérer comme dialectique toute philosophie selon laquelle il
existe, au sein de l'être, un mouvement autopropulseur et générateur animé, non par quelque
Dieu ou principe transcendant, mais par un ressort interne qui, sous des noms variés tels que
«aliénation», «scission», «néantisation», «objectivation», est toujours la négation.» (Le Drame
de la pensée dialectique, p. 79). Par ailleurs, au sujet du refus de la dialectique par Sartre comme
étant le fait de l'être, nous devons rappeler que Sartre n'exclut pas pour autant l'existence d'un
mouvement qu'il situe certes du côté de la conscience, lorsqu'il présente, par inversion de la
formule de Spinoza, la négation comme détermination ou mieux encore comme surgissement
déterminé.
185

caractérisant le dynamisme de la conscience d'ailleurs inhérent à sa


spontanéité. Aussi ce que nous avons désigné comme l'opposition infinie,
marquant le refus d'intégration que permettrait la négation de la Négation, n'est
en fait rien d'autre que la forme que prend la dialectique sartrienne de la
conscience. L'essai de Guindey propose une description des dialectiques
respectives de Hegel et de Sartre qui apparaît bien rendre cette dynamique de
la conscience :

Dans Hegel, il y a trois termes, le Concept, la Nature et


l'Esprit, le lien entre eux étant la négation. La Nature
sort du Concept par voie de négation. Mais le
Concept ressort de la Nature grâce à la négation de la
négation; il en ressort par une résurrection l'incarnant
comme Esprit dans une humanité qui est à la fois objet
et sujet. Sartre, au nom des droits de l'individu, refuse
cette humanité et cette incarnation, tout en conservant
— à la différence de Kierkegaard — l'idée de la
négation comme principe explicatif. Le troisième
terme ayant disparu, il ne reste que deux termes, la
Conscience et la Nature; le pont entre eux doit être la
négation.

On comprend aussi, de ce point de vue, pourquoi,


alors que la dialectique de Hegel fonctionne comme
un moteur à trois temps, celle de Sartre est un moteur
à deux temps215.

Cette description imagée souligne avec justesse, à la différence de la


connotation statique que revêt ce qu'on nomme habituellement la dualité
ontologique sartrienne, la dimension dynamique de cette dialectique dans
laquelle la conscience se constitue comme une opposition infinie à l'être. Il y a
là, en effet, un élément dynamique, même s'il n'est pas le fait de l'être dans le
contexte propre du vocabulaire sartrien; pour Sartre, tout est en effet du côté du
non-être dont la surrection est l'avènement et l'événement. Le terme dyade
que Sartre se plaît à utiliser, par opposition évidente à la triade dialectique

215. Le Drame de la pensée dialectique, Note I, p. 81 -82.


186

hégélienne, connote cette perspective dialectique dont la pensée sartrienne est


fortement empreinte, même si elle se situe à un niveau résolument différent de
celle de la pensée de Hegel. Du reste, on en verra l'importance lors de
l'examen de la question de la raison dialectique. D'une façon plus immédiate,
cette donnée essentielle qu'est la dialectique d'opposition de la conscience à
l'être que notre recherche a permis de dégager, verra son mouvement
s'amplifier. L'étude de la conscience constituante a révélé, en effet, le ressort
d'une négation de la Négation ou, plus exactement, une négation dialectique
constituée par la conscience comme sa synthèse idéalisée. C'est cette autre
dimension de la dialectique qui émerge de la conscience qu'il faut voir
maintenant, si l'on veut saisir toute la portée de la dialectique sartrienne, telle
qu'elle apparaît à ce stade.

b) Totalisation et retotalisation

L'impossibilité intrinsèque de la conscience de se constituer en totalité, sans


cesser d'être elle-même, constitue la réflexion comme un échec; c'est ce
qu'exprime Sartre en disant : «Si, en effet, la quasi-dualité reflet-reflétant était
ramassée en une totalité pour un témoin qui serait elle-même, elle serait à ses
propres yeux ce qu'elle est216». Comme on l'a vu, la réflexion accentue la
scission interne de la conscience et constitue donc ce que nous avons appelé
la dialectique d'opposition infinie. Mais ce qui la distingue véritablement, c'est
qu'elle assume les conséquences de son état : bref, comme elle l'est, elle
s'affirme constituante. Sartre désigne ce phénomène péjorativement sous le
nom de complice; c'est un projet de la mauvaise foi217 qui consiste à ne pas

216. EN p. 200.
217. EN p. 105. Nous avons déjà indiqué que Sartre, tout en rappelant que ce projet n'est pas
l'acte ontologique originel, ne se prononçait pas sur le sens à lui donner. Aussi l'authenticité
pourrait bien signifier non pas une reprise d'être, mais un tout autre projet, y compris son
contraire. Il soulève, sans la développer, l'hypothèse que ce sens soit dans le jeu. Le jeu est
activité gratuite, qui s'oppose à l'esprit de sérieux lequel représente tout ce que dénonce Sartre,
c'est-à-dire le refus de la liberté : la priorité de l'objet sur le sujet. Sartre le présente
ainsi : «L'acte [dans le jeu] n'est pas à lui-même son propre but; ce n'est pas non plus sa fin
explicite qui représente son tout et son sens profond; mais l'acte a pour fonction de manifester et
de présentifier à elle-même la liberté absolue qui est l'être même de la personne ... le désir du jeu
187

être celui qui est ce qu'il n'est pas et n'est pas ce qu'il est. C’est que la
modification radicale que constitue la réflexion par rapport à la conscience
réfléchie signifie que la réflexion est rupture du lien ontologique concret] dès
qu'elle cesse d'être pure, il n'y a même plus cette proximité dans laquelle il y
avait re-connaissance, même si celle-ci impliquait déjà une distance. On se
souvient de l'exemple sensible de l'homme qui se sait regardé. Dès qu'il y a
réflexion seconde, il n'y a plus cette intuition par la conscience réflexive du fait
d'existence; en effet, il se constitue alors consciemment une distance, la prise
d'un point de vue qui permet de voir, d'analyser ce qui se passe, mais au
détriment alors du rapport concret. L'existence, en tant que conscience vécue
et réfléchie, est irréductible à l’objectivité. Comme dit Sartre, «la connaissance
n'ajoute rien à l'être218»; cependant, à la différence de la quasi-connaissance,
elle dit plus sur ce que l'être est. Mais ce plus implique qu'il n'y ait plus de
certitude.

Mais à quoi sert ce phénomène de réflexion, lorsqu'il se fait discours rationnel


sur une conscience réfléchie objectivée? En termes sartriens, pourquoi la
réflexion, cessant d'être dans sa relation pure avec la temporalité et aliénant
ainsi la structure reflétant-reflété du pour-soi, prend un point de vue sur le
réflexif et constitue alors le pour-soi comme un en-soi transcendant susceptible
d'être déterminé «comme un objet que je me suis219»? Partant de ce que les
deux réflexions sont d'une même souche, la réponse de Sartre ne surprend
pas :

Le Pour-soi n'est pas le monde, la spatialité, la


permanence, la matière, bref l'en-soi en général, mais
sa manière de ne-les-être-pas c'est d'avoir à ne pas
être cette table, ce verre, cette chambre sur le fond

est fondamentalement désir d'être» (EN p. 670). Sartre oppose ainsi le jeu à l'avoir. Pour le reste,
il réfère à la nécessité d'une étude spéciale qu\ incombe à une éthique laquelle, on le sait, ne sera
pas faite. Il s'agit cependant, à notre sens, de l'indication la plus sérieuse et la plus profonde de
Sartre; il est étonnant qu'il y ait si peu référé, du moins explicitement. En tout état de cause, le jeu
est une notion centrale par laquelle on pourrait expliquer, pour une bonne part, la pensée de
Sartre.
218. EN p. 269.
219. EN p. 208.
188

total de négativité. Le ceci suppose donc une


négation de la négation — mais une négation qui a à
être la négation radicale qu'elle nie ... la négation
constitutive du ceci est une négation de type externe,
la relation du ceci au tout est une relation d'extériorité.
Ainsi voyons-nous paraître la détermination comme
négation externe corrélative de la négation interne,
radicale et ekstatique que je suis220.

S'il y a deux espèces de réflexion et de connaissance, il faut donc aussi


«distinguer deux types de négation : la négation interne et la négation
externe221». On sait déjà que la Négation interne est associée
fondamentalement au pour-soi, et donc à la relation ek-statique originelle de la
connaissance pure. La négation externe (on sait qu'elle ne peut pas venir, non
plus, de l'être, opaque et inerte) renvoie à la réflexion constituante comme
constitutive des ceci. Pour bien comprendre ce qu'il en est, il faut se rappeler
l'importance de ne pas dissocier les deux termes du rapport de l'homme
comme être-dans-le-monde; si l'analyse de ce rapport fait voir la conscience
comme surrection et Négation radicale, c'est cependant par la négation externe
que le rapport à l'être peut être déchiffré. Le rapport au monde qui constitue,
selon l'expression évocatrice de Sartre, la révolution réflexive, c'est-à-dire la
connaissance analytique et rationnelle, est l'unique moyen de déchiffrement du
monde :

Mais cette image mondaine, je ne puis jamais la


déchiffrer : je m'y adapte dans et par l'action; il faut la
scissiparité réflexive pour que je puisse être à moi-
même un objet. Ce n'est donc pas par inauthenticité
que la réalité humaine se perd dans le monde; mais
être-dans-le-monde, pour elle, c'est se perdre
radicalement dans le monde par le dévoilement même
qui fait qu'il y a un monde, c'est être renvoyé sans
relâche, sans même la possibilité d'un «à quoi bon»,

220. EN p. 232; voir aussi p. 229.


221. EN p. 223.
189

d'ustensile en ustensile, sans autre recours que la


révolution réflexive222.

Ce rôle de la raison n'est pas nouveau puisque, ainsi qu'on l'a vu à propos de
l'objet mondain que constitue l'Ego, il n'y a pas d'autres moyens, pour éviter la
sphère du perpétuel renvoi, de «présentlfier223» les qualités, les états ou les
actes que de les appréhender à travers la constitution réflexive :

Dès qu'on se place sur le plan de la réflexion impure,


c'est-à-dire de la réflexion qui cherche à déterminer
l'être que je suis, un monde entier apparaît, qui peuple
cette temporalité. Ce monde, présence virtuelle, objet
probable de mon intention réflexive, c'est le monde
psychique ou psyché224.

C'est ainsi que le pour-sol qui est en tant que Négation se détermine dans le
monde comme négation de la Négation. Le monde, par la connaissance
constituante, apparaît donc comme une négation de la Négation; plus
exactement, il se fait négation radicale de la conscience, elle-même Négation
radicale de l'être. Le point est déterminant. En effet, l'articulation dialectique
de la conscience qui est déjà apparue sous la forme d'une opposition infinie,
s'affirme cette fols dans un mouvement amplifié qui en est la transposition
dédoublée. Il n'y a pas de conscience sans que la réalité humaine se perde en
tant que Négation pour être-dans-le-monde, mais être-dans-le-monde en tant
que négation est le seul moyen d'être Négation. Cette activité structurée et
dynamique qui apparaît au coeur même de la conscience est dialectique; elle
est déjà présente dans la définition que Sartre donne lui-même de la
conscience comme l'être pour lequel dans son être il est question du néant de
son être. Si Sartre récuse, en se référant au modèle hégélien, qu'il y ait une

222. EN p. 251 ; au lieu de «déchiffrer», Sartre utilisera ailleurs le terme évocateur :


«démasquer» (EN p. 227).
223. EN p. 211.
224. EN p. 218.
190

dialectique propre à l'être et que, partant, toute négation qui n'est pas rapport à
l'être est une négation externe et «idéale225», on ne peut que considérer qu'il
s'agit là d'une position de principe, eu égard à sa conception de l'être. En effet,
si la détermination dans les ceci est externe à l'être, n'opérant en lui aucun
ajout, modification ou synthèse, il en est différemment du non-être puisque c'est
en se déterminant ainsi qu'il se constitue dans les négations comme Négation.
La conscience se définit non seulement en tant que Négation de l'être, elle en
est l'irréductible opposition et la Négation en tant qu'elle se détermine dans les
négations. Il y a donc un mouvement interne et propre à la conscience dans
lequel elle se détermine à ne pas être en se déterminant sur le plan de la
réflexion impure, dans l'être qu'elle n'est pas, d'ustensile en ustensile, ainsi
qu'on l'a déjà vu dans l'exemple du Je. Aussi, c'est encore du côté du non-être
qu'il faut regarder. On sait qu'il n'y a pas opacité, ni inertie dans la conception
sartrienne de la conscience; la conscience n'est pas un abstrait, elle est
spontanéité et transparence. Elle se définit ontologiquement dans un rapport
de connaissance qui est à la fois rapport de surrection à l'être et rapport au
monde, adhérence et désadhérence, présence et absence, proximité et
distance, l'un se réalisant par l'autre. Si l'être est tout, il n'est rien sans la
conscience. Aussi tout l'être est par la conscience par laquelle autrement rien
n'est. L'être est externe à la Négation, mais cette extranéité objective n'est tout
simplement pas sans la conscience. Bref, selon la définition qu'aime à donner
Sartre, la conscience est l'être qui est ce qu'il n'est pas et n'est pas ce qu'il est.
S'il n'y a pas de dialectique propre à l'être, il y a une dialectique propre au non-
être. La conscience est dialectique.

Pour mieux voir, reprenons le chemin parcouru. La conscience se détermine


comme Négation; cette détermination qui la constitue comme totalité
détotalisée implique qu'elle soit une opposition infinie à l'être; il est en effet
dirimant à la conscience de ne pas ne pas être puisque, en cessant de
s'arrachera l'être, elle cesse d'être elle-même. Face à la conscience, le monde
se constitue comme négation de la Négation originelle et radicale, la

225. EN p. 234.
191

détermination corrélative réalisant dans les ceci l'affirmation de la Négation


originelle; le monde apparaît donc comme une transposition dédoublée du
mouvement de Négation originelle, puisque comme être, il ne saurait être vis-à-
vis la conscience que comme n'étant pas le non-être. Il en résulte du même
coup une distanciation croissante, la conscience ayant à être dans le monde
son ne pas être, et à assumer ainsi sa déréliction originelle en ayant à n'être
pas l'être qui le nie alors comme étant l'être qu'il n'est pas. Cette structure de la
conscience se cristallise dans la connaissance. La Négation originelle s'est
révélée dans la réflexion pure comme une quasi-connaissance qui est une
relation de présence intuitive; cette tentative de reprise d'être n'en dissimule
pas moins un échec puisque la structure de la réflexion implique une distance à
l'existence qui constitue alors la réflexion comme échec puisqu'elle ne peut
alors qu'être moins qu'elle est, cessant par elle d'être totalement son ne pas
être. Puis, dans la réflexion impure, la proximité instable de la connaissance
réflexive a cessé tout à fait pour se constituer comme étant, en fait, le regard
constitutif de la raison analytique qui est celui des plans, déductions et
inductions, bref du discours. Le mouvement d'opposition à l'être de la
conscience se double d'un autre mouvement par lequel la conscience se
constitue, par la connaissance, comme négation de la Négation qu'elle a à être.
La corrélativité du mouvement de la conscience par rapport à la Négation
originelle, est qualifiée d'externe, mais cette extériorité n'est ainsi définie que
parce qu'elle n'est pas originelle. En effet, la négation de la Négation s'affirme
elle-même, non pas comme un pure rapport d'extériorité de la même manière
que la table n'est pas la chaise, mais comme un mouvement de la conscience
qui implique un rapport à elle-même et aux choses. La conscience s'affirme
dans le monde comme sa propre négation mais c'est en étant sa négation
qu'elle peut être Négation, puisqu'autrement la Négation qu'elle serait celle
d'un être dont le rapport avec le monde serait extérieure à toute existence
concrète. Le rapport au monde est le fait d'un mouvement de la conscience
qui, comme du reste dans l'imagination ou l'émotion, ne peut être elle-même
qu'en ne l'étant pas. C'est pourquoi, si la relation à l'être est connaissance, il
faudra restituer cette relation par l'autre connaissance à travers et par laquelle
la relation originelle s'est constituée. Il n'y a pas de rapport à l'être, même en
192

voulant se faire en-soi ou négation de sa Négation, sans la dialectique de la


conscience.

Il est plus facile de comprendre maintenant pourquoi Sartre disait que «les
droits de la réflexion sont singulièrement limités226», que la réflexion est «une
duperie227» et que son produit (il réfère à celui de la raison constituante, après
avoir qualifié l'autre réflexion d'utopie) est celui d'une «société de
mensonges228», prenant pour preuve notre société. L'ontologie sartrienne ne
fait que radicaliser les conclusions auxquelles nous étions arrivé dans notre
étude sur les rapports entre le Cogito réflexif et la conscience anté-réflexive; il
n'y a rien en dehors du rapport essentiel à l'être de la conscience comme
Négation. Mais il faut ajouter que ce rapport passe par la déformation qui
implique que la Négation soit sa propre négation :

«Il y a» de l'être parce que je suis négation de l'être et


la mondanité, la spatialité, la quantité, l'ustensilité, la
temporalité ne viennent à l'être que parce que je suis
négation de l'être, elles n'ajoutent rien à l'être, elles
sont des pures conditions néantisées du «il y a», elles
ne font que réaliser le il y a. Mais ces conditions qui
ne sont rien me séparent plus radicalement de l'être
que ne le feraient des déformations prismatiques à
travers lesquelles je pourrais encore espérer le
découvrir229.

Le monde, l'ego, le temps et l'espace ... ne sont que des réfractions, pires que
des déformations prismatiques, puisqu'ils ne font que constituer des voiles
mondains qui ajoutent, certes faussement, à la distance déjà infranchissable de
la conscience à l'être. Mais par ailleurs, on a vu qu'il n'est d'autres recours que
la révolution réflexive, la présentification et la projection à l'extérieur pour éviter

226. TE p. 101. Sartre réfère ici à la réflexion pure.


227. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 78.
228. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 82.
229. EN p. 269-270. Sartre dit également que l'être «assiège» la conscience. Comme il le dit
ailleurs, cet envahissement est tel que «s'il [l'être] n'était pas sa propre négation, il serait ce qu'il
est...» (EN p. 558).
193

la sphère du perpétuel renvoi. La conscience n'est pas un abstrait; elle a,


comme être-dans-le-monde, à être Négation.

Nous pouvons maintenant conclure sur les éléments de la théorie sartrienne de


la connaissance qui se dégagent de l'ontologie. Dans et par la connaissance,
s'est affirmée une dialectique de la conscience. Elle a pris deux aspects.
D'abord la conscience comme Négation s'est constituée comme opposition
infinie à l'être se déterminant à ne pas être, dans un mouvement spirale dont le
projet contradictoire implique sa suppression comme non-être. C'est la
connaissance originelle. Au-delà de cette dialectique qui a sans cesse à être
constituée mais dont les termes rendent impossible toute synthèse, d'autres
mouvements dialectiques sont apparus; le monde s’est constitué vis-à-vis de la
conscience, dans et par la connaissance constituante, comme n'étant pas le
non-être qu'elle est, telle qu'elle s'est déterminée comme Négation originelle.
La connaissance se révèle constituante d'objets qui sont des fausses totalités,
tels le monde, le moi, l'art et la science, qui compromettent la relation originelle
et fondamentale puisqu'elles nient la relation d'existence fondamentale. Par la
réflexion constituante, la conscience se désolidarise de l'être qu'elle a à ne pas
être et, davantage encore, elle élargit le mouvement de son opposition à l'être
dans une distanciation encore plus grande, puisqu'elle se distancie aussi de
l'épicentre de l'être du pour-soi qui lui-même a à n'être pas. Bref, la conscience
dialectique se détermine comme Négation, en constituant, par la connaissance,
un monde dans lequel elle cherche à nier sa propre Négation, à la fois comme
condition de son affirmation comme Négation et comme seul moyen d'être
autre chose qu'une conscience consciente. Il y a dans la conscience une
dialectique dans laquelle la relation originelle et fondamentale de Négation de
la conscience (qui est aussi celle de la subjectivité) tend à subir une
modification radicale en passant à sa fonction raisonnante. Après s’être
déterminée comme Négation, elle s'affirme, par la raison, comme constituante
d'un réel objectivé qui est négation constituée de son rapport subjectif et
existentiel à l'être. C'est par la retotalisation réflexive que la conscience a à se
totaliser comme totalité détotalisée, c'est-à-dire d'être-au-monde plus qu'une
194

conscience consciente d'exister. Le réel n'est pas rationnel, ni dialectique. La


conscience est dialectique et, pour une part, rationnelle.

Notre étude de l'ontologie a permis de voir que celle-ci a poursuivi la critique


de la connaissance entreprise par la critique de la science et du Cogito
cartésien, en cherchant à définir une connaissance qui se situe au-delà de la
définition qu'on attribue habituellement à ce terme. Tout le champ de la
connaissance a ainsi été évacué par la radicalisation de la démarche
cathartique, à tel point qu'il n'y a d'autre fondement et vérité que dans la
relation de la conscience à l'être. Cette relation ne pouvait cependant que
signifier une connaissance idéale, puisqu'elle implique une prise de distance
démarquant davantage le fossé ontologique qu'établissait la conscience
comme Négation de l'être. Mais la connaissance devenait sans discours et
sans objet; son silence ne rendait pas compte de la réalité humaine. Il est alors
apparu que cette réalité ne pouvait apparaître que dans et à travers le discours,
comme condition du dévoilement. Aussi, paradoxalement, après avoir posé, au
terme de sa critique, la connaissance comme pure relation existentielle à l'être
que la conscience a à ne pas être, l'ontologie affirme la nécessité d'une
connaissance constituante comme le seul moyen d'atteindre la réalité
ontologique qui lui est irréductible. La connaissance s'affirme ainsi comme la
réalité singulière d'un acte par lequel la conscience en n'étant pas, n'a pas
d'autre moyen de ne pas être. La réalité humaine est hors de portée de la
connaissance, mais c'est pourtant par la connaissance qu'elle prend son sens.

L'ontologie a permis de passer de la critique de la connaissance à l'esquisse


de certains éléments d'une théorie de la connaissance. Il faut voir maintenant
si la dialectique de la conscience se concilie avec le fait d'autrui; par la suite et
surtout, il faudra examiner si elle rend possible une intelligibilité de l'Autre,
c'est-à-dire de la société et de l'histoire.
CHAPITRE V

CONSCIENCE ET CONSCIENCES

Le regard d'autrui
masque ses yeux

Sartre

Notre cheminement n'a pas pris en compte qu'il y a d'autres consciences; il y a


dans le monde, dans lequel je suis le centre, des objets qui sont eux-mêmes
des sujets. Si, comme dit Sartre, il n'y a de connaissance que par l'intuition,
autrui pose un problème particulier : comment un objet qui est sujet peut-il
accéder à la connaissance et, surtout, comment peut-il faire partie de ma
Négation? La question est de première importance puisqu'autrui est
susceptible de mettre en cause la dialectique de la conscience que notre
recherche a permis de mettre en place; avec autrui, en effet, le rapport n'est
plus univoque. C'est maintenant cette question, qui occupe dans L'Être et le
Néant plus d'espace que l'étude combinée de l'être et du pour-soi, que nous
allons examiner.

Nous verrons comment autrui constitue une re-surrection de la conscience, en


même temps qu'une décentration asymptote qui marque, à nouveau et
196

de façon exacerbée, un ultime échec de la connaissance. Puis, nous


considérerons comment la conscience, par la connaissance complice, tente de
se ressaisir en constituant une objectivité d'autrui pour le contenir et le nier
ainsi comme Négation. Enfin, nous examinerons comment Sartre, avec la
psychanalyse existentielle, après avoir considéré l'échec de la connaissance et
la dialectique qui en ressort, tente d'élaborer un instrument pour comprendre et
re-situer le projet d'autrui, lequel ne trouvera son achèvement que dans la
Critique.

A. La rencontre des Négations

a) Négations et négations

Le problème d'autrui est abordé par Sartre à partir des acquis sur la
conscience. L'homme est être-dans-le-monde; l'étude de ce rapport montre
que la conscience surgit comme une Négation de l'en-soi, le propre de la
réalité humaine étant d'être Négation perpétuelle de l'être. Autrui est un
élément constitutif du monde. Aussi, il ne peut qu'être partie au rapport interne
originel et constitutif du pour-soi. Mais tout en étant pour-soi, le mode d'être de
la conscience à autrui indique, en même temps, «un être qui est mon être sans
être-pour-moi1». C'est ainsi que dans l'expérience préréflexive, concrète et
vécue de la honte, sans autre jugement, j'ai conscience que quelqu'un «me voit
comme un témoin2»; mais cette conscience de honte de ma vulgarité n'est
cependant pas celle d'un témoin, puisqu'elle peut n'être, de ma part, que la
fausse impression d'une présence : elle est en fait celle de ma propre
conscience de ce que je suis pour autrui :

Or autrui est le médiateur indispensable entre moi et


moi-même : j'ai honte de moi tel que j'apparais à

1. EN p. 275.
2. EN p. 276.
197

autrui. Et, par l'apparition même d'autrui, je suis mis


en mesure de porter un jugement sur moi-même
comme sur un objet, car c'est comme objet que
j'apparais à autrui.... Je reconnais que je suis comme
autrui me voit.... On n'est pas vulgaire tout seul3.

Autrui constitue donc un médiateur, mais cette médiation est particulière


puisqu'elle ne se réalise pas en autrui : «... cet être nouveau qui apparaît pour
autrui ne réside pas en autrui4». Bref, c'est le pour-soi qui est pour autrui. Mais
s'il en est ainsi, il faut alors s'interroger sur ce qu'il en est de la réalité de
l'existence d'autrui pour savoir s'il n'est rien d'autre que moi-même et aussi, le
cas échéant, quelle est sa situation par rapport à l'en-soi. Pour Sartre, il
importe de résoudre la question en évitant le solipsisme comme, du reste, le
recours à Dieu qui s'avère nécessaire si on pose autrui en extériorité (c'est-à-
dire si l'on considère qu'autrui n'est pas moi de la même manière que la chaise
n'est pas la table), à savoir comme objet de connaissance, «puisque toute
relation, en tant qu'elle n'est pas constituée par ses termes mêmes, requiert un
témoin pour la poser5». Sartre affirme avoir cru que sa critique de Husserl
dans La transcendance de l'ego aurait suffi à éviter le solipsisme, puisque la
conscience était épurée de tout sujet transcendantal. Tout en demeurant
persuadé de l'inutilité d'un sujet transcendantal, il lui apparaît en effet que cette
conviction ne fait pas avancer la question de l'existence d'autrui, puisque
r«affirmation d'autrui postule et réclame l'existence par delà le monde d'un
semblable champ transcendantal6». Le véritable problème consiste plutôt en
ce que la question du lien avec autrui est considérée en extériorité, sur le plan
de la connaissance. Dans sa conception à cet égard, Husserl n'échappe pas
au solipsisme, parce que, selon Sartre, la conscience husserlienne est fermée
sur elle-même, l'être étant précisément réduit à une série de significations.
Aussi Sartre refuse que le lien fondamental avec autrui soit celui de la
connaissance. Il présente sa récusation au moyen d'une brillante mise en

3. EN p. 276.
4. EN p. 276.
5. EN p. 286.
6. EN p. 291.
198

situation qu'il nomme «dialectique intemporelle7» dans laquelle la position de


Hegel est présentée comme un progrès immense sur celle de Husserl ! La
dialectique hégélienne de Г Autre consiste à expliciter le Je suis je en posant
l'Autre comme le médiateur par lequel la conscience obtient sa reconnaissance
et devient conscience de soi générale, réalisant la pleine et concrète
conscience de son concept; c'est ainsi que la relation hégélienne avec l'Autre
apparaît comme une négation interne, double et réciproque :

... c'est par le fait même d'être moi que j'exclus


l'autre : l'autre est ce qui m'exclut en étant soi, ce que
j'exclus en étant moi. Les consciences sont
directement portées les unes sur les autres dans une
imbrication réciproque de leur être.
[...]

Ainsi l'intuition géniale de Hegel est ici de me faire


dépendre de l'autre en mon être. Je suis, dit-il, un être
pour soi qui n'est pour soi que par un autre. C'est
donc en mon coeur que l'autre me pénètre. (...) le
problème est posé au niveau de l'être intime, du Je
universel et transcendantal; c'est dans mon être
essentiel que je dépends de l'être essentiel d'autrui et
loin que l'on doive opposer mon être pour moi-même
à mon être pour autrui, l'être-pour-autrui apparaît
comme une condition nécessaire de mon être pour
moi-même8.

Mais là s'arrête le progrès! En effet, reconnaissance signifie ici connaissance


puisqu'il ne s'agit pas d'une conscience concrète, sinon au sens hégélien, à
savoir que le réel est le rationnel9 . Sartre rappelle que l'être de la conscience

7. EN p. 291.
8. EN p. 292-294.
9 . Sartre se fait explicite à ce sujet et se réfère à la Propedeutik, p. 20, 1ère édition
des oeuvres complètes, en la citant et la commentant ainsi : «Aussi la conscience de soi
universelle qui cherche à se dégager, à travers toutes ces phases dialectiques, est-elle
assimilable, de son propre aveu, à une pure forme vide : le «Je suis je». «Cette
proposition sur la conscience de soi, écrit-il, est vide de tout contenu». Et
ailleurs : «(c'est) le processus de l'abstraction absolue qui consiste à dépasser toute
199

ne se définit pas au niveau de la connaissance, puisque la connaissance ne


commence qu'avec la réflexion, la conscience étant déjà là avant. La relation
du reflet au reflétant implique que la conscience est «précisément d'être en
question pour soi-même10»; aussi, la relation d'identité, comme le Je suis je de
Hegel, n'est pas possible, puisque précisément «le reflet se fait ne pas être le
reflétant11». Sartre reprend à l'égard de Hegel sa critique du Cogito :

Ainsi le cogito lui-même ne saurait être un point de


départ pour la philosophie; il ne saurait naître, en effet,
qu'en conséquence de mon apparition pour moi
comme individualité et cette apparition est
conditionnée par la reconnaissance de l'autre. Loin
que le problème de l'autre se pose à partir du cogito,
c'est, au contraire, l'existence de l'autre qui rend le
cogito possible comme le moment abstrait où le moi se
saisit comme objet.
[...]

En un mot la conscience est un être concret et sui


generis, non une relation abstraite et injustifiable
d'identité, elle est ipséité et non siège d'un Ego
opaque et inutile, son être est susceptible d'être atteint
par une réflexion transcendantale et il y a une vérité
de la conscience qui ne dépend pas d'autrui, mais
\'être même de la conscience étant indépendant de la
connaissance préexiste à sa vérité] sur ce terrain,
comme pour le réalisme naïf, c'est l'être qui mesure la
vérité, car la vérité d'une intuition réflexive se mesure
à sa conformité à l'être : la conscience était là avant
d'être connue. Si donc la conscience s'affirme en face
d'autrui c'est qu'elle revendique la reconnaissance de
son être et non d'une vérité abstraite12.

existence immédiate et qui aboutit à l'être purement négatif de la conscience identique


avec elle-même». Le terme même de ce conflit dialectique, la conscience de soi
universelle, ne s'est pas enrichi au milieu de ses avatars : elle s'est entièrement
dépouillée au contraire, elle n'est plus que le «Je sais qu'un autre me sait comme moi-
même».» (EN p. 294). Voir Hegel, Propédeutique philosophique, Paris, Gonthier
«Médiations», 1963, trad. M. de Gandillac, notamment p. 24-25.
10. EN p. 295.
11. EN p. 295.
12. EN p. 292-295.
200

Il faut retenir de Hegel que la conscience dépend de l'autre dans son être; c'est
dire que le pour-soi a une dimension d'être pour autrui. C'est ce que signifie
l'idée du témoin que nous avons évoquée et qu'exprime l'image sensible de «il
y a quelqu'un dans cette chambre13»; Hegel a le mérite, à cet égard, «d'avoir
placé le débat à son véritable niveau14». Mais il ne faut pas oublier, à
l'encontre de Hegel, que la conscience préréflexive est une relation d'être qu'il
ne faut pas confondre avec la conscience connaissante, et comme
Kierkegaard, reconnaître que l'homme est un individu concret. Sartre attribue
l'échec de Hegel à une variante d'une même erreur au sujet de la
connaissance : si Husserl mesure l'être par la connaissance, Hegel «identifie
connaissance et être15».

Par delà cet échec, c'est le mérite de Heidegger, dit Sartre16· d'avoir retenu
qu'autrui est une structure d'être essentielle de la réalité-humaine comme être-
dans-le-monde, à savoir que sa réalité est «un être qui implique l'être d'autrui
dans son être17». Toutefois, à la différence de la conception hégélienne
totalitaire de la connaissance qui est celle d'un point de vue pris du dehors, la
démarche de Heidegger ne procède pas du Cogito cartésien. Elle peut donc
présenter une explicitation, non pas certes du Je est je, mais de la
«compréhension ontologique que j'ai de moi-même18»; le mode d'être sur
lequel la réalité humaine se fait annoncer ce qu'elle est par le monde est le Mit-
Sein :

Ainsi la caractéristique d'être de la réalité-humaine,


c'est qu'elle est son être avec les autres. Il ne s'agit
pas d'un hasard; je ne suis pas d'abord pour qu’une

13. EN p. 337.
14. EN p. 301.
15. EN p. 301.
16. Au delà de ce court compliment, Sartre critique Heidegger sans ménagements.
Voir EN p. 301-307.
17. EN p. 303.
18. EN p. 301.
201

contingence me fasse ensuite rencontrer autrui : il est


question ici d'une structure essentielle de mon être19. 20

Mais cette conception de l'autre comme être-avec marque alors un glissement


par rapport à l'intuition de Hegel dont Heidegger semblait s'inspirer. D'une
part, la relation n'est plus celle de l'être-pour, soit un rapport de reconnaissance
et de constitution mutuelles et réciproques; l'être-avec est une notion différente
qui n'exprime plus un rapport de reconnaissance ou de lutte, non plus que de
réciprocité. Sartre réfère à l'image empirique de l'équipe 20 comme traduisant
la notion heideggérienne du Mit-Sein et note qu'il s'agit «plutôt d'une sorte de
solidarité ontologique pour l'exploitation de ce monde. L'autre n'est pas lié
originellement à moi comme une réalité ontique apparaissant au milieu du
monde ...21». D'autre part, Heidegger n'explique pas cette relation de co­
existence des consciences {Stimmung) : si je puis dire que je suis l'être par
qui il y a de l'être selon l'expression heideggérienne, je ne puis dire que je suis
l'être par qui il y a une autre réalité-humaine puisque, remarque Sartre22, c'est
alors faire un truisme (je suis l'être pour qui il y a pour moi une autre réalité
humaine) ou tomber dans le solipsisme (je suis l'être par qui il y a des autres en
général). La conception qu'a Heidegger d'autrui fait voir, et c'est une des
principales critiques de Sartre que nous avons déjà vue ailleurs, «un des
aspects de la difficulté qu'éprouve Heidegger à passer, en général, du plan
ontologique au plan ontique ...23». Cette difficulté, quant à Sartre, s'explique
par le fait que «la transcendance heideggérienne est un concept de mauvaise
foi24» en ce que, si la réalité humaine est existence hors de soi, sa fuite ek-
statique ne saurait la libérer de la solitude par le fait d'autrui, puisqu'autrui est
un fait contingent et non pas une exigence ontologique :

19. EN p. 301.
20. EN p. 303.
21. EN p. 302; Sartre exprime cela autrement en disant que la position de Heigegger
est à l'effet que «le rapport originel de l'autre avec ma conscience n'est pas le toi et le
moi, c'est le nous ...» (EN p. 303). La solidarité est ainsi opposée au rapport de
reconnaissance, c'est-à-dire de réciprocité et de lutte.
22. EN p. 305.
23. EN p. 305.
24. EN p. 306.
202

C'est que — et ce sera là le nouveau profit que nous


aurons tiré de l'examen critique de la doctrine
heideggérienne — l’existence d'autrui a la nature d'un
fait contingent et irréductible. On rencontre autrui, on
ne le constitue pas. Et si ce fait doit pourtant nous
apparaître sous l'angle de la nécessité, ce ne saurait
être avec celle qui appartient aux «conditions de
possibilité de notre expérience», ou si l'on préfère,
avec la nécessité ontologique : la nécessité de
l'existence d'autrui doit être, si elle existe, une
«nécessité contingente», c'est-à-dire du type même de
la nécessité de fait avec laquelle s'impose le cogito.
Si autrui doit pouvoir nous être donné, c'est par une
appréhension directe qui laisse à la rencontre son
caractère de facticité, comme le cogito lui-même laisse
toute sa facticité à ma propre pensée, et qui pourtant
participe à l'apodicticité du cogito lui-même, c'est-à-
dire à son indubitabilité25.

