Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
5-0. S
J¿2>
Thèse
présentée
à la Faculté des études
supérieures de l'Université Laval
pour l'obtention du grade
de Philosophiae Doctor (Ph D.)
Faculté de Philosophie
Université Laval
Juin 1994
RÉSUMÉ #1
RÉSUMÉ #2
Résumés ш
Note au lecteur ix
Avant-propos X
Introduction ï
A. L'interprétation éthique 5
B. La préoccupation politique 11
C. L'interprétation ontologique 23
a) L'athéisme 23
2. Le problème de la totalité 31
b) Ontologie et phénoménologie 36
c) L'existence et l'essence 39
d) La dialectique binaire 44
VI
C. Phénoménologie et certitude 65
D. Science et probabilité 75
b) Le problème de l'être 90
B. Le Cogito pré-réflexif 99
b) La transcendance du Je ioe
b) La surrection iso
c) Le corps 221
Conclusion 298
Bibliographie 311
IX
NOTE AU LECTEUR
Afin d'alléger le texte, les sigles ou acronymes suivants ont été utilisés:
EN L'Être et le Néant
TE La Transcendance de l'Ego
X
AVANT-PROPOS
L'idée d'une étude sur Sartre remonte en 1968 alors que je complétais à
Ottawa mes études de premier cycle en philosophie. Elle demeura cependant
en gestation, plus ou moins latente, pendant plusieurs années au cours
desquelles je me suis appliqué à l'étude et à la pratique du droit. Aussi la
présente étude a été réalisée entre 1990 et 1993, alors que je me suis imposé
l'objectif de concrétiser mon projet et de livrer mes réflexions à l'occasion du
50e anniversaire de la parution de L'Être et le Néant.
Je remercie tous ceux qui, au cours de ces années, m'ont apporté leur support.
Plus particulièrement, je voudrais souligner celui de la Faculté de philosophie,
notamment son vice-doyen aux études supérieures, le docteur Raymond
Brouillet, pour ses efforts soutenus au projet. Également, j'adresse des
remerciements particuliers à mon mentor, le docteur Philip Knee, spécialiste de
Sartre et homme d'une grande qualité et rigueur intellectuelles. Je souligne
enfin l'encouragement de mes collègues de la haute direction, ainsi que celui
de mes collaborateurs au sein de la Société où j'oeuvre.
15 décembre 1993.
INTRODUCTION
P. Valéry
réponse à la question qu'est-ce que savait? qui anime, pour une part
essentielle, la réflexion philosophique de Sartre.
Le paradoxe que pose Valéry, dans L'âme et la danse, paraît résumer le sens
de la démarche sartrienne : la compréhension réelle des choses passe par
une connaissance rationnelle, en même temps que s'impose la nécessité de
dissoudre cette connaissance puisqu'elle fait obstacle à la compréhension. Il y
a dans la connaissance une sorte de nécessité incontournable de recourir à la
rationalité, alors que la réalité qu'elle vise à atteindre est irréductible à la
rationalité.
1. Le terme est pris dans son acception de théorie de la connaissance (au sens étymologique de
gnoséologie), laquelle englobe et déborde la théorie de la connaissance scientifique, soit la
philosophie des sciences ou les problèmes philosophiques posés par celle-ci. En effet, comme
pour Descartes et davantage Husserl, la question de la connaissance est posée à partir de la
science et la problématique telle qu'énoncée implique et comprend celle de la science, en même
temps qu'elle se situe dans une perspective qui se pose au-delà et veut la dépasser.
CHAPITRE I
LE PROJET DE SARTRE
J'ai la passion de
comprendre les hommes.
Sartre
A. L'interprétation éthique
Une seconde raison est l'attaque virulente dont l'oeuvre de Sartre fut l'objet,
dans certains milieux soucieux, pour discréditer ses positions ou celles qu'on
lui attribue. La diffusion immense et marquante des oeuvres de Sartre et son
ascendant intellectuel donnaient à ses oeuvres une grande notoriété : en fait,
plus qu'un simple discours, l'existentialisme s'instituait comme un mode de vie
et une mode qu'il fallait remettre à sa place. À cet égard, la conférence-choc,
donnée à cette même époque par Sartre lui-même et publiée sous le titre
Une troisième raison fut la publication, également en 1947, de Pour une morale
de l'ambiguïté par Simone de Beauvoir dont la notoriété de la relation
intellectuelle et humaine avec Sartre était déjà fortement établie. L'étude
volumineuse du collègue et ami André Gorz, Fondements pour une morale5,
contribua enfin à confirmer et, surtout, à perpétuer le courant.
Mais qu'en est-il de la pensée de Sartre sur l'éthique et la morale, selon qu'elle
a été fixée par les écrits de Jeanson, de Beauvoir et de Gorz? Il faut plutôt dire
la pensée présumée puisque, du moins dans le cas de Gorz et de Beauvoir, il
s'agit de voir ce que serait une morale existentialiste que Sartre n'a pas
énoncée. En effet, l'étude de S. de Beauvoir part de ce «qu'il ne saurait y avoir
de devoir être que pour un être qui, selon la définition existentialiste, se met en
question dans son être, un être qui est à distance de soi-même et qui a à être
4. Luc J. Lefèvre, L'existentialiste est-il un philosophe? Paris, Alsatia, 1946. Il faut voir dans
Sartre par lui-même les photos de titres de journaux qui vont dans le sens de ce qualificatif.
Parmi les rares livres sur Sartre et la question de Dieu, il faut se référer à F. Jeanson, Sartre, Paris,
Desclée de Brouwer, 1966; cet ouvrage a cependant fait époque davantage en raison de l'intérêt
suscité par la pré-publication de textes de la Critique.
5. A. Gorz, Fondements pour une morale, Paris, Galilée, 1977. Dans la préface de l'ouvrage,
Gorz relate, sur un ton badin, le peu d’intérêt manifesté par Sartre lorsqu'il lui a soumis son
manuscrit terminé, en 1955. Sartre discute alors de tout, sauf de la morale, et Gorz note d'ailleurs
que Sartre considère «l'ontologie et la morale comme des errements dépassés.» (p. 17).
7
son propre être6»; elle estime quant à elle que si l'échec décrit dans L'Être et le
Néant est définitif, celui-ci demeure néanmoins ambigu et qu'il y a «une
négation de la négation par quoi le positif est rétabli : l'homme se fait manque,
mais il peut nier le manque comme manque et s'affirmer comme existence
positive. Alors, il assume l'échec7». En fait, de Beauvoir reconnaît que sa
réflexion va au-delà de la pensée de Sartre : «Mais encore faut-il que l'échec
puisse être surmonté; et l'ontologie existentialiste ne permet pas cet espoir : la
passion de l'homme est inutile, il n'y a aucun moyen pour lui de devenir cet être
qu'il n'est pas. C'est encore vrai. Et il est vrai aussi que dans L'Être et le
Néant, Sartre a surtout insisté sur le côté manqué de l'aventure humaine; dans
les dernières pages seulement il ouvre les perspectives d'une morale8». Quant
à Gorz, ainsi qu'il en fait part dans son ouvrage publié en 1977, son optique
s'inscrit dans le même sens que celle de Beauvoir puisque, partant de «la
résurrection de l'existentialisme refondu et élargi9» que marquait la publication
de L'Idiot, il prend pour point de départ l'intuition que «l'ontologie sartrienne
pouvait être indéfiniment assouplie» et vise à dépasser «une rigidité
schématique [dont] il y avait bien, chez Simone de Beauvoir et Francis
Jeanson, l'esquisse d'un dépassement10». Dans les deux cas, le point de
départ est l'ambiguïté, mais pour Sartre, c'est là le terme où il a laissé la
question. Pour le reste, les relations étroites entre Sartre et les deux écrivains
ont servi d'imprimatur, favorisant l'assimilation des interprétations à sa propre
pensée.
6. S. de Beauvoir, Pour une morale de l'ambiguïté, Paris, Gallimard, 1947, p. 14. L'italique est
de nous.
7. Pour une morale de l'ambiguïté, p. 17-18; de Beauvoir précise que «plutôt que d'un
dépassement hégélien, il s'agit d'une conversion» p. 18.
8. Pour une morale de l'ambiguïté, p. 15.
9. Fondements pour une morale, p. 20.
10. Fondements pour une morale, p. 15-16.
11. Le Problème moral et la pensée de Sartre, p. 26; aussi p. 24 : «Tel est bien ici notre
but : déterminer ce qu'apporte la pensée de Sartre à la conception effective que nous nous
faisons de l'effort moral». Dans Sartre dans sa vie, Jeanson interprète comme suit l'abandon du
8
apparaît que «la pensée de Sartre est une pensée morale et toute sa vertu à
notre égard vient de ce ressort-là12». On peut penser que la présence de la
fameuse Lettre-préface de Sartre a contribué encore là à accréditer le point de
vue qu'exprime Jeanson. Certes, il ne fait pas de doute que, dans cette Lettre-
préface Sartre loue l'approche empathique de Jeanson, notant qu'il n'a pas
«commis l'erreur de juger l'oeuvre d'un vivant comme si son auteur était mort et
qu'elle fut arrêtée pour toujours». Mais précisément, il faut comprendre que
Sartre entend par là, explicitement en regard de sa pensée sur la morale, que
Jeanson a eu l'audace de «tenter d'esquisser ses perspectives futures», de ne
pas hésiter «à prendre comme thème directeur la morale existentialiste (...)
cette partie de la doctrine [qui] n'a pas encore été véritablement traitée (...) des
thèses que je n'ai pas encore avancées (...) vous en êtes venu à dépasser la
position que j'avais prise dans mes livres au moment où je la dépassais moi-
même et à vous poser, à propos des relations de la morale et de l'histoire (...)
les questions que je me posais moi-même dans le même temps13 »; bref, il
s'agit clairement de thèses non énoncées, que Jeanson dépasse, puisque
celles-ci ne sont que des questions sur les relations entre la morale et l'histoire
auxquelles Sartre ne donnera réponse, quant à lui, qu'en 1960 dans un
contexte d'ailleurs différent. Par ailleurs, si l'on se rapporte à la conception
qu'a Sartre de la conscience, c'est presque un lieu commun d'affirmer «que
l'ontologie ne saurait se séparer de l'éthique». Il en va également ainsi lorsque
l'on dit qu'il n'y a pas de «différence entre l'attitude morale qu'un homme s'est
projet de la morale : «Quand Sartre dit qu'il a abandonné son projet d'écrire une morale, ce n'est
pas le projet lui-même qu'il condamne, mais un certain état de sa conception. En réalité, aucune
préoccupation n'a été plus constante, chez lui, que celle de poser le problème moral.
1944 : «La morale, voilà, en effet, voilà ma préoccupation dominante, et telle elle fut toujours»
(Interview donné à «Mondes Nouveaux 21 décembre»), 1947 : «tel est le paradoxe actuel de la
morale : si je m'absorbe à traiter comme fins absolues quelques personnes ... je serai amené ... à
profiter de l'oppression pour faire le bien ... le bien que je tente de faire sera vicié à la base, il se
tournera en mal radical. Mais réciproquement, si je me jette dans l'entreprise révolutionnaire, je
risque ... d'être amené à traiter par la logique de l'action la plupart des hommes et mes camarades
mêmes comme des moyens ... Si l'on tient la liberté pour le principe et le but de toute activité
humaine, il est également faux qu'on doive juger les moyens sur la fin et la fin sur les moyens.
Mais plutôt la fin est l'unité synthétique des moyens employés» (p. 230, Note I, a). Nous
sommes profondément convaincus de la préoccupation morale de Sartre même après cette
époque, mais ce passage indique également le refus de l'éthique par Sartre, sinon en
considérant une circularité qui ne mène nulle part.
12. Le Problème moral et la pensée de Sartre, p. 342; cette affirmation est contenue dans le
texte de 1965, ajouté à la fin du l'ouvrage original.
13. Le Problème moral et la pensée de Sartre, p. 11-12.
9
14. EN p. 720-722.
15. EN p. 720.
16. EN p. 720.
17. EN p. 721.
18. EN p. 722.
10
Aussi, il faut considérer la pensée de Sartre, non pas axée sur le problème
moral ou éthique, mais plutôt comme étant celle d'un moraliste au sens que
donne à ce terme une certaine tradition française, c'est-à-dire une pensée
préoccupée d'analyser et de comprendre l'agir humain et d'en dégager les
règles de comportement, des constats, sans pour autant établir ou prescrire des
règles. Les implications morales sont omniprésentes dans cette philosophie
qui se situe sur le plan de la liberté et de l'agir, mais Sartre refuse de les
considérer, du moins quant à définir des solutions qui soient des règles.
B. La préoccupation politique
Dès ses premiers écrits, Sartre pose le problème. Déjà, en 1936, dans La
Transcendance de l'ego, Sartre affirme le réalisme de l'existentialisme qu'il
oppose à l'absurdité du «matérialisme métaphysique23»; l'existentialisme, en
se conciliant à une «hypothèse de travail aussi féconde que le matérialisme
historique24», est seul susceptible de «fonder philosophiquement une morale
et une politique absolument positives25». C'est dans le même sens que, dans
L'Être et le Néant, il déclare que «Marx a posé le dogme premier du sérieux
lorsqu'il a affirmé la priorité de l'objet sur le sujet et l'homme est sérieux quand
il se prend pour un objet26». Le notoire et retentissant pamphlet
L'existentialisme est un humanisme publié en 1946, il faut s'en rappeler,
déclare avoir pour objet de défendre l'existentialisme contre certains reproches,
et principalement celui des communistes, à l'effet que l'existentialisme est une
philosophie contemplative; il appert que le thème central de la pensée politique
23. TE p. 123.
24. TE p. 123.
25. TE p. 123. Cette phrase est essentielle; elle marque la préoccupation épistémologique du
fondement, en même temps qu'elle fixe l'objectif d'une référence positive et absolue — que
Sartre s'est plutôt appliqué à éviter pour ne pas mettre en cause le fondement qu'il a établi.
26. EN p. 669.
13
de Sartre a été fixé dès le départ. On sait que Sartre s'est un temps déclaré
sympathisant communiste, tout en refusant d'adhérer au parti et à la doctrine,
reprochant au matérialisme marxiste de rendre impossible le projet
révolutionnaire en oubliant l'homme et la liberté; ce refus d'adhérer au parti
communiste tient à ce que ses critiques ne visent pas tant la pensée de Marx
que «la scolastique marxiste» ou «le néo-marxisme stalinien27», c'est-à-dire
les tenants du matérialisme métaphysique qui ont pour nom Engels, Staline,
Naville et Garaudy. Aussi, c'est ce même thème énoncé dans Matérialisme et
Révolution (1946), Les Communistes et la Paix (1952 et 1954) et Questions de
méthode (1957) qui est repris dans la Critique de la Raison dialectique (1960)
dont le titre même énonce la perspective.
C'est donc dire que les textes politiques majeurs de Sartre visent une même
question. Il s'agit de la même que celle des dénonciateurs qui ont contribué à
donner une dimension disproportionnée à la perspective politique de Sartre, en
raison de la résonance du débat par le fait de l'importance politique du
communisme. Et cette résonance tient en grande partie à ce que ces critiques
provenaient non pas tant de marxistes reconnus, mais plutôt de personnalités
proches de Sartre ou l'ayant été, ayant en commun une même préoccupation
philosophique, ou plus exactement une base commune constituée par la
phénoménologie; les plus éminents de ces critiques sont Raymond Aron et
Maurice Merleau-Ponty.
fondamental une théorie politique et qu'en fait elle ne s'intégre pas vraiment
dans le marxisme dont elle se réclame. Les commentaires pertinents sur le
non-marxisme de Sartre ne doivent cependant pas faire oublier les impacts
réels du discours sartrien, notamment quant à l'instigation à la violence que
comportent les notions de groupe en fusion, conscience de groupe,
fraternité-terreur. Maoïsme, castrisme, révolution culturelle, marcusianisme,
comme le note Guindey, «rejoignent la tendance sartrienne à exalter la minute
exquise du soulèvement libérateur48». Peut-être le seul élément qui situe
Sartre sur le plan de la pensée politique théorique (dont sa Préface49 à Les
Damnés de la terre de F. Fanon constitue une des plus fameuses illustrations),
et qui de surcroît rassemble la majorité, sinon l'unanimité des critiques, est la
rationalisation de la violence, ce que É. Barilier nomme «l'irrationalisme
sartrien50». Dès lors, le débat devient à nouveau une discussion
philosophique à laquelle, au-delà des différences entre le marxisme et
l'existentialisme, s'ajoute une dimension qui marque l'échec de l'éthique,
comme il apparaît dans l'entrevue serrée que P. Verstraeten a avec Sartre en
1972 et qui débouche sur la foi révolutionnaire :
[...]
sympathique de tout ce qui dans la Critique pointait l'apocalypse révolutionnaire, en même temps
qu'aux États-Unis des sociologues y trouvaient «l'évangile de l'émancipation humaine» (Histoire
et dialectique de la violence, p. 10-11).
48. Le Drame de la pensée dialectique, p. 119.
49. Édition, François Maspéro, Paris, 1961.
50. Les petits camarades, p. 113; E. Barilier réfère aux analyses de Aron, de Merleau-Ponty et
de Lévi-Strauss; à celles-ci, il faut sûrement ajouter celles de P. Verstraeten.
18
[...]
[...]
51. «Je ne suis plus réaliste», Gulliver, n° 1, 1972, p. 39-46. L'entrevue se déroule dans une
suite de questions serrées, Sartre ne répondant seulement qu'après que Verstraeten l’ait forcé
dans ses derniers retranchements. Nous ne citons que la réponse finale que donne Sartre à la
question posée. Sur la question de l’éthique sartrienne de la violence, il faut se référer à
l’ouvrage classique de P. Verstraeten, Violence et éthique, Paris, Gallimard, 1972.
52. F. Jeanson, Sartre dans sa vie, p. 278-279.
20
Bref, la politique, comme l'éthique, renvoie à une philosophie qui est refus de
tout fondement, à une philosophie de la liberté qui ne pose aucun filet; il en
découle une situation irrationnelle qui ne peut que signifier «... sur le plan
théorique, que la violence constitue la seule voie d'accès à une société
différente de la nôtre53», et que la violence, qui est en fait une contre-violence,
dit Sartre, ne permet pas de déterminer «de quelle nature sera l'ordre qui lui
succédera peut-être54», pas même si celui-ci en sera un de non-violence.
Cette voie sans issue à laquelle aboutit la politique, Guindey l'attribue, dans
une intéressante analyse, à la polarisation, émargeant de toute
phénoménologie, de deux formes de conscience distinctes, l'authentique et
l'inauthentique, dont le dépassement doit passer par «une transmutation de la
conscience55»; en l'occurrence, il s'agit d'une violence qui permet de se libérer
de l'inauthenticité de la phénoménalité.
53. Propos de Sartre dans un entretien du 17 juin 1973, reproduits dans Sartre dans sa vie (p.
289-298), p. 295.
54. Sartre dans sa vie, p. 296; aussi dans Sartre dans sa vie, p. 269-270 : «.. les mots nous
piègent aisément... Vue sous cet angle, la notion de foi ne peut que lui apparaître éminemment
suspecte ...».
55. Le drame de la pensée dialectique, p. 125. Guindey souligne qu'une constante des
philosophies dialectiques est de «se fonder sur une distinction entre deux formes de la
conscience humaine, une forme authentique et une forme inauthentique ... C'est pourquoi
toutes les philosophies dialectiques sont des phénoménologies». Elles sont toutes
dialectico-phénoménologiques» (p. 123-124). Il explique qu'une première partie de leurs efforts
consiste à décrire et à expliquer le contenu de la conscience inauthentique : «toute pensée ou
représentation apparaît une coupure entre un objet connu et un sujet connaissant et est «ipso
facto inauthentique» »(p. 124); l'autre partie vise à exposer comment s'arracher au plan des
phénomènes et accéder à un autre niveau de conscience : «l'avènement de la conscience
authentique libérera notre espèce de toutes les divisions et contradictions ... qui ont fait son
malheur» (p. 126) «Nous avons déjà noté que S. de Beauvoir parlait de conversion (Pour une
morale de l'ambiguïté, p. 18); nous savons déjà que les termes authenticité et conversion sont
ceux utilisés par Sartre dans L'Être et le Néant.
21
rappeler que Sartre affirme que «son but réel est théorique56» et que «le
second tome suppose des lectures énormes57», reconnaissant du reste que la
recherche théorique n'aboutit qu'à des «constatations provisoires58» qu'il faut
soumettre à la vérification des études. C'est ainsi que les analyses de Fanon
deviennent des démonstrations a posteriori des positions de la Critique. Il n'y a
rien de condamnable dans une telle récupération, mais la perspective de
Sartre n'est pas de s'y arrêter pour soupeser le bien-fondé de l'analyse; au
contraire, le texte de Sartre se constitue en pamphlet où il incite à «mener
jusqu'au bout la dialectique59» vers «cet homme neuf... un autre homme : de
meilleure qualité60», en adhérant à la violence par laquelle le colon sera
décolonisé en même temps que le colonisé. Mais, à la différence de Fanon
(qui déclare d'ailleurs que ses analyses des mécanismes des aliénations
africaines ne sont pas destinées aux lecteurs coloniaux et qui affirme son
indifférence vis-à-vis eux), Sartre s'attarde peu à étudier sur le terrain factuel
les mécanismes de l'aliénation qu'il prête à l'aliénant, se contentant plutôt de
les induire comme une contrepartie dialectique à la réaction de contre-violence
du colonisé. En effet, la violence irrépressible du colonisé que Fanon met à
jour et dont il fait voir la nécessité n'implique pas, contrairement aux
extrapolations de Sartre, le même caractère inéluctable du côté du colon; la
violence de l'oppresseur peut se déplacer vers un nouveau centre et, du même
coup, ne pas participer alors à la dialectique de contre-violence du colonisé, en
vertu de laquelle dans «le dernier moment de la dialectique61», leur violence
respective s'arrimerait dans une solidarité qui permettrait de faire surgir un
nouvel homme. Bref, Sartre demeure sur le plan des conceptions
philosophiques et de l'idéologie et non pas sur le terrain de l'analyse politique.
56. CRD p. 135. Dès la Préface, il indique d'ailleurs : «je me bornerai à esquisser une théorie
des ensembles pratiques ...» (CRD p. 11).
57. SIT X, Sartre par Sartre, p. 113; aussi Entretiens avec Jean-Paul Sartre suivant La Cérémonie
des adieux : «il aurait fallu d'énormes études historiques» (p. 236). Ce deuxième tome n'a pas
été réalisé; une ébauche en a été publiée à titre posthume (vg : Critique de la raison dialectique,
T. Il (inachevé), L'intelligibilité de l'histoire, Paris, Gallimard, 1985).
58. CRD p. 135.
59. Les damnés de la terre, p. 22.
60. Les damnés de la terre, p. 21.
61. Les damnés de la terre, p. 26.
22
C. L'interprétation ontologique
a) L'athéisme
Sur le plan affectif, Sartre confie en 1964, dans Les Mots, avoir vécu une
névrose du salut dans laquelle il était l'élu : si l'homme était impossible,
comme il le décrivait dans le personnage de Roquentin, le héros de La Nausée,
il était celui qui avait la possibilité de faire part de cette impossibilité :
«Dogmatique, je doutais de tout, sauf d'être l'élu du doute63». Sartre explique
avoir longtemps considéré l'écriture comme une croyance substituée («la
Religion sous un masque d'arracher ma vie au hasard64»); il dit qu'au bout de
sa névrose, il apparaît que «personne ne m'attend65» et que «l'athéisme est
une entreprise cruelle et de longue haleine66». Ce que Sartre veut signifier par
là n'est pas tant qu'il a dû lutter ou se délivrer d'une terminologie négative qui
fait désigner celui qui ne croit pas comme non croyant alors qu'en fait celui-ci
pourrait être affirmé positivement comme croyant puisque le non croyant est
seulement le croyant de la non-croyance de l'autre; il veut dire qu'au-delà du
piège des mots par lesquels il fut d'ailleurs piégé, l'entreprise de l'athéisme n'a
pas pour objet le concept de l'existence de Dieu, mais le phénomène lui-même
de la croyance. Son analyse, inspirée de Hegel et de Dostoïevski, montre
qu'une croyance est conscience de cette croyance et en même temps
62. L'existentialisme est un humanisme, p. 95; voir aussi F. Jeanson, Sartre dans sa vie, où est
rapportée une entrevue réalisée avec Sartre en 1951 à ce sujet : «-Êtes-vous sûr que Dieu
n'existe pas? - J'en ai la conviction ... la certitude.» (p. 280). Le passage de la conviction à la
certitude est ce qui lui fait dire que l'athéisme est «une entreprise».
63. Les Mots, p. 210.
64. Les Mots, p. 209.
65. Les Mots, p. 211.
66. Les Mots, p. 210. Dans Entretiens avec Jean-Paul Sartre, suivant La Cérémonie des adieux
(particulièrement p. 543-559), Sartre explique ce qu'il appelle le passage de l'athéisme idéaliste à
l'athéisme matérialiste. Il note l'importance de la question si l'on veut faire une véritable
philosophie de l'homme dans un monde matériel, puisque les relents de la notion de Dieu
piègent à tout moment de notre vie nos conceptions et notre agir, telles les notions de Bien et du
Mal, de l'immortalité, de l'omnipotence etc. Par exemple, la difficulté d'adhérer vraiment à l'idée
essentielle selon laquelle les objets n'ont pas de conscience et sont parfaitement inertes tient à
ce que l'idée de Dieu, du fait de son omniprésence, tend à nous faire glisser une sorte de
conscience en eux.
25
Les rapports, pour ainsi dire personnels, de Sartre à Dieu ne sont pas étroits!
Ils se présentent plutôt en terme d'explicitation de sa conviction de l'inexistence
de Dieu et de ce que l'existentialisme athée n'est pas une désespérance.
Puisque l'homme est entièrement responsable de lui-même et s'invente tout
entier, en conséquence il lui appartient de se fuir dans des croyances à
différentes idoles ou bien, comme dit Sartre, de se retrouver. Mais la position
de Sartre vis-à-vis des arguments traditionnels relatifs à l'existence de Dieu est
plus explicite. Ainsi, s'il faut reconnaître le caractère rigoureux de la preuve
cartésienne que «l'être imparfait se dépasse vers l'être parfait69», l'être parfait
67. EN p. 117.
68. EN p. 110; il s'agit d'une judicieuse analyse montrant que la croyance est non-croyance :
«Si je crois que mon ami Pierre m'aime, cela veut dire que son amitié me paraît comme le sens de
tous ses actes. La croyance est une conscience particulière du sens des actes de Pierre. Mais si
je sais que je crois, la croyance m'apparaît comme pure détermination subjective, sans corrélatif
extérieur. C'est ce qui fait du mot même de «croire», un terme indifféremment utilisé pour
indiquer l'inébranlable fermeté de la croyance («Mon Dieu, je crois en vous») et son caractère
désarmé et strictement subjectif. («Pierre est-il mon ami? Je n'en sais rien : je le crois.») Mais la
nature de la conscience est telle qu'en elle le médiat et l'immédiat sont un seul et même être.
Croire, c'est savoir qu'on croit et savoir qu'on croit, c'est ne plus croire.» Sartre s'inscrit dans le
sillage du dilemme tel qu'exprimé par Dostoïevski dans Les Possédés : «Si Stavroguine croit, il
ne croit pas qu'il croie. S'il ne croit pas, il ne croit pas qu'il ne croie pas.»
69. EN p. 133; aussi, p. 122 : «C'est ce décalage ou manque d'être qui est à l'origine de la
seconde preuve de l'existence de Dieu. ... l'être qui possède en lui l'idée de parfait ne peut être
son propre fondement, sinon il se serait produit conformément à cette idée.»; ou encore,
p. 132 : «Par nature, le cogito renvoie à ce dont il manque et à ce qu'il manque, parce qu'il est
cogito hanté par l'être, Descartes l'a bien vu; et telle est l'origine de la transcendance : la réalité
humaine est son propre dépassement vers ce qu'elle manque, elle se dépasse vers l'être
particulier qu'elle serait si elle était ce qu'elle est.... La réalité humaine se saisit dans sa venue à
l'existence comme être incomplet».
26
vers quoi se dépasse la réalité humaine qui se révèle en tant que défaut d'être
«hanté dans son être le plus intime par l'être dont il est désir70», n'est pas un
dieu transcendant, mais l'homme comme totalité, à savoir un en-soi qui serait
en-soi comme pour-soi :
70. EN p. 131.
71. EN p. 132-133; aussi p. 145 : «Toute conscience est manque de ... pour. Mais il faut bien
entendre que le manque ne lui vient pas du dehors comme celui du croissant de lune à la lune.
Le manque du pour-soi est un manque qu'il est».
72. EN p. 133-134.
27
Sartre souligne qu'il ne s'agit là, de toute façon, que d'un raisonnement, qui fait
qu'un tel être n'a de fondement que par «les exigences de la raison74». Le fait
est, ainsi qu'il se révèle à l'examen du rapport concret de l'homme comme être-
dans-le-monde, que l'en-soi est totalement inerte et, en ce sens, ne peut rien
fonder, d'autant plus que c'est par le pour-soi qu'il est au monde. Quant au
pour-soi, il est un possible fondement «puisque la conscience est son propre
fondement, mais il reste contingent qu'il y ait une conscience plutôt que du pur
en-soi à l'infini75». En d'autres termes, si la conscience est en quelque sorte
«causa sui76» à la différence de l'être ou en-soi, il apparaît que l'«ens causa
sui» est un «manqué77» qui est «la valeur ou présence idéale78»; c'est ce dont
Sartre fait état dans les Aperçus métaphysiques et les Perspectives morales
qu'il livre en guise de conclusion à L'Être et le Néant, rejetant alors
péremptoirement toutes inférences d'une réalité quelconque à Dieu :
73. EN p. 124.
74. EN p. 124.
75. EN p. 125.
76. EN p. 32.
77. EN p. 714. Sartre estime que «la grande faveur qu'a connue la preuve «a contingentia
mundi»» résulte de ce que la régression des causes fait que, à un moment donné, «nous ne
pouvons absolument plus comprendre comment ces données non-conscientes, qui ne tirent pas
leur existence d'elles-mêmes, peuvent cependant la perpétuer et trouver encore la force de
produire une conscience» (EN p. 23). Sartre estime que c'est ce caractère impensable de
l'existence passive qui a mené Descartes à recourir à la fameuse chiquenaude pour expliquer la
mise en marche du mouvement (voir EN p. 260). Le problème est le même que celui qui se pose
à l'égard de la connaissance, à savoir : «la nécessité d'une régression à l'infini (idea ideae ideae
etc.) si la conscience n'est pas définie comme étant avant la connaissance», c'est-à-dire s'il n'y a
pas primauté de la conscience pré-réflexive. (EN p. 19).
78. EN p. 722.
28
La vision claire, telle qu'elle apparaît à Sartre, est que la réalité humaine est
une double contingence qui rend impossible tout fondement : «s'il est
nécessaire que je sois sous cette forme d'être-là, il est tout à fait contingent que
je sois, car je ne suis pas le fondement de mon être; d'autre part, s'il est
nécessaire que je sois engagé dans tel ou tel point de vue, il est contingent que
79. EN p. 708.
80. EN p. 31-32.
29
81. EN p. 371. Plus loin Sartre, maniant le paradoxe, affirme que si Dieu existait, il serait une
«nécessité contingente», c'est-à-dire un absolu dont l'existence est totalement injustifiable. Dans
La Nausée, il exprime cela en disant : «Or aucun être nécessaire ne peut expliquer
l'existence : la contingence n'est pas un faux-semblant, une apparence qu'on peut dissiper;
c'est l'absolu, par conséquent la gratuité parfaite. Tout est gratuit, ce jardin, cette ville et
moi-même.» (La Pléiade, p. 155).
