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AlAIN

Les peuples se sont toujours donné des dieux conformes à


leurs aspirations les plus profondes et, comme en témoigne
l'actuel regain de spiritualité, deux siècles d 'athéisme forcené
n'ont rien changé à cette indéracinable nécessité.
Le monothéisme chrétien se trouve pourtant singulièrement
malmené dans ce livre dont l'auteur a récemment suscité de

DE BEN IST
mémorables controverses en jetant les idées de la " nouvelle
droite ,. dans le débat intellectuel français et européen. C'est
que, pour Alain de Benoist, le christianisme constitue moins
une insulte à la raison qu'une déviation de la spiritualité et du
sacré. En coupant, dans une large mesure, les peuples
européens de leurs traditions religieuses immémoriales, de leur
paganisme originel, le monothéisme chrétien a eu pour effet

COMMENT
d 'éloigner Dieu des hommes et de l'exiler hon.; du monde.
Mais ce n'est pas à un retour en arrière qué no•• ~ ~"·.vie Alain
de Benoist, pas plus qu'à une " nouvelle rellgio r ·. Ce qu'il
nous propose, plus simplement, à travers une interrogation
fondamentale sur le sens que revêt aujourd'hui le mot " païen'"
c 'est la réappropriation d'une partie de nous-mêmes. C'est à un

PEUT-ON ETRE
véritable re-commencement qu' il nous invite avec ce livre qui,
au détour d' une réflexion philosophique personnelle, délivre

--
une émotion poétique qui surprendra peut-être ceux qui
n'avaient vu qu'un froid théoricien dans l'auteur de Vu de droite
et des Idées à l'endroit.

Il

l lllllllllllllllHlllll
9 78 2226 0 1 175 6
11
( Atelier PÎsal Vcn:kcn ) 443783-6
ALBIN MICHEL
DU M1::ME AUTEUR ALAIN DE BENOIST

LE COURAGE EST LEUR PATRIE (en collab.), Action, 1965.


LES INDO-EUROPÉENS, GED, 1966.
Comment
RHODÉSIE, TERRE DES LIONS FIDÈLES (en collab.), Table ronde, 1967.
L'EMPIRISME LOGIQUE ET LA PHILOSOPHIE DU CERCLE DE VIENNE,
Nouvelle Ecole, 1970.
peut-on
HISTOIRE DE LA GESTAPO (en collab.), Crémille, Genève, 1971.
HISTOIRE GÉ~RALE DE L'AFRIQUE (en collab.), François Beauval,
1972.
être païen?
NIETZSCHE. MORALE ET c GRANDE POLmQuE ., GRECE, 1974.
Vu DE DROITE. ANTHOLOGIE CRITIQUE DES IDÉES CONTEMPORAINES,
Copernic, 1977 (Grand Prix de !'Essai 1978 de l'Académie française
(traduction grecque à paraître). Traductions portugaise et américaine
à paraître).
0 QUE É A GEOPOLmCA, Templo, Lisboa, 1978.
MAIASTRA. RENAISSANCE DE L'ÛCCIDENT? (en collab.), Pion , 1979.
LES IDÉES A L'ENDROIT, Éd. Libres-Hallier, 1979 (traductions espa-
gn ole, italienne et grecque à paraître).
POUR UNE RENAISSANCE CULTURELLE (en collab.), Copernic, 1979.
IL MALE AMERICANO (en collab.), Europa, Roma, 1979.
NIETZSCHE. MORALE E • GRANDE POLmCA • • Il Labirinto, Sanremo,
1979.
KONRAD LoRENZ. INTERVISTA SULL'ETOLOGIA, Il Labirinto, Sanremo,
1979.
DIE USA, EUROPAS MISSRATENES KINo (en collab.), Herbig Langen-
Müller, München-Berlin, 1979.
L'EUROPE PAfENNE (en collab.), Seghers, 1980.
LE GUIDE PRATIQUE DES PRÉNOMS (en collab.), Publications Groupe
Média, 1980.
DAS UNVERGÀNGLICHE ERBE. ALTERNATIVEN ZUM PRINZIP DER
GLEICHHEIT (en collab.), Grabert, Tübingen, 1981.
VISTO DA DESTRA, Akr opolis, Napoli, 1981.
RENAN : « LA RÉFORME INTELLECTUELLE ET MORALE • ET AUTRES
ESSAIS. TEXTES CHOISIS ET COMMENTÉS, Cie française de librairie {à
paraître).
LE PÉRIL SUISSE. ESSAI SUR/CONTRE LA FIN DE L'HISTOIRE (à paraître).
NOUVELLE ÉCOLE (revue), Paris, 1969-1981. Albin Michel
A Louis Pauwels

C 1981, Éditions Albin Michel


22, rue Huyghens, 75014 Paris
ISBN: 2-226-01175-7
« J'en arrive à ma conclusion et j'énonce maintenant mon
verdict. Je condamne le christianisme, j'élève contre
l'Eglise chrétienne l'accusation la plus terrible qu'accusa-
teur ait jamais prononcée. Elle est pour moi la pire des
corruptions concevables, elle a voulu sciemment le comble
de la pire corruption possible. La corruption de l'Eglise
chrétienne n'a rien épargné, elle a fait de toute valeur une
non-valeur, de toute vérité un mensonge, de toute sincérité
une bassesse d'âme( .. .) J'appelle le christianisme l'unique
grande malédiction, l'unique grande corruption intime,
l'unique grand instinct de vengeance, pour qui aucun
moyen n'est ·assez venimeux, assez secret, assez souterrain,
assez mesquin - je l'appelle l'immortelle flétrissure de
l'humanité. »
FRIEDRICH NIETZSCHE,
L 'Antéchrist, Gallimard, 1974 (pp. 118-120).
AVANT-PROPOS

A quoi r2vent-ils, les personnages de Botticelli et de Caspar


David Friedrich? Vers quel passé-présent ont-ils choisi de
tourner leur regard ? De quels dieux possibles pressentent-ils
la venue au travers du monde qui les entoure et les relie à leur
propre incomplétude ? De quelle transcendance deviendront·
ils le lieu ? Ces questions sont pour moi directement liées à
celle qui forme le titre de ce livre et à laquelle je m'efforce de
répondre ici. Le « paganisme > était hier encore un mot
péjoratif. Il fait désormais partie du langage courant. Que
veut donc dire ce terme ? Que peut-il vouloir dire aux
hommes de notre temps? Quelle idée peut-on s'en faire?
Co"élativement, sur quoi ce paganisme articule-t-il sa criti-
que et son refus de la pensée biblique d 'oil procêde le
christianisme ? Et enfin, que signifient pour les héritiers de
notre culture ces deux phénomtnes simultanés que sont
l'effondrement des grandes religions révélées et le retour en
force du sacré ?
Ces questions ne peuvent ~tre prises comme indifférentes.
Ce sont des questions historiales et destinales. Il s'agit bien
en effet de destin et de destination : savoir à quoi nous nous
destinons, et, pour commencer, savoir si nous voulons encore
nous destiner à quelque chose. Questions, enfin, que je me
pose moi-m2me dans cet essai qui représente d'abord une
réflexion personnelle - l'état d 'une réflexion sur un sujet qui
me tient à cœur, à propos duquel mon sentiment a évolué, et
sur lequel, je l'esptre, il évoluera encore.
10 COMMENT PE UT-ON ~TRE PAÏE N ? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAfEN? 11
Problème de sensibilité. n n'y a pas d 'absolu en matière de que. « C'est le destin qui gouverne les dieux et non pas une
critique, il n'y a pas de point de vue des points de vue. Je n 'ai science, quelle qu'elle soit », écrivait Max Weber. On ne
pas cherché en tout cas à créer pareille perspective. J 'ai saurait réfuter un sentiment ; or, ce sont les sentiments qui
seulement voulu faire apparaître, aussi clairement que déterminent les systèmes comme autant de justifications
possible, deux grandes visions spirituelles, deux grandes propres. Max Weber donnait l'exemple de la maxime chré-
vues du monde, distinctes l'une de l'autre et qui, da ns une tienne : « N'oppose pas de résistance au mal. » Il est clair,
large mesure, s'affrontent, parfois au cœur des mêmes ajoutait-il, que « du point de vue strictement humain, ces
homm es. J'ai voulu dire pourquoi je me reconnais spontané- préceptes évangéliques font l'apologie d'une éthique qui va
ment dans l'une, pourquoi l'autre contredit mon être inté- contre la dignité. A chacun de choisir entre la dignité de la
rieur. Et comment, enfin, il pou"ait être possible de se religion, que nous propose cette éthique, et la dignité d'un être
réapproprier aujourd'hui de très éternelles valeurs. Je n 'ai viril qui prêche tout autre chose, à savoir : " Résiste au mal,
donc pas tant cherché à convaincre qu 'à représenter un sinon tu es responsable de sa victoire." Suivant les convic-
antagonisme spirituel, à dresser le tableau d'un conflit de
tions profondes de chaque être, l'une de ces éthiques prendra
sensibilités. On peut ou non se sentir « païen », se reconnaî-
le visage du diable, l'autre celui du dieu et chaque individu
tre dans une sensibilité « païenne ». Encore faut-il savoir en
aura à décider, de son propre point de vue, qui est dieu et qui
quoi celle-ci consiste. Libre à chacun, ensuite, de se recon-
naître et de se fortifier dans ce qui lui convient le mieux. Ce est diable. Il en est ainsi dans tous les ordres de la vie ». Si
qui revient à dire qu'un tel livre, loin d'avoir pour but de l'on se rattache à telle valeur, si l'on décide d'assumer tel
troubler les croyants dans leur foi, peut aussi bien les y héritage, alors, en toute logique, on doit soutenir telle
fortifier. L 'illusion même peut être positive, peut contenir et opinion. Mais la décision initiale reste affaire de choix -
susciter une force projective créatrice. Je ne vise pas à d'un choix qui ne peut jamais intégralement démontrer
diminuer ou à supprimer la foi, mais à en redonner, sur la nécessité de ses postulats propres. Rien n'épargne ce
d'autres plans peut-être. Toutes les croyances, certes, ne se choix, où nos projets et nos idées personnelles jouent un r6le,
valent pas, mais il y a pire qu'une croyance vile; c'est la mais où interviennent aussi nos identités partagées, nos
totale absence de foi. (A supposer que celle-ci soit possible, appartenances, nos héritages. Tous, nous avons à choisir
qu'elle ne soit pas, comme je le pressens, une forme « qui eft dieu et qui est diable ». C'est dans la pleine
d 'impensé radical.) Dans un essai précédent, j'ai dit que la conscience de cette vocation que réside le statut humain. La
façon dont on fait les choses vaut autant que les choses elles- subjectivité n'a donc pas à se dissimuler comme telle - et
mêmes. On ve"a que la foi, à mes yeux, compte également d'autant moins que c'est en elle-même aussi qu'elle trouve sa
autant que son objet. Et que c'est aussi là, déjà, que je me force.
sépare de la plupart de mes contemporains. Je propose dans ce livre une lecture parallêle du paga-
Rapportée à ses fondements, la démonstration est-elle nisme, en tant que religion originelle de l'Europe, en tant que
d 'ailleurs seulement possible? Il y a plus de quarante ans, constituant toujours central de son actualité, et de la pensée
Raymond Aron disait déjà que la critique de la raison biblique et chrétienne. On peut accepter ou refuser cette
historique détermine les limites et non les fondements de lecture : c'est objet de débat. Mais en outre, si on l'accepte,
l'objectivité historique. Ce qui revient à dire que la critique ne on peut encore faire le choix inverse du mien : adhérer au
permet jamais de faire l'économie de la décision philosophi- christianisme et rejeter le paganisme exactement pour
12 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÎEN? 13
les mêmes raisons qui me poussent vers le second et avec la foi d'un peuple soulevé par l'espoir et la volonté de
m'éloignent du premier. La discussion se pose ainsi d'em- vivre un autre commencement.
blée, non sous forme de dilemme, mais sous une forme trian- C 'est, on l'a compris, un livre de désirs, de souvenirs, de
gulaire. doutes et de pass.ions.
C'est une démarche, enfin, qui se fonde sur la tolérance.
Une tolérance qui n'exclut évidemment pas le jugement ni la A.B.
critique, mais qui ne fait de l'adversaire que la figure d'une
problématique du moment. Celui qui refuse les arritre-
mondes, celui qui refuse la distinction de ntre et du monde,
qui refuse une conception de la Divinité fondée sur la notion
de vérité unique et la dévaluation de l'Autre qui en résulte,
est prlt, hier comme aujourd'hui, à admettre tous les dieux,
mlme ceux qui lui sont le plus étrangers, mlme ceux
auxquels il ne pou"a jamais rendre un culte, mlme ceux qui
ont tenté de lui voler son ame. Il est prlt à dé/endre le droit
des hommes à se reconnaftre dans les dieux de leur choix -
à la condition, bien sar, que ce droit lui soit également
garanti.
J'ai écrit ce livre, comme d'habitude, pour tous et pour
personne. Pour ceux, surtout, que je ne connaftrai jamais.
Une nostalgie s'y exprime : c'est une nostalgie du futur. Le
temps de l'interprétation du mythe, hélas, est aussi celui de
l'effacement des dieux. Dans une époque néo-primitive par
le fait mlme de son actualité, dans une époque profondément
vide de par l'ampleur mlme de son trop-plein, dans une
époque où tout est simulacre et expérience forclose, où tout est
spectacle mais où il n'y a plus d'yeux pour voir, dans une
société où se mettent en place des formes nouvelles de
totalitarisme et d'exclusion, société toute bruissante de haines
recuites, bruissante d'inauthentique et d'inessentiel, dans une
société où la beauté se meurt, société de fin de l'histoire,
société du dernier homme où tout s'effondre au Couchant -
à l'Ouest absolu, transatlantique, d'une histoire qui fut
grande-, ce livre veut rappeler la possibilité d'un paysage,
la possibilité d'une re-présentation spirituelle qui consonne-
rait avec la beauté d'un tableau, d'un visage, d'un accord-
COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÏEN?
Pour qui considère avec Nietzsche que la christianisation
de l'Europe, l'intégration, plus ou moins achevée, plus ou
moins réussie, de l'esprit européen dans le système mental
chrétien, fut un des événements les plus désastreux de
toute l'histoire advenue à ce jour - une catastrophe au
sens propre du terme-, que peut signifier aujourd'hui le
mot de« paganisme »?Cette question paraît d'autant plus
fondamentale qu'elle ne cesse d'être à l'ordre du jour, ainsi
qu'en témoignent des polémiques récentes, qu'il faut
d'ailleurs replacer dans une disputatio plus vaste et plus·
ancienne, à un moment où, quoique certains puissent
prétendre, ce n'est pas le « polythéisme » qui est une
« vieillerie », mais le monothéisme judéo-chrétien qui est
mis en question, qui craque de toutes parts, tandis que sous
des formes souvent maladroites, parfois aberrantes, géné-
ralement inconscientes, le paganisme manifeste à nouveau
son attirance i .

1. Dans un article intitulé u malentendu du nouveau paganisme


(repris dans La To"e, mars 1979; trad. fr. : Centro Studi Evoliani,
Bruxelles, 1979), Julius Evola conteste la validité du mot« paîen >,qu'il
a employé lui-même en 1928 dans son livre Imperialismo pagano
(Atanor, Todi-Roma). Il prend pour prétexte que le mot paganus est à
l'origine« un terme péjoratif, parfois même injurieux, employé dans les
polémiques de la première apologétique chrétienne». Cette opinion
nous semble peu valable, non seulement parce que le terme a été
consacré par l'usage et a pris avec le temps une autre résonance, mais
18 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÏEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÏEN? 19
Horkheimer et Adorno, se sont opposés les partisans du
mythos, de Vico jusqu'à Heidegger ...
A la fin du XV: siècle, la Renaissance, centrée d'abord à
1
Florence avant de s'étendre à l'Europe entière, naît d'une
reprise de contact avec l'esprit du paganisme antique.
Le paganisme, à dire vrai, n'est jamais mort. Depuis les
Durant le siècle d'or des Médicis, on voit à nouveau
tentatives de restauration du culte solaire sous les empe- s'opposer les« platoniciens » (Pic de la Mirandole, Marsile
reurs illyriens (notamment sous Aurélien, grâce à l'appui Ficin) et les « aristotéliciens » (Pietro Pomponazzi). On
de Plotin), depuis celles, plus tardives, de l'empereur traduit et on commente Homère, Démosthène, Plutarque,
Julien, il a constamment inspiré les esprits. Dès la fin du ive les tragiques, les annalistes, les philosophes. Les plus
siècle, alors que le christianisme, devenu religion d'Etat, grands artistes, architectes, peintres et sculpteurs, tirent
paraissait triompher, on pouvait même déjà parler de leur inspiration de la matière antique, non pour en faire de
« renaissance païenne » (cf. Herbert Bloch, La rinascita simples copies, mais pour y enraciner des formes nouvelles.
pagana in Occidente alla fine del secolo IV, in Arnaldo En France, la découverte par Marguerite de Navarre, sœur
Momigliano, ed., Il conflitto tra paganesimo e cristianesimo de François 1er, des propos de Platon rapportés dans Le
ne/ secolo IV, Giulio Einaudi, Torino, 1968 et 1975, pp. courtisan de Balthazar Castiglione (1537) est pour elle une
199-224). Par la suite, les valeurs païennes ont toujours révélation. « En lisant les œuvres de Cicéron ou de
survécu, tant dans l'inconscient collectif que dans certains Plutarque, affirme Erasme, je me sens devenir meilleur. »
des rites populaires coutumiers (à tort dénommés« folklo- Les vieux dieux gréco-latins retrouvent ainsi une nouvelle
riques »), la théologie de certains grands hérétiques « chré- jeunesse, dont profite toute l'Europe, tandis que dans le
tiens », et par le biais d'innombrables revivais artistiques Nord, la redécouverte de l'antiquité germanique joue un
ou littéraires. Depuis Ronsard et du Bellay, la littérature rôle identique dans le processus de « renaissance natio-
n'a cessé de trouver dans l'antiquité pré-chrétienne une nale » que connaît l'Allemagne, de Konrad Celtis à Nico-
source féconde d'inspiration, tandis que durant quinze demus Frischlin 1.
siècles, la réflexion politique se nourrissait d'une médita- Au début du xrxe siècle, ce sont surtout les romantiques
tion sur le principe purement païen de l'imperium, soubas- allemands qui honorent et ressuscitent l'esprit antique. La
sement de cette prodigieuse entreprise - la plus grandiose Grèce ancienne leur apparaît comme le modèle même de la
peut-être de l'histoire - que fut l'empire romain. En vie harmonieuse. Dans son passé exemplaire, mettant sur
philosophie enfin, aux partisans du primat exclusif du logos le même pied Faust et Prométhée, ils voient l'image de ce
sur le mythos, depuis Descartes et Auguste Comte jusqu'à que pourrait être leur propre avenir et soulignent les