Il ressort que la conception de Heidegger, comme du reste celle de Hegel, est


insuffisante. Sartre n'en tire pas moins certaines réflexions qui sont les
principes fondamentaux sur lesquels s'articule sa conception de l'existence
d'autrui. D'abord il ne faut pas chercher de preuves à l'existence d'autrui;
ensuite, le solipsisme ne peut être évité si je peux douter de l'existence d'autrui,
car alors celle-ci ne serait qu'une probabilité ou une conjecture. Aussi, de la
même façon que Descartes n'a pas prouvé l'existence du Cogito, l'existence
d'autrui est une certitude découlant d'une compréhension pré-ontologique
implicite de ce qui se révèle une nécessité de fait. En d'autres termes, c'est à la
conscience qu'il faut demander de livrer autrui, de «trouver non pas des raisons
de croire à autrui, mais autrui lui-même comme n'étant pas moi26». En se
situant et en demeurant ainsi sur le plan de l'existence, l'écueil de la
connaissance est évité, puisque nous ne pourrons alors y trouver autrui comme
objet, c'est-à-dire une probabilité; en même temps et du même coup, autrui ne
se pose pas alors dans une relation de négation externe rendant la saisie de
son existence impossible comme celle de tout objet. C'est donc dire que c'est
par le pour-soi qu'il faut trouver autrui.

25. EN p. 307.
26. EN p. 309.
203

Partons du fameux exemple que donne Descartes dans la Méditation


seconde : le passant regardé d'une fenêtre. Ce passant est certes un objet;
l'objectité est une modalité de la présence à moi d'autrui mais, s'il en est ainsi,
l'existence de ce passant demeure conjecturale, probable. Aussi, il en est
autrement :

... mon appréhension d'autrui comme objet, sans sortir


des limites de la probabilité et à cause de cette
probabilité même, renvoie par essence à une saisie
fondamentale d'autrui, où autrui ne se découvrira plus
à moi comme objet mais comme «présence en
personne». En un mot, pour qu'autrui soit objet
probable et non un rêve d'objet, il faut que son
objectité ne renvoie pas une solitude originelle et hors
de mon atteinte, mais à une liaison fondamentale où
autrui se manifeste autrement que par la
connaissance que j'en prends27.

Autrui comme objet, tel le passant, ne présente qu'une probabilité, comme tout
objet du reste : le passant peut bien n'être, en fait, qu'un mannequin. Aussi,
ce qui fait la différence ce n'est pas l'objet qui, à la rigueur, peut ne pas être,
mais c'est le fait d'éprouver une présence, c'est-à-dire de réaliser mon être­
regardé. Autrui est donc d'abord pour autrui pour le pour-soi : «ce qui est
certain, c'est que je suis regardé, ce qui est seulement probable, c'est que le
regard soit lié à telle ou telle présence intra-mondaine28». C'est que
l'existence d'autrui n'est pas liée à son corps, de la même manière que «ma
conscience d'être conscience, dans la pure réalisation du cogito, n'est pas liée
à mon propre corps29». L'expérience du regard apprend qu'autrui est pour moi
objet ou que je suis objet pour autrui. Mais cet objet que je suis pour autrui et
qu'autrui est pour moi n'est pas la relation originelle et fondamentale. En effet,
le regard qu'autrui porte sur moi et que je porte sur lui n'est pas le même que
celui que je porte ou qu'il porte sur la table ou la pierre, parce qu'autrui et moi-

27. EN p. 310.
28. EN p. 336.
29. EN p. 336.
204

même ne sommes pas objets, et que, de toutes façons, «je ne saurais être objet
pour un objet30». La relation première à autrui n'est pas l'objectité; de la même
manière, on Га vu, que le rapport de la réalité humaine comme être-dans-le-
monde ne saurait être explicité par le monde, «ce n'est pas dans le monde qu'il
faut chercher autrui, mais du côté de la conscience31». Qu'en est-il donc de
notre être-au-milieu-du-monde-pour-autrui? Il faut revenir au Cogito :

Ce que le cogito nous révèle ici, c'est simplement une


nécessité de fait (...) le cogito cartésien ne fait
qu'affirmer la vérité absolue d'un fait : celui de mon
existence; de même, le cogito un peu élargi dont nous
usons ici nous révèle comme un fait l'existence
d’autrui et mon existence pour autrui. C'est tout ce
que nous pouvons dire. Aussi mon être-pour-autrui,
comme le surgissement à l'être de ma conscience, a le
caractère d'un événement absolu. (...) le Pour-soi est
ce qui n'est pas Autrui sur le mode néantisant du
«reflet-reflétant»; le ne-pas-être-autrui n'est jamais
donné mais perpétuellement choisi dans une
résurrection perpétuelle, la conscience ne peut ne pas
être Autrui qu'en tant qu'elle est conscience (de) soi-
même comme n'étant pas autrui.... il faut qu'autrui soit
présent de toute part à la conscience et même qu'il la
traverse tout entière pour que la conscience puisse
s'échapper, précisément en n'étant rien, à cet autrui
qui risque de l'engluer32.

La relation originelle à autrui est celle de la conscience qui, dans son rapport
constitutif de négation de l'être, surgit comme n'étant pas autrui. En d'autres
termes, autrui est conscience d'une présence que je nie comme n'étant pas
l'être que je suis. Aussi, la conscience du fait de l'existence d'autrui n'est pas
une structure ontologique du pour-soi, puisque si la réalité humaine exige
d'être simultanément pour-soi et pour-autrui, l'existence d'autrui «n'est pas une

30. EN p. 314.
31 . EN p. 332.
32. EN p. 342-344.
205

conséquence qui puisse découler de la structure ontologique du pour-soi33».


Sartre dit qu'on peut même supposer la possibilité de «concevoir un Pour-soi
totalement libre de tout Pour-autrui et qui existerait sans même soupçonner la
possibilité d'être un objet34», en concluant cependant qu'une telle réalité n'est
pas celle de la réalité humaine. L'existence d'autrui est une nécessité de fait ;
elle est un événement absolu et premier «d'ordre métaphysique, c'est-à-dire
qui ressortit à la contingence de l'être35». Autrui n'est pas et ne peut pas, on l'a
vu, être un objet, puisqu'alors il serait posé au niveau d'un rapport de
connaissance dans lequel son objectité ne serait que probable; la relation avec
autrui est donc premièrement et fondamentalement une relation d'existence :

Chaque regard nous fait éprouver concrètement — et


dans la certitude indubitable du cogito — que nous
existons pour tous les hommes vivants, c'est-à-dire
qu'il y a (des) consciences pour qui j'existe36».

La réalité humaine est apparue comme surrection au monde, le pour-soi étant


Négation; autrui se révèle à travers cette Négation originelle, non pas comme
objet, mais comme sujet. Il appert que la connaissance d'autrui comme objet
n'est que probable et que, comme sujet, elle n'est pas possible, puisque la
conscience est irréductible à la connaissance. Aussi il n'est pas de relation de
connaissance à autrui sinon de cette connaissance sans intermédiaire et pour
ainsi dire sans véritable objet, comme celle de la relation de conscience qui est
Négation «reflétée» de l'être. Mais nous avons vu qu'il y a plus que la simple
relation de négation de l'en-soi. En effet, la relation à autrui pose la
réciprocité : «je me fais ne pas être un être qui se fait ne pas être moi37» : il y

33. EN p. 358; aussi p. 342 et p. 307.


34. EN p. 342.
35. EN p. 358. Sartre dit ailleurs qu'il s'agit d'un fait et non d'une «nécessité
d'essence» (EN p. 343).
36. EN p. 341; voir aussi p. 329 : «Et dans l'épreuve du regard, en m'éprouvant
comme objectité non-révélée, j'éprouve directement et avec mon être l'insaisissable
subjectivité d'autrui.» ou encore plus loin : «Autrui m'est présent sans intermédiaire
...»
37. EN p. 345.
206

a négation d'une Négation qui est elle-même négation de ma Négation. Autrui


est donc Négation et négation.

b) La décentration asymptote

Si, à la différence de Геп-soi dont j'ai à être la Négation, autrui est une
Négation qui me nie, la relation à un tel objet ne peut être qu'une relation
particulière, puisqu'autrui est ce que je suis. Il faut voir l'incidence de cette
spécificité d'autrui, particulièrement sous l'angle de l'opposition infinie qui est
apparue traduire le mouvement de la conscience à l'être.

Autrui s'éprouve comme présence, concrètement et sans intermédiaire; il est


«la condition nécessaire de toute pensée que je tenterais de former sur moi-
même38». Autrui me fait conscience de l'objet que je suis pour lui. L'exemple
de la honte en est une illustration. Dans la honte en effet, la médiation d'autrui
me confère, sur le plan irréfléchi, la réalité d'un objet que je ne peux être pour
moi-même sur le plan réflexif, même si cette objectité est saisie en tant qu'elle
est pour autrui. Le pour-soi se saisit alors en tant que pour-autrui ou plus
exactement en tant qu'il est pour-soi pour-autrui. Il en résulte une conséquence
importante : le pour-soi perd le contrôle sur soi. La possibilité constante du
pour-soi de se constituer contre Геп-soi comme Négation apparaît avec autrui
comme une négation par un pour-soi, qui implique la possibilité permanente de
n'être pas son n'être pas. Autrui m'échappe autant que mon être; il est lui-
même spontanéité, et donc, par définition, un être mobile qui, comme le fleuve
d'Héraclite, n'est jamais le même :

Ainsi tout à coup un objet est apparu qui m'a volé le


monde. Tout est en place, tout existe toujours pour
moi, mais tout est parcouru par une fuite invisible et

38. EN p. 330.
207

figée vers un objet nouveau. L’apparition d'autrui


dans le monde correspond donc à un glissement figé
de tout l'univers, à une décentration du monde qui
mine par en dessous la centralisation que j'opère
dans le même temps39.

Fuite, désagrégation, désintégration, écoulement, trou de vidange, lézarde,


vidage, hémorragie40 : voilà ce qu'autrui, selon les mots que Sartre utilise
pour le décrire, représente dans mon univers. La conscience qui a à être la
Négation de l'être, à la manière d'une opposition infinie, est confrontée à une
indicible menace qui met en cause la Négation qu'elle a à être; autrui n'est pas
un pôle inerte contre lequel la conscience peut s'assumer comme
Négation : «... l'autre, c'est présentement ce que je me fais ne pas être. Mais,
bien que pour l'instant je me délivre de lui, je lui échappe, il demeure autour de
lui la possibilité permanente qu'il se fasse autre 41 ». Aussi avec autrui, la
négation originelle est exacerbée parce que la Négation a à être celle d'un
objet mouvant qu\ la compromet sans cesse. Plus encore, cet objet qui est sujet
compromet ma propre Négation de l'être puisque, pour ainsi dire, il m'arrache
par sa liberté le monde que je nie par le pouvoir qu'il a lui-même de constituer
les choses, de me constituer un dehors. Sartre compare la négation d'autrui à
l'image empirique de la courbe asymptote à une droite; autrui est une négation
qui a à être «sans jamais pouvoir la réaliser ni l'atteindre42», puisque «il ne
m'est possible, en effet, de nier de moi Autrui en tant qu'Autrui est lui-même
sujet 43».

39. EN p. 313.
40. EN p. 312-315.
41. EN p. 357.
42. EN p. 346.
43. EN p. 346, aussi : «Ainsi je revendique comme mien et pour moi, un moi qui
m'échappe et comme je me fais ne pas être Autrui, en tant qu'autrui est spontanéité
identique à la mienne, c'est précisément comme Moi-m'échappant que je revendique ce
Moi-objet. Ce Moi-objet est moi que je suis dans la mesure même où il m'échappe ...»
208

Ainsi donc la négation que le pour-soi a à être d'autrui révèle une opposition
qui est, selon les termes de Sartre, celle de la «distance infinie44». Autrui est
une Négation dont j'ai à être la négation qui est elle-même fuite de l'être sans
cesse reconstituée; j'ai à être ma fuite d'un être qui est lui-même fuite.
L'opposition infinie est ainsi exacerbée par une Négation qui, par principe et à
la différence de Геп-soi, ne dépend pas de moi. Alors que dans le cas de l'en-
soi, la Négation avait à se réaliser pour contrer l'envahissement inerte de l'en-
soi, elle a cette fois à se réaliser en rapport avec un objet qui est fuite invisible
et incommensurable. La dialectique de la conscience est réaffirmée :
l'opposition infinie a ainsi, pour terme, la distance infinie; autrui est asymptote à
ma conscience.

c) L'échec de la connaissance

La question métaphysique de l'existence des autres renvoie, pour Sartre, à un


approfondissement de l'ek-stase originelle : «l'être-pour-autrui représente la
troisième ek-stase du pour-soi45». La première ek-stase est la surrection de la
réalité humaine comme Négation de l'être, ainsi que nous l'avons vu
précédemment. Celle-ci s'est ensuite poursuivie par l'ek-stase réflexive qui est
une tentative vaine de récupération, dans laquelle la réflexion, se voulant
connaissance dite pure, ne parvient pas à saisir comme objet le reflet-reflétant
réfléchi, parce que «la réflexion est le réfléchi46»; en d'autres termes, le réflexif,

44. EN p. 347. Une autre image que Sartre utilise est celle de «cette sphère dont
parle Poincaré et dont la température décroît de son centre à sa surface : des êtres
vivants tentent de parvenir jusqu'à la surface de cette sphère en partant de son centre,
mais l'abaissement de la température provoque chez eux une contraction continûment
croissante; ils tendent à devenir infiniment plats à mesure qu'ils approchent du but et,
de ce fait, ils en sont séparés par une distance infinie» (EN p. 346-347).
45. EN p. 359.
46. EN p. 359. Aussi plus loin : «... la réflexion veut récupérer cet arrachement
qu'elle tente de contempler comme donnée pure en affirmant de soi qu'elle est cette
néantisation qui est. La contradiction est flagrante : pour pouvoir saisir ma
transcendance, il faudrait que je la transcende. Mais, précisément, ma propre
transcendance ne peut que transcender, je la suis, je ne puis me servir d'elle pour la
constituer comme transcendance transcendée : je suis condamné à être perpétuellement
ma propre néantisation».
209

qui veut être le témoin, est lui-même l'objet qu'il veut saisir, en tant qu'il est la
néantisation que le pour-soi a à être. La connaissance pure ne peut parvenir,
dans l'intuition, qu'à un quasi-objet; aussi, elle est plutôt une quasi-
connaissance, de telle sorte que cette connaissance est «par principe
idéale : en effet, le pour-soi ne peut réaliser de soi par rapport à un être
quelconque une négation qui serait en soi, sous peine de cesser du même
coup d'être-pour-soi47». Bref, la conscience a à être connaissance parce
qu'elle est ek-statique; sa surrection est transcendance. Mais, en même temps,
la connaissance que la conscience a à être ne peut être qu'une quasi-
connaissance à laquelle elle accède par l'intuition, c'est-à-dire rien d'autre
qu'une simple présence de la conscience à l'être. Autrement dit, la
connaissance véritable n'est possible que si la conscience s'en tient à la
certitude du donné du réfléchi; celui-ci est atteint généralement au terme du
déchiffrement de l'analyse rationnelle d'un donné lui-même constitué par la
conscience et qualifié de connaissance impure, à partir de l'échec de la
conscience d'être objet pour elle-même. Cette deuxième ek-stase nous est
également connue; elle ne peut être aussi qu'un échec.

Le pour-autrui révèle une troisième ek-stase du pour-soi; elle est «plus


radicale48». C'est qu'en fait, autrui semble présenter la possibilité d'une
objectivation du pour-soi que la réflexion n'a pu réaliser. Cette objectivation ne
peut être atteinte par l'être-pour-autrui, puisque celui-ci n'est pas une négation
externe, mais «une néantisation que le pour-soi a à être49». Aussi, comme
pour les deux autres ek-stases, elle est un échec; le projet est encore idéal
puisque ce qu'il vise est «la négation externe, c'est-à-dire une scissiparité en-
soi ou extériorité spatiale d'indifférence50». L'objectivité, comme l'extériorité,
sont dirimantes au pour-soi :

47. EN p. 360. Aussi p. 329 : «Je ne puis être objet pour moi-même car je suis ce
que je suis; livré à ses seules ressources, l'effort réflexif vers le dédoublement aboutit à
l'échec, je suis toujours ressaisi par moi».
48. EN p. 360.
49. EN p. 360.
50. EN p. 360.
210

... ici, la scissiparité s'attaque à la négation


même : ce n'est plus seulement la négation qui
dédouble l'être en reflété et reflétant et à son tour le
couple reflété-reflétant en (reflété-reflétant) reflété et
(reflété-reflétant) reflétant. Mais la négation se
dédouble en deux négations internes et inverses, dont
chacune est négation d'intériorité et qui, pourtant, sont
séparées l'une de l'autre par un insaisissable néant
d’extériorité. En effet, chacune d'elles s'épuisant à
nier d'un pour-soi qu'il soit l'autre et toute engagée
dans cet être qu'elle a à être, ne dispose plus d'elle-
même pour nier de soi qu'elle soit la négation
inverse51».

Comme pour les autres ek-stases, la négation interne de l'être-pour-autrui


s'avère un échec puisque, en fait, la fin poursuivie est impossible. Par rapport
aux autres échecs, elle se distingue par sa radicalité. La négation originelle
dédoublait l'être en reflétant et reflété, pour être ensuite elle-même constituée,
par la réflexion, en une dualité dans laquelle le reflet-reflétant réfléchi était posé
pour un reflet-reflétant réflexif qui ne pouvait être atteint, parce qu'il était lui-
même l'objet qu'il voulait saisir. La négation du pour-autrui implique un
dédoublement de la négation elle-même, de telle manière que le reflet-reflétant
réfléchi qui est posé à un reflet-reflétant réflexif est lui-même un reflet-reflétant
réflexif pour qui je suis le reflet-reflétant réfléchi. Bref, je nie de moi que je sois
autrui, qui lui-même nie de lui-même qu'il soit moi. C'est que la relation à autrui
implique un rapport de réciprocité de deux Négations qui sont chacune, en tant
que consciences, des négations internes; autrui se constitue comme
conscience de ne pas être lui-même autrui. Aussi, autrui est à la fois moi-même
et autrui. On aurait pu penser qu'il y a là la perspective d'une médiation ou
d'un pont, en ce qu'il est possible en tant qu'autrui de prendre le point de vue
d'autrui, de façon à me saisir comme totalité puisque, à la différence de la
réflexion, «le (reflet-reflétant) reflété se distingue radicalement du (reflet-
reflétant) reflétant et par là même peut être objet pour lui52». En effet, autrui
semble permettre ainsi à la conscience de dépasser l'échec de la réflexion et

51. EN p. 360.
52. EN p. 361.
211

de surmonter la totalité détotalisée, dépassant la scission et contenant la fuite


que constitue l'être de la conscience du pour-soi :

Tout se passe comme si mon ipséité en face de celle


d'autrui était produite et maintenue par une totalité qui
pousserait à l'extrême sa propre néantisation; l'être
pour autrui paraît être le prolongement de la pure
scissiparité réflexive. En ce sens, tout se passe
comme si les autres et moi-même nous marquions
l'effort vain d'une totalité de pour-soi pour se ressaisir
et pour envelopper ce qu'elle a à être sur le mode pur
et simple de l'en-soi; cet effort, pour se ressaisir
comme objet, poussé ici à la limite, c'est-à-dire bien
au-delà de la scission réflexive, amènerait le résultat
inverse de la fin vers quoi se projetterait cette
totalité : par son effort pour être conscience de soi, la
totalité-pour-soi se constituerait en face du soi comme
conscience-soi qui a à ne pas être le soi dont elle est
conscience; et réciproquement le soi-objet pour être
devrait s'éprouver comme été par et pour une
conscience qu'il a à ne pas être s'il veut être. Ainsi
naîtrait le schisme du pour-autrui53.

Mais il faut bien voir que le schisme ne signifie pas une distance qui rend
possible l'objectivation. En effet, le dépassement, que laissait entrevoir la
perspective de prendre sur soi le point de vue d'autrui et de s'assumer ainsi
comme totalité, n'est pas possible. L'échec, cette fois ne vient pas de ce que
«la réflexion est le réfléchi54», à savoir que la réflexion est un échec parce que
«le récupérant est à soi-même le récupéré55». Dans le cas de l'être-pour-
autrui, il provient de ce que «la récupération échoue parce que le récupéré
n'est pas le récupérant56». En d'autres termes, alors que, dans le premier cas,
l'échec résulte de ce que l'objet est le sujet, il y a cette fois échec parce que
l'objet n'est pas le sujet; le sujet ne peut pas davantage être objet à lui-même

53. EN p. 361.
54. EN p. 359.
55. EN p. 361.
56. EN p. 361.
212

que ne peut l'être un autre sujet. Il n'y a pas là contradiction, mais deux aspects
d'une même réalité qui est celle du sujet; en effet, la conscience, on l'a vu, ne
saurait avoir de point de vue sur elle-même sans cesser d'être elle-même, non
plus qu'elle ne saurait accéder à une autre conscience, et ce en raison même
de sa subjectivité. C'est ce dernier fait de l'irréductibilité de la conscience, en
tant qu'elle est subjectivité, que Sartre reprend, le présentant comme un fait
inexplicable qu'il désigne sous le nom de facticité : «il [le fait irréductible qu'il
y a dualité de négations] apparaît comme contingence pure et irréductible,
comme le fait qu'il ne suffit pas que je nie de moi autrui pour qu'autrui existe,
mais qu'il faut encore qu'autrui me nie de lui-même en simultanéité avec ma
propre négation. Il est la facticité de l'être-pour-autrui57». Cette contingence
apparaît à Sartre comme un fait fondamental qui résorbe toute velléité de
résurgence de la question métaphysique : pourquoi il y a des consciences?
La réponse est qu'il faut considérer que «c'est ainsi58». C'est dire que la
subjectivité de la conscience, d'autant que celle-ci est contingente, est
irréductible et l'empêche d'être un objet, que ce soit à elle-même ou à autrui.
Du reste, ainsi que nous l'avons vu à propos de la totalité59, l'objectivité n'a pas
de sens. Il n'y a donc pas médiation mais, au contraire, dialectique
d'opposition.

Aussi, la relation avec autrui n'est pas une relation de connaissance mais une
relation d'existence. L'existence d'autrui n'a aucune objectivité; elle se révèle à
moi, par mon existence pour autrui, à travers des réactions originelles que sont
la honte, la crainte et la fierté dont l'explicitation ne renvoie pas à une
connaissance ou à «une fixation conceptuelle de connaissances plus ou moins
obscures60». Comme nous l'avons vu, il s'agit d'«une présence concrète et
évidente61» : la honte, la crainte, la fierté ne sont rien de plus que notre façon
d'«éprouver affectivement notre être-pour-autrui62». C'est une erreur

57. EN p. 362.
58. EN p. 363.
59. Voir chapitre I B. a). 2. Le problème de la totalité.
60. EN p. 326.
61. EN p. 330.
62. EN p. 348.
213

fréquente, dit Sartre, de penser que la relation avec autrui est d'abord réalisée
à travers son objectité; l'objet, comme on l'a vu à propos du passant, ne
présente aucune certitude comme objet, non plus même comme réalité que
j'éprouve 63. L'expérience du regard, décrite par Sartre dans une analyse
brillante et très profonde, fait bien voir que l'expérience du regard d'autrui ne
révèle pas autrui comme objet puisque, comme l'exprime Sartre avec finesse,
«le regard d'autrui masque ses yeux64». De même, mon regard masque mes
yeux à autrui. Il s'ensuit donc que le rapport premier avec autrui n'est pas celui
de la relation aux choses qui sont purs objets, mais une relation avec quelque
chose qui m'échappe, qui «par principe ne peut pas être un objet65», qui «n'est
jamais donné66», qui fait que «je ne suis plus maître de la situation67». Dans
son rapport fondamental, autrui est «donné directement comme sujet68», c'est-
à-dire «ce qui ne peut être connu, ni conçu69». Bref, autrui, étant par principe
ce qui ne peut être objet, n'est pas d'abord donné comme objet : autrui
marque donc un nouvel échec de la connaissance.

Nous considérerons subséquemment la signification d'autrui-objet. Il importe


maintenant de retenir que la relation fondamentale à autrui n'est pas un lien de
connaissance, mais un lien d'être : on ne connaît pas autrui, il est
«éprouvé70». Aussi, la connaissance d'autrui mène au même échec que nous
avons vu être celui de la réflexion : une conscience ne peut accéder à une
autre conscience par la connaissance. Autrui amplifie notre conscience d'être
une totalité détotalisée; il marque la répétition exacerbée de l'échec de la
connaissance.

63. EN p. 335 : «... j'éprouve avec certitude l'être regardé, je ne puis faire passer
cette certitude dans mon expérience d'autrui-objet». Voir aussi p. 336-337 : «Ce
qui est certain, c'est que je suis regardé ... ce qui est douteux, c'est l'être-là d'autrui».
64. EN p. 316.
65. EN p. 327.
66. EN p. 329, aussi p. 345.
67. EN p. 323.
68. EN p. 311.
69. EN p. 354.
70. EN p. 341 ; aussi p. 329.
214

B. Le ressaisissement : l'objectivation

La réalité humaine apparaît ainsi être en même temps pour-soi et pour-autrui.


Plus précisément le Cogito élargi a révélé, au-delà du fait de son existence, le
fait de l'existence d'autrui et de mon existence pour autrui. Autrui apparaît dans
le mouvement de surrection de la conscience à l'être dans lequel la conscience
est en tant qu'elle n'est pas autrui; la conscience est ainsi négation d'une
Négation qui a à ne pas être et qui, en conséquence, en est, à son tour, la
négation : autrui que je nie est en même temps mon ne pas être originel
puisque je ne peux ne pas être sans n'être pas autrui, de telle sorte que si je
niais ne pas être autrui dans mon être, je nierais en même temps être moi-
même. La double négation interne et réciproque marque l'existence d'autrui,
en même temps que la rencontre des Négations : ma Négation est niée par
une Négation. Il en est ressorti une exacerbation de la Négation que j'ai à être,
puisqu'autrui, sa Négation étant elle-même fuite, est asymptotique à ma
Négation; l'opposition infinie que j'ai à être marque avec l'autre une distance
infinie. Cette distance infinie est apparue être un approfondissement de l'ek-
stase originelle et de l'ek-stase réflexive; autrui ne peut pas être connu, non pas
cette fois parce qu'il ne peut pas être à soi-même objet sans cesser d'être, mais
parce que l'objet est un sujet qu'il n'est pas, c'est-à-dire une conscience qui,
par principe, lui est inaccessible. La connaissance d'autrui comme de soi-
même est un échec; autrui est donné directement comme sujet : «On
rencontre autrui, on ne le constitue pas71».

Surrection, opposition infinie, échec de la connaissance, bref, une répétition


des rapports qui, nous l'avons vu, sont ceux du pour-soi, c'est-à-dire de la
conscience à l'être. Il reste à voir si l'on retrouve aussi, au-delà du mouvement
de la Négation originelle qui révèle le pour-soi comme étant en même temps
pour-autrui, le mouvement dialectique dans lequel se constituait par la
connaissance une négation de ma Négation. Autrement dit, y a-t-il une

71. EN p. 307.
215

objectivation constituée par laquelle il y aurait une négation de la négation de


ma Négation qui se ferait elle-même négation de la négation d'une Négation
ou, si l'on veut, la négation de la Négation en tant que négation? La question
se pose d'autant que, à la différence du pour-soi qui cherchait la quiétude en
niant la négation qu'il a à être dans un monde constitué par la conscience se
faisant connaissance constituante, autrui est lui-même sujet, c'est-à-dire à
prime abord ce qui, en tant qu'il est fuite de ma fuite, n'apparaît pas pouvoir être
un objet pour moi. Il faut approfondir la relation de la conscience aux
consciences.

a) Le moment concret

La relation première à autrui n'est pas celle de l'objectité, sinon comme tout
objet, autrui serait conjectural. On a vu que l'appréhension d'autrui à travers un
objet «renvoie par essence à une saisie fondamentale d'autrui, où autrui ne se
découvrira plus à moi comme objet mais comme «présence en personne72»».
A l'encontre de Hegel, et comme Kierkegaard, il est apparu à Sartre que le
Cogito revendique sa reconnaissance comme existence concrète; aussi, de la
même manière que le Cogito de Descartes est, en fait, une explicitation de son
existence qui n'a pas à être prouvée, autrui apparaît comme présence concrète
hors de la conscience : «j'ai toujours su qu'autrui existait73». L'existence
d'autrui participe donc à un Cogito élargi qui n'a pas besoin d'être prouvé, mais
seulement explicité. La relation à autrui est relation d'existence : «j'existe et il
y a d'autres consciences pour qui j'existe74»; autrement dit, je suis dans un
monde où «on me regarde75».

Si l'existence d'autrui se confond avec l'expérience de mon existence dans


l’exercice du Cogito, c'est que la subjectivité d'autrui que j'éprouve est

72. EN p. 310.
73. EN p. 308.
74. EN p. 341.
75. EN p. 342.
216

appréhendée à travers l'être que je suis pour-autrui. Il en découle que, si la


relation première à autrui n'est pas celle de son objectité, c'est cependant par
et dans mon objectité que (autrui étant ainsi et d'abord «ce par quoi je deviens
objet76» et donc «l'être par qui je gagne mon objectité77») l'insaisissable
subjectivité d'autrui est «éprouvée78». De la même manière que j'accède à la
connaissance de mon être dans l'intuition d'un quasi-objet à travers le
déchiffrement discursif d'un donné constitué lui-même par la conscience s'étant
faite connaissance constituante, c'est à travers une objectité constituée qui est
mon être pour-autrui que j'accède à l'appréhension d'autrui :

Ainsi ce sujet pur que je ne puis, par définition,


connaître, c'est-à-dire poser comme objet, il est
toujours là, hors de portée et sans distance lorsque
j'essaie de me saisir comme objet. Et dans l'épreuve
du regard, en m'éprouvant comme objectité non-
révélée, j'éprouve directement et avec mon être
l'insaisissable subjectivité d'autrui79.

Autrement dit, si je ne peux pas davantage être objet pour une autre
conscience que je puis être à moi-même objet par l'acte réflexif, il en est
différemment si je la considère en tant que «transcendance donnée ...
transcendance transcendée80», à savoir alors, non pas comme sujet, mais
comme objet que je suis pour autrui. Aussi autrui m'est donné, non pas comme
objet, mais à travers un objet que je suis pour autrui; c'est qu'une conscience
ne peut être connue, pas davantage l'autre à moi que moi à l'autre — ce qui
d'ailleurs explique l'échec de la troisième ek-stase puisque cet être pour-autrui
que je suis n'est pas pour-soi. Bref, autrui accède à ma conscience en tant que
je suis pour autrui.

76. EN p. 359; aussi p. 329.


77. EN p. 329.
78. EN p. 329.
79. EN p. 329, aussi : «Autrui m'est présent intermédiaire comme une
transcendance qui n'est pas la mienne».
80. EN p. 307.
217

Aussi, c'est par la médiation d'autrui que j'accède à autrui; la médiation se fait
par l’intermédiaire d'un objet que je suis pour lui. Mais l'appréhension d'autrui
à travers l'objet que je suis pour lui n'est pas celle de la connaissance. De la
même façon que je n'accède pas à mon être par la connaissance, ce n'est pas
par la connaissance que je peux accéder à autrui : la connaissance est à
nouveau «reconnaissance81 ». Il ne s'agit pas en effet d'un acte réflexif, mais
d'une appréhension immédiate «sans aucune préparation discursive ... sans
distance, sans recul, sans perspective82», dans laquelle je me re-connais
comme autrui me voit, c'est-à-dire que je suis «un pour autrui qui ne réside pas
en autrui83».84 C'est le cas, on l'a vu, dans l'expérience de la honte. Sartre
précise, cette fois encore, qu'il n'y a pas de contradiction à parler d'une
médiation qui est immédiateté. D'abord, on le sait, il n'y a pas de moi qui habite
la conscience irréfléchie, le moi étant précisément un objet de la conscience
réflexive. Ensuite, la présentification du moi à la conscience irréfléchie n'est
pas celle d'un objet pour moi, comme ce serait le cas au niveau de la
conscience réflexive; le moi est présent en personne à la conscience en tant
qu'une telle personne «est objet pour autrui&л». Autrement dit, l'objet n'est pas
autrui, puisque celui-ci ne saurait être objet : «[il y a] reconnaissance que je
suis bien cet objet qu'autrui regarde et juge85».86 Enfin, cet objet que je suis
n'est pas un être que j'ai voulu puisqu'il est pour autrui : «je ne suis plus
maître de la situation 86». C'est que cet être que je n'ai pas voulu et qui me fait
être comme autrui par rapport à moi n'est pas fondé en mon être, puisqu'il est le
fait de la liberté d'autrui, une liberté qui n'est pas mienne et qui n'est pas
fondée en mon être. Autrui, qui me constitue un «dehors87», glisse et

81. EN p. 276, aussi p. 349 : «j'ai besoin de la médiation d'autrui pour être ce
que je suis».
82. EN p. 276.
83. EN p. 276.
84. EN p. 318.
85. EN p. 319; aussi plus loin : «C'est la honte ou la fierté qui me révèlent le
regard d'autrui et moi-même au bout de ce regard, qui me font vivre, non connaître la
situation de regardé. ... Je suis, par delà toute connaissance que je puis avoir, ce moi
qu'un autre connaît».
86. EN p. 323. Aussi p. 324 : «En particulier, mon propre regard ou liaison sans
distance à ces gens, est dépouillé de sa transcendance, du fait même qu'il est regard-
regardé ... je suis ... comme autrui par rapport à moi».
87. EN p. 321.
218

m'échappe : il ne peut être objet pour moi en tant que sujet et, en même
temps, il agit et vide mon monde par l'intérieur :

... si je réprouve avec évidence, je manque à le


connaître; si je le connais, si j'agis sur lui, je n'atteins
que son être-objet et son existence probable au milieu
du monde88.

Le rapport à autrui est un rapport concret de reconnaissance qui confirme


l'échec de la connaissance. Autrui est existant; il est dans la mesure où je ne le
connais pas. Autrui est médiation dans l'immédiateté de la présence. Ce
moment concret nous est familier puisqu'il n'est rien d'autre que l'explicitation
de l'expérience concrète d'autrui comme Négation. Il en est cependant
autrement du moment de l'objectivation d'autrui que nous pouvons aborder
maintenant.

b) La négation de la Négation en tant que négation

La saisie de l'existence d'autrui comme sujet, parce que celui-ci est menace
sans cesse reconstituée pour ma propre conscience, amène «l’objectivation
d'autrui, comme second moment de mon rapport à l'Autre89». S'il n'est pas
possible de nier autrui en tant qu'il est lui-même sujet, le moment de
l'objectivation d'autrui consistera en «une défense de mon être qui me libère
précisément de mon être pour autrui en conférant à autrui un être pour moi90».
L'objectivation vise à conférer à autrui une objectité et, ce faisant, à supprimer
sa subjectivité, car elle est la source de mon objectité; bref, en faisant autrui
objet, je ne puis plus être objet pour lui. C'est ainsi que, si l'on reprend
l'exemple de la honte, l'objectité qui m'est ainsi conférée en ce que la honte est

88. EN p. 363-364.
89. EN p. 347.
90. EN p. 327.
219

re-conna¡ssance d'être comme autrui me voit, suscite, à son tour, une réaction
de défense visant à supprimer autrui par qui l'objectité m'est conférée :

La honte pure n'est pas sentiment d'être tel ou tel objet


répréhensible; mais, en général, d'être un objet, c'est-
à-dire de me reconnaître dans cet être dégradé,
dépendant et figé que je suis pour autrui. ... La
réaction à la honte consistera justement à saisir
comme objet celui qui saisissait ma propre objectité.
Dès lors, en effet, qu'Autrui m'apparaît comme objet,
sa subjectivité devient une simple propriété de l'objet
considéré. Elle se dégrade et se définit comme
«ensemble de propriétés objectives qui se dérobent à
moi par principe». Autrui-objet «a» une subjectivité
comme cette boîte creuse a «un intérieur». Et, par là,
je me récupère : car je ne puis être objet pour un
objet 91.

Aussi l'objectivation d'autrui comme réaction pour contenir autrui dans son
objectivité est à son tour menacée :

Ainsi, autrui-objet est un instrument explosif que je


manie avec appréhension, parce que je pressens
autour de lui la possibilité permanente qu'on le fasse
éclater et que, avec cet éclatement, j'éprouve soudain
la fuite hors de moi du monde et l'aliénation de mon
être. Mon souci constant est donc de contenir autrui
dans son objectivité et mes rapports avec autrui-objet
sont faits essentiellement de ruses destinées à le faire
rester objet. Mais il suffit d'un regard d'autrui pour que
tous ces artifices s'effondrent et que j'éprouve de
nouveau la transfiguration d'autrui. Ainsi, suis-je
renvoyé de transfiguration en dégradation et de
dégradation en transfiguration, sans jamais pouvoir ni
former une vue d'ensemble de ces deux modes d'être
d'autrui ... car chacun a une instabilité propre et
s'effondre pour que l'autre surgisse de ses ruines : il

91. EN p. 349.
220

n'est que les morts pour être perpétuellement objets


sans devenir jamais sujets ...92.