82. EN p. 371 ; corollairement, Sartre y définit le corps comme «la forme contingente que prend
la nécessité de ma contingence».
83. EN p. 170; bien entendu, nous ne procédons pas ici à une étude critique de la conception
sartrienne de la liberté.
84. EN p. 27-30.
30
l'ontologique85». Aussi, dit Sartre, dans le même sens que la preuve de Saint
Anselme et celle de Descartes, le phénomène d'être est ontologique : «il est
un appel d'être; il exige en tant que phénomène, un fondement qui soit
transphénoménal. Le phénomène d'être exige la transphénoménalité de
l'être86». La préoccupation de Sartre est certes d'éviter l'idéalisme; l'objectivité
de l'être ne peut être donnée par le non-être, la subjectivité en tant
qu'immanence ne pouvant fonder une objectivité dont elle est elle-même, par
définition, la négation. Sartre s'en remet à l'argument du type de la preuve
ontologique, rejetant même l'argument habituel des opposants de la preuve à
l'effet que «l'exigence de la conscience ne prouve pas que cette exigence
doive être satisfaite87». L'intentionnalité de la conscience, en tant qu'elle est
relation concrète, exige la transcendance de son objet :
85. EN p. 30; et plus loin : «Le sens de l'être de l'existant, en tant qu'il se dévoile à la
conscience, c'est le phénomène d'être. Ce sens a lui-même un être, sur le fondement duquel il
se manifeste. C'est de ce point de vue qu'on peut entendre le fameux argument de la
scolastique, selon lequel il y avait cercle vicieux dans toute proposition qui concernait l'être,
puisque tout jugement sur l'être impliquait déjà l'être. Mais en fait il n'y a pas de cercle vicieux car il
n'est pas nécessaire de dépasser à nouveau l'être de ce sens vers son sens : le sens de l'être
vaut pour l'être de tout phénomène, y compris son être propre. Le phénomène d'être n'est pas
l'être ... il y a une preuve ontologique valable pour tout le domaine de la conscience.» C'est de la
même façon, ainsi qu'on le verra, qu'autrui apparaîtra comme une nécessité de fait au même titre
que le Cogito.
86. EN p. 16; aussi p. 27 : «... cette transphénoménalité même exige celle de l'être du
phénomène. Il y a une «preuve ontologique» à tirer non du cogito réflexif mais de l'être
préréflexif du percipiens.»
87. EN p. 28.
88. EN p. 29 ; aussi plus loin : «Elle exige simplement que l'être de ce qui apparaît n'existe
pas seulement en tant qu'il apparaît.»
31
s'en tenir à la nécessité de fait, au concret; mais le concret, non plus que l'être,
ne sont certes pas ici hégéliens : le réel n'est pas rationnel. Comme pour
l'athéisme, ce sont des formules que l'on a souvent dénoncées; les études se
font rares sur l'importance de la portée critique de l'argumentation ontologique
de Sartre laquelle, à cet égard, n'est pas sans faire penser à l'approche critique
kantienne.
2. Le problème de la totalité
Le pour-soi, en tant qu'être qui n'est pas ce qu’il est et qui est ce qu'il n'est pas,
selon la formule de Sartre, a à être dans le temps comme totalité qui a à être
son propre achèvement. Autrement dit, en tant que, dans son surgissement
même, il est le «tout de la négation et la négation du tout90», le pour-soi a à
être sa propre totalité comme n'être pas, c'est-à-dire totalité détotalisée. Il se
détermine comme négation de la totalité de l'être, mais son propre être comme
totalité est dans le dépassement qu'il a à être. C'est ce qu'exprime la notion du
pour-soi sartrien : le pour-soi est totalité détotalisée.
89. EN p. 188.
90. EN p. 230.
32
91. EN p. 359.
92. EN p. 363 : «si je l'éprouve avec évidence, je manque à le connaître; si je le connais, si
j'agis sur lui, je n'atteins que son être-objet et son existence probable au milieu du monde». Il
s'agit d'un rapport à l'être, donc un rapport existentiel et non un rapport de connaissance.
93. EN p. 299.
94. EN p. 300.
33
95. EN p. 286-287. Pour Sartre, le concret n'est pas le rationnel, mais les choses mêmes. Il
exprime fortement cette idée dans La Nausée : «le monde des explications et des raisons n'est
pas celui de l'existence». ... Exister, c'est être-là, simplement; les existants apparaissent, se
laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire. Il y a des gens, je crois, qui ont compris
ça. Seulement ils ont essayé de surmonter cette contingence en inventant un être nécessaire et
cause de soi». {Oeuvres Romanesques, La Pléiade, p. 155).
96. Anselme n'adhérerait pas à cet énoncé; il affirme que Dieu existe, parce que ce qu'il y a de
plus grand implique qu'il ait non seulement l'essence, mais aussi l'existence. Cet argument est
fort, mais il suppose que Dieu est un objet de raison; c'est en effet concevoir Dieu au bout de
notre logique. Autrement, étant ce qui est au-delà de la raison, Dieu peut bien n'être pas ce que
34
j'ai dans les poches! De la même manière que les propriétés d'un cercle, tel
que le démontre le géomètre, n'entraînent pas l'existence du cercle, le concept
d'un être absolu n'implique pas qu'il existe; ce serait comme inférer que
l'hypothèse de la quadrature du cercle représentant l'idée d'une absolue
perfection implique son existence, puisque la quintessence de la perfection
idéale ne saurait échapper à l'existence absolue.
notre raison conçoit, même de plus parfait pour elle-même. D'ailleurs, précisément, l'existence
des malheurs et des souffrances est un bon exemple que l'existence de Dieu peut ne pas être
nécessairement fondée sur une explication satisfaisante pour la raison. Au sujet de la preuve
ontologique, il faut lire Pour ou contre l'insensé ? Essai sur la preuve anselmienne, Joseph
Moreau, Paris, Vrin, 1967; cet excellent ouvrage présente très bien l'argumentation opposée
d'Anselme et de Gaunilon.
35
Pour le reste, on l'a vu, la quête de la totalité est le drame de l'homme : comme
manque, il ne peut être que manquant de son manqué, puisqu'on cessant
d'être manquant, il cesse tout simplement d'être, ne pouvant être précisément
qu'en étant l'être qu'il n'est pas en n'étant pas ce qu'il est, c'est-à-dire qu'il a à
être comme totalité détotalisée. La totalité est inconciliable avec le système de
Sartre98; elle lui est forclose parce que l'être n'est pas la totalité. L'issue n'est
pas surprenante, si nous considérons, comme nous le verrons, que toute la
pensée de Sartre présente, en fait, une critique systématique de la raison, de la
97. EN p. 363. Sartre reconnaît que «l'être par qui le pourquoi arrive dans l'être a le droit de se
poser son propre pourquoi, puisqu'il est lui-même une interrogation, un pourquoi» (EN p. 714).
98. Plus précisément, Sartre estime que «cette question de la totalité n'appartient pas au
secteur de l'ontologie»; il renvoie à la métaphysique pour décider s'il n'est pas plus «profitable»
de «traiter un être que nous nommerons le phénomène et qui serait pourvu de deux dimensions
d'être ... et qui en parlerait à la fois en termes d'immanence et de transcendance». Pour Sartre, il
est indifférent pour l'ontotogie «de considérer le pour-soi articulé à l'en-soi comme une dualité
tranchée ou comme un être désintégré». La question ressort d'une hypothèse sur l'origine du
pour-soi et de la nature du phénomène du monde. (EN p. 719-720; voir aussi p. 268-269).
36
b. Ontologie et phénoménologie
99. EN p. 165.
100. Voir à ce sujet un article publié en 1966 au sujet de Kierkegaard sous le titre L'universel
singulier, SIT IX, p. 152 ss; Sartre donne l'exemple du «concept d'angoisse», comme étant un
faux concept provocateur, l'angoisse étant «universalisation du singulier» (p. 183).
101. Il s'agit du titre d'un ouvrage ayant eu un certain retentissement : J.-L. Marion, Dieu sans
l'Être, Paris, Fayard, 1982. Marion, à la différence de Sartre, ne met pas en cause la possibilité
d'une ontologie, mais seulement le fait qu'elle soit l'instrument le plus approprié pour parler de
Dieu; pour Sartre, à cet égard, parler de Dieu ou de l'être revient au même, c'est-à-dire parler de
rien puisque tout est du côté du néant.
37
ontologies est elle-même amplifiée à son tour par son inorthodoxie, eu égard à
la démarche habituelle, quant à sa méthodologie; le sous-titre Essai d'ontologie
phénoménologique que Sartre donne à L'Être et le Néant implique lui-même
déjà une question fondamentale : une ontologie phénoménologique est-elle
possible?
c) L'existence et l'essence
Parmi les éléments qui font que l'ontologie de Sartre est mal vue et
controversée, il y a la façon dont Sartre dispose de la question de l'être dans
les quelques pages de l'Introduction à L'Être et le Néant. En effet, il est peu
usuel de constituer une ontologie sans pour ainsi dire parler de l'être, c'est-à-
dire de constituer, paradoxalement, une ontologie sans être.
115. É. Gilson, L'Être et l'Essence, Paris, Vrin, 1987, p. 324. (La première édition est de 1981).
116. Voir L'Être et l'Essence, p. 357-364, particulièrement p. 362 : «Il semble invraisemblable
que cette doctrine laisse à chacun le choix d'être homme, cheval, arbre, etc. Si l'on veut éviter
cette absurdité, il faut bien admettre que chaque être humain naît comme un individu de l'espèce
homme et qu'à ce titre son essence lui est donnée en même temps que son existence.»
117. LÊtre et l'Essence, p. 1.
42
118. L'Être et l'Essence, p. 19; Jeanson, parlant de L'Être et le Néant, explique : «le dessein
de l'ouvrage : un mouvement d'essentialisation pour comprendre l'existence» (Le problème
moral et la pensée de Sartre, p. 185).
43
pas de moyen terme entre to be et not to be. Sartre l'a bien compris après
Parménide : l’être est, le non-être n'est pas. Sinon, l'existence seule occupe
la place entière, à l'encontre de toute conceptualisation. Certes le caractère
non analytique de l'existence, déjà affirmé par Kant dans l'argument des thalers
qui ne fait que dire que l'être est un produit de la pensée et non l'inverse, puis
repris ensuite par Kierkegaard par l'affirmation que l'être, s'il est posé à partir
de l'essence, est inexprimable, ne fait que rappeler que toute métaphysique
dissociée de l'existence constitue une erreur puisqu'elle use du «concept
comme équivalent du réel119».120Toute la question de Gilson, sans pour autant
prendre parti pour sa solution, est de savoir comment l'on peut parler de
l'existence; Yétance, si elle a une résonance chez Heidegger (encore que celui-
ci semble avoir évolué par rapport à sa conception exprimée dans L'être et le
temps et Qu'est-ce que la métaphysique1'20?), n'a aucun sens chez Sartre. La
question reste de savoir ce que vaut une ontologie pour qui la question du
fondement du néant ne se pose pas explicitement; selon Gilson, une telle
ontologie dissimule une essentlalisatlon de l'existence envisagée sur le mode
d'être propre au devenir. La valeur de l'ontologie sartrienne, voire l'existence
d'une préoccupation réelle de Sartre de faire une ontologie, est ainsi fortement
mise en question. Gilson estime que le projet qui cherche à concilier
l'ontologie et la phénoménologie est intéressant et important, parce qu'il
procède en partant de l'existence, mais un tel projet est à faire — après Sartre.
Aussi, à l'encontre de Jeanson, il semble que «l'ontologie de l'échec121» soit
l'échec de l'ontologie.
d) La dialectique binaire
123. G. Guindey, Le drame de la pensée dialectique, Hegel, Marx, Sartre, Paris, Vrin, 1976,
p. 82.
124. Le drame de la pensée dialectique, p 80; «Dans Hegel, la négation fait l'être; dans Sartre,
elle le défait».
125. Le drame de la pensée dialectique, p. 83; aussi, p. 82 : «Sartre a abouti, dans L'Être et le
Néant, en même temps qu'à écrire un livre magnifique, à formuler des thèses auxquelles il était à
peu près impossible de se tenir, et qui appelaient des compléments ou des corrections à la fois
dans l'ordre philosophique et dans l’ordre moral».
46
Paradoxalement, en même temps que cette binarité qui est refus de synthèse, ¡I
faut constater une volonté ferme et omniprésente, bien caractérisée chez
Sartre, de systématisations globalisantes. C'est là une ambivalence dont nous
chercherons à trouver la source et l'explication. Le fait est qu'au lieu de se
contenter de la sauvegarde de sa mission de salut et de nous faire sentir et
comprendre par ses écrits littéraires et ses descriptions phénoménologiques la
réalité de l'existence, avec une acuité, une profondeur, une finesse alliée à une
grande force d'expression, Sartre est sans cesse porté, comme le note
Guindey, vers une théorisation systématisante brillante laquelle, aux dires de
Sartre lui-même, «fait tomber, finalement, dans l'irrationalisme126». C'est
d'ailleurs le sens des commentaires que Jean-François Revel127 fait à propos
de L'Être et le Néant, déclarant son admiration (ce dont il est pourtant
habituellement parcimonieux) face à la profondeur des analyses sartriennes,
mais se montrant réservé face à ses extrapolations systématisantes.
Cette attitude systématisante n'est pas étrangère, quant à nous, aux difficultés
de son ontologie; à cet égard, c'est peut-être ce qui le distingue le plus de la
démarche de Heidegger128 , empreinte de nuances et de prudence, n'hésitant
pas à préférer un silence. Au-delà des considérations conceptuelles
intrinsèques, cette attitude de Sartre paraît émarger d'une recherche de
dépassement de la dialectique kierkegaardienne de l'existence qui en
CONSCIENCE ET SCIENCE
4. Anna Boschetti, Sartre et «Les Temps modernes», Paris, Les éditions de Minuit, 1985, p.
83-84; voir particulièrement le chapitre 3 : La légitimité philosophique, p. 83-118.
50
signifiait pas que cela coïncidait avec le «sens vrai de la réalité5». Cette
recherche sera celle d'une interrogation sur la capacité de la science à
connaître le monde; le questionnement se fera à travers l'étude de la
psychologie comme science susceptible d'atteindre cette fin.
5. Propos attribués à Sartre par S. de Beauvoir, que rapporte Jeanson dans Sartre dans sa vie,
p. 109. I! commente que le retard à atteindre le «sens vrai de la réalité» est imputable à sa
situation d'intellectuel petit bourgeois privilégié dont la vie, selon S. de Beauvoir, se caractérisa
par sa dé-réalité.
6. L'Imagination, p. 3.
51
7. L'Imagination, p. 1-2.
8. L'Imagination, p. 2-3; «en un mot, elle n'existe pas en fait, elle existe en image.»
9. L'Imagination, p. 5, voir aussi p. 2.
10. L'Imagination, p. 4; aussi p. 3: «Si je m'examine sans préjugés, je m'apercevrai que
j'opère spontanément la discrimination entre l'existence comme chose et l'existence comme
image ... vous arrive-t-il parfois de confondre l'image de votre frère avec la présence réelle de
celui-ci?»
11. L'Imagination, p. 4.
52
12. L'Imagination, p. 4.
13. L'Imagination, p. 7.
14. L'Imagination, p. 9.
15. L'Imagination, p. 11
16. L'Imagination, p. 12
53
C'est dire que la métaphysique pose l'homme comme un objet du monde; il est
mesurable au même titre qu'une chaise ou que la distance entre les continents.
La psychologie, forte de ce modèle, se donne une méthode positive; son objet
et sa mesure sont le fait : c'est le psychologisme. La psychologie scientifique,
sous Taine et S. Mill, prend la voie du mécanisme et du déterminisme, puisque
«pour les intellectuels de l'époque que nous considérons, prendre une attitude
scientifique en face d'un objet quelconque [...], c'est poser, avant toute investi
gation, que cet objet est une combinaison d'invariants inertes entretenant entre
eux des relations externes18». Par la suite, l'associationnisme, pour qui la
dignité de la pensée ne va pas sans la «faiblesse du corps19», est réinstauré
sous une théorie psychologique nouvelle, mais «quant à l'image, elle est restée
exactement pour Ribot ce qu'elle était pour Taine20». A cet égard, le passage
que cite Sartre du livre de Taine De l'intelligence, publié en 1871, illustre bien
le point de vue qu'il veut faire voir :
Il y a donc des faits et la science des faits est la mesure de notre connaissance!
Ce que Sartre appelle avec ironie, en référant à Bergson, «la révolution
philosophique22», n'y a rien changé. Pour Sartre, malgré l'usage d'une
terminologie nouvelle, Bergson «n'apporte absolument rien de neuf23» et
«l'image reste une chose dans la conscience24»; pour le réalisme bergsonien,
«la chose est image, la matière est l'ensemble des images25». Après avoir
stigmatisé cette théorie de la conscience comme n'étant que celle d'un
inconscient vaguement défini, Sartre pose une critique sévère :
Bref, la loi des choses ne doit s'appliquer qu'aux choses. À travers la notion
d'image, la réflexion de Sartre s'est constituée en examen critique des théories
classiques de la connaissance et des limites de la science à penser et
connaître le réel. L'étude de l'imagination, au-delà de son intérêt sous-jacent à
fonder le rôle démiurgique de l'écrivain par la toute puissance de l'imagination
par rapport à l'inertie des choses, n'est donc pas un exercice de virtuosité
philosophique présenté sur un sujet difficile et obscur. Elle comporte comme
démarche fondamentale et volontaire une critique de la science. Ainsi que le
fait voir l'étude de l'image, toute démarche soi-disant positive et scientifique
prétend à une connaissance objective qui est fausse, puisqu'elle ne distingue
pas la conscience et les choses mais, au contraire, assimile les modes
d'existence de la conscience à celui des choses. La démystification de la méta
physique implicite qui embue les théories classiques de la connaissance et de
36. L'Imagination, p. 1.
37. L'Imagination, p. 139.
38. SIT I, Une idée fondamentale ..., p. 32.
39. SIT I, Une idée fondamentale ..., p. 32-33.
58
40. EN p. 235; Sartre ajoute que, comme le montre l'expérience de Cézanne, «c'est la forme qui
est couleur et lumière; si le peintre fait varier l'un quelconque de ces facteurs les autres varient
aussi, non parce qu'ils seraient liés par on ne sait quelle loi mais parce qu'ils ne sont au fond qu'un
seul et même être» (p. 236).
59
41. EN p. 13 : «Il faut qu'il saisisse le rouge à travers son impression de rouge. Le rouge c'est-
à-dire la raison de la série;... Ainsi l'apparition qui est finie s'indique elle-même dans sa finitude,
mais exige en même temps, pour être saisie comme apparition-de-ce-qui-apparaît, d'être dépassé
vers l'infini. Cette opposition nouvelle, le «fini et l'infini»; ou mieux, «l'infini dans le fini» remplace
le dualisme de l'être et du paraître. ... Tout entier dedans en ce qu'il se manifeste dans cet
aspect.... Tout entier dehors, car la série elle-même n'apparaîtra jamais ni ne peut apparaître».
42. Le problème moral et la pensée de Sartre, p. 109-110; M. Merleau-Ponty, Phénoménologie
de la perception , Paris, Gallimard, 1945, p. I.
43. Le problème moral et la pensée de Sartre, p. 35.
60
44. J. Fell, Emotion in the thought of Sartre, New-York, University of Columbia Press, 1965,
p. 6 : «that discursive analyses or scientific explanation «kills» or falsifies the nature of human
experience». Dans le même sens, la Phénoménologie de la perception, p. I et p. Il et p. 8-32 et
Le problème moral et la pensée de Sartre, p. 205-209.
45. Phénoménologie de la perception, p. III.
46. Emotion in the thought of Sartre, p. 185 : «Sartre's consciousness is emptied of all content
— something like a mirror, which reflects objects but does not retain things».
47. Le problème moral et la pensée de Sartre, p. 125.
61
l'objet : "Je suis en colère parce qu'il est haïssable52"». Autrement dit,
l'émotion est un acte réel mais irréfléchi par lequel la conscience se projette
dans une transformation illusoire53. Les distinctions que Sartre fait entre une
décision et un choix, entre les motifs et les mobiles, que note d'ailleurs Fell54,
sont des illustrations de cet écartèlement entre l'objectivité et la subjectivité, la
liberté et la situation, entre la négation et la négation de la négation, bref de la
dialectique même de la conscience. Il semblerait plus juste d'attribuer cette
apparente infidélité à la tendance «volontariste55» de Sartre qui l'amène à
mettre davantage l'accent sur le rôle actif de la liberté; le souci prépondérant de
Sartre, ainsi que note d'ailleurs Fell56, d'aller au-delà du remplissement
(Erfüllung) des objets de conscience par des significations intentionnées et de
considérer davantage la transformation de ces objets à travers les significations
intentionnelles, explique cette méprise. En tout état de cause, la réflexion est
elle-même un acte de conscience dont l'ambivalence, sinon l'ambiguïté,
comporte, dans un de ses aspects essentiels, une fonction constituante et
aliénante qui lui confère certaines caractéristiques de l'émotion; nous y
reviendrons.
conscience qui s'oublie61». Bref, toute conscience thétique d'un objet est
nécessairement conscience non thétique de soi.
61. La Nausée , Oeuvres romanesques, La Pléiade, Paris, 1981, p. 201 ; voir aussi Jeanson, Le
problème moral et la pensée de Sartre, p. 88.
62. L'Imagination, p. 141.
63. L'Imagination, p. 143.
64. Gaston Bacheiard, L'expérience de l'espace dans la physique contemporaine, Paris, Félix
Alcan, 1937, p. 85; c'est ce qu'il exprime autrement dans Le nouvel esprit scientifique (Paris,
P.U.FVQuadrige, 1991, p. 111 : «Le véritable ordre de la Nature, c'est l'ordre que nous
mettons techniquement dans la Nature». Voir aussi Emotion in the thought of Sartre, p. 222 et
Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1966, p. 7-9.
65
C. Phénoménologie et certitude
65. Il n'est pas sans intérêt pour notre étude de noter que ce texte fut publié à l'origine dans une
revue scientifique, à savoir Actualités scientifiques et industrielles.
66. Sur cette question, l'étude de J. Fell, Emotion in the thought of Sartre, constitue
probablement la meilleure étude.
67. Esquisse d'une théorie des émotions, p. 62.
66
rapports au monde pour que le monde change ses qualités68», un acte dans
lequel «la conscience se dégrade et transforme brusquement le monde
déterminé où nous vivons en un monde magique69». L'émotion marque donc
un rapport de la conscience aux choses (et non l'inverse) qui est «toujours
exclusivement magique comme le monde des rêves ou de la folie70». Il en
résulte que la réalité prend les apparences de l'accommodement le plus
plaisant qu'on veut croire qu'elle a; si je suis en colère contre quelqu'un, ce
n'est pas en raison d'une difficulté que je vis, mais en raison de la façon dont il
est, parce qu'il me convient d'en décider ou, plus précisément, de l'intentionner
ainsi pour échapper à une réalité qui est autrement hors de mon contrôle.
Comme dit Fell71, l'émotion substitue à la relation instrumentale une voie
magique d'être dans le monde. Ainsi, à la différence des hypothèses, d'ailleurs
erronées, des sciences positives, la science nouvelle montre que l'émotion est
un acte de conscience, c'est-à-dire une nouvelle façon de se projeter dans le
monde72. La question reste de savoir ce que vaut la certitude de cette
connaissance. C'est de manière quelque peu inattendue, en cherchant à
comprendre et à donner ses droits à l'irréel, que Sartre répond à la question.
c'est-à-dire multiplier sur eux les points de vue possibles80». Dans le concept,
contrairement à la perception, l'objet à apprendre n'est pas posé comme
existant; il est constitué d'essences universelles fondées sur des rapports qui
«sont indifférents à l'existence de chair e\ d'os des objets81 ». Toutefois, dans
ce dernier cas, l'objet n'a pas à être appris, puisqu'il est saisi tout entier en un
seul acte de conscience. Enfin, dans le cas de l'imagination, l'objet ne déborde
pas la conscience comme le fait l'objet de la perception, de sorte «qu’il n'est
rien de plus que la conscience qu'on en a82»; il se donne alors pour ce qu'il
est, car «il se révèle et se réalise dans sa réalisation83». La conscience
imageante implique un savoir immédiat, un jugement d'évidence de sorte que
«ma perception peut me tromper, mais non une image84». Pour cela, il importe
cependant que cette conscience d'un objet en image ne se situe pas seulement
au niveau réflexif, puisque la conscience imageante ne serait pas alors
conscience d'elle-même, ce qui est absurde et contradictoire. Aussi la
conscience d'un objet en image, si elle ne pose pas comme dans la perception
cet objet comme existant, implique en elle-même un acte de croyance ou «acte
positionnel85» qui est constitutif de la conscience en image (à défaut de quoi
on tomberait dans l'illusion d'immanence) dont la caractéristique essentielle est
de poser l'objet comme une absence ou une inexistence; bref, la conscience
imageante de manière essentielle se «donne son objet comme n'étant pas86».
Mais cette conscience n'est ni une connaissance, ni une pure conscience de
signification. D'une part, la conscience non positionnelle d'image, qui
comporte par ailleurs un acte positionnel de croyance à l'égard de son objet,
n'est pas une connaissance dans la mesure où elle «ne renseigne sur rien87»;
au surplus, la réalité de son objet est une irréalité qui, par définition, ne réfère à
aucune existence concrète mais plutôt, au contraire, à une négation
88. L'Imaginaire, p. 34. À propos de cette «spontanéité», Jeanson estime qu'elle n'est pas loin
du déterminisme de «l'élan vitai» à la Bergson (Le problème moral et la pensée de Sartre, p. 35);
J. Fell se demande également comment la conscience conçue comme une vacuité peut
constituer une activité (Emotion in the thought of Sartre, p. 169).
89. L'Imagination, p. 158; la question est, en autres, de distinguer la liberté de l'imagination.
Cette dernière est à tout le moins garante de la première, puisqu'elle permet de contrer, comme le
dit Jeanson, l'engluement de la conscience dans le monde : «Une telle conscience qui
n'imaginerait pas serait totalement engluée dans l'existant sans possibilité de saisir autre chose
que l'instant» (Le problème moral et la pensée de Sartre, p. 79). Voir aussi : L'Imaginaire : «S'il
était possible de concevoir un instant une conscience qui n'imaginerait pas, il faudrait la concevoir
comme totalement engluée dans l'existant et sans possibilité de saisir autre chose que de
l'existant» (p. 359). Il nous apparaît que le problème n'est pas étranger à la difficulté que souligne
Fell à propos de l'émotion et qui serait davantage le fait de la pensée constituante.
90. L'Imaginaire, p. 110.
91. L'Imaginaire, p. 35; voir aussi p. 116 : «Une image ne saurait se constituer sans un savoir
qui la constitue».
92. L'analogon est «une certaine matière qui agit comme l'équivalent de la perception»
(L'Imaginaire, p. 41) ou encore : «on a devant sa conscience un objet interposé qui fonctionne
comme un substitut de la chose» (L'Imaginaire, p. 172).
70
Aussi l'image n'est pas condamnée à la fiction. Certes l'image n'obéit pas aux
principes d'individuation et d'identité propre à la perception93. Elle présente au
contraire, ainsi qu'on l'a vu, «un type d'existence sui generis pour ses
objets94», qui n'a pas la richesse que comporte la multiplicité infinie des
déterminations du réel, mais dont la finitude, la «pauvreté essentielle95» et
l'absence de passivité propre à la perception, sont compensées par une
«volonté créatrice96», «une spontanéité dont l'intentionnalité la fait se révéler à
elle-même en même temps qu'elle se réalise, dans et par sa réalisation97».
Mais il ne faut pas oublier que la conscience imageante est «conscience d'un
objet en image et non pas conscience d'une image 98». Cet objet révèle,
contre le piège de l'idéalisme qui assimile le réel à la pensée qu'on en a,
l'existence d'un lien nécessaire entre l'image et le réel.
Dans son profond et tout empathique essai sur Sartre, François George fait
bien ressortir cette ambivalence entre le réel et l'image que l'on trouve dans la
philosophie sartrienne de l'imaginaire. L'image s'associe étroitement au réel,
parce qu'elle ne fait qu'en constituer la distance, dans sa négation, en même
temps qu'elle est irréelle, c'est-à-dire irréalisable et impossible. C'est cette
union ambivalente et cette désunion du réel qui fait que le «réel est
constitutivement décevant ... trouver beau le réel, c'est suspendre la praxis,
faire glisser le paysage dans le néant, bref, c'est le confondre avec
l'imaginaire99». L'image présente donc une relation troublante avec le réel;
93. En aucun cas, on ne peut cependant prêter à l'image les qualités de spatialité et d'extériorité
de la chose sensible. Sartre dit : «ces qualités, elle ne les a pas : elle les représente à sa
manière» (L'Imaginaire, p. 110). C'est ce qu'il exprime directement : «Dans la perception, toute
chose se donne comme étant ce qu'elle est. Il faut entendre par là qu'elle occupe une position
rigoureusement définie dans le temps et dans l'espace et que chacune de ses qualités est
rigoureusement déterminée : c'est le principe d'individuation. Il faut entendre aussi qu'elle ne
serait être elle-même et autre qu'elle-même dans le même temps et sous le même rapport».
(L'Imaginaire, p. 177). Sartre exprime cela autrement en disant que «l'objet se présente comme
n'étant pas là en personne» (L'Imaginaire, p. 218).
94. L'Imaginaire, p. 183; aussi p. 35.
95. L'Imaginaire, p. 24.
96. L'Imaginaire, p. 36.
97. L'Imaginaire, p. 28.
98. L'Imaginaire, p. 172.
99. François George, Deux études sur Sartre, Paris, C. Bourgeois, 1976, p. 412-413.
71
elle ne peut exister que par lui, puisque comme le fait voir la fiction et l'art, elle
ne fait que l'exprimer comme manque. Pour Sartre, l'esthétique prend son
fondement dans ce lien entre l'image et le réel puisque la négation est sa
structure essentielle; la beauté n'est pas dans le réel mais à partir de sa
négation, de telle sorte que «le réel n’est jamais beau100».
100. L'Imaginaire, p. 372. Après avoir évoqué «l'écoeurement nauséeux qui caractérise la
conscience réalisante», Sartre explique que «la beauté est une valeur (l'italique est de nous) qui
ne saurait jamais s'appliquer qu'à l'imaginaire et qui comporte la néantisation du monde dans sa
structure essentielle». Aussi il ne faut pas confondre morale et esthétique puisque les valeurs du
bien «visent les conduites dans le réel et sont soumises à l'absurdité essentielle de l'existence».
Sartre conclut par un exemple : «... lorsque je contemple une belle femme ... l'objet se donnant
comme derrière lui-même, devient intouchable, il est hors de portée ... l'extrême beauté d'une
femme tue le désir qu'on a d'elle. En effet, nous ne pouvons à la fois nous placer sur le plan
esthétique où paraît cet «elle-même» irréel que nous admirons et sur le plan réalisant de la
possession physique». (L'Imaginaire, p. 371-379) On comprend que le réel n'est pas privilégié
dans le lien que Sartre établit entre l'image et le réel!