aussi parce que le cas n'est pas rare de mouvements ayant transformé en 1. Sur les aspects proprement païens de la Renaissance, cf. notam-
titres de gloire les qualificatifs méprisants qu'on leur avait décernés ment Edgar Wind, Pagan Mysteries in the Renaissance (W.W. Norton,
(cf. l'exemple des Gueux hollandais). A l'inverse, Nietzsche imagine New York, 1968), et Jean Seznec, La survivance des dieux antiques,
une époque où des mots tels que « Messie », « Rédempteur » ou Saint, Flammarion, 1980. Sur la même évolution en Allemagne : Jacques
pourraient être employés « comme des injures, et pour désigner des Ridé, L'image du Germain dans la pensée et la littérature allemandes, de
criminels » (L 'Antéchrist, Gallimard, 1974, p. 122). Nous sommes par la redécouverte de Tacite à la fin du XVI' siêcle. Contribution à l'étude de
contre en accord avec beaucoup d'autres passages du texte d'Evola. la genêse d'un mythe (3 vol., Honoré Champion, 1977).
20 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~ PAIEN? 21
profondes affinités de l'esprit hellénique et de celui de leur avec toutes ses idoles littéraires, artistiques, philosophi-
peuple. Si le divin a existé, dit en substance Hôlderlin, ques, morales et religieuses ; la Renaissance engendra la
alors il reviendra, car il est éternel. Novalis , Friedrich Réforme; la Réforme engendra l'impiété voltairienne;
Schlegel expriment des sentiments analogues. Heinrich von l'impiété voltairienne engendra la Révolution française ; la
Kleist, de son côté, célèbre le souvenir d'Arminius (Her- Révolution française est le cataclysme moral le plus épou-
mann), qui, en l'an 9 de notre ère, fédéra les peuples vantable qu'on ait jamais vu > (Lettres à Monseigneur
germaniques et défit les légions de Varus dans la forêt de Dupanloup, évêque d'Orléans, sur le paganisme dans l'édu-
Teutoburg. cation, Gaume frères, 1852). L'Eglise s'indigne de ce que
Quelques décennies plus tard, en France, on assiste, les exemples de Thémistocle, Caton, Solon, Scipion et
l'archéologie et la linguistique aidant, à une immense Cincinnatus soient proposés à l'imagination ou à l'étude de
vogue littéraire païenne, qui touche aussi bien les symbolis- la jeunesse. On ne devrait, selon elle, n'enseigner ni
tes que les parnassiens, les romantiques que les néo- Horace ni Tite-Live.
classiques. Tandis que Victor Hugo, rallié au panthéisme,
Cette identification des valeurs païennes à celles de la
définit Dieu comme la Somme ( « Plénitude pour lui, c'est
« gauche » naissante répond alors à l'opinion générale.
l'infini pour le monde », Religions et religion), Théophile
D'autres auteurs, toutefois, s'efforcent de tirer le paga-
Gautier exalte dans l'hellénisme l' « âme de notre poésie ». ·
Leconte de Lisle publie ses Poèmes antiques (1842) et ses nisme dans des directions opposées. « Quand je vis l' Acro-
Poèmes barbares (1862), Théodore de Banville, ses Cariati- pole, avait écrit Renan, j'eus la révélation du divin »
des (1842), José Maria de Heredia, ses Trophées, Juliette (Souvenirs d'enfance et de jeunesse). Maurras fait à son tour
Adam, un roman intitulé Païenne (1883), Pierre Louys, le voyage d'Athènes, Barrès, le voyage de Sparte. Le jeune
Aphrodite et les très apocryphes Chansons de Bilitis. Maurras, dont Gustave Thibon, entre autres, a souligné le
Anatole France tresse des couronnes à Leuconoé et Loeta « paganisme vécu à fond » (Mau"as poète, in Itinéraires,
Acilia, Louis Ménard chante les vertus du mysticisme avril 1968, p. 145), s'écrie : « Le Parthénon, ayant vécu,
hellène. Taine célèbre en Athènes la « première patrie du n'a aucun besoin de personne. C'est nous qui avons besoin
beau >. Albert Samain, Jean Moréas, Henri de Régnier, du Parthénon pour développer notre vie. » Et de vitupérer
Laforgue, Verlaine, Edouard Schuré, Sully Prudhomme, les « obscurantismes judéo-chrétiens » et le « venin du
Edouard Dujardin, François Coppée, Mme de Noailles ne Magnificat » 1• La critique du christianisme sera d'ailleurs
sont pas en reste. Sans oublier Catulle Mendès, dont on a constante, en France comme à l'étranger, dans ce qu'il est
récemment réédité L'homme tout nu (Ed. Libres-Hallier, convenu d'appeler la pensée politique de« droite »,depuis
1980). Sorel et Proudhon, Hugues Rebell et Pierre Lasserre,
Louis Ménard, en 1848, voit dans le polythéisme le d'Annunzio, Pareto, Spengler, Moeller van den Bruck et
fondement de l'idéal républicain : respect .du pluralisme Jünger jusqu'à Drieu la Rochelle, Céline, voire Brasillach
d'opinions et critique de la monarchie. Tel est également le - qui célèbre le« paganisme nait» de Jeanne d'Arc (Le
point de vue de l'abbé J. Gaume, adversaire fanatique du procès de Jeanne d'Arc, Gallimard, 1951) - , en attendant
paganisme - qu'il identifie à la démocratie et au socia-
lisme, et qui n'hésite pas à écrire : « La Renaissance fut la 1. Sur le paganisme du jeune Maurras, cf. Patrice Sicard, Maurras ou
résurrection, le culte, l'adoration fanatique du paganisme Maurras, GRECE, 1974.
22 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÏEN ? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAlEN? 23
Julius Evola, Louis Rougier, Armin Mohler, Louis trophes de l'humanité » (Les Nouvelles littéraires, 14 juin
Pauwels et Jean Cau. 1979). Bernard Oudin dénonce dans le monothéisme la
Dans la littérature moderne, le paganisme éclate avec source ·même du totalitarisme (La foi qui tue, Laffont,
D.H. Lawrence (cf. surtout son Apocalypse, Balland- 1980). Raymond Ruyer clôt l'un de ses derniers ouvrages,
France Adel, 1978), Colette, Giono, Knut Hamsun, Stefan Le sceptique résolu (Laffont, 1979), sur une invocation à
George, Rilke , etc. Montherlant, qui fait du monde Zeus. Alain Daniélou voit dans I' « illusion monothéiste »
antique une palestre où règnent aussi bien Hermès que une « aberration du point de vue de l'expérience spiri-
Minerve, célèbre les vertus de la « païennie » et ne cesse tuelle » (Shivâ et Dionysos, Fayard, 1979). Philippe Sollers
de dire l'importance que la res romana occupe dans son déclare de Pier Paolo Pasolini qu'il fut à la fois« païen »et
œuvre. Opposant le Tibre romain et !'Oronte oriental il « judéo-chrétien » (Pasolini, Sade, saint Matthieu, in
laisse cette consigne : « Toutes les fois que notre esprit ' Maria Antonietta Macciocchi, éd. , Pasolini, Grasset ,
vacille, se reporter à la pensée gréco-romaine antérieure au 1980). Les folkloristes et les historiens des mentalités n'en
Iie siècle » (Va jouer avec cette poussi~re, Gallimard, finissent pas de buter, en màtière de quotidienneté popu-
1966) 1. Plus récemment, il faudrait citer Marguerite Your- laire, sut la question des survivances païennes au sein de ce
cenar, Jean Markale, Yann Brekilien, J.R.R. Tolkien, que Carlo Ginzburg appelle la « religion paysanne » (Les
Patrick Grainville ... batailles nocturnes, Verdier, Lagrasse, 1980). Il n'est jus-
Depuis l'essor idéologique de la « Nouvelle Droite » et qu'à des phénomènes de société fort contestables à beau-
la contre-offensive de B.H. Lévy (Le testament de Dieu, coup d'égards, comme la vogue d'un certain ésôtérisme ou
.Grasset, 1979) et de ses amis, la querelle monothéisme- la mode écologiste, qui ne manifestent des résurgences
polythéisme - le « mono-poly » des salons parisiens - est marginales du paganisme (retour à la nature interprétée
devenue à la mode. Jetant globalement l'anathème sur la comme le « visage de Dieu », contestation du christianisme
part grecque de notre héritage, Lévy retrouve spontané- du point de vue de la spiritualité et de l'occultisme, etc.).
ment l'argumentation réactionnaire , anti-démocratique, On pourrait multiplier les exemples.
développée par l'abbé Gaume, en même temps qu'il fait La tendance contemporaine au pluralisme et à l'enracine-
si~n l'aphorisme bien connu : « Maudit soit l'homme qui
ment contient elle-même enfin, au moins de façon impli-
fat~ apprendre à son fils la science des Grecs » (Talmud,
cite, le rejet de l'universalisme réducteur et de l'égalita-
traité Baba-Kamma, fol. 82-83; traité Sota, fol. 49). Louis risme chrétien. On pourrait d'ailleurs admettre , avec Odo
Pauwels déclare au contraire : « Il y a une Europe secrète Marquard (Lob des Polytheismus. Ueber Monomythie und
P~lymythie, in H ans Poser, Hrsg., P~ilosophie und Mythos.
qu_'i~ faut redécou.vrir. Je crois à un retour à un paganisme
spmtuel » (entretien avec Jean Biès, J'ai dialogué avec des Ein Kolloquium, Walter de Gruyter, Berlin, 1979, pp. 40-
chercheurs de vérité, Retz, 1979). L'écrivain mexicain 58), qu'une telle exigence va nécessairement de pair avec la
Octavio Paz, qui s'affirme « polythéiste et démocrate » recherche d'une polymythie. La crise de ce que Gilbert
décrit le monothéisme comme l' « une des grandes catas~ Durand a appelé le «.culte unique d'un unidimensionnel
sens de l'histoire aligné sur le vieux fil d'une logique
t<?talitaire », l'effondrement des certitudes optimistes liées
1. Sur la pla~e de 1' An~i9uité dans l'œuvre et la pensée de Mon-
therlant, cf. Pierre Duro1s10, Montherlant et /'Antiquité thèse de à l'idée de « progrès », le piétinement des idéologies
doctorat, université de Liège, 1979. ' rupturalistes ·de l' « à rebours », le tassement du rationa-
24 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PA[EN? 25
lisme et du positivisme, le surgissement des idéaltypes et Le néo-paganisme, si néo-paganisme il y a, n'est pas un
des archétypes comme modalités d'un inconscient collectif phénomène de secte - comme l'imaginent, non seulement
nécessairement pluriel (car toujours constitué d'éléments ses adversaires, mais aussi des groupes et des chapelles
hétérogènes), les travaux qui se multiplient sur l' « imagi- parfois bien intentionnés, parfois maladroits, souvent invo-
nai » et les « paroles primordiales », la renaissance du lontairement comiques et parfaitement marginaux. Ce
mythe à la fois comme objet et comme mode de connais- n'est pas non plus un « christianisme retourné », qui
sance, le rejet des valeurs quantitatives-marchandes et des reprendrait à son compte diverses formes chrétiennes - du
orientations théoriques univoques, tous ces traits de société système des rites jusqu'au système des objets - pour en
débouchent sur des systèmes ouverts, hétérogènes , reconstituer l'équivalent ou la contrepartie.
« polythéistes » au sens propre, gouvernés par des logiques Aussi bien, ce qui nous semble surtout à redouter
conflictuelles et des « déterminismes » synthétiques para- aujourd'hui, du moins selon l'idée que nous nous en
doxaux correspond à l'état normal des systèmes vivants. faisons, c'est moins la disparition du paganisme que sa
De fait, avec David L. Miller (Le nouveau polythéisme, résurgence sous des formes primitives ou puériles, appa-
Imago, 1979) et James Hillmann (Pan et le cauchemar, rentées à cette« religiosité seconde » dont Spengler faisait,
Imago, 1979), toute une école moderne de psychologie à juste titre , l'un des traits caractéristiques des cultures en
prône la renaissance du polythéisme, comme seule spiritua- déclin, et dont Julius Evola écrit qu'elle « correspond
lité conforme à l'état d'un univers polyphonique, polysémi- généralement à un phénomène d'évasion, d'aliénation, de
que et plurisignifiant. Dans un domaine voisin, un cher- compensation confuse, n'ayant aucune répercussion
cheur comme Gilbert Durand, pour qui toute société est sérieuse sur la réalité (...) quelque chose d'hybride, de
« axiologiquement polythéiste et plus ou moins quadrifonc- déliquescent et de sub-intellectuel » ( « Chevaucher le
tionnelle », plaide pour une « éthique du pluralisme » (qui tigre», La Colombe, 1964, p. 259). Ce qui exige un certain
est aussi une éthique de la « profondeur »),fondée sur un nombre de mises au point.
désir « que sa propre grandeur définit comme pluriel, et
dont la pluralité n'est assurée que par le principe hiérarchi-
que de différence » (La cité et les divisions du royaume, in 2
Eranos) 1, tandis que Michel Maffesoli, rallié lui aussi au
« polythéisme des valeurs » évoqué par Max Weber (Le En premier lieu, le paganisme n'est pas un « retour au
savant et le politique, UGE-10/18, 1971), définit le paga- passé ». Il ne consiste pas à en appeler« d'un passé contre
nisme comme « cela même qui en reconnaissant le un autre passé », contrairement à ce qu'a pu écrire avec
polythéisme du réel, apprend à ne pas se courber l'échine légèreté Alain-Gérard Slama (Lire, avril 1980). Il ne
devant la " force de l'histoire " ou de ses divers avatars et manifeste pas le désir d'en revenir à un quelconq'!le
substituts » (La violence totalitaire, PUF, 1979, p. 68). « paradis perdu » (thème plutôt judéo-chrétien), et moins
L'actualité du paganisme ne saurait donc être discutée. encore , contrairement à ce qu'affirme gratuitement Cathe-
rine Chalier (Les nouveaux cahiers, été 1979), à une
« origine pure ».
1. Cf. également, de Gilbert Durand : Science de l'homme et tradi-
tion. Le nouvel esprit anthropologique, Berg international, 1979 · et A une époque où l'on ne cesse de parler d' « enracine-
Figures mythiques et visages de l'œuvre, Berg international, 1979. ' ment » et de « mémoire collective », le reproche de
26 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÏEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAfEN? 27
« passéisme » tombe d'ailleurs de lui-même. Tout homme que Heidegger appelle l' « historiai » ( Geschehen) de
naît d'abord comme héritier; il n'y a pas d'identité des l'existence humaine - un historiai qui marque la « struc-
individus ou des peuples sans prise en compte par les ture absolument propre de l'existence humaine qui, réalité
intéressés de ce qui les a produits, de la source d'où ils transcendante et réalité révélante , rend possible l'historicité
proviennent. De même qu'il y avait hier spectacle grotes- d'un monde ». L'historicité de l'homme tient au fait que,
que à voir dénoncer les « idoles païennes » par des pour lui, « passé », « présent » et « futur » sont associés
missionnaires chrétiens adorateurs de leurs propres gris- dans toute actualité, constituant trois dimensions qui se
gris, il y a aujourd'hui quelque comique à voir dénoncer le fécondent et se transforment mutuellement. Dans cette
« passé » (européen) par ceux qui ne cessent de vanter la perspective, le reproche - typiquement judéo-chrétien -
continuité judéo-chrétienne et de nous renvoyer à l'exem- de « passéisme » est entièrement dépourvu de sens.
ple « toujours actuel » d'Abraham, Jacob, Isaac et autres Il ne peut en effet y avoir de « passéisme » que dans une
Bédouins proto-historiques. optique historique monolinéaire, dans une histoire où,
Il faut s'entendre, d'autre part, sur ce que signifie le mot précisément, ce qui est « passé » ne peut plus revenir. Mais
« passé ». Nous refusons d'emblée la problématique ce n'est pas dans cette optique que nous nous situons. Nous
judéo-chrétienne qui fait du passé un point définitivement croyons à l'Eternel retour. En 1797, Hôlderlin écrit à
dépassé sur une ligne qui mènerait nécessairement l'huma- Hebei : « Il n'y a pas d'anéantissement, donc la jeunesse
nité du jardin d'Eden aux temps messianiques. Nous ne du monde doit renaître de notre décomposition ». En fait,
croyons pas qu'il y ait un sens de l'histoire. Le passé est il ne s'agit pas de « retourner » au passé, mais de s'y
pour nous une dimension, une perspective donnée dans rattacher- et aussi, par le fait même , dans une conception
toute actualité. Il n'y a d'événements « passés » que pour sphérique de l'histoire, de se relier à l'éternel, de le faire
autant qu'ils s'inscrivent comme tels dans le présent. La refluer, consonner dans la vie, de se défaire de la tyrannie
perspective ouverte par la représentation que nous nous du logos, de la terrible tyrannie de la Loi, pour se remettre
faisons de ces événeme!lts « transforme » notre présent à l'école du mythos et de la vie. Dans la Grèce antique,
exactement de la même façon que le sens que nous leur observe Jean-Pierre Vernant, « l'effort de se tout rappeler
donnons en nous les re-présentant contribue à leur propre a pour fonction première, non pas de construire le passé
« transformation ». Le « passé » participe donc nécessai- individuel d'un homme-qui-se-souvient, de construire son
rement de cette caractéristique de la conscience humaine temps individuel, mais, au contraire, de lui permettre de
qu'est la temporalité, laquelle n'est ni la « quantité de s'échapper du temps» (entretien paru dans Le Nouvel
temps » mesurable dont parle le langage courant (la Observateur, 5 mai 1980). Il s'agit, de la même façon , de se
temporalité est au contraire qualitative) ni la durée évo- référer à la « mémoire » du paganisme, non d'une façon
quée par Bergson, qui appartient à la nature non humaine chronologique, pour en revenir à l' « antérieur » , mais
- la temporalité, elle, n'appartient qu'à l'homme. La vie d'une façon mythologique, pour rechercher ce qui, au
comme « souci » (Sorge) est ex-tensive de soi-même, travers du temps, dépasse le temps et nous parle encore
comme le dit Heidegger ; elle ne remplit donc aucun cadre aujourd'hui. Il s'agit de se relier à l'indépassable et non au
temporel préétabli. L'homme n'est que projet. Sa « dépassé ».
conscience elle-même est projet. Exister, c'est ex-sistere, se Les termes de « début » et de « fin » n'ont plus alors le
pro-jeter. C'est cette mobilité spécifique de l'ex-tensivité sens que leur donne la problém atique judéo-chrétienne .
28 COMMENT PEUT-ON tTRE PAfEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAi.E N? 29
Dans la perspective paîenne, le passé est toujours avenir (à comprendre sans reprendre, éclairer sans renier, pour
ve nir). Herkunft aber bleibt ste ts Zukunft, écrit choisir ensuite, seul , ce qui le rattache ou l'éloigne de ses
Heidegger : « Ce qui est à l'origine demeure toujours un à- origines », écrit Blandine Barret-Kriegel, qui, elle, s'af-
venir, demeure constamment sous l'emprise de ce qui est à firme« judéo-chrétienne »(Le Matin, 10 septembre 1980).
venir. » Elle ajoute : « Lorsque les entreprises des générations
Dans son Introduction d la métaphysique (Gallimard, précédentes échouent, le mouvement naturel est de repar-
1967), Heidegger examine précisément la question du tir en deçà de la bifurcation, de distendre la durée, d'élargir
« passé » . Un peuple, dit-il, ne peut triompher de I' « obs- l'espace » (ibid.). C'est très exactement de cela qu'il
curcissement du monde » et de la décadence qu'à la s'agit : repartir « en deçà de la bifurcation » pour un autre
condition de vouloir en permanence un destin. Or, il « ne commencement. Mais un tel projet apparaîtra sans doute
se fera un destin que si d'abord il crée en lui-m2me une comme « blasphématoire » aux yeux de beaucoup. En
résonance, une possibilité de résonance pour ce destin, et hébreu, le mot « commencement » a aussi le sens de
s'il comprend sa tradition d'une façon créatrice. Tout cela « profanation » : commencer, nous aurons l'occasion de le
implique que ce peuple, en tant que peuple proventuel, voir,.c'est rivaliser avec Dieu. C'est si vrai que le passage
s'ex-pose lui-même dans le domaine originaire où règne de la Genèse où il est dit qu'Enosh, fils de Seth, « fut le
l'être, et par là y ex-pose la pro-venance de l'Occident, à premier à invoquer le nom de Iahvé » ( 4, 26) 1 est
partir du centre de son pro-venir futur ». Il faut , en interprété dans la théologie du judaïsme comme signifiant,
d'autres termes, « re-quérir le commencement de notre non le début du monothéisme, mais le début du paganisme
être-là spirituel en tant que proventuel, pour le transformer ( « Alors on commença. Ce verbe signifie profaner . On
en un autre commencement». Et Heidegger ajoute : commença à donner aux hommes et aux statues le nom du
« Pour qu'un commencement se répète, il ne s'agit pas de Saint-Béni-Soit-Il et à appeler dieux les idoles » , commen-
se reporter en arrière jusqu'à lui comme à quelque chose de taire de Rachi sur Gen. 4, 26). Depuis Siméon Bar Yo'haï
passé, qui maintenant soit connu et qu'il n'y ait qu'à imiter, jusqu'à nos jours, la culture païenne n'a d'ailleurs cessé de
mais il faut que le commencement soit recommencé plus faire l'objet de critiques et de mises en accusation 2 • Ce
originairement, et cela avec tout ce qu'un véritable com- seul fait, s'il en était besoin, suffirait à montrer combien
mencement comporte de déconcertant, d'obscur et de mal certain « passé » reste présent aux yeux mêmes de ceux qui
assuré. » En effet, « le commencement est là. Il n'est pas le dénoncent. « Ce n'est pas un hasard, a écrit Gabriel
derrière nous comme ce qui a été il y a longtemps, mais il se Matzneff, si notre vingtième siècle, fanatique, haineux,
tient devant nous. Le commencement a fait irruption dans doctrinaire, ne perd pas une occasion de donner une image
notre avenir. Il chasse au loin sa grandeur qu'il nous faut calomniatrice et caricaturale des anciens Romains : d'ins-
rejoindre ».
Il n'y a donc pas retour, mais bien recours au paganisme. 1. Nos citations de la Bible renvoient à l'édition dite c de Jérusalem >
Ou, si l'on préfère, il n'y a pas retour au paganisme, mais (Cerf, 1973; D esclée de Brouwer) , qui fait généralement autorité. Nous
retour du paganisme vers ce que Heidegger, dans cette avons également consulté la TOB (Les Bergers et les Mages-Cerf, 1971),
la traduction d'André Chouraqui (Desclée de Brouwer) et la Bible du
page d'une importance lumineuse, appelle un « autre Rabbinat .
commencement ». « On ne peut rien pour ou contre sa 2. Cf. François Fontaine, Le complot contre Rome, in Le Figaro-
généalogie, et il vient toujours un moment où chacun doit Magazine, 12 avril 1980.
30 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 31
tinct, il déteste ce qui lui est supérieur » (Le Monde, 26 C'est déjà une tâche considérable. Non seulement les
avril 1980). religions de l'Europe ancienne ne le cèdent en rien au
Aux xve et XVIe siècles, la Renaissance fut bel et bien une monothéisme quant à leur richesse ou à leur complexité
re-naissance. « Il s'agissait, dira Renan, de voir l' Antiquité spirituelle et théologique, mais on peut même considérer
face à face. » Ce ne fut pourtant pas un retour en arrière, qu'elles l'emportent bien souvent sur ce terrain. Qu'elles
une simple résurgence du « passé », mais au contraire le l'emportent ou non n'est d'ailleurs pas le plus important.
point de départ d'une nouvelle aventure de l'esprit, d'une L'important, c'est qu'elles nous parlent - et pour ma part,
nouvelle aventure de l'âme faustienne désormais triom- je retire plus d'enseignements de l'opposition symbolique
phante parce qu'enfin éveillée à elle-même. Aujourd'hui, de Janus et de Vesta, de la morale de l'Orestiade ou du
le « néo-paganisme » n'est pas non plus une régression. Il récit du démembrement d'Ymir que des aventures de
est au contraire le choix délibéré d'un avenir plus authenti- Joseph et de ses frères ou de l'histoire du meurtre avorté
que, plus harmonieux, plus puissant - un choix qui d'Isaac. Au-delà des mythes eux-mêmes, il convient de
projette dans le futur, pour des créations nouvelles, rechercher une certaine conception de la divinité et du
l'éternel dont nous pro-venons. sacré, un certain système d'interprétation du monde, une
certaine philosophie. B.H. Lévy se réfère au monothéisme
tout en déclarant qu'il ne croit pas en Dieu. Notre époque
3 elle-même est profondément judéo-chrétienne, même si les
églises et les synagogues se vident; elle l'est par sa façon de
Si l'on admet que quelque chose est grand, dit Heidegger, concevoir l'histoire, par les valeurs essentielles auxquelles
« alors le commencement de cette grandeur demeure ce elle se réfère. A l'inverse, il n'y a pas besoin de « croire »
qu'il y a de plus grand». Le paganisme aujourd'hui, c'est en Jupiter ou en Wotan - ce qui n'est toutefois pas plus
donc d'abord, évidemment, une certaine familiarité avec ridicule que de croire en Iahvé - pour être païen. Le
les religions indo-européennes anciennes, leur histoire, paganisme aujourd'hui ne consiste pas à dresser des autels
leur théologie, leur cosmogonie, leur symbolique, leurs à Apollon ou à ressusciter le culte d'Odhinn. Il implique
mythes et les mythèmes dont ils se composent. Familiarité par contre de rechercher, derrière la religion, et selon une
du savoir, mais aussi familiarité spirituelle; familiarité démarche désormais classique, l' « outillage mental » dont
épistémologique, mais aussi familiarité intuitive. Il ne s'agit elle est le produit, à quel univers intérieur elle renvoie,
pas seulement, en effet, d'accumuler des connaissances sur .quelle forme d'appréhension du monde elle dénote. Bref, il
les croyances des diverses provinces de l'Europe pré- implique de considérer les dieux comme des « centres de
chrétienne (ni d'ailleurs d'ignorer ce qui peut les distin- valeurs » (H. Richard Niebuhr), et les croyances dont ils
guer, parfois profondément, les unes des autres), mais font l'objet comme des systèmes de valeurs : les dieux et les
surtout d'identifier dans ces croyances la projection, la croyances passent, mais les valeurs demeurent.
transposition d'un certain nombre de valeurs qui, en tant C'est dire que le paganisme, loin de se caractériser par
qu'héritiers d'une culture, nous appartiennent et nous un refus de la spiritualité ou un rejet du sacré, consiste au
concernent directement. (Ce qui, par voie de conséquence, contraire dans le choix (et la réappropriation) d'une autre
conduit à réinterpréter l'histoire des deux derniers millé- spiritualité, d'une autre forme de sacré. Loin de se confon-
naires comme le récit d'une lutte spirituelle fondamentale.) dre avec l'athéisme ou avec l'agnosticisme, il pose, entre
32 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN ? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN ? 33
l'homme et runivers, une relation fondamentalement reli- nourriture ou la copulation (s'il y en a qui préfèrent s'en
gieuse - et d'une spiritualité qui nous apparaît comme passer, tant mieux pour eux). Mircea Eliade note que
beaucoup plus intense, plus grave, plus forte que celle dont « l'expérience du sacré est une structure de la
le monothéisme judéo-chrétien se réclame. Loin de désa- conscience », dont on ne saurait espérer faire l'économi~
craliser le monde, il le sacralise au sens propre, il le tient (entretien avec Le Monde-Dimanche, 14 septembre 1980).
pour sacré - et c'est précisément en cela, on le verra, qu'il L'homme a besoin d'une croyance ou d'une religion -
est païen. Ainsi que l'écrit Jean Markale, « le paganisme, nous distinguons ici la religion de la morale - en tant que
ce n'est pas l'absence de Dieu, l'absence de sacré, l'absence rituel, en tant qu'acte uniforme apaisant, comme partie
de rituel. Bien au contraire, c'est, à partir de la constata- prenante des circuits d'habitude par lesquels il se construit.
tion que le sacré n'est plus dans le christianisme, l'affirma- A cet égard, l'apparition récente de l'incroyance vraie fait
tion solennelle d'une transcendance. L'Europe est plus que partie de ces phénomènes de déclin qui déstructurent
jamais païenne quand elle cherche ses racines, qui ne sont l'homme dans ce qu'il a de spécifiquement humain.
pas judéo-chrétiennes » (Aujourd'hui, l'esprit paien ?, in (L'homme qui a perdu la capacité ou le désir de croire est-il
Marc de Smedt, éd., L 'Europe païenne, Seghers, 1980, encore un homme? On peut au moins se poser la ques-
p. 16). tion). « Il peut y avoir une société sans Dieu, écrit Régis
Le sens du sacré, la spiritualité, la foi, la croyance en Debray, il ne peut y avoir une société sans religion » (Le
l'existence de Dieu, la religion comme idéologie, la religion scribe, Grasset, 1980). Il ajoute : « Les Etats en voie
comme système et comme institution sont de~ notions bien d'incrédulité sont en voie d'abdication ,. (ibid.). On peut
différentes et qui ne se recoupent pas nécessairement. Elles également citer ce propos de Georges Bataille, selon lequel
ne sont pas non plus univoques. Il y a des religions qui « la religion, dont l'essence est la recherche de l'intimité
n'ont pas de Dieu (le taoïsme, par exemple) ; croire en perdue, se ramène à un effort de la conscience claire pour
Dieu n'implique pas nécessairement qu'il s'agisse d'un devenir en entier conscience de soi » (Théorie de la religion,
Dieu personnel. En revanche, s'imaginer que l'on pourrait Gallimard, 1973). Cela suffit pour condamner le libéra-
évacuer de façon durable toute préoccupation religieuse lisme occidental. Assurément, c'est encore faire trop de
chez l'homme, est à nos yeux pure utopie. La foi n'est ni un ·crédit au judéo-christianisme que de rejeter les notions
« refoulé » ni une « illusion », et le mieux que puisse faire dont il prétend s'arroger le monopole, pour le seul motif de
la raison est de reconnaître qu'elle ne suffit pas à épuiser cette prétention. Il n'y a pas plus lieu de rejeter l'idée de
toutes les aspirations intérieures de l'homme. « L'homme Dieu ou la notion de sacré sous le prétexte que le
est le seul être qui s'étonne de sa propre existence, constate christianisme en a donné une idée maladive que de rompre
Schopenhauer; l'animal vit dans son repos et ne s'étonnant avec les principes aristocratiques sous le prétexte que la
de rien( ...) Cet étonnement qui se produit surtout en face bourgeoisie les a caricaturés.
de la mort et à la vue de la destruction et de la disparition Il est d'ailleurs à noter que dans l'antiquité pré-chré-
de tous les autres êtres est la source de nos besoins tienne, le mot « athéisme » est pratiquement dépourvu de
métaphysiques; c'est par lui que l'homme est un animàl sens. Les procès pour « incroyance » ou « impiété » recou-
métaphysique» (Le monde comme volonté et comme repré- vrent eux-mêmes, en général, tout autre chose. Quand
sentation, PUF, 1966). Le besoin de sacré est un besoin Ammien Marcellin dit qu' « il y a des gens pour qui le ciel
fondamental de l'être humain, au même titre que la est vide de dieux » (xxvm, 4, 6), il précise qu'ils croient
34 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PArEN? 35
quand même aux astres et à la magie. A Rome, ce seront l'idée même de Dieu. Nous dirons, pour reprendre une
les chrétiens qui seront accusés d' « athéisme », du fait antinomie chère à Emmanuel Lévinas, que le sacré s'inves-
qu'ils n'auront aucun respect pour les effigies des dieux ou tit comme mystère en ce monde, qu'il est donné à partir de
pour les lieux de culte. En Grèce, la pensée rationnelle l'intimité de l'homme et du monde, par opposition à la
elle-même a seulement réorienté la théogonie et la cosmo- sainteté, qui est liée à la transcendance du Tout Autre. Le
logie mythiques. C'est pourquoi Claude Tresmontant, paganisme sacralise, et par là exalte ce monde, là où le
après avoir gratuitement assimilé le panthéisme à monothéisme judéo-chrétien sanctifie, et par là retranche
l' « athéisme », est contraint d'écrire que ce dernier est de ce monde. Le paganisme repose sur l'idée de sacré.
« éminemment religieux », qu' « il est beaucoup trop reli-
gieux puisqu'il divinise indtlment l'univers » (Problèmes du
christianisme, Seuil, 1980, p. 55). C'est que, dans l'Europe 4
ancienne, le sacré n'est pas conçu comme opposé au
profane, mais comme ce qui englobe le profane pour lui Quelles sont donc les différences fondamentales qui sépa-
donner un sens. Il n'y a pas besoin d'une Eglise pour faire rent le paganisme européen du judéo-christianisme ? Pour
la médiation entre l'homme et Dieu ; c'est la cité tout répondre à cette question, une certaine prudence s'impose.
entière qui fait cette médiation, et les institutions religieu- Indépendamment du fait qu'une opposition n'est jamais
ses n'en constituent qu'un aspect 1• Le concept opposé au aussi tranchée dans la réalité que du point de vue -
latin religio serait à rechercher dans le verbe negligere. Etre nécessaire - des commodités de l'analyse, il nous paraît
religieux, c'est être responsable, ne pas négliger. Etre important, d'abord, de ne pas faire un usage inconsidéré de
responsable, c'est être libre - se donner les moyens la notion même de « judéo-christianisme », qui, controver-
concrets d'exercer une liberté-pour-faire. Etre libre, c'est sée chez les juifs comme chez les chrétiens, n'est pas
aussi, en même temps, être re-lié à d'autres par le moyen exempte d'ambiguïtés. Un tel usage, en toute rigueur, ne
d'une spiritualité commune. nous paraît licite que sur deux plans bien précis. En
Lorsque B.H. Lévy affirme que « le monothéisme n'est premier lieu, un plan historique : au sens strict, les judéo-
pas une forme de sacralité, une forme de spiritualité », chrétiens sont les premiers chrétiens d'origine juive, mem-
mais, « au contraire, la haine du sacré comme tel » bres des communautés palestiniennes de Nazareth, qui
(L'Express, 21 avril 1979), son propos n'est qu'apparem- furent autant de. pierres de discorde entre le judaïsme et le
ment paradoxal. Le sacré, c'est le respect inconditionnel de christianisme paulinien. (On sait que le succès de Paul mit
quelque chose ; or, le monothéisme met, au sens propre, un fin à ce judéo-christianisme historique) 1• Ensuite un plan
« idéologique », lorsqu'il s'agit de caractériser ce que le
tel respect hors la Loi. Chez Heidegger, le sacré, das
Heilige, est bien distinct de la métaphysique classique et de judaïsme et le christianisme peuvent avoir de commun au
point de vue philosophique et théologique. « Le judaïsme
et le christianisme sont la même théologie fondamentale »,
1. Ce n'est pas pour autant une théocratie. La fonction souveraine,
politique, co~serve son autonomie. D'autre part, ce n'est pas la cité des
hommes qui est gouvernée selon les principes censés régir la cité de 1. Sur ce qu'on a appelé 1' « Eglise de la circoncision », cf. P. Gaul-
Dieu, mais bien plutôt l'univers des dieux qui est conçu comme la tier Briand, Nazareth judéo-chrétienne, Franciscan Printing Press, Jéru-
projection idéale de l'univers des hommes. salem, 1971.
36 COMMENT PEUT-ON êTRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON êTRE PAfEN? 37
observe Claude Tresmontant (Les probMmes de l'athéisme, chrétienne de l'esprit missionnaire de l'Occident, ensuite
Seuil, 1972, p. 439). C'était aussi l'opinion de Jean parce que, des trois grandes religions abrahamiques, seul le
Daniélou, dont l'un des livres s'intitule La théologie du christianisme s'est attaché d'emblée à réaliser sa vocation
judéo-christianisme (Desclée, 1958). Le christianisme a universaliste, en ne voulant être ni la religion d'un peuple
notamment repris toutes les exigences normatives à portée ni celle d'une culture 1.
universelle que l'on trouve dans la Torah. Le « judéo- On ne saurait non plus dénier au paganisme une aspira-
christianisme » désigne alors, purement et simplement, la tion à 1' « universel » et le ramener à une subjectivité close
filiation monothéiste. et régressive. Mais cette aspiration à l'universel, nous
Cette filiation posée, on sous-estime en général grave- aurons l'occasion d'y revenir, se fait à partir du particulier
ment les différences existant entre le christianisme et le - de l'étant à l'être, et non l'inverse. Puissamment
judaïsme. Ce qui, dans la pratique, conduit bien souvent à manifestée dans la philosophie grecque, chez les Romains
attribuer au .paganisme des traits censés le distinguer avec la notion d' imperium, chez les lndo-Iraniens avec
radicalement du « judéo-christianisme », et qui, en fait, le l'idée d'empire conçu comme corps du « dieu de lumière »,
distinguent seulement du judaïsme ou - beaucoup plus l'universel représente le couronnement d'une entreprise
communément - du christianisme. Dans certains cas, les sociale intégrée à l'être du monde, ainsi que l'incarnation
oppositions sont en grande partie illusoires, ou ne portent de son principe ; elle ne doit être confondue ni avec
que sur les modalités d'expression de certains caractères, l'universalisme théologique ou philosophique, réducteur de
non sur les caractères eux-mêmes. On a parfois soutenu, différences, ni avec )'ethnocentrisme.
par exemple, que la pensée grecque était dynamique, Enfin, une réflexion sur l'implantation du christianisme
concrète, synthétique, par opposition à une pensée hébraï- en Occident ne saurait faire l'économie d'une étude sur les
que essentiellement statique, abstraite, analytique. C'est causes, non seulement externes, mais également internes de
en fait plus certainement le contraire, comme le montre cette implantation. (Qu'est-ce qui , dans le mental européen,
James Barr (Sémantique du langage biblique, BSR, 1971), a facilité sa conversion?) Pas plus qu'elle ne saurait
qui oppose à juste raison « le type grec de pensée, négliger le fait que le christianisme a lui-même considéra-
analytique, facteur de distinctions et de morcellement et le blement évolué, et qu'il y a, d'un point de vue historique et
type hébraïque de pensée, synthétique ». Les langues sociologique, non pas un, mais plusieurs christianismes.
sémitiques portent d'ailleurs spontanément à la synthèse et Pour notre part, nous n'ignorons rien de la dualité de
au concret; partiellement dépourvues de syntaxe, elles visage existant entre le christianisme égalitaire et subversif
conservent un caractère flou qui prédispose à la multiplicité des premiers siècles et le christianisme (relativement)
des interprétations. D'autres traits dont on a crédité le constructeur et fortement teinté d'organicisme païen du
« judéo-christianisme » sont en fait des traits plus spécifi- Moyen Age. Le christianisme du 1VC siècle n'est déjà plus,
quement chrétiens : importance dans la théologie de la
faute originelle, idée d'une création achevée, dévaluation 1. L' c élection », dans le christianisme, est purement individuelle.
de la sexualité, mépris de la vie, etc. Il n'est jusqu'à C'est à l'intérieur de chaque peuple (et non principalement entre les
l'intolérance caractéristique du monothéisme judéo-chré- peuples) que la foi chrétienne installe une césure fondamentale séparant
les plus orthodoxes des croyants et les hérétiques ou les paîens. Le
tien qui n'ait été surtout rendue redoutable dans le marxisme transposera cette césure sur le plan profane avec la notion de
christianisme, d'abord du fait de la greffe sur la foi « classe ».
38 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÏEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÏEN? 39
évidemment, celui qui mobilisait la fureur d'un Celse 1• soumis-orgueilleux, faible-arrogant, modeste-démesuré,
Nous ne méconnaissons pas non plus, comme le dit etc. Pourtant si tout cela nous paraît exact, le trait
Heidegger, que « le christianisme et la vie chrétienne de la fondamental, à nos yeux, est ailleurs. Il réside dans le refus
foi évangélique ne sont pas la même chose » (Chemins qui du dualisme.
ne mènent nulle part, Gallimard, 1962, p. 181). Enfin, nous Elargissant ce que Martin Buber a dit du judaïsme, il
ne négligeons pas la polysémie des symboles, sur laquelle nous semble en effet que le judéo-christianisme est moins
s'exerce l'herméneutique, pas plus que l'inévitable variabi- spécifié par la croyance en un dieu unique que par la nature
lité du corps scripturaire et des systématisations théologi- des rapports qu'il propose entre l'homme et Dieu. Il y a
ques. longtemps d'ailleurs que l'on ne ramène plus le conflit du
Lorsqu'il s'est agi de spécifier les valeurs propres du monothéisme et du paganisme à une simple querelle sur le
paganisme, on a généralement énuméré des traits tels que : nombre des dieux. « Le polythéisme est un concept quali-
une conception éminemment aristocratique de la personne tatif, et non pas quantitatif», observe Paul Tillich (Théolo-
humaine, une éthique fondée sur l'honneur (la « honte » gie systématique, Planète, 1969). « La différence entre le
plutôt que le « péché » ), une attitude héroïque devant les panthéisme et le monothéisme, reconnaît Tresmontant,
défis de l'existence, l'exaltation et la sacralisation du n'est pas une question spatiale, mais une question ontologi-
monde, de la beauté, du corps, de la force et de la santé, le que » (Les problèmes de l'athéisme, op. cit., p. 218).
refus des « arrière-mondes », l'inséparabilité de l'esthéti-
que et de la morale; etc. Dans cette optique, la valeur la
plus haute est sans doute, non pas une « justice » interpré- s
tée pour l'essentiel en termes d'aplatissement égalitaire,
mais tout ce qui permet à l'homme de se dépasser lui- Pour Oswald Spengler, le monothéisme est le produit d'une
même ; pour le paganisme, considérer comme « injuste » psychè particulière qui, à partir de -300, aurait abouti à la
le résultat de la mise en œuvre de ce qui forme la trame conception spécifiquement « magique » d'un univers
« doublé » par un autre monde - celui de la Divinité-,
même de la vie est en effet pure absurdité. Dans l'éthique
qui ·~st ~ussi un univers gouverné par l'antagonisme d'un
païenne de l'honneur, les antithèses classiques : noble-bas,
bien et d'un mal absolus (auquel correspond, sur le plan
courageux-lâche, honorable-déshonorant, beau-contrefait,
symbolique, l'affrontement de la lumière et des ténèbres).
malade-en bonne santé, etc., prennent la place des antithè- Dans cette conception, le monde est un dôme ou une
ses de la morale du péché : bien-mal, humble-insensé, caverne - un théâtre où se produisent des événements
dont le sens et l'enjeu fondamental sont ailleurs. La terre
1. a. Celse, Discours vrai contre les chrétiens, J .J. Pauvert, 1965; et forme un monde clos, enveloppé « magiquement » par le
Louis Rougier, Celse contre les chrétiens. La réaction pal"enne sous
l'empire romain, Copernic, 1977. Il est à noter que cette distinction n'est divin. La conscience« magique » n'est pas une conscience
pas seulement diachronique : les deux aspects ont toujours coexisté, dans agissante; elle est une scène où s'affrontent les forces
des proportions évidemment variables, dans l'histoire de la chrétienté; obscures du mal et les forces lumineuses du bien. Le moi se
ils correspondent dans une certaine mesure au double visage de Jésus
dans la christologie paulinienne : souffrant et humilié, glorieux et soumet à une divinité dont il n'est qu'un mode évanescent.
triomphant (cf. Louis Rougier, La genèse des dogmes chrétiens, Albin Le psychisme individuel participe à un unique- pneuma
Michel, 1972, pp. 281-286). divin par l'intermédiaire de l'élection ou de la Grâce.
40 COMMENT PBtrr-ON :êTRE PAIEN? COMMENT PBtrr-ON :êTRE PAIEN? 41
L'individu, comme le monde, est le lieu d'une transsubs- coup les conditions de la stratification sociale propre à
tantiation destinée à transformer les ténèbres en lumière, toute société post-néolithique 1.
Je mal en bien, la nature pécheresse en personne ré- En fait, ce qui est « magique » , pour Spengler, dans le
dimée. judéo-christianisme, c'est précisément le dualisme. Ce
Ce terme de « magique > doit être pris ici dans son dernier n'est pas une dualité immanente au monde, à la
acception proprement spenglérienne. Il n'est en effet pas façon du mazdéisme iranien, qui oppose un Dieu bon à un
sans équivoque. Dans une autre perspective, nous le Dieu mauvais, un Dieu de la lumière à un Dieu des
verrons, la religion de la Bible doit au contraire être ténèbres. Il résulte au contraire, dès le départ, d'une
considérée comme anti-magique par excellence, dans la distinction radicale entre ce monde et Dieu. Toute la
mesure où elle introduit un processus de « désenchante- théologie judéo-chrétienne repose, pourrait-on dire , sur la
ment », de « désensorcellement » du monde - l'Entzau- séparation de l'être créé (le monde) et de l'être incréé
berung dont parle Max Weber. Dans la Bible, où l'on (Dieu). L'Absolu n'est pas le monde. La source première
trouve pourtant la trace de quelques anciennes pratiques de l'information est entièrement distincte de la nature. Le
magiques (parmi lesquelles, peut-être, l'interdiction faite monde n'est pas divin. Il n'est pas le« corps » de Dieu. Il
par le Décalogue d'abu.ser·du nom, du nomen, et par là du n'est ni éternel, ni incréé, ni ontologiquement suffisant. Il
numen de Iahvé), de telles pratiques sont constamment n'est pas une émanation directe, ni une modalité de la
dénoncées comme « idolâtriques >. Dans les religions substance divine. Il n'a ni nature ni essence divine. Il n'y a
indo-europ~ennes, il en va autrement. La magie « authen-
qu'un Absolu, et cet Absolu est Dieu, qui, lui, est incréé,
tique > y vise à mettre au point une psycho-technique sans genèse ni devenir et ontologiquement suffisant. Tout ce
adaptée à un but donné ; elle conduit l'homme à se mettre qui n'est pas Dieu est œuvre de Dieu. Il n'existe aucun terme
en forme selon un projet donné, eUe constitue le « savoir- moyen, aucun stade ou état intermédiaire entre « créer » et
faire » originaire de l'autodomestication humaine, de la « être créé ». Entre Dieu et le monde, il n'y a que le néant
domestication de la psychè par la conscience. Chez les - abîme que Dieu est le seul à combler. Entièrement
Germains, l'usage d'abord magique des lettres runiques étranger au monde, Dieu est l'antithèse de toute réalité
semble aujourd'hui à peu près établi. Odhinn-Wotan est le sensible. Il n'est pas un aspect, une somme, un niveau, une
forme ou une qualité du monde. « Le monde est totale-
dieu magicien par excellence. Lors de la guerre de fonda-
ment distinct de Dieu. son créateur » , rappellera en 1870 le
tion mettant aux prises, sous une forme symbolique, le
premier concile de Vatican (session 3, ch. 1 et can. 3-4).
mode de vie des grands chasseurs et celui des producteurs
issus de la révolution néolithique, il « domestique » les Etre absolument transcendant, emplissant tout sans être
Vanes par le biais de sa magie, et leur assigne une place spécifiquement nulle part, Dieu contient en lui-même
harmonieuse dans la société organique trifonctionneUe - l'intégralité du monde. Du même coup se trouve affirmée
où la « domestication de l'homme par l'homme » et la l'existence objective de l'univers. Le monothéisme judéo-
« domestication de la nature » se complètent. Ce mythe
signe le passage de l'homme-sujet générique, instinctif, à 1. Cf. à ce sujet Giorgio Locchi, Histoire et socittts : critique de Uvi-
Strauss, in Nouvelle école, 17, mars-avril 1972, 81-93; et François-Xavier
l'homme-sujet spécifique, conscient, qui exerce une action Dillmann, Un fait de civilisation : la magie dans le haut Moyen Age
« magique » sur d'autres hommes, faisant naître du même scandinave, thèse de doctorat d'Etat (à paraitre).
42 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÏEN? COMMENT PEUT-ON :ËTRE PAIEN? 43
chrétien rompt ainsi d'emblée avec l'idéalisme. C'est là déduction implicite de l'impératif à partir de l'indicatif 1.)
l'origine de ce « phénomène idéologique » (Michel Fou- Le judaïsme, lui, a échappé à la plupart de ces antinomies.
cault) que constitue la séparation des mots et des choses en Une fois posée la distinction, évidemment fondamentale,
vue de l'affirmation des choses en soi, indépendamment de l'être créé et de l'être de Dieu, il s'est montré beaucoup
des sujets qui les perçoivent et les parlent, séparation qui plus « unitariste » que le christianisme classique. Dans sa
constitue la base de la doctrine réaliste développée par la théologie, le monde « ne peut être partagé », précisément
scolastique médiévale. parce qu'il n'a qu'un seul créateur. Par suite, l'enseigne-
A l'intérieur du judéo-christianisme, les conséquences de ment qu'il prodigue sur la vie après la mort, la résurrection,
l'affirmation dualiste n'ont pas reçu partout la même la rétribution personnelle dans l'au-delà, est également
accentuation. Sans aller bien sOr jusqu'au manichéisme, plus flou 2 •
que l'Eglise a rejeté comme incompatible avec sa philoso- Dans la perspective judéo-chrétienne, le dualisme se
phie propre, c'est le christianisme qui en a présenté la relie à la théologie de la création. « L'idée de création,
forme la plus radicale. Le christianisme a en effet repris à écrit Claude Tresmontant, implique la distinction radicale
son compte un certain nombre d'antinomies secondaires, entre le créateur et le créé, et la transcendance du
telles que celles qui opposent le corps et l'âme, la matière
et l'esprit, l'être et le devenir, la pensée invisible et la 1. On note dans la théologie chrétienne contemporaine une assez
nette tendance à ne plus prendre en compte de façon aussi rigoureuse
réalité visible, etc., pour en faire autant de conséquences ces antinomies secondaires. Mais cela n'évacue évidemment pas l'acquis
logiques du dualisme originel. Ces antinomies ne provien- du passé.
2. Il est significatif, par exemple, que la question de savoir si l'on
nent pas de l'héritage hébraïque, mais de la philosophie trouve ou non dans la Bible hébraïque la trace d'une croyance
grecque, qui a toujours aimé à rechercher les antagonismes concernant la vie dans l'au-delà, est encore débattue (comparer à ce
et les oppositions. Chez les Grecs, néanmoins, elles se propos l'article Eschatology de l' Encyclopaedia Judaica, Keter, Jérusa-
lem, 1974, vol. 6, col. 859-886; et Abraham Cohen , Les routes
résolvaient en général par le biais du principe de concilia- ~ivergentes, Minuit, 1956, pp. 34-39). Ces faits vont de pair, dans le
tion des contraires; d'autre part, elles n'étaient avancées JUdaïsme, avec un jugement très positif porté sur la vie, laquelle est à tel
point conçue comme valeur suprême qu'il n'est généralement pas
.qu'à l'intérieur de l'affirmation fondamentale d'une iden- méritoire d'accepter par héroïsme d 'en faire le sacrifice. Le suicide est
tité ou d'un apparentement de l'être et du monde. Sous pratiquement absent de la Bible; tout au plus Job en subit-il la tentation
l'influence de cette théorie hellénique des catégories de par l'intermédiaire de sa femme ( « Maudis donc Dieu et meurs ! >,Job,
2, 9), et c'est pour la repousser aussitôt. L'ascèse est également perçue
dualités, représentant une systématisation réalisée de la de façon ambiguë. L'appel à la pénitence est interprété comme une
tendance d'autoconstruction des mythes à la discrimination preuve de l'amour de Iahvé, mais le judaïsme orthodoxe témoigne en
général d'une certaine méfiance à l'endroit des pratiques de mortifica-
binaire, le christianisme, au contraire, en a fait le prolonge- tion violente. La positivité de la vie circonscrit aussi les limites du
ment de sa vision dualiste du monde, accentuant ainsi pardon, et justifie la légitime défense (éventuellement même préven-
d'autant un grave processus de dissociation du réel. (C'est tive). La vie vaut alors comme telle, non pour ce qu'on en fait en la
sublimant - sublimation qui peut conduire à la perdre. On retrouve
d'ailleurs la même tendance qui conduira les philosophes à cette non-dualité du corps et de l'âme dans la croyance, propre au
penser que l'éthique peut être déduite par la raison de la juda'isme, selon laquelle, après la mort, la vie ne se retire que
nature des choses et de la nature de l'homme, tendance que progressivement du corps. Dans le christianisme, au contraire, où
l'existence terrestre tend plus facilement à être perçue comme un
l'on retrouvera paradoxalement dans le positivisme avec la « accident >, l'attitude devant la vie est tout à fait différente.
44 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 45
créateur » (Essai sur la pensée hébraü:Jue, Cerf, 1962). Telle principe et des substances ou des êtres dérivant de lui les
est l'affirmation qui constitue le début même de la Bible : unes par les autres. Enfin, il est affirmé que le monde
« Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre » (Gen. n'ajoute rien à Dieu, n'augmente en rien sa perfection, ne
1, 1). Comment s'est faite la création? Elle s'est faite ex le redouble aucunement ni ne l'accroît dans son être. Sans
nihilo, à partir de rien. Dieu n'a pas créé le monde à partir le monde, Dieu serait toujours égal à lui-même. Le monde,
d'une matière informe, inorganisée, à partir d'un chaos qui s'il n'existait pas, ne lui manquerait pas, ne lui ferait défaut
lui aurait préexisté et qu'il aurait travaillé - auquel cas il en rien. Dieu n'était pas « tenu » de faire sa création. Elle
serait un simple démiurge organisateur, et il y aurait deux ne lui a pas fait « plaisir ». La création a été pour lui un
absolus incréés : Dieu et la matière. On ne peut même pas acte gratuit, ou plutôt, disent les théologiens, un acte de
dire qu'avant Dieu il y avait le néant, car, du point de vue pure libéralité 1• Dieu crée par « bonté ». Du même coup,
théologique, le néant n'a ni réalité ni qualités.« Avant »le il s'institue lui-même en seule réalité absolue. C'est ainsi,
monde, il n'y avait que Dieu. (Dans la tradition de la dira Nietzsche, que le « monde vrai » a « fini par devenir
Cabbale, le premier chapitre de la Genèse est compris fable ».
comme le déroulement de la création à partir d'un univers Nombre d'idéologies modernes ont repris à leur compte
divin préexistant; cf. Z'ev ben Shimon Halevi, La Cabbale, cette théorie dualiste, en se contentant d'en donner une
tradition de la connaissance cachée, Seuil, 1980, pp. 9-10.) version profane ou intériorisée. Pour Freud, par exemple,
Dieu a donc tiré le monde hors de lui-même 1• Et pourtant, l'inconscient reste le mal : la civilisation passe par une
le monde n'est pas une« partie »de Dieu, car alors il serait sublimation des instincts. (Ce sont seulement certains de
également divin. Dieu n'a pas non plus engendré le monde, ses disciples, comme Wilhelm Reich, qui orienteront la
car celui-ci ne lui est pas consubstantiel (seul le logos de psychanalyse dans le sens, non d'une sublimation, mais
Dieu, engendré et non créé, est consubstantiel à Dieu). Il d'une libération anarchique des instincts). « Même chez
l'a créé. La relation qui l'attache à l'homme est de ce fait à Freud, dont le système passe souvent pour avoir libéré la
la fois causale (Dieu est la cause première de toutes les psychè d'une démarche unidimensionnelle et linéaire, écrit
créatures) et morale (l'homme doit obéir à Dieu en tant Gilbert Durand, l'on soupçonne le fameux inconscient
qu'il est son créateur). d'être toujours pathologiquement en dessous, par-derrière
Le rapport entre Dieu et le monde est donc bien un la saine conscience. Tant il est vrai que la dualité convient
rapport de causalité d'une nature unique, qui atteint toute mal à modéliser la pluralitude » (L'ame tigrée, Denoël-
manière d'être en atteignant l'être lui-même dans la totalité Gonthier, 1980, p. 179). Plus souvent, toutefois, le dua-
de ce qu'il est. Ce rapport n'est en aucune façon un rapport lisme, en se dégonflant, en s'avouant pour ce qu'il est, se
d'identité, ni un rapport d'émanation directe. La Bible mue en son contraire relatif, c'est-à-dire en pure unidimen-
rejette tout immanentisme, tout émanatisme, toute forme sionnalité. On passe alors d'un excès à l'autre : la maladie
de panthéisme, toute idée d'une continuité entre le premier de l'Unique profané succède tout naturellement au malaise
de la conscience déchirée.
Aux sources de la pensée païenne, on trouve au contraire
1. Josy Eisenberg et Armand Abecassis (A Bible ouverte Albin
Michel, 1978, p. 32) signalent que le verbe hébreu bara, dont on
retrouve le radical dans berechit, c commencement », s'apparente à
l'adverbe bar, « hors de ». 1. Cf. Robert Guedluy, La création, Desclée, Tournai, 1963, p. 51.
46 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 47
l'idée que l'univers est animé et que l'âme du monde est causes exemplaires, les idées particulières de toutes choses,
divine. L'information provient exclusivement de la nature il s'ensuit que Dieu ne connaît que soi-même et ignore la
et du monde. L'univers est le seul être, et il ne saurait y en création. Quant à Platon, dont l'œuvre combinée avec le
avoir d'autres. Son essence n'est pas distincte de son dogme chrétien donna naissance à l'augustinisme, s'il
existence. Le monde est incréé ; il est éternel et impérissa- paraît enseigner dans le Timée que le monde a été créé et a
ble. Il n'y a pas eu de commencement, ou plutôt, s'il y en a eu un commencement - natum et factum, dira saint
eu, celui-ci n'a marqué que le début d'un (nouveau) cycle. Augustin (Cité de Dieu 8, 11) - , c'est moins l'origine
Dieu ne s'accomplit, ne se réalise que par et dans le même du monde que la relation pouvant exister entre le
monde : la « théogonie » est identique à la « cosmogo- monde sensible et le monde supra-sensible qu'il s'efforce
nie ». L'âme est une parcelle de la substance divine. La d'expliquer; en d'autres termes, il est conduit à imaginer la
substance ou l'essence de Dieu est la même que celle du création du monde pour expliquer cette relation, et non à
monde 1 • Le divin est immanent, consubstantiel au monde. déduire cette dernière proposition de la première. Il en
Ces idées sont constamment développées dans la pre- résulte des conceptions de l'homme bien différentes : dans
mière philosophie grecque. Xénophane de Colophon la Bible, l'homme se réalise collectivement en retournant à
(VIe siècle av. notre ère) définit Dieu comme l'âme du l'état d' « innocence » antérieur à la faute, tandis que chez
monde. « Ce monde n'a été créé par aucun Dieu et aucun Platon, l'homme se réalise en assimilant en lui-même la
homme, écrit Héraclite. Il a toujours existé, existe et plus grande part possible d'idées éternelles. Chez Platon,
existera toujours, feu éternellement vivant, s'allumant avec l' « éternité » est simplement la forme de vie du monde à
mesure et s'éteignant avec mesure. »Pour Parménide, qui, laquelle Dieu appartient aussi.
lui, voit dans le monde un être immobile et parfait, La pensée indienne des origines atteste une semblable
l'univers est tout autant inengendré, impérissable et incréé. conception, avec les idées d'Etre cosmique, d'Ame univer-
Du principe d'invariance universelle, « rien ne se crée, rien selle (Atman) et d'immensité consciente (Brahman). Là
ne se perd », les Ioniens font le principe de l'intelligibilité encore, constate Alain Daniélou, il n'y a pas« de dualisme
du monde. On trouve des opinions analogues chez Empé- irréductible, d'opposition réelle dans le jeu des contraires à
docle, Anaxagore, Mélissos, Anaximandre, etc. Même par l'intérieur duquel fonctionnent toutes nos perceptions. Que
la suite, signale Louis Rougier, « dans la plupart des ce soit l'esprit et la matière, le conscient et l'inconscient,
écoles, pythagoriciens, platoniciens, péripatéticiens, stoï- l'inerte et le vivant, le jour et la nuit, le blanc et le noir, le
ciens, néo-platoniciens admirent le retour éternel de tous bien et le mal, le passif et l'actif, il ne s'agit jamais que
les événements, ce qui exclut une origine absolue du temps, d'oppositions entre des éléments complémentaires et inter-
un premier homme et une eschatologie finale qui ne serait dépendants, qui n'existent que l'un par rapport à l'autre »
suivie d'aucun recommencement » (La Scolastique et le (Les quatre sens de la vie, Buchet-Chastel, 1976, p. 77).
thomisme, Gauthier-Villars, 1925, p. 44). Aristote lui- Dans le monothéisme judéo-chrétien, il est impensable
même, au ive siècle, enseigne que l'univers est divin : Dieu que ·Dieu se montre pleinement par le monde, que le
ne possédant pas dans son intellect, comme autant de monde exprime pleinement son visage. « La terre promise
à l'homme ne sera jamais permise à Dieu »,observe Mark
1. Affirmation correspondant au canon 3 des anathèmes lancés par Patrick Hederman (De l'interdiction à l'écoute, in Richard
Vatican 1. Kearney et Joseph Stephen O'Leary, éd., Heidegger et la
50 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAfEN? 51
de l'universel que de « sens de l'histoire ». Et, comme entre un Dieu créateur et une nature-machine , et déve-
l'écrit Rosset, il est bien étrange que tant d'énergie se soit loppe, comme le disent Ilya Prigogine et Isabelle Stengers,
dépensée « à vouloir percer à jour le sens du devenir et la une « conception plus unitaire des choses » (La nouvelle
raison de l'histoire, c'est-à-dire le sens de ce qui n'a pas de alliance, Gallimard, 1979). Tout un secteur de la science
sens » (Le réel et son double. Essai sur l'illusion, Gallimard, moderne semble en effet s'orienter vers un refus de la loi
1976) 1• Il n'y a pas non plus de nécessité objective à unique, considérer comme relatif le champ d'application de
l'œuvre dans l'univers. Du reste, la nécessité n'est qu'un chaque modèle explicatif, reconnaître la multiplicité des
autre nom du hasard - la même chose vue sous un autre temps et la diversité des objets, définir toute forme de
angle. Tout ce qui existe n'existe nécessairement que par le vivant comme un système ouvert éloigné de l'équilibre, etc.
simple fait que rien ne peut échapper à la nécessité d'être Prigogine signale que la dissipation de la matière et de
quelque chose - d'être « de toute façon d'une certaine l'énergie, généralement associée à l'idée de perte irréversi-
façon» (Malcolm Lowry). Ce n'est pas pour autant que ble de rendement, devient elle-même, loin de l'équilibre,
l'univers soit voué à l'absurdité. Il n'y a pas de sens à priori, source d'un nouvel ordre. Stéphane Lupasco montre la
mais l'homme peut créer du sens selon ses volontés et ses réalité de l'antagonisme contradictoire constitutif de cha-
représentations. Ce pouvoir se confond avec sa liberté, car que particule, qui fait qu'une séparabilité totale des étants
l'absence de forme signifiante prédéterminée équivaut est impossible (elle est seulement actualisable jusqu'à un
pour lui à la possibilité de toutes les formes, l'absence de certain degré), tout comme, d'ailleurs, est impossible une
con!iguration univoque à la possibilité de toutes les inter- inséparabilité totale : dans l'univers, tout sujet représente
ventions. une actualisation dont l'objet représente la potentialisation
De ce qui précède, on peut déduire que ce qui caractérise antagoniste. La théorie générale des systèmes, la théorie
le plus le monothéisme judéo-chrétien, ce n'est pas seule- des bruits, les applications récentes de la cybernétique, la
ment la croyance en un dieu unique, mais aussi et surtout thermodynamique des structures dissipatives, toutes ces
l'adhésion à une conception dualiste du monde. L'exemple disciplines réagissent, à des titres divers, contre la « méta-
de la philosophie grecque montre en effet qu'il peut exister physique de la séparation » - tout en se gardant de
un « monothéisme » non dualiste - identifiant l'être tomber, à l'inverse, dans la « métaphysique de l'aplatisse-
absolu et le monde - , lequel, comme nous le verrons, ment » et de l'unidimensionnel. Refusant la notion méca-
n'est pas fondamentalement antagoniste du polythéisme, niste de linéarité, comme les fausses alternatives (corps-
les différents dieux pouvant y correspondre aux diverses esprit, âme-matière, etc.) nées de la pensée dualiste, elles
formes par lesquelles se manifeste la Divinité. s'ouvrent à la pensée « néo-gnostique » et développent une
On ne saurait, à ce propos, passer s~us silence le fait que, représentation de l'univers à la fois plus unitaire et plus
dans une très large mesure, le mouvement contemporain complexe, qui souligne les spécificités sans les réduire et
des sciences s'inscrit en faux contre la déchirure dualiste du cesse de faire de l'homme un étranger au monde, sans pour
monde, dans la mesure où il réintègre l'homme dans autant le ramener à un autre-que-lui. « De fait, écrit Marc
l'univers, récuse la conception d'un homme intermédiaire Beigbeder, on en vient en sciences, tout particulièrement
en microphysique et en neurophysiologie, à des paradigmes
1. Cf. également, de Clément Rosset : Le réel. Traité de l'idiotie, - ou à des suggestions de paradigmes - plus proches de
Minuit, 1977; et L 'objet singulier, Minuit, 1980. l'imaginaire poétique, des présocratiques, des néo-platoni-
54 COMMENT PEUT-ON :ËTRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON :ËTRE PAIEN? 55
Le mépris (sinon le refus) du monde, dans le christia- corporelles », qui, « lassées » de contempler Dieu, se
nisme, dérive en grande partie du paulinisme. L'attitude seraient « tournées vers l'inférieur » (Princ. 2, 8, 3). Pour
chrétienne, selon les mots mêmes de saint Paul (Schaoul), Origène, écrit A. H. Armstrong, « toute la création maté-
consiste à considérer « tout comme désavantageux à cause rielle est un effet du péché, son but est de servir de
de la supériorité de la connaissance du Christ », à regarder purgatoire, et il aurait mieux valu que l'on n'en ait jamais
« tout comme de la crotte afin de gagner le Christ, et d'être eu besoin » (An Introduction to Ancient Philosophy, Lon-
trouvé en lui » (Phil. 3, 8). C'est en songeant surtout à la don, 1947, p. 173). Pendant longtemps, les chrétiens préfé-
morale « ascétique » issue de la réforme paulinienne que rèrent ne pas affronter les païens sur le terrain de la pensée
Nietzsche interprétera fondamentalement le christianisme philosophique : ce n'est que dans un second temps qu'à la
comme un « dire non » à la vie, comme un dire non produit pistis, la foi la plus élémentaire et souvent la plus vile, la
par l'incapacité à affronter la différence, à affirmer la simple crédulité, ils se risqu~rent à ajouter le logismos, la
redoutable altérité, à affronter l'abîme. Ce qui l'amènera conviction assise sur un raisonnement plus élaboré. Cette
aussi à donner cette définition du paganisme : « Sont attitude laissa de nombreuses traces dans la mentalité
païens tous ceux qui disent oui à la vie, ceux pour quiDieu chrétienne. Saint Augustin déclare encore que « cette vie
est le mot qui exprime le grand oui à toutes choses. » n'est rien d'autre que la comédie de la race humaine »
(L'Antéchrist, Gallimard, 1978, p. 102.) (Enarr. in Ps., 127). On verra resurgir de telles opinions à
On connaît la maxime de Tertullien : Nobis curiositate l'époque contemporaine, sous des formes quasi manichéen-
opus non est post Christum lesum ( « Nous, nous n'avons nes : « Le monde ploie sous la loi du Mal, et le Mal, en
plus de curiosité après Jésus-Christ », De praescr. haer.). retour, est l'autre nom du monde» (B.-H. Lévy Le
Le mépris du monde entraîne en effet le mépris de la testament de Dieu, Grasset, 1979, p. 238.) (Cf. aussi Marek
connaissance qui s'y rapporte. A l'époque de Tertullien, Halter : « Personne ne se tire indemne de ce monde où
cet état d'esprit est général chez les chrétiens (d'où le tout mène à l'oppression et à la mort, la folie comme
reproche des auteurs romains, qui accusent le christianisme l'espoir ! »)
de ne s'adresser qu'aux illettrés). Origène admet lui-même Pour la pensée païenne, au contraire, la conscience
que la grande majorité des chrétiens de son temps sont humaine appàrtient au· monde et, comme telle, n'est pas
« des gens vulgaires et illettrés » (Contra Celsum 1, 27). radicalement dissociable de la substance de Dieu. Face au
S'il est vrai que le mépris du monde est assez caractéristi- Destin ((Moira), l'homme est la loi du monde (anthropos o
que de toutes les tendances de la pensée au ne siècle, c'est ,Mruos tou kosmou) et la mesure de toutes choses ; il
chez les chrétiens qu'il est le plus marqué - et aussi, bien exprime en même temps, de même que la totalité du
sOr, chez les gnostiques. ( « Le monde entier est au pouvoir monde, le visage même de Dieu. Cette intuition selon
du Mauvais », dit l'auteur de la première épître de saint laquelle la conscience et l'esprit de l'homme sont associés
Jean.) Origène, d'ailleurs, conserve beaucoup de traits du au monde a d'ailleurs trouvé de nombreux prolongements
gnosticisme. Il considère la naissance comme un tel mal- dans la philosophie et l'épistémologie modernes, depuis les
heur que les hommes, à son avis, « non seulement ne monades de Leibniz jusqu'aux particules de Teilhard 1•
doivent pas célébrer leur anniversaire, mais doivent exé-
crer ce jour » (In Levit. hom. 8, 3). Il va même jusqu'à 1. En plus des recherches évoquées plus haut, cf. les hypothèses des
attribuer la création à l'action de certaines « intelligences « néo-gnostiques » contemporains (Raymond Ruyer, La gnose de
56 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 57
Dans le paganisme, le monde, n'étant pas un autre-que- être « intermédiaire » entre l'homme et Dieu, d'un
Dieu est aussi « parfait » que lui et, vice versa, Dieu est homme-dieu ou d'un dieu assumant une forme humaine, est
aussi« imparfait »que le monde; l'une des grandes leçons étrangère à la Bible des origines. (Et, à cet égard,
de l' Ria.de, c'est que les dieux combattent avec les hommes l'interprétation de Jésus, dans le christianisme, comme
et en eux... « vrai Dieu et vrai homme », atteste déjà une manière de
Sur l'Olympe, dit Héraclite, « les dieux sont des hommes compromis avec l'esprit du paganisme : non seulement le
immortels, tandis que les hommes sont des dieux mortels ; judaïsme ne reconnaît pas Jésus comme le Messie promis
notre vie est leur mort, et notre mort leur vie » par !'Ecriture, mais, en outre, il lui serait impossible
(fragm. 62). On ne saurait mieux exprimer qu'il y a, entre d'accepter qu'il fOt « consubstantiel » à Iahvé.)
les hommes et les dieux, une différence de niveau, mais Le dieu de la Bible « ne reflète pas, comme la majorité
non une différence radicale de nature. Les dieux sont faits à des divinités, la situation humaine, observe Mircea Eliade.
l'image des hommes, dont ils offrent une re-présentation Il n'a pas une famille, mais seulement une cour céleste.
sublimée; les hommes, en se dépassant eux-mêmes, peu- Iahvé est seul » (Histoire des croyances et des idées religieu-
vent, partiellement du moins, participer de la nature des ses, vol. 1, Payot, 1976, p. 194). Cette « solitude » de
dieux. Dans l' Antiquité, la figure exemplaire du héros Iahvé tient à sa nature propre. Iahvé n'a pas de genèse, il
constitue l'intermédiaire entre les deux niveaux. Le héros n'est pas le résultat d'une évolution, d'un processus ou d'un
devenir. Il est de toute éternité, au-delà de toutes les
est un demi-dieu - idée qui paraissait toute naturelle aux
dénominations. Il dit seulement : « Je suis celui qui suis »
Anciens, alors que dans la Bible elle est obligatoirement
('ehyèh 'asèr 'ehyèh). Pour justifier cette affirmation, la
pur blasphème. Chez les Grecs et chez les Romains, quand
Bible ne donne aucune explication, ne retrace aucun
un homme se trouvait héroïsé,. le peuple trouvait cela bon
raisonnement, aucun cheminement philosophique. Elle dit
et beau. Mais dans la Bible, lorsque le« serpent »propose
seulement ce qui est, a toujours été et sera toujours.
à Eve d'être « comme des dieux » (Gen. 3, 5), c'est une
L'essence de Dieu est ainsi reléguée dans un abîme
« abomination ». Plus récemment, Erich Fromm a montré
ontologique de plus en plus profond, de plus en plus séparé
combien les figures du héros et du martyr chrétien sont
du monde. C'est ce dont témoigne la disparition même de
antithétiques : « Le martyr est à l'extrême opposé du héros son nom, qui se trouve progressivement remplacé par le
païen, personnifié par les héros grecs et germaniques ( ... ) pronom personnel « lui » ( hu), avant de devenir totale-
pour le héros païen, la valeur d'un homme tient aux ment imprononçable - infigurable même (sinon de façon
prouesses qui lui permettent d'atteindre et de maintenir la conventionnelle) par le son de la voix.
puissance, et il mourait joyeusement sur le champ de Iahvé est bien le seul je de l'univers ; les autres ne sont
bataille à l'heure même de sa victoire » (Avoir ou être?, que des moi. D'emblée, Iahvé se dévoile comme altérité
Laffont, 1978, pp. 166-168). Toute idée d'un état ou d'un radicale (et, bien entendu, exemplaire pour ceux qui
l'honorent). Il n'est pas seulement l'Autre, mais le Tout
Princeton. Des savants à la recherche d'une religion, Fayard, 1974); Autre, le ganz andere évoqué par Rudolf Otto. L'homme
celles de Jean Charon, sur lac psycho-matière >,ou c matière connais- s'en trouve dévalué d'autant. Certes, il peut être « élu » ou
sante >, à laquelle correspondraient les électrons (Le monde éternel des
éons, Stock, 1980); ainsi que les actes du colloque de Cordoue (Science recevoir la Grâce. Il est également placé devant l'alterna-
et conscience, Seuil, 1980). tive de faire son salut, en s'unissant individuellement à
58 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 59
Iahvé, ou de se damner éternellement. Mais cette alterna- seau ou chez Freud (par opposition, par exemple, à
tive ne réside elle-même que dans le subjectal. Rien ne Machiavel, Montesquieu, Tocqueville ou Nietzsche). Or,
saurait faire de l'homme l' « égal » de Iahvé. comme l'a noté Lévinas, « l'être séparé et créé n'est pas
Il va sans dire que Iahvé n'a pas de caractéristiques simplement issu du père, mais lui est absolument autre ».
physiques. Iahvé est inqualifiable, ineffable, indescripti- En tant que « père », répétons-le, Iahvé n'engendre pas.
ble 1 • Les allusions fréquentes que fait la Bible à son Par suite, il est exclu que ses « enfants » un jour lui
« visage », son « trône », sa « main », son « œil », etc., succèdent, à la façon dont un fils succèdé'à son père,
ont une valeur purement symbolique ; elles sont dues au difficilement parfois, mais, somme toute, de façon natu-
fait que, selon une formule connue, la Bible « parle le relle. Dans le monothéisme, ajoute Lévinas, « la filialité
langage des hommes ». Des expressions telles que « Dieu elle-même ne pourra apparaître comme essentielle à la
le Père » ou « les enfants de Dieu » ne sont également, en destinée du moi que si l'homme maintient ce souvenir de la
toute rigueur, que des anthropomorphismes qu'on ne création ex nihilo sans lequel le fils n'est pas un vrai
saurait prendre au pied de la lettre. Iahvé n'a pas procréé autre ». Lacan, en 1964, disait que nul être conscient n'est
de descendance humaine. Le mot même de « déesse », « le père en tant que père ». Gérard Huber ajoute que
écrivait Renan, serait « en hébreu le plus horrible barba- « l'autoconstitution du fils en père constituerait le père en
risme » (Histoire générale et système comparé des langues père », et que « Dieu est issu d'une élaboration du concept
sémitiques, 1855). Aucun homme n'est, au sens propre du de père conscient, mais cette élaboration - monothéiste -
terme, le fils de Iahvé. (Même dans la perspective chré- appartient au registre des idées inconsciente~ » (Moise et la
tienne : Jésus étant « consubstantiel » au Père, Iahvé, en question de l'extériorité, in Cahiers Confrontation, printemps
ce qui le concerne, n'est jamais père que de lui-même.) 1980).
Cet anthropomorphisme de la paternité/filialité mérite On est ainsi en droit de penser que le rapport institué
néanmoins qu'on s'y arrête. Il apparaît en effet avec entre l'homme et Dieu par le monothéisme judéo-chrétien
insistance dans le contexte de l'Alliance. Iahvé, avant exacerbe le lien de paternité/filialité sous une forme
même d'être un dieu de la causalité, est un dieu de névrotique. Non seulement, en effet, le père se situe à un
/'Alliance. Il parle à l'homme , il lui donne ses commande- niveau radicalement inaccessible pour le fils, non seule-
ments, il lui fait part de ses volontés. Il choisit son peuple : ment, de ce fait, le fils sait par avance qu'il ne pourra
« Je vivrai au milieu de vous, je serai votre Dieu et vous jamais « occuper la place du père » et, par là, s'identifier à
serez mon peuple. » (Lév. 26, 12). Telle est la formule lui, mais encore, curieusement, le père ne cesse - nous y
classique de l'Alliance : « Je vous prendrai pour mon reviendrons - de manifester une constante défiance vis-à-
peuple et je serai votre Dieu. Et vous saurez que je suis vis des prétentions « orgueilleuses » de ses enfants, vis-à-
Iahvé, votre Dieu » (Exode 6, 7). Cette alliance avec vis du « risque » qu'il y aurait à ce qu'ils tentent de lui
Iahvé, la Berith-Iahvé, a constamment été interprétée « succéder », c'est-à-dire à ce qu'ils se mettent à rivaliser
comme un « contrat avec le père » - forme de relation avec lui. Toutes les conditions sont alors réunies pour que
dont on retrouvera des transpositions profanes chez Rous- se mette à fonctionner ce que les théoriciens de l'analyse
transactionnelle appellent le « triangle dramatique » formé
1. Sur cette notion d'indescriptibilité, cf. Henri Frankfort, Kingship par le sauveteur, la victime et le persécuteur. En termes
and Gods, University of Chicago Press, Chicago, 1948, pp. 342 fq. freudiens, on est ici devant la situation type d'un rapport de
60 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÎEN? 61
haine refoulé, rétrospectivement sur-compensé par l'affir- cient est alors appelé à osciller perpétuellement entre la
mation d'une inaccessibilité. La peur que le père inspire au soumission identificatrice au père et le désir sans cesse
fils et, par circularité, celle que le fils inspire au père, nous refoulé d'un parricide libérateur. (Une oscillation qui n'est
paraît ainsi être l'une des trames de repérage de la pensée peut-être pas étrangère au développement de la Selbsthass,
biblique. Sur le plan du mythe, on pense évidemment au de la haine de soi.) La Berith-.Iahvé, avatar atténué de
précepte énoncé par Iahvé : « Tu céderas à Iahvé tout être castration rituelle, redouble la naissance : on ne naît
sorti le premier du sein maternel et toute la première vraiment, c'est-à-dire sans père auquel il soit possible de
portée des bêtes qui t'appartiennent : les mâles sont à succéder, qu'au sein de l'Alliance. Freud a perçu la réalité
Iahvé. » (Exode 13, 12). On pense aussi au massacre des de cet ensemble complexe, mais il a détourné le soupçon.
premiers-nés égyptiens (Exode 12, 29-30) et, d'autre part, Les frèr.es n'ont pas tué le père - mais ils n'ont jamais
au sacrifice avorté d'Isaac par Abraham, son père. (On cessé de vouloir le tuer' et c'est ce désir' qui ne s'exprime
verra plus loin que, dans ce « récit familial » à quoi se qu'au plus profond d'eux-mêmes, qui fonde leur sentiment
ramène perpétuellement l'histoire de la Bible, on observe de culpabilité. La théorie du meurtre du père, comme
aussi une constante disqualification de l'aîné au profit du d'ailleurs ·celle de l'Œdipe, trouve probablement dans la
cadet.) Le sacrifice rituel du fils est le prix qu'exige Iahvé Bible sa source véritable - volontairement occultée par
comme preuve symbolique de la soumission de ses Freud pour détourner l'attention vers une source grecque
« enfants » à lui, mais ce sacrifice est contenu dans de plus gratifiante par rapport à ses projets.
« justes limites » par un Dieu disposé à en recevoir Dans son essai sur L 'homme aux statues. Freud et la faute
l'équivalent rituel et à fonder sur lui son Alliance. Le cachée du père (Grasset, 1979), Marie Balmary présente
monothéisme serait donc à interpréter, selon le mot d'ailleurs - en l'analysant du strict point de vue de
d'Armando Verdiglione (La dissidence freudienne, Gras- l'orthodoxie freudienne - un dossier qui permet d'inter-
set, 1978), comme une « théologie de la castration». La préter de façon convaincante la théorie de l'Œdipe comme
crainte que l'homme devrait manifester envers Iahvé, le résultat d'un « refoulement » par le fils d'une faute
crainte nécessaire; dont il doit porter la marque en sa chair commise par le père. Le mécanisme invoqué est celui du
et dont la circoncision constitue le simulacre symbolique, transfert : l'Œdipe ne culpabiliserait le fils que pour mieux
serait la peur d'une « castration » plus fondamentale, disculper le pèfe. Dans le commentaire qu'il donne de cet
destinée à empêcher le fils d'hériter des pouvoirs de son essai (La faute originaire, in La Nouvelle revue française,
père. D'où le fantasme compensatoire du meurtre du père 1er janvier 1981, 85-94), Clément Rosset remarque que
par l'assemblée des fils se partageant sa puissance sur une Freud, en étudiant le mythe grec, a, de façon significative,
base égalitaire, fantasme qui surgira en pleine conscience entièrement fait l'impasse sur la faute de Laïos, le père
au sein même du discours de Freud. La seule façon en effet d'Œdipe (faute qui est la cause directe du destin de ce
de « succéder » à un père dont on ne peut prendre la place, dernier). Il écrit ensuite : « Ce que Freud et la psychana-
c'est de le tuer. Mais en même temps, le système interdit un lyse entendent par refoulement n'est pas l'œuvre de l'en-
tel meurtre ; la remémoration de la création ex nihilo, en fant, mettant hors circuit une réalité vécue par lui et ce de
tant qu'elle brise le rapport normal de paternité/filialité, manière trop insoutenable pour être admise à demeurer
« implique la constitution d'un inconscient refoulé et la dans sa mémoire, mais celle du parent maintenant hors de
levée du refoulement »(Gérard Huber, art. cit.). L'incons- la portée consciente de l'enfant ( ... ). Le père cache mais
62 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÎEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN ? 63
sait, et le fils n'a rien à se cacher lui-même puisque ce qu'il alors aucun ne peut l'être vraiment. L'institution d'une
