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LE MAÎBÛB AL-QULÛB DE QU™B AL-DÎN ASHKEVARÎ:

UNE ŒUVRE MÉCONNUE DANS L’HISTOIRE DE L’HISTOIRE


DE LA SAGESSE EN ISLAM

PAR

MATHIEU TERRIER

À la fin du XVIIe siècle, tandis qu’en Europe occidentale, le cartésia-


nisme prononçait le divorce de la philosophie avec son histoire, en Iran,
les philosophes de la «renaissance safavide» revendiquaient l’héritage
des anciens sages, prophètes et philosophes, en même temps qu’ils opé-
raient de réelles innovations conceptuelles1. Un penseur religieux, Qu†b
al-Dîn Ashkevarî (mort entre 1088/1677 et 1095/1684), entreprenait
d’écrire une monumentale histoire de la sagesse allant du premier sage,
Adam, au philosophe iranien Mîr Dâmâd (m. 1041/1631-32). Cet ouvrage
méconnu porte le titre aux consonances mystiques de MaÌbûb al-qulûb
(«l’aimé des cœurs»)2. Fruit tardif de la renaissance safavide et du mou-
vement philosophique baptisé «école d’Ispahan» — bien qu’il ne s’agisse
ni d’une école à proprement parler, ni d’un mouvement territorialisé à
Ispahan —, ce livre est aussi tributaire d’une longue tradition doxogra-
phique en langue arabe. Il marque une étape décisive, peut-être la der-
nière, dans l’histoire de l’histoire de la sagesse en Islam.

1
Sur le cartésianisme et l’histoire de la philosophie, voir Martial Guéroult, Histoire de
l’histoire de la philosophie en Occident (abrégé par la suite Histoire de l’histoire), Aubier,
Paris, 1984, chap. VII, pp. 171-193. Sur la «renaissance safavide» comme évènement
philosophique, voir H. Corbin, Histoire de la philosophie islamique (abr. Histoire), Gal-
limard, Paris, 1964-74, rééd. 1986, pp. 62-64, 462-475; sur l’innovation conceptuelle d’un
de ses représentants, C. Jambet, L’acte d’être. La philosophie de la révélation chez Mollâ
Sadrâ, Fayard, Paris, 2002.
2
MaÌbûb al-qulûb, al-maqâlat al-‘ûlä, éd. I. al-Dîbâjî et H. Sidqî, Téhéran, Mîrâth-e
maktûb, 1999; Ibid, al-maqâlat al-thânia, idem, 2003 (abr. MaÌbûb I et MaÌbûb II).
L’édition du troisième livre est toujours en attente.

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Dans la tradition littéraire arabo-musulmane, on peut en effet regrou-


per sous le titre générique «histoire de la sagesse» ou «histoire des
savoirs» nombre d’ouvrages relevant de formes aussi diverses que la
chronique universelle, le dictionnaire bibliographique ou bio-doxogra-
phique, le recueil d’aphorismes et le traité hérésiographique. Ces ouvrages
présentent une unité thématique et une problématique commune: la trans-
mission des «sciences étrangères», pré- ou para-islamiques, et leur inté-
gration à la sagesse de l’islam, al-Ìikma3. Les sciences en question sont
principalement la philosophie et la médecine, mais aussi l’astronomie et
l’astrologie. Les «étrangers» sont d’abord les Grecs, mais d’autres
nations ont aussi un rôle à jouer dans l’histoire. Les plus célèbres de ces
livres sont le Fihrist d’Ibn al-Nadîm (composé en 377/987), le Kitâb
†abaqât al-umam de ∑â‘id al-Andalusî (en 460/1068) et le Kitâb al-milal
wa al-niÌal d’al-Shahrastânî (en 521/1127). Leur démarche s’inscrit dans
la veine encyclopédique de la littérature arabe classique, destinée à l’élite
cultivée. Dans une suite de notices (tarâjim) ou de catégories (†abaqât)
consacrées aux grands sages, philosophes, médecins, astronomes et astro-
logues de l’histoire universelle, ils offrent un tableau du savoir philoso-
phique et médical ayant traversé les siècles et les civilisations. Un uni-
versalisme à géométrie — et à géographie — variables: certains ouvrages
se confinent à la sagesse grecque, d’autres portent le regard jusqu’à
l’Égypte antique, la Perse et l’Inde. Quant au terme d’ «histoire», il n’est
bien sûr pas pris au sens positiviste: dans ces livres, la datation et l’ordre
chronologique sont assez fluctuants; des personnages oscillent entre his-
toricité et mythologie; les évènements de l’histoire sainte, comme le
Déluge, y côtoient ceux de l’histoire mondaine. Outre que ces ouvrages
se distinguent par un souci inégal d’exactitude et de réalisme, certains
traduisent l’ambition philosophique de faire système, quand d’autres
paraissent se limiter à un simple catalogue.
La récupération des sciences étrangères, et de la philosophie grecque
tout particulièrement, au bénéfice de la civilisation islamique, fut d’abord
assumée par le mouvement de traduction conduit sous les premiers kha-

3
D. De Smet, art. «Sciences étrangères» dans le Dictionnaire du Coran, dir. M. A. Amir-
Moezzi, Robert Laffont, Paris, 2007; A. M. Goichon, article «Îikma», Encyclopédie de
l’Islam, 1ère édition (EI1), III, pp. 389-390.

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lifes abbassides. Les ouvrages bio-doxographiques accompagnèrent et


prolongèrent le «transfert des études» (translatio studiorum) des IIIe/IXe
et IVe/Xe siècles4. De même qu’ils ne pouvaient voir le jour avant le
mouvement de traduction, ces ouvrages ne pouvaient pas non plus man-
quer d’apparaître à sa suite, tant ils en développent l’effort et en poursui-
vent le projet. Parmi les premiers auteurs d’ «histoires de la sagesse» en
arabe se rencontrent d’ailleurs des traducteurs du grec, du syriaque ou du
pehlevi. Ces livres prolongent, dans le monde musulman, la tradition des
«Vies de philosophes» dans l’Antiquité tardive et celle de l’apologétique
dans la patristique grecque5. Comme leurs modèles anciens, ils témoi-
gnent à la fois d’une mentalité collective et d’une démarche singulière.
Il convient donc de les aborder comme des œuvres et pas seulement
comme des sources, en suspendant le jugement lapidaire du cartésien
Malebranche sur les historiens de la philosophie: «des hommes qui ne
pensent point, mais qui peuvent raconter les pensées des autres»
(Recherche de la vérité, II, 2, ch. IV). Accordons a priori aux auteurs de
ces «histoires» de n’avoir pas seulement raconté — et déformé — les
pensées des autres, mais d’avoir aussi pensé par eux-mêmes: nous leur
trouverons peut-être un intérêt philosophique, au-delà du témoignage his-
torique qu’ils portent.
La difficulté tient à ce que ces ouvrages forment d’emblée, en vertu
d’un processus intertextuel permanent, un véritable écheveau: de l’un à
l’autre, les mêmes informations se répètent, s’amplifient ou s’estompent;
la citation et l’emprunt sont la norme, l’expression d’une position per-
sonnelle l’exception. Aussi les chercheurs ont-ils dû les considérer
ensemble, que ce soit pour étudier et éditer l’un d’eux ou pour suivre,
dans l’histoire arabo-musulmane, le parcours d’une idée ou la figure d’un

4
Sur le mouvement de traduction et la translatio studiorum, A. Badawî, La transmis-
sion de la philosophie grecque au monde arabe (abr. Transmission), Vrin, Paris, 1968,
2e éd. 1987; A. de Libera, La philosophie médiévale, PUF, Paris, 1993, pp. 5-8, 57-63 et
72-75; D. Gutas, Pensée grecque, culture arabe (abr. Pensée grecque), Aubier, Paris,
2005; C. d’Ancona Costa, Greek Sources in Arabic and Islamic Philosophy, Stanford
Encyclopedia of philosophy, 2009.
5
Sur les premières, voir Richard Goulet, Études sur les Vies de philosophes de l’An-
tiquité tardive (abr. Études), Vrin, Paris, 2001. Sur la patristique chrétienne et la tradition
philosophique, M. Guéroult, Histoire de l’histoire, chap. II, p. 73-110.

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philosophe6. En dépit des apparences, ces ouvrages ne sont pourtant pas


de simples calques les uns des autres. Chacun tire sa singularité d’un
travail de découpage et de réassemblage, de composition et de sélection,
effectué par le compilateur sur la matière transmise par ses devanciers, en
fonction de ses propres visées. C’est là, dans la structure du texte et ce
que nous appellerons, à la suite de G. Deleuze et F. Guattari, son «plan
d’immanence»7, que s’expriment, de façon parfois cryptée, les tendances
philosophiques, religieuses et idéologiques du «compositeur» (mu’allif).
Souvent inspirés par des préoccupations théologico-politiques, parfois
même composés sur commande du prince, ces ouvrages apparurent dans
les différents centres de pouvoir du monde arabo-musulman, partout où
dut se mettre en place une politique scientifique et culturelle, à commen-
cer par le Baghdâd des Abbassides. La production est florissante du IVe
au VIIIe siècle de l’Hégire, du ∑iwân al-Ìikma longtemps attribué à al-
Sijistânî au Nuzhât al-arwâÌ d’al-Shahrazûrî. Le genre connaît ensuite
un long sommeil dont il sortira avec le MaÌbûb al-qulûb de Qu†b al-Dîn
Ashkevarî. Que l’Iran safavide ait engendré une telle somme est en soi
significatif de la politique culturelle de cette dynastie. Mais notre auteur,
modeste autorité religieuse (shaykh al-islâm) d’une ville de province,
Lâhîjân, en une période de déliquescence du régime, était un obscur et
solitaire travailleur de l’esprit. Ce «livre de genre» n’est pas un ouvrage
de commande ou de circonstances, mais une œuvre foncièrement person-
nelle. En cours d’édition, il n’a jamais fait l’objet d’une monographie,
malgré des commentaires épars d’Henry Corbin et de brèves allusions
dans d’autres études8.
Quelle est donc l’originalité du MaÌbûb al-qulûb, dernier-né d’une
tradition doxographique commencée avec la translatio studiorum? Dans

6
Voir l’introduction d’I. al-Dîbâjî et H. ∑idqî, MaÌbûb I, p 19-22; J. Jolivet, «L’idée
de sagesse et sa fonction dans la philosophie des IVe et Ve siècles (H)», Perspectives
médiévales et arabes (abr. Perspectives), Vrin, Paris, 2006, p. 237-263; I. Alon, Socrates
in the Arabic Medieval Literature (abr. Socrates), Brill, Leiden, 1991, p. 12-22.
7
G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?, Minuit, Paris, 1991.
8
H. Corbin, Histoire, pp. 16 et 464-465; «L’idée du Paraclet en philosophie ira-
nienne», dans Face de Dieu, face de l’homme (abr. Face de Dieu), Entrelacs, Paris, 2008,
p. 343-347. Outre une mention chez M. Arkoun, L’humanisme arabe au IVe/Xe siècle,
Vrin, Paris, 1982, p. 29, deux allusions très imprécises se trouvent chez M. Cruz Hernán-
dez, Histoire de la pensée en terre d’Islam, Desjonquères, Paris, 2005, pp. 342 et 766.

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quelle mesure hérite-t-il de cette série d’ouvrages écrits bien des siècles
avant lui? Dans quelle mesure innove-t-il par rapport à eux? Quel regard
sur l’histoire de la sagesse porte un philosophe iranien de l’ «école d’Is-
pahan»? C’est à ces questions que l’étude suivante tentera de répondre.

I. HISTOIRE DE L’HISTOIRE DE LA SAGESSE EN ISLAM

Ancêtres, autorités et sources du MaÌbûb al-qulûb

Un continuum doxographique gréco-arabe relie l’histoire de la sagesse


en terre d’islam à la tradition antique et à la patristique chrétienne. Les
premiers ouvrages en arabe firent l’inventaire de cet héritage au gré d’un
double mouvement de transfert des études: aux IXe et Xe siècles à Bagh-
dâd, au tournant des Xe et XIe siècles en Andalousie (al-Andalûs). Le
premier fonds exploité est celui des doxographies, ou des ouvrages à
contenu partiellement doxographique, antiques et tardo-antiques, tra-
duites du grec ou du syriaque en arabe: la Métaphysique d’Aristote, les
Placita philosophorum d’Aëtius (fin du Ier siècle)9, les Placita philoso-
phorum du pseudo-Plutarque (début du IIe), l’œuvre doxographique de
Galien, des fragments de l’Histoire des philosophes de Porphyre, les
commentaires d’Aristote par Simplicius10. Viennent ensuite les sources
de la patristique chrétienne des IIIe et IVe siècles: la Refutatio omnium
haeresium attribuée à Hippolyte de Rome (début du IIIe siècle), les Stro-
mates de Clément d’Alexandrie, la Preparatio Evangelica d’Eusèbe de
Césarée (première moitié du IVe); le premier ouvrage, influence des
deux suivants, a pour source un abrégé des Phisikos doxai de Théo-
phraste.
Les premières références aux sages grecs dans la littérature arabe
remontent au IIe/VIIIe siècle dans les milieux alchimiques, comme en

9
H. Daiber, Aetius arabus. Die Vorsokratiker in arabischen Überlieferung, Wiesba-
den, 1980.
10
L’ouvrage de Porphyre est mentionné dans le Fihrist d’Ibn al-Nadîm (éd. Y. A. Tawîl,
Beyrouth, 1422/2002, p. 412) qui affirme en avoir vu la quatrième partie en syriaque. Sur
les traductions de Porphyre, Galien et du Pseudo-Plutarque, voir A. Badawî, Transmission,
pp. 120-121, 127-130.

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témoigne le corpus de Jâbir b. Îayyân11. Elles reposent pour la plupart


sur des œuvres apocryphes. Au IXe siècle, le Livre d’Ammonius sur les
opinions des philosophes, ou Pseudo-Ammonius, est le fruit d’une rééla-
boration de la Refutatio omnium haeresium dans le cadre des discussions
théologiques au sein du cercle d’al-Kindî12. Il s’agit moins d’une doxo-
graphie que d’un traité métaphysique, combinant le néoplatonisme avec
l’idée du monothéisme. Il exercera une influence considérable sur des
ouvrages mêlant philosophie, doxographie et histoire sainte, comme le
Kitâb al-ulûf d’Abû Ma‘shar al-Balkhî, composé au milieu du IXe siècle13,
A‘lâm al-nubuwwa d’Abû Hâtim al-Râzî (m. vers 322/933-4)14, le
K. al-amad ‘alä al-abad d’Abû l-Îasan al-‘Âmirî (m. 381/992)15, qui
marqueront à leur tour les premières histoires de la sagesse en langue
arabe. À partir de ces sources, les mêmes traditions biographiques ou
doxographiques, parfois tout à fait fictives et rarement critiquées, se
transmettront jusqu’au MaÌbûb al-qulûb.
Le matériel doxographique qui constitue le substrat du MaÌbûb al-
qulûb se divise en trois groupes: j’appellerai ancêtres les plus anciens
ouvrages dont on peut trouver des traces fossilisées dans le MaÌbûb al-
qulûb, sans que ni leur titre ni leur auteur ne soient cités; autorités, les
ouvrages cités sans consultation directe, et dont l’auteur fait souvent l’ob-
jet d’une notice au titre de sage ou de savant dans la deuxième partie;
11
Jâbir b. Îayyân, Mukhtâr rasâ’il Jâbir b. Îayyân, éd. P. Kraus, Paris-Le Caire,
1935; P. Kraus, Jâbir Ibn Îayyân. Contribution à l’histoire des idées scientifiques dans
l’Islam. Jâbir et la science grecque (abr. Jâbir Ibn Îayyân), Le Caire, 1942, rééd. Paris,
Les Belles Lettres, 1986; L’élaboration de l’élixir suprême ; 14 traités de Jâbir b. Îayyân
sur le grand œuvre alchimique, éd. P. Lory, Damas, 1988; T. Fahd, «Ga‘far as-Sâdiq et
la tradition scientifique arabe», dans Le shî‘isme imâmite, PUF, Paris, 1970, p. 131-142;
P. Lory, Alchimie et mystique en terre d’islam (abr. Alchimie et mystique), Verdier, 1989,
rééd. Folio essais, p. 58-59.
12
U. Rudolph, Die Doxographie des Pseudo-Ammonios. Ein Beitrag zur neuplatonis-
chen Überlieferung im Islam (abr. Doxographie) Stuttgart, 1989; le même, «La connais-
sance des Présocratiques à l’aube de la philosophie et de l’alchimie islamiques», dans
C. Viano (dir.), L’alchimie et ses racines philosophiques (abr. Alchimie), Vrin, Paris,
2005; C. d’Ancona Costa, Greek Sources in Arabic and Islamic Philosophy, 2009.
13
D. Pingree, The Thousands of Abu Ma‘shar (abr. Thousands), London, 1968.
14
Abû Hâtim al-Râzî, A‘lâm al-nubuwwa (The Peaks of Prophecy) (abr. A‘lâm), éd.
al-Sawy et Aavani, Téhéran, 1360/1982.
15
E. Rowson, A Muslim Philosopher on the Soul and its Fate: Al-Âmirî’s Kitâb al-
Amad ‘alâ-l-abad (abr. Muslim philosopher), American Oriental Society, New Haven,
1988, édition du texte arabe et traduction anglaise.