101. L'Imaginaire, p. 201.
72
Ainsi donc l'image, au lieu d'être un lieu où la pensée se perd en rêverie, peut
se présenter comme un effort pour se reporter à la chose à travers un
empirisme naïf, comme une «étape de la compréhension ... une pensée qui se
constitue dans et par son objet103». Cette pensée empirique présente l'image
comme une incarnation de la pensée irréfléchie, ce qui explique qu'elle n'a pas
l'unicité et l'individualité que présente l'objet de la perception. Sartre constate
deux attitudes de pensée chez les chercheurs, telles qu'elles apparaissent
particulièrement chez les hommes qui ont une grande habitude de penser sur
la pensée, comme les philosophes. Ces deux attitudes consistent, ou bien à
chercher à saisir le schème en procédant à travers l'image comme Hippias, ou
bien à tenter d'épurer sa pensée des entraves du schème en procédant
directement par concept. Il n'y a certes pas deux pensées; aussi, de conclure
Sartre, il faut plutôt voir que la pensée prend deux formes : «... il n'y a pas des
concepts et des images. Mais il y a pour le concept deux façons
d'apparaître : comme pure pensée sur le terrain réflexif et, sur le terrain
irréfléchi, comme image104». Sartre précise tout de suite que ces deux formes
ont l'une et l'autre leur identité propre et qu'elles ne peuvent être confondues,
107. Il ne s'agit pas d'un rejet de la pensée conceptuelle, puisque Sartre est bien conscient
qu'une partie de ses écrits ne serait pas alors possible. La critique vise d'abord l'objet en tant qu'il
est considéré comme objet; l'introduction de ('«équivalence» laisse entrevoir la portée de la
certitude que Sartre accordera à la réflexion pure dans L'Être et le Néant et la prédominance qu'il
accordera à la notion de compréhension.
75
D. Science et probabilité
111. L'Imagination, p. 159; dans Esquisse d'une théorie des émotions, Sartre paraît d'ailleurs
insister sur cette commutabilité, considérant même que la psychologie ne doit pas attendre la
maturité de la phénoménologie, en même temps qu'il entretient une équivoque en insistant sur
l'opposition entre l'essence et les faits, les phénomènes et les faits, le nécessaire et le
contingent, concluant que «la facticité empêchera vraisemblablement que la régression
psychologique et la progression phénoménologique se rejoignent jamais» (p.66).
77
un souffle si puissant aux Suites de Bach, tout en sachant que tous ces
exercices n'ont aucune valeur et ne sont rien, sinon en raison et par
l'expérience du tableau et de la mélodie. Aussi si le discours peut aider à
comprendre, il n'est pas lui-même compréhension. Il faut regarder les objets du
monde, mais la connaissance exhaustive des choses n'offrira qu'une masse de
données qui, comme objets, ne sont rien sans l'expérience qu'en a la
conscience. Aussi il n'y a de certitude réelle que pour et par la conscience,
puisque le réel est indifférent; c'est le sens profond de l'expression
percutante : le réel n'est jamais beauu2. On aura compris que ce réel, c'est
Геп-soi, l'inertie, le domaine de la science.
Bref, la science positive ne vise que les faits dont elle ne connaît pas la
signification et sur lesquels elle émet, à titre d'idée directrice provisoire, des
hypothèses d'organisation. Dans le cas où la science positive a pour objet des
faits humains, elle se heurte à une difficulté supplémentaire dont l'importance
est encore plus considérable. En effet, l'émotion, comme du reste l'image, n'est
pas un accident mais, ainsi que nous l'avons vu, «un mode d'existence de la
conscience122». L'émotion et l'image ne sont pas d'abord des faits, ni des
accidents, comme ceux qu'on retrouve «dans le monde déterministe des
ustensiles123», même si l'on peut les examiner comme des faits, que ce soit sur
le plan des manifestations physiologiques ou sociologiques. C'est pourquoi la
phénoménologie proposera l'étude des phénomènes, et non pas des faits,
puisque «exister pour la conscience, c'est s'apparaître, d'après Husserl124».
En somme, dans le cas de la réalité-humaine, il ne s'agit pas d'essayer
d'atteindre l'objet, la chose qui se trouve derrière le phénomène, mais de
considérer le phénomène lui-même qui se confond avec la totalité constitutive
de l'acte de conscience dont il est l'objet transcendant. Aussi, conclut
gravement Sartre, «la psychologie doit se résigner à manquer la réalité-
humaine125». Un tel échec est inévitable et résulte de ce que la psychologie
positive, en ne s'intéressant qu'à collectionner des faits hétéroclites, selon le
vocabulaire quelque peu amoindrissant de Sartre, ne vise pas à connaître la
réalité du monde, puisque cette dernière n'est pas de l'ordre des faits. En effet,
comme celui de l'émotion, le «monde social est d'abord magique126». Si la
réalité humaine n'est pas d'abord un fait, lorsqu'elle se fait objet pour la
science, elle n'est qu'une hypothèse qui ne donne qu'une connaissance
incertaine.
Il faut un nouveau point de vue, d'autant que ce réel, en outre qu'il peut brûler,
n'est jamais beau. Aussi la description par Sartre de ce monde des sciences,
rétréci aux faits, est faite d'épithètes négatives : l'existence en soi est
passivité, inertie, empâtement, opacité, «un residuum innommable et
impensable^28». Dans une analyse intéressante129, A. Boschetti, avec
beaucoup d'acuité et de pertinence, souligne la tendance de Sartre à procéder
à des descriptions négatives et phobiques de tout ce qui est matériel ou
biologique130, voire à faire sentir dans L'Être et le Néant, et certes dans les
oeuvres romanesques, une répugnance viscérale vis-à-vis du corps. F. George
montre bien comment la chair est associée à l'empâtement de la conscience,
au sommeil, à la passivité; ainsi par la caresse, la conscience est
instrumentalisée comme corps plutôt que d'être instrumentalisante. La
corporéité et la sexualité sont vécues comme une chute; être nu, c'est être sans
127. L'Imagination, p. 154; dans Une Idée fondamentale ..., il qualifiera ce monde lui-même
d'inépuisable en disant qu'il n'est pas la «somme de nos réactions subjectives à un morceau de
bois sculpté, ce monde ne se limite point à la connaissance des choses entendues comme
représentation» (p. 34).
128. EN p. 562.
129. Anna Boschetti, Sartre et «Les Temps modernes», p. 93-100.
130. Voir, par exemple, dans L'Être et le Néant, le trou (p. 695-707) ou encore l'analyse du
visqueux, p. 702 : «il est horrible en soi de devenir visqueuse pour une conscience». Au sujet
de la dépréciation pratique du corps, il faut lire la très bonne analyse de F. George, Deux études
sur Sartre, particulièrement p. 418-439.
81
défense. Par opposition, Sartre aime rappeler131 le choix qu'il avait fait, au
cours d'un test psychologique, du bateau comme symbolisant le mieux la
vitesse et l'arrachement à l'engluement et à la contingence; il s'agit en fait de la
même perception que l'on retrouve dans L'Être et le Néant lorsqu'il parle du ski
sur la neige132. Aussi, comme l'exprime exactement F. George, «le pire
danger, c'est l'immanence primordiale, l'existence comme nappe d'être brut où
tous les êtres sont pris ensemble ...»133. Il n'est pas étonnant que la nausée,
c'est-à-dire le dégoût, soit le sentiment dans lequel l'immanence de l'être
matériel se révèle. On a déjà vu que Sartre oppose la conscience à la
philosophie digestive et alimentaire. Cette coloration négative de la matérialité
ne fait qu'accentuer subjectivement et insidieusement ce que A. Boschetti
appelle le parti-pris de la spiritualité contre toute forme de savoir objectif. Ce
parti-pris en est surtout un «contre la science134», ainsi que le note Robert
Campbell, soulignant la part active de Sartre, dans ses premières oeuvres, à
s'inscrire dans la réaction générale d'après-guerre par un souci marqué à faire
voir l'insuffisance et l'inadéquation de la science vis-à-vis la réalité. D'ailleurs,
ce démérite ne se limite pas à l'homme mais vise tout autant les sciences de la
nature, qui sont aussi envisagées dans une perspective dévalorisante. En fait
tout le domaine des sciences est associé au domaine de l'en-soi (même les
sciences humaines qui visent le pour-soi mais en le considérant comme en-
soi). Bref, non seulement la science, par sa méthode, ne peut que présenter le
vague intérêt de l'incertitude d'un probable hypothétique, mais son objet lui-
même est susceptible de peu d'intérêt de la part de Sartre.
Plusieurs années plus tard, en 1968, dans une sorte de bilan sur les sciences
physiques, Sartre ne s'est pas démenti, réaffirmant au contraire la vérité
éphémère des sciences de la nature :
131. S. de Beauvoir, La Cérémonie des ad/'eux suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre,
p. 402.
132. EN p. 670-674.
133. F. George, Deux études sur Sartre, p. 431.
134. R. Campbell : «L'existentialisme en France depuis la libération» in Marvin
Färber : L'activité philosophique en France et aux États-Unis, tome II, La Philosophie
Française : PUF, 1950, p. 149; à ce propos, Campbell dit de ces philosophes qu'«ils placent
trop haut l'individu pour vouloir le laisser s'enliser dans un processus de lois scientifiques,
économiques ou sociales» (p. 162).
82
Ainsi, selon le commentaire que fait Sartre, la solution que présente Poincaré à
la continuité du temps est ingénieuse, mais «reste un pur jeu de l'esprit136».
De même, les progrès de la science ont amené Broglie à rejeter la «notion
d'objectivité absolue137»; en microphysique, principalement avec Heisenberg
et sa théorie de la relation d'imprécision, les scientifiques ont été amenés à
«réintégrer l'observateur au sein du système scientifique138» et à reconnaître
qu'une «connaissance pure, en effet, serait une connaissance sans point de
vue139». Aussi, la connaissance même, dans son exercice, modifie son objet
«comme l'expérience, en microphysique, transforme nécessairement son
objet140», et ce de la même manière que l'historien, lui-même historique, ne
peut être objectif, parce que l'histoire qu'il écrit est alors historialisée par lui-
même.
CONSCIENCE ET COGITO
Le doute, tel qu'il apparaît dans les Méditations, est une méthode choisie par
Descartes : «une supposition ... qu'il n'y a rien au monde de certain ... rien qui
pourra être estimé véritable5». Ce doute méthodique est emprunté au modèle
de la méthode scientifique. Aussi, le doute de Descartes n'est pas «une
hésitation, ou bien un doute réel6» ou encore «le doute spontané qui m'envahit
lorsque j'entrevois un objet dans la pénombre7“, il est une démarche de l'esprit
ou, comme dit Sartre, «une entreprise8». Ce doute qui mène à l'incertitude du
monde, procède d'une hypothèse qui pose ses propres limites et recèle ses
propres conclusions. En effet, dans le Discours de la méthode, Descartes s'est
en quelque sorte réservé quatre préceptes essentiels pour lesquels il prend la
«ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois à les
observer9». Ces préceptes10 sont ceux de la méthode des sciences
expérimentales, (celles-ci posant l'objet comme une définition sans aucune
réalité existentielle), à savoir l'évidence inductive, l'analyse, la déduction et la
démonstration.
L'axiome de la certitude absolue du moi et de ses principes axiomatiques innés joue chez
Descartes, par rapport à la science universelle, un rôle analogue à celui des axiomes
géométriques en géométrie.» A propos de Koyré et Gilson, p. 20 : «Descartes avait la volonté
ferme de se débarrasser radicalement de tout préjugé. Mais nous savons, grâce à des
recherches récentes et notamment grâce aux beaux et profonds travaux de MM. Gilson et Koyré,
combien de «préjugés» non éclaircis, hérités de la scolastique, contiennent encore les
Méditations.»
12. Méditations cartésiennes, p. 20.
13. Méditations cartésiennes, p. 21.
14. Méditations cartésiennes, p. 6.
15. Méditations cartésiennes, p. 21.
16. SIT I, La liberté cartésienne, p. 320.
89
b) Le problème de l'être
Le reproche, peut-être le plus important, que Sartre fait au Cogito cartésien est
qu'il se donne à lui-même comme la réalité. Sartre est presque hanté par la
26. Cette préoccupation d'éviter que l'univers s'enferme dans la conscience, comme du reste
dans la matière, est une question essentielle de l'ontologie sartrienne sur laquelle nous
reviendrons plus amplement lorsque nous traiterons des fondements de la conscience.
27. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 54; aussi p. 55 : «Si Husserl, qui est très
conscient du saut cartésien et qui le lui reproche, évite le saut cartésien, c'est en refusant la
notion d'être. Il refuse de considérer que l'être existe en dehors de la connaissance qu'on en a ...
Autrement dit, pour éviter le saut dans le substantialisme, Husserl n'évite pas le saut dans un
certain type d'idéalisme. Et, en effet, nous avons chez Husserl, qui part également du «cogito»
une élucidation successive et une remarquable description des structures essentielles de la
conscience, mais jamais la position du problème métaphysique proprement dit, ou plutôt du
problème ontologique de savoir quel est l'être de la conscience.»
28. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 60.
29. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 60.
30. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 58.
92
C'est donc dire que l'être ne s'oppose pas au paraître en ce que l'être n'est rien
d'autre que ce qu'il paraît; mais en même temps ce qui paraît n'est pas l'être,
car celui-ci échappe à la connaissance puisqu'il est série infinie d'apparitions.
Bref, l'être du phénomène est connaissable en tant qu'il est phénomène, mais il
n'est pas connu en tant qu'il est être, du moins pas d'un point de vue qui est
celui que l'on considère normalement être celui de la connaissance. Aussi, le
reproche de Sartre est que le Cogito ne rend pas compte de l'être. Ce
reproche rejoint d'ailleurs celui que le Cogito est un «abstrait36», parce qu'il est
isolé du cogitatum, c'est-à-dire du monde. En effet, la mise entre parenthèses
radicale de tous les existants signifie d'abord une rupture avec la dimension
concrète de l'existence :
Une telle rupture avec l'être n'est pas étonnante puisque les préceptes que
Descartes a pris la ferme résolution de suivre sont ceux de la méthode
scientifique; nous savons, en effet, d'après la critique de la science que fait
Sartre ainsi que nous l'avons dégagé précédemment, que la science n'a pas
pour objet le réel, comme il en est du reste de toute hypothèse. Aussi, le fond
véritable du reproche que Sartre fait à Descartes, c'est de s'en tenir au rapport
entre un sujet et un objet, bref au niveau de ce qu'on nomme la connaissance.
Comme dans le cas de la science, la méthode ne mène nulle part, puisqu'elle
laisse échapper l'essentiel, c'est-à-dire l'existant. L'objet de la connaissance
n'est pas alors le concret.
C'est ainsi que dans le texte capital qu'est La liberté cartésienne, Sartre
s'applique à démontrer que le système de Descartes présente plusieurs
éléments qui font, dans les faits, que le Cogito est une conception abstraite.
Parmi ces éléments, il y a les suivants :
- la formule célèbre «le bon sens est la chose la mieux partagée du monde»
signifie que la liberté est réelle et égale en chacun des hommes, que ce soit
Alcibiade ou son esclave;
- c'est la liberté qui permet une épochè morale donnant lieu à une morale
provisoire qui implique l'élaboration et l'«invention» des règles, de même
qu'elle recèle la possibilité permanente de mettre le monde entre parenthèses
par le doute.
Aussi Sartre estime qu'une lecture attentive de Descartes montre qu'il a
compris et posé, «bien avant le Heidegger de Vom Wesem des Grundes, que
l'unique fondement de l'être était la liberté38»; la projection de cette liberté en
Dieu ne visait qu'à satisfaire aux schèmes de son époque, dominée par les
sciences et la religion. Autrement dit, la pensée de Descartes contient tout
autant l'affirmation du Cogito que la critique de sa suffisance. Bien plus, pour
Descartes la liberté serait le principe même de la conscience, et non pas la
pensée raisonnante comme le laisse croire le Cogito; l'autorité de Descartes
Certes, Sartre sait que la liberté cartésienne, pour l'homme, est essentiellement
négative; son point de vue est qu'il en est ainsi dans la mesure où elle est
déterminée par Dieu. Mais, précisément pour Sartre, la liberté de Dieu ne peut
venir que de l'homme, puisqu'on l'a vu ailleurs, Dieu n'est pas possible. Aussi
la liberté, replacée justement en l'homme, ne se limite pas à un simple refus du
déterminisme, mais elle est une liberté créatrice, une liberté du faire. Dans La
liberté cartésienne, Sartre dit que le Malin Génie ne signifie pas seulement
désengluer, contempler, c'est-à-dire arrachement à l'être et négation; il institue
positivement le règne humain comme l'affirmation possible de tous les
possibles : l'homme est liberté. Comme le résume Jeanson, la liberté
humaine est «l'unique fait, et ce projet perpétuel ne trouve à s'appuyer sur rien.
... l'humain est absolument à inventer39». Dans un extrait non cité de l'entrevue
à Verstraeten, Sartre livre de façon explicite sa position sur la liberté : «...
l'homme est à lui-même sa propre fin ... la finalité est aussi impossible à la
liberté que la violence pure du désir40». Il ressort ainsi que la conception de
Sartre est celle d'une liberté sans aucune entrave ni fin, c'est-à-dire une liberté
absolue.
Dans le même sens, Jean Theau conclut dans son étude, La philosophie de
Jean-Paul Sartre, que la liberté humaine «est de part en part un "faire"41»,
après avoir précédemment noté, non sans une ironie narquoise, «qu'on n'a
plus rien à demander sur la conscience, quand on sait qu'elle est en raison de
ce qu'elle n'est pas, et dans l'exacte mesure où elle n'est pas42»! Autrement
dit, puisqu'elle n'a d'autre choix que de ne pas être, la conscience n'a pour ne
pas être d'autres choix que de s'inventer, à partir de rien et en fonction de rien.
Il n'est peut-être pas de plus forte expression imagée de la liberté que celle que
Sartre donne de l'homme au bord du précipice, alors que l'angoisse se fait
conscience d'une liberté qui se réalise précisément dans la pure
indétermination :
43. EN p. 66-68; voir aussi F. George, Deux études sur Sartre, p. 23 : «Je n'ai pas peur de
l'abîme, ni de la terre qui peut s'effriter, ni de la pierre qui peut se dérober, ni de la loi de la chute
des corps, ni du déterminisme universel, ni de tout ce qui est objectif. J'ai peur d'un pouvoir qui
se donne impérieusement comme le mien, de ma liberté. L'abîme apprend au passant sa liberté,
— son abîme.»
44. F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra : «Mais le danseur de corde, en voyant la victoire de
son rival, perdit la tête et la corde; il jeta son balancier et, plus vite, encore, chuta dans l'abîme,
comme un tourbillon de bras et de jambes.» La seule alternative à l'exercice de la liberté, de la
volonté dirait Nietzsche, est l'abîme, puisqu'il n'y a rien en dehors d'elle.
45. Deux études sur Sartre, p. 63. Pour Sartre, l'univers des hommes est une vaste création;
c'est un théâtre où il faut par définition, créer son rôle, sans quoi le théâtre ne tient plus.
46. L'hypothèse du doute est en effet autorisée par la potentialité de la conscience imageante.
L'imagination est garante de la conscience ; si, comme le fait voir Jeanson, «c'est le pouvoir de
négation de la conscience qui rend possible l'imagination» (Le problème moral et la pensée de
Sartre, p. 83), il n'y a pas de conscience sans la fonction irréalisante puisque la conscience, en
corollaire, a à ne pas être le réel qu'elle nie : «Nier d'un objet qu’il appartienne au réel, c'est nier
98
le réel en tant qu'on pose l'objet; les deux négations sont complémentaires et celle-ci est la
condition de celle-là ... Pour qu'une conscience puisse imaginer, il faut qu’elle échappe au
monde par sa nature même, il faut qu'elle puisse tirer d'elle-même une position de recul par
rapport au monde. En un mot, il faut qu'elle soit libre ... S'il était possible de concevoir une
conscience qui n'imaginerait pas, il faudrait la concevoir comme totalement engluée dans
l'existant et sans possibilité de saisir autre chose que l'existant. ... Il ne saurait y avoir de
conscience réalisante sans conscience imageante et réciproquement». [L'Imaginaire, p. 352-
361).
47. Voir chapitre IV.
48. EN p. 37.
49. EN p. 38.
50. Méditations, Oeuvres et Lettres, p. 283.
51. Méditations, Oeuvres et Lettres, p. 278.
99
essentielle que «la conscience qui dit «je pense» n'est précisément pas celle
qui pense52». Bref la critique du Cogito révèle une connaissance en rupture
avec l'existence; il faut donc poursuivre au-delà la démarche.
B. Le Cogito pré-réflexif
52. TE p. 28.
100
53. L'Imagination, p. 139; Sartre réfère à l'ouvrage paru en français en 1950 sous le titre Idées
directrices pour une phénoménologie que nous avons cité précédemment et dont la parution en
allemand cependant date de 1913.
54. EN p. 17-18.
55. SIT I, Une idée fondamentale .... p. 33.
56. A ce sujet voir TE p. 86 et SIT I, Une idée fondamentale ..., p. 34.
57. S IT I, Une idée fondamentale .... p. 32.
101
billes. Le jeu de billes est difficile. Cette difficulté est une qualité du monde qui
se donne à ma perception; la recherche, qui s'avère vaine, de trouver une
solution à la difficulté du jeu de billes, perçue objectivement comme une qualité
du monde, amènera ma conscience à conférer magiquement à l'objet et, sans
le modifier dans sa structure réelle, une autre qualité qui sera celle que je
désire; par exemple, en l'espèce, le jeu me sera sans intérêt ou exaspérant. Ce
désintérêt ou cette exaspération ne sont pas des émotions venant troubler du
dehors une vie psychique qui serait déjà /à; au contraire, il s'agit d'une attitude
de la conscience, un mode d'existence de la conscience. Aussi il y a
transcendance de la chose; alors que, dans le cas de la perception de la chose
difficile, l'objet est perçu comme tel, dans le cas de l'émotion, il est appréhendé
comme signification :
Conscience de soi : c'est dire que, non seulement il n'y a rien dans la
conscience par cette structure essentielle de l'intentionnalité qui la donne
comme un fait, «sans recours au discursif et aux implications60», mais la
58. L'Imaginaire, p. 137-139. C'est la conscience réflexive dite complice, ainsi que nous le
verrons plus loin, qui fera apparaître ce qui est un acte de la conscience comme étant une qualité
de la chose «... la conscience, comme conscience, mais en tant que motivée par l'objet... je suis
en colère parce qu'il est haïssable (p. 63).» Il faut donc comprendre que la transcendance est
un phénomène de conscience laquelle n'est pas d'abord réfléchie : «En un mot une conduite
irréfléchie n'est pas une conduite inconsciente, elle est consciente d'elle-même non
thétiquement, et sa façon d'être thétiquement consciente d'elle-même, c'est de se transcender
et de saisir sur le monde comme une qualité de choses.» (Esquisse d'une théorie des émotions,
p. 42).
59. L'Imaginaire, p. 19.
60. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 63.
103
conscience n'a pas besoin d'être objet pour elle-même pour exister.
L'expérience de Descartes se passe au niveau de la réflexion, la conscience se
donnant alors à elle-même comme objet. Or cet acte réflexif du Cogito de
Descartes «lui-même implique une conscience du «cogito», car lorsque
Descartes connaît qu'il doute, il faut qu'il ait conscience de connaître qu'il
doute61». Autrement dit, la conscience d'exister implique la conscience d'un
acte qui n'est pas l'acte dont elle se fait conscience. Dans l'objet dans lequel
elle se transcende, la conscience se révèle position d'existence; elle est tout
simplement «source absolue d'existence62». Cette position thétique de la
conscience est un fait vécu63, une manière d'être qui est «d'exister comme
conscience d'autre chose que soi64». Cette structure essentielle de la
conscience fait que la conscience est un perpétuel dépassement d'elle-même,
un arrachement à elle-même, selon l'expression de Heidegger, de telle sorte
qu'elle se révèle comme «une angoisse qui s'impose à nous65». En fait, de la
même façon que la conscience est conscience de quelque chose qui n'est pas
elle dans sa structure essentielle, avoir conscience de quelque chose est avoir
conscience de soi: «exister et avoir conscience d'exister ne font qu'un66».
Ramenée au Cogito, l'analyse de Sartre est pertinente :
C'est dire qu'on ne peut exister sans avoir conscience de cette existence; la
conscience se confond avec la conscience d'être. Mais l'intuition de Descartes
procède d'une démarche intellectuelle qui n'est pas présence à la chose. Or,
l'existence posée comme objet à la réflexion ne réfère pas à l'existence
concrète; elle s'enferme sur elle-même : «comme Newton vis-à-vis de la
conception de l'émission dans la théorie de la lumière, [cela] n'implique
nullement qu'il y ait révélation d'un être. C'est un être seulement probable, et
dont le type d'existence est probabilité68». A cela, il faut ajouter qu'il n'est pas
possible, pour un sujet, d'avoir connaissance de lui-même au présent puisqu'il
n'est pas possible de réfléchir au présent69 et que, de toute façon, «se
connaître implique de prendre le point de vue d'autrui sur soi, c'est-à-dire un
point de vue faux70».
67. L'Imaginaire, p. 311. Sartre fait remarquer que «Descartes n'établit pas le caractère douteux
de la perception sur une inspection de celle-ci, mais ... prend pour acquis que l'homme qui perçoit
est conscient de percevoir. Simplement il fait remarquer que l'homme qui rêve, de son côté, a
une certitude analogue» (p. 312). Il n'en faut pas moins pour rappeler «la grande loi de
l'imagination : il n'y a pas de monde imaginaire» (p. 324).
68. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 64.
69. TE p. 92 : «Toute conscience irréfléchie ... laisse un souvenir non thétique ...». Sartre fait
siennes certaines réflexions de Husserl lesquelles, en l'occurrence, permettent de marquer la
dissociation entre le fait conscient d'exister et la connaissance. Sartre, on le verra plus loin,
reprendra autrement cette distinction en établissant deux types de conscience (voir TE p. 92 et
p. 191, Conscience de soi et connaissance de soi, p. 54 et p. 84), à partir de l'opposition de
¡'irréfléchi au réfléchi.
70. TE p. 113.
71. TE p. 112.
105
72. TE p. 112.
73. TE p. 90. Aussi Conscience de soi et connaissance de soi : «Il n'y a pas de distinction
sujet-objet dans cette conscience» (p. 63); ou : «Il y a conscience de plaisirs faibles ... mais il n'y
a pas conscience partielle de plaisir.» (p. 65).
74. TE p. 89. Sartre exprimera cela en disant que la conscience est conscience de «part en
part».
75. TE p. 67.
76. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 67.
77. TE p. 98.
78. TE p. 119.
106
b) La transcendance du Je
79. TE p. 95.
80. TE p. 122
81. TE p. 93.
82. TE p. 88.
83. TE p. 95.
107
84. TE p. 90-91.
85. TE p. 90.
86. TE p. 91.
87. TE p. 91.
108
Pour mieux voir ce qu'il en est de cette constitution du Je par l'acte réflexif,
prenons un exemple que donne Sartre. La répulsion que j'ai pour quelqu'un
est un acte spontané de la conscience; elle cesse en même temps que la
conscience que j'en ai. Il en est différemment de la haine qui se manifeste en
même temps que mon expérience de répulsion; en effet, la haine va au-delà de
ma conscience spontanée de répulsion, puisque la haine persiste au-delà de
92. TE p. 101.
93. TE p. 100; Sartre dira de l'Ego qu'il est un objet appréhendé, mais aussi constitué par la
conscience réflexive (TE p. 110).
94. TE p. 107.
110
Le Moi est donc un objet transcendant qui apparaît et qui est constitué par la
conscience réflexive; il n'est pas dans la conscience, mais il est un objet
transcendant de la conscience, au même titre que n'importe quel objet du
monde, et donc voué aux mêmes vicissitudes et incertitudes :
S'il est évident qu'il y a une conscience empirique résultant d'une conscience
constituante, cela n'explique pas, pour autant, pourquoi il y a si souvent
confusion entre elles. Sartre note que la confusion de ces deux consciences
est «une erreur très fréquente des psychologues : elle consiste à confondre la
structure essentielle des actes réflexifs avec celle des actes irréfléchis96».
Ainsi qu'on l'a vu, la conscience spontanée se différencie fondamentalement
de la forme d'existence constituée par la structure réflexive de la conscience.
La confusion, pour Sartre, résulte de ce que l'Ego se présente sous les
apparences d'une spontanéité; il se constitue en une pseudo-spontanéité :
95. TE p. 87-88.
96. TE p. 97.
111
97. TE p. 110-111.
112
98. TE p. 117.
99. TE p. 119, TE p. 117-118; voir aussi : «Mon Je en effet, n'est pas plus certain pour la
conscience que le Je des autres hommes. Il est seulement plus intime» (p. 122); ou encore,
p. 112 : «... une intériorité absolue n'a jamais de dehors. Elle ne peut être conçue que par elle-
même et c'est pour cela que nous ne pouvons pas saisir les consciences d'autrui (pour cela
seulement et non parce que les corps nous séparent)» (p. 112); ou encore : «Il n'y a pas de
Moi : je suis en face de la douleur de Pierre comme en face de la couleur de cet encrier.»
(p. 97).
100. TE p. 118.
101. TE p. 118; aussi, un peu avant : «Je ne puis concevoir la conscience de Pierre sans en
faire un objet (puisque je ne la conçois pas comme étant ma conscience). Je ne puis la concevoir
parce qu'il faudrait la penser comme intériorité pure et transcendance à la fois, ce qui est
impossible.»
102. TE p. 109; aussi p. 89-90 : «Mais, en outre, ce Je superflu est nuisible. S'il existait il
arracherait la conscience à elle-même, il la diviserait, il se glisserait dans chaque conscience,
comme une lame opaque.»
113
En tant que l'Ego est un objet, il participe de la même opacité que l'objet, la
quelle s'oppose à la spontanéité pure, impersonnelle et translucide de la
conscience, telle qu'elle apparaît à elle-même, lorsqu'elle se donne à une ré
flexion qui «s'en tient au donné104». On comprend donc que le Je
transcendantal, c'est la mort de la conscience. Certes, on l'a vu, le Je du Je
pense n'est pas une structure de la conscience; le Cogito cartésien est
«impur105» et il «affirme trop106» en portant sur le plan irréfléchi l'objet
transcendant de l'acte réflexif qu'est le Je. Que se passe-t-il alors? C'est que
la «conscience s'effraie de sa propre spontanéité107», de la «fatalité de sa
spontanéité108»; cette peur, cette angoisse qui est impossible «si le Je du Je
pense est la structure première de la conscience109» est ce qui amène la
conscience à constituer l'Ego «comme une fausse représentation d'elle-même
... comme si elle en faisait sa sauvegarde et sa loi110». La fonction essentielle
103. TE p. 113-114.
104. TE p. 102.
105. TE p. 116.
106. TE p. 96.
107. TE p. 120.
108. TE p. 121.
109. TE p. 121.
110. TE p. 121.
114
m. TE p. 120.
