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Annales.

Économies, Sociétés,
Civilisations

2. L'interprétation du catharisme
Hervé Rousseau

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Rousseau Hervé. 2. L'interprétation du catharisme. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 24ᵉ année, N. 1, 1969. pp.
138-141;

doi : 10.3406/ahess.1969.422040

http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1969_num_24_1_422040

Document généré le 28/03/2017


CHRISTINE THOTJZELLIER

Tout cela est malencontreusement faux. Nos esprits modernes, habitués


à philosopher, conçoivent mal deux principes absolus, l'un altérant l'autre :
il ne saurait y avoir qu'un seul absolu. Les cathares du début du xnie siècle,
suivis par ceux du xive, restent éloignés de ces subtilités, malgré les mythes
et légendes qui encombrent leur système. Si diversifiée que soit son évolution
en pays divers, le catharisme n'est pas une philosophie : il est et reste une
religion que ses adeptes ont énergiquement défendue au prix de leur vie.
On ne meurt pas pour une philosophie. Il faut donc rester dans le domaine
de l'histoire, sans prétendre s'élever aux hautes sphères de la
métaphysique.
Christine Thouzellieb.

2. L'interprétation du catharisme

«Nelli
néant
Unedans
»,interprétation
dont
troisl'importance
textes nouvelle
2 : elle
paraît
accorde
duluicatharisme
avoir
uneété
place
suggérée
x a centrale
été proposée
par une
au concept
traduction
par René
de

de J. Duvernoy du terme nihil du « traité anonyme ». La traduction de ce


terme par « rien » ou par « néant » modifie substantiellement le sens que
paraissent avoir les phrases où il intervient, du fait que ces deux mots
ont des connotations philosophiques et émotionnelles très différentes.
Il est donc d'une grande importance de fixer de façon rigoureuse le sens
que le mot nihil pouvait avoir pour les cathares eux-mêmes. C'est ce que
fait Mlle Thouzellier avec toute la précision désirable ; nous suivons
entièrement sa démonstration sur ce point. Il en résulte que ce terme perd la
place centrale qu'on lui attribue dans la pensée cathare : il n'a pas plus
d'importance que « vanité », « périssable », « temporel », tous attributs
de « ce monde ».
Pour que la théorie de R. Nelli soit acceptable, il faudrait qu'elle
satisfasse à deux conditions :
1. Que cette interprétation résolve, de manière plus satisfaisante que
l'interprétation traditionnelle, les contradictions et obscurités de la doctrine
cathare. R. Nelli affirme qu'elle est la seule qui puisse résoudre ces
contradictions ; c'est beaucoup s'avancer. Il semble, au contraire, comme on a
essayé de le montrer ailleurs, qu'elle entraîne elle-même des contradictions

1. La rédaction des Annales m'a courtoisement communiqué le texte de Mlle


Thouzellier qu'on vient de lire, en raison de ce que, d'une part, R. Nelli, dans les Cahiers
du Sud (avril-juin 1966) cite le compte rendu que j'ai fait de son livre Le phénomène
cathare dans Critique, et que, d'autre part, Mlle Thouzellier s'appuie, dans le texte
cité, sur ce compte rendu ainsi que sur le chapitre consacré aux Cathares dans Le dieu
du mal (P. U. F., 1963).
2. D'abord dans l'introduction à ses Écritures cathares (Denoël, 1959), ensuite
dans son Phénomène cathare (Privat-P.U.F. , 1964). Dans son article des Cahiers du
Sud, R. Nelli répond aux objections qui lui ont été faites.

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CATHARES LANGUEDOCIENS

et des obscurités sur d'autres points : elle ne résout pas les difficultés,
elle les transfère x.
2. Qu'elle se fonde sur des textes suffisamment nombreux et clairs,
en tenant compte de leur contexte historique. Or, ce n'est pas le cas.
R. Nelli fait appel à deux textes : le traité cathare anonyme sans doute,
mais surtout le Livre des deux principes de Jean de Lugio qu'il a traduit
dans ses Écritures cathares.
Le « traité anonyme » peut être daté de 1220, et serait originaire de la
Narbonnaise 2 ; le Livre des deux principes qui, s'il n'est de Jean de Lugio,
reflète sa doctrine, serait postérieur à 1250 et originaire de Bergame. Est-il
légitime d'éclairer le « traité anonyme » au moyen du Livre de Jean de
Lugio ? Cela est douteux, lorsqu'on sait l'importance des variations dans
le temps et l'espace des thèmes cathares, et les dissensions qui existaient
à l'intérieur même de la secte des dualistes absolus Albanenses dont faisait
partie Jean de Lugio, d'après le témoignage de Sacchoni ; celui-ci précise
que « Ce Jean de Lugio et ses complices n'osent pas révéler (leurs thèses)
à leurs fidèles, de peur que ces derniers ne se séparent d'eux, en raison de leurs
innovations et du schisme qu'ils sèment entre les cathares » 3. Les thèses
de Jean de Lugio seraient donc des innovations même parmi les dualistes
absolus : il est dès lors peu probable qu'elles expliquent le « traité
anonyme ». Jean de Lugio n'est pas représentatif de la pensée cathare
authentique.
Il en résulte que le « traité anonyme » doit être étudié pour lui-même
et en lui-même, par une exégèse minutieuse et rigoureuse : ce travail est
désormais fait, grâce à Mlle Thouzellier. Pour comprendre ce traité, il
n'est nul besoin de supposer une théorie subtile du néant ; il suffit également
de replacer le chapitre relatif au nihil dans le contexte du traité pour
comprendre le sens de l'argumentation fondée sur ce mot. Il ne s'agit pas
pour le cathare de donner une définition du mal, mais de démontrer que,
ce monde étant ce qu'il est — vanité, temporalité, nullité - — il n'a pu
être créé par le Dieu bon qui ne crée que de l'éternel, et qu'il faut supposer
un autre principe, indépendant de Dieu. Il s'agit-là d'une argumentation
classique chez les cathares, que l'on retrouve sous de multiples formes
parallèles. Pour donner un exemple, le cathare Bélibaste 4 raisonne ainsi :
t Dieu avait dit que rien de ce qu'il a fait lui-même ne pouvait périr, parce
que son Verbe, par lequel il a fait toutes choses, dure pour l'éternité, et
c'est pourquoi rien de ce qu'a fait le Père saint ne peut périr. Puisque
tout ce qui est dans ce monde visible, c'est-à-dire le ciel, la terre et tout ce
qui s'y trouve, périra et sera détruit, il n'a donc rien fait de ces choses-là,
mais c'est le seigneur de ce monde qui a fait tout cela. » Cette opposition
entre éternel et périssable est parallèle à l'opposition entre charité et nihil.
Il faut souligner enfin le type d'argumentation du « traité anonyme » :