aurait à refouler lui est justement caché, déjà matérielle- « paternité » symbolique universelle anéantit la possibilité
ment refoulé par le père ( ... ). L'invention du complexe même d'une fraternité réelle, en sorte qu'elle se proclame
d'Œdipe serait ainsi une dénégation de la véritable histoire dans l'absolu par cela même qui la détruit.
d'Œdipe, une manière de la refouler au sens freudien du Le « choix » du père contre la mère représente aussi une
terme. L'héritage de la faute du père y est à la fois assumé rupture vis-à-vis d'un passé qui s'identifie à la te"e. « Dans
(car le fils reprend la faute à son compte) et dénié (car le judaïsme, écrit le psychanalyste Gérard Mendel, le fidèle
l'héritier soulage ainsi son ascendant de ce dont précisé- reste seul avec le père, renonçant aussi bien à la mère qu'à
ment il hérite). » Par suite, le discours sur la faute une certaine forme de relation charnelle à la nature et à la
répondrait à la faute elle-même, au sens où la contre- vie » (La révolte contre le ~re, Payot, 1968, p. 255). Du
névrose « répond » à la névrose - par voie de défense point de vue de l'ethnologie, le principe de maternité est un
névrotique contre la névrose même - , ce qui, du même principe antérieur au principe de paternité (cf. Edgar
coup, en expliquerait la transmission« héréditaire ». 'Dans Morin, La Méthode. 2: La vie de la vie, Seuil, 1980,
le cas qui nous occupe, on peut de la même façon se pp. 439 sq.). La mère s'identifie par ailleurs à la terre-
demander si la faute d'Adam ne renvoie pas à la « faute » mère, représentant une conception tellurique, « primi-
de Iahvé, c'est-à-dire, en fait, si le récit de la Genèse n'est tive », de la fertilité. Un tel choix, à première vue, n'est
pas aussi le refoulé du véritable sentiment que Iahvé toutefois pas propre à la Bible : les sociétés indo-européen-
suscite. On verrait alors combien cette problématique est nes sont aussi des sociétés patriarcales. Mais la différence
modifiée dans le christianisme, avec l'idée d'un fils consub- est que, dans le premier cas, nous avons affaire à un père
stantiel au père, prenant sur lui, par le fait de l'incarnation, d'une nature entièrement distincte de celle de ses fils,
le péché originel afin de sauver l'humanité.} tandis que, dans le second, il s'agit purement et simplement
Conséquence directe de la référence à un père unique : d'une projection sublimée de la paternité humainè. Dans
la fraternité des fils se trouve portée aux dimensions de ce nouveau contexte, la coupure du lien avec la mère - la
l'univers. Les hommes sont « tous frères » (cf. Franklin « nature » - reste révélatrice. C'est là, apparemment, que
Rausky, L'homme et l'autre dans la tradition hébraique, in la Bible place l'origine de la prohibition de l'inceste, en
Léon Poliakov, Ni Juif ni Grec. Entretiens sur le racisme, liaison avec cette idée que l'amour entre un homme et une
Mouton, La Haye, 1978, pp. 35-46). Mais du même coup, femme n'est possible que lorsque toute fixation « inces-
cette fraternité devient impraticable. Les sociétés humaines tueuse» a été dépassée. Or, par « fixation incestueuse »,
sont productrices de fraternité réelle lorsque celle-ci trouve Erich Fromm entend précisément l'attachement au monde,
sa justification dans le mythe fondateur d'une ancestralité « au sang et à la terre », et l' « enchaînement au passé »
commune ; encore faut-il que cette ancestralité soit délimi- (Vous serez comme des dieux, Complexe, Bruxelles, 1975,
tée, de façon, précisément, à distinguer ce qui appartient à pp. 68-70). Au désir refoulé de meurtre du père, dont
une « famille » et ce qui appartient à une autre. Il ne peut y Freud interprète la réalisation comme signant la naissance
avoir de fraternité, au moins relative, qu'avec un alter ego : de la civilisation (le parricide provoquant le passage de la
membres d'une même cité, d'une même nation, d'un même « horde » à la société), s'ajoute ainsi la tentation« idolâtri-
peuple, · d'une même culture. Si tous les hommes sont que » d'un « retour à la mère », à la terre-mère, tentation
frères, hors de tout paradigme spécifiquement humain, que la Bible ritualise en la replaçant dans une « sainte »
64 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 65
perspective, avec des épisodes tels que celui où Jacob, avec les autres. Du même coup, il n'y a pas de refoulé castrateur
la complicité de sa mère, Rébecca, abuse son père Isaac ni de désir de parricide. Les générations d'hommes et de
pour« la bonne cause » (Genèse 27, 5-17). dieux se « succèdent » sans s'opposer de façon radicale.
Peut-être est-ce également à partir de là qu'il faut Entre l'être dans son ensemble et chacun des étants, il
réinterpréter le symbolisme conjugal fréquemment utilisé existe toujours un rapport comparable à une paternité et
par la Bible à propos d'Israêl. Ce symbolisme fait d'Israêl une filialité normales. pans la théologie indo-européenne,
l'épouse ou la fiancée« promise » de Iahvé. Or, on ne peut on ne trouve aucune représentation des débuts de la société
assumer convenablement une sexualité conjugale qu'en à partir d'un père unique, mais au contraire, et toujours,
ayant dépassé, résolu tout lien avec la sexualité parentale. d'éternels re-commencements à partir de pères multiples et
« L'homme ne devient capable de s'attacher réellement à différents, fonctionnellement caractérisés, et dont l'agence-
son épouse et de constituer avec elle une seule chair, dans ment relationnel complémentaire dénote déjà le caractère
une sexualité réussie et épanouie, que lorsqu'il peut quitter organique des sociétés qu'ils sont appelés à faire naître.
psychiquement et géographiquement, l'endroit de la scène
primitive > (Josy Eisenberg et Armand Abecassis, Et Dieu
créa Eve. A Bible ouverte II, Albin Michel, 1979, p. 161). 7
C'est d'ailleurs en ce sens que la tradition du judaïsme tend
à interpréter le verset de la Genèse qui fait immédiatement Au premier chapitre de la Genèse, Iahvé déclare : « Fai-
suite à la création d'Eve : « C'est pourquoi l'homme quitte sons l'homme à notre image, comme notre ressemblance »
son père et sa mère et s'attache à sa femme, et ils (1, 26) 1• Cette phrase a été maintes fois commentée. Que
deviennent une même chair » (2, 24). Un tel symbolisme, veulent dire en effet ces mots d' « image (tselem) et de
que Mircea Eliade déclare d'ailleurs « paradoxalement « r~ssemblance ,. ( demuth) ? L'expression tselem 'elohfm a-
tributaire des cultes cananéens de fertilité » (Histoire des t-elle un sens physique ou spirituel? Nous apprend-elle
croyances et des idées religieuses, vol. 1, op. cit., p. 361), quelque chose sur ce à quoi Iahvé ressemble ou nous
revient à remplacer la mère naturelle refoulée par une mère renseigne-t-elle seulement sur la façon dont il apparaît à
abstraite, sans attaches avec le monde sensible. Ce qui l'homme? Paul Humbert (Etudes sur le récit du paradis et
souligne le caractère « naturaliste » de ce que la Bible de la chute dans la Genèse, Université de Neuchatel,
condamne sous le nom d' « idolâtrie »,et qui se trouve très Neuchâtel, 1940) donne à ces deux termes une signification
logiquement interprété en termes d' « adultère » : « Inten- concrète, mais il est clair qu'on ne peut s'en tenir ici à une
- tez procès à votre mère, intentez-lui procès! Car elle n'est comparaison anthropomorphique. Il y a aussi une nuance
pas ma femme, et moi je ne suis pas son mari. Qu'elle entre les deux mots : tselem désigne une « copie » très
écarte de sa face ses prostitutions, et d'entre ses seins ses proche de la réalité, tandis que demuth implique une idée
adultères » (Osée 2, 4). d'analogie, de similarité plus approximative. La notion
Cette problématique est évidemment complètement d' « image >, qui vient ici en premier - à l'inverse, très
absente dans le paganisme. L'homme étant conçu à la fois
comme le père des dieux et le fils des dieux, il n'y a pas
1. Ce pluriel ( « Faisons l'homme ... >) a intrigu~ . Il ne semble ~as en
entre eux rupture de nature, mais seulement différence effet s'agir d'un pluriel de majesté. Certains commentateurs estiment
d'intensité et mutuelle, incessante conversion des_uns dans que Iahvé s'adresse ici à des etres célestes, notamment à des anges.
66 COMMENT PEUT-ON f!TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON f!TRE PAlEN? 67
exactement, de ce que dit la Genèse à propos d'Adam et de de lui qu'il s'agit, et que, tout se passant en famille, Dieu y
son fils : « Quand Adam eut cent trente ans, il engendra un reconnaftra les siens, c'est-à-dire ceux qui auront reconnu
fils à sa ressemblance, comme son image, et lui donna le Dieu et se seront reconnus en lui, ceux-là seront sauvés »
nom de Seth » (5, 3) - , est ainsi immédiatement atténuée (Positions, Ed. Sociales, 1976, pp. 119-120). Ne participant
par celle de « ressemblance ». Par ailleurs, la comparaison plus de l'intimité du monde, l'homme du monothéisme
souvent utilisée avec le sentiment qu'un père peut éprouver judéo-chrétien se trouve dans une position de sujet second,
en reconnaissant son « image » dans son fils n'est pas d'un de sujet dérivé, qui, par rapport au Sujet Absolu qu'est
très grand secours : Iahvé, on le sait, n'est pas le père des Iahvé, fait toujours de lui un objet. Dans le paganisme, il
hommes au sens génétique du terme. La « similarité » , participe, à son niveau et selon ses modalités propres, de
selon d'autres auteurs, viendrait du fait que l'homme a été l'existant dans son ensemble; ici, en tant qu'étant séparé, il
créé pour « dominer » le monde physique, tout comme lui- est désormais objet. (Et en retour, comme l'a noté Bataille,
même se trouve« dominé» par Iahvé. On cite à ce propos les choses sur lesquelles il va désormais faire porter sa
un passage de l'Ecclésiastique, où il est dit que Iahvé a réflexion, le monde lui-même, vont lui paraître en partie
remis au pouvoir des hommes « ce qui est sur terre. Il les a incompréhensibles et inassimilables. La coupure
revêtus de force, comme lui-même à son image il les a monothéiste instaure les conditions d'une incommunicabi-
créés » (2, 3). Mais cela paraît contredire le récit de la lité de l'homme et du monde.)
Genèse, qui fait du- « règne » de l'homme sur les animaux L'homme est un être ambigu. Cette ambiguïté lui vient
l'effet d'une bénédiction secondaire. de son caractère double. L'homm_e est un animal, mais il
En fait, cette allusion à l' « image » de Iahvé qui se n'est pas seulement un animal. Il est un être physique, mais
retrouverait dans l'homme souligne simplement le carac- il y a en lui une part de métaphysique. Et sa spécificité n'est
tère spéculaire de l'humanité. Il s'agit de rappeler que pas dans ce qui ressortit du biologique, de la « nature »,
l'homme reste un objet créé, qu'il n'a de valeur positive mais dans ce qui, en lui, ne se retrouve dans aucun autre
qu'en tant qu'il sort des mains de son créateur, et aussi, vivant. L'anthropologie philosophique contemporaine
comme le disait Jean Paul II, que « l'homme ressemble traite de cette problématique à partir d'une étude des
plus à Dieu qu'à la nature » · (audience générale du rapports entre nature e.t culture. C'est en effet là que se
6 décembre 1978). De même que dans la conception situe le fond de la quéstion. Dans le paganisme, elle est
.dualiste du monde, l'univers physique n'est jamais perçu résolue sous l'angle de la continuité - une continuité qui
qu'en miroir, l'homme, en tant qu'il renvoie à l' « image » n'est pas à prendre dans le sens d'une étendue homogène,
de Dieu, atteste par là même son existence. L'homme, qui n'est exempte ni de hié~archies ni de différences de
autrement dit, n'est interpellé comme sujet qu'au nom niveaux, de degrés ou de dimensiqns, et qui peut même
d'un Sujet Unique et Absolu. On peut suivre ici Louis être conçue comme dialectique. Dans cette perspective, la
Althusser, qui dit, à propos de toute idéologie, qu'elle est culture n'est pas en rupture absolue avec la nature, mais
centrée, que « le Sujet absolu occupe la place du centre, et elle ne saurait non plus s'y réduire . La culture n'est autre
interpelle autour de lui l'infinité des individus telle qu'elle que la nature que l'homme s'est donnée en s'instituant
assujettit les sujets au Sujet, tout en leur donnant, dans le comme tel dans le fait de l'hominisation , afin de« poursui-
Sujet où tout sujet peut contempler sa propre image vre » sa nature biologique par l'intermédiaire d'une
(présente et future), la garantie que c'est bien d'eux et bien conscience de conscience. C'est, somme toute , ce que
68 COMMENT PEtrr-ON êTiœ PAIEN? COMMENT PEtrr-ON ~TRE PAIEN? 69
constate Edgar Morin quand il écrit que la culture, en tant Age, la condamnation de la libido sciendi, et les persécu-
qu' « émergence proprement méta-biologique », rétroagit tions dirigées contre ceux que l'on suspectait de s'intéresser
sur un homme par ailleurs « totalement biologique » en plus à l' harmonia mundi, à la marche « naturelle » du
sorte que c l'être humain est humain parce qu'il est monde, qu'à la transcendance du logos de Dieu. {Même des
pleinement et totalement vivant en étant pleinement et philosophes chrétiens, comme Albert le Grand ou Roger
totalement culturel », et qu' « on peut même dire que le Bacon, n'échappèrent pas à ces accusations.) D'où enfin,
plus irrémédiablement biologique est en même temps le par suite, le fait que les auteurs chrétiens ont toujours mis,
plus irréductiblement culturel » (La Méthode. 2: La vie à lutter contre le « biologisme », un acharnement compa-
dam la vie, op. cit., pp. 418-419). rable à celui des marxistes 1 • Même dans le judaïsme,
Cette ambiguïté de l'homme est également perçue dans pourtant très en retrait sur le christianisme sur ce plan, on
le monothéisme judéo-chrétien. On peut en voir la preuve trouve une tendance assez similaire à identifier la part de ce
dans le fait que, dans la Genèse, l'homme est créé le même qui en l'homme le « lie » à la « nature » et la part qui l'en
« jour » que les autres animaux terrestres, mais· cependant « délivre » avec la dualité du penchant humain vers le mal
plus « tardivement ». L'interprétation qui en est donnée et du penchant vers le bien. Iahvé devient alors l'antithèse
est néanmoins bien différente. D'une part, elle institue, du des pulsions « naturelles » - et ce n'est sans doute pas un
fait de l'interveniion privilégiée auprès de l'humanité de ce hasard si, comme le signalent Josy Eisenberg et Armand
Tout Autre qu'est Iahvé, une coupure beaucoup plus Abecassis {A Bible ouverte, op. cit., p. 227), ce sont les
radicale entre l'homme et la« nature ». D'autre part, dans mêmes lettres qui désignent en hébreu l'instinct (yetser) et
l'instant même qu'elle reconnaît sa spécificité, elle réagit Dieu comme « formateur » (yotser).
avec violence contre l'autonomie de l'homme qui en Le débat entre polythéisme et monothéisme n'est pour-
découle - contre la liberté qui dérive de la conscience de tant pas, à cet égard, et contrairement à ce qu'écrit Michel
conscience par laquelle l'homme s'institue en être culturel Le Bris, la « vieille opposition de l'intellect et du sensible »
- , en l'enfermant dans des limites impliquées par l'affirma- (Le Nouvel Observateur, 15 septembre 1980). Il ne s'agit
tion d'un di<?u créateur unique radicalement distinct du pas de choisir le sensible contre l'intellect, pas plus que la
monde. nature contre l'histoire ou contre la culture, de même qu'il
Sur le premier point, les choses sont claires. Le christia- ne s'agit pas d'invoquer, contre le père des arrière-mondes
nisme en a tiré la leçon jusque dans ses conséquences les « célestes », on ne sait quelle sécurité « féminine », on ne
plus extrêmes. La coupure entre l'homme et la « nature » sait quelle matrice de la terre-mère. Le paganisme dont
s'est étendue à tout ce qui, à l'intérieur même de l'homme, nous parlons se situe dans une tout autre problématique. Il
était perçu comme relevant de la « naturalité » : le corps ne fait pas le choix inverse du choix judéo-chrétien. Il récuse
par rapport à l'âme, la physiologie, la sexualité, les pulsions ce choix. En sorte que l'opposition qui se fait jour est celle
instinctives, etc. D'où l'hostilité que le christianisme a si d'un système qui pose en principe l'indissociabilité-c~ qui
longtemps témoignée envers la femme, qui, du coup, se ne signifie pas l'identité- de la nature et de la culture, de
trouvait dotée d'une plus grande part d' « animalité » que
l'homme ; on la disait plus soumise aux « sens » et aux 1. Comparer par exemple Pierre P. Grassé, L'homme en accusation,
« passions »,c'est-à-dire aux pulsions immédiatement liées Albin Michel, 1980; et Ashley Montagu, The Nature of Human
aux manifestations de la physis. D'où également, au Moyen Aggression, Oxford University Press, New York, 1976.
70 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÏEN? COMMENT PEUT-ON êTRE PAÏEN? 71
l'intellect et du sensible , contre un système, le système pour-y-renoncer. Il fait son « salut » en acceptant libre-
judéo-chrétien, qui pose en principe leur dissociabilité ment son assujettissement. L'idéal chrétien, dit saint Paul,
(considérée par Le Bris comme une « catastrophe majeure c'est d'être librement « asservi à Dieu » (Rom. 6, 22).
de la pensée ») pour se bâtir lui-même à partir de cettê La thèse que nous soutenons ici est que la religion de la
dualité. .. .Bible a essentiellement pour effet, sinon pour but, d'empê-
La seconde proposition résulte de la position de l'homme cher l'homme de mettre pleinement en œuvre les pouvoirs
par rapport à Dieu dans la théologie de la création. Fac~ à de liberté et d'autonomie créatrice qui dérivent de l'homi-
lahvé, en effet, l'homme n'est qu'une créature; sa condi- nisation elle-même, pouvoirs « renforcés » , sur le plan
tion d'être dépend donc entièrement de celui qui l'a fait historique, par la révolution néolithique et l'apparition des
être. ·Comme seul Dieu a valeur d'absolu, tout ce qui n'e.s l grandes cultures. Seul de tous les animaux, l'homme n'est
pas Dieu n'a qu'une valeur relative. Etre créé, c'est être pas agi par son appartenance à l'espèce. Il faut donc, dans
non par soi, mais par un autre-que-soi. C'est manq.uer l'esprit du monothéisme judéo-chrétien, qu'il soit « agi »
perpétuellement à soi-même dans sa propre incomplétude. autrement. Iahvé, somme toute, aurait préféré que
C'est ne pas se suffire, être dépendant - enfermer d'em- l'homme ne sortît pas de la « nature » : c'est le sens du
blée son statut d'existence à l'intérieur de cette dépen- récit contenu aux premiers chapitres de la Genèse. Aussi
dance. La création ne pose donc pas l'autonomie de longtemps que les « premiers hommes » n'étaient que des
l'homme. Elle la circonscrit, et de ce fait, à nos yeux, elle êtres-de-nature, aussi longtemps que leur hominisation
l'annule. n'était pas véritablement achevée, ils ne pouvaient mani-
L'homme en effet n'a le droit de jouir du monde qu'à la fester pleinement Jeurs pouvoirs créateurs ; ils ne pouvaient
condition de reconnaître qu'il n'en est pas le véritable se poser en rivaux de Iahvé. Mais pour l'homme, s'instituer
propriétaire, mais tout .au plus l'intendant. ~eul Iahvé est en tant qu'homme, c'est se doter d'une sur-nature, d'une
propriétaire du monde : « La terre m'appartient et vous nature supérieure qui n'est autre que la culture et qui a pour
n'êtes pour moi que des étrangers et des hôtes » (Lév. 25, effet d'émanciper la conscience réflexive des contraintes
23). Le pouvoir que l'homme détient sur le monde est .un répétitives de l'espèce. C'est surtout se donner la possibilité
pouvoir par procuration, un pouvoir qui lui a été confié et de se dépasser et de se transformer constamment soi-
dont il ne peut user que sous réserve de ne pas en user même, c'est-à-dire de faire en sorte que chaque « sur-
pleinement. « L'homme n'a le droit de profiter de la nature » acquise ne soit qu'une étape vers une autre« sur-
fécondité de l'être que s'il reconnaît qu'il n'en est pas le nature ». Or, ce projet équivaut à faire de l'homme une
maître absolu » (Josy Eisenberg et Armand Abecassis, .A manière de dieu - à le faire participer à la Divinité - ,
Bible ouverte, op. cit., p. 128). L'homme peut faire, mais il perspective que la Bible représente comme une « abomina-
ne peut créer : le monde du « créer » ( olam haberia) tion ». L'affirmation monothéiste est ainsi, d'abord, une
appartient à Iahvé, seul le monde du « faire » (olam interdiction solennelle faite à l'homme de s'instituer vérita-
haassya) lui est dévolu. L'homme peut en principe tout blement comme tel, puis, lorsque l'homme a passé outre
vouloir, mais il y a des choses qu'il ne doit pas vouloir - ce (épisode de la « faute originelle »), de faire pleinement
qui revient à dire qu'il peut tout dans la mesure où il ne veut usage de son autonomie en se dotant d'une surhumanité
pas tout. Dans la Bible, l'homme n'est libre que pour se qui l'atteste comme cause de lui-même.
soumettre ou pour se d,amner. Il ne possède qu'une liberté- Telle est la raison pour laquelle Je discours biblique se
72 COMMENT PEUT-ON êTRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ê TRE PAÏEN ? 73
déroule et se parcourt constamment lui-même sur deux sera l' « orgueil » - le manque d'humilité (c'est-à-dire,
plans. D'une part, la nature est d'abord idéalisée -c'est le puisque les deux mots ont le même radical, la volonté de
mythe du « jardin d'Eden » - , dans la mesure où elle n'être pas humilié). Çe péché, écrit René Coste, « c'est
intégre et « agit » l'être de l'homme, avant d'être dévalori-· fondamentalement la volonté d'autonomie absolue de
sée et condamnée lorsque l'homme s'est affirmé comme tel l'homme (individuellement et collectivement) » (Le deve-
et s'est doté d'une culture non réductible à cette nature nir de l'homme. Projet marxiste, projet chrétien, Ed. Ouvriè-
(sans pour autant en être, dans les faits, radicalement res, 1979, p. 152). Avec la « .volonté d'autonomie » se
distincte). D'autre part, la sur-nature que l'homme-en- trouvent condamnées toutes les formes de la maîtrise, de la
tant-qu'homme s'est donnée est compensée, annulée, par volonté. de puissance, de la non-dissociation du bonheur et
l'affirmation d'une « sur-nature » plus forte encore, surna!. du pouvoir créâteùr, et de la dilatation de soi. Cette
turelle au sens propre, inaccessible parce que absolue, et condamnation se fait par le moyen d'un racket absolu :
qui n'appartient qu'à Iahvé, le créateur unique de toute l'homme qui choisira les plaisirs « éphémères » de la
réalité sensible. L'homme, autrement dit, est institué par puissance se damnera pour l'éternité. En étant fidèle à lui-
Dieu comme « roi de la création » (Genèse 1, 26) , mais même, l'homme ne pourra qu'être « infidèle » à Dieu. En
c'est seulement dans la mesure où il dépend d'un autre roi, ' s'honorant lui-même et en honorant l'énergie créatrice à
incommensurablement plus puissant que lui. Iahvé admet laquelle il donne ampleur, l'homme sera « idolâtre ». Le
que l'homme ait une histoire, mais il s'efforce de la péché d' « orgueil » trouve son archétype dans le non
neutraliser en lui assignant un but, qui est précisément lé serviam de Lucifer, l'ange déchu qui est aussi le« porteur
retour à l'état anté-historique del' « innocence » paradisia- de lumière ». Désormais, Prométhée et surtout Faust ne
que. (Iahvé n'admet l'histoire que pour lui fixer une fin.) cesseront d'être au banc des accusés. Pour enfermer
Finalement, si l'on peut dire, le monothéisme fonctionne l'homme dans .son manque d'autonomie, dans le non-dit de
comme si Iahvé raisonnait de la sorte : maintenant que sa liberté refoulée, Iahvé s'institue lui-même comme le
l'homme est sorti de la nature, alors sortons-l'en totale- centre d'un système où les capacités de l'homme - pour
ment; puisqu'il n'est plus agi par la nature, alors faisons en autant qu'il est une créature - sont nécessairement limi-
sorte qu'il soit agi par nous, de peur que réalisant qu'il peut tées. L'un des noms que lui attribue la Bible, chadday,
n'être agi par aucun autre-que-soi, il n'en vienne à se poser souvent traduit par « le Tout-Puissant », est interprété
réellement en créateur et en causa sui. Puisque l'homme dans le judaïsme comme « Celui qui dit au monde assez »
est parvenu à s'instituer en joueur-du-monde, la seule chose (cheamar leolamo dai). De fait, Iahvé n'est autre que le
qui puisse désormais l'empêcher d'user de toutes ses Dieu qui dit « assez ». La Loi qu'il énonce se veut
possibilités de jouer, est de lui faire croire qu'il· n'a pas limitation. L'Ailiance qu'il conclut signe symboliquement
inventé la règle du jeu. Le monothéisme judéo-chrétien, cette castration.
avec son mythe de la création ex nihilo, ses interdits
manifestés par un « père » inaccessible et proprement
irremplaçable, et sa représentation d'un univers dualiste 8
doublant ce monde d'une autre sphère absolue, répond
précisément à cette fonction. En même temps que la Bible distingue radicalement
Dès lors, le péché des péchés, le péché par excellence, ce l'homme des autres vivants, elle interprète son hominisa-
74 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PÊUT-ON ~E PAIEN? 75
tion comme une chute. Nous retrouvons là le « double que l'homme soit seul » (2, 18) - comme« Il n'est pas bon
discours » évoqué plus haut. Pour surmonter cette appa- pour Dieu que l'homme soit seul » (cf. Josy Eisenberg et
rente contradiction, le monothéisme judéo-chrétien est Armand Abecassis, Et Dieu créa Eve. op. cit., p. 134).
conduit à représenter l'homme originel, l'homme d'avant la Seul, et de surcroît immortel, l'homme pourrait s'imaginer
faute, comme une créature qui n'a plus rien de réel. en effet que rien ne lui manque, que rien ne le distingue de
L'homme qui préexiste à la chute n'est pas l'homme tel que Dieu. Il pourrait se croire égal à Dieu, et non pas
nous le connaissons. C'est un être qui est à la fois pur esprit, seulement fait à sa « ressemblance ». Et c'est précisément
qui vit dans l'intimité de l'être absolu représenté par Dieu, ce qu'il faut l'empêcher de croire.
mais qui est en même temps pure naturalité, qui vit en Dans le jardin d'Eden, Adam et Eve vont avoir le choix
harmonie avec la création, en paix avec les animaux, etc. entre vivre éternellement dans le bonheur de Iahvé, à l'abri
L'idéalisation de l'homme va ainsi de pair avec l'idéalisa- des atteintes de l'histoire, du monde véritable et du temps,
tion de la « nature ». Adam, représentant symbolique de la et devenir réellement des êtres humains, c'est-à-dire com-
première humanité, correspond à l' hominien naturel, anté- mencer à parcourir, selon leur volonté propre, l'histoire qui
historique, dont l'hominisation n'est pas encore véritable- va les instituer enfin pour ce qu'ils sont. On sait ce qu'il en
ment advenue, qui n'est pas encore créateur de culture. advient. Adam et Eve cèdent à la tentation du « ser-
Non encore détaché de la terre (adamah), il reste essentiel- pent 1 ». Or, que dit le serpent? Il dit à Eve : « Vous serez
lement agi par son appartenance à l'espèce. Les philoso- comme des dieux qui connaissent le bien et le mal »
phes du xvme siècle ressusciteront cette vision avec le (Genèse 3, 4). En fait, le serpent n'a pas de mal à
mythe du « bon sauvage ». démontrer qu'une liberté qu'on ne peut véritablement
Après avoir créé Adam, Dieu donne naissance à Eve. exercer n'en est pas une, que le début de l'interdit contient
On sait à ce propos qu'il existe une certaine contradiction en lui-même la possibilité logique d'autres interdits, et que
entre les deux récits de la création contenus dans la Genèse le fait même de l'interdiction est antagoniste de la
(1, 27 et 2, 18-25). Là n'est toutefois pas l'important. On « liberté » que Dieu a prétendu octroyer (Genèse 3, 1).
observera, par contre, que le passage del' Adam androgyne L'exception, en ce sens, ne confirme pas la règle, mais la
- « homme et femme il les créa » (Genèse 1, 27) - à
dément. On notera aussi, en passant , que le serpent est
l'Adam auquel Dieu offre une compagne souligne déjà ce
polythéiste : la phrase « Vous serez comme des dieux »
qu'il peut y avoir d'incommensurable entre l'homme et
introduit en effet, immédiatement, à l'idée qu'il peut y en
Dieu. Aussi longtemps qu'il est seul, Adam est unique. Dès
exister plusieurs.
l'instant où Eve apparaît, cette unicité se trouve dissociée.
Adam et Eve, mis au jardin d'Eden, se sont vu interdire
Apparaissent du même coup, nécessairement, les notions
d'altérité, de complémentarité, et aussi de manque. La
présence d'Eve montre à Adam, de façon rétrospective, la 1. La présence du serpent à l'intérieur du « jardin d'Eden » soulève à
elle seule un certain nombre de problèmes et de difficultés d'ordre
réalité de ce qui lui manquait. En cela, bien entendu, il théologique. La Genèse dit du serpent qu'il est« le plus rusé de tous les
s'oppose à Iahvé qui, par définition, ne saurait jamais animaux des champs » (3, 1). Il ne s'agit toutefois pas d'un véritable
manquer de rien. La tradition du judaïsme lit d'ailleurs le serpent puisque c'est seulement par la suite qu'il est condamné à ramper
sur son ventre (Genèse 3, 14). Certains théologiens l'interprètent
passage de la Genèse qui précède immédiatement l'appari- simplement comme représentant le Mauvais Penchant qui gît au cœur de
tion de la première femme - « Dieu dit : Il n'est pas bon l'homme. ·
76 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ffi°RE PAIEN? ~ 77
de manger de « l'arbre de la connaissance du bien et du Bible, c'est seulement sa faute qui l'a rendu mortel
mal » (Genèse 2, 17). Les théologiens catholiques pensent (Genèse 2, 17). Mais désormais, l'homme doit être éphé-
que cette « connaissance » dont Elohim-Iahvé prononce mère. Il devient « passible de mort ».
l'interdiction n'est ni l'omniscience, ni le discernement Renvoyés du jardin d'Eden, Adam et Eve deviennent
moral, mais la faculté de décider ce qui est bien ou mal. La « les premiers païens de l'histoire » (Josy Eisenberg et
théologie juive est plus subtile. L' « arbre » de la connais- Armand Abecassis, Et Dieu créa Eve, op. cit., p. 278).
sance est interprété comme la représentation d'un monde Traduisons : ils deviennent des hommes achevés, des êtres
où bien et mal « sont à l'état de mélange » (Josy Eisenberg humains au plein sens du terme. Cette hominisation va de
et Armand Abecassis, Et Dieu créa Eve, op. cit., p. 71) - pair avec une individuation réelle : c'est après qu'il a péché
où il n'y a pas de Bien et de Mal absolus. En d'autres qu'Adam est interpellé pour la première fois personnelle-
termes, l' « arbre > préfigure le monde réel dans lequel ment par Dieu (Genèse 3, 9). L'histoire générique de
nous vivons, un monde où rien n'est jamais absolument l'homme commence avec son renvoi du jardin d'Eden. La
tranché, où les impératifs moraux sont reliés aux valeurs civilisation va pouvoir elle aussi commencer. Le travail fait
humaines, et où tout ce qui se fait d'important et de grand son apparition. L'intelligence humaine donne naissance au
se fait toujours par-delà bien et mal. En outre, dans la langage syntaxique. Dans la Bible, ces faits sont perçus
tradition hébraïque, « manger » signifie « assimiler ». négativement. Selon les écoles théologiques, la faute
Manger de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, originelle peut être interprétée de façon plus ou moins
c'est donc entrer soi-même dans ce monde réel où le bien et dramatique ; il reste que si Adam et Eve avaient obéi à
le mal sont « mélangés » à l'initiative de l'homme. La faute Dieu, l'histoire n'aurait jamais commencé; il n'y aurait
d'Adam, celle d'où découlent toutes les autres, c'est déjà jamais eu réellement d'humanité.
bien « celle de l'autonomie », ainsi que le soulignent L'épisode suivant met en scène Abel (Hével) et Caïn.
Eisenberg et Abecassis (ibid., p. 315); c'est« la volonté de « Le temps passa et il advint que Caïn pi:ésenta des
conduire sa propre histoire par soi-même selon son propre produits du sol en offrande à Iahvé, et qu'Abel, de son
désir et sa propre parole ou sa propre loi » (ibid., p. 355). côté, offrit des premiers-nés de son troupeau , et même de
Devant cette volonté de l'homme d'être autonome, leur graisse. Or Iahvé agréa Abel et son offrande. Mais il
Iahvé manifeste une sorte de crainte, qui se manifeste par n'agréa pas Caïn et son offrande, et Caïn en fut très irrité
la mise en œuvre d'un nouvel interdit compensatoire : ( ... ) Caïn dit à son frère Abel : " Allons dehors '', et,
« Voilà que l'homme est devenu comme l'un de nous, pour comme ils étaient en pleine campagne, Caïn se jeta sur son
connaître le bien et le mal ! Qu 'il n'étende pas maintenant frère Abel et le tua » (Genèse 4, 3-8).
la main, ne cueille aussi de l'arbre de vie, n'en mange et ne Les raisons, à première vue obscures, du choix que fait
vive pour·toujours » (Genèse 3, 22.) Il s'agit cette fois, Iahvé en faveur d'Abel s'éclairent dès que l'on examine ce
d'un point de vue évidemment symbolique, d'empêcher que représente chacun des deux frères. Le meurtre d'Abel
que l'homme qui, en transgressant l'interdit initial, a par Caïn met en scène en effet deux modes de vie
« réussi » son hominisation, devienne maintenant différents. Abel est un berger nomade, tandis que Caïn est
« immortel ». Aussi longtemps qu'Adam n'avait pas fauté, un agriculteur (Genèse 4, 2). Le premier prolonge dans une
l' « arbre de vie » ne lui était pas interdit dans la mesure société nouvelle, née de la révolution néolithique, un mode
même où il ne lui était pas nécessaire - puisque, dit la de vie typiquement pré-néolithique ; resté fidèle à la
78 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÏEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN ? 79
tradition du désert, il n'est attaché à aucune terre en donner une sur-nature. Adam, lui aussi, avait été pareille-
particulier. Le second, Caïn, est l'homme de la révolution ment condamné pour s'être placé au-dessus de la Loi. Il
néolithique, de cette révolution qui permet à l'homme s'agit, à chaque fois, d'une nature désidéalisée, péjorati-
d'affirmer plus nettement sa maîtrise sur le monde, de vée : dans le cas d'Adam, en même temps que celui-ci
s'assujettir plus entièrement le monde comme objet. Agri- devient réellement un homme, la nature devient une
culteur; il est par là même enraciné, attaché à cette terre « jungle »; dans le cas de Caïn, le nomadisme se trans-
que Iahvé a maudite à cause d'Adam (Genèse 3, 17). Pour forme en exil. Caïn déclare alors : « Ma peine est trop
reprendre une comparaison que nous avons déjà utilisée, il lourde à porter » (Genèse 4, 13). Mais il entend seulement
manifeste vis-à-vis de la terre-mère un attachement « inces- par là que la condamnation qui le frappe est démesurée.
tueux » . Il a choisi, comme le dit Emmanuel Lévinas, la Toujours l' « orgueil ».
Totalité par opposition à l' Infinité, la conquête « païenne » Caïn est en fait le héros civilisateur par excellence. Si
de l'espace contre la possession hébraïque du temps- nous sommes les « enfants de Caïn » - formule un peu
éternité. Car l'attachement à une terre donnée, l'enracine- exagérée, puisque Adam et Eve engendrèrent également
Seth-, c'est en tant qu'hommes de culture et de civilisa-
ment, porte en lui-même les prodromes de tout ce que la
tion. Après sa condamnation, Caïn fonde en effet la
Bible stigmatise comme « idolâtre » : les cités singulières,
première ville, et il lui donne le nom de son fils : Hénok
le patriotisme, l'Etat et sa raison propre, la frontière qui
(Genèse 4, 17). Par là même, il redouble sa faute : d'abord
distingue le citoyen de l'étranger, le métier des armes, la
parce que, de toute évidence, il cherche à se faire un nom,
politique, etc. Tandis que, par son sacrifice, Abel montre
ensuite parce que la tradition biblique condamne la
qu'il conserve l'esprit entièrement libre pour Iahvé, Caïn,
« vanité » consistant à dénommer une cité à partir d'un
par le sien, demande à Dieu de sacraliser un mode
nom d'homme. Ce nom de Hénok est lui-même significatif,
d'existence que Dieu réprouve parce qu'il marque un pas puisqu'il est bâti sur un radical signifiant « inauguration,
supplémentaire dans l'autonomie que l'homme a entrepris début », et aussi « homme ». En d'autres termes, Caïn
de se donner 1• Tout comme Adam, Caïn fait donc preuve cherche à substituer un début proprement humain au début
d' « orgueil », et c'est la raison pour laquelle il est absolu que représente la création. Il oppose son propre
condamné. Ce n'est pas en effet le meurtre d'Abel que comm·e ncement à celui de Iahvé, et par là même il en
Dieu condamne principalement, mais le refus de Caïn de profane la notion. Caïn ne se borne d'ailleurs pas à
s'humilier par le repentir. Interpellé par Iahvé ( « Où est engendrer la civilisation urbaine, celle où se fait l'histoire,
ton frère Abel ? »), Caïn lui retourne l'accusation : « Suis- mais il constitue aussi le premier maillon d'une longue
je le gardien de mon frère? » (Genèse 9, 4). Sous- chaîne d'inventeurs de la civilisation. L'un de ses descen-
entendu : c'était à toi, Iahvé, de le garder. Caïn, l'agricul- dants, Yubal, est le premier musicien. Un autre, Tubal-
teur, est alors condamné à l'errance; il est renvoyé au Caïn, est l'ancêtre des forgerons et c'est à lui que l'on doit
nomadisme - renvoyé à la « nature » pour avoir voulu se la découverte de la métallurgie; à ce titre, il est considéré
comme le premier spécialiste de l'art de la guerre, ce qui lui
1. Les modalités du meurtre commis par Caïn ont donné lieu à de vaut bien entendu une réprobation toute particulière.
nom.bre~ses spéc.ulations, que nous n'examinerons pas ici. Cf. en
part1cuher Josy Etsenberg et Armand Abecassis, Moi, le gardien de mon
C'est encore à un descendant de Caïn, Nemrod , le
frêre? A Bible ouverte III, Albin Michel, 1980, pp. 133-175. « chasseur » - c'est-à-dire le conquérant-, fils de Kush,
80 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 81
que la Genèse attribue symboliquement la construction de autres villes sont frappées en elle ... Tout ce qui est dit de
Babylone, de Ninive, Akkad, Rehobot-Ir, Kalah, Rèsèn, Babylone se rapporte en réalité aux villes dans leur
etc. (10, 8-12). Ce n'est certes pas là un hasard. Jacques ensemble. Comme toutes les villes, Babylone est au centre
Ellul, dans un livre pénétrant (Sans feu ni lieu. Signification de la civilisation. C'est pour la ville que travaille le
biblique de la grande ville, Gallimard, 1976), a d'ailleurs su commerce, c'est dans la ville que se développe l'industrie,
lire dans la Bible une véritable malédiction de la ville, en c'est pour elle que les flottes parcourent les mers, c'est là
tant que celle-ci représente le lieu où l'homme est le plus que s'épanouissent le luxe et la beauté, c'est là que s'élève
susceptible d'affirmer souverainement la liberté de son la puissance ... » (op. cit.). Dans l'Apocalypse, Babylone
destin. devient la « prostituée fameuse » (17, 1), la « mère des
« La ville, note Jacques Ellul, est la conséquence directe prostituées et des abominations de la terre » (17, 5). Un
du meurtre de Caïn et du refus par Caïn de recevoir sa ange annonce qu'elle sera la proie des flammes : « Elle est
protection de Dieu( ... ) De même que l'histoire commence tombée, elle est tombée, Babylone la Grande ! » (14, 8 et
avec le meurtre d'Abel, de même la civilisation commence 18, 2). Iahvé condamne aussi Ninive, Tyr, Damas, Gaza
par la ville, et tout ce qu'elle représente. » Ce que (Amos 1, 3-10) . Jéricho est détruite d'une façon « miracu-
représente la ville, c'est, une fois encore, l'enracinement, le leuse ». Sodome et Gomorrhe, les cités pécheresses, sont
territoire, la frontière, la puissance - tout ce qui permet à rasées dans des conditions effroyables. Rome, dans l' Apo-
l'homme de se faire un nom. Et aussi, bien entendu, calypse, est dénoncée comme la « bête de la mer »; elle
l' « idolâtrie >, car chaque ville se cherchant un dieu porte sur ses « sept têtes » (les sept collines) des « titres
protecteur, il en résulte la multiplicité des dieux. « La blasphématoires » (13, 1-2), elle profère des « paroles
malédiction, ajoute Jacques Ellul, est prononcée dès l'ori- d'orgueil », ceux qui l' « adorent » seront soumis au sup-
gine. Elle fait partie de l'être même de la ville, elle s'inscrit plice « du feu et du soufre », et la fumée de ce supplice
dans la trame de son histoire. La ville est un lieu maudit, et s'élèvera « pour des siècles et des siècles » (14, 10-11).
cela par son origine même, par sa structure, par son Dans les Nombres (21, 2), il est compté pour une œuvre
repliement, par sa quête des dieux. Chaque ville dans son bonne et salutaire de vouer les villes à l'interdit. En
développement reprend cette malédiction, la supporte et hébreu, le substantif masculin désignant la « ville » veut \
c'est un des éléments constitutifs de toute ville. » La aussi dire « ennemi » dans le sens spirituel. Cet ennemi,
grande cité est en elle-même une manifestation d' « or- c'est la toute-puissance de l'homme : la défaite des villes
gueil ».Ninive déclare : « Moi, sans égale! »(Sophonie 2, représente à chaque fois l'humiliation des grands, le
15). Babylone fait de même (Isaïe 47, 8). En Egypte, le rabaissement des puissants. « Les prophètes visent toutes
peuple d'Israël avait déjà ét~ occupé à construire les villes les villes, avec une constance, une permanence incroyables,
de Pitôm et de Ramsès (Exode 1, 11). C'est ensuite à écrit encore Jacques Ellul. Les textes abondent et que les
Babylone qu'il a connu l'exil, ce qui explique l'exécration villes soient amies ou ennemies, le jugement reste le même.
particulière à laquelle cette ville est vouée. En Babylone, S'il y a bien une unité formelle des prophéties, c'est bien
écrit Jacques Ellul, « toutes les villes sont englobées, celle-là! Mais c'est un jugement de Dieu. C'est-à-dire que
synthétisées. Elle est vraiment la tête et la mesure des c'est une affaire qui se passe entre Dieu et la ville( .. .) Pour
autres villes. Lorsque la colère de Dieu se déchaîne, elle est comprendre l'histoire des villes, il faut tenir compte de
frappée la première. Lorsqu'elle est frappée, toutes les cette malédiction qui pèse sur elles. Malédiction qui, du
82 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN ? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÏEN'? 83
commencement à la fin de !'Ecriture, s'exprime par : " Je eux. Allons! Descendons! Et là, confondons leur langage
détruirai ... ", dit l'Eternel » (op. cit.) 1 Seule Jérusalem pour qu'ils ne s'entendent plus les uns les autres »(Genèse
échappe à la règle. C'est qu'elle est aux autres villes ce que 11, 6-7).
la terre d'Israël est aux autres terres : leur antithèse La nature de la « faute » commise par les constructeurs
symétrique. Jérusalem n'est pas une ville sacrée, mais une de la tour est évidente ; c'est d'ailleurs toujours la même.
ville sainte. Elle est une ville unique, d'un genre jamais vu. « C'est l'autonomie de l'homme, son pouvoir créateur et
Elle est la ville où, un jour , se résorberont toutes les autres prométhéen que Dieu devine en quelque sorte dans l'entre-
prise de Babel », écrit André Neher (L'exil et la parole,
villes. Une anti-ville en quelque sorte. »
Seuil , 1970, p . 116). L'idée à l'œuvre dans cette entreprise,
L'homme est ainsi le golem de Dieu. Vieille histoire -
précise Ernst Bloch, « se rattache par sa volonté de créer
frankensteinienne ! - de la créature révoltée contre son
comme Dieu au conseil du serpent, donc à la volonté de
créateur. Au terme de la première partie de la Genèse,
devenir et d'être semblable à Dieu » (L'athéisme dans le
l'inquiétude de Iahvé devant l'usage que l'homme fait de sa
christianisme, Gallimard, 1978, p . 109). D'autres auteurs
liberté, sa jalousie et sa colère sont telles qu'il décide,
ont aussi assimilé la tour de Babel au modèle historique de
purement et simplement , de procéder au génocide de
l'Occident. Ce qui est intéressant, par ailleurs, c'est que la
l'humanité : «.Iahvé se repentit d'avoir fait l'homme sur la
diversification de l'humanité en peuples porteurs de lan-
terre et il s'affligea dans son cœur. Et Iahvé dit : " Je vais gues et de cultures différentes soit présentée ici comme une
effacer de la surface du sol les hommes que j'ai créés " » « riposte » de Iahvé à l'audace humaine. Ce bien fonda-
(Genèse 6, 6-7) . C'est l'épisode du Déluge, dont seuls, mental qu'est la variété culturelle est donc censé dériver
parmi les humains, réchappent Noé et les siens. Cet d'une « faute »,exactement comme l'entrée dans l'histoire
épisode débouche sur un nouveau commencement, où a résulté de la faute d'Adam . « Il est tacitement entendu
Iahvé établit son alliance avec Noé. que l'apparition de l'idolâtrie se fait simultanément à la
Mais l'homme , malheureusement pour Iahvé , n'est tou- formation des nations », observe Nahum M. Sarna ( Under-
jours pas disposé à se soumettre. Un pas de plus dans la standing Genesis. The Heritage of Biblical Israel, Shocken
mise en place de la civilisation est franchi avec la construc- Books, New York, 1970, p. 68). La tour de Babel doit alors
tion de la tour de Babel. S'étant déplacés à l'Orient, les être considérée comme la première des « idoles », et le
hommes s'exclament : « Allons! Bâtissons-nous une ville récit de sa construction comme la « suite de la polémique
et une tour dont le sommet pénètre dans les cieux ! Faisons- anti-païenne contenue dans les récits antérieurs à la créa-
nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre ! » tion et au Déluge » (ibid., p. 76).
(Genèse 11, 4). Devant cette nouvelle manifestation « Le jéhoviste a une sorte de haine pour la civilisation,
d' « orgueil » , Iahvé exprime aussitôt sa fureur. « Mainte- écrivait Ernest Renan. Chaque pas en avant dans la voie de
nant, déclare-t-il, aucun dessein ne sera irréalisable pour ce que nous appellerions le progrès est à ses yeux un crime,
suivi d'une punition immédiate. La punition de la civilisa-
1. A l'époque moderne, il reviendra à Karl Marx d'affirmer à son tour tion, c'est le travail et la division de l'humanité. La
que l'espace urbain est par excellence le lieu de l' « aliénation sociale » tentative de la culture mondaine, profane, monumentale ,
- et, par là, l'endroit privilégié de la libération de l'humanité. C'est en
effet là, précisera Engels en 1845, « que s'est manifestée d'abord artistique de Babel est le crime par excellence » (Histoire
l'opposition entre prolétariat et bourgeoisie ». du peuple d 'Israël, vol. 1, 1886). Du point de vue de la
84 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 85
Bible, tout se passe en effet comme si chaque effort de formulée sur le Sinaï, est présentée comme le moyen
l'homme pour se grandir avait pour conséquence de d'annuler pour toujours la faute d'Adam et Eve. Telle est
diminuer Iahvé. L'homme, on le sait, a le droit de faire, la fonction du monothéisme judéo-chrétien : interdire
mais il n'a pas le droit de créer: « Chaque étape de la définitivement à l'homme tout présent chargé d'avenir qui
création humaine est une profanation : elle ne peut se ne dépendrait, à l'infini, que de lui-même.
conquérir qu'au prix d'un recul par rapport à Dieu » A l'origine du monothéisme, Nietzsche pensait pouvoir
(André Neher, L'exil et la parole, op. cit., p. 117). Face à identifier la trace d'une ancienne « altération de la person-
Abel, Abraham et Jacob, Adam, Caïn, Hénok, Nemrod, nalité » : la marque d'une impuissance compensée. Pour ne
Esaü, etc. se posent comme des civilisateurs. Or, Iahvé n'a pas perdre la face, celui qui ne peut pas prétend qu'il ne
que haine envers les « cuiseurs de brique », envers une veut pas - ou que ce serait mal de vouloir. De même dans
humanité toujours portée à dire : « Faisons-nous un le judéo-christianisme : « Dans la mesure où tout ce qui est
nom! » (Na'assé lanou chëm). grand et fort était conçu par l'homme comme surhumain,
C'est pour manifester cette haine et pour la mettre en comme étranger à lui-même, l'homme se diminuait; il
œuvre concrètement que le monothéisme judéo-chrétien va répartissait entre deux sphères ses deux aspects, l'un
s'instituer en système. Le rôle « historique » d'Abraham, pitoyable et faible, l'autre fort et surprenant; la première
le nomade exilé de la ville d'Ur, sera de récuser, de sphère, il l'appelait l'homme; la seconde Dieu » (Friedrich
l'intérieur même du monde, cette civilisation .née de la Nietzsche, La volonté de puissance, vol. 1, Gallimard, 1942,
révolution néolithique par le biais d'une série de révoltes p. 154). L'idéal est toujours perçu; mais il est perçu comme
. contre Iahvé. « Le premier acte par lequel Abraham inaccessible, et, dès lors, il est transféré au bénéfice d'un
· devient le père d'une nation, constate Hegel, est une Dieu pareillement inatteignable. L'invention d'une supé-
scission qui déchire les liens de la vie commune et de riorité absolue tend ainsi à justifier une infériorité relative.
l'amour, le tout des rapports dans lesquels il avait vécu « Tout ce que le croyant met sous l'idée de Dieu est, en
jusque-là avec les hommes et la nature ; ces beaux rapports fait, dérobé à l'homme lui-même, comme par un système
de la jeunesse, il les rejeta loin de lui » (L'esprit du de vases communicants( ...) Tout se passe alors comme si la
christianisme et son destin, J. Vrin, 1948). En ce sens, le grandeur de Dieu n'était que le refoulement de l'homme
« oui » solennel d'Abraham à Iahvé (Genèse 22, 2 et 11) complexé » (Yves Ledure, Nietzsche contre l'humilité, in
est d'abord un « non » à l'autonomie humaine, un « non > Christus, octobre 1979). A partir de là, le système et son
à l'histoire - un « non » appelé à se transformer en l' ewige discours obéissent à leur logique propre. L'homme qui
nein dont parle Goethe. La rupture symbolisée par Abra- aliène sa liberté parce qu'il n'est pas capable d'en faire
ham est une rupture avec le devenir historique d'une pleinement usage et qui la remet, par désir de compensa-
humanité spontanément portée à la surhumanité ; elle tion, au pouvoir d'un Dieu unique radicalement distinct de
manifeste l'idée qu'à la fin des temps, les peuples et les lui-même accepte par avance le principe même de sa
nations partageront ce refus et renonceront d'eux-mêmes à mutilation. C'est parce qu'il se sent soumis qu'il transforme
leur destinée propre. Après Abraham, Moïse redouble cet cette soumission en servitude voulue, par le biais d'une
engagement. De même que le peuple d'Israël a pu sortir de alliance avec un maître détenteur de la toute-puissance
la captivité d'Egypte, l'humanité tout entière est appelée à qu'il n'a pas. Par là, il se condamne à souffrir pour
sortir de la « captivité » de l'histoire. La loi de Iahvé, l'éternité, mais il fait de cette souffrance la justification
86 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÎEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAfEN? 87
même de son être - et de son attitude critique vis-à-vis du « s'appauvrir, s'anéantir pour donner consistance à Dieu.
monde. (On retrouvera chez Marx un schéma analogue, La divinité devient une sorte d'hémorragie de la nature
avec le thème de l'aliénation sociale qui produit elle-même humaine. En Dieu s'opère la transfusion de toutes les
la prise de conscience destinée à y mettre terme. Dans les énergies créatrices de l'homme » (Yves Lecture, art. cit.).
deux cas, la « libération » tient à la capacité que l'homme a La puissance, dans le meilleur des cas, n'est qu'un pis-aller.
de souffrir et de réinterpréter sa souffrance.) Enfin, il Le monde tel que nous le connaissons n'est qu'un pis-aller.
dissimule , non sans habileté, la subjectivité de sa démarche L'histoire est un pis-aller. L'homme lui-même est un pis-
derrière l'affirmation apparemment la plus objective qui aller. De son propre point de vue, il eOt mieux valu ne pas
soit, l'affirmation d'un être absolu créateur du monde. En être. Selon le Talmud, «.trois ans durant, l'école de Hillel
sorte qu'il faudra attendre Nietzsche pour voir poser les et l'école de Charnay discutèrent pour savoir ce qui valait
questions essentielles : Qui parle? Dans quelle intention ? mieux pour l'homme : avoir été créé ou non. On vota, et le
Et quels sont les résultats de ce discours? résultat fut : il aurait mieux valu qu'il ne fOt pas créé. Mais
Bien entendu, dans le paganisme, nul ne demande aux maintenant qu'il l'a été, qu'il examine soigneusement ses
dieux d'échanger l'esclavage de certains contre la garantie actes » (cité par Josy Eisenberg et Armand Abecassis, A
de l'esclavage de tous. C'est que les dieux du paganisme ne Bible ouverte, op. cit., p. 97). Ce caractère négatif du
considèrent pas les hommes comme leurs rivaux. Les hauts monothéisme apparaît encore, développé à l'extrême, dans
faits des hommes ne grandissent pas seulement les hom- la théorie du tsimtsum ( « concentration ») énoncée au
mes, ils grandissent aussi les dieux. Les entreprises humai- xv1e siècle par le cabbaliste ltshaq Luria, selon laquelle le
nes ne portent pas atteinte aux qualités divines, elles monde a surgi dans le vide absolu lorsque Iahvé s'est retiré
portent au contraire témoignage de ces qualités. Loin qu'il de lui-même pour lui faire une place. La raison de
soit défendu aux hommes de se faire un nom, c'est par là, l'existence serait alors que « Dieu a désiré voir Dieu » :
au contraire, qu'ils justifient leur existence et acquièrent retiré d'un endroit, le Tout Absolu, contracté, aurait
leur part d'éternité. C'est ce que proclame l'une des plus permis l'apparition d'un vide dans lequel se serait mani-
célèbres maximes de l' Edda : « Les hommes meurent, les festé le miroir de l'existence. La création tout entière,
bêtes meurent aussi, mais la seule chose qui ne meurt pas, objectivée, séparée du Monde d'Emanation, serait née
c'est la renommée d'un noble nom » (Havamàl). Tandis ainsi d'une « conception' » du négatif. (Le Dieu Transcen-
que la Bible manifeste une volonté de limiter la souverai- dant est alors appelé Ain, « Nulle Chose ».) Poussé à
neté de l'homme par une <Série d'interdits (qui annonce la l'excès, ce genre de re-présentation aboutira à l'opinion de
théorie moderne des « contre-pouvoirs »), les religions de B.H. Lévy, selon qui l'histoire du peuple de Dieu « ne fut
l'ancienne Europe héroïsent l'homme qui se dépasse lui- jamais qu'une opiniâtreté à dire non » (Le testament de
même et participe ainsi de la Divinité. Tandis que }'Ecri- Dieu, op. cit., p. 206). On notera aussi qu'à l'exception de
ture porte sur la vie un regard fait d'inquiétude et de deux, toutes les paroles du Décalogue s'expriment sous une
méfiance, le paganisme hypostasie dans ses croyances forme négative. A l'inverse, Maître Eckart interprète la
toutes les ardeurs, toutes les intensités, toutes les palpita- phrase de l'Exode : « Je suis celui qui suis » comme « la
tions du vivant. pureté de l'affirmation, toute négation étant exclue de
Au lieu de porter l'homme à se dépasser lui-même, le Dieu lui-même ». « La conception chrétienne de Dieu,
monothéisme de la Bible consume sa vitalité. Il faut écrit encore Nietzsche, c'est là une des conceptions de Dieu
88 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 89
les plus corrompues qui aient jamais été formées sur terre : de ces gouttes d'eau froide jaillit la vie par la force qui
elle constitue peùt-être le plus bas de l'étiage dans l'évolu- provoquait la chaleur brOlante, et cela devint une figure
tion déclinante des types divins. Dieu dégénéré en antithtse humaine, et il s'appela Ymir » ( Gylfaginning, 4) 1 Avant
de la vie, au lieu d'être sa transfiguration, son éternel Ymir, il n'y avait qu'un « abîme béant sans fond » (Gin-
acquiescement ! Dieu défi jeté à la vie, à ·1a nature, au nungagap), qui, contrairement à l' « abîme » évoqué au
vouloir-vivre ! Dieu, formule unique pour dénigrer l"' en début de la Genèse (1, 1), qui résulte déjà de l'œuvre de
deçà "et répandre le mensonge de 1"' au-delà "! » (L'An- Iahvé, existait de tout temps. Et tandis que Iahvé a créé ex
téchrist, op. cit., p. 32). Le monothéisme judéo-chrétien nihilo, Ymir, lui, a donné naissance au monde en se
développe une anthropologie négative parce qu'il est une. démembrant : « De la chair d'Ymir fut faite la terre, la mer
religion négative. Une anti-religion. de sa sueur, de ses os les montagnes, les arbres furent ses
cheveux et les cieux furent faits de son crâne » ( Grîmnirs-
méU) .
9 Il en est de même dans le Rig-Véda, où c'est également
de la division de l'homme cosmique que provient le
Ce qui frappe le plus, lorsque l'on étudie le mythe monde : « La lune était née de la conscience de Purusha,
cosmogonique indo-européen, c'est l'affirmation solen- de son regard est né le soleil, de sa bouche Indra et Agni,
nelle, qui s'y trouve partout présente, de la primauté de de son souffle est né le vent. Le domaine aérien est sorti de
l'homme. Formateurs et ordonnateurs du monde, les dieux son nombril, de sa tête le soleil évolua, de ses pieds la terre,
sont conçus sur le modèle des hommes, qui en font leurs
de son oreille les orients ; ainsi furent réglés les mondes. »
ancêtres mythiques et leurs modèles idéaux. Chez les
Purusha est ainsi le « père de toutes les créatures » :
Grecs, les « dieux ne sont pas supra-sensibles et extra-
Prâjapâti. C'est son démembrement que le sacrifice, dont
mondains. Ils peuplent le monde, se prêtent à maintes
le rôle est fondamental dans le culte védique, rappelle et
théophanies, vivent en familiarité avec les humains, dont ils
commémore 2 • L'univers ne tient pas son statut d'existence
épousent les intérêts » (Louis Rougier, La Scolastique et le
d'un autre-que-lui. C'est de l'être de l'homme cosmique,
thomisme, op. cit., p. 45). Chez les Celtes et les Germains,
les hommes et les dieux sont issus également d'une même du corps, du regard, de la parole, de la conscience de
source. Au « début » du cycle actuel du monde, la l'homme cosmique qu'il procède. Il n'y a pas d'opposition
cosmogonie indo-européenne place un « homme cosmi- entre deux mondes, entre un être créé et un être incréé,
que » : dans le domaine indien, le Rig-Véda lui donne le mais au contraire incessante conversion, consubstantiali.~é
nom de Purusha; il se dénomme Ymir dans l'Edda. des êtres et des choses, de la terre et du ciel, des hommes et
Purusha, chez les Indiens védiques, est l'Un par qui des dieux.
l'univers (re-)commence. Il « n'est autre que cet univers, Contrairement à Iahvé, qui n'est que l'être ( « Je suis
ce qui est passé, ce qui est à venir ». De même, Ymir est celui qui suis » ), l'homme cosmique est à la fois l'être et le
Un indivis, et c'est de lui que procède la première
organisation du monde. Sa propre naissance résulte de la 1. Nous citons l'Edda d'après la traduction de Régis Boyer, Les
religions de l'Europe du Nord, Fayard-Denoël, 1974.
rencontre de la glace et du feu : « Le courant brOlant 2. A ce sujet, cf. Giorgio Locchi, Le mythe cosmogonique indo-
rencontra le givre, en sorte que cela fondit et dégoutta, et europlen, in Nouvelk tcole, 19, juillet-aoOt 1972, 87-95.
90 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAfEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 91
non-être. Il est l'endroit où se rencontrent, se fondent et se ce qui ne justifie aucune exclusion et n'interdit aucun
dépassent toutes les oppositions relatives ; il est par excel- échange. Dans les textes védiques, c'est de lui-même que
lence le lieu de la conciliation des contraires. Lorsque le Purusha se démembre; dans l'Edda, ce sont les Ases, fils
monde s'organise, tous les« contraires complémentaires » de Burr, qui placent Ymir au milieu de Ginnungagap et
sortent de lui, de la même façon que des mythèmes opposés créent avec son corps les différentes parties de l'univers.
procèdent d'un même mythe fondateur. Pour commencer, Dans la religion germanique, Odhinn-Wotan, créateur
l'homme cosmique donne naissance aux principes sexués. d'un nouveau monde, se sacrifie à lui-même afin d'acquérir
Le nom d'Ymir s'apparente au sanskrit yama, qui signifie le savoir et la « magie » : « Je sais que je pendis à l'arbre
« bisexué, hermaphrodite ». C'est de lui que sont issus les
battu par les vents 1, blessé d'une lance, sacrifié à Odhinn,
deux géants, Burr et Bestla, qui forment le couple originel.
Burr et Bestla ont ensuite trois fils, qui sont les premiers moi-même à moi-même sacrifié » (Havamàl, 5). Dans le
Ases ou dieux souverains : Odhinn, Vili et Vé ( Gilfagin- poème indien de Kâlidâsa, le Kumârasambhava, il est dit :
« Avec ton propre toi-même, tu connais ton propre être.
ning, 5). Ceux-ci, à leur tour, donnent naissance aux
premiers hommes ou héros civilisateurs, Ask et Embla - Tu te crées toi-même. » Et plus loin : « Que tu sois vénéré,
« et par eux fut engendrée la race des hommes qui put vivre ô Dieu aux trois formes, toi qui étais encore unité absolue
et habiter dans Midgard ». Dans le Rig-Véda, Purusha avant que la création ne fOt achevée ( ... ) Tu es seul le
engendre aussi les représentants des classes fonétionnelles : principe de création de ce monde, et aussi la cause de ce
« La bouche (de Purusha) devint le Brahmane, le Guerrier qu'il existe encore et finalement s'écroulera. De toi, qui as
fut le produit de ses bras, ses cuisses furent l' Artisan, de ses partagé ton propre corps pour pouvoir engendrer, décou-
pieds naquit le Serviteur. » « L'idée de faire dériver la lent l'homme et la femme en tant que partie de toi-même
terre et le ciel des parties du corps d'un géant primitif, sorte ( ...) Tu es le père des diêux, le dieux des dieux. Tu es au-
d'archétype fabuleux, est antique et indo-européenne, dessus du plus haut. Tu es l'offrande du sacrifice, et aussi le
précise Régis Boyer. Il en va de même de la progression seigneur du sacrifice. Tu es le sacrifice, mais aussi le
chronologique : existence d'un être originel, création des sacrificateur. » Dans le Devî-Mâhâtmya, la déesse Nidrâ,
géants, des dieux, enfin des hommes » (Les religions de la Souveraine universelle, est chantée en ces termes :
l'Europe du Nord, op. cit., p. 370). « Lors de la création, tu prends la forme créatrice; et
Au travers d'une série de représentations légendaires ou quand il faut garder le monde, ta forme est celle de la vie ;
symboliques, le mythe indo-européen ne cesse de célébrer quand vient la fin, on te voit comme destruction; et
le pouvoir créateur illimité de l'homme. Quand il décrit les pourtant tu t'identifies à l'univers ! Science, magie, sagesse
dieux comme les auteurs de leur propre existence, ce n'est et tradition; tu es aussi l'égarement, à la fois déesse et
pas pour les opposer aux créatures humaines, mais pour démone! Toi, la nature, par qui les éléments s'ordonnent »
proposer à celles-ci un modèle idéal auquel il leur faut
tenter de s'égaler. C'est en lui-même que l'homme, indivi-
duel ou collectif, peut, comme les dieux, trouver les 1. Cet arbre est le grand arbre Yggdrasill, axe et support du monde,
moyens d'être plus que lui-même. Le monde est auto- qui plonge ses racines dans les domaines des dieux, des géants et des
suffisant, les dieux sont auto-suffisants, les hommes sont hommes. C'est dans « le frêne Yggdrasill (que) les dieux doivent juger
chaque jour » ( Gylfaginning, 14). Sous l'une de ses racines se trouve la
auto-suffisants, les grandes cultures sont auto-suffisantes - source de Mimir, qui recèle la connaissance et la sagesse.
92 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 93
(Célébration de la grande déesse, 1, 76-78, Belles Lettres, la volonté de Iahvé et des interdits prononcés par lui. La
1975, p. 10). faute d'Adam et Eve, on l'a vu, a consisté à vouloir décider
par eux-mêmes des critères du bien et du mal. Or, seul
Iahvé possède ce droit. Etant donné qu'il est le seul à
10
définir le bien et le mal et à les constituer en absolus, et que
La « grammaire » du monothéisme judéo-chrétien n'est par ailleurs il est également celui qui récompense et qui
pas d'abord religieuse, elle est morale. La Bible est avant punit, ce qui advient à l'homme advient nécessairement en
tout un livre moral, en même temps qu'un livre où rapport avec la valeur morale de ses actes. Un tel système
s'exprime une certaine morale; un livre que caractérise enferme l'homme dans une problématique d'explication
l'hyper-moralisme dénoncé par Arnold Gehlen (Moral und maladive : s'il y a des événements (concrètement) mauvais,
Hypermoral. Eine pluralistische Ethik, AthenaUm, c'est parce qu'il y a des actes (moralement) mauvais. Telle
Frankfurt/M.-Bonn, 1969). Le judéo-christianisme mora- est la source du sentiment de culpabilité et de la mauvaise
lise tout; toute sphère d'activité humaine s'y trouve conscience. Loin de s'abaisser et de se crucifier par le biais
ramenée en dernière instance à la morale; l'esthétique ou de leurs croyances, les Grecs, écrit Nietzsche, s'étaient
la politique, pour ne citer qu'elles, perdent entièrement « au contraire servis de leurs dieux pour se prémunir contre
leur autonomie; dans l'ordre des affaires humaines, la toute velléité de mauvaise conscience, pour avoir le droit de
Bible installe les conditions d'apparition de la nomocratie. jouir en paix de leur liberté d'âme ». Rien de tel dans le
Ce primat de la morale fait que Iahvé est d'abord un juge.- monothéisme judéo-chrétien, qui fait de la douleur l'un des
un distributeur de sanctions - « le juge de toute la terre » plus sors moyens que la morale a de se perpétuer. « Seul ce
(Gen. 18, 25). Dans la langue de la Bible, la prescription qui ne cesse de faire souffrir reste en mémoire », observe
morale est d'ailleurs indissociable de la réalisation d'un encore Nietzsche. Le meilleur moyen que Iahvé ne soit
plan divin. « Il n'y a pas d'impératif en hébreu au sens jamais « oublié »,c'est qu'il s'inscrive au cœur de l'homme
strict : c'est le futur qui est employé en règle générale pour en tant que signe d'incomplétude, en tant que souffrance
l'exprimer » (Josy Eisenberg et Armand Abecassis, Moi, le produite par le« péché ».Le prêtre explique la souffrance,
gardien de monfrêre? A Bible ouverte III, op. cit., p. 130.) la maladie, la pauvreté, la captivité, par la faute; il propose
On ne saurait mieux dire que, dans la Bible, le « tu dois » les moyens de l' « expier ». La douleur, pour lui, est bien
se confond avec le « ce sera » . Ce qui doit arriver se « l'adjuvant le plus puissant de la mnémotechnique ». La
produira; ce à quoi l'homme doit se soumettre se réalisera. Bible donne à la douleur une explication « empoison-
Il n'y a plus de place pour le résultat aléatoire des actions née » : si l'on souffre, c'est qu'on le mérite, c'est que l'on a
humaines; sur le long terme, l'histoire débouchera néces- péché. La douleur n'est plus seulement douloureuse, elle
sairement sur le triomphe de la morale. Le christianisme, est aussi coupable. Accepter le principe de cette culpabilité
dira Nietzsche, est « la variation la plus délirante qui ait revient à comprendre les raisons d'être de la souffrance, ce
jamais été composée sur le thème de la morale » (La qui l'atténue un peu - car se trouve énoncé le principe
naissance de la tragédie, Gallimard, 1949, p. 133). d'espoir d'une « rédemption » du pécheur, d'une compen-
La morale de la Bible n'est bien entendu déduite ni du sation radicale à sa souffrance d'ici-bas - , mais ce qui la
spectacle du monde sensible, ni de l'expérience concrète rend aussi interminable, du fait de son inclusion dans le
vécue par les êtres humains. Elle provient exclusivement de système le plus intrinsèquement propre à sa reproduction.
94 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN ? 95
Pourquoi , selon les termes de Nietzsche, la morale de la confusion, à l'entropie et à la mort. E lle se révèle elle-
Bible constitue-t-elle « la maladie la plus terrible qui ait même, une fois identifiée, comme négation pure - comme
jamais sévi parmi les hommes » ? A cause de la vision instinct de mort. (Eros, ici, n'est que le masque de
dualiste qui la sous-tend. Parce qu'elle fonctionne selon des Thanatos.) « La vie étant essentiellement immorale , écrit
catégories abstraites sans le moindre rapport foncier avec le Nietzsche, apparaîtra toujours et inévitablement dans son
monde. Parce qu'elle impose au monde un code dont les tort à la barre de la morale, surtout de la morale chré-
sources sont en dehors du monde, qu'elle rend la vie tienne, donc absolue. Ce qu'on nous demande, c'est d 'en
étrangère à elle-même et qu'elle l'empêche de se réaliser, arriver à sentir que la vie, écrasée sous le poids du mépris et
qu'elle brise l'élan vital et l'énergie créatrice en leur de l'éternelle négation, est indigne d 'être désirée, d'être
imposant de perpétuelles limitations. « Cette lecture par éprouvée en elle-même. Et la morale elle-même ne serait-
trop exclusive de la condition humaine , car évidemment le elle pas la volonté de nier la vie, un secret instinct de
bien et le mal ne peuvent cohabiter, fait éclater la destruction, un principe de décadence , de déchéance, de
cohérence, l'unité de la vie. Celle-ci s'en trouve morcelée, calomnie, le commencement de la fin? » (La naissance de
fractionnée, c'est-à-dire impuissante à se réaliser. Ainsi la la tragédie, op. cit., p. 133.)
morale définit la vie selon des critères qui ne sont pas les L'homme, dans le paganisme, est par nature innocent. Il
siens, qui ne déterminent pas sa propre efficacité. Une telle a certes, au cours de son existence, des responsabilités à
problématique qui s'impose à la vie du dehors l'empêche assumer. Tel ou tel de ses actes, en l'impliquant dans une
d'accomplir ses virtualités. La vie ne relève plus de sa situation ou une conformation de faits dcmnée, peut faire
propre créativité. En lui dictant arbitrairement des lois qui naître en lui un sentiment de faute. Mais ce sentiment
ne jaillissent pas de sa propre légalité, celle de sa sensibi- résulte toujours du choix volontaire qu'il a fait. L'homme
lité, la morale lui interdit d'être elle-même » (Yves n'hérite à la naissance d'aucune culpabilité, d'aucune
Ledure, Nietzsche contre l'humilité, art . cit.). Dans le imperfection liée à sa condition même (autre que ses
monothéisme judéo-chrétien, la vie n'est plus appréciée limitations psychiques,ou physiologiques, qui sont exemp-
selon sa problématique propre, mais assujettie à une autre tes d'implications morales). Il est au départ pure innocence
problématique. L'homme va être jugé, non plus selon sa loi - innocence incarnée. Et c'est cette innocence qui lui
et sa mesure , mais selon celles d'un Tout Autre que lui. permet de mettre à l'action le sérieux que l'enfant met au
C'est pourquoi la progression de la morale chrétienne dans jeu . De transformer l'action en jeu. Car seul le jeu est
l'histoire peut se lire aussi comme celle d'un déclin de vraiment sérieux : jeu de l'homme, jeu de l'être, jeu du
l'énergie . monde. Le jeu est fondamentalement innocent, par-delà
La morale du christianisme est portée par le ressentiment. bien et mal. Lorsqu'il évoque l'assaut donné par les
Le croyant accepte son abaissement en échange de l'espoir Troyens au mur que les Achéens ont dressé pour protéger
que les autres aussi soient abaissés. Il adhère à une morale leur camp (Iliade, ch. 15, 360-366), Homère compare lui-
qui supprime la diversité au nom de I' « égalité », qui même l'action des dieux au jeu des enfants. Montherlant
rapetisse au nom de la « justice », qui coagule au nom de dit que le jeu est « la seule forme d'action ... qui doive être
l' « amour ». Une telle morale est un système à faire prise au sérieux » (Paysages des Olympiques, Grasset,
fondr.e les énergies, à effriter les santés, à détruire la 1940 ; cf. aussi Va jouer avec cette poussière, Gallimard,
puissance. Elle aboutit , en fin de compte, à la fusion et à la 1966, p . 193) . Schiller, enfin, affirme : « L'homme n'est
96 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÏEN? 97
pleinement homme que lorsqu'il joue. » C'est également l'acceptation de la Torah par l'homme, et précéderait donc
pourquoi l'enfant est chez l'homme ce qui est le plus proche significativement le« jour »du chabbatde Iahvé . Plusieurs
du surhumain. Le monde du surhumain, pour paraphraser commentateurs font d'ailleurs remarquer que, dans ce récit
Montherlant, est un monde dont le prince est un enfant. de la Genèse, seul le sixième « jour » est désigné par
C'est un monde institué par-delà bien et mal, un monde où l'article : « le jour sixième » (pour les autres, il est dit :
le sens moral de l'action est indifférent par rapport à « jour un », « jour second », etc.). Or, la valeur numéri-
l'action elle-même : « Désirer avec indifférence, dit Mon- que de l'article en hébreu est « 5 ». Selon Rachi, cela
therlant, c'est l'essence même du jeu. » Aedificabo ad signifie que c'est à la condition qu'Israël accepte les cinq
destruam. livres de la Torah qu'il a pu y avoir un sixième jour. Un
La morale dans la Bible a toujours la portée d'un midrach 1 affirme même qu' « au commencement, Dieu
fondement ontologique. Dans le judaïsme, c'est la Loi, la lisait la Torah et créait le monde ». La question de savoir si
Torah, qui se voit conférer le rôle central. C'est par elle l'essence de la révélation monothéiste réside dans l'idée de
que la faute originelle peut être « corrigée », et avec elle le Loi ou dans celle de création est d'ailleurs encore débattue.
Mauvais Penchant qui l'a produite (Talmud, Kiddouchim Contre le judaïsme des dernières écoles cabbalistiques,
30b). Dès l'instant qu'il existe deux mondes, celui de l'être l'enseignement des rabbins en tient plutôt pour la première
créé et celui de l'être incréé, le problème se pose des solution. La formule « voici les lois » (éléh hamichpatim)
modalités de leur articulation. Ce problème, dans l'Ancien marquerait ainsi le véritable début des temps. Le fait est
Testament, est résolu par l' Alliance et par le fait de la Loi. que lorsque Iahvé se présente pour la première fois à
La Genèse (1, 26-32) dit que l'homme fut créé le sixième Adam, il ne se présente pas comme auteur de la création,
« jour », au terme d'une série de cinq, que la tradition mais comme auteur de la morale. Lorsqu'il parle, il ne fait
rabbinique identifie généralement aux cinq livres dont se pas de théologie ; il énonce une parole à valeur morale, un
compose la Torah 1 • Le sixième « jour » symboliserait alors commandement. Lorsqu'il s'adresse pour la première fois à
Adam (Gen. 2, 16-17), c'est pour formuler un interdit. De
1. Les cinq premiers livres de la Bible, dits livres < mosaïques » (la même, dans l'Exode, lorsque Iahvé déclare à Moïse qu'il
Genèse, !'Exode, le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome), est son Dieu (20, 2-3), c'est pour énoncer les dix paroles du
constituent le Pentateuque ou Torah. Ils auraient été définitivement
compilés vers - 400, soit à peu près à l'époque d'Esdras (cf. Pierre- Décalogue. On a ainsi l'impression que le récit de la
Marie Beaude, Tendances nouvelles de l'exégêse, Centurion, 1979). création n'est là que pour faire accepter le discours moral.
Dans le judaïsme, la Torah Ecrite (Torah SheBiktav) désigne les livres Il fallait que Iahvé fOt l'auteur du monde pour que tout en
eux-mêmes, tandis que leur contenu, que Iahvé est censé avoir délivré à
Moïse sur le Sinaï, forme la Torah orale (Torah She-B'al Peh). Dans un ce monde lui fOt soumis. La vérité se trouve du même coup
sens plus large, le terme de Torah s'applique à l'ensemble de l'enseigne- dissociée de la justice. L'affirmation d'une prétendue vérité
ment et de la littérature traditionnelle du judaïsme. En dehors du
Pentateuque, la Bible hébraïque comprend les Prophètes (Neviim) et les
Textes sacrés (Ketuvim), dits aussi Ecrits ou Hagiographes. Les chré- surtout des anecdotes, des maximes ou des exposés homilétiques.
tiens y adjoignent le « Nouveau Testament >, c'est-à-dire les quatre Rappelons que dans le judaîsme, le texte de la Bible n'est pas dissociable
Evangiles synoptiques, les Actes des apôtres, les Epîtres et !'Apocalypse. du commentaire qui en a été donné par les rabbins, et que sa lecture
Le terme de halakha, au sens propre < marche >, se réfère aux sections peut être littérale, symbolique, allusive ou numérologique.
juridiques du Talmud et concerne l'application spécifique des comman- 1. Le Midrache est, dans le judaïsme, une méthode d'interprétation
dements (mitzvot) d'origine biblique ou rabbinique à une situation des Ecritures faisant le plus souvent appel à des légendes ou à des
donnée, par opposition à l' aggadah, nom donné aux sections contenant homélies.
98 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 99
en soi n'est que le moyen de réaliser un certain type de du côté de la religion. Certain néo-marxisme contemporain
«justice ». L'ultime finalité de la Loi, c'est l'imitation de a seulement été un peu plus loin dans cette voie en
Iahvé : « Soyez saints, car moi, Iahvé votre Dieu, je suis dissociant non seulement la morale de la religion mais aussi
saint » (Lév. 19, 2). « On aime la Torah plus que Dieu », la morale de la croyance en un Dieu personnel. Ne nous y
va jusqu'à écrire Emmanuel Lévinas, qui ajoute : « L'es- trompons pas : en dressant face au Crucifié la figure de
sence du judaïsme est la destruction des tendances religieu- Dionysos, Nietzsche, dont Heidegger dit qu'il fut « le
ses naturelles à l'homme et le développement d'une dernier philosophe allemand qui ait cherché Dieu avec
approche éthique de la réalité » (Difficile liberté, Albin passion et douleur », n'oppose pas une absence de religion
Michel, 1963, p. 137). à la religion . Il oppose une véritable religion , un véritable
Contrairement au paganisme, qui tendrait plutôt à sentiment de sacré à la dégradation de la religion sous la
déduire l'éthique aussi bien que la religion d'une sublima- forme exclusive de la morale.
tion des activités humaines, la Bible semble ainsi déduire la Dans le christianisme, on le sait, la notion de Loi est
religion de la morale, voire conclure à l'existence de Iahvé perçue différemment. Ce qui distingue peut-être le plus
à partir de celle de la Torah. Entre la Torah et Iahvé, il y a fondamentalement l'enseignement de Jésus (tel, du moins,
comme une équivalence : « Si tu honores les Paroles, c'est que nous le présentent les Evangiles) et celui du judaïsme
comme si tu honorais Dieu; si tu les méprises, c'est comme traditionnel, de pair avec l'accentuation du dualisme entre
si tu méprisais Dieu » (rabbi Siméon Bar-Yochaï, Tan- les affaires de ce monde et le « royaume des éieux », c'est
houma, comment. sur Gen. 46, 26). De ce fait, la pratique la dissociation relative de la morale et de la Loi. Sans
prend l'allure d'une imitatio Dei, qui, à la limite, pourrait récuser la Loi dans son esprit, Jésus la récuse dans sa lettre
paradoxalement se passer de Dieu. Ce raisonnement est et affirme que la conscience individuelle peut à elle seule
poussé à l'absurde par B.H. Lévy, selon qui« l'inexistence servir de guide pour l'accomplissement de la vérité. Tel est
radicale de Dieu est le sens suprême de l'existence juive » ! le sens de la phrase : « Le chabbat a été fait pour l'homme,
Le jugement que certains théologiens chrétiens ont porté et non l'homme pour le chabbat; en sorte que le Fils de
sur le judaïsme n'est d'ailleurs pas tellement éloigné de l'Homme est maître même du chabbat » (Marc 2, 27-28).
cette opinion. On a également signalé que l'hébreu classi- Opposant nettement la Grâce à la Loi, que l'Ancien
que n'a pas de mot équivalent, de façon spécifique, aux Testament ramenait l'une à l'autre (cf. psaume 119, 29),
termes « religion » et « religieux » . Erich Fromm, de son saint Paul affirme que la Loi n'a représenté qu'un régime
côté, consacre d'intéressants développements à l'opposi- temporaire, un régime de transition , dont la venue du
tion existant entre 1' « homme moral » et l' « homme Christ, c'est-à-dire du Messie, a libéré l'humanité. « N'al-
religieux », ou encore à la distinction de 1' « éthique lez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les
autoritaire », toujours « teintée d'idolâtrie », et l' « éthi- Prophètes, avait dit Jésus ; je ne suis pas venu abolir, mais
que humaniste », déterminant en l'absence même de Dieu accomplir » (Matt. 5, 17). Avec saint Paul, cet « accom-
un type de conscience spécifiquement judéo-chrétien plissement » est pris au sens du grec telos, qui associe les
(L'homme pour lui-m2me, Ed. Sociales françaises, 1967, ch. idées d' « achèvement » et de « finalité ». La Loi, dit saint
IV). Paul, n'était valide dans sa lettre que jusqu'à Jésus, qui, en
Nous retrouvons, ici encore, l'opposition de la sainteté et I' « accomplissant », l'a rendue inutile. (Karl Marx déve-
du sacré. La première est du côté de la morale ; la seconde, loppera une analyse du même genre de la révolution
100 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÏEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 101
bourgeoise de 1789, en la présentant comme une étape l'histoire. Celle-ci n'est pas censée se dérouler dans une