112. TE p. 122.
113. TE p. 123.
115
c) La conscience réflexive
Nous savons par ailleurs qu'il ne faut pas confondre la structure des actes
Irréfléchis avec celle des actes réfléchis. Il faut se rappeler que la conscience
de premier degré est «conscience de soi117»; la conscience irréfléchie est
conscience d'elle-même en même temps qu'elle est conscience d'un objet
transcendant, bien que cette conscience ne soit pas positionnelle dans le sens
où elle se donne comme objet à elle-même. La conscience Irréfléchie est, dit
Sartre,«un absolu non substantiel ... tout simplement parce qu'elle est
conscience d'elle-même118». La conscience réflexive, quant à elle, est une
opération de second degré dans laquelle la conscience se transcende en se
donnant comme objet la conscience irréfléchie. Aussi réfléchir c'est faire en
sorte que la conscience qui est conscience non positionnelle de soi se donne à
elle-même, comme objet positionnel, la conscience Irréfléchie; une telle
conscience réfléchissante est elle-même irréfléchie et peut donc se poser à
elle-même comme objet — il n'y a cependant pas, comme le note Sartre,
possibilité de renvoi à l'Infini, puisque ce jeu est en quelque sorte Inutile, la
conscience n'ayant «nullement besoin d'une conscience réfléchissante pour
être consciente d'elle-même119». La conscience est donc toujours conscience
d'elle-même ou conscience de soi à travers l'objet qu'elle intentionné, et ce tant
pour la conscience réfléchie que pour la conscience réfléchissante. La
réflexion est ainsi un acte réfléchissant par lequel la conscience se donne le
réfléchi pour objet en tant qu'elle est conscience de ce réfléchi mais par un acte
dont elle n'est pas alors réfléchissante. La réflexion ne se définit pas d'abord
par ses moyens ou ses procédés, mais par son rapport à la conscience.
117. TE p. 110.
118. TE p. 90.
119. TE p. 92; aussi p. 98.
120. TE p. 91.
121. TE p. 91.
117
deux consciences dont l'une est conscience de l'autre122». Si tel est le cas,
est-ce à dire que les actes de la réflexion présentent la même évidence
apodictique et adéquate que ceux de la conscience réfléchie? La réponse se
fait alors moins catégorique : «Nous ne devons pas faire de la réflexion un
pouvoir mystérieux et infaillible, ni croire que tout ce que la réflexion atteint est
indubitable parce qu'il est atteint par la réflexion. La réflexion a des limites de
droit et de fait123» C'est que, s'il y a unité entre la conscience et la réflexion, ne
serait-ce parce que cette dernière n'est qu'un mode d’être de la conscience,
Sartre n'en désigne pas moins sous le même vocable une réalité qui comporte
elle-même deux faces présentant une double portée :
Si le donné qui est posé est le même, il n'y a pas la même unicité quant à la
réflexion. Dans un cas, celui de la réflexion pure, il s'agit d'une simple
description qui ne fait que désarmer le caractère adéquat et certain du donné
122. TE p. 92.
123. TE p. 100.
124. TE p. 102.
118
Faisant siennes les conclusions des études de Husserl, Sartre déclare que «la
certitude de l'acte réflexif vient de ce qu'on y saisit la conscience sans facettes,
sans profils, tout entière (sans «Abschattungen»)129». En d'autres termes, il
existe une adéquation entre l'objet de la conscience et l'objet de la réflexion
lorsque la conscience réflexive pose comme objet une conscience réfléchie, si
cet objet est une conscience spontanée et présente. Ainsi dans un exemple
qu'on a vu précédemment, la répulsion que je ressens en face de quelqu'un est
un état «présent devant le regard de la conscience réflexive, il est лее/130»; la
125. TE p. 96.
126. TE p. 116.
127. TE p. 116; Sartre dira en d'autres termes : «le Je ne se donne pas comme un moment
concret, une structure périssable de ma conscience actuelle; il affirme au contraire sa
permanence par delà cette conscience et toutes les consciences» (p. 94); ou encore : «Le
contenu certain du pseudo «Cogito» n'est pas «j'ai conscience de cette chaise» mais «il y a
conscience de cette chaise» (p. 96); ou encore : «Mon Je, en effet, n'est pas plus certain pour
la conscience que le Je des autres hommes. Il est seulement plus intime» (p. 122). Sartre
notera aussi ; «que le Je du Je pense n'est l'objet d'une évidence ni apodictique ni adéquate.
Elle n'est pas apodictique puisque en disant Je nous affirmons bien plus que nous ne savons.
Elle n'est pas adéquate car le Je se présente comme une réalité opaque dont il faudrait
développer le contenu.» (p. 95).
128. TEp. 101.
129. TE p. 94; aussi : «Le droit de la réflexion présente, en effet, ne s'étend pas au-delà de
la conscience saisie présentement» (p. 93) ou «en aucun cas, en effet, la réflexion ne peut être
trompée sur la spontanéité de la conscience réfléchie; c'est le domaine de la certitude réflexive.»
(p. 103).
130. TE p. 100.
119
131. TE p. 101.
132. TE p. 101.
133. TE p. 92.
120
Mais le propos de Sartre semble confus puisqu'il consiste à affirmer qu'une des
deux réflexions modifie davantage que l'autre et qu'il en est une qui, si elle
n'est pas la conscience spontanée elle-même, a la même certitude que cette
dernière. Alors qu'il sait pourtant être clair, voire tranchant, Sartre ne dit pas
vraiment ce qu'est cette réflexion qui a la certitude du donné, ni pourquoi elle
est et à quoi elle sert. Si la conscience irréfléchie et spontanée est consciente
d'elle-même, pourquoi a-t-elle besoin de se poser dans la réflexion? C'est là
toute la question de la connaissance. Un tel lien entre la conscience irréfléchie
et la réflexion est-il maintenu parce que, autrement, il n'y a pas de
communication possible? Mais alors n’y a-t-il plus de certitude, puisqu'il y a
rupture de la présence par la parole en tant qu'elle n'est pas la présence elle-
même, en personne? La connaissance ne consiste-t-elle pas à ne rien dire?
Le point de vue exprimé par Sartre en 1937 apparaît révélateur de la position
épistémologique qu'il énoncera ultérieurement :
134. TE p. 93.
121
135. TE p. 99.
136. Consciencede soi et connaissance de soi, p. 77-91.
137. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 81.
138. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 91.
122
Aussi, il n'est pas non plus étonnant que Sartre réponde par la négative au
néo-hégélien Hyppolite qui estime que le passage, par la réflexion, de la
conscience à la connaissance, contient et signifie la possibilité d'un progrès.
La réflexion est trop pleine d'un lourd passif vis-à-vis la conscience pour qu'on
puisse voir en elle un progrès! Du reste, la position de Sartre sur la conscience
est la même qu'il énonçait à P. Verstraeten en rapport avec la liberté : il n'y a
pas de nécessité et toute idée de finalité est même inconciliable avec la
conscience.
La démarche critique apprend que la réflexion, sauf peut-être quand elle se fait
une quasi-réflexion, ne permet pas plus d'accéder à la connaissance que la
science. Comme ce fut en effet le cas avec la science qui est apparue n'offrir à
la conscience qu'un objet d'incertitude, l'étude de la conscience amène cette
fois à constater l'insuffisance du Cogito réflexif cartésien à fournir des
certitudes. Le Je, comme la réflexion elle-même, apparaissent comme des
objets transcendants au même titre que les objets du monde; la conscience est
spontanée et anté-réflexive. La conscience est non-savoir radical. Aussi la
recherche des choses mêmes apparaît comme une critique systématique et
140. TE p. 92.
CHAPITRE IV
CONSCIENCE ET ÊTRE
Sartre
Le Cogito s'est révélé insuffisant, tant sur le plan de la science que sur le plan
réflexif. Le Cogito n'apparaît donc être ni la voie de la lucidité critique, ni garant
du progrès, tant dans la connaissance du monde que dans la connaissance de
soi.
Il ne faut pas croire que cette dimension négative de la pensée réflexive par
rapport à la conscience anté-réflexive, soit un fait particulier et passager; elle
constitue plutôt la réalité des choses et de l'homme. La conception sartrienne
du Cogito réflexif renvoie à la conscience; en effet, au-delà de la critique
proprement dite, la relation de la conscience à l'être trouve, à travers
l'ontologie, sa cohérence et son fondement dans la théorie de la connaissance.
a) Être et non-être
Cet examen des conduites humaines amène à poser la question des rapports
entre l'être et le non-être. Sartre s'interroge alors immédiatement sur
l'hypothèse de la complémentarité de l'être et du non-être et l'énonce comme
suit :
Sartre affirme que c'est le point de vue exprimé par Hegel; il consiste à
assimiler en une seule et même chose l'être pur et le non-être pur2. Mais si la
dialectique du dépassement ou du mouvement du devenir est possible, fait
remarquer Sartre, c'est que le non-être est l'indifférenciation niée de
('indifférenciation primitive de l'être, et alors c'est «qu'il [Hegel] a introduit
implicitement la négation dans sa définition même de l'être3». Or, l'être et le
non-être ne s'opposent pas comme des notions contraires à la manière de la
1. EN p. 47.
2. Sartre tire sa conclusion à partir d'un passage de la Petite Logique qu'il cite sans référence
complète : «Cet Être pur, écrit Hegel dans la Petite Logique , est «l'abstraction pure et, par
conséquent la négation absolue qui, prise, elle aussi, dans son moment immédiat, est le non-
être».» (EN p. 48).
3. EN p. 50.
127
Puis, il conclut sa pensée par une remarque percutante visant les fondements
du système hégélien :
Hegel s'est certes prévenu de telles critiques en indiquant qu'il s'agit d'une
notion difficile qui n'est pas l'objet de représentations, mais qui n'en est pas
moins réelle, comme la notion du devenir ou du commencement. Aussi, c'est
celui qui prétend, dit Hegel8, vouloir écarter la contradiction qui la constitue en
ce faisant; dans le cercle, le centre et la périphérie, pourtant également
essentiels, s'opposent et se contredisent, mais n'en constituent pas moins un
tout cohérent. Dans le même sens, dit Hegel, l'être, dans sa pure abstraction,
est immédiateté indéterminée, mais cette indétermination est en même temps
4. EN p. 50.
5. EN p. 50.
6. EN p. 51.
7. EN p. 51, note 2.
8. Voir Hegel, Précis de l'Encyclopédie des sciences philosophiques, Paris, Vrin, 1952, Trad.
J. Gibelin, p. 91 ss.
128
15. EN p. 52.
16. EN p. 55; le point de vue de Sartre, et il n'importe pas ici d'en vérifier la validité, s'explicite
comme suit : «la caractéristique de la philosophie heideggérienne, c'est d'utiliser pour décrire le
«Dasein» des termes positifs qui masquent tous des négations implicites. Le Dasein est «hors
de soi, dans le monde», il est «un être des lointains», il est «souci», il est «ses propres
possibilités», etc. Tout cela revient à dire que le Dasein «n'estpas» en soi, qu'il «n'estpas» à lui-
même dans une proximité immédiate et qu'il «dépasse» le monde en tant qu'il se pose lui-même
comme n'étant pas en soi et comme n'étant pas le monde. [...] Si j'émerge dans le néant par delà
le monde, comment ce néant extra-mondain peut-il fonder ces petits lacs de non-être que nous
rencontrons à chaque instant au sein de l'être? [...] En ce cas, il faudrait que chaque négation eût
pour origine un dépassement particulier : le dépassement de l'être vers l'autre. Mais qu'est-ce
que ce dépassement, sinon la médiation hégélienne ...» (p. 54-55).
17. EN p. 54.
18. EN p. 57.
130
b) La surrection
19. EN p. 57.
20. EN p. 59; la formule heideggérienne qui est «un être pour lequel dans son être il est
question de son être» (EN p. 29) cristallise la différence puisque, selon Sartre, elle met en
évidence que la négation n'est pas l'élément interne et spécifique de différenciation, puisque
c'est l'être qui est en question pour l'être et non le Néant.
21. EN p. 31. Il faut voir que Sartre, après avoir défini et opposé les notions d'être et de non-
être, reprend sa réflexion, comme c'est le cas ici, en utilisant souvent le terme être pour désigner
le pour-soi, c'est-à-dire le non-être. Cette remarque est du reste d'application générale. Cette
équivocité qui tient au renversement des concepts entraîne le développement de formules
percutantes et paradoxales.
22. EN p. 31.
23. EN p. 22.
131
24. EN p. 22-23.
25. EN p. 33.
26. EN p. 30-34. Par exception, les mots extraits du texte de Sartre sont en italique dans cette
phr ase.
27. EN p. 11.
28. Sartre, interprétant ainsi la pensée de Husserl, affirme qu'il faut éviter d'imiter également ce
dernier, en faisant du noème un irréel dont l'être est le perçu.
132
Cet être autre, précisément, c'est l'en-soi. Il ressort de son identité distincte de
celle du pour-soi, laquelle est essentielle dans la conception sartrienne, qu'elle
permet de garantir la conscience contre le réalisme puisque «l'être du
29. EN p. 22; le problème sera de trouver une solution pour «expliquer les rapports qui
unissent en fait ces régions en droit incommunicables.» (p. 34).
30. EN p. 16.
31. EN p. 30; il ajoute : «on peut l'appeler «ontico-ontologique» puisqu'une caractéristique
fondamentale de sa transcendance, c'est de transcender l'ontique vers l'ontologique».
32. EN p. 29; la véritable différence, on l'a vu (voir note 20), est qu'il est question du néant de
son être.
133
Tout ce qu'on peut dire de l'être est qu'il est; il est proprement impensable et ne
peut renseigner en rien sur la réalité humaine et la conscience. Il faut donc
regarder ailleurs, tout en prenant garde d'éviter l'abstrait pour ne considérer
que le concret, c'est-à-dire «l'homme dans le monde avec cette union
spécifique de l'homme au monde que Heidegger, par exemple, nomme «être-
dans-le-monde37».» Il y a lieu de revenir à l'examen des conduites
interrogatives par lesquelles la présence du non-être avait été perçue comme
33. EN p. 31.
34. EN p. 31.
35. Parce qu'elle est spontanéité pure.
36. C'est même le titre du sous-titre V de l'Introduction (p. 27 ss.) Sartre utilisera le même type
d'argument à propos de la conscience en disant que s'il y a cercle, «c'est la nature même de la
conscience d'exister en cercle» (p. 20).
37. EN p. 38.
134
L'homme est donc l'être par qui le néant vient au monde; cette possibilité de la
nature humaine de conditionner l'apparition du néant n'est rien d'autre que la
liberté. Il apparaît du reste à Sartre qu'il s'agit là d'«une des directions de la
philosophie contemporaine que de voir dans la conscience humaine une sorte
38. EN p. 60; et plus loin : «... l'homme est l'être par qui le néant vient au monde».
39. EN p. 60-61. Sartre parle ailleurs du «désengluement» qui permet d'ailleurs d'échapper
au déterminisme (SIT I, La liberté cartésienne, p. 326). Il reprend ailleurs la notion de Heidegger à
l'effet que la réalité humaine est «déséloignante» (EN p. 56). Aussi la notion semblable de
«décollement» (EN p. 64).
135
Cette liberté que Sartre définit comme «l'être humain mettant son passé hors
de jeu en sécrétant son propre néant41» est la condition de la négation du
monde, de l'être : «le non-être comme condition de la transcendance vers
l'être42». Elle est fondamentale et ne peut se distinguer de l'être de la réalité
humaine parce que «la liberté humaine précède l'essence de l'homme et la
rend possible, l'essence de l'être humain est en suspens dans sa liberté43».
La saisie réflexive de la liberté ou conscience de liberté se découvre, dans sa
structure essentielle, comme angoisse en ce que les conduites que j'ai à
réaliser ne sont que des possibles et que j'ai à réaliser le monde et mon
essence sans le fondement des valeurs : «Rien ne peut m'assurer contre moi-
même, coupé du monde et de mon essence par ce néant que je suis, j'ai à
réaliser le sens du monde et de mon essence : j'en décide, seul, injustifiable
et sans excuse44».
40. EN p. 62.
41. EN p. 65.
42. EN p. 83.
43. EN p. 61.
44. EN p. 77.
45. EN p. 78.
136
possibles comme des choses pour s'y «distraire46», en saisissant «ma liberté
dans mon Moi comme la liberté â'autrui 47». Ces conduites où l'homme
néantise l’angoisse en la fuyant sont ce que Sartre nomme la mauvaise foi.
Les analyses des exemples48 de mauvaise foi tels l'ironie, le jeu, le ça
inconscient, la femme frigide, le premier rendez-vous, le garçon de café, la
sincérité, etc. manifestent une grande acuité psychologique; elles sont du reste
fort connues.
Si donc l'être est inerte, la réalité humaine peut modifier son rapport à l'être en
s'arrachant à lui. Elle le fait en tant qu'elle est arrachement et qu'elle est refus
de sa condition. En effet, après avoir mis en évidence le fait, à travers l'analyse
des négatités ou «néantisations secondaires49», que la réalité humaine se
définissait comme négation vis-à-vis l'être qui est en-soi, il ressort que la
conscience réflexive façonne un «refuge50» pour fuir l'angoisse (ce que, dans
un premier mouvement irréfléchi, elle avait saisi comme la peur), c'est-à-dire
comme «le mode d'être de la liberté comme conscience d'être51» ou comme
«la conscience d'être son propre avenir sur le mode du n’être-pas52». Aussi la
fuite se présente comme «une conduite réflexive vis-à-vis l'angoisse53»,
établissant un nouveau rapport du monde; ce mode d'être «ne peut rien contre
¡'évidence de la liberté, aussi se donne-t-il comme croyance de refuge, comme
le terme idéal vers lequel nous pouvons fuir l'angoisse54». Certes, au-delà de
la fuite, il y a possibilité d'une «reprise de l'être pourri par lui-même55» dans ce
46. EN p. 79.
47. EN p. 80.
48. EN p. 83. Sur ce sujet, voir particulièrement EN p. 85-108; on peut ajouter aux exemples
cités la peur, l'angoisse, le vertige, le joueur, la cigarette, le réveil, l'acte de trier des lettres, etc. À
titre illustratif, Sartre résume ainsi l'angoisse qui naît du vertige : «Ainsi le moi que je suis
dépend en lui-même du moi que je ne suis pas encore, dans l'exacte mesure où le moi que je ne
suis pas encore ne dépend pas du moi que je suis» (EN p. 69).
49. EN p. 83.
50. EN p. 68.
51. EN p. 66.
52. EN p. 69.
53. EN p. 78; voir également p. 67 : «La réaction sera d'ordre réflexif».
54. EN p. 78.
55. EN p. 111; Sartre nous montre que la bonne foi et la mauvaise foi s'équivalent puisque «la
mauvaise foi ressaisit la bonne foi et se glisse à l'origine même de son projet» (EN note I, p. 111).
L'échappement radical à la mauvaise foi qui est l'authenticité ne serait pas impossible; cette
137
que Sartre nomme l'authenticité; celle-ci est cependant idéale et ne fait que
confirmer que la réflexion façonne un univers transcendant négateur de la
conscience.
possibilité, qu'il n'a jamais définie, renvoie à celle de la morale et de la conscience pure. Comme
nous le verrons, la véritable question est, en fait, celle de la connaissance.
56. Nous avons vu précédemment (voir chapitre III, b) La recherche de l'être) que cette liberté
n'est pas seulement négatrice mais récupère ce que Descartes avait placé en Dieu.
57. Pour Sartre, outre que même la bonne foi est mauvaise foi, l'idéal de la sincérité lui-même
«suppose que je ne suis pas originellement ce que je suis.» (EN p. 102).
58. EN p. 83.
59. EN p. 111.
60. EN p. 108; aussi p. 111.
61. EN p. 111.
138
c) La fissure intraconscientielle
vue, ne présenterait rien de neuf si Sartre ne faisait remarquer que cela signifie
que la conscience n'est pas coïncidence de soi à soi, se démarquant ainsi de
l'être en-soi; une nouvelle dimension s'ajoute à la loi ontologique de la
conscience en tant que conscience de soi :
66. EN p. 118-119.
140
67. EN p. 118.
68. EN p. 121. Aussi : «... car la conscience est reflet; mais justement en tant que reflet elle
est le réfléchissant et, si nous tentons de la saisir comme réfléchissant, elle s'évanouit et nous
retombons sur le reflet». (EN p. 118).
69. EN p. 119: Sartre voit là «un préjugé fort répandu parmi les philosophes [qui] fait
attribuer à la conscience la plus haute dignité d'être». (EN p. 119).
70. EN p. 118; aussi plus loin «Mais l'introduction de l'infini dans la conscience, outre qu'il fige
le phénomène et l'obscurcit, n'est qu'une théorie explicative expressément destinée à réduire
l'être de la conscience à celui de l'en-soi. L'existence objective du reflet-reflétant, si nous
l'acceptons comme il se donne, nous oblige au contraire à concevoir un mode d'être différent de
l'en-soi : non pas une unité qui contient une dualité, non pas une synthèse qui dépasse et lève
les moments abstraits de la thèse et de l’antithèse, mais une dualité qui est unité, un reflet qui est
sa propre réflexion».
71. EN p. 119.
72. EN p. 120.
73. EN p. 120 ou encore plus loin : «L'être de la conscience, en tant que conscience, c'est
d'exister à distance de soi comme présence à soi et cette distance nulle que l'être porte dans son
être, c'est le Néant... Le pour-soi est l'être qui se détermine lui-même à exister en tant qu'il ne
peut pas coïncider avec lui-même ... Le néant est la mise en question de l'être par l'être, c'est-à-
dire justement la conscience ou pour-soi ... rien ne peut arriver à l'être par l'être, si ce n'est le
néant. Le néant est la possibilité propre de l'être et son unique possibilité ... Le néant étant
néant d'être ne peut venir à l'être que par l'être lui-même» (p. 120-121).
141
74. EN p. 120.
75. EN p. 121.
76. EN p. 121.
77. EN p. 121.
78. EN p. 121.
79. EN p. 121.
142
Mais qu'est-ce que cet imparfait? Que signifie ce manque qui s'est révélé à
Descartes dans une intuition de la conscience? Sartre renvoie à l'exemple
courant où il apparaît que la lune n'est pas pleine et qu'il lui manque un
quartier. L'objet de l'intuition d'un quartier de lune en lui-même est un en-soi,
lequel comme tout en-soi est ce qu'il est. Pour le saisir comme croissant, il faut
que la conscience dépasse le pur donné vers le projet de pleine lune comme
80. EN p. 129.
81. EN p. 124; A propos de la preuve ontologique, comme de la preuve cosmologique,
Sartre dira qu'elles «échouent à constituer un être nécessaire». C'est que le «raisonnement est
explicitement basé, en effet, sur les exigences de la raison» (Voir EN, note I p. 124). Il faut
comprendre que pour Sartre, l'être, ou plus précisément le non-être, n'est pas une nécessité,
mais un fait qui ne ressort pas de la logique, mais de la réalité concrète.
82. EN p. 126-127.
143
83. EN p. 129; aussi p. 132-133 : «La réalité humaine se saisit dans sa venue à l'existence
comme un être incomplet. Elle se saisit comme étant en tant qu'elle n'est pas, en présence de la
totalité singulière qu'elle manque et qu'elle est sous forme de ne l'être pas et qui est ce qu'elle
est».
84. EN p. 130. Aussi p. 129 ; «L'être qui est livré à l'intuition de la réalité-humaine est
toujours ce à quoi il manque ou existant.»
85. EN p. 133.
86. EN p. 132.
87. EN p. 133.
144
88. EN p. 134.
89. EN p. 134 : «La réalité humaine est souffrante dans son être, parce qu'elle surgit à l'être
comme perpétuellement hantée par une totalité qu'elle est sans pouvoir l'être, puisque justement
elle ne pourrait atteindre l'en-soi sans se perdre comme pour-soi. Elle est donc par nature
conscience malheureuse, sans dépassement possible de l'état de malheur.»
90. EN p. 134.
91. EN p. 134. A propos de cet être, Sartre note «qu'elle [la conscience] n'est pas plus
conscience de lui qu'elle n'est conscience de soi», puisque cet être est de n'être pas et que s'il
était, «la conscience ne serait pas conscience, c'est-à-dire manque».
92. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 87 ss.
93. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 89.
94. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 89.
145
être : il n'y a pas de synthèse possible, car pour Sartre, ce qui n'est pas pour-
soi est en-soi — la conscience est refus de médiations.
d) La reconnaissance ek-statique
96. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 76. Sartre ajoute : «ou plutôt qu'elle se
temporalise en existence».
97. EN p. 174 ss.
98. EN p. 181-182.
147
99. EN p. 194.
100. EN p. 194.
101. EN p. 196.
102. EN p. 196.
103. EN p. 197.
148
Pour aborder la question, nous savons déjà que la réflexion n'est pas une
conscience nouvelle : «c'est le pour-soi conscient de lui-même104». Mais si,
comme dit Sartre, il faut que «que la réflexion soit unie par un lien d'être au
réfléchi, que la conscience réflexive soit la conscience réfléchie105», l'unité
indissoluble entre la conscience réfléchissante et la conscience réfléchie, nous
l'avons déjà noté106, ne peut signifier leur identité. En effet, s'il importe que le
réflexif soit le réfléchi, il ne peut y avoir «identité totale du réflexif au réfléchi
puisqu'une telle identité supprimerait du coup le phénomène de réflexion en ne
laissant subsister que la dualité fantôme «reflet-reflétant107». Aussi il faut qu'il
y ait «séparation d'être ... à la fois que le réflexif soit et ne soit pas le
réfléchi108». De ce fait, le réflexif présente la structure ontologique de dualité
qui constituait le pour-soi comme proximité et distance à soi, présence et
absence, totalité et détotalité : «le «reflet-reflétant» réfléchi existe pour un
«reflet-reflétant» réflexif109». Il y a une même structure, parce qu'il s'agit, en
fait, du même être :
104. EN p. 197.
105. EN p. 198.
106. Voir chapitre III c) La conscience réflexive. L'ontologie reprend la distinction entre la
conscience pré-réflexive et la réflexion, en cherchant à expliciter le fondement de leur rapport.
L'échec de la connaissance avalise la théorie de Sartre sur la conscience, en justifiant davantage
la primauté de l'irréfléchi.
107. EN p. 198.
108. EN p. 198.
109. EN p. 198. Aussi plus loin : «Il se sait regardé; il ne saurait mieux se comparer, pour
user d'une image sensible, qu'à un homme qui écrit, courbé sur une table et qui, tout en écrivant,
sait qu'il est observé par quelqu'un qui se tient derrière lui.»; ou encore : «Mais la réflexion est
un être, tout comme le pour-soi irréfléchi, non une addition d'être, un être qui a à être son propre
néant; ce n'est pas l'apparition d'une conscience neuve dirigée sur le pour-soi, c'est une
modification intrastructurale que le pour-soi réalise en soi, en un mot, c'est le pour-soi lui-même
qui se fait exister sur le mode réflexif-réfléchi au lieu d'être simplement sur le mode reflet-
reflétant...» (EN p. 199).
149
110. EN p. 199-201.
111. EN p. 200.
150
pour-soi réflexif au pour-soi réfléchi112», «un type d'être où le pour-soi est pour
être à lui-même ce qu'il est113». C'est dire que, dans son état originel, la
réflexion tend à être le réfléchi dont elle se fait réfléchissante plutôt qu'à se
dissocier du réfléchi pour mieux le regarder et le saisir. On peut donc
considérer qu'il y a adéquation entre la conscience originelle et la réflexion
pure, puisque cette dernière n'est que la conscience qui se fait présente à elle-
même; c'est en quelque sorte la conscience de soi qui se fait connue. Plus
justement, si on dissipe l'équivoque que peut entretenir l'analogie en référant à
une adéquation, (peut-être serait-il plus juste de parler de quasi-adéquation), il
faut préciser que cette adéquation doit être comprise comme une inadéquation,
étant donné qu'elle n'est que pure conscience d'une Négation qui est non
coïncidence à soi. En fait, elle est connaissance, dans le sens étymologique du
terme ou, mieux encore, selon l'expression significative de Sartre puisqu'elle
fait ressortir l'idée de retournement, reconnaissance :
112. EN p. 201.
113. EN p. 207.
151
Dans son état originel, la connaissance que donne la réflexion se pose donc en
deçà et en dehors de tout discours; elle n'est pas rapport à un objet duquel elle
veut apprendre quelque chose, mais relation d'existence à un être concret dont
elle se refuse à savoir quelque chose sinon qu'il est tel qu'il est. La véritable
connaissance est la réflexion originelle qui se fonde et ressort de la
compréhension pré-réflexive115. Aussi la réponse à la question de la relation
entre la réflexion et l'être est que «Le connaître ... C'est l'être même du pour-soi
...116». Le rapport entre les deux régions d'être ne peut être expliqué par l'en-
soi parce que, dans son essence, il n'est pas un être de relation et qu'«il ne
renvoie qu'à lui117»; il faut nous tourner du côté du pour-soi. Il y a une relation
ek-statique du pour-soi à l'en-soi (et non pas de l'en-soi au pour-soi) parce que
la conscience, pour être conscience non thétique de soi, doit être conscience
thétique de quelque chose —autrement dit, le pour-soi ne peut être que dans
une relation originelle avec l'en-soi. Le pour-soi a à être relation; cette relation
est la connaissance parce que la connaissance est relation. Cette relation est
celle de la présence. La réponse de Sartre à la question de savoir ce qu'est la
connaissance est, de ce fait, péremptoire :
114. EN p. 202.
115. Cette notion rejoint l'idée exprimée plus avant qu'il y a une compréhension pré-logique,
liée à la pensée par image (voir chapitre II c). Bref, la connaissance ne permet pas de connaître
ou, si l'on veut, la connaissance est au-delà ou en deçà de la connaissance.
116. EN p. 222-223; aussi : «La connaissance apparaît donc comme un mode d'être. Le
connaître n'est ni rapport établi après coup entre deux êtres, ni une activité de l'un de ces deux
êtres, ni une qualité ou propriété ou vertu. C'est l'être même du pour-soi en tant qu'il est
présence à .... c'est-à-dire en tant qu'il a à être son être en se faisant ne pas être un certain être à
qui il est présent. Cela signifie que le pour-soi ne peut être que sur le mode d'un reflet se faisant
refléter comme n'étant pas un certain être. Le «quelque chose» qui doit qualifier le reflété, pour
que le couple «reflet-reflétant» ne s'effondre pas dans le néant, est négation pure».
117. EN p. 219; on peut ajouter par opposition au pour-soi lequel se donne dans un
jaillissement primitif.
152
Ainsi, tout devient clair. La conscience ne peut être conscience de soi que par
ce dont elle est conscience : «une conscience qui ne serait pas conscience de
quelque chose ne serait conscience (de) rien119». Par ailleurs, ainsi que nous
l'avons appris, «le pour-soi est le fondement de son propre néant sous forme
de la dyade fantôme reflet-reflétant. Le reflétant n'est que pour refléter le reflet
et le reflet n'est reflet qu'en tant qu'il renvoie au reflétant120», étant entendu
que, pour ne pas s'anéantir complètement, «il faut que le reflétant reflète
quelque c/iose121». Mais si la relation signifie ce à quoi la conscience est
présente, la présence implique comme structure essentielle l'absence ou la
négation, car «est présent à moi, ce qui n'est pas moi122». Le rapport se
présente alors comme suit :
118. EN p. 220-221.
119. EN p. 221.
120. EN p. 221.
121. EN p. 221.
122. EN p. 222.
153
123. EN p. 222-223.
124. EN p. 225. Cette insaisissabilité, qui rend la conscience impensable, n'est pas la même
que l'être, puisque, à la différence de ce dernier, elle est tout le contraire de l'inertie et de la
passivité. Le véritable problème demeure donc celui de l'existence de l'être. Voir le point b) du
présent chapitre.