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sources, les ouvrages directement utilisés par Ashkevarî16. Le premier


groupe contient les œuvres mentionnées plus haut, inclus le Pseudo-
Ammonius mais exceptés Porphyre, Abû Ma‘shar et al-Âmirî, apparte-
nant au deuxième groupe. Outre des œuvres philosophiques à contenu
doxographique, les autorités d’Ashkevarî sont les grands ouvrages bio-
doxographiques de la littérature arabe. Ces ouvrages ont été tant utilisés
par les auteurs ultérieurs que la lecture de ceux-ci en fournit presque la
matière intégrale, mais non le plan d’immanence, disparu dans la sélec-
tion et la refonte; sources d’informations, ils n’ont donc pas pu servir de
modèles ou d’anti-modèles à la composition du MaÌbûb al-qulûb, mais
offriront à l’analyse des points de comparaison. Quant aux sources
directes d’Ashkevarî, en nombre limité, elles sont à considérer non seu-
lement comme des bases de données de deuxième ou de troisième main,
mais aussi comme des propositions d’histoire de la sagesse par rapport
auxquelles Ashkevarî a défini la sienne propre. Les pages qui suivent
présenteront les ancêtres, autorités et sources doxographiques arabes du
MaÌbûb al-qulûb.
Les joyaux des philosophes et des sages (Nawâdir al-falâsifa wa al-
Ìukamâ’) de Îunayn b. IsÌaq al-‘Ibâdî (m. 260/873) sont la plus ancienne
autorité citée par Ashkevarî. Acteur de premier plan du mouvement de
traduction initié au début de l’ère abbâsside, l’auteur de cette anthologie,
un chrétien nestorien, deviendra lui-même un personnage des «histoires
des sages» ultérieures. Son ouvrage ne nous est connu que par un résumé
intitulé Âdâb al-falâsifa («Sentences des philosophes»)17. Il se réfère
essentiellement aux philosophes et savants grecs, comme Hippocrate,
Galien et Euclide, mais intègre aussi à son panthéon des personnages
comme Salomon, Hermès ou Luqmân. L’auteur ne semble pas faire la part
entre ce qui est rationnellement acceptable et le reste, pas plus qu’il ne fait
dépendre la sagesse de la révélation, amenant certains à parler, non sans
anachronisme, d’une «tonalité laïque» ou d’«une certaine laïcisation»18.

16
Sur la distinction entre sources et autorités, voir R. Goulet, «Les références chez
Diogène Laërce: sources ou autorités?», Études, p. 79-96.
17
Îunayn b. IsÌaq, Âdâb al-falâsifa, abrégé de Md b. Md al-AnÒarî, éd. A. Badawi,
Koweït, 1985.
18
J. Jolivet, «L’idée de la sagesse…», Perspectives, p. 248-9; D. Urvoy, Les penseurs
libres dans l’islam classique, Flammarion, Paris, 1996, p. 87-88.

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L’ouvrage n’en fournira pas moins un matériau abondant à ceux qui vou-
dront après lui enraciner la sagesse philosophique dans la sagesse pro-
phétique. Ashkevarî le cite quatre fois comme autorité, sans citer ses
sources, dans le premier volume du MaÌbûb al-qulûb, et lui consacre une
notice dans le deuxième volume.
L’opuscule d’IsÌâq b. Îunayn (m. 298-9/910-1), fils du précédent et
lui-même traducteur, Chronique des sages et des médecins (Târîkh al-
Ìukamâ’ wa al-a†ibbâ’)19, reproduit et complète une Histoire des méde-
cins attribuée à Jean Philopon. Il manifeste un souci de chronologie et de
datation, conjuguant histoire mondaine et histoire sainte dans un même
récit linéaire, sans proposer aucune doxographie. Il est utilisé dans des
ouvrages ultérieurs comme le ∑iwân al-Ìikma et le Nuzhat al-arwâÌ de
Shahrazûrî, par le biais duquel Ashkevarî le cite comme autorité dans le
premier volume du MaÌbûb al-qulûb, deux fois pour établir un point de
chronologie.
La sagesse éternelle (Al-Ìikma al-khâlida, traduit du persan Jâvi-
dân kherad) d’Al-Miskawayh (m. 421/1030), est de nature toute dif-
férente. Composée sur la base d’un vieux manuel de sagesse iranien,
cette gnomologie adjoint, à des maximes remontant aux temps légen-
daires du roi Hûshanj, des traditions analogues venant des Indiens, des
Arabes et des Grecs20. Cet universalisme, dépassant les confins de la
Grèce, est une première dans l’histoire de l’histoire de la sagesse en
Islam; mais la perspective de l’ouvrage, comme son titre l’indique,
est anhistorique. Miskawayh s’intéresse plus au perfectionnement
éthique qu’à la transmission des savoirs. Suite décousue d’aphorismes,
allégories et prônes testamentaires (notamment ceux d’al-Âmirî, dont
Miskawayh aurait suivi l’enseignement), l’œuvre paraît dénuée de
plan ou de fil conducteur: sa perspective est syncrétique et non taxi-
nomique. L’ouvrage présente de nombreux parallèles avec le ∑iwân
al-Ìikma, qui lui est de peu postérieur. Ashkevarî vante les qualités
du Jâvidân kherad à l’occasion de sa courte notice consacrée à Mis-

19
Le texte d’IsÌâq b. Îunayn a été édité et traduit en anglais par F. Rosenthal dans la
revue Oriens, chap. 7, 1954, et réédité par F. Sayyid avec le livre d’Ibn Juljul, ™abaqât
al-a†ibbâ’ wa al-Ìukamâ’, 2e éd., Beyrouth, 1985.
20
M. Arkoun, «Comment lire le Jâvîdân khirad?», dans Pour une critique de la
raison islamique, Paris, 1984, p. 277; voir aussi H. Corbin, Histoire, p. 248-249.

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kawayh21, mais comme il ne le cite jamais par ailleurs, il paraît s’agir


davantage d’un ancêtre méconnu que d’une autorité revendiquée.
L’ouvrage d’Abû Dâwûd b. Juljul al-Andalusî, Les générations des
médecins et des sages (™abaqât al-a†ibbâ’ wa al-Ìukamâ’), fut écrit en
377/987 sur commande d’un khalife andalou. Il est ordonné selon neuf
tabaqât, catégories à la fois chronologiques, géographiques et ethniques,
associant systématiquement médecine et philosophie: «la première géné-
ration de ceux qui ont traité de la sagesse médicale et de la philosophie
céleste; la deuxième génération de sages grecs et romains ayant excel-
lemment traité de médecine et de philosophie, etc.»22. Ibn Juljul ne dis-
posait pas des mêmes sources que les historiens du Mashreq, à commen-
cer par les textes grecs et pehlevis, mais bénéficia du second mouvement
de translatio studiorum de Baghdâd à Cordoue, auquel il contribua avec
une retraduction de Dioscoride23. Il est le premier à intégrer les sources
latines comme Paulus Orosius et la Chronique de Saint-Jérôme. Parmi
les sources arabes, il exploite largement le Kitâb al-ulûf d’Abû Ma‘shar
al-Balkhî, dont la version des trois Hermès sera reprise jusqu’à Ashke-
varî24. Son histoire de la sagesse commence avec le premier Hermès,
identifié au prophète Idrîs25. Ashkevarî ne cite cette autorité que deux fois
dans la deuxième partie du MaÌbûb al-qulûb, mais lui doit sans doute
bon nombre d’informations sur les médecins, par le biais d’Ibn Abî UÒay-
bi‘a qui a littéralement pillé les ™abaqât d’Ibn Juljul.
Composé à la même date (377/987), Le répertoire (K. al-fihrist) d’Ibn
al-Nadîm se présente comme un simple recensement bibliographique.
L’auteur fait la part entre les données objectives, sur lesquelles il se
fonde, et les récits légendaires, qu’il rapporte parfois. Dans sa recension
la plus longue, l’ouvrage contient dix «discours» (maqâlât): les six pre-

21
MaÌbûb II, p. 387.
22
Ibn Juljul, ™abaqât al-a†ibbâ’ wa al-Ìukamâ’, éd. Al-Sijistânî, IFAO, Le Caire,
1955, p. 136-138.
23
Notre source est ici la notice d’Ashkevarî consacrée à Ibn Juljul dans MaÌbûb II,
p. 83-85; confirmée par Lévi-Provençal, Histoire de l’Espagne musulmane, Maisonneuve
et Larose, Paris, 1967, T. 3, p. 507.
24
D. Pingree, Thousands, p. 14-19.
25
G. Vajda, art. «Idris», EI2, III, p. 1056-7; C. Addas, art. «Idrîs», Dictionnaire du
Coran, p. 410-413. L’identification d’Hermès à Idrîs se trouve déjà chez Abû Hâtim
al-Râzî, A‘lâm, p. 278.

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miers traitent de livres se rapportant à des sujets islamiques (les Écritures


saintes, la grammaire, l’histoire, la poésie, le kalâm, la jurisprudence), les
quatre autres de sciences ou de doctrines étrangères (la philosophie, la
magie, les religions non monothéistes, l’alchimie). Un ordre régressif
conduit donc de la plus haute dignité, celle des religions révélées, à la
plus basse, celle de la magie, des religions non monothéistes et de l’al-
chimie. Sur ce plan incliné, la philosophie et les «sciences étrangères»
se trouvent rejetées après toutes les sciences religieuses, mais avant les
hérésies caractérisées. Ibn al-Nadîm n’est cité nommément qu’une seule
fois dans le MaÌbûb al-qulûb, à propos du médecin et philosophe al-Râzî.
Mais le Fihrist ayant servi de source à tous les ouvrages ultérieurs,
Ashkevarî lui doit à l’évidence bien plus qu’il ne peut le dire.
Le coffret de la sagesse (K. Òiwân al-Ìikma), dont l’attribution à Abû
Sulaymân al-Man†iqî al-Sijistânî (m. fin IVe/Xe) a été pratiquement réfu-
tée, dut être écrit entre 395/1004 et 420/1029 par un familier de ce cercle
humaniste de Baghdâd décrit par al-TawÌîdî26. L’ouvrage ne nous est pas
parvenu dans sa forme première, mais en deux versions abrégées, dont
une a été éditée par A. Badawî. Le Muntakhab ∑iwân al-Ìikma (Téhéran,
1974) est une œuvre anonyme composée entre la fin du VIe/XIIe et le
milieu du VIIe/XIIIe, un résumé du ∑iwân al-Ìikma et du Tatimmat Òiwân
al-Ìikma de Åahîr al-Dîn al-Bayhaqî (m. 565/1169). Il se divise en deux
parties: une histoire de la philosophie grecque dérivée de sources néo-
platoniciennes et patristiques; une suite de notices biographiques consa-
crées aux philosophes grecs puis à ceux de la période islamique. L’his-
toire de la philosophie grecque, commencée avec Thalès et achevée avec
Jean le Grammairien (Jean Philopon), est donc retracée par deux fois
suivant des sources différentes. Si la seconde version présente une his-
toire des idées indépendante de la révélation, la première connecte la
philosophie à la sagesse prophétique en exploitant quelques pages du

26
D. Gimaret, «Sur un passage énigmatique du Tabyîn d’Ibn ‘Asâkir», Studia Islamica
47 (1978); W. al-Qâdî, «K. ∑iwân al-Ìikma: Structure, Composition, Autorship and
Sources», Der Islam 58 (1981), p. 87-124; H. Daiber, «Der ∑iwân al-Ìikma und Abû
Sulaimân al-Mantiqî as-Sigistânî in der Forschung», Arabica 31 (1984), p. 36-68. Sur
le cercle d’al-Sijistânî, Al-TawÌîdî, al-Muqâbasât, éd. T. Husayn, Matba’at al-irshâd,
Baghdâd, 1970; J. L. Kraemer, Philosophy in the Renaissance of Islam: Abû Sulaymân
al-Sijistânî and his Circle, Leiden, Brill, 1986.

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LE MAÎBÛB AL-QULÛB DE QU™B AL-DÎN ASHKEVARÎ 355

traité d’al-‘Amirî Al-amad ‘alä al-abad27. Celui-ci faisait remonter la


sagesse des anciens, Empédocle et Pythagore, à la «niche aux lumières
de la prophétie» (mishkât al-nubuwwa) (Q. XXIV/35), via Luqmân pour
le premier et Salomon pour le second. Ces traditions joueront un rôle
fondamental dans les ouvrages suivants, jusqu’à devenir de véritables
topoi de l’histoire islamique de la sagesse. Ashkevarî les reprend in
extenso par le truchement de Shahrastânî ou de Shahrazûrî, sans mention-
ner le ∑iwân al-Ìikma qui demeure un ancêtre méconnu.
Le Choix de sentences et de discours (Mukhtâr al-Ìikam wa maÌâsin
al-kilam) de Mubashshir b. Fâtik, composé en 440/1048, est la source
arabe la plus abondante en sentences de philosophes grecs, à laquelle pui-
seront les ouvrages ultérieurs. Son éditeur, encore A. Badawî, postule l’au-
thenticité de ces sentences sur la base d’un petit nombre retrouvé chez
Diogène Laërce ou Clément d’Alexandrie28. Le recueil d’Ibn Fâtik se
concentre sur la sagesse grecque, sans référence aux autres nations. Dans
son introduction, l’anthologiste annonce avoir écarté de son ouvrage tout
ce qui contredit la loi révélée et la raison, dont l’accord est présupposé29.
Suivant l’ordre chronologique, son histoire commence avec Seth, le pre-
mier dont les Grecs aient tiré à la fois la sagesse et la loi révélée. Via
Hermès-Idrîs et Asklèpios, Ibn Fâtik trace un continuum prophético-philo-
sophique incluant les philosophes grecs, Luqmân et un mystérieux Mhâdr-
gîs. L’ouvrage développe, sur le mode littéraire, l’alliance du philoso-
phique et du religieux léguée par al-‘Amirî, conférant des traits islamiques
à Pythagore, Socrate ou Alexandre, déjà identifié au personnage coranique
de Dhû l-qarnayn, «le Bi-cornu» (Q.XVIII/83-98). Ibn Fâtik semble avoir
beaucoup emprunté au ∑iwân al-Ìikma ainsi qu’à Îunayn b. IsÌaq. À son
tour, il servit de source à Shahrastânî et Shahrazûrî, qui en reproduit des
passages entiers. Cité une fois comme autorité dans le premier volume du
MaÌbûb al-qulûb, Ibn Fâtik a droit à une notice dans le deuxième volume
et a sans doute laissé, en tant qu’ancêtre, bien d’autres traces par ailleurs.