Ainsi donc, autrui, comme objet de connaissance, est lui aussi exposé aux
avatars rencontrés par la conscience cherchant à se connaître : l'objet glisse.
Autrui comme sujet ne peut être «connu, ni même conçu comme tel93»; la
récupération échoue : la synthèse est impossible parce que, nous l'avons vu,
le récupéré n'est pas le récupérant. Mais cela ne signifie pas qu'il faut en
déduire que l'objet autrui n'a pas d'existence comme autrui-objet; au contraire
en tant qu'objet du monde, l'objectité d'autrui (c'est-à-dire la définition de ses
rapports aux autres ustensiles du monde) est ce qui me permet «d'accroître
indéfiniment ma connaissance d'Autrui94...». Autrui ne renvoie à rien d'autre
que lui-même, sans face cachée, comme tout phénomène du reste, sauf que la
totalité-objet qu'est autrui ne me permet pas d'expliciter autrui en tant qu'il est
transcendance pour soi; c'est donc dire qu'autrui-objet en tant que totalité pour
moi n'est pas la totalité qu'il est pour soi; je ne peux que l'éprouver sans
pouvoir la connaître. L'autre est d'abord ce qui n'est pas moi, Négation qui
n'est pas ma Négation. Autrement dit, la relation à autrui passe par l'objectité
qu'il me confère, mais inversement son objectité est à son tour le produit de ma
conscience qui le constitue littéralement en objet95; autrui acquiert ainsi
l'épaisseur et l'étrangeté d'une chose, c'est-à-dire ce qu'il n'est pas. C'est cette
épaisseur constituée comme connaissance qu'il faudra déchiffrer pour
retrouver l'intuition d'autrui. Ainsi, la Négation se fait négation de la Négation,
et réciproquement cette fois. Comme nous l'avions vu à propos de la négation
du rapport originel de Négation à l'en-soi, il s'agit d'un rapport de négation
externe (dans la mesure où autrui est considéré comme n'étant pas l'être),
puisque cette négation n'est pas la Négation que la conscience a à être, en

92. EN p. 358.
93. EN p. 354.
94. EN p. 354.
95. Comme pour l'émotion, Sartre explique qu'il s'agit d'une réaction de la conscience
qui s'angoisse devant la réalisation, dans ce cas, de la possibilité de ne pas contrôler les
possibles par le fait de l'autre; la constitution en objets est alors un passage à la magie
afin de «supprimer par incantation les objets effrayants que nous ne pouvons tenir à
distance» (EN p. 356).
221

n'étant pas autrui; la négation de la Négation a ä ne pas être ce qu'elle a à être


en niant le ne pas être autre qu'elle a à être, c'est-à-dire en cherchant à lui
conférer la réalité et le rang d'un objet. La conscience tend à nouveau à se
contenir elle-même dans des négations secondaires qui visent cette fois, non
pas à nier sa propre Négation, mais la Négation qui la nie. La dialectique, mise
en relief précédemment, s'affirme à nouveau et amplifie son mouvement : il y
a négation de la Négation en tant que négation qui est elle-même négation de
ma Négation en tant que négation. Bref, la conscience se fait à nouveau
dialectique; alors qu'elle s'était faite négation de sa Négation, la conscience
s'affirme cette fois dans un mouvement dans lequel elle se fait Négation en
étant la négation de la Négation qui la nie en tant que Négation. Autrui
réaffirme la dialectique de la conscience comme Négation et négation.

c) Le corps

Le corps est le lieu de la manifestation de la relation avec autrui, à la fois


comme objet qu'autrui est pour moi et objet que je suis pour autrui, bien qu'il ne
soit pas la relation originelle. Aussi le corps, en tant qu'il est objet, peut
sembler le lieu par excellence de ce qu'on nomme habituellement la
connaissance. En fait, le corps est à autrui ce que l'oeuvre réalisée est au
sculpteur, puisque sans le corps «aucun projet de moi-même ne serait
possible, puisqu'il suffirait de concevoir pour réaliser96». Il faut se rappeler que
être signifie être-là : «on pourrait définir le corps comme la forme contingente
que prend la nécessité de ma contingence . Il n'est rien d'autre que le pour-
soi97». Mais si le rapport du corps au pour-soi est intime puisqu'il «appartient

96. EN p. 392.
97. EN p. 371. Aussi p. 371-172 : «Car cette nécessité apparaît entre deux
contingences : d'une part en effet, s'il est nécessaire que je sois sous forme d'être-là, il
est tout à fait contingent que je sois, car je ne suis pas le fondement de mon être; d'autre
part, s'il est nécessaire que je sois engagé dans tel ou tel point de vue, il est contingent
que ce soit précisément dans celui-ci, à l'exclusion de tout autre. ... Cet ordre
absolument nécessaire et totalement injustifiable des choses du monde, cet ordre qui est
moi-même en tant que mon surgissement le fait nécessairement exister et qui m'échappe
en tant que je ne suis ni le fondement de mon être, ni le fondement d'un tel être, c'est le
222

aux structures de la conscience non thétique (de) soi98»,99il n'en est pas moins
sa réalité matérielle, comme une chose. La réalité humaine est rapport au
monde; le corps comme la conscience sont tout entiers engagés dans le monde
par lequel ils se révèlent et le corps apparaît comme le lieu privilégié de cet
engagement qui est rapport concret. Aussi cette réalité matérielle ne doit pas
nous faire conclure qu'il y a une objectivité de la conscience qu'on pourrait
exhumer de l'étude de sa manifestation qu'est le corps. Même la science,
Sartre invoquant contre la science qu'il a pourtant fortement dénoncée l'autorité
de la science elle-même (il fait référence aux conclusions épistémologiques de
la science contemporaine rejetant les apories objectivantes de la science
newtonienne _ pas davantage ici qu'ailleurs, il n'y a quelque analyse de la
science qui permette de juger de la pertinence ou de la validité de ses
conclusions), reconnaît avec de Broglie et surtout Heisenberg et Einstein que le
monde est ce qu'il est par les hommes, que l'observateur n'est pas neutre mais
situé et, en conséquence, qu'il n'y a pas d'objectivité absolue :

Le point de vue de la connaissance pure est


contradictoire : il n'y a que le point de vue de la
connaissance engagée. Ce qui revient à dire que la
connaissance et l'action ne sont que deux faces
abstraites d'une relation originelle et concrète.
L'espace réel du monde est l'espace que Lewin
nomme «hodologique». Une connaissance pure, en
effet, serait connaissance sans point de vue, donc
connaissance du monde située par principe hors du
monde. Mais cela n'a pas point de sens : l'être
connaissant ne serait que connaissance, puisqu'il se
définirait par son objet et que son objet s'évanouirait
dans l'indistinction totale des rapports réciproques.
Ainsi la connaissance ne peut être que surgissement
engagé dans un point de vue déterminé que l'on
est ".

corps tel qu'il est sur le plan du pour-soi. ... il n'est pas un en-soi dans le pour-soi, car
alors il figerait tout. Mais il est le fait que le pour-soi n'est pas son propre fondement
... le corps ne se distingue pas de la situation du pour-soi, puisque, pour le pour-soi,
exister ou se situer ne font qu'un».
98. EN p. 394; Sartre note que «Platon n'avait pas tort non plus de donner le corps
comme ce qui individualise l'âme ...» (EN p. 372), ajoutant cependant cette différence
importante que l'un ne survit pas à l'autre.
99. EN p. 370-371.
223

Par connaissance pure, qu'il oppose à la connaissance engagée, Sartre


dénonce ici la connaissance objective qui appréhende du dehors plutôt, que
d'être un surgissement déterminé par lequel «la connaissance se résorbe dans
l'être ... [puisque] il n'y a que de l'être100». C'est donc dire que le corps est
objet en tant qu'il est manifestation, mais il l'est en tant qu'il est détermination
de la conscience; bref, il est objet en tant qu'il est sujet. De là, le problème de
connaître autrui à travers un corps qui est la manifestation du pour-soi. C'est
que, par le corps, la conscience peut dépasser le monde, c'est-à-dire
«s'engager en lui pour en émerger101»; le corps est un instrument qui permet
au pour-soi d'accéder au monde sans qu'il puisse prendre sur lui de point de
vue (et ce, pas davantage qu'il ne peut le faire sur la conscience), parce que,
ainsi qu'on l'a vu, le corps est corps pour moi. Mais il faut distinguer celui-ci
selon qu’il est corps pour autrui et corps d'autrui.

Mon corps pour autrui, c'est-à-dire «ce qui existe pour moi comme connu pour
autrui102», est ce que Sartre désigne comme étant la troisième dimension
ontologique du corps. Autrui me révèle comme être-objet, non pas pour moi,
mais pour autrui — le dehors conféré s'ajoute au dehors que je suis, à savoir
qu'il y a «une révélation à vide pour moi de l'existence de mon corps, dehors,
comme un en-soi pour l'autre103». Mon corps pour autrui est ainsi un
prolongement d'être accroché à moi par autrui et que je traîne; il ne colle pas à
moi comme mon corps pour moi. Aussi, cet objectité ne peut pas être connue
par moi, étant précisément ce qui n'est pas objet pour moi; l'objectité de mon
corps pour autrui est «éprouvée comme fuite du corps que j'existe104». Il

100 EN p. 268. Sartre est conscient que le paradoxe présente un renversement


radical de la position idéaliste; la connaissance n'est pas la mesure de l'être, mais le
pour-soi «se fait annoncer ce qu'il est par l'en-soi, c'est-à-dire [de ce] qu'il est, dans
son être, rapport à l'être».
101. EN p. 391.
102. EN p. 418; l'ordre est le suivant : «J'existe mon corps : telle est sa première
dimension d'être. Mon corps est utilisé et connu par autrui : telle est sa seconde
dimension. ... J'existe pour moi comme connu par autrui à titre de corps. Telle est la
troisième dimension ontologique de mon corps.» (EN p. 418).
103. EN p. 419.
104. EN p. 422.
224

apparaît donc que c'est par la conscience réflexive que mon corps existe; celui-
ci procède d'une assimilation analogique, opérée au niveau du langage, du
corps d'autrui à mon corps pour autrui :

En un mot, en tant que nous souffrons réflexivement


notre corps, nous le constituons en quasi-objet par la
réflexion complice — ainsi l'observation vient de nous-
mêmes. Mais dès que nous le connaissons, c'est-à-
dire dès que nous le saisissons dans une intuition
purement cognitive, nous le constituons par cette
intuition même avec les connaissances d'autrui, c'est-
à-dire tel qu'il ne saurait jamais être pour nous de lui-
même. Les structures connaissables de notre corps
psychique indiquent donc simplement et à vide son
aliénation perpétuelle. Au lieu de vivre cette
aliénation, nous la constituons à vide en dépassant la
facticité vécue vers le quasi-objet qu'est le corps-
psychique et en dépassant derechef ce quasi-objet
souffert vers des caractères d'être qui ne sauraient,
par principe, m'être donnés et qui sont simplement
signifiés105.

Le corps est corps pour moi en tant qu'il est corps pour autrui. Aussi mon corps
pour autrui est une aliénation pour moi, en tant qu'il est «comme un point de
vue sur lequel sont pris des points de vue que je ne pourrai jamais
prendre106»; il ne peut être ni transcendé, ni connu, puisqu'il n'est pas la fuite
que je suis pour moi, mais une fuite figée en soi, comme un dehors à la traîne
posé par autrui.

Enfin, inversement et réciproquement, le corps d'autrui est corps pour moi; il


est, comme mon corps pour autrui, «transcendance transcendée107». À ce
titre, en tant qu'objet, il est un centre de référence secondaire qui le constitue

1 05. EN p. 422; c'est que «les structures de mon être-pour-autrui sont identiques à
l'être d'autrui pour moi» (EN p. 405).
106. EN p. 419.
107. EN p. 405.
225

en «transcendance-instrument1 °8» c'est-à-dire que le «corps pour autrui est


l'objet magique par excellence108109» puisqu'à ce titre il est ce qui doit être
explicité. La connaissance d'autrui passe donc à travers autrui en tant
qu'objet : «Dès la première rencontre, en effet, autrui est donné tout entier et
immédiatement, sans voile ni mystère. Apprendre ici, c'est comprendre,
développer et apprécier110».

Mon corps comme ma conscience sont éprouvés. Le corps d’autrui est objet
pour moi, comme l'est mon corps pour-autrui pour autrui; en tant qu'objet, il
appartient au domaine du connaître et c'est par cet objet qu'est explicitée la
relation originelle qui est celle qui se réalise dans l'intuition. L'entreprise est
difficile, puisque l'objet de la connaissance est probable par principe et que,
dans ce cas, les significations que j'ai à connaître de cet objet sont elles-
mêmes des significations constituées par un sujet et réfractées à travers lui :

Cela étant, le surgissement d'autrui atteint le pour-soi


en plein coeur. Par et pour autrui, la fuite poursuivante
est figée en en-soi. Déjà, Геп-soi la ressaisissait au
fur et à mesure, déjà elle était à la fois négation
radicale du fait, position absolue de la valeur, et, à la
fois, transie de facticité de part en part : au moins
s'échappait-elle par la temporalisation; au moins, son
caractère de totalité détotalisée lui conférait-elle un
perpétuel «ailleurs». Mais c'est cette totalité même
qu'autrui fait comparaître devant lui et qu'il transcende
vers son propre ailleurs. C'est cette totalité qui se
totalise : pour autrui, je suis irrémédiablement ce que
je suis et ma liberté même est un caractère donné de
mon être. Ainsi Геп-soi me ressaisit jusqu'au futur et

108. EN p. 418. Aussi p. 405 «Autrui existe d'abord et je le saisis dans son corps
ensuite', le corps d'autrui est pour moi une structure secondaire ... je dépasse et
transcende sa transcendance, elle est hors de jeu; c'est une transcendance-objet».
109. EN p. 418.
110. EN p. 417. Sartre explique que «le corps de Pierre ne se distingue aucunement
de Pierre-pour-moi. Seul existe pour moi le corps d'autrui, avec ses différentes
significations; être objet-pour-autrui ou être-corps, ces deux modalités ontologiques
sont traductions rigoureusement équivalentes de l'être-pour-autrui du pour-soi» (EN
p. 413).
226

me fige tout entier dans ma fuite même, qui devient


fuite prévue et contemplée, fuite donnée. Mais cette
fuite figée n'est jamais la fuite que je suis pour
moi : elle est figée dehors. Cette objectivité de ma
fuite, je l'éprouve comme une aliénation que je ne puis
ni transcender ni connaître. Et pourtant, du seul fait
que je l'éprouve et qu'elle confrère à ma fuite cet en-
soi qu'elle fuit, je dois me retourner vers elle et
prendre des attitudes vis-à-vis d'elle111.

Le corps amène donc à ce que Sartre nomme les relations concrètes avec le
monde, et surtout avec autrui, soit les autres consciences. Ces relations
concrètes résultent de ce que je suis objet pour autrui; elles consistent soit à
nier la subjectivité d'autrui en lui conférant l'objectité, soit à assimiler la liberté
d'autrui en la faisant sienne. Les relations concrètes sont des modalités
privilégiées et percutantes de l'exercice de la dialectique de la négation de la
Négation en tant que négation, qui constitue, ainsi que nous l'avons vu, la
dynamique fondamentale du rapport à autrui. Ce ne sont là que des variantes
de la façon de contenir autrui dans son objectité; le corps n'est que la face
charnelle où, en quelque sorte, se pétrit la glaise de l'objectivation d'autrui et
notre propre objectivation.

Les analyses de Sartre sur les relations concrètes sont passionnantes; leur
contenu ne saurait cependant être utile, puisque notre propos était de voir si le
rapport de négation entre les consciences implique la même dialectique de
négation que nous avions rencontrée dans le rapport du pour-soi à l'être. Tel
est le cas : il apparaît qu'autrui qui est Négation qui nie ma Négation en tant
que négation est lui-même Négation niée en tant qu'il est négation. Mais si
autrui comme conscience ne peut être connu, il confère au pour-soi «un-être-
en-soi-au-milieu-du-monde comme chose parmi les choses112». La
conscience comme Négation confère à la Négation qui la nie un dehors qui est
en-soi; mais, cette fois, la négation de la Négation s'avère précaire et instable,

111. EN p. 429-430.
112. EN p. 502.
227

parce que la Négation niée est elle-même Négation. À la différence de la


négation que je faisais de ma propre Négation, la Négation que je nie et qui est
celle qui fait que j'ai à ne pas être autrui est, à tout moment, susceptible de
déconstituer Геп-soi que je lui ai conféré. Corollairement, Геп-soi constitué par
moi-même dans la négation de ma Négation par lequel le pour-soi se fuit, en
toute quiétude et sérénité puisqu'il contrôle l'instrument de la fuite, est menacé
lui-même de déconstitution par une Négation qui n'est pas ma Négation et qui
peut se faire négation de ma Négation, de sorte alors que je suis un en-soi que
je ne suis pas. Le corps se confond ainsi avec le pour-soi dont il dédouble la
négation de la Négation; il est par autrui négation de la Négation en tant que
négation. Le corps est ainsi ma Négation et la négation d'une Négation.

C. Psychanalyse et perspectives herméneutiques

Dès le début de L'Être et le Néant, Sartre affirme avec force et insistance que
conscience et connaissance ne peuvent être confondues. Toute la critique du
Cogito de Descartes marque cette opposition entre conscience et
connaissance, l'erreur reprochée à Descartes étant précisément d'avoir
enfermé l'être dans la connaissance. Le Cogito réflexif suppose un Cogito
préréflexif qui lui est antérieur et le fonde; la connaissance n'est qu'un mode
d'être de la conscience dont la particularité est précisément de se donner
comme objet la conscience irréfléchie. La conscience est rapport à l'être; la
connaissance est dissociation de ce rapport originel, de telle sorte qu'elle se
présente comme le vain effort de se donner comme objet ce qui ne peut être
objet à elle-même sans du même coup se supprimer elle-même. Cet objet,
c'est le rapport ek-statique de Négation à l'être que constitue la conscience
comme mode originel de surrection de la réalité humaine au monde. Cette
conception n'est cependant pas apparue suffisante; plus précisément, le terme
connaissance s'est divisé comme représentant deux réalités, soit la
connaissance pure et la connaissance impure, représentant chacune l'un des
modes de la réflexion, puisque cette dernière se divise elle-même en réflexion
pure et réflexion impure. D'une part, la réflexion pure, associée à la
228

connaissance pure, est celle qui tend à se confondre avec le rapport originel à
l'être qui est celui du rapport interne de Négation de la conscience; il est
apparu qu'une telle réflexion était idéale ou, qu'à tout le moins, elle semblait
requérir le support d'une morale. Aussi, il a semblé plus exact d'y référer en
termes de rapport de quasi-connaissance ou de re-connaissance, en
l'associant à l'intuition comme représentant un rapport de simple présence de
la conscience à la chose, ou encore, à l'engagement comme représentant
aussi une autre modalité du rapport concret de l'intuition. D'autre part, la
réflexion impure, associée à la connaissance impure, est celle qui se dissocie
du rapport concret, qui dit plus; elle est discours, analyse, raisonnement. La
réflexion impure est donc constituante; son monde est celui des constructions
de l'esprit et non pas du réel, de telle sorte que son objet n'est par le réel en lui-
même. Mais le terme connaissance est cependant demeuré pour désigner les
deux réalités, le rapport en intériorité comme celui en extériorité. Sartre justifie
cet usage, qui n'en est pas moins ambivalent, en présentant les deux types de
connaissance comme s'imbriquant, dans les faits, l'un dans l'autre; la relation
originelle n’accède à la connaissance qu'au terme du processus de purification
exercée par le raisonnement et le discours, procédés dont la matière se situe
en dehors de l'objet à atteindre et qui est constituée elle-même par le discours.
La connaissance est ainsi apparue comme définissant autant la relation entre
le pour-soi et l'en-soi que le processus de déchiffrement et le contenu du
déchiffrement. La connaissance désigne donc à la fois le rapport interne d'être
et le rapport externe, ce dernier renvoyant, pour Sartre, autant à la raison
analytique qu'à la raison spéculative. Pour tout dire, l'acception externe a, en
fait, perdu son sens de réflexion, puisqu'elle ne réfléchit plus; la connaissance
ne s'en tient pas au donné, de telle sorte qu'elle n'offre la possibilité d'aucune
certitude. Par contre, surrection, conscience et connaissance se confondent
comme étant la réflexion originelle, mais alors la connaissance a délaissé tout
discours : elle est quasi-connaissance d'un quasi-objet, c'est-à-dire qu'elle se
résorbe à être une simple présence de la conscience à l'être dans l'intuition.
La connaissance d'autrui ne fait qu'amplifier et exacerber cette ambivalence.
Bref, la connaissance est écartelée entre ne pas être et être.
229

C'est dans la connaissance que, dans L'Être et te Néant, culmine l'étude du


pour-sol; elle en est, en outre, la conclusion. Il n'est pas étonnant que, de la
même façon, au terme de l'étude du pour-autrui et au moment où est abordé
l'homme en situation, Sartre revienne sur la question de la connaissance pour
tenter de déterminer une méthode qui permette d’y accéder. Le fameux rapport
concret ramène à la connaissance. En effet, la méthode proposée par Sartre,
sous le vocable de psychanalyse existentielle, a pour objet de démasquer et de
comprendre le projet originel, c'est-à-dire le choix fondamental d'un homme, la
réalisation de son ne pas être originel. Pour comprendre, il faut connaître-, ce
sont là les deux aspects de la connaissance que l'ontologie a montrés. De là
se pose la question de la méthode pour arriver à l'un par l'autre.

Sartre présente la méthode qu'il propose comme «une herméneutique de


l'existence113»; elle ne doit pas être une simple nomenclature; au moyen
d'observations, d'inductions et d'expériences, il faut procéder au déchiffrage, à
la fixation et à la conceptualisation. La démarche se fonde sur «une
compréhension pré-ontologique de la réalité humaine et sur le refus connexe
de considérer l'homme comme analysable et réductible à des données
premières, à des désirs (ou «tendances») déterminés, supportés par le sujet
comme des propriétés par un objet114». Aussi, la méthode procède d'une
attitude antérieure à toute logique et à tous ses principes, puisque le choix
originel qu'elle vise à déchiffrer est celui d'une liberté qui est antérieure
absolument et qui se confond avec son choix dans un «surgissement
immédiatement concret115». En conséquence, le choix originel ne pourra que
représenter «en une synthèse prélogique la totalité de l'existant116». Cette
conception rejoint certains énoncés présentés dans L'imaginaire que nous
avons examinés dans le deuxième chapitre de la présente étude117;
l'équivalence d'une connaissance qui cherche à appréhender son objet par
approximations symboliques plutôt que de chercher à la circonscrire par

113. Esquisse d'une théorie des émotions, p. 14; aussi EN p. 651 et p. 656.
114. EN p. 647; aussi p. 656 et p. 658.
115. EN p. 655.
1 16. EN p. 658.
117. Voir aussi L'Imaginaire p. 201-235.
230

concepts était alors affirmée. Sartre paraît cependant aller plus loin en ajoutant
que la compréhension pré-ontologique est un fait inhérent à tous les hommes :

Son point de départ est l'expérience-, son point


d'appui est la compréhension pré-ontologique et
fondamentale que l'homme a de la personne
humaine. Bien que la plupart des gens, en effet,
puissent négliger les indications contenues dans un
geste, une parole, une mimique et se méprendre sur la
révélation qu'ils apportent, chaque personne humaine
n'en possède pas moins a priori le sens de la valeur
révélatrice de ces manifestations, n'en n'est pas moins
capable de les déchiffrer, si du moins elle est aidée et
conduite par la main. Ici comme ailleurs, la vérité n'est
pas rencontrée par hasard, elle n'appartient pas à un
domaine où il faudrait la chercher sans en avoir jamais
eu de prescience, comme on peut aller chercher les
sources du Nil ou du Niger. Elle appartient a priori à
la compréhension humaine et le travail essentiel est
une herméneutique, c'est-à-dire un déchiffrage, une
fixation et une conceptualisation118.

Les notions de prescience et d'a priori qu'implique la compréhension humaine


peuvent paraître peu conciliables avec la conception sartrienne de la
conscience et de la liberté; à tout le moins, elles semblent s'apparenter
difficilement au vocabulaire sartrien. Que signifie donc compréhension pré­
ontologique, ce terme qui revient constamment dans la pensée de Sartre?
Premièrement, il convient de rappeler119 que la notion de compréhension se
distingue de celle de connaissance et s'y oppose; la compréhension est une
pensée par notion, alors que la connaissance est pensée par concept. L'une
procède de l'intuition et de l'empathie et se constitue en intériorisation; l'autre
procède par analyse en extériorité et en universalité et se constitue en
intellection d'un objet. Deuxièmement, il faut aussi se rappeler que la
conception sartrienne de la conscience implique que «la réflexion est aussi
conscience non thétique de soi comme réflexion, elle est ce même projet, aussi

118. EN p. 656.
119. Voir chapitre II.
231

bien que la conscience non réflexive120»; c'est dire que si la réflexion, en tant
qu'elle est aussi quasi-connaissance, ainsi que nous l'avons vu, ne saisit certes
pas à chaque instant le pur projet d'un pour-soi, elle n'en saisit pas moins,
même si c'est d'une façon non explicitée, «le comportement concret lui-même,
c'est-à-dire le désir singulier et daté dans l'enchevêtrement touffu de sa
caractéristique. Elle saisit à la fois symbole et symbolisation ...121». Autrement
dit, il est une forme de connaissance qui est compréhension. Sartre ne fait
ainsi que reprendre l'affirmation du principe que toute conscience thétique est
en même temps conscience non thétique de soi et que, par ailleurs,
l'apodicticité de la réflexion se fonde sur le fait que la réflexion est le réfléchi ou,
en l'occurrence, le quasi-réfléchi, puisqu'elle ne peut pas être à elle-même le
réfléchi sans cesser d'être conscience réflexive. Le point essentiel est que si
toute conscience n'est pas connaissance, toute connaissance est conscience;
elle est conscience en tant que «toute conscience réfléchissante est en effet, en
elle-même irréfléchie122». Il y a antériorité du pré-réfléchi sur le réflexif, ce
dernier ayant, par définition, comme objet, un réfléchi. C'est cette antériorité qui
fonde, le cas échéant, la certitude de la réflexion. Aussi, Sartre ne fait que ré­
affirmer par sa méthode ce qu'il a énoncé ailleurs123, lorsqu'il disait que tout
était là en pleine lumière à la réflexion. Par l'empathie, tout est là, mais n'est
pas connu; c'est une connaissance qui sait mais qui n'est pas discours, ou
mieux encore, qui est jouie :

Mais ce «mystère en pleine lumière» vient plutôt de ce


que cette jouissance est privée des moyens qui
permettent ordinairement l'analyse et la
conceptualisation. Elle [la réflexion] saisit tout, tout à
la fois, sans ombre, sans relief, sans rapport de
grandeur, non point que ces ombres, ces valeurs, ces
reliefs, existent quelque part et lui soient cachés, mais
plutôt parce qu'il appartient à une autre attitude
humaine de les établir et qu'ils ne sauraient exister
que par et pour la connaissance. La réflexion, ne

120. EN p. 658.
121. EN p. 658.
122. TE p. 93.
123. Voir chapitre IV.
232

pouvant servir de base à la psychanalyse existentielle


lui fournira donc simplement des matériaux bruts sur
lesquels le psychanalyste devra prendre l'attitude
objective. Ainsi seulement pourra-t-il connaître ce qu'il
comprend déjà. ... Ce qui échappe pour toujours à
ces méthodes d'investigation, c'est le projet tel qu'il est
pour soi, le complexe dans son être propre. Ce projet-
pour-soi ne peut être que jour, il y a une incompatibilité
entre l'existence pour soi et l'existence objective124.

La compréhension pré-ontologique renvoie donc à la réflexion, en tant que


celle-ci est quasi-connaissance; c'est par elle que la psychanalyse existentielle
accède au donné brut, c'est-à-dire au choix originel et décisoire. C'est dans ce
contexte que la psychanalyse existentielle propose une méthode dont l'objet
est de «dégager le sens, qui est implicite 125». Elle part de ce que le rapport au
monde de l'homme est une «relation concrète126» qui constitue une
«totalité127» laquelle ne peut donc être divisée. Déjà, dans Esquisse d'une
théorie des émotions, Sartre dénonçait avec force, on l'a vu, l'erreur de
considérer la réalité humaine comme «une collection de données
hétéroclites128» au lieu de considérer l'homme comme une «totalité
synthétique129»; l'expérience de Cézanne a montré que la variation d'un
élément de couleur entraîne la variation des autres facteurs parce qu'ils forment
«un seul et même être130». Autrement dit, l'homme, comme projet libre, se
définit par la fin qu'il projette, étant entendu que celle-ci est «subjectivité

124. EN p. 658-659; voir EN p. 202 et notre chapitre IV B. a) La connaissance pure.


125. EN p. 636.
126. EN p. 643.
127. EN p. 650.
128. Esquisse d'une théorie des émotions, p. 19; aussi EN p. 650.
129. Esquisse d'une théorie des émotions, p. 14. Pour Sartre, le principe de cette
psychanalyse est que : «... l'homme est une totalité et non une collection; qu'en
conséquence, il s'exprime tout entier dans la plus insignifiante et la plus superficielle de
ses conduites — autrement dit, qu'il n'est pas un goût, un tic, un acte humain qui ne soit
révélateur.» (EN p. 656).
130. EN p. 236.
233

absolue131»; l'homme étant totalité, le projet originel, «la décision radicale132»


seront tout entiers dans chacun de ses actes et le révélant, au terme de
l'analyse, comme «une évidence irréductible133».

Toutefois, si le dessein de la psychanalyse existentielle est de situer le rôle


d'une connaissance par rapport à l'autre à travers le projet de liberté d'une
conscience et d'établir ainsi, par la connaissance, un pont entre des
consciences pourtant irréductibles, il faut constater que le développement de
Sartre à ce sujet dans L'Être et le Néant est rapide et que, du reste, sa
conception ne sera pas l'objet d'autres explications ou de plus amples
thématisations. En fait, l'objectif semble d'abord critique et sert à préparer les
bases d'une conception de la connaissance qui ne sera vraiment
complètement formulée que, plusieurs années plus tard, dans Questions de
méthode.

Au delà des considérations sommaires de méthode sur les liens entre connaître
et comprendre auquel donne lieu la présentation de la psychanalyse
existentielle, la préoccupation de Sartre quant à la méthode psychanalytique
freudienne paraît encore plus succincte. Il semble bien en effet que la position
de Sartre ait davantage susciter de problèmes aux tenants de la psychanalyse
que celle-ci l'a fait pour Sartre lui-même. Face à la domination de la
psychologie freudienne, la perspective de Sartre est critique; il énonce une
pétition de principe contre l'inconscient qui menace sa conception de la
conscience comme n'ayant aucun contenu. L'inconscient freudien se résume à
un concept de mauvaise foi : «la psychanalyse substitue à la notion de

131. EN p. 643. Il faut bien comprendre que le projet n'implique pas une fin : il la
définit — sans balise et sans filet.
132. EN p. 467; l'exemple qu'il donne à propos de Flaubert est illustratif : «En un
sens l'ambition de Flaubert est un fait avec toute sa contingence — et il est vrai qu'il est
impossible de remonter au delà du fait — mais en un autre, elle se fait et notre
satisfaction nous est un garant de ce que nous pourrions saisir par delà cette ambition
quelque chose de plus, quelque chose comme une décision radicale qui, sans cesser d'être
contingente, serait le véritable irréductible psychique» (EN p. 647).
133. EN p. 650-651 .
234

mauvaise foi l'idée d'un mensonge sans menteur, elle permet de comprendre
comment je puis non pas me mentir mais être menti, puisqu'elle me place par
rapport à moi-même dans la situation d'autrui vis-à-vis de moi134». Une fausse
dualité est introduite en rapport avec la notion de conscience, laquelle procède
d'une confusion à propos des concepts amphibologiques, du moins chez
Sartre, de la bonne foi et de la mauvaise foi : «se dissimuler quelque chose
implique l'unité d'un même psychisme135». Bref si «la mauvaise foi ressaisit la
bonne foi136», on peut dire que, pour Sartre, la conscience ressaisit
l'inconscient. Il n'y a aucune action mécanique sur le sujet que celle-ci soit
externe (ex. : le milieu), ou interne (ex. : la libido), puisque l'individu n'est
autre chose que le libre exercice d'un choix en situation. Aussi le fait psychique
est un donné non explicité qui est un fait de la conscience et non pas d'un
inconscient; il est pleinement accessible à la conscience par l'intuition, même si
le donné de la réflexion ne constitue pas alors une connaissance explicite :

... Qu'est ce que comprendre, en effet, sinon avoir


conscience qu'on a compris?

Pourtant l'illumination du sujet est un fait. Il y a bien là


une intuition qui s'accompagne d'évidence. Ce sujet,
guidé par le psychanalyste, fait plus et mieux que de
donner son assentiment à une hypothèse : il touche,
il voit ce qu'il est. Cela n'est vraiment compréhensible
que si le sujet n'a jamais cessé d'être conscient de ses
tendances profondes, mieux, que si ces tendances ne
se distinguent pas de sa conscience elle-même. En

134. EN p. 90; pour Sartre, l’erreur de Freud est d'établir une mythologie chosiste dont la
dualité est incompatible avec l'unité de la conscience; cette distinction est formulée dans
l'opposition du ça et du moi ou encore sous les vocables d'instincts, censures, résistances,
complexe d'Oedipe. Ces concepts, qui ne sont du reste que des hypothèses, impliquent qu'il y a
une activité dans la conscience, puisque «la censure, pour appliquer son activité avec
discernement, doit connaître ce qu'elle refoule». (EN p. 91). Sartre reproche, ailleurs, à la
théorie psychanalytique «d'être une pensée syncrétique et non dialectique. ... La théorie
psychanalytique est donc une «pensée molle». Elle ne s'appuie pas sur une logique
dialectique.» (Sartre par Sartre, SIT IX, p. 106-107).
135. EN p. 92; quelque soit le nom qu'on puisse lui donner, il n'y a pas deux consciences
séparées : «si le signe est séparé du signifié par un barrage, comment le sujet
pourrait-il le reconnaître?» (EN p. 661).
136. EN p. 111.
235

ce cas, comme nous l'avons vu plus haut,


l'interprétation psychanalytique ne lui fait pas prendre
conscience de ce qu'il est : elle lui en fait prendre
connaissance. C'est donc à la psychanalyse
existentielle qu'il revient de revendiquer comme
décisoire l'intuition finale du sujet137.

En fait, le point de vue exprimé par Sartre au sujet de la méthode


psychanalytique, s'il est susceptible de soulever un débat qui n'est cependant
pas le propos de notre présente étude, n'apporte pour nous rien de nouveau; il
ne fait que réaffirmer la conception de la conscience que nous connaissons
déjà. Il rappelle que la conscience n'est pas la connaissance; être pleinement
conscient ne signifie pas être connu. La brève réflexion de Sartre sur une
herméneutique existentielle pose à une problématique fondamentale qui sera
reprise dans Questions de méthode, mais en dehors de la méthode
psychanalytique.

Le chemin est difficile. Ainsi que nous l'avons vu, le rapport entre les
consciences ne fait qu'amplifier et exacerber le mouvement dialectique de la
conscience : la Négation a à être la négation de la Négation en tant qu'elle est
négation. Aussi, il faut remonter au-delà des mouvements de cette dialectique
pour en trouver le ressort, soit l'exercice du choix fondamental d'une
conscience : «découvrir un choix non un áfaf138». Cette recherche de
l'antéhistorique amène à poser le problème de l'historicité des consciences et
du monde, et donc l'examen de la raison dialectique. La démarche en regard
d'autrui et l'incursion méthodologique sur la psychanalyse, ont confirmé et
renforcé nos conclusions quant à la dialectique de la conscience et à la
définition de la connaissance; toutefois, celle-ci n'a pas permis de fixer
véritablement une théorie de la connaissance qui soit située. Jusqu'à

137. EN p. 662; Sartre exprime cela autrement en disant que «si le projet
fondamental est pleinement vécu par le sujet et, comme tel, totalement conscient, cela ne
signifie nullement qu'il doivent être du même coup connu par lui, tout au contraire» (EN
p. 658).
138. EN p. 661.
236

maintenant, le rapport concret ne rend pas compte de l'historicité des


consciences et de celle du monde. La question est pourtant cruciale, puisque
toute la théorie de la connaissance que notre recherche a permis d'esquisser
est susceptible de s'effondrer si l'homme n'est que le produit de l'histoire,
puisque la conscience ne serait alors qu'une illusion. C'est à cette question
qu'il importe maintenant de répondre, à défaut de quoi les éléments de la
théorie de la connaissance que nous avons esquissés, faute d'une intelligibilité
qui assume l'histoire, risquent de n'avoir aucun sens.
CHAPITRE VI

CONSCIENCE ET RAISON DIALECTIQUE

... enfin le problème fondamental.