125. EN p. 227. Aussi EN p. 225-226 : «Il [le connaissant] n'est rien d'autre que ce qui fait
qu'il y a un être-là du connu, une présence — car de lui-même, le connu n'est ni présent ni
absent, il est simplement. Mais cette présence du connu est présence à rien, puisque le
connaissant est pur reflet d'un n'être pas, elle paraît donc, à travers la translucidité totale du
connaissant-connu, présence absolue». Aussi EN p. 228 : «... l'être n'est pas enrichi, car la
connaissance est négativité pure. Elle fait seulement qu'il y ait de l'être. Mais ce fait «qu'il y ait»
de l'être, n'est pas une détermination interne de l'être — qui est ce qu'il est — mais de la
négativité». Juste après, Sartre fait ressortir que l'examen de la notion d'immédiat qui est impliqué
dans la définition de «l'intuition comme présence immédiate du connu au connaissant» implique
qu’il n'y a pas de médiateur.
154
Poussant plus loin encore cette assimilation entre l'être, ou plutôt le n'être pas,
et la connaissance, entre le pour-soi comme Négation interne originelle et la
connaissance, Sartre, reprenant et transposant le dynamisme que contient la
notion de surrection, définit le rapport interne du connaître et de l'être comme
celui de la réalisation :
126. Voir EN p. 224 : «c'est un surgissement a priori de l'objet pour le sujet ou, puisque le
surgissement est le fait originel du pour-soi, un surgissement originel du pour-soi comme
présence à l'objet qu'il n'est pas».
127. EN p. 224.
128. EN p. 228.
155
129. EN p. 202.
156
a) La connaissance pure
(la Négation «reflétée»)
imaginante. Certes, pour toute telle conscience dite alors non thétique ou non
positionnelle d'elle-même, il est dirimant de ne pas être conscience d'elle-
même. Il ne faut cependant pas confondre ce fait avec la connaissance. C'est
ainsi que, lorsque je lis, j'ai conscience de lire, mais cette conscience n'est pas
alors la connaissance du fait que je lis. Il y a connaissance ou réflexion
lorsque la conscience se donne comme objet le fait dont elle est conscience,
que l'on nomme alors le réfléchi. Nous avons abordé dans un précédent
chapitre, sous l'angle de la distinction entre la conscience préréflexive et la
conscience réflexive, comment la réflexion était la source de la constitution de
l'Ego et nous avons vu que cette objectivation du Moi était un leurre qui
obnubilait la subjectivité de la conscience spontanée et irréfléchie; ce propos
était illustré notamment par l'exemple de la haine. Il avait alors été noté130 que
Sartre ne considérait pas la réflexion comme un progrès par rapport à la
conscience irréfléchie. Cette dernière idée de Sartre semble toutefois
contredire l'affirmation du caractère essentiel du rapport de re-connaissance
ek-statique qui lie la conscience à l'être et que nous avons considéré à la fin de
la première partie du présent chapitre. Mais nous savons que la notion de
connaissance, qui est au centre de l'ontologie sartrienne, recouvre deux
notions distinctes, voire contraires. La compréhension de ce que dissimule
cette ambivalence apparaît nécessaire à l'élucidation de la conception de
Sartre.
S'il y a réflexion à toutes les fois que la conscience se donne le réfléchi comme
objet, à savoir que la conscience cesse d'être sujet pour se donner comme «un
sujet qui est objet pour elle-même131», la réflexion elle-même, à l'instar de la
conscience qui a elle-même deux niveaux s'emboîtant l'un dans l'autre, qui
sont le réfléchi et le réflexif, n'a pas non plus une seule forme. Reprenant une
distinction qu'il faisait déjà en 1937 dans La Transcendance de l'Ego132, Sartre
130. Chapitre III : la conscience réflexive. Il y a lieu notamment de se rappeler que : «La
réflexion, c'est le pour-soi conscient de lui-même. Comme le pour-soi est déjà conscience non
thétique (de) soi, on a coutume de représenter la réflexion comme une conscience nouvelle,
brusquement apparue, braquée sur la conscience réfléchie et vivant en symbiose avec elle. On
reconnaît là la vieille idea ideae de Spinoza.» (EN p. 197).
131. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 60.
132. TE particulièrement p. 102 ss.
158
133. EN p. 201.
134. Sartre procède à l'assimilation des termes réflexion et connaissance : «... la réflexion
exige, si elle doit être évidence apodictique, que le réflexif soit le réfléchi. Mais, dans la mesure
où elle est connaissance, il faut que le réfléchi soit objet pour le réflexif, ce qui implique séparation
d'être. Ainsi, faut-il à la fois que le réflexif soit et ne soit pas réfléchi.» (EN p. 198).
135. EN p. 202.
136. EN P- 209; aussi p. 658 «quasi-savoir».
137. EN P- 220; aussi p. 202.
138. EN P· 221.
139. EN P- 222.
140. EN P- 226.
141. EN P· 658.
142. EN P- 20.
143. TE P- 94.
144. Voir notamment : EN; p. 204, 227, 230, 232, 234, 247, 248, 260, 268, 269; aussi TE p.
95, 102, 96.
159
145. EN p. 12.
146. EN p. 14.
147. EN p. 30.
148. EN p. 15. Aussi, p. 29 : «... il n'y a pas d'être pour la conscience en dehors de cette
obligation précise d'être intuition révélante de quelque chose, c'est-à-dire d'un être
transcendant»; ou encore, p. 30 : «La conscience est révélation-révélée des existants et les
existants comparaissent devant la conscience sur le fondement de leur être. Toutefois, la
caractéristique de l'être d'un existant, c'est de ne pas se dévoiler lui-même, en personne, à la
conscience».
160
149. EN p. 201-202.
150. EN p. 201.
151. EN p. 201; aussi, p. 206-207.
161
152. EN p. 658. À propos de cette connaissance qui est jouie, F. George souligne l'aspect
érotique qu'implique la caractérisation que Sartre fait de ce rapport : «il y a donc un rapport
érotique avec l'être qui est au fondement de l'ontologie, pour autant qu'il est dans la nature de
l'être «d'une manière ou d'une autre, de se découvrir et de se faire posséder» ... dans cette
lumière qui est révélation, non sur le mode de la connaissance analytique et objectivante, mais de
l'évidence de mon projet joui». (Deux études sur Sartre, p. 438).
153. EN p. 202.
154. EN p. 295.
162
Mais qu'en est-il de cette dualité si la forme originelle de la réflexion est «la
simple présence à soi du pour-soi réfléchi au pour-soi réflexif157»? La
connaissance n'est-elle pas alors négativité pure qui se confond avec le
surgissement originel du pour-soi? Il n'y aurait pas alors dualité, puisque le
surgissement du pour-soi et de la connaissance sont contemporains l'un de
l'autre; bref, il n'y aurait pas de connaissance puisqu'il n'y a pas de réflexion.
Le danger de confondre les termes est réel en raison de leur proximité et la
description qu'en fait Sartre n'y est pas étrangère. Mais il faut cependant
convenir avec Sartre que la conscience n'est pas la connaissance; en effet, si
les phénomènes sont contemporains et même indissociables, l'un n'est pas
l'autre. C'est que si la connaissance pure se situe dans la proximité de l'être,
son effort pour se confondre, se fondre, est cependant vain. À cela, il y a
plusieurs raisons. D'abord, la réflexion modifie la conscience spontanée; il
s'agit d'une modification radicale de l'objet qui passe de l'une à l'autre158.
Ensuite, la conscience non-réflexive est un rapport non cognitif et immédiat à
l'être, alors que la connaissance pose un objet, en reproduisant certes dans la
structure reflet-reflétant la dyade fantôme originelle du rapport à l'être, mais en
s'éloignant ainsi doublement de l'être; l'objet posé n'est pas l'être159. Enfin et
155. EN p. 295.
156. EN p. 295; voir aussi p. 196 ss.
157. EN p. 201.
158. À ce sujet, voir notamment TE p. 92-93.
159. À ce sujet, voir notamment EN p. 199 ss. ou Conscience de soi et connaissance de soi, p.
60 ss.
163
160. EN p. 200.
161. EN p. 202.
162. EN p. 201.
163. EN p. 201.
164. EN p. 209.
165. EN p. 658.
166. Voir chapitre II d) Science et probabilité.
164
sur le plan ontologique et que le rapport à l'être n'est pas possible par la
connaissance. Le seul véritable rapport à l'être se situe au niveau de la
conscience pré-réflexive; le projet de la connaissance pure est de restituer ce
rapport originel pour attester la certitude que la conscience en a. Cette
certitude ne peut se réaliser qu'en s'approchant de son objet, puisqu'on sait
que la connaissance ne peut saisir positivement ce dont la conscience a à être
la négation. La formule «connaître ce qu'il comprend déjà167» montre bien le
dilemme de la connaissance qui ne peut accéder réellement à ce qu'elle veut
comprendre, seule la conscience étant relation à l'être. Son point de vue
implique d'être au dehors-, elle est dans la proximité, non pas dans la relation
directe. Du reste, dans Conscience de soi et connaissance de soi, Sartre
récuse explicitement que la connaissance puisse accéder à l'être : «... l'être
nous est refusé168».
La connaissance pure est «idéale169»; c'est que, comme du reste toute autre
réflexion puisque celle-ci lui est alors subordonnée, elle constitue un échec :
Ainsi c'est sur le plan ontologique que se situe la connaissance pure : en fait,
elle quintessencie toute l'ontologie sartrienne. La connaissance ne parvient
pas plus à se fonder que la conscience, mais comme elle, elle doit tendre à
être; plus précisément, elle doit ne pas être le ne pas être tout en ne pouvant
167. EN p. 659. Nous reviendrons plus loin pour expliquer le sens de cette formule; il importe
seulement pour le moment de voir qu'il ne faut pas confondre compréhension et connaissance et
surtout la véritable connaissance et son objet.
168. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 79
169. EN p. 201.
170. EN p. 200.
165
171. EN p. 253; aussi plus loin : «Nous courons vers nous-mêmes et nous sommes, de ce
fait, l'être qui ne peut pas se rejoindre. En un sens, la course est dépourvue de signification,
puisque le terme n'est jamais donné, mais inventé et projeté à mesure que nous courons vers
lui.»
166
172. EN p. 220.
173. EN p. 227-228.
167
174 . EN p. 268.
168
Le réflexif est condamné à ne pas être le réfléchi; il ne peut l'attraper parce qu'il
ne peut être qu'à distance de lui, comme l'âne poursuit la carotte accrochée
aux mêmes brancards que lui :
175. EN p. 268-270.
176. EN p. 207.
169
Certes, après avoir souligné les rapports entre le connaître et l'avoir comme
activités d'appropriation, il oppose à ceux-ci l'activité purement gratuite du jeu
comme étant peut-être le véritable sens de la réalité humaine. Mais Sartre ne
prend pas position, déclarant que la détermination d'un tel sens ressort d'une
«prise de position qui ne peut être que morale en face des valeurs qui hantent
le pour-soi»178. Malgré la préoccupation essentielle de Sartre en regard de
l'agir humain, on sait que Sartre ne donnera pas une solution positive à la
question éthique. Cette situation est, certes, foncièrement liée, nous l'avons
déjà mentionné, à sa conception de la conscience et de la liberté; il apparaît
cette fois que la conception de la connaissance pure n'est pas non plus
étrangère à cette absence de prise de position. Plus fondamentalement, ainsi
que le confirmera l'étude du cheminement de la pensée de Sartre
177. EN p. 199; Sartre, dans La transcendance de l'Ego, utilise aux mêmes fins l'image de
l'homme qui s'écoute parler (voir TE p. 99).
178. EN p. 670; Sartre précise que ses descriptions dans L'Être et le Néant n'ont été que de
l'ordre de la réflexion complice. Sartre a d'ailleurs, dans une entrevue, déclaré qu'il s'agissait d'un
monument de rationalité. Ce point de vue complice, en tant qu'il est celui de la rationalité, est
celui de toute son oeuvre, y compris la Critique où il élaborera une rationalité nouvelle dont il
tentera, par la suite, de faire la démonstration dans L'Idiot de la famille.
170
b) La négation de la Négation
Il faut considérer maintenant ce à quoi Sartre réfère en disant «ce que nous
nommons ordinairement connaître 179». Cette autre connaissance, on peut
déjà penser qu'elle s'assimile à l'autre réflexion, à savoir la réflexion impure,
puisque Sartre opère une division en deux du champ de la connaissance
réflexive. Il y a lieu de se demander à quoi elle sert.
C'est donc dire que, si on se rappelle que la réflexion pure est «une
mystification à l'origine ... non complice182», la réflexion impure se différencie
par sa démarche préméditée de considérer réelle la mystification. Autrement
179. EN p. 202.
180. EN p. 201.
181. TE p. 102.
182. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 90.
172
dit, elle est complice puisque, à la différence de la réflexion pure, elle prend
pour acquis que la connaissance peut se réaliser; elle fait donc comme si elle
pouvait connaître l'être en ne l'étant pas, considérant possible de le saisir avec
objectivité comme s'il était un dehors. Voyons comment Sartre explique cette
démarche qui est à la fols la même et pourtant tout autre :
183. EN p. 207-208.
184. EN p. 208.
185. EN p. 206.
174
186. Sartre dénoncerait certes une telle association à Rousseau; du reste, dans la Critique, il
rejette formellement la théorie du bon sauvage comme étant une absurdité. Certes, la recherche
d'un état naturel n'est pas compatible avec la conception de Sartre, puisque c'est admettre une
extériorité qui nie l'absoluité de la conscience. Mais en dehors de ces considérations
idéologiques, l'objectif de Sartre n'en est pas moins le même : se situer à un stade antérieur
absolu, un commencement radical. À cet égard, il n'est pas étonnant ni une coïncidence, que, à
l'instar de Rousseau, l'intransigeance obstinée à retrouver l'état originel confine chez Sartre au
robespienisme; la théorie de la violence, à laquelle Sartre aboutit dans la Critique, n'en est qu'une
illustration.
187. Les chemins de la liberté, I L'Âge de raison, Oeuvres Romanesques, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de La Pléiade, 1981, p. 403.
188. EN p. 270.
189. EN p. 201. A propos de cette conception de la connaissance, il faut insister sur le fait
qu'il n'y a pas de fusion du sujet et de l'objet sinon, précisément, de façon idéale. Pour Sartre, il
est clair que la présence à la chose implique de ne pas être la chose, puisque ce serait être
175
On voit donc que ce n'est pas pour rien que les deux connaissances
s'emboîtent l'une dans l'autre, puisque l'une est susceptible de mener à l'autre.
Il n'y a pas en fait deux connaissances mais plutôt deux rapports différents à un
même objet. L'une est le terme de l'élucidation cathartique, tandis que l'autre
est le processus qui peut permettre d'y accéder; la connaissance pure passe
par la connaissance purifiante. La connaissance impure est par rapport à la
connaissance pure ce que sont les esquisses par rapport à la vue totalisante du
tableau. Aussi, à cet égard, le raisonnement et le discours présentent «un
confondu avec Геп-soi. Sartre, on l'a vu, a toujours récusé la philosophie alimentaire. Aussi,
comme le note justement F. George, «Connaître ... c'est manger sans consommer, l'objet est à la
fois dedans et dehors» (Deux études sur Sartre, p. 436). À l'exemple du caillou indigeste que
donne Sartre, celui du glissement sur la neige illustre bien que connaître, ce n'est pas
manger : «Le glissement, au contraire, réalise une unité matérielle en profondeur sans pénétrer
plus loin que la surface (...). L'idéal du glissement sera donc un glissement qui ne laisse pas de
trace ...» (EN p. 673).
190. EN p. 220. Sartre vise surtout ce que Husserl appelle la réflexion au passé. La
thématisation nous renvoie alors au plan de la mémoire et non de l'acte réflexif — ce qui explique
qu'il y ait des erreurs. Voir, entre autres, EN p. 204.
176
191. TE p. 102.
192. TE p. 102.
193. Voir note 178 de ce chapitre.
194. EN p. 208.
195. EN p. 202.
177
C. Dialectiques de la conscience
199. EN p. 521; Sartre ajoute plus loin que l'acte étant mu ainsi par des mobiles, «l'acte
rationnel idéal serait donc celui pour lequel les mobiles seraient pratiquement nuis et qui serait
inspiré uniquement par une appréciation objective de la situation», (p. 523).
200. Toute cette question a des implications énormes qui amèneront la rédaction de Critique de
la Raison Dialectique, laquelle, ainsi que nous le verrons subséquemment, reprendra
systématiquement la problématique de la rationalité.
179
a) L'opposition infinie
201. Voir notamment Hegel, Science de la Logique, p. 25-26 : «L'unique chose pour gagner
le procès scientifique, c'est la connaissance de la proposition logique que le négatif est aussi bien
positif, ou que ce qui se contredit ne se dissout pas en zéro, dans le néant abstrait, mais
essentiellement dans la seule négation de son contenu particulier, ou encore qu'une telle
négation n'est pas toute négation, mais la négation de la Chose déterminée qui se dissout et
donc est négation déterminée (...). Elle [cette dernière] est un concept nouveau, mais qui est un
concept plus élevé que le précédent, plus riche que lui».
180
202. EN p. 225.
203. EN p. 133-134.
204. EN p. 224.
205. EN p. 51, note 2.
181
206. EN p. 119.
207. EN p. 224-225.
208. EN p. 231.
182
210. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 90. Cette tentative se veut initialement
authentique. C'est en ce sens que Sartre parle de la possibilité de réaliser une société de la
réflexion pure, mais il le fait d'une manière ironique : «il y a un troisième type de société, qui est
peut-être utopique, mais qui, également peut être réalisé, une société où l'on pratiquerait la
réflexion pure, qui serait une cité des fins kantiennes», (p. 82). En fait, pour être authentique, il
faudrait savoir par rapport à quoi l'être — autrement on ne sait pas si l'on doit aller par devant ou par
derrière. A défaut de savoir, on ne peut faire que comme si on sait — d'où la mystification, mais
alors elle n'est pas complice parce qu’on ne sait pas à ce moment que l'on ne sait pas. Tout le
problème de la connaissance serait différent si le ne pas être avait une fin, puisque la
connaissance, un peu à la manière de la dialectique hégélienne, marquerait le progrès de l'être.
211. Conscience de soi et connaissance de soi, p. 78.
184
212. EN p. 201.
213. EN p. 201, note 1.
214. Pour les fins du présent texte, on peut référer à la définition dite post-hégélienne et
extensive qu'en donne Lalande «... Tous les enchaînements de pensée dans lesquels l'esprit
est entraîné de proche en proche, sans pouvoir s'arrêter à rien de satisfaisant avant la dernière
étape» {Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, P.U.F., 1968, p. 227). Il nous
apparaît que la définition qu'en donne Guindey rend encore davantage compte de ce qu'elle
est : «... l'usage s'est établi de considérer comme dialectique toute philosophie selon laquelle il
existe, au sein de l'être, un mouvement autopropulseur et générateur animé, non par quelque
Dieu ou principe transcendant, mais par un ressort interne qui, sous des noms variés tels que
«aliénation», «scission», «néantisation», «objectivation», est toujours la négation.» (Le Drame
de la pensée dialectique, p. 79). Par ailleurs, au sujet du refus de la dialectique par Sartre comme
étant le fait de l'être, nous devons rappeler que Sartre n'exclut pas pour autant l'existence d'un
mouvement qu'il situe certes du côté de la conscience, lorsqu'il présente, par inversion de la
formule de Spinoza, la négation comme détermination ou mieux encore comme surgissement
déterminé.
185
b) Totalisation et retotalisation
216. EN p. 200.
217. EN p. 105. Nous avons déjà indiqué que Sartre, tout en rappelant que ce projet n'est pas
l'acte ontologique originel, ne se prononçait pas sur le sens à lui donner. Aussi l'authenticité
pourrait bien signifier non pas une reprise d'être, mais un tout autre projet, y compris son
contraire. Il soulève, sans la développer, l'hypothèse que ce sens soit dans le jeu. Le jeu est
activité gratuite, qui s'oppose à l'esprit de sérieux lequel représente tout ce que dénonce Sartre,
c'est-à-dire le refus de la liberté : la priorité de l'objet sur le sujet. Sartre le présente
ainsi : «L'acte [dans le jeu] n'est pas à lui-même son propre but; ce n'est pas non plus sa fin
explicite qui représente son tout et son sens profond; mais l'acte a pour fonction de manifester et
de présentifier à elle-même la liberté absolue qui est l'être même de la personne ... le désir du jeu
187
être celui qui est ce qu'il n'est pas et n'est pas ce qu'il est. C’est que la
modification radicale que constitue la réflexion par rapport à la conscience
réfléchie signifie que la réflexion est rupture du lien ontologique concret] dès
qu'elle cesse d'être pure, il n'y a même plus cette proximité dans laquelle il y
avait re-connaissance, même si celle-ci impliquait déjà une distance. On se
souvient de l'exemple sensible de l'homme qui se sait regardé. Dès qu'il y a
réflexion seconde, il n'y a plus cette intuition par la conscience réflexive du fait
d'existence; en effet, il se constitue alors consciemment une distance, la prise
d'un point de vue qui permet de voir, d'analyser ce qui se passe, mais au
détriment alors du rapport concret. L'existence, en tant que conscience vécue
et réfléchie, est irréductible à l’objectivité. Comme dit Sartre, «la connaissance
n'ajoute rien à l'être218»; cependant, à la différence de la quasi-connaissance,
elle dit plus sur ce que l'être est. Mais ce plus implique qu'il n'y ait plus de
certitude.
est fondamentalement désir d'être» (EN p. 670). Sartre oppose ainsi le jeu à l'avoir. Pour le reste,
il réfère à la nécessité d'une étude spéciale qu\ incombe à une éthique laquelle, on le sait, ne sera
pas faite. Il s'agit cependant, à notre sens, de l'indication la plus sérieuse et la plus profonde de
Sartre; il est étonnant qu'il y ait si peu référé, du moins explicitement. En tout état de cause, le jeu
est une notion centrale par laquelle on pourrait expliquer, pour une bonne part, la pensée de
Sartre.
218. EN p. 269.
219. EN p. 208.
188
Ce rôle de la raison n'est pas nouveau puisque, ainsi qu'on l'a vu à propos de
l'objet mondain que constitue l'Ego, il n'y a pas d'autres moyens, pour éviter la
sphère du perpétuel renvoi, de «présentlfier223» les qualités, les états ou les
actes que de les appréhender à travers la constitution réflexive :
C'est ainsi que le pour-sol qui est en tant que Négation se détermine dans le
monde comme négation de la Négation. Le monde, par la connaissance
constituante, apparaît donc comme une négation de la Négation; plus
exactement, il se fait négation radicale de la conscience, elle-même Négation
radicale de l'être. Le point est déterminant. En effet, l'articulation dialectique
de la conscience qui est déjà apparue sous la forme d'une opposition infinie,
s'affirme cette fols dans un mouvement amplifié qui en est la transposition
dédoublée. Il n'y a pas de conscience sans que la réalité humaine se perde en
tant que Négation pour être-dans-le-monde, mais être-dans-le-monde en tant
que négation est le seul moyen d'être Négation. Cette activité structurée et
dynamique qui apparaît au coeur même de la conscience est dialectique; elle
est déjà présente dans la définition que Sartre donne lui-même de la
conscience comme l'être pour lequel dans son être il est question du néant de
son être. Si Sartre récuse, en se référant au modèle hégélien, qu'il y ait une
dialectique propre à l'être et que, partant, toute négation qui n'est pas rapport à
l'être est une négation externe et «idéale225», on ne peut que considérer qu'il
s'agit là d'une position de principe, eu égard à sa conception de l'être. En effet,
si la détermination dans les ceci est externe à l'être, n'opérant en lui aucun
ajout, modification ou synthèse, il en est différemment du non-être puisque c'est
en se déterminant ainsi qu'il se constitue dans les négations comme Négation.
La conscience se définit non seulement en tant que Négation de l'être, elle en
est l'irréductible opposition et la Négation en tant qu'elle se détermine dans les
négations. Il y a donc un mouvement interne et propre à la conscience dans
lequel elle se détermine à ne pas être en se déterminant sur le plan de la
réflexion impure, dans l'être qu'elle n'est pas, d'ustensile en ustensile, ainsi
qu'on l'a déjà vu dans l'exemple du Je. Aussi, c'est encore du côté du non-être
qu'il faut regarder. On sait qu'il n'y a pas opacité, ni inertie dans la conception
sartrienne de la conscience; la conscience n'est pas un abstrait, elle est
spontanéité et transparence. Elle se définit ontologiquement dans un rapport
de connaissance qui est à la fois rapport de surrection à l'être et rapport au
monde, adhérence et désadhérence, présence et absence, proximité et
distance, l'un se réalisant par l'autre. Si l'être est tout, il n'est rien sans la
conscience. Aussi tout l'être est par la conscience par laquelle autrement rien
n'est. L'être est externe à la Négation, mais cette extranéité objective n'est tout
simplement pas sans la conscience. Bref, selon la définition qu'aime à donner
Sartre, la conscience est l'être qui est ce qu'il n'est pas et n'est pas ce qu'il est.
S'il n'y a pas de dialectique propre à l'être, il y a une dialectique propre au non-
être. La conscience est dialectique.
225. EN p. 234.
191
Il est plus facile de comprendre maintenant pourquoi Sartre disait que «les
droits de la réflexion sont singulièrement limités226», que la réflexion est «une
duperie227» et que son produit (il réfère à celui de la raison constituante, après
avoir qualifié l'autre réflexion d'utopie) est celui d'une «société de
mensonges228», prenant pour preuve notre société. L'ontologie sartrienne ne
fait que radicaliser les conclusions auxquelles nous étions arrivé dans notre
étude sur les rapports entre le Cogito réflexif et la conscience anté-réflexive; il
n'y a rien en dehors du rapport essentiel à l'être de la conscience comme
Négation. Mais il faut ajouter que ce rapport passe par la déformation qui
implique que la Négation soit sa propre négation :
Le monde, l'ego, le temps et l'espace ... ne sont que des réfractions, pires que
des déformations prismatiques, puisqu'ils ne font que constituer des voiles
mondains qui ajoutent, certes faussement, à la distance déjà infranchissable de
la conscience à l'être. Mais par ailleurs, on a vu qu'il n'est d'autres recours que
la révolution réflexive, la présentification et la projection à l'extérieur pour éviter
CONSCIENCE ET CONSCIENCES
Le regard d'autrui
masque ses yeux
Sartre
a) Négations et négations
Le problème d'autrui est abordé par Sartre à partir des acquis sur la
conscience. L'homme est être-dans-le-monde; l'étude de ce rapport montre
que la conscience surgit comme une Négation de l'en-soi, le propre de la
réalité humaine étant d'être Négation perpétuelle de l'être. Autrui est un
élément constitutif du monde. Aussi, il ne peut qu'être partie au rapport interne
originel et constitutif du pour-soi. Mais tout en étant pour-soi, le mode d'être de
la conscience à autrui indique, en même temps, «un être qui est mon être sans
être-pour-moi1». C'est ainsi que dans l'expérience préréflexive, concrète et
vécue de la honte, sans autre jugement, j'ai conscience que quelqu'un «me voit
comme un témoin2»; mais cette conscience de honte de ma vulgarité n'est
cependant pas celle d'un témoin, puisqu'elle peut n'être, de ma part, que la
fausse impression d'une présence : elle est en fait celle de ma propre
conscience de ce que je suis pour autrui :
1. EN p. 275.
2. EN p. 276.
197
3. EN p. 276.
4. EN p. 276.
5. EN p. 286.
6. EN p. 291.
198
7. EN p. 291.
8. EN p. 292-294.
9 . Sartre se fait explicite à ce sujet et se réfère à la Propedeutik, p. 20, 1ère édition
des oeuvres complètes, en la citant et la commentant ainsi : «Aussi la conscience de soi
universelle qui cherche à se dégager, à travers toutes ces phases dialectiques, est-elle
assimilable, de son propre aveu, à une pure forme vide : le «Je suis je». «Cette
proposition sur la conscience de soi, écrit-il, est vide de tout contenu». Et
ailleurs : «(c'est) le processus de l'abstraction absolue qui consiste à dépasser toute
199
Il faut retenir de Hegel que la conscience dépend de l'autre dans son être; c'est
dire que le pour-soi a une dimension d'être pour autrui. C'est ce que signifie
l'idée du témoin que nous avons évoquée et qu'exprime l'image sensible de «il
y a quelqu'un dans cette chambre13»; Hegel a le mérite, à cet égard, «d'avoir
placé le débat à son véritable niveau14». Mais il ne faut pas oublier, à
l'encontre de Hegel, que la conscience préréflexive est une relation d'être qu'il
ne faut pas confondre avec la conscience connaissante, et comme
Kierkegaard, reconnaître que l'homme est un individu concret. Sartre attribue
l'échec de Hegel à une variante d'une même erreur au sujet de la
connaissance : si Husserl mesure l'être par la connaissance, Hegel «identifie
connaissance et être15».
Par delà cet échec, c'est le mérite de Heidegger, dit Sartre16· d'avoir retenu
qu'autrui est une structure d'être essentielle de la réalité-humaine comme être-
dans-le-monde, à savoir que sa réalité est «un être qui implique l'être d'autrui
dans son être17». Toutefois, à la différence de la conception hégélienne
totalitaire de la connaissance qui est celle d'un point de vue pris du dehors, la
démarche de Heidegger ne procède pas du Cogito cartésien. Elle peut donc
présenter une explicitation, non pas certes du Je est je, mais de la
«compréhension ontologique que j'ai de moi-même18»; le mode d'être sur
lequel la réalité humaine se fait annoncer ce qu'elle est par le monde est le Mit-
Sein :
13. EN p. 337.
14. EN p. 301.
15. EN p. 301.
16. Au delà de ce court compliment, Sartre critique Heidegger sans ménagements.
Voir EN p. 301-307.
17. EN p. 303.
18. EN p. 301.
201
19. EN p. 301.
20. EN p. 303.
21. EN p. 302; Sartre exprime cela autrement en disant que la position de Heigegger
est à l'effet que «le rapport originel de l'autre avec ma conscience n'est pas le toi et le
moi, c'est le nous ...» (EN p. 303). La solidarité est ainsi opposée au rapport de
reconnaissance, c'est-à-dire de réciprocité et de lutte.
22. EN p. 305.
23. EN p. 305.
24. EN p. 306.
202
25. EN p. 307.
26. EN p. 309.
203
Autrui comme objet, tel le passant, ne présente qu'une probabilité, comme tout
objet du reste : le passant peut bien n'être, en fait, qu'un mannequin. Aussi,
ce qui fait la différence ce n'est pas l'objet qui, à la rigueur, peut ne pas être,
mais c'est le fait d'éprouver une présence, c'est-à-dire de réaliser mon être
regardé. Autrui est donc d'abord pour autrui pour le pour-soi : «ce qui est
certain, c'est que je suis regardé, ce qui est seulement probable, c'est que le
regard soit lié à telle ou telle présence intra-mondaine28». C'est que
l'existence d'autrui n'est pas liée à son corps, de la même manière que «ma
conscience d'être conscience, dans la pure réalisation du cogito, n'est pas liée
à mon propre corps29». L'expérience du regard apprend qu'autrui est pour moi
objet ou que je suis objet pour autrui. Mais cet objet que je suis pour autrui et
qu'autrui est pour moi n'est pas la relation originelle et fondamentale. En effet,
le regard qu'autrui porte sur moi et que je porte sur lui n'est pas le même que
celui que je porte ou qu'il porte sur la table ou la pierre, parce qu'autrui et moi-
27. EN p. 310.
28. EN p. 336.
29. EN p. 336.
204
même ne sommes pas objets, et que, de toutes façons, «je ne saurais être objet
pour un objet30». La relation première à autrui n'est pas l'objectité; de la même
manière, on Га vu, que le rapport de la réalité humaine comme être-dans-le-
monde ne saurait être explicité par le monde, «ce n'est pas dans le monde qu'il
faut chercher autrui, mais du côté de la conscience31». Qu'en est-il donc de
notre être-au-milieu-du-monde-pour-autrui? Il faut revenir au Cogito :
La relation originelle à autrui est celle de la conscience qui, dans son rapport
constitutif de négation de l'être, surgit comme n'étant pas autrui. En d'autres
termes, autrui est conscience d'une présence que je nie comme n'étant pas
l'être que je suis. Aussi, la conscience du fait de l'existence d'autrui n'est pas
une structure ontologique du pour-soi, puisque si la réalité humaine exige
d'être simultanément pour-soi et pour-autrui, l'existence d'autrui «n'est pas une
30. EN p. 314.
31 . EN p. 332.