27
Muntakhab ∑iwân al-Ìikma, éd. Badawî, Téhéran, 1974, p. 82-85. Les pages citées
correspondent au chapitre III du K. al-amad ‘alä l-abad : E. Rowson, Muslim Philoso-
pher, p. 70-75.
28
A. Badawî, Transmission, p. 9-10.
29
Mubashshir b. Fâtik, Mukhtar al-Ìikam wa maÌâsin al-kilam, éd. A. Badawî, Bey-
routh, 1980, p. 3.

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Les catégories des nations (™abaqât al-umam), ou Présentation des


catégories des nations (Al-ta‘rîf bi-†abaqât al-umam), du qâ∂î ∑â’id al-
Andalusî (m. 462/1070), est le premier ouvrage du genre à faire droit aux
cultures scientifiques non helléniques et non arabes, notamment indienne
et perse. Après une déclaration liminaire sur l’unité de l’espèce humaine
et la diversité des mœurs, des sciences et des langues, l’auteur expose les
sept nations de l’Antiquité (al-umam al-qadîma) comme autant d’en-
sembles géographiques et linguistiques. Il procède à une distinction taxi-
nomique entre les nations qui ont dédaigné la science et celles qui l’ont
cultivée, expliquant l’inculture des premières par l’influence du climat30.
Les nations qui ont cultivé les sciences sont présentées sous forme de
†abaqât, catégories ethnico-géographiques: Indiens, Perses, Chaldéens,
Grecs, Rûms ou Byzantins, Egyptiens, Arabes de l’ «âge de l’ignorance»
(al-jâhiliyya), musulmans des empires umayyade et abbasside, Andalous
et Juifs. L’originalité de l’ouvrage tient à ce point de vue, ethnologique
en ce sens précis que les sujets ne sont pas des individus mais des nations.
À la différence de Miskawayh, Sâ‘id s’intéresse surtout à l’histoire des
sciences positives: médecine, astronomie, géographie; des «sciences
naturelles», donc, mais aussi des «sciences humaines» comme la linguis-
tique et l’économie. Il n’intègre dans son histoire pas d’autre prophète
qu’Idrîs, mais maintient le branchement de la philosophie grecque à la
source prophétique en reprenant à son compte les traditions d’al-‘Âmirî31.
Il cite Abû Ma‘shar, al-Fârâbî ou al-Kindî, mais pas d’autre source doxo-
graphique qu’Ibn Juljul. Les ™abaqât al-umam seront allègrement pla-
giées par al-Qif†î et exploitées par Shahrazûrî, sources directes d’Ashke-
varî, qui ne cite l’ouvrage de Sâ‘id que deux fois comme autorité.
Composé en 521/1127, Le livre des religions et des sectes (K. al-milal
wa al-niÌal) d’al-Shahrastânî32 est à la fois une histoire des savoirs et un
grand traité hérésiographique, s’employant à classer les sectes islamiques,
les religions révélées autres que l’islam, les religions non monothéistes

30
∑â‘id al-Andalusî, Al-ta‘rîf bi-†abaqât al-umam (abr. Al-ta‘rîf) éd. G. Jamshidnejâde
Avval, Miras-e maktub, Téhéran, 1376 H.S/1998, p. 145-148.
31
Ibid, p. 168-171.
32
G. Monnot propose comme traduction technique: «Livre des religions scripturaires
et des doctrines arbitraires». Voir l’introduction au tome I du Livre des religions et des
sectes, trad. fr. de D. Gimaret et G. Monnot, Peeters/UNESCO, 1986.

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LE MAÎBÛB AL-QULÛB DE QU™B AL-DÎN ASHKEVARÎ 357

et les pensées non religieuses. Il doit beaucoup, à commencer par son


titre, à l’ouvrage d’Ibn Îazm de Cordoue, le K. al-fiÒal fî al-milal wa
al-ahwâ’ wa al-niÌal («Le livre des distinctions relatives aux religions,
aux passions et aux sectes»). Penseur religieux également passionné de
calcul, Shahrastânî a le double souci du recensement exhaustif et de la
classification ordonnée. Dans son introduction, il recense les différentes
manières de distinguer les peuples du monde. À une classification géo-
graphique ou ethnologique, il préfère une distinction doctrinale, suivant
un grand partage dualiste entre «religions scripturaires», même dévoyées,
et «doctrines arbitraires», même élaborées33. Ce principe commande
toute l’architecture de l’ouvrage, suivant un plan dichotomique et régres-
sif: la première partie consacrée aux «religions et croyances» (al-milal
wa al-diyânât), la seconde aux «passions et sectes» (al-ahwâ’ wa al-
niÌal). La première commence avec les groupes musulmans possédant le
vrai Livre, se poursuit avec les juifs et les chrétiens, «gens du Livre»
(Ahl al-kitâb), mais d’un Livre falsifié ou mal compris, et se clôt sur les
religions attachées à un «pseudo-livre» (shubha kitâb), mazdéens, mani-
chéens, mazdakites, etc. Dans la seconde partie, les «gens des passions
et des sectes» sont rangés par ordre d’éloignement croissant à l’égard de
la voie droite: sabéens (auxquels Shahrastânî refuse donc le titre de
«gens du Livre»), philosophes anciens (grecs et alexandrins), philo-
sophes de l’islam ou plutôt «en islam» (ils ne sont pas comptés parmi
les musulmans), Arabes païens de la jâhiliyya, Indiens brahmanistes, spi-
ritualistes, astrolâtres et idolâtres.
Shahrastânî a beau respecter la règle d’objectivité fixée dans son intro-
duction, son «coup taxinomique» suffit apparemment à condamner la
philosophie34. Rangés parmi les «gens des passions» entre les sabéens et
les Arabes de la jâhiliyya, philosophes grecs et falâsifa se voient coupés
et retranchés de la vérité islamique, loin de ce qu’ils étaient chez
Mubashshir b. Fâtik ou dans le ∑iwân al-Ìikma. La position de l’auteur
à l’égard des philosophes n’est toutefois pas sans ambiguïté et a pu faire
l’objet d’interprétations divergentes. Suite au Pseudo-Ammonius, Sha-
33
K. al-milal wa al-niÌal (abr. Milal), éd. Al-Hiwârî, Dâr al-hilâl, Beyrouth, 1998, 2
volumes, I, p. 17-18; trad. fr. p. 107-109: «Premier Prolégomène exposant comment, de
façon générale, se divisent les habitants de l’univers».
34
A. de Libera, La philosophie médiévale, p. 123.

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358 M. TERRIER

hrastânî reconnaît en Thalès, Anaxagore, Anaximène, Empédocle, Pytha-


gore, Socrate et «le divin Platon», sept «piliers de la sagesse» (asâ†în
al-Ìikma). Thalès, Empédocle et Pythagore sont crédités d’avoir puisé
leur sagesse à la «niche aux lumières de la prophétie»; Socrate, de s’être
opposé à l’associationnisme (shark); Platon, d’avoir professé l’unicité
divine (tawÌîd)35. Mais cette ascendance spirituelle prophétique, recon-
nue aux premiers philosophes, est refusée à leurs successeurs «en islam».
J. Jolivet voit ainsi dans l’ouvrage «comme une décomposition progres-
sive, en sa teneur même, de l’alliage dont étaient formés les précédents:
(…) l’union de la philosophie et de la religion se maintient chez les pre-
miers philosophes grecs et se dissout plus ou moins complètement chez
les autres»36. G. Monnot explique l’attitude ambiguë de Shahrastânî par
son appartenance à la tradition nizârite ismaélienne, lui faisant considérer
la philosophie comme une «phase initiatique» pour accéder au sens
caché du Texte37. Historia stultitiae ou historia sapientiae38, la perspec-
tive de Shahrastânî demeure donc incertaine. Ashkevarî, qui utilise le
K. al-milal wa al-niÌal comme source et consacre aussi une notice à
Shahrastânî, opte résolument pour la seconde interprétation.
Composé après 624/1227, l’Information aux savants sur les dits et
les faits des sages (Ikhbâr al-‘ulamâ’ bi-akhbâr al-Ìukamâ’), ou Histoire
des sages (Tâ’rîkh al-Ìukamâ’) de Jamâl al-Dîn Ibn al-Qif†î, ne nous
est parvenu que sous la forme d’un long extrait laissé par l’abréviateur
al-Zawzanî en 647/124939. Les notices consacrées aux sages sont classées
par ordre alphabétique. Chronologiquement, le premier d’entre eux est
Idrîs. On retrouve les cinq grands anciens: Empédocle, Pythagore,
Socrate, Platon, Aristote; mais aussi les Ikhwân al-Òafâ’ et Jâbir b. Îayyân,

35
Shahrastânî, Milal, I, p. 79-115.
36
J. Jolivet, «L’idée de sagesse…», Perspectives, p. 254.
37
G. Monnot, introduction au tome I du Livre des religions et des sectes, p. 8-10;
«EPHE. Section des Sciences religieuses. Annuaire», 96, 240; J. Jolivet, «La cosmologie
anti-avicennienne d’al-Shahrastânî d’après la Lutte contre les philosophes», Perspectives,
p. 216.
38
Sur ces deux genres d’histoire de la philosophie dans la patristique, l’«histoire des
sottises» et l’«histoire des sagesses», voir M. Guéroult, Histoire de l’histoire, chap. II,
p. 47-70.
39
Ibn al-Qiftî, Ikhbâr al-‘ulamâ’ bi-akhbâr al-Ìukamâ’ (Târikh al-Ìukamâ’), éd.
J. Lippert, Leipzig, 1903.

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au sujet desquels al-Qif†î reste une source incontournable. Les emprunts


à l’ouvrage de ∑â‘id al-Andalusî forment un bon quart du livre dans son
état actuel. Ashkevarî utilise al-Qif†î comme source, le citant à huit
reprises dans la deuxième partie du MaÌbûb al-qulûb.
Les Sources d’informations sur les classes de médecins (‘Uyûn al-anbâ’
fî †abaqât al-a†ibbâ’) d’al-Khazrajî Ibn Abî UÒaybi‘a (m. 668/1270) sont
ordonnées selon un principe chronologique et ethnico-géographique
(médecins grecs, médecins syriaques, médecins arabes, etc.). Tous les
philosophes, traducteurs, mystiques, etc., sont présentés comme des
médecins. Dans son introduction, l’auteur place la science médicale dans
le droit fil de l’œuvre de Dieu et de la mission prophétique40. L’ouvrage
se veut donc édifiant et pas seulement informatif, par l’exposé des trésors
de sagesse prodigués par Dieu à toutes les nations et toutes les époques,
ignorant toutefois la période antéislamique des Arabes et des Perses.
Ses informations sont largement empruntées à l’ouvrage d’Ibn Juljul,
dont il recopie des passages entiers. Al-Khazrajî est une source directe
d’Ashkevarî, citée cinq fois dans le premier volume et quinze fois dans
le deuxième.
Enfin, La promenade des esprits et le jardin des délices (Nuzhat
al-arwâÌ wa raw∂at al-afrâÌ) d’al-Shahrazûrî est sans doute la source
la plus utilisée par Ashkevarî41. Composé en 687/1288 par un disciple
du shaykh al-ishrâq al-Suhrawardî, l’ouvrage partage l’histoire sapien-
tiale en deux périodes: avant l’islam, depuis l’apparition de l’islam
— sans que l’«avant» soit désigné par une expression idéologique-
ment chargée comme celles de jâhiliyya ou d’al-ahwâ’ wa al-niÌal.
La première période est une hiéro-histoire s’ouvrant avec Adam, Seth
et les trois Hermès, et conformément au schéma ishrâqî d’une double
lignée, occidentale et orientale, de la sagesse, comprend aussi une
notice sur Zarathushtra (Zarâdusht)42. Dans son introduction, Shahra-

40
Ibn Abî UÒaybi‘a, ‘Uyûn al-anbâ’ fî †abaqât al-a†ibbâ’ (abr. ‘Uyûn), éd. Re∂ä,
Beyrouth, 1965, p. 7-8.
41
Emily Cottrell, «Le Kitâb nuzhat al-arwâÌ wa raw∂at al-afrâÌ de Shams al-Dîn
al-Shahrazûrî l’Ishrâqî (fin du XIIIe): composition et sources», thèse soutenue à l’EPHE
sous la direction de M. A. Amir-Moezzi, décembre 2004.
42
Sur ce schéma historique suhrawardien, voir H. Corbin, En islam iranien, II,
p. 35-36.

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zûrî retrace l’histoire de la sagesse et de sa transmission, depuis les


premiers philosophes grecs jusqu’au mouvement de traduction sous
les Abbassides, rapportant différentes versions dont celle d’al-‘Âmirî
dans al-Amad ‘alä al-abad. Ses autorités sont multiples: Porphyre,
Abû Ma‘shar, al-‘Âmirî, al-Bîrûnî; ses sources sont principalement
Ibn Fâtik et le Tatimma Òiwân al-Ìikma de Åahîr al-Dîn al-Bayhaqî.
C’est largement par le biais et à travers le filtre de l’œuvre de Shahra-
zûrî qu’Ashkevarî à son tour citera ces autorités. Traduit en persan à
la demande de Shâh ‘Abbâs I en 1011/1602, cet ouvrage était d’un
double accès aisé pour Qu†b al-Dîn Ashkevarî. L’ambition de celui-ci,
toutefois, n’est pas d’égaler ou de compléter son devancier, mais bien
de le surpasser, n’hésitant pas à l’ignorer ou à le critiquer sur certains
points.