Y a-t-il une Vérité de l'homme?

... l'homme est «médié» par les


choses dans la mesure même ou les
choses sont «médiées» par l'homme.

Sartre

Dans son acception moderne, l'expression raison dialectique est généralement


associée au matérialisme dialectique qui, à titre de système philosophique,
donne au marxisme son fondement théorique et épistémologique. C'est que la
philosophie marxiste a substitué au concept de l'identité de l'être et de la
pensée de la philosophie spéculative hégélienne celui de l’identité de l'être et
de la nature. Il en découle que la nature devient l'objet d'une science dite
objective dont le but est l'étude des contradictions dans les choses. La
rationalité trouve ainsi son fondement dans un objet externe auquel la raison
humaine participe tout au plus comme un élément secondaire; la nature
comporte dans ses contradictions son propre mouvement et son
développement. Autrement dit, la dialectique de la matière devient la seule
intelligibilité du réel, la conscience n'ayant d'autre dimension que d'être un
décalque de la nature. Les prétentions de la raison dialectique à constituer une
science objective sont l'opposé extrême d'une philosophie de la conscience;
dès le début de la Critique, Sartre soulève l'ampleur de la difficulté : «... une
238

opposition majeure : celle de l'existence et du savoir1». Les implications


philosophiques de la question, alliées à la prédominance que le matérialisme
dialectique exerçait alors, rendaient son examen critique nécessaire,
puisqu'elles posaient le problème de la réalité de conscience et de la
connaissance : c'est l'objet de la Critique de la raison dialectique.

Déjà dans L'Être et le Néant, Sartre avait été amené, après avoir affirmé
l'opposition entre l'existence et la connaissance, entre la conscience comme
relation de présence au donné et la conscience comme rapport analytique à un
objet, à rechercher une méthode qui permette de résoudre le problème. On a
vu que Sartre considère que la solution passe par la notion de compréhension,
mais qu'il s'est alors davantage livré, à travers la théorie psychanalytique, à
une critique d'une certaine conception de la connaissance plutôt qu'à
l'élaboration de sa véritable conception. C'est Questions de méthode qui
proposera une théorie de la connaissance qui permettra de répondre à la
question dont les fondations critiques seront élaborées dans la Critique : Y a-t-
il une Vérité de l'homme 2?

Notre démarche ne sera pas ainsi celle d'un examen exhaustif de la Critique,
qui constitue une oeuvre immense sous plusieurs rapports. Elle se limitera à
considérer les éléments de la conception sartrienne de la connaissance et de
la conscience les plus pertinents à notre sujet. À cet égard, il faut noter que le
problème épistémologique, cette fois, est explicitement un thème principal,
donnant à la théorie de la connaissance une importance première; le fait qu'il
s'agit de la dernière expression théorique majeure de la pensée de Sartre est
en lui-même fort significatif et particulièrement révélateur de sa démarche
philosophique. Après un examen de la critique que fait Sartre de la théorie de
la connaissance qu'il désigne sous le nom de matérialisme transcendantal,
nous chercherons à circonscrire la portée et la signification de la raison

1. CRD p. 9.
2. CRD p. 10.
239

nouvelle constituée sous l'appellation de réalisme dialectique; nous


terminerons enfin en situant le mouvement de la dialectique qui en émerge.

A. Critique du marxisme transcendantal

En 1937, dans La Transcendance de l'Ego, Sartre énonce sa critique


fondamentale à l'égard du marxisme, lorsqu'il déclare : «Il m'a toujours
semblé qu'une hypothèse de travail aussi féconde que le matérialisme
historique n'exigeait nullement comme fondement l'absurdité qu'est le
matérialisme métaphysique3». C'est en quelque sorte à l'explicitation de cet
énoncé qu'il s'est livré presque un quart de siècle plus tard. Nous aborderons
sa critique en la considérant sous deux aspects complémentaires, à savoir le
problème épistémologique et les caractéristiques de la raison analytique et
positiviste.

a) Le problème épistémologique

La question est de savoir en quoi le matérialisme métaphysique s’avère un


fondement absurde. Certes le concept utilisé par Sartre révèle, dans ses
termes mêmes, la contradiction, puisqu'il ne saurait y avoir, sinon sur un plan
métaphorique, une doctrine qui soit tout axée sur la matière en même temps
qu'elle aurait son fondement ailleurs. Mais, comme c'est souvent le cas, et
notamment en philosophie, les conventions du langage peuvent leurrer; aussi,
il faut voir ce que recouvre une telle désignation.

Le matérialisme que critique Sartre n'est pas celui de Marx; dans Questions de
méthode, il déclare d’ailleurs lui-même viser plutôt Engels que Marx, et «surtout

3. TE p. 123.
240

les marxistes français d'aujourd'hui4». En fait, il adopte une attitude plutôt


sympathique à l'égard des assertions de Marx à l'effet que le matérialisme
affirme la domination de la vie matérielle dans les conditions de la rareté, étant
entendu que leur dépassement permettra de faire «cesser le travail imposé par
la nécessité et la finalité extérieure5» pour parvenir au règne de la liberté.
Cette sympathie exprimée par Sartre tout au long de la Critique lui permet
souvent d'opposer Marx au marxisme; cependant elle ne l'empêche pas de
reconnaître que le matérialisme dialectique transcendantal trouve sa définition
chez Marx : «La conception matérialiste du monde signifie simplement la
conception de la Nature telle qu'elle est, sans aucune addition étrangère6».
Cela signifie que l'homme est pure matérialité, gouverné en extériorité par la loi
a priori de l'histoire naturelle : «on se met hors de l'homme et du côté de la
chose pour saisir l'idée comme chose signifiée par les choses et non comme
acte signifiant7». Aussi, il n'en faut pas davantage pour qualifier le matérialisme
dialectique transcendantal d'idéalisme dogmatique, puisque l'assimilation des
idées au processus d'interactions physico-chimiques des choses inféré par les
lois scientifiques procède d'une hypothèse qui n'a aucun fondement : «Le
principe absolu que «la Nature est dialectique» n'est, au contraire, susceptible
en ce jour d'aucune vérification8».

4. QM p. 32. Sartre parle entre autres de Garaudy (p. 33) et de Lukacz (p. 24),
référant quant à ce dernier à l'ouvrage Existentialisme ou Marxisme, Paris, Nagel
1947, dont il fait la critique. À propos des citations empruntées à Questions de méthode,
il y a lieu de préciser notre système de référence. Dans la Préface de la Critique, Sartre
parle expressément des «deux ouvrages qui composent ce volume»; le titre de la Critique
(Tome I) dénonce ce fait en étant complété par la mention (précédé de Questions de
méthode). C'est ce que fait voir la disposition subséquente du texte. Sartre rappelle que
le texte original de Questions de méthode s'adressait à une revue polonaise et portait le
titre de Situation de l'existentialisme en 1957\ il fut par la suite reproduit dans la
revue Temps modernes sous le titre Existentialisme et Marxisme, «en le modifiant
considérablement pour l'adapter aux exigences des lecteurs français». C'est cette
dernière version qu'il dit avoir publiée. Aussi pour respecter la démarcation établie par
Sartre entre les deux ouvrages, nous conserverons la référence de Questions de méthode
(QM en abrégé) mais en citant l'édition de la Critique.
5. QM p. 32; cette citation est celle d'un texte du Capital cité par Sartre.
6. CRD p. 124 : il s'agit également d'une citation de Marx; il ajoute en outre que
cette assertion contient déjà toute la dialectique.
7. CRD p. 125.
8. CRD p. 125.
241

Les considérations de Sartre à l'égard du marxisme ne l'empêchent pas


d'attribuer à celui-ci «la seule interprétation valable de l'Histoire9», et de la
considérer «la philosophie de notre temps?10» C'est que l'éclairage
particulièrement perspicace et lucide de Marx sur le processus historique s'est
transformé en obscurcissement de l'Histoire, en raison de la sclérose émanant
d'un conservatisme bureaucratique axé sur une «scolastique de
justification11». C'est ainsi qu'il vitupère les intellectuels marxistes, tels
Garaudy, et surtout Lukacz, les qualifiant de «mauvais dialecticiens ... revenus
sans le savoir au matérialisme mécaniste12», «conceptualisant l'événement
avant de l'avoir étudié13», réduisant l'analyse à une «simple cérémonie
[consistant] à forcer la signification de certains événements, à dénaturer des
faits ... une scolastique de la totalité ... qui ne sait plus rien : ses concepts sont
des diktats14». Bref, les conclusions visent à confirmer des préjugés par des
interprétations passe-partout dans le style : «Voilà ce qu'il fallait
démontrer15». Plus fondamentalement, estime Sartre, cet idéalisme marxiste
résulte de ce que, à la différence du réalisme existentialiste qui a su se fonder
sur une théorie de la conscience, la théorie marxiste n'a pas assuré son
fondement épistémologique :

La théorie de la connaissance, au contraire, reste le


point faible du marxisme. Lorsque Marx écrit : «La
conception matérialiste du monde signifie simplement
la conception de la nature telle qu'elle est, sans
aucune addition étrangère», il se fait regard objectif e\
prétend contempler la nature telle qu'elle est
absolument. Ayant dépouillé toute subjectivité et
s'étant assimilé à la pure vérité objective, il se
promène dans un monde d'objets habité par des
hommes-objets. Par contre, quand Lénine parle de
notre conscience, il écrit : «Elle n'est que le reflet de

9. QM p. 24.
10. QM p. 29; voir aussi CRD, p.9, où Sartre parle de «l'indépassable philosophie de
notre temps».
11. QM p. 28-29.
12. QM p. 22, note 2.
13. QM p. 25-26.
14. QM p. 28.
15. QM p. 29.
242

l'être, dans le meilleur des cas un reflet


approximativement exact» et s'ôte du même coup le
droit d'écrire ce qu'il écrit. Dans les deux cas, il s'agit
de supprimer la subjectivité : dans le premier, on se
place au-delà, dans le second, en deçà. Mais ces
deux positions se contredisent : comment le «reflet
approximativement exact» peut-il devenir la source du
rationalisme matérialiste? On joue sur deux
tableaux : il y a, dans le marxisme, une conscience
constituante qui affirme a priori la rationalité du
monde (et qui, de ce fait, tombe dans l'idéalisme);
cette conscience constituante détermine la conscience
constituée des hommes particuliers comme simple
reflet (ce qui aboutit à un idéalisme sceptique). L'une
et l'autre de ces conceptions reviennent à briser le
rapport réel de l'homme avec l'Histoire puisque dans
la première la connaissance est théorie pure, regard
non situé, et puisque, dans la seconde, elle est simple
passivité. ... Et qu'on n'essaie pas de relier l'une à
l'autre par une «théorie dialectique du reflet» : car les
deux concepts sont par essence anti-dialectiques.
Quand la connaissance se fait apodictique et quand
elle se constitue contre toute contestation possible
sans jamais définir sa portée ni ses droits, elle se
coupe du monde et devient un système formel; quand
elle est réduite à une pure détermination psycho­
physiologique, elle perd son caractère premier qui est
le rapport à l'objet pour devenir elle-même un pur
objet de connaissance16.

L'inexistence d'un rapport réel et situé témoigne d'une «insuffisance euristique


... d'une hiérarchie de médiations17» du marxisme à l'égard du concret et de

16. QM, note 1 : p. 30-31 ; voir aussi p. 40 : «Ce sont les hommes qui font et non les
avalanches. La mauvaise foi de nos marxistes consiste à jouer à la fois les deux
conceptions pour conserver le bénéfice de l'interprétation téléologique tout en cachant
l'usage abondant et fruste qu'ils font de l'explication par la finalité. On utilise la
deuxième conception pour faire paraître à tous les yeux une interprétation mécaniste de
l'Histoire : les fins ont disparu. En même temps, on se sert de la première pour
transformer sournoisement en objectifs réels d'une activité humaine les conséquences
nécessaires mais imprévisibles que cette activité comporte. De là ce vacillement si
fatigant des explications marxistes : l'entreprise historique est d'une phrase à l'autre
définie implicitement par des buts (qui ne sont souvent que des résultats imprévus) ou
réduite à la propagation d'un mouvement physique à travers un milieu inerte».
17. QM p. 44.
243

l'homme : «Qu'un pareil homme, écrit Engels selon Sartre, et précisément


celui-là, s'élève à telle époque déterminée et dans un tel pays donné, c'est
naturellement un pur hasard. Mais à défaut de Napoléon, un autre eût rempli
sa place ...18». On peut penser, non sans ironie, que c'est une grave lacune
pour une doctrine qui se dit dévouée à l'homme de le considérer sans intérêt et
sans signification. Cette thèse de Engels est celle qu'énoncera Lénine dans la
théorie de la conscience-reflet19 qui, en raison de l'univocité du rapport et de la
réduction des médiations, fait du marxisme un économisme, c'est-à-dire un
réalisme qui est «une condamnation de la réalité20»! Du point de vue des
rapports de l'homme avec l'histoire, la thèse de Engels voulant que «les
hommes font leur histoire eux-mêmes, mais dans un milieu qui les
conditionne21 », a pour conséquence, dans le contexte, de signifier que
l'homme est une inertie passive au milieu d'autres inerties qui «... comme une
bombe, sans cesser d'obéir au principe d'inertie, peut détruire un immeuble22».
C'est donc dire que Napoléon n'a pas fait l'histoire, mais que c'est plutôt
l'histoire qui, par incidence, l'a fait. Si Sartre s'attaque ainsi à ses
contemporains marxistes, il vise véritablement les fondements théoriques du
matérialisme dialectique et, à cet égard, surtout Engels qui s'est intéressé à ce
problème davantage que Marx, que ce soit dans La Dialectique de la Nature ou
dans l'Anti-Dürhing. Sartre estime que Engels ne fait que prôner un
économisme où la notion de lutte n'a qu'un «sens restreint et purement
métaphorique d'agitations moléculaires définissant deux directions opposées
et produisant un résultat moyen ...23».

18. QM p. 44.
19. Cette théorie attribuée souvent à Lénine est déjà formulée par Engels : «Nous
conçûmes à nouveau les idées de notre cerveau du point de vue matérialiste, comme étant
les reflets des objets, au lieu de considérer les objets réels comme les reflets de tel ou
tel degré de l'idée absolue. De ce fait, la dialectique se réduisait à la science des lois
générales du mouvement ... Mais par là, la dialectique de l'idée même ne devint que le
simple reflet conscient du mouvement dialectique du monde réel et, ce faisant, la
dialectique de Hegel fut mise la tête en haut, ou, plus exactement, de la tête sur laquelle
elle se tenait, on la remit de nouveau sur ses pieds.» Ludwig Feuerbach ou la fin de la
philosophie classique allemande, Paris, Éditions sociales, p. 28.
20. QM p. 49, note 1.
21. QM p. 60; il s'agit d'une citation de Engels par Sartre, dont ce dernier dit qu'elle
provient d'une correspondance avec Marx.
22. QM p. 60.
23. CRD p. 669.
244

Il faut comprendre, et c'est la critique essentielle, que la nature, (et aussi la


Société, nous reviendrons sur ce point), par définition, ne peut être dialectique,
puisqu'une telle rationalité, comme dans l'argument du Crétois, ne peut avoir
d'intelligibilité sans contredire la position de celui qui l'affirme. En fait, une telle
rationalité suppose alors, ou bien un être qui serait supra-dialectique et donc
l'insuffisance du processus en tant que totalité, ou bien, inversement, un être
qui serait intra-dialectique, mettant alors sa rationalité intrinsèque en cause,
celle-ci ne présentant aucune intelligibilité, puisque l'affirmant, s'il n'est pas
extérieur, se confond avec le processus comme un pur reflet24. Dans les deux
cas, on débouche sur l'irrationalité. En tout état de cause, quelle que soit cette
rationalité, il s'agit tout au plus d'une rationalité hypothétique que personne
n'est en mesure d'affirmer ou d'infirmer25. Il découle de ce procédé que
Engels, non seulement ne fonde pas une rationalité qui soit intelligible, mais
échoue à lui conférer un caractère qui soit dialectique; la conclusion de Sartre,
à propos de cette transposition d'une rationalité imputée par l'extérieur et qui
explique le monde social par les seules lois économiques, à la façon dont les
lois physico-chimiques agissent dans le monde physique, est cinglante :

Mais l'intelligibilité de l'économisme n'est qu'un faux-


semblant; d'abord, elle ramène Engels à la Raison
analytique et ce dialecticien couronne sa carrière par
ce beau résultat : il a tué la dialectique deux fois pour
s'assurer de sa mort; la première fois en prétendant la

24. La théorie du reflet est définie ailleurs comme suit : «... faire de la pensée un
comportement rigoureusement conditionné par le monde (ce qu'elle est) ...» (CRD p.
127).
25. Voir CRD p. 129 : «... libre à chacun de croire que les lois physico-chimiques
manifestent une raison dialectique ou de n'y pas croire-, ... Quant à la dialectique de la
Nature, elle ne peut être l'objet, en tout état de cause, que d'une hypothèse métaphysique.
La démarche d'esprit qui consiste à découvrir dans la praxis la rationalité dialectique, à
la projeter comme une loi inconditionnée dans le monde inorganisé et à revenir de là sur
les sociétés en prétendant que la loi de nature, dans son irrationnelle opacité, les
conditionne, nous la tenons pour le procédé de pensée le plus aberrant : on rencontre
une relation humaine qu'on saisit parce qu'on est soi-même un homme, on l'hypostasie,
on lui ôte tout caractère humain et, pour finir, on substitue cette chose irrationnelle et
forgée à la relation vraie qu'on avait d'abord rencontrée. Ainsi remplace-t-on, au nom
du monisme, la rationalité pratique de l'homme faisant l'Histoire par l'aveugle nécessité
antique, le clair par l'obscur, l'évident par le conjectural, la Vérité par la Science-
fiction».
245

découvrir dans la Nature, la seconde fois en la


supprimant dans la société. Le résultat est le même
pour ces deux attentats : il revient au même de
déclarer qu'on découvre la dialectique dans les
séquences physico-chimiques ou de se proclamer
dialecticien en réduisant les rapports humains à la
relation fonctionnelle de variables quantitatives. Mais
d'autre part, ... quand les étranges inversions de la
quantité sont présentées comme des faits naturels (et
non comme un aspect superficiellement naturel des
faits sociaux) alors le langage même perd toute signifi­
cation ... sans qu'on puisse trouver le mouvement
(dialectique de la Nature) qui engendrerait cette
Raison analytique mutilée à partir de l'autre. ... Ainsi
l'économisme comme rationalité fondamentale
s'effondre dans l'irrationalité empirique [c'est comme
ça )26.

C'est donc dire que la matière, non plus que la société considérée en tant
qu'elle serait en soi un organisme, ne saurait fonder une rationalité;
corrélativement, le même constat vaut pour la dialectique puisque cette
dernière est précisément «une raison et non pas une loi aveugle27», tout le
contraire d'«un déterminisme28». Une telle conclusion n'a rien de surprenant
puisque, et Sartre fait lui-même explicitement le rapprochement, la matière est,
en fait, l'en-soi passif de L'Être et le Néant : «régie par des lois
d'extériorité29», «significations inertes30” «forces d'inertie31», «rapports
univoques32», «opacité33», «être34». Les caractéristiques de la matière sont
telles que Sartre n'hésite pas à la désigner comme le «moteur passif de
l'Histoire35».

26. CRD p. 670.


27. CRD p. 132.
28. QM p. 53.
29. CRD p. 200.
30. CRD p. 249.
31. CRD p. 372.
32. CRD p. 286 et p. 300.
33. CRD p. 246 et p. 250.
34. CRD p. 246.
35. CRD p. 200.
246

Si l'idéalisme épistémologique est amené à transposer à la matière les lois de


la physique, c'est qu'il se laisse leurrer en prenant pour de telles lois les
illusions créées par la dialectique constituée, à savoir l'autonomisation
apparente de réalités concrètes produisant des résultats contraires au produit
initialement réalisé; les contre-finalités dont il s'agit donnent l'impression que la
matière génère ses fins, créant l'illusion d'une anti-praxis ou dialectique
renversée, alors qu'en réalité cette anti-dialectique aux «apparences
immédiates de la magie36» et aux «circularités infernales37» est «une pseudo­
dialectique38». Ainsi, dans l'exemple que donne Sartre, le déboisement
systématique pour l'implantation des rizières entraîne à moyen terme une
érosion accélérée du sol dont les effets semblent imputables à la matière elle-
même, et non pas à la cause humaine qui l'a générée.

Sartre dénonce de la même façon une autre variable de la théorie matérialiste


en montrant l'illusion de l'hyperempirisme dialectique qu'il nomme
dialecticisme39, pour qui la dialectique serait elle-même une conclusion
empirique. En effet, un constat établi à partir de la matière ne peut que
constituer une vérité relative ou hypothétique, en vertu même de la méthode
néopositiviste de la science dont il se réclame : «quelles que soient, en effet,
les liaisons constatées dans l’expérience, elles ne seront jamais en nombre
suffisant pour fonder un matérialisme dialectique40». Ce sont les mêmes
remarques qui s'appliquent mutatis mutandis à la société. Elle n'a pas une
rationalité par elle-même, que celle-ci ait la forme de l'existence métaphysique,
d'une conscience collective, d'une hyperconscience, d'un organisme, d'un
hyperorganisme ou de quelque autre structure propre et autonome émanant de
quelque loi transcendantale41. Le groupe n'a aucun ordre de rationalité qui lui
soit propre; bref, n'étant pas un existant, il n'a pas, à la différence de l'individu,

36. CRD p. 154; aussi p. 282


37. CRD p. 161.
38. CRD p. 154.
39. CRD p. 1 17.
40. CRD p. 118.
41. Voir CRD p. 500, 507, 644.
247

une réalité qui lui soit propre, non plus que de statut ontologique42. Nous y
reviendrons.

Il faut considérer que la position de l'épistémologie matérialiste est anti­


dialectique et irrationnelle. Elle procède d'un faux-semblant; utilisant
l'approche du modèle scientifique, elle découvre dans la nature ou la société
une rationalité qu'elle y a en fait transposée. L'imputation externe d'une
rationalité à la matérialité implique, non seulement que celle-ci ne soit plus une
inertie, mais que la connaissance devienne alors passive ou non située,
puisqu'elle ne peut que s'assimiler à cette inertie active. Bref, il s'agit alors
d'une rationalité qui n'est pas intelligible; en effet, une rationalité qui n'est pas
accessible à une connaissance constituant elle-même un processus réel et actif
et qui ne se résorbe ni ne s'absorbe dans son objet, est inintelligible, parce que
son objet ne peut être, à proprement parler, ni connue, ni connaissable. Il n'y a
pas de rationalité accessible à l'homme autrement que par une connaissance
qui ne se confonde pas avec une rationalité elle-même confondue à l'opacité
de la nature. La question est de savoir quelle est cette connaissance.

b) La raison analytique

Si le matérialisme marxiste échoue, ainsi que la démarche critique a permis de


le constater, à se donner un fondement systématique et cohérent, cela résulte
de sa faiblesse épistémologique.

Comme on l'a déjà vu à propos de la critique que fait Sartre de la méthode de


Descartes, l'instrumentation n'est pas indifférente à la solution43. Tout le
problème du marxisme vient de ce que, voulant s'assurer une objectivité, il a
utilisé et calqué les instruments de la science, qui prétendait alors à une telle

42. Voir CRD p. 568, 576, 643, 663.


43. Voir chapitre III, A, a) Critique méthodologique du doute.
248

objectivité. Le marxisme n'a pas su voir qu'une telle objectivité n'était pas
adéquate à son projet totalisant et historicisant (non plus qu'à son fondement
critique), ni que ce projet exigeait l'existence d'une raison qui ne soit pas
externe à son objet, bien que Sartre qualifie par ailleurs l'extranéité
péjorativement de «contemplative44»; le marxisme s'est laissé berner par une
objectivité dont l'impossibilité la rend inapte à fonder la science. Ces apories
de la raison objectivante, nous le savons déjà, sont un thème central et
fondamental qui traverse toute l'oeuvre sartrienne et autour duquel s'articulent
d'autres thèmes philosophiques qui émergent de la conception de la
connaissance. Aussi, la démarche de Sartre est de poursuivre la critique de
cette raison, à savoir la raison analytique dite aussi scientifique ou positiviste,
démasquant et débusquant l'inaptitude fondamentale de celle-ci à atteindre la
réalité des choses, et donc à comprendre. À cet égard, la critique de la raison
analytique, à travers le marxisme, ne fait que reprendre d'une autre manière le
thème de la dénonciation de la science et du panconceptualisme. Elle
prolonge également l'argument de la distance entre la conscience et l'être,
c'est-à-dire l'en-soi, celui-ci ayant pour nom la nature dans le contexte de la
critique du matérialisme scientifique.

La critique que fait Sartre de la raison analytique ne vise pas à la rejeter, mais
plutôt à montrer son insuffisance intrinsèque à fonder par elle-même une
rationalité qui soit réelle. Il s'attaque alors à une tâche fondamentale, mais
immense. En effet, la raison analytique jouit d'une reconnaissance universelle
en raison de l'effet combiné, multiplicateur et omniprésent de la science et de la
technologie et de la domination intellectuelle qu'exerce alors le matérialisme
marxiste. La démarche sartrienne sera de montrer que l'erreur est de
confondre la raison et la raison analytique et que, en conséquence, il faut
dissocier la raison du rationalisme. Le rationalisme est une vision du monde
qui se développe et «ne fait qu'un avec le mouvement de la société45»; la
rationalité marxiste est elle-même un linéament du rationalisme idéaliste
hégélien qui s'est prolongé dans le néo-positivisme. L'existentialisme, à titre

44. QM p. 98; aussi CRD p. 133.


45. QM p. 17.
249

de pensée critique relative dont la fonction est de restituer l'homme au sein du


marxisme pour qu'il soit une philosophie vivante, c'est-à-dire «une philosophie
de la liberté46», peut montrer que la vision rationaliste n'est pas un instrument
adéquat pour atteindre le concret. C'est l'objet de ce que Sartre nomme
l'expérience critique de la rationalité : cerner les avantages et les limites de la
raison propre au rationalisme et au néopositivisme la désarrimant de la
philosophie qui la soutient, complétant ainsi d'ailleurs la démarche
épistémologique qui a été présentée précédemment.

Qu'est-ce donc que la raison analytique ou en d'autres mots, la raison du


rationalisme ou encore la rationalité? Son principe distinctif, ou si l'on veut sa
rationalité propre, est que l'intelligibilité des choses ne doit pas procéder de
l'homme, non plus du reste de quelque a priori— ce sont des variables de la
subjectivité et de l'idéalisme — , mais avoir plutôt son fondement dans une
rationalité découverte dans les choses, à partir de l'expérience. L'homme est
l'instrument neutre qui rend possible le déchiffrement; la rationalité des choses
est le résultat du processus, mais l'instrument nécessaire à sa mise à jour est
étranger à son résultat. On peut ainsi dire que la raison humaine rend possible
la rationalité, mais d'aucune façon, celle-ci ne fonde elle-même la rationalité
laquelle, tout au contraire, lui est complètement extérieure! Autrement dit, si
elle implique un rapport de la raison à des choses qui sont en dehors d'elle, ce
sont les choses qui comportent en elles les lois de l'intelligibilité. Sa méthode
est l'examen des faits, l'expérimentation et l'induction pour mettre à jour les
lois : «il s'agit d'un principe général et formel : il y a des relations
rigoureuses entre les faits. Ce qui signifie le réel est rationnel47». Certes, cette
rationalité du réel ne se veut pas absolue, à la manière idéaliste, puisqu'elle
croit ne procéder d'aucun a priori, mais plutôt de l'expérimentation des
données réelles; il s'agit plutôt «d'une sorte de rationalité provisoire et toujours
en mouvement. Ce qui revient à affirmer que l'esprit humain acceptera tout ce
que l'expérience lui présentera et subordonnera sa conception de la logique et
de l'intelligibilité aux données réelles qui se découvrent à ses

46. QM p. 32.
47. CRD p. 118.
250

investigations48». Mais, comme le dénonce Sartre, l'erreur du rationalisme est


précisément de croire au caractère neutre de sa méthode et de son instrument.
En effet, la méthode analytique comporte une rationalité qui est distincte et
indépendante du fait physique mais qu'elle lui transpose comme sien, à tel
point que «le schéma ne se distingue pas — sinon formellement — de la
conjecture à vérifier et c'est pour cela qu'on a pu appeler l'hypothèse une idée
expérimentale49». Par principe, l'objet de la raison analytique est une
hypothèse impartie à la raison elle-même, c'est-à-dire un concept qui n'est pas
la chose ou, si l'on veut, «la matérialité du fait50». Les lois de la science ne
peuvent être indifférentes à la méthode et à l'instrument par lesquelles elles
sont établies. Une des conséquences est que, si sa rationalité analytique est
réelle, elle ne peut être confondue avec le réel lui-même, et ce par le fait même
de sa méthode. Bref l'objet de la science est réel, mais il n'est pas le réel.

La critique sartrienne qui ressort de l'examen intrinsèque des procédés de la


raison analytique est d'ignorer les faits eux-mêmes : «De fait, la science n'a
pas à rendre raison des faits qu'elle découvre : elle établit irréfutablement
leur existence et leur relation avec d'autres faits51». C'est dire que, par
exemple, si la loi génétique de Mendel est un fait, il s'agit d'un fait en tant qu'il
est une loi. La connaissance scientifique s'est constituée de lois, résultant des
procédés52 que sont la comparaison, l'analogie, l'abstraction et l'induction; les
lois de la raison analytique aboutissent à des «universaux53» qui ne sont pas
le concret, mais plutôt un «squelette54». Sartre rappelle la thèse de Husserl à
l'effet que, si grande soit-elle, «la collection complète des faits [n'est pas] la
"réalité humaine55"» : un amas de données, si grand soit-il, ne peut constituer
autre chose que ce qu'il est et toute loi qui peut en être induite demeure la
connaissance d'une loi induite et non pas celle d'une réalité concrète et

48. CRD p. 1 18-1 19.


49. CRD p. 136.
50. QM p. 82.
51. CRD p. 128.
52. Il s'agit de procédés non dialectiques; voir CRD p. 130.
53. CRD p. 141.
54. CRD p. 118.
55. QM p. 104.
251

vivante. Les procédés induits de lois particulières, et ensuite à partir d'elles les
lois générales (si on peut alors parler encore d'inductions plutôt que de
déductions), ne livrent que des probabilités, même lorsque ces probabilités
paraissent être plus grandes.

En fait, et c'est une autre difficulté de la méthode analytique, plus les faits
induits sont nombreux, plus la loi universelle qui en est induite est abstraite,
laissant pour inconnu un nombre d'autant plus grand de déterminations. Ainsi,
dans un exemple imagé, Sartre indique que l'analyse réductrice et limitatrice
des médiations amène à affirmer que Valéry est un petit bourgeois intellectuel.
Toutefois, les caractéristiques auxquelles adhère le Valéry induit ne rendent
pas compte de ce qu'est Valéry : «Valéry est un intellectuel petit bourgeois,
cela ne fait pas de doute. Mais tout intellectuel petit bourgeois n'est pas
Valéry56». De même, dire que Flaubert et Baudelaire sont des écrivains
contemporains ne peut rendre compte de leur réalité, puisque celle-ci ne se
réduit pas à être un écrivain d'un même milieu et d'une même époque; chacun
représente une existence réelle qui ne peut se réduire numériquement à une
«moyenne57» ou, pire encore, à n'être, par l'effet d'éliminations des variables,
«des contingences anomiques, des hasards, des aspects insignifiants58».

La non-connaissance de la raison analytique revêt ainsi deux aspects. Il y a


d'abord ce que nous appelons les choses; elles sont, par définition, extérieures
à la connaissance et à la science qui les étudie pour tâcher d'en dégager des
lois de fonctionnement et des séquences causales. Puis il y a l'homme réel,

56. QM p. 44 : Sartre ajoute : «L'insuffisance euristique du marxisme


contemporain tient dans ces deux phrases». Il dit précédemment : «L'indétermination
presque totale de l'idéologie ainsi décrite permettra d'en faire le schéma abstrait ...
Quant à Valéry, il s'est évaporé» (QM p. 43). Plus loin, il donne un autre
exemple : «Paris et Rome diffèrent profondément ... Des restaurants chers se trouvent
dans les quartiers les plus pauvres; pendant la belle saison, les riches dînent à la
terrasse. Ce fait — inconcevable à Paris — ne concerne pas seulement les individus : il
en dit long par lui-même sur la manière dont les rapports de classe sont vécus».
(QM p. 57-58).
57. QM p. 68.
58. QM p. 88.
252

c'est-à-dire celui par qui et pour qui se réalise la connaissance, en tant que
celui-ci a à être lui-même objet de connaissance. L'homme subit le même sort
que les choses quand il est posé comme objet de connaissance pour la raison
analytique; cependant, il suscite un problème supplémentaire en ce que cet
homme concret est un être signifiant par qui les significations s'inscrivent
partout dans les choses. Autrement dit, l'objet qu'est l'homme comporte la
contestation de toute possibilité d'objectivation : «... que peut-on faire de plus
exact, de plus rigoureux quand on étudie l'homme que de lui reconnaître des
propriétés humaines59?» Toutefois, ajoute aussitôt Sartre, cette difficulté que
pose l'homme ne le rend pas irrationnel ou inconnaissable; si l'homme réel
n'est pas connu, il ne faut pas en inférer, à l'instar de Kierkegaard, qu'il est
inconnaissable60. Bien plus, «le hasard n'existe pas61», non plus que
l'irrationnel du reste. Il ne faut pas cependant conclure qu'il y a là une
contradiction; cette situation montre seulement les limites de la raison
analytique. C'est que la connaissance déborde sur une autre rationalité dont le
savoir non conceptuel vise la compréhension de l'homme réel et concret en
tant qu'il est «un être signifiant puisqu'on ne peut jamais comprendre le
moindre de ses gestes sans dépasser le présent pur et l'expliquer par
l'avenir62». Le savoir conceptuel de la rationalité analytique ne permet pas
d'accéder seul et de lui-même à l'activité signifiante, puisque cette activité se
confond avec le processus et le mouvement d'intériorisation par lequel le
donné est précisément transformé et dépassé.

La raison analytique est un produit du rationalisme; mais elle n'est pas, à elle
seule, la raison. Elle est, en fait, victime de sa croyance en la neutralité de sa

59. QM p. 98.
60. La conception de Sartre paraît assouplir le thème de l'irréductibilité qui est
davantage affirmé dans L'Être et le Néant. Sartre s'exprime ainsi : «Seulement le
Danois refusait la conception hégélienne de l'homme et du réel. Au contraire
existentialisme et marxisme visent le même objet mais le second a résorbé l'homme dans
l'idée et le premier le cherche partout où il est, à son travail, chez lui, dans la rue.
Nous ne prétendons certes pas — comme faisait Kierkegaard — que cet homme réel soit
inconnaissable. Nous disons seulement qu'il n'est pas connu.» (QM p. 28).
61. QM p. 45; voir aussi p. 72, note 2 : «Irrationalité pour nous, est-il besoin de le
dire, et non pas en soi.»
62. QM p. 96.
253

méthode; l'ignorance du fait concret et l'appauvrissement de la réalité sont


pourtant coextensifs à sa méthode conceptuelle et universalisante. La
connaissance de l'homme et du monde véritables est incompatible avec la
méthode analytique :

La rationalité n'est que cela : une loi indépassable et


universelle, donc une pure et simple irrationalité. Par
quelque bout qu'on le prenne le matérialisme
transcendantal aboutit à l'irrationnel : ou bien en
supprimant la pensée de l'homme empirique ou bien
en créant une conscience nouménale qui impose sa
loi comme un caprice ou bien en retrouvant dans la
Nature «sans addition étrangère» les lois de la Raison
dialectique sous forme de faits contingents63.

L'échec épistémologique du matérialisme transcendantal tient à son


association limitative avec la rationalité analytique; pas davantage que la
connaissance impure ou constituante puisqu'il se confond avec lui, le
matérialisme marxiste ne peut fonder le moment concret du rapport de la
conscience avec le monde. Mais quelle raison nouvelle peut accéder à une
rationalité intégrant la dimension irréductible de l'homme, c'est-à-dire l'ordre
culturel?