32. EN p. 342-344.
205
b) La décentration asymptote
Si, à la différence de Геп-soi dont j'ai à être la Négation, autrui est une
Négation qui me nie, la relation à un tel objet ne peut être qu'une relation
particulière, puisqu'autrui est ce que je suis. Il faut voir l'incidence de cette
spécificité d'autrui, particulièrement sous l'angle de l'opposition infinie qui est
apparue traduire le mouvement de la conscience à l'être.
38. EN p. 330.
207
39. EN p. 313.
40. EN p. 312-315.
41. EN p. 357.
42. EN p. 346.
43. EN p. 346, aussi : «Ainsi je revendique comme mien et pour moi, un moi qui
m'échappe et comme je me fais ne pas être Autrui, en tant qu'autrui est spontanéité
identique à la mienne, c'est précisément comme Moi-m'échappant que je revendique ce
Moi-objet. Ce Moi-objet est moi que je suis dans la mesure même où il m'échappe ...»
208
Ainsi donc la négation que le pour-soi a à être d'autrui révèle une opposition
qui est, selon les termes de Sartre, celle de la «distance infinie44». Autrui est
une Négation dont j'ai à être la négation qui est elle-même fuite de l'être sans
cesse reconstituée; j'ai à être ma fuite d'un être qui est lui-même fuite.
L'opposition infinie est ainsi exacerbée par une Négation qui, par principe et à
la différence de Геп-soi, ne dépend pas de moi. Alors que dans le cas de l'en-
soi, la Négation avait à se réaliser pour contrer l'envahissement inerte de l'en-
soi, elle a cette fois à se réaliser en rapport avec un objet qui est fuite invisible
et incommensurable. La dialectique de la conscience est réaffirmée :
l'opposition infinie a ainsi, pour terme, la distance infinie; autrui est asymptote à
ma conscience.
c) L'échec de la connaissance
44. EN p. 347. Une autre image que Sartre utilise est celle de «cette sphère dont
parle Poincaré et dont la température décroît de son centre à sa surface : des êtres
vivants tentent de parvenir jusqu'à la surface de cette sphère en partant de son centre,
mais l'abaissement de la température provoque chez eux une contraction continûment
croissante; ils tendent à devenir infiniment plats à mesure qu'ils approchent du but et,
de ce fait, ils en sont séparés par une distance infinie» (EN p. 346-347).
45. EN p. 359.
46. EN p. 359. Aussi plus loin : «... la réflexion veut récupérer cet arrachement
qu'elle tente de contempler comme donnée pure en affirmant de soi qu'elle est cette
néantisation qui est. La contradiction est flagrante : pour pouvoir saisir ma
transcendance, il faudrait que je la transcende. Mais, précisément, ma propre
transcendance ne peut que transcender, je la suis, je ne puis me servir d'elle pour la
constituer comme transcendance transcendée : je suis condamné à être perpétuellement
ma propre néantisation».
209
qui veut être le témoin, est lui-même l'objet qu'il veut saisir, en tant qu'il est la
néantisation que le pour-soi a à être. La connaissance pure ne peut parvenir,
dans l'intuition, qu'à un quasi-objet; aussi, elle est plutôt une quasi-
connaissance, de telle sorte que cette connaissance est «par principe
idéale : en effet, le pour-soi ne peut réaliser de soi par rapport à un être
quelconque une négation qui serait en soi, sous peine de cesser du même
coup d'être-pour-soi47». Bref, la conscience a à être connaissance parce
qu'elle est ek-statique; sa surrection est transcendance. Mais, en même temps,
la connaissance que la conscience a à être ne peut être qu'une quasi-
connaissance à laquelle elle accède par l'intuition, c'est-à-dire rien d'autre
qu'une simple présence de la conscience à l'être. Autrement dit, la
connaissance véritable n'est possible que si la conscience s'en tient à la
certitude du donné du réfléchi; celui-ci est atteint généralement au terme du
déchiffrement de l'analyse rationnelle d'un donné lui-même constitué par la
conscience et qualifié de connaissance impure, à partir de l'échec de la
conscience d'être objet pour elle-même. Cette deuxième ek-stase nous est
également connue; elle ne peut être aussi qu'un échec.
47. EN p. 360. Aussi p. 329 : «Je ne puis être objet pour moi-même car je suis ce
que je suis; livré à ses seules ressources, l'effort réflexif vers le dédoublement aboutit à
l'échec, je suis toujours ressaisi par moi».
48. EN p. 360.
49. EN p. 360.
50. EN p. 360.
210
51. EN p. 360.
52. EN p. 361.
211
Mais il faut bien voir que le schisme ne signifie pas une distance qui rend
possible l'objectivation. En effet, le dépassement, que laissait entrevoir la
perspective de prendre sur soi le point de vue d'autrui et de s'assumer ainsi
comme totalité, n'est pas possible. L'échec, cette fois ne vient pas de ce que
«la réflexion est le réfléchi54», à savoir que la réflexion est un échec parce que
«le récupérant est à soi-même le récupéré55». Dans le cas de l'être-pour-
autrui, il provient de ce que «la récupération échoue parce que le récupéré
n'est pas le récupérant56». En d'autres termes, alors que, dans le premier cas,
l'échec résulte de ce que l'objet est le sujet, il y a cette fois échec parce que
l'objet n'est pas le sujet; le sujet ne peut pas davantage être objet à lui-même
53. EN p. 361.
54. EN p. 359.
55. EN p. 361.
56. EN p. 361.
212
que ne peut l'être un autre sujet. Il n'y a pas là contradiction, mais deux aspects
d'une même réalité qui est celle du sujet; en effet, la conscience, on l'a vu, ne
saurait avoir de point de vue sur elle-même sans cesser d'être elle-même, non
plus qu'elle ne saurait accéder à une autre conscience, et ce en raison même
de sa subjectivité. C'est ce dernier fait de l'irréductibilité de la conscience, en
tant qu'elle est subjectivité, que Sartre reprend, le présentant comme un fait
inexplicable qu'il désigne sous le nom de facticité : «il [le fait irréductible qu'il
y a dualité de négations] apparaît comme contingence pure et irréductible,
comme le fait qu'il ne suffit pas que je nie de moi autrui pour qu'autrui existe,
mais qu'il faut encore qu'autrui me nie de lui-même en simultanéité avec ma
propre négation. Il est la facticité de l'être-pour-autrui57». Cette contingence
apparaît à Sartre comme un fait fondamental qui résorbe toute velléité de
résurgence de la question métaphysique : pourquoi il y a des consciences?
La réponse est qu'il faut considérer que «c'est ainsi58». C'est dire que la
subjectivité de la conscience, d'autant que celle-ci est contingente, est
irréductible et l'empêche d'être un objet, que ce soit à elle-même ou à autrui.
Du reste, ainsi que nous l'avons vu à propos de la totalité59, l'objectivité n'a pas
de sens. Il n'y a donc pas médiation mais, au contraire, dialectique
d'opposition.
Aussi, la relation avec autrui n'est pas une relation de connaissance mais une
relation d'existence. L'existence d'autrui n'a aucune objectivité; elle se révèle à
moi, par mon existence pour autrui, à travers des réactions originelles que sont
la honte, la crainte et la fierté dont l'explicitation ne renvoie pas à une
connaissance ou à «une fixation conceptuelle de connaissances plus ou moins
obscures60». Comme nous l'avons vu, il s'agit d'«une présence concrète et
évidente61» : la honte, la crainte, la fierté ne sont rien de plus que notre façon
d'«éprouver affectivement notre être-pour-autrui62». C'est une erreur
57. EN p. 362.
58. EN p. 363.
59. Voir chapitre I B. a). 2. Le problème de la totalité.
60. EN p. 326.
61. EN p. 330.
62. EN p. 348.
213
fréquente, dit Sartre, de penser que la relation avec autrui est d'abord réalisée
à travers son objectité; l'objet, comme on l'a vu à propos du passant, ne
présente aucune certitude comme objet, non plus même comme réalité que
j'éprouve 63. L'expérience du regard, décrite par Sartre dans une analyse
brillante et très profonde, fait bien voir que l'expérience du regard d'autrui ne
révèle pas autrui comme objet puisque, comme l'exprime Sartre avec finesse,
«le regard d'autrui masque ses yeux64». De même, mon regard masque mes
yeux à autrui. Il s'ensuit donc que le rapport premier avec autrui n'est pas celui
de la relation aux choses qui sont purs objets, mais une relation avec quelque
chose qui m'échappe, qui «par principe ne peut pas être un objet65», qui «n'est
jamais donné66», qui fait que «je ne suis plus maître de la situation67». Dans
son rapport fondamental, autrui est «donné directement comme sujet68», c'est-
à-dire «ce qui ne peut être connu, ni conçu69». Bref, autrui, étant par principe
ce qui ne peut être objet, n'est pas d'abord donné comme objet : autrui
marque donc un nouvel échec de la connaissance.
63. EN p. 335 : «... j'éprouve avec certitude l'être regardé, je ne puis faire passer
cette certitude dans mon expérience d'autrui-objet». Voir aussi p. 336-337 : «Ce
qui est certain, c'est que je suis regardé ... ce qui est douteux, c'est l'être-là d'autrui».
64. EN p. 316.
65. EN p. 327.
66. EN p. 329, aussi p. 345.
67. EN p. 323.
68. EN p. 311.
69. EN p. 354.
70. EN p. 341 ; aussi p. 329.
214
B. Le ressaisissement : l'objectivation
71. EN p. 307.
215
a) Le moment concret
La relation première à autrui n'est pas celle de l'objectité, sinon comme tout
objet, autrui serait conjectural. On a vu que l'appréhension d'autrui à travers un
objet «renvoie par essence à une saisie fondamentale d'autrui, où autrui ne se
découvrira plus à moi comme objet mais comme «présence en personne72»».
A l'encontre de Hegel, et comme Kierkegaard, il est apparu à Sartre que le
Cogito revendique sa reconnaissance comme existence concrète; aussi, de la
même manière que le Cogito de Descartes est, en fait, une explicitation de son
existence qui n'a pas à être prouvée, autrui apparaît comme présence concrète
hors de la conscience : «j'ai toujours su qu'autrui existait73». L'existence
d'autrui participe donc à un Cogito élargi qui n'a pas besoin d'être prouvé, mais
seulement explicité. La relation à autrui est relation d'existence : «j'existe et il
y a d'autres consciences pour qui j'existe74»; autrement dit, je suis dans un
monde où «on me regarde75».
72. EN p. 310.
73. EN p. 308.
74. EN p. 341.
75. EN p. 342.
216
Autrement dit, si je ne peux pas davantage être objet pour une autre
conscience que je puis être à moi-même objet par l'acte réflexif, il en est
différemment si je la considère en tant que «transcendance donnée ...
transcendance transcendée80», à savoir alors, non pas comme sujet, mais
comme objet que je suis pour autrui. Aussi autrui m'est donné, non pas comme
objet, mais à travers un objet que je suis pour autrui; c'est qu'une conscience
ne peut être connue, pas davantage l'autre à moi que moi à l'autre — ce qui
d'ailleurs explique l'échec de la troisième ek-stase puisque cet être pour-autrui
que je suis n'est pas pour-soi. Bref, autrui accède à ma conscience en tant que
je suis pour autrui.
Aussi, c'est par la médiation d'autrui que j'accède à autrui; la médiation se fait
par l’intermédiaire d'un objet que je suis pour lui. Mais l'appréhension d'autrui
à travers l'objet que je suis pour lui n'est pas celle de la connaissance. De la
même façon que je n'accède pas à mon être par la connaissance, ce n'est pas
par la connaissance que je peux accéder à autrui : la connaissance est à
nouveau «reconnaissance81 ». Il ne s'agit pas en effet d'un acte réflexif, mais
d'une appréhension immédiate «sans aucune préparation discursive ... sans
distance, sans recul, sans perspective82», dans laquelle je me re-connais
comme autrui me voit, c'est-à-dire que je suis «un pour autrui qui ne réside pas
en autrui83».84 C'est le cas, on l'a vu, dans l'expérience de la honte. Sartre
précise, cette fois encore, qu'il n'y a pas de contradiction à parler d'une
médiation qui est immédiateté. D'abord, on le sait, il n'y a pas de moi qui habite
la conscience irréfléchie, le moi étant précisément un objet de la conscience
réflexive. Ensuite, la présentification du moi à la conscience irréfléchie n'est
pas celle d'un objet pour moi, comme ce serait le cas au niveau de la
conscience réflexive; le moi est présent en personne à la conscience en tant
qu'une telle personne «est objet pour autrui&л». Autrement dit, l'objet n'est pas
autrui, puisque celui-ci ne saurait être objet : «[il y a] reconnaissance que je
suis bien cet objet qu'autrui regarde et juge85».86 Enfin, cet objet que je suis
n'est pas un être que j'ai voulu puisqu'il est pour autrui : «je ne suis plus
maître de la situation 86». C'est que cet être que je n'ai pas voulu et qui me fait
être comme autrui par rapport à moi n'est pas fondé en mon être, puisqu'il est le
fait de la liberté d'autrui, une liberté qui n'est pas mienne et qui n'est pas
fondée en mon être. Autrui, qui me constitue un «dehors87», glisse et
81. EN p. 276, aussi p. 349 : «j'ai besoin de la médiation d'autrui pour être ce
que je suis».
82. EN p. 276.
83. EN p. 276.
84. EN p. 318.
85. EN p. 319; aussi plus loin : «C'est la honte ou la fierté qui me révèlent le
regard d'autrui et moi-même au bout de ce regard, qui me font vivre, non connaître la
situation de regardé. ... Je suis, par delà toute connaissance que je puis avoir, ce moi
qu'un autre connaît».
86. EN p. 323. Aussi p. 324 : «En particulier, mon propre regard ou liaison sans
distance à ces gens, est dépouillé de sa transcendance, du fait même qu'il est regard-
regardé ... je suis ... comme autrui par rapport à moi».
87. EN p. 321.
218
m'échappe : il ne peut être objet pour moi en tant que sujet et, en même
temps, il agit et vide mon monde par l'intérieur :
La saisie de l'existence d'autrui comme sujet, parce que celui-ci est menace
sans cesse reconstituée pour ma propre conscience, amène «l’objectivation
d'autrui, comme second moment de mon rapport à l'Autre89». S'il n'est pas
possible de nier autrui en tant qu'il est lui-même sujet, le moment de
l'objectivation d'autrui consistera en «une défense de mon être qui me libère
précisément de mon être pour autrui en conférant à autrui un être pour moi90».
L'objectivation vise à conférer à autrui une objectité et, ce faisant, à supprimer
sa subjectivité, car elle est la source de mon objectité; bref, en faisant autrui
objet, je ne puis plus être objet pour lui. C'est ainsi que, si l'on reprend
l'exemple de la honte, l'objectité qui m'est ainsi conférée en ce que la honte est
88. EN p. 363-364.
89. EN p. 347.
90. EN p. 327.
219
re-conna¡ssance d'être comme autrui me voit, suscite, à son tour, une réaction
de défense visant à supprimer autrui par qui l'objectité m'est conférée :
Aussi l'objectivation d'autrui comme réaction pour contenir autrui dans son
objectivité est à son tour menacée :
91. EN p. 349.
220
Ainsi donc, autrui, comme objet de connaissance, est lui aussi exposé aux
avatars rencontrés par la conscience cherchant à se connaître : l'objet glisse.
Autrui comme sujet ne peut être «connu, ni même conçu comme tel93»; la
récupération échoue : la synthèse est impossible parce que, nous l'avons vu,
le récupéré n'est pas le récupérant. Mais cela ne signifie pas qu'il faut en
déduire que l'objet autrui n'a pas d'existence comme autrui-objet; au contraire
en tant qu'objet du monde, l'objectité d'autrui (c'est-à-dire la définition de ses
rapports aux autres ustensiles du monde) est ce qui me permet «d'accroître
indéfiniment ma connaissance d'Autrui94...». Autrui ne renvoie à rien d'autre
que lui-même, sans face cachée, comme tout phénomène du reste, sauf que la
totalité-objet qu'est autrui ne me permet pas d'expliciter autrui en tant qu'il est
transcendance pour soi; c'est donc dire qu'autrui-objet en tant que totalité pour
moi n'est pas la totalité qu'il est pour soi; je ne peux que l'éprouver sans
pouvoir la connaître. L'autre est d'abord ce qui n'est pas moi, Négation qui
n'est pas ma Négation. Autrement dit, la relation à autrui passe par l'objectité
qu'il me confère, mais inversement son objectité est à son tour le produit de ma
conscience qui le constitue littéralement en objet95; autrui acquiert ainsi
l'épaisseur et l'étrangeté d'une chose, c'est-à-dire ce qu'il n'est pas. C'est cette
épaisseur constituée comme connaissance qu'il faudra déchiffrer pour
retrouver l'intuition d'autrui. Ainsi, la Négation se fait négation de la Négation,
et réciproquement cette fois. Comme nous l'avions vu à propos de la négation
du rapport originel de Négation à l'en-soi, il s'agit d'un rapport de négation
externe (dans la mesure où autrui est considéré comme n'étant pas l'être),
puisque cette négation n'est pas la Négation que la conscience a à être, en
92. EN p. 358.
93. EN p. 354.
94. EN p. 354.
95. Comme pour l'émotion, Sartre explique qu'il s'agit d'une réaction de la conscience
qui s'angoisse devant la réalisation, dans ce cas, de la possibilité de ne pas contrôler les
possibles par le fait de l'autre; la constitution en objets est alors un passage à la magie
afin de «supprimer par incantation les objets effrayants que nous ne pouvons tenir à
distance» (EN p. 356).
221
c) Le corps
96. EN p. 392.
97. EN p. 371. Aussi p. 371-172 : «Car cette nécessité apparaît entre deux
contingences : d'une part en effet, s'il est nécessaire que je sois sous forme d'être-là, il
est tout à fait contingent que je sois, car je ne suis pas le fondement de mon être; d'autre
part, s'il est nécessaire que je sois engagé dans tel ou tel point de vue, il est contingent
que ce soit précisément dans celui-ci, à l'exclusion de tout autre. ... Cet ordre
absolument nécessaire et totalement injustifiable des choses du monde, cet ordre qui est
moi-même en tant que mon surgissement le fait nécessairement exister et qui m'échappe
en tant que je ne suis ni le fondement de mon être, ni le fondement d'un tel être, c'est le
222
aux structures de la conscience non thétique (de) soi98»,99il n'en est pas moins
sa réalité matérielle, comme une chose. La réalité humaine est rapport au
monde; le corps comme la conscience sont tout entiers engagés dans le monde
par lequel ils se révèlent et le corps apparaît comme le lieu privilégié de cet
engagement qui est rapport concret. Aussi cette réalité matérielle ne doit pas
nous faire conclure qu'il y a une objectivité de la conscience qu'on pourrait
exhumer de l'étude de sa manifestation qu'est le corps. Même la science,
Sartre invoquant contre la science qu'il a pourtant fortement dénoncée l'autorité
de la science elle-même (il fait référence aux conclusions épistémologiques de
la science contemporaine rejetant les apories objectivantes de la science
newtonienne _ pas davantage ici qu'ailleurs, il n'y a quelque analyse de la
science qui permette de juger de la pertinence ou de la validité de ses
conclusions), reconnaît avec de Broglie et surtout Heisenberg et Einstein que le
monde est ce qu'il est par les hommes, que l'observateur n'est pas neutre mais
situé et, en conséquence, qu'il n'y a pas d'objectivité absolue :
corps tel qu'il est sur le plan du pour-soi. ... il n'est pas un en-soi dans le pour-soi, car
alors il figerait tout. Mais il est le fait que le pour-soi n'est pas son propre fondement
... le corps ne se distingue pas de la situation du pour-soi, puisque, pour le pour-soi,
exister ou se situer ne font qu'un».
98. EN p. 394; Sartre note que «Platon n'avait pas tort non plus de donner le corps
comme ce qui individualise l'âme ...» (EN p. 372), ajoutant cependant cette différence
importante que l'un ne survit pas à l'autre.
99. EN p. 370-371.
223
Mon corps pour autrui, c'est-à-dire «ce qui existe pour moi comme connu pour
autrui102», est ce que Sartre désigne comme étant la troisième dimension
ontologique du corps. Autrui me révèle comme être-objet, non pas pour moi,
mais pour autrui — le dehors conféré s'ajoute au dehors que je suis, à savoir
qu'il y a «une révélation à vide pour moi de l'existence de mon corps, dehors,
comme un en-soi pour l'autre103». Mon corps pour autrui est ainsi un
prolongement d'être accroché à moi par autrui et que je traîne; il ne colle pas à
moi comme mon corps pour moi. Aussi, cet objectité ne peut pas être connue
par moi, étant précisément ce qui n'est pas objet pour moi; l'objectité de mon
corps pour autrui est «éprouvée comme fuite du corps que j'existe104». Il
apparaît donc que c'est par la conscience réflexive que mon corps existe; celui-
ci procède d'une assimilation analogique, opérée au niveau du langage, du
corps d'autrui à mon corps pour autrui :
Le corps est corps pour moi en tant qu'il est corps pour autrui. Aussi mon corps
pour autrui est une aliénation pour moi, en tant qu'il est «comme un point de
vue sur lequel sont pris des points de vue que je ne pourrai jamais
prendre106»; il ne peut être ni transcendé, ni connu, puisqu'il n'est pas la fuite
que je suis pour moi, mais une fuite figée en soi, comme un dehors à la traîne
posé par autrui.
1 05. EN p. 422; c'est que «les structures de mon être-pour-autrui sont identiques à
l'être d'autrui pour moi» (EN p. 405).
106. EN p. 419.
107. EN p. 405.
225
Mon corps comme ma conscience sont éprouvés. Le corps d’autrui est objet
pour moi, comme l'est mon corps pour-autrui pour autrui; en tant qu'objet, il
appartient au domaine du connaître et c'est par cet objet qu'est explicitée la
relation originelle qui est celle qui se réalise dans l'intuition. L'entreprise est
difficile, puisque l'objet de la connaissance est probable par principe et que,
dans ce cas, les significations que j'ai à connaître de cet objet sont elles-
mêmes des significations constituées par un sujet et réfractées à travers lui :
108. EN p. 418. Aussi p. 405 «Autrui existe d'abord et je le saisis dans son corps
ensuite', le corps d'autrui est pour moi une structure secondaire ... je dépasse et
transcende sa transcendance, elle est hors de jeu; c'est une transcendance-objet».
109. EN p. 418.
110. EN p. 417. Sartre explique que «le corps de Pierre ne se distingue aucunement
de Pierre-pour-moi. Seul existe pour moi le corps d'autrui, avec ses différentes
significations; être objet-pour-autrui ou être-corps, ces deux modalités ontologiques
sont traductions rigoureusement équivalentes de l'être-pour-autrui du pour-soi» (EN
p. 413).
226
Le corps amène donc à ce que Sartre nomme les relations concrètes avec le
monde, et surtout avec autrui, soit les autres consciences. Ces relations
concrètes résultent de ce que je suis objet pour autrui; elles consistent soit à
nier la subjectivité d'autrui en lui conférant l'objectité, soit à assimiler la liberté
d'autrui en la faisant sienne. Les relations concrètes sont des modalités
privilégiées et percutantes de l'exercice de la dialectique de la négation de la
Négation en tant que négation, qui constitue, ainsi que nous l'avons vu, la
dynamique fondamentale du rapport à autrui. Ce ne sont là que des variantes
de la façon de contenir autrui dans son objectité; le corps n'est que la face
charnelle où, en quelque sorte, se pétrit la glaise de l'objectivation d'autrui et
notre propre objectivation.
Les analyses de Sartre sur les relations concrètes sont passionnantes; leur
contenu ne saurait cependant être utile, puisque notre propos était de voir si le
rapport de négation entre les consciences implique la même dialectique de
négation que nous avions rencontrée dans le rapport du pour-soi à l'être. Tel
est le cas : il apparaît qu'autrui qui est Négation qui nie ma Négation en tant
que négation est lui-même Négation niée en tant qu'il est négation. Mais si
autrui comme conscience ne peut être connu, il confère au pour-soi «un-être-
en-soi-au-milieu-du-monde comme chose parmi les choses112». La
conscience comme Négation confère à la Négation qui la nie un dehors qui est
en-soi; mais, cette fois, la négation de la Négation s'avère précaire et instable,
111. EN p. 429-430.
112. EN p. 502.
227
Dès le début de L'Être et le Néant, Sartre affirme avec force et insistance que
conscience et connaissance ne peuvent être confondues. Toute la critique du
Cogito de Descartes marque cette opposition entre conscience et
connaissance, l'erreur reprochée à Descartes étant précisément d'avoir
enfermé l'être dans la connaissance. Le Cogito réflexif suppose un Cogito
préréflexif qui lui est antérieur et le fonde; la connaissance n'est qu'un mode
d'être de la conscience dont la particularité est précisément de se donner
comme objet la conscience irréfléchie. La conscience est rapport à l'être; la
connaissance est dissociation de ce rapport originel, de telle sorte qu'elle se
présente comme le vain effort de se donner comme objet ce qui ne peut être
objet à elle-même sans du même coup se supprimer elle-même. Cet objet,
c'est le rapport ek-statique de Négation à l'être que constitue la conscience
comme mode originel de surrection de la réalité humaine au monde. Cette
conception n'est cependant pas apparue suffisante; plus précisément, le terme
connaissance s'est divisé comme représentant deux réalités, soit la
connaissance pure et la connaissance impure, représentant chacune l'un des
modes de la réflexion, puisque cette dernière se divise elle-même en réflexion
pure et réflexion impure. D'une part, la réflexion pure, associée à la
228
connaissance pure, est celle qui tend à se confondre avec le rapport originel à
l'être qui est celui du rapport interne de Négation de la conscience; il est
apparu qu'une telle réflexion était idéale ou, qu'à tout le moins, elle semblait
requérir le support d'une morale. Aussi, il a semblé plus exact d'y référer en
termes de rapport de quasi-connaissance ou de re-connaissance, en
l'associant à l'intuition comme représentant un rapport de simple présence de
la conscience à la chose, ou encore, à l'engagement comme représentant
aussi une autre modalité du rapport concret de l'intuition. D'autre part, la
réflexion impure, associée à la connaissance impure, est celle qui se dissocie
du rapport concret, qui dit plus; elle est discours, analyse, raisonnement. La
réflexion impure est donc constituante; son monde est celui des constructions
de l'esprit et non pas du réel, de telle sorte que son objet n'est par le réel en lui-
même. Mais le terme connaissance est cependant demeuré pour désigner les
deux réalités, le rapport en intériorité comme celui en extériorité. Sartre justifie
cet usage, qui n'en est pas moins ambivalent, en présentant les deux types de
connaissance comme s'imbriquant, dans les faits, l'un dans l'autre; la relation
originelle n’accède à la connaissance qu'au terme du processus de purification
exercée par le raisonnement et le discours, procédés dont la matière se situe
en dehors de l'objet à atteindre et qui est constituée elle-même par le discours.
La connaissance est ainsi apparue comme définissant autant la relation entre
le pour-soi et l'en-soi que le processus de déchiffrement et le contenu du
déchiffrement. La connaissance désigne donc à la fois le rapport interne d'être
et le rapport externe, ce dernier renvoyant, pour Sartre, autant à la raison
analytique qu'à la raison spéculative. Pour tout dire, l'acception externe a, en
fait, perdu son sens de réflexion, puisqu'elle ne réfléchit plus; la connaissance
ne s'en tient pas au donné, de telle sorte qu'elle n'offre la possibilité d'aucune
certitude. Par contre, surrection, conscience et connaissance se confondent
comme étant la réflexion originelle, mais alors la connaissance a délaissé tout
discours : elle est quasi-connaissance d'un quasi-objet, c'est-à-dire qu'elle se
résorbe à être une simple présence de la conscience à l'être dans l'intuition.
La connaissance d'autrui ne fait qu'amplifier et exacerber cette ambivalence.
Bref, la connaissance est écartelée entre ne pas être et être.
229
113. Esquisse d'une théorie des émotions, p. 14; aussi EN p. 651 et p. 656.
114. EN p. 647; aussi p. 656 et p. 658.
115. EN p. 655.
1 16. EN p. 658.
117. Voir aussi L'Imaginaire p. 201-235.
230
concepts était alors affirmée. Sartre paraît cependant aller plus loin en ajoutant
que la compréhension pré-ontologique est un fait inhérent à tous les hommes :
118. EN p. 656.
119. Voir chapitre II.
231
bien que la conscience non réflexive120»; c'est dire que si la réflexion, en tant
qu'elle est aussi quasi-connaissance, ainsi que nous l'avons vu, ne saisit certes
pas à chaque instant le pur projet d'un pour-soi, elle n'en saisit pas moins,
même si c'est d'une façon non explicitée, «le comportement concret lui-même,
c'est-à-dire le désir singulier et daté dans l'enchevêtrement touffu de sa
caractéristique. Elle saisit à la fois symbole et symbolisation ...121». Autrement
dit, il est une forme de connaissance qui est compréhension. Sartre ne fait
ainsi que reprendre l'affirmation du principe que toute conscience thétique est
en même temps conscience non thétique de soi et que, par ailleurs,
l'apodicticité de la réflexion se fonde sur le fait que la réflexion est le réfléchi ou,
en l'occurrence, le quasi-réfléchi, puisqu'elle ne peut pas être à elle-même le
réfléchi sans cesser d'être conscience réflexive. Le point essentiel est que si
toute conscience n'est pas connaissance, toute connaissance est conscience;
elle est conscience en tant que «toute conscience réfléchissante est en effet, en
elle-même irréfléchie122». Il y a antériorité du pré-réfléchi sur le réflexif, ce
dernier ayant, par définition, comme objet, un réfléchi. C'est cette antériorité qui
fonde, le cas échéant, la certitude de la réflexion. Aussi, Sartre ne fait que ré
affirmer par sa méthode ce qu'il a énoncé ailleurs123, lorsqu'il disait que tout
était là en pleine lumière à la réflexion. Par l'empathie, tout est là, mais n'est
pas connu; c'est une connaissance qui sait mais qui n'est pas discours, ou
mieux encore, qui est jouie :
120. EN p. 658.
121. EN p. 658.
122. TE p. 93.
123. Voir chapitre IV.
232
Au delà des considérations sommaires de méthode sur les liens entre connaître
et comprendre auquel donne lieu la présentation de la psychanalyse
existentielle, la préoccupation de Sartre quant à la méthode psychanalytique
freudienne paraît encore plus succincte. Il semble bien en effet que la position
de Sartre ait davantage susciter de problèmes aux tenants de la psychanalyse
que celle-ci l'a fait pour Sartre lui-même. Face à la domination de la
psychologie freudienne, la perspective de Sartre est critique; il énonce une
pétition de principe contre l'inconscient qui menace sa conception de la
conscience comme n'ayant aucun contenu. L'inconscient freudien se résume à
un concept de mauvaise foi : «la psychanalyse substitue à la notion de
131. EN p. 643. Il faut bien comprendre que le projet n'implique pas une fin : il la
définit — sans balise et sans filet.