Éléments pour une philosophie comparée des histoires de la sagesse

À partir d’une matière première foncièrement identique, ces ouvrages


se distinguent les uns des autres par leur principe d’organisation, l’accent
mis ou le silence fait sur certains personnages, une représentation fluc-
tuante de la sagesse. Trois éléments de comparaison se dégagent ainsi:
l’orientation du plan, au sens à la fois méthodologique et «géophiloso-
phique», le choix et le traitement des personnages, le concept de sagesse.
Dans leur ouvrage Qu’est-ce que la philosophie?, G. Deleuze et F. Guat-
tari réélaborent ces notions de plan, de personnage et de concept pour
définir par elles l’activité philosophique et situer chaque philosophie sin-
gulière. Par «plan d’immanence», ils désignent le tracé, sous-jacent à
toute philosophie, de «l’image de la pensée, l’image qu’elle se donne de
ce que signifie penser, faire usage de la pensée, s’orienter dans la pen-
sée»43. Or, il semble bien qu’au-delà de sa fonction structurelle, le plan
d’une somme bio-doxographique dessine a priori ce que penser, parler
et vivre veulent dire. Appliquer ces notions aux histoires arabo-musul-
manes de la sagesse nous permet donc d’aborder ces textes comme des
œuvres originales, de leur reconnaître un geste philosophique, de compa-
rer leur traitement d’une matière unique pour déceler, au-delà de l’appa-

43
G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?, p. 39-59.

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rente répétition, des différences marquées qui sont autant de tensions


fécondes.
Dans ces ouvrages, on trouve d’abord à l’œuvre plusieurs principes
taxinomiques, parfois annoncés en introduction: le principe anthropolo-
gique, distinguant des «nations» (umam) selon le «climat» géogra-
phique (iqlîm) et la langue (Ibn Juljul, ∑â‘id al-Andalusî); le principe
épistémologique, répartissant les auteurs et les œuvres par disciplines ou
branches du savoir (Ibn al-Nadîm); le principe théologique élémentaire
ou dualiste, séparant la période islamique de son «avant» (Shahrazûrî);
le principe hérésiographique complexe ou pluraliste, discriminant à l’in-
térieur même de la période islamique (Shahrastânî)44. Non exclusifs, ces
principes peuvent se conjuguer à l’intérieur d’un même ouvrage: le
Fihrist d’Ibn al-Nadîm associe le principe épistémologique au principe
théologique; les ™abaqât al-umam de ∑â’id al-Andalusî ajoutent au prin-
cipe anthropologique pluraliste, fondé sur la notion d’umam, un principe
taxinomique dualiste, entre nations cultivées et nations incultes; le
K. al-milal wa al-niÌal de Shahrastânî combine le principe hérésiogra-
phique au principe anthropologique, additionnant ainsi les pluralités. On
remarque que la taxinomie porte toujours en elle une hiérarchisation; à
l’inverse, l’indétermination du plan exprime une tendance éclectique
(Miskawayh), sauf quand le principe de discrimination a opéré en amont
de la composition (Ibn Fâtik). À travers son plan ou sa taxinomie,
chaque ouvrage se distingue donc aussi par la dose d’éclectisme qu’il
supporte.
En fonction du plan adopté, une même matière d’informations peut
recevoir des significations tout à fait divergentes: Shahrastânî a beau
reprendre textuellement les «paroles de sagesse» rapportées par Ibn al-
Fâtik, il en modifie la valeur en rangeant les philosophes antiques parmi
les «gens des passions et des doctrines arbitraires»; Ashkevarî effectuera
l’opération inverse sur les données du K. al-milal wa al-niÌal, réintégrant
ces philosophes et leurs doctrines dans une «sagesse éternelle» placée
sous le sceau de la walâya, la mission sacrée des imâms. Loin d’être de
plates compilations, ces compositions planifiées sont donc des systèmes

44
Shahrastânî tire ce principe du hadîth du prophète: «Ma communauté se divisera en
73 sectes, dont une sera sauvée et les autres seront détruites…». Voir Milal, I, p. 18.

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orientés. Bien conscient de cet aspect, Shahrastânî esquisse d’ailleurs une


typologie des plans dans son introduction.
D’un ouvrage à l’autre, l’ordre de succession des notices et des cha-
pitres traduit des perspectives toute différentes. Chronologique (Ibn
Juljul) ou alphabétique (Ibn al-Qiftî), cet ordre ne reflète aucune échelle
de valeurs. Mais chez Shahrastânî, par exemple, la succession a un sens
bien précis, celui d’une déperdition ou d’une entropie; la dernière posi-
tion, celle des astrolâtres et idolâtres, est aussi la plus basse. Un tel
plan incliné était déjà observable dans le Fihrist d’Ibn al-Nadîm, mais
Shahrastânî en accentue la pente. Chez Shahrazûrî, au contraire, le plan
est ascendant, la succession est une progression vers la fin, le télos; la
dernière position, celle qu’occupe Suhrawardî, est donc première en
dignité. Shahrastânî conjugue d’ailleurs l’ordre hiérarchique, où le pre-
mier est le meilleur, et l’ordre téléologique, où le dernier est en vérité le
premier: lorsqu’il présente en introduction les «grandes religions»
(arbâb al-diyânât), c’est d’un point de vue finaliste, des zoroastriens aux
musulmans dont la prophétie est le «sceau» de toutes les prophéties anté-
rieures45; mais quand il dispose toutes les opinions et doctrines dans le
plan de son ouvrage, c’est selon un ordre régressif, des musulmans aux
associationnistes.
Loin de se limiter à une fonction taxinomique, le plan de chaque
ouvrage reflète ainsi une image de la sagesse. Chacun de ces «plans
d’immanence» opère une coupe transversale dans le temps (entre temps
historique et temps «hiéro-historique», jâhiliyya et ère islamique) et
l’espace (entre les différentes régions et cultures du monde habité, la
Grèce étant souvent l’arbre qui cache la forêt). Agissant comme un crible,
il retient ce qui de droit appartient à la pensée. Le geste philosophique
de Shahrastânî, Shahrazûrî ou Ashkevarî consiste d’abord à tracer un tel
plan. Les concepts ne sont pas de leur création, ni les personnages de leur
invention; mais en orientant le plan de leur histoire, ils tracent l’horizon
des «évènements purement conceptuels» que sont les doctrines rappor-
tées, et déterminent le rôle des «personnages conceptuels» que sont les
sages eux-mêmes46.
45
Milal, I, p. 17-18.
46
Sur la notion de personnage conceptuel, voir G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce
que la philosophie?, p. 60-81.

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LE MAÎBÛB AL-QULÛB DE QU™B AL-DÎN ASHKEVARÎ 363

Ces ouvrages, en effet, nous présentent moins des figures historiques,


concrètes et vivantes, que des profils abstraits et plus ou moins désincar-
nés. Par le biais littéraire biographique, il ne s’agit pas tant de raconter
des vies que de peindre, à travers une galerie de personnages conceptuels
ou de concepts personnalisés, un tableau de la sagesse. D’un ouvrage à
l’autre, ce sont toujours les mêmes ou presque qui reviennent: Empé-
docle, Pythagore, Socrate, mais aussi Adam, Seth ou Hermès. Philo-
sophes ou prophètes, figures historiques ou mythiques, leur existence se
voit actualisée par le plan d’immanence qui les porte. Parce qu’ils sont
conceptuels, ces personnages s’affranchissent de la chronologie comme
de la sociologie pour entrer librement en relation: Pythagore peut alors
recevoir sa sagesse de Salomon, ou Jean Philopon assister à l’arrivée de
l’islam. Ce qui intéresse les auteurs de ces histoires chez les sages grecs
en particulier, ce n’est pas un témoignage sur une culture étrangère, mais
des signes de la sagesse universelle et éternelle, à la fois reconnue et
contenue par l’islam sous le nom de Ìikma. La désignation des person-
nages par un laqab accentue encore leur caractère conceptuel: «le divin
Platon», «le premier professeur», «le shaykh grec», ne sont plus des
personnes sensibles mais de purs archétypes. La figure de Plotin, qui n’a
pas de nom propre mais juste un «sobriquet conceptuel», pas d’autre vie
non plus que la légende inspirée par son concept, est exemplaire d’un tel
traitement. Celui-ci semble d’ailleurs répondre au vœu du philosophe
lui-même, Plotin, comme plus tard Spinoza, refusant d’identifier sa pen-
sée à son individualité historique47.
D’un ouvrage à l’autre, la représentation de la sagesse se voit ainsi
différemment orientée et circonscrite. Tous partent du présupposé, d’ori-
gine coranique, qu’elle est un don de Dieu, identique ou concomitant au
don du Livre, et que le Sage (al-Ìakîm) au sens absolu n’est autre que
Dieu48. Dès lors, si la Ìikma doit inclure les «sciences étrangères», et
singulièrement la philosophie grecque, il faut expliquer comment celles-
ci peuvent se connecter à la révélation, il faut donc rapprocher le person-
nage du philosophe de celui du prophète. Le topos de la «niche aux
47
Voir P. Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, Gallimard, coll. «Folio essais»,
1997, p. 13.
48
Sur le nom divin al-Îakîm dans le Coran, voir A. M. Goichon, art. «Îikma», EI1,
III, p. 389-390.

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364 M. TERRIER

lumières de la prophétie» est l’un des agents de ce rapprochement, rendu


possible par ailleurs par la dés-historicisation et la conceptualisation des
philosophes grecs. Enfin, la sagesse se caractérise toujours par la combi-
naison de trois traits: la rationalité, l’inspiration prophétique et l’exem-
plarité morale49. La prépondérance donnée à tel ou tel de ces trois traits
est un élément de distinction: nous avons vu les ™abaqât al-umam insis-
ter sur la rationalité scientifique; le ∑iwân al-Ìikma souligner l’inspira-
tion prophétique des anciens sages; le Jâvidân kherad se concentrer sur
la dimension éthique de la sagesse. Selon les chapitres d’une même
œuvre, l’accent peut aussi se déplacer entre les trois aspects intellectuel,
religieux et pratique.
Qu’en est-il à présent du MaÌbûb al-qulûb de Qu†b al-Dîn Ashkevarî,
dernier évènement en date dans l’histoire de l’histoire de la sagesse en
Islam? Nous verrons que son ambition et son originalité se donnent pré-
cisément à voir dans son plan d’immanence, sa galerie de personnages
conceptuels et son image de la sagesse.

II. LE MAÎBÛB AL-QULÛB DE QU™B AL-DÎN ASHKEVARÎ

La composition du MaÌbûb al-qulûb

Avant que l’édition actuelle ne nous livre les deux tiers de l’œuvre, le
plan de l’ouvrage était connu par l’entrée en matière d’Ashkevarî, résu-
mée par Aqâ Bozorg al-Tihrânî dans son grand répertoire bibliographique
shî‘ite: «Description de la vie des sages, expliquée et ordonnée dans une
introduction sur l’essence de la philosophie suivie de trois discours: le
premier consacré aux états des sages avant l’islam; le deuxième aux
sages de l’islam; le troisième aux Imâms impeccables et à certains
maîtres spirituels véridiques; en conclusion, la notice autobiographique
de l’auteur»50. Henry Corbin, dont l’édition lithographiée du MaÌbûb
al-qulûb ne contenait que l’introduction et le premier volume, présente

49
J. Jolivet, «L’idée de sagesse…», Perspectives, p. 246, distingue les trois connota-
tions du mot Ìikma.
50
Al-dharî’a ilä taÒânîf al-shî‘a, Téhéran-Najaf, 1353-1398/1934-1978, vol. 20,
p. 141, no 2303.

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LE MAÎBÛB AL-QULÛB DE QU™B AL-DÎN ASHKEVARÎ 365

le livre II comme consacré aux «penseurs de l’Islam sunnite» et le livre


III aux «penseurs de l’Islam shî‘ite»51. Or, si la troisième partie du
MaÌbûb al-qulûb est effectivement réservée aux autorités duodécimaines,
la deuxième partie ne correspond nullement au raccourci de Corbin.
Ashkevarî l’annonce ainsi dans son prologue: «Le deuxième discours
traite de ceux qui se réclament de la philosophie en Islam, des docteurs
du kalâm, parmi ceux qui méritent d’être signalés et dont le verbe vaut
d’être considéré (…), aux vies desquels nous avons joint celles des gnos-
tiques parmi les maîtres du soufisme soutenant l’unicité divine»52. Non
seulement les savants, traducteurs, médecins, philosophes et théologiens
recensés dans ce volume ne sont pas tous «de» l’islam sunnite: on y
trouve en effet de nombreux chrétiens, juifs ou hindous, ainsi que d’émi-
nents savants shî‘ites; mais ils ne sont même pas tous «en» islam sun-
nite, puisqu’on y trouve déjà des penseurs de l’Iran safavide. Nous le
verrons, l’orientation de cette deuxième partie, comme celle de la pre-
mière et plus sûrement encore de la troisième, est ouvertement shî‘ite.
L’opposition du sunnisme et du shî‘isme apparaît donc non pertinente
pour analyser la structure du MaÌbûb al-qulûb, tout simplement parce
que l’ouvrage est shî‘ite de bout en bout.

Première partie:
«Sur les vies des sages depuis Adam jusqu’au début de l’islam,
où sont rapportées leurs sentences excellentes et leurs paroles
bienfaisantes»

Étendue sur près de quarante pages, l’introduction (al-muqaddama) de


la première partie est un enchevêtrement de citations et de commentaires
personnels de l’auteur, affirmant à travers diverses voix l’accord de la
vraie philosophie avec la sagesse prophétique, opposées à la fausse
sagesse des guides de l’égarement. La sagesse véritable associe la raison
innée (‘aql) et la loi révélée (shar‘). La recherche de la science, comme
la garde du secret et l’enseignement ésotérique, sont placées sous l’auto-
rité de traditions imâmites. Une citation d’al-Fârâbî confirme la com-

51
«L’idée du Paraclet…», Face de Dieu, p. 344, n. 32; Histoire, p. 16.
52
MaÌbûb I, p. 95.

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366 M. TERRIER

mune vocation du philosophe et du prophète53. Les doctrines des Indiens


sabéens (astrolâtres) et brahmanes sont rapportées d’après ∑â‘id et Sha-
hrastânî, mais Ashkevarî interprète lui-même l’astrologie indienne dans
une perspective duelle typiquement shî‘ite, fondée sur la distinction du
Ââhir et du bâ†in. Passant aux Grecs de l’Antiquité, il reprend à son
compte la liste des cinq sages (Empédocle, Pythagore, Socrate, Platon,
Aristote), ainsi qu’un hadîth du Prophète au sujet d’Aristote: «Aristote
était un prophète mais son peuple l’a ignoré», cité d’après Shahrazûrî54.
Il expose différentes versions de l’apparition de la sagesse, comme celle
d’al-‘Âmirî la faisant remonter à Luqmân, et d’autres traditions relatives
aux anciens Grecs, héritées du même philosophe via le ∑iwân al-Ìikma
et le Nuzhat al-arwâÌ, comme celle attribuant à Platon le secret de la
duplication du cube55. Une citation de l’ «Épître sur la preuve des pro-
phéties» d’Ibn Sînâ justifie l’usage de l’allégorie ou du symbole que la
philosophie a en partage avec la prophétie56. L’introduction s’achève sur
une série de citations empruntées au Nuzhat al-arwâÌ : Shahrazûrî lui-
même sur l’apparition des sciences rationnelles; al-Fârâbî sur celle de la
philosophie57; Abû Ma‘shar sur une origine perse de la sagesse aristoté-
licienne 58; ∑â‘id al-Andalusî pour une généalogie des dynasties perses59;
Îunayn b. IsÌaq sur l’étymologie des noms d’écoles philosophiques dans
la Grèce antique60.

53
MaÌbûb I, p. 105. Il s’agit d’un extrait de la Risâla fî mâ yanbaghî an yuqaddam
qabla ta‘allum al-falsafa («Épitre sur les préalables requis à l’apprentissage de la philo-
sophie») éditée dans al-Mantiqiyyât li-l-Fârâbî, éd. Daneshpajouh, Qom, 1408h, vol. I,
p. 1-5.
54
MaÌbûb I, p. 117; Shimâl al-Dîn al-Shahrazûrî, Nuzhat al-arwâÌ wa raw∂at
al-afrâÌ, Hyderabad, 1976, 2e éd. Jum‘iyat al-da‘wat al-islâmiyya al-‘alamiyya, Tripoli,
Libye, 1988, p. 37.
55
MaÌbûb I, p. 122-123; E. Rowson, Muslim philosopher, p. 72-73; Muntakhab ∑iwân
al-Ìikma, éd. Badawî, p. 84.
56
MaÌbûb I, p. 125, où le titre est donné en persan et au singulier: Resâle-i esbât-e
nabovvat; voir M. Marmura, Fî ithbât al-nubuwwât li-Ibn Sînâ (Proof of prophecies),
2e éd., Dar an-nahar, Beyrouth, 1991, §16, p. 48.
57
MaÌbûb I, p. 127. Ce fragment d’un ouvrage perdu d’al-Fârâbî sur l’apparition de
la philosophie est transmis par Ibn Abî UÒaybi‘a, ‘Uyûn, p. 604-605.
58
MaÌbûb I, p. 128. Sur cette tradition, voir D. Gutas, Pensée grecque, p. 70-84.
59
MaÌbûb I, p. 129; ∑â‘id al-Andalusî, Ta‘rîf, p. 159-160.
60
MaÌbûb I, p. 129-130. La trace s’en trouve chez Diogène Laërce, Vies et doctrines
des philosophes illustres (abr. Vies), Librairie Générale Française, Paris, 1999, I, 17, p. 75.