B. Une nouvelle rationalité : le réalisme dialectique

Dans L'Être et le Néant, Sartre exhortait à la vigilance, prévenant contre les


vicissitudes que nous encourions à ne pas nous situer au niveau du rapport
concret : l'homme est être-dans-le-monde. La Critique de la raison
dialectique entreprend à nouveau cette démarche, partant cette fois du point de

63. CRD p. 128. Sartre ailleurs oppose à cette rationalité celle dont l'expérience vise
à «découvrir des synthèses concrètes» (QM p. 29) et qui n'est pas seulement
universalisante mais totalisante, qui ne détermine pas un rapport mais «une totalité
concrète» (QM p. 27).
254

vue de la matérialité et l'historicité du monde. Le problème demeure


épistémologique : comment une théorie de la connaissance peut-elle
expliquer et fonder le rapport de l'homme au monde en tant que l'homme est un
être historique vivant parmi une multiplicité d'agents singuliers, dans un
environnement matériel qui le conditionne? Autrement dit, y a-t-il une
rationalité du monde et, le cas échéant, quel est son fondement
épistémologique et comment alors peut-on concilier son extériorité et ses lois
avec la conception fondamentale d'un sujet qui est pleine liberté? L'entreprise
n'est pas une sinécure si, de surcroît, on affirme que le matérialisme historique
et dialectique du marxisme présente la seule interprétation valable de l'histoire,
intégrant les rapports de l'homme avec la nature et des hommes entre eux.

Nous avons précédemment examiné la critique sartrienne quant à l'insuffisance


de l'épistémologie marxiste. Il nous faut maintenant voir d'abord quels
fondements y sont substitués; ensuite, nous pourrons considérer la nouvelle
rationalité.

a) La question de méthode

Si, comme le dit Sartre reprenant une réflexion de Marx, d'ailleurs riche de
contenus, «les problèmes ne se formulent que lorsque sont donnés les moyens
de les résoudre64», la question de méthode est d'une importance considérable
puisqu'elle est, en fait, celle des moyens. Ainsi qu'on l'a vu, Sartre a bien
compris cette problématique au moment de son étude de la raison analytique.

Déjà, dans La Liberté cartésienne, Sartre montrait que l'évidence du Cogito


était tout entière contenue dans la méthode comme la conclusion nécessaire
du doute hypothétique puisque la méthode du doute impliquait la certitude du

64. CRD p. 741.


255

sujet qui doute. Mais le cartésianisme n'est pas seulement le résultat d'une
méthode. Plus fondamentalement, il est une philosophie «donnant son
expression au mouvement général de la société65»; il exprime l'idéologie
d'une société dominée par les schèmes d'une nouvelle rationalité que
constitue alors la raison analytique et positiviste des sciences. C'est ainsi que
le Dieu de Descartes prend au XVIIIe siècle66 résolument place hors du monde,
conséquemment à la conception homogène et infinie de l'espace et du temps
du rationalisme mathématique hérité du siècle précédent. Ce rapport entre la
vision du monde d'une époque et son expression dans le fait culturel qu'est la
philosophie, permet d'établir un rapport entre la conception de la rationalité et
la philosophie qui en est l'expression, et Sartre note l'intérêt qu'il y aurait à en
faire une étude approfondie. Il dresse néanmoins un tableau rapide67 du
cheminement de la rationalité analytique du XVIIe au XXe siècle, la marquant
par trois temps forts qui sont celui de Descartes et de Locke, puis celui de Kant
et de Hegel, et enfin celui de Marx et de sa critique par l'idéologie
existentialiste.

Le rapport étroit existant entre une méthode et une pensée qui en est
l'expression, justifie une considération particulière; la recherche d'une
rationalité nouvelle requiert une attitude critique attentive et minutieuse au
moment de l'élaboration de la méthode, sans quoi la méthode pourrait bien
n'être que l'instrument de la pensée ancienne. C'est du reste à cette carence
des investigations réelles68 que Sartre attribue les problèmes que connaît le

65. QM p. 15; aussi note 1 : «Le cartésianisme éclaire l'époque et situe Descartes à
l'intérieur du développement totalitaire de la raison analytique; à partir de là,
Descartes, pris comme personne et comme philosophe, éclaire jusqu'au coeur du XVIIIe
siècle, le sens historique (et, par conséquent, singulier) de la rationalité nouvelle».
66. A ce sujet, voir QM p. 75, note 1 : «Desanti montre bien comment le rationalisme
mathématique du XVIIIe siècle, soutenu par le capitalisme mercantile et le
développement du crédit, conduit à concevoir l'espace et le temps comme des milieux
homogènes et infinis. En conséquence, Dieu, immédiatement présent au monde médiéval,
tombe en dehors du monde, devient le Dieu caché.»
67. Il s'agit en fait de la démarche du chapitre I de Questions de Méthode, intitulé
Marxisme et existentialisme.
68. Sartre note que l'absence d'approfondissement critique de la méthodologie amène le
marxisme à ne pas se démarquer des linéaments d'une pensée qui traduit la réalité
256

marxisme à réaliser son projet de connaître l'homme concret dans ses relations
vivantes avec le monde. Vouloir «réduire trop vite69» signifie ne pas tenir
compte d'un ensemble de médiations qui sont autant de significations qui
permettent d'accéder à la vérité concrète. Le fondement de la méthode doit
être le principe euristique, de «chercher le tout à travers les parties70», ce qui
signifie tout simplement de découvrir, de trouver les faits. Il s'agit bien des faits
puisque le fait isolé, non explicité à partir de la totalité, n'a pas de réalité
concrète. Cette méthode, que Sartre considère devoir être celle du marxisme
vivant (non celle du marxisme dogmatique), c'est celle du marxiste Henri
Lefebvre. La méthode euristique de Lefebvre vise à décrire et à fixer la
multiplicité des aspects de la complexité horizontale en la doublant et en y
ajoutant la réalité historique qui est désignée sous le vocable de complexité
verticale. Sartre la présente ainsi :

Pour étudier sans s'y perdre une pareille complexité


(au carré) et une telle réciprocité d'interrelations,
Lefebvre propose «une méthode très simple utilisant
les techniques auxiliaires et comportant plusieurs
moments : a) Descriptif. — Observation mais avec un
regard informé par l'expérience et par une théorie
générale ... b) Anaiytico-régressif. — Analyse de la
réalité. Effort pour la dater exactement... c) Historico-
génétique — Effort pour retrouver le présent mais
élucidé, compris, expliqué. (Henri

dépassée des XVIIe et XVIIIe siècle : «Faute de se développer dans des investigations
réelles, le marxisme use d'une dialectique arrêtée. Il opère, en effet, la totalisation des
activités humaines à l'intérieur d'un continuum homogène et infiniment divisible qui
n'est autre que le temps du rationalisme cartésien.» (QM p. 63, note 2).
69. QM p. 37; aussi p. 35 : «... la volonté d'opérer au plus vite la réduction».
Évidemment, Sartre dénonce l'apriorisme, particulièrement chez les marxistes
français, lequel n'est du reste qu'une manifestation de la hâte (à ce sujet, voir QM p.
25).
70. QM p. 28; à ce sujet, voir notamment QM p. 27 : «Autrement dit, il donne à
chaque événement, outre sa signification particulière, un rôle de révélateur : puisque le
principe qui préside à l'enquête, c'est de chercher l'ensemble synthétique, chaque fait,
une fois établi, est interrogé et déchiffré comme partie d'un tout; c'est sur lui, par
l'étude de ses manques et de ses «sur-significations» qu'on détermine, à titre
d'hypothèse, la totalité au sein de laquelle il retrouvera sa vérité. Ainsi le marxisme
vivant est euristique». Voir aussi p. 41 et p. 105.
257

Lefebvre : «Perspectives de sociologie rurale».


Cahiers de sociologie, 1953.)

À ce texte si clair et si riche, nous n'avons rien à


ajouter si ce n'est que cette méthode, avec sa phase
de description phénoménologique et son double
mouvement de régression puis de progrès, nous la
croyons valable — avec les modifications que peuvent
lui imposer ses objets — dans tous les domaines de
l'anthropologie. C'est elle, d'ailleurs, que nous
appliquerons, comme on verra plus loin, aux
significations, aux individus eux-mêmes et aux
relations concrètes entre les individus. Elle seule peut
être euristique; elle seule dégage l'originalité du fait
tout en permettant des comparaisons. Il reste à
regretter que Lefebvre n'ait pas trouvé d'imitateurs
parmi les autres intellectuels marxistes71.

Pour Sartre, la méthode euristique de Lefebvre, prend presque la forme d'un


manifeste. Son schème, on le verra plus loin, détermine déjà ce que sera la
rationalité nouvelle. Retenons pour l'instant que sa principale caractéristique
est de ne pas chercher à réduire, mais à restituer ce que Sartre nomme
«l'épaisseur vraie72», c'est-à-dire les relations concrètes et singulières, la
profondeur du vécu. Quant au va-et-vient, il caractérise le mouvement de la
méthode que Sartre fait sienne en la présentant comme suit :

Nous définirons la méthode d'approche existentialiste


comme une méthode régressive-progressive et
analytico-synthétique; c'est en même temps un va-et-
vient enrichissant entre l'objet (qui contient toute
l'époque comme significations hiérarchisées) et
l'époque (qui contient l'objet dans sa totalisation); en
effet, lorsque l'objet est retrouvé dans sa profondeur et
dans sa singularité, au lieu de rester extérieur à la
totalisation (comme il était jusque-là, ce que les
marxistes prenaient pour son intégration à l'histoire) il
entre immédiatement en contradiction avec elle : en

71. QM p. 41-42, note 1.


72. QM p. 49, note 2.
258

un mot la simple juxtaposition inerte de l'époque et de


l'objet fait place brusquement à un conflit vivant73.

Elle consiste donc dans un premier moment, dit analytique et régressif, à aller
«aussi loin que possible dans la singularité historique de l'objet74». C'est donc
dire que l'analyse ne doit pas être réduite aux conditions matérielles de
l'existence, en même temps qu'elle doit être consciente des possibles
déviations pouvant découler des contraintes de l'action ou de l'expression ou
encore des limitations instrumentales.

Puis, dans un deuxième moment, dit synthétique et progressif, il s'agit «de


retrouver le mouvement d'enrichissement totalisateur qui engendre chaque
moment à partir du moment antérieur, l'élan qui part des obscurités vécues
pour parvenir à l'objectivation finale, en un mot le projet. ...75». Il faut à la fois,
en quelque sorte, investiguer le signifié et chercher le signifiant pour retrouver
la signification, c'est-à-dire, fixer le mouvement qui se dégage au-delà de la
pure matérialité du fait. En d'autres termes, dans une illustration qu'en propose
Sartre76, si le colonel en uniforme est un signifié, c'est que le signe est d'abord
perçu avant l'homme. En effet, la signification objective du signe n'a aucune
réalité, puisque cette signification a été créée par l'homme : celui qui porte un
costume peut paraître signifié parce qu'il se fait alors signifiant, c'est-à-dire qu'il
dépasse la chose en lui inscrivant une signification. C'est dire que les choses
sont humaines et qu'il n'y a pas de choses sans les hommes. C'est pour cela
que le deuxième moment de la méthode implique un passage de la matérialité
à l'action, à savoir «reconstruire à partir de notre expérience le schéma de
l'intelligibilité propre à la totalisation «... «la rationalité de l'action77""· C'est de
cette méthode nouvelle qu'il faut partir pour accéder à une raison nouvelle,

73. QM p. 94; à propos du mouvement dynamique de «va-et-vient», voir également


QM p. 86, 92, 93.
74. QM p. 89.
75. QM p. 93.
76. QM p. 103 note I.
77. CRD p. 134.
259

puisqu'une telle rationalité n'est pas accessible à une connaissance procédant


des méthodes de la raison analytique qui était l'instrument du premier moment;
retenons que la méthode euristique de Sartre qui doit nous y mener, est une
méthode analytico-synthétique et régressive-progressive et que ses clefs sont
le rapport à la totalité et le mouvement de va-et-vient.

b) L'épistémologie réaliste

L'étude critique des fondements du marxisme a révélé sa carence


épistémologique. La pensée nouvelle du marxisme est demeurée prisonnière
de la raison analytique, à la remorque des formes de la pensée idéaliste; si elle
a conservé l'acquis de la dialectique, sa faiblesse critique ne lui a pas permis
de se dégager du rationalisme scientifique. Mais la matière ne saurait fonder la
rationalité, pas davantage que le rationalisme hérité de Descartes. Aussi,
après Hegel et Engels et surtout Marx (Sartre considère, malgré la faiblesse de
son épistémologie, que les analyses de Marx montrent un souci qui le distingue
des marxistes, consistant à procéder à des analyses qui n'escamotent ni ne
réduisent les faits78), c'est à ¡'«idéologie79» existentialiste «... qui s'est
développée en marge du marxisme et non pas contre lui80» car elle vise le
même objet que sont les «synthèses concrètes81», qu'incombe la tâche de
fonder le savoir dans le concret puisque «... le marxisme concret doit
approfondir les hommes réels82».

1. Le fondement pratique

Contre Engels, Sartre récuse la thèse que les hommes font leur histoire eux-
mêmes mais dans un milieu qui les conditionne, privilégiant la troisième thèse

78. Voir à ce sujet notamment le commentaire sur les textes de Marx par Sartre,
notamment Le 18 Brumaire de Louis-Bonaparte, ou encore sur l'Hindoustan dans The
British Rule in India (QM p. 27 ss).
79. QM p. 18.
80. QM p. 22.
81. QM p. 29; aussi p. 28 : «... le même objet..»; ou encore, p. 24 : «... la seule
approche concrète ...».
82. QM p. 37.
260

sur Feuerbach à l'effet que le matérialisme «... ne tient pas compte du fait que
les circonstances sont modifiées précisément par les hommes et que
l'éducateur doit être éduqué lui-même83». Sartre oppose ainsi au matérialisme
la pensée humaniste de Marx : l'homme est une entreprise et non pas un
produit mécanique obéissant au principe d'inertie «comme une bombe84». La
question est donc de savoir comment restituer l'homme concret de
l'existentialisme sans tomber dans l’irrationalisme anti-hégélien de
Kierkegaard; comment conserver l'acquis indépassable de Marx tout en
conservant la plénitude de l'homme, c'est-à-dire fonder une dialectique qui ne
soit ni idéaliste ni matérialiste mécaniste? La question est du reste bien
formulée par Sartre dans la Préface de la Critique :

Du marxisme qui l'a ressuscitée, l'idéologie de


l'existence hérite deux exigences qu'il tient lui-même
de l'hégélianisme : si quelque chose comme une
Vérité doit pouvoir exister dans l'anthropologie, elle
doit être devenue, elle doit se faire totalisation. Il va
sans dire que cette double exigence définit ce
mouvement de l'être et de la connaissance (ou de la
compréhension) qu'on nomme depuis Hegel
«dialectique85»».

La question de l'existence renvoie donc à celle de la connaissance; c'est, en


fait, à nouveau, la même question qui était posée dans L'Être et le Néant, quel
est le rapport de l'homme au monde? Sartre avait alors affirmé, à l'encontre de
Hegel, que le fondement du rapport était l'irréductible contradiction de l'être et
du non-être, ainsi que la postériorité logique du non-être; cette contradiction ne
pouvait être résolue sans une dialectique propre à l'être, dialectique que Sartre

83. QM p. 61. La citation est rapportée par Sartre; les thèses de Marx (1845-1846)
sur Feuerbach sont tirées de L'idéologie allemande (Paris, Éditions sociales/L'essentiel,
1982, p. 51). Il est noté dans ce dernier ouvrage (note I, p. 49) que le texte reprend
la formule de Engels dans Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique
allemande (Paris, Éditions sociales, 1976, p. 88).
84. QM p. 60; aussi ; «Ce sont les hommes qui font l'histoire et non les avalanches.»
(QM p. 40).
85. CRD p. 10; ailleurs Sartre parle de «... reconquérir l'homme à l'intérieur du
marxisme» (QM p. 59).
261

estimait ne pas être possible puisqu'elle impliquait que la négativité soit déjà
incluse dans l'être. Cependant il avait reconnu à Hegel le mérite de définir
l'esprit comme négation et avait constitué cette dernière comme le fondement
du rapport de l'homme au monde, refusant cependant d'admettre, du moins
explicitement, quelque possibilité de dépassement de la négation. Aussi, la
référence à l'autorité de Hegel pour définir la vérité et la connaissance apparaît
ici surprenante, d'autant plus qu'elle semble constituer une acceptation de la
dialectique hégélienne, maintes fois rejetée. La question est d'importance.

Pour Hegel, la Vérité est à la fois devenue et totalisation, mouvement de l'être


et de la connaissance, c'est-à-dire qu'elle est dialectique. La dialectique
hégélienne «n'a pas besoin de faire ses preuves86»; en effet, sa nécessité, dit
Sartre, procède d'un cheminement dans lequel le mouvement de l'être et celui
de la connaissance s'interpénétrent et se changent mutuellement : «... la
nécessité doit être subie dans l'être pour être reconnue dans le développement
du Savoir, elle doit être vécue dans le mouvement de la connaissance pour
pouvoir être affirmée du développement de l'objet ...87». Marx a conservé
l'idée de la totalisation88 mais, à l'encontre de Hegel, a refusé qu'elle soit déjà
totalisée, croyant éviter ainsi l'idéalisme, puisque du fait que l'existence
matérielle est en cours, elle ne se réduit pas à la connaissance. Si son
matérialisme échoue lui-même et sombre à son tour dans l'idéalisme, c'est qu'il
croit réintégrer «les pensées dans le réel comme un certain type d'activité
humaine89». Pire encore, en imposant à la pensée les lois de la matière, le
matérialisme applique à l'histoire humaine une rationalité qui la gouverne du

86. CRD p. 120.


87. CRD p. 121.
88. Sartre qualifie la philosophie hégélienne du «plus ample mouvement de totalisation
philosophique» (QM p. 18).
89. CRD p. 123; aussi : «... refuser à la pensée elle-même toute activité dialectique,
la dissoudre dans la dialectique universelle, supprimer l'homme en le désintégrant dans
l'univers. Ainsi peuvent-ils [les marxistes français d'aujourd'hui] substituer l'Être à
la Vérité. Il n'y a plus à proprement parler de connaissance, l'Être ne se manifeste
plus, de quelque manière que ce soit : il évolue selon ses lois propres; la dialectique de
la Nature, c'est la Nature sans les hommes; donc il n'y a plus besoin de certitudes, de
critères, il devient même oiseux de vouloir critiquer et fonder la connaissance.» (CRD p.
123-124).
262

dehors et devient un discours sur l'idée de la matière dans lequel l'homme, on


l'a vu90, est saisi comme chose signifiée par les choses et non comme acte
signifiant, de telle sorte qu'il devient une irrationalité 9\

Ni Hegel, ni Marx n'ont réussi à fonder une épistémologie réaliste : le premier


en laissant échapper la matière, le second en niant la pensée92. C'est que,
pour fonder une dialectique matérialiste qui soit critique, par opposition à ce
que Sartre nomme la dialectique dogmatique, la condition essentielle est «que
la pensée doit découvrir sa propre nécessité dans son objet matériel, tout en
découvrant en elle, en tant qu'elle est elle-même un être matériel, la nécessité
de son objet93». Autrement dit, il faut considérer que, selon la méthode euris-
tique, la Vérité ne se trouve ni du côté de la matière ou de la pensée, ni du côté
de la partie ou du tout, mais dans le lien interactif entre les termes qui
constituent eux-mêmes le tout. Qu'est-ce à dire sinon que, selon les exhor­
tations de Sartre dans L'Être et le Néant, il ne faut pas dissocier les termes du
rapport si l'on veut atteindre le concret? La dialectique est à la jonction des
deux termes; elle est le mouvement dynamique lui-même de ce rapport.

90. Voir la partie A du présent chapitre.


91. Sartre qualifie un tel matérialisme comme étant «une affirmation
extrascientifique» (CRD p. 129); voir aussi, à ce même propos : «... une
extrapolation d'une telle ampleur — c'est-à-dire infiniment infinie — est radicalement
distincte de l'induction scientifique» (CRD p. 118).
92. La critique du marxisme est cinglante : «Mais surtout le matérialisme historique
a ce caractère paradoxal d'être à la fois la seule vérité de l'Histoire et une totale
indétermination de la Vérité. Cette pensée totalisante a tout fondé, sauf sa propre
existence. ... En d'autres termes on ne sait pas ce que c'est, pour un historien marxiste,
que de dire le vrai. Non que le contenu de ses énoncés soit faux, loin de là; mais il ne
dispose pas de la signification : Vérité. Ainsi le marxisme se présente à nous,
idéologues, comme un dévoilement de l'être et en même temps comme une interrogation
demeurée au stade de l'exigence non remplie sur la portée de ce dévoilement», (CRD p.
118); aussi : «Il [Marx] a raison pratiquement. Reste que, faute d'avoir repensé la
dialectique, les marxistes ont fait le jeu des positivistes ...». (CRD p. 121).
93. CRD p. 131; aussi avant : «... l'homme subit la dialectique comme une puissance
ennemie, en un autre sens, il la fait et si la dialectique doit être la Raison de l'Histoire,
il faut que cette contradiction soit elle-même vécue dialectiquement; cela signifie que
l'homme subit la dialectique en tant qu'il la fait et qu'il la fait en tant qu'il la subit ... elle
peut être à la fois résultante sans être moyenne passive et force totalisante sans être
fatalité transcendante ... (CRD p. 131).
263

Dans Questions de méthode, c'est précisément à partir de la constatation de la


nécessité de considérer le rapport lui-même que Sartre, après avoir dénoncé la
faiblesse de l'épistémologie marxiste, énonçait déjà le principe de sa théorie de
la connaissance, en même temps que la base d'une dialectique matérialiste qui
ne soit pas dogmatique mais critique :

La seule théorie de la connaissance qui puisse être


aujourd'hui valable, c'est celle qui se fonde sur cette
vérité de la microphysique : l'expérimentateur fait
partie du système expérimental. C'est la seule qui
permette d'écarter toute illusion idéaliste, la seule qui
montre l'homme réel au milieu du monde réel94.

Il faut redéfinir le rapport de l'homme aux choses. Selon l'approche de Sartre,


laquelle rejoint la critique exprimée au sujet de la science : «les
connaissances de l'homme, après Hegel et Marx, exigent une rationalité
nouvelle95». L'objet n'est plus un corps doté d'une vérité universelle et propre
ou, à tout le moins, il n'est pas que cela, ni surtout cela; la prétention de la
raison analytique à l'in-signifiance, ou plutôt à la non-signifiance qu'elle tenait
de la science qui voulait lui conférer une réalité absolue et extrinsèque, n'est
pas fondée. Comme le montre la théorie sur la relation d'imprécision de
Heisenberg, l'objet n'a pas d'existence objective, sinon par une fiction qui tente
de séparer, par une sorte de troisième oeil, l'implication non-objective de

94. QM p. 30, note 1; l'emprunt à la microphysique contemporaine se situe au niveau


de ses conclusions puisque, on l'a déjà noté, Sartre ne présente pas une analyse critique
de la méthode et de la portée de la démarche. Le lien que Sartre établit avec le marxisme
apparaît plus approfondi, du moins sur le plan technique : «L'existentialisme, comme
le marxisme, aborde l'expérience pour y découvrir des synthèses concrètes; il ne peut
concevoir ces synthèses qu'à l'intérieur d'une totalisation mouvante et dialectique qui
n'est autre que l'histoire ou — du point de vue strictement culturel où nous nous plaçons
ici — que le «devenir-monde-de-la-philosophie». Pour nous la vérité devient, elle est
et sera devenue. C'est une totalisation qui se totalise sans cesse; les faits particuliers ne
signifient rien, ne sont ni vrais ni faux tant qu'ils ne sont pas rapportés par la médiation
de différentes totalités partielles à la totalisation en cours.» (QM p. 29-30).
95. QM p. 74; aussi, CRD p. 10 : «... la connaissance et la compréhension de l'homme
par l'homme implique non seulement des méthodes spécifiques mais une Raison nouvelle,
c'est-à-dire une relation nouvelle entre la pensée et son objet.»
264

l'expérimentateur. Plus encore, la signification de l'objet ne se trouve pas dans


sa non-signification ou, si l'on veut, dans une sorte d'état neutre; les choses ne
sont pas des signes mais des signifiés, c'est-à-dire que leur réalité ne prend
forme et n'existe que par des signifiants qui en font des signifiés. En fait, le
caractère actif de la relation aux choses est tellement un fait déterminant qu'il
ne saurait être possible, même par une catharsis ou un décapage
systématique, d'atteindre un substrat pur qui serait la chose objective : «... le
rêve de l'ignorance absolue qui découvre le réel préconceptuel est une sottise
philosophique aussi dangereuse que fut, au XVIIIe siècle, le rêve du "bon
sauvage96"». Le rapport nouveau amène une redéfinition de la
connaissance : «... un passage de l'objectif à l'objectif par l'intériorisation; le
projet comme dépassement subjectif de l'objectivité vers l'objectivité ...97». La
connaissance, comme relation de l'homme aux choses, est une
entreprise : «Au reste la connaissance même est forcément pratique : elle
change le connu98». La connaissance n'est pas une relation désincarnée; elle
est acte ou, selon le vocabulaire hérité du marxisme, elle est praxis.

En fait, nous retrouvons la même réalité énoncée dans l'ontologie : «... le


questionneur se trouve être précisément le questionné, ou, si l'on préfère, la
réalité humaine est l'existant dont l'être est en question dans son être99». S'il
en est ainsi de la connaissance, il n'est pas étonnant que la théorie sartienne
de la conscience soit le fondement et le point de départ de l'épistémologie
réaliste, en tant qu'elle définit la relation de l'homme au monde. Aussi, Sartre
présente ainsi les caractéristiques d'une épistémologie réaliste :

... c'est une théorie qui situe la connaissance dans le


monde (comme la théorie du reflet tente
maladroitement de le faire) et qui la détermine dans sa

96. CRD p. 145.


97. QM p. 66; aussi, p. 67, note 1 : «... cette vérité objective du subjectif objectivé
doit être considérée comme la seule vérité du subjectif.»
98. QM p. 104. Sartre ajoute : «Non pas au sens du rationalisme classique. Mais
comme l'expérience, en microphysique, transforme nécessairement son objet.»
99. QM p. 104.
265

négativité (cette négativité que le dogmatisme


stalinien pousse à l'absolu et qu'il transforme en
négation). Alors seulement on comprendra que la
connaissance n'est pas connaissance des idées mais
connaissance pratique des choses; alors on pourra
supprimer le reflet comme intermédiaire inutile et
aberrant. Alors on pourra rendre compte de cette
pensée qui se perd et s'aliène au cours de l'action
pour se retrouver par et dans l'action même. Mais
quel nom donner à cette négativité située, comme
moment de la praxis et comme pure relation aux
choses mêmes, si ce n'est justement celui de
conscience? Il y a deux façons de tomber dans
l'idéalisme : l'une consiste à dissoudre le réel dans
la subjectivité, l'autre à nier toute subjectivité réelle au
projet de l'objectivité. La vérité, c'est que la
subjectivité n'est ni tout ni rien; elle représente un
moment du processus objectif (celui de l'intériorisation
de l'extériorité) et ce moment s'élimine sans cesse
pour renaître sans cesse à neuf. ... La «conscience de
classe» n'est pas la simple contradiction vécue qui
caractérise objectivement la classe considérée : elle
est cette contradiction déjà dépassée par la praxis et,
par là même, conservée et niée tout ensemble. Mais
c'est précisément cette négativité dévoilante, cette
distance dans la proximité immédiate qui constitue
d'un même coup ce que l'existentialisme nomme
«conscience de l'objet» et «conscience non thétique
(de) soi100».

Négativité située et dévoilante des choses mêmes dans une distance qui est
proximité immédiate, c'est ce qui définit très exactement la conception
sartrienne de la conscience, entendue comme étant la relation pratique de
l'homme aux choses. En fait, la longue Introduction de la Critique, avec ses
sous-titres Dialectique dogmatique et dialectique critique et Critique de
l'expérience critique, de même que Questions de méthode, n'ont pour objet que
de faire le lien entre les conceptions de la conscience et de la connaissance et
les perspectives du matérialisme dialectique. La démarche essentielle de
Sartre consiste à établir un pont entre elles en remplaçant la nature par la

100. QM p. 31, note 1.


266

conscience. Ce n'est pas la nature mais la conscience qui est dialectique.


Ainsi on revient donc à la dialectique de la conscience, cette fois affirmée
explicitement par Sartre. La conception de la conscience n'est ainsi pas
changée quant au fond, mais seulement quant à la manière dont elle est
abordée; au lieu de mettre l'accent sur les rapports de négativité qui permettent
de considérer la conscience en situation dans une relation épurée pour en
dégager les schèmes, l'accent est mis sur la situation des rapports matériels.
Plutôt que de considérer la conscience en tant que regard, elle apparaît comme
agent pratique ou praxis, dans un monde où elle doit assumer concrètement la
matérialité. Mais encore faut-il que cette conscience soit une raison!
Autrement, elle glisserait dans la pure subjectivité, voire l'idéalisme, et n'aurait
alors aucune intelligibilité qui la fasse connaissable; il en résulterait aussi
qu'elle ne pourrait pas être dialectique puisque la dialectique n'a pas de sens
si elle ne présente pas un mouvement qui soit intelligible et qui la départage du
hasard. Le problème est donc de savoir si la conscience, que l'on sait se
confondre avec la connaissance, implique un rapport qui soit constitutif du
mouvement de la relation, mais d'une manière qui soit rationnelle, c'est-à-dire
intelligible?

Depuis Hegel, on l'a vu, la dialectique se définit comme une relation mouvante
entre l'être et la connaissance. Qui dit mouvement dit acte; l'acte n'est pas
totalité mais totalisation. La totalité, en effet, en tant que réalité faite, est
inerte : «Le statut ontologique qu'elle réclame par sa définition même est celui
de l'en-soi ou, si l'on veut, de l'inerte101 ». Aussi le sens de la relation se
trouve dans une totalisation qui assure sa rationalité en tant qu'elle est activité
totalisante : «... l'intelligibilité de la Raison Dialectique peut être aisément
établie : elle n'est rien d'autre que le mouvement même de la totalisation102».
La conscience étant le fondement du rapport de connaissance au monde, la
question est donc de savoir si son activité est totalisante ou, selon la
formulation de Sartre : «existe-t-il un secteur de l'être où la totalisation est la

101. CRD p. 138.


102. CRD p. 139.
267

forme même de l'existence103?». Il ne serait pas faux de penser que la


question est quelque peu rhétorique. En effet, sans qu’il soit nécessaire de
reprendre l'expérience de l'ontologie phénoménologique pratiquée dans L'Être
et le Néant, il est facile de se rappeler que la conscience se définit comme une
totalité détotalisée dont l'existence concrète n'est rien d'autre que la poursuite
incessante d'une totalité qui n'est pas possible, ce qui en fait une totalisation
qui a précisément à se totaliser sans cesse. Conscience et totalisation se
confondent et, en conséquence, assurent à la conscience une intelligibilité qui
ne permet plus de douter qu'elle soit dialectique; en fait la dialectique apparaît
n'être qu'un autre terme pour désigner la conscience. Nous devons vérifier la
cohérence et la validité de cette conclusion, en revenant tant sur l'ontologie que
sur l'épistémologie.

2. Conscience et praxis

2.1 Les rapports intraconscientiels

Sur le plan ontologique, la distinction entre l'être et le connaître ne pose pas


problème à une dialectique de la conscience : «il y a dialectique s'il existe, au
moins dans un secteur ontologique, une totalisation en cours qui soit
immédiatement accessible à une pensée qui se totalise sans cesse dans sa
compréhension même de la totalisation dont elle émane et qui se fait elle-
même son objet104». En effet on sait que la conscience «existe comme une
temporalisation totalisante105». Le temps, en tant que phénomène ek-statique,
est une donnée concrète qui est condition d'existence du pour-soi; la
temporalisation n'est en fait que la matérialisation de la totalisation, à tel point
que «... se totaliser signifie se temporaliser106». L'insertion de la conscience

103. CRD p. 137.


104. CRD p. 137.
105. CRD p. 147.
106. CRD p. 143.
268

dans le temps, ou devrait-on plutôt dire, le temps comme réalité faite par
l'homme107, permet de répondre à une des deux exigences de la dialectique
que Sartre énonce comme l'héritage de Hegel, à savoir que la Vérité doit être
devenue. C'est ce que Sartre exprime joliment en disant : «ma vie même est
millénaire108». Par le poids du temps, le passé en tant qu'inertie constitue
l'homme dans sa matérialité, comme celle d'une chose. Mais cette matérialité
doit être intériorisée ou, si l'on veut, être compréhension d'elle-même, sinon
elle ne saurait être signifiante; la réalité devenue de l'homme n'est pas celle
d'une roche inerte. Aussi, la réalité humaine, et c'est l'autre exigence de Hegel
qu'il faut rencontrer, est devenante. En effet, le pour-soi est temporalisé et
temporalisant; cette historicisation se fonde elle-même sur une temporalité
originelle qui n'est rien d'autre que le mouvement de surrection, d'arrachement
vers, l'élan vers le dehors de soi pour perpétuellement produire soi et que
définit l'intentionnalité de la conscience; on l'a vu, l'existence est projet, c'est-à-
dire liberté et créativité : «Seul le projet comme médiation entre deux
moments de l'objectivité peut rendre compte de l'histoire, c'est-à-dire de la
créativité humaine109». Le projet, qui est relation de l'existant en tant qu'il est
manque à ses possibles, prend sur le plan de la matérialité la forme d'une
relation de besoin, instituée dans un univers de la rareté qui est la réalité
historique de l'homme110; aussi, Sartre décrit et caractérise le besoin de la
même façon que le manque :

107. A ce sujet, voir QM p. 63-64, note 1 : «La dialectique comme mouvement de la


réalité s'effondre si le temps n'est pas dialectique, c'est-à-dire si l'on refuse une
certaine action de l'avenir en tant que tel. ... On doit comprendre, en effet, que ni les
hommes ni leurs activités ne sont dans le temps, mais que le temps, comme caractère
concret de l'histoire, est fait par les hommes sur la base de leur temporalisation
originelle.»
108. CRD p. 144; aussi : «En effet — je l'ai montré ailleurs — la seule temporalité
concevable est celle d'une totalisation comme aventure singulière. Si la totalisation doit
être découverte comme totalisation en cours, cela ne signifie pas seulement qu'elle
devient et deviendra mais aussi qu'elle est devenue » (CRD p. 143). Aussi, dans
Conscience de soi et connaissance de soi, notamment : «... j'ai dit que la vérité
proprement dite, d'accord avec Hegel, était devenue, il est bien entendu que je suis
d'accord avec vous : elle est devenante.» (p. 80).
109. QM p. 67-68; aussi : «[La dialectique elle-même] ... la praxis est en elle-
même inconcevable sans le besoin, la transcendance, et le projet.» (QM p. 106).
110. Voir à ce sujet CRD p. 201 : «Mais il reste que les trois quarts de la population
du globe sont sous-alimentés, après des millénaires d'Histoire; ainsi, malgré sa
269

Tout se découvre dans le besoin : c'est le premier


rapport totalisant de cet être matériel, un homme, avec
l'ensemble matériel dont il fait partie. Ce rapport est
univoque et d'intériorité. Par le besoin, en effet,
apparaît dans la matière la première négation de
négation et la première totalisation. Le besoin est
négation de négation dans la mesure où il se dénonce
comme un manque à l'intérieur de l'organisme, il est
positivité dans la mesure où par lui la totalité
organique tend à se conserver comme telle. ... Le
besoin est une fonction qui se pose pour soi et se
totalise comme fonction parce qu'elle est réduite à
devenir geste, à fonctionner pour elle-même et non
dans l'intégration de la vie organique. Et, à travers cet
isolement, l'organisme tout entier court le risque de
désagrégation; c'est le danger de mort. Cette
totalisation première est transcendante dans la
mesure où l'organisme trouve son être hors de lui —
immédiatement ou médiatement — dans l'être
inanimé; le besoin institue la première contradiction
puisque l'organique dépend dans son être,
directement (oxygène) ou indirectement (nourritures)
de l'être inorganisé ...111.

contingence, la rareté est une relation humaine fondamentale (avec la Nature et avec les
hommes).»
111. CRD p. 166. Également : «[Le besoin] résume en lui toutes les structures
existentielles. Dans son plein développement le besoin est transcendance et négativité
(négation de négation en tant qu'il se produit comme manque cherchant à se nier) donc
dépassement-vers (pro-jet rudimentaire)» (QM p. 105, note 1). Aussi : «... par
rapport au donné, la praxis est négativité : mais il s'agit toujours d'une négation d'une
négation; par rapport à l'objet visé, elle est positivité : mais cette positivité débouche
sur le «non-existant» sur ce qui n’a pas encore été. Fuite et bond en avant, refus et
réalisation tout ensemble le projet dévoile et retient la réalité dépassée, refusée par le
mouvement même qui la dépasse ... . La négation de la réalité refusée au nom de la réalité
à produire ...» (QM p. 64). Ou encore : «tout homme se définit négativement par
l'ensemble des possibles qui lui sont impossibles» (QM p. 65). Aussi : «Par le besoin,
en effet, apparaît dans la matière la première négation de négation et la première
totalisation. Le besoin est négation de négation dans la mesure où il se dénonce comme un
manque à l'intérieur de l'organisme ... la négation de cette négation se fait en dépassant
l'organique vers l'inorganique» (CRD p. 166). Ou encore : «Le besoin comme négation
de la négation c'est l'organisme lui-même se vivant dans le futur à travers les désordres
présents comme sa possibilité propre et, par conséquent, comme la possibilité de sa
propre impossibilité. ... Donc, bien que d'abord l'univers matériel puisse rendre
l'existence de l'homme impossible, c'est par l'homme que la négation vient à l'homme et à
la matière». Ou encore : «... le besoin enfin pose la négation par son existence même
puisqu'il est lui-même une première négation du manque. En un mot, l’intelligibilité du
négatif comme structure de l'être ne peut apparaître qu'en liaison avec un processus de
270

Il appert donc que c'est par l'homme que la matière existe et prend son sens,
de la même façon que cela s'est avéré en regard de l'en-soi à la suite de
l'expérience phénoménologique. Cela n'est du reste pas étonnant puisque la
matière n'est en fait qu'une facette de l'en-soi. L'accentuation du rapport au
concret matériel est ce qui fait que la conscience, au lieu d'être décrite comme
pure négativité, est praxis. Mais la démarche est néanmoins fort importante,
puisqu'elle implique une critique fondamentale du matérialisme dialectique,
notamment celui de Engels; il ressort, en effet, que rien ne saurait, à
proprement parler, expliquer la réalité humaine sinon l'homme et, en
conséquence, ni la négativité ni la dialectique ne sauraient avoir de fondement
dans la nature, ainsi que l'exprime cette vérité fondamentale :

... dans l'univers toute existence est matérielle, dans le


monde de l'homme, tout est humain112.