132. EN p. 467; l'exemple qu'il donne à propos de Flaubert est illustratif : «En un
sens l'ambition de Flaubert est un fait avec toute sa contingence — et il est vrai qu'il est
impossible de remonter au delà du fait — mais en un autre, elle se fait et notre
satisfaction nous est un garant de ce que nous pourrions saisir par delà cette ambition
quelque chose de plus, quelque chose comme une décision radicale qui, sans cesser d'être
contingente, serait le véritable irréductible psychique» (EN p. 647).
133. EN p. 650-651 .
234
mauvaise foi l'idée d'un mensonge sans menteur, elle permet de comprendre
comment je puis non pas me mentir mais être menti, puisqu'elle me place par
rapport à moi-même dans la situation d'autrui vis-à-vis de moi134». Une fausse
dualité est introduite en rapport avec la notion de conscience, laquelle procède
d'une confusion à propos des concepts amphibologiques, du moins chez
Sartre, de la bonne foi et de la mauvaise foi : «se dissimuler quelque chose
implique l'unité d'un même psychisme135». Bref si «la mauvaise foi ressaisit la
bonne foi136», on peut dire que, pour Sartre, la conscience ressaisit
l'inconscient. Il n'y a aucune action mécanique sur le sujet que celle-ci soit
externe (ex. : le milieu), ou interne (ex. : la libido), puisque l'individu n'est
autre chose que le libre exercice d'un choix en situation. Aussi le fait psychique
est un donné non explicité qui est un fait de la conscience et non pas d'un
inconscient; il est pleinement accessible à la conscience par l'intuition, même si
le donné de la réflexion ne constitue pas alors une connaissance explicite :
134. EN p. 90; pour Sartre, l’erreur de Freud est d'établir une mythologie chosiste dont la
dualité est incompatible avec l'unité de la conscience; cette distinction est formulée dans
l'opposition du ça et du moi ou encore sous les vocables d'instincts, censures, résistances,
complexe d'Oedipe. Ces concepts, qui ne sont du reste que des hypothèses, impliquent qu'il y a
une activité dans la conscience, puisque «la censure, pour appliquer son activité avec
discernement, doit connaître ce qu'elle refoule». (EN p. 91). Sartre reproche, ailleurs, à la
théorie psychanalytique «d'être une pensée syncrétique et non dialectique. ... La théorie
psychanalytique est donc une «pensée molle». Elle ne s'appuie pas sur une logique
dialectique.» (Sartre par Sartre, SIT IX, p. 106-107).
135. EN p. 92; quelque soit le nom qu'on puisse lui donner, il n'y a pas deux consciences
séparées : «si le signe est séparé du signifié par un barrage, comment le sujet
pourrait-il le reconnaître?» (EN p. 661).
136. EN p. 111.
235
Le chemin est difficile. Ainsi que nous l'avons vu, le rapport entre les
consciences ne fait qu'amplifier et exacerber le mouvement dialectique de la
conscience : la Négation a à être la négation de la Négation en tant qu'elle est
négation. Aussi, il faut remonter au-delà des mouvements de cette dialectique
pour en trouver le ressort, soit l'exercice du choix fondamental d'une
conscience : «découvrir un choix non un áfaf138». Cette recherche de
l'antéhistorique amène à poser le problème de l'historicité des consciences et
du monde, et donc l'examen de la raison dialectique. La démarche en regard
d'autrui et l'incursion méthodologique sur la psychanalyse, ont confirmé et
renforcé nos conclusions quant à la dialectique de la conscience et à la
définition de la connaissance; toutefois, celle-ci n'a pas permis de fixer
véritablement une théorie de la connaissance qui soit située. Jusqu'à
137. EN p. 662; Sartre exprime cela autrement en disant que «si le projet
fondamental est pleinement vécu par le sujet et, comme tel, totalement conscient, cela ne
signifie nullement qu'il doivent être du même coup connu par lui, tout au contraire» (EN
p. 658).
138. EN p. 661.
236
Sartre
Déjà dans L'Être et le Néant, Sartre avait été amené, après avoir affirmé
l'opposition entre l'existence et la connaissance, entre la conscience comme
relation de présence au donné et la conscience comme rapport analytique à un
objet, à rechercher une méthode qui permette de résoudre le problème. On a
vu que Sartre considère que la solution passe par la notion de compréhension,
mais qu'il s'est alors davantage livré, à travers la théorie psychanalytique, à
une critique d'une certaine conception de la connaissance plutôt qu'à
l'élaboration de sa véritable conception. C'est Questions de méthode qui
proposera une théorie de la connaissance qui permettra de répondre à la
question dont les fondations critiques seront élaborées dans la Critique : Y a-t-
il une Vérité de l'homme 2?
Notre démarche ne sera pas ainsi celle d'un examen exhaustif de la Critique,
qui constitue une oeuvre immense sous plusieurs rapports. Elle se limitera à
considérer les éléments de la conception sartrienne de la connaissance et de
la conscience les plus pertinents à notre sujet. À cet égard, il faut noter que le
problème épistémologique, cette fois, est explicitement un thème principal,
donnant à la théorie de la connaissance une importance première; le fait qu'il
s'agit de la dernière expression théorique majeure de la pensée de Sartre est
en lui-même fort significatif et particulièrement révélateur de sa démarche
philosophique. Après un examen de la critique que fait Sartre de la théorie de
la connaissance qu'il désigne sous le nom de matérialisme transcendantal,
nous chercherons à circonscrire la portée et la signification de la raison
1. CRD p. 9.
2. CRD p. 10.
239
a) Le problème épistémologique
Le matérialisme que critique Sartre n'est pas celui de Marx; dans Questions de
méthode, il déclare d’ailleurs lui-même viser plutôt Engels que Marx, et «surtout
3. TE p. 123.
240
4. QM p. 32. Sartre parle entre autres de Garaudy (p. 33) et de Lukacz (p. 24),
référant quant à ce dernier à l'ouvrage Existentialisme ou Marxisme, Paris, Nagel
1947, dont il fait la critique. À propos des citations empruntées à Questions de méthode,
il y a lieu de préciser notre système de référence. Dans la Préface de la Critique, Sartre
parle expressément des «deux ouvrages qui composent ce volume»; le titre de la Critique
(Tome I) dénonce ce fait en étant complété par la mention (précédé de Questions de
méthode). C'est ce que fait voir la disposition subséquente du texte. Sartre rappelle que
le texte original de Questions de méthode s'adressait à une revue polonaise et portait le
titre de Situation de l'existentialisme en 1957\ il fut par la suite reproduit dans la
revue Temps modernes sous le titre Existentialisme et Marxisme, «en le modifiant
considérablement pour l'adapter aux exigences des lecteurs français». C'est cette
dernière version qu'il dit avoir publiée. Aussi pour respecter la démarcation établie par
Sartre entre les deux ouvrages, nous conserverons la référence de Questions de méthode
(QM en abrégé) mais en citant l'édition de la Critique.
5. QM p. 32; cette citation est celle d'un texte du Capital cité par Sartre.
6. CRD p. 124 : il s'agit également d'une citation de Marx; il ajoute en outre que
cette assertion contient déjà toute la dialectique.
7. CRD p. 125.
8. CRD p. 125.
241
9. QM p. 24.
10. QM p. 29; voir aussi CRD, p.9, où Sartre parle de «l'indépassable philosophie de
notre temps».
11. QM p. 28-29.
12. QM p. 22, note 2.
13. QM p. 25-26.
14. QM p. 28.
15. QM p. 29.
242
16. QM, note 1 : p. 30-31 ; voir aussi p. 40 : «Ce sont les hommes qui font et non les
avalanches. La mauvaise foi de nos marxistes consiste à jouer à la fois les deux
conceptions pour conserver le bénéfice de l'interprétation téléologique tout en cachant
l'usage abondant et fruste qu'ils font de l'explication par la finalité. On utilise la
deuxième conception pour faire paraître à tous les yeux une interprétation mécaniste de
l'Histoire : les fins ont disparu. En même temps, on se sert de la première pour
transformer sournoisement en objectifs réels d'une activité humaine les conséquences
nécessaires mais imprévisibles que cette activité comporte. De là ce vacillement si
fatigant des explications marxistes : l'entreprise historique est d'une phrase à l'autre
définie implicitement par des buts (qui ne sont souvent que des résultats imprévus) ou
réduite à la propagation d'un mouvement physique à travers un milieu inerte».
17. QM p. 44.
243
18. QM p. 44.
19. Cette théorie attribuée souvent à Lénine est déjà formulée par Engels : «Nous
conçûmes à nouveau les idées de notre cerveau du point de vue matérialiste, comme étant
les reflets des objets, au lieu de considérer les objets réels comme les reflets de tel ou
tel degré de l'idée absolue. De ce fait, la dialectique se réduisait à la science des lois
générales du mouvement ... Mais par là, la dialectique de l'idée même ne devint que le
simple reflet conscient du mouvement dialectique du monde réel et, ce faisant, la
dialectique de Hegel fut mise la tête en haut, ou, plus exactement, de la tête sur laquelle
elle se tenait, on la remit de nouveau sur ses pieds.» Ludwig Feuerbach ou la fin de la
philosophie classique allemande, Paris, Éditions sociales, p. 28.
20. QM p. 49, note 1.
21. QM p. 60; il s'agit d'une citation de Engels par Sartre, dont ce dernier dit qu'elle
provient d'une correspondance avec Marx.
22. QM p. 60.
23. CRD p. 669.
244
24. La théorie du reflet est définie ailleurs comme suit : «... faire de la pensée un
comportement rigoureusement conditionné par le monde (ce qu'elle est) ...» (CRD p.
127).
25. Voir CRD p. 129 : «... libre à chacun de croire que les lois physico-chimiques
manifestent une raison dialectique ou de n'y pas croire-, ... Quant à la dialectique de la
Nature, elle ne peut être l'objet, en tout état de cause, que d'une hypothèse métaphysique.
La démarche d'esprit qui consiste à découvrir dans la praxis la rationalité dialectique, à
la projeter comme une loi inconditionnée dans le monde inorganisé et à revenir de là sur
les sociétés en prétendant que la loi de nature, dans son irrationnelle opacité, les
conditionne, nous la tenons pour le procédé de pensée le plus aberrant : on rencontre
une relation humaine qu'on saisit parce qu'on est soi-même un homme, on l'hypostasie,
on lui ôte tout caractère humain et, pour finir, on substitue cette chose irrationnelle et
forgée à la relation vraie qu'on avait d'abord rencontrée. Ainsi remplace-t-on, au nom
du monisme, la rationalité pratique de l'homme faisant l'Histoire par l'aveugle nécessité
antique, le clair par l'obscur, l'évident par le conjectural, la Vérité par la Science-
fiction».
245
C'est donc dire que la matière, non plus que la société considérée en tant
qu'elle serait en soi un organisme, ne saurait fonder une rationalité;
corrélativement, le même constat vaut pour la dialectique puisque cette
dernière est précisément «une raison et non pas une loi aveugle27», tout le
contraire d'«un déterminisme28». Une telle conclusion n'a rien de surprenant
puisque, et Sartre fait lui-même explicitement le rapprochement, la matière est,
en fait, l'en-soi passif de L'Être et le Néant : «régie par des lois
d'extériorité29», «significations inertes30” «forces d'inertie31», «rapports
univoques32», «opacité33», «être34». Les caractéristiques de la matière sont
telles que Sartre n'hésite pas à la désigner comme le «moteur passif de
l'Histoire35».
une réalité qui lui soit propre, non plus que de statut ontologique42. Nous y
reviendrons.
b) La raison analytique
objectivité. Le marxisme n'a pas su voir qu'une telle objectivité n'était pas
adéquate à son projet totalisant et historicisant (non plus qu'à son fondement
critique), ni que ce projet exigeait l'existence d'une raison qui ne soit pas
externe à son objet, bien que Sartre qualifie par ailleurs l'extranéité
péjorativement de «contemplative44»; le marxisme s'est laissé berner par une
objectivité dont l'impossibilité la rend inapte à fonder la science. Ces apories
de la raison objectivante, nous le savons déjà, sont un thème central et
fondamental qui traverse toute l'oeuvre sartrienne et autour duquel s'articulent
d'autres thèmes philosophiques qui émergent de la conception de la
connaissance. Aussi, la démarche de Sartre est de poursuivre la critique de
cette raison, à savoir la raison analytique dite aussi scientifique ou positiviste,
démasquant et débusquant l'inaptitude fondamentale de celle-ci à atteindre la
réalité des choses, et donc à comprendre. À cet égard, la critique de la raison
analytique, à travers le marxisme, ne fait que reprendre d'une autre manière le
thème de la dénonciation de la science et du panconceptualisme. Elle
prolonge également l'argument de la distance entre la conscience et l'être,
c'est-à-dire l'en-soi, celui-ci ayant pour nom la nature dans le contexte de la
critique du matérialisme scientifique.
La critique que fait Sartre de la raison analytique ne vise pas à la rejeter, mais
plutôt à montrer son insuffisance intrinsèque à fonder par elle-même une
rationalité qui soit réelle. Il s'attaque alors à une tâche fondamentale, mais
immense. En effet, la raison analytique jouit d'une reconnaissance universelle
en raison de l'effet combiné, multiplicateur et omniprésent de la science et de la
technologie et de la domination intellectuelle qu'exerce alors le matérialisme
marxiste. La démarche sartrienne sera de montrer que l'erreur est de
confondre la raison et la raison analytique et que, en conséquence, il faut
dissocier la raison du rationalisme. Le rationalisme est une vision du monde
qui se développe et «ne fait qu'un avec le mouvement de la société45»; la
rationalité marxiste est elle-même un linéament du rationalisme idéaliste
hégélien qui s'est prolongé dans le néo-positivisme. L'existentialisme, à titre
46. QM p. 32.
47. CRD p. 118.
250
vivante. Les procédés induits de lois particulières, et ensuite à partir d'elles les
lois générales (si on peut alors parler encore d'inductions plutôt que de
déductions), ne livrent que des probabilités, même lorsque ces probabilités
paraissent être plus grandes.
En fait, et c'est une autre difficulté de la méthode analytique, plus les faits
induits sont nombreux, plus la loi universelle qui en est induite est abstraite,
laissant pour inconnu un nombre d'autant plus grand de déterminations. Ainsi,
dans un exemple imagé, Sartre indique que l'analyse réductrice et limitatrice
des médiations amène à affirmer que Valéry est un petit bourgeois intellectuel.
Toutefois, les caractéristiques auxquelles adhère le Valéry induit ne rendent
pas compte de ce qu'est Valéry : «Valéry est un intellectuel petit bourgeois,
cela ne fait pas de doute. Mais tout intellectuel petit bourgeois n'est pas
Valéry56». De même, dire que Flaubert et Baudelaire sont des écrivains
contemporains ne peut rendre compte de leur réalité, puisque celle-ci ne se
réduit pas à être un écrivain d'un même milieu et d'une même époque; chacun
représente une existence réelle qui ne peut se réduire numériquement à une
«moyenne57» ou, pire encore, à n'être, par l'effet d'éliminations des variables,
«des contingences anomiques, des hasards, des aspects insignifiants58».
c'est-à-dire celui par qui et pour qui se réalise la connaissance, en tant que
celui-ci a à être lui-même objet de connaissance. L'homme subit le même sort
que les choses quand il est posé comme objet de connaissance pour la raison
analytique; cependant, il suscite un problème supplémentaire en ce que cet
homme concret est un être signifiant par qui les significations s'inscrivent
partout dans les choses. Autrement dit, l'objet qu'est l'homme comporte la
contestation de toute possibilité d'objectivation : «... que peut-on faire de plus
exact, de plus rigoureux quand on étudie l'homme que de lui reconnaître des
propriétés humaines59?» Toutefois, ajoute aussitôt Sartre, cette difficulté que
pose l'homme ne le rend pas irrationnel ou inconnaissable; si l'homme réel
n'est pas connu, il ne faut pas en inférer, à l'instar de Kierkegaard, qu'il est
inconnaissable60. Bien plus, «le hasard n'existe pas61», non plus que
l'irrationnel du reste. Il ne faut pas cependant conclure qu'il y a là une
contradiction; cette situation montre seulement les limites de la raison
analytique. C'est que la connaissance déborde sur une autre rationalité dont le
savoir non conceptuel vise la compréhension de l'homme réel et concret en
tant qu'il est «un être signifiant puisqu'on ne peut jamais comprendre le
moindre de ses gestes sans dépasser le présent pur et l'expliquer par
l'avenir62». Le savoir conceptuel de la rationalité analytique ne permet pas
d'accéder seul et de lui-même à l'activité signifiante, puisque cette activité se
confond avec le processus et le mouvement d'intériorisation par lequel le
donné est précisément transformé et dépassé.
La raison analytique est un produit du rationalisme; mais elle n'est pas, à elle
seule, la raison. Elle est, en fait, victime de sa croyance en la neutralité de sa
59. QM p. 98.
60. La conception de Sartre paraît assouplir le thème de l'irréductibilité qui est
davantage affirmé dans L'Être et le Néant. Sartre s'exprime ainsi : «Seulement le
Danois refusait la conception hégélienne de l'homme et du réel. Au contraire
existentialisme et marxisme visent le même objet mais le second a résorbé l'homme dans
l'idée et le premier le cherche partout où il est, à son travail, chez lui, dans la rue.
Nous ne prétendons certes pas — comme faisait Kierkegaard — que cet homme réel soit
inconnaissable. Nous disons seulement qu'il n'est pas connu.» (QM p. 28).
61. QM p. 45; voir aussi p. 72, note 2 : «Irrationalité pour nous, est-il besoin de le
dire, et non pas en soi.»
62. QM p. 96.
253
63. CRD p. 128. Sartre ailleurs oppose à cette rationalité celle dont l'expérience vise
à «découvrir des synthèses concrètes» (QM p. 29) et qui n'est pas seulement
universalisante mais totalisante, qui ne détermine pas un rapport mais «une totalité
concrète» (QM p. 27).
254
a) La question de méthode
Si, comme le dit Sartre reprenant une réflexion de Marx, d'ailleurs riche de
contenus, «les problèmes ne se formulent que lorsque sont donnés les moyens
de les résoudre64», la question de méthode est d'une importance considérable
puisqu'elle est, en fait, celle des moyens. Ainsi qu'on l'a vu, Sartre a bien
compris cette problématique au moment de son étude de la raison analytique.
sujet qui doute. Mais le cartésianisme n'est pas seulement le résultat d'une
méthode. Plus fondamentalement, il est une philosophie «donnant son
expression au mouvement général de la société65»; il exprime l'idéologie
d'une société dominée par les schèmes d'une nouvelle rationalité que
constitue alors la raison analytique et positiviste des sciences. C'est ainsi que
le Dieu de Descartes prend au XVIIIe siècle66 résolument place hors du monde,
conséquemment à la conception homogène et infinie de l'espace et du temps
du rationalisme mathématique hérité du siècle précédent. Ce rapport entre la
vision du monde d'une époque et son expression dans le fait culturel qu'est la
philosophie, permet d'établir un rapport entre la conception de la rationalité et
la philosophie qui en est l'expression, et Sartre note l'intérêt qu'il y aurait à en
faire une étude approfondie. Il dresse néanmoins un tableau rapide67 du
cheminement de la rationalité analytique du XVIIe au XXe siècle, la marquant
par trois temps forts qui sont celui de Descartes et de Locke, puis celui de Kant
et de Hegel, et enfin celui de Marx et de sa critique par l'idéologie
existentialiste.
Le rapport étroit existant entre une méthode et une pensée qui en est
l'expression, justifie une considération particulière; la recherche d'une
rationalité nouvelle requiert une attitude critique attentive et minutieuse au
moment de l'élaboration de la méthode, sans quoi la méthode pourrait bien
n'être que l'instrument de la pensée ancienne. C'est du reste à cette carence
des investigations réelles68 que Sartre attribue les problèmes que connaît le
65. QM p. 15; aussi note 1 : «Le cartésianisme éclaire l'époque et situe Descartes à
l'intérieur du développement totalitaire de la raison analytique; à partir de là,
Descartes, pris comme personne et comme philosophe, éclaire jusqu'au coeur du XVIIIe
siècle, le sens historique (et, par conséquent, singulier) de la rationalité nouvelle».
66. A ce sujet, voir QM p. 75, note 1 : «Desanti montre bien comment le rationalisme
mathématique du XVIIIe siècle, soutenu par le capitalisme mercantile et le
développement du crédit, conduit à concevoir l'espace et le temps comme des milieux
homogènes et infinis. En conséquence, Dieu, immédiatement présent au monde médiéval,
tombe en dehors du monde, devient le Dieu caché.»
67. Il s'agit en fait de la démarche du chapitre I de Questions de Méthode, intitulé
Marxisme et existentialisme.
68. Sartre note que l'absence d'approfondissement critique de la méthodologie amène le
marxisme à ne pas se démarquer des linéaments d'une pensée qui traduit la réalité
256
marxisme à réaliser son projet de connaître l'homme concret dans ses relations
vivantes avec le monde. Vouloir «réduire trop vite69» signifie ne pas tenir
compte d'un ensemble de médiations qui sont autant de significations qui
permettent d'accéder à la vérité concrète. Le fondement de la méthode doit
être le principe euristique, de «chercher le tout à travers les parties70», ce qui
signifie tout simplement de découvrir, de trouver les faits. Il s'agit bien des faits
puisque le fait isolé, non explicité à partir de la totalité, n'a pas de réalité
concrète. Cette méthode, que Sartre considère devoir être celle du marxisme
vivant (non celle du marxisme dogmatique), c'est celle du marxiste Henri
Lefebvre. La méthode euristique de Lefebvre vise à décrire et à fixer la
multiplicité des aspects de la complexité horizontale en la doublant et en y
ajoutant la réalité historique qui est désignée sous le vocable de complexité
verticale. Sartre la présente ainsi :
dépassée des XVIIe et XVIIIe siècle : «Faute de se développer dans des investigations
réelles, le marxisme use d'une dialectique arrêtée. Il opère, en effet, la totalisation des
activités humaines à l'intérieur d'un continuum homogène et infiniment divisible qui
n'est autre que le temps du rationalisme cartésien.» (QM p. 63, note 2).
69. QM p. 37; aussi p. 35 : «... la volonté d'opérer au plus vite la réduction».
Évidemment, Sartre dénonce l'apriorisme, particulièrement chez les marxistes
français, lequel n'est du reste qu'une manifestation de la hâte (à ce sujet, voir QM p.
25).
70. QM p. 28; à ce sujet, voir notamment QM p. 27 : «Autrement dit, il donne à
chaque événement, outre sa signification particulière, un rôle de révélateur : puisque le
principe qui préside à l'enquête, c'est de chercher l'ensemble synthétique, chaque fait,
une fois établi, est interrogé et déchiffré comme partie d'un tout; c'est sur lui, par
l'étude de ses manques et de ses «sur-significations» qu'on détermine, à titre
d'hypothèse, la totalité au sein de laquelle il retrouvera sa vérité. Ainsi le marxisme
vivant est euristique». Voir aussi p. 41 et p. 105.
257
Elle consiste donc dans un premier moment, dit analytique et régressif, à aller
«aussi loin que possible dans la singularité historique de l'objet74». C'est donc
dire que l'analyse ne doit pas être réduite aux conditions matérielles de
l'existence, en même temps qu'elle doit être consciente des possibles
déviations pouvant découler des contraintes de l'action ou de l'expression ou
encore des limitations instrumentales.
b) L'épistémologie réaliste
1. Le fondement pratique
Contre Engels, Sartre récuse la thèse que les hommes font leur histoire eux-
mêmes mais dans un milieu qui les conditionne, privilégiant la troisième thèse
78. Voir à ce sujet notamment le commentaire sur les textes de Marx par Sartre,
notamment Le 18 Brumaire de Louis-Bonaparte, ou encore sur l'Hindoustan dans The
British Rule in India (QM p. 27 ss).
79. QM p. 18.
80. QM p. 22.
81. QM p. 29; aussi p. 28 : «... le même objet..»; ou encore, p. 24 : «... la seule
approche concrète ...».
82. QM p. 37.
260
sur Feuerbach à l'effet que le matérialisme «... ne tient pas compte du fait que
les circonstances sont modifiées précisément par les hommes et que
l'éducateur doit être éduqué lui-même83». Sartre oppose ainsi au matérialisme
la pensée humaniste de Marx : l'homme est une entreprise et non pas un
produit mécanique obéissant au principe d'inertie «comme une bombe84». La
question est donc de savoir comment restituer l'homme concret de
l'existentialisme sans tomber dans l’irrationalisme anti-hégélien de
Kierkegaard; comment conserver l'acquis indépassable de Marx tout en
conservant la plénitude de l'homme, c'est-à-dire fonder une dialectique qui ne
soit ni idéaliste ni matérialiste mécaniste? La question est du reste bien
formulée par Sartre dans la Préface de la Critique :
83. QM p. 61. La citation est rapportée par Sartre; les thèses de Marx (1845-1846)
sur Feuerbach sont tirées de L'idéologie allemande (Paris, Éditions sociales/L'essentiel,
1982, p. 51). Il est noté dans ce dernier ouvrage (note I, p. 49) que le texte reprend
la formule de Engels dans Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique
allemande (Paris, Éditions sociales, 1976, p. 88).
84. QM p. 60; aussi ; «Ce sont les hommes qui font l'histoire et non les avalanches.»
(QM p. 40).
85. CRD p. 10; ailleurs Sartre parle de «... reconquérir l'homme à l'intérieur du
marxisme» (QM p. 59).
261
estimait ne pas être possible puisqu'elle impliquait que la négativité soit déjà
incluse dans l'être. Cependant il avait reconnu à Hegel le mérite de définir
l'esprit comme négation et avait constitué cette dernière comme le fondement
du rapport de l'homme au monde, refusant cependant d'admettre, du moins
explicitement, quelque possibilité de dépassement de la négation. Aussi, la
référence à l'autorité de Hegel pour définir la vérité et la connaissance apparaît
ici surprenante, d'autant plus qu'elle semble constituer une acceptation de la
dialectique hégélienne, maintes fois rejetée. La question est d'importance.
Négativité située et dévoilante des choses mêmes dans une distance qui est
proximité immédiate, c'est ce qui définit très exactement la conception
sartrienne de la conscience, entendue comme étant la relation pratique de
l'homme aux choses. En fait, la longue Introduction de la Critique, avec ses
sous-titres Dialectique dogmatique et dialectique critique et Critique de
l'expérience critique, de même que Questions de méthode, n'ont pour objet que
de faire le lien entre les conceptions de la conscience et de la connaissance et
les perspectives du matérialisme dialectique. La démarche essentielle de
Sartre consiste à établir un pont entre elles en remplaçant la nature par la
Depuis Hegel, on l'a vu, la dialectique se définit comme une relation mouvante
entre l'être et la connaissance. Qui dit mouvement dit acte; l'acte n'est pas
totalité mais totalisation. La totalité, en effet, en tant que réalité faite, est
inerte : «Le statut ontologique qu'elle réclame par sa définition même est celui
de l'en-soi ou, si l'on veut, de l'inerte101 ». Aussi le sens de la relation se
trouve dans une totalisation qui assure sa rationalité en tant qu'elle est activité
totalisante : «... l'intelligibilité de la Raison Dialectique peut être aisément
établie : elle n'est rien d'autre que le mouvement même de la totalisation102».
La conscience étant le fondement du rapport de connaissance au monde, la
question est donc de savoir si son activité est totalisante ou, selon la
formulation de Sartre : «existe-t-il un secteur de l'être où la totalisation est la
2. Conscience et praxis
dans le temps, ou devrait-on plutôt dire, le temps comme réalité faite par
l'homme107, permet de répondre à une des deux exigences de la dialectique
que Sartre énonce comme l'héritage de Hegel, à savoir que la Vérité doit être
devenue. C'est ce que Sartre exprime joliment en disant : «ma vie même est
millénaire108». Par le poids du temps, le passé en tant qu'inertie constitue
l'homme dans sa matérialité, comme celle d'une chose. Mais cette matérialité
doit être intériorisée ou, si l'on veut, être compréhension d'elle-même, sinon
elle ne saurait être signifiante; la réalité devenue de l'homme n'est pas celle
d'une roche inerte. Aussi, la réalité humaine, et c'est l'autre exigence de Hegel
qu'il faut rencontrer, est devenante. En effet, le pour-soi est temporalisé et
temporalisant; cette historicisation se fonde elle-même sur une temporalité
originelle qui n'est rien d'autre que le mouvement de surrection, d'arrachement
vers, l'élan vers le dehors de soi pour perpétuellement produire soi et que
définit l'intentionnalité de la conscience; on l'a vu, l'existence est projet, c'est-à-
dire liberté et créativité : «Seul le projet comme médiation entre deux
moments de l'objectivité peut rendre compte de l'histoire, c'est-à-dire de la
créativité humaine109». Le projet, qui est relation de l'existant en tant qu'il est
manque à ses possibles, prend sur le plan de la matérialité la forme d'une
relation de besoin, instituée dans un univers de la rareté qui est la réalité
historique de l'homme110; aussi, Sartre décrit et caractérise le besoin de la
même façon que le manque :
contingence, la rareté est une relation humaine fondamentale (avec la Nature et avec les
hommes).»