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LE MAÎBÛB AL-QULÛB DE QU™B AL-DÎN ASHKEVARÎ 367

Ashkevarî n’ordonne pas toujours ses notices selon l’ordre chronolo-


gique, même quand il dispose de dates précises. Il ne procède pas non
plus par catégories, sectes ou écoles, mais semble plutôt suivre un prin-
cipe analogique, celui des familles spirituelles: les personnages concep-
tuels successifs présentent souvent un «air de famille» au sens de Wit-
tgenstein, désignant par là le réseau d’analogies qui enveloppe les cas
d’un même concept, sans qu’il y ait à poser une essence ou une définition
figée61. Dans les pages qui suivent, je regrouperai les notices par «airs
de famille» afin d’éviter le double écueil d’une simple énumération ou
d’une catégorisation a posteriori, qui trahiraient de même façon le plan
d’immanence de l’ouvrage.
L’histoire de la sagesse s’ouvre avec Adam, suivi de son fils et léga-
taire spirituel Seth (Shîth). Le premier homme est aussi le premier pro-
phète, le premier sage et l’auteur du premier poème. Plusieurs hadîth-s
shî‘ites, repris par Ashkevarî, font de lui le premier témoin du droit sacré
dévolu à ‘Alî et aux Ahl al-bayt. Seth, identifié à Agathodaîmôn, maître
d’Hermès-Idrîs, est présenté comme sage et prophète (nabî), mais non
comme messager (rasûl) porteur d’une nouvelle Loi. Des traditions
shî‘ites citées par Ashkevarî en font le premier bâtisseur de la Ka‘ba,
finalement sauvée de la ruine par le quatrième imâm ‘Alî b. Husayn62.
Suivent les trois Hermès (Hirmis al-awwal, al-thânî, al-thâlith), dont
le premier est identifié à Idrîs et à l’Hénoch des Juifs. Le triplement du
personnage permet de franchir l’évènement du Déluge et de connecter la
lignée prophétique avec la série suivante.
Asklèpios (Asqlbiyûs), disciple du troisième Hermès, se voit dédoublé
dans la même notice en un premier Asklèpios antédiluvien, disciple
d’Hermès I, et un second Asklèpios, disciple d’Hermès III, à la tête d’une
lignée de médecins. Celle-ci s’achève avec Hippocrate «le sage» (Abu-
qrât al-hakîm) et son disciple Galien (Jâlînûs), «le meilleur des méde-
cins», chacun ayant droit à une notice. Le récit s’appuie sur l’autorité
d’Ishâq b. Hunayn, citée par le truchement de Shahrazûrî.

61
L. Wittgenstein, Investigations philosophiques, paragraphes 65-77 (le Tractatus
logico-philosophicus, suivi des Investigations, trad. P. Klossowski, Gallimard, Paris,
1961). Conçue pour s’appliquer aux cas d’un concept comme celui de «jeu», la notion
d’«air de famille» paraît s’appliquer tout naturellement aux personnages conceptuels.
62
MaÌbûb I, p. 157-161.

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368 M. TERRIER

Luqmân, important personnage coranique, aurait reçu sa sagesse de


Dieu (Q.XXI/12) et instruit le prophète David. Dans une tradition tirée
du Rabî’ al-abrâr d’al-Zamakhsharî, l’ange Gabriel lui donna à choisir
entre la prophétie et la sagesse, et Luqmân préféra la seconde. Ashkevarî
rassemble à son sujet de nombreuses traditions tirées d’autorités shî‘ites
comme al-Kulaynî63.
Les cinq «piliers de la sagesse» présentent bien un «air de famille»:
Empédocle, Pythagore, Socrate, Platon, tous qualifiés de «sages», et
Aristote «le sceau des sages grecs»64. Tous professèrent explicitement le
monothéisme (al-tawhîd), mais seuls les deux premiers sont crédités
d’avoir puisé directement à la niche aux lumières de la prophétie.
Empédocle (Anbâduqlis), qui précède Pythagore dans l’historiographie
arabe, reçut sa sagesse de Luqmân au pays du Shâm. Lui est attribuée une
doctrine monothéiste ésotérique, apparemment hétérodoxe quant à la ques-
tion des fins dernières. Suite à ∑â‘id et Shahrazûrî, Ashkevarî en fait le
précurseur des Mu‘tazilites pour avoir professé la réunion des attributs
divins65. Pythagore (Fîthâghûris), «sage semblable à Dieu» (Ìakîm muta’al-
lih), vécut du temps de Salomon fils de David; selon ses propres dires, il
aurait tiré sa sagesse de la «mine de la prophétie» (ma‘din al-nubuwwa) en
Égypte66. La théorie de l’émanation qui lui est attribuée est celle des Ikhwân
al-Òafâ’, étayée par une longue citation d’Ibn ‘Arabî. Socrate (Suqrât),
«ascète semblable à Dieu» (zâhid muta’allih), reçut la sagesse de Pythagore.
La notice lui prête plusieurs traits saillants de Diogène le Cynique et le pré-
63
MaÌbûb I, p. 195-205. Voir D. De Smet, article «Luqmân», Dictionnaire du Coran,
p. 501-503. Du traditionniste al-Kulaynî (m. 328 h.), UÒûl al-kâfî, suivi d’al-raw∂a,
Beyrouth, 1426/2005.
64
La liste d’Ashkevarî correspond à celle d’al-‘Âmirî dans le K. al-amad ‘alä al-abad.
Shahrastânî, lui, suivait le Pseudo-Ammonius (U. Rudolph, Doxographie. p.45) en comp-
tant sept «piliers de la sagesse», incluant Thalès, Anaxagore et Anaximène, mais excluant
Aristote.
65
MaÌbûb I, p. 206. La forgerie doxographique provient du Pseudo-Ammonius
(U. Rudolph, Doxographie, p. 37-39) et d’al-‘Âmirî (Rowson, Muslim philosopher,
p. 80-81), mais la référence aux Mu‘tazilites est de ∑â‘id (Ta‘rîf, p. 169). Sur le Pseudo-
Empédocle, voir D. De Smet, Empedocles Arabus, Une lecture néoplatonicienne tardive,
Bruxelles, 1998.
66
MaÌbûb I, p. 209. Sur la position éminente de Pythagore dans la doxographie
du Pseudo-Ammonius, voir U. Rudolph, «La connaissance des Présocratiques…», dans
C. Viano, Alchimie, p. 163-170. Sur les influences orientales de la pensée de Pythagore,
voir I. Gobry, Pythagore, Paris, Éditions Universitaires, 1992, p. 7-58.

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LE MAÎBÛB AL-QULÛB DE QU™B AL-DÎN ASHKEVARÎ 369

sente comme un martyr du monothéisme, condamné pour s’être opposé à


l’idolâtrie de ses concitoyens67. Le récit de sa mort, emprunté à Ibn al-Qif†î,
est tiré de paraphrases du Criton et du Phédon de Platon68. Disciple de
Socrate, Platon (Aflâtûn) professait l’unicité divine. Une tradition, dont on
trouve la trace chez Diogène Laërce, en fait un disciple d’Héraclite pour le
sensible, de Pythagore pour l’intelligible et de Socrate pour la politique69.
Ashkevarî croise ses maximes avec de nombreuses sentences de l’imâm ‘Alî,
et précise le rapport entre les Idées platoniciennes (al-muthul al-aflâ†ûniyya)
et le monde imaginal du barzakh (‘âlam al-mithâl al-barzakhî) dans la phi-
losophie de l’ishrâq de Suhrawardî70. Aristote (Aristûtâlîs), surnommé «l’in-
tellect» (al-‘aql) par son maître Platon, fut le digne successeur de celui-ci et
le maître spirituel d’Alexandre. Ashkevarî rapporte des sentences et testa-
ments spirituels apocryphes. Après avoir cité sa Théologie pseudépigra-
phique, il s’abstient de la mentionner dans sa bibliographie du Stagirite,
peut-être à cause du doute jeté par Suhrawardî et son commentateur Qu†b
al-Dîn al-Shîrâzî sur cette attribution71.
Le sage roi Alexandre «le Byzantin», appelé «le Bi-Cornu» (Iskandar
al-rûmî al-mulaqqab bi-dhî l-qarnayn), apparaît comme un maillon entre
Aristote, dernier pilier de la sagesse grecque, et le prophète MuÌammad.
Ashkevarî confirme son identification au personnage coranique72 par une
tradition de l’imâm ‘Alî, contre les objections de Shahrastânî. Un autre
hadîth suggère même son identification au Mahdî par la formule: «Dieu
l’aidera par la Frayeur, et par lui Il recouvrira la Terre de justice comme
elle était auparavant recouverte d’iniquité»73.

67
MaÌbûb I, p. 236-238. La confusion de Socrate avec Diogène le Cynique se trouve
déjà dans l’Épître sur la vie philosophique de Md b. Zakâriyyâ al-Râzî (K. al-sîra al-fal-
safiyya, Opera philosophica, éd. P Kraus, Beyrouth, 1982, p. 99). C’est Ibn Fâtik qui
semble l’avoir introduite dans la tradition doxographique arabe; voir A. Badawî, Trans-
mission, p. 10.
68
MaÌbûb I, p. 238-242. Voir I. Alon, Socrates, p. 12-22.
69
MaÌbûb I, p. 257-258; Diogène Laërce, Vies, III, 5-8, p. 395-398.
70
MaÌbûb I, p. 271.
71
MaÌbûb I, pp. 283 et 287-291; A. Badawî, Transmission, p. 57-59, et infra, note 86.
72
Q.XVIII «La Caverne»/83-101. Voir D. De Smet, art. «Dhû l-Qarnayn», Diction-
naire du Coran, p. 218-221; voir aussi M. A. Amir-Moezzi, Le guide divin dans le
shî’isme originel (abr. Guide divin) Verdier, Paris, 1992, p. 237-238.
73
MaÌbûb I, p. 294. Sur la Frayeur (al-rub’) auxiliaire du Mahdî, voir M. A. Amir-
Moezzi, Guide divin, p. 293.

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Alexandre d’Aphrodise (Iskandar al-’Afrûdîsî) et Théophraste (Thâwu-


frastis), deux disciples d’Aristote, se suivent dans le désordre chronolo-
gique. Leurs sentences sont rapprochées de diverses traditions shî‘ites.
Viennent Diogène le Cynique (Diyûjâns al-kalbî ou «le canin») et son
disciple supposé le Shaykh grec (Al-shaykh al-yûnânî), masque de Plotin
ou de Porphyre. La notice présente le cynique comme un philosophe
partisan du libre-arbitre (min qadariyyat al-falâsifa), précurseur des
Mu‘tazilites, et rapproche son comportement scandaleux de la «voie du
blâme» ou Malâmiyya74. Quant au Shaykh grec, ses paroles appartien-
nent au Plotinus Arabus75.
Des notices peu informées, prétextes à de longues citations poétiques,
théologiques et philosophiques, sont consacrées au sage Homère
(Ûmîrûs), au législateur Solon (Sûlûn al-shâri‘), l’un des «sept sages»
présocratiques, et à Zénon le Grand (Zînûn al-akbar). Le premier tenait
pour les Grecs le rang d’Imru’ l-Qays pour les Arabes, une analogie tirée
de Shahrazûrî; le dernier, présenté comme un élève d’Aristote, réunit
dans son personnage conceptuel des informations relatives à Zénon
d’Élée et des traits doctrinaux de Zénon le Stoïcien.
Le sage Thalès de Milet (Thâlis al-miltî), qui reçut sa sagesse de
Pythagore, est étrangement rejeté loin des cinq «piliers de la sagesse».
Il se voit pourtant crédité d’avoir puisé sa sagesse à la niche prophé-
tique76. Lui succèdent Anaxagore (Anaksâghûris) et Anaximène (Anak-
sîmâyis), deux présocratiques ioniens. Au premier est attribuée la doc-
trine du kumûn (dissimulation) et du Âuhûr (apparition) qui sera celle du
mu‘tazilite al-NaÂÂâm. Suivant Shahrastânî, le second est rattaché à la
tradition prophétique; il se voit attribuer une doctrine tirée du Pseudo-
Ammonius, dans un exposé doxographique contenant aussi des fragments
fossiles de Diogène Laërce77.

74
MaÌbûb I, p. 323.
75
MaÌbûb I, p. 327-332. A. Badawî, Aflû†în ‘inda al-‘arab, Le Caire, 1955, p. 195-
198.
76
MaÌbûb I, p. 351. On trouve cette tradition chez Shahrastânî (Milal I, p. 83), mais
ainsi nuancée: «Comme si Thalès de Milet n’avait recueilli sa doctrine qu’à cette niche
aux lumières prophétique» (Wa ka’anna Tâlis al-mil†î innamâ talaqqä madhhabahu min
hâdhihi al-mishkât al-nabawiyya).
77
MaÌbûb I, p. 352-355. Voir U. Rudolph, Doxographie, p. 45-46; C. Baffioni,
«Anaxagore, Anaximène, Anaximandre et Démocrite dans la tradition arabe», Diction-

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LE MAÎBÛB AL-QULÛB DE QU™B AL-DÎN ASHKEVARÎ 371

Zarathushtra (Zarâdusht), «le sage d’Azerbaïdjan»78, est un person-


nage à part. Ashkevarî ne se contente pas de reprendre les formules de
Shahrastânî conférant une connotation islamique à la doctrine zoroas-
trienne, mais développe sa propre exégèse pour établir le tawhîd, l’attes-
tation de l’unicité divine, au cœur de la religion de Zarathushtra. Une
référence à la «Lumière des lumières» de Suhrawardî permet un premier
rapprochement avec un hadîth du huitième imâm, avant qu’Ashkevarî
opère une équation fulgurante entre Saoshyant, le Sauveur zoroastrien, et
le Mahdî du shî‘isme duodécimain, faisant de Zarathushtra l’annonciateur
de la «religion vraie»79.
Démocrite (Dhîmuqrâtîs), contemporain d’Hippocrate, vécut juste
après Zarathushtra. Sa doctrine des éléments est issue du Pseudo-Ammo-
nius80. Ashkevarî lui attribue la table jâbirienne de la «balance des
lettres» (mîzân al-Ìurûf) d’après «certains livres médicaux»81. De Pro-
clus (’Abruqlis) le «sage platonicien», Ashkevarî rapporte les
«sophismes» (shubuhât) bien connus sur l’éternité du monde, ainsi que
leur réfutation par Jean Philopon; mais il disculpe Proclus, ainsi qu’Ibn
Sînâ, d’avoir soutenu cette thèse sur le fond82. Porphyre de Tyr (Frfûriyûs
al-sûrî), autorité mentionnée à plusieurs reprises, n’est crédité ici que
comme commentateur d’Aristote.

naire des philosophes antiques, supplément, éd. R. Goulet, CNRS, Paris, 1989, p. 748-
773; Diogène Laërce, Vies, p. 212-223.
78
Cette tradition, reçue par Ashkevarî de Shahrazûrî, est commentée par H. Corbin en
un sens spirituel dans «Trois philosophes d’Azerbaïdjan», Philosophie iranienne et phi-
losophie comparée, Buchet/Chastel, Paris, 1985, p. 86-87.
79
MaÌbûb I, p. 359. Voir H. Corbin, «L’idée du Paraclet…», Face de Dieu, p. 343-
347. Contrairement à ce que laisse entendre Corbin, Ashkevarî ne fait pas l’équation entre
le Saoshyant-Mahdî et le Paraclet, identifié ailleurs avec le prophète MuÌammad.
80
U. Rudolph, Doxographie, p. 41.
81
MaÌbûb I, p. 361-367. Paul Kraus mentionne ce fait, référé au «kitâb maÌbûb
al-qulûb de Muhammad al-Daylamî», et soupçonne une confusion de Démocrite (Dîmu-
qrâtis) avec Socrate (Suqrâtis), dans Jâbir Ibn Îayyân. p. 265, note 1. P. Kraus aurait
donc consulté le MaÌbûb al-qulûb avant H. Corbin.
82
MaÌbûb I., p. 367-372. L’argument attribuant à Proclus une sorte de «double vérité»
sur le sensible et le spirituel, issu du Pseudo-Ammonius (U. Rudolph, Doxographie, p. 75),
se trouve aussi chez Abû Îâtim al-Râzî, A‘lâm, p. 107. Sur la controverse Philopon-Pro-
clus, voir C. Michon (dir.), Thomas d’Aquin et la controverse sur l’éternité du monde,
Flammarion, Paris, 2004, pp. 305-325 et 345-7.