Mais l'homme n'est pas l'Homme, ni les hommes. L'Homme n'existe pas;
comme tels, les hommes non plus. En tant qu'individu concret, l'homme est la

totalisation en cours ...» (CRD p. 170). Ou enfin : «Mais la négation de la négation


serait, même dans la totalité, un retour au point de départ s'il ne s'agissait d'une totalité
dépassée vers une fin totalisatrice» (CRD p. 173).
112. CRD p. 248. Sartre marque son opposition à la dialectique matérialiste par la
formule suivante : «La découverte capitale de l'expérience dialectique, je le rappelle
tout de suite, c'est que l'homme est «médié» par les choses dans la mesure même où les
choses sont «médiées» par l'homme» (CRD p. 165; aussi, p. 180 et p. 207). La
formule vise à souligner l'historicité de l'homme; toutefois il importe de bien
comprendre que la «médiation» de l’homme par les choses n'implique aucune dialectique
propre aux choses, mais indique le «poids» des choses sur l'homme telles les contraintes
de la rareté, mais aussi la récurrence des contre-finalités que Sartre nomme «actes
sans auteur», dialectique de la passivité ou anti-dialectique et qui font assumer à
l'homme autant son «millénarisme» que les conséquences actuelles d'apparences
imprévues et indéterminées, comme des produits magiques ou des «circularités
infernales». La matière produit l'homme, mais dans le sens où l'homme est le produit de
son produit. Il ne faut pas oublier que le rapport avec la matière est de nature univoque
et que la vie humaine comme histoire n'est que l'intériorisation de l'extériorité et
l'extériorisation de l'intériorité; autrement dit, le monde est dehors mais il est
humain : la «profondeur» du monde est celle de l'homme. Aussi il ne faut pas comme
Hegel supprimer la matière comme médiation sinon, en délaissant le concret, ce serait
verser à nouveau dans l'idéalisme. La question se résume ainsi : «Les choses sont
humaines dans la mesure où les hommes sont des choses ... ce monde pour et par l'homme
ne peut être qu'humain.» (CRD p. 247).
271

négation radicale de l'Homme et des hommes. Relativement à l'homme


concret, après avoir affirmé sa relation à la nature comme négation de la
négation, Sartre reprend 113 cette fois encore la description d'autrui comme
Négation et négation niée ou, si l'on veut, objectivation; il s'agit d'une relation
antagonistique dont l'objet est la mise à mort d'autrui en tant qu'il est Négation
qui se fait négation de ma Négation : «un centre de fuite», «un ailleurs qui
m'échappe et échappe à toute totalisation parce qu'il est totalisateur en
cours114». Société à l'état colloïdal, luttes, feintes, ruses, fraudes, manoeuvres,
reconnaissances, anéantissements, multiplicité des épicentres, hétérogénéité
irréductible de la dyade, centre hémorragique, glissements centrifuges et
divergents, rapport de contiguïté, co-existence dans l'extériorité : nous
retrouvons ainsi dans la Critique sous des vocables semblables la même
description que nous avons déjà rencontrée dans L'Être et le Néant, la
différence étant que la relation conflictuelle entre les hommes est exacerbée
davantage par le contexte de la rareté. L'homme du besoin est celui de la
conscience pour-soi, considéré en tant que son existence est matérielle.
Autrement dit, les structures internes de la conscience sont parfaitement
cohérentes avec l'exigence du temps et de la matière, puisqu'elles sont les
conditions concrètes dans lesquelles elles se réalisent ou, mieux encore, se
totalisent. La conscience a, en elle, son intelligibilité en tant qu'elle est
totalisation.

2.2 Les rapports supraconscientiels

Mais si la Critique, au-delà de la dimension capitale du rapport concret à la


matérialité, s'applique, en regard de l'homme dans ses relations avec les

113. CRD p. 131. Le texte suivant est illustratif de la continuité de la conception


sartrienne : «La violence est donc en tout cas reconnaissance réciproque de la liberté et
négation ... L'homme est violent — dans toute l'Histoire et jusqu'à ce jour ...» et il ajoute
cependant plus loin en parlant des relations des libertés comme liberté d'anéantir la
liberté : «... la contrainte ne supprime pas la liberté (sauf en liquidant les opprimés);
elle en fait sa complice en ne lui laissant d'autre issue que l’obéissance» (CRD p. 689-
690).
114. CRD p. 186.
272

autres hommes, à réaffirmer et à approfondir la position ontologique de Sartre


sans vraiment élargir notre connaissance, sinon par l'assimilation qui est faite
de la conscience et de la dialectique, il en va différemment de l'analyse des
hommes en tant que groupe ou supraconscience. L'apport systématique de la
Critique, qui poursuit à cet égard la critique du matérialisme dialectique, en
passant alors de la nature à la société, est magistral. Seul l'individu singulier
ou, si l'on veut la conscience en tant que conscience particulière, a un statut
ontologique. La société, c'est-à-dire l'individu en tant que constitué dans un
groupe, est en effet un «appareil illusoire115»; sa constitution est faite tout
entière par le dehors, sur le modèle d'une «organisation116» (et non pas d'un
organisme pratique) dans laquelle la libre action individuelle se transforme en
libre action commune pour former «l'individu commun117», saisissant «('Autre
comme le même118» pour s'établir comme la «dictature du Même119» ou selon
une autre expression de Sartre, comme «quelque chose comme un objet qui
fuit sur ces cent paires de jambes120». Cette expression imagée évoque le
problème du groupe puisqu'elle affirme l'impossibilité des individus de se
fondre en un groupe, sinon en une extériorité qui constitue une réalité ne
portant pas en soi les règles de son propre mouvement.

Il peut être tentant, et c'est du reste une erreur que Sartre juge assez répandue,
d'attribuer au groupe le statut d'un «hyperorganisme ... d'une

115. CRD p. 391, aussi, p. 413 : «illusion organiciste».


1 16. CRD p. 521 : «... l'organisation ne reproduit pas l'organisme, elle veut être son
amélioration par l'invention humaine; elle reprend comme modèle son unité pratique
[sans y atteindre, nous le verrons] mais elle dissout en elle la facticité de l'être vivant.»
117. CRD p. 425.
118. CRD p. 425. Par opposition à cette tentative du groupe, la réalité est toute
différente : «Elle [la dialectique] se constitue, en effet, comme négation de l'Autre dans
la mesure même où l'Autre est déjà en elle comme sa négation ... un seule homme
existe : celui qui se réalise comme un homme (comme libre praxis) par la
transformation de l'Autre en objet non humain [...] ... la praxis se constitue chez l'un
comme chez l'autre comme négation de la négation ... pour liquider dehors et du dehors le
sujet pratique en l'Autre et pour opérer par cette destruction transcendante la
récupération de son objectivité. (CRD p. 749-452).
1 19. CRD p. 475.
120. CRD p. 403.
273

hyperdialectique121 », voire encore de «l'existence métaphysique d'une forme


ou d'une Gestalt, d'une conscience collective ou d'une totalité faite122». Mais
ce sont là des conceptions étrangères à la réalité du groupe; le groupe ne
saurait être compris, si l'on ignore qu'il est essentiellement la projection externe
unifiant une multiplicité d'individus pratiques : «synthèse unifiante mais pas
unifiée123». Il est unité non unifiante, puisque son unité ne vient pas de lui-
même; son unité n'unifie pas réellement car elle est l'idée abstraite d'une unité
et d'une unification. La réalité du groupe apparaît moins énigmatique, si on la
considère sous l'angle du rapport des consciences individuelles et concrètes;
est-il réaliste de considérer que le groupe permette de surmonter l'irréductibilité
des consciences, dépassant ce que lui refuse son statut ontologique?
Comment une communication des individus serait-elle possible dans un
groupe, alors que la communication par principe, n'est pas possible? Poser la
question, c'est y répondre. Le groupe n'est ni une totalisation, ni une totalité et
«... la totalisation ne peut se faire totalité124»; en effet, l'individu pratique, en
cessant d'être totalisant pour se faire une totalité, s'instituerait comme un en-
soi, cessant alors d'être lui-même, ne serait-ce qu'en raison de ce qu'il ne
pourrait plus alors se totaliser. Corollairement, si l'on devait considérer le
groupe comme étant la totalité des individus pratiques, nous serions devant la
situation absurde d'une totalité qui n'intégrerait pas les totalités individuelles, à
moins de considérer que la totalisation s'est faite totalité en ne cessant pas
d'être totalisation! Sartre a raison alors de considérer la totalité comme «le
corrélatif d'un acte d'imagination125». C'est que l'unité d'un groupe, constitué
d'une multiplicité d'individus pratiques, suppose une intégration qui n'est pas
possible en raison même de ses constituants. Aussi, le facteur d'unification du
groupe n'est pas en lui-même; il est dans le projet commun de chacun de ses
constituants, mais toute action du groupe n'est que l'action individuelle des
organismes pratiques. Il faut accepter l'évidence que le groupe n'agit pas et
qu'il n'a, en fait, aucune réalité autre que celle de ses parties; la rationalité du
groupe est une rationalité «... constituée, c'est-à-dire que le groupe est un

121. CRD p. 508.


122. CRD p. 500.
123. CRD p. 431.
124. CRD p. 540.
125. CRD p. 138.
274

produit126». En fait, si le groupe avait une rationalité sui generis, cette


rationalité serait d'un autre ordre et ne serait pas accessible et intelligible à la
dialectique humaine, puisqu'elle ne procéderait pas de l'individu. En tant que
produit, le groupe n'est pas constituant, à la différence de la conscience
individuelle. Au delà de ces raisons et plus essentiellement encore, l'échec du
groupe a un fondement ontologique qui est «... l'indépassable statut de
l'individualité organique ...127»; cette indépassabilité est telle que, si par
hypothèse une telle réalité s'avérait possible, il faudrait considérer que «...
l'unité organique de son action (supposant une unité hyper-consciente, etc.) eût
été d'une autre espèce et d'une autre intelligibilité128».129L'impossibilité du
groupe est celle de la totalité; aussi Sartre reprend, à son égard, l'argument de
l'impossibilité de la totalité :

Si seulement cela n'était pas une absurdité; à lui seul


[à un témoin] pourrait apparaître un statut
d'intelligibilité ontologique qui serait inaccessible aux
agents eux-mêmes à l'intérieur de cette réalité : pour
nous, situés dans la classe ou hors d'elle, ce statut
d'hyperorganisme n'est pas; il ne se manifeste en effet
par aucun effet pratique sur les agents ou sur l'action.
Mais pour décider de l'objectivité totale, il faudrait
aussi pouvoir totaliser du dehors, c'est-à-dire d'un
espace dont l'espace social à и dimensions serait un
cas particulier. La nécessité et l'impossibilité de saisir
la classe en lutte comme totale objectivité produit en
elle une limite négative externe ou, si l'on veut, la
possibilité d'avoir un extérieur'29.

C'est donc dire que le rapport de l'individu à la société est un rapport de


l'extérieur et que ce rapport est indépassable, par le fait du statut ontologique
de l'individu. L'échec de la société, en tant que réalité ayant une existence
autonome et par soi, se fonde lui-même sur la réalité ontologique de chacun

126. CRD p. 532.


127. CRD p. 635.
128. CRD p. 532.
129. CRD p. 667.
275

des individus, laquelle affirme non seulement une hétérogénéité radicale des
individus entre eux, mais une réalité dont la caractéristique ontologique est
celle d'une totalité détotalisée qui ne peut pas être une totalité sans cesser
d'être elle-même. L'unité sociale est donc inconciliable avec la réalité des
individus; l'agrégat de la multitude des consciences individuelles ne saurait
constituer une réalité qui est rendue impossible par le statut ontologique de
chacun des individus. Plus encore, le statut ontologique de l'individu qui est
celui d'un échec à être totalité rend impossible tout statut ontologique du
groupe : «... [l'unité pratique de groupe] n'est jamais réellement donnée dans
le groupe lui-même, au sens où les moments d'un acte individuel ont tous leur
unité dans l'unité d'un développement actif. Par contre, nous saisissons
immédiatement la véritable puissance du groupe dans l'impuissance de
chacun de ses membres130». Aussi en tant qu'il y a conscience de chacun de
l'impossibilité d'être groupe, la réalité du groupe est dans son impossibilité.
Cette impossible synthèse de l'individu et du commun ou, si l'on veut,
l'indépassable impossibilité de l'interpénétration des libertés individuelles est
telle qu'elle est à l'origine de la culmination exacerbée de la conception
sartrienne du groupe : la terreur'3'. C'est comme si l'individu, par une sorte
de serment de chacun des individus d'un groupe, acceptait de se transformer
en une inertie dont la dynamique est dans la violence de la négation de chacun
en tant qu'il n'est pas autrui, de telle sorte qu’autrui serait chacun dans le
dépassement d'une fraternité qui est le groupe en tant que groupe : «... dans
la mesure où chacun tente de réaliser le groupe comme praxis unifiée ... il doit
viser à liquider ('Autre comme facteur d'inertie dispersive et de déviations
circulaires : et comme l'Autre, c'est chacun en tant qu'Autre, il faut imposer la
fraternité par la violence132».

130. CRD p. 631; aussi, p. 642 «... absence de statut ontologique de groupe ...»;
également, p. 568, 576.
131. CRD p. 567 : «Le fondement de la terreur, à y regarder de près, c'est
précisément le fait que le groupe n'a pas ni ne peut avoir le statut ontologique qu'il
réclame dans sa praxis». Aussi : «Nous reconnaissons sans peine que le groupe n'a
jamais ni ne peut avoir le type d’existence métaphysique qu’on cherche à lui donner;
nous répétons avec le marxisme: il n'y a que des hommes et des relations réelles entre
les hommes.» (QM p. 107).
132. CRD p. 577.
276

Cette négation de l'impuissance, en tentant par tous et chacun de se libérer du


carcan qui enferme l'individu sur lui-même, est un échec; celui-ci marque du
reste la même violence et la même issue que celle de la négation d'autrui que
nous avons vue précédemment. La conscience ne peut pas nier qu'elle est
pour autrui, pas plus qu'elle n'est pas autrui. Ce qui rend possible cette fusion
transmutatoire du groupe par la violence est la foi révolutionnaire dont
Verstraeten cherche à convaincre Sartre, sans succès, dans l'entrevue serrée
que nous avons déjà citée : il y a croyance en quelque chose que je ne sais
pas et qui fait croire que le non-échec n'est pas une impossibilité. Si une telle
foi existe (que l'on pourrait traduire en d'autres mots comme sa foi en l'homme
et en la liberté), Sartre n'en est pas moins amené à faire le dur constat de
l'impossibilité d'un concept qui représente sa réalisation : «De notre point de
vue, l'impossibilité pour le prolétariat d'exercer une dictature est fortement
démontrée par l'impossibilité que le groupe, sous n'importe quelle forme, se
constitue en hyperorganisme133». Il appert donc que les rapports de tout
individu concret et pratique, que ce soit avec les autres individus ou avec le
groupe, sont non seulement impossibles, mais se ramènent à une relation
négative empreinte de conflits dont la seule issue est une fraternité ponctuelle
soudée par la peur et l'impuissance. Cette issue se profile comme un horizon,
qui est le pendant de l'idéal de la conscience pure de l'ontologie.

Dans l'univers des vivants, l'homme constitue une région ontologique


particulière et privilégiée en ce qu'il «peut être historique134». Sa manière
d'être est dialectique : «la dialectique sur le plan ontologique apparaît comme
le seul type de rapports que des individus situés et constitués d'une certaine
façon peuvent établir entre eux au nom même de leur constitution135». Du
chemin parcouru, il appert que la totalisation devenue et devenante ne saurait
être trouvée ni du côté de la matière ni du côté de la relation des hommes entre

133. CRD p. 620.


134. CRD p. 132; Sartre explique que l'homme ne peut être défini par son historicité
parce qu'il y a des sociétés sans histoire.
135. CRD p. 132. Sartre ajoute: «La dialectique, si elle existe, ne peut être que la
totalisation des totalisations concrètes opérées par une multiplicité de singularités
totalisantes.»
277

eux, ni du côté d'une quelconque structure sociale constituante les


conditionnant; l'homme est le seul être totalisant, et donc dialectique. Cette
totalisation n'est pas abstraite puisque l'homme est situé, c'est-à-dire rapport
concret à la nature et plus généralement au monde. À cet égard le réalisme
dialectique, tel que développé par Sartre, n'est qu'une autre façon de traduire
la réalité de l'homme comme être ontologique : l'homme est être-dans-le-
monde; il n'y a pas de dialectique supraconscientielle, mais la conscience est
dialectique. Si les structures internes de la conscience, en tant qu'elle est
totalisation, sont parfaitement compatibles avec la dialectique, une telle
conclusion est inconciliable avec toute conception qui tend à conférer à la
conscience un statut supraconscientiel, puisque celle-ci est dirimante à toute
dialectique en ce que son caractère externe implique une intelligibilité
inaccessible à la conscience. Bref, il n'y a pas de dialectique, et en
conséquence d'intelligibilité, qui émane des consciences en tant que telles.

3. Connaissance et praxis

Affirmer que la conscience est dialectique n'est pas suffisant; il importe en effet
de savoir si la conscience présente une dialectique qui ait une rationalité
intelligible. La dialectique qui ressort de la conception sartrienne de la
conscience et qui, sur le plan ontologique, apparaît être la définition même de
la conscience, présente-t-elle une correspondance ayant, sur le plan de la
connaissance, une même cohérence et validité? Nous savons déjà, à l'instar
du modèle hégélien, que le mouvement de l'être et celui de la connaissance
doivent s'interpénétrer et se changer réciproquement pour qu'il y ait
dialectique. Certes, une épistémologie réaliste doit s'assurer que ce
mouvement ne se résorbe ni dans la pensée ni dans la matière, l'une et l'autre
n'étant que des formes de l'idéalisme de la connaissance; aussi celle-ci exige
que soit maintenu le rapport concret de l'homme comme être-dans-le-monde.
C'est dans la microphysique contemporaine que Sartre voit le seul modèle
valable d’une théorie de la connaissance, puisque celle-ci affirme une relation
active entre la connaissance et la chose, le connaissant modifiant le connu; il
278

lui apparaît que cette relation active, qu'il a décrite comme négativité
dévoilante, distance dans la proximité dévoilante , et qui se perd et s'aliène au
cours de l'action pour se retrouver dans et par l'action même, n'est rien d'autre
que sa propre théorie de la conscience. C'est donc celle-ci qui doit être le point
de départ d'une théorie de la connaissance d'un marxisme réaliste. Mais la
conscience sartrienne qui a à être ek-statiquement une totalité détotalisée,
permet-elle une épistémologie qui fonde une conscience dialectique, laquelle
exige que la connaissance soit totalisante? Bref la conscience dialectique
permet-elle de fonder une connaissance dialectique ou, si l'on préfère,
présente-t-elle une intelligibilité humaine?

Pour opérer un tel passage de l'ontologie à l'épistémologie, le point critique est


le lien entre la conscience et la connaissance. Pour Sartre la réponse n'est pas
nouvelle et elle est simple : l'évidence et la certitude de l'expérience de la
connaissance sont garanties par l'apodicticité des données de la conscience.
Sartre a, du reste, insisté sur cette question. Rappelons seulement que, dans
L'Être et le Néant, il concluait que la «connaissance se confond avec l'être ek-
statique du pour-soi ... le Pour-soi n'ajoute rien à l'En-soi»136; la pensée
formulée dans la Critique est tout à fait cohérente avec le principe alors
énoncé :

Si la raison dialectique existe, elle ne peut être —du


point de vue ontologique — que la totalisation en
cours, là où cette totalisation a lieu et — du point de
vue épistémologique — que la perméabilité de cette
totalisation à une connaissance dont les démarches
soient par principe totalisantes. Mais, comme il n'est
pas admissible que la connaissance totalisante vienne
à la totalisation ontologique comme une totalisation
nouvelle de celle-ci, il faut que la connaissance
dialectique soit un moment de la totalisation ou, si l'on
préfère, que la totalisation comprenne en soi-même sa
retotalisation réflexive comme une indispensable

136. EN p. 268-269.
279

structure et comme un processus totalisateur au sein


du processus d'ensemble137.

C'est que l'expérimentateur est lui-même médiation vivante et expérimentée,


puisque la connaissance qu'il a de son action n'est pas une conscience
distincte, même si elle est différente de la conscience non thétique de soi; sa
connaissance est elle-même action sur l'activité non connaissante de la
conscience ou, en d'autres termes, praxis dans sa praxis. En d'autres termes,
la reconstitution opérée par la scissiparité réflexive est «praxis reconstituante
(par exemple, celle de l'historien ou de l'ethnographe) et la praxis
reconstituante — en tant qu'elle est reconstitution — est inséparablement liée à
la praxis reconstituée ... parfaitement homogène138». Bref la réflexion, que ce
soit celle de l'expérience critique visant à mettre à jour la dialectique ou celle
de l'activité quotidienne, se confond avec la praxis-, la différence est que sa
constitution porte sur une re-constitution, c'est-à-dire qu'elle éclaire en même
temps qu'elle restitue le donné. Il s'agit donc d'un moment de la totalisation; la
praxis est conservation et dépassement du donné. Aussi, la révolution
réflexive, dont Sartre disait dans l'ontologie qu'il n'y avait pas d'autre moyen
pour être-dans-le-monde, apparaît, en tant qu'elle est retotalisation réflexive, la
condition de l'intelligibilité du monde. Du coup, c'est affirmer qu'il n'y a pas de
réalité humaine sans connaissance : non seulement la conscience permet de
fonder la connaissance, mais la connaissance est l'exigence dialectique de son
intelligibilité.

137. CRD p. 139; il faut remarquer que la préoccupation de Sartre est double:
s'assurer que la réflexion est apodictique, mais aussi montrer que l'expérience critique,
en tant qu'une des tentatives «toutes intéressantes et toutes contestables (y compris,
naturellement celle-ci) pour questionner la dialectique sur elle-même ...» (CRD p.
142) est elle-même dialectique, puisque la dialectique ne saurait émaner d'une
réflexion abstraite ou contemplative mais d'une expérience concrète et dialectique qui ne
peut, selon lui se situer avant la sclérose de l'idéalisme stalinien, puisqu'elle doit
réaliser «le divorce de la praxis aveugle» (CRD p. 141) dont il est l'expression.
1 38. CRD p. 146; Sartre rappelle: «J'ai montré ailleurs qu'il ne fallait pas envisager
la réflexion comme une conscience parasitaire et distincte ...» (CRD p. 140).
280

La connaissance fait donc partie de la praxis. C'est que la totalisation


dialectique est à la fois «une méthode et un mouvement dans l'objet139». La
méthode, qui est celle que la rationalité analytique posait comme un système
indépendant et extérieur pour découvrir la rationalité du monde, apparaît
clairement comme une instrumentation technique constituée par la pensée qui
s'en «s'affecte intentionnellement ... et se fait inertie dirigée pour agir sur
l'inertie140». La rationalité analytique, en tant qu'elle procède d'hypothèse sur
les choses, devient ainsi un instrument de la raison dialectique; elle constitue le
lien avec l'extériorité naturelle «comme les carapaces chitineuses de certains
insectes141», puisque si elle n'atteint pas les choses mêmes, elle permet
néanmoins de les mettre à jour. Ainsi, les universaux, un des parangons de la
rationalité analytique, cessent d'être des connaissances et deviennent des
instruments «pour mieux découvrir la singularité de l'aventure totalisante où
l'expérience a lieu142». La raison analytique n'est plus la raison, mais une
raison qui est une instrumentation et un moment de la raison synthétique et
progressive de la dialectique; bref, «l'intériorité s'extériorise pour intérioriser
l'extériorité143». Il s'agit là d'un changement radical, puisque l'extériorité n'est
plus le moyen et le but; au contraire, l'extériorisation n’est là que pour
l'intériorisation qui, à son tour, doit se ré-extérioriser. L'objet n'est plus là pour
être défini comme concept, mais il est défini comme concept pour mieux
éclairer et transformer l'action puisque, de toute façon, il la transforme ; la
praxis est un «passage de l'objectif à l'objectif par l'intériorisation144». Aussi,
par-delà l'appréhension externe du réel, la connaissance est un mouvement
dont la rationalité se confond avec le mouvement de l'être et de la

139. CRD p. 119.


140. CRD p. 148. Sartre dit aussi: «... cette totalisation ne peut être qu'une aventure
singulière dans des conditions singulières, et du point de vue épistémologique, elle
produit les universels qui l'éclairent et elle les singularise en les intériorisant (de cette
façon, en effet, les concepts forgés par l'histoire, y compris celui de l'homme sont des
universaux singularisés et n'ont aucun sens en dehors de cette aventure singulière) ...
Ainsi les universaux de la dialectique — principes et lois d'intelligibilité — sont des
universaux singularisés: tout effort d'abstraction et d’universalisation n'aboutirait qu'à
proposer des termes constamment valables pour cette aventure» (CRD p. 140-141).
141. CRD p. 148; la chitine est une enveloppe cellulosique — elle signifie ici la
connaissance à travers quelque chose, en extériorité.
142. CRD p. 141.
143. CRD p. 149.
144. QM p. 66.
281

connaissance. La rationalité dialectique fonde donc une intelligibilité qui ne


laisse rien au hasard, puisque cette raison nouvelle implique, à l'encontre de
Kierkegaard, que l'homme n'est pas inconnaissable, mais «seulement qu'il
n'est pas connu145»; elle rejette également, et du même coup, toute pensée qui
justifie ou explique par le hasard les déterminations concrètes; la part
d'indétermination et de non-savoir n'est, du moins théoriquement, que
provisoire. Cette rationalité nouvelle récuse donc toute conception réduisant et
expliquant les résultats des actions humaines par des moyennes statistiques
qui ont pour effet d'épurer l'homme de la réalité : «l'homme aliéné, mystifié,
réifié etc., n'en reste pas moins un homme146». Toutes les approches
réductrices, qu'elles émergent d'un anti-hégélianisme qui se confine à
l'irrationalité ou d'un néopositivisme matérialiste qui expurge le vécu concret
dans le non-signifiant, ne sont que des velléités de la rationalité analytique
qu'on assimile dans l'un et l'autre cas à la rationalité; c'est ce que Sartre
exprime en affirmant que «la connaissance n'a rien d'un Savoir absolu147». Il
ne faut pas oublier que, comme aime à le répéter Sartre, le monde est humain-,
il ne faut pas hésiter à reconnaître à l'homme des propriétés humaines, à savoir
entre autres que l'homme est un projet «qui ne peut en aucun cas se définir par
des concepts148». Bref, par un changement radical propre à la pensée
nouvelle, la rationalité ne trouve plus sa raison et son sens dans l'extériorité; sa
méthode et son mouvement n'ont pour seule intelligibilité que l'intériorisation
d'une extériorité qui, autrement, n'a pas elle-même de véritable rationalité. La
connaissance, en tant qu'elle est relation, ne signifie pas étude ou
contemplation : elle est action située et mouvante.

En regard de la question que nous posions de savoir si la dialectique de la


conscience présentait une intelligibilité qui soit humaine, il appert maintenant

145. QM p. 42; aussi «... le rêve de l'ignorance absolue qui découvre le réel
préconceptuel est une sottise philosophique aussi dangereuse que fut, au XVIIIe siècle, le
rêve du «bon sauvage»» (CRD p. 145).
146. QM, note I, p. 70; aussi à ce sujet: «Les moyennes telles que les conçoivent Engels
et les statisticiens suppriment, en effet, l'auteur, mais, du même coup, ils suppriment
l'oeuvre et son «humanité» ». (QM p. 68 note I).
147. QM p. 64; aussi, p. 104.
148. QM p. 105.
282

qu'on puisse répondre positivement; la connaissance en effet, suite à la


dissociation de la raison du rationalisme et de son intégration à la praxis en tant
qu'elle en est la retotalisation, présente une relation nouvelle avec la
conscience, en assumant la dialectique totalisante et surtout en assurant son
intelligibilité. En fait, on peut maintenant voir que la translucidité de l'acte
appartient au projet, puisque le projet implique nécessairement une fin. Aussi
l'intelligibilité de la dialectique en tant qu'elle est praxis, c'est-à-dire le
«mouvement réel d'une unité en train de se faire et non l'étude, même
«fonctionnelle» et «dynamique» d'une unité déjà faite149», est accessible tout
entière, dans la compréhension de sa «signification terminale à partir de ses
conditions de départ150». La translucidité de la dialectique tient à ce que la
dialectique est la vie elle-même, à tel point qu'il y a «identité fondamentale
entre l'individu singulier et l'histoire humaine151» et qu'elle apparaît comme «la
logique de l'action créatrice, c'est-à-dire, en définitive, comme logique de la
liberté152». La dialectique ne peut se définir à priori (il ne faut pas oublier que
la méthode est euristique); elle n'est pas une séquence dont la réalité se réduit
à une «pure contradiction d'idées153» dont la logique induit «à son tour, de
façon déterministe le résultat. Au contraire, le projet définit une «réalité
neuve154», puisqu'il est le fait d'une liberté créatrice qui ne se définit pas par

149. QM p. 51 .
150. QM p. 96; aussi, p. 99; aussi, p. 96: «L'homme est pour lui-même et pour les
autres un être signifiant puisqu'on ne peut jamais comprendre le moindre de ses gestes
sans dépasser le présent pur et l'expliquer par l'avenir. ... L'homme construit des
signes parce qu'il est signifiant dans sa réalité même et il est signifiant parce qu'il est
dépassement dialectique de tout ce qui est simplement donné. Ce que nous nommons
liberté, c'est l'irréductibilité de l'ordre culturel à l'ordre naturel». De même: «La
compréhension de l'acte se fait par l'acte (produit ou reproduit); la structure
téléologique de l'activité ne se peut saisir que dans un pro-jet qui se définit lui-même
par son but, c'est-à-dire par son avenir et qui revient de cet avenir jusqu'au présent
pour éclairer celui-ci comme négation du passé dépassé» (CRD p. 160).
151. CRD p. 156.
152. CRD p. 156; aussi, p. 133 «... logique vivante de l'action ...».
153. QM p. 82. Sartre continue par des exemples: «Le volé n'est pas le contraire du
voleur ni l'exploité le contraire (ou le contradictoire) de l'exploiteur ...».
1 54. QM p. 68; aussi, p. 95: «La méthode dialectique, au contraire [Sartre réfère ici
au déterministe scientiste] refuse de réduire·, elle fait la démarche inverse: elle dépasse
en conservant; mais les termes de la contradiction dépassée ne peuvent rendre compte ni
du dépassement lui-même, ni de la synthèse ultérieure: c'est celle-ci au contraire qui
les éclaire et qui permet de les comprendre». Le moment neuf tient à la créativité et
signifie, en fait, que l'individu et l'histoire ne sont pas prévisibles ni réductibles ni
283

ses intentions, mais par ses actes. La dialectique ne permet pas d'anticiper ses
choix; toutefois, ces choix sont parfaitement translucides à l'approche
euristique, puisque leur sens, ou si l'on veut leur intelligibilité, se trouve dans
leur mouvement, c'est-à-dire dans leur totalisation elle-même. L'exemple que
Sartre donne à propos de Flaubert illustre bien ce qu'il en est :

«... il s'agit de retrouver le mouvement


d'enrichissement totalisateur qui engendre chaque
moment à partir du moment antérieur, l'élan qui part
des obscurités vécues pour parvenir à l'objectivation
finale, en un mot le projet par lequel Flaubert pour
échapper à la petite bourgeoisie se lancera, à travers
les divers champs de possibles, vers l'objectivation
aliénée de lui-même ... Ce projet a un sens, ce n'est
pas la simple négativité, la fuite ... Ce n'est pas le pur
et simple choix abstrait d'écrire qui fait le propre de
Flaubert mais le choix d'écrire d'une certaine manière
pour se manifester dans le monde de telle façon, en
un mot c'est la signification singulière — dans le cadre
de l'idéologie contemporaine—qu'il donne à la
littérature comme négation de sa condition originelle
et comme solution objective de ses contradictions. ...
Nous avons la série : du conditionnement matériel et
social jusqu'à l'oeuvre, il s'agit de trouver la tension
qui va de l'objectivité à l'objectivité, de découvrir la loi
d'épanouissement qui dépasse une signification par la
suivante et qui maintient celle-ci dans celle-là155.

Il y a donc translucidité de la praxis, c'est-à-dire rationalité intrinsèque de l'acte,


puisque la connaissance est une totalisation (et non une volonté de
conceptualisation) qui se confond avec l'action. Cette perméabilité et cette
homogénéité de la praxis s’arriment parfaitement à la conception de la
connaissance définie dans L'Être et le Néant. Comme on l'a vu, connaissance
et conscience se confondent, de telle sorte que «par un renversement radical
de la position idéaliste, la connaissance se résorbe dans l'être : elle n'est ni

déterminés, ni des machines, bref le rôle d'un homme «... n'est pas défini une fois pour
toutes.» (QM p. 84).
155. QM p. 93.
284

un attribut, ni une fonction, ni un accident de l'être; mais il n'y a que de


l'être156».157 C'est que l'en-soi existe par et pour le pour-soi : la relation
ontologique fondamentale est celle d'une quasi-totalité dans laquelle «c'est
l'aventure de l'En-soi que d'être affirmé^57». Cette relation est celle désignée
dans L'Être et le Néant sous le vocable de réflexion pure dont la définition est
celle d'une simple présence à l'être, mais qui doit être sans cesse reconstituée,
puisque le pour-soi a précisément à ne pas être l'être; nous avons désigné ce
mouvement comme celui d'une opposition Infinie. Est-ce cette relation dont
Sartre parle ici? Le mouvement de simple présence qui définit le pour-soi est-il
celui de la totalisation? Si tel est le cas, n'y a-t-il pas contradiction, puisque la
totalisation implique un perpétuel dépassement qui est inconciliable avec
l'opposition radicale de l'être et du non-être dont l'impossible dépassement est
une caractéristique fondamentale de l'ontologie sartrienne? En fait, c'est dans
l'ambivalence de la conscience sartrienne qu'on peut trouver une réponse. Si
la réflexion pure mène à l'échec, il ne faut pas oublier qu'il existe une autre
réflexion, dite impure, qui implique un autre niveau de connaissance et dont on
sait qu'il n'y a pas d'autre recours pour être-dans-le-monde. Cette deuxième
réflexion s'imbrique dans l'autre. Aussi, l'ontologie n'est pas reniée. La
Critique se situe au niveau de la problématique de la révolution réflexive
appliquée à l'homme dans le monde contraignant de l'univers matériel de
rareté dans lequel il a à se faire avec et parmi les ustensiles; la conscience vit
son aliénation dans le monde. Dans ce contexte, il apparaît évident que la
retotallsation réflexive est une structure indispensable et qu'elle ne peut être
que re-constituante puisque l'activité humaine n'est rien d'autre qu'un projet en
acte, donc constituant, et par ce, intelligible par ses fins. Du reste, c'est le projet
que la méthode euristique analytico-synthétique et régressive-progressive a
pour objet de dévoiler en dégageant l'intention originelle, en tant que la praxis
est tout simplement la logique de l'action créatrice, c'est-à-dire la liberté.