111. CRD p. 166. Également : «[Le besoin] résume en lui toutes les structures
existentielles. Dans son plein développement le besoin est transcendance et négativité
(négation de négation en tant qu'il se produit comme manque cherchant à se nier) donc
dépassement-vers (pro-jet rudimentaire)» (QM p. 105, note 1). Aussi : «... par
rapport au donné, la praxis est négativité : mais il s'agit toujours d'une négation d'une
négation; par rapport à l'objet visé, elle est positivité : mais cette positivité débouche
sur le «non-existant» sur ce qui n’a pas encore été. Fuite et bond en avant, refus et
réalisation tout ensemble le projet dévoile et retient la réalité dépassée, refusée par le
mouvement même qui la dépasse ... . La négation de la réalité refusée au nom de la réalité
à produire ...» (QM p. 64). Ou encore : «tout homme se définit négativement par
l'ensemble des possibles qui lui sont impossibles» (QM p. 65). Aussi : «Par le besoin,
en effet, apparaît dans la matière la première négation de négation et la première
totalisation. Le besoin est négation de négation dans la mesure où il se dénonce comme un
manque à l'intérieur de l'organisme ... la négation de cette négation se fait en dépassant
l'organique vers l'inorganique» (CRD p. 166). Ou encore : «Le besoin comme négation
de la négation c'est l'organisme lui-même se vivant dans le futur à travers les désordres
présents comme sa possibilité propre et, par conséquent, comme la possibilité de sa
propre impossibilité. ... Donc, bien que d'abord l'univers matériel puisse rendre
l'existence de l'homme impossible, c'est par l'homme que la négation vient à l'homme et à
la matière». Ou encore : «... le besoin enfin pose la négation par son existence même
puisqu'il est lui-même une première négation du manque. En un mot, l’intelligibilité du
négatif comme structure de l'être ne peut apparaître qu'en liaison avec un processus de
270
Il appert donc que c'est par l'homme que la matière existe et prend son sens,
de la même façon que cela s'est avéré en regard de l'en-soi à la suite de
l'expérience phénoménologique. Cela n'est du reste pas étonnant puisque la
matière n'est en fait qu'une facette de l'en-soi. L'accentuation du rapport au
concret matériel est ce qui fait que la conscience, au lieu d'être décrite comme
pure négativité, est praxis. Mais la démarche est néanmoins fort importante,
puisqu'elle implique une critique fondamentale du matérialisme dialectique,
notamment celui de Engels; il ressort, en effet, que rien ne saurait, à
proprement parler, expliquer la réalité humaine sinon l'homme et, en
conséquence, ni la négativité ni la dialectique ne sauraient avoir de fondement
dans la nature, ainsi que l'exprime cette vérité fondamentale :
Mais l'homme n'est pas l'Homme, ni les hommes. L'Homme n'existe pas;
comme tels, les hommes non plus. En tant qu'individu concret, l'homme est la
Il peut être tentant, et c'est du reste une erreur que Sartre juge assez répandue,
d'attribuer au groupe le statut d'un «hyperorganisme ... d'une
des individus, laquelle affirme non seulement une hétérogénéité radicale des
individus entre eux, mais une réalité dont la caractéristique ontologique est
celle d'une totalité détotalisée qui ne peut pas être une totalité sans cesser
d'être elle-même. L'unité sociale est donc inconciliable avec la réalité des
individus; l'agrégat de la multitude des consciences individuelles ne saurait
constituer une réalité qui est rendue impossible par le statut ontologique de
chacun des individus. Plus encore, le statut ontologique de l'individu qui est
celui d'un échec à être totalité rend impossible tout statut ontologique du
groupe : «... [l'unité pratique de groupe] n'est jamais réellement donnée dans
le groupe lui-même, au sens où les moments d'un acte individuel ont tous leur
unité dans l'unité d'un développement actif. Par contre, nous saisissons
immédiatement la véritable puissance du groupe dans l'impuissance de
chacun de ses membres130». Aussi en tant qu'il y a conscience de chacun de
l'impossibilité d'être groupe, la réalité du groupe est dans son impossibilité.
Cette impossible synthèse de l'individu et du commun ou, si l'on veut,
l'indépassable impossibilité de l'interpénétration des libertés individuelles est
telle qu'elle est à l'origine de la culmination exacerbée de la conception
sartrienne du groupe : la terreur'3'. C'est comme si l'individu, par une sorte
de serment de chacun des individus d'un groupe, acceptait de se transformer
en une inertie dont la dynamique est dans la violence de la négation de chacun
en tant qu'il n'est pas autrui, de telle sorte qu’autrui serait chacun dans le
dépassement d'une fraternité qui est le groupe en tant que groupe : «... dans
la mesure où chacun tente de réaliser le groupe comme praxis unifiée ... il doit
viser à liquider ('Autre comme facteur d'inertie dispersive et de déviations
circulaires : et comme l'Autre, c'est chacun en tant qu'Autre, il faut imposer la
fraternité par la violence132».
130. CRD p. 631; aussi, p. 642 «... absence de statut ontologique de groupe ...»;
également, p. 568, 576.
131. CRD p. 567 : «Le fondement de la terreur, à y regarder de près, c'est
précisément le fait que le groupe n'a pas ni ne peut avoir le statut ontologique qu'il
réclame dans sa praxis». Aussi : «Nous reconnaissons sans peine que le groupe n'a
jamais ni ne peut avoir le type d’existence métaphysique qu’on cherche à lui donner;
nous répétons avec le marxisme: il n'y a que des hommes et des relations réelles entre
les hommes.» (QM p. 107).
132. CRD p. 577.
276
3. Connaissance et praxis
Affirmer que la conscience est dialectique n'est pas suffisant; il importe en effet
de savoir si la conscience présente une dialectique qui ait une rationalité
intelligible. La dialectique qui ressort de la conception sartrienne de la
conscience et qui, sur le plan ontologique, apparaît être la définition même de
la conscience, présente-t-elle une correspondance ayant, sur le plan de la
connaissance, une même cohérence et validité? Nous savons déjà, à l'instar
du modèle hégélien, que le mouvement de l'être et celui de la connaissance
doivent s'interpénétrer et se changer réciproquement pour qu'il y ait
dialectique. Certes, une épistémologie réaliste doit s'assurer que ce
mouvement ne se résorbe ni dans la pensée ni dans la matière, l'une et l'autre
n'étant que des formes de l'idéalisme de la connaissance; aussi celle-ci exige
que soit maintenu le rapport concret de l'homme comme être-dans-le-monde.
C'est dans la microphysique contemporaine que Sartre voit le seul modèle
valable d’une théorie de la connaissance, puisque celle-ci affirme une relation
active entre la connaissance et la chose, le connaissant modifiant le connu; il
278
lui apparaît que cette relation active, qu'il a décrite comme négativité
dévoilante, distance dans la proximité dévoilante , et qui se perd et s'aliène au
cours de l'action pour se retrouver dans et par l'action même, n'est rien d'autre
que sa propre théorie de la conscience. C'est donc celle-ci qui doit être le point
de départ d'une théorie de la connaissance d'un marxisme réaliste. Mais la
conscience sartrienne qui a à être ek-statiquement une totalité détotalisée,
permet-elle une épistémologie qui fonde une conscience dialectique, laquelle
exige que la connaissance soit totalisante? Bref la conscience dialectique
permet-elle de fonder une connaissance dialectique ou, si l'on préfère,
présente-t-elle une intelligibilité humaine?
136. EN p. 268-269.
279
137. CRD p. 139; il faut remarquer que la préoccupation de Sartre est double:
s'assurer que la réflexion est apodictique, mais aussi montrer que l'expérience critique,
en tant qu'une des tentatives «toutes intéressantes et toutes contestables (y compris,
naturellement celle-ci) pour questionner la dialectique sur elle-même ...» (CRD p.
142) est elle-même dialectique, puisque la dialectique ne saurait émaner d'une
réflexion abstraite ou contemplative mais d'une expérience concrète et dialectique qui ne
peut, selon lui se situer avant la sclérose de l'idéalisme stalinien, puisqu'elle doit
réaliser «le divorce de la praxis aveugle» (CRD p. 141) dont il est l'expression.
1 38. CRD p. 146; Sartre rappelle: «J'ai montré ailleurs qu'il ne fallait pas envisager
la réflexion comme une conscience parasitaire et distincte ...» (CRD p. 140).
280
145. QM p. 42; aussi «... le rêve de l'ignorance absolue qui découvre le réel
préconceptuel est une sottise philosophique aussi dangereuse que fut, au XVIIIe siècle, le
rêve du «bon sauvage»» (CRD p. 145).
146. QM, note I, p. 70; aussi à ce sujet: «Les moyennes telles que les conçoivent Engels
et les statisticiens suppriment, en effet, l'auteur, mais, du même coup, ils suppriment
l'oeuvre et son «humanité» ». (QM p. 68 note I).
147. QM p. 64; aussi, p. 104.
148. QM p. 105.
282
149. QM p. 51 .
150. QM p. 96; aussi, p. 99; aussi, p. 96: «L'homme est pour lui-même et pour les
autres un être signifiant puisqu'on ne peut jamais comprendre le moindre de ses gestes
sans dépasser le présent pur et l'expliquer par l'avenir. ... L'homme construit des
signes parce qu'il est signifiant dans sa réalité même et il est signifiant parce qu'il est
dépassement dialectique de tout ce qui est simplement donné. Ce que nous nommons
liberté, c'est l'irréductibilité de l'ordre culturel à l'ordre naturel». De même: «La
compréhension de l'acte se fait par l'acte (produit ou reproduit); la structure
téléologique de l'activité ne se peut saisir que dans un pro-jet qui se définit lui-même
par son but, c'est-à-dire par son avenir et qui revient de cet avenir jusqu'au présent
pour éclairer celui-ci comme négation du passé dépassé» (CRD p. 160).
151. CRD p. 156.
152. CRD p. 156; aussi, p. 133 «... logique vivante de l'action ...».
153. QM p. 82. Sartre continue par des exemples: «Le volé n'est pas le contraire du
voleur ni l'exploité le contraire (ou le contradictoire) de l'exploiteur ...».
1 54. QM p. 68; aussi, p. 95: «La méthode dialectique, au contraire [Sartre réfère ici
au déterministe scientiste] refuse de réduire·, elle fait la démarche inverse: elle dépasse
en conservant; mais les termes de la contradiction dépassée ne peuvent rendre compte ni
du dépassement lui-même, ni de la synthèse ultérieure: c'est celle-ci au contraire qui
les éclaire et qui permet de les comprendre». Le moment neuf tient à la créativité et
signifie, en fait, que l'individu et l'histoire ne sont pas prévisibles ni réductibles ni
283
ses intentions, mais par ses actes. La dialectique ne permet pas d'anticiper ses
choix; toutefois, ces choix sont parfaitement translucides à l'approche
euristique, puisque leur sens, ou si l'on veut leur intelligibilité, se trouve dans
leur mouvement, c'est-à-dire dans leur totalisation elle-même. L'exemple que
Sartre donne à propos de Flaubert illustre bien ce qu'il en est :
déterminés, ni des machines, bref le rôle d'un homme «... n'est pas défini une fois pour
toutes.» (QM p. 84).
155. QM p. 93.
284
156. EN p. 268.
157. EN p. 269.
285
C. Dualité et dialectique
158. QM p. 111.
287
161. QM p. 95.
162. Voir QM p. 107: C'est pour cette raison, et cela définit en d'autres mots la
dialectique sartrienne telle qu'énoncée en exergue du présent chapitre, que Sartre dit:
«... le questionneur, la question et le questionné ne font qu'un». Aussi: CRD p. 135,
176, 280, 547.
163. Voir CRD p. 239-240; aussi, CRD p. 369-377.
164. CRD p. 231; aussi: «La finalité est la loi dialectique de l'activité humaine»
(CRD p. 221). De même: «la translucidité de la dialectique tient à la structure
téléologique de l'acte ...» (CRD p. 160).
165. CRD p. 234.
166. CRD p. 239.
167. CRD p. 246.
168. CRD p. 241. Sartre en présente une illustration dont la désignation est par elle-
même évocatrice: la quantité ensorcelée — le stockage de l'or constitue une finalité dont
l'effet est que l'accroissement de la richesse de l'Espagne coloniale signifie un
289
appauvrissement par suite de la montée des prix (baisse de niveau de vie, famines,
épidémies, etc.).
169. CRD p. 235; ou encore: » ... c'est l'expérience historique de la praxis sans auteur
ou de la praxis comme inertie signifiante dont je suis le signifié» (CRD p. 285).
170. CRD p. 246; aussi plus loin: «Les choses sont humaines dans la mesure exacte où
les hommes sont choses» (CRD p. 247), ou encore plus expressément: «Toutefois, il
faut comprendre que la praxis suppose un agent matériel «individu organique» et
l'organisation matérielle d'une entreprise sur la matière par la matière. Ainsi, ne
trouverions-nous jamais d'hommes qui ne soient médiés par la matière en même temps
qu'ils médient des secteurs matériels entre eux . ... Ainsi, l'histoire de l'homme est une
aventure de la nature. Non seulement parce que l'homme est un organisme matériel avec
des besoins matériels mais parce que la matière ouvrée, comme extériorisation de
l'intériorité, produit l'homme qui la produit ou qui l'utilise en tant qu'il est contraint,
dans le mouvement totalisant de la multiplicité qui la totalise, de réintérioriser
l'extériorité de son produit. (CRD p. 158); ou encore: «Mais l'homme est justement
cette réalité matérielle par quoi la matière reçoit ses fonctions humaines» (CRD p.
249).
290
171. CRD p. 165; aussi: «... cela signifie que l'homme subit la dialectique en tant qu'il
la fait et qu'il la fait en tant qu'il la subit» (CRD p. 131).
172. CRD p. 249.
173. CRD p. 359.
174. CRD p. 250.
175. CRD p. 283; aussi, p. 381: «appareil illusoire».
176. CRD p. 283: Sartre explique qu'il s'agit «d'une connaissance qui [n'est pas]
réalisante» (CRD p. 374), ou encore: «une fausse intériorité» (CRD p. 374).
177. CRD p. 286.
178. CRD p. 285.
291
L'étude des médiations apprend donc que la réalité humaine est à la fois
instrumentalisation de la matérialité et matérialité instrumentée. La praxis
imprègne l'univers, par son projet signifiant, des significations; mais cette
activité agissante est univoque, puisque les choses ne sauraient, par définition,
avoir une action signifiante. L'homme n'est rien d'autre que son projet et, hors
cela, il n'existe aucune rationalité qui soit compatible avec la réalité humaine
qui est créativité et liberté. Mais, par ailleurs, l'homme subit le poids d'une
matérialité qui l'assaille, le refoule et lui impose sa réalité, de telle sorte la
praxis humaine paraît lutter contre une anti-praxis disposant d'une dialectique
totalisante, alors que cette dernière n'en est que le renversement : «la
violence du colonisé, c'est la violence du colon180». La matérialité
instrumentée se fait par l'homme instrumentalisation de sa matérialité. Le
matérialité ne saurait être dialectique, puisqu'elle n'est signifiante qu'en tant
qu'elle est signifiée. Il s'agit donc d'une fausse dialectique qui est elle-même
constituée et dépassée par la dialectique de la praxis constituante de l'homme;
son mouvement n'en est pas moins réel.
181. CRD p. 248. La dialectique est un fait essentiel: «Sans la praxis constituée, tout
s'évanouit, même l'aliénation, puisqu'il n'y a plus rien à aliéner, même la réification
puisque l'homme est chose inerte par naissance et qu'on ne peut réifier une chose» (CRD
p. 376).
182. QM p. 30.
183. CRD p. 115; Sartre ajoute immédiatement après: «Mais ce qu'on refuse
ordinairement, c'est la ré-intériorisation des moments dans une progression
synthétique».
293
1 84. CRD p. 202. L'assertion apparaît au début du Livre I, qui constitue le début de la
Critique proprement dit.
1 85. CRD p. 549; aussi: «Mais la contradiction profonde du groupe — que le serment
n'arrive pas à résoudre — c'est que l'unité réelle en est la praxis commune et, plus
exactement encore, l'objectivation commune de sa praxis. La communauté s'affirmant
comme règne de la liberté commune ne peut en effet, quoi qu'elle fasse, ni réaliser la
libre interpénétration des libertés individuelles ni trouver un être-un inerte et
294
que le refus de toute synthèse finale, en tant qu'elle serait sa propre négation.
La dualité ontologique est ainsi parfaitement cohérente avec la spirale
dialectique.
Kierkegaard
1. Sartre déclare que toute la démarche de L'Être et le Néant vise à «donner un fondement
philosophique au réalisme» (Sartre par Sartre, S IT IX, p. 104).
299
c'est-à-dire tenter de déterminer une finalité à une liberté qui se donne comme
n'en n'ayant pas; la solution éthique est cependant susceptible d'altérer
l'acquis d'un fondement qui soit son propre fondement, de mettre en cause
l'affirmation d'une liberté dont la seule dimension morale est le refus de toute
transcendance. Ou bien, il faut chercher si la subjectivité de cette liberté est
conciliable avec l'existence d'une vérité de l'homme, c'est-à-dire s'il y a une
certitude de la connaissance. La philosophie sartrienne de la liberté, si elle
implique la question morale, pose d'abord le problème de la vérité; c'est la
façon dont Sartre a abordé la question.
Les Cahiers pour une morale, parus en 1983, ont à nouveau mis l'accent sur
l'alternative morale. Certes, comme dans toute pensée qui se situe dans le
courant post-nietzschéen de l'effondrement des valeurs et de l'affirmation de
l'homme, les considérations morales sont, pour une bonne part, déterminantes
quant à la conception de la liberté et de la vérité; il ne faut cependant pas
oublier que pour Sartre, comme pour d'autres penseurs qui s'inscrivent dans le
même sillage, la critique de la morale est telle qu'elle met en question sa
possibilité elle-même. Bref, la morale n'est pas le terme de la démarche; sa
critique précède la conception d'une liberté absolue à partir de laquelle il n'est
pas étonnant qu'il soit difficile, par la suite, de définir une morale. Ce n'est pas
sans raison que, sans égard à ces notes, Sartre réitère, encore en 1971, que
«L'Être et le Néant annonce une morale qui n'a jamais été donnée2». Du reste,
nous avons souligné déjà que l'éthique n'était qu'une préoccupation relative de
Sartre; une lecture des Cahiers ne fait qu'en convaincre davantage. Certes,
ceux-ci peuvent constituer une excellente introduction à la lecture de Sartre, en
raison de l'écriture souvent moins rébarbative que celle de L'Être et le Néant ou
2 . Sur «L'Idiot de la famille», SIT X, p. 92; Sartre précise, dans un texte rapporté par Arlette
Elkaïm-Sartre dans la présentation des Cahiers, que les ouvrages non publiés ne peuvent tenir
lieu de sa pensée : «Ils représenteront ce que, à un moment donné, j'ai voulu faire et que j'ai
renoncé à terminer, et c'est définitif. ... Publiés après ma mort, ces textes restent inachevés, tels
qu'ils sont, obscurs, puisque j'y formule des idées qui ne sont pas toutes développées. Ce sera
au lecteur d'interpréter où elles auraient pu me mener». (Cahiers pour une morale, p. 7). Le terme
«notes», qui est significatif et qui transparaît, du reste, à la lecture du texte, est l'intitulé que Sartre
donnait lui-même à ce document, ainsi qu'en fait part, dans le même texte, Arlette Elkaïm-Sartre.
300
L'Idiot de la famille n'est pas une étude littéraire, ni une étude à caractère
scientifique; Sartre déclare d'emblée qu'il s'agit d'une recherche qui se situe
sur «un plan non scientifique mais philosophique11». Pourtant, peut-être à
cause du titre et du sujet qu'il paraît annoncer, les philosophes ne se sont pas
intéressés à cette oeuvre dont il faut admettre qu'elle ne répond pas aux
caractères normatifs usuels d'un discours philosophique. « Vrai roman12»,
«roman vrai*3» dira Sartre. Il en va comme du Zarathoustra de Nietzsche, de
L'Expérience intérieure de Bataille ou du Tractatus de Wittgenstein : plutôt
que l'oeuvre soit le développement d'une idée, il faut trouver l'idée dans le
développement.
En effet, le dessein de L'idiot n'est pas une dissertation — aussi brillante fut-elle
— sur les caractéristiques du style de Madame Bovary ou encore sur la
conception de l'Art pour l'Art telle qu'elle apparaît à travers les romans de
Flaubert. Flaubert et son oeuvre ne sont qu'un matériau pour une entreprise
tout autre dont la problématique est la définition de la connaissance : «que
peut-on savoir14...?», «comment puis-je étudier un homme15...?». Il s'agit d'une
étude critique sur le quoi e\ le comment de la connaissance; c'est une tentative
de connaître un objet en se questionnant sans cesse sur la démarche de
connaissance, comme en témoignent les multiples réflexions et commentaires
dont le texte est truffé. Il s'agit de voir la richesse signifiante que la multitude
des médiations révèle, de saisir la singularité d'un individu (en considérant que
la «régression du signifié au signifiant ne peut faire l'objet d'aucune
cas et que «c'est pour cela que je fais paraître l'ouvrage dans la «Bibliothèque de Philosophie»»
(p. 95). Après avoir expliqué la distinction entre concepts et notions, il donne l'exemple suivant
qui apparaît bien illustrer sa démarche philosophique, laquelle signifie positivement, pour lui,
qu'elle n'est pas en extériorité : «Par exemple, la passivité — qui a une telle importance chez
Flaubert — si on en fait un concept ne signifie plus rien puisqu'on se place sur le plan de
l'extériorité. Si vous voulez la prendre comme un tout historique, il faut montrer d'où elle vient et
comment elle se développe (la passivité de Madame Bovary n'est bien sûr pas la même que celle
du nourrisson); en plus, il faut que, dans la notion même de passivité, on voie sa découverte et la
façon dont la pensée, ma pensée en l'occurrence — la saisit jusqu'au bout. Vous avez donc deux
éléments temporels : la genèse et le développement de la passivité, avec la méthode essayant
de la reprendre, et en même temps l'intériorité, c'est-à-dire les idées qui s'imbriquent les unes
dans les autres, qui sont des rapports de négation interne entre elles, bref des rapports
dialectiques. Tout cela est donné dans la notion. La distinction que je fais entre concept et
notion recoupe celle que j'établis entre connaissance et compréhension» (p. 95-96).
12. Sartre par Sartre, S IT IX, p. 123.
13. Sur « L'Idiot de la famille», SIT X, p. 94.
14. L'Idiot de la famille, Tome I, p. 7.
15. Sartre par Sartre, SIT IX, p. 114.
303
veut pas dire mais qu'il sait23». Cette compréhension, quand il s'agit d'autrui,
passe par l'empathie (par opposition à la sympathie qui n'implique pas «un
effort pour se désadhérer de soi et aller vers l'objectivité24»); Sartre ajoute, et
sa remarque n'est pas sans pertinence eu égard à son refus de prendre un
point de vue éthique, que la distance que celle-ci implique comporte la mise
entre parenthèses de tout jugement moral. Bref L'Idiot est la défense et
l'illustration de sa conception de la connaissance : «le sens de la philosophie
... c'est de rejoindre le plus possible par approximation notionnelle le niveau
universel concret ...25».
23. Sur «L'Idiot de la famille», SIT X, p. 111; c'est pour cela que Sartre dit un peu avant «...
Flaubert ne se connaît pas lui-même, il se comprend admirablement ... sans que soit indiquée
une connaissance, une conscience thétique».
24. Sur «L'Idiot de la famille», SIT X, p. 103; Sartre ajoute qu'il «ne pense pas qu'il soit donné de
se comprendre soi-même par empathie», l'empathie ne s'adresse qu'à l'autre, puisqu'«on adhère
à soi».
25. L'écrivain et sa langue, SIT IX, p. 66-67. En même temps, Sartre dira que c’est le langage le
plus difficile.
26. Par cette expression, le problème est posé en termes kierkegaardiens. Sartre édicte que la
vérité ne peut s'atteindre que dans le passage subjectif de la non-vérité à la vérité : «La non-
vérité est à vivre ... Aussi, peut-il écrire dans les Miettes : «Ma propre non-vérité, je ne peux la
découvrir que seul, elle n'est découverte en effet que quand c'est moi qui la découvre; avant elle
ne l'est point, même le monde entier l'eût-il sue». ... La vérité c'est l'unité de la conquête et l'objet
conquis ... Mais si rien du vécu ne peut échapper au savoir, sa réalité demeure irréductible. En ce
sens, le vécu comme réalité concrète se pose comme non-savoir.» (L'universel singulier, SU IX,
p. 157-159).
27. L'Idiot de la famille, Tome I, p. 934. C'est ainsi, sans entrer dans le détail d'une analyse
complexe qu'il n'est pas notre propos d'étudier, que le réalisme est l'apparence trompeuse de ce
305
Dans son excellent ouvrage sur le rôle des biographies dans la pensée de
Sartre, Douglas Collins29 résume la portée de L'Idiot en le présentant comme
une sorte de somme sartrienne pour illustrer les idées de Questions de
méthode : à la fois une épopée de la non-liberté et le paradigme de la relation
de l'homme non aliéné. Le paradigme réfère à ce qu'ont souligné avant lui
Jeanson, Guindey et Verstraeten et que Collins désigne comme le problème du
cercle herméneutique30 : l'aliénation ne peut pas véritablement exister sans
recourir à une vision du salut, mais il ne peut y avoir, par définition, de vision de
qui est, en fait, une dé-réalisation; la multiplication excessive des détails donne à un objet
l'apparence d'un objet observé, alors qu’il est irréel, parce qu'il n'est pas l'objet réellement
observé (à ce sujet voir la notion d'observation imaginarisante (Tome III, p. 1951) ou encore
l'illustration de l'épisode du fiacre (Tome II, p. 1278 ss).
28. Qu'est-ce que la littérature?, Paris, Idées/Gallimard, 1948, p. 287 ss.
29. Douglas Collins, Sartre as Biographer, Harvard University Press, 1980. À propos de L'Idiot
plus particulièrement p. 111 ss; il résume notamment L'Idiot ainsi : «Although it [L'Idiot] is an
epic of unfreedom, it also contains a paradigm of unalienated relations» (p. 178).
30. Sartre as Biographer, p. 178.
306
liberté deviendrait transcendance — transcendée du seul fait que j'en fais mon
but35». Du reste, l'éthique de la réciprocité est une contradiction qui en
explique l'échec puisqu'elle implique une épistémologie qui se fonde
inévitablement sur une totalité, laquelle n'est pas survenue : «Une libération
qui prétend être totale doit partir d'une connaissance totale de l'homme par lui-
même36». À ces explications, on pourrait ajouter que Sartre, dans une
confession révélatrice faite en 1971 sonne la fin des illusions, s'il en fût, en
renonçant à la réflexion pure qu'il posait comme condition d'une morale,
lorsqu'il déclare avoir «découvert que la réflexion non complice n'était pas un
regard différent du regard complice et immédiat mais était le travail critique que
l'on peut faire pendant toute une vie sur soi, à travers une praxis37»; autrement
dit, il faut considérer qu'il n'y a finalement que le travail, sans cesse
recommencé, de ce qu'on nomme habituellement la connaissance. Ce propos,
en même temps qu'il marque bien la mise sous le boisseau du halo de la
connaissance pure qui s'opère de L'Être et le Néant à la Critique, traduit bien la
conscience qu'a Sartre que la voie morale, en dépit du fait que sa
problématique se situe au niveau de l'agir, est comme telle sans issue,
puisqu'elle s'avère tributaire d'une connaissance et d'une vérité en voie de
totalisation. Dans ce contexte, Collins a le mérite de faire ressortir l'échec de la
tentative de Sartre de formuler une éthique à partir de la solution qu'il a
apportée au problème de la connaissance.
Quant à nous, à la différence de Collins, nous pensons qu'il n'y a pas d'échec,
puisque nous ne croyons décidément pas que l'intention de Sartre ait été
35. EN p. 479.
36. Qu'est-ce que la littérature?, p. 320.
37. Sur «L'Idiot de la famille», SIT X p. 104-105; Sartre justifie son propos, ainsi que nous en
avons déjà fait état, au sujet de la réflexion purifiante ou non complice, condition de l'authenticité,
de la façon suivante : «... cette réflexion je ne l'ai jamais décrite, j'ai dit qu'elle pourrait exister
mais je n'ai montré que des faits de réflexion complice.» (p. 104). Cette réflexion faite en 1971
révèle une parfaite cohérence avec sa pensée antérieure, puisqu'il affirmait en 1947 l'existence
d'un monde de mensonges, considérant alors comme une possibilité, peut-être utopique, «une
société où l'on pratiquerait la réflexion pure, qui serait une cité des fins Kantiennes.»
(Conscience de soi et connaissance de soi, p. 82). Alors qu'il considérait à cette époque qu'il
n'avait pas nécessité d'un passage de l'une à l'autre, mais seulement la liberté, Sartre refuse
d'affirmer cette fois l'existence même de cette possibilité. On voit bien là le refus, presque
obsédant chez Sartre, de se situer en dehors du concret et de la liberté, malgré les avatars et
l'inconfort que cela comporte.
308
38. Au moment où nous terminons notre étude, est publié un essai du professeur Philip Knee
intitulé Qui perd gagne, Essai sur Sartre (Québec, Les Presses de l'Université Laval, 1993). Le
titre de l'essai, à tout le moins, qui reprend une réflexion faite par Sartre à la fin de Les Mots, met
en évidence la perspective du jeu que nous avons déjà soulignée comme présentant la clef
d'une interprétation parfaitement cohérente susceptible de réunir les différentes conceptions de
Sartre; il serait intéressant d'examiner cette perspective du jeu, notamment quant à sa gratuité, en
la considérant dans son rapport avec la recherche esthétique proprement dite. Bref, le beau
serait la pierre angulaire de la liberté. L'affirmation de Sartre à l'effet que «Si la littérature n'est pas
tout, elle ne vaut pas une heure de peine» («Les écrivains en personne», SIT IX, p. 15), et la
confidence faite à Madeleine Chapsal : «Si j'étais Frantz, je ne me rongerais pas de remords; au
fond, c'est le négatif d'un de mes rêves : être dans une cellule et pouvoir écrire tranquillement»
(«Les Écrivains en personne», SIT IX, p. 27), sont illustratifs de la pensée profonde de Sartre à
cet égard. Une pareille étude, qui est à faire, permettrait peut-être de mettre en perspective les
propos de Sartre et de poser une conclusion au-delà de sa conception de la connaissance telle
que mise à jour dans la présente étude; l'art ne serait pas un engagement indifférent à tout autre
mais une valeur...
39. Voir Autour de Jean-Paul Sartre, ouvrage collectif sous la direction de P. Verstraeten, Paris,
Gallimard, 1981, p. 16 : «[la] Névrose objective pour définir à la fois l'Art-Absolu, les écrivains du
XIXe siècle et le Second Empire lui-même. C'est d'Esprit Objectif qu'il s'agit ... des affinités
flagrantes avec celui hégélien d'Esprit-devenu-étranger-à-lui-même ou de Culture». Dans Sartre
as Biographer, Collins fait aussi état de l'influence de la pensée de Hegel chez Sartre; ainsi, à
propos des thèmes de l'autre et de l'aliénation, il n'hésite pas à affirmer que «the most powerful
outside influence is Hegel.» (p. 84).
40. L'universel singulier, SIT IX, p. 185.
309
47. Sartre par Sartre, SIT IX, p. 112. Certes, Sartre nous dit que «l'idée du livre sur Flaubert était
d'abandonner ces analyses théoriques, qui ne menaient finalement nulle part, pour essayer de
donner un exemple concret ... Mon idéal serait qu'il [le lecteur] puisse tout à la fois sentir,
comprendre et connaître la personnalité de Flaubert ...» (p. 113-114). La lecture de L'Idiot ne
révèle cependant pas un tel abandon, puisqu'au moins, outre que le lecteur par définition est
extérieur à son expérience, Sartre se situe pour une part, sur le plan imaginaire lequel, on le sait,
est la voie même de l'irréalité. Comme dirait Sartre, il ne s'agit pas de Flaubert en personne, mais
c'est la seule façon de le connaître.
BIBLIOGRAPHIE
L'Idiot de la famille, Gustave Flaubert de 1821 à 1857, Tomes I et II, 1971; Tome
III, 1972, Paris, NRF/Gallimard.
Vérité et existence, (écrit en 1948), Texte établi et annoté par Arlette Elkaïm-
Sartre, Paris, Gallimard, 1989.
Ouvrages cités
Barilier, É., Les petits camarades. Essai sur Jean-Paul Sartre et Raymond
Aron, Paris et Lausanne, Julliard et L'Âge d'homme, 1987.
Fanon, F., Les damnés de la terre, préface de Jean-Paul Sartre, Paris, François
Maspéro, 1961.
Fell, J.P., Heidegger and Sartre, an Essay on Being and Place, New-York,
Columbia University Press, 1979.
Gorz, A., Fondements pour une morale (écrit de 1946 à 1955), Paris, Galilée,
1977.
316
Husserl, E., Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard, 1950.
Knee, P., Qui perd gagne. Essai sur Sartre, Québec, Les presses de
l'Université Laval, 1993.
Moreau, J., Pour ou contre l'insensé? Essai sur la preuve anselmienne, Paris,
Vrin, 1967.
Wahl, J., Essai sur le néant d'un problème, Paris, Deucalion, 1946.