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372 M. TERRIER

Mhâdrjîs est un autre personnage à part, mystérieux et archétypal. Sa


bismillâh «au nom de Dieu le maître de la sagesse», pourrait en faire un
avatar de Luqmân.
Les mathématiciens Apollonios «le charpentier» (Iblînûs al-najjâr),
Euclide (Iqlîdis) «le géomètre charpentier de Tyr» et Ptolémée «le Claudien»
(Btulmiyûs al-qulûdhî), tous trois qualifiés de sages, sont mentionnés pour
des œuvres maintes fois traduites et étudiées depuis la translatio studiorum.
Enfin, une tradition remontant au ∑iwân al-Ìikma et au Fihrist d’Ibn
al-Nadîm fait de Jean le Grammairien (Yahyä al-nahwî), alias Jean
Philopon (m. vers 575), un contemporain du début de l’islam et de la
prise d’Alexandrie: un philosophe «à cheval» (mukha∂ram, comme cela
se dit de poètes) sur l’antéislam et l’ère islamique. Ashkevarî mentionne,
mais sans la reprendre à son compte, la critique historique de Shahrazûrî
distinguant Jean le Grammairien alexandrin, évêque chrétien et disciple
d’Ammonius (lui-même disciple de Proclus), de YaÌyä b. al-Bitrîq dit
aussi «le Grammairien», traducteur antérieur à Îunayn b. IsÌâq. Des
anecdotes sur le savant chrétien, témoin de l’arrivée de l’islam, opposent
la générosité de l’imâm ‘Alî à la brutalité du khalife ‘Umar, maudit par
les shî‘ites comme un usurpateur. Ashkevarî s’emploie enfin à réfuter le
christianisme, affirmant la falsification de l’Évangile et l’identité du
Paraclet avec MuÌammad.

Deuxième partie:
«Sur les vies des sages de l’islam, des doctes éminents et des lettrés
distingués, dont le sujet est digne d’intérêt et les paroles méritent
considération».

La brève introduction à la deuxième partie expose, d’après des sources


variées, l’apparition de la philosophie — appelée falsafa puis Ìikma —
en terre d’Islam. Ashkevarî souligne le rôle des traducteurs chrétiens et
sabéens dans la transmission de la philosophie grecque, mais en attribue
l’impulsion à deux évènements surnaturels: une rencontre du khalife
al-ManÒûr (754-774) avec le prophète al-Kha∂ir, et le fameux rêve
d’al-Ma’mûn (813-833) où lui apparut Aristote83. Il fait silence sur les

83
Le récit de ce rêve est tiré d’Ibn al-Nadîm, Fihrist, éd. Y. Tawîl, Dâr al-kutub al-

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LE MAÎBÛB AL-QULÛB DE QU™B AL-DÎN ASHKEVARÎ 373

premières traductions de livres alchimiques commandées par Khâlid b.


Yazîd, fils de Yazîd b. Mu‘âwiyya, comme sur celles du diwân persan
ordonnées par le gouverneur al-Hajjâj b. Yûsuf. Exécrés par les shî‘ite,
ces personnages étaient longuement évoqués par Shahrazûrî, la source
directe d’Ashkevarî84. Dans ce deuxième volume, Ashkevarî cite rare-
ment ses sources; le cas échéant, il s’agit d’Ibn al-Qif†î, d’Ibn Abî
UÒaybi‘a et de Shahrazûrî.
Suite au compagnon du prophète al-Îarith b. Kalada al-Thaqafî
(m. 50/670), une série de médecins appartenant aux deux premiers siècles
de l’islam comporte des soutiens du «mauvais camp», depuis les adver-
saires de MuÌammad à la bataille de Badr jusqu’au gouverneur al-Îajjâj,
dont le médecin particulier Batâdhûq a droit à une notice (5).
La famille des traducteurs et passeurs des sciences anciennes (notices
7 à 17) est particulièrement ouverte et hétéroclite. Elle comprend deux
autorités d’Ashkevarî, Îunayn b. IsÌaq al-‘Ibâdî et son fils IsÌaq
b. Îunayn (8-9), dont les notices sont peu détaillées. Ya‘qûb b. IsÌaq
al-Kindî (m. v. 260/873), le premier philosophe de l’islam, n’a droit lui
aussi qu’à une notice superficielle (10). Suivent cinq savants sabéens de
Harrân, dont Thâbit b. Qurra (m. 288/901), philosophe mathématicien et
traducteur (11); et deux connaisseurs des sciences des anciens (‘ulûm
al-awâ’il), dont le chrétien Mattä b. Yûnus (16), maître d’al-Fârâbî.
Md b. Zakariyyâ al-Râzî (18) est mentionné comme médecin à la voca-
tion tardive, non sans qu’il soit fait allusion à ses «opinions aberrantes»
en philosophie85. Il inaugure une série (18-48) rassemblant, dans le plus
grand désordre chronologique, des médecins et savants polygraphes de
tous les horizons du monde musulman, depuis les cours abbasside, ayyû-
bide et bûyide jusqu’en Andalousie. On y rencontre Ibn Juljul (38), auto-
rité d’Ashkevarî. Les sources citées sont Ibn Abî UÒaybi‘a, Ibn al-Qiftî
et Shahrazûrî. Dans des commentaires personnels fréquemment adjoints

‘ilmiyya, Beyrouth, 2002, p. 397-8. Sur le détail et la fonction idéologique de ce fameux


récit, voir D. Gutas, Pensée grecque, p. 127-165.
84
Sur les premières traductions du grec à l’arabe et le rôle de Khâlid b. Yazîd, voir
T. Fahd, «Ga‘far as-∑âdiq et la tradition scientifique arabe», dans Le shî‘isme imâmite,
p. 133-134; P. Lory, Alchimie et mystique, p. 12-22.
85
MaÌbûb II, p. 50. P. Kraus publia ce qui reste de ses Épîtres philosophiques (Opera
philosophica fragmentaque quae supersunt) en 1939; La médecine spirituelle, traduit et
présenté par R. Brague, Flammarion, Paris, 2003.

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374 M. TERRIER

aux notices, Ashkevarî exprime aussi bien sa culture médicale que ses
croyances magiques.
Suit une famille de mathématiciens, astronomes, traducteurs et philo-
sophes (49-76), beaucoup ayant œuvré à la cour des Abbassides. On
y croise Abû Ma‘shar al-Balkhî (51), Abû RîÌân al-Bîrûnî (56) et Md
b. Yûsuf al-‘Âmirî (72), dont la notice minimaliste ne laisse pas soup-
çonner son immense influence sur l’orientation du MaÌbûb al-qulûb.
Les notices 77 à 86 rassemblent une galerie de portraits plus vivants
et philosophiques, sur lesquels Ashkevarî semble mieux informé. Il s’y
montre lecteur familier du livre Kalila et Dimna traduit et adapté par Ibn
al-Muqaffa‘ (77), ainsi que des épîtres des Ikhwân al-Òafâ’ (81), déjà
cités dans son introduction. Dans la notice consacrée au traducteur Abû
‘Alî ‘Îsä b. Zara‘a (83), Ashkevarî rapporte le fameux récit d’extase
extrait de la Théologie pseudépigraphique d’Aristote, mentionnant son
attribution à Platon par Suhrawardî, mais sans trancher la question86.
Viennent deux souverains bûyides (84-85) amis de la philosophie, fonc-
tionnant comme des anti-modèles du khalife al-Ma’mûn. Pour clore cette
série, Ashkevarî reprend la notice de Shahrazûrî consacrée au philosophe,
astronome et poète ‘Umar Khayyâm.
La notice sur al-Fârâbî, le «deuxième maître» (al-mu‘allim al-awwal),
est davantage une introduction à celle consacrée à «l’élève de ses livres»
que fut Ibn Sînâ. Ashkevarî ne semble pas familier des œuvres d’al-
Fârâbî. Il rapporte surtout des anecdotes biographiques qu’il entrecoupe
de vers persans et de hadîth-s imâmites. La seule citation, faite in extenso
via Ibn Abî UÒaybi‘a, est celle d’une «grande prière» à l’attribution
incertaine87.
La notice 88 consacrée à Ibn Sîna occupe tout le tiers central du deu-
xième livre du MaÌbûb al-qulûb et constitue comme une œuvre dans
l’œuvre88. Elle reproduit de larges extraits de l’«autobiographie» rédigée
par son élève al-Jûzjânî, ainsi que l’intégralité des deux derniers chapitres

86
MaÌbûb II, p. 139. Cf. Badawî, Aflû†în ‘inda al-‘arab, p. 22; ce passage correspond
à Plotin, Ennéades, IV, 8, I; sur son attribution, voir Sohravardî, Le livre de la sagesse
orientale, Verdier, Paris, 1986, 2e éd. Gallimard, coll. «Folio Essais», Paris, 2003, pp. 154
et 342, et A. Badawî, Transmission, p. 57-59.
87
MaÌbûb II, p. 159-160; Ibn Abî UÒaybi‘a, ‘Uyûn., p. 606-7.
88
MaÌbûb II, p. 161-345.

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LE MAÎBÛB AL-QULÛB DE QU™B AL-DÎN ASHKEVARÎ 375

(namatayn) du Livre des directives et remarques (Al-ishârât wa al-tan-


bîhât), accompagné des gloses d’Ashkevarî et des extraits du commen-
taire de NaÒîr al-Dîn al-™ûsî. Après avoir critiqué ses mœurs immodérées
au regard de celles des anciens sages comme Socrate et Platon, Ashkevarî
nous présente un Ibn Sînâ mystique, prônant l’accord de la gnose, de
l’ascèse et du culte. Cette face ésotérique de la pensée d’Ibn Sînâ, qui ne
représente qu’une faible part du volume de son œuvre philosophique,
exerça l’influence la plus déterminante sur la théosophie illuminative de
Suhrawardî et de l’ «école d’Ispahan».
Shihâb al-Dîn al-Suhrawardî «le mis à mort» (al-maqtûl) (m.
587/1191) fait à son tour l’objet d’une longue notice. Ashkevarî raconte
l’hostilité des juristes-théologiens à son endroit et son exécution à Alep
sur ordre de ∑alâÌ al-Dîn, dénonçant au passage l’intolérance des fuqahâ’
de son temps à l’égard des sciences rationnelles. Il reprend la thématique
des sciences initiatiques comme apanage des héritiers des prophètes, déjà
présente dans l’introduction du premier volume. La notice se clôt sur le
récit d’un dialogue visionnaire du shaykh avec Aristote, extrait du Livre
des élucidations (K. al-TalwîÌât), annonçant la famille à venir des maîtres
du soufisme89.
L’imâm Fakhr al-Dîn al-Râzî, alias Ibn al-Khatîb (m. 606/1210),
adversaire des Mu‘tazilites et critique des philosophes, n’est pas compté
parmi les sages, mais donne l’occasion à Ashkevarî de défendre l’inspi-
ration divine des philosophes anciens, de rapporter la polémique entre
qadariyya (partisans du libre-arbitre) et jabariyya (partisans de la prédes-
tination), et d’exposer à ce sujet la position des savants shî‘ites, celle du
juste milieu90.
Les brèves notices 91 à 120 présentent une suite apparemment désor-
donnée de médecins, savants et théologiens. On y retrouve des autorités
et ancêtres du MaÌbûb al-qulûb: Miskawayh (93); al-Shahrastânî (94),
89
MaÌbûb II, p. 369. Al-Suhrawardî, K. al-talwîÌât, al-Takwîn, Damas, 2005,
p. 99-100; texte commenté par H. Corbin dans En islam iranien, II, p. 62; Les motifs
zoroastriens dans la philosophie de Sohravardî, Téhéran, 1382 sol/2004, p. 37-39; voir
aussi J. Walbridge, The Leaven of the Ancients: Suhravardî and the Heritage of the
Greeks, Albany, N-Y, 1999, p. 30-35.
90
MaÌbûb II, p. 374-377. Au sujet des positions imâmites sur les problèmes formulés
par les Mu‘tazilites, voir W. Madelung, «Imamism and Mu‘tazilite Theology», dans Le
shî‘isme imâmite, p. 13-30.

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présenté comme un philosophe dissimulé; Ibn Fâtik (102). On relève


aussi une notice sur Ibn Bâjja, appelé Ibn Mâjja (112), présenté comme
le plus grand philosophe après al-Fârâbî dans son domaine. Il est le seul
philosophe d’al-Andalus présent dans le volume, qui ignore aussi bien
Ibn Rushd qu’Ibn ™ufayl. La série se conclut sur trois médecins indiens,
maillons d’une autre transmission de savoir en terre d’islam91.
Suit un groupe de quatre penseurs religieux (121-124). Trois illustres
shî‘ites encadrent une grande autorité sunnite, laquelle se voit convertie
en vertu de leur «air de famille».
NaÒîr al-Dîn al-™ûsî (m. 672-1274), «le meilleur des modernes, le
maître des vérificateurs» (Af∂al al-muta’akhkhirîn wa ra’îs al-muÌaq-
qiqîn), est présenté comme un savant versé dans les sciences rationnelles
(al-‘ulûm al-‘aqliyya) et traditionnelles (al-naqliyya), propagateur de la
doctrine imâmite et commentateur d’Ibn Sînâ. La notice est l’occasion de
citer de nombreuses traditions tirées d’al-Kulaynî sur la question du libre-
arbitre — un problème récurrent dans cette deuxième partie, comme
l’était celui de l’éternité du monde dans la première.
«Le shaykh savant entre les savants, reconnu par la masse (les sun-
nites)92 comme «preuve de l’islam» (Ìujat allâh)»: après une biographie
convenue, la notice raconte comment Abû Îâmid al-Ghazâlî (m. 505/1111)
fut convaincu de la vérité des dogmes imâmites par le sayyid al-Murta∂ä
(m. 436/1044)93. L’inspiration de son livre Al-munqidh min al-∂alâl est
attribuée aux imâms shî‘ites94. Ashkevarî défend ensuite les soufis contre
l’accusation de placer la walâya (sainteté de l’ami de Dieu dans le sou-
fisme, mission imâmique dans le shî‘isme) au-dessus de la nubuwwa
(sainteté du prophète, mission prophétique)95. Souvent adressé aux
shî‘ites, ce grief paraît tactiquement déplacé sur les soufis dont al-Ghazâlî
est le représentant. La notice se conclut sur un hadîth de l’imâm Ja‘far
tiré du Kâfî d’al-Kulaynî.
91
Voir M. Ullman, La médecine islamique, PUF, Paris, 1995, p. 26-27.
92
Dans leur sens technique shî‘ite, les termes ‘âmma, «masse» et khâÒÒa, «élite»,
signifient respectivement «les sunnites» et «les shî‘ites». Voir E. Kohlberg, article
«‘Âmma», Encyclopaedia Iranica 1, p. 976-7.
93
MaÌbûb II, p. 447.
94
MaÌbûb II, p. 448. Al-Ghazâlî, Al-munqidh min al-∂alâl (Erreur et délivrance), éd.
et trad. fr. F. Jabre, Beyrouth, 1959.
95
MaÌbûb II, p. 455-456.