positive, utile, mais que le communisme prétend dépasser, direction donnée, qui, sur le long terme, ne devrait rien à la
quitte à s'en prendre à ceux qui entendent demeurer à ce volonté, seule déterminante, des hommes. Aucun peuple
stade). Désormais, la loi du Christ remplace la Loi tout n'occupe non plus de position de centralité ou d'élection
court, qui s'identifie à la sclérose. La Grâce porte l'an- dans le devenir toujours pluriel de l'humanité. Pas plus
cienne Loi à une dimension plus haute ; le baptême qu'il n'existe de dieu unique, de vérité unique ou d'huma-
remplace la circoncision comme sphragis, comme marque nité unique, il n'existe de prédestination de tous dans une
d'appartenance. Paul va même jusqu'à définir le christia- seule direction. « L'idée d'une histoire dirigée d'un com-
nisme comme une anti-Loi : « Vous avez rompu avec le mencement à une fin, ou d'un mouvement indéfini mais
Christ, vous qui cherchez la justice dans la Loi ; vous êtes orienté dans un sens continu, est étrangère à l'antiquité et
déchus de la Grâce » (Gal. 5, 4). Bien que la doctrine de aux civilisations non chrétiennes », souligne Emmanuel
Paul à ce sujet soit parfois contradictoire, ce sont ses Mounier (La petite peur du xx! siêcle, Seuil, 1948). L'his-
aspects les plus critiques que l'Eglise retiendra, pendant la toire est en fait à l'image même de la vie : elle reflète une
plus grande partie de son histoire, pour conformer sa suite éternelle d'équilibres instables et de conflits limités
propre vision de la Loi. Et ce n'est que dans une période dans le temps, elle est une éternelle tension gouvernée par
récente qu'elle procédera, en ce domaine aussi, à une la logique de l'hétérogène et l'antagonisme des forces.
révision 1 • Dans le paganisme, l'innocence du devenir historique
répond ainsi à l'innocence de l'homme. Lorsque Nietzsche
parle de l' « innocence du devenir » face à ce que l'histoire
judéo-chrétienne peut avoir de coupable, il métaphorise
11
une conception du temps qui, en première ligne, s'oppose à
celle d'un temps irréversible. Par suite, il pose inévitable-
On trouve dans le paganisme deux grandes conceptions de
ment un autre rapport du temps à l'éternité. Rapport qui
l'histoire. La première présente l'image classique d'un
n'est pas tant « an-historique », comme l'affirme Pierre
devenir historique fonctionnant essentiellement par Boudot ( Une rencontre possible / impossible de la pensée de
cycles : « Rien de nouveau sous le soleil. » L'autre propose Nietzsche et de la pensée mystique, communication au 5e
l'image d'une histoire ayant éventuellement un début, mais colloque de l'Association internationale d'études et de
n'ayant pas de fin prévisible ou obligée. Dans les deux cas, recherches sur Nietzsche, Palerme, 19 décembre 1980),
le devenir historique n'est gouverné par aucune nécessité que sur-historique, « ultra-historique » - au sens où le
extérieure à lui-même. Il n'y a pas de sens global de surhumain représente, lui aussi, un dépassement de l'hu-
main. Le temps, pour Nietzsche, est également étranger au
1. Cf. notamment l'ouvrage de Jacques Goldstain Les valeurs de la monde de la mécanique classique, qui recoupe et prolonge
Lei. La Thora, l~"!i~r~ sur la route (Beauchesne, 1980), qui étudie la
façon d<?nt le c~nst1~msme contemporain pourrait s'inspirer de la Loi. encore la conception monolinéaire du judéo-christianisme.
Cf. aussi les Onentattons pastorales promulguées, à l'occasion des fêtes L'éternité n'est pas l'annulation du temps, mais au
de Paques 1973, par le Comité épiscopal français pour les relations avec contraire son martèlement infini sous forme de devenir et
le juda1sme : « La Première Alliance n'a pas été rendue caduque par la
Nouvelle. Elle en est la racine et la source, le fondement et la de Retour dans le devenir. Et, comme le dit Boudot, cette
promesse.> « généalogie de l'éternité » n'est « réalisable que par la
102 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 103
volonté vers la puissance, capable de restaurer l'innocence l'accomplissement messianique ou, pour les chrétiens, le
dans l'homme comme s'il était déjà dans l'éternité ». mystère du Christ. Au-delà de l'histoire du peuple d'Israël,
Dans la vision judéo-chrétienne, l'histoire a un début qui en représente en quelque sorte le concentré mystique,
absolu, dont la Genèse fournit le récit. Elle a aussi une fin c'est toute l'histoire de l'humanité qui doit être interprétée
imaginable, prévisible et nécessaire. Non seulement il est comme Heilsgeschichte, comme « histoire de salut » -
dit que le temps, de même qu'il a commencé, est aussi comme « histoire sainte » exactement. Dans le judaïsme,
appelé à finir, mais il est par avance indiqué quelle souligne Raphael Patai, « l'ethnohistoire est presque entiè-
signification aura cette fin. La conception monothéiste de rement confinée à l'histoire religieuse telle que la Bible la
l'histoire est linéaire (ou vectorielle) : le temps est orienté; présente » (The Jewish Mind, Charles Scribner's, New
il a un sens en même temps qu'une signification. En outre, York, 1977, p. 29). Cette « ethnohistoire » préfigure en
cette histoire n'est qu'un épisode, un intermède, dans l'être fait celle que Iahvé a conçue pour l'ensemble de l'huma-
de l'humanité. Le véritable être de l'homme est extérieur à nité.
l'histoire; seule en effet la fin de l'histoire le restituera dans La fin, dans cette perspective, se trouve déduite du
sa plénitude, tel qu'il aurait dO toujours être si Adam début. Non seulement c'est parce que le monde a com-
n'avait pas « fauté », et cette fois de façon définitive et mencé qu'il finira, mais il est dit encore que cette fin
absolue. Lorsque ce terme aura été atteint, l'humanité sera équivaudra à un retour au commencement. Elle restituera le
parvenue à son but - au but que Iahvé lui a dès le départ commencement. Elle restituera l'état initial dont l'humanité
assigné. Etant achevée, au double sens du terme, l'histoire s'est affranchie par la « faute » originelle. Le devenir
ne se poursuivra plus, ne se re-produira plus. La véritable historique, tel que nous le connaissons, n'est donc qu'une
éternité humaine n'est pas dans le devenir, mais dans l'être. longue parenthèse, ouverte au moment de la « chute » et
Le monde a commencé. C'est sur ce terme de berechit, qui est appelée à se refermer, grâce à la « bonté » de
« commencement », dont il existe quelque sept cents Iahvé, lorsque les conditions nécessaires pour annuler cette
interprétations différentes, que s'ouvre la Bible. Cette idée chute seront advenues. L'histoire consiste, en d'autres
de commencement, équivalant à une rupture absolue, est termes, dans ~ne évolution graduelle de l'humanité vers
elle-même impliquée par la théorie dualiste. « Dire qu'il y l'aboutissement et le complet dévoilement du plan divin.
a un commencement, c'est affirmer qu'existent, d'une part, Elle est un procès moral, qui doit culminer dans l'instaura-
le monde de Dieu, d'autre part, le monde des hommes » tion du Royaume. La résorption de l'histoire née du
(Josy Eisenberg et Armand Abecassis, A Bible ouverte, op. pouvoir de l'homme coïncidera avec la plénitude du règne
cit., p. 23). Avant le monde, il n'y avait que Dieu; avant le de Iahvé. D'après la Cabbale, le nom même d'Adam
beth, seconde lettre de l'alphabet hébraïque, qui forme résume cette vision des temps passés et à venir : A est
l'initiale de berechit, il n'y avait que le monde de l'Unité, le « Adam », D est « David », M est le « Messie »
monde de l'aleph, la première lettre correspondant à Iahvé. (Machia'h). L'histoire va d'Adam aux temps messianiques
En tant qu'elle se déroule dans le monde que Iahvé a créé, par l'intermédiaire de David et de sa lignée. Iahvé est à
l'histoire lui est également soumise. Elle n'a qu'un sens, et l'œuvre dans l'histoire; il en travaille et en conduit l'accom-
ce sens verra la réalisation du plan de Iahvé, quels que plissement. Globalement parlant, rien ne pourra empêcher
soient les avatars et les délais nés de l' « ambition » et de son dessein de se réaliser. A long terme, tout est joué. Le
l' « orgueil » des hommes. Le sens de l'histoire, c'est reste n'est que poussière et vanité. L'histoire des hommes,
104 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 105
dans la Bible, n'est donc pas autonome. Elle ne saurait être empêcher désormais que l'histoire se produise, mais il peut
à soi-même sa propre cause ni sa propre « révélation ». faire en sorte qu'elle ne soit plus le lieu où l'homme pourra
Elle n'est que la phase du« milieu> dans un processus qui se manifester comme son rival. II suffit pour cela qu'il la
en comprend deux autres, toutes deux plus importantes, « coiffe » d'un signifiant absolu, destiné à en éclairer
toutes deux meilleures, et qui en déterminent la significa- rétrospectivement la signification et à constituer le rail
tion. De même que l'homme est déterminé par un autre- essentiel d'où l'homme sera tenu de ne pas s'écarter. Ce
que-lui, l'histoire n'a de sens que par un autre-qu'elle. rail, l'institution du monothéisme le « révélera » à l'huma-
L'histoire est nocturne ; elle se déroule entre la lumière de nité. L'annonce des « temps messianiques » constitue, en
la Création et la lumière de la fin des temps, entre le quelque sorte, la riposte de Iahvé à l'historicisation.
« jardin d'Eden » et le Jugement dernier. La fin des temps est généralement envisagée de deux
L'histoire de l'homme en tant qu'être pleinement huma- façons. Les uns la voient résulter d'une coupure quasi
nisé, en tant qu'être historique, commence avec l'expulsion apocalyptique, en discontinuité brutale avec tout ce qui
d'Adam de la pure naturalité du « jardin d'Eden ». Cet aura précédé. Les autres imaginent plutôt une évolution
épisode, dont le meurtre d'Abel par Caïn, constitue le graduelle, consistant dans l'organisation progressive du
redoublement, correspond à un clivage psycho-social fon- monde autour des valeurs bibliques, par l'instauration de
damental, comprenant d'abord la domestication de la l'égalité, de la justice et de la paix universelles. Transposée
matière par l'homme, puis l'autodomestication de l'homme sur le plan des idéologies politiques contemporaines, cette
par lui-même. Ce« moment »correspond,~ l'intérieur des pistinction recoupe celle de la voie révolutionnaire et du
transpositions profanes du schéma linéaire judéo-chrétien réformisme, avec toutes les ambiguïtés et les contradictions
de l'histoire, soit, chez Marx, à la fin du « communisme qui leur sont propres. (Le rupturalisme, par exemple,
primitif », soit, chez Freud, au « meurtre du père », soit impliquant une historicité plus forte à court terme, alors
même qu'il prétend y mettre fin plus vite.) Elle recoupe
encore, chez Lévi-Strauss, à la séparation de Nature et
aussi, dans une certaine mesure, la différence entre le
Culture 1• En entrant dans l'histoire, l'homme va pouvoir
messianisme « royal », lié à la prophétie de Nâtan concer-
expérimenter pleinement la coupure entre le monde en tant nant David (2 Samuel 7, 1-29), et le messianisme propre-
qu'objet et lui-même en tant que sujet, comme condition ment eschatologique dont il est abondamment parlé par
même de son propre dépassement et de son surmontement. ailleurs. On peut encore l'envisager de façon diachronique,
S'étant déjà donné une sur-nature, il va se mettre en l' « épanouissement » de l'histoire précédant sa fin propre-
condition de s'en donner une autre. Mais c'est alors que ment dite. La première phase correspondrait alors à la
Iahvé intervient. Puisque l'homme est entré dans' l'histoire période spécifiquement messianique et serait à comparer à
avec l'intention d'être « semblable à Dieu »,cette histoire l'ancien « jardin d'Eden », tandis que la seconde, corres-
va devoir être désamorcée de l'intérieur. Iahvé ne peut pas pondant au « monde futur» (olam habbah), restituerait
l' « Eden » lui-même - en sorte que toute répétition de la
1. Nous n'étudions pas plus avant, ici, la façon dont les idéologies faute originelle deviendrait impossible 1. Cet accomplisse-
libérales bourgeoises, puis les idéologies nées du socialisme et du
marxisme ont transposé la conception judéo-chrétienne de l'histoire par
substitution de l'en deçà (l'avenir) à l'au-delà. Ce sujet sera développé 1. Dans la tradition du judaîsme, on distingue le « jardin d'Eden » de
dans un prochain livre : Le péril suisse. Essai sur/contre la fin de l'histoire. !'Eden proprement dit. L'homme aurait été placé dans le jardin en vue
106 COMMENT PEUT-ON e.TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON e.TRE PAÏEN 7 107
ment surviendrait au lendemain de ce que les écrits que propre, ne manifesteront plus de volonté de puissance.
rabbiniques appellent les « douleurs de l'enfantement du La paix - des cimetières - régnera pour toujours. « On
Messie » (la « lutte finale » en i .. ngage marxiste). L'his- ne lèvera plus l'épée nation contre nation, on n'apprendra
toire, parvenue à terme, « accouchera » dans la douleur de plus à faire la guerre » (Michée 4, 3). Toute possibilité
sa propre négation. Et ce n'est peut-être pas un hasard si la d'être « pareil à Dieu » aura été anéantie. Les puissants
Bible use fréquemment de cette métaphore de l' « accou- auront été « rabaissés » - ou auront renoncé à la puis-
chement » ; après tout, c'est à partir du moment où Adam sance. Les premiers seront devenus les derniers. Le maître
et Eve sont entrés dans l'histoire que la femme a com- aura adopté le comportement et les manières de l'esclave.
mencé, dit la Genèse (3, 16), à mettre au monde dans la « Le loup habitera avec l'agneau, et la panthère se
souffrance. couchera avec le chevreau. Le veau, le lionceau et la bête
Dans le passé, les théologiens chrétiens n'ont pas lésiné à grasse iront ensemble » (Isaïe 11, 6). Les bêtes féroces se
décrire dans le détail les horreurs de l'Enfer. Sur la nature nourriront de salade et l'homme lui-même sera herbivore 1•
des bonheurs réservés aux élus après le Jugement dernier, Grâce au Messie, la « souillure du serpent » aura été
ils ont toujours été plus discrets. Karl Marx, lui aussi, est effacée 2 • Il n'y aura plus ni jour ni nuit, ni tristesse ni joie,
plus prolixe pour stigmatiser les méfaits du capitalisme que « ni mérite ni faute »(Talmud, Chabbath lSlb).11 n'y aura
pour évoquer l'aspect précis de la « société sans classes ». plus rien.
Pour savoir en quoi consisteront les « temps messiani- Cette fin de l'histoire donnera son sens, rétrospective-
ques », on en est réduit aux conjectures. Un tel ment, à tout ce qui sera advenu depuis le début des temps,
« moment » ne peut se décrire que par opposition à la de la même façon que le septième « jour » de la Création a
réalité du monde tel que nous le connaissons. Il est clair marqué, en même temps, la cessation de l' « acte » de créer
que , dans la perspective de la Bible, la survenue de la fin et la complétude de l'œuvre produite. Or, à ce septième
des temps est liée à l'avènement d'un statut de l'humanité « jour » durant lequel Dieu « chôma » (Genèse 2, 2), la
plus foncièrement égalitaire, plus homogène et plus « paci- Bible rattache explicitement l'institution du chabbat
fique ». L'histoire reposant sur le conflit, il n'y aura plus de (Exode 20, 8-11et31, 12-17). De fait, l'ère messianique est
conflits - donc plus de diversité susceptible de « dégéné- à comparer au chabbat. Celui-ci, en tant qu'il manifeste
rer » en affrontements. La maîtrise n'aura plus de raison
d'être; toutes les formes d' « aliénation » auront disparu.
1. C'est après Je Déluge, lorsque Noé offre un sacrifie~ à Ia~vé
Le monde sera transfiguré ; ce sera le contraire du monde. (Genèse 8, 20), qu'il est pour la première fois dans la Bible fait me~t1on
L'homme sera libéré de la civilisation, libéré de la ville. Les d'une alimentation camée. Au jardin d'Eden, Adam semble avoir été
grandes cités, dévastées par Iahvé, auront été désertées herbivore. A la fin des temps, c Je lion comme le bœuf m_angera de la
paille ,. (lsaie 11, 7). c Lorsque Je Messie viendra, a1outent Josy
« de génération en génération » (Isaïe 13, 19-20) ; elles E isenberg et Armand Abecassis, J'animai _comme 1:hom~e ne consom-
seront comme Babylone : « La colère de Iahvé fera qu'on mera plus que des produits végétaux : la violence d1spara1tra du mon~e,
n'y habite plus, elle deviendra une solitude totale » {Jéré- même sur Je plan de la nécessité de manger » (A Bible ouverte, op. c1t.,
p. 135). D'après les mêmes auteurs, les interdits alimentaire~ de la
mie 50, 13). Lès peuples, n'ayant plus aucune caractéristi- cacherout, donnés par la Torah au IX'.uple d'lsra!_I, représenteraient, en
tant que limitation de la consommation (de la viande, notamment), le
rappel de cet idéal.
de parvenir à !'Eden, mais en aurait été empêché par sa transgression de 2. La valeur gématrique (numérologiqu~) du nom hébreu du « ser-
l'interdit divin. pent » est identique à celle du mot « Messie ».
108 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÏEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÏEN ? 109
chaque semaine une sorte. de circoncision du temps 1 , régulier, fait à l'homme de sa servitude et de sa dépendance
constitue au sein même du monde réel, au sein même du par rapport au Tout Autre.
devenir historique de l'humanité, à la fois le rappel du Rien d'étonnant, dès lors, à ce que certains freudo-
septième « jour » où Dieu, ayant achevé sa création, la marxistes aient interprété le perpétuel chabbat que sera la
bénit et la sanctifia (Genèse 2, 3), et l'annonce du temps « société » d'après la fin des temps comme un symbole
où, la parenthèse de l'histoire s'étant refermée, la complé- convaincant de l'utopie réalisable. « Le chabbat apparaît
tude du monde sera redevenue parfaite. Le Talmud appelle comme la préfiguration d'un temps où n'existerait plus la
le chabbat l' « anticipation des temps messianiques », et les lutte des classes », écrivent d'ailleurs Josy Eisenberg et
temps messianiques le « chabbat éternel ». Le chabbat Armand Abecassis (A Bible ouverte, op. cit., p. 188).
constitue ainsi, à l'intérieur du devenir historique, le Fromm, lui, va jusqu'à proposer de « rétablir le chabbat
souvenir de l'anté-historique et la prémonition du post- comme jour universel de paix et d'harmonie, comme le jour
historique. Séparant symboliquement le temps normal, le humain anticipant l'avenir humain» (Avoir ou être?, op.
temps où l'homme est actif - où il agit sur le monde, où il cit., p. 71). Le chabbatest alors perçu comme la marque de
s'institue en maître du monde - et le temps où toutes les ce qu'il est aujourd'hui impossible de réaliser, mais qui
lois du monde sensible sont suspendues, il représente le adviendra nécessairement « un jour » : un monde où il n'y
signe même de l'idéal de la pause, de l'idéal de la limitation aura plus d' « injustices », plus de conflits, plus de détermi-
et del' a"êt. Le chabbat n'est nullement en· effet un jour de nations, plus de causalités. La part d'impératif futur au
« repos ». C'est un jour de cessation. Il marque le moment cœur même de notre indicatif présent.
où le croyant manifeste son idéal et sa foi, en cessant de « Le rejet de l'histoire, admet Pierre Chaunu, est une
faire l'histoire, en suspendant toute relation de sujet à tentation des civilisations issues du judéo-christianisme »
(Histoire et foi, France-Empire, 1980). En hébreu, il n'y a
objet, toute relation de maîtrise ou de sujétion vis-à-vis des
êtres et des choses. La « liberté » se trouve par le fait du reste pas de mot pour désigner l' « histoire ».Le terme
le plus fréquemment utilisé, toledot, signifie plutôt « filia-
même identifiée au détachement. Pendant le chabbat
tion, engendre~ent » ; il évoque une chronologie essentiel-
l'homme ne fait pas usage de son pouvoir. Il n'est le maître
lement répétitive 1. Dans la Bible, l'histoire est re-produc-
ni le créateur de rien; il n'est impliqué dans rien; il abjure
tion au double sens du terme ; elle ignore la novation
tout « orgueil » et toute « prétention ». Il s'émancipe des radicale, elle n'est qu'une longue préparation à I' « accou-
chaînes mêmes du temps. « Au lieu d'un chabbat au cours chement » qui lui signifiera son terme. Les seuls « événe-
duquel l'homme se prosterne devant le seigneur du temps, ments décisifs » dont elle est le lieu sont ceux qui sont liés à
écrit Erich Fromm, le chabbat symbolise la victoire de l'institution du monothéisme ou à la réalisation du plan
l'homme sur le temps. Le temps est suspendu ; Saturne est divin : Adam, Abraham, Moïse, David, le Messie introdui-
détrôné le jour même qui porte son nom »(Avoir ou être?, sent à de telles ruptures. Mais au fond, la seule vraie
Laffont, 1978, p. 71). Le chabbat est le rappel périodique,
1. Encore ce mot n'est-il écrit dans la Bible que deux fois avec sa
1. c T~us les six jo~rs, nous circoncisons le temps en le coupant en graphie pleine : pour évoquer la création ( « Telle fut l'histoire du ciel et
deux parties • (Josy Eisenberg et Armand Abecassis, Moi, le gardien de de la terre quand ils furent créés •, Genèse 2, 4a) et lorsque le livre de
mon fr~re? op. cit., p. 291). Ruth évoque l'ascendance de David, ancêtre du Messie.
110 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 111
grande coupure est antérieure à l'histoire. On obtient ainsi quement à interpréter l'ère messianique comme liée à
deux lectures, déterminant deux graphes. Dans la Bible : l'avènement d'un messie personnel, tandis que le judaïsme
une histoire conçue comme répétition à partir d'une césure réformé met plutôt l'accent sur les temps messianiques eux-
fondamentale due à l'intervention de Iahvé. Dans le mêmes.
paganisme : une histoire proprement humaine, faisant la On sait comment le christianisme s'est efforcé de tirer
plus large part à toutes les novations issues du pouvoir argument des prophéties messianiques pour démontrer
créateur de l'homme , mais en même temps une claire qu'elles se rapportaient à Jésus. Les Pères de l'Eglise se
continuité de l'héritage, qui trouve son expression moderne montrèrent particulièrement acharnés à ce travail, qui fut
dans le mot de Nietzsche : « Zarathoustra ne veut rien également poursuivi par Thomas d'Aquin et par Bossuet.
perdre du passé de l'humanité, il veut tout jeter dans le « La plus grande des preuves de Jésus-Christ, dit Pascal, ce
creuset. » Ainsi le monothéisme judéo-chrétien ne concep- sont les prophéties. » (Cet exercice reprit de la vigueur au
tualise, n'isole conceptuellement la notion d'histoire (que siècle dernier, en réaction contre le rationalisme et l'idéa-
les Anciens réalisaient concrètement, _m ais dont ils lisme allemand.) A la fin de son Evangile, Jean précise
n'avaient pas pris intégralement conscience) que pour qu'il a écrit son texte pour que l'on croie « que Jésus est le
l'enfermer dans des limites qui la destinent à une fin. Iahvé Christ » (20, 31), c'est-à-dire le Messie. Pourtant, quand
n'admet l'histoire que comme histoire pour-en-finir. Il on se reporte aux Evangiles eux-mêmes, on constate que,
n'accepte l'histoire de l'homme que pour la faire déboucher sauf dans un passage du plus tardif d'entre eux, celui de
sur son annulation. Il n'en pose l'idée que pour mieux en Jean précisément (4, 25-26), Jésus ne se déclare pratique-
organiser le dépérissement. ment jamais de son propre chef Christ ou Messie. Il semble
même, observe Charles-Harold Dodd, « avoir découragé
les tentatives faites par ailleurs pour lui donner ce titre »
12 (Le fondateur du christianisme, Seuil, 1980, p. 106). Les
deux seuls épisodes où il paraît accepter ce titre, une
«Messie» est un mot hébreu (machia'h) signifiant conversation avec ses disciples (Marc 8, 27-30) et l'interro-
« oint ». C'est ce mot que l'on a traduit par le grec christos, gatoire au cours de son procès (Matt. 26, 63-64), restent
« Christ » - ce qui n'a d'ailleurs pas été sans produire un très ambigus.
glissement de sens (il s'agit en effet d'un vocable histori- Dans l'Ancien Testament, la problématique messianique
que, et non d'un nom propre ou d'un terme théologique est directement liée à la notion d' « él~ction » . Celle-ci
proprement dit) . Dans la perspective de la Bible, le Messie n'est nullement une supériorité, mais une particularité. A
est généralement un personnage dont la « venue » doit dater de l'Exode, Israël forme un peuple séparé, élu.
marquer le début des temps messianiques. Parfois, néan- Moïse 1 en invoquant la puissancè de Iahvé, fonde à la fois
moins, cette qualité est attribuée collectivement au peuple
d'Israël. Cette seconde conception prend traditionnelle- 1. On sait que les données historiques concernant Moîse, de même
ment le pas sur la première lorsqu'il s'agit de récuser la que la captivité en Egypte et !'Exode, font largement défaut, y compris,
ce qui est le plus surprenant, dans les annales égyptiennes (cf. P. de
qualité messianique d'un « imposteur ». (Jésus, par exem- Vaulx, Histoire ancienne d'Israël, Gabalda, 1971). Le récit de Moîse
ple, du point de vue du judaïsme; cf. notamment Lévinas). enfant exposé sur le Nil, puis miraculeusement « sauvé des eaux »,est
Le judaïsme orthodoxe, d'autre part, tend assez systémati- lui-même d'autant plus suspect qu'il semble construit sur une trame
112 COMMENT PEUT-ON êTRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 113
la religion et la « nationalité » des Hébreux, dont il associe mon frêre ? A Bible ouverte, III, op. cit., p. 255). Par suite,
les tribus dans le culte d'une même divinité. Israël tient « le peuple porteur de ces hommes va se trouver chargé
ainsi son identité de Iahvé. Par l'Alliance, Iahvé ne se d'une responsabilité à l'égard du monde. II se ressent , il
contente pas d' < élire » son peuple ; il le constitue en . s'éprouve, il se vit comme étant lui-même messie pour le
peuple. Cela revient à dire qu'Israël n'existe en tant que monde, c'est-à-dire peuple oint, peuple mis à part, destiné
peuple que pour autant qu'il reconnaît Iahvé pour son à établir l'ordre de Dieu sur terre » (Jacques Ellul, Messie
Dieu. Et ce qui est vrai du peuple l'est également dé la et messianisme, in Sens, janvier 1979). Iahvé déclare : « Je
Terre, car c'est seulement en Eretz-lsraël que la Torah vous tiendrai pour un royaume de prêtres, une nation
peut être parfaitement accomplie - et, inversement, sainte » (Exode 19, 6). Si le peuple d'Israël accepte ainsi le
Eretz-Israël n'a de « signification » que pour autant que la risque d'être considéré comme un « peuple paria » (Max
Torah y est observée. D'où la particularité de la terre Weber, Die Entstehung des jüdischen Pariavolkes, in
comme celle du peuple. D'où également, comme le montre Gesammelte Aufsatze zur Religionssoziologie, vol. 3,
Alexandre Safran (Israi!l dans le temps et dans l'espace, pp. 370-400; et Le juda'isme antique, Pion, 1970), s'il
Payot, 1980), le fait que les quatre facteurs fondamentaux accepte de s'instituer, selon la volonté de Dieu, comme
« hiéroethnie », c'est pour « préserver son élection au rang
du judaïsme, Iahvé, la Torah, Eretz-Israël et le peuple
d'Israël, puissent être parfois conçus dialectiquement de peuple sacerdotal » (Uon Rosen, Les Nouveaux
comme interchangeables. Cahiers, printemps 1979).
Dans le chéma millénaire, l'affirmation « Ecoute Israël,
Par son « onction » et par l'Alliance, Iahvé « élit :.' un
l'Eternel est notre Dieu » vient avant l'affirmation
certain nombre d'hommes. Il leur assigne une mission à
monothéiste : « L'Eternel est Un. > Le nationalisme
caractère messianique : celle de s'engager dans l'histoire
hébraïque se trouve ainsi cautionné de façon absolue. Mais
pour la faire finir de l'intérieur, seul moyen de décharger
ce nationalisme n'est pas un nationalisme comme les
« progressivement les hommes... de la faute humaine »
autres. Et même, il s'oppose aux autres, car il n'a pas la
(Josy Eisenberg et Armand Abecassis, Moi, le gardien de
même nature. « Le nationalisme chrétien, écrit Valentin
Nikiprowetzky, est une réalité contingente, un phénomène
mythologique dont on possède d'autres exemples (légende du roi de fait et non de droit, une déviation négative en ce sens
chaldéen Sargon notamment). On connaît aussi la thèse - souvent
critiquée - soutenue par Freud dans Moise et le monothéisme (Galli- qu'elle contredit la doctrine chrétienne et reflète principa-
mard, 1948). Dans cette œuvre tardive, ol) il applique à l'histoire d 'Israi:!l lement une certaine faiblesse humaine. Le nationalisme
les intuitions de Totem et tabou, le fondateur de la psychanalyse fait de juif est au contraire, dans la perspective de la religion
Moîse un noble égyptien de l'entourage d'Akhnaton, le pharaon
c monothéiste > de la XVIIIe dynastie, qui aurait été assassiné par des d'Israël, une donnée positive et fondamentale. C'est un
Juifs à Shittim. E n remettant en cause l'identité de Moîse, Freud semble accomplissement auquel aucun des prophètes, même les
en fait contester surtout la sienne, tout en soulignant le caractère plus sévères ou les plus pessimistes à l'égard d'Israël, n'a,
coupable de sa démarche, laquelle, au demeurant, n'entraîne pas
vraiment la conviction et r~ste un acte manqué. Freud, par là, avoue de en réalité, jamais renoncé. Dieu unique et créateur, père
quelle psychanalyse il relève lui-meme. Arnold Mandel a pu voir dans de tous les hommes, maître des empires, source unique des
Moise et le monothéisme c une des œuvres spirituelles les plus antijuives biens et des maux, Iahvé n'en reste pas moins le Dieu d'une
qui soient > (Autour d'un fratricide, in L'Arche, aoOt 1980). Sur cette
question, on consultera aussi l'intéressant ouvrage d'Emile Gillabert, nation unique » (Le monothéisme éthique et la spécificité
Mo'ise et le monothéisme judéo-chrétien, Métanoîa, Montélimar, 1976. d'Israël, in Valentin Nikiprowetzky, éd., De l'antijudal'sme
114 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAfEN? 115
antique d l'antisémitisme contemporain, Presses universitai- remarquer Fromm, « le concept hégélo-marxiste d'aliéna-
res de Lille, Villeneuve-d'Ascq, 1979, p. 45). La même tion fait sa première apparition, bien qu'en des termes
tendance conduit à faire de Jérusalem un omphalos non différents, daris le concept biblique d'idolâtrie » (Vous
seulement spatial, mais surtout temporel : « Jérusalem, à serez comme des dieux, op. cit., p. 44) - , ce qui conduit
la fois centre et aboutissement de l'histoire juive et de d'ailleurs Fromm à affirmer que les idoles d'aujourd'hui
l'histoire humaine » (bulletin de l'Agence télégraphique s'appellent « honneur, drapeau, Etat, mère ou famille »
juive, 9-10 décembre 1978). Le Temple de Salomon (ibid., p. 48). C'est par le biais du messianisme que certain
devient alors le centre de la terre d'Israël, qui est elle- néo-marxisme fait donc confluer la Bible et Marx vers ce
même le centre (de l'histoire) du monde 1 • que Bloch appelle l' « ontologie du non-encore-être ».
Le marxisme qui, comme chacun sait, n'a liquidé la L'attente est alors laïcisée : la Bible, « texte opprimé », a
religion que pour mieux en hériter, a repris à son compte un futur en tant que par ce futur elle pourrait « transcender
cette conception messianique. Se référant à Hermann sans transcendance ».
Cohen et à Ernst Bloch, Erich Fromm, après bien d'autres, Contrairement au christianisme, le judaïsme « se pré-
décrit le socialisme comme « l'expression laïque du messia- sente comme une doctrine temporelle qui tend à réaliser,
nisme prophétique » (Avoir ou être?, op. cit., p. 180). hic et nunc, la société idéale définie par les Ecritures »
Bloch voit lui-même dans le messianisme « le mystère (Francine Kaufmann, Les Juifs et le Royaume, in Sillages,
rouge de toute Aufkli:irung qui demeure révolutionnaire et Jérusalem, septembre 1979). La justification de cet idéal
vise la plénitude » (L'athéisme dans le christianisme, op. tient en partie au fait que, dans le judaïsme, règne une
cit., p. 299). D'une part, dans le marxisme, le prolétariat se conception assez libre de la faute originelle, conception
trouve institué, en tant que classe « élue », comme déten- selon laquelle ni la substance ni la nature de l'homme n'ont
teur des conditions d'une émancipation universelle liée à été fondamentalement corrompues par le péché d'Adam ;
son émancipation propre 2 • D'autre part, comme le fait l'institution d'un « paradis sur terre », par évolution gra-
duelle de l'humanité dans un sens plus moral, n'apparaît
1. Il s'agit là toutefois d'une perspective lointaine, et il n'est pas
nécessairement bon de la hâter. Un chercheur comme Gershom donc pas comme une impossibilité. Cette théologie del' hic
Scholem, à qui l'on doit d 'importants ouvrages sur la mystique juive, et nunc explique du même coup que le judaïsme n'ait
considère que l'engouement messianique s'est presque toujours révélé jamais partagé le jugement négatif souvent porté par le
« fatal » pour le peuple juif : « Chaque fois que le messianisme
s'introduit dans la politique, il devient une très dangereuse affaire. Il ne christianisme sur le monde d'ici-bas, ni admis l'indifférence
peut qu'aboutir au désastre » (entretien avec D avid Biale, in The New relative des autorités chrétiennes vis-à-vis des problèmes,
York Review of Books, 14 aoOt 1980). Sholem donne comme exemple de sociaux notamment, liés à une éventuelle transformation
messianisme contemporain l'idéologie du groupe israélien G oush Emou·
nim, qu'il compare au mouvement de Sabbatai Levi, au xvt1• siècle. du concret immédiat 1• Elle explique aussi que le marxisme ,
2. Certains auteurs, comme P. Dognin (Initiation I} Karl Marx, Cerf,
1970, pp. 44-46), interprètent plutôt le rôle que donne Marx au la haine pour tous les dieux. » C'est seulement chez Goethe qu'au
prolétariat en fonction du mythe prométhéen. Bien que Marx ait été, de travers de Prométhée, c l'homme magnifié jusqu'à l'existence titanes-
toute évidence, marqué par le personnage de Prométhée, nous ne que conquiert de haute lutte la civilisation et force les dieux à entrer
partageons pas cette opinion. Ce mythe reste d'ailleurs dans une large dans son alliance, parce qu'en vertu de cette sagesse qu'il ne doit qu'à
mesure ambigu. Par opposition au monde de !'Olympe, représentation lui-même, il dispose de l'existence et des limites de ces dieux »
sublimée de la société hellénique, Prométhée incarne la contestation {Friedrich Nietzsche, La naissance de la !ragédie, op. cit_., p. 52).
1' ( « sociale » d'une couche de population non grecque (probablement la 1. Cependant, notons-le bien, c'est aussi cette indifférence relative
qui a permis au christianisme de se répandre, en composant progressive-
classe des artisans). Ainsi faut-il entendre sa profession de foi : « J'ai de
116 COMMENT l>EUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 117
à partir de la source messianique, n'ait pas eu grand mal à
faire dériver l'attente vers l'avenir- à substituer l'en deçà
à l'au-delà.
13
C'est parce que le mal fait partie de la condition
historique des hommes, dans la perspective de la Bible, que
beaucoup en sont venus à penser que la politique classique, Dans la perspective créationniste, l'accent principal est mis
et même la « révolution », ne saurait y mettre un terme - sur le temps, et non pas sur l'espace : le récit de la Genèse
que le seul recours est alors l'utopie, c'est-à-dire la perpé- se déroule uniquement dans le temps et met en scène une
tuelle affirmation, en tant qu'espérance critique (et, par « histoire » que les Grecs, par exemple, auraient sans
là, limitative), d'un Autre radical susceptible de s'inscrire doute plutôt interprétée de façon spatiale. De même, si la
dans le monde. Affirmation qui n'a pas besoin d'être doctrine biblique concernant la rétribution personnelle
réalisée, qui parfois même ne s'accompagne d'aucune apparaît comme incertaine, c'est que le « paradis » s'y
croyance en sa réalisation possible, mais qui vaut comme confond avec un avant absolu (le jardin d'Eden) ou un
après absolu (l'ère messianique), tandis que dans la tradi-
espoir, en tant qu'elle inspire et suscite des comportements
tion païenne classique, le « paradis » est d'abord un lieu
et des actes jugés salutaires. Attitude négative qui trouve
(Valhôll , Champs-Elysées, voire Atlantide ou pays de
en elle-même sa propre justification, ce qui n'est pas à
Cocagne), et, qui plus est, un lieu qui ne se distingue pas
entendre comme le sentiment païen du devoir à accomplir,
radicalement du monde réel. C'est la raison pour laquelle
mais comme. une forme subtile de l'esprit de ressentiment on considère généralement, comme Ernst von Dobschütz
découvrant, ainsi que l'écrit Philippe Nemo, que seuls sont
l'a soul~gné dès 1902, que, dans la pensée hébr~ïque, le
maîtres ceux qui se révoltent contre la maîtrise du monde
temps JOUe le rôle de contenant exemplaire que joue
(Job et l'excès de mal, Grasset, 1978, p. 218). Certaine
l'espace dans la pensée européenne antique. Par suite,
nouvelle théologie se rallie à ce point de vue, lorsqu'elle tandis que les Grecs prêtent surtout attention à la particula-
affirme que , « quand Dieu est transformé en gardien de rité des éléments du monde sensible, les Hébreux prêtent
l'ordre, l'athéisme devient la condition du changement surtout attention aux événements qui s'y déroulent, en sorte
social » (Vincent Cosmao, Changer le monde, Cerf, 1979). que, dans la Bible, le temps finit par s'identifier avec son
L'utopie, finalement, est elle aussi une théologie profane contenu, alors que, dans le paganisme, c'est l'espace que
fondée sur l'exil et l'absence. constitue le monde qui tend à s'identifier avec tous les
étants qu'il contient.
ment avec la conception spécifiquement européenne de la souveraineté « L'homme hébraïque, déclare André Chouraqui, vit
politique et de la structure sociale. dans un monde verbal où la notion de temps prime celle de
L'Eglise, sur ce plan, semble d'ailleurs décidée à combler son retard.
P.aul Vala~ier parle d' < aider le politique (gestion responsable de la l'espace, où la dualité entre le temps et l'éternité ... n'existe
violence) à se comprendre dans la tension à une fin de l'histoire >(Jésus· pas » (entretien avec Question de, novembre-décembre
Christ ou Dionysos. La foi chrétienne en confrontation avec Nietzsche, 1980). Nous sommes en effet en présence ici d'une concep-
Desclée, 1979, p. 162). c Voici que les chrétiens sont en train de
retrouver leur mémoire et leur source hébraïque et juive ; ils retrouvent tion très particulière du temps, qui se relie directement à la
p~ogressivement une lecture plus pharisienne des Evangiles > (Josy conception de l'histoire. Le temps, dans la Bible, n'est pas
E1senberg et Armand Abecassis, Et Dieu créa Eve, op. cit., p. 80). un temps à mesure humaine. Le temps n'appartient qu'à
118 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÏEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 119
Iahvé. Le mot qui sert à désigner le temps en hébreu, olam, réinterpréter la notion de durée linéaire sous une forme
n'est d'ailleurs pas différent du mot qui exprime l'éternité. distinguant de façon tranchée, quasi palpable, entre le
(Ce sont les Septante qui ont traduit olam par « éternité », présent, le passé et l'avenir, là où le verbe hébreu, ne
créant ainsi une opposition entre temps et éternité qui distinguant qu'entre la complétude et l'incomplétude, tend
n'existe pas en hébreu. La traduction de Chouraqui constamment - si l'on admet, avec Max Müller, que le
emploie plus justement le mot de « pérennité »). D'autre _langage .est une philosophie implicite cristallisée - à
part, l'hébreu n'a pas de présent; le verbe ne connaît que qualifier le temps, non du point de vue humain, mais du
deux temps fondamentaux : le parfait et l'imparfait. Dans point de vue d'un Dieu que sa « nature » place nécessaire-
le Pentateuque, le mot quadosch, « saint », apparaît pour ment au-dessus du temps historique.
la première fois pour désigner le « septième jour », que Le judéo-christianisme inverse donc entièrement la pro-
Dieu choisit pour être le sien; et, dans le Décalogue, les blématique païenne. Alors que celle-ci tend à penser que le
deux seuls commandements positifs sont également ceux monde est éternel, tandis que les dieux, comme les
qui se rapportent au temps : « Tu te souviendras du jour du hommes, ne le sont pas, le monothéisme judéo-chrétien
chabbat pour le sanctifier » (rythme hebdomadaire), affirme que Dieu est éternel, mais que le monde a
« Honore ton père et ta mère, afin que se prolongent tes commencé et qu'il finira. Ces différences de sensibilité
jours » (rythme des générations). La sainteté dans le temps s'expliq11ent par leurs arrière-plans. Comme le remarque
prime ainsi toutes les autres : la sainteté dans l'espace Gilbert Durand, en commentant Spengler, « bien loin
n'apparaît qu'au moment où les Héb~eux reçoivent l'ordre d'être une forme a priori de la sensibilité sur le même plan
de construire un tabernacle, qui sera consacré par Moïse que l'espace, le temps est une antinomie de l'espace. La
(Nombres 7, 1). véritable intuition du temps est celle d'une direction, d'un
Dans la tradition européenne classique, l'espace est au sens » (Science de l'homme et tradition. Le nouvel esprit
contraire une donnée si primordiale que nous en arrivons anthropologique, Berg international, 1979, p. 179). Au
souvent à concevoir le temps spatialement (cf. Bergson, contraire, dans l'espace, rien n'est déterminé par avance
Essai sur les données immédiates de la conscience, Félix quant aux formes qui y seront créées. Tout y dépend plus
Alcan, 1889). Nous parlons par exemple d'un « espace de directement de l'homme. Affirmer le primat de l'espace,
temps ». Dans la Bible, l'expression hébraïque traduite c'est encore une fois, indirectement, exalter le pouvoir de
généralement par « royaume de Dieu » ( « le temps est l'homme. Affirmer le primat du temps et l'interpréter
accompli et le royaume de Dieu est tout proche »,Marc 1, comme synonyme d'éternité, c'est affirmer que seul Iahvé
15), expression à résonance spatiale, veut dire en fait en est le maître. Aussi, derrière l'opposition de l'espace et
« règne de Dieu », expression à résonance temporelle. du temps, s'en dévoile-t-il une autre, tout aussi fondamen-
Nous tendons aussi à « spatialiser » notre çonception de tale, entre le temps-éternité sur lequel règne Iahvé et le
l'éternité, à l'imaginer comme quelque chose d' « infini- temps humain, qui est un temps proprement historique.
ment immense ». Et ne parlons que pour mémoire du désir Cette opposition est celle, classique dans l' Antiquité, de
de conquête de lfiespace, qui, de l'époque des grandes l'intensité et de la durée. Ne pouvant maîtriser le temps par
découvertes à celle de la« guerre des étoiles »,n'a cessé de la durée, en raison même de sa finitude, l'homme, dans le
nous agiter! C'est cette tendance à la « spatialisation » du paganisme, le maîtrise par l'intensité de ses actes - et par
temps qui a conduit l'Europe, après sa christianisation, à l' « intensité », qui en résulte, des constructions qui lui sont
120 COMMENT PEUT·ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 121
propres. C'est, semble-t-il, ce à quoi Nietzsche fait allusion affirme Shmuel Trigano, c'est toujours de sortir d'Ur en
dans un célèbre passage de L'Antéchrist (Gallimard, 1978, Chaldée vers Eretz-Israël > (entretien avec Sillages, Jéru-
p. 110) où il rappelle que le christianisme, « vampire » de salem, octobre 1980). Seul en effet compte le point
l'imperium romanum, a contribué à défaire ce que les d'arrivée, déterminé (au même titre que le point d'arrivée
Romains avaient fait de plus prodigieux : « défricher le sol de l'histoire) par la « promesse » de l'Alliance, et non le
où édifier une grande civilisation qui avait le temps pour point d'origine. Eretz-Israël n'est pas une terre d'origine;
elle ». Du désir d'intensité découlent logiquement le désir ce n'est pas là que les hommes de la Bible ont été
de création, le désir de forme et le désir de style. La Bible, engendrés. Avant d'être conquise, Eretz-Israël est une
elle, choisit de toute évidence la durée : l'intensité des terre donnée, attribuée, promise par Iahvé. L'homme du
actions humaines éprouve d'ailleurs, au sens propre, la paganisme éprouve le lieu où il est né au travers d'un
« patience » de Iahvé. rapport de filiation. Il a sa « mère-patrie » . Dans le
Nous retrouvons ici l'affrontement entre une conception monothéisme biblique, au contraire, il n'y a pas de terre
purement linéaire du temps et une conception cyclique ou natale; il n'y a qu'une terre finale, une terre de destination,
c sphérique », qui admet, entre autres, l'Eternel retour de qui ne relève d'aucun mythe fondateur, mais bien d'une
l'identique. Dans le monothéisme judéo-chrétien, il n'y a finalité, et, singulièrement, d'une finalité plus temporelle
pas de possibilité de retour : l'histoire ne saurait revenir sur que spatiale puisque son appropriati.on constitue un réqui-
elle-même, elle va quelque part - vers un jamais-vu qui sit de la survenue des temps messianiques. Promise, la terre
sera son achèvement et sa fin. Ou plutôt, s'il y a« retour », d'Israël l'est deux fois : d'abord par Iahvé à Mo}se (Exode
c'est à un tout autre niveau : la fin de l'histoire équivaudra 6, 8; 23, 20-33), alors qu'elle appartient ehcore aux
à un retour à l'état antérieur à l'histoire, mais ce« retour » Hittites, aux Amorites et aux Cananéens, puis à l'époque
sera un retour absolu; ce ne sera pas un retour parmi des prophètes ( « Je vais prendre les Israélites parmi les
d'autres, .un éternel mouvement dialectique du toujours- nations où ils sont allés. Je vais les rassembler de tous côtés
recommencé, mais bien l'affirmation radicale, le signe et les ramener suF leur sol. J'en ferai une seule nation dans
d'une fin absolue des temps, la résorption d'une histoire le pays, dans les montagnes d'Israël », Ezéchiel 37, 21-22).
humaine appelée à se refermer comme une parenthèse. Promise, elle l'est encore à la façon dont on appelait
Et, d'autre part, il n'y a pas non plus de retour naguère « promise » la fiancée d'un homme. Eretz-Israël
« spatial» ou« géographique». C'est à juste titre qu'Em- constitue en effet la fiancée, la future épouse des Hébreux.
manuel Lévinas écrit : « Au mythe d'Ulysse retournant à La Bible développe longuement ce symbolisme des épou-
Ithaque, nous voudrions opposer l'histoire d'Abraham sailles. L'événement du Sinaï est interprété comme le jour
quittant à jamais sa patrie pour une terre encore inconnue des épousailles avec Iahvé ; la loi du Sinaï constitue la
et interdisant à son serviteur de ramener même son fils à ce kétouba, le contrat de mariage 1• Le peuple d'Israël n'est
point de départ. » Dans la Bible, il ne faut pas revenir, il
faut partir. Quitter la ville - Ur, Pitôm, Babylone-, qui 1. Jacques Goldstain affirme aussi que, d 'une certaine façon, la
est entreprise humaine et lieu de perdition (mais aussi, par circoncision fait de l'enfant le c fiancé ,. de Iahvé. < La communauté
suite, lieu de rédemption : c'est dans les grandes villes que d'origine des mots arabes hatana, " circoncire ", et hitan, " circonci-
sion ", et des vocables h~breux haten, " beau-père ", et hatan, " gen-
le christianisme naissant fit ses progrès les plus spectaculai- dre ", écrit-il, indique suffisamment un rapport entre la circoncision et
res), pour aller vers la Terre promise. c Le destin juif, le mariage ,. (Les valeurs de la Loi. La Thora, lumière sur la route,
122 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 123
pas le fils d'une terre; il n'est le fils que de Iahvé, au sein - et c'est en cela que réside son« orgueil ». 11 transforme,
d'une relation de filialité dont nous avons essayé de disent justement Josy Eisenberg et Armand Abecassis, « sa
montrer plus haut toutes les ambiguïtés. Ce n'est pas sur la question temporelle en question spatiale » (Moi, le gardien
terre d'Israël, par la naissance et l'héritage, qu'il s'est de mon frère?, op. cit., p. 303).
formé, mais en Egypte et dans le désert, par un acte moral L'attitude développée par la Bible à l'égard de l'enraci-
et religieux. Eretz-Israël est une fiancée, une épouse, mais nement est donc extrêmement ambiguë. La sédentarité,
elle ne peut devenir une mère - une de ces te"es-mères par opposition au nomadisme, y est valorisée de façon
qu'honorent les « idolâtres ». Elle est une terre qui ne négative. Eisenberg et Abecassis vont jusqu'à y lire une
devient natale que par procui:ation, de façon contractuelle ; condamnation du patriotisme, « sentiment païen fondé sur
elle est une « terre natale qui ne doit rien à la naissance » la relation charnelle de l'homme avec la terre, identique à
(Emmanuel Lévinas, Noms propres, Fata Morgana, 1976, la relation filiale où l'enfant est déterminé génétiquement »
p. 64). D'où toute la théologie de l'exil et du « retour » (ibid. , p. 172). « La liberté à l'égard des formes sédentaires
(dans les limites que nous avons indiquées), associée à celle de l'existence est, peut-être, la forme humaine d'être dans
du silence et de la parole. D 'où aussi peut-être, plus le monde », affirme de son côté Lévinas (Difficile liberté,
lointainement, et encore une fois cette théorie freudienne op. cit., p. 40) - ce qui n'est qu'une demi-vérité, car la
de l'Œdipe qui fait du refoulement d'un attacjlement non liberté « proprement humaine » vis-à-vis d'un habitat fixe
« résolu » à la mère une source de névrose - tout comme ne constitue pas la légitimation de principe du rejet de tout
les prophètes font de l'attachement persistant à la terre- habitat fixe. Il est également curieux de voir comment la
mère une source d' « idolâtrie ». fête de Succot, à l'origine fête typiquement agricole (cf.
Dans la Genèse, l'un des traits caractéristiques de Caïn, Deut. 16, 13-16), est devenue par la suite fête nomade.
c'est son désir de frontières. Il veut matérialiser son Même après la constitution de la royauté d'lsraêl et
appartenance. Selon un midrach , si Caïn a tué Abel, c'est l'installation en Terre promise, la vocation nomadique
que ce dernier n'a pas voulu respecter un partage dont les continuera d'ailleurs d'être incarnée par les gerim, dont la
deux frères étaient convenus. Dans ce partage, Caïn avait vie est une longue pérégrination (maggour). C'est chez eux
obtenu ce monde-ci, et Abel, le « monde futur ». Mais que se recruteront, au IXe siècle avant notre ère, les
Abel aurait ensuite fait valoir qu'il avait aussi droit sur ce premiers sectaires rékabites, lorsque le nomadisme sera
monde-ci, car en toute rigueur, le monde n'ayant qu'un ressenti, non plus comme un simple mode de vie, mais
seul créateur, il ne saurait être vraiment partagé. (La colère comme un moyen efficace de sauver les principes de
de Caïn devient, à notre avis, très compréhensible!) l'Alliance. C'est aussi parmi les gerim que se trouvent les
Condamné à l'exil et installé « au pays de Nod »(Genèse, lévites, caste qui, après le retour en Canaan, se définira
4, 16), Caïn fait ensuite le choix proprement « païen » de comme la « tribu sans terre » et continuera de poursuivre , .
l'intensité contre la durée, de l'espace contre le temps- un idéal qui a paru triompher à partir de la destruction du
éternité. En construisant une ville, on l'a vu, il cherche second Temple. « En refusant la terre, précise André
visiblement à jeter les bases d'un royaume ou d'un empire Neher, les lévites refusent du même coup la civilisation
cananéenne, essentiellement sédentaire. La vie économi-
Beauchesne, 1980, p. 135). Ce rapprochement peut néanmoins être que de Canaan reposait sur l'agriculture et le commerce
interprété de différentes façons. ( ... ) . Or, les lévites ne se cananéisent point. Seuls parmi les
124 COMMENT PEUT-ON :eTRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON :ËTRE PAÏEN? 125
autres Hébreux, ils ne s'adonnent ni à la paysannerie} André Chouraqui parlait d'un « monde verbal ». Le
comme le font les Hébreux dès leur entrée en Canaan, ni primat du temps-éternité va de pair en effet avec celui de la
au commerce, comme les Hébreux le feront plus tard, par9le. C'est l'action (de l'homme) qui produit l'intensité,
lorsque les parties les plus riches du pays leur seront mais c'est la parole (àe Iahvé) qui agit sur la durée. Dans la
également soumises »(L'essence du prophétisme, Calmann- Bible, le mot est la réalité décisive du monde de l'expé-
Lévy, 1972). rience vécue. A la limite, le monde se confond avec la
Dans la Bible, l'univers est donc conçu comme un monde parole par laquelle il fut créé : en hébreu, le même mot;
sans frontières spatiales, mais limité dans le temps, tandis davar, désigne indifféremment l'objet et la parole. Dans le
que, dans le paganisme, il est conçu comme un monde paganisme, la réalité décisive du monde de l'expérience
illimité dans le temps, mais où il appartient à l'homme de vécue est le fait qui résulte de l'action. La phrase de
tracer des frontières spatiales. Les frontières dans l'espace Goethe : « Au début était l'action » répond à celui des
instituent l'homme en maître du lieu qu'il occupe. Les Ecritures : « Au début était le Verbe. »Face à la sympho-
frontières dans le temps, césures absolues, montrent seule- nie du monde qui règne dans les religions païennes, la Bible
ment tout ce qui distingue l'homme de Dieu. Dans un cas, pose ainsi le silence comme forme métaphysique du cosmos
on a l'enracinement et la spécificité; dans l'autre, la (André Neher), silence où seul résonne le logos, la parole
vocation à l'universalisme et à la détérritorialisation. de Iahvé_.: bien qu'en dernière instance, l'être de cet être-
« L'implantation dans un paysage, l'attachement au lieu, là ne puisse, lui aussi, s'identifier qu'avec le silence.
sans lequel l'univers deviendrait insignifiant et existerait à Le monde judéo-chrétien est un monde issu de la parole.
peine, écrit encore Lévinas, c'est la scission même de C'est pourquoi le nom de Iahvé, nom imprononçable, est
l'humanité en autochtones et en étrangers » (Difficile déclaré tout-11>uissant (cf. psaume 8). C'est la parole qui
liberté, op. cit., p. 301). Cette « scission » n'implique, crée le lien entre l'être créé et l'être incréé. On lit dans la
pourtant pas dans son principe le rejet ni le mépris. Elle Genèse : « Dieu dit : Que la lumière soit » (1, 3). On entre
constitue plutôt la condition première du maintien et du dans la phase dynamique de la création par l'intermédiaire
respect des différences collectives. Il n'est pas_sftr qu'il en du logos. D 'emblée, dans la Bible, le « faire » est lié au
aille de même de l'idéal d'abolition des frontières, où « dire », à ce qui s'énonce et s'écoute, se profère et
Thorleif Borman (Das hebraische Denken im Vergleich mit s'entend. Dite ou écrite, la parole est Révélation : sublima-
dem Griechischen, Vandenhoek u. Ruprecht, Gôttingen, tion du comportement verbomoteur. Quand Elohim
1954) voit, selon la Bible, l'état normal, sinon la destina- « prend » Adam pour le mettre dans le jardin d'Eden
tion du monde. Idéal qui est très proche, en tout cas, de (Genèse 2, 15), c'est par la parole qu'il effectue cette prise.
l'apologie si contemporaine de l' « homme aux semelles de C'est aussi l'échec du « dire » de Caïn à Abel (Gen. 4, 8)
vent », du « rhizome » deleuzo-guattariste (par opposition qui provoque le fratricide. Et de même, enfin , que le
à la « racine ») et du nomadisme universel, élans un monde monde est créé par dix paroles (dans la tradition rabbini-
où, de plus en plus, le non-lieu de l'anonymat dése~tique que, la formule « Au commencement » est considérée
tend à être remplacé par le non-lieu de l'anonymat urbain comme une parole, la dixième, qui s'ajoute aux neuf
- tandis que les villes « mondiales » ne sont plus le lieu de autres), c'est par dix paroles, dix« commandements »,que
l'histoire en train de s'accomplir, mais l'endroit de ·s on· la loi de Iahvé est donnée à Moïse sur le Sinaï.
simulacre et de son anéantissement.
126 COMMENT PEUT-ON :ËTRE PAÏEN ? COMMENT PEUT-ON :ËTRE PAlEN? 127
Hors de l'affirmation de son existence, on ne peut donc
14 recourir à aucun attribut positif pour désigner ou caractéri-
ser Iahvé. Ceux que lui donne la Bible sont des attributs
Ce qui est du temps-éternité ne se voit pas ; seul ce qui est anthropomorphiques qu'on ne saurait évidemment prendre
dans l'espace peut être vu. « Au début était le Verbe », au pied de la lettre ; ils viennent, nous l'avons dit, du fait
cela veut dire aussi : au début était ce que l'on peut que la Bible doit se parler dans le langage de l'homme.
entendre, et non pas voir. Iahvé, par « nature », est Cela conduira Maïmonide à dire : « Les attributs négatifs
irreprésentable. En tant que sur-moi, il ne doit pas avoir sont ceux dont il faut se servir pour guider l'esprit vers ce
d'image, car il est le sur-moi de tous les « moi » ; il est au- que l'on doit croire à l'égard de Dieu » (Le guide des
delà de toutes les images, de toutes les formes qui égarés, G. P. Maisonneuve & Larose, 1856-1866, vol. 1,
ressortissent de ce monde-ci. L'absolu, par essence, n'est p. 242). Cette doctrine des attributs négatifs évoque déjà la
pas contenable dans les limites que possède nécessairement « théorie critique » de !'Ecole de Francfort ...
toute représentation. Le représenter, ce serait le restrein- Non seulement Iahvé ne doit pas être représenté, mais il
dre, le ramener à l'une seulement des formes qu'il a créées. en va de même aussi de toutes les choses-du-monde, à
Non seulement, dans le monothéisme biblique, les choses- commencer, bien sûr, par l'homme, puisqu'il a été créé« à
du-monde ne peuvent plus être regardées comme divines, l'image » de Dieu. C'est la prescription de l'iconoclasme,
mais Dieu lui-même ne peut plus être pris pour objet. Au énoncée d'abord dans !'Exode : « Tu ne feras aucune
sens propre du terme, Iahvé ne peut être re-présenté, car il image sculptée, rien qui ressemble à ce qui est dans les
s'est présenté lui-même une fois pour toutes; il est présent cieux, là-haut, ou sur la terre, ici-bas, ou dans les eaux, au-
de toute éternité. Le voir, c'est mourir. Moïse lui-même, dessous de la terre » (20, 4); puis dans le Deutéronome :
sur le Sinaï, ne voit pas Iahvé, il l'entend. Les séraphins « N'allez pas vous pervertir et vous faire une image
dont parle Isaïe (6, 2) se voilent la face devant l'Eternel. sculptée représentant quoi que ce soit : figure d'homme ou
Moïse fait de même devant le « buisson ardent » : « Alors de femme, figure de quelqu'une des bêtes de la terre, figure
Moïse se voila la face, car il craignait de fixer son regard sur de quelqu'un des oiseaux qui volent dans le ciel, figure de
Dieu » (Exode 3, 6). Quand Iahvé accompagne les quelqu'un des reptiles qui rampent sur le sol, figure de
Hébreux dans le désert, une Nuée le dissimule à leurs yeux. quelqu'un des poissons qui vivent dans les eaux au-dessous
L'Arche d'Alliance elle-même n'est qu'un trône vide. Et, de la terre » ( 4, 16-18).
contrairement à ce que ' l'on croit souvent, le péché des Il est difficile de savoir à quelle époque exactement
adorateurs du Veau d'or n'a pas tant été de vouloir changer remontent ces interdictions. Il semble qu'elles aient
de dieu que de vouloir rendre visible l'invisible. (C'est ce d'abord visé, de façon spécifique, les représentations de la
qui explique précisément l'attitude d' Aaron, qui bâtit un Divinité et qu'elles se soient étendues, ensuite, à toute
autel devant la statue du Veau d'or et dit : « Demain, fête représentation imagée. Au cours des siècles, elles furent
pour Iahvé », Exode 32, 5.) On sait l'importance du désert reçues et interprétées de façon plus ou moins stricte. La
dans la symbolique de la Bible, ce désert qui efface toutes discussion talmudique (Schulchan Aruch, Rosh Hashanah,
les représentations et les rejette du côté de l'invisible et de 24 a-b; Yoreh Deah 141, 7) porte notamment sur le terme
l'uniforme. Le croyant de Iahvé doit consentir au désert de de « représentation ». On estime en général, aujourd'hui,
l'imagination qu'implique l'interdiction de représenter. que seule la représentation intégrale, c'est-à-dire, par
128 COMMENT PEUT-ON êTRE PAIEN? · COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 129
exemple, la représentation tridimensionnelle de l'ensemble de la civilisation antique, Copernic, 1977, pp. 90-102). Ce
du corps humain, est frappée d'interdit. Les statues en pied n'est que lorsque l'Eglise, après le compromis constanti-
sont proscrites ; par contre, les bustes, les portraits, les nien, commencera à se paganiser que l'on verra naître, puis
photographies ne le sont pas (cf. Jewish Chronicle, 2 sep- se développer, une iconographie chrétienne appelée à
tembre 1977). Certains auteurs, les mystiques notamment, s'épanouir d'une manière extraordinaire à partir du xiiC et
se sont montrés plus radicaux. Quoi qu'il en soit, il n'est du xme siècle. On retrouvera cependant. des traces de
pas difficile de lire dans l'iconoclasme biblique un net parti- l'iconoclasme dans le rite byzantin, voire dans le protestan-
pris anti-esthétique. Dans la Genèse, Naama, sœur de tisme ; les églises orientales resteront plus longtemps ren-
Tubai-Caïn le forgeron, porte d'ailleurs un nom qui signifie fermées dans une imagerie hiératique et impersonnelle.
« beauté ». Dans le judaïsme traditionnel, l'art se ramè- L'iconoclasme est également présent dans l'Islam, où les
nera essentiellement au domaine liturgique ; l'accent sera rares penseurs arabo-musulmans qui se préoccupèrent
mis, non sur Dieu, mais sur ses interventions dans l'his- d'esthétique n'envisagèrent pratiquement l'art que sous sa
toire : « Les grands hommes de la religion de l'Ancien forme abstraite (cf. Mohamed Aziza, L'Islam et l'image,
Testament, écrit Thorleif Borman, sont dépeints, non en Albin Michel, 1978) - l'aspiration iconographique, comme
raison de leur piété ou de leur héroïsme, mais parce que l'a montré Henry Corbin, étant le plus souvent reportée sur
Dieu a agi en eux ou leur a parlé en agissant, ou, comme I' « imagina\ ». C'est surtout dans les hadiths que l'attitude
Ezra, parce qu'il lit la parole de Dieu » (op. cit.). anti-figurative s'exprime, généralement sous forme de
L'art chrétien, auq~el on doit tant d'œuvres admirables, malédictions : les « faiseurs d'images » seront punis au
naquit à cet égard comme hérétique. « Transporté chez des jour dernier par un jugement de Dieu, qui leur imposera la
peuples amis de l'art, le christianisme devint une religion tâche impossible de ressusciter leurs œuvres ! Seul Dieu
aussi artistique qu'il l'eût été peu s'il fût resté entre les · (Asma Allah al-Husna) est al-M-0ussawwir, c'est-à-dire le
mains des judéo-chrétiens » (Ernest Renan, Marc-Aurèle, « façonneur de formes »'. Il s'agit donc, une fois encore, de
1881). Ce ne fut là, toutefois, que le résultat d'une lente ne pas le concurrencer dans son domaine réservé. Jean-
évolution. Dans le christianisme des premiers siècles, Paul Charnay décrit à juste titre l'Islam comme une
l'iconoclasme fut la règle ; on observait très généralement « religion abstraite refoulant, par refus de l'idolâtrie, les
l'interdiction mosaïque contre les représentations figurées. représentations et les symboles anthropomorphiques ou
L'idée de la grande laideur de Jésus était d'ailleurs assez zoomorphiques, fussent-ils simplement esthétiques »
répandue (cf. Tertullien, Origène, Clément d'Alexandrie). (Sociologie religieuse de l'Islam, Sindbad, 1977-1978, p. 19).
Eusèbe de Césarée, dans sa lettre à Constantia, repousse Le refus biblique de l'image peut se lire à plusieurs
comme parfaitement impie le désir de disposer de portraits niveaux. Sa fonction première se relie à la lutte contre
du Christ. Le christianisme primitif cristallisa son refus des l' « idolâtrie ». Au sens propre, l' « idole », eidôlon, c'est
images sur le mépris des « idoles » païennes : les premiers ce qui peut être vu - ce qui acquiert un statut d'existence
chrétiens n'ont que sarcasmes à la bouche lorsqu'ils parlent au travers de la représentation visuelle qui en est faite.
des statues des dieux. A la question : « Faut-il faire des Représenter Dieu sous une forme, quelle qu'elle soit, c'est
statues et des images de Dieu ? », tous répondent· par la nécessairement le représenter sous cette forme-là. Or,
négative (cf. Louis Rougier, Le culte des images et les Dieu, qui a créé toutes les formes, ne peut se ramener à une
premiers chrétiens, in Le conflit du christianisme primitif et forme particulière. Le limiter à une forme donnée revient à
130 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAlEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÏEN? 131
ramener l'universel à un particulier, à traiter de l' ~tre abolies, où tous les hommes seront « égaux » entre eux, où
comme s'il n'était qu'un étant : attitude inconcevable, rien ne pourra plus être comparé à rien. « Le monde
blasphématoire dans la perspective biblique. Entre l'art messianique, précise le Zohar, sera un monde sans images,
figuratif et l'art abstrait, seul le second est véritablement dans lequel il n'y aura plus de comparaison possible entre
conforme à la prescription mosaïque, laquelle engendre un l'image et ce qu'elle représente. » La non-figuration
certain sous-développement du sens de la forme (cf. ramène ainsi à la rationalité plane. La réalité n'est plus
Raphael Petai, The Jewish Mind, Charles Scribner's, New perçue, sentie, représentée comme telle. Elle ne relève
York, 1977, p. 358). Yaacov Agam va jusqu'à dire : « Non plus de la sensibilité et de l'esthétique, mais du pur intellect
seulement l'art figuratif ne peut être juif, il est antijuif par et de la pure morale - d 'un Intellect fonctionnant lui-
excellence, interdit par la Bible » (entretien avec L'Arche, même à partir d'une abstraction, où les signes ne s'échan-
septembre-octobre 1978). Le roman de Chaïm Potok, Je gent plus contre du réel mais se bornent à s'échanger entre
m'appelle Asher Lev (Buchet-Chastel, 1973), met en scène eux. La réalité ne doit plus être vue et construite à partir de
un enfant qui transgresse la loi biblique de non-représenta- la perception que nous en avons; elle doit être comprise.
tio!J de l'image. On- a souvent cherché des prolongements et des points de
L'évacuation de la représentation humaine va de pair, comparaison contemporains avec l'interdit mosaïque de la
d'autre part, avec l'évacuation de la particularité et de la représentation, par exemple du côté de l'art abstfait, dont
diversité humaines - avec l'évacuation des normes humai- la naissance et le développement coïncident, à titre de
nes en tant qu'elles expriment cette particularité et cette métaphore, avec ceux de la linguistique structurale et d'un
diversité, en tant qu'elles en sont elles-mêmes les images. Il idéal internationaliste, d'effacement des frontières, concrè-
suffit, d'ailleurs, de voir ce qu'il en a été dans l'art tement vécu. Dans son essai sur Les iconoclastes (Seuil,
chrétien : les artistes ont tout naturellement représenté 1978), Jean-Joseph Go~x pose la question : « N'est-ce pas
Dieu sous des traits qui leur étaient familiers ; ils lui ont la proximité ancestrale à l'exigence iconoclaste qui met
donné la configuration physique idéale impliqué_e par leur Marx .et Freud, 'ces fils infidèles mais indubitables du
propre héritage et leur propre appartenance, tant il eOt été judaïsme, en posture de percevoir toute représentation
impensable pour eux que Dieu pOt avoir ·les apparences comme imaginaire, et tout imaginaire comme méconnais-
d'un Tout Autre. Toute représentation renvoie à un sance? C'est là, ajoute-t-il, que la judéité de Marx et de
pàrticulier, réfléchit un particulier ; toute représentatiori Freud - qui n'a jusqu'à présent été prise en compte que
constitue le miroir dans lequel et par lequel un type s'exalte d'une façon anecdotique - trouve sans doute un socle
et se sublime. Seule la non-représentation peut « réflé- véritable. » Et de conclure : « Ce ne serait donc pas un
chir » l'invisible et l'innommable. Seul le néant peut hasard, mais par l'effet d'un creusement du sol commun ...
renvoyer au néant. C'est pourquoi, dans la perspective que nous rencontrerions aujourd'hui - que ce soit à
biblique, qui interprète ce néant, ce vide absolu, comme le travers la peinture abstraite, l'utopie, le fétichisme, les
plein absolu, seule l'absence de forme peut exprimer la étalons, la différence des sexes - la question du temple
présence de toutes les formes - de la même façon que seul le sans image. » Certains phénomènes idéologiques tels que
silence de l'homme peut exprimer le dire de Dieu. C'est la peinture abstraite, le freudisme ou le marxisme pour~
l'idéal du temple vide. Un idéal qui préfigure les temps raient ainsi être interprétés comme des résurgences d'une
messianiques, où les différences et les particularités seront très ancienne démarche allant perpétuellement de l'univer-
132 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAlEN? 133
sel au particulier, de l'unicité de la Loi à la diversité des comme intermédiaire, a pour tâche de « découvrir » un sens
signes : « Tout un aspect de la modernité occidentale; écrit caché, sens nécessairement unique, universel, préexistant à
encore Jean-Joseph Goux, entre en résonance avec la son existence même. L'idée d'un monde-comme-crypto-
vieille exigence iconoclaste qui faisait le fond d'une antique gramme et celle d'un signifiant absolu permettant de le
divergence, et dès lors des penseurs de filiation judaïque déchiffrer (qui peut être Iahvé, mais, tout aussi bien,
interviennent activement à la pointe de cette modernité l'inconscient ou la lutte des classes) fonctionnent alors
pour en baliser les fronts, non pas vraiment en opposition comme diastole et systole. Si le monde, en effet, est autre
avec elle, mais plutôt en avance sur elle» (op. cit., p.145). chose que ce qu'il est, il existe nécessairement une clé
« Etre juif, estime Josy Eisenberg, c'est... d'abord universelle, incontournable et insurpassable, qui permet de
disposer, pour connaître Dieu invisible, incorporel, intan- savoir ce qu'il en est de l'être qui n'est pas l'être. L'homme
gible, d'une série de discours de Dieu et sur Dieu. C'est n'agit plus; il est agi en tant que « déchiffreur de hiérogly-
cfiercher Dieu à travers un langage dont toute l'histoire phes ». « Car de même que Freud s'est donné pour tâche
d'Israël n'est rien d'autre qu'un écho sonore » (Le Monde, de trouver un sens aux rêves, qu'il compare, nous le
9 décembre 1978). Et encore : « On pourrait aisément savons, à des hiéroglyphes, Marx, de son côté, s'est donné
définir la foi juive dans les termes que Lacan a utilisés pour pour but, selon ses propres termes, de déchiffrer le
parler de l'inconscient, et dire qu'elle est structurée comme hiéroglyphe de la valeur » (Jean-Joseph Goux: op. cit.,
un langage. Ce langage n'est d'ailleurs pas sans rapports p. 15.) Et c'est pourquoi Freud, en interprétant les rêves,
avec l'inconscient, puisque toute l'exégèse juive consiste à suit très exactement l'exemple de Joseph auprès de Pha-
chercher, au-delà de ce qui a été dit, le non-dit du discours raon (Gen. 41, 1-43), ou encore de Daniel auprès de
biblique »(ibid.). Ces propos nous paraissent renvoyer très Nabuchodonosor (Daniel 4, 16-24).
exactement à ce que dit Jean-Joseph Goux. Lorsque la En énonçant une loi générale universelle située au-delà
représentation figurée est totalement remplacée par le des événements ou des comportements particuliers, Marx et
logos qui lui préexiste de façon absolue, celui-ci n'en est Freud sortent de l'Egypte des hiéroglyphes - hiéroglyphe
plus le commentaire, mais bien le substitut. On ne s'étonne du rêve ou hiéroglyphe de la marchandise-, sortent de la
pas, dès lors, de voir fleurir dans le champ du discours terre étrangère, proprement païenne, des significations
idéologique contemporain, en même temps que les valeurs particulières, et, par un signe opératoire unique, les
judéo-chrétiennes s'y sédimentent sous des formes laïcisées, réduisent et les ramènent à un signifiant également unique.
toute une thématique de non-représentation et de recher- Les conceptions esthétiques de Freud, étudiées par Jean-
che du non-dit, dont la linguistique structurale, l'histoire Joseph Goux, sont à cet égard remarquables. « Freud
non événementielle, l'art abstrait, les mille e~ une théories commence à ~ire que le fond d'une œuvre d'art l'attire plus
de l'inconscient constituent autant d'épiphénomènes. Dans que ses qualités de forme et de technique. Ce qui produit
chaque cas, il s'agit de décrire sans dépeindre, de considé- l'émotion en lui, c'est l'intention de l'artiste. Il ne ressent
rer, en quelque sorte, le monde comme un ensemble chiffré que ce qu'il comprend. L'intention de l'artiste, il essaie de
dont la clé est au-delà des apparences visibles; de le la traduire en mots, il ne jouit pas de la forme mais du fond,
considérer, non comme le lieu de formes à créer, mais pas de la matière mais du sens. Il ne jouit que si son
comme un mystère à interpréter, comme un puzzle à intelligence n'est pas désemparée. C'est pourquoi il n 'aime
reconstituer, où l'homme, pris non comme créateur, mais pas la musique ( ... ) Loin de s'arrêter à ce qui spécifie
134 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 135
l'œuvre d'art, et à en prendre au sérieux l'énigme sensible, forme judaïque, et que le courroux formidable de Moïse
il n'y voit qu'une occasion d'interpréter un sens, de saisir un devant les idolâtres signifie la menace de castration qui
fond qui serait communiqué par l'artiste au moyen de accompagne l'amour interdit de la mère »(op. cit., pp. 13-
l'œuvre. Ce ne sont que des idées transmises, des intentions 14).
signifiées, qui l'intéressent » (Les iconoclastes, op. cit., Peut-on, dès lors, mettre en rapport la montée séculière
p . 10). Passage remarquable, où se trouvent exprimées la des valeurs bibliques dans le monde actuel avec la déprécia-
plupart des oppositions que nous avons formulées nous- tion de la beauté qui le caractérise sur beaucoup de plans?
mêmes, entre le ressenti et le compris, l'âme et l'esprit, la Le fai t est qu'aujourd'hui la beauté est souvent dépréciée
forme et le fond, l'image et le concept , le style et le sens. comme « monotone » ou dénoncée comme norme
On connaît l'attrait exercé par la figure de Moïse sur « contraignante », quand elle n'est pas, plus simplement,
Freud. Or, c'est précisément Moïse qui rapporte du Sinaï réduite à un pur spectacle, et que, parallèllement, on assiste
les tables de la Loi, et avec elles l'interdiction iconoclaste. ici ou là à une réhabilitation, voire à une exaltation de la
Dans Moïse et le monothéisme (Gallimard, 1948), Freud dit difformité et de la laideur. La déchéance de la beauté et la
lui-même que l'interdiction de représenter implique une promotion de la laideur, liées à l'épanouissement de
mise à l'arrière-plan de la perception sensorielle par l'intellectualisme et du problématisme, pourraient bien
rapport à l'idée abstraite, un triomphe de l'intellect sur les faire partie de l' Umwertung stigmatisée par Nietzsche ...
sens, un renoncement aux passions. De même, chez Lévi- Le contraste avec le paganisme est saisissant. Dans la
Strauss, la thèse de la prohibition de l'inceste comme une Bible, le beau n'est pas néçessairement bien, et le laid n'est
donnée universelle caractéristique de l'espèce humaine - pas nécessairement mal. Il se peut même__:_ et c'est en cela
thèse directement associée à la théorie freudienne de que consiste I' Umwertung - que le bien soit bien du fait
l'Œdipe, dont elle constitue en quelque sorte une réinter- même de sa laideur (de même que le « superbe » est faible
prétation ethnographique et rationalisante - revient d'une à proportion de sa puissance), et que le mal soit beau
part, à rechercher encore une fois une loi générale existant justement parce qu'il est le mal. Lucifer, c'est bien connu,
au-delà de tous lçs particuliers et d'autre part, et surtout, à est un ange resplendissant de lumière. Le diable se pare
interpréter cette loi générale comme une coupure avec le souvent de tous les attraits de la séduction ; tandis que le
monde naturel , dans la mesure où la prohibition de bras de Iahvé, dit Isaïe, a grandi « comme une racine en
l'inceste, qui, dans les faits, est surtout prohibition de terre aride, sans beauté ni éclat pour attirer nos regards »
l'inceste avec la mère, recoupe le vieil interdit anti- (53, 2). Dans le paganisme, au contraire, on ne saurait
« idolâtrique » dirigé contre le rapport de filiation entre séparer le bien du beau ; et c'est assez normal, puisque ce
l'homme et la terre-mère. (Dans la thématique biblique, qui est bien, ce sont d'abord les formes les plus achevées de
l' « idolâtrie » est fornication, et plus précisément fornica- ce monde. Par suite, l'art ne peut lui-même être dissocié de
tion incestueuse, puisque, dans le paganisme, l'homme a la religion. L'art est sacré. Non seulement les dieux
été engendré par l'être du monde , tandis que dans la Bible, peuvent être représentés, mais c'est en tant qu'ils peuvent
il a été créé par Iahvé.) C'est pourquoi, considérant être représentés, en tant que les hommes en assurent
l'ensemble de ces données, Jean-Joseph Goux conclut : perpétuellement la re-présentation, qu'ils ont un plein statut
« Il nous apparaît que l'interdiction de figurer la divinité d'existence. Toute la spiritualité européenne repose sur la
est une forme radicale de l'interdiction de l'inceste, sa représentation comme médiation entre le visible et l'invisi-
136 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 137
ble, sur la représentation au moyen de figures imagées et sein même du christianisme, condamne « la doctrine chré-
de signes qui s'échangent contre un sens intimement lié au tienne, qui est et veut être exclusivement morale et dont les
réel, caution même de cette incessante et mutuelle conver- normes absolues - ne rot-ce que le dogme de la véracité
sion du signe et du sens. La beauté est signe visible de ce divine - confinent l'art quel qu'il soit dans le domaine du
qui est bon ; la laideur, signe visible de ce qui est non mensonge, c'est-à-dire le nient, le jugent, le condam-
seulement difforme ou raté mais mauvais 1• Pour les nent ». « Au fond d'une telle façon de penser, qui, si elle
anciens Grecs, comme l'a montré Carl Kerényi (Die Antike est sincère, est nécessairement hostile à l'art, ajoute-t-il, j'ai
Religion, Pantheon, Amsterdam, 1940), la solennité est toujours deviné la haine de la vie, la malveillance rageuse
inséparable d'une représentation visuelle, sensible : c'est et rancunière envers la vie elle-même » (ibid., p. 133).
par la fusion de l'esthétique et du sacré que le sentiment Walter F. Otto qualifie le mythe de« mot vrai »,c'est-à-
religieux atteint son sommet. « Chez les Grecs, dit aussi dire de mot qui renvoie à la vérité-du-monde. Henry
Hegel, l'art était la forme la plus haute sous laquelle le Corbin, lui, le définit comme· « langage imaginai >, car
peuple se représentait les dieux et prenait conscience de la l'imaginaire se construit lui-même sur des images. Dans le
vérité > (Esthétique, Aubier-Montaigne, 1964, vol. 2, paganisme, le mythe fondateur, l'archétype, s'oppose tout
p. 28). Les êtres, hommes et dieux, se révèlent de façon naturellement à la Loi. Mythos contre logos. Le sacré païen
sensible, par leurs actions. Platon lui-même ne décrit pas se relie d'emblée à la réalité visible, sensible, même et
l'empire d' Atlantide ou la cité idéale de la République avec surtout lorsqu'il la porte à l'idéal. Un arbre, une colline, un
des termes différents de ceux qu'emploie Homère pour cours d'eau peuvent être sacrés; ils le sont. Le mythe n'est
évoquer la cour d'Ulysse à Ithaque ou les murailles de pas le sous-produit d'une histoire linéaire hypostasiée par
Troie. · le moralisme. Le mythe fait l'histoire; c'est lui, écrit Gilbert
Tout comme Wagner, Nietzsche donne à l'esthétique la Durand, qui « va au-devant de l'histoire, l'atteste et la
place la plus haute : « L'œuvre d'art dramatique est apte à légitime », en sorte que, « sans les structures mythiques, [il
r emplacer la religion » (La naissance de la tragédie, n'y a] pas d'intelligence historique possible » (Figures
Gallimard, 1949, p. 187). Il ajoute « que nous sommes
mythique.s et visages de l'œuvre, Berg international, 1979,
déjà des images et des projections esthétiques du véritable
p. 31). C'est pourquoi les théoriciens modernes de la
créateur de ce monde d'art; et que 'nous atteignons en tant
qu'œuvres d'art notre plus haute dignité; car l'existence et psychologie des profondeurs, notamment Jung et ses
le monde ne sont éternellement justifiés que dans la mesure successeurs, quand 1ils se penchent sur les« images primor-
où ils sont un phénomène esthétique» (ibid., pp. 35-36). diales » et les « archétypes » - toutes notions que Will
C'est à partir de ce critère, d'ailleurs, que Nietzsche, Herberh qualifie de « répugnantes » et de proches des
interprétant l'art chrétien comme hérésie inconsciente au « abominations païennes de Canaan > (Judaism and
Modern Man. An Interpretation of Jewish Religion, Athe-