1. Cf. Critique, février 1965.


2. Cf. Ch. Thouzellier, Catharisme et Valdéisme en Languedoc, (P.U.F., 1966),
297.
3. Cf. entre autres Les Cathares (Éditions de Delphes, 1965), p. 147.
4. Cf. J. Duvernoy, Inquisition à Pamiers (Privât, 1966), p. 174.

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ce n'est jamais un raisonnement philosophique, c'est une justification par


des références script uraires.
Quant au Livre des deux principes, ce n'est pas un véritable traité,
mais un recueil de textes disparates : les uns sont, comme le « traité
anonyme », des justifications par références scripturaires, mais certains sont
des argumentations de type proprement philosophique, notamment ceux
qui concernent le libre arbitre ; mais aucun ne traite directement de la
nature du mal. Jean de Lugio est beaucoup plus soucieux de démontrer
(par ses effets) Yeccistence d'un principe mauvais indépendant de Dieu,
que de définir son essence profonde. Aussi Nelli ne peut-il que faire un
sort à certaines propositions passablement obscures. Par exemple, il est
dit que le principe du mal est alia potentia vel potestas non vera x ; Nelli,
pour souligner l'importance dé l'expression, ajoute des guillemets : « non
vera » et commente : « On ne saurait mieux qualifier le Principe du Mal qui,
pour positif qu'il soit dans le monde du mélange et en Satan, n'en est pas
moins, dans Y éternité, Y être infiniment anéanti. » Sans approfondir le sens
de cette dernière expression, si elle en a un (est-ce équivalent au néant ?),
on remarque que lorsque Jean de Lugio parle de Dieu, il accole toujours
le terme de « vrai » : vrai Dieu, vrai créateur ; on peut alors se demander
si ce n'est pas tout simplement pour souligner l'opposition de la puissance
du mal à celle du bien que Jean de Lugio emploie le terme « non vera ».
Le principe du mal, il l'appelle aussi « dieu », « créateur », mais ce n'est pas
le « vrai » Dieu, le « vrai » créateur ; de même sa puissance n'est pas une
« vraie » puissance, parce qu'il est « puissant dans le mal », « puissant en
iniquité ».
La thèse de R. Nelli est donc fondée sur des exégèses fort discutables
(on pourrait en donner d'autres exemples). Partant d'une interprétation
contestable de la pensée de Jean de Lugio, il réinterprète tous les textes
cathares en forçant leur sens. On ne peut admettre sa conclusion : « II n'y a,
entre la définition du mal formulée par saint Augustin, et celle qu'en ont
proposé les cathares, qu'une différence très mince, et en apparence toute
verbale, mais lourde d'un immense mystère » 2, ni admettre qu'il publie,
dans un petit recueil intitulé Paroles ďhérétiques, un extrait des Soliloques
de saint Augustin 8, entre Mani et les cathares.
Après avoir ainsi attaqué la théorie de R. Nelli, il convient, cette fois
contre Mlle Thouzellier, de défendre son intention. S'il n'est pas question
de minimiser en quoi que ce soit la conclusion de Mlle Thouzellier sur
« le bien-fondé de l'investigation historique établie sur l'authenticité
intrinsèque des textes », on peut cependant se permettre de contester l'affirmation
selon laquelle « il faut donc rester dans le domaine de l'histoire, sans
prétendre s'élever aux hautes sphères de la métaphysique » ; certes, on a le
droit de se cantonner, par méthode, à l'histoire, mais on ne peut interdire
de la dépasser, à condition bien entendu de ne pas la laisser en chemin,
mais d'assumer ses conclusions. Est-ce une t grande erreur » de considérer

1. Cf. R. Nelli, Écritures cathares, p. 155.


2. Cahiers du Sud, p. 195.
3. R. NEbbi, Paroles d'hérétiques (Privât, 1968), pp. 9-12.

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la pensée cathare comme un « sujet philosophique » ? C'est douteux :


l'existence même du Livre des deux principes démontre le contraire. Sans
doute le catharisme n'est pas une philosophie, mais une religion vécue,
tout comme le judaïsme, le christianisme, l'islam. Mais il n'est pas interdit
de vouloir dégager les « implications philosophiques » de ces religions,
de la cathare comme des autres, comme le fait H. Dumery pour le
christianisme, C. Tresmontant pour le judaïsme, etc.
Ce n'est donc pas le principe du projet de R. Nelli qui est contestable
(il est au contraire séduisant) ; c'est l'application de ce principe qui l'est.

Hervé Rousseau.

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