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LE MAÎBÛB AL-QULÛB DE QU™B AL-DÎN ASHKEVARÎ 377

«Le shaykh philosophe, théologien et homme de lettres éternel»


(al-shaykh al-Ìakîm al-mutakallim al-adîb al-Òamdânî) Kamâl al-Dîn
Maytham al-BaÌrânî (m. 678/1279-80), disciple de NaÒîr al-Dîn ™ûsî et
maître de ‘Allâma al-Îillî, est l’auteur d’un commentaire du Nahj
al-balâgha et d’un recueil de dits de l’imâm ‘Alî. Il donne l’occasion à
Ashkevarî de défendre l’existence des rêves visionnaires et de citer un
hadîth du premier imâm fondant l’herméneutique shî‘ite. Al-‘Allâma
Qu†b al-Dîn al-Râzî, élève d’al-‘Allâma al-Îillî, clôt cette famille de
théologiens.
Suivent deux philosophes du début de l’ère safavide, au profil peu
consensuel. Jalâl al-Dîn Md al-Dawwânî (m. 908/1503), penseur sunnite
tardivement converti au shî‘isme, eut pour élèves de futurs opposants
résolus à ‘Alî al-Karakî, le propagateur officiel de la foi sous Shâh
Tahmasb. Ashkevarî en fait un éloge appuyé, truffant sa notice de tradi-
tions imâmites et de digressions ésotériques. Élève du précédent, Ghiyâth
al-Dîn ManÒûr al-Shirâzî (m. 948/1540), alias al-Dashtakî, fut l’un
des plus farouches adversaires de la politique religieuse d’al-Karakî96.
Ashkevarî lui accorde le titre de «sceau des philosophes», allusion au
«sceau des sages grecs» Aristote et au «sceau des prophètes» MuÌam-
mad. Cette notice est l’occasion d’une longue dissertation sur le problème
de l’Un et du Multiple; l’identification de l’Intellect Agent avec l’Ange
Gabriel y est affirmée à l’appui de traditions imâmites.
Une notice à part, intitulée «supplément sur les états de nombreux
maîtres soufis professant l’unicité divine», introduit la dernière famille
spirituelle. Ce chapitre apologétique vise à justifier la présence des soufis
dans une histoire des sages. Ashkevarî se place sous l’autorité de la
révélation faite en songe par Aristote à Suhrawardî, selon laquelle les
«philosophes au sens vrai» ne sont autres que les «maîtres du soufisme».
Une citation d’Ibn Abî Jumhûr (m. 804/1402), artisan du rapprochement
entre soufisme et shî‘isme, affirme l’identité de la loi (sharî‘a), de la voie
(†arîqa) et de la vérité (Ìaqîqa). Ashkevarî distingue les vrais soufis des
soufis licencieux (al-ibâÌiyya), critiquant l’ignorance et l’intolérance de

96
Sur al-Dawwânî, voir A. J. Newman, Safavid Iran, London, New York, 2006,
p. 160-161, note 56, et EIr, 7, p. 132-3; sur al-Dashtakî, Ibid, p. 37-38, et EIr, 7, p. 100-2.
Newman émet des doutes sur la sincérité de leur foi shî‘ite.

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ceux qui pratiquent l’amalgame. La source principale des notices sui-


vantes est l’épître d’al-Qushayrî (m. 412/1021), à la fois traité de sou-
fisme et dictionnaire bio-doxographique97. Ashkevarî s’appuie aussi sur
les Majâlis al-mu’minîn («Les assemblées des croyants») d’al-Shûsh-
târî98 pour conférer une tendance shî‘ite à ces maîtres, comme s’il s’agis-
sait de montrer, selon le propos de ∑ayyid Îaydar Âmulî, que tout véri-
table soufi est un shî‘ite.
Deux disciples et compagnons de l’imâm ‘Alî ouvrent la série: Uways
al-Qaranî, «gnostique accompli et martyr sunnite», mort pour ‘Alî à la
bataille de ∑iffîn en 31/657, et Kumayl b. Ziyâd al-Nakha‘î, mort en
martyr sur ordre d’al-Îajjâj en 95/714. Confident du premier imâm,
Kumayl est aussi son interlocuteur dans un célèbre dialogue sur la Vérité
(haqîqa) rapporté par Ashkevarî99. D’autres maîtres spirituels sont pré-
sentés, à l’appui de sources shî‘ites, comme des disciples des imâms:
Ma‘rûf b. Fayrûz al-Karkhî (m. 200/815), «client» (mawlä) et intime du
huitième imâm (notice 130); Bishr b. al-Îarith al-Îâfî («le va-nu-pieds»)
(m. 227/841), repenti entre les mains du septième imâm (135); Abû
Yazîd ™ayfûr al-Bis†âmî (m. 261/875), disciple du sixième imâm (139)100.
On y retrouve aussi les maîtres fondateurs et «philosophes au sens vrai»
Dhû l-Nûn al-MiÒrî (m. 245-859) (notice 131), Sahl b. ‘Abd Allâh
al-Tustarî (m. 283/896) (140), Abû l-Qâsim Junayd al-Baghdâdî (m. 298/
910) (146) et nombre de ses compagnons, ainsi que des représentants de
la «voie du blâme» (Malâmatiyya). La notice 151, consacrée à al-Îallâj
(m. 309/922), «le cardeur des secrets et le découvreur des voiles»
(Îallâj al-asrâr wa kâshif al-astâr), est particulièrement développée.
Ashkevarî fait l’exégèse de son laqab et lui reconnaît des prodiges
(karâmât). Comme al-Shûshtârî, il en fait un martyre du shî‘isme et jus-
tifie par le ta’wîl son propos extatique «Anâ l-Ìaqq» («Je suis le Vrai»),
à l’appui de maints vers d’al-Rûmî et du Golshan-e râz (La roseraie du
mystère) de Shabestarî (m. v. 720-1320). Mentionnons enfin la présence

97
Al-Qushayrî, al-Risâla al-qushayriyya, Beyrouth, 2001.
98
Sur Qâ∂î Nûr Allâh Shûshtârî (m. 1019/1610-1611), appelé shahîd-e sovvom, «le troi-
sième martyre» en persan, auteur de †abaqât shî‘ites, voir H. Corbin, Histoire, p. 441-442.
99
MaÌbûb II, p. 485-486. Sur ce dialogue, voir H. Corbin, En islam iranien, I, p. 111.
100
Sur ces liens, voir S. H. Nasr, «Le shî‘isme et le soufisme», dans Le shî‘isme
imâmite, p. 215-233.

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LE MAÎBÛB AL-QULÛB DE QU™B AL-DÎN ASHKEVARÎ 379

de Najm al-Dîn Md al-Kubrä (m. 618/1221 ou 624/1226) (156), fonda-


teur des Kubrawiyya et auteur de nombreux écrits philosophiques.
MuÌayy al-Dîn b. al-‘Arabî (m. 638/1240): «Le très grand shaykh»,
déjà cité d’innombrables fois dans les deux premiers volumes, a droit à
une longue notice de première main. Ashkevarî y développe les thèmes
de l’unicité de l’existence (waÌdat al-wujûd), de la supériorité de la
connaissance gustative (dhawq) sur la simple rationalité (‘aql) et de la
transformation mystique du regard, concluant par une profession de foi
shî‘ite eschatologique101. Ce n’est pourtant pas Ibn ‘Arabî, mais le poète
mystique Majd al-Dîn al-Sanâ’î (m. 525/1131 ou 545/1150) qui ferme ce
deuxième volume. Son Jardin de la vérité (Îadîqat al-Ìaqîqa) est abon-
damment cité dans les deux premiers volumes du MaÌbûb al-qulûb.

Troisième partie:
«Sur les vies des Saints Imâms, nos seigneurs véridiques,
où sont rapportés quelques-uns de leurs hadîth-s gorgés de
sentences et de secrets; et nous y avons annexé les vies de leurs
successeurs parmi les grands maîtres de la secte sauvée»

La notice d’Aqâ Bozorg al-Tihrânî nous donne un précieux aperçu


du plan du troisième volume, dont la publication reste annoncée par
I. al-Dîbâjî et H. ∑idqî.
Les douze premières notices sont consacrées aux imâms historiques du
shî‘isme duodécimain102: ‘Alî b. Abî ™âlib (m. 40/661), Amîr al-mu’mi-
nîn; al-Îasan b. ‘Alî (m. 49/669), al-Mujtabä; al-Îusayn b. ‘Alî (m. 61/
680), Sayyid al-shuhadâ’; ‘Alî b. al-Îusayn (m. 92 ou 95/711 ou 714),
Zayn al-‘Âbidîn; MuÌammad b. ‘Alî (m. 115 ou 119/732 ou 737),
al-Bâqir; Ja‘far b. MuÌammad (m. 148/765), al-∑âdiq; Mûsä b. Ja‘far
(m. 183/799), al-KâÂim; ‘Alî b. Mûsä (m. 203/818), al-Ri∂â; MuÌammad
b. ‘Alî (m. 220/835), al-Taqî; ‘Alî b. MuÌammad (m. 254/868), al-Naqî;

101
MaÌbûb II, p. 550-562. Sur les résonnances shî’ites de la pensée d’Ibn ‘Arabî, voir
H. Corbin, L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabî, Flammarion, Paris,
1958, rééd. Aubier, Paris, 1993.
102
Je reproduis ici la liste des imâms avec leurs principaux surnoms et kunya-s fournie
par M. A. Amir-Moezzi dans son Guide divin, p. 120-121, et ne retiens que le laqab le
plus répandu.

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al-Îasan b. ‘Alî (260/874), al-‘Askarî; MuÌammad b. al-Îasan (l’Imâm


caché), al-Qâ’im.
Suivent les «quatre représentants» (al-nuwwâb al-arba‘a), par l’inter-
médiaire desquels l’Imâm caché communiquait avec ses fidèles durant
l’Occultation mineure, de 260/874 à 329/941 (début de la Grande Occul-
tation)103: Abû ‘Amr ‘Uthmân b. Sa‘îd al-‘Umarî (ou al-‘Amrî), «repré-
sentant» de 260/874 à 267(?)/880(?); son fils Abû Ja‘far Md b. ‘Uthmân
al-‘Umarî (al-‘Amrî), de 267(?)/880(?) à 305/917; Abû l-Qâsim
al-Îusayn b. RawÌ al-Nawbakhtî, de 305/917 à 326/937; Abû l-Îasan
‘Alî b. Md al-Sumarrî, de 326/937 à 329/941.
Viennent enfin douze «maîtres pieux» (al-mashâ’ikh al-abrâr):
al-Kulaynî (m. 329/940-41); ‘Alî b. Bâbûye dit Shaykh ∑adûq (m. 381/
991-92); son fils Shaykh Abû Ja‘far al-∑adûq; al-Mufîd (m. 413/1022),
fondateur de la tendance rationaliste; al-shaykh al-™ûsî (m. 460/1067);
al-sharîf al-Radî (m. 406/1016), compilateur du Nahj al-balâgha;
al-sharîf al-Murta∂ä (m. 436/1044), introducteur de la notion d’ijtihâd;
al-MuÌaqqiq al-Îillî (m. 676/1277); al-‘Allâma al-Îillî (m. 726/1325);
‘Alî b. ™âwûs (m. 664/1266)104; Shaykh Bahâ’î (m. 1030/1621); Mîr
Dâmâd (m. 1040/1631).

Remarques sur les personnages et le plan du MaÌbûb al-qulûb

La première partie présente une histoire de la sagesse préislamique


fidèle aux traditions transmises jusqu’à Shahrazûrî. Inaugurée par Adam,
qui incarne dès l’origine l’identité foncière du prophète et du sage, elle
s’achève avec Jean le Grammairien, personnage conceptuel idoine pour
assurer la transition du monde grec et chrétien à la civilisation de l’islam.
L’ordre chronologique est globalement respecté jusqu’à Aristote, la trans-
mission de la science présentée de manière continue comme dans un
hadîth «sain» (ÒaÌîÌ), non sans hésitations et contorsions autour de
l’évènement du Déluge. Cette tendance à voir la transmission du savoir
généalogiquement, à la manière d’une transmission orale de maître à
103
Au sujet de ces «représentants» de l’Imâm caché, voir M. A. Amir-Moezzi, Guide
divin, pp. 272 et 332-333.
104
Sur les dix premiers personnages, voir M. A. Amir-Moezzi et C. Jambet, Qu’est-ce
que le shî‘isme?, Fayard, Paris, 2004, p.181-199.

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LE MAÎBÛB AL-QULÛB DE QU™B AL-DÎN ASHKEVARÎ 381

disciple, apparaît comme une constante dans l’histoire de l’histoire de la


sagesse en Islam. Mais cet ordre se défait après Aristote, en même temps
que se distend le lien de la philosophie avec la «niche aux lumières de
la prophétie» à laquelle les premiers avaient puisé leur sagesse.
Que ce soit par la référence récurrente au verset «de la lumière» ou
par l’inclusion de hadîth-s et de récits (riwâyât), le premier volume du
MaÌbûb al-qulûb présente tous les sages antéislamiques comme profon-
dément compatibles avec l’islam, voire comme des musulmans avant
la lettre. Même Diogène et ses outrances trouvent leur pendant et leur
justification dans la «voie du blâme» de certains maîtres spirituels soufis,
traités dans le deuxième volume. Les philosophes irrécupérables, comme
Épicure, sont absents du tableau. Cette «islamisation» des Anciens, à
l’œuvre dans les doxographies arabes depuis le ∑iwân al-Ìikma, repro-
duit, consciemment ou non, un geste déjà opéré par la patristique chré-
tienne dans l’historia sapientiae105. Chez Ashkevarî, cette islamisation
prend une orientation nettement shî‘ite, par le biais d’innombrables
renvois au corpus des imâms, mais aussi par un processus de «libre
association». Ainsi le long récit de la mort de Socrate ne peut pas ne pas
évoquer, sous la plume d’un auteur shî‘ite, le martyre de la plupart des
imâms, morts empoisonnés selon la tradition. Religieux fervent et ama-
teur des belles lettres, Ashkevarî joue volontiers de l’analogie stylistique
entre les sentences (Ìikam) et testaments spirituels (waÒâyâ) sous lesquels
ont circulé les pensées des philosophes depuis Îunayn b. IsÌaq, et les
dires attribués aux imâms dans les grands ouvrages traditionnels comme
le Nahj al-balâgha106. L’entrée de Zarathushtra au panthéon des sages
était déjà assumée par Shahrazûrî, mais l’identification de Saoshyant
avec le Mahdî est une audace d’Ashkevarî: à la captation philosophique
opérée par Suhrawardî et son disciple, notre auteur ajoute une récupéra-
tion religieuse, celle d’un dogme mazdéen au service de l’eschatologie

105
Ainsi Justin (akmé v. 150) écrit, dans son Apologie : «tout ce qui s’est dit de bien
chez tous ceux qui l’ont dit est chrétien» (cité par M. Guéroult, Histoire de l’histoire,
p. 89); «ceux qui avant le Christ ont mené une vie accompagnée de raison (logos) sont des
chrétiens, eussent-ils passé pour athées, tels Socrate, Héraclite et leurs semblables» (cité
par P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique?, Paris, Gallimard, 1995, p. 360-361).
106
Voir M. Arkoun, «Comment lire le Jâvîdân Khirad?», Pour une critique de la
raison islamique, p. 284-288.