1. En allemand, le mot « laid > se dit hltsslich, terme construit sur le neum, New York, 1977, p. 82) - , font œuvre aussi
même radical que Hass, « haine >. On peut en conclure que le laid d'historiens. Ils nous enseignent les racines de notre propre
mérite d'être haî. Le mot français « laid > dérive lui-même de la racine
germanique leid, « désagréable, odieux> (allemand moderne Leid, histoire, comme inséparable d'un certain nombre de for-
« mal >, Leiden, « souffrance >). mes dont l'homme est l'auteur. Le paganisme aboutit aux
138 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 139
merveilles de l'art sacré; dans le monothéisme biblique, on partir de l'expérience vécue. Dans ce système, le particulier
a le temple vide. n'est pas du tout ce à partir de quoi on infère un concept de
généralité; c'est la projection de l' idée de généralité. Les
individus et les choses ne sont alors eux-mêmes que des
15 projections, des « réalisations » d 'essences et d'idées uni-
verselles. Tandis que le discours du paganisme est un
Op vient de le voir, l'iconoclasme trouve sa justification particulier qui peut atteindre l'universel au travers de sa
propre dans une conception du monde où l'absolu est particularité même - Goethe est universel en étant
nécessairement supérieur et déterminant par rapport aux d'abord allemand, Cervantès est universel en étant d'abord
représentations particulières. C'est que la démarche bibli- espagnol - , le discours de la Bible est un universel qui
que, d'une façon générale, pose le rapport de l'universel et fonde statutairement tous les particuliers. Dans le premier
du particulier dans un sens unique qui est le contraire de cas, le général se définit au travers du particulier ; dans le
celui du paganisme : elle va de l'universel au particulier, second, c'est le particulier qui est défini par le général.
elle déduit ce que nous pouvons savoir du particulier de ce Il est clair que, de par sa dynamique propre, la démarche
que nous devons savoir de l'absolu. Dans la pensée universalisante de la Bible tend (ou risque de tendre) à
grecque, au contraire, où l'universel joue également un réduire la diversité, alors que la démarche inverse fait au
rôle important, la démarche s'effectue plutôt en sens contraire de cette diversité le fondement de toute connais-
inverse : on conceptualise l'universel par abstraction et s41nce. Max Weber reconnaît d'ailleurs, après d'autres, que
généralisation successive d'une pluralité de particuliers « lorsqu'on part de l'expérience vécue, on aboutit au
concrets. Dans la Bible, sont d'abord données des totalités, polythéisme » (Le savant et le politique, UGE/10-18, 1971,
des catégories , des classes, et les choses ou les personnes p. 83). En outre, la démarche qui va du général au
individuelles n'en sont que des manifestations. Dans son particulier équivaut à découvrir dans les choses un sens
essai sur la pensée biblique et la pensée grecque, Thorleif postulé par avance, tandis que la démarche qui va du
Borman écrit : « Les concepts des Israélites ne sont pas des particulier au général équivaut à leur en donner un. C'est
abstractions tirées de choses concrètes particulières ou donc seulement par cette dernière que l'homme peut
d'apparences particulières, mais des totalités réelles qui véritablement s'instituer comme un donneur de sens. D'où
incluent en elles-mêmes les choses particulières. La notion le propos de Nietzsche, selon lequel « la valeur d 'un
d'universel gouverne la pensée israélite. Quand, par exem- peuple, ou d'un homme, ne se mesure qu'à son pouvoir de
ple, l'israélite pense à un Moabite, il ne pense pas à une poser sur son expérience le sceau de l'éternité » (La
personne individuelle qui aurait , entre autres qualités, celle naissance de la tragédie, op. cit.).
de descendre de Moab. Les qualités caractéristiques du La langue hébraïque, qui ne fait pas toujours de distinc-
Moabite découlent d'un type, qui est constitué par la tion bien tranchée entre les classes de mots, reflète cette
somme des traits moabites. Ce type est appelé mo'ab, et tendance qui la porte par l'abondance des mots « collec-
l'individu Moabite, mo'abhi est son incarnation »(op. cit.). tifs ». Par exemple, 'adham signifie« l'homme »aussi bien
La pensée biblique est une pensée englobante, totali- que « l'humanité » ; 'ish, « un homme » aussi bien que
sante, qui, allant du général au particulier, procède par « des hommes » ; rekheb, « un chariot » aussi bien que
déduction à partir d'un absolu révélé, et non par induction à « plusieurs chariots ». La racine mlk, impliquant l'idée de
140 COMMENT PEUT-ON êTRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON êTRE PAÏEN? 141
royauté, peut signifier aussi bien « roi », « royaume >, susceptible de remaniements ou d'annulations » (Jean-
« gouverner en tant que roi >, etc. « 'Ets, ajoute Thorleif Louis Tristani, Le stade du respir, Minuit , 1978, p. 119),
Borman, ne désigne pas le concept de « bois >, mais sont aussi, par nature, conciliables avec l'idée d'une
plutôt, comme l'idée platonicienne de bois, toute chose pluralité des normes. Le mot nomos, pratiquement absent
réelle ayant les propriétés du bois ( ... ) 'ets est le donné chez Homère, qui, pour parler de justice, a plutôt recours à
véritable, et les choses en bois n'en sont que des concrétisa- thémis ou à dikê, signifie d'ailleurs à l'origine « partager en
tions » (op. cit.). Les notions abstraites se posent ainsi tout lots », et par suite « recevoir ce qu'on mérite ». Au sens
naturellement comme absolus. Et c'est probablement parce classique, le nomos, ce sont les mœurs et les règles propres
que les choses ont un sens en soi que la Bible, faisant appel à une cité - ce qui, précisément, la spécifie par rapport aux
à des symboles « naturels » immédiatement compréhensi- autres cités. « Les énoncés de la Torah, écrit Jean-Louis
bles par chacun, parle si souvent par métaphores - et Tristani, impliquent un énonciateur qui échappe à la prise
même par métaphores contradictoires l'une de l'autre ( « Il de l'homme et cet état de choses lui interdit d'envisager un
chevaucha un chérubin et vola, il plana sur les ailes du écart possible entre l'énoncé et l'énonciation de la Torah.
vent »,psaume 18, 11). Les énoncés de la véritable loi, lex ou nomos, sont en
La notion d' « humanité » est l'un de ces mots « collec- revanche toujours référables aux conditions effectives de
tifs » que l'on peut envisager de deux façons différentes. leur énonciation. Ce concept de loi résulte d'une autre
Soit en partant du particulier pour aller vers Je• général : théologie : la théologie indo-européenne » (ibid.).
l'humanité est alors l'ensemble de tous les individus de Le mode de pensée biblique a sur ce point des équiva-
l'espèce Homo, de tous les peuples particuliers existant à la lents en Occident. L'un de ses premiers équivalents est le
surface de la terre à un moment donné. Soit en partant du mode socratique ou platonicien : l'idée platonicienne part,
général pour aller au particulier : l'humanité est alors une elle aussi, du général pour arriver au particulier. La même
idée (au sens platonicien du terme), et la caractéristique démarche se retrouve aujourd'hui dans la pensée marxiste,
essentielle de tous les hommes, c'est qu'ils participent de gouvernée par des entités abstraites, notamment les clas-
cette idée qui les spécifie. De même que chaque Moabite ses, dont sont ensuite déduites les caractéristiques particu-
représente une incarnation de la « Moabité », de même lières. Chez Marx, ce n'est pas la qualité des hommes qui
chaque homme est une incarnation de l' « humanité ». définit la classe, mais la classe qui définit la qualité des
(C'est sur cette dernière acception que se fonde toute hommes : on est cela en tant qu'on appartient à une classe,
théorie faisant d'un homme abstrait, d'un « homme en qu'on est agi par elle. (L'homme, à nouveau, est agi par un
soi », le centre de sa réflexion , par exemple, aujourd'hui, autre-que-lui.) « A la base du marxisme, écrit François
l'idéologie des droits de l'homme.) George, il y a l'idée que le prolétariat existe en dehors des
Il en va de même du concept biblique de Loi. La Torah prolétaires, et en somme au-delà d'eux, sur le mode de
se spécifie par son caractère intangible :·elle est, dans son l'essence » (Souvenirs de la maison Marx, Christian Bour-
invariant, le reflet toujours identique à lui-même de la gois, 1980, p. 343). Il en va différemment, cependant, dans
volonté d'un dieu unique seul maître du temps-éternité. En la pensée européenne traditionnelle. C'est l'une des raisons
ce sens, elle s'oppose radicalement à la loi, toujours pour lesquelles, à l'intérieur du christianisme, le culte des
contingente, telle que la pose le paganisme. La lex latine, le saints, avec son caractère de polythéisme de simulacre, a
nomos grec, qui sont « de part en part œuvre humaine, joui d'une telle popularité. Evoquant l'époque, relative-
142 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÏEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 143
ment tardive, de la rédaction des sagas scandinaves, Régis primitif qui fonde, dans la Bible, l'interdiction de l' « idolâ-
Boyer écnt : « L'idée d'un Dieu abstrait et impersonnel ne trie » pour l'ensemble du genre humain.) Aux xvme et
pouvait qu'être étrangère à des personnalités si fortement x1xe siècles, les spécialistes se sont longtemps affrontés
préoccupées de relations de personne à personne » (Les pour savoir si cette thèse avait quelque apparence de
sagas islandaises, Payot, 1978, p. 216). réalité, auquel cas les différents dieux du paganisme
résulteraient en quelque sorte d'une déchéance, d'un
moins-être religieux, ou si, au contraire, l'humanité était
16 passée progressivement du polythéisme au monothéisme.
Cette querelle, un .peu dépassée aujourd'hui, mettait en
Le monothéisme biblique est issu d'un schisme : il naît de fait en présence deux thèses également fausses, dans la
la séparation et du refus d'une civilisation environnante mesure où elles postulaient l'une et l'autre une évolution
assumés, vers le xvme siècle avant notre ère, à Ur, en pays progressive unilinéaire de toute l'humanité 1 • En réalité, le
sumérien, par un ensemble de tribus nomades que la rapport monothéisme/polythéisme n'est pas un rapport
tradition orale place sous la conduite d'Abraham. C'est à diachronique, chronologique, mais bien un rapport entre
partir de cette séparation, de cette dissidence, que va deux mentalités différentes. Iahvé n'est ni le père déchu, ni
s'élaborer la genèse d'une affirmation nouvelle, au carac- l'aboutissement ni le survivant des « dieux mythiques ». Le
tère de coupure radicale : l'affirmation monothéiste dualiste. terme de Dieu, issu du paganisme européen, ne lui
Cette affirmation distingue alors, semble-t-il, Israël de tous convient d'ailleurs qu'imparfaitement : ce sont les Sep-
les autres peuples du monde. Comme le montre la guerre tante, qui, pour se faire entendre des Grecs et des Juifs
qui les a sans cesse opposés aux cultes cananéens ou hellénisés, donnèrent à la divinité du Sinaï, YHWH {Iahvé)
moabites, le monothéisme dualiste appartient en propre Elohîm, l~ nom de theosldeus qui, en toute rigueur, ne
aux Hébreux. Contrairement à ce que prétend Renan -
désignait jusque-là que les dieux du paganisme.
« l'Arabie a toujours été le boulevard du monothéisme »
Parfaitement original, le monothéisme biblique ne s'est
- , le Proche-Orient du second millénaire avant notre ère
cependant pas constitué en un jour. Loisy disait : « Iahvé
n'a nullement manifesté une tendance générale au
n'est dieu d'Israël que depuis ou, si l'on veut, par l'Exode »
monothéisme : on ne le retrouve ni chez les Sumériens, ni
(La religion d'Israël, chez l'auteur, Ceffonds, 1908, p. 49).
chez les Assyriens, ni chez les Cananéens, ni chez les
Le monothéisme biblique ne constitue en fait un système
Arabes préislamiques ni chez les Syriens. Même la religion
achevé que dans la prophétie de l'époque exilique; il est
d' Aton, le disque solaire égyptien, dont on sait tous les
loin d'avoir ce caractère à l'époque des patriarches ou à
commentaires qu'il a suscités, notamment chez Freud, n'est
celle de Moïse. Les premiers ensembles littéraires de la
pas un monothéisme dualiste, mais plutôt l'aboutissement
Bible datent eux-mêmes seulement du xe siècle avant notre
d'un procès entamé dès le règne de Touthmès IV, qui
ère, c'est-à-dire de la mise en place de la royauté chez les
permit au pharaon de s'émanciper de la tutelle du clergé
thébain.
La tradition dujudaïsme postule un monothéisme origi- 1. L'idée d'un monothéisme primitif continue d'être soutenue aujc;iu~­
d'hui par certains adeptes de la « Tradition ».Cf. à ce propos O cchiah,
nel, dont les hommes se seraient peu à peu détachés en Monothéisme et« paganisme », in Totalité, novembre-décembre 1979,
raison de leurs fautes. (C'est cette idée d'un ·monothéisme 12-19.
144 °C OMMENT PEUT-ON ~TRE PAÏEN ? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÏEN? 145
Hébreux. Le document « iahviste » (ou « yahviste »), Wagner, § 2.) Toutefois, s'il affirme le caractère unique de
d'origine judéenne, aurait été écrit vers la fin du xe siècle, Iahvé , ce passage n'affirme pas encore l'inexistence des
sous Salomon ; le document « élohiste » (ou « sacerdo- autres dieux. C'est la raison pour laquelle, dans le cas de
tal »),vers 800-750. La fusion des deux récits fut réalisée à Moi'se, beaucoup d'auteurs pré fè rent parler de
l'époque des réformes d'Esdras et de Néhémie. « monothéisme affectif » ou de « monolâtrie ». Le iah-
Contrairement à ce que croyait Renan , les Hébreux ont visme d'avant la conquête de Canaan, écrit Raphael Patai,
eu une mythologie, dont ils semblent même avoir eu le plus est « une sorte de monolâtrie , tendant au monothéisme
grand mal à se défaire. Ces restes de polythéisme sont ethnique » (op. cit., p. 39). Le célèbre verset du Deutéro-
surtout apparents dans le récit iahviste. La Genèse s'ouvre nome : « Ecoute, Israël : Iahvé notre Dieu est le seul
elle-même sur un pluriel, Elohîm, et beaucoup de ses Iahvé » (6, 4), qui constitue encore aujourd'hui le début du
éléments paraissent empruntés à des mythologies ou des schéma, est interprété par certains comme signifiant :
cosmogonies du Proche-Orient (Epopée de Gilgamesh, « Ecoute, Israël : Iahvé est notre Dieu, Iahvé séul. » Cette
récits mésopotamiens, babyloniens, sumériens, akkadiens, formule , en d'autres termes, « ne nierait pas radicalement
etc.). On trouve peut-être la frace de divinités anciennes ou l'existence d'autres dieux. Elle se contenterait d'en pros-
provenant de croyances de peuples environnants dans les crire le culte. Elle ne dépasserait pas de la sorte le niveau
« chérubins » (k 'ruvim, terme dérivé de l'akkadien karibu, du premier commandement du Décalogue. Comme lui, elle
« intercesseur »)et les« séraphins »dont la Bible dit qu'ils préconiserait non pas le monothéisme, mais la monolâ-
gardent le jardin d'Eden, supportent le trône de Iahvé dans trie » (Valentin Nikiprowetzky, Le monothéisme éthique et
la vision d'Ezéchiel, etc. Laissés à eux-mêmes, les Hébreux la spécificité d'Israël, in V. Nikiprowetzky, éd. , De l'antiju-
représentent la divinité sous la forme d'un veau (Exode 32, daïsme antique à l'antisémitisme contemporain, Presses
4 ; 1 Rois 12, 28), sans doute sous l'influence de certains universitaires de Lille, Villeneuve-d'Ascq, 1979, p . 31).
cultes de la fécondité. Loisy, lui aussi, soutient cette thèse, et voit même dans la
L'affirmation monothéiste fondamentale est contenue « monolâtrie » un recul par rapport au polythéisme, recul
dans l'Exode, lorsque Iahvé dit à Moïse : « Tu ne te lié à l'hypertrophie d'un « sentiment d'orgueil national et
prosterneras pas devant un autre Dieu, car Iahvé a pour de fanatisme religieux » (op. cit.). La législation du Sinaï
nom Jaloux : c'est un Dieu jaloux. Ne fais pas alliance avec n'apparaît pas nettement comme destinée à tous les peu-
les habitants du pays, car lorsqu'ils se prostituent à leurs ples; elle n'est encore que la charte de l'Alliance conclue
dieux et leur offrent des sacrifices, ils t'inviteraient et tu entre Iahvé et les siens. Iahvé lui-même ne nie pas
mangerais de leur sacrifice, tu prendrais de leurs filles pour l'existence d'autres dieux : il se contente de les maudire.
tes fils, leurs filles se prostitueraient à leurs dieux et Comment, d'ailleurs, pourrait-il être « jaloux » de qui
feraient se prostituer tes fils à leurs dieux » (34, 14-16). (A n'existe pas ? Sa « jalousie » n'est-elle pas la preuve même
propos de la « jalousie » de Iahvé, Nietzsche observait : de l'existence des autres dieux? Le Deutéronome pro-
Les « gens croient être désintéressés en amour, parce qu'ils clame : « Iahvé votre Dieu est le Dieu des dieux et le
souhaitent l'avantage d'un autre être, souvent contre leur Seigneur des seigneurs » (10, 17). De telles formules se
propre avantage. Mais, cet être, ils voudraient en échange retrouvent aussi dans les parties plus tardives de la Bible :
le posséder... Même Dieu, ici, ne fait pas exception ... il « Notre Dieu est plus grand que tous les dieux » (2
devient terrible quand on ne l'aime pas en retour», Le Cas Chroniques 2, 4); Iahvé est « un dieu de grandeur, un roi
146 COMMENT PEUT-ON f:TRE PAfEN? COMMENT PEUT-ON f:TRE PAIEN? 147
qui surpasse tous les dieux » (psaume 94, 3); Iahvé est velles. Le dualisme de la Bible s'en trouve plus nettement
« plus redoutable que tous les dieux » (psaume 95, 4); il accentué. D'une part, c'est l'époque où le problème du mal
est « le Très-haut parmi tous les dieux » (psaume 96, 9) ; il se pose avec une plus grande acuité : le livre de Job, qui
« anéantira tous les dieux de la terre » (Sophonie 2, 11), tente d'y répondre, est probablement rédigé entre 300 et
etc. Plus que d'un véritable monothéisme, il convient donc 250 avant notre ère. D'autre part, l'idée se répand qu'il
bien de parler, à l'époque de Moïse, d'une monolâtrie ou existe des démons, des esprits mauvais. L'angélologie et la
d'un hénothéisme, c'est-à-dire d'un système dans lequel on démonologie.hébraïques se constituent avec plus de préci-
considère que seul le Dieu qu'on invoque est tout-puissant. sion. Ces thèmes se retrouveront dans la littérature pré-
C'est dans le second Isaïe ou Deutéro-lsaïe (ch. 40-55) rabbinique, puis dans l' aggadah (cf. David Goldstein,
que le monothéisme judéo-chrétien se trouve pleinement Jewish Folklore and Legend, Hamlyn, London, 1980). Dans
achevé. Seul Iahvé est Dieu : « Avant moi, aucun dieu n'a la traduction du Targoum, traduction araméenne de la
été formé, et après moi, il n'y en aura pas. Moi, c'est moi Bible, les mots « bouc » et « satyre » sont rendus par
Iahvé, et en dehors de moi il n'y a pas de sauveur » (43, 10- chédim, « démons » . Dans les Pirkei Aboth, traité de
11); « Il n'y a personne sauf moi; je suis Iahvé, il n'y en a morale incorporé à la Michna, parmi les dix objets créés à
pas d'autre » (45, 6). Les autres divinités ne sont que pur la veille du premier chabbat, on mentionne les mazzikin ou
néant : « Vous êtes moins que rien, et votre œuvre, c'est « esprits nocifs » . (La tendance dualiste sera, on le sait,
moins que néant, vous choisir est abominable » ( 41, 24) ; largement accentuée dans le christianisme, qui, par contre,
« Voici, tous ensemble, ils ne sont rien, néant que leurs maintiendra une piété relativement enracinée, à partir des
œuvres, du vent et du vide leurs statues! » (41, 29). Iahvé cultes locaux.)
est le dieu unique (plutôt que le dieu Un; l'Un est une Le caractère unique de Iahvé exclut toute comparaison,
forme..finie, et Iahvé ne saurait être qµ'infini). Dès lors, le toute rivalité, en même temps qu'il attire par tropismé tous
processus est entièrement achevé, et peut-être cette affir- les aspects de la vie humaine. Reconnaître ce caractère
mation totale a-t-elle même condqit les rédacteurs de la unique, c'est reconnaître que rien ne peut être comparé ni
Bible à refaçonner rétrospectivement·leur histoire dans le assimilé à Iahvé, et, dès lors, ne rendre de culte à nul autre.
sens de l'unique. « Cette histoire, écrit Jean-Louis Tristani, D'emblée, le monothéisme judéo-chrétien s'institue
est en effet trop conforme aux réquisits d'une épopée comme une religion sans mythes, c'est-à-dire comme une
monothéiste pour être honnête. Que ce soit l'exode religion dépourvue de ce qui, jusque-là , a toujours caracté-
d'Abraham à partir d'Ur en Chaldée ou l'exode des Juifs risé la religion. (D'où, peut-être, l'accusation
esclaves sous la conduite de Moïse, ces récits sont cousus d' « athéisme » portée par les Romains contre les Juifs.)
avec le fil d'une candide noirceur monothéiste : un seul Les mythes renvoient au monde, ils sacralisent le monde.
père de la race humaine, Adam (monogénisme), puis Noé, Or, le monde, selon la Bible, doit être désacralisé. La
un seul père du peuple hébreu, Abraham, un seul législa- nature doit ne plus être « animée » : les dieux doivent
teur, Moïse, un seul Dieu, Iahvé » (op. cit., p. 101). cesser d'y habiter et d'y donner à l'homme une image
Après la mort d'Esdras, la Judée fut soumise pendant un transfigurée de lui-même. Ce qui est le plus opposé au
siècle à la domination perse. On assiste alors à une certaine monothéisme judéo-chrétien, c'est la sourde religiosité
évolution de la religion hébraïque, sous l'influence du cosmique, la sourde religiosité de l'univers. C'est pourquoi
dualisme zoroastrien et d'une multitude de divinités nou- la Bible condamne avec autant de vigueur la magie
148 COMMENT PEUT-ON êTRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON êTRE PAIEN? 149
« naturelle » - cette magie dont Odhinn, on l'a vu, fait processus d'Bntzauberung ne s'est pas arrêté en chemin.
usage au stade final de la guerre de fondation, et dont le Loin que . le rationalisme des « Lumières » constitue à cet
monothéisme judéo-chrétien ne cessera de dénoncer, jus- égard l'antithèse du monothéisme biblique, il en représente
qu'à l'époque des procès de sorcellerie, les résurgences plutôt ·la transposition profane et comme l'inéluctable
comme autant de manifestations « diaboliques » 1• « Le aboutissement. Ainsi que l'a remarqué Theodor W.
judaïsme n'a pas sublimé les idoles, écrit Emmanuel Adorno (Sur la logique des sciences sociales, in T.W.
Lévinas, il a exigé leur destruction. Comme la technique, il Adorno, Karl R. Popper, Rolf Dahrendorf et al., De
a démystifié l'univers » (Difficile liberté, op. cit., pp. 302- Vienne à Franc/ort. La querelle allemande des sciences
303); il a « désensorcelé le monde » (ibid., p. 29). Le sociales, Complexe, Bruxelles, 1979, p. 105), toute une
passage du mythos - le mythe qui n'a pas besoin de se partie - la plus volumineuse - des sciences sociales a
savoir comme my't he - au logos, note Jean-Pierre Siron- poursuivi sur celle lancée, où l'avait précédée l' Aufklarung
neau, constitue déjà« une première dégradation du mythe, européenne. Et il n'est jusqu'aux théologiens modernes,
dans la mesure où il comporte une rationalisation et aussi qui, rompant délibérément avec le merveilleux chrétien du
une historicisation (.,..) C'est alors que le mythe est vécu Moyen Age - un merveilleux d'inspiration en grande
comme fiction, belle histoire sans doute, mais fausse partie païenne-, ont à leur tour donné dans l' Entmytholo-
gisierung - dans ces entreprises de « démythologisation »,
histoire. II n'est plus mode de connaissance, mais objet de
dont Jean Brun a pu dire qu'elles ne sont que « des
connaissances » (Retour du mythe et imaginaire socio-
fétichismes de la lettre qui prétendent faire jaillir l'esprit
politique, in J .-P. Sironneau, F. Bonardel, P. G. Sanso- pur du iexte » (Les nouveaux paganismes, in Conimunio,
netti et al., Le retour du mythe, Presses universitaires de
juillet-aoftt 1980).
Grenoble, 1980, p. 28). Ainsi s'est mis en route un Le caractère rigide de la loi de la Bible est l'effet direct
processus de désacralisation, de désensorcellement du de cette rupture volontaire avec la religiosité jaillissante du
monde, d'Entzauberung, qui, en l'espace de quelques monde qui est propre au paganisme. Le rapport au monde
siècles, lorsque les idéologies religieuses se seront séculari- n'a pas été évacué, mais transformé, par le moyen d'un
sées, nourrira un pur rationalisme, une conception du rituel immuable, permettant de concilier l'existence terres-
mond~ comme pur objet, pure mécanique, pure matière
tre avec le refus des séductions de la « mythologie ». Les
sans âme et sans dieux, que des chercheurs « à qui on ne la Hébreux, observent Theodor W. Adorno et Max Horkhei-
fait pas » mettront à mort peu à peu par des ,analyses qui mer, « n'ont pas tant extirpé l'assimilation à la nature, que
seront autant de réductions et de dissociations. Car le convertie en une série de devoirs sous la forme du rituel. Ils
lui ont conservé l'aspect expiatoire sans retomber dans la
1. Dans la littérature du judaîsme, on trouve de nombreux textes mythologie à travers le symbolisme ainsi créé » (La dialec-
consacrés àla façon dont il y a lieu de distinguer ce qui ressortit de la tique de la raison, Gallimard, 1974, p. 195). Le lieu de la
religion et ce qui , appartient à la magie (cf. José Faut, Magic and
Monotheism, in Midstream, aoOt-septembre 1980, 54-57). On sait aussi faute a pu. ainsi être conservé, mais la faute elle-même a été
que certains textes du Talmud (Sanhedrin 43b)· contestent la qualité supprimée.
messianique de Jésus en faisant de lui un« magicien >.Cette thèse a été Parallèlement, les rédacteurs de la Bible ont été peu à
développée plus récemment, avec des arguments qui ne manquent pas
d'intérêt, par Morton Smith (Jesus the Magician, Harper & Row, New peu amenés à formuler leur doctrine du sacrifice. On note,
York, 1978). là aussi, une évolution importante. La Bible met en scène
150 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÏEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAl'EN ? 151
de nombreux sacrifices. Mais il ne saurait être question d'y pas. Ecarte de moi le bruit de tes cantiques, que je
voir ce qu'y voyaient les Anciens : une occasion essentielle- n'entende pas la musique de tes harpes! » (Amos 5, 21-23).
ment joyeuse d'offrir aux dieux des objets qui, étant à cette Ainsi le culte du dieu unique qu'est Iahvé entraîne+il la
occasion retirés du domaine profane, devenaient des sacra, négation du culte qu'au travers de leurs dieux propres les
des objets sacrés. Au i er siècle de notre ère, Salluste écrit : hommes seraient tentés de se rendre à eux-mêmes.
« Tout être n'est heureux que s'il atteint sa propre perfec- Presque tous les prophètes fulminent , avec une vigueur,
tion. Et la perfection de chacun consiste à s'unir à sa cause. et même une rage extraordinaire, contre les cultes païens.
De là vient que nous demandons dans nos prières d'être Dans toute forme de religiosité du monde, ils dénoncent
unis aux dieux, grâce aux sacrifices. » Dans la Bible, le I' « idolâtrie ». Aucun terme n'est assez violent pour
sacrifice a le plus souvent une coloration expiatoire : c'est stigmatiser l' « impureté » des Jîlœurs étrangères, et sur-
le sacrifice pour le péché ( hattat) ou le sacrifice de tout cette sorte de « mariage mixte » au niveau religieux
réparation (asam). (Après la ruine du Temple, les sacrifi- qu'est le syncrétisme. De même que l'Alliance entre Iahvé
ces expiatoires seront supprimés, et c'est la repentance et son peuple ressortit d'une symbolique des épousailles,
pour le « pardon » qui en prendra la suite.) Iahvé, en l'infidélité religieuse, le compromis entre les formes exté-
outre, ne participe évidemment pas aux sacrifices. Il est rieures de la croyance, sont assimilés incessamment à
inconcevable qu'il vienne s'asseoir, fOt-ce symboliquement, l' « adultère » et à la « prostitution ». En honorant d'autres
à la table des mortels, comme les dieux du paganisme, qui dieux, lisait-on déjà dans !'Exode, les peuples étrangers
visitent les autels et en l'honneur de qui on dresse le « se prostituent » (34, 15). « Tu as profané le pays par tes
couvert. Aussi l'idée s'impose+elle peu à peu que Iahvé prostitutions et tes forfaits »,s'écrie Jérémie (3, 2). Jérusa-
méprise les fêtes et les cérémonies « naturelles ». La lem elle-même, la « cité fidèle », devient une « prosti-
religiosité cosmique lui fait horreur, car elle véhicule avec tuée »chez Isaïe (1, 21). La formule se retrouve chez Osée,
elle l'idée que la vie ne meurt jamais, qu'elle se renouvelle avec une métaphore sur les « fils de prostitution » (2, 6), et
sans cesse, que l'histoire elle-même peut se régénérer, qu'il aussi chez Ezéchiel. Ce vocabulaire n'est pas employé au
y a une éternelle solidarité dialectique entre la vie et la hasard. Si l'on adopte une disposition proposée notamment
mort, entre le début et la fin , entre l'homme et les dieux. par Rachi, consistant à mettre face à face, par groupes de
Aux sacrifices des choses, Iahvé préfère l'exaltation des cinq, les dix Paroles du Décalogue, on constate que le
notions universelles abstraites : la « paix », la « justice » et com~andement : « Tu n'auras pas d'autre dieu que moi »
la « loi ». La critique du sacrifice est spécialement dévelop- vient en vis-à-vis du sixième : « Tu ne commettras pas
pée chez les prophètes, qui sont directement confrontés à la d'adultère. » ·
réalité du paganisme : « Que m'importent vos sa~rifiées, Les prescriptions rituelles contenues dans le Pentateuque
dit Iahvé. Je suis rassasié des holocaustes de béliers et de la ont pour objet, dans leur multiplicité et leur minutie , de
graisse des veaux » (Isaïe 1, 11); « C'est l'amour qui me tenir les fidèles de Iahvé à l'abri des influences « cananéen-
plaît et non les sacrifices, la connaissance de Dieu plutôt nes », d'établir une discrimination, une séparation entre
,ql!e les holocaustes » (Osée 6, 6) ; « Je hais, je méprise vos eux et les païens. De même que la religion ne doit pas être
fêtes et je ne puis sentir vos réunions solennelles. Quand contaminée par les cultes environnants, ceux qu'elle ras-
vous m'offrez des holocaustes ... vos oblations, je ne les semble doivent éviter la contagion de l'extérieur. L'enfer-
agrée pas, le sacrifice de vos bêtes grasses, je ne le regarde mement dans la loi résulte de cette préoccupation. Selon les
152 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAYEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 153
termes de Blandine Barret-Kriegel, le peuple hébreu dans l' « abomination » des mariages mixtes la cause de la
« n'accède à son identité que par le défilé jugulaire de la colère de Iahvé (2, 10-12). Lors des réformes d'Esdras, le
loi » (L'Etat et les esclaves. Réflexions pour l'histoire des mariage mixte devient pratiquement un crime, une « trahi-
Etats, Calmann-Lévy, 1979, p. 85). Celui-ci permet, du son » de Iahvé ; les « coupables » sont nommés publique-
même coup, d'enrayer l'assimilation - d'empêcher ce ment (Esdras 10, 18-44) et leurs unions sont dissoutes
qu'on appellera plus tard chukat hagoy, l'imitation des (Esdras 9, 1-12). Dans la Bible, la première partie des
Gentils (goyim). livres historiques se termine sur la description par Néhémie
La Bible manifeste une horreur toute particulière pour de ces tristes mélanges : « En ces jours-là encore, je vis des
les mélanges. Est saint ce qui est séparé ; est « impur » ce Juifs qui avaient épousé des femmes ashdodites, ammoni-
qui est mélangé {cf. Néhémie 13, 30). Il est interdit tes ou moabites. Quant à leurs enfants, la moitié parlait
d'atteler ensemble du bétail d'espèces différentes, de l'ashdodien ou la.langue de tel ou tel peuple, mais ne savait
mélanger les semences au moment de semer, de tisser en plus parler Je juif. Je les tançai et les maudis, en frappai
les mêlant la laine et le lin, de permuter de vêtement entre plusieurs, leur arrachai les cheveux et les adjurai de par
l'homme et la femme. Beaucoup d'interdits alimentaires Dieu : Vous ne devez pas donner vos filles à leurs fils, ni
semblent obéir à la même préoccupation. Il s'agit de prendre pour femmes aucune de leurs filles, pour vos fils ou
respecter ce que Iahvé a séparé; il s'agit surtout, . pour pour vous-mêmes! N'est-ce pas en cela qu'a, péché Salo-
l'homme, de ne pas associer et dépasser les contraires mon, roi d'Israël? ( ... ) Faudra-t-il entendre que vous
relatifs, de ne pas s'attribuer les pouvoirs de dépassement et commettez aussi ce grand crime : trahir notre Dieu en vous
d'unification qui n'appartiennent qu'à Iahvé. Tous les mariant avec des femmes étrangères? » (13, 23-27.)
hybrides sont ainsi condamnés. De même que so nt La lutte contre l' « idolâtrie » constitüe ainsi l'un des
condamnés, avec une extrême vigueur, les mariages mix- points centraux de la pensée biblique. Depuis le Pentateu-
tes, rendus justiciables de ce que Léon Poliakov appelle que jusqu'à Isaïe et Jérémie, elle représente peut-être le
« les rigoureuses dispositions édictées par la loi de Moïse thème le plus souvent répété . L'idolâtrie est la source ·
contre les hybridations ou les métissages » (De la Bible à même de tout le mal et de tout comportement moralement
l'éthologie, in Critique, aoOt-septembre 1978). Le mariage mauvais {cf. H . A. Wolfson, Philo, Harvard University
mixte représente en effet, lui aussi, un compro~is, une Press, Cambridge, 1947, vol. 1, p. lo). C'est pourquoi la
synergie, et à ce titre un « adultère » ou, en tout cas, une tradition place son interdiction aussi haut -voire, semble-
adultération, c'est-à-dire une « prostitution ». Dans la t-il, parfois plus haut - que le culte rendu à Iahvé lui-
Genèse, c'est à la suite de la transgression d'un tel interdit même. Qu'est-ce donc que l'idolâtrie? C'est le fait de
· - l'union des « fils de Dieu » et des « filles des hommes » rendre à quelqu'un d'autre, homme ou dieu, le culte qui est
(6, 1-4) - que Iahvé « se repent » d'avoir créé l'humanité exclusivement dO à Iahvé. C'est, en d'autres termes, le fait
et décide de la noyer par le Déluge. Cette loi subira de de prendre pour un absolù ce que la Bible déclare n'être
nombreuses entorses, et non des moindres (Moïse, « immi- que rèlatif, ou vice versa - ce qui revient à dire que
gré en terre étrangère », épouse la fille d'un prêtre de l'idolâtrie par excellence consiste, pour l'homme, à s'affir-
Madiân, David descend de Ruth, une Moabite), mais elle mer seul donneur de sens, libre de se bâtir lui-même,
n'en sera pas moins constamment réaffirmée; les prophètes autonome par rappor{ à tout autre-que-lui. D'où --les
s'en feront les défenseurs les plus acharnés. Malachie voit. incessantes malédictions contre les « vanités » humaines,
154 COMMENT PEUT-ON êTRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON êTRE PAIEN ? 155
les anathèmes contre l' « orgueil » humain - et les appels certains égards celle du « oui », théologie qui généralise
à l' « humilité » que propagera le christianisme. L'homme l'attitude des Noachides : faute de respecter les principes
doit occuper toute sa place, mais rien que sa place; défense positifs, au moins doit-on respecter les commandements
lui est faite de se dépasser lui-même. Dans ces conditions, négatifs. On soutiendra même, à la limite, que c'est pour
l'idolâtrie est partout; les « idoles » sont légion. Lorsque rendre plus certaine l'observance des seconds que les
Paul entre dans Athènes pour tenter de détourner le peuple pr~miers ont été créés. De façon très signi(icative, certains
de ses convictions ancestrales, il décrit la ville comme auteurs néomarxistes ont repris la même idée, dans la
« remplie d'idoles » (Actes 17, 16) ; parmi ces« idoles », il perpective d'un strict transfert des valeurs bibliques à l' en
y a des statues de divinités (17, 29), mais aussi « des deçà. « Pour son salut, écrit Erich Fromm, l'humanité n'a
philosophes épicuriens et stoïciens » (17, 18). Ce qui pas besoin d'adorer Dieu. Tout ce dont elle a besoin, c'est
n'empêche pas Paul de déclarer : « Athéniens, à tous de ne pas blasphémer et de ne pas adorer des idoles. »
égards vous êtes, je le vois, les plus religieux des hommes » (Vous serez comme des dieux. Une interprétation radicale de
(17, 22) 1. l'Ancien Testament et de sa tradition, Complexe, Bruxelles,
Ce qui est le plus remarquable dans la conception 1975, pp. 51-52.) On retrouve une opinion analogue chez
biblique de 1' « idolâtrie », c'est que celle-ci est expressé- Ernst Bloch et chez quelques adeptes plus récents d'un
ment interdite même à ceux qui ne croient pas en l'exis- « judéo-christianisme sans Dieu ». Lorsque l' « idolâtrie »
tence de Iahvé. Le refus de l'idolâtrie figure en effet en aura entièrement disparu - ce qu'aux dieux ne plaisent!
bonne place parmi les sept préceptes « noachiques » censés - , l'affirmation de Iahvé deviendra en effet superflue. Le
valoir pour toute l'humanité (cf. Talmud, Sanhédrin 56a). but sera atteint. L'humanité vivra sans Dieu - mais selon
A l'inverse, la tradition affirme que Iahvé ne pourra être les principes de Iahvé. Tel est de toute évidence, aujour-
vraiment adoré que lorsque toute trace d'idolâtrie aura été d'hui, le sens de la lutte contre l' « idolâtrie » : frapper
supprimée. « Celui qui refuse l'idolâtrie, dit le Talmud, fait l'homme d'incapacité critique, d'impuissance devant la
comme s'il accomplissait la Torah tout entière » (Hullin diffusion des valeurs de la Bible; neutraliser ceux que l'on
Sa). C'est donc bien l'idolâtrie, et non l'athéisme, qui est ne peut convaincre - s'en faire des « alliés objectifs ». La
condamnée. Dans l'esprit de la Bible, mieux vaut affirmer proscription de l' « idolâtrie » n'est rien d'autre qu'un
que Dieu n'existe pas plutôt que de rendre un culte à un mythe incapacitant.
« faux dieu ». Iahvé est plus acharné contre ceux qui L'une des désignations du Sinaï est Horeb, mot dont la
excitent sa jalousie que contre ceux qui nient son existence. racine évoque l'idée de destruction (du paganisme). Pour
Toute une théologie négative s'est développée à partir de détruire l'idolâtrie, tous les moyens , en effet, semblent
cette idée, selon laquelle l'observance du « non » prime à bons : « Vous abolirez tous les lieux où les peuples que
vous dépossédez auront servi leurs dieux , sur les hautes
montagnes, sur les collines, sous tout arbre verdoyant.
1. Dans certains milieux juifs ultra-orthodoxes, une convive non-
juive n'a pas le droit, lors d'une réception, d'ouvrir une bouteille de vin. Vous démolirez leurs autels, briserez leurs stèles; leurs
<?n explique cette cout~me (à laquelle ne correspond aucune prescrip- pieux sacrés, vous les broierez, les images sculptées de
tion ntuelle) par le fait que, dans !'Antiquité, c'était une habitude leurs dieux, vous les abattrez, et vous abolirez leur nom en
pa!enne d'offr!r aux dieux des libations de vin; en suite de quoi, pour
éviter tou~e « 1mpure~é », l'absorption de vin manipulé par un « païen ,. ce lieu » (Deut. 12, 2-3). A l'époque ancienne, la lutte
fut proscnte (cf. Jew1sh Chronicle, 15 aoQt 1980). contre l'idolâtrie autorise le meurtre : « Si ton frère , fils de
156 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN ? 157
ton père ou fils de ta mère, ton fils, ta fille, l'épouse qui peut de lui-même se hausser, dans une entière liberté, vers
repose sur ton sein ou le compagnon qui est un autre toi- plus que lui-même.
même, cherche dans le secret à te séduire en disant : Allons Certes, la condamnation de l' « idolâtrie » peut sembler
servir d'autres dieux, que tes pères ni toi n'ont connus( ... ) justifiée à une époque où l'homme n'est que trop porté à ·
Oui, tu devras le tuer, ta main sera la première contre lui considérer comme absolues des entités qui n'en valent pas
pour le mettre à mort, et la main de tout le peuple la peine. Mais ce n'est pas en tant qu'elles sont prises pour
continuera l'exécution » (Deut. 13, 7-10). Si c'est une cité des absolus que ces entités sont condamnables. C'est bien
plut~t, et d'abord , en tant qu'elles n'en valent pas la peine.
tout entière qui reste fidèle à ses dieux, alors le massacre
collectif devient un pieux devoir : « S'il est bien avéré et s'il Nous sommes les premiers à condamner l' « idolâtrie » par
laquelle l'homme se diminue lui-même, par laquelle il se
est bien établi qu'une telle abomination a été commise au
déconstruit et se défait. Mais en revanche, nous exaltons
milieu de toi, tu devras pas~er au fil de l'épée les habitants
l' « idolâtrie », c'est-à-dire la foi véritable par laquelle il se
de cette ville, tu la voueras à l'anathème, elle et tout ce
grandit, par laquelle il se hausse au-dessus de lui-même en
qu'elle contient ( ...) Elle deviendra pour toujours une s'instituant pleinement comme la mesure de toutes choses.
ruine, qui ne sera plus rebâtie » (Deut. 13, 15~'17). Iahvé « En adorant l'idole, l'homme s'adore lui-même », dit
ordonne ainsi l'extermination des Hittites, des Amorites, Erich Fromm (Vous serez comme des dieux, op. cit., p. 44).
des Cananéens, des Perizzites, des Hivvites et des Jébu- La formule est juste, mais non dénuée d'équivoque.
séens (Deut. 20, 17). Le christianisme, on le sait, poursui- Disons, plus simplement, qu'en honorant ses dieux
vra avec zèle ce programme contre un paganisme européen l'homme honore sa capacité à vivre en symbiose avec eux,
perpétuellement renaissant - puisque les « peuples deve- qu'il honore la capacité qui est la sienne, par le moyen
nus chrétiens » peuvent toujours céder « aux tentations d'une libre volonté tendant vers la puissance, de s'égaler
païennes qu'ils portent en eux-mêmes », comme l'écrit, aux modèles qu'il s'est choisis.
avec un humour très involontaire, Mgr Jean-Marie Lusti-
ger (Le Nouvel Observateur, 20 octobre 1980).
Pourquoi cette rage? A cause de la « jalousie » de 17
Iahvé? Sans doute. Mais cette jalousie n'est elle-même
qu'un signe. Unique, nous l'avons dit, Iahvé ne l'est pas « Je crois, déclare Gilbert Durand, que le monde humain
seulement parce qu'il est seul. Il l'est aussi parce qu'il est est polythéiste quand il tolère l' Autre, quand il ne se rabat
radicalement autre. Un païen qui ne rendrait de culte qu'à pas sur un seul livre. S'il oublie cela, le savoir est bloqué.
une seule « idole ,. n'en resterait pas moins un « idolâ- Le polythéisme induit toujours un comparatisme » (Le
tre » . Ce que Iahvé, en fait, ne pardonne pas aux « ido- Monde, 15 juin 1980). Qu'il y ait, à l'intérieur du paga-
les », c'est d'être les intermédiaires entre l'homme et le nisme, un principe constitutif de tolérance, c'est ce que l'on
monde , d'abolir la distance entre l'homme et l'être du reconnaît en effet généralement. Un système qui admet un
monde, ou, tout au moins, de proclamer que cette distance nombre illimité de dieux admet du même coup non
n'est pas infranchissable. Le lien que veut briser Iahvé, seulement la pluralité des cultes qui leur sont rendus mais
c'est le lien qui unit l'homme à Dieu au sein d'un être dont aussi, et surtout, la pluralité des mœurs, des systèmes
ils sont l'un et l'autre des étants - lien par lequel l'homme politiques et sociaux, des conceptions du monde dont ces
I
158 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÏEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN ? 159
dieux sont autant d'expressions sublimées. On le sait, pour excellence : « Mon royaume n'est pas de ce monde » (Jean
les Anciens, la meilleure preuve que tous les dieux existent 18, 36) s'oppose l'affirmation divine par excellence : « Le
ou peuvent exister, c'est que les peuples qui les honorent séjour dès hommes est séjour des divins » (Héraclite). De
existent eux aussi 1• Il y avait même, à Athènes, un autel au même, dans la perspective d'un monothéisme non dualiste,
dieu inconnu ! Cette « liberté de pensée due à l'absence de l'affirmation de l' unicité de Dieu ne s'oppose pas à celle de
tout dogme religieux » (Louis Rougier, Le génie de l'Occi- l'unicité du monde; au contraire, elle la sacralise. Un tel
dent, Laffont-Bourgine, 1969, p. 60) était tout naturelle- Dieu reste lui aussi tolérant, car il est fait de toutes les
ment transposée sur le plan politique : l'empire romain diversités. Il représente même , pourrait-on dire, la diversité
respecta pendant des siècles les coutumes et les insÙtutions unique d'un être qui n'a à exclure aucune altérité, aucune
de chaque peuple conquis ; il multiplia les villes provincia- différence, parce qu'il les exalte et les concilie toutes.
les et organisa leurs libertés, il sut fédérer les peuples sans J . B. S. Haldane, classant le fanatisme et l'intolérance
les asservir. La tolérance païenne - qui, par la suite, totalitaire parmi les « inventions » faites entre 3000 et 1400
devait dans certains cas faire le jeu de la propagande avant notre ère, en attribue la paternité au monothéisme
chrétienne - s'exprime dans le mot de Symmé;lque : « A judéo-chrétien. « L'intolérance et le fanatisme caractéristi-
chacun ses coutumes, à chacun ses rites. L'esprit divin a ques des prophètes et des missionnaires des trois religions
donné aux villes certains gardiens. Comme •en naissant monothéistes, écrit Mircea Eliade, ont leur modèle et leur
chaque mortel reçoit une âme, de même chaque peuple justification dans l'exemple de Iahvé » (Histoire des croyan-
reçut ses génies protecteurs. » ces et des idées religieuses, vol. 1, p. 194). Ces opinions ne
Le paganisme est tolérant par nature, non seulement sauraient étonner. Le dieu unique de la Bible est le seul
parce qu'il est (éventuellement) polythéiste, et que le dépositaire, le seul auteur, d'une vérité également unique .
polythéisme est déjà une forme, sublimée, de pluralisme, Il représente le bien absolu. Comment pourrait-il ne pas
mais également parce qu'il n'est pas dualiste, parce qu'à la être en opposition totale avec le mal ? S'il y a une vérité
discontinuité fondamentale de Dieu et du monde il oppose unique , universelle, si la vérité est entièrement indépen-
la continuité dialectique de tout ce qui - hommes, dieux et dante des occurrences et des configurations dont le monde
« nature » - constitue et incarne le seul être qu'est le est le lieu, si le mal n'est plus id quod malus est, ce que les
monde, parce qu'il pose en postulat qu'un dieu qui ne serait peuples déclarent être mauvais, mais qu'il a sa source dans
pas de ce monde ne saurait , précisément, être un dieu. Car l'usage déficient que l'être créé a fait de sa« liberté »,alors
c'est l'un ou c'est l'autre : soit Dieu est unique et distinct du on ne saurait être à la fois dans la vérité et dans l'erreur, on
monde, soit le monde est unique et il contient aussi bien les ne saurait, surtout, agir par-delà bien et mal. Avec l'idée
hommes que les dieux. A l'affirmation du non-dieu par d'une vérité unique apparaît le principe d'identité absolue,
et son corofü~ire : le tiers exclu. Désormais, on sera dans
1. Cette opinion rejoint curieusement, par le détour d'un idéalisme
l'erreur ou dans la vérité, dans le mal ou dans le bien. Il ne
mal conjuré, ce propos du jeune Marx : « Ce que je me représente pourra pas y avoir de vérités relatives, ni plusieurs vérités
réellement est une représentation réelle pour moi, cela agit sur moi, et contradictoires. Ce sera « ou bien ... ou bien ». La lutte
en ce sens tous les dieux, tant pàiens que chrétiens, ont possédé une contre l' « erreur » devient alors non seulement un droit
existence réelle » ( Werke, Schriften, Briefe, H.J. Lieber u. P. Furth,
Stuttgart, 1962, p. 75). On trouve, il est vrai, des considérations du mais également un devoir - que ce devoir soit exercé
même genre chez Renan. effectivement, ou qu'il ne le soit pas.
160 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN ? 161
Que l'absolutisme, plus que le relativisme et le plura- dieux, puis, dans un deuxième temps, qui déclare les tenir
lisme, conduise à l'intolérance, qu'il entraîne, plus que le pour inexistants. Car l'autre dieu n'existe pas. Il est
paganisme, la disparition de la sôphrosunè, c'est, semble- représenté comme un dieu, mais il n'est qu' « idole »,
t-il, l'évidence même . Ce qui caractérise la Loi dans la apparence de dieu, dieu sans valeur de dieu. Transposé sur
Bible, souligne Jacques Goldstain, « c'est son théocen- le plan séculier , ce raisonnement paraîtra légitimer toutes
trisme farouche et son totalitarisme absolu, en ce qui les formes d' altérophobie, tous les racismes, toutes les
concerne la référence à Dieu » (op. cit., p. 123). Mais exclusions. De la notion de dieu sans valeur de dieu, on
l'absolutisme n'est pas seul en cause. Ce qui relie intrinsè- passera à celle d'homme sans valeur d 'homme, de vie sans
quement le monothéisme judéo-chrétien à l'intolérance , valeur de vie. L'homme agira avec les autres hommes à la
nous venons de le voir, ce n'est pas seulement le fait que façon dont Iahvé agit avec les autres dieux. Dans le
Iahvé soit un dieu unique, c'est aussi le fait que ce dieu monothéisme de la Bible, l'enfer, au sens propre, ce sont
unique soit conçu comme radicalement distinct du monde les autres.
en sa nature. Fondamentalement, les dieux du paganisme On voit par là qu'il existe un rapport privilégié, somme
sont des non-autres. Le Dieu du monothéisme judéo- toute logique, entre l'intolérance totalitaire, le refus de
chrétien est au contraire l'Altérité par excellence. Il est le !'Autre, l'affirmation d'un Dieu unique et d'une vérité
Tout Autre. Or, le fait de poser le Tout· Autre tend unique, ·et l'anthropologie du Même induite par le
nécessairement à poser la moindre signification de 1'Autre. monothéisme judéo-chrétien. Et le processus fonctionne
Avec la coupure biblique, il y a en quelque sorte anéantis- dans les deux sens. De même que le refus de )'Autre
sement de )'Autre au profit du Tout Autre . En dévaluant conduit logiquement à envisager sa suppression, de même
l'altérité même, la Bible interdit au Même de consonner ce refus effrite également l'identité de celui qui l'exprime.
avec l'Autre. Alors que le paganisme préserve toutes les Nous ne pouvons en effet être pleinement conscients de
libertés, tolère toutes les reconnaissances, légitime toutes notre identité propre que par confrontation avec une
les .interpretationes, dans la mesure même où les dieux n'y variance générale . On ne se pose qu'en s'opposant de façon
représentent pas la négation ni l'étouffement des uns par relative : nous avons aussi besoin de l' Autre pour savoir en
les autres, le monothéisme judéo-chrétien, dans son aspect quoi nous différons de lui. Le rejet ou la dévaluation de
étouffant, enfermant, ne peut que rejeter tout ce qui n'est l'Autre est donc, en même temps, le rejet du mouvement
pas lui. En tant qu'il est un, non seulement solitaire, mais dialectique qui permet de se construire soi-même et de se
encore non comparable, Iahvé ne peut qu'affirmer la transformer par confrontation positive avec !'Autre . « A
fausseté de ce que d'autres vénèrent, et, par là, il ne peut partir d'un degré suffisant d'ignorance d'autrui, notait Jules
qu'affirmer la fausseté des modes de vie et des conceptions Monnerot, mon dieu est bien le seul. » Et c'est peut-être
du monde qu'exprime cette vénération. Au regard de pourquoi toutes les formes d'universalisme, religieuses et
Iahvé, les différences entre les hommes et entre les peuples profanes, en même temps qu'elles entraînent la négation
sont transitoires, secondes, et pour tout dire superficielles : de l'identité des autres, entraînent également l'ignorance
« Toutes les nations du monde sont comme rien devant ou l'inconscience hypertrophique de leur identité propre
Iahvé, il les tient pour néant et vide » (Isaïe 40, 17). Iahvé chez ceux qui s'en réclament ou les énoncent. Tandis que la
est le dieu qui refuse l'Autre, le dieu qui, dans un premier conscience de soi est immédiatement transparente à elle-
temps, se pose lui-même comme supérieur aux autres même, l' Autre est d'abord perçu comme un « objet » que
162 COMMENT PEUT-ON tTRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON tTRE PAYEN? 163
la conscience interprète, voire instrumentalise, à partir des n'est plus composée d'Autres relatifs et de Mêmes relatifs,
données d'une information toujours subjective. La tenta- mais d'apparences d'Autres, de Presque-Mêmes, d'Autres-
tion est alors grande, dans un tel système, d'interpréter à-vocation-de-Mêmes, face au seul absolu du Tout Autre.
l'autre-en-ce-monde comme une simple projection de soi, Et c'est pourquoi-la résistance biblique à la« domination »
ce qui peut ensuite conduire à vouloir supprimer tout ce de l'Autre peut également se travestir aussi en résistance à
qui, chez lui, est différence, non-conformité à cette projec- la « domination » du Même - dont la contrepartie est
tion. Tel est précisément le cas de la xénophobie de type l'acceptation de la domination du Tout Autre.
raciste , qui véhicule avec elle une interprétation à caractère Nietzsche est sans doute l'un de ceux qui ont le mieux
réducteur, « monothéiste », consistant à instituer, explicite- perçu la nature de cette coupure. Evoquant le paganisme, il
ment ou non, une _hiérarchie unitaire, unidimensionnelle, écrit, dans un aphorisme du Gai savoir intitulé « De la plus
liée à des critères prétendument objectifs, qui ne sont en grande utilité du polythéisme » : « Il n'y avait alors qu'une
fait que la pure projection de certaines valeurs particuliè- norme : l'homme, et chaque peuple croyait en posséder la
res. Mais tel est le cas aussi, plus encore même peut-être, forme unique et dernière. Mais au-delà de soi, à l'exté-
du racisme de dénégation de l'identité ou racisme d' assimi- rieur, dans un lointain au-delà, il était permis d'imaginer
lation (par opposition au racisme d'exclusion), qui consiste une pluralité de normes : tel dieu déterminé n'était pas la
à reconduire l'Autre au Même, à proclamer qu'il n'existe négation ni le blasphématoire de tel autre dieu! C'était là
que des hommes et des peuples « comme les autres », et, que, pour la première fois, on honorait le droit des
par suite, à légitimer implicitement la destruction des· bases individus. L'invention de dieux, de héros, de toutes sortes
spécifiques de vie d'une population, la désintégration et d'êtres surhumains, en marge ou au-dessous de l'humain,
l'acculturation de ses institutions, de ses croyances, de ses de nains, de fées, de centaures, de satyres, de démons et de
valeurs sociales, culturelles et morales particulières, la diables constituait l'inestimable prélude à la justification
dépossession de son identité, de son ·héritage, de sa des aspirations du moi et de la souveraineté de l'individu :
personnalité, de son destin et de son âme 1. En affirmant le la liberté que l'on reconnaissait à tel dieu contre d'autres
primat du Tout Autre, . le monothéisme biblique crée les dieux, on finissait par se l'accorder à soi-même contre les
conditions séculières de la dévaluation de !'Autre. Mais du lois, les mœurs et contre ses voisins. En revanche, le
même coup, il crée aussi, dialectiquement, les conditions monothéisme, cette conséquence rigide de la doctrine d'un
d'un refus du Même relatif. En effet, si l' Autre est dévalué, homme normal unique - donc la croyance en un dieu
alors les Autres tendent à revenir aux Mêmes. L'humanité normal, après lequel il n'existe que des divinités fallacieu-
ses et mensongères - , constituait peut-être le plus grand
1. On sait l'usage qui fut fait, à l'époque moderne, notamment aux danger de l'humanité jusqu'alors ... »
Etats-Unis, de la malédiction que Noé lance contre Canaan, héritier de Iahvé n'est pas seulement un dieu« jaloux ».Il connaît
Cham, représentant la race noire : « Maudit soit Canaan! Qu'il soit aussi la haine : « J'ai aimé Jacob, mais j'ai haï Esaü »
pour ses frères le dernier des esclaves ... Béni soit Iahvé, le Dieu de Sem,
et que Canaan soit son esclave! Que Dieu mette Japhet au large, qu'il (Malachie 1, 3). Cette haine, il la recommande à ceux qui
habite dans les tentes de Sem, et que Canaan soit son esclave! » l'invoquent : « Iahvé, n'ai-je pas en haine qui te hait, en
(Gen. 9, 25-27). · dégoOt ceux qui se dressent contre toi? Je les hais d'une
Cf. à ce propos ce que nous avons écrit précédemment : Gmtre le
racisme, in Les idées à l'endroit, Editions Libres-Hallier, 1979, pp. 145- haine parfaite, ce sont pour moi des ennemis » (psaume
156; et Le totalitarisme raciste, in Eléments, février-mars 1980, 13-20. 138, 21-22) ; « Dans ta bonté, ô I.ahvé, anéantis les
164 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 165
impies » (ibid., 19). Jérémie s'écrie : c Rends-leur ce qui nations impies par la parole de sa bouche.» La haine contre
leur revient, ô Iahvé ... Extermine-les de dessous tes les païens éclate dans les livres d'Esther et de Judith, etc.
cieux » (Lament. 3, 64-66). Le livre de Jérémie n'est lui- « Aucune religion ancienne, en dehors de celle du
même qu'une longue suite de malédictions et d'anathèmes peuple hébreu, n'a connu cette intolérance », remarque
contre les peuples et les nations, où l'énumération des Emile Gillabert (Moïse et le phétwmène judéo-chrétien,
châtiments futurs remplit le narrateur d'une sombre délec- Métanoia, Montélimar, 1976, p. 59). C'est ce qu'affirmait
tation : « Qu'ils soient effrayés, eux, et que je ne sois pas déjà Renan : « L'intolérance des peuples·sémitiques est la
effrayé! Fais venir sur eux le jour du malheur, brise-les, conséquence nécessaire de leur monothéisme. Les p~uples
brise-les deux fois » (17, 18) ; « Abandonne donc leurs fils indo-européens, avant leur conversion aux idées sémiti- .
à la famine, livre-les à la merci de l'épée! Que leurs ques, n'ayant jamais pris leur religion comme la véri~é
femmes deviennent stériles et veuves ! Que leurs maris absolue, mais comme une sorte d'héritage de famille ou de
·meurent de la peste! » (18, 21), etc. caste, devaient rester étrangers à l'intolérance et au prosé-
lytisme : voilà pourquoi on ne trouve que chez ces derniers
La lutte contre l' « idolâtrie » est légitime, on l'a vu,
peuples la liberté de penser, l'esprit d'examen et de
puisque celle-ci est assimilée au mal : « Tu feras disparaître
recherche individuelle » (Histoire générale et système com-
le mal du milieu de toi » (Deut. 17, 7). Iahvé promet donc
posé des langues sémitiques, 1855). Certes, il ne s'agit pas
aux Hébreux de les appuyer dans les guerres qu'ils entre- de noircir la situation, ni d'opposer une vérité bancale à
prendront : « Lorsque Iahvé ton Dieu aura fait table rase une autre vérité bancale. Il y a eu de tout temps, partout,
des nations chez qui tu te rends pour les déposséder devant des massacres et des exterminations. Mais c'est en vain que
toi, lorsque tu les auras dépossédées et que tu habiteras l'on chercherait dans les textes, sacrés ou profanes, du
dans leur pays ... » (Deut. 12, 29) ; « Quant aux villes de paganisme l'équivalent de ce que l'o~ trouve, à tant de
ces peuples que Iahvé ton Dieu te donne en héritage, tu reprises, dans la Bible : l'idée que de tels massacres
n'en laisseras rien subsister de vivant » (Deut. 20, 16). puissent être moralement justifiés, l'idée qu'ils puissent être
Iahvé a lui-même donné l'exemple du génocide en déclen- expressément autorisés et voulus par un dieu - « en vertu
chant le Déluge contre une humanité qui ne lui avait pàs de l'anathème, comme l'avait ordonné Moïse, serviteur de
donné satisfaction. Du temps qu'il réside chez le roi Iahvé » (Josué 11, 12) - en sorte que, chez leurs auteurs,
philis.tin Akish, David pratique lui aussi le génocide (1 la bonne conscience continue de régner, non en dépit de ces
Samuel 27, 9). Moïse organise l'extermination du peuple massacres, mais bel et bien à cause d'eux.
madianite (Nombres 31, 7). Josué massacre les habitants de A partir du début de notre ère, c'est essentiellement le
Haçor et les Anaqim : « Haçor était jadis la capitale de christianisme qui assumera avec une énergie renouvelée
tous ces royaumes. On passa au fil de l'épée tout ce qui s'y cette tradition d'intolérance. Le mot de Jésus rapporté par
trouvait de vivant, en vertu .des anathèmes. On n'y laissa Luc : « Si quelqu'un vient à moi sans haïr son père, sa
pas âme qui vive »(Josué 11, 10-11; cf. aussi 11, 20-21). Le mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et
roi messianique chanté par Salomon fera pareillement jusqu'à sa propre vie, il ne peut être mon disciple » (14, 26)
régner la terreur : « Qu'il purifie Jérusalem des Gentils qui a fait couler beaucoup d'encre. Certains voient dans le mot
la foulent misérablement, que par sagesse, par justice, il « haïr » un hébraïsme : il faudrait seulement comprendre
extermine du pays les pécheurs ( ... ) Qu'il détruise les que Jésus veut être absolument préféré à to-qt homme.
166 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 167
D'autres voient dans cette phrase la trace d'une contamina- national, 1978) définit l' « idéal théocratique » avec cette
tion gnostique, liée au renoncement, au dépouillement des formule : l'anarchie plus Dieu. Un tel idéal, fondé sur
biens et au refus de la procréation : l'obligation de« haïr » l'illusion d'un « ordre naturel », reprend, non sans la
ses parents serait corrélative de celle de ne pas avoir transformer considérablement, l'opposition entre une loi
d'enfants. Ces interprétations restent évidemment de pures immuable (Torah) et les lois que se donnent les hommes
spéculations. Ce qui est s1lr, c'est que l'intolérance chré- (lexl nomos). « On peut poser comme hypothèse , écrit
tienne s'est manifestée très tôt. Elle s'exercera, au cours de Jean-Louis Tristani, que le couple Torahl nomos fournit
l'histoire , aussi bien contre les « infidèles » que contre les l'opposition qui permettrait, dans un premier temps, d'or-
païens, les juifs et les hérétiques. Ce sera d'abord l'assassi- donner les différentes cultures sur un axe qui va de la
nat de la culture antique, le meurtre de Julien et d'Hypatie, servitude à la liberté. La religion mosaïque constituerait en
l'interdiction des cultes païens, la destruction des temples quelque sorte le degré zéro de la liberté, pendant que le
et des statues, la suppression des Jeux olympiques, l'incen- nomos grec fait surgir les conditions de formation d'un tel
die du Serapeum d'Alexandrie à l'instigation de l'évêque système » (op. cit., pp. 152-153).
de la ville, Théophile, en 389 (qui entraîna le pillage de Toute forme d'exclusion portera désormais la marque de
l'immense bibliothèque de 700000 volumes rassemblés par l' odiu,m theologicum. Le païen pourra « errer » mais non
les Ptolémée) 1. Ce sera ensuite la conversion forcée - s'obstiner : perseverare diabolicum; vouloir peŒévérer dans
compelle intrare... - , l'extinction de la science positive, la son être deviendra donc « diabolique ». La fidélité (à la foi
persécution, les btlchers. Ammien Marcellin disait déjà : ancestrale) sera condamnée, tandis que le reniement,
« Les bêtes sauvages ne sont pas plus ennemies des appelé« conversion »,sera donné en exemple. Quand elle
hommes que lés chrétiens ne le sont entre eux. » Et Sulpice ne sera pas l'effet de ·la conviction ou de l'intérêt, la
Sévère : « Maintenant, tout est troublé par les discordes conversion pourra être forcée : les Saxons, les Stedinger,
des évêques. Partout la haine et la faveur, la crainte, les Cathares en sauront quelque chose. En légitimant le
l'envie, l'ambition, la débauche, l'avarice, l'arrogance, la massacre ad majorem Dei gloriam, le christianisme conti-
paresse : c'est la corruption générale. » nuera d'entretenir chez ceux qui le perpétreront le phéno-
La théocratie, au sens propre du terme, naît parallèlè- mène de la bonne conscience. Au fil des siècles, la volonté
ment de la réduction de l'ordre politique humain aux de suppression de l' Autre ne cessera de naître , en des
prescriptions morales qui régissent la « cité de Dieu ». Elle cercles de plus en plus larges, de la révélation - contraire à
est, elle aussi, un retour à l'unique. Renan avait déjà noté la Révélation - de l'existence d'un Autre assuré de sa
que, dans le monothéisme de la Bible, « le gouvernement complétude propre. Il y eut ainsi, « dans les débuts de la
de l'univers » devenait « une monarchie absolue » . Geor- colonisation, note Jean Baudrillard, un moment de stupeur
ges Nataf (Encyclopédie de la mystique juive, Berg inter- et d'éblouissement devant cette possibilité même d'échap-
per à la loi universelle de l'Evangile. Alors s'imposait un
1. Cf. notre préface au livre de Louis Rougier, Le conflit du dilemme : ou l'on admettait que cette Loi n'était pas
christianisme primitif et de la civilisation antique, Copernic, 1977, pp. 7- universelle, ou l'on exterminait les Indiens pour effacer les
35. Cf. également Bouché-Leclercq, L'intolérance religieuse et la politi- preuves. En général, on tranchait en se contentant de
que, Flammarion, 1911; Henri F. Secrétan, La propagande chrétienne et
les persécutions, Payot, 1915; et Charles Guignebert, Le christianisme convertir ceux-ci ou même, simplement, de les découvrir,
antique, Flammarion, 1921. ce qui suffisait à leur extermination lente » (La fin de la
168 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAfEN? COMMENT PEUT-ON "ËTRE PAfEN? 169
modernité ou l'êre de la simulation, in Encyclopaedia premier de « sans foi ».) C'est chez saint Paul que cette
Universalis, Supplément/organum, 1980, pp. 11-12). prétention s'exprime d'abord avec le plus de force. En
Le peuple juif fut le premier à souffrir du monothéisme même temps qu'il substitue la Grâce à la Loi, Paul
des autres. L'antisémitisme chrétien, qui trouve ses pre- distingue l' « Israël de Dieu » del' « Israël selon la chair .,,
mières « justifications » dans le quatrième Evangile, peut- (1 Cor. 10, 18), ce qui l'amène à opposer la circoncision
être sous l'influence du gnosticisme, et auquel de nombreu- selon l'esprit à la circoncision tout court : « Car le Juif n'est
ses études ont été consacrées 1, n'a cessé en e_ffet de se pas celui qui l'est au-dehors, et la circoncision n'estpas au-
développer au cours des âges. Il est clair que la tendance dehors .dans la chair, le vrai Juif l'est au-dedans et la
actuelle des églises chrétiennes à réintégrer leurs origines et circoncision dans le cœur, selon l'esprit et non pas selon la
à se réapproprier les « racines hébraïques qui les portent » lettre : voilà celui qui tient sa louange non des hommes,
(Chouraqui) - tendance qui ne prouve qu'une chose : mais de Dieu » (Rom. 2, 28-29). Conclusion : « C'est nous
c'est que la « conversion » a plutôt fonctionné dans le sens qui sommes les circoncis » (Phil. 3, 3). Ce raisonnement
inverse de celui recherché - ne change rien à cette réalité possède, du point de vue chrétien, une eertaine cohérence:
d'un passé qui s'est si longtemps re-présenté. Si le dernier des nabis d'Israël, le rabbi Ieschoua de
Ce qui nous paraît le mieux expliquer la cause de Nazareth, comme dit Claude Tresmontant, c'est-à-dire
l'antisémitisme chrétien, c'est la proximité même de la foi Jésus, est réellement le Messie, alors la vocation d'Israël à
juive par rapport à celle des chrétiens. Comme l'écrit devenir la « lumière des nations " doit pleinement s'ac-
Jacques Solé, « on ne persécute jamais que ses proches » complir, et l'univèrsalisme impliqué par cette vocation doit
(Les mythes chrétien$, de la Renaissance aux Lumières, se mettre totalement en œuvre. De même que la Loi, ayant
Albin Michel, 1979 •. p. 35). Seul un « petit fossé » sépare avec le Christ touché à sa fin (au double sens du terme), est
les juifs et les chrétiens, mais, ainsi que le dit Nietzsche, devenue inutile, de même la distinction entre Israël et les
« le plus petit fossé est (aussi) le plus infranchissable » autres nations est devenue caduque : il n'y a plus« ni Juif
(Ainsi parlait Zarathoustra, 3, § 2). Plus précisément, aux ni Grec» (Gal. 3, 28). Et c'est bien le christianisme ·
premiers siècles de notre ère, l'antisémitisme naît de la universel qui est le verus Israel.
prétention chrétienne() parachever le judaïsme, à l' « accom- Ce procès, issu de la réforme paulinienne, a eu une
plir », à lui donner son « véritable » sens. Pour les double conséquence. D'une part, il a abouti à la persécu-
chrétiens, « le salut vient des Juifs » (Jean 4, 22), mais c'est tion des Juifs, représentés comme les pires ennemis du
le christianisme qui est le verus Israel. (D'où l'expression christianisme, à raison même de leur proximité« généalo-
perfidi, employée jusqu'à une date récente par l'Eglise dans gique » et de leur refus de se« convertir »,c'est-à-dire de
les prières du vendredi saint à propos des juifs, expression reconnaître la chrétienté pour le « véritable Israël ».
qui n'a pas le sens moderne de « perfide », mais le sens D'autre part, comme l'a noté Shmuel Trigano, « en se
posant comme nouvel Israël, l'Occident a reconnu à Ja
1. Cf. notamment Jules Isaac, Genlse. de l'antislmitisme, Calmann- judéité une juridiction de fait, siQon de droit sur lui-
Uvy, 1956; Charles Y. Glock et Rodney Stark, Christian Beliefs and même » (La nouvelle question juive. L'avenir d'un espoir,
Anti-Semiti.Jm, Harper & Row, New York, 1969; F. Losvky (éd.), Gallimard, 1979, p. 63). Ce qui revient à dire que
L'antislmitisme chrltien, Cerf, 1970; et Rosemary Ruether, Faith and
Fratricide. The Theological Roots of Anti-Semitism, Seabury Press, New l'Occident est devenu « israélite » dans la mesure même ou
York, 1974. il interdisait aux Juifs de le rester. Il en résulte que la
--
170 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 171
- notion même de « judéo-christianisme » est une double profond de son âme, définitivement errant, constitutive-
· carcéritude, emprisonnant aussi bien l' « Occident chré- ment aliéné, étranger à sa propre religion , à son Dieu, qui
tien », qui de son propre fait se soumet à une « juridic- l'incarne » (ibid.). En échangeant son mythe fondateur
tion » qui n'est pas la sienne, et se met ainsi en position, contre celui du monothéisme biblique, l'Occident a fait de
pour l'assumer, de la dénier à ses détenteurs légitimes, que l'hébraïsme son sur-moi. Dès lors, il ne pouvait que se
les Juifs eux-mêmes, qui se voient indfiment rivés au lieu retourner contre le peuple juif, accusé, non seulement de
prétendu de leur « accomplissement » par une autre reli- ne pas avoir suivi, en se « convertissant », l'évolution
gion que la leur. En effet, écrit encore Trigano, « si le « logique » menant du Sinaï à la chrétienté, mais encore
judéo-christianisme a fondé l'Occident, alors le lieu même d'avoir tenté, par un prétendu « déicide », d'empêcher
d'Israël, c'est l'Occident » (ibid., p. 64). Par suite, le cette évolution. La conversion de l'Occident va de pair avec
réquisit d' « occidentalisation » devient un réquisit d'assi- la mise en accusation de la non-conversion du peuple juif.
milation et de « normalisation », de dénégation de l'iden- Retournant une proposition que nous avons avancée plus
tité. « La crise de la normalité juive est la crise de haut, nous dirons que l'Occident est devenu antisémit~
l'occidentalisation de la judéité ( ... ) Sortir de l'Occident, dans la mesure même où il s'est voulu « israélite ». Il
pour les juifs, c'est, tournant le dos à leur « normalité », cessera d'être antisémite en sortant de cette névrose, en
s'oùvrir à leur altérité» (Shmuel Trigan,o, ibid., pp. 57-71). revenant à son mythe fondateur, en cessant de vouloir être
Et c'est, ert fin de compte, la raison pour laquelle les ce qu'il n'est pas, de façon à permettre à !'Autre de
communautés juives ne peuvent encore aujourd'hui partici- continuer à être ce qu'il est.
per à la crit~que du « modèle occidental » qu'en adoptant Beaucoup, aujourd'hui encore, pensent que si les Juifs
vis-à-vis de leur histoire spécifique une attitude mi-amnési- renonçaient à leur identité spécifique, le « problème juif »
que mi-critique 1. disparaîtrait du même coup. Proposition nai"ve dans le
L'antisémitisme chrétien peut alors être justement décrit meilleur des cas, qui, dans le pire, dissimule une fon~ne
comme une névrose. Ainsi que l'écrit Jean Blot, c'est à une consciente ou inconsciente d'antisémitisme. Proposition,
« aliénation constitutive » que l'Occident doit de ne pou- surtout, qui relève directement de ce racisme d'assimilation
voir « jamais s'atteindre, jamais se retrouver » (L'Arche, ou de dénégation de l'identité que nous avons évoqué plus
décembre 1979), et c'est de là que procède la névrose haut, et qui n'est que l'envers du racisme d'exclusion ou de
antisémite : « L'antisémitisme permet à l'antisémite de persécution. En Occident, rappelle Shmuel Trigano, les
projeter sur le juif sa névrose. 11 va le dire étranger, parce Juifs, lorsqu'ils n'ont pas été persécutés, n'ont guère été
qu'il se sent tel, voleur, puissant, parvenu, parce qu'il l'est; « reconnus comme juifs qu'à la condition de ne plus
le dire juif, en un mot, parce qu'il est ce juif, au plus l'être » (op. cit.). En d'autres termes, pour être acceptés, il
fallait d'abord qu'ils ne s'acceptassent plus eux-mêmes;
qu'ils renoncent à être Autres de façon à pouvoir être
1. On note toutefois, déjà, une tendance de plus en plus répandue des
commentateurs de la Bible à refuser d'orienter systématiquement leurs réduits au Même. Dans la seconde forme de racisme, les
vues « dans le sens de la convergence des fameuses " valeurs permanen- Juifs sont reconnus, mais niés ; dans la première, ils sont
tes " du judaïsme avec une morale universelle d'humanisme occidental, acceptés, mais non reconnus. L'Eglise a mis en demeure les
à l'instar de quelques directeurs de conscience désuets d'un Israël dilué
dans le XIXe siècle » (Arnold Mandel, Autour d'un fratricide, in L 'Arche, Juifs de choisir entre l'exclusion (ou la mort physique) et le
aoOt 1980). reniement (la mort historique et spirituelle) ; en se conver-
172 COMMENT PEUT-ON tTRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON tTRE PAIEN? 173
tissant, ils devenaient des « chrétiens comme les autres ». institution humaine, au Grand Inquisiteur » (L'ame tigrée,
La Révolution, elle, a émancipé les Juifs individuellement, op. cit. p. 180) 1•
mais les a condamnés à disparaître comme « nation » ; il Il en va de même de nombreuses pensées utopiques, qui,
elles aussi, ont bien souvent abouti au totalitarisme. Leszek ·
fallait, là encore, qu'ils devinssent des « citoyens comme
Kolakowski a montré que la pensée utopique comporte
les autres ». Le marxisme lui-même n'a prétendu assurer la
trois traits fondamentaux : « La croyance que l'avenir, de
« libération » du peuple juif qu'en lui imposant une quelque manière mystérieuse, serait déjà là et que nous
coupure classiste, d'où résultait nécessairement son éclate- serions en mesure de le saisir (et pas seulement de le
ment. De même que la fin de l'antisémitisme passe par la prévoir de manière incertaine). Ensuite l'idée que nous
renonciation de l'Occident à se prétendre le verus Israel, la disposerions d'une méthode de pensée et d'action sore,
fin - positive - de la « .q uestion juive » passe par la susceptible de nous conduire vers une société libre de
reconnaissance de l'identité du peuple juif et de son droit à défauts, de conflits et d'insatisfactions. (Enfin) la croyance
vivre sa différence sans la laisser réduire à l'altérité radicale selon laquelle nous saurions ce que l'homme est réellement,
en vérité, par opposition à cè qu'il est empiriquement et à
ni au Même.
ce qu'il croit être » (cf. L'esprit révolutionnaire, suivi de
Lorsqu'on examine les grands totalitarismes modernes, il Utopie et anti-utopie, Çomplexe, Bruxelles, 1978) 2 • Il n'est
n'est pas difficile d'y retrouver, sous une forme séculière, pas difficile de retrouver dans ces trois composantes de
les mêmes causes radicales d'intolérance dont nous avons l'utopie de simples transpositions de la conception monoli-
examiné les racines religieuses, et notamment la structure néaire et irréversible du temps, du réductionnisme explica-
de réduction de toute diversité, de tout Autre relatif, à un tif propre à la théorie de l'Unique, et d 'une anthropologie
absolu unique, identifié tantôt à la classe, tantôt à la race, à catégorique, fondée sur l'universel abstrait.
l'Etat, au chef, au parti, etc. Les totalitarismes modernes S'imaginer que le totalitarisme trouve son caractère
n'ont fait que laïciser, que transformer en théodicée· spécifique dans le seul recours à des moyens de contrainte
profane, le système de la vérité unique, du modèle unique particulièrement écrasants nous semble, par suite, une
auquel toute diversité doit être ramenée - en même temps erreur assez grave. L'expérience historique a montré - et
d'ailleurs que leur organisation se calquait sur celle de
l'Eglise, et qu'ils exploitaient également la thématique 1. Cf. également le livre de Lucièn Sfez, L'enfer et le paradis (PUF,
1978), qui est un réquisitoire, souvent excessif et nàif, contre la
« massiste » propre au démocratisme contemporain. Cette c théologie politique >, c'est-à-dire le c cuirassement » du politique par
laïcisation du système l'a rendu d'autant plus redoutable - un manichéisme théologique, et qui étudie notamment la façon dont
l'opposition métaphysique des absolus de bien et de mal peut etre
indépendamment du fait que l'intolérance religieuse a laïcisée.
Sf>Uvent provoqué en retour une intolérance révoli.ltionnaire 2. _Kolakowski répond dans ce livre à ceux qui, dans la foulée de
tout aussi destructrice, une enantiodromie, pour reprendre Martin Buber, croient pouvoir se rallier à un c socialisme de la
volonté >, auquel seraient épargnées les tares du c socialisme de la
le terme utilisé par Jung. « Le totalitarisme, écrit Gilbert nécessité >. Sur les rapports entre utopie et religion, cf. également
Durand, s'est trouvé d'autant plus renforcé que les pou- Henri Desroches, Les dieux r~vés. Thiisme et athéisme en utopie,
Desclée, 1972; Thomas Molnar, L'utopie, ttemelle hértsie, Beauchesne,
voirs de la théologie monothéiste - qui laissaient encore 1973; Jean Lyon, Les utopies et le Royaume, Centurion, 1973; et
intact le jeu de la transcendance - ont été transférés à une Gabriel Vahanian, Dieu et l'utopie, Cerf, 1977.
174 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 175
tend de plus en plus à montrer - qu'il peut exister un effet la première à mettre en scène, à l'origine des temps,
tetalitarisme « propre », aboutissant « en douceur » aux un homme (ou une humanité) unique, créé par un Dieu lui
I\lêmes résultats que les totalitarismes classiques : les aussi unique. L'universalisme trouve son premier fonde-
« robots heureux » de 1984 ou du Meilleur des mondes ne ment dans le récit de la Genèse, qui fait du mythe
jouissent pas , dans leur être, d'une condition préférable à adamique un archétype de l'unité de la race humaine,
celle des prisonniers ou des esclaves des camps. Le archétype possédant une valeur tant morale qu' « histori-
totalitarisme ne provient pas non plus, dans son essence, de que » : bien que la théologie chrétienne contemporaine
Saint-Just, ou de Staline, ou de Hegel ou de Fichte. Le (P. Grelot, Karl Rahner) ait tenté, parfois, de réconcilier
totalitarisme apparaît, ou tend à apparaître, lorsqu'à une la doctrine du péché originel et de la peccabilité de tous les
« totalité souple parce que plurielle, polythéiste, contradic- hommes avec un polygénisme modéré, il est clair que ce
torielle, d'une interdépendance organique » (Michel Maf- récit suggère ou tend à justifier un monogénisme strict 1.
fesoli) se substitue, ou tend à se substituer, un système L'alliance que Dieu conclut avec Noé redouble ensuite le
« monothéiste » rigide, fondé sur l'unicité explicative et symptôme. On est là en présence d'un parti-pris d'unité,
l'unilatéralité réductrice et mortifère. Le totalitarisme naît qui, selon l'ethnologie biblique, fait de tous les peuples de
d'un désir de réaliser l'unicité sociale ou humaine en l'univers les descendants de Noé et de l'univers, le champ
ramenant la diversité des individus et des peuples à un d'action de cette grande famille. On sait d'ailleurs combien
modèle unique. C'est en ce sens qu'il est légitime d'oppo- la pensée moderne aura du mal tl s'émanciper de la fable de
ser avec Michel Maffesoli - mais aussi avec Gilbert l'ex oriente lux, et de la conviction que l'histoire de la plus
Du~and, Max Weber, James Hillmann, David Miller et ancienne humanité s'écrit exclusivement en hébreu (cf.
d'autres - , un « social polythéiste, qui se réfère à des Jacques Solé, Le mythe de l'unité de l'humanité, in Les
dieux multiples et complémentaires », à un « politique mythes chrétiens, de la Renaissance aux Lumières, op. cit.,
monothéiste fondé sur le fantasme d'unité » (La conquête pp. 115-173).
du présent. Pour une sociologie de la vie quotidienne, PUF, Cette affirmation universaliste de l'unicité de l'homme-
1979, p. 29). C'est lorsque le polythéisme des valeurs« ne en-tant-qu'homme est apparemment dépourvue de tout
peut plus fonctionner que nous avons affaire au totalita- fondement. Pour les Anciens, l' « homme » n'existe pas. Il
risme » (Michel Maffesoli, La violence totalitaire, PUF, n'y a que des hommes : des Grecs, des Romains, des
1979, p. 252). Barbares, des Syriens, etc. Au XVIIe siècle, Joseph de