Il y a perméabilité et homogénéité entre la conscience et la connaissance; il n’y


a pas, entre elles, d'ajouts ou de superpositions extérieurs, c'est-à-dire rien qui

156. EN p. 268.
157. EN p. 269.
285

n'auraient pas son fondement dans le processus lui-même. La conscience


constituante et la connaissance constituante, c'est-à-dire totalisantes, sont des
données fondamentales de l'ontologie sartrienne. L'expérience de la Critique
montre que la dialectique de la conscience, confrontée à la matérialité, se fait
connaissance dialectique ou praxis. Bref, c'est la conscience dans le monde
qui est la raison dialectique.

Il apparaît donc qu'une épistémologie réaliste rejoint les conclusions de


l'ontologie et les fonde : le mouvement d'interpénétration et d'interaction
réciproques entre la conscience et la connaissance assure, dans l'action, le
fondement de la dialectique et marque son intelligibilité. La connaissance
fonde ainsi l'intelligibilité de la conscience et sa dialectique; elle n'est plus une
méthode, mais son être et son mouvement même. La rationalité analytique n'a
de sens que par la conscience dialectique en tant que la conscience se
confond avec la connaissance.

C. Dualité et dialectique

Nous savons qu'une dialectique constituée à partir de la nature ou des


collectivités, considérées en tant que tel, aboutit à un idéalisme transcendantal
résultant d'une insuffisance épistémologique conséquente aux limites de la
raison analytique. La rationalité nouvelle, qui n'escamote pas les relations
concrètes et singulières et la profondeur du vécu de la réalité humaine, fait
partie des structures internes de la conscience. Le principe euristique, à travers
une méthode nouvelle dite analytico-synthétique et régressive-progressive, fait
voir qu'il ne saurait y avoir d'épistémologie réaliste qui n'ait comme fondement
l'homme en tant que conscience située et dévoilante. Il apparaît alors que la
dialectique, en tant qu'elle est le mouvement même de l'être et de la
connaissance et qu'elle est totalisation, fonde la rationalité nouvelle.
L'intelligibilité de la rationalité dialectique, avons-nous dit, tient à ce qu'elle est
devenante-, la totalisation n'a rien de statique : elle est dynamique.
286

On se souvient que dans l'ontologie, Sartre refusait toute dialectique à l'être,


autant à l'en-soi qu'au pour-soi, l'un en raison de son inertie, l'autre étant
condamné à une irrémédiable opposition. Il est apparu qu'il existait néanmoins
un mouvement de la conscience à l'être, que nous avons désigné sous le
vocable d'opposition infinie, c'est-à-dire une totalisation à qui est refusée la
totalité. Cette dialectique, sans terme possible, puisqu'elle est totalité
détotalisée, a surmonté le fait de sa contradiction vivante par le dépassement
d'une connaissance constituante, se révélant à la fois négation de la Négation
originelle et condition du dévoilement du rapport fondamental. Ce
dépassement s'est cependant avéré instable et provisoire puisqu'il impliquait
une perpétuelle reconstitution. Puis, ces mouvements dialectiques dits
d'opposition infinie, de négation de la Négation et de négation de la Négation
en tant que négation, que nous avons dégagés de la position ontologique, ont
semblé être mis en question par la Critique. En définissant le rapport de la
conscience à l'être comme celui d'une totalisation, Sartre a pu paraître vouloir
restaurer l'essentiel du modèle dialectique hégélien, en restituant aux rapports
de la conscience et de l'être le mouvement intelligible et finalisé que le
matérialisme dialectique, faute d'une critique adéquate, avait cru voir dans la
nature et le champ social. On peut penser, du reste, que cela eût pu être un
progrès puisque le projet de Sartre, par sa critique, est de faire le pont entre
l'existentialisme et le marxisme, de façon non seulement à intégrer l'idéologie
existentialiste dans le marxisme, mais à «hâter le moment de cette
dissolution158». Mais il n'en fut rien, le mouvement totalisant étant non finalisé
et se révélant plutôt être celui d'une totalisation sans totalité possible, puisqu'il
n'était rien d'autre que celui de la conscience avec laquelle il se confondait.

La médiation est la structure dialectique mise de l'avant dans la Critique.


Fidèle à la conception de Hegel et de Marx, la médiation signifie le processus
créateur par lequel on passe d'un terme initial à un terme final; il s'agit
évidemment de la notion de dépassement. Cependant, dans Questions de
méthode, la principale critique contre la dialectique marxiste est à l'effet qu'elle

158. QM p. 111.
287

fait fi de la multiplicité et de la hiérarchisation des niveaux de médiations; Sartre


mettait en preuve que l'approche du marxisme limitant et réduisant les
médiations, a pour conséquence, non seulement d'escamoter la réalité vivante
et concrète, mais de tout réduire à l'identité, c'est-à-dire laisser échapper tout
simplement la dialectique elle-même :

Seul le projet comme médiation entre deux moments


de l'objectivité peut rendre compte de l'histoire, c'est-
à-dire de la créativité humaine. Il faut choisir. En
effet : ou l'on réduit tout à l'identité «ce qui revient à
substituer un matérialisme mécaniste au matérialisme
dialectique» — ou bien l'on fait une loi céleste qui
impose à l'Univers, une force métaphysique qui
engendre par elle-même le processus historique «et
c'est retomber dans l'idéalisme hégélien» _ ou bien
l'on rend à l'homme singulier son pouvoir de
dépassement par le travail et l'action. Cette solution
seule permet de fonder dans le réel le mouvement de
totalisation159.

Découvrir et mettre au jour les faits et la multiplicité des médiations qui


s'opèrent entre eux permet de comprendre les significations en tant qu'elles
représentent des totalités situées dans un projet, c'est-à-dire une totalisation.
Le projet existentialiste est le fil conducteur qui permet de donner tout son sens
à la praxis marxiste; l'explicitation du projet, à partir de la multitude des
médiations révélées par l'application de la méthode euristique, sera ainsi celle
de la dialectique elle-même : il faut voir «le mouvement dialectique originel
dans l'individu et dans son entreprise de produire sa vie, de s'objectiver160».
L'erreur à éviter, qui est celle du marxisme, est de ne pas considérer les
médiations telles qu'elles sont, puisqu'autrement la dialectique qui en ressortira
n'aura de réalité que le nom.

159. QM p. 67-68: A propos des conséquences, quant à la dialectique, de la réduction


appauvrissante des médiations, Sartre note: «il faut comprendre que les individus ne se
heurtent pas comme des molécules mais sur la base de conditions données et d'intérêts
divergents ou opposés, chacun comprend et dépasse le projet de l'autre.»
160. QM p. 1 00-101.
288

La dialectique dépasse en conservant, mais : «les termes de la contradiction


dépassée ne peuvent rendre compte ni du dépassement lui-même ni de la
synthèse ultérieure : c'est celle-ci au contraire qui les éclaire et qui permet de
les comprendre161». La rationalité dialectique se fonde sur la structure
téléologique de toute praxis humaine qui rend intelligible la créativité, c'est-à-
dire la pro-jection de la liberté. L'intelligibilité de la praxis n'a de reste rien
d'étonnant, puisque la connaissance et l'action ne font qu'un162, et que l'un ou
l'autre sans rationalité ne peut que représenter un amas confus de faits ou
d'actes, c'est-à-dire une pure irrationalité.

Sartre distingue deux types de médiation163. Le premier est la praxis. La


praxis dans une définition de la Critique qui est parmi les plus significatives, est
«d'abord l'instrumentalisation de la réalité matérielle164». C'est l'action de
l'homme sur les choses. Ainsi, comme l'illustre l'exemple de la pratique
traditionnelle du déboisement systématique pratiqué par la paysannerie
chinoise, l'homme imprègne sa finalité à la matière, se faisant «antiphysis165».166
Mais la chose instrumentalisée peut devenir «réverbération par la chose d'une
praxis'56», ou si l'on veut chose substantifiée «par la transsubstantiation que le
projet inscrit par notre corps dans la chose167». En marge de l'entreprise
humaine, elle se constitue alors elle-même en un second type de médiation
humaine : elle est anti-praxis, c'est-à-dire qu'elle a les «caractères de vie
magique qui retourne en elle la praxis et transforme les fins en contre-fins168».

161. QM p. 95.
162. Voir QM p. 107: C'est pour cette raison, et cela définit en d'autres mots la
dialectique sartrienne telle qu'énoncée en exergue du présent chapitre, que Sartre dit:
«... le questionneur, la question et le questionné ne font qu'un». Aussi: CRD p. 135,
176, 280, 547.
163. Voir CRD p. 239-240; aussi, CRD p. 369-377.
164. CRD p. 231; aussi: «La finalité est la loi dialectique de l'activité humaine»
(CRD p. 221). De même: «la translucidité de la dialectique tient à la structure
téléologique de l'acte ...» (CRD p. 160).
165. CRD p. 234.
166. CRD p. 239.
167. CRD p. 246.
168. CRD p. 241. Sartre en présente une illustration dont la désignation est par elle-
même évocatrice: la quantité ensorcelée — le stockage de l'or constitue une finalité dont
l'effet est que l'accroissement de la richesse de l'Espagne coloniale signifie un
289

L'anti-praxis inverse le processus d'instrumentalisation en fondant une


dialectique dans laquelle la praxis sans auteur, ou contre-finalité, se constitue
«comme une relation objective de la matière à l'homme169». La conquête du
sol marquée par la praxis du déboisement, devient une machine infernale et
ennemie, à la suite de l'érosion systématique des sols par les inondations en
raison de l'absence de protection par les arbres des berges des cours d'eau.
Dans le cas des deux types de médiations, la matière est le lien essentiel; c'est
par elle que la finalité, sous forme d'intention dirigée et immédiate ou par le
produit d'un résultat contraire, prend une réalité concrète. De même et de
façon aussi essentielle, il s'agit de résultat, direct ou indirect, d'une action
humaine : «L'avenir vient à l'homme par les choses dans la mesure où il est
venu aux choses par l'homme170». Pour Sartre, l'existence de ces deux types
de médiation et leurs interrelations par niveaux multiples et hiérarchisés, parce
qu'ils expriment toutes deux une finalité, constitue en fait le fondement même
de l'intelligibilité de l'action humaine et de son histoire. Elle marque le
mouvement de négation et de négation de la négation qui n'est rien d'autre que
celui de la dialectique :

La découverte capitale de l'expérience dialectique, je


le rappelle tout de suite, c'est que l'homme est

appauvrissement par suite de la montée des prix (baisse de niveau de vie, famines,
épidémies, etc.).
169. CRD p. 235; ou encore: » ... c'est l'expérience historique de la praxis sans auteur
ou de la praxis comme inertie signifiante dont je suis le signifié» (CRD p. 285).
170. CRD p. 246; aussi plus loin: «Les choses sont humaines dans la mesure exacte où
les hommes sont choses» (CRD p. 247), ou encore plus expressément: «Toutefois, il
faut comprendre que la praxis suppose un agent matériel «individu organique» et
l'organisation matérielle d'une entreprise sur la matière par la matière. Ainsi, ne
trouverions-nous jamais d'hommes qui ne soient médiés par la matière en même temps
qu'ils médient des secteurs matériels entre eux . ... Ainsi, l'histoire de l'homme est une
aventure de la nature. Non seulement parce que l'homme est un organisme matériel avec
des besoins matériels mais parce que la matière ouvrée, comme extériorisation de
l'intériorité, produit l'homme qui la produit ou qui l'utilise en tant qu'il est contraint,
dans le mouvement totalisant de la multiplicité qui la totalise, de réintérioriser
l'extériorité de son produit. (CRD p. 158); ou encore: «Mais l'homme est justement
cette réalité matérielle par quoi la matière reçoit ses fonctions humaines» (CRD p.
249).
290

«médié» par les choses dans la mesure même où les


choses sont «médiées» par l'homme171.

Mais si la praxis et son contraire ne font qu'un, comme la connaissance et


l'action, puisque «dans l'indissoluble couple «matière-entreprise humaine»,
chaque terme agit comme un transformateur de l'autre172», il en est
différemment de leur intelligibilité dialectique. C'est que l'intelligibilité de l'anti­
praxis ne saurait provenir d'un mouvement qui lui soit propre; nous savons déjà
que, tant sur le plan ontologique qu'épistémologique, seul l'homme permet,
dans son action individuelle et concrète, de fonder dialectiquement la
rationalité de son action et celle de l'histoire humaine. Autrement dit, il ne
saurait y avoir de translucidité qui, par définition, se définisse à partir des
choses, puisqu'elles seraient alors des inerties signifiantes. Aussi, Sartre
affirme qu'il y a«deux dialectiques bien distinctes : celle de l'individu pratique,
celle du groupe comme praxis et le moment du champ pratico-interte est en fait
celui de l'antidialectique173». En fait, les médiations de l'antidialectique se
présentent comme une relation objective de la matière qui est celle d'une
«inertie parasitaire qui vampirise les actions humaines174», une unité fuyante
qui se constitue en «un champ magique, de contre-finalités où tout agit à
distance175». L'antidialectique est une «quasi-dialectique176»; c'est qu'elle
est, quant à elle, non réalisante; elle réside dans l'aliénation de la praxis
humaine, par une sorte de faux renversement du «rapport univoque d'intériorité
qui unit l'homme à l'univers177», comme «une puissance rétroactive qui ronge
ma liberté depuis l'objectivité finale jusqu'à la décision originelle et qui pourtant
naît d'elle178». Aussi cette dialectique n'a pas d'autonomie véritable; son

171. CRD p. 165; aussi: «... cela signifie que l'homme subit la dialectique en tant qu'il
la fait et qu'il la fait en tant qu'il la subit» (CRD p. 131).
172. CRD p. 249.
173. CRD p. 359.
174. CRD p. 250.
175. CRD p. 283; aussi, p. 381: «appareil illusoire».
176. CRD p. 283: Sartre explique qu'il s'agit «d'une connaissance qui [n'est pas]
réalisante» (CRD p. 374), ou encore: «une fausse intériorité» (CRD p. 374).
177. CRD p. 286.
178. CRD p. 285.
291

champ propre n'a de signification et de compréhension qu'à partir de la


dialectique libre et constituante pour éclairer et dépasser la dialectique
constituée dans une praxis qui constitue un troisième moment dialectique : «la
réalité n'était jusque-là que la nécessité de vivre l'impossibilité de vivre, elle
devient la réalisation pratique à tenter dans un monde où l'impossibilité de la
vie humaine serait le seul impossible179». Il s'agit là d'une dialectique
éventuelle et différente qui se profile à l'horizon d'une aliénation comme une
exigence nécessaire à sa définition, mais qu'il n'est pas possible, par ailleurs,
de définir sans contredire, par l'introduction d'une finalité, le principe d'une
liberté absolue. Cet horizon est à la dialectique ce que la connaissance pure
était à l'ontologie et la fraternité au groupe.

L'étude des médiations apprend donc que la réalité humaine est à la fois
instrumentalisation de la matérialité et matérialité instrumentée. La praxis
imprègne l'univers, par son projet signifiant, des significations; mais cette
activité agissante est univoque, puisque les choses ne sauraient, par définition,
avoir une action signifiante. L'homme n'est rien d'autre que son projet et, hors
cela, il n'existe aucune rationalité qui soit compatible avec la réalité humaine
qui est créativité et liberté. Mais, par ailleurs, l'homme subit le poids d'une
matérialité qui l'assaille, le refoule et lui impose sa réalité, de telle sorte la
praxis humaine paraît lutter contre une anti-praxis disposant d'une dialectique
totalisante, alors que cette dernière n'en est que le renversement : «la
violence du colonisé, c'est la violence du colon180». La matérialité
instrumentée se fait par l'homme instrumentalisation de sa matérialité. Le
matérialité ne saurait être dialectique, puisqu'elle n'est signifiante qu'en tant
qu'elle est signifiée. Il s'agit donc d'une fausse dialectique qui est elle-même
constituée et dépassée par la dialectique de la praxis constituante de l'homme;
son mouvement n'en est pas moins réel.

L'homme de la rareté vit au coeur de deux dialectiques, même si l'une est


fausse; il est à la croisée de son projet et de son aliénation dans la

179. CRD p. 733.


180. CRD p. 677:
292

matérialité : il n'y a pas de réifications, ni d'aliénation sans liberté «puisque


c'est la liberté qui fonde la servitude181». Bref, l'homme doit être son projet à
travers les réfractions et les détournements piégés de la matérialité : l'homme
est médiant lui-même médié. On retrouve donc le même mouvement de double
négation de l'ontologie par lequel, autant vis-à-vis lui-même que vis-à-vis
autrui, l'homme est Négation qui se fait négation de la Négation en tant que
négation; l'homme se réalise et se totalise dans une praxis qui est négation
d'une matérialité qui le nie et qui se fait négation de la négation par laquelle il
la nie.

Si l'examen des médiations met à jour le mouvement de totalisation de la


conscience et sa rationalité, de même que l'existence d'un double mouvement
dialectique révélant la réalité humaine comme totalisée et totalisante, il fait voir
aussi que la totalisation est incompatible avec la totalité. La méthode euristique
montre précisément que la richesse signifiante de la multiplicité des totalités
synthétiques et concrètes résulte de ce que celle-ci se dépasse sans cesse
vers d'autres totalités dans la totalisation en cours. Il n'y a pas de dialectique ni
d'intelligibilité, s'il y a totalité. Qu'est-ce à dire sinon que ce sont les
«contradictions qui forment le moteur de l'histoire182»? Du reste, les reproches
essentiels que Sartre fait au déterminisme positiviste sont de ne pas considérer
que les conflits sont le moteur de l'histoire, attribuant plutôt aux faits «les
caractères de la matérialité mécanique, c'est-à-dire l'inertie et les
conditionnements en extériorité183». En fait, et c'est là le point capital, si
l'ontologie concluait à la contradiction de l'être et du non-être, à la conscience
comme Négation qui se fait négation en tant que Négation mais qui est aussi,
vis-à-vis autrui, négation d'une Négation en tant qu'elle se fait négation, la
Critique conclut à une extension de la lutte à l'ensemble des rapports humains

181. CRD p. 248. La dialectique est un fait essentiel: «Sans la praxis constituée, tout
s'évanouit, même l'aliénation, puisqu'il n'y a plus rien à aliéner, même la réification
puisque l'homme est chose inerte par naissance et qu'on ne peut réifier une chose» (CRD
p. 376).
182. QM p. 30.
183. CRD p. 115; Sartre ajoute immédiatement après: «Mais ce qu'on refuse
ordinairement, c'est la ré-intériorisation des moments dans une progression
synthétique».
293

et matériels, ainsi que le résume cette assertion posée dès le début de la


Critique :

Nous y insisterons davantage : l'Histoire est plus


complexe que ne le croit un certain marxisme
simpliste, et l'homme n'a pas à lutter seulement contre
la Nature, contre le milieu social qui l'a engendré,
contre d’autres hommes, mais aussi contre sa propre
action en tant qu'elle devient autre184.

Luttes, conflits, contradictions — ce sont là les mots clés de l'Histoire humaine,


tel que nous la montre la Critique. Mais ces réalités ne posent aucun problème
sur le plan de la rationalité dialectique; bien au contraire, elles sont tout à fait
cohérentes, sur le plan tant théorique que pratique : il n'y a pas de dialectique
sans contradiction. Là où tout change et devient plus proprement sartrien, c'est
non pas dans une quelconque précaution timide sur l'issue du cheminement de
la dialectique ou encore dans une réserve critique ou technique sur son
aboutissement, mais dans la position radicale sur l'impossibilité de son
achèvement. L'apport critique de l'existentialisme avait pour objet technique
d'assurer au matérialisme dialectique un fondement épistémologique et pour
fins de lui restituer l'homme vivant et concret. En réinsérant l'homme dans la
dialectique, il fait perdre au marxisme sa finalité eschatologique; sur le plan
ontologique, en effet, la seule réalité est l'individu en tant qu'existant pratique et
concret. Mais, pour demeurer cohérente avec l'ontologie, la progression
dialectique n'a alors d'autre issue que de produire des synthèses réalisantes
d'une totalisation en cours qui se totalise sans cesse vers une totalité
impossible, «cet étrange conflit circulaire et sans synthèse qui représente
l'indépassable contradiction de l'Histoire : l'opposition et l'identité de
l'individuel et du commun185». Ainsi, paradoxalement, le matérialisme

1 84. CRD p. 202. L'assertion apparaît au début du Livre I, qui constitue le début de la
Critique proprement dit.
1 85. CRD p. 549; aussi: «Mais la contradiction profonde du groupe — que le serment
n'arrive pas à résoudre — c'est que l'unité réelle en est la praxis commune et, plus
exactement encore, l'objectivation commune de sa praxis. La communauté s'affirmant
comme règne de la liberté commune ne peut en effet, quoi qu'elle fasse, ni réaliser la
libre interpénétration des libertés individuelles ni trouver un être-un inerte et
294

historique, l'indépassable philosophie de libération des collectivités et des


classes, débouche sur une praxis qui refuse toute réalité à une praxis collective
qui soit autre que la praxis individuelle, imposant de ce fait à toute action le
terrible mur d'une contradiction indépassable ressentie dans la violence : «Le
fondement de la terreur, à y regarder de près, c'est précisément le fait que le
groupe n'a pas ni ne peut avoir le statut ontologique qu'il réclame dans sa
praxis et c'est, inversement, le fait que tous et chacun se produisent et se
définissent à partir de cette inexistante totalité186».

Cette vision semble récuser la vision progressiste du marxisme traditionnel et


surtout sa finalité. Mais notre propos n'est pas de discuter la valeur de ce
marxisme réaliste du point de vue de la théorie marxiste elle-même; il importe
seulement de retenir que Sartre dénonce qu'il puisse y avoir quelque raison ou
fin sans l'homme — sans l'homme considéré comme une conscience concrète
et située, l'histoire se déroule comme un destin. La critique de Sartre se fait à
nouveau cinglante et impitoyable; comme synthèse, et c'est une des visions
fondamentale de la pensée sartrienne qui est reprise, la totalité est réellement
une impossibilité, sur terre et dans le ciel, pour un homme situé. Toute tentative
en ce sens est une spéculation illusoire ou proprement une impossibilité
puisque la suppression avant terme des contradictions implique la suppression
de l'homme en tant qu'il est totalisant :

... pour de nombreux anthropologistes ce dessous-


des-cartes, cet envers qu'ils atteindront un jour ou

commun à toutes les libertés.» (CRD p. 567), ou encore, à propos de la tentative de


synthèse du groupe : «Telles sont finalement les limites de sa praxis: né pour dissoudre
les séries dans la vivante synthèse d’une communauté, il est barré dans son
développement spatio-temporel par l'indépassable statut de l'individualité organique et
trouve son être, hors de soi, dans les déterminations passives de l'extériorité
inorganique qu'il voulait supprimer en lui-même» (CRD p. 635), ou encore: «... nous
savons aussi que l'indépassabilité (par l'union des individus) de l'action organique
comme modèle strictement individuel est la condition fondamentale de la rationalité
historique, c'est-à-dire qu'il faut rapporter la Raison dialectique constituée (comme
intelligibilité vivante de toute praxis commune) à son fondement toujours présent et
toujours masqué, la rationalité constituante» (CRD p. 643).
186. CRD p. 567-568.
295

qu'ils croient pouvoir atteindre, cette réalité cachée


des hommes et des sociétés où toutes les
contradictions se fondent les unes dans les autres
sans qu'aucun dépassement synthétique les ait
rejointes, c'est-à-dire cette objectivité inhumaine de
l'humain où la finalité et la «causalité», la nécessité et
la liberté, l'extériorité et l'intériorité s'interpénétrent.
Cette réalité cachée, fusion du sens et du non-sens,
ressemble à s'y méprendre à la substance spinoziste.
Mais il est absurde de substantifier le processus, de
donner un contenu positif à cette limite abstraite de la
compréhension et de supprimer avant terme les
contradictions de l'expérience en considérant l'homme
du point de vue de Dieu. Ce processus est
rigoureusement lié à la situation de l'agent ou du
témoin : il la définit négativement par ses limites et il
ne saurait être question de le saisir en lui-même sans
nous désituer par rapport à tout187.

Ainsi le rapport de la conscience, tant à la matérialité qu'au collectif, n'est pas


différent de ce que Sartre avait fortement exprimé dans L'Être et le Néant, la
seule perspective de l'homme est sa réalité ontologique, c'est-à-dire qu'il est
irrémédiablement une conscience vivant dans une dualité dirimante à toute
synthèse. Ainsi donc, la raison dialectique peut se confondre parfaitement avec
la conscience, puisqu'alors elle comporte la possibilité d'une totalisation qui
n'implique pas une totalité. La raison dialectique a son sens dans la
conscience dialectique, puisque la connaissance assure son intelligibilité.

«Une vie se déroule en spirales188» enseigne la méthode. C'est que, pour


retrouver le projet originel, il faut à travers les contradictions signifiantes
parcourir la courbe des révolutions en partant du diamètre le plus grand et se
rapprocher de plus en plus du pôle dont il s'écarte. C'est donc dire que la vie
se déroule à l'envers, condamnée à se réaliser dans un écartement et un
écartèlement qui est sa condamnation à une dualité qui ne peut être autrement

1 87. CRD p. 668.


188. QM p. 71.
296

que le refus de toute synthèse finale, en tant qu'elle serait sa propre négation.
La dualité ontologique est ainsi parfaitement cohérente avec la spirale
dialectique.

La structure spirale résume la dialectique sartrienne : le mouvement de


totalisation marque un développement dont le déroulement implique une
distanciation infinie du centre. Jamais il n'y a de position assurée, car il n'y a
aucune borne, ni en avant, puisqu'il n'y a pas le critère de vérité qui permettrait
la synthèse, ni en arrière, puisque le mouvement est le fait d'une liberté qui est
absolue. La conscience est ainsi condamnée à être dialectique, mais la
dialectique est vouée à n'avoir de rationalité qu'en refusant tout sens qui
anticipe son mouvement.

Au début de la Critique, Sartre affirme que le problème fondamental est de


savoir s'il y a une Vérité de l'homme. La question est celle de la connaissance.
Toute la réflexion de Sartre s'est appliquée à élucider les rapports entre la
conscience et la connaissance. La réalité humaine n'est pas sans la
connaissance. Aussi, conscience et connaissance, bien que distinctes, ne
doivent pas s'opposer mais se confondre : la connaissance est réalisation et
praxis. Sans l'homme, pas de Vérité : la Vérité est faite par l'homme, c'est la
subjectivité ou, mieux encore, selon le terme de Kierkegaard, c'est la liberté.
C'est donc dire que, pour Sartre, le critère de la vérité n'est pas la conformité à
l'être, mais sa contradiction puisque la conscience en est la négation. Le
problème est que la conscience étant non coïncidence à soi en tant qu'elle est
conscience de soi, la connaissance n'est pas alors possible, puisque l'identité
lui est dirimante et la plénitude forclose. Toutefois, en dépit de cette aporie qui
établit une distance qui paraît infranchissable entre l'existence et le savoir, il y a
une connaissance et une vérité. Le paradoxe de la connaissance est la raison
de l'ambivalence de Sartre vis-à-vis de la connaissance puisqu'il y a un savoir
même si, dans son principe, il contredit l'existence qu'il n'est pas. Il faudrait
que la connaissance soit concrète. C'est pourquoi il y a en fait deux
connaissances dont l'une mène à l'autre : se distancer pour mieux voir,
297

chercher pour trouver. La réalité humaine est condamnée irrémédiablement à


être une indépassable Négation qu'elle a à être à travers sa négation par la
praxis dialectique de la conscience; mais cette dialectique n'a aucun sens et
n'est pas, à proprement parler, humaine, sans la connaissance dans laquelle
elle se nie en même temps qu'elle se révèle, puisque c'est la connaissance qui
fonde son intelligibilité.
CONCLUSION

La vérité est l'acte


de la liberté

Kierkegaard

Le problème de la connaissance est une articulation centrale de la pensée de


Sartre. C'est ce qui apparaît si l'on cherche à situer les questionnements
auxquels Sartre est confronté, plutôt que de s'en tenir à la séquence apparente
de sa démarche ou aux perceptions que les préoccupations historiques
immédiates ont fait retenir de sa pensée. Il y a lieu, en terminant, de mettre
notre propos en perspective par rapport à l'oeuvre de Sartre et d'esquisser
certains éléments de réflexion.

La problématique de Sartre est celle du fondement1. Sa conception de la


conscience et de la liberté en est l'origine et l'illustration : au-delà du Cogito,
l'homme se pose comme le fondement de lui-même. Partant d'un tel
commencement radical, il ne se présente pas en fait beaucoup d'alternative.
Ou bien, il faut s'interroger sur ce que doit être cette essence qui est à faire,

1. Sartre déclare que toute la démarche de L'Être et le Néant vise à «donner un fondement
philosophique au réalisme» (Sartre par Sartre, S IT IX, p. 104).
299

c'est-à-dire tenter de déterminer une finalité à une liberté qui se donne comme
n'en n'ayant pas; la solution éthique est cependant susceptible d'altérer
l'acquis d'un fondement qui soit son propre fondement, de mettre en cause
l'affirmation d'une liberté dont la seule dimension morale est le refus de toute
transcendance. Ou bien, il faut chercher si la subjectivité de cette liberté est
conciliable avec l'existence d'une vérité de l'homme, c'est-à-dire s'il y a une
certitude de la connaissance. La philosophie sartrienne de la liberté, si elle
implique la question morale, pose d'abord le problème de la vérité; c'est la
façon dont Sartre a abordé la question.

Les Cahiers pour une morale, parus en 1983, ont à nouveau mis l'accent sur
l'alternative morale. Certes, comme dans toute pensée qui se situe dans le
courant post-nietzschéen de l'effondrement des valeurs et de l'affirmation de
l'homme, les considérations morales sont, pour une bonne part, déterminantes
quant à la conception de la liberté et de la vérité; il ne faut cependant pas
oublier que pour Sartre, comme pour d'autres penseurs qui s'inscrivent dans le
même sillage, la critique de la morale est telle qu'elle met en question sa
possibilité elle-même. Bref, la morale n'est pas le terme de la démarche; sa
critique précède la conception d'une liberté absolue à partir de laquelle il n'est
pas étonnant qu'il soit difficile, par la suite, de définir une morale. Ce n'est pas
sans raison que, sans égard à ces notes, Sartre réitère, encore en 1971, que
«L'Être et le Néant annonce une morale qui n'a jamais été donnée2». Du reste,
nous avons souligné déjà que l'éthique n'était qu'une préoccupation relative de
Sartre; une lecture des Cahiers ne fait qu'en convaincre davantage. Certes,
ceux-ci peuvent constituer une excellente introduction à la lecture de Sartre, en
raison de l'écriture souvent moins rébarbative que celle de L'Être et le Néant ou

2 . Sur «L'Idiot de la famille», SIT X, p. 92; Sartre précise, dans un texte rapporté par Arlette
Elkaïm-Sartre dans la présentation des Cahiers, que les ouvrages non publiés ne peuvent tenir
lieu de sa pensée : «Ils représenteront ce que, à un moment donné, j'ai voulu faire et que j'ai
renoncé à terminer, et c'est définitif. ... Publiés après ma mort, ces textes restent inachevés, tels
qu'ils sont, obscurs, puisque j'y formule des idées qui ne sont pas toutes développées. Ce sera
au lecteur d'interpréter où elles auraient pu me mener». (Cahiers pour une morale, p. 7). Le terme
«notes», qui est significatif et qui transparaît, du reste, à la lecture du texte, est l'intitulé que Sartre
donnait lui-même à ce document, ainsi qu'en fait part, dans le même texte, Arlette Elkaïm-Sartre.
300

de la Critique, comme sur le sujet de la croyance3 ou la question de la totalité


hégélienne4. Mais pour l'essentiel, les notes écrites en 1947-1948
n'apprennent rien de nouveau sur la morale, sinon qu'on voit s'y dessiner
l'élaboration d'une problématique qui reprend les thèmes formulés dans L'Être
et le Néant, dans une perspective où se confirme l'abandon du thème de
l'éthique comme tel pour annoncer déjà celui de la Critique.

A cet égard, Vérité et existence, écrit en 1948 et publié en 1989,


subséquemment toutefois aux Cahiers, tout comme s'il se posait comme une
conclusion aux recherches sur la morale, paraît rendre mieux compte du
véritable problème auquel Sartre était confronté une fois qu'il eût donné un
fondement au réalisme. Si l'intentionnalité de la conscience permet d'éviter le
solipsisme en s'assurant de l'existence d'une réalité concrète, cette conscience
cependant ne pouvait garantir, en raison de sa pure subjectivité, qu'il y ait une
vérité objective-, la vérité ne pouvait être que celle de chaque existant, ainsi que
le montrait l'ontologie. Bref, la multiplicité des vérités ne rendait pas possible
une intelligibilité de l'histoire qui soit commune à tous. En effet, si cette
multiplicité pléthorique des sens a pour conséquence positive ce que
Vertstraeten caractérise comme la «dimension pratique5» essentielle du
système sartrien, la véritable question qui en ressort est celle de la vérité. C'est
cette question qui est posée dès les premières lignes de Vérité et
existence : «... si la nature de l'homme est au bout de l'Histoire, l'inauthenticité
doit être voulue pour elle-même comme condition même de la lutte historique.
Toute doctrine de la conversion risque fort d'être un a-historisme. Toute
doctrine de l'historicité risque fort d'être un a-moralisme6». Autrement dit, toute
théorie qui se donne un critère de vérité à être défini au terme de son
processus est incompatible avec une théorie de l'histoire qui puisse avoir une
intelligibilité maintenant. Cet énoncé, du reste, fait écho à l’exposé clair de la
question que Sartre présentait dans la conférence du 2 juin 1947; il doit y avoir,
dit-il, une vérité de l'histoire : celle-ci doit être, à l'instar de la conception de

3. Cahiers pour une morale, Paris, Gallimard, 1983, p. 486 ss.


4. Cahiers pour une morale, p. 94 ss.
5. Violence et éthique, p. 7.
6. Vérité et existence, Paris, Gallimard, 1989, p. 11.
301

Hegel, devenue et devenante, mais il importe qu'il ne faille pas attendre de


connaître la totalité de l'histoire, puisqu’alors le critère est inutile du fait que
l'histoire est finie. C'est cette raison qui fait dire à Sartre que «nous avons
absolument besoin d'avoir des critères ... ceci est vrai, ceci est faux ... on donne
sa vie non pas pour une probabilité, mais pour une certitude7!» Aussi la
question est de savoir si une histoire en cours permet de disposer de moyens
fournissant à celle-ci une intelligibilité qui présente quelque certitude;
autrement, faute d'une vérité au moins provisoire, la connaissance qui s'est
présentée comme le fait propre de la réalité humaine, se dissout dans
l'incohérence et l'irrationalité. Ce sujet, on l'a vu, est celui de la Critique.

La préoccupation de Sartre apparaît donc être celle de la connaissance et de la


vérité. C'est pourquoi, après L'Être et le Néant, dans lequel il en a d'ailleurs
posé la problématique, sa réflexion majeure est consacrée à cette question;
c'est l'objet, outre la Critique, du Flaubert. Le projet sur Flaubert est déjà
annoncé8 dans L'Être et le Néant. Sartre raconte9 que celui-ci a pris forme en
1954, suite à une proposition du marxiste Roger Garaudy d'étudier un même
personnage, de manière à comparer les méthodes marxiste et existentialiste.
Par la suite, dit Sartre, «depuis Les Séquestrés d'Altona ... je n'ai fait que ça10».
On sait que la parution de L'Idiot, dans ses deux premiers volumineux tomes,
date de 1971.

L'Idiot de la famille n'est pas une étude littéraire, ni une étude à caractère
scientifique; Sartre déclare d'emblée qu'il s'agit d'une recherche qui se situe
sur «un plan non scientifique mais philosophique11». Pourtant, peut-être à

7. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 80. C'est cette préoccupation acharnée de


Sartre pour la Vérité qui fait dire à l’homme vieillissant, en 1960: «... j'aimerais tout autant écrire
tout autre chose. Par exemple, dire la Vérité. C'est le rêve de tout écrivain vieillissant...» {Les
écrivains en personne, SIT IX, p. 11).
8. EN p. 646-663.
9. Sur «L'Idiot de la famille», SIT X, p. 92.
10. Sur «L'Idiot de la famille», SIT X, p. 93; ces paroles sont de 1971 et la date à laquelle il est
référé est 1960.
11. Sur «L'Idiot de la famille», SIT X, p. 110. À une question précédente posée par MM. Contât
et Rybalka à l'effet de savoir s'il s'agit d'un ouvrage scientifique, Sartre précise que ce n'est pas le
302

cause du titre et du sujet qu'il paraît annoncer, les philosophes ne se sont pas
intéressés à cette oeuvre dont il faut admettre qu'elle ne répond pas aux
caractères normatifs usuels d'un discours philosophique. « Vrai roman12»,
«roman vrai*3» dira Sartre. Il en va comme du Zarathoustra de Nietzsche, de
L'Expérience intérieure de Bataille ou du Tractatus de Wittgenstein : plutôt
que l'oeuvre soit le développement d'une idée, il faut trouver l'idée dans le
développement.