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shî‘ite duodécimaine. Jean le Grammairien enfin, par son caractère


transhistorique dû à une confusion sciemment entretenue, est un person-
nage opportun à plus d’un titre, qui permet à Ashkevarî de faire d’une
pierre trois coups: réfuter le christianisme, récupérer sa minorité éclairée,
mettre en regard la vertu de l’imâm ‘Alî avec le vice de l’usurpateur
‘Umar.
Loin de se limiter aux penseurs «de» l’islam sunnite, la deuxième
partie rassemble tous les savants de l’ère islamique dont les œuvres
spirituelles, sans appartenir aux sources canoniques de l’imâmisme duo-
décimain, constituent l’héritage de la philosophie shî‘ite d’Ashkevarî. Sur
l’ensemble des notices, le sunnisme ne représente qu’une majorité rela-
tive; il n’est d’ailleurs jamais présenté comme tel et se voit souvent sub-
verti, voire converti, par un jeu d’intertextualité avec les traditions
shî’ites. C’est le cas, exemplairement, d’al-Ghâzâlî, «shî‘itisé» tant
par le contenu de sa notice que par l’«air de famille» de son voisinage,
illustrant déjà la formule selon laquelle tout vrai soufi est un shî‘ite.
Ainsi, non seulement d’éminents penseurs shî‘ites sont déjà présents dans
ce deuxième volume, mais les autorités sunnites elles-mêmes sont détour-
nées de leur obédience affichée pour embrasser la «religion vraie».
D’autres personnages, comme les médecins du début, semblent surtout
servir de prétextes à des règlements de compte historiques avec les enne-
mis du shî‘isme. Les maîtres spirituels du soufisme, parmi lesquels
d’illustres compagnons des imâms historiques, incarnent la coïncidence
du soufisme et du shî‘isme. Et si dans le premier volume, Ashkevarî
islamisait les philosophes, il procède ici à l’inverse en faisant des maîtres
soufis «les philosophes au sens vrai».
Le deuxième livre a beau être plus proche de l’histoire positive que le
premier, le plus grand désordre chronologique règne dans la succession
des notices. On n’y passe pourtant pas «du coq à l’âne»: les personnages
successifs présentent généralement des affinités historiques, géogra-
phiques, philosophiques ou religieuses, soit un «air de famille» plus ou
moins indéfinissable. Pour être plus historiques que dans la première
partie, les personnages n’en sont donc pas moins conceptuels ou symbo-
liques: il y a les profils-types, comme celui du médecin chrétien ou juif,
de l’astrologue de cour, du mystique pénitent; et il y a les individualités
irréductibles, les personnages-évènements conceptuels: Suhrawardî, al-
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LE MAÎBÛB AL-QULÛB DE QU™B AL-DÎN ASHKEVARÎ 383

Îallâj, Ibn ‘Arabî ou al-Dashtakî, pour ne citer qu’eux. Les médecins, et


dans une moindre mesure les astronomes-astrologues, semblent jouir
d’une immunité morale leur conservant le titre de sage même quand ils
ont œuvré au service du «mauvais camp». Les trois notices successives
consacrées à al-Fârâbî, Ibn Sînâ et Suhrawardî, composent quant à elles
une triade de la philosophie ou de la théosophie illuminative, occupant
plus d’un tiers du volume. La doxographie d’un al-Fârâbî religieux, voire
mystique, est aux antipodes de son portrait en platonicien annexant la
religion à la philosophie; de même, l’exposé de la pensée mystique ou
extra-rationnelle d’Ibn Sînâ contredit la figure classique d’un Avicenne
aristotélicien107.
L’importance des notices, de quelques lignes à près de deux cent
pages, est très inégale, tout comme l’investissement de l’écrivain Ashke-
varî: ici simple compilateur, il se contente d’un «coupé-collé» d’infor-
mations glanées dans les ouvrages antérieurs; là authentique auteur, il
multiplie les digressions, diffuse son propre dîwân dans le corps bio-
doxographique, donnant parfois l’impression que le personnage-titre
n’est qu’un prétexte à son expression personnelle. L’espace de ce
deuxième volume est donc loin d’être homogène ou isotrope: il est des
zones d’intensité particulière, comme ces trois notices ou la dernière
série consacrée aux maîtres soufis; et il est des zones grises, comme les
suites de savants des cours abbasside et ayyûbide. Composé en pleine
période de réaction anti-intellectuelle sous le règne de Shâh Sulaymân
(1666-1694), ce livre apparaît comme une sorte d’arche de Noé rassem-
blant, en plus des traducteurs inoffensifs, des astrologues utiles et des
médecins illustres, les philosophes et les spirituels soufis dont les
«états» (aÌwâl) — notion englobant la vie, les paroles et les actions
— devaient être sauvés, préservés et transmis. Le ton du chapitre apo-
logétique sur les maîtres soufis exprime bien un tel sentiment d’urgence.
Le choix des personnages et l’orientation du plan expriment ainsi un
engagement pour une grande alliance des sciences rationnelles, tradi-
tionnelles et mystiques.

107
Voir la présentation d’al-Fârâbî par Léo Strauss dans Le Platon d’al-Fârâbî, trad.
O. Sedeyn, Allia, Paris, 2002, et la défense d’un Avicenne aristotélicien par A. Badawî,
Transmission, p. 83-84.

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La «table des matières» de la troisième partie est en elle-même remar-


quable. Si la liste des imâms est fixée par le dogme duodécimain et si
des traditions de ceux-ci, ou d’une partie de ceux-ci108, émaillent déjà
l’ensemble des deux premiers livres, leur présence en regard des sages
antiques et des falâsifa de l’islam interpelle par son audace. Dans le
contexte du shî‘isme safavide, la présence des quatre «représentants» de
l’Imâm caché pouvait signifier un rejet implicite de la prétention des
juristes-théologiens, depuis al-Karakî, à être eux-mêmes ses «représen-
tants spéciaux»109. La liste des «maîtres pieux», elle, n’a rien de cano-
nique. Le chiffre de douze n’est sans doute pas un hasard, pas plus que
la présence de Mîr Dâmâd en position finale. Il est surtout étonnant de
trouver deux gnostiques (‘urafâ’) en clôture d’une liste d’autorités théo-
logiques. Shaykh Bahâ’î et Mîr Dâmâd ne sont pas rangés parmi les
philosophes, mais parmi les traditionnistes et les juristes-théologiens; ils
connotent fortement ce savoir religieux d’une dimension philosophique,
en même temps qu’ils réintroduisent l’élément mystique dans le shî‘isme
rationalisé110. Tout se passe comme si ces deux personnages, dans l’esprit
d’Ashkevarî, devaient incarner l’union de la philosophie, de la pensée
religieuse et de l’expérience spirituelle.
À considérer le «plan d’immanence» du MaÌbûb al-qulûb, il apparaît
que nous n’avons affaire à aucune des taxinomies rencontrées chez ses
sources et autorités. L’ouvrage ne respecte pas l’ordre chronologique, la
troisième partie commençant d’ailleurs là où s’achève la première,
puisque Jean le Grammairien croise le premier imâm. Le plan n’obéit pas
à un principe anthropologique ou épistémologique aux catégories bien
définies, mais procède plus souvent par analogies, «concepts flous» ou
«airs de famille»111. La manie taxinomique patente chez nombre de ses
devanciers paraît tout à fait étrangère à Ashkevarî, qui subvertit comme

108
Principalement les premier, quatrième, cinquième, sixième, septième et huitième
imâms. Sur le hadîth imâmite, voir G. Lecomte, «Aspects de la littérature du hadîth chez
les Imamites», dans Le shî‘isme imâmite, p. 91-103.
109
Voir M. A. Amir-Moezzi, Guide divin, p. 332, n. 720.
110
Voir M. A. Amir-Moezzi et C. Jambet, Qu’est-ce que le shî’isme?, troisième partie,
p. 181-283.
111
À la question de Wittgenstein (Investigations philosophiques, par. 71, p. 150):
«L’image floue n’est-elle pas souvent ce dont nous avons précisément besoin?», Ashke-
varî semble avoir répondu d’avance par l’affirmative.

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à dessein toutes les classifications. De toutes les dichotomies envisagées


(antéislam/islam, religions scripturaires/doctrines arbitraires, ou encore
shî‘isme/sunnisme), aucune n’est pertinente pour comprendre le plan de
l’ouvrage. Si la tendance dualiste de la pensée shî‘ite est manifeste en
maints endroits (opposition entre vrais et faux prophètes, vrais et faux
philosophes, vrais et faux soufis), elle ne pénètre pas dans la structure de
l’œuvre. La rupture d’Ashkevarî avec Shahrastânî est à cet égard exem-
plaire: là où celui-ci discrimine, condamne et exclut, Ashkevarî
rassemble, justifie et intègre. La multiplicité des doctrines est comme
l’apparence extérieure (Ââhir) voilant l’unité cachée (bâ†in) de la sagesse.
Animé de puissantes convictions religieuses, Ashkevarî use d’un art
consommé de la récupération — dans les deux sens du terme, comme
recueillement salvateur et détournement stratégique — pour faire de la
doctrine imâmite la vérité ultime, embrassant dans son unité tous les
fragments épars.
Enfin, le plan de l’ouvrage n’est pas de nature téléologique, malgré la
position finale du maître supposé de l’auteur112. Car toute la sagesse est
déjà présente au commencement: dans la révélation faite à Adam de la
walâya de ‘Alî et de sa famille; dans l’identité de l’Ange Gabriel, ange
de la révélation, et de l’Intellect agent, ange de la connaissance; dans la
«niche aux lumières de la prophétie» à laquelle les philosophes ont puisé
leur science. Dans chaque personnage ou famille conceptuel(le), c’est
toute la sagesse qui abonde. Les trois livres du MaÌbûb al-qulûb forment
ainsi comme trois cercles concentriques, trois ondes partant du même
foyer de la walâya. Sur ce plan, le mouvement de la vérité s’opère
toujours en un double sens: transmission vers l’avenir et retour à l’ori-
gine. Il ne s’agit donc pas d’une histoire de la philosophie de type hégé-
lien, dans et par laquelle l’Esprit prend progressivement conscience de
lui-même113: d’abord parce que toute la Science est déjà là depuis le

112
Généralement admise, la tradition faisant d’Ashkevarî l’élève de Mîr Dâmâd est
sujette à caution. Ashkevarî n’affirme nulle part dans le MaÌbûb al-qulûb avoir suivi
l’enseignement direct de Mîr Dâmâd. La position de ce dernier à la fin du MaÌbûb al-
qulûb, analogue à celle de Suhrawardî à la fin du Nuzhat al-arwâÌ de Shahrazûrî, ne
saurait être un argument décisif, quoiqu’en disent I. al-Dîbâjî et H. Si∂qî, MaÌbûb I, p. 26.
113
G. W. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, trad. J. Gibelin, Gallimard,
1954.

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début, ensuite parce qu’elle conserve tout au long de l’histoire son carac-
tère sacré et transcendant114, enfin parce que l’histoire d’Ashkevarî ne
met en œuvre aucun «travail du négatif» — bien plutôt, ruptures et anti-
nomies sont systématiquement gommées par le compilateur ou résorbées
par l’herméneute. Cette histoire de la sagesse est donc bien une synthèse,
dépassant les contradictions apparentes entre modes de connaissance,
concepts et symboles, pour présenter la vérité dans l’unité de ses épipha-
nies multiples. De cette synthèse, la raison n’est pas l’opérateur unique
ni même privilégié, soutenue qu’elle est par les forces alliées de la tradi-
tion, celle du corpus imâmite, et de l’imagination active, celle du courant
ishrâqî de Suhrawardî et Ibn ‘Arabî.
Pour notre philosophe shî‘ite, l’histoire de la sagesse est d’emblée et
jusqu’au bout une histoire sainte, supra-rationnelle et supra-empirique.
Le plan de réalité sur lequel elle se joue correspond à ce que les com-
mentateurs de Suhrawardî, Mollâ Sadrâ et Ashkevarî lui-même appellent
le ‘âlam al-mithâl, le «monde imaginal». Dans ce monde imaginal,
«plan d’immanence» de l’histoire de la sagesse, il semble bien que les
lois de la succession temporelle ne s’appliquent pas comme dans le
monde sensible, les évènements et les personnages successifs demeurant
co-présents. Un temps que Deleuze et Guattari nomment «devenir» plu-
tôt qu’«histoire»: «Le temps philosophique est ainsi un temps grandiose
de coexistence, qui n’exclut pas l’avant et l’après, mais les superpose
dans un ordre stratigraphique. C’est un devenir infini de la philosophie,
qui recoupe mais ne se confond pas avec son histoire. La vie des philo-
sophes, et le plus extérieur de leur œuvre, obéit à des lois de succession
ordinaire; mais leurs noms propres coexistent et brillent, soit comme des
points lumineux qui nous font repasser par les composantes d’un concept,
soit comme les points cardinaux d’une couche ou d’un feuillet qui ne
cessent pas de revenir jusqu’à nous, comme des étoiles mortes dont la
lumière est plus vive que jamais. La philosophie est devenir, non pas
histoire; elle est coexistence de plans, non pas succession de systèmes»115.
À la lumière de cette méditation, l’originalité du Mahbûb al-qulûb dans

114
Sur le sens primitif de ‘ilm comme «Science sacrée», voir M. A. Amir-Moezzi,
Guide divin, p. 174-199.
115
G. Deleuze et F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?, p. 58-59.

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l’histoire de l’histoire de la sagesse en islam paraît résider en ceci: bien


plus qu’une chronique des sages ou qu’une somme doxographique, il
s’agit d’un essai d’interprétation, un ijtihâd shî‘ite, sur le devenir de la
sagesse.

RÉSUMÉ
Le MaÌbûb al-qulûb du penseur shî‘ite iranien Qu†b al-Dîn Ashkevarî (m. vers
1680) est une encyclopédie des sages courant d’Adam à la «renaissance safa-
vide». L’œuvre s’inscrit dans une longue tradition doxographique arabe, com-
mencée dès le début du mouvement de traduction de la philosophie grecque. La
première partie de ce travail se propose d’identifier les ouvrages doxographiques
qui sont les sources et autorités d’Ashkevarî, en retraçant la chaîne de transmis-
sion de ses informations. En dépit d’une similarité apparente entre ces œuvres,
trois éléments nous permettent de les distinguer et de leur trouver un intérêt
philosophique: l’orientation de pensée inhérente au plan de chacune, le choix et
le traitement des personnages, le concept de sagesse exprimé par l’auteur. La
seconde partie de l’article, où l’on expose et analyse la composition du MaÌbûb
al-qulûb selon ces trois aspects, vise à montrer la place singulière de l’ouvrage
dans l’histoire de l’histoire de la sagesse en Islam.
Mots-clés: Islam shî‘ite, doxographie, philosophie grecque, falsafa, soufisme,
ishrâq.

SUMMARY
The MaÌbûb al-qulûb, written by the Iranian Shiite thinker Qu†b al-Dîn Ashke-
varî (d. around 1680), is an encyclopedia of the sages from Adam up to the time
of Safavid “renaissance”. The opus belongs to a long Arabic tradition of doxog-
raphy, beginning with the movement of translation of Greek philosophy into
Arabic. The first part of this article is meant to identify the doxographical works
which are the sources and authorities of Ashkevarî, by retracing the line of trans-
mission of the facts that he gives. Although these works apparently look like
each other, three elements allow us to distinguish them and to find philosophical
interest in them: the orientation of the thought which is inherent in the plan, the
choice and the handling of the characters, and the concept of wisdom which is
expressed by the author. The second part of this article, in which the composition
of the MaÌbûb al-qulûb is exposed and analysed according to these three aspects,
is intended to show the special place of this book in the history of the history of
wisdom in Islam.
Keywords: Shiite Islam, doxography, Greek philosophy, falsafa, Sufism, ishrâq.

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