18 1. Jusqu'à une date relativement récente, l'Eglise, s'en tenant au


« fondamentalisme », s'est refusée à interpréter l'histoire d'Adam dans
La pensée païenne, fondamentalement attachée à l'enraci- un sens allégorique ou symbolique (cf. abbé Male, Les prophéties
nement et au lieu, comme centre privilégié de cristallisation messianiques de l'Ancien Testament, in Annales de philosophie chré-
tienne, 1857, 292-308). Une telle interprétation ruine d'ailleurs le propos
de l'identité, ne peut que rejeter toutes les formes religieu- de saint Paul , lorsqu'il compare Adam et Jésus-Christ : « De même que
ses et philosophiques d'universalisme. Celui-ci trouve au par un seul homme le péché est entré dans le monde », de même le
contraire son fondement dans le monothéisme judéo- monde sera sauvé « par la grâce d'un sèul homme, Jésus-Christ » (Rom.
5, 12-15). Le Talmud, plus réaliste, écrit : « Dieu créa Adam seul, pour
chrétien. « L'idéè de ·l'homme est biblique », affirme nous faire voir que celui qui sauve un seul être humain sauve le monde
Blandine Barret-Kriegel (op. cit., p. 55). La Bible est en entier » (Sanhédrin 4, 5).
176 COMMENT PEtrr-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEtrr-ON ~TRE PAIEN? 177
Maistre reprendra cette idée, de nature nominaliste : « Il En réalité, ce n'est pas, bien s1lr, dans cette perspective-
n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu, dans ma vie, là que la Bible situe le problème de l'unicité humaine.
des Français, des Italiens, des Russes, etc. Je sais même, Celle-ci n'est pas posée au niveau de la naturalité; elle n'est
grâce à Montesquieu, qu'on peut être Persan : mais quant à pas « réduite vers le bas ». Elle est posée au niveau de
l'homme, je déclare ne l'avoir rencontré de ma vie » l'acte créateur de Dieu; elle est « réduite vers le haut ».
(Considérations sur la France, 1791, ch. VI). Certes, on L'unicité de l'homme générique renvoie, en ce sens, à
peut toujours parler d' « homme » - au singulier - dans l'unicité de Iahvé. Notre excursus du côté de l'humanité
une acception générale. Mais ce n'est là qu'une commodité « biologique » n'a cependant pas été inutile. Il permet de
de langage, qu'une abstraction fondée, en dernière ana- bien comprendre comment Iahvé reprend à son compte, en
lyse, sur la perception d'un certain nombre d'hommes le sublimant, un fait qui, normalement, ressortit de la pure
singuliers. L'homme générique, l'homme « universel » naturalité ; comment l'annulation des différences par un
abstrait, n'existe pas. Pour que l'homme générique p1lt
Tout Autre équivaut, en changeant seulement de niveau, à
exister, il faudrait qu'il y ait un référent commun et
leur annulation « par le bas » ; comment, enfin, le dépasse-
spécifiquement humain susceptible de qualifier tous les
hommes de manière paradigmatique. Un tel référent serait ment radical de la différenciation humaine 11par Iahvé
1