En effet, le dessein de L'idiot n'est pas une dissertation — aussi brillante fut-elle
— sur les caractéristiques du style de Madame Bovary ou encore sur la
conception de l'Art pour l'Art telle qu'elle apparaît à travers les romans de
Flaubert. Flaubert et son oeuvre ne sont qu'un matériau pour une entreprise
tout autre dont la problématique est la définition de la connaissance : «que
peut-on savoir14...?», «comment puis-je étudier un homme15...?». Il s'agit d'une
étude critique sur le quoi e\ le comment de la connaissance; c'est une tentative
de connaître un objet en se questionnant sans cesse sur la démarche de
connaissance, comme en témoignent les multiples réflexions et commentaires
dont le texte est truffé. Il s'agit de voir la richesse signifiante que la multitude
des médiations révèle, de saisir la singularité d'un individu (en considérant que
la «régression du signifié au signifiant ne peut faire l'objet d'aucune

cas et que «c'est pour cela que je fais paraître l'ouvrage dans la «Bibliothèque de Philosophie»»
(p. 95). Après avoir expliqué la distinction entre concepts et notions, il donne l'exemple suivant
qui apparaît bien illustrer sa démarche philosophique, laquelle signifie positivement, pour lui,
qu'elle n'est pas en extériorité : «Par exemple, la passivité — qui a une telle importance chez
Flaubert — si on en fait un concept ne signifie plus rien puisqu'on se place sur le plan de
l'extériorité. Si vous voulez la prendre comme un tout historique, il faut montrer d'où elle vient et
comment elle se développe (la passivité de Madame Bovary n'est bien sûr pas la même que celle
du nourrisson); en plus, il faut que, dans la notion même de passivité, on voie sa découverte et la
façon dont la pensée, ma pensée en l'occurrence — la saisit jusqu'au bout. Vous avez donc deux
éléments temporels : la genèse et le développement de la passivité, avec la méthode essayant
de la reprendre, et en même temps l'intériorité, c'est-à-dire les idées qui s'imbriquent les unes
dans les autres, qui sont des rapports de négation interne entre elles, bref des rapports
dialectiques. Tout cela est donné dans la notion. La distinction que je fais entre concept et
notion recoupe celle que j'établis entre connaissance et compréhension» (p. 95-96).
12. Sartre par Sartre, S IT IX, p. 123.
13. Sur « L'Idiot de la famille», SIT X, p. 94.
14. L'Idiot de la famille, Tome I, p. 7.
15. Sartre par Sartre, SIT IX, p. 114.
303

intellection16») en tant qu'il est un existant. En même temps, il s'agit de voir


aussi que cette singularité, qui n'est accessible qu'à la compréhension, n'a de
sens et de rationalité que «dans la mesure où le singulier s'y institue comme
universel17» — comme Sartre l'exprime dans l'article en hommage à
Kierkegaard (que nous citions dans le premier chapitre), lorsqu'il reproche à
celui-ci néanmoins d'avoir oublié «que le monde que nous savons est celui
que nous faisons18»; autrement dit, le monde est parfaitement accessible à
l'homme en tant qu'il le fait. Bref, il s'agit de réconcilier, par la connaissance,
l'opposition entre le singulier et l'universel en montrant que l'irréductibilité n'est
qu'apparente-, c'est ce même énoncé qui est repris dans la préface de L'Idiot :

C'est qu'un homme n'est jamais un individu; il vaudrait


mieux l'appeler un universel singulier: totalisé et, par
là même, universalisé par son époque, il la retotalise
en se reproduisant en elle comme singularité.
Universel par l'universalité singulière de l'histoire
humaine, singulier par la singularité universalisante
de ses projets...19

Aussi, le sujet véritable de L'Idiot est la connaissance : «Le projet profond


dans le Flaubert c'est celui de montrer qu'au fond tout est communicable ...
prouver que tout homme est parfaitement connaissable20». Pour Sartre, le
vécu, c'est-à-dire la «conscience2''» ou le «conscient-inconscient... ia vie en
compréhension avec soi-même22», implique toujours une compréhension qui
le rend accessible à la connaissance. Ainsi, dit Sartre, Flaubert ne se connaît
pas lui-même mais il se comprend néanmoins admirablement; ce qu'il nomme
Vindisable ne réfère aucunement à ce qu'il ne peut pas dire, mais à «ce qu'il ne

16. L'universel singulier, SIT IX, p. 185.


17. L'universel singulier, SIT IX, p. 181.
18. L'universel singulier, SIT IX, p. 189; aussi, p. 179 : «Chacun de nous, dans son historicité
même, échappe à l'Histoire, dans la mesure où il la fait».
19. L'Idiot de la famille, Tome I, p. 7.
20. Sur «L'Idiot de la famille», SU X, p. 106.
21. Sartre par Sartre, SIT IX, p. 108. Sur l'adéquation entre vécu et conscience, voir aussi Sur
«L'Idiot de la famille», SU X, p. 110
22. Sur «L'Idiot de la famille», SIT X, p. 110-111.
304

veut pas dire mais qu'il sait23». Cette compréhension, quand il s'agit d'autrui,
passe par l'empathie (par opposition à la sympathie qui n'implique pas «un
effort pour se désadhérer de soi et aller vers l'objectivité24»); Sartre ajoute, et
sa remarque n'est pas sans pertinence eu égard à son refus de prendre un
point de vue éthique, que la distance que celle-ci implique comporte la mise
entre parenthèses de tout jugement moral. Bref L'Idiot est la défense et
l'illustration de sa conception de la connaissance : «le sens de la philosophie
... c'est de rejoindre le plus possible par approximation notionnelle le niveau
universel concret ...25».

Une dimension importante de L'Idiot, liée au problème de la connaissance et


de la vérité, est celle de l'aliénation. Le Flaubert, comme du reste
précédemment le Baudelaire et le Genet, présente l'histoire de l'aliénation
d'une liberté, c'est-à-dire celle de la non-vérité26. Sans entrer dans les
multiples facettes de la problématique développée tout au long des quelque
deux mille pages du Flaubert, elle peut, pour notre propos, se résumer
ainsi : pourquoi Flaubert qui n'aimait que l'Art pour l'Art est-il considéré
comme le père du réalisme? Toute la technique de Flaubert, montre Sartre, en
est une de dé-réalisation, la fonction informative du langage étant subordonnée
à la matérialité des mots de sorte que son style se résume à «préférer l'univers
du Verbe à celui des choses27». Selon la distinction que Sartre établit dans

23. Sur «L'Idiot de la famille», SIT X, p. 111; c'est pour cela que Sartre dit un peu avant «...
Flaubert ne se connaît pas lui-même, il se comprend admirablement ... sans que soit indiquée
une connaissance, une conscience thétique».
24. Sur «L'Idiot de la famille», SIT X, p. 103; Sartre ajoute qu'il «ne pense pas qu'il soit donné de
se comprendre soi-même par empathie», l'empathie ne s'adresse qu'à l'autre, puisqu'«on adhère
à soi».
25. L'écrivain et sa langue, SIT IX, p. 66-67. En même temps, Sartre dira que c’est le langage le
plus difficile.
26. Par cette expression, le problème est posé en termes kierkegaardiens. Sartre édicte que la
vérité ne peut s'atteindre que dans le passage subjectif de la non-vérité à la vérité : «La non-
vérité est à vivre ... Aussi, peut-il écrire dans les Miettes : «Ma propre non-vérité, je ne peux la
découvrir que seul, elle n'est découverte en effet que quand c'est moi qui la découvre; avant elle
ne l'est point, même le monde entier l'eût-il sue». ... La vérité c'est l'unité de la conquête et l'objet
conquis ... Mais si rien du vécu ne peut échapper au savoir, sa réalité demeure irréductible. En ce
sens, le vécu comme réalité concrète se pose comme non-savoir.» (L'universel singulier, SU IX,
p. 157-159).
27. L'Idiot de la famille, Tome I, p. 934. C'est ainsi, sans entrer dans le détail d'une analyse
complexe qu'il n'est pas notre propos d'étudier, que le réalisme est l'apparence trompeuse de ce
305

Qu'est-ce que la littérature?, ¡I s'agit d'une littérature de l'ex/s plutôt que de la


praxis 28; elle consiste, plutôt qu'à s'engager dans le monde, à décrire les
choses en extériorité et d'un point de vue abstrait, selon les schèmes
atomistiques de la raison analytique. Les deux premiers volumes de L'Idiot
montrent la constitution d'une névrose subjective dont le terme se cristallise
dans la théorie de YArt Absolu. Le troisième volume inverse la spirale des
médiations et part du réalisme de Flaubert; il veut situer Flaubert dans le
Second Empire en examinant en quoi sa différence personnelle en a fait en
même temps l'auteur privilégié d'une époque qu'il haïssait. Ainsi l'étude de la
névrose collective ou objective marque le passage de l'étude de l'aliénation de
Flaubert à celle des mécanismes de reconnaissance de l'autre dans cette
aliénation. Bref, Flaubert projette son époque, comme son époque se projette
en lui. L'intériorisation de l'extériorité et l'extériorisation de l'intériorité
marquent le mouvement de la dialectique telle qu'elle s'institue comme praxis.
Cette dialectique, il faut s'en rappeler, est celle de la connaissance elle-même;
l'étude biographique de Sartre ne fait que prolonger ainsi sa réflexion
fondamentale sur le rapport entre l'objet-sujet et le sujet-objet.

Dans son excellent ouvrage sur le rôle des biographies dans la pensée de
Sartre, Douglas Collins29 résume la portée de L'Idiot en le présentant comme
une sorte de somme sartrienne pour illustrer les idées de Questions de
méthode : à la fois une épopée de la non-liberté et le paradigme de la relation
de l'homme non aliéné. Le paradigme réfère à ce qu'ont souligné avant lui
Jeanson, Guindey et Verstraeten et que Collins désigne comme le problème du
cercle herméneutique30 : l'aliénation ne peut pas véritablement exister sans
recourir à une vision du salut, mais il ne peut y avoir, par définition, de vision de

qui est, en fait, une dé-réalisation; la multiplication excessive des détails donne à un objet
l'apparence d'un objet observé, alors qu’il est irréel, parce qu'il n'est pas l'objet réellement
observé (à ce sujet voir la notion d'observation imaginarisante (Tome III, p. 1951) ou encore
l'illustration de l'épisode du fiacre (Tome II, p. 1278 ss).
28. Qu'est-ce que la littérature?, Paris, Idées/Gallimard, 1948, p. 287 ss.
29. Douglas Collins, Sartre as Biographer, Harvard University Press, 1980. À propos de L'Idiot
plus particulièrement p. 111 ss; il résume notamment L'Idiot ainsi : «Although it [L'Idiot] is an
epic of unfreedom, it also contains a paradigm of unalienated relations» (p. 178).
30. Sartre as Biographer, p. 178.
306

salut véritablement éclairée pour un homme aliéné. Cette idée du salut ou de la


conversion est inhérente, selon Guindey31, aux systèmes dialectiques par la
nécessité que ceux-ci impliquent un passage de la conscience de
l'inauthentique à l'authentique; un tel passage n'est pas possible sans une
transmutation de la conscience. Selon Verstraeten32, l'oeuvre théâtrale de
Sartre contient dans ses schèmes non explicites une telle vision sous-jacente,
prenant la forme de la possibilité de la grâce. La façon dont Collins aborde le
paradigme est quelque peu différente. Après la solution apportée à la question
épistémologique par la Critique, la démarche de Sartre, estime-t-il, est de tenter
de revenir, à partir de la théorie de la connaissance, au problème éthique pour
résoudre le conflit du rapport à l'autre et à la multiplicité, demeuré irrésolu à
travers toute son oeuvre. La théorie de la compréhension, sorte de corrélatif
noétique de la réciprocité, sous-tend la possibilité d'une éthique qui permettrait
de dépasser l'aliénation33; la compréhension devient ainsi le fondement
épistémologique, dit Collins, de la société sans classe et L'Idiot s’avère la
preuve concrète de la possibilité d'échapper au solipsisme. Le volume ample
de L'Idiot exerce, en ce sens, une fonction épistémologique; Sartre tente de
convaincre du bien-fondé de sa démarche et de sa conception de la
connaissance en faisant sentir l'essence singulière de Flaubert, suppléant aux
faits, de son propre aveu, par la spéculation lorsque les données manquent ou
qu'il veut établir des liens entre elles. Aussi Collins conclut qu'il en résulte un
délicieux rêve («a lovely dream»); la tentative procède d'une interprétation qui
repose sur la déformation des faits par Sartre, voire «le vol de la praxis de
Flaubert34», puisque le projet d'une éthique à travers l'idée de la
compréhension n'est pas possible. En effet, la réciprocité est ontologiquement
impossible, rappelle-t-il, reprenant l'argument de Sartre : «Autrui est par
principe l'insaisissable ... Voudrais-je même agir, selon les préceptes de la
morale kantienne, en prenant pour fin inconditionnée la liberté de l'Autre, cette

31. Le Drame de la pensée dialectique, p. 123 ss.


32. Violence et éthique, particulièrement p. 263 ss. La possibilité de la grâce est un schème qui
ne permet pas d'inférer ¡'affirmation positive d'une morale — c'est, du reste, l'attitude qu'adopte
Sartre dans l'entrevue à Verstraeten déjà citée, malgré sa conscience évidente de la difficulté.
33. Sartre as Biographer, p. 174 : «... underlies the possibility of the ethics that overcome
reification»; il s'agit d'affirmer l'homme en dépassant la matérialité qui l'empêche de s'affirmer
comme homme.
34. Sartre as Biographer, p. 178.
307

liberté deviendrait transcendance — transcendée du seul fait que j'en fais mon
but35». Du reste, l'éthique de la réciprocité est une contradiction qui en
explique l'échec puisqu'elle implique une épistémologie qui se fonde
inévitablement sur une totalité, laquelle n'est pas survenue : «Une libération
qui prétend être totale doit partir d'une connaissance totale de l'homme par lui-
même36». À ces explications, on pourrait ajouter que Sartre, dans une
confession révélatrice faite en 1971 sonne la fin des illusions, s'il en fût, en
renonçant à la réflexion pure qu'il posait comme condition d'une morale,
lorsqu'il déclare avoir «découvert que la réflexion non complice n'était pas un
regard différent du regard complice et immédiat mais était le travail critique que
l'on peut faire pendant toute une vie sur soi, à travers une praxis37»; autrement
dit, il faut considérer qu'il n'y a finalement que le travail, sans cesse
recommencé, de ce qu'on nomme habituellement la connaissance. Ce propos,
en même temps qu'il marque bien la mise sous le boisseau du halo de la
connaissance pure qui s'opère de L'Être et le Néant à la Critique, traduit bien la
conscience qu'a Sartre que la voie morale, en dépit du fait que sa
problématique se situe au niveau de l'agir, est comme telle sans issue,
puisqu'elle s'avère tributaire d'une connaissance et d'une vérité en voie de
totalisation. Dans ce contexte, Collins a le mérite de faire ressortir l'échec de la
tentative de Sartre de formuler une éthique à partir de la solution qu'il a
apportée au problème de la connaissance.

Quant à nous, à la différence de Collins, nous pensons qu'il n'y a pas d'échec,
puisque nous ne croyons décidément pas que l'intention de Sartre ait été

35. EN p. 479.
36. Qu'est-ce que la littérature?, p. 320.
37. Sur «L'Idiot de la famille», SIT X p. 104-105; Sartre justifie son propos, ainsi que nous en
avons déjà fait état, au sujet de la réflexion purifiante ou non complice, condition de l'authenticité,
de la façon suivante : «... cette réflexion je ne l'ai jamais décrite, j'ai dit qu'elle pourrait exister
mais je n'ai montré que des faits de réflexion complice.» (p. 104). Cette réflexion faite en 1971
révèle une parfaite cohérence avec sa pensée antérieure, puisqu'il affirmait en 1947 l'existence
d'un monde de mensonges, considérant alors comme une possibilité, peut-être utopique, «une
société où l'on pratiquerait la réflexion pure, qui serait une cité des fins Kantiennes.»
(Conscience de soi et connaissance de soi, p. 82). Alors qu'il considérait à cette époque qu'il
n'avait pas nécessité d'un passage de l'une à l'autre, mais seulement la liberté, Sartre refuse
d'affirmer cette fois l'existence même de cette possibilité. On voit bien là le refus, presque
obsédant chez Sartre, de se situer en dehors du concret et de la liberté, malgré les avatars et
l'inconfort que cela comporte.
308

d'établir une éthique, à partir de la communication ou autrement ( s'il y a un


dessein qui se profile au-delà de sa recherche sur la connaissance, nous
serions plus enclin à croire qu'une telle voie est celle de l'esthétique38, Sartre
ayant toujours accordé une puissance démiurgique et une valeur de
dépassement à l'engagement esthétique, même s'il a prétendu du bout des
lèvres le contraire). Sartre a, en effet, toujours proscrit toute synthèse comme
inconciliable à la liberté et à la vérité de l'homme. Un élément essentiel de la
théorie sartrienne de la connaissance est que la connaissance est une
totalisation, non pas une totalité. Certes, il faut reconnaître que l'ampleur
totalisante du Flaubert peut incliner à penser — tant par le volume du texte lui-
même que par la formulation du projet — qu'il constitue une totalité. Certaines
réminiscences hégéliennes, que font remarquer aussi Verstraeten et Collins39,
peuvent du reste accentuer cette impression d'une totalisation totalisée. En fait,
la méprise prend racine dans le fait que Flaubert est un mort, donc une totalité;
c'est cependant faire fi de ce que Sartre rappelait, dans sa réflexion sur
Kierkegaard, à l'effet que l'enseignement du penseur danois a révélé que la
mort «abolit radicalement le subjectif mais ne le change pas40». Certes, on ne
peut nier que L'Idiot soit imprégné d'une sorte d'envoûtement voulu qui ressort

38. Au moment où nous terminons notre étude, est publié un essai du professeur Philip Knee
intitulé Qui perd gagne, Essai sur Sartre (Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1993). Le
titre de l'essai, à tout le moins, qui reprend une réflexion faite par Sartre à la fin de Les Mots, met
en évidence la perspective du jeu que nous avons déjà soulignée comme présentant la clef
d'une interprétation parfaitement cohérente susceptible de réunir les différentes conceptions de
Sartre; il serait intéressant d'examiner cette perspective du jeu, notamment quant à sa gratuité, en
la considérant dans son rapport avec la recherche esthétique proprement dite. Bref, le beau
serait la pierre angulaire de la liberté. L'affirmation de Sartre à l'effet que «Si la littérature n'est pas
tout, elle ne vaut pas une heure de peine» («Les écrivains en personne», SIT IX, p. 15), et la
confidence faite à Madeleine Chapsal : «Si j'étais Frantz, je ne me rongerais pas de remords; au
fond, c'est le négatif d'un de mes rêves : être dans une cellule et pouvoir écrire tranquillement»
(«Les Écrivains en personne», SIT IX, p. 27), sont illustratifs de la pensée profonde de Sartre à
cet égard. Une pareille étude, qui est à faire, permettrait peut-être de mettre en perspective les
propos de Sartre et de poser une conclusion au-delà de sa conception de la connaissance telle
que mise à jour dans la présente étude; l'art ne serait pas un engagement indifférent à tout autre
mais une valeur...
39. Voir Autour de Jean-Paul Sartre, ouvrage collectif sous la direction de P. Verstraeten, Paris,
Gallimard, 1981, p. 16 : «[la] Névrose objective pour définir à la fois l'Art-Absolu, les écrivains du
XIXe siècle et le Second Empire lui-même. C'est d'Esprit Objectif qu'il s'agit ... des affinités
flagrantes avec celui hégélien d'Esprit-devenu-étranger-à-lui-même ou de Culture». Dans Sartre
as Biographer, Collins fait aussi état de l'influence de la pensée de Hegel chez Sartre; ainsi, à
propos des thèmes de l'autre et de l'aliénation, il n'hésite pas à affirmer que «the most powerful
outside influence is Hegel.» (p. 84).
40. L'universel singulier, SIT IX, p. 185.
309

tant de la facture littéraire que de la magie de l'imagination; Sartre semble


s'effacer devant son sujet de telle manière qu'il induit insidieusement à croire
en l'objectivité de son sujet autant qu'en l'absence de sa propre subjectivité.
Mais c'est faire une lecture de Sartre qui tourne court! Malgré la séduction
évidente exercée par une telle solution, tel que le montre Collins, Sartre, faute
de trouver une justification adéquate, n'a pas néanmoins souscrit à la
perspective d'une éthique de la conversion et ce, même si on sait qu'il aurait
aimé pouvoir y croire, ainsi qu'il le rappelle, entre autres, dans Les Mots,
lorsqu'il conclut qu'il faut accepter, en fin de compte, de ranger «l'impossible
Salut au magasin des accessoires41». Certes, comme le note avec justesse
Verstraeten, Sartre est conscient de l'aporie de la communication inhérente à la
liberté, à l'effet que «le singulier soit universel et en même temps que la
science de cet universel ne soit pas communicable42». Toute la démarche de
Sartre se résume en «l'exigence outrancière d'être au plus proche de la Vérité,
sans jamais désemparer, c'est-à-dire cesser de la reconsidérer43», ou en
d'autres termes, à être «la conscience aiguë de la totalisation constante de
l'expérience, toujours à retotaliser par elle44». C'est ce à quoi Sartre nous
invite en mettant en garde contre «la tentation de tout objectiver45» et en
rappelant que «l'homme est l'être qui transforme son être en sens, l'être par qui
du sens vient au monde46». L'Idiot n'est que la preuve qu'il n'y a de
connaissance et de vérité qu'en s'engageant dans un objet, même si cet
engagement est par définition une tâche constamment à refaire; autrement, il
n'y a pas de connaissance. L'Idiot n'est pas une fin; c'est plutôt un
recommencement. Il est l'acte d'une pensée, pas son achèvement. Demain,
que pourrons-nous connaître de Flaubert?

41. Les Mots, p. 213.


42. Autour de Jean-Paul Sartre, p. 13.
43. Autour de Jean-Paul Sartre, p. 13.
44. Autour de Jean-Paul Sartre, p. 10; Sartre disait dans Qu'est-ce que la littérature?: «La
liberté même si on la considère sub specie Eternitatis paraît un rameau desséché : car elle est,
comme la mer, toujours recommencée; elle n'est rien d'autre que le mouvement par quoi
perpétuellement on s'arrache et se libère.» (p. 87).
45. L'Anthropologie, SIT IX, p. 89.
46. L'universel singulier, SIT IX, p. 178.
310

L'Être et le Néant, dit Sartre, est un «monument de rationalité47». Mais il n'y a


pas d'autre moyen d'être humain que de connaître. La connaissance, disions-
nous, pose le paradoxe de la nécessité d'une rationalité objectivante alors que
son objet est inaccessible à la rationalité. Par delà les considérations critiques
et théoriques de Sartre sur la connaissance, le Flaubert paraît présenter la
conception la plus développée de sa théorie de la connaissance; il constitue,
en fait, la preuve démonstrative, à travers ce que Sartre nomme le roman vrai,
d'une théorie en vertu de laquelle il n'y a de réalité que dans sa réalisation.
L'examen de cette preuve telle que présentée dans L'Idiot mériterait certes une
étude à part entière, pour savoir si elle satisfait à la conception profonde qui
sous-tend et justifie toute l'oeuvre de Sartre : l'exigence humaine de la
rationalité ne peut fonder une connaissance objective — la véritable
connaissance est un acte. Certes la connaissance tend à être totalitaire, mais
elle ne peut jamais être une totalité; en tant qu'elle est rapport concret, elle doit
sans cesse être recommencée. Mais la connaissance est la vérité de l'homme,
puisqu'elle se confond avec l'homme qui se fait et en porte le sens. Aussi,
comme le rappelle Sartre citant Kierkegaard, la vérité est l'acte de la liberté.

47. Sartre par Sartre, SIT IX, p. 112. Certes, Sartre nous dit que «l'idée du livre sur Flaubert était
d'abandonner ces analyses théoriques, qui ne menaient finalement nulle part, pour essayer de
donner un exemple concret ... Mon idéal serait qu'il [le lecteur] puisse tout à la fois sentir,
comprendre et connaître la personnalité de Flaubert ...» (p. 113-114). La lecture de L'Idiot ne
révèle cependant pas un tel abandon, puisqu'au moins, outre que le lecteur par définition est
extérieur à son expérience, Sartre se situe pour une part, sur le plan imaginaire lequel, on le sait,
est la voie même de l'irréalité. Comme dirait Sartre, il ne s'agit pas de Flaubert en personne, mais
c'est la seule façon de le connaître.
BIBLIOGRAPHIE

Pour une bibliographie exhaustive, il y a lieu de se référer à Les écrits de


Sartre de M. Contât et M. Rybalka, Paris, Gallimard, 1970, pour les ouvrages
parus à cette date. Eu égard à la période plus récente, vient de paraître
Sartre : bibliographie 1980-1992, de M. Contât et M. Rybalka, avec la
collaboration de Yvan Cloutier, Laura Piccini et Danièle Calvot, Paris, CNRS
Éditions, 1993.

Textes philosophiques de Jean-Paul Sartre

La Transcendance de l'Ego, Esquisse d'une description phénoménologique,


Recherches philosophiques, Paris, 1936-37, p. 85-123.

L'Imagination, Paris, Quadrige/P.U.F., 1936.

Esquisse d'une théorie des émotions (1939), Paris, Hermann, 1963.

L'Imaginaire, Paris, Idées/Gallimard, 1940.

L'Être et le Néant, Paris, NRF/Gallimard, 1943.

L'existentialisme est un humanisme, Paris, Nagel, 1946.

Conscience de soi et connaissance de soi, Bulletin de la Société française de


philosophie, tome XLII, n°3, avril-juin 1948, p. 49-91.
312

Critique de la raison dialectique, tome I : Théorie des ensembles pratiques,


précédé de Questions de méthode, Paris, Gallimard, 1960;
Tome II : L'Intelligibilité de l'histoire (écrit de 1958-1962 et publié
après sa mort), Paris, Gallimard, 1985.

L'Idiot de la famille, Gustave Flaubert de 1821 à 1857, Tomes I et II, 1971; Tome
III, 1972, Paris, NRF/Gallimard.

Cahiers pour une morale, (écrit en 1947-1948), Paris, Gallimard, 1983.

Vérité et existence, (écrit en 1948), Texte établi et annoté par Arlette Elkaïm-
Sartre, Paris, Gallimard, 1989.

Autres textes de Jean-Paul Sartre

Réflexions sur la question juive (1946), Paris, Idées/Gallimard, 1954.

Qu'est-ce que la littérature?, Paris, Idées/Gallimard, 1948.

Théâtre, Les mouches - Huis clos — Mort sans sépulture — La putain


respectueuse, Paris, NRF/Gallimard, 1947.

Situations I. Essais critiques, 1947; Situations II. Qu'est-ce que la littérature?,


1948; Situations III, 1949; Situations IV. Portraits, 1964; Situations V.
Colonialisme et néo-colonialisme, 1964; Situations VI. Problèmes du
marxisme I, 1964; Situations VII. Problèmes du marxisme II, 1965;
Situations VIII. Autour de 68, 1972; Situations IX. Mélanges, 1972;
Situations X. Politique et auto-biographie, 1976, Paris, Gallimard.

Les mains sales, Paris, Poche/Gallimard, 1948.


313

Le Diable et le bon Dieu, Paris, Poche/Gallimard, 1951.

Kean, Paris, Gallimard, 1954.

Les séquestrés d'Altona, Paris, Poche/Gallimard, 1960.

Baudelaire {1946), Paris, Idées/Gallimard, 1963.

Les Mots, Paris, NRF/Gallimard, 1964.

Saint Genet, Comédien et martyr, dans Oeuvres complètes de Jean Genet,


Tome I (1952), Paris, Gallimard, 1978.

Oeuvres romanesques, Paris, Bibliothèque de La Pléiade/Gallimard, 1981.

Les Carnets de la drôle de guerre (novembre 1939 - Mars 1940), Paris


NRF/Gallimard, 1983.

Mallarmé, La lucidité et sa face d'ombre (écrit en 1952), Paris, Gallimard, 1986.

Ouvrages cités

Adloff, J.G., Sartre, Index du Corpus philosophique I, L'Être et le Néant, Critique


de la raison dialectique, Paris, Klincksieck, 1981

Aron, R., Marxismes imaginaires, D'une sainte famille à l'autre, Paris,


Idées/Gallimard, 1970.

, Histoire et dialectique de la violence, Paris, Gallimard, 1973.


314

Bachelard, G., L'expérience de l'espace dans la physique contemporaine,


Paris, Félix Alcan, 1937.

................L'activité rationaliste de la physique contemporaine, Paris,


P.U.F./10-18, 1951.

............. La formation de l'esprit scientifique, contribution à une psychanalyse de


la connaissance objective, Paris, Vrin, 1986.

............ , Le nouvel esprit scientifique, Paris, P.U.F./Quadridge, 1991.

Barilier, É., Les petits camarades. Essai sur Jean-Paul Sartre et Raymond
Aron, Paris et Lausanne, Julliard et L'Âge d'homme, 1987.

Beauvoir, S. de, Pour une morale de l'ambiguïté, Paris, Idées/Gallimard, 1947.

..............La cérémonie des adieux suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre,


août-septembre 1974, Paris, Gallimard, 1981.

Berger, G., Le cogito dans la philosophie de Husserl, Paris, Aubier, 1941.

Boschetti, A., Sartre et «Les Temps modernes», Paris, Minuit, 1985.

Campbell, R., Jean-Paul Sartre ou une littérature philosophique, Paris, Ardent,


1947.

Catalano, J., Authenticity : a Sartrean Perspective, The Philosophical Forum,


Vol. XXII, No. 2, Winter, 1990.

Collins, D., Sartre as Biographer, Cambridge, Massachusetts and London,


England, Harvard University Press, 1980.

Crausaz, L., Le néant dans l'ontologie de J.P. Sartre, Lausanne, Lausanne


offset Service de l'ouest, 1975.
315

Desan, W., Sartre's Marxism, New-York, Doubleday, 1965.

Descartes, R., Oeuvres et lettres, Paris, Gallimard/Bibliothèque de La Pléiade,


1963.

Engels, F., Dialectique de la Nature, Paris, Éditions Sociales, 1952.

............. , Ludwig Feuerbach ou la fin de la philosophie classique allemande,


Paris, Éditions Sociales, 1976.

............ , Anti-Dürhing, Paris, Éditions Sociales, 1977.

Faber, M., L'activité philosophique contemporaine en France et aux États-Unis,


tome II : La Philosophie Française, Paris, P.U.F., 1950.

Fanon, F., Les damnés de la terre, préface de Jean-Paul Sartre, Paris, François
Maspéro, 1961.

Fell, J.P., Heidegger and Sartre, an Essay on Being and Place, New-York,
Columbia University Press, 1979.

............. , Emotion in the Thought of Sartre, New York, University of Columbia


Press, 1965.

Garaudy, R., Marxisme et existentialisme, Paris, Tribune libre/Plon, 1962.

George, F., Deux études sur Sartre, Paris, C. Bourgeois, 1976.

Gilson, É., L'Être et l'Essence ^98^, Paris, Vrin, 1987.

Gorz, A., Fondements pour une morale (écrit de 1946 à 1955), Paris, Galilée,
1977.
316

Guindey, G., Le drame de la pensée dialectique, Hegel, Marx, Sartre, Paris,


Vrin, 1976.

Hegel, G.W.F., Principes de la philosophie du droit, Paris, Idées/Gallimard,


1940.

............. La phénoménologie de l'esprit, Paris, Aubier-Montaigne, 1941, (2 vol).

............. , Précis de l'Encyclopédie des sciences philosophiques, Paris, Vrin,


1952.

............. Propédeutique philosophique, Genève, Gonthier, 1963.

............ , Science de la logique, Paris, Aubier-Montaigne, 1972 et 1981.

Heidegger, M., Qu'est-ce que la métaphysique?, Paris, Gallimard, 1951.

.............. Qu'est-ce que la philosophie?, Paris, Gallimard, 1957 (cette édition


inclut, entre autres, le texte de Vom Wesen des Grundes).

............. L'Être et le temps, Paris, Gallimard, 1964.

............ , Nietzsche, Paris, Gallimard, 1971.

............ , Lettre sur l'humanisme, Paris, Aubier-Montaigne, 1964, (2 vol.).

Husserl, E., Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard, 1950.

................ La crise des sciences européennes et la phénoménologie


transcendantale, Paris, Gallimard, 1976.

............. Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1966.

Hyppolite, J., Logique et existence, Paris, P.U.F., 1953.


317

Jeanson, F., La Phénoménologie, Paris, Téqui, 1951.

............ , Sartre par lui-même {1955), Paris, Seuil, 1974.

............ , Sartre, Paris, Desclée De Brouwer, 1966.

............. Simone de Beauvoir ou l'entreprise de vivre, Paris, Seuil, 1966.

............. Le problème morai et la pensée de Sartre (1947), suivi de Un quidam


nommé Sartre (1965), Paris, Seuil, 1966.

............. Sartre dans sa vie, Paris, Seuil, 1974.

..............«Albert Camus ou l'âme révoltée», Les Temps modernes, Paris, Mai


1952.

Kierkegaard, S., Post-scriptum aux miettes philosophiques, Paris, Gallimard,


1949.

............ , Les Miettes philosophiques, Paris, Seuil, 1967.

Knee, P., Qui perd gagne. Essai sur Sartre, Québec, Les presses de
l'Université Laval, 1993.

Laing, R.D., et D. Cooper, Raison et violence. Dix ans de la philosophie de


Sartre: 1950-1960, Paris, Payot, 1972.

Lefèvre, J., L'existentialiste est-il un philosophe?, Paris, Alsatia, 1946.

Lévi-Strauss, C., La pensée sauvage, Paris, Gallimard, 1962.

Lilar, S., À propos de Sartre et de l'amour, Paris, Grasset, 1967.

Lukacz, G., Existentialisme ou Marxisme?, Paris, Nagel, 1947.


318

Lyotard, J.-F., La phénoménologie, Paris, P.U.F., 1964.

Magny, C.-E., Littérature et critique (Article : "Le système de Sartre"), Paris,


Payot, 1971.

Marion, J.-L., Dieu sans l'Être, Paris, Fayard, 1982.

Marx, K./Engels, F., L'idéologie allemande, Paris, Éditions sociales (Essentiel),


1982.
.......... , Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Éditions Sociales, 1969.

Merleau-Ponty, M., Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.

............ , Les aventures de la dialectique, Paris, Gallimard, 1955.

........... , Le visible et l'invisible, Paris, Gallimard, 1964.

............. , Les sciences de l'homme et la phénoménologie, Les cours de


Sorbonne, CDU, Paris, 1966.

Moreau, J., Pour ou contre l'insensé? Essai sur la preuve anselmienne, Paris,
Vrin, 1967.

Natanson, M., Chique of Jean-Paul Sartre's Ontology, Netherlands, Martinus


Nijhoff, 1973.

Nietzsche, F., Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Gallimard, 1947.

........... , Le gai savoir, Paris, Gallimard, 1950.

........... . Le crépuscule des idoles, Paris, Mercure de France, 1952.

Revel, J.-F., Pourquoi des philosophes?, Paris, J.-J. Pauvert, 1957.


319

Rouger, F., Le monde et le Moi, ontologie et système chez le premier Sartre,


Paris, Klincksieck, 1986.

Theau, J., La philosophie de Jean-Paul Sartre, Ottawa, Éditions de l'Université


d'Ottawa, 1977.

Varet, G., L'ontologie de Sartre, Paris, P.U.F., 1948.

Verstraeten, P., Violence et éthique. Esquisse d'une critique de la morale


dialectique à partir du théâtre politique de Sartre, Paris, Gallimard,
1972.

............ , Autour de Jean-Paul Sartre, Littérature et philosophie, Ouvrage collectif


publié sous la direction de P. Verst raeten, Paris, Idées/Gallimard, 1981.

............ , «Je ne suis plus réaliste», entrevue avec P. Verstraeten, Gulliver, n° 1,


1972, p. 39-46.

Wahl, J., Essai sur le néant d'un problème, Paris, Deucalion, 1946.

............ , La pensée de l'existence, Paris, Flammarion, 1951.

............. La philosophie de l'existence, Paris, Colin, 1957.

............ , Tableau de la philosophie française, Paris, NRF, 1962.

............. Études kierkegardiennes, Paris, Vrin, 1974.

............ . Sur l'Introduction à «L'Être et le Néant», Neuchâtel, Deucalion, octobre


1950, p. 143-166.

Vous aimerez peut-être aussi