nécessairement culturel, puisque ce qui spécifie l'homme surcompense le fait même de cette différen ciation par
dans l'univers tel que nous le connaissons, c'est" sa capacité laquelle l'homme s'est institué lui-même en tant que tel, en
en-tant-qu'homme de créer des cultures. Or, il n'existe pas se hissant, de façon évidemment relative, au-dessus de la
de culture humaine unique. Il n'existe que des cultures; la pure naturalité. Qu'on envisage l'unicité de l'homme au
diversité des cultures découle pr.écisément de l'irréductible niveau naturel ou au niveau théologique, dans les deux cas,
diversité des hommes. Ce qui existe, par contre, c'est une le résultat est le même : c'est le niveau proprement
unité zoologique de l'espèce humaine; au sens strict, humain, celui où l'homme ne se définit pas comme unicité,
l' « humanité », c'est l'espèce humaine. Mais une telle notion mais comme pluralité, celui où il se construit lui-même, de
est d'ordre·purement biologique. Tenir pour implicitement façon toujours diverse, et s'affirme créateur de lui-même,
démontré, « non seulement que tout homme, pris indivi- qui est nié. ·Dépasser radicalement ce niveau humain
duellement, est membre d'une espèce animale unique ,. équivaut à revenir à l'état qui lui est antérieur, à l'état pré-
universellement prédominante, l'Homo sapiens, mais aussi humain - cet état qui était précisément celui d'Adam et
que ce fait bi0logique comporte des implications morales » Eve au moment de leur « création ». Et assigner à
(Edmund Leach, L'unité de l'homme et autres essais, l'homme la tâche de réaliser cette unicité qu'on lui attribue,
Gallimard, 1980, p. 364), revient tout simplement à recon- c'est, encore une fois, le pousser à abolir sa propre histoire,
duire la culture à la nature, à réduire l'histoire à la biologie. une histoire essentiellement perçue comme parenthèse
C'est paradoxalement ce que paraît faire le mythe bibli- négative entre un antérieur absolu et un futur messianique
que : au moment même où il semble jeter un interdit de absolu.
sympathie entre l'homme et le reste du monde, et plus L'idée d'un homme générique, d'un homme « univer-
spécialement du monde vivant, il sacralise une unicité de sel » abstrait, n'a pas manqué, elle aussi, de se séculariser
l'homme qui, en toute rigueur, n'a qu'une portée purement par le truchement des idéologies modernes. Elle constitue,
biologique. nous l'avons déjà dit, le cœur de l'idéologie des droits de
178 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAfEN? 179
l'homme 1. E lle est également présente chez Marx, qui , juif est d'être un universalisme », écrit Blandine Barret-
dans un passage célèbre, définit le communisme comme Kriegel (Le Matin, 10 septembre 1980) . L'élection ~ en
l' « appropriation réelle de l'essence humaine par l'homme effet, n'est pas contradictoire de l'universalisme. Cette
et pour l'homme ». On peut d'ailleurs penser que c'est élection, « qui n'est pas faite de privilèges, mais de
cettè adhésion spontanée de Marx à la démarche consistant responsabilités » (Lévinas), e st d'abord une donnée
~ déduire systématiquement le particulier du général, qui morale. Comme telle, elle connote un particularisme
l'a conduit , tout au long de son œuvre, à minimiser destiné un jour à s'abolir lui-même, un particularisme
- l'importance des différences humaines. Cela se constate représentant la préfiguration exemplaire et la condition
déjà dans son approche, pour le moins ambiguë, de la même .de l'universalité. C'est par le biais de la Loi qu'il a
question nationale , et aµss i dans ses polémiques avec les confiée à son peuple que Iahvé entend déterminer le sort
· ·anarchistes et certains syndicalistes révolutionnaires. La de l'humanité tout entière. Les Hébreux forment un peuple
société sans classes sera, dans la futurologie marxiste, de prêtres (Exode 19 ,6). « Israël sera donc le prêtre dont
parfaitement homogène et uniforme. L'homme générique l'ensemble de l'humanité sera le laïcat », commente Jac-
y sera entièrement réalisé. Contre Bakounine, Marx ques Goldstain (op. cit., p. 80). L'élection, en ce sens, n'est
« récuse la différence qui est pour lui synonyme de que le signe de l'appel de tous : « L'un est signe de tous, en
distance. Il ignore ou préfèr_e ignorer la n6tion de plura- sorte que tous soient appelés à se reconnaître dans l'un »,
lisme : it abolit, dans sa république, toute stratification, selon la formule de Paul Valadier (Jésus-Christ ou Diony-
: toute différenciation pour substituer la coordination à la sos. La foi chrétienne en confrontation avec Nietzsche,
subordin'ation » (André Rezler, Marx et la pens~e prospec- Desclée, 1979, p. 137).
tive, in Karl Marx devant le tribunal révolutionnaire, L'affirmation de l'universalisme biblique éclate surtout
numéro spécial des Cahiers du fédéralisme, septembre dans le second Isaïe, en même temps que Iahvé affirme lui-
1978). Mais l'idée de l'homme générique se retrouve même son existence unique avec le plus de force. La
également chez Engels comme chez Morgan, chez Lévi- mission d'Israël est alors complètement précisée : « C'est
Strauss ou chez Freud. trop peu que tu sois pour moi un serviteur, pour relever les
La- tension entre l'élément particulariste et l'élément tributs de Jacob et ramener les survivants d'Israël. Je fais
universaliste dans la pensée biblique a donné lieu à de de toi la lumière des nations pour que mon salut atteigne
multiples commentaires. Elle s'institue d'abord comme un aux extrémités de la terre » (Isaïe 49, 6). Désormais, les
moyen de concilier le refus du prosélytisme qui a caracté- « justes » de toutes les nations ont part au monde futur :
risé le judaïsme pendant la plus grande partie de son « De Sion l'on dira : tout homme y est né »(psaume 87, 5).
histoire - avec néanmoins quelques exceptions notables - Au « jour de Iahvé », ce sont tous les peuples qui seront
et, d'autre part, la conviction messianique, qui implique jugés « au sujet d'Israël » (Joël 4, 1-17). En ces temps
l'unification fina le du monde , la fin de l'histoire universelle messianiques, l'unicité humaine sera réalisée : « La monta-
eUe salut de tous les justes. « L'essence du particularisme gne du Temple de Iahvé sera établie en tête des montagnes
et s'élèvera au-dessus des collines. Alors des peuples
afflueront vers elle, alors viendront des nations nombreu-
1. Pour une critique des présupposés et des fondements de cette
idéologie, cf. Alain de Benoist et Guillaume Faye, La religion des droits ses qui diront : Venez, montons à la montagne de Iahvé, au
de l'homme, in E léments, janvier-mars 1981, 5-22. Temple du Dieu de Jacob, qu'il nous enseigne ses voies et
180 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 181
que nous suivions ses sentiers. Car de Sion. vient la Loi et bases de l'universalisme Rhilosophique. Il représente aussi
de Jérusalem la parole de Iahvé »(Michée 4, 1-2). « Iahvé une option délibérément égal{taire. « L'Hébreu, en réflé-
devient le point focal de l'unité des justes det'tous les chissant aux premiers instants de l'humanité, écrivent Josy
peuples » (Ernst Bloch) - ces justes que Karl Marx, lui, Eisenberg et Armand Abecassis, pose spontanément à
identifie au prolétariat souffrant, mais bientôt rédempteur l'origine de celle-ci, un seul ancêtre. Pourquoi? Parce que,
de lui-même : « Prolétaires de tous les pays, unissez- sur le plan des valeurs spirituelles qui le hantent, il veut
vous ! » souligner avec force l'égalité des hommes et il la fait
Dans le christianisme, l'univerSàlisme recevra une nou- remonter à l'unité d'origine ( ...) Unité de l'homme, mais
velle accentuation décisive. A l'origine, pourtant, la prédi- aussi unité du genre humain ... Nos rabbins disent : Voilà
cation de Jésus semble surtout dirigée vers les communau- pourquoi Dieu a créé l'humanité à partir d'un homme
tés juives. « Ne prenez pas le chemin des païens, dit Jésus à unique, c'est pour que personne ne puisse dire : mon
ses disciples, et n'entrez pas dans une ville de Samaritains;
ancêtre a précédé le tien » (A Bible ouverte, op. cit.,
allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d'Israël »
p. 110). Ils ajoutent : « Tous les hommes sont égaux en
(Matt. 10, 5). L'universalisation de l'enseignement du
tant que créés par un même Dieu et un Dieu unique( ... ) Si
Christ résulte surtout, une fois encore, de la réforme
Dieu a créé un homme unique, c'est pour que l'on ne puisse
paulinienne : Dieu « veut que tous les hommes soient
pas penser qu'il y aurait plusieurs dieux » (ibid., pp. 112-
sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité. Car
Dieu est unique, unique aussi le médiateur entre Dieu et 113). Devant Iahvé, en d'autres termes, les hommes sont
· les hommes, le Christ Jésus » (1 Tim. 2, 4-5). Désormais, tous parfaitement égau:rc parce qu'ils ont la même origine.
c'en est fini du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes en C'est parce que Iahvé est le seul Dieu que tous les hommes
suivant, sur le plan de la foi, sur le plan des valeurs, leurs proviennent d'une même source, et, à l'inverse, c'est parce
·voies propres. Les nations ne doivent plus former qu'une qu'ils proviennent d'une même source qu'il n'y a pas
« humanité » dans le Christ, et l'Eglise du Christ doit plusieurs dieux. Les différences entre les hommes sont
devenir l'Eglise universelle. « La religion que Dieu a secondes au regard de leur commune identité par rapport à
enseignée aux hommes est la même dans tous les temps et Iahvé ; elles sont peu de choses par rapport à elle, tout
dans tous les lieux, parce qu'il ne peut ni se tromper ni nous comme l' Autre est peu de choses par rapport au Tout
tromper; tandis que celle dont l'homme est l'auteur , non Autre. Tous les hommes sont égaux pour l'essentiel, tous les
seulement est fausse, mais elle n'est la même nulle part », hommes sont situés à égale distance de Iahvé. Le fonde-
écrira plaisamment l'auteur de la Mythologie qui forme le ment anthropologique de la théorie biblique du politique
cours complet d'études à l'usage des maisons d'éducation est parfaitement clair.
religieuse paru chez Briday, à Lyon, en 1860. La Bible ne reconnaît pas la spécificité du politique.
Dans la perspective qu'elle institue, le politique est conti-
nuellement ramené à la morale ; la souveraineté est rame-
19 née à la Loi. Le pouvoir politique souverain exercé par les
hommes ne saurait posséder le moindre caractère
Le fait que, dans le récit biblique de la création, l'homme « divin » : seul Iahvé est souverain. Par suite, la « justice »
provienne d'une source unique ne jette pas seulement les est entièrement distincte de la puissance. C'est à elle que se
182 COMMENT PEUT-ON :ËTRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON eraE PAIEN ? 183
ramène le bonheur : les hommes seront « heureux » lors- par la parenté dialectique de la loi constitutionnelle améri-
que régnera la justice de Iahvé. , caine et du code mosaïque », écrit Pol Castel (Le Monde,
Ce sont les juges et les sages, non les rois, qui représen- 4 juillet 1979), qui ajoute : « Ce n'est pas un hasard si la
tent l'idéal politique de la Bible. « Ce n'est pas l'Etat qui démocratie américaine présente tellement de similitudes
conditionne la possibilité d 'être de la société, estiment avec le premier gouvernement des Hébreux , car les Foun-
Eisenberg et Abecassis. Le seul pouvoir indispensable, ding Fathers étaient très au fait du monde de la Bible, tant
c'est le pouvoir judiciaire » (Et Dieu créa Eve, op. cit., et si bien que plusieurs d'entre eux savaient l'hébreu, au
p. 108). Dans le Pentateuque, la constitution des juges point de le lire dans le texte 1. »
précède immédiatement la révélation du Sinaï. Toute C'est seulement à contrecœur, si l'on peut dire, que
l'idéologie du code mosaïque consacre le primat du juge sur Iahvé accepte de répondre au désir des Hébreux de se
le roi, de la morale et du juridique sur le politique et·sur le donner un roi. La royauté - comme le mariage chez saint
guerrier. Dès l'arrivée en Canaan, le pays est divisé en une Paul - n'est qu'un pis-aller : « Si tu te dis : Je veux établir
confédération où chaque tribu est soumise au pouvoir sur moi un roi, comme toutes les nations d'alentour, c'est
judiciaire. L'Ancien rend la justice dans sa tribu, tandis un roi choisi par Iahvé ton Dieu que tu devras établir sur
que le juge exerce le commandement suprême en temps de toi » (Deut. 17, 14-15). Ce désir manifesté par les Hébreux
guerre et dirige l'exécutif en temps de paix. Par la suite, le fait partie de leur propension à pécher : c'est une tentation
juge se verra même attribuer le qualificatif d' « Elohîm » (cf. .Francine Kaufmann, Les Juifs et le Royaume, in
(psaume 82, 6). Après l'institution de la royauté, le roi Sillages, Jérusalem, septembre 1979). La tradition du
restera strictement soumis à la Loi. Chez les hébreux, le roi judaïsme rattache d'ailleurs explicitemènt l'idée de royauté
a pour obligation d'étudier la Torah et de la faire appli- et de puissance royale au serpent qui « tente » Eve au
quer : une fois monté sur le trône , il doit posséder auprès jardin d 'Eden (cf. Josy Eisenberg et Armand Abecassis, Et
de lui les Ecritures et les consulter constamment. L'autorité Dieu créa Eve, op. cit., pp. 205-207). Dans l'une des deux
civile est indépendante du sacerdoce, mais elle doit rester versions du premier livre de Samuel, l'apparition de la
dans la stricte dépendance de la Loi. Le grand roi n'est ni monarchie est présentée comme blasphématoire : Samuel
un bâtisseur ni un conquérant. Il est celui qui gouverne rapporte à Iahvé ·le désir du peuple, et Iahvé répond :
selon la Bible et s'emploie à réaliser l'idéal moral de la « C'est moi qu'ils ont rejeté, ne voulant plus que je règne
Torah·; sa gloire est de « faire le bien aux yeux de sur eux » (1Samuel8, 7). (Ce passage représente apparem-
l'Eternel ». Découlent ainsi du « modèle » biblique le ment un correctif à la version monarchiste que l'on trouve
principe de la « limitation des pouvoirs », le principe de la en 1 Samuel 9, 1-16) . « La fonction royale, en Israêl, est
soumission du politique au judiciaire, l'idée que les problè- d'elle-même viciée et déconsidérée, écrit Alex Egète. Ne
. mes politiques so nt fondamentalement de n ature superpose-t-elle pas (ou n'oppose+elle pas) à la royauté
« morale » et qu'ils peuvent se résoudre intégralement de absolue de Dieu une autre autorité? » (Contre la raison
manière juridique. A l'époque moderne, ce système a d'Etat, in Tribune Juive, 12 décembre 1980). Telle est bien
trouvé son prolongement, somme toute logique , dans la
nomocratie américaine, cette république des juges fondée
1. A ce sujet, cf. l'important essai de Milton R. Konvitz, Jud~is"! and
sur l'esprit de la Bible et dans laquelle la Cour suprême the American Idea, Shocken Books, New York, 1980 (en particuher le
joue un rôle privilégié. « On ne peut pas ne pas être frappé chap. 2 : The Rule of Law : Torah and Constitution, pp. 53-68).
184 COMMENT PEUT-ON ê.TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ê.TRE PAIEN? 185
en effet la raison de l'hostilité biblique au pouvoir royal : ce entre la contestation de l'autorité de l'homme sur l'homme
pouvoir est un pouvoir humain, il est l'une des instances par et l'affirmati9n de l'autorité de Iahvé sur l'espèce humaine.
lesquelles l'homme s'affirme autonome et souverain. Si la La « maîtrise » de l'homme par l'homme est remise en
royauté est critiquée dans la Bible, c'est qu'elle représente cause dans la mesure même où elle est reportée à l'expo-
ou tend à représenter un rejet de la nomocratie. Il est très nentielle sur Dieu. Iahvé est le Maître absolu, et l'homme
remarquable, d'ailleurs, qu'à des titres divers, tous les rois son serviteur - « avec tout ce que cela implique », comme
d'Israël seront amenés à transgresser la Loi, à commencer dit Will Herberg (Judaism and Modem Man. An Interpreta-
par Salomon. La seule exception est Joseph, qui, après tion of lewish Religion, Atheneum, New York, 1977,
avoir été nommé vice-roi d'Egypte, règne pratiquement p. 65). On lit dans le Lévitique : « C'est de moi que les
sans partage sur ce pays, et qui obtient le titre de tsadik, de enfants d'Israël sont esclaves; ce sont mes esclaves » (25,
« juste », précisément parce qu'il fait passer la« justice » 55). Le Talmud ajoute : « Cela signifie qu'ils ne sont pas
avant la souveraineté. L'histoire de la royauté justifiera par les esclaves d'autres esclaves » (Baba Kama, 116b).
la suite les plus sombres prédictions. Après l'exil et la L'homme de la Bible est d'autant plus justifié dans son
reconstruction du Temple, lors des réformes d'Esdras, les refus de reconnaître comme pleinement souveraine une
Hébreux en reviendront à une stricte nomocratie, et l'on autorité humaine qu'il doit, par priorité, une obéissance
expliquera que c'est l'oubli ou la transgression de la Loi qui totale au Tout Autre, à la figure sans figure dû Maître
aura été la cause de tous leurs malheurs. absolu. « L'obéissance à Dieu est aussi la négation de la
Une mentalité fondée exclusivement sur la Bible ne peut soumission à l'homme »,observe Erich Fromm (Vous serez
donc guère avoir de théorie politique autonome, dans la comme des dièux, op. cit., p. 71). C'est une argumentation
mesure où, de par sa propre nature, elle est portée à analogue que l'on retrouve chez Blandine Barret-Kriegel,
ramener tout projet humain à la morale. Shmuel Trigano lorsqu'elle affirme qu'une loi humaine n'est légitime qu'en
va jusqu'à dire que, s'il peut y avoir une « théorie juive du tant qu'elle reste soumise, subordonnée, seconde -
politique », il ne « peut y avoir de théorie politique juive qui qu' « elle ne travaille pas sur la table rase, l'argile immacu-
viserait à fonder la judéité dans le politique, puisque lée, la page blanche, (qu')elle ne rivalise pas avec Dieu »
l'essence même du politique est la négation de la judéité » la page blanche, (qu')elle ne rivalise pas avec Dieu »
(La nouvelle question juive, op. cit., p. 19) 1• (L'Etat et les esclaves, op. cit., p. 100). Une telle loi
Si l'autonomie du politique est rejetée, c'est qu'elle est n'entraîne pas d' « esclavage », à condition ... d'être elle-
l'une des formes privilégiées d'une autonomie plus large : même promulguée par des esclaves : « Pour autant qu'elle
l'autonomie de l'homme en général. Or, l'une des relations n'est pas un pouvoir sur la propriété d'autrui, qu'elle est
fondamentales qu'implique l'essence du politique, c'est la limitée par les droits de l'homme, elle n'est pas une
relation d'autorité. Il y a à cet égard un rapport logique servitude» (ibid.). Le refus de la « maîtrise », c'est donc,
poussé aussi loin que possible, le refus de la situation
1. On sait que pour certains ultra-orthodoxes, la création en période normale où la substance sociale humaine se dichotomise -
non messianique d'un Etat israélien est déjà« idolâtrique ,. : « idolâtrie de façon toujours plurielle, toujours remise en question,
pure et simple », dit Yishayahn Leibowitz (The World and the Jews, in jamais unilatérale, jamais figée - entre « objets » et
Forum, printemps 1959, 83-90). (Cf. aussi Dan V. Segre, A Crisis of
Identity. Israel and Zionism, Oxford University Press, Oxford, 1980, « sujets » ; le refus de toute situation qui entraîne pour
pp. 51-73). l'homme plus de puissance et de dilatation de soi. Il s'agit,
186 COMMENT PEUT-ON "ËTRE PAlEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAfEN? 187
toujours, de décrire le bonheur et la « justice » comme sur tout ce qui est élevé, pour qu'il soit rabaissé » (Isaïe 2,
antagonistes de la puissance, le « royaume de la liberté » 12); « l'orgueil humain sera humilié, l'arrogance de
comme incompatible avec Je « royaume de la nécessité » - l'homme sera abaissée, et Iahvé seul sera exalté » (2, 17).
et ce royaume lui-même comme un lieu qui n'abolit une Car Iahvé « sait abaisser ceux qui marchent dans l'or-
maîtrise humaine toujours relative que pour la rapporter à gueil » (Daniel 4, 34). Cette conception de la justice
la tutelle absolue de Iahvé. sociale, fondée sur l'esprit de vengeance et le ressentiment,
C'est dans la Bible, écrit Ernst Bloch, que l'on trouve anticipe tous les socialismes. La Bible fait coïncider le
« la réaction la plus passionnée contre ceux d'en haut et rapport avec Dieu « avec la justice sociale » (Emmanuel
contre leur culte ; seule la Bible contient un appel à se Lévinas, Difficile liberté, op. cit., p. 36). Mais cette affir-
révolter contre eux » (L'athéisme dans le christianisme, mation n'est en fait qu'un moyen de contester dans son
Gallimard, 1978, p. 13). Cet appel à la « révolution principe - et non dans telle ou telle de ses applications -
sociale » trouve ses formes les plus ardentes dans les livres l'autorité humaine. C'est en cela que les prophètes, en
des prophètes, dont le sort tragique tient au fait qu'ils ne s'opposant de plein front aux princes de ce monde, ont pu
cessent de développer, à la face des « puissants », une apparaître comme les pères du socialisme de « libération »,
idéologie perpétuellement critique. « Voici l'idéal social du les premiers théoriciens de la « résistance >"> à la maîtrise,
prophétisme juif, écrit Gérard Walter : une sorte de ou, comme le dit Roger Garaudy, les « pionniers de la lutte
nivellement général qui fera disparaître toutes les distinc- contre l'aliénation ».Iahvé, écrit Jean Lacroix en commen-
tions de classe et qui aboutira à la création d'une société tant Ernst Bloch, est « celui qui dirige la prédication
uniforme d'où seront bannis tous les privilèges quels qu'ils subversive de l'apocalypse sociale » (Le Monde, 3 avril
soient. Ce sentiment égalitaire va de pair avec une animo- 1979). Il conteste l' « aliénation »humaine. Mais c'est pour
sité irréductible à l'égard des riches et des puissants, qui ne lui en substituer une autre - contre laquelle il n'est aucun
seront pas admis dans le royaume futur » (Les origines du recours.
communisme, l>ayot, 1931). A d'innombrables reprises, la C'est aussi dans cet esprit, semble-t-il, qu'il faut interpré-
Bible condamne comme intrinsèquement mauvaises les ter, au sein des « récits familiaux », la préférence constante
entreprises impériales, les villes et les nations puissantes. que marque la Bible en faveur des cadets, c'est-à-dire en
Elle multiplie les anathèmes contre les « superbes », qui, faveur des seconds. Dans la Genèse, Abel est le cadet de
par le fait même, sont aussi les « maudits » (psaume 119, Caïn. Moïse est également le cadet d'Aaron. Isaac, second
21). Elle appelle au renversement de la beauté, de la fils de Moïse, est préféré à Ismaël, son demi-frère aîné.
puissance et de l' « orgueil ». Au pluralisme des civilisa- Cette opposition est particulièrement explicite dans le cas
tions et de leurs accomplissements, nés de la volonté des jumeaux Esaü et Jacob. Esaü est le premier à naître
créatrice de l'homme, elle oppose le dépouillement de (Gen. 25, 25), et la Bible précise qu'il était si désireux de
l'affirmation monothéiste , le désert de l'absolu, l'égalité venir en premier que, dès avant sa naissance, il se battait
dans l'être incréé. Elle légitime la faiblesse, elle illégitime aye~ son frère dans le ventre de Rébecca. Or, Jacob et
la force. Un jour viendra où les faibles qui sont les Esaü correspondent à des types symboliques très compara-
« justes » triompheront, où les puissants seront jetés à bas bles à ceux d'Abel et de Caïn. Esaü est roux (adom) et velu
de leur trône, où les « prétentions » humaines s'écroule- (sair); c'est aussi un chasseur. Il épousera des femmes
ront devant Iahvé. Ce sera le « jour de Iahvé Sabaot ( ... ) hittitesJ (Gen. 26, 34) et aura pour descendant Edom,
188 COMMENT PEUT-ON èTRE PAfEN? COMMENT PEUT-ON èTRE PAIEN? 189
appelé aussi Seir, qui sera l'ennemi d 'lsra~l 1. Jacob, au qui s'établit comme souveraine est intrinsêquement mau-
contraire, perpétue le mode de vie nomade : c'est « un vaise, elle est mauvaise dans son essence. Le« juste »n'est
homme tranquille, demeurant sous les tentes » (Gen. 25, pas, d'une part juste, d'autre part faible. Il est juste parce
27). Dans la tradition du judaïsme, Esaü refuse de se faire qu'il est faible, à raison même de sa faiblesse, de même que
circoncire, tandis que Jacob est circoncis de naissance le puissant est mauvais à raison de sa puissance. Ce n'est
(Hadar Zenikim sur Gen. 25, 25). Le parallèle avec Abel et donc pas tant le faible qu'exalte la Bible que la faiblesse
Caïn est frappant, mais c'est un parallèle inversé : alors que elle-même. Lisons le psaume 119. L'auteur y établit un
Caïn tue Abel, Jacob « tue » Esaü en tant que premier en parallèle logique entre le fait d'être un juste, qui respecte
lui rachetant son droit d'aînesse (Gen. 25, 29-34), puis, par les paroles de Iahvé, et le fait d'être « étranger » ici-bas
une tromperie sur sa propre identité, il obtient la « béné- (v. 19), le fait d'être persécuté , humilié, méprisé. Cette
diction » d'Isaac (Gen. 27, 6-29). Or, qu'est-ce que le condition à laquelle l'auteur du psaume est réduit constitue
« droit d'aînesse », sinon le fait de venir le premier sa propre grâce. Autrement, elle serait inexplicable. Dieu ne
naturellement, selon l'ordre des choses de ce monde? A peut avoir tort, et, d'autre part, la faiblesse ne peut être un
cette hiérarchie naturelle, la Bible en oppose une autre : la mal. Il faut donc que le puissant ne triomphe qu'en
hiérarchie sel'on Iahvé, qui en représente l'inversion. La apparence. Et quelle meilleure apparence pourrait-il y
préférence donnée au cadet contre l'aîné n'est qu'une avoir que sa puissance elle-même? On retrouve ici tout
métaphore de la préférence donnée au second (au dernier) l'appareil d'inversion générale de la cause et de l'effet qui
contre le premier, au « faible » contre le « puissant », à caractérise cette littérature : c'est parce qu'il s'éprouve lui-
celui qui est« humble » (donc béni par Iahvé) contre celui même comme étranger, comme humilié, comme persécuté,
qui est « orgueilleux » (donc païen). Le récit biblique que le psalmiste transforme en grâce sa disgrâce, en usant
montre d'ailleurs lui-même la portée générale de cette du seul moyen à sa disposition, c'est-à-dire en y voyant
métaphore, lorsque Iahvé dit à Rébecca, enceinte de Jacob l'effet d'une volonté supérieure de Iahvé. Et de même que
et d'Esaü : « Il y a deux nations en ton sein, deux peuples, le malheur qui le frappe est le signe le plus sOr de son
élection, le « triomphe » des puissants est le signe non
issus de toi, se sépareront, un peuple dominera l'autre,
moins certain de leur méchanceté et l'annonce de leur
l'aîné servira le cadet » (Gen. 25, 23). C'est déjà l'annonce
punition. Cette interprétation s'exerce même à titre rétros-
de l'élection.
pectif. Moïse, ayant été choisi par Iahvé pour recevoir la
Il n'y aurait rien à redire si Iahvé prétendait corriger une
Révélation du Sinaï, ne pouvait être que le grand humble,
situation injustifiée particulière, s'il prétendait réagir
le grand dépouillé de lui-mêine, « l'homme le plus humble
contre le mauvais usage qui peut toujours être fait d'une
que la terre ait porté » (Nombres 12, 3) - et c'est en raison
autorité. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Ce n'est pas
même de cette humilité que les hommes ont pu garder son
l'abus de puissance que condamne Iahvé, c'est la puissance
souvenir. Dans l"ordre de Iahvé, les derniers seront tou-
elle-même. Pour la pensée biblique, la puissance humaine
jours les premiers. Iahvé, en ce sens, est bien un dieu de
/ vengeance. Il réalisera, dans l'absolu de l'histoire, ce que
1. Le nom d'Edom fut - par la suite attriJmé symboliquement à les siens n'auront pas été capables de faire dans l'ordre
l'empire romain, puis, après le compromis constantinien, à l'église
chrétienne (cf. David Goldstein, Jewish Folklore and Legend, op. cit., relatif de leur histoire propre (cf. le livre de Jérémie). La
pp. 72-73). métaphysique de la revanche , l'idéologie du ressentiment
190 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 191
comme source du renversement de toutes les valeurs, d'esclaves. Le Nouveau Testament développe avec subtilité
comme source de substitution du négatif au positif, trouve des thèmes qui s'y rattachent, sur la malédiction des
dans ce système son fondement le plus profond. L'esprit de « riches », l'immoralité de la possession matérielle, etc. A
vengeance produit le réquisit de mauvaise conscience, qui ses disciples, Jésus déclare : « Vous savez que ceux qu'on
implique lui-même l'idée de péché. La culpabllisation n'est reg!lfde comme les chefs des nations dominent sur elles en
que le moyen, lé seul moyen dont dispose celui qui maîtres et que les grands leur font sentir leur pouvoir. Il ne
s'éprouve lui-même comme victime d'une domination doit pas en être aipsi parmi vous : au contraire, celui qui
« injuste » pour se convaincre de la compensatibn absolue voudra devenir grand parmi vous, sera votre serviteur, et
dont sa condition fera l'objet, et, du même coup, pour celui qui voudra être le premier parmi vous, sera l'esclave
tenter d'incapaciter le puissant en faisant naître en lui de tous »(Marc 10, 42-44). Ce thème revient plusieurs fois,
l'infection du doute sur les causes de sa pr9 pre puissance. notamment chez Matthieu (20, 25-27). On retrouvera
Cette idée qui court dans la Bible selon laquelle il est encore l'écho de cette morale sociale chez les Pères de
juste, intrinsèquement juste, que les premiers soient les l'Eglise - et jusque dans la théorie de la valeur énoncée
derniers et que les derniers soient les premiers, a beau par Thomas d'Aquin, qui annonce déjà Ricardo et Karl
s'appuyer éventuellement sur la notion d' « amour », cet Marx. A ses débuts, on le sait, le christianisme a lui-même
amour trouve toujours sa limite dans l'intolérance qui en commencé par faire appel aux déclassés et aux ignorants :
constitue l'antithèse relative et dont un célèbre propos sur « Au ne siècle et même au me siècle, l'église chrétienne
la liberté qu'il convient de dénier aux « ennemis de la était encore dans l'ensemble (bien qu'avec de nombreuses
liberté » représente une transposition profane très actuelle. exceptions) une armée de déshérités » (E.R. Dodds,
L'aboutissement de cette idée, dans le christianisme, sera Païens et chrétiens dans un tige d 'angoisse, Pensée sauvage,
le discours des béatitudes (Matt . 5, 3-12; Luc 6, 20-26), Claix, 1979, p. 151). Ce fait contribua d'ailleurs à son
véritable programme d'un renversement de toutes les succès, puisqu'il lui permit de tirer profit de l'aspiration à
valeurs, et d'abord renversement de l'équation classique du une révolution sociale : « Le christianisme offrait aux
paganisme : « bon', noble, puissant , beau, heureux, aimé déshérités la promesse sous condition d'un meilleur héri-
de Dieu » (Nietzsche, La généalogie de la morale, Mercure tage dans l'autre monde. Plusieurs des religions païennes
de France, 1948, p. 44) : « Les misérables seuls sont les rivales en faisaient autant. Mais le christianisme disposait
bons; les pauvres, les impuissants, les petits seuls sont les d'un plus gros bâton et d'une carotte plus juteuse »(ibid.).
bons ; ceux qui souffrent, les nécessiteux, les malades, les Le christianisme, enfin, ne manquera pas de développer
difformes sont aussi les seuls pieux, les seuls bénis de Dieu ; l'idée du juste souffrant et triomphant , en s'appuyant sur
c'est à eux seuls qu'appartiendra la béatitude - par contre, l'exemple donné par Jésus lui-même, qui ne reviendra en
vous autres, vous qui êtes nobles et puissants, vous êtes de gloire qu'après avoir consenti par avance à sa dégradation
toute éternité les mauvais, les cruels, les avides, les dans la mise en croix, dégradation destinée au rachat du
insatiables, les impies, et, éternellement, vous demeurerez l'humanité. ( « Dieu mis en croix : ne comprend-on tou-
aussi les réprouvés, les maudits, les damnés! ... » (ibid., jours pas la terrible arrière-pensée qu'implique ce sym-
pp. 44-45). bole? - Tous ceux qui souffrent, tous ceux qui sont ·
Max Weber, comme Nietzsche, a su lire dans le Sermon crucifiés sont divins... Nous sommes tous crucifiés, par
sur la Montagne l'ébauche du discours d'une révolte conséquent nous sommes divins » Nietzsche, L'Antéchrist,
192 COMMENT PEUT·ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 193
op. cit., p. 93). La dialectique de la faiblesse qui n'est pas mystique du Christ > (Révolte contre le monde moderne,
une faiblesse et de la force qui n'est pas une force, c'est-à- Ed. de l'Homme, Montréal, 1972, p. 199).
dire de l'apparence de faiblesse et de l'apparence de force, Au fil des siècles, ce modèle hybride ne s'est jamais
se retrouve également chez saint Paul - dont Claude défait de ses ambiguïtés, qui ont affecté toute forme et tout
Tresmontant n'hésite pas à comparer la poétique à celle de idéal d' « Etat chrétien » ou de « politique chrétienne ».
l'anti-héros chaplinesque (Saint Paul et le mystère du Christ, « Il n'y a pas à se dissimuler, écrit encore Julius Evola,
Seuil, 1956, p. 166) - , selon qui, la sagesse étant folie, et l'antithèse qui existe entre la pure morale chrétienne de
la puissance, faiblesse, il faut se glorifier de ses faiblesses : l'amour, de la rémission, de l'humilité, de l'humanitarisme
« C'est donc de grand cœur que je me glorifierai surtout de
mystique et les valeurs éthico-politiques de jÙstice, d'hon-
neur, de différence, d'une spiritualité qui, loin de contre-
mes faiblesses, afin que repose sur moi la puissance du
dire la puissance, la détiendrait au contraire comme son
Christ. C'est pourquoi je me complais-Oans les faiblesses,
. '\ attribut normal. Au précepte chrétien de rendre le bien
dans les outrages, èlans les détresses, dans les persécutions
pour le mal s'oppose celui de frapper l'injuste, de pardon-
et les angoisses endurées pour le Christ ; car, lorsque je suis
ner et d'être généreux, certes, mais envers l'ennemi vaincu
faible, c'est alors que je suis fort » (2 Cor. 12, 9-10). et non envers celui qui reste debout, fort de son injustice.
Dans le domaine politique, le christianisme ne commen- Dans une organisation virile, telle que la présume l'idéal du
cera, logiquement, à se paganiser qu'après son accession au véritable Etat, il y a peu de place pour l'amour entendu au
pouvoir. C'est dans le composé .européo-chrétien que la sens de communiquer, de s'embrasser, de s'abaisser, de
problématique biblique s'inversera, et que l'on affirmera marquer sa sollicitude à qui ne la demande pas ou n'en est
que l'homme doit obéir au prince de la même façon que le pas digne. On peut, certes, concevoir des rapports de pair à
prince obéit à Dieu, que l'autorité temporelle est elle- pair, sans aucune coloration communisto-sociale ou frater-
même l'expression d'une volonté divine, etc. Le christia- n·a liste, sur une base de loyauté, de reconnaissance et de
nisme institué ne pouvait survivre qu'au prix d'un compro- respect réciproques, chacun gardant sa dignité et un certain
mis entre ses principes constitutifs et un réalisme politique goOt de la distance. Mais nul besoin d'énumérer ici les
élémentaire d'origine surtout romaine. « Théoriquement, conséquences politiques qu 'entraînerait une interprétation
écrit Julius Evola, l'Occident accepta le christianisme( ... ) littérale des enseignements évangéliques tels que ceux
mais pratiquement, l'Occident demeura païen. Le résultat auxquels se réfèrent, par exemple, la parabole des lys des
fut donc un hybridisme. Même sous sa forme catholique, champs et des oiseaux du ciel, et tant d'autres, plus ou
atténuée et romanisée, la foi chrétienne fut un obstacle qui moins nihilistes, qui se fondaient sur le renversement des
priva l'homme occidental de la possibilité d'intégrer son valeurs terrestres et l'idée d'un avènement imminent du
véritable et irréductible mode d'être grâce à une concep- Regnum » (Les hommes au milieu des ruines, Sept cou-
tion du sacré et des rapports avec le sacré conforme à sa leurs, 1972, pp. 149-150).
véritable nature. A son t_our, c'est précisément ce mode Il est tout naturel, dans ces conditions, que le christia-
d'être qui empêcha le christianisme d'inst.~1uer réellement nisme, effectuant aujourd'hui une réflexion critique sur sa
en Occident une tradition du type opposé, c'est-à-dire propre histoire, reprenne de la distance vis-à-vis des
sacerdotale et religieuse, conforme aux idéaux de l'Ecclesia principes qui lui ont permis de s'instituer comme puissance.
des origines, au pathos évangélique et au symbole ·à u corps Le retour tant proclamé à l'Evangile, le primat de la
194 COMMENT PEUT-ON ~TRE PArEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAl'EN? 195
pastorale sur la dogmatique mettent ainsi fin à une s'exclame : « J'ai conçu le projet d'écrire la fin du politi-
équivoque, qui , nous en sommes bien d'accord, n'a que que. » Shmuel Trigano prend position pour le « dépasse-
trop duré. L'énergie faustienne et l'esprit chrétien divor- ment du rapport de maîtrise, l'invention d 'un homme qui
cent, au terme d 'une union qui n'a jamais été vraiment ne serait ni maître ni esclave » (op. cit., p. 77). Inutile de
consommée, et la notion de « politique chrétienne » est, à multiplier les exemples : c'est un véritable concert. Le
l'intérieur même de l'Eglise , de plus en plus discutée. dénominateur commun à toutes ces opinions est que le
Mieux, la notion même de politique est mise en accusation politique est le critérium du pouvoir de l'homme sur
dans l'esprit même du biblisme originel. Jacques Ellul l'homme, et que la « maîtrise » naît du fait que tout
n'hésite pas à écrire : « L'accumulation du mal, la montée pouvoir humain tend, de par sa nature propre, à s'excéder
des périls, c'est la politique, et elle seule , qui les produit. de lui-même par une « montée aux extrêmes » analogue à
Elle est l'image actuelle du Mal absolu. Elle est satanique, celle décrite par Clausewitz. Thèse dont on peut remar-
diabolique, le lieu central du démoniaque » (La foi aux prix quer, au passage, la parenté avec celle de Marx,-qui fait
du doute, Hachette, 1980, p. 279). Le motif invoqué est dériver le politique tel que nous le connaissons de l'aliéna-
toujours le même : « C'est la politique qui se-fait prendre tion (économique) - mais qui , a contrario, n'est pas
pour l'universel, et détrône Dieu » (ibid., p. 289). étrangère non plus à certaine pensée libérale, américaine
Comment s'étonner qu'une telle mise en accusation notamment, fondée sur le primat de l'économique et du
resurgisse désormais de toutes parts ? Dans la mesure où la moralisme juridique 1 • De saint Augustin, qui voit dans
plupart des idéologies contemporaines ne font que cristalli- l'histoire de Rome l'histoire d'une « bande de brigands », à
ser sous une forme séculière les valeurs judéo-chrétiennes, . Erich Fromm, qui dénonce dans l'héroîsme européen une
il était inévitable que l'idéal de la nomocratie, la dévalua- « histoire de conquêtes, d'orgueil et de rapacité », la
tion de l'idée même de pouvoir, la délégitimation du tendance reste identique à elle-même : il s'agit toujours
politique redevinssent des mots d 'ordre théoriques. Dans d'opposer un Tout Autre contraignant au dépassement de
La barbarie à visage humain (Grasset, 1977), B. H . Lévy soi, l'immobilité de la « paix universelle » au jaillissement
affirme que le pouvoir, c'est le mal. Dans Le testament de des antagonismes vitaux et les limitations de l'égalitarisme
Dieu (Grasset, 1979), il déclare vouloir « limiter le politi- - « prétèxte offert aux rancunes » (Nietzsche, L'Anté-
que pour faire place à l'éthique » et « réduire la politique à christ, op. cit., p. 119) - à l'élan illimité des volontés
sa plus simple expression » ; il ajoute : « Mon idéal de libres.
l'Etat, c'est l'Etat sans idéal » (p. 49) 1• Michel Le Bris Cette aspiration à évacuer le politique est évidemment

épreuve au sens propre, le modèle le plus exemplaire de toute condition,


1. Par pure convention, nous nous efforçons de prendre ici au sérieux etc. Le papier, il est vrai, supporte tout.
un auteur pour qui le « cosmopolitisme radical » est à « réinventer 1. « Très systématiquement, écrit Carl Schmitt, la pensée libérale
contre toutes les illusions communautaires (Le testament de Dieu, op. élude ou ignore l'Etat et la politique pour se mouvoir dans la polarité
cit., p. 162) ; qui réclame avec insistance « le droit fondamental de caractéristique et toujours renouvelée de deux sphères hétérogènes : la
chacun ... à trahir »,en assimilant indQment résistance, refus d'apparte- morale et l'économie, l'esprit et les affaires( ...) Toutes ces opérations
nance et trahison; qui attribue au « génie du judaïsme » l'idée d'un de substitution visent très précisément à soumettre l'Etat et la politiq1.1e
Dieu « faisant le Mal » (ibid., p. 237), Dieu « manqué, qui a manqué à une morale individualiste et donc de droit privé d'une part, d'autre
son ouvrage, qui l'a manqué à jamais » (ibid. , p. 247); qui n'hésite à part à des catégories économiques, et à les dépouiller de leur sens
faire de !'Exil, oil toute la tradition du judaïsme voit un châtiment, une spécifique » (La notion de politique, Calmann-Lévy, 1972, pp. 117-119).
196 COMMENT PEUT-ON êTRE PAÏEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 197
une utopie - et une utopie particulièrement dangereuse. d'assurer par la force, généralement fondée sur le droit, la
L'homme vit en société, et il n'y a pas de société qui puisse sécurité extérieure et la concorde intérieure d'une unité
vivre sans politique. En tant qu'activité, variable-dans ses politique particulière en garantissant l'ordre au milieu des
formes, mais invariable dans son essence, au service de luttes qui naissent de la diversité et de la divergence des
l'organisation pratique et de la cohésion de la société, le opinions et des intérêts» (op. cit., p. 751).
politique dérive de la sociabilité élémentaire de l'homme. L'instance normale du politique est l'Etat 1• Ses deux
« Le politique, écrit Julien Freund, n'obéit pas aux désirs rôles essentiels sont, à l'extérieur, de désigner l'ennemi
et aux fantaisies de l'homme, qui ne peut pas faire qu'il ne (actuel ou potentiel) et , à l'intérieur, d'empêcher que les
soit pas ou bien soit autre chose que ce qu'il est. Il ne peut conflits privés dégénèrent en guerre civile : Machiavel
le supprimer ou alors l'homme se supprime_lui-même( ... ) conçoit d'abord l'Etat comme le moyen le plus approprié
Le politique est une essence, au double sens où il est d'une de mettre fin aux guerres privées entre seigneurs italiens.
part l'une des catégories fondamentales, constantes et L'Etat a donc tout naturellement recours à ce moyen
indéracinables de la nature et de l'existence humaines, et, spécifique du politique qu'est la force (cf. Julien Freund,
d'autre part, une réalité qui reste identique à elle-même op. cit., ch. X, Le moyen spécifique du politique, pp. 704-
malgré les v~riations sur la surface de la terre . Autrement 751). C'est dans cette perspective qu'il faut situer le
dit, l'homme n'a pas inventé le politique, ni non plus la problème de la raison d'Etat, qui n'a cessé de hanter la
société, et d'autre part, dans tous les ·temps, le politique réflexion politologique depuis le xvnc siècle. La raison
restéra ce qu'il a toujours été » (L'essence du politique, d'Etat s'exerce au nom de l'intérêt collectif; elle a un
Sirey, 1965, pp. 44-45). caractère de « salut public ». Elle n'est pas le droit pour ,
L'essence du politique comprend trois présupposés : la
l'Etat de faire n'importe quoi sous le prétexte que,
relation du commandement et de l'obéissance, qui déter-
détenteur et garant de l'autorité souveraine, il n'a pas à y
mine l'ordre, la relation du privé et du public, qui
être lui-même soumis. Elle résulte plutôt du principe de
détermine l'opinion, la relation de l'ami et de l'ennemi, qui
l'antiréductionnisme : l'ensemble de la nation a, en tant
détermine la lutte. C'est en tant qu'elle mobilise ces
qu'ensemble, des prérogatives que ne peut avoir séparé-
présupposés, surtout le premier et le troisième, que l'es-
ment chacun de ses constituants, et ces prérogatives sont
sence du politique suscite l'hostilité radicale de ceux qui se
exercées par l'Etat. Le principe de la raison d'Etat est donc
refusent à admettre que des rapports d'autorité - non
« conceptuellement inséparable d'une conduite politique
forcément despotiques ! - dérivent nécessairement du fait
étatique. Non seulement aucun Etat n'aurait pu se consti-
de la diversité humaine, au point, d'ailleurs, que même les
tuer sans ce principe, mais, il ne pourrait pas non plus se
actes de résistance et de refus ne peuvent avoir un sens que
survivre, de sorte que la question politique, même au
par rapport aux données factuelles de l'obéissance et du
regard de la morale, est moins de le nier ou de l'abolir que
commandement. Une société sans politique serait une
de trouver les conditions de justice susceptibles d'atténuer
société où il n'y aurait ni ordre (ce serait l'anarchie, prélude
à sa surcompensation par la dictature), ni opinion (ce serait
l'absence de liberté la plus totale), ni lutte (ce serait la 1. Si l'Etat est empêché d'assurer (ou ne veut pas assurer) sa fonction
d'instance normale du politique, celui-ci trouve inévitablement d'autres
mort). D'où la définition, désormais classique, de Julien instances. On dira, le cas échéant, que le politique c a tout envahi ».
Freund : la politique est « l'activité sociale qui se propose C'est dans une large mesure ce qui se passe aujourè:l'hui.
198 COMMENT PEUT-ON tTRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON tTRE PAIEN ? 199
la rigueur de son application ( ... ) Sans doute la raison même que sur un rapport de forces. Remplacer Je politique
d'Etat court constamment le risque de se dégrader en par le juridique aboutirait nécessairement à l'impuissance,
simple instrument de la ruse politique ou de servir de à l'anarchie et à l'injustice généralisée. C'est l'extinction du
justification à une politique tyrannique, il n'empêche que politique, et non l'affirmation de son primat, qui entraîne-
par nature elle est raison, mesure et sagesse , c'est-à-dire rait un retour à la loi de la jungle.
qu 'elle consiste à trouver la solution la plus efficace qui Dans l' « idéologie » du paganisme indo-européen, non
réduit au minimum les préjudices individuels et collectifs seulement l'antagonisme biblique entre la morale ou le
du point de vue de )'économie générale de la société ( ... ) droit et la souveraineté politique est inexistant, mais ces
Bref, croire que l'on pourra abolir la raison d 'Etat, c'est deux notions se retrouvent au contraire étroitement asso-
s'imaginer qu 'il n'y aura plus jamais de situations d'excep- ciées. C 'est ce qu'exprime avec vigueur la théologie de la
tion ; c'est aussi refuser la transcendance de l'Etat et le première fonctio n, à laquelle Georges Dumézil a consacré
réduire à une association particulière parmi toutes les plusieurs ouvrages (Mitra-Varuna. Essai sur deux représen-
autres associations » (Julien Freund, op. cit., P- 564). tations indo-européennes de la souveraineté, PUF, 1940 et
Quant au vieux débat, institué par la Bible, sur l'antago- Gallimard, 1948; Les dieux souverains des Indo-Européens,
nisme de la force et du droit, il devient caduc dès qu'on Gallimard , 1948). Chez les Indo-Européens, le droit et la
réalise qu'aucun droit n'est viable sans qu'existent les souveraineté politique sont incarnés par des dieux qui
moyens de son application . Or, le droit ne peut obtenir de représentent les deux aspects fondam entaux, indissocia-
lui-même son application ; la contrainte ne lui est pas bles, de cette première fonction : Dius Fidius et Jupiter
inhérente. Comme l'écrit encore Julien Freund, le droit chez les Ro mains, Mitra et Varuna chez les Indiens
« est normatif et prescriptif, mais il ne possède pas en lui- védiques, Tyr et Odhinn-Wotan chez les Germains. Ce fait
même la force d'imposer ou de fai re respecter ce qu'il religieux présente un enseignement très clair, et plus actuel
prescrit. La contrainte lui vient de l'extérieur : elle 1est que jamais. f
politique ou hiérarchique suivant le cas » (Le droit d 'au- L'idée selon laquelle l'usage de la force conduit nécessai-
jourd'hui, PUF, 1972, p. 9). Ce n'est pas la force que le rement à sa surenchère pathologique est contredite par
droit exclut a priori, c'est la violence. « Dans l'Etat de droit l'expérience historique , qui nous présente, en ce domaine,
où règnerait exclusivement la loi , ajoute Freund; non les formu lations les plus contradictoires. Tout pouvoir ne
seulement le droit serait impuissant, mais la politique serait « monte » pas aux extrêmes. Quant à l'idée selon laquelle
paralysée ( ... ) La paix est une affaire primordialement le droit devrait se substituer à la force , elle est , nous l'avons
politique , et non juridique. C'est lorsque le politique est montré, pure utopie, puisque les situations d'exception ne
assez puissant pour faire échec à la violence aussi bien à peuvent se régler par le biais juridique : la force restera
l'intérieur qu'à l'extérieur qu 'il peut imposer les solutions toujours nécessaire contre ceux, précisément, qui ne res-
par le droit » (ibid., p. 10). Le droit n'est pas une essence pectent pas le droit. L'équilibre de la force et du droit sous
originaire. Il présuppose le politique comme la condition le strict contrôle de )a souveraineté politique est la caracté-
même de son existence et de sa perpétuation. Vouloir en ristique d~ toute société organique , et c'est seulement la
même temps le règne de la loi et « le moins de politique disparition de l'une ou de l'autre qui aboutit, soit au
possible » est une contradiction dans les termes. Le droit despotisme , soit à l'anarchie. Dans !'Antiquité , le refus de
ne se ramène pas à la force, mais il ne peut être bâti lui- la tyrannie, la résistance à un pouvoir devenu fou, à un
200 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN 1 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÏEN? 201
ordre qui n'est plus qu'un désordre établi, est symbolisé par fondateurs et des garants. La liberté résulte exclusivement
Antigone se dressant contre Créon - par Antigone à qui, de l'action faite pour l'instaurer ou pour s'en emparer, que
avec le cbœur, toute la Grèce donne raison (contrairement cette action sqit le fait des individus ou des collectivités.
à ce qu'tt pu affirmer B. H. Lévy, au mépris de toute Elle suppose donc, par nature, une pleine souveraineté. Les
vraisemblance). L'affirmation du primat du politique est peuples et les nations, comme les personnes elles-mêmes,
donc bien loin d'être la légitimation du despotisme ; elle en ne sont libres que pour autant qu'ils sont souverains.
est même exactement le contraire. C'est bien plutôt sa « L'homme libre est un guerrier », affirme Nietzsche, et
négation qui nous paraît dénoter une inquiétante disposi- cette formule s'explicite par la définition qu'il donne : la
tion d'esprit, une subjectivité si maladive qu'elle est liberté consiste à posséder « la volonté de la responsabilité
spontanément portée à transformer tout objet en « idole », de soi pour que l'on maintienne la distance qui nous
une subjectivité si matérialiste qu'elle ne peut échapper à sépare ». Elle n'est donc pas tant absence de contrainte
sa tendance propre qu'en se soumettant d'elle-même aux que libre volonté de s'imposer à soi-même une contrainte
décrets absolus d'un Tout Autre, une subjectivité qui , au favorisant l'état de puissance et la pleine maîtrise des,
travers de la contestation des hiérarchies, vise en fait à leur capacités, condition première de leur mise en œuvre, libre
inversion. Osons le dire : l'interprétation de tout pouvoir capacité de se tenir à soi-même les promesses que l'on s'est
comme un mal, de tout recours à la force comme nécessai- faites. Eliminer la politique au nom de la « liberté » revient
rement « injuste », ne relève pas seulement d'une propa- à créer les conditions de sa propre élimination. Comme
gande qui peut être ou ne pas être efficace, elle révèle aussi l'écrit Carl Schmitt dans un passage célèbre : « Qu'un
une incapacité profonde à appréhender ces notions sous ~n p~uple n'ait plus la force ou la volonté de se maintenir dans
rapport différent qui donne elle-même à penser ; ell~ la sphère du politique, ce n'est pas la fin du politique dans
révèle, en un mot, ce que nos prêcheurs de la« justice » et le monde. C'est seulement la fin d'un peuple faible » (La
de la paix universelle feraient, eux, du pouvoir s'ils avaient notion de politique, op. cit., p. 97).
l'occasion de s'en emparer.
Comme idéal de la fin de l'histoire, la Bible aspire à la
De même, la liberté n'est pas l'état qui résulte de l~ « paix universelle ». Ce sont des mots d'Isaïe qui sont
supression de toutes les contraintes humaines. Elle n'est
inscrits, en lettres énormes, sur le fronton de l'immeuble
pas un état naturel de l'homme, que la société, le pouvoir,
des Natjons-Unies, à New York : « Ils briseront leurs
l'ordre social, etc., auraient aliéné, liberté in-définie,
épées pour en faire des socs et leurs lances pour en faire des
correspondant à la nature même de l'homme selon Rous-
serpes. On ne lèvera plus l'épée nation contre nation, on
seau, liberté inhérente à des sujets de droit à partir de leur
n'apprendra plus à faire la guerre » (2, 4; cf. aussi Michée
volonté individuelle considérée comme souveraine (en tant
4, 3). L'avènement du règne de l'Unique entraînera
que participant d'une souveraineté absolue préexistant à la
l'abolition des conflits qui naissent de la diversité du monde
société), liberté que le pouvoir devrait reconnaître comme
réel 1 • Il en va de même, chez Marx, avec la réalisation de la
axiomatique - comme licence, comme affranchissement
de toute nécessité. La liberté est une notion politique et non
morale; en tant que telle, elle ne saurait échapper aux 1. Saint Augustin dit que « l'audacia sépare l'âme de Dieu > (De
moribus 1, 20). Ce terme d'audacia traduit ici le grec tolma, nom que les
présupposés du politique. La liberté doit être conquise. Il pythagoriciens donnaient à la Dyade, c'est-à-dire au principe de conflit
n'en existe pas de « bénéficiaires spontanés », mais des par opposition ~ l'Unique.
202 COMMENT PEUT-ON tTRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON tTRE PArEN? 203
société sans classes : « L'histoire, comme l'existence, est sévère , liée à des fins éternelles ( ... ) C'est la bonne Eris
éludée par (une) solution initiale qui garantit la solution d'Hésiode , érigée en principe universel, c'est la pensée
finale, l'état de non-contradiction, le terme de la théodicée agonale des Grecs et de la cité grecque, celle des gymnases
laïque, la société homogène et sans conflits. En ce sens, et des palestres, de la lutte des partis politiques et des cités
Marx tombe sous la critique de Nietzsche, dénonçant à sa entre elles, mais généralisées à l'infini , au point que les
manière l'illusio n métaphysique : " Ce monde-ci est rouages du cosmos se meuvent à présent en elle » (La
contradictoire, donc il y a un monde dénué de contradic- naissance de la philosophie à l'époque de la tragédie grecque,
tion " (La volonté de puissance) » (François George, Gallimard, 1938, p. 60). Tout au long de l'histoire euro-
Souvenirs de la maison Marx, Christian Bourgois, 1980, péenne , cette philosophie implicite constituera la justifica-
p. 303). Cet idéal de la « paix universelle » est un idéal de tion profonde d'une exaltation des valeurs de lutte. Saxo
non-contradiction, qui implique logiquement la di~parition Grammaticus fera dire à Bjarei : « La guerre provient des
des différences - et, jusqu'à cette disparition, leur déva- gens bien nés ; de haut lignage sont les faiseurs de guerre.
luation théorique - , puisque ce sont les différences. qui Car les actes périlleux qu'entreprennent les chefs ne sont
génèrent le contradictoire. La contradiction est. le moteur pas. Je fait des hommes du commun » ( Gesta Danorum, 2,
même de la vie ; le désir de la faire disparaître est un désir 65). Et c'est aussi cette idée, non pas d'une « paix », mais
de mort. bien d 'une lutte universelle qui trouve son expression dans
Il en va tout autrement dans le paganisme, où le conflit la belle gravure du mystérieux Petrarcameisfer, Der Kampf
des contraires et sa résolution dans et par l'être du monde in der Natur (1520).
sacralise la lutte comme une réalité positive fondamentale: Tandis que Je monothéisme judéo-chrétien, véhicule de
La lutte ne fonde pas un ordre, mais elle constitue la trame l'obsession de l'Unique et de l'homogène , exige (ou croit se
de l'univers. Impliquant à la fois la conservation et la justifier en exigeant) l'extinction des conflits, sans réaliser
transformation, la contradiction, non pas mécaniste, indé-
que la structure conflictuelle est celle même du vivant et
passable, mais bien dialectique, assure son propre dépasse-
que son extinction implique !_'entropie et la mort, le
ment (Aufhebung). Au stade empirique et préconceptuel,
paganisme européen repose sur un pluralisme antagoniste
on en trouve la claire perception dès la plus haute
de valeurs. Dans ses manifestations les plus immédiates, le
antiquité, notamment chez Héraclite : « Il faut savoir que
polythéisme est l'expression de cet antagonisme, qui
le combat est universel, que la justice est une lutte et que
n'aboutit jamais à des oppositions irréversibles, à un
toutes les choses naissent selon la lutte et la nécessité »
dualisme radical, mais qui se résout, naturellement, dans
(fragm. 80). « Tout le devenir naît du conflit des contrai-
un tout harmonieux. Les dieux du paganisme luttent entre
res, écrit Nietzsche à propos d 'Héraclite; les qualités
eux, et pourtant, jamais cette lutte ne remet en cause la
définies qui nous paraissent durables n'expriment que
l'avantage momentané de l'un des lutteurs, mais ne mettent structure tripartie issue de la guerre de fondation 1• D 'ac-
pas fin à la guerre; la lutte dure pour l'éternité. Tout se
modèle sur cette lutte, et cette lutte elle-même manifeste la 1. Pour ces notions de « structure tripartie » et de « guerre de
fondation », nous renvoyons aux différents ouvrages de Georges
justice éternelle ... C'est une idée admirable, puisée à la Dumézil. Cf. également, pour une synthèse de ces travaux : Jean-
source la plus pure de l'hellénisme, qui envisage la lutte Claude Rivière (éd.) , Georges Dumézil. A la découverte des Indo-
comme l'action continuelle d 'une justice cohérent~ et E uropéens, Copernic, 1979.
204 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAlEN7 205
cord avec Jean-Louis Tristani, Michel Maffesoli souligne (guerre des catégories de croyance) est exclue au même
que « la division tripartite que donne Georges Dumézil titre que la lutte des classes (guerre des catégories sociales),
chez les Indo-Européens tend à faire ressortir la reconnais- en raison même de leur caractère irréductible. « L'ennemi,
sance de la pluralité du social ; il y a des rôles divers qui l'autre, n'est pas perçu comme criminel, mais en tant que
sont assumés, qui s'agencent, s'opposent, se combattent figure d'une question du moment, l'existence de l'autre ou
peut-être, mais sont reconnus en tant que tels, et, s'il y a l'altérité n'est pas déniée, mais est la mesure d'une
une hégémonie de tel type, elle est momentanée, précaire existence sociale qui se vit dans l'affrontement » (Michel
et t~ujours remise en question » (La violence totalitaire, Maffesoli, La violence totalitaire, op. cit., pp. 61-62).
op. cit., p. 184). . Le motif des frères ennemis, qui, dans la tradition indo-
C'est parce que, comme le dit Max Weber (Le savant et européenne, semble se greffer marginalement sur le thème
le politique), « les dieux se combattent »que se combattent des jumeaux divins 1, illustre bien la façon dont la pensée
et s'affrontent aussi, dans une perpétuelle re-présentation païenne situe les conflits et les affrontements par-delà bien
fondatrice, des forces antagonistes toujours plurielles, dont et mal. Il suffit à cet égard de comparer, d'une part,
aucune n'est par avance disqualifiée dans l'absolu. Dans l'opposition d'Abel et de Caïn ou de Jacob et d'Esaü,
l'esprit du paganisme, même l'ennemi public (hostis, par d'autre part, celle d'Etéocle et de Polynice ou d'Epiméthée
opposition à inimicus) ne peut représenter le mal en soi. Il et de Prométhée (voire de Romulus et pe Rémus), pour
reste toujours un adversaire relatif. Mieux encore, c'est de s'en apercevoir. Il est non moins remarquable, d'ailleurs,
l'aff~ontement que peut naître l'estime réciproque. Loin de voir comment l'âme faustienne, notamment à l'époque
qu'il faille disqualifier l'ennemi pour le combattre (obliga- du Sturm und Drang, chez Schiller (Die Braut von Messina)
tion inévitable dans un système « pacifiste »), c'est dans la et chez Goethe (la Pandora), a transformé le mythe
mesure même où on l'affronte et où il se bat bien qu'on biblique d'Abel et de Caïn. Soit la préférence pour le type
peut le reconnaître pour un pair. D'où l'appel, foncière- « Abel » tend à disparaître, soit c'est le type « Caïn » qui
ment païen, au « fraternel adversaire » - appel rarement est ouvertement préféré, soit encore l'un et l'autre type
reçu aujourd'hui, notons-le-, qui représente rigoureuse- sont regardés, au-delà du conflit qui les oppose, comme
ment l'inverse du « pardon des offenses » et de la joue
gauche que l'on tend après avoir été frappé sur la joue
nous nous mesurions en combat singulier! » (1Samuel17, 8-10). Cette
droite. D'où également la très ancienne pratique du duel, proposition, on le sait, est rejetée. David tue Goliath par traîtrise, sans
qui est la concrétisation même de cette mentalité (et dont l'approcher dans les conditions requises par le duel : « Ainsi David
on sait combien elle a perduré au fil des temps, indépen- triompha du Philistin avec la fronde et la pierre : il abattit le Philistin et
le fit mourir; il n'y avait pas d'épée entre les mains de David ~
damment même de l'évolution technique des moyens de (1Samuel17, 50). -
destruction) 1. Dans le paganisme, la guerre des religions 1. Chez les lndo-Européens, les jumeaux, en tant que symbole de
redondance, qu'il s'agisse, dans l'Inde védique, des Ashvins, de Castor
et Pollux (les Dioscures) en Grèce, probablement de Njôdhr et de Freyr
1. C'est cette pratique typiquement agonale du duel que Goliath, le chez les Germains, .ressortissent de la troisième fonction, c'est-à-dire de
Philistin, propose dans la Bible : « Choisissez-vous un homme et qu'il la fonction productrice. Sur ce thème, cf. Donald Ward, The Divine
descende vers moi. S'il l'emporte en luttant avec moi et s'il m'abat, alors Twins. An ln.do-European Mythological Theme in Germanie Tradition,
nous serons vos serviteurs; si je l'emporte sur lui et si je l'abats, alors in George Cardona, Henry M. Hoenigswald et Alfred Senn (éd.), Indo-
vous deviendrez nos serviteurs, vous nous serez asservis( ... ) J'ai lancé E uropean and Indo-Europeans, University of Pennsylvania Press, Phila-
aujourd'hui un défi aux lignes d'Israël. Donnez-moi un homme, et que delphia, 1970, pp. 405-420.
206 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÏEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 207
strictement complémentaires. Ces deux types deviennent découvrir des coupables » (L'essence du politique, op. cit.,
alors des métaphores de sapientia et de fortitudo : que p. 499). Tout le développement du droit international
serait la sagesse sans la force? Et c'est par la réunion de ces contemporain, fondé largement sur les valeurs de la Bible,
deux types que se crée l'harmonie. Telle est la base de la vise effectivement à faire de l'ennemi un coupable du point
conception weimarienne de la Wiedervereinigung der de vue moralo-juridique. De proche en proche, on en
Gegenséitze. arrive à l'idée que l'ennemi, ne devant pas exister, se
Cette philosophie rejoint pleinement, dans le domaine trouve, s'il existe quand même, hors des lois humaines -
de la politologie, la Freund-Feind Theorie de Carl Schmitt, hors de l'humanité. On aboutit alors à ce paradoxe « qu'il
dont on doit l'introduction en France à Julien Freund et à serait permis d'exterminer un groupe ou une classe sociale
Raymond Aron. Dans La notion de politique (op. cit.),
au nom de l'humanité, puisque l'on ne tue pas un ennemi,
ouvrage qui, depuis sa parution, n'a cessé d'être l'un des
mais un coupable. Finalement - et nous rencontrons déjà
pôles de réflexion de la politologie allemande, Carl Scbmitt
des indices de cette évolution-, le soldat n'aura plus une
montre que la distinction entre l'ami et l'ennemi, la relation
(et par conséquent aussi la conjonction) de l'ami (Freund) fonction militaire, mais celle de policier et de bourreau.
et de l'ennemi (Feind), est la relation spécifique 'et le Telle est la logique : une société sans ennemi qui voudrait
critérium même du politique : le critère du politique, c'est faire régner la paix par la justice, c'est-à-dire par le droit et
la possibilité pour une opposition quelconque d'évoluer la morale, se transformerait en un royaume de juges et de
vers un conflit. coupables. Loin que la justice tienne lieu de politique, on
Carl Schmitt montre également que le remplacement du assisterait à une parodie de la justice et de la politique »
politique par la morale, loin d'aboutir à l'extinction des (Julien Freund, ibid., p. 506). Les guerres menées au nom
conflits, aboutit au contraire à leur aggravation. Dès d'une morale universelle abstraite - morale religieuse
l'instant, en effet, où le conflit relève d'une interprétation hier, avec les guerres de religion , morale idéologique
morale - et d'une morale où le bien et le mal sont posés aujourd'hui - ont toujours été les plus atroces. Ajoutant
comme absolus-, il devient inextinguible. L'ennemi n'est aux conflits traditionnels la dévaluation radicale des uns et
pas supprimé ; il est transformé : d'adversaire relatif, la bonne conscience des autres, elles abolissent les distinc-
momentané, il devient ennemi absolu. L'ennemi ne peut en tions classiques du militaire et du civil, de l'état de guerre et
effet représenter que le mal. C'est le mal dont il est de l'état de paix. De telles guerres impliquent la destruction
l'incarnation que l'on combat en lui, et pour ce faire, tous de l'adversaire, éventuellement remplacée par sa « conver-
les moyens sont bons ou peuvent l'être. L'ennemi est sion » ou sa « rééducation », dans la mesure même où il est
coupable; il doit être chlJtié. Cette culpabilité de l'adver- impossible (et impensable) de pactiser avec ce que cet
saire est un réquisit de tout le système : quand on est un adversaire représente. Ce ne sont pas seulement des
adepte de la « paix universelle », comment faire la guerre moyens techniques de destruction plus perfectionnés qui
si ce n'est au nom du bien en soi? La justification la plus ont rendu les guerres modernes atroces; c'est la conjonc-
radicale est donc exigée. « Sous prétexte de supprimer tion de ces moyens avec la diffusion généralisée d'une
l'ennemi politique au nom d'une conception prétendue plus idéologie biblique de la « paix universelle », qui, confron-
humaine », remarque Julien Freund, on« dénature l'inimi- tée à la réalité de l'altérité et des inimitiés relatives qui en
tié et on la rend plus cruelle, occupée qu'elle est à découlent, ne peut y faire face qu'en faisant de l'ennemi un
208 COMMENT PEUT-ON tTRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON tTRE PAIEN? 209
hors-l'humanité 1. Admettre, au contraire, la spécificité du ontologique réunit - ou comprend - véritablement la
politique - et, du même coup, l'entière autonomie de multitude, écrit Lévinas, il s'agit de substituer l'idée d'une
l'homme dont elle est la marque-, c'est ne pas considérer séparation résistant à la synthèse. »
nécessairement l'ennemi comme un coupable. C'est le Le paganisme, lui, légitime tout natureJlement le politi-
reconnaître comme toujours susceptible d'une égale que, dans la mesure, statutaire, où il consacre le pluralisme
dignité. Si les conflits ne relèvent pas intrinsêquementd'une des identités collectives - où il privilégie, même, entre
interprétation morale, alors l'adversaire ne représente pas l'humanité et l'individu, la dimension intermédiaire de la
le « mal » ; il est seulement la figure d'une problématique culture spécifique par laquelle l'homme se transforme et se
donnée, et l'on peut toujours respecter l'homme particulier bâtit. « Le Dieu unique, dit encore Julien Freund, n'est pas
qui est en lui. Si ma relation à lui est par-delà bien et mal, un être politique. Seul le polythéisme est une vision
l' Autre peut être à la fois mon ennemi et mon frère. politique de l'au-delà. De même la société humaine glo-
C'est également en raison de son universalisme que la bale, entièrement réconciliée avec elle-même, telle que le
pensée biblique récuse le politique. Le politique « est une marxisme l'annonce, ne saurait non plus être politique »
essence à vocation particulariste et non universaliste ( ... ) (L'essence du politique, op. cit., p. 478). Du point de vue
Aussi, dans la mesure où les clercs et les intellectuels politique, l'Etat universel est une contradiction dans les
prétendent être les serviteurs de l'universel, ils ne peuvent termes : « Le monde politique n'est pas un universum,
qu'être hostiles à la politique » (Julien Freund, L'essence mais, si l'on peut dire, un pluriversum. A cela correspond
du politique, op. cit.·, p. 478) . Iahvé, plus précisément, ne que toute théorie politique est pluraliste » (Carl Schmitt,
déplace son regard que de l'absolu de l'humanité à l'absolu op. cit., p. 97). On ne fait de politique qu'avec l'Autre;
de l'individu. Face à ce regard, les nations et les empires, l'altérité est la condition même du politique. C'est pour-
les cultures particulières ne sont, au mieux, qu'événements quoi la négation ou la dévalorisation de l' Autre au profit du
contingents, excroissances transitoires de l'histoire Tout Autre va de pair avec la négation ou la dévalorisation
humaine, au pire, que manifestations d'un « orgueil » sans du politique. Au sens étymologique, le politique reste
cesse renaissant. Au principe païen d'une totalité liée au activité de la polis, de la cité - or, seul le paganisme peut
monde, englobant toutes les spécificités collectives, la admettre qu'il y ait des dieux différents pour différentes
Bible oppose la dissociation au double titre, non contradic- cités. ·
toire, de l'humanité uniforme et de l'individu désinséré de Tous les maladifs aspirent au troupeau. La quantité leur
ses appartenances. « A l'idée de totalité où la philosophie est compensatrice - du moins le croient-ils - de ce qui
leur manque : s'ils sont plusieurs à souffrir d'eux-mêmes, il
1. B.H. Lévy n'échappe pas à cette règle. Pour le christianisme, écrit- leur semble qu'ils souffrent moins. Ceux qui se réclament
il, c l'autre homme est aimable en tant simplement qu'il est un homme; des valeurs judéo-chrétiennes prêtent parfois aux « puis-
pour Je judaîsme, en tant qu'il est vraiment un homme et qu'il le prouve sants » les sentiments qu'ils auraient, qu'ils seraient tentés
inlassablement en répétant son allégeance à la Loi » (Le Testament de
Dieu, op. cit., 253) . Ce qui revient à dire que celui qui ne fait pas d'avoir s'ils étaient à leur place, sans voir que la vraie
allégeance à la loi de la Bible ne peut sec prouver> en tant qu'homme; puissance est à elle-même sa propre fin, qu'elle ne vise, à
qu'il n'est pas vraiment un homme, mais en quelque sorte un sous- condition d'être sereine, à aucune utilité- que « la volonté
homme. On comprend que , dans L 'idéologie française (Grasset, 1981),
le même auteur appelle à une c réhabilitation > du « sectarisme » de volonté nie toute fin en soi et ne tolère aucune fin si ce
- (pp. 252-253). n'est comme moyen , afin de se vaincre elle-même au jeu,
210 COMMENT PEUT-ON ? TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAfEN ? 211
délibérément, et d'organiser un espace pour ce jeu » mais non le sentiment de cette vie incessamment créatrice
(Martin Heidegger , E ssais et conférences, Gallimard, 1980, qu'une nature plus féconde a inspiré à d'autres races. »
p . 103). Dans le paganisme , le bonheur n'est jamais Cette formule n'est plus . guère retenue aujourd'hui -
antagoniste de la puissance. Mais il n'est pas non plus indépendamment du fait que le désert n'est pas monotone ,
antagoniste de l'équité. En condamnant l'exaltation de la si étranger à toute altérité, qu'on l'imagine. Il est possib\e,
faible~se, le paganisme ne vise en aucune façon à justifier néanmoins, qu'elle contienne un noyau de vérité. Erich
l'écrasement des faibles par les forts, ni à constituer Fromm, par exemple, sans voir dans le désert la source du
l' « alibi idéologique » d'un quelconque désordre établi. Il monothéisme, admet la possibilité d'une influence..- du
prétend , tout au co!ltraire, contribuer à former le cadre - milieu de vie sur la conception générale du monde.
spirituel permettant à tout homme , quel que soit son rang, Evoquant sa signification comme « symbole d'une vie sans
à supposer seulement qu'il en ait la volonté, de cultiver en entraves, non possédante », il considère le .d ésert comme la
lui ce- qui le renforce, et non ce qui le défait. Il ne reproche « clé symbolique » de la sortie d'Egypte : « Le désert n'est
pas au judéo-christianisme de défendre les faibles injuste- pas un foyer ; il n'a pas de villes, pas de riches ;.c'est le
ment opprimés. Il lui reproche d 'exalter en eux leur domaine des nomades qui ne possèdent que ce dont ils ont
faiblesse , d 'y voir la marque de leur élection et leur titre de besoin , c'est-à-dire des choses indispensables à la vie et non
gloire ; il lui reproche de ne pas les aider à devenir forts. Il des richesses. Historiquement, les traditions nomades s'en-
ne s'agit donc pas d'opposer les forts aux faibles - tremêlent dans le récit de l'Exode ; et il se peut fort bien
aujourd'hui, d'ailleurs, c'est le paganisme qui est faible, et que ces traditions nomades aient déterminé la tendance
le monothéisme judéo-chrétien qui est fort - , mais bel et opposée à toute propriété non fonctionnelle et le choix de
bien d'opposer u{l système à devenir fort à un système à la vie dans le désert comme préparation à la vie libre »
rester faible. Il s'agit aussi de faire du monde, non une (Avoir ou être ?, op. èit., pp. 68-69). N'était-il pas néces-
vallée de larmes, non un théâtre d'ombres, non une scène saire, alors, que la Torah fOt donnée à l'homme dans le
où l'homme avec un bonheur inégal joue son salut, mais le désert, dans ce paysage qui affranchit l'espritde toutes les
champ naturel d'expansion de soi pour un homme capable, choses visibles et le plonge dans l'abîme de sa propre nuit?
· en s'affirmant autonome, de s'instituer lui-même comme « La vie pastorale, la solitude et le temps pur facilitent la
son propre projet. révélation qui, nous le savons, se produit au désert ,
écrivent Josy Eisenberg et Armand Abecassis. Dieu a
choisi un peuple de nomades et non de sédentaires et il l'a
20 formé dans le désert avant de lui donner la Terre promise ,
afin qu'il ne s'y englue pas et qu'il reste fidèle à sa
« Le désert est monothéiste » : on connaît cette formule de vocation » (Moi, le gardien de mon frère ? op. cit., p. 75).
Renan , ajoutée à la relecture sur un manuscrit, et qui Une idée analogue avait été exposée au XVIe siècle par le
devint aussitôt célèbre. Elle figure dans l'Histoire générale Maharal de Pragues : « Parce que la Torah est divine ,
et système comparé des langues sémitiques (op. cit.) : « La parce qu'elle est l'intellect absolu et non pas recueil de
nature tient peu de place dans les religions sémitiques : le convenances, elle a été donnée dans le désert, car le désert
désert est monothéiste ; sublime dans son immense unifor- présente une affinité avec ce qui relève de Dieu et de
mité, ,il révéla tout d'abord à l'homme l'idée de l'infini, ~'intellect » (cf. Th. Dreyfus, Dieu parle aux hommes,
212 COMMENT PEUT-ON 'êTRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN ? 213
Klincksieck, 1969, pp. 138-141). Mircea Eliade observe représentation idéale. L'homme est le seul créateur de
enfin : « La région pure et sainte par excellence est dieux, parce qu'il est le seul donneur de sens. Dans
seulement le désert, car c'est là qu'Israël resta fidèle à son l'Olympe ou au Valhôll (Walhalla), les dieux exercent un
Dieu » (Histoire des croyances et des idées religieuses, rôle social fonctionnel, selon le modèle de l'idéologie
vol. 1, op. cit., p. 368). tripartite, qui a son équivalent dans la cité des hommes,
Ernest Renan écrit encore : « Il y a des races monothéis- soit réellement, soit sur le plan del' « idéologie » (au sens
tes comme il y a des races polythéistes, et cette différence dumézilien du terme). Loin de s'opposer à ce monde des
tient à une diversité originelle dans la manière d'envisager hommes, le panthéon en fournit donc la plus intense et la
la nature » (Etudes d 'histoire religieuse). Opinion très plus ferme des justifications. Il en constitue l'exaltation.
certainement excessive, mais qui a l'avantage de mettre Les dieux manifestent eux-mêmes les caractères des hom-
l'accent sur cette si controversée notion de « nature ». Si mes, et témoignent de la même diversité d'aspirations.
l'être est le monde, il y a en effet nécessairement parenté, Dans l'Iliade, lorsque Zeus envisage de soustraire Sarpé-
filiation, consubstantialité de l'être et des étants - et des don au glaive de Patrocle, Héra lui dit : « Nous, les autres
étants entre eux - , consubstantialité par conséquent de dieux, nous ne sommes pas tous d'accord pour t'approu-
l'homme et de la « nature » comme de l'homme et · de ver » (ch. XVI). De même, lorsque Brynhildr (Brünhilde)
Dieu. Ce lien de l'homme à la « nature »,disons-le tout de désobéit à Odhinn - épisode qui se trouve évoqué, dans
suite, n'est pas à interpréter comme un plat naturalisme - l' Edda, aux dernières strophes du Ftlfnismql - , c'est à
le- « retour à la nature » cher aux disciples de Rousseau, contrecœur que son père, pour la punir, l'enferme dans le
aux écologistes et aux sectes volkische - , mais comme une cercle de feu d'où la délivrera Sigurdr (Siegfried). C'est que
participation active de l'homme à l'existant dans son Zeus et Odhinn sont des souverains, non des despotes. Et
ensemble, fondée sur la claire conscience qu'il peut' avoir que la religion constitue le ciment naturel de ces structures
, de cet existant. Dans cette perspective, Dieu peut être en collectives que les religions de salut individuel - surtout
toutes choses, non au sens d'un logos qui travaillerait de sous leurs formes profanes - auront souvent pour effet de
,... l'intérieur la réalité sensible, mais comme une dimension de briser. Les dieux, enfin, sont mortels. Lors de la fin du
cette r~alité : sa dimension de profondeur. La brume sur la cycle, ils disparaîtront.
montagne, le chant de l'oiseau, le cheminement de l'insecte Chez les Indo-Européens, observe Jean Varenne,« il y a
peuvent en porter la marque. Dieu peut se déployer vers continuité entre les plus humbles des créatures et les dieux
l'homme dans le mouvement des vagues, l'herbe qui les plus hauts. Ceci n'implique nullement que tous ces êtres
germe, la fleur qui s'épanouit. (Cf. le « paganisme éhré- soient confondus ou égaux : tout au contraire, ils forment
-1 tien » de François d'Assise, qui loue « notre sœur la des groupes nettement séparés et hiérarchisés ( ...) La
lune », « notre frère le vent », « notre sœur la terre, notre norme est pour chaque vivant d'assumer pleinement la
, mère qui nous porte et nous nourrit », et « surtout messire condition qui est la sienne ou, comme dit le Véda, son
' notre frère le soleil » .) dhtiman : à la fois son « statut » et sa « position », c'est-à-
, Dans les religions indo-européennes, nous l'avons dit, dire sa place dans l'échelle hiérarchique des êtres » (Les
l'homme est la mesure de Dieu. La société des dieux est Indo-Européens, in Dictionnaire des mythologies, Flamma-
organisée sur le modèle de la société des hommes, dont elle rion, 1980, p. 45).
garantit la perpétuation et la durée en en donnant une Cette continuité qui relie la sphère divine et la sphère des
214 COMMENT PEUT-ON eTRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON eTRE PAIEN? 215
hommes, en même temps que le sacré et le profane, nous del' « élection » de tout un peuple.) Dans le paganisme, la
semble, par opposition au dualisme inhérent au monde de religion tend surtout à régler des situations d'intérêt
la Bible, l'un des traits les plus caractéristiques du paga- collectif; elle fait une large part à la personne (plutôt qu'à
nisme. Dans l'antiquité pré-chrétienne, la religion ne se l'individu), mais en prenant en compte les appartenances
distingue pas de la vie civique - non, cette fois, pour se indispensables à l'appréhension de son identité. « Ce n'est
l'assujettir en la dépouillant de ses normes propres, mais au pas en tant qu'individu, note Jean-Pierre Vernant, que
contraire pour la sacraliser. Chez les Romains, la pietas est l'homme grec respecte ou craint un dieu, c'est en tant que
d'abord une vertu sociale. La religion, à Rome, sacralise chef de famille, membre d'un genos, d'une phratrie, d'un
les collectivités organiques, depuis la famille jusqu'à la dème, d'une cité» (loc. cit.). Ce lien communautaire est si
patrie - d'où l'importance des cultes domestiques et, fort que, dans de nombreuses sociétés européennes ancien-
d'autre part, du culte civique, élargi plus tard en culte nes, la proscription est considérée en elle-même comme un
impérial. Elle renvoie au respect des normes sociales et des châtiment exemplaire. (L'idée selon laquelle le proscrit, en
rapports naturels entre les individus. Elle élargit la disci- étant retranché de la communauté, supporte une sorte de
pline commune et prolonge la hiérarchie. En ce sens, elle malédiction sacrée, restera vivante jusqu'en plein Moyen
repose moins sur la « morale », voire sur la croy~nce, que Age.)
sur la participation aux rites : « pratiquer » un culte, c'est Par suite, dans le paganisme, la personne est inséparable
être bon citoyen ; c'est s'affirmer solidaire du destin de la de sa lignée. Dans l'ancienne spiritualité scandinave, la
cité. Chez les Germains, le culte est le fondement du sacré, famille constitue l'un des fondements de l'existence, avec
qui est le fondement du droit. La religion est indissociable l'honneur et le destin. Nombre de décisions et d'actes
de l' heidinn sidr, de la « coutume païenne ». « Ce détail est importants se fondent sur le seul fait de l'appartenance
éclairant, souligne Régis Boyer, car il suffit à nous autori- familiale - et l'on considère, non pas qu'il est « orgueil-
ser à conclure que la religion germanique n'existe qu'en leux » de vouloir égaler son père, mais au contraire qu'il
tant qu'ensemble de pratiques et d'opérations culturelles est déshonorant de montrer moins de valeur que lui.
( ... ) C'est dans la pratique des rites, au moment où il y L'immortalité elle-même est liée au monde, à l'exemple
assiste ou y participe, que le Germain entre en religion » donné, au souvenir laissé et transmis comme un vivant
(Les religions de l'Europe du Nord, op. cit., pp. 43-45). Il en modèle; la honte, la transgression de l'honneur, est un
va de ·même chez les Iraniens, les Indiens védiques ou les reniement du sacré. Eternité « physique » et éternité
Celtes. Le monothéisme judéo-chrétien, lui, crée moins, spirituelle se conjuguent. La plupart des peuples indo-
' comme on l'a trop souvent affirmé, les conditions du européens ont cru à un « par-delà » (en sanskrit para-
respect de la personne que celles de sa déformation sous la dèsha, en iranien pairi-daéza, d'où le mot « paradis »),
forme de l'individualisme, c'est-à-dire de l'idéologie qui, mais celui-ci était encore une trans-position de ce monde-ci.
une fois transposée dans la vie profane, justifie au nom Loin de représenter l'antithèse de l'existence réelle, loin
d'une vérité abstraite universelle, la rupture de solidarité 'lllême de supprimer le conflit qui forme la trame de
de l'individu et de la cité. Le rapport au divin est alors l'univers, il les portait à un plus haut niveau. « Au Valhôll ,
purement individuel : on fait seul son salut. (Ce trait, nous on se battra encore. Et les occis se relèveront, indemnes,
l'avons vu, est spécialement accentué dans le christianisme, au soir de chaque journée, de leurs blessures mortelles »
le judaïsme le compensant dans une large mesure par l'idée (Régis Boyer, Les religions de l'Europe du Nord, op. cit.,
216 COMMENT PEUT-ON èTRE PA[EN? COMMENT PEUT-ON èTRE PAlEN? 217
p. 32). Avant même l'apparition du thème du Valhôll, où du « royaume des cieux » était d'origine indo-européenne
certains auteurs voient une création relativement tardive , (Histoire des Ouranides, in Cahiers du Sud, 36, 1952, 8-17).
la dévotion nordique envers les âmes des morts est d'autant On songe à Nietzsche, qui fait s'écrier à Zarathoustra :
plus grande que celles-ci ne quittent pas vraiment ce « J 'aime ceux qui ne cherchent pas, par-delà 'tes étoiles,
monde , que les morts se réfugient en quelque endroit de la une raison de périr ou de se sacrifier, qui au contraire se
terre ou du ciel, qu'ils « habitent » un lieu donné à sacrifient à la terre pour qu'un jour vienne le règne du
proximité· de leur ancien foyer, etc. Tous les commenta- surhomme. »
teurs s'accordent à voir, par exemple, dans la croyance aux Cette idée fondamentale d'une continuité entre l'homme
landvaettir, aux âmes des morts, un trait essentiel du et l'être qui est le monde ne peut toutefois être pleineme.nt
paganisme islandais. (Ces âmes deviennent parfois des saisie qu'à la condition, répétons-le, de ne pas être
elfes, dont le christianisme fera des démons.) Chez les interprétée sous l'angle du naturalisme. On a, à notre avis,
Grecs, les Champs-Elysées ne sont également qu'une beaucoup trop représenté le paganisme comme une « reli-
projection sublimée de ce monde-ci. Chez les Celtes, le sid, gion de la nature » , ignorant toute transcendance, qui se
localisé « par-delà les mers » , au fond des lacs, dans des serait en quelque sorte bornée à sacraliser les déterminis-
colliries ou sous des tertres, est « un monde parallèle au mes naturels. Certains de ses aspects, notamment dans le
nôtre qui, tout en étant différent ou lointain, s'y superpose paganisme populaire et rural, dont les « survivances », plus
ou le baigne » (Françoise Le Roux et Christian J. Guyon- ou moins déformées, ont été nombreuses, ont pu donner
varc'h, La civilisation celtique, Ogam, Rennes, 1979, prise à cette interprétation. CeJle-ci a, en outre, été
p.-122). rel qu'il nous apparaît, ce (( paradis » celtique systématisée par la propagande chrétienne, afin ~'opposer
« n'a presque rien de commun avec le paradis chrétien, et il de façon facile les prérogatives de l' « esprit », dont la foi
est très proche par sa conception du Walhalla germanique nouvelle s'arrogeait le monopole, aux balourdises natura-
et du paradis islamique. Ses occupants mènent une vie de listes des « adorateurs de la pierre et des choses inani-
joie et de délices : ils consomment une nourriture choisie et mées ». Or, pour l'essentiel, cette image est fausse, et l'on
abondante, ils sont aimés de femmes d'une beauté extraor- commet en y adhérant un grave contresens.
dinaire et ils ont tous le même rang social élevé. On ne La nature n'est en effet qu'un aspect du monde; elle ne
connaît plus chez eux ni péché (notion chrétienne) ni , se confond pas avec lui. Affirmer l'existence d'une conti-
transgression (notion préchrétienne) » (ibid, p. 123) 1• Le nuité entre l'homme et le monde, ce n'est pas réintégrer
Suédois Stig Wikander a établi, de son côté, que le thème l'homme parmi les choses, animées ou inanimées, et c'est
moins encore le réduire lui-même à sa propre « nature »
1. La croyance en la réincarnation, attestée notamment chez les (au biologique, à l'animal qui est en lui) ou le dépouiller de
Indiens, semble correspondre elle aussi à cette idée que l'immortalité son caractère spécifique. Non seulement la continuité doit
n'implique pas de rupture radicale avec la réalité sensible. César, quant être envisagée de façon plurielle et même dialectique (les
à lui, écrit : c Ce dont (les druides) cherchent surtout à persuader, c'est
que les âmes ne périssent pas, mais passent après la mort d'un corps dans lois de la conscience humaine ne se ramènent pas plus au
un autre > (De bello gallico 6, 14). Lucain, Strabon et Diodore de Sicile biologique que le biologique ne se ramène au microphysi-
émettent des jugements identiques. La recherche contemporaine a que), qiais on doit admettre qu'elle se fait dans deux
cependant démontré que la croyance en la métempsycose au sens strict
est pratiquem~nt absente dans le monde celtique (cf. Françoise Le Roux directions opposées, en « amont » et en « aval », de
et Christian J. Guyonvarc'h, Les druides, Ogam, Rennes, 1978). l'homme vers la nature aussi bien que de l'homme vers la
218 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 219
divinité. On peut dès lors partager cette opinion de Julius que tous ces termes soient placés sur le même niveau.
Evola, selon laquelle « ce qui caractérise le monde pré- L'âme et le corps sont dans le prolongement l'un de l'autre,
chrétien, tout au moins dans ses formes supérieures, n'a ils sont tous deux consubstantiels au monde, mais c'est
rien de commun avec une divination superstitieuse de la cependant l'âme qui « domine ».Par rapport au corps, elle
nature ; il s'agit plutôt d'une compréhension symbolique de est, pourrait-on dire, une qualité émergente. C'est pourquoi
celle-ci, au travers de laquelle tout phénom~e et toute le paganisme pose en postulat le primat de l' idée - d'une
action extérieure apparaissaient comme la manifestation idée qui ne doit toutefois pas être confondue avec le logos
sensible d'un monde d'au-delà du sensible » (Le malen- platonicien. C'est pourquoi aussi nous refusons toute
tendu du« nouveau paganisme», art. cit.). interprétation principalement naturaliste des religions
C'est ici toute l'équivoque de la« bonne nature ». C'est indo-européennes, pour en rechercher le « noyau », non
vrai que la« nature »,en tant qu'elle représente un aspect dans une divinisation des « éléments naturels », ni même
du monde, est fondamentalement « bonne ». Ce n'est pas dans une suite d'événements historiques transfigurés par le
pour autant qu'elle nous détermine intégralement - en mythe, mais bel et bien dans un syst~me idéologique, dans
sorte que, dans une certaine mesure, c'est d'elle que nous une vue-du-monde particulière, ,qui donne d'emblée un
tirerions notre signification. Au contraire, c'est bien plutôt sens à tous ses composants. Dans cette perspective, nous
l'homme qui, en la modelant selon sa volonté, la détermine pouvons dire que l'homme « crée » le monde par le regard
et lui donne un sens. Il y a dans certain néo-paganisme - qu'il porte sur lui, que l'âme « se constitue » un corps,
celui-là même que critique Evola - toute une thématique qu'une vue collective du monde « forme » une société en
de l' « âge d'or », de l' « innocence païenne primitive », l'in-formant, etc. Nous sommes ici tout à fait à l'opposé du
qui nous paraît extrêmement critiquable, au même titre naturalisme.
que les idéologies et les doctrines qui s'y trouvent souvent « Créateur » de la nature, l'homme est également créa-
rattachées {néo-rousseauisme à résonance ultra-fédéraliste , teur de dieux. Il participe de Dieu lui-même chaque fois
écologisme volkisch, anti-étatisme primitiviste, etc.). Cette qu'il se dépasse, chaque fois qu'il atteint aux limites du
thématique implique une conception déterministe et « bio- meilleur et du plus fort de lui-même. Cette idée sera reprise
logiste » de l'homme qui ne correspond pas à la réalité, et par Nietzsche, sous un angle particulier, avec le thème - si
qui, paradoxalement, rejoint le mythe judéo-chrétien de souvent mal compris - du surhomme. Elle trouvera dans
l'innocence adamique {dont elle a probablement subi l' « anthropologie philosophique » moderne (Gehlen, Port-
l'influence). mann, Plessner) ses justifications épistémologiques avec le
La théologie du paganisme n'est pas une théologie de la thème de l'homme bâtisseur, constructeur de lui-même.
nature, mais une théologie du monde. La nature manifeste Elle sera enfin développée par Heidegger - et c'est à juste
le visage de l'être, mais elle ne constitue pas sa détermina- titre que Lévinas verra dans cette « piété vouée aux dieux
tion ultime. Et de même que la continuité entre tous les mythiques » ce qui lui est le plus étranger : un « retour
étants, notamment entre les hommes et les dieux, n'impli- offensif (des) normes d'élévation humaine » (Difficile
que pas que ces étants soient confondus ou spontanément liberté, op. cit., p. 2).
égaux, de même la protestation que l'esprit européen n'a Le paganisme prend en compte les déterminismes natu-
pas cessé d'exprimer contre le divorce du ciel et de la terre, rels, mais il n'y soumet pas l'homme; toujours il oppose à
de l'homme et de Dieu, de l'âme et du corps n'implique pas l'inévitable la liberté humaine et la volonté héroïque. Dans
22Q COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON eTRE PAfEN? 221
l'antiquité préchrétienne, que ce soit dans la saga germani- bout, l'honneur est de ne pas faillir à l'idée qu'on s'est faite
que, la ~eprésentation romaine du fatum ou la tragédie de soi-même » (Régis Boyer, La vie religieuse en Islande,
grecque, on retrouve constamment cette idée que l'impos- 1116-1124, Fondation Singer-Polignac, 1979, p. 336). (En
sible doit être tenté, même et surtout quand c'est vraiment ce sens, le déshonneur est aussi bien la médiocrité. Son
l'impossible. La notion de destin est différente de celle de contraire n'est pas le péché, mais la honte.) De façon plus
pré-destination. C'est, en chaque homme, une incarnation générale, explique Jean Varenne, « il semble que les Indo-
du sacré qui, comme telle, est associée à un devenir. Européens aient professé que le destin est en fait l'expres-
L'homme ne subit pas son sort; il peut librement l'accom- sion du nécessaire enchaînement de nos actes (loi de
plir, le prendre en charge, ou tenter de s'y opposer s'il s'en causalité); dès lors, ma libre volonté (ou celle d 'un dieu
fait une idée différente. Chez les Germains, précise Régis intervenant dans le cours des choses) apparaît comme une
« matérialisation » de mon destin ; je puis être un héros si
Boyef, le destin « subit une sorte d'assimilation » dont la
traduction est l'esprit de lutte ( vfghugr). « L'homme s'est je 1/,eux l'être; et si je le deviens (si ma volonté a été assez
forte, si les dieux n'étaient pas contre moi, etc.), on pourra
fait de lui-même une idée qui est la traduction de son
dire à juste titre que tel était mon destin » (Les Indo-
destin, il va chercher toute sa vie durant à la manifester par
Européens, art. cit., p. 45). Dans le paganisme, le destin est
ses actes; il aura atteint son but si cette idée est reconnue
un principe de vie.
d'un commun accord par ses contemporains. La société est
La notion de fatum n'entraîne donc ni 1' «.obéissance »,
le champ clos où se fait la réputation d'un homme, c'est-à-
ni la soumission, ni le renoncement. Au contraire, elle
dire où s'avère la forme de son destin » (Les religions de
stimule le désir d'action et elle entretient le sentiment
l'Europe du Nord, op. cit., p. 19) 1• Le destin, pour les
tragique de la vie. Ainsi que le souligne Schopenhauer, le
anciens Scandinaves, n'est pas une puissance funeste et
tragique est lié à la claire conscience que l'homme a de sa
hostile. Il est plutôt l'ensemble des états de faits que faiblesse, du caractère éphémère de son existence - et, en
l'expérience permet d'éprouver. Quand on lit le texte des même temps, du désir sans cesse réaffirmé de compenser
sagas, note Peter Hallberg, « ce n'est pas d'abord le destin, cette faiblesse par une intensité créatrice. En d'autres
immuable et sombre, qui retient l'attention du lecteur, termes, le tragique implique une volonté de se mesurer au
mais plutôt l'attitude héroïque des personnages envers ce temps, -tout en sachant que celui-ci sera finalement vain-
destin - non pas défaite, mais victoire » (The Icelandic queur, sans jamais trouver dans la certitude de la retombée
Saga, Lincoln , 1962, p. 96). C'est l'importance de la notion finale - la mort - Je- moindre prétexte à renoncer. Il
de destin qui détermine celle de la notion d'honneur, et entretient ce « pessimisme de la force » que Heidegger
non l'inverse. C'est parce qu'il y a un destin qu'il est oppose au « pessimisme de la faiblesse » et qui « postule la
déshonorant de ne pas lui faire face : « Dans un monde où, prise de conscience des forces et des conditions nécessaires
après avoir sondé ses capacités, on décide d'aller jusqu'au pour dominer malgré tout la situation historique » (Che-
mins qui ne mènent nulle part, Gallimard, 1968, p. 185).
1. Dans l'antiquité germanique, la notion de destin est rendue soit par L'héroïsme est alors de lutter contre ce qui finira par
le vieux nordique orUJg, qui par l'intermédiaire du préfixe or-.( ur· en triompher - mais d'un triomphe « naturel », auquel il est
allemand) renvoie à des « lois originaires », soit par le vieil anglais w~rd,
nom féminin formé à partir du passé du verbe weordhan, « devenu » toujours possible d'opposer un autre triomphe proprement
(cf. l'allemand werden). humain. C'est parce qu'il y a une destinée que l'homme, en
222 COMMENT PEUT-ON tTRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAfEN? 223
tentant soit de l'accomplir soit de s'y opposer, peut être
héroïque, se dépasser lui-même et participer d'un statut 21
divin. Amor fati : le seul moyen de subir sans subir.
Exaltation portée au plus profond d'un tempérament La distance séparant toute forme de naturalisme de la
agonal qui fait de la lutte - et d'abord de la lutte contre soi conception du monde étudiée et proposée ici, nous permet
- l'essence même de la vie. également de refuser la réduction du paganisme à une sorte
Chez les stoïciens, on trouve également l'idée que le libre de sensualisme « gaulois » ou rabelaisien, sinon donjuanes-
arbitre, condition du mérite individuel, n'est pas exclu par que ou libertin. A 1 èn croire certains, vivre de façon
la prédestination. Chrysippe développe longuement ce « païenne » consisterait à débrider ses instincts, à se
point de vue. Cicéron, dans le De fato, Alexandre défaire de toute idée de faute ou d'examen de conscience :
d'Aphrodise, dans son Traité sur le destin, distinguent des bien manger, bien boire et bien copuler - par opp0sition à
« causes antécédentes », sur lesquelles nous ne pouvons la morale des « hommes en noir », qui prêchent l'ascé-
rien, et des « causes immanentes », qui ne dépendent que tisme, l'abstinence et la pauvreté. Tout un paganisme de
de nous. Le destin gouverne le monde, dit Sénèque, mais la boulevard s'est ainsi développé, à base de libertinage à la
liberté intérieure de l'homme n'est jamais atteinte par Casanova quand ce n'est pas d' « ésotérisme sexuel »ou de
l'adversité : l'homme peut toujours déterminer librement pagan sensations hollywoodiennes (cf. le film · de Tinto
le sens de ses actes. Plus tard, à l'intérieur même du Brass, Caligula, 1977). Cette « interprétation », principa-
christianisme, tout un courant de pensée « hérétique » lement latine 1 et qui sent son catholicisme inversé - son
luttera contre le déterminisme de la faute héréditaire , catholicisme de carnaval, de « fête des fous » - , tire
tandis que les théologiens s'affronteront sur la prédestina- évidemment une justification de principe des attitudes
tion et la grâce pour aboutir à cette conclusion que l'homme chrétiennes qui ont abouti à dévaluer la femme , le corps, le
est encore libre de ses actes à l'intérieur de ce qui lui est par désir sexuel, et qui ont fait de la « concupiscence char-
avance « donné ». Hôlderlin , admirateur passionné de la
nelle » l'un des péchés capitaux. Elle ne nous en paraît pas
Grèce antique, affirmera que c'est en se réalisant dans ce
moins fort contestable.
qui est le plus éloigné de sa « nature » - c'est-à-dire dans
L'antiquité européenne nous donne, c'est l'évidence
èe qui l'oblige à se contraindre avec le plus de force -
même, le spectacle d'une sexualité « naturelle », assumée
qu'un peuple peut donner le meilleur de lui-même. Cette
librement, où les tabous et les interdits véhiculés plus tard
conception de la liberté humaine est étroitement liée à une
par le christianisme sont en général inexistants. Le fait a été
certaine conception de l'histoire : la « nature », l'inné, le
signalé cent fois, et il suffit, pour s'en convaincre, de se
passé conditionnent l'avenir de l'homme, mais ne le déter-
minent pas. C'est dans cet espace sémantique, entre
« conditionner » et « déterminer », que gît notre liberté : 1. Il semble que ce soit un phénomène latin de pri~i!égi~r l'a.spect
génésique du naturalisme, là où les Anglo-Saxons en pnv1lég1e~t plutôt
l'homme ne peut faire qu'avec ce qu'il a, mais avec ce qu'il l'aspect utilitaire, et les Germains continentaux l'aspect écol og1qu~. En
a, il peut être et faire ce qu'il veut. tirant parti de la coupure ethno-culturelle de l'Europe chrétienne
historique, à hauteur de l'ancien limes, on pourrai ~ également oppaser
un « paganisme méridional ex-catholique », à ton?,hté plu~ « gauloise »,
et• un « paganisme 1nordique ex-protestant » , d msp1rat1on plus mys-
tique.
224 COMMENT PEUT-ON :êTRE PAfEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 225
reporter aux témoignages des Anciens commè aux travaux intégralement, tant s'en faut, aux opinions d'un Claude
des modernes (cf. par exemple les études de Paul Veyne Tresmontant ou d'un Pierre Chaunu sur ce point I, il est
sur la vie sexuelle chez les Romains). Ce n'est pas pour certain que la théologie chrétienne a nettement accentué
autant que cette liberté sexuelle résume le paganisme. Ce des traits qui n'existaient que de façon plus modérée dans
n'est pas pour autant non plus qu'il convient d'imaginer le judaïsme antique. Cette haine du corps, comme l'a fait
l'Europe préchrétienne comme ignorant la pudeur et la observer Nietzsche, n'a pas été sans contribuer à créer un
chasteté, honorant le pansexualisme et admettant dans ce sentiment de culpabilité que les moralistes chrétiens ont
domaine n'importe quelle pratique. Un tel tableau corres-
constamment exploité. Pour les théologiens catholiques, la
pond trop à la propagande chrétienne pour être pris au
« honte » liée à la « concupiscence du corps » est le fruit
sérieux - et ceux qui y souscrivent, en se contentant de
direct de la faute originelle (cf. l'allocution prononcée le
mettre au positif ce que les chrétiens jugeaient négative-
4 juin 1980 par Jean-Paul II, in L'Osservatore romano, éd.
ment, font indirectement leur jeu. L'éthique sexuelle de
l'Europe des origines est généralement libre, dénuée de fr., 10 juin 1980). Sans aller jusqu'aux excès du gnosti-
l'idée de péché; elle n'est pas a-normée. La prostitution cisme, la première philosophie chrétienne subit l'influence
sacrée, le pansexualisme, les passions débridées, J'orgiasti- de Platon, qui représente le corps comme une prison pour
que orientale lui sont plutôt étranges, et c'est seulement l'âme et la mort comme une libération, celle aussi des
dans les périodes dé déclin que la sexualité y sort entière- doctrines de la chute, qui font de l'existence dans le corps la
ment de ses normes. On sait la terrible façon dont le Sénat cause des malheurs humains. Durant les premiers siècles de
romain réprima le culte de Dionysos lors du scandale des notre ère, même la théorie de la résurrection des corps a du
Bacchanales de - 186. Homère célèbre tout autant les mal à détourner les chrétiens du mépris dans lequel ils
joutes amoureuses de ses héros qu'il sait chanter leur vertu. tiennent le monde physique, ainsi que de certaines prati-
Le stoïcisme exprime avec une exceptionnelle vigueur une ques d'une ascèse négative délirante (que le droit canon
grande méfiance vis-à-vis de certains débridements de la devra finalement interdire) 2 • « Malheureux homme 1que je
passion sexuelle. On peut également être assuré que dans
la Grèce des origines, sous la République romaine ou chez 1. « La méfiance de la sexualité ne fait pas partie de la tradition
les vieux Germains, un maître en tératologie sexuelle judéo-chrétienne, écrit Pierre Chaunu. Si elle a fini par s'introduire, elle
comme Gilles de Rais n'aurait pas fait de vieux os! N'est-ce est surajoutée. Elle découle, en partie, du contact avec le monde et la
culture hellénique ,. (Histoire et foi, France-Empire, 1980, p. 141). Cf.
pas Georges Sorel qui, dans Les illusions du progrês ( 1908), également Claude Tresmontant, Les idées maîtresses de la métaphysique
soutenait que le déclin des valeurs aristocratiques est allé chrétienne, Seuil, 1962, pp. 64-65, et Les problèmes de l'athéisme, op.
de pair avec celui de la morale ascétique? Le laisser-aller cit., pp. 333 sq. Ces affirmations sont à nuancer en prenant en compte le
fond général des attaques chrétiennes contre la c débauche » des
sexuel - à ne pas confondre, une fois encore, avec une païens.
liberté sexuelle assumée sereinement - ne se distingue pas 2. L'ascétisme païen présente à la même époque un caractère
essentiellement des autres formes de déstructuration de la différent. E.R. Dodds remarque à ce propos : c L'ascétisme des apho-
rismes paîens est modéré, pour ne pas dire banal : la maîtrise de soi est
personnalité. le fondement de la piété ( ... ) Le rédacteur chrétien a des idées beaucoup
Dans le christianisme, la dévaluation du corps et de la 'plus sévères : si l'on prend le risque de se marier, le mariage doit être
_sexualité, tout comme le mépris de la femme, viennent "une rivalité de continence ", et l'auto-castration vaut mieux que
l'impureté ,. (Païens et chrétiens dans un age d'angoisse, Pensée sauvage,
d'ailleurs en partie de l'hellénisme finissant. Sans soùscrire Claix, 1979, p. 47).
226 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÏEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN7 227
suis ! s'exclame Paul. Qui me délivrera de ce corps qui me judaïsme, la sexualité n'est pas une conséquence de la faute
voue à la mort? » (Rom. 7, 24). Le mariage lui-même, originelle : Caïn et Abel auraient été conçus avant que
dont le résultat sera le « foyer chrétien », n'est qu'un pis- celle-ci ne se produise. (C'est notamment le point de vue de
aller auquel le célibat doit toujours être préféré. Le concile Rachi, 'p ar opposition à l'interprétation d'lbn Ezra). La
de Trente, en son xecanon, affirmera encore, contre les première de toutes les mitzvoth prescrit de fonder un foyer ;
Réformateurs : « Que soit anathème celui qui dirait que le c'est d'ailleurs l'importance de ce précepte qui explique des
statut conjugal devrait être considéré comme supérieur à pratiques telles que le lévirat. Le célibataire est considéré
celui de la virginité ou du célibat et qu'il n'est pas meilleur comme un homme « incomplet » ; il ne peut, par exemple,
et plus délectable de demeurer dans la virginité et le célibat officier le jour de Kippour. Quant à la santé du corps, le
plutôt que de contracter mariage. » L'écrivain grec alexan- Talmud précise qu' « il est interdit d'habiter.une ville qui
drin connu sous le nom de Philon le Juif, dont la philoso- ne possède pas de bains publics » (J. Kid 4), et ajoute que
phie influença la pensée chrétienne, écrit : « Dieu a eu sans les délices dont parle l'Ecclésiaste, ce sont les piscines et les
raison la haine du plaisir et du corps. » Saint Antoine bains (Guit. 68).
affirme rougir chaque fois qu'il doit manger ou satisfaire à Il faut bien saisir, en fait, que le tabou tout comme la
une fonction naturelle . .Saint Jérôme va jusqu'à dire que transgression du tabou appartiennent au même monde - et
« la pureté du corps et de ses vêtements signifie l'impureté c'est de ce monde que le paganisme prétend sortir en le
de l'âme » (cité par Havelock Ellis, La sélection sexuelle dépassant. Lès excès marchent par couples et se justifient
chez l'homme, Mercure de France, 1925, p. 58). Sainte mutuellement. Le prêtre a besoin du pécheur, tout comme
Brigitte s'écriera : « Dieu ne saurait habiter dans un corps le pécheur est censé avoir besoin du prêtre. L'incitation
sain. » Le christianisme primitif fit l'éloge de la saleté :
l'Eglise commença par tuer le bain. plus souvent reléguée parmi les incap<1ble~ ; elle ne peut ester en justice,
Cette tendance ne se retrouve pas dans le judaïsme. ni assumer de rôle liturgique. « Femmes, enfants, esclaves n'entrent pas
Celui-ci, en particulier, fait généralement une lecture dans le nombre des personnes pour lesquelles on bénit » (Berakhot 7,
2).Sans être condamnée dans son principe, la sexualité est récusée
moins misogyne du récit de la « séduction » d'Eve par le lorsqu'elle renvoie à une pratique exclusivement profane (cf. les
serpent (Genèse 3, 1-7). Si le serpent ne s'est pas adressé à limitations que la Torah impose à l'activité sexuelle, Lév. 15, 16-28). Il y
Adam, estiment nombre de rabbins, ce n'est pas parce qu'il a quinze ou vingt ans, il était encore impensable d'enseigner le Talmud
aux filles dans les communautés orthodoxes. On citait le dicton nachim
aurait été, en tant que mâle, plus difficile à « séduire », daatan kala, c les femmes ont l'esprit faible », et ce passage du
mais simplement parce qu'il était « occupé ailleurs » (cf. Talmud : c Celui qui enseigne la Torah à sa fille lui enseigne la luxure »
Josy Eisenberg et Armand Abecassis, Et Dieu créa Eve, (Sotah, 20a ; rabbi Eliezer). Cette interdiction, qui fut soutenue
notamment par Maimonide, tend aujourd'hui à être réinterprétée dans
op. cit., pp. 227-235) 1. De même, pour tout un courant du le sens d'une non-obligation d'enseigner. Le sujet continue néanmoins
d'être débattu (cf. le dossier Peut-on enseigner aux femmes la Bible, la
Michna et le Talmud?, in Hamoré, juillet 1980). Au terme d'un rapide
1. Il reste que c'est immédiatement après la création d'Eve que le bilan, Lilly Scherr conclut que dans Je judaïsme, « l'altérité se traduit le
serpent fait son apparition - ce serpent parfois identifié au Mauvais plus souvent par séparation et mise à l'écart » (La femme juive comme
Penchant, et dont Rachi dit précisément qu'il « désira» la compagne c autre», in Léon Poliakov, éd., Ni Juif ni Grec. Entretiens sur le
d'Adam (commentaire sur Gen. 3, 1). D'autre part, à la lecture même racisme, op. cit., pp. 149-160). Sur l'ensemble du dossier, cf. égalem~nt
de. la Bible, la condition de la femme dans le Proche-Orient ancien Jean-Claude Bardet, La condition féminine dans /'Antiquité et au Moyen
n'apparaît guère comme enviable, surtout si on la compare à ce qu'elle Age, in Nouvelle école, 11, janvier-février 1970, 17-49 ; et Le judaïsme
fut dans l'antiquité gréco-romaine ou celto-germanique. La femme est le est-il antiféministe ?, in Informationjuive, novembre 1979.
228 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON êTRE PAIEN ? 229
moderne à jouir « par hygiène » a en définitive le même contraintes, mais bien par celles qu'il s'impose. Ces deux
sens que les anciens conseils d'abstinence ou l'impératif affirmations sont évidemment liées : c'est parce que
chrétien de procréation. Certaine sexologie « révolution- l'homme n'est pas intégralement « agi » par la nature qu'il
naire » se définit par rapport aux mêmes valeurs que la est tenu de se mettre en forme lui-même. Or, si l'on admet
sexologie « bourgeoise ». D'Hippocrate et Galien jusqu'à que l'homme n'est pas seulement un animal, si l'on admet
Wilhelm Reich, on ne sort pas de l'idéologie de l'épanche- qu'il se construit par la maîtrise et la canalisation de ses
ment (des humeurs). Georges Bataille, théoricien d'une pulsions, on ne saurait, par suite, accepter la réduction du
ivresse dionysiaque et panthéiste apparentée à la mystique paganisme au « libertinage ». Mieux encore, si l'homme se
surréaliste (et dont la théorie de l'érotisme se ressent bâtit lui-même, si l'objet et le contenu de ses pulsions ne
fortement de l'influence de Hegel et de Nietzsche), écrit : sont pas déterminés à l'avance, si l'esprit se modèle un
« Ce qu'on appelle les plaisirs de la chair( ... ) souille non corps en exerçant une contrainte sur lui, alors tout déchaî-
seulement mon corps et mes pensées, mais aussi ( ... ) le nement anarchique des instincts équivaut à l'anéantisse-
grand univers étoilé. » Rien de plus chrétien, au fond, que ment même de la personnalité. La « libération » de toutes
les carnavals et autres débordements grotesques où les les pulsions n'est pas du paganisme, mais du sous-freu-
natures se débondent, sous une forme à la folie volontaire- disme. Le paganisme ne consiste nullement à s'imaginer
ment soulignée, pour éponger le trop-plein des contraintes, libre de toute obligation ou de toute contrainte, à se
et de permettre au dogme, une fois les lampions éteints, de soustraire à tout examen de conscience, à se d.élivrer de ,
reprendre ses droits. Rien de plus chrétien que cette toute angoisse existentielle, et même de toute idée de
pornographie qui n'a d'attraits qu'en étant interdite, rien de faute. A beaucoup d'égards, il est exactement le contraire.
plus chrétien que ces chansons << paillardes » , par quoi Nietzsche lui-même di-t que la règle normale de vie n'est
s'énonce le rituel conjuratoire de la dérivation. (Et peut- pas le laisser-aller, mais la contrainte exercée sur soi : le
être n'est-ce pas un hasard si l'ascèse négative fut surtout grand style consiste à « devenir maître sur le chaos que l'on
prônée par deux Africains à la sensualité débordante, est, à forcer son chaos à devenir forme ». Comme l'a bien
Augustin et Tertullien en l'occurrence, après leur conver- souligné Paul Valadier - l'un des meilleurs connaisseurs
sion au christianisme). actuels de Nietzsche - l'opposition instituée par l'auteur
Nous sommes assurément du côté de ceux qui exaltent la de Zarathoustra entre Dionysos et le Crucifié n'est pas
force et la beauté du corps contre ceux qui tentent de le l'opposition entre un élan vital jaillissant, satisfait de lui-
dévaluer au nom du primat d'une raison universelle id~nti­ même, et une volonté morbide de souffrance, mais bien
fiée au logos judé9-chrétien - tel Malebranche, quand il l'opposition entre une façon tragique de vivre la souffrance
tonne contre l'homme à l' « air libre et dégagé », maître et une façon chrétienne de la supporter. Il y a un lien entre
des « figures qui flattent les sens et excitent les passions ». la vérité de l'Eternel retour de l'identique et le renouvelle-
Mais nous refusons également le pansexualisme « libéra- ment des souffrances que nous endurons. Nietzsche sait
teur », et nous le refusons pour deux raisons théoriques très bien que l'idée d'une disparition de la souffrance n'est
précises. D'abord parce que l'homme n'est pas pure nullement une volonté « surhumaine », mais au contraire
naturalité : il n'est pas que du biologique, que de l'instinct, un désir qu'exprime le dernier homme, attaché qu'il est à la
de la pulsion. Ensuite parce que ce qui fonde sa spécificité, recherche du confort, du bien-être individuel et de la
c'est la possibilité qu'il a de se construire, non par refus des sécurité à tout prix. « Seule la grande douleur est l'ultime
230 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAlEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN ? 231
libératrice de l'esprit » (Nietzsche, Le gai savoir). Valeur que pour laisser la place à la laideur des temps présents.
,tragique de la souffrance, qui donne une valeur à l'être en Nietzsche lui aussi a chanté la « grande santé » païenne
tant qu'assez sacré pour justifier encore une immensité de face aux « contemplations maladives » de l'esprit chrétien.
souffrance. (Sur cette question, cf. Paul Valadier, Jésus- Néanmoins, ce paganisme trop souvent académique, figé
Christ ou Dionysos. La foi chrétienne en confrontation avec dans le statisme inhérent à la finitude « apollinienne » , ce
Nietzsche, Desclée, 1979, pp. 229-236.) paganisme à base de lauriers et de cyprès, de femmes aux
L'expérience originelle de l'homme faustien est l'expé- ventres ronds et de chastes naïades, de soleil et dé cigales,
rience du libre arbitre. La naturalité n'étant pas chez lui le cette sensualité douce et rurale, ce monde odoriférant et
déterminant foncier, l'homme se fait homme en assumant lumineux, se ramène bien souvent, pour l'essentiel, à une
pleinément son historicité. Désormais entièrement respon- description vivante, exaltante, de la nature, de sa chaleur
sable, il se trouve de ce fait en proie à une inévitable - et maternelle, de sa secrète volupté. Cette description impli-
féconde - angoisse existentielle. Cette angoisse, nouvelle que et suscite une évidente sympathie pour Je monde du
forme de sentiment tragique, l'amène à user de sa liberté paganisme. Mais à elle seule, elle ne saurait en résumer
pour se faire créateur - afin, toujours, de compenser par l'esprit. Le paganisme n'est pas qu'une affaire de marbre
l' intensité son manque de durée - , ce qui le conduit en poli et de feuille d'acanthe, pas plus que l'organisation de
permanence à faire des choix conformes à ses projet~. D'où banquets platoniciens ne suffit à parler de paganisme vécu.
l'introspection , l'examen de conscience, l'inquiétude sur le (Et c'est pourquoi cette forme de « paganisme » littéraire,
sens, voire aussi sur la culpabilité. A l'ascèse négative, qui d'inspiration presque exclusivement gréco-latine, qui fait
est une fuite devant le réel et une négation de l'élan vital, le une large place à la beauté, mais presque aucune à la foi, a
paganisme oppose ainsi une ascèse positive, qui résulte de si souvent été « récupérée » par l'Eglise ou s'est perdue
la contrainte que l'on exerce sur soi pour se bâtir en dans les sables mouvants de l'académisme universitaire).
conformité avec l'idée que l'on se fait de soi-même. Dans le Notons, pour en finir sur ce point, qu'il ne saurait non
second cas, il s'agit de mettre en forme des pulsions ; dans plus être question de réduire le paganisme à des survivan-
le premier, de les éteindre. Là réside la véritable contradic- ces ponctuelles, fragmentaires, telles que les croyances et
tion. les traditions populaires ou rurales. Certes, il ne s'agit pas
Ce n'est pas pour autant qu'il faut rejeter le paganisme là d'un domaine négligeable. On sait qu'à partir de 3170
- esthétique et littéraire, amoureux du myrte et du laurier, du environ, le mot paganus a significativement Je double sens 1
corps bien délié et de la sensualité tranquille, qui a inspiré de « pàysan » et de « païen » . Pour les chrétiens, rester
depuis des siècles tant de peintres, de sculpteurs et fidèle à la foi ancestrale, ainsi que le faisaient la plupart des
d'écrivains. La dévotion pour la Grèce en marbre blanc, les ruraux , c'était servir le diable 1 ! Le problème des survivan-
effluves embaumés d'Olympie, les grâces alexandrines,
tout cela a son charme - et même un peu plus. Et c'est vrai 1. « Rendre un culte aux pierres, aux arbres, aux sources, allumer des
cierges aux carrefours, qu'est-ce donc, sinon la reJjgion du diable ? ( ... )
également que pour les littérateurs français du siècle Que les femmes, en tissant, invoquent Minerve, qu'elles choisissent de
dernier, 1' Antiquité représentait d'abord une vie plus se marier le jour consacré à Vénus, qu'on fasse bien attention au jour ol)
hardiment sensuelle, plus belle, plus hédoniste , par opposi- l'on s'embarque, que l'on consacre, par des sortilèges, des herbes pour
jeter les sorts, que l'on évoque par la magie le nom des démons, et
tion aux sombres mélancolies culpabilisantes entretenues encore beaucoup d'autres choses qu'il faudrait énumérer , tout cela n'est
par un dogme chrétien qui n'a lui-même semblé disparaître que religion du diable » (De la conversion des ruraux, 15-16).
COMMENT PEUT-ON tTRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON tTRE PAIEN7 233
ces païennes dans les fêtes calendaires ou le cycle « du nombreuses, il serait pour le moins paradoxal qu'un recours
berceau à la tombe » constitue donc un sujet de réflexion aux anciennes religions indo-européennes se bornât à la
central; il suffit, à ce propos, de citer les travaux d'Arnold reprise d'une « rythmique paysanne ». C'est une raison
Van Gennep, P. Saintyves (Emile Nourry) et Paul Sébillot. supplémentaire de se tenir à l'écart des facilités du natura-
Nombreux sont les auteurs qui ont montré comment lisme.
l'Eglise, après avoir ardemment combattu les coutumes
populaires « païennes », s'est efforcée, dans un second '
temps, de les « baptiser » en les christianisant de façon plus 22
ou moins superficielle, et comment ces pratiques se sont
maintenues, puissamment parfois, jusqu'à nos jours. Il est Au moment où, avec Constantin, le christianisme devient
évident qu'une réactivation de ces traditions, destinées à religion d'empire, il se passe un fait pratiquement unique
rythmer les travaux et les jours, et dont l'utilité est dans l'histoire du monde : « Un empire qui, pour survivre,
manifeste pour maintenir la cohésion organique des famil- vient de changer de fondement, dont l'Occident chrétien
les, des cités et des clans, .~pparaît aujourd'hui comme très
sera le prolongement, adopte une religion nationale étran-
nécessaire dans le cadre d'un travail plus général de ré-
gère ou, pour être plus précis, mais cette nuance ne change
enracinement communautaire. Il faut néanmoins bien
rien au propos, une hérésie d'une religion nationale
réaliser que ces fêtes et ces coutumes ne nous fournissent
étrangère » (Jean Blot, art. cit.) Le christianisme, ici, est
plus, probablement, qu'un écho assez déformé de ce
qu'elles furent à l'origine - et, surtout, qu'elles ne interprété de façon classique comme une dissi.dence du
reflètent dans le meilleur des cas que les formes inférieures judaïsme progressivement « occidentalisée ». D'autres y
de la croyance et du culte. Ce paganisme populaire n'est en ont vu, de façon plus originale, un gnosticisme, c'est-à-dire
effet, pourrait-on dire en utilisant un terme « dumézi- un anti-judaïsme, progressivement rejudaïsé~ (cf. Jean
lien », qu'un paganisme de la « troisième fonction », et c'est Magne, Origines chrétiennes, 2 vol., chez l'auteur, 1975).
ce qui explique aussi son caractère presque exclusivement Quoi qu'il en soit, le fait demeure que la christianisation a
rural. Lors de la christianisation, ce furent les « grands entraîné tout le processus de la pseudomorphose euro-
dieux » qui mobilisèrent le plus l'hostilité des prédicateurs. péenne, et qu'il en est résulté un certain nombre d'interac-
Les « petits dieux », considérés comme moins dangereux, tions, qui ont abouti finalement à une catégorie religieuse
furent plus facilement « amnistiés » ; baptisés de façon plus hybride. Une fois l'Europe christianisée, ni la culture
ou moins adroite, ils devinrent des saints locaux ou des européenne ni le christianisme n'ont plus été conformes à
personnages du folklore populaire. Le paganisme de la leurs origines et à leur « nature » propre. Le christianisme
« première fonction » , le paganisme souverain, est donc a dans une certaine mesure changé, provisoirement tout au
aussi celui qui a été le moins conservé, et ce, d'autant plus moins, l'homme européen, mais, comme le notait Spengler
que, comme bien souvent, ce sont les « élites » installées dans Le Déclin de l'Occident, l'homme européen a aussi '
qui ont le plus tôt et le plus profondément trahi. Ce changé le christianisme (tout aussi provisoirement peut-
paganisme souverain n'en reste pas moins, aujourd'hui être). C'est ce qu'observait également Nietzsche : « Il
encore) le plus fondamental. Au moment où la vie rurale paraît à peine possible de transplanter avec un succès
semble devoir être le fait de populations de moins en moins durable un mythe étranger sans endommager l'arbre de
234 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÎEN ? 235
façon irrémédiable par cette transplantation » (La nais- en certains cas, que le revêtement chrétien d'un vieux fonds
sance de la tragédie). religieux demeuré en fait inchangé , avec ses mythes et ses
L'Europe a adhéré à un christianisme qui était déjà superstitions » (Le mouvement de l'universel, in Christus,
influencé par elle au point de n'être plus celui des origines. octobre 1980, p. 409). C'est en se fondant sur cette
Le monothéisme absolu, sous sa forme dualiste , était observation que nombre d'auteurs ont pu dire que l'Europe
profondément étranger à l'esprit européen. Le christia- n'a jamais été véritablement chrétienne, alors même qu'ici
nisme a représenté la forme composite, intermédiaire, ou là, à certaines époques, elle fut tout entière imprégnée
nécessaire à son acclimatation. Comme l'a justement d'une foi qui s_e réclamait officiellement du christianisme ;
remarqué Alfred Loisy, « c'est, d'une part, en tempérant ~e et qu'à l'inverse, aujourd'hui où les églises se vident et les
monothéisme par la gnose du dogme trinitaire, et d'autre vocations se tarissent, les valeurs judéo-chrétiennes sont.
part, en identifiant Jésus à Dieu, que le christianisme put beaucoup plus profondément installées dans les esprits et
faire accepter au monde païen la doctrine du Dieu unique » les cœurs. (Nous reviendrons sur ce point plus loin .) La
(La religion d'Israël, chez l'auteur, Ceffonds, 1908, p. 284). conversion de l'Europe au christianisme n'aurait ainsi « été
Le ,dieu unique n'a été accepté en Europe que parce qu'il en grande partie qu'un simulacre », comme l'écrit Erich
est devenu un « dieu en trois personnes », en intégrant la Fromm (Avoir ou ~tre ?, op. cit., p. 164). Opinion que l'on
vieille trinité que les Indiens védiques appelaient Trimurti. peut en effet parfajtement soutenir, à condition de situer le
Il fallait en outre que ce Dieu fOt incarné, qu'il se dotât « simulacre » au niveau d'un inconscient collectif s'étant
d'un visage humain, et que, par suite, le père de ce Dieu progressivement avoué à lui-même dans la claire
fait homme, puisse être lui aussi représenté sous une forme conscience, soit pour s'émanciper de l'héritage chrétien,
humaine. Certes, ce processus représentait l'inversion de soit au contraire pour y adhérer en toute lucidité, avec une
celui que le monde païen avait connu : ce n'était pas un force plus grande.
homme qui accédait au statut d'un dieu, mais un dieu qui se Ce syncrétisme a eu lieu, et rien ne peut faire en sorte
faisait homme. Mais au moins , l'apparence y était. Alors qu'il n'ait pas eu lieu. Il est aujourd'hui difficile au
qu'on lisait dans la Bible : « Je suis Dieu et non pas christianisme d'abolir sa propre histoire - quel que puisse
homme » (Osée 11, 9), le christianisme proposa le visage à ce propos être le désir de certains de ses représentants. A
apparemment familier d'un Fils incarné et, en même l'inverse, quand bien même - ce que nous ne pensons pas
temps, consubstantiel au Père éternel. Ainsi se trouvaient - le paganisme aurait été cette religion « naturaliste » que
créées certaines conditions d'une acclimatation possibles. le christianisme a représentée (et que certains « néo-
« Les paysans européens, estime Mircea Eliade, n'ont pu païens » ont naïvement tenté de réactiver), sa renaissance,
finir par communier avec la théologie chrétienne qu'en sa réappropriation en excluraient la reprise intégrale sous
transformant le Christ en un dieu barbu, vivant et travail- forme de répétition.
lant comme eux »(entretien avec Le Monde-Dimanche, 14 L'après-christianisme ne peut être retour ad integrum, ne
septembre 1980). peut être la simple « restitution » de ce qui a été. En
Cette constatation a été faite bien souvent - aussi bien évoquant, avec Heidegger, la perspective d'un « autre
pour s'en réjouir que pour le déplorer. « Quant au commencement », nous avons dit ce qu'il fallait entendre
paganisme, écrit Maurice Bellet, il n'est pas sOr du tout que par « autre ». Un nouveau paganisme doit être véritable-
la foi chrétienne lui ait simplement succédé. Celle-ci n'est, ment nouveau. Dépasser le christianisme exige à la fois de
236 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN ? 237
réactualiser son c avant > et de s'approprier son« après >. confrontation avec une pensée pour laquelle Dieu est à
c'•est, négativement, non pas « grâce > mais « à l'occa- l'œuvre dans l'histoire. Le paganisme de l'avenir sera un
sion » de sa conversion relative au christianisme que paganisme faustien .
l'homme européen ,a pu acquérir la claire conscience qu'il Déjà d'ailleurs, sous le christianisme, la pensée païenne,
n'appartient pas spécifiquement à la « nature » - qu'il avant de paraître mourir, avait commencé d'évoluer. Dans
possède une « sur-nature > constitutive, et qu'il peut le courant du J.VC siècle, le paganisme a trois points
encore en acquérir une autre en passant de l'humain au sur- d'appui : l'ancienne aristocratie , païenne par tradition
humain. C'est à cette « occasion » qu'il a pu s'éprouver (mos majorum, la coutume des ancêtres) et par patriotisme
intégralement comme un être historique. Mais c'est aussi à ( « Romé vivra aussi longtemps que ses dieux ») ; les hauts
cette « occasion » qu'il a pu interpréter le monothéisme fonctionnaires, qui protestent contre l'orientalisation de
judéo-chrétien comme une tentative radicale de développer l'empire et le despotisme du régime impérial (cf. l'affaire
une anthropologie négative par le moyen d'une théologie de l'autel de la Victoire, dont Symmaque demande le
négative - comme une tentative radicale, « désespérée » , rétablissement sous Valentinien II); enfin, les écoles,
d'empêcher l'homme de se doter d'une « sur-nature », en comme en témoignent l'éducation de Julien, l'importance
doublant le monde d'un anti-monde , la « nature » d'une de Lil;Jenius à Nicomédie, puis à Antioche, etc. Ce paga-
« anti-nature », et en affirmant l'existence d'une maftrise nisme est tantôt dévot, tantôt, au contraire, philosophique
absolue qui rendrait vaines toutes les maîtrises humaines et et très intellectualisé. Les autres éléments constitutifs de la
à laquelle toute liberté humaine serait finalement assujet- « nouvelle religiosité » sont l'ascension du culte impérial,
tie . Cette tentative ne peut être abolie - faisant partie de la progression du christianisme et l'afflux des cultes orien-
notre « passé », elle fait aussi partie de notre présent - , taux . Or, ce qui est intéressant, c'est que, face à cette
mais elle peut être dépassée. La façon dont le monothéisme situation nouvelle, les partisans du paganisme semblent
judéo-chrétien a posé la question du rapport de l'homme à « repenser » leur système et en proposent une formulation
sa propre histoire (et à sa propre historicité) exige, à elle différente .
seule, qu'une telle problématique soit effectivement dépas- Contrairement en effet à ce que l'on écrit trop souvent,
sée; le « retour à l'antérieur » est impraticable. De même le « dieu unique » dont se réclame assez généralement le
qu'il doit sortir de tout naturalisme, cesser d'identifier la « dernier » paganisme gréco-romain n'est nullement com-
norme et la « moyenne », et repenser l'articulation de parable à celui du monothéisme judéo-chrétien. Loin
l'éthique entre ce qui est et ce qui doit être selon un projet d'être radicalement distinct des dieux du panthéon tradi-
~onné, le néo-paganisme doit prendre en compte l'histoire tionnel, il représente plutôt le principe qui leur est com-
dont le judéo-christianis~e a conceptualisé la .notion , non mun. Loin de constituer un absolu entièrement séparé du
cette fois pour lui assigner une direction unique et une fin, monde, il s'identifie avec l'être de ce dernier. Le stoïcisme ,
mais pour en faire le résultat toujours pluriel d'une volonté dont les fondements religieux sont essentiels 1, constitue à
sans cesse réorientée dans de nouvelles directions. Par là
même, le néo-paganisme doit également re-présenter le
système païen des valeurs sous une forme telle que le 1. Louis Gemet et André Boulanger remarquent : c Nul système
philosophique n'a jamais fait une part plus grande aux problèmes
monothéisme judéo-chrétien n'en constitue plus la simple religieux. On peut dire que toute la conception stoïcienne de l'univers,
antithèse. Le primat de l'action chez Goethe résultait d'une de ta nature et des destinées de l'homme dépend de sa théologie, que
238 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÏEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 239
cet égard un cas significatif. Le Dieu des stoïciens est Celsum, VIII, 12, 14). Si tous les dieux, en effet, ne sont
l' « âme du monde ». Le cosmos est un « vivant plein de que des émanations d'un Dieu unique, comment pour-
sagesse ». Le logos qui lui fournit son information lui est raient-ils rivaliser avec lui? Les stoïciens, quand ils soutien-
entièrement consubstantiel ; il s'incorpore à la marche et à nent l'idée d'un Dieu unique, admettent eux aussi l'exis-
la substance même du cosmos. Il n'existe aucune H in- tence et la représentation anthropomorphique de dieux
terwelt, aucun « arrière-monde » : l'univers ne dépend pas mineurs, et se bornent à en donner des interprétations
d'un autre être, c'est en ce monde que l'homme doit allégoriques ou symboliques. Ils expliquent, par exemple,
réaliser son idéal. Quand les stoïciens parlent de la que Zeus est une représentation du principe éternel par
« dualité » du monde , en reprenant, par exemple, l'opposi- lequel toutes choses existent et deviennent, et font des
tion pythagoricienne entre le monde céleste, qui est le autres dieux des attributs particuliers de ce principe. Julien
monde de la perfection des astres auxquels les âmes ·sont l'Aposté!-t lui-même, quand il rétablit le culte solaire, prend
apparentées, et le monde terrestre, sublunaire, il ne s'agit soin d'indiquer qu'au-delà du soleil physique, c'est le Soleil
là que d'une opposition substantielle, à l'intérieur d'un de l'intellect divin, dont l'astre n'est que l'épiphanie, qu'il
univers unitaire. La sagesse et la vertu ·consistent à vivre adore. Diogène Laërce écrit : « Dieu, l'Intelligence, le
selon l' « ordre » de cet univers. Mieux encore, le cosmos, Destin, Zeus sont un seul être, et il est encore nommé de
en tant qu'il comprend la totalité des étants, est absolument plusieurs autres noms »(VII, 134). Maxime de Tyr (17 , 5)
parfait ; rien ne peut donc exister en dehors de lui. affirme de son côté que les Grecs soutiennent simultané-
Ce « dernier » paganisme reste fidèle au principe de ment ces deux vérités : la première est qu' « il n'y a qu'un
tolérance. Pour les païens cultivés, c'est justement parce seul Dieu, Roi et Père de tout », la seconde qu ' « il y a de
qu'ils représentent les différents visages d'une même Divi- nombreux dieux, enfants de Dieu, qui participent de sa
nité que tous les dieux sont également respectables - puissance ». Et peut-être est-ce ainsi qu'il faut rétrospecti-
tandis que les chrétiens, eux, n'ont jamais cessé de regarder vement interpréter l'opinion d'Héraclite , selon qui « la loi
les dieux des païens comme des « idoles », des est d'obéir à la volonté de l'Un » (fragm. 33), selon qui
« démons », voire, comme l'écrit Martin de Braga, d'an- aussi « l'Un , qui seul est la sagesse, souffre et ne souffre
ciens personnages déifiés, des « hommes très mauvais, des pas d'être appelé du nom de Zeus » (fragm. 32) t.
scélérats». Paradoxalement, E. R. Dodds (Païens et Au moment où le monde antique faisait naufrage , le
chrétiens dans un âge d 'angoisse, Pensée sauvage, Claix, paganisme évoluait donc considérablement. S'il se référait
1979, p. 133) rappelle que dans la polémique d'Origène parfois à un Dieu unique, ce n'était pas dans le sens du
contre Celse, on a pu estimer que Celse était « un judéo-christianisme. Plus qu'un monothéisme stricto sensu,
monothéiste plus conséquent qu 'Origène », pour cette il était un panthéisme unitariste, professant que la Divinité
raison qu'il considé rait comme « blasphématoire la est l'âme du monde (au sens où Platon parle d'un « dieu
· manière qu'avaient les chrétiens de placer un autre dieu sur
le même plan que le Dieu suprême » (Origène, Contra 1. Signalons, en passant, que la tentative d' Aménophis IV (Akhna-
ton) d'unifier les dieux égyptiens en un « Dieu unique », tentative
son idéal de sagesse, que sa morale pratique, aussi bien individuelle que souvent présentée comme étant à l'origine du monothéisme hébraïq ue, à
sociale, ont un fondement théologique » (Le génie grec dans la religion, tort selon nous, s'apparente beaucoup plus exactement à cette concep-
Albin Michel, 1970). tion non-dualiste du « Dieu unique ».
240 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAYEN? 241
sensible ») , ou, si l'on veut, un syncrétisme hénothéiste, de ces grands « hérétiques » qu'il faut rechercher certains
faisant d'un principe suprême un dieu panthée, dont les des principes fondamentaux d'un néo-paganisme faustien,
autres dieux sont les hypostases. Ce paganisme se caractéri- voire les rudiments de ce qu'aurait pu être une théologie
sait, sur le plan « idéologique »,par l'interpénétration des païenne de l'époque moderne.
éléments proprement religieux et des éléments philosophi- Sigrid Hunke, l'un des rares auteurs à avoir abordé ce
ques. Il n'eut pas le temps de s'implanter et, peu à peu, dut sujet de façon systématique 1, a montré que de larges
disparaître. Livré à lui-même et préservé de l'infection convergences existent entre les « grandes protestations »
chrétienne, le paganisme européen dans son ensemble qui se sorii rpanifestées au cours des siècles à l'encontre de
aurait peut-être évolué dans cette direction 1• C'est en ce l'idéologie dominante constituée par la foi officielle. Dans
sens que l'on peut souscrire au propos de Loisy : « Le ces convergences, elle a su lire une continuité spirituelle
paganisme gréco-romain a subi, au cours de son existence, exprimant les lignes de force d'une « autre religion de
bien des altérations et des changements; il est resté jusqu'à l'Europe » - la vraie religion de l'Europe-, une religion
la fin une religion polythéiste ; il a cédé la place au qui apparaît dès la fin du r~ siècle avec Pélage, qui
monothéisme chrétien, n'ayant pu ni l'absorber en le réapparaît au ~ siècle avec Scot Erigène, qui se poursuit à
transformant, ni s'y assimiler, au moins directement, en se partir du XIv° siècle avec Maître Eckart et ses disciples
transformant lui-même » (op. cit., p. 66). (Henri Suso, Johannes Tauler, Sébastien· Franck von
Donauwè>rth), Jakob Bohme, Paracelse, Joachim de Fiore,
Lucilio Vanin, Amalric de Bène, David de Dinat, etc., et
23 dont les héritiers, à des titres divers, sont aussi bien Erasme
et Léonard de Vinci que Henry More, Shaftesbury, Valen-
Après la christianisation de l'Europe, nous l'avons déjà dit, tin Weigel, Pestalozzi, l'essentiel du mouvement romanti-
le paganisme s'est survécu à lui-même sous plusieurs que et idéaliste allemand, Goethe, Kant, Fichte, Schelling,
formes : d'abord .dans l'inconscient collectif, que libérera Schleiermacher et Herder, les Russes Théophane et Ber-
notamment la musique 2 , puis au niveau des croyances et diaev, les Français Teilhard de Chardin et Saint-Exupéry,
des traditions populaires, enfin, à l'intérieur même ou en etc.
marge de la religion officielle, par des courants « héréti- Chez la plupart de ces auteurs, on retrouve en effet,
ques » qui ont trouvé leurs prolongements jusqu'à aujour- portés au plus haut niveau, certains des thèmes fondamen-
d'hui. En dépit de l'intérêt qu'il présente, ce dernier taux de la pensée païenne telle que nous nous sommes
secteur est peut-être celui qui a été le moins étudié en efforcés de la définir jusqu'à présent : en premier lieu,
profondeur. C'est pourtant dans l'œuvre de quelques-uns l'unité transcendantale du cosmos, la continuité entre Dieu
(ou les dieux) et le monde - un monde dont l'être est
« parfait », mais non immobile, qui est le lieu d'un devenir
1. La meme tendance se retrouve en tout cas en différents points de permanent en toutes directions ; un Dieu qui rend le fini
l'aire indo-européenne. Françoise Le Roux et Christian J. Guyonvarc'h ,
par exemple, signalent « la tendance de la religion celtique au
monothéisme> (La civilisation celtique, Ogam, Rennes, 1979; p. 140). 1. Cf. Europas andere Religion. Die Ueberwindung der religiôsen
2. Cf. Giorgio Locchi, La « perspective wagnérienne > sur la musique Krise, Econ, Düsseldorf, 1969; et aussi Glauben und wissen. Die Einheit
européenne, in Nouvelle école, 30,- automne-hiver 1978, 12-28. europi.iischer Religion und Naturwissenschaft, Econ, Düsseldorf, 1979.
242 COMMENT PEUT-ON êTRE PAfEN? COMMENT PEUT-ON êTRE PAIEN? 243
lui-même infini, qui conduit à penser l'espace et le temps Hegel affirme : « Aimer Dieu, c'est sentir qu'on est dans
commè infinis. l'infini quand on se plonge totalement et sans retenue dans
Scot Erigène, excommunié par l'Eglise après sa mort, au la vie . » Le paganisme scelle ainsi une alliance, non avec
XIe siècle, écrit : « Tout est en Dieu et Dieu est en tout, et un absolu distinct du monde , mais avec le monde lui-
rien ne peut venir d'ailleurs que de Lui, car tout naît de même. Il conclut un pacte avec la terre : « Arriver à penser
Lui, au travers de Lui et en Lui. » « Regarder les choses, Dieu et la terre en une seule idée » (Rainer Maria Rilke).
ajoute-t-il, c'est contempler le Verbe. » Il n'entend pas par Selon Heidegger, de l'être qui est le monde découlent
là que les choses se bornent à renvoyer au logos de Dieu qui tous les étants : le ciel comme la te"e, les hommes comme
les a créées, mais il laisse entendre qu'il y a identité ou du les dieux ; et c'est pourquoi Jean-Luc Marion l'accuse
moins consubstantialité entre les choses et le Verbe de d' « idolâtrie » (La · double idolt!trie. Remarques sur la
Dieu. Nicolas de Cusa (Nikolaus Krebs) , qui ne fut pas un différence ontologique et la pensée de Dieu, in Richard
« hérétique », mais dont les vues recoupent néanmoins Kearney et Joseph Stephen O'Leary, éd., Heidegger et la
beaucoup de celles que les hérétiques furent amenés à question de Dieu, op. cit. , pp. 46-74). D. H. Lawrence
soutenir, aura cette formule : « Qu'est-ce que Dieu, sinon déclare : « Il y a une éternelle correspondance vitale entre
l'invisibilité du visible? », qui correspond à la même idée. notre sang et Je soleil ( ... ) Le cosmos et no~s-mêmes ne
Quant à Giordano Bruno, il enseignera « l'infinité de faisons qu'un. Le cosmos est un grand organisme vivant,
l'univers et l'action de la puissance divine dans son dont nous faisons toujours partie. Le soleil est un grand
infinité ». Et Dante écrira : « Les choses, tout autant cœur dont les pulsations parcourent jusqu'à nos veines les
qu'elles sont, ont entre elles un ordre, et cet ordre est la plus fines » (Apocalypse). Pour Saint-Exupéry, qui chante
forme qui donne à l'univers similitude avec Dieu ... Ainsi se la façon dont la terre, à travers l'arbre, « se marie au miel
meuvent-elles vers différents ports, sur la grande mer de du soleil » : « Je te le dis, il n'y a pas de grâce divine qui te
l'être » (Le paradis, l , pp. 103-114). dispense de devenir. Tu voudrais être. Tu n'atteindras l'être
Pour toute une tradition romantique, Dieu et l'univers qu'en Dieu. Il t'engrangera quand tu seras lentement
ne sont que différents aspects et différents noms d'une devenu, quand tu auras été modelé par tes actes » (Ota-
seule et même chose. Ainsi renaît cette sourde « religiosité delle). Certains « matérialistes »,comme Karl Ludwig von
du monde », qu'Eduard Spranger (Weltfrommigkeit, Leo- Knebel (1744-1834) , se sont efforcés, de leur côté, d'attri-
pold Klotz, Leipzig, 1942) définit comme Je fondement buer aux lois de la matière une orientation intrinsèquement
même de l'esprit païen et dont il place la source moderne finalisante pour parvenir à une nouvelle idée de Dieu.
chez Goethe, puis chez Schleiermacher. « Traiter séparé- Avant même Jean Charon, Raymond Ruyer ou Costa de
ment de Dieu et de la nature, écrit Goethe en 1770, .est Beauregard, on retrouve un écho de cette préoccupation
difficile et dangereux : c'est exactement comme si nous chez Teilhard de Chardin, lorsqu'il célèbre l' « être de
pensions séparément l'âme et le corps : car nous ne l'univers » et veut « réconcilier » Dieu et le monde : « Il
connaissons l'âme qu'à travers Je corps et Dieu à travers la faut, je le crois, qu'une saine réconciliation se fasse entre
nature. » « Comment une nature hors de nous est-elle Dieu et le monde » (Le milieu divin). La matière et l'esprit,
possible ? », demande Schelling (Sur la nature de la science dira encore Teilhard, ne sont point « deux choses », mais
allemande). Selon Herder, « la Divinité se . manifeste « deux états d'une même étoffe cosmique( ... ) L'étoffe de
organiquement, c'est-à-dire par des forces agissantes ». l'univers est l'esprit-matière » (L'énergie humaine).
244 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÏEN ? 245
C'est ainsi dans le monde, et par le monde, que Dieu choses, Dieu qui perpétuellement s'engendre lui-même et
atteint son plus haut statut d'existence. Dieu n'est pas bien qu'immobile se meut et s'incarne en toute chose,
séparé du monde . Et pourtant, il ne se confond pas avec devient continuellement tout en tout. » Dans L'aurore
lui. Dieu est la profondeur du monde : il est au-dessus de naissante, Jakob Bôhme écrit : « Tu ne dois pas dire : où
tout, mais il n'est au-delà de rien. Affirmation bien est Dieu ? Ecoute, homme aveugle qui es toi-même en
évidemment décisive. Alors que dans le monothéisme Dieu et en qui Dieu est : si tu vis saintement, tu seras Dieu
jud~o-chrétien, l'âme est « ontologiquement distincte de toi-même et où que tu regardes, tù verras Dieu. » Même
l'absolu , qu'elle est créée par lui , et non émanée de lui; idée chez Paracelse : « Il n'est rien dans le ciel ou sur la
qu'elle n'est pas une parcelle de la substance divine » terre qui ne soit aussi dans l'homme. Car Dieu qui est au
(Claude Tresmontant, Les idées maftresses de la métaphysi- ciel est aussi dans l'homme : car où, ailleurs que dans
que chrétienne, op. cit., p. 83), dans la « religion de l'homme, est le ciel? » Et chez Angélus Silésius : « Le ciel
l'Europe », l'âme est d'essence divine. De ce fait, l'homme est en toi, et chercher Dieu ailleurs, c'est le manquer
et Dieu entretiennent des rapports de réciprocité. L'uniort toujours. » Giordano Bruno, lui, dit que c'est en « s'éle-
de l'homme avec Dieu, l'incarnation de Dieu en l'homme, vant dans sa propre intériorité » que l'âme s'élève« vers le
l'élévation de l'homme au niveau de la substance divine ciel », car « Dieu lui est proche, il est chez elle, en elle.,
sont possibles en ce monde. Oswald Spengler a décrit la plus proche du plus profond d'elle-même qu'elle-même ne
religion « faustienne » comme une religion où la volonté peut l'être, comme l'âme des âmes, la vie de toute vje,
humaine traite d'égal à égal avec la volonté divine. l'être de tous les êtres ». Cette conception des rapports
Heidegger, reprenant le mot d'Héraclite, « Le séjour des entre l'homme et Dieu est assez proche de celle que l'on
hommes est séjour des divins », dit que la Divinité est unie retrouve chez certains grands mystiques. Elle évoque
aux mortels, qu'elle palpite dans la chose qui est le lieu du parfois aussi la doctrine de l' homoiôsis, de l' « assimilation
rassemblement. Dans la mesure où ils sont liés à l'ininter- à Dieu », établie par Platon et reprise par Plotin, qui a sa
rompu déploiement du monde, les dieux peuvent s'engen- source dans l'identité en puissance de l'âme humaine avec
drer eux-mêmes dans les « créatures». L'existence des son fondement divin - à ceci près qu'elle y ajoute un
dieux dépend des hommes tout autant que celle des élément de réciprocité : l'union est « désirée » par l'homme
hommes dépend des dieux. A la question « Dieu est-il ou aussi bien que par Dieu comme nécessaire à leur mutuelle
non ? » , la réponse est que Dieu peut être. Idée développée complétude.
chez Heidegger avec la notion de « possibilisation » - par Maître Eckart, lui aussi, réagit contre l'idée biblique
opposition à celle d' « actualisation » propre à la métaphy- d'un Dieu lointain, inaccessible à l'homme. Il est l'un des
sique classique - , mais qui apparaît déjà chez Jakob premiers, avant Jakob Bôhme et Silésius, à replacer Dieu
Bôhmé avec la notion de « potentialité », et même chez dans le for intérieur. Voulant viser au-deld de l'dme, au-
Nicolas de Cusa, avec celle de possest. delà des puissances de l'âme - et même des puissances
Scot Erigène déclare : « Nous ne pouvons pas considérer supérieures de l'âme - , il estime que Dieu doit être·
Dieu et sa créature comme deux entités séparées l'une de « abaissé », c'est-à-dire rapproché de l'homme. Il va jus-
l'autre, car ils sont une seule et même chose (unum et id qu'à écrire : « Que Dieu soit, j'en suis une des causes, si je
ipsum). La créature prend ses racines en Dieu, et Dieu se n'étais pas, Dieu ne serait pas non plus » (Traités et
crée en elles ( ... ) Créateur de toute chose et créé en toutes sermons, 3). Dans un très beau passage des Fragments, il
246 COMMENT PEUT-ON ~TRE PArEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 247
ajoute : « Que je suis un homme, cela je l'ai en commun son traité De servo arbitrio, rédigé en 1525 pour répondre à
avec tous les hommes ; que je vois et j'entends, et que je Erasme). Néanmoins, il pose la problématique de l'unité
mange et je bois , cela je le partage avec tous les animaux. de l'homme en Dieu, ce qui l'amène à réintroduire la
Mais que je suis je, cela m'appartient exclusivement, cela notion de Deus absconditus et à distinguer une double
m'appartient à moi et à personne d'autre, à aucun autre volonté divine : la volonté du Dieu« prêché, révélé, offert,
hçmme ni à un ange ni à Dieu, excepté dans la mesure où adoré », et celle du « Dieu non prêché, non révélé, non
je suis un avec lui. » L'âme et Dieu peuvent ainsi mener offert, non adoré ». Cette allusion à un Dieu non révélé,
une vie commune ; l'âme peut être engendrée en tant que inconnu et inconnaissable, Deus absconditus in majestate,
Dieu. Autrement dit, Dieu naft dans l'tlme de l'homme; oppose indirectement deux conceptions antagonistes de
présent dans le monde, il est aussi engendré dans et par Dieu : le Dieu qui est dans la Parole, dans le logos, et le
l'âme humaine. Dieu vient à l'homme pour naître, pour Dieu qui est dans le monde. Cette théorie luthérienne ;:l
« devenir » au sein même de son âme. Cette idée d'une d'ailleurs été rapprochée de la doctrine nominaliste, avec
consubstantialité occasionnelle de l'homme et de Dieu va si sa distinction des deux « ordres de vérité » 1. D'autre part,
loin que, pour Eckart, l'homme ne doit même pas « faire de façon assez paradoxale, en même temps et dans la
une place » à Dieu en lui-même, car lui « réserver une mesure même où il les déclare infiniment éloignés l'un de
place serait (encore) maintenir des distinctions ». Et Maî- l'autre, Luther permet quand même à l'homme de se
tre Eckart d'ajouter : « Je prie donc Dieu de pouvoir me rapprocher de Dieu en procédant à la suppression des
libérer de Dieu » ; seul l'homme « libéré » d'un Dieu qui intermédiaires - institutions, Eglise, hiérarchies célestes,
n'occupérait qu'une place en lui peut pleinement et totale- etc. - que le catholicisme avait multipliés. Entre l'homme
ment s'apparenter à Dieu. « et l'infini disparaît la médiation du prêtre » (Spengler),
Parallèlement, Eckart proteste contre la recherche d'une ce qui rejoint l'idée païenne selon laquelle, l'univers
« sainteté » liée au retrait du monde. Il dénonce une s'identifiant à l'être, l'homme a la possibilité de se mettre
« attitude évasive prenant la fuite devant les choses », et en contact avec l'infini et de communiquer directement
prône « l'apprentissage d'une solitude intérieure » qui avec Dieu. Enfin, la Réforme met l'accent, plus qu'on ne
permette de « pénétrer au fond des choses, d'y saisir son l'avait jamais fait, sur le rôle primordial de la foi. (C'est le
Dieu et de pouvoir, par un effet vigoureux de la thème de la justification par la foi, par opposition à 'la
conscience, lui donner forme en lui-même selon un mode justification par les œuvres 2 .) Ici encore, on enregistre une
consubstantiel » (Entretiens spirituels, 6). La notion
d' « être », chez Eckart, est donc essentiellement dynami- 1. En plus de celle d'Augustin, Luther, on le sait, a fortement subi
l'influence de Guillaume d 'Occam et de ses disciples (Jean Buridan,
que, vitale. Elle est pur jaillissement. L'être n'est pas repli Pierre d'Ailly, Jean Gerson). Par moments, il semble adhérer à cette via
sur soi, ni limitation de et à soi. L'être est actif. L'activité moderna qui démontre l'inconsistance des « universaux », c'est-à-dire
signifie pour lui « sortir de soi ». L'homme qui manifeste des concepts généraux représentant, sous une forme abstraite, l'élément
commun « absolu » de tous les éléments d'une même catégorie. La
son être sort de lui-même. Il est quelque chose qui jaillit en théorie nominaliste des deux « ordres de vérité » influença d'ailleurs-de
soi et hors de soi. Il « court continuellement », dit Eckart, nombreux théologiens allemands, dont Gabriel Biel, mort en 1495.
et c'est cette course continuelle qui le fait accéder au divin. 2. C'est par l'importance qu'il accorde à la foi que le mouvement
réformé nous paraît s'apparenter parfois à l'Islam. Louis Massignon
Luther, lui, en tient pour un Dieu inaccessible à disait : « Isra~I, c'est l'espérance; le christianisme, la charité; l'Islam, la
l'homme. En outre, il nie absolument le libre arbitre (cf. foi. »
248 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 249
contradiction : pour Luther, c'est parce que notre destinée Mais il peut participer de Dieu, tout comme Dieu peut
est arrêtée par avance que l'homme doit d'abord être un participer de lui. L'homme ne doit pas avoir pour ambition
croyant; mais la foi vécue intensément conduit aussi de devenir Dieu, mais de devenir comme les dieux. Déjà,
l'homme à se dépasser, et, dans la perspective païenne, fait dans l'Edda, l'homme est présenté, non comme un ange
alors de lui l'égal ou l'apparenté de Dieu. déchu, mais comme un être apparenté aux dieux, et qui
Tandis que Goethe définit l'homme comme le « dialogue peut les rejoindre. L'homme ne représente pas un moins
de Dieu avec lui-même », Hôlderlin affirme que c'est la par rapport à ce qui l'a précédé. Il représente un plus : un
part divine de l'homme qui sent la présence du divin dans la fil tendu entre les « géants » et les « dieux » 1• L'homme,
nature. Novalis entend s'ancrer « dans l'immuable et dans s'il avait été créé, devrait dépasser son créateur, à la façon
le divin qui est en nous ». Schleiermacher dit que c'est une dont le fils doit « dépasser » son père. Et de même que la
impiété de « chercher l'infini hors du fini ». Comme ses nature, pratiquement identifiée au père chez Paracelse, est
amis de jeunesse, Schelling et Holderlin, Hegel déclare la dépassée par la « sur-nature », l'homme dépasse tout ce
guerre au dualisme et voit dans l'opposition radicale de dont il est issu. Il sublime le monde. Il ne le divinise pas, au
l'homme et de Dieu l'erreur de base de la métaphysique sens premier de ce terme, mais il en fait le lieu d'où, à son
traditionnelle. « L'être de l'âme est divin », écrit Schelling, initiative, le divin peut sortir. Dans la même perspective,
qui ajoute : « Pour celui dont l'âme est saisie par Dieu, Paracelse dit que les apôtres « surpassent » le Christ : le
Dieu n'est pas un hors-de-soi , ni un devoir situé dans un créé surpasse le créateur.
lointain infini ; Dieu est en lui, il est en Dieu. » Plus tard, L'homme ne se réalise entièrement qu'en étant plus que
dans son Livre d 'heures, Rilke posera l'éternelle question : lui-même, c'est-à-dire en se dépassant. « L'homme n'est
« Que fais-tu, Dieu, si je meurs? ( ... ) Avec moi, tu perdras complètement lui-même qu'en sortant de soi », écrit Ray-
tout ton sens. » mond Abellio (La structure absolue. Essai de phénoménolo-
Si l'homme est le partenaire, !'apparenté de Dieu, c'est gie génétique, Gallimard, 1965, p. 179), qui retrouve ici
qu'il n'est pas lui-même un objet placé dans le monde, qu'il spontanément les mots mêmes employés par Eckart. La
a lui-même partie liée avec le monde. L'homme est comme dimension ontologique de l'étant humain est l' « Ouvert »,
l'univers; le microcosme, comme le macrocosme. souligne Heidegger - et cette définition recoupe celle de
L'homme, dit Paracelse, provient du limon, du limus l'anthropologie philosophique (la Weltoffenheit, 1' « ouver-
terrae, et c'est pourquoi l'univers e ntier se retrouve en lui. ture-au-monde » évoquée par Gehlen), en même temps
L'homme, extrait de toutes les créatures, les « contient » que celle de l'éthologie moderne, selon laquelle l'homme
toutes. Il ne s'agit donc pas, dans le paganisme, de mettre n'est agi par son appartenance à l'espèce qu'en tant que
l'homme « à la place de Dieu »; ce serait, au sens propre cette dernière fonde de pures potentialités. Cette ouverture
cette fois, proposer une idole. Il ne s'agit pas de faire en au monde est à la fois un don de l'être et une perpétuelle
sorte « que la maîtrise sur l'étant passe de Dieu à re-création de l'homme. Seul l'homme peut accéder à la
l'homme »,comme le dit Heidegger. (Qui ajoute : « Ceux saisie implicite de l'étant comme tel; seul il peut tenter de
qui ont pareil avis pensent bien peu divinement de Dieu.
L'homme ne peut jamais se mettre à la place de Dieu, 1. Cf. ici le commentaire classique de Sigurdur Nordal à propos de la
parce que l'essence de l'homme n'atteint jamais au Voluspi1, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1980 (pp. 145·
domaine de l'essence de Dieu ».)L'homme n'est pas Dieu. 154 : c Ihr werdet sein wie Goner >)..
250 CO~ENT PEUT-ON "ËTRE PAIEN ? COMMENT PEUT-ON "ËTRE PAIEN? 251
le dévoiler comme tel, de façon transcendantale et non pas dieu était courante dans l' Antiquité, ainsi qu'en témoi-
seulement « naturelle » . L'ouverture au monde ne nous gnent nombre d'inscriptions relevées sur des pierres to~ba­
dissout pas dans la totalité du monde , mais au contraire les des époques hellénistique et romaine. Le pagamsme
nous spécifie. Elle « établit le champ clos du dévoilement d'aujourd'hui propose à l'homme, dans le cours même ~e
de l'être en tant que tel, et l'on peut même dire qu'elle nous sa vie, de se dépasser lui-même et participer ainsi de la
retire du monde en nous empêchant à jamais d'être un substance de Dieu.
étant " naturel " , un étant parmi les étants, comme l'arbre
de la forêt n'est qu'un arbre parmi d'autres, ou le mouton
du troupeau un mouton parmi des centaines de moutons. 24
Plus profondément, c'est elle, par cette exclusion relative
de l'ordre des choses, qui permet que pour nous et par nous La pensée païenne n'ignore aucune antinomie, mais elle les
la totalité des étants se constitue en monde sans être elle- dépasse toutes à l'intérieur d'une conception « unitaire »
même un étant » (Raymond Abellio, op. cit., p. 180). du monde et de la Divinité : la naissance des contraires
Cette doctrine du caractère partiellement et, surtout, dans l'unité divine vient à bout du dualisme. En cela
potentiellement divin de la nature humaine fonde en effet encore, le paganisme est conforme aux lois génér~les du
toute la signification existentielle de l'homme. Dans le vivant, puisque c'est la caractéristique même de la vie, son
paganisme, l'homme élève la divinité en s'élevant lui-même; critérium, que d'associer les contraires. « Le monde n'est
il la dévalue en la considérant comme un despote oriental pas un tout divisé par casiers à lignes de démarcation, disait
dont on devrait, sous peine de sanctions, suivre les Renan, c'est un tableau où toutes les couleurs se varient
« commandements ». Maître Eckart parle del' « étincelle par nuances insensibles » (Cahiers de /eunesse). <?pposer
dans l'âme » (scintilla in anima) par laquelle l'homme peut les contraires de façon irréductible, comme Nietzsche
atteindre au divin. Après Paracelse, Valentin Weigel l'avait bien vu, revient à s'opposer à la vie. La démarche
développe l'idée selon laquelle l'homme trouve en lui- inverse, qui aboutit, sur le plan épistémologique, à l'anti-
même et par lui-même, sans autre entremise, la connais- réductionnisme 1, se développe autour de trois axes fonda-
sance de Dieu. Shaftesbury développe la même concep- mentaux : le principe de l'union des contraires et la
tion. Johann Heinrich Pestalozzi affirme : « La volonté de définition de Dieu comme cette union ; le déploiement de
Dieu et ce que je peux atteindre de mieux ne font qu'une Dieu dans le monde et, par suite, le déploiement de la
seule et même chose. » Ainsi se trouve réaffirmée l'idée contradiction des contraires dont l'affrontement , néces-
que l'homme touche au divin quand il donne le meilleur de saire, est reconnu comme l'une des manifestations de la
lui-même et quand il se dépasse. Il y a là une logique Divinité; enfin, la structuration de l'esprit humain sur le
profonde - et proprement païenne. L'homme ne doit pas
seulement être lui-même, être conforme à sa « nature » ; il
t. L'un des principes de base de l'anti-réductionnisme es~ qu'un
doit encore chercher à se donner une « sur-nature », à ensemble ne se ramène pas seulement à la somme de ses constituants.
acquérir une surhumanité - cette surhumanité que le Ce principe a été appliqué à la sociologie politique par Gustave Le Bon
monothéisme judéo-chrétien a précisément pour vocation, (Psychologie des foules, 1895), à la musicologie par von Ehrenfels. ( Ueber
Gestaltf1ualitèiten, 1890), à la psychologie par. la Gestalttheorie, à la
sinon pour objet, de l'empêcher d'acquérir. L'idée qu'un biologie par Ludwig van Bertalanffy, à la physique par Ernst Mach, à
être humain puisse devenir après sa mort semblable à un l'histoire par Wilhelm Dilthey, etc.
252 COMMENT PEUT -ON :ËTRE PAfEN? COMMENT PEUT-ON :ËTRE PAIEN? 253
même modèle. « Dieu, comme unité des contraires, écrit philosophie shivaïte incorporée à l'hindouisme arya : est
Sigrid Hunke, détermine aussi la structure de l'esprit divin « ce en quoi les contraires coexistent ».
humain; formé sur le modèle divin, celui-ci est structuré Ce thème répond également au principe alchimique solve
par la coincidentia oppositorum, méthode de connaissance et coagula, qui associe la séparation et la dissolution d'une
d'une pensée de la totalité( ... ) Car, bien que la raison, en part, la réunion et la « coagulation » de l'autre - tout
fractionnant et en combinant, analyse la pensée globali- comme le m ythe, à sa naissance, libère des mythèmes
sante de l'intellect, comme le monde le fait pour l'infinité contradictoires destinés, en fin de compte, à se résorber
de Dieu , elle n'échappe pas au besoin de retrouver l'unité dans une unité retrouvée. A l'époque contemporaine, c'est
d'une vision d'ensemble » (Europas andere Religion, op. probablement Carl G. Jung qui a analysé avec le plus de
cit.). finesse la façon dont l'alchimie s'est efforcée de combiner
Le grand « théoricien » moderne de la coïncidence des des facteurs opposés au sein d'une même « conjonction »
contraires est Nicolas de Cusa (1401-1464), qui anticipa (cf. Mysterium conjunctionis. Etudes sur la séparation et la
certains travaux de Copernic et dont se réclama notamment réunion des opposés psychiques dans l'alchimie, Albin
Giordano Bruno. La coïncidence des contraires, dit-il, est Michel, 1980). Citant Nicolas de Cusa, Jung écrit lui-même
encore la définition la moins imparfaite qu'on puisse que « les opposés réels ne sont pas des grandeurs incom-
donner de Dieu. Dieu est le « non-autre » (De non aliud). mensurables, sinon ils ne pourraient pas s'unir ; malgré
Il est « au-dessus de tous les contraires », et il les réunit toute leur opposition, ils manifestent toujours une ten-
tous en lui. Il est harmonie, concordantia. Pour Scot dance à le faire ». La formule de la coincidentia opposito-
Erigène, Dieu « englobe même ce qui à nos yeux semble rum recoupe par là les mises en évidence de la psychologie
lui être opposé, réunit le semblable et le dissemblable, des profondeurs, tout comme celles de la sociologie des
étant lui-même la ressemblance du semblable, la dissem- profondeurs (cf. les travaux d'un Gilbert Durand , avec le
blance du dissemblable, l'antagonisme des éléments anta- principe de non-dualité logique, déjà esquissé par la notion
gonistes et l'opposition des contraires ». On retrouve là de tertium datum, de « matière » intermédiaire permettant
l'harmonie chantée par les Grecs, à base d'alternances, de d'unir en un seul phénomène les antagonismes et les
dépassements et de complémentarités antagoniques : « Les contradictions que l'analyse y découvre) , voire, en micro-
contraires s'accordent et la belle harmonie nai"t de ce qui physique, les propositions d'un Stéphane Lupasco sur les
diffère. Toute chose naît de la lutte » (Héraclite, fragm. structures équilibrantes des trois matières et la logique des
8) 1• (Et ce n'est pas un hasard si Dionysos règne sur contradictoires. « Par des chemins contraires, nous suivons
l'oracle de Delphes quand Apollon, chaque année, se rend de nos paumes les lignes de force du même jeu. En toi seul,
au pays des Hyperboréens.) Et aussi l'un des principes de la Seigneur, elles se retrouvent » (Saint-Exupéry, Citadelle).
En tant qu'unité des contraires, Dieu se trouve nécessai-
1. Montherlant, pour qui la contradiction est le c fondement de la vie
rement au-delà du bien et du mal. Point de vue parfaite-
de l'esprit » (Un voyageur solitaire est un diable, Gallimard, 1961 ment exclu, bien entendu, par le monothéisme judéo-
p. 204), a dit l'influence capitale exercée sur lui par Héraclite : « I~ chrétien. Si Dieu est tout-puissant et infiniment bon,
premier d~ mes pères •, écrit~il dans Tous feux éteints (Gallimard, 1975, pourquoi tolère-t-il le mal, comment le mal est-il possible?
p. 103). Citons également Dneu La Rochelle : « Si c'est contradictoire
peu importe : la contradiction se résout dans l'unité du fait > (~ La théologie catholique, quand elle ne s'efface pas devant
comédie de Charleroi, Gallimard, 1934, p. 170). le « mystère », répond généralement à cette question en
254 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÎEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAÎEN ? 255
faisant appel à la notion de libre arbitre et en affirmant que contre la Palestine, c'est le signe de la vengeance de Iahvé
l'homme doit mériter son salut (ce qui ne fait que repousser contre l'infidélité religieuse d'Israël. L'infidélité d'un peu-
le problème). Le responsable, en tout cas, ne saurait être ple ne saurait en effet entraîner l'infidélité de Dieu :
que l'homme. Soit en effet le mal vient de Dieu, soit il vient « Dieu n'est pas un homme pour qu'il regrette », dit la
de l'homme. Or, Dieu étant perfection absolue, rien Torah. Tous les malheurs de l'ancien Israël- à l'exception
d'imparfait ou de mauvais ne peut venir de lui. Après le peut-être de certaines persécutions, comme celle interve-
meurtre de Hével (Abel), lorsque Caïn se voit interpellé nue lors de l'épopée hasmonéenne - sont ainsi interprétés
par Iahvé sur le sort de son frère, c'est en vain qu'il cherche comme autant de théophanies négatives, ce qui est somme
à rejeter la faute sur son interlocuteur. ( « Caïn dit : c'est toute logique dès lors que l'histoire est conçue comme
moi qui l'ai tué, mais c'est toi qui as créé en moi le Mauvais épiphanie de Dieu. Les catastrophes sont nécessairement
Penchant », midrach Tan'huma sur Gen. 1, 9.) Tout ce qui des « châtiments ». Si tout va mal, c'est que Iahvé est
advient de mal , dans le récit judéo-chrétien des origines, obligé de sévir. Et pourquoi sévit-il? Parce que « nous tous
advient donc à raison des fautes humaines. La faute qui avons été engendrés, sommes baignés dans nos péchés
originelle a fait passer l'homme d'un état naturellement et sommes pleins d'injustice et lourde est notre faute »
bon à un état de déchéance : « Les desseins du cœur de (Esdras 9, 6-7).
l'homme sont mauvais dès l'enfance » (Gen. 8, 21). Louis Ainsi que l'a observé Renan dans la préface de son
Rougier (Du paradis à l'utopie, Copernic, 1979, pp. 41-48) Ecclésiaste, la perspective messianique est d'une nécessité
a montré comment la moralisation de Dieu implique la absolue dans ce systèm..e, car c'est elle qui compense - et
culpabilité de la créature pour expliquer la naissance du par là justifie - la présence du mal. Le « jour de
mal. L'incarnation du bien absolu par un Dieu unique ne Jéhovah » , dit Renan, est « le point de mire de la
laisse pas d'autre issue : il faut que ce soit l'homme le conscience froissée d'Israël » . Dieu est Un, et il est
responsable. C'est ce que dit Pascal : « Il faut que nous infiniment bon. Il est juste, infiniment juste . Un jour
naissions coupables, sinon Dieu serait injuste » (Pensées, viendra donc où Iahvé instaurera son Royaume et où les
éd. Brunschvig, 439, p. 555). (Et, nous l'avons déjà dit, vertus des justes seront reconnues. (Dans le christianisme,
c'est justement dans la mesure où la culpabilité de la c'est grâce à la médiation de Jésus, le Dieu fait homme , que
créature innocente le créateur, qu'elle le disculpe, qu'on la rédemption est possible.) Si l'histoire n'était pas morali-
peut se demander si, en fait, elle ne sert pas à masquer la sée, elle deviendrait moralement incompréhensible.
« faute » de ce dernier.) La culpabilité de la créature Il reste pourtant l'éternelle interrogation : « Pourquoi la
implique à son tour toute l'économie du salut et de la voie des méchants est-elle prospère? » (Jérémie 12, 1).
rédemption. Dans le judéo-christianisme, le mal vient de la Pourquoi la vertu semble-t-elle parfois punie, et le vice,
faute , comme l'excès de sa propre cause. Le malheur parfois récompensé? Cette question forme la trame du
provenant du mal est alors pris comme signal appelant à livre de Job ; c'est à partir d'elle que s'exerce la « tenta-
son expiation - pour que le malheur disparaisse à son tion ». Job a beau protester contre l' « excès de mal » qui
tour. le frappe, c'est l'impossibilité de comprendre sa culpabilité
Il en résulte, comme on l'a vu, la moralisation de qui constitue le fond de ses lamentations. L'homme ne
l'histoire. Si le peuple d'Israël connaît l'exil, c'est en raison saurait en effet avoir raison contre Dieu, même quand les
de ses « fautes ». S'il se produit une attaque syrienne apparences sont pour lui (Job 9, 2). Job se sait et se
256 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAfEN? 257
proclame innocent, mais dans le même temps il affirme que d'Adam, mais encore parce que Jésus, innocent par nature,
Iahvé n'a pas pu se tromper. Quoique créateur de tout, n'hésite pas à s'incarner et à souffrir pour les péchés du
Iahvé ne saurait se voir attribuer la paternité du mal visible. monde, qu'il n'a évidemment pas commis - en sorte que,
Job finit donc par se résigner. Il fait acte de soumission, comme l'écrit Joseph de Maistre, le christianisme« repose
regrette de s'être considéré comme innocent, retire ses tout entier sur ce dogme ... de l'innocence payant pour le
paroles et se repent. C'est alors que Iahvé le restaure dans coupable » (Considérations sur la France, ch. III).
sa condition antérieure. La leçon du récit est que l'esprit La situation est évidemment tout à fait différente dans
humain doit renoncer à saisir les raisons profondes du i'antiquité pré-chrétienne européenne. Le dieu n'y est pas
mystère. La logique ne doit pas susciter chez lui le doute, un Tout Autre. C'est un partenaire, dont on est en droit
car cette logique n'est que peu de chose rapportée à la d'exiger qu'il tienne ses engagements. Ses manquements,
« logique » de Iahvé. « La souffrance du juste et le en tout état de cause, ne renvoient pas nécessairement à
triomphe du méchant ne sont que des phénomènes tempo- l'imperfection ou à la culpabilité de l'homme. Dans le
raires. Un temps de rétribution doit sOrement arriver, où paganisme, l'homme a d'abord confiance dans ses dieux,
chacun recevra son mérite » (Abraham Cohen, Les routes mais cette confiance peut être remise en cause. Chez les
divergentes, Minuit, 1956, p. 30). En se refusant à condam- Germains comme chez les Grecs, un dieu qui ne remplit
ner le silence de Dieu, dont il a pourtant perçu la pas le rôle protecteur que l'on est en droit d'attendre de lui
dimension « démoniaque » - Renan qualifiait le livre de peut être répudié. (Conception qui trouve son prolonge-
Job de « sublime blasphème » ~, Job constitue la figure ment sur le plan politique : le souverain doit être respecté,
déclarée exemplaire qui s'oppose à celle de Caïn : il accepte mais s'il ne se conduit pas comme on peut l'attendre d'un
son sort sans comprendre, tandis que Caïn, n'ayant pas souverain, alors il peut être légitimement renversé.) A
propos des dieux honorés par les anciens Irlandais, Sigur-
compris non plus, s'est révolté contre l' « apparente »
dur Nordal écrit : « On discutait, on se disputait avec eux
injustice de Iahvé. Apologie caractéristique de la servitude
s'ils vous manquaient. On leur demandait justice comme
et, encore une fois, condamnation de l' (( orgueil »
aux autres hommes, dons et compensations devaient inter-
humain 1 • venir » (Islenzk menning I, Reykjavik, 1942, p. 167). On
Le christianisme a repris le même thème en le transfigu- lit même dans une saga cette fière parole : « Si Thor ne me
rant, non seulement à raison de sa théologie de la faute protège plus, je me détacherai de lui et je choisirai un autre
originelle, selon laquelle tout homme né en ce monde doit protecteur. Et peut-être n'en choisirai-je aucun! »
payer, alors qu'il n'a rien fait que de naître, le« péché » Héraclite, lui aussi, reprend la question posée par
Jérémie, mais c'est pour lui donner une autre réponse.
1. Dans Job ou l'exc~s de mal (Grasset, 1978), Philippe Nemo affirme Ecoutons encore ce qu'en dit Nietzsche : « Ce monde est-il
que l' « excès de mal > est compensé par un « excès de don » ;qu'est
égal à Dieu tout ce qui, par définition, excède le monde, excès de mal plein de fautes, d'injustices, de contradictions? Oui, s'écrie
comme excès de bien, et que c'est ce mal qui « prouve > Dieu. Cette Héraclite, mais seulement pour l'homme borné qui voit les
interprétation ne satisfera que ceux qui le veulent bien. On relira plutôt choses séparées et non dans leur ensemble; ce n'est pas
la « réponse à Job » que fait Carl J. Jung dans Psychologie et religion
(Buchet-Chastel, 1958), notamment sur la façon dont le Dieu du vrai pour le dieu contuitif. Pour ce dieu, tous les disparates
monothéisme abrahamique, pris comme la valeur « la plus haute et la confluent dans une harmonie, invisible il est vrai au regard
plus forte >, se pluralise et se diversifie pour se manifester à l'homme. humain ordinaire, mais intelligible à celui qui, comme
258 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAlEN ? 259
Héraclite, est semblable au dieu contemplatif » (La nais- le mal, c'est qu'au moment de la création, les dieux ont
sance de la philosophie à l'époque de la tragédie grecque, op. mêlé à la matière d'où sortirent les premiers hommes, le
cit., p. 66). sang d'un dieu mauvais qui avait été mis à mort. Dans le
Dans la théologie chrétienne, aucun mal n'existe par judéo-christianisme, et tout particulièrement dans le chris-
nature. Le mal n'est ni un être ni une substance. Il n'est pas tianisme, c'est uniquement l'homme qui se voit attribuer la
non plus un principe incréé co-éternel à Dieu, comme le responsabilité du mal. L'homme est un coupable. L'abject,
pensaient les manichéens. Le mal n'est que la destruction pour parler comme Julia Kristeva (Pouvoirs de l'horreur.
de l'être. Il provient de l'homme exclusivement, et du Essai sur l'abjection, Seuil, 1980), est intériorisé de façon
mauvais usage que celui-ci a fait de sa liberté. Par suite, le radicale. Et cela va jusqu'à la névrose. S'adressant à Dieu,
mal est aussi tout ce qui va à l'encontre de la perspective saint Augustin déclare : « Ce qu'il y a de bon en moi est
finaliste de la création, tout ce qui s'oppose au « sens de ton œuvre et ta grâce, ce qu'il y a de mauvais en moi est ma
l'histoire » voulu par Iahvé. « Dans la pensée hébraïque, faute et ton jugement 1• »
puis chrétienne, la cause du mal se trouve dans l'histoire Il n'existe pas, pour le paganisme, de définition objective
humaine : c'est une liberté créée qui est cause du mal et qui du mal. Le mal n'est ni inscrit dans la matière, comme le
en est responsable » (Claude Tresmontant, Problèmes du prétend, entre autres, le néo-platonisme, ni enraciné dans
christianisme, op. cit., p. 163). En d'autres termes, la nature humaine, comme c'est le cas dans fa conception
l'homme fait un usage « déficient » de sa liberté dès lors paulinienne. Le mal ne pose pas de problème particulier,
qu'il l'utilise dans un sens différent de celui souhaité par parce qu'il n'est pas lui-même posé comme absolu; il ne
Iahvé. ( « Je te propose la vie ou la mort, la bénédiction ou ressortit pas de l'être, mais de l'étant. Il varie selon les
la malédiction. Choisis donc la vie, pour que toi et ta valeurs et les règles éthiques que se donnent les individus et
postérité vous viviez, aimant Iahvé ton Dieu, écoutant sa les peuples. Plus précisément, dans la perspective où nous
voix, t'attachant à lui », Deut. 30, 19-20.) Mais alors, nous situons, le mal est ce qui nous empêche d'égaler l'idée
quelle est la val~ur d'une liberté dont on ne doit user que que nous nous faisons de nous-mêmes .....:.... ce qui nous fait
d'une seule façon? Quelle est, surtout, la valeur d'une tomber en dessous de nous-mêmes, nous empêche de nous
liberté dont l'usage produit le mal? Au reste, ce n'est d.épasser et nous dégrade. « Qu'est-ce qui est bon?
même pas en usant de sa liberté que l'homme peut assurer demande Nietzsche. Tout ce qui exalte en l'homme le
son salut. Le salut est un don de Dieu ; seul Dieu est cause sentiment de puissance, la volonté de puissance, la puis-
de salut. L'homme , lui, ne peut faire qu'un choix négatif: il sance, même. Qu'est-ce qui est mauvais? Tout ce qui vient
n'est libre que de se perdre. « L'acte ontologique de de la faiblesse . Qu'est-ce que le bonheur? Le sentiment
l'homme, c'est de choisir la mort »(Pierre Chaunu, Eglise, que la puissance croît, qu'une résistance est en voie d'être
culture et société, CDU-SEDES, 1981, p. 194). En outre, si surmontée » (L'Antéchrist, op. cit., p. 12).
c'est le mauvais usage que l'homme a fait de sa liberté qui Compte tenu de la diversité humaine, tant individuelle
est la cause du mal, alors la cause première du mal réside
bien dans le Dieu qui a octroyé à l'homme une telle liberté.
Par quelque bout qu'on le prenne, le problème est inintelli- 1. Au moins, dans le judaïsme, admet-on que l'homme ne peut
jamais totalement anéantir en lui le Mauvais Penchant. Le juste (tsadik)
gible. Le mythe babylonien était, tout compte fait, plus n'est pas celui qui ne fait que le bien, mais celui qui fait plus de bien que
convaincant lorsqu'il expliquait que, si l'homme peut faire de mal.
260 COMMENT PEUT-ON 'êTRE PAIEN7 COMMENT PEUT-ON 'êTRE PAIEN? 261
que collective, comment le mal pourrait-il être le même appelons le mal n'est que l'autre aspect du bien », écrit
pour tous? Il n'y a pas d'absolus, il n'y a que des vérités Goethe. Le bien peut devenir le mal , et vice versa, de
relatives à des époques et des lieux donnés. Cela ne veut même que« le froid devient chaud, le chaud devient froid,
nullement dire que « tout est permis » : comme le montre le mouillé devient sec, l'aride devient humide » (Héraclite,
Husserl, l'essence saisie dans l'apparence n'est pas contre- fragm . 126). Il y a pourtant une différence entre le froid et
dite d'un ego à l'autre au sein d'une même culture, ce qui le chaud - mais l'un constitue le devenir de l'autre. C'est
fonde l'intersubjectivité. Cela ne signifie pas non plus que parce que le mal existe qu'il peut y avoir du bien. Toute
l'éthique doive être utilitaire, mais simplement qu'elle est notion exige en effet son contraire. « L'obscurité est la plus
inévitablement reliée à une conception du monde qui la grande ennemie de la lumière, et ceci est la cause par
porte et qui s'enracine elle-même dans un substrat collectif. laquelle la lumière est visible, observe Bôhme. Car s'il n'y
Le mal n'est pas affaire de « péché » ni de culpabilité a avait pas de noir, le blanc n'apparaîtrait pas, s'il n'y avait
priori. Sa détermination dépend d'impératifs impliqués par pas de souffrance, la joie n'apparaîtrait pas » (De la foi
nos appartenances et nos choix. L'éthique est une .donnée vivante). Le bien comme le mal sont nécessaires à l'homme
fondamentale dans le paganisme, mais il n'y a pas de pour s'éprouver et se construire. « C'est pourquoi, dit
moralisation universelle. Ce qui revient à dire qu'il n'y a Paracelse, Dieu a donné son terme au bien et au mal, pour
pas de valeurs dans le monde autres que celles résultant de que ni l'un ni l'autre n'aille trop haut. » « Si le mal
nos initiatives et de nos interprétations. « Il n'y a pas de disparaissait, écrit Sigrid Hunke, le bien s'accroîtrait au-
phénomènes moraux, il n'y a que des interprétations delà de toute mesure et deviendrait pire que le mal dans ses
morales des phénomènes » (Nietzsche, Par-delà bien et justes proportions. Il bouleverserait l'ordre et anéantirait
mal) 1• l'être! L'un ne peut exister sans l'autre( ... ) C'est pourquoi
De même que la vie et la mort sont en incessante il ne peut rien y avoir dans la nature qui soit entièrement
conversion et sont nécessaires l'une à l'autre, de même il en bon ou mauvais » (Europas andere Religion, op. cit.,
est ainsi du bien et du mal - et seuls des esprits faibles y p. 346). Le mal, va jusqu'à dire encore Paracelse, se trouve
verront motif à penser que ce qui est bon ne vaut pas mieux à l'échelon le plus élevé de la création. Il préexiste à la
que ce qui est mauvais, ou que les deux se valent chute des anges, qui l'a seulement rendu manifeste. Dès le
indifféremment. « Le bien et le mal sont une seule et même commencement, le bien et le mal se rencontrent au ciel, et
chose », dit Héraclite (fragm. 58), et pourtant ils ne se Dieu lui-même s'en trouve affecté.
« valent » pas. Le bien et Je mal sont une même chose, C'est pour cela aussi que la pratique agonale s'interdit de (
mais ils ne sont pas la même chose. Ils sont une même monter aux extrêmes. « Goethe et Attila, écrit Henry de 1
chose parce qu'ils proviennent de la même source. « L'un Montherlant, émanent d'une seule source d'énergie univer-
naît de l'autre », affirme Jakob Bôhme. « Ce que nous selle. 'Phénomènes de la nature, comme tels ils sont
solidaires l'un de l'autre. La beauté de l'univers , et sa
1. Sur les rapports entre morale, culture et théorie des valeurs, cf. grandeur sont faites autant de ce que vous appelez le mal
Arnold Gehlen, Moral und Hypemwral. Eine pluralistische Ethik,
Athenlium, Frankfurt/M.-Bonn, 1969; et Helmut Kron, Etho~ und
que de ce que vous appelez le bien, et Attila y concourt
Ethik. Der Pluralismus der Kulturen und das Problem des ethrschen comme Goethe. Combattons Attila, mais en connaissant
Relativismus, Athenlium, Frankfurt/M.-Bonn, 1960. son utilité supérieure, combattons-le avec une comptai-
262 COMMENT PEUT-O N ~TRE PAfEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 263
sance profonde, et, pour tout dire, combattons-le en res irréductibles nés de l'affirmation du Tout Autre. C'est
l'aimant » (Aux fontaines du désir, G rasset, 1927, p. 29). ce que l'Europe, directement ou indirectement, n'a cessé
E n posant le bien et le mal comme absolus, c'est-à-dire de répéter depuis des millénaires. C'est ce qu'elle est
en substituant au monde réel un monde « théorique », le appelée à jeter pour toujours au visage sans visage de
christianisme, comme Platon et Socrate, s'est posé lui- Iahvé.
même en antagoniste de l'élan dionysiaque qui pousse
l'âme humaine à s'affirmer comme un « dire oui » à la vie.
Or, la morale n'est pas la grammaire ni la vérité d'une vie 25
qui lui serait extérieure et assujettie ; elle ne peut en être ,
dans le meilleur des cas, que la description et la qualifica- .« Un des charmes les plus scandaleux de la Rome païenne ,
tion. Dans le paganisme, les dieux ne représentent pas le remarque ironiquement Gabriel Matzneff, est cette tolé-
bien absolu. Ils sont à la fois le bien et le mal, en tant qu'ils rance , ce respect de l'autre ... » (Le Monde, 26 avril 1980).
représentent sous une forme sublimée le bon et le mauvais Nous avons déjà évoqué ce problème de la tolérance
qui coexistent , sous une forme antagoniste, à l'intérieur païenne, en montrant qu'elle naît, en tant que principe,
même de la vie. Ils sont grands dans l'un et l'autre à la fois. aussi bien de1a reconnaissance de la diversité humaine que
Et ce sont eux qui incitent Périclès à s'écrier : « Notre d'un refus du dualisme, qui entraîne lui-mêm~ la reconnais-
audace nous a frayé par la force un chemin sur terre et sur sance de la diversité des visages de Dieu à l'intérieur d'une
mer, élevant à elle-même des monuments impérissables affirmation unitaire du divin. Mais la tolérance, on le voit
pour le bien comme pour le mal ! » bien, naît aussi de la claire conscience de la coïncidence des
Le paganisme n'a jamais cessé de goOter ce que la Bible contraires en Dieu. S'il n'y a pas d'altérité irréductible
appelle les fruits de l'arbre du bien et du mal. Il n'a jamais entre les concepts, pas de réconciliation impossible, alors
cessé d'affirmer la conjonction des contraires, que le rien ni personne ne saurait incarner le mal absolu, et c'est
monothéisme judéo-chrétien décrit avec horr,eur comme pourquoi la tolérance s'impose. On connaît les mots de
confusion et tohu-bohu'. Et la pire des « confusions » est Symmaque : « Qu'importe par quels moyens chacun pour-
celle du bien et du mal absolus, qui aboutit à leur suit la recherche de la vérité? On ne parvient pas toujours
dépassement. « Malheur à ceux qui appellent le mal bien et par un seul chemin à la solution de ce grand mystère. »
le bien mal ! » déclare Isaïe (5, 20). La non-distinction des Cela signifie qu'un même sommet peut être atteint de
absolus, la « prétention » humaine à s'instituer elle-même diverses façons, que la Divinité parle à chaque peuple selon
comme fondatrice de valeurs est ce que la Bible' condamne la « langue » qu'il comprend - que la langue de cet être
le plus fondamentalement : c'est l'affirmation de ce « Neu- qui est le monde se parle dans une multitude d'univers
tre » dont Heidegger, lui-même condamné par Lévinas intérieurs, suscitant toujours de nouvelles formes d'accom-
(Totalité et infini, Martinus Nijhoff, La Haye, p . 275), fait plissement et de dépassement de soi.
l'une des caractéristiques de l'être. « Je voyais et je Ce n'est pas un hasard si la plupart des représentants de
connaissais la totalité de l'être, dans le bien et dans le mal , la « religion de l'Europe » se sont faits aussi les défenseurs
et comment l'un naît de l'autre », écrit Jakob Bôhme: La_ de la liberté et d'une tolérance positive qui ne se confo nd ni
« révélation », s'il en est une, c'est l'inexistence des avec le « libéralisme », ni avec l'absence d'opinions, ni
absolus nés de la pensée dualiste, l'inexistence des contrai- avec l'indifférence en matière de valeurs . Nicolas de Cusa,
264 COMMENT PEUT-ON ~TRE PArEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN ? 265
bien que cardinal, a défendu les mérites du paganisme. humaine est « soumise à la puissance du diable et livrée à
Erasme a protesté avec force contre l'intolérance reli- son pouvoir ». L'homme est intrinsèquement mauvais :
gieuse. Pic de la Mirandole a développé l'idée d'une pax « La vérité, c'est que l'homme, devenu un mauvais arbre,
philosophica. Marguerite de Navarre a plaidé dans le même ne peut que vouloir et faire le mal. » A partir de 1516,
sens, de même que Sébastien Franck. Luther lui-même a Luther fait de la négation de la liberté fondamentale de
rétabli le droit d'interprétation et de libre examen. l'homme le point de départ de sa doctrine de la justifica-
Le paganisme ne peut que réagir contre le thème tion. En 1525, dans sa réponse à Erasme, il affirme à
chrétien de la « dépravation de l'homme par le péché nouveau que .la nature humaine déchue est incapable de
originel », et contre l'idée d'une culpabilité de l'homme a tout bien.
priori, que certaines idéologies modernes n'ont pas manqué Par opposition à cette théologie de la faute originelle, le
de reprendre et d'exploiter dans le sens de l'amnésie paganisme affirme _que l'homme, en se construisant lui-
volontaire, de la négation de soi ou de l'autoracisme. On même et en menant une existence conforme aux principes
sait que dans ce domaine, le christianisme s'est montré qu'il s'est donnés, peut conférer un sens à sa vie; qu'il n'a
beaucoup plus radical que le judaïsme, sous l'influence pas besoin d'être lavé d'une« faute originelle » héréditaire
notamment de la théologie paulinienne, puis augusti- par l'intermédiaire d'un « rédempteur »; qu'il n'a pas à
nienne, et que le protestantisme a encore ajouté à cette œuvrer à la venue des temps « messianiques »; bref, que
radicalité. Dans le judaïsme, la faute d'Adam n'est pas à dans et par ses actes, ses choix et ses œuvres, il se suffit à
proprement parler une faute héréditaire, mais plutôt une lui-même. Grand adversaire d'Augustin, Pélage, plaidant
« souillure », un défaut situé dans le temps et qui ne en faveur des prérogatives du libre arbitre, déclare que
rejaillit pas nécessairement sur tous les hommes, puisque le l'homme peut vivre sans péché et que c'est ce que Dieu
don du Décalogue en a déjà, par la révélation du Sinaï, désire. A la conception augustinienne de la grâce - une
effacé l'essentiel. La théologie catholique, elle, se fonde grâce due à l'élection biblique par l'intermédiaire d'un
traditionnellement plus volontiers sur le commentaire de « rédempteur » - il oppose une grâce de la création, grâce
saint Paul (Rom. 5, 12-21) que sur le texte de la Genèse (3, de l'immanence perpétuelle de la nature divine dans la
1-24) : « Par un seul homme le péché est entré dans le nature humaine , qui permet à l'homme d'agir entièrement
monde, et par le péché la mort, et ainsi la mort a passé en selon sa volonté. Pour Augustin , il y a contradiction entre
tous les hommes, du fait que tous ont péché » (Rom. 5, la grâce et la liberté ; pour Pélage, fusion de l'une et de
12). Le péché originel n'a cependant pas altéré ontologi- l'autre dans une même réalité. Pour Maître Eckart égale-
quement la nature humaine dans sa substance ; il a seule- ment, l'union de la volonté humaine et de la volonté divine
ment corrompu la nature des relations entre l'homme et ne peut être qu'un .acte de libre consentement. Ce n'est pas
Dieu ; l'homme conserve la possibilité de faire le bien et de le « péché originel » qui sépare l'homme de Dieu, mais sa
s'abstenir du mal. Luther, au contraire, adopte une théolo- complaisance envers lui~même, son incapacité à devenir
gie qui, non seulement s'inspire de saint Augustin, mais se souverain sur lui-même, à atteindre l'impersonnalité
ressent aussi d'une certaine contamination gnostique. Cela active, un détachement olympien ( Gelassenheit) équivalant
le conduit à affirmer que, depuis le péché commis par à une pleine maîtrise de soi. Par la voix de son Prométhée,
Adam et Eve, la nature et l'essence de l'homme sont Goethe, s'écrie : « Toi, mon cœur ardent et sacré , n'as-tu
« entièrement corrompues » et défigurées. La nature pas tout accompli toi-même ? » - tandis que le Docteur
266 COMMENT PEUT-ON :ËTRE PArEN? COMMENT PEUT-ON :ËTRE PArEN? 267
Faust, après avoir défié Méphisto, finit par en triompher, l'homme, réintégration librement voulue, car seule capable
justifiant ainsi la confiance que Dieu avait placée en lui. de nous mettre en forme, et voulue selon notre spécificité
Pour Kant, le fondement de la morale ne réside dans propre, de la contrainte que le monothéisme judéo-
aucune loi extérieure à l'homme, mais bien en l'homme, au chrétien place dans un être radicalement distinct du
« fond de son cœur », dans l'impératif catégorique - c~t monde. Pic de la Mirandole fait s'adresser Dieu à l'homme
« impératif moral en tant que forme de la morale » dont en ces termes : « Tu peux t'avilir au niveau de la bête, mais
Spengler dira qu'il est « faustien et uniquement faustien » tu peux aussi te faire renru"tre en créature divine par la libre
(Le Déclin de l'Occident)-, dans les racines mêmes de la volonté de ton esprit. » L'homme peut devenir ce qu'il veut
conscience intérieure ; et c'est le respect de cet impératif - sous-homme ou sur-homme à son gré.
qui dévoile à l'homme la dignité de son propre être et le fait
participer à l' « ordre éternel ». La religion est alors la
« reconnaissance de tous nos devoirs comme un comman- 26
dement divin » - ce qui revient non plus à déduire les
règles éthiques de l'existence d'un Dieu moral mais, à la Il est très remarquable, alors que l'histoire comparée des
limite, à déduire l'existence de Dieu de celle d'une morale religions indo-européennes fait apparaître par ailleurs tant
inhérente à l'esprit hum~in. Berdiaev, enfin, fait jui aussi de similitudes fonctionnelles et « idéologiques » entre eux,
l'apologie de l'acte créateur humain, où il voit le « thème que les dieux titulaires d'une même fonction ne portent
essentiel »de la vie. Ne parlant guère du Christ que comme presque jamais les mêmes noms, et, même, que leurs noms
d'un symbole de la rencontre entre l'homme et le di~in qui renvoient J;arement à la mênie racine. En Grèce, à la seule
se produit à l'intérieur de nous-mêmes, il écrit : « Dieu ne exception assurée de Zeus - qui n'est pas le nom d'un
met pas de limites à la liberté humaine( ... ) Dieu attend de dieu, mais le nom de Dieu : 0 dyêus ou 0 deiwos {Zeus
l'homme qu'il participe à l'œuvre de la création, à la Pater : le dieu-père) - , les noms des Olympiens ne
poursuite de la création de ce monde » (Essai d 'autobiogra- semblent même pas helléniques. (Les cas de Poséidon,
phie spirituelle, Buchet-Chastel, 1980). Héra et Dionysos sont encore discutés.) La probabilité a
L'homme, selon la pensée païenne, doit ainsi reconnaître priori pour que s' « oublie » le nom d'un dieu majeur
la possibilité d'une union parfaitement consubstantielle semble pourtant assez faible. Tout se passe comme si, à
avec le divin. Cette union avec le divin ne signifie rien partir d'une structure de base commune héritée, les noms
d'autre que l'appropriation par l'homme de sa liberté les plus divers pouvaient être donnés. Dans la Gylfaginning
intérieure. En dernière instance, l'homme est fondamenta- (ch. 19), Hàr déclare : « On peut dire que la plupart des
lement libre en son for intérieur, libre de se grandir ou de noms proviennent de ce qu'il y a dans le monde tant de
se diminuer, libre de se gagner à ses propres yeux ou de se langues différentes que toµs les peuples doivent pouvoir
perdre à ses propres yeux (et aux yeux de ceux qui se adapter son nom à leur propre langage pour l'invoquer et le
réfèrent aux mêmes valeurs que lui). La liberté dans le prier. » L'important est moins le nom lui-même que le fait
paganisme n'est ni « la destruction de toutes les discipli- que l'homme puisse appeler un dieu à l'existence en le
nes » {Blandine Barret-Kriegel, L'Etat et les esclaves, op. nommant.
cit., p. 67), ni la « libre » acceptation d'une soumission aux « Dieu n'apparaît que là où toutes les créatures le
désirs de Iahvé. Elle est la réintégration à l'intérieur de nomment », affirme Maître Eckart (sermon Nolite timere
268 COMMENT PEUT-ON tTRE PAlEN? COMMENT PEUT-ON tTRE PAfEN ? 269
eos qui corpus occidunt). Il dit aussi : « Lorsqu'il prend rienne : « La solitude de l'homme s'accroît, le désert
conscience de lui-même, Dieu se reconnaît lui-même en s'étend autour de nous, mais peut-être est-ce dans le désert
lui-même » - et cette formule n'est pas sans évoquer le que les dieux viendront » (entretien avec Gilles Lapouge,
vieil Odhinn « lui-même à lui-même suspendu » . Hôl- La Quinzaine littéraire, 16 février 1980).
derlin ' lui , soutient l'idée que les dieux restent en quelque Dans son autobiographie, Carl G. Jung raconte un
sorte imparfaits aussi longtemps que les hommes ne se les « instant d'inhabituelle clarté », au cours duquel il eut avec
sont pas re-présentés. Ce n'est que dans et par l'homme que « quelque chose en lui » un étrange dialogue. « - Dans
les dieux prennent pleinement conscience d'eux-mêmes et quel mythe vit l'homme de nos jours? demanda la voix. -
s'accomplissent. Le rôle - innocent et terrible - du poète Dans le mythe chrétien, répondit Jung. - Est-ce que toi,
consiste alors à ressentir l'aspiration des dieux encore tu vis dans ce mythe? reprit la voix. - Si je réponds en
dépourvus de conscience, à les appeler à l'existence en les toute honnêteté, non! Ce n'est pas le mythe dans lequel je
nommant et en engageant avec eux un dialogue fondateur à vis. - Alors, nous n'avons plus de mythe? - Non. Il
partir duquel se créeront tous les dialogues futurs. semble que nous n'ayons plus de mythe . - Mais quel est
« Ce qui rend muet l'oracle de Delphes, remarque Jean- ton mythe, à toi, le mythe dans lequel tu vis? » « Je me
Luc Marion, ce n!est pas une quelconque supercherie enfin sentis alors de moins en moins à mon aise et je m'arrêtai de
découverte (Fontenelle), mais la disparition deS' Grecs » penser, écrit Jung. J'avais atteint une limite » (Ma vie,
(La double idoldtrie, art. cit., p. 49). La création de Gallimard, 1970, p. 199). C'est cette limite, précisément,
nouvelles valeurs, la réappropriation de certaines valeurs, q'ue nous avons atteinte, nous aussi. Comment la dépasser?
est liée à la création ou à la réappropriation d'un point de Nietzsche écrit dans La volonté de puissance 1 : « Est-ce
vue. Heidegger ne définit-il pas la valeur comme un qu'avec la morale est aussi devenue impossible l'affirma-
« centre de perspective pour un regard qui a des visées » ?
tion panthéiste d'un oui donné à toutes choses? Dans le
Pour retrouver l'esprit de Delphes - pour que l'oracle de
fondement et en fait, seul le Dieu moral a été réfuté et
Delphes se remette à « parler » - , il est donc tout naturel
dépassé. N'y aurait-il pas du sens à penser un Dieu par-delà
de se tourner vers les sources de la pensée grecque, à
bien et mal ? » La réponse à cette question apparaît chaque
l'origine même de ce peuple grec qu'Hôlderlin, dans son
jour plus clairement. La mort du « Dieu moral » laisse
élégie de l' Archipel, appelle l'inniges Volk. Il faut que les
désormais - au terme du « nihilisme européen » - la
Grecs « re-naissent » pour que de nouveaux dieux appa-
place libre pour l'arrivée de « nouveaux dieux » dont « la
raissent - ces dieux qui représentent un « autre commen-
fonction affirmative soutient ce monde-ci, qui est l'uni-
cement ». Car il s'agit bien de faire ré-apparaftre les dieux.
que » (Jean-Luc Marion, art. cit.). Le dieu mort dont parle
Interrogé par le magazine Der Spiegel, Heidegger déclarait,
Nietzsche n'est qu'un cadavre parmi d'autres, et ce cadavre
dans un texte publié en 1977 : « Seulement un dieu peut
n'eut jamais rien de divin : ce « dieu » s'était un peu trop
nous sauver (nur noch ein Gott kann uns retten). Il nous
vite transformé en dieu des philosophes ! Quand on dit que
reste pour seule possibilité de préparer dans la pensée et la
poésie une disponibilité pour l'apparition du dieu ou pour
l'absence du dieu dans notre déclin. » Cette idée que « les 1. Volonté de puissance: nous conservons la traduction tradition-
nelle. Rappelons cependant qu'au sens littéral, l'expression évoque une
dieux sont proches » est également évoquée par Ernst volonté qui tend vers la puissance ( Wille zur Macht). La nuance n'est paio
Jünger, dont on connaît les liens avec la pensée heideggé- négligeable.
270 COMMENT PEUT-ON ~TRE P AfEN? COMMENT PEUT-ON tTRt:. PAfEN? 271
le paganisme était déjà mort lorsque le christianisme s'est déterminé que cernent quatre termes : il est la permanence
imposé, on dit une demi-vérité : il est clair que sans le par rapport au devenir, le toujours-identique par rapport à
déclin relatif de la foi ancestrale , aucune religion nouvelle l'apparence, le subsistant par rapport au penser, le da non
n'aurait pu s'implanter. Mais on oublie de dire que, du encore (ou déjà) réalisé par rapport au projet. « Perma-
même coup, le christianisme a masqué à l'Europe la vérité nence, identité, subsistance, pro-jacence, tous ces mots
du gouffre béant laissé par le départ des anciens dieux, disent au fond la même chose : adestance constante. » Mais
masqué à l'Europe la possibilité de les faire revenir. Or, ce l'être heideggérien n'est pas plus Dieu - qui serait alors
gouffre aujourd'hui se démasque : comme l'écrit Michel I' « étant » suprême - qu'il n'est la simple addition des
Maffesoli, parler de la « mort de Dieu », c'est aussi étants. Il est cet être qui ne peut pas se passer de l'homme,
« laisser leurs chances aux dieux » (La violence totalitaire, tout comme l'homme ne peut pas se passer de lui. Seul en
PUF, 1979, p. 128). Il se démasque, et, en se démasquant, effet, répétons-le, l'homme peut s'interroger sur l'être;
il crée l'heure de la plus profonde détresse. Une détresse seul il est le sujet de l'expérience vécue qui accède à sa
qui est elle-même nécessaire, car elle est exigée par le vérité par compréhension de la vérité de l'être. C'est
« nihilisme européen ». « Le mythe est toujours présent et pourquoi la question de l'être est vraiment la question
remonte à la surface, écrit Jünger, l'heure venue, comme fondamentale , la question nécessaire au « réveil de l'es-
un trésor 1 . Mais il ne surgira, principe hétérogène, que du prit » - un esprit sans cesse menacé par 1' « énervement »
mouvement parfait, parvenu à sa plus haute puissance. Or, et la « mécompréhension ». La pensée de l'être naît de son
le mécanisme est seul mouvement, en ce sens, cri de questionnement - de la question « pourquoi y a-t-il
l'enfantement. On ne revient pas en arrière pour reconqué- quelque chose plutôt que le néant? » - , alors que pour la
rir le mythe ; on le rencontre à nouveau quand le temps foi chrétienne, une telle question est « impensable » car
tremble jusqu'en ses bases, sous l'empire de l'extrême Dieu en constitue précisément la réponse a priori, la
danger » (Sur l'homme et le temps, Le Rocher, Monaco, « réponse » qui , rétrospectivement, empêche que laques-
1957, pp. 55-56). Telle est bien l'échéance à laquelle nous tion puisse être posée. S'interroger sur ce qu'il en est de
sommes confrontés : savoir si les dieux lieront à nouveau l'être, c'est du même coup s'interroger sur ce qu'il en est de
leur destin au nôtre - ainsi qu'ils le firent déjà. notre être-là dans l'histoire. C'est donc s'interroger aussi
L'être (Sein), chez Heidegger, est inséparable de sur la nature et l'identité de l'homme. Ontologie, métaphy-
l'homme en tant qu'être-là (Dasein). Cet être, qui « se sique et anthropologie sont liées. D'où , ce propos de
trouve dans l'histoire » au point d'être « temporel dans le Heidegger : « Ce n'est qu'à partir de la vérité de l'être que
fond de son être », seul « étant » à ne pas se confondre se laisse penser l'essence du sacré. Ce n'est qu'à partir de
avec la somme ou la succession des autres étants, seul l'essence du sacré qu'est à penser l'essence de la divinité .
« étant » à être en soi véritablement, possède un caractère Ce n'est que dans la lumière de l'essence de la divinité que
peut être pensé et dit ce que doit nommer le mot Dieu »
1. Jünger reprend ici un vieux thème mythologique, selon lequel les (Lettre sur l'humanisme, in Questions III, Gallimard, 1966,
trésors enfouis remontent périodiquement à la surface, dans ces p. 133).
moments de détresse qui sont aussi ceux oil les empereurs morts, qui Dieu n'a pas été assassiné par surprise. Il s'est mis lui-
« dormaient » avec leurs armées au flanc des montagnes, resurgissent
pour sauver leurs peuples. Les trésors peuvent alors être recueillis, ainsi même, délibérément, en position d'être tué. Le christia-
que le fait Méphisto dans le premier Faust. nisme est à lui-même son propre manque : loin que le
272 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 273
nihilisme en constitue l'antithèse, il en est au contraire n'a été aussi judéo-chrétien qu'aujourd'hui. Le Dieu moral
l'aboutissement logique. La mort de Dieu, Nietzsche l'a est mort, mais les valeurs qu'il a léguées sont plus_présentes
parfaitement démontré, est la conséquence inévitable de la que jamais, alors même qu'on ne cesse d'en constater
mort du réel dont le discours judéo-chrétien est responsa- l'impuissance, alors même qu'elles ne constituent plus que
ble. ( « Ne plus parler le réel, mais répéter des concepts le décor de l'impasse où nos contemporains, comme la
conditionnés mutile l'interrogation sur l'être, écarte l'être mouche sur la vitre, viennent sans cesse et sans cesse buter.
du lieu où la puissance sollicite la volonté », souligne 'Pierre Dieu est mort, mais le monde moderne continue à se
·Boudot.) Le nihilisme résulte du dévoilement progressif réclamer de lui, dans la mesure, justement, où il ne
d'une doctrine qui a placé le centre de gravité de la vie hors parvient pas et ne veut pas se débarrasser de sa dépouille.
de la vie réelle, et qui, précisément, s'est peu à peu Tout l' « humanisme » occidental, selon la formule de
démasquée comme telle : « Quand on place le centre de Lévinas, passe par une « laïcisation du 'judéo-christia-
gravité de la vie non dans la vie, mais dans l' « au-delà » - nisme » - et ce n'est pas non plus un hasard si l'on voit
dans le Néant-, on enlève du même coup tout centre de resurgir aujourd'hui une critique fondamentale de la pen-
gravité à la vie » (Nietzsche, L'Antéchrist, op. cit., p. 73). sée de Heidegger, de pair avec l'adulation d'un
De même que l'analyse logique du langage, poussée dans monothéisme judéo-chrétien auquel personne ne croit plus,
ses derniers retranchements, aboutit à l'abandon de toute mais dont tout le monde se réclame, avec l'exaltation de
forme de langage, de même, comme le dit encore Nietz- Freud contre Jung, la mise en accusation de la « maîtrise »
sche, « la croyance aux catégories de la raison est la cause et de toutes les formes d'autorité, la représentation du
du nihilisme ». Le processus s'est déroulé en deux temps. pouvoir comme un « mal », la mise en accusation de l'Etat,
Dans un premier temps, le monothéisme judéo-chrétien a la vengeance contre le monde assise sur le recours à la Loi,
entrepris de « démythifier », de désacraliser le monde ; le pessimisme hypercritique et l'immédiateté individualiste,
dans un second temps, par le fait même, il a été la victime l'apologie de l'exil et de la rupture, le « rhizome » contre la
de ce procès de désacralisation qu'il avait instauré. Un « racine », etc. Notre époque ne cesse d'être marquée par
monde d'où la notion de sacré a été évacuée ne peut plus cela même avec quoi elle s'imagine avoir rompu, et dont
être le support d'une foi quelle qu'elle soit. L'effondrement elle ne fait que nous restituer les transpositions les plus
du christianisme en tant que foi collective vécue réellement plates.
est un auto-effondrement rendu inéluctable par un renver- Rompre avec cette sécularisation du discours judéo-
sement des valeurs qui apparaît aujourd'hui en pleine chrétien, c'est affirmer, une fois pour toutes, l'homme
lumière. L'histoire de la métaphysique « occidentale » comme créateur de lui-même. Certes, nous l'avons dit,
n'est que l'histoire du lent dévoilement d'une aspiration l'homme ne saurait être mis à la place de Dieu. Jamais il ne
chrétienne au néant. peut atteindre à la plénitude, à la finitude de son être. Tout
On comprend mieux, dès lors, que la décadence contem- horizon qu'il parvient à atteindre ne fait qu'en dévoiler un
poraine n'est pas l'effet d'un éloignement de la religion autre. L'homme ne se dépasse lui-même que pour chercher
chrétienne, mais de sa profanation au sens propre, c'est-à- d'autres moyens de se dépasser encore. Il est, selon la belle
dire de sa diffusion généralisée sous des formes profanes - formule de Maître Eckart, semblable à « un vase qui
de son infection généralisée. Et c'est en ce sens que l'on grandit au fur et à mesure qu'on le remplit et qui ne sera
peut dire, sans cultiver le paradoxe, que jamais le monde jamais plein » . Quel est le rôle de l'homme? Maîtriser des
274 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? 275
forces pour y créer des formes, maîtriser des formes pour y charge du règne de la terre » : « Il est difficile, mais, pour
créer des forces. Recourir à ce qui, en lui , peut lui la pensée future, inéluctable, d'accéder à la haute respon-
permettre d'atteindre plus et autre chose que lui : l' « ego sabilité à partir de laquelle Nietzsche a pensé l'essence
transcendant » que Husserl oppose au « moi quotidien », d'une humanité qui , dans la destination historiale de la
synonyme de l' « on » (das man) impersonnel, de volonté de puissance, se voit vouée à la prise en charge du
l'inauthentique dont Heidegger dénonce la pesante dicta- règne de la terre. L'essence du surhomme n'est pas la
ture sur le monde contemporain. C'est cela qu'exprime liberté pour le délire d'un bon plaisir. E lle est le statut,
Nietzsche, quand il écrit : « Créer ou être supérieur à ce fondé en l'être lui-même, d'une longue chaîne de dépasse-
que nous sommes nous-mêmes, c'est notre essence. Créer ments de soi-même rendant l'homme mOr pour l'étant qui ,
par-dessus nous-mêmes ! Telle est la tendance de la procréa- en tant qu'étant , appartient à l'être , lequel fait apparaître,
tion, la tendance à l'action et à l'œuvre. - De même que comme volonté de puissance, sa nature de volonté et, par
tout vouloir présuppose une fin, de même l'homme présup- cet apparaître, fait époque, à savoir l'ultime époque de la
pose un être, qui n'est pas là, mais qui fournit la fin de son métaphysique » (Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle
existence. Voilà la liberté de toute volonté! » (La volonté part, Gallimard, 1968, p. 208).
de puissance, Il , 4, § 300). Le monde est consubstantiel, coexistensif à l'homme, et
Affirmation qui n'est ni purement « vitale », ni plate- c'est pourquoi il est lui-même d'abord justiciable du désir
ment « prométhéenne ». Le surhomme n'est ni une espèce de puissance que l'homme manifeste à son endroit. Ce
supérieure, ni un super-cerveau, ni un homme dénué de désir orienté vers la puissance n'a pas pour but la satisfac-
toute humanitas. Il est « celui qui s'élève au-dessus de tion puérile d'une aspiration à la « maîtrise » ou à la
l'homme d'hier et d'aujourd'hui, uniquement pour amener « domination », qui ne serait que la marque d'un esprit
cet homme, en tout premier lieu, jusqu'à son être, qui est faible à la recherche d'une compensation justificatrice de sa
toujours en .souffrance, et pour l'y établir » (Heidegger, propre faiblesse , mais bien l'in-scription dans le monde d'un
Essais et conférences, Gallimard, 1980, p. 122). Il est le projet conforme aux valeurs auxquelles nous nous réfé-
« troisième étage » de l'homme évoqué par Paracelse , rons, qui dépasse notre inéluctable finitude et, du même
celui qui maîtrise aussi bien l'homme animal visible que coup, nous oblige, dans l'espace de cette finitude , à nous
l'homme de la conscience invisible, et auquel on accède par dépasser nous-mêmes. C'est en ce sens que le monde est
une seconde naissance. Il est celui qui accepte et qui veut notre bien, qu'il est Materialarbeit pour nos entreprises.
l'Eternel retour de l'identique, c'est-à-dire l'infinie durée Mais s'il est fondamentalement notre bien, c'est aussi,
de l'être de l'étant; il est le « nom donné à l'être de d'abord, qu'il n'est pas le bien d'un Autre, d'un Tout
l'homme qui correspond à cet être de l'étant » (Heideg- Aut~e. Comme l'écrit - sans y souscrire - Philippe
ger). Il est, enfin, celui dont l'essence est « voulue à partir Nemo, « le monde est volonté de puissance, parce que
de la volonté de puissance », c'est-à-dire à partir de la l'homme lui-même est volonté de puissance . L'homme et le
volonté de vie, de la volonté de croftre, de la volonté de monde consonnent dans la volonté de puissance » (Job et
volonté issue de l'être de l'étant, qui est aussi volonté de soi l'excès de mal, op. cit., p . 123).
par soi. Car il existe un lien obligé - un « cercle » , dit La sagesse dans la Bible est repliement, humilité , claire
Heidegger - entre les notions de volonté de puissance , de perception des limites au-delà desquelles commence I' « or-
surhumanité et <l'Eternel retour, et aussi de « prise en gueil ». « Il me paraît, dit au contraire Nietzsche, que la
276 COMMENT PEUT-ON ~TRE PAIEN? COMMENT PEUT-ON ~TRE PAfEN? 277
sagesse et la fierté sont étroitement associées ... Leur point co"ectif pour le soumettre, s'y surajouter ou le doubler.
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commun est le regard froid et sOr qui, dans les deux cas, Amour, dit Rosset, d'un « monde où rien n'est prévu et
sait apprécier. » (La fierté et la sagesse sont symbolisées, rien n'est joué, où rien n'est nécessaire, mais où tout est
dans le discours nietzschéen, par les deux animaux de possible. Démarche, enfin, qui proclame qu'on ne fait rien
Zarathoustra : l'aigle et le serpent - ce serpent que la dans le monde et dans la vie, si l'on ne se déclare pas
Genèse assimile au Mauvais Penchant.) C'est par l'associa- d'abord pour eux.
tion de la sagesse et de la fierté que l'homme peut retrouver Avec l'implantation du christianisme en Europe a com-
le monde, briser l'écran qui s'interpose entre le monde et mencé un lent processus de dissociation et d'éclatement des
lui, qui objecte la matière à sa liberté et lui impose de ne ordres de la socialité. Ce processus a fini par se cristalliser
pouvoir connaître que des objets. sous la forme d'une véritable névrose, dont la société
Retrouver le monde, c'est encore en finir avec l'esprit de unidimensionnelle dénoncée par Marcuse n'est que l'en-
vengeance. En finir avec un système où la douleur appelle vers et le contradictoire relatif, en même temps que le
une punition, qui appelle une culpabilité, qui appelle un correctif dérisoire. La cause essentielle de ce mouvement,
ressentiment. En finir avec ce « ressentiment contre le qui approche aujourd'hui de son terme, a été la coexistence
temps», qui consiste, comme le dit Heidegger, à poser en dans le mental européen de deux spiritualités antagonistes.
absolus des idéaux supra-temporels « tels que, mesuré à La mort du « Dieu moral » signe la faillite de cette
eux, le temporel ne peut que se rabaisser soi-même à n'être coexistence. Elle sonne aussi le glas d'une histoire euro-
proprement qu'un non-étant » : « Se libérer de la ven- péenne déterminée par la métaphysique classique ; elle
geance, c'est passer du ressentiment envers le. temps à la « nomme la destinée de vingt siècles d'histoire occiden-
volonté qui se représente l'étant dans l'Eternel retour de tale » (Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, op.
l'identique, et qui devient elle-même le porte-parole du cit., p. 176). Il importe maintenant de pousser le processus
Cercle» (Essais et conférences, op., cit., p. 136), à son terme, d'arriver à son inversion dialectique et à son
Zarathoustra lui-même s'écrie : « Que l'homme soit déli- dépassement. La prise de conscience de toutes les consé-
vré de la vengeance, c'est pour moi le pont vers la plus quences de la mort du « Dieu moral » n'est autre que ce
haute espérance et un arc-en-ciel après de longues intempé- « nihilisme » dont parle Nietzsche, et dont il nous donne
ries l » Pas d'autre recours alors que l'approbation jubila- pour tâche de sortir après l'avoir assumé et traversé. Le
toire de l'existant dans son ensemble - et d'abord, comme « nihilisme européen » n'est donc en rien le « règne du
condition même de sa transformation - , démarche qui rien » . Il est la transition obligée vers un autre commence-
rejoint celle proposée par Clément Rosset (Le réel et son ment; il est, dit Heidegger, un « mouvement historiai » et
double. Essai sur l'illusion, Gallimard, 1976), approbation à le «,mouvement fondamental de l'histoire de l'Occident »
laquelle ce dernier donne le nom d' « allégresse », et qui (ibid., p. 180). Il est à la fois fin et début, fermeture et
consiste en la secrète « grâce » représentée par l'amour du ouverture, destruction de valeurs et nouvelle création de
réel. Amour du réel qui n'est ni l'amour de la seule vie, ni valeurs.
l'amour des autres, ni l'amour de soi, ni l'amour de Dieu Il s'agit d'abandonner une métaphysique où Dieu a créé
même, mais, avant tout, l'amour de l'existant dans son le monde ex nihilo, où Dieu est un primusd'où procèdent la
ensemble en tant qu'il contient tous les contraires antago- terre et le ciel, les hommes et les dieux, pour une
nistes, toutes les potentialités - amour du réel sans aucun métaphysique où l'homme peut à tout moment faire
278 COMMENT PEUT-ON êTRE PAÏEN? COMMENT PEUT-ON êTRE PAÏEN ? 279
accéder à l'existence un Dieu qui attend son appel pour lui, n'est qu'une sorte de chaos - à la limite, une sorte de
parvenir à la pleine conscience de lui-même - une non-être. Toute existence humaine est inséparable du sens
métaphysique qui subordonne Dieu à l'être au sein d'une que l'homme lui donne. Toute chose même prend une
uni-quadrité (das Geviert, la Quadrité heideggérienne) signification par le regard que l'homme pose sur elle , avant
comprenant au même titre la terre, le ciel, l'homme et même que l'action ne la transforme, lui faisant ainsi
Dieu, sans qu'aucun de ces quatre éléments n'en constitue accéder à son statut véritable d'existence. Allant plus loin
le centre, mais, au contraire, de façon telle que ce soit encore que Kant , Schopenhauer déclare : « Temps, espace
seulement à partir de cet ensemble qu'il soit possible à et causalité peuvent se tirer et se déduire entièrement du.
chacun d'être ce qu'il est. Il s'agit, non plus de rechercher sujet lui-même , abstraction faite de l'objet » (Le monde
une « vérité » objective extérieure au monde , mais d 'en comme volonté et comme représentation, PVF, 1966, p. 28).
créer une volontairement à partir d'un nouveau système de Aujourd'hui, la plus grande prestation de sens qu'il soit
valeurs. Il s'agit de fonder un néo-paganisme qui permette possible d'imaginer est celle qui annonce et prévoit la re-
la réalisation du« mode de l'existence authentique »,c'est- naissance des dieux. Mais rien , bien sOr , n'est écrit par
à-dire l'engagement responsable de la « décision résolue avance. Nietzsche a été le premier à sentir, « physiognomi-
qui anticipe », et qui crée chez l'homme, être« fait pour la quement »,ce moment historique où l'homme se prépare à
mort », les conditions d 'un « régime de puissance » spiri- accéder à la domination totale de la terre , et c'est dans
tuel favori sant en permanence l'élévation et Je dépasse- cette perspective qu'il exige, à titre de réquisit , le passage à
ment de soi. Il s'agit, enfin, de re-donner naissance à une un nouvel état d'humanité. (Ce qui revient à dire que
métaphysique excluant toute démarche critique qui n'ait l'homme ne pourra entièrement dominer la terre que
pas d'abord posé l'approbation du monde , excluant toute lorsqu'il se sera entièrement dominé lui-même.) Mais
démarche mentale fondée sur l'exil ou la négativité, Nietzsche sent bien aussi que ce moment est celui où le
excluant l'éternel non du monothéisme dualiste - c'est-à- discours du monothéisme judéo-chrétien atteint son point
dire une métaphysique où l'enracinement, le demeurer, maximal de diffusion et de dilution, et que jamais les
l'habiter et le penser vont de pair et sont perçus de même. valeurs négatrices de l'autonomie de l'homme , de sa
L'homme est par excellence un donneur de sens. Dans Je capacité à s'instituer lui-même en plus que lui-même, n'ont
paganisme, Je sens n'est pas inexistant; il est lié à la volonté été aussi présentes que dans cette époque qui exige leur
de l'homme , et donc nécessairement plurivoque. L'homme surmontement . Mais que faire dans la nuit , sinon affirmer
ne « découvre » pas ce qui aurait été là avant lui. Il fonde la possibilité de la lumière? Et pour commencer, s'em-
et crée le monde par le sens qu'il donne aux choses, par la ployer à briser le langage de vingt siècles d'égalitarisme
signification toujours plurielle qu'il attribue à l'ensemble judéo-chrétien , ce langage qui n'est que le lieu d'une
des étants. Et comme cette fondation résulte d 'actes et de « carcéritude universelle » (Pierre Boudot). Que voulons-
choix toujours renouvelés, le monde n'est pas , il devient- nous? Nous voulons, par un nouveau commencement,
il n'est pas créé une fois pour toutes, il est constamment réaliser 1' « appropriation » (Ereignis) qui est l'implication
fondé par de nouvelles prestations de sens (Sinnverleihun- réciproque de l'être et du temps. Nous voulons réaliser la
gen). Comme les présocratiques l'avaient senti, bien avant synthèse triomphale annoncée par Joachim de Fiore. Nous
Schopenhauer, le monde n'est que volonté et représentation. voulons opposer la Foi à la Loi, le mythos au logos,
L'homme, seul , ordonne une réalité extérieure qui , sans l'innocence du devenir à la culpabilité de la créature, la
280 COMMENT PEUT-ON eTRE PAIEN?

légitimité de la volonté qui tend vers la puissance à


l'exaltation de la servitude et de l'humilité, l'autonomie de
l'homme à sa dépendance, le vouloir à la pure raison, la vie
à sa problématique, l'image au concept, le lieu à l'exil, le
désir d'histoire à la fin de l'histoire, la volonté qui se
transforme elle-même pour un « dire-oui » au monde à la
négativité et au refus. « Peuple de ce temps dur, écrit
Robert Sabatier, il te faut réapprendre la langue du soleil
- il te faut décimer les démons de la nuit » (Les fêtes
solaires, Albin Michel, 1955). Et pour cela, pro-jeter dans
l'univers le questionnement essentiel. « Ce qui demeure,
dit Hôlderlin, les poètes le fondent. »

Cannes, mai 1980-Avoriaz, janvier 1981


La composition de ce livre
a étl effectuée par Bussiêre d Saint-Amand,
l'impression et le brochage ont été effectués sur presse CAMERON
dans les ateliers de la S.E.P.C. d Saint-Amand-Montrond (Cher)
pour les Editions Albin Michel
Achevé d 'imprimer en février 1981
N" d'édition 7067 N" d'Impressio11 206-060
Dépôt légal 1" trimestre 1981

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