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Texte arabe

Le livre de l'harmonie entre les opinions des deux sages


Platon le divin et Aristote

Kitâb al-jamʿ baîna ra’yy al-Ḥakîmayn Aflâṭûn al-ilâhî wa Arisṭûṭâlîs1

Abu Nasr Al Farabi


Biographie et introduction commentée par Albert Nasri Nadir

Traduction de Mahjouba Mounaïm

Philopsis : Revue numérique


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[71] Brève biographie d’Abu Nasr Al Farabi


Al Farabi, Le Second maître (259-339 de l’hégire/870-950 de l’ère chrétienne)2

1 Dar al mashreq, Imprimerie catholique, Beyrouth, Liban, 1968, pp.69-110


2 Nadir Albert Nasri

Traduction de Mahjouba Mounaïm - © Philopsis – Tous droits réservés

1
Abu Nasr Muhammad ibn Muhammad ibn Tarkhan ibn Awzalagh est né à Farab dans la
région du Khorasan turc. On raconte que son père était d’origine perse, qu’il s’était marié avec
une femme turque et qu’il avait été promu au grade de Cadi dans l’armée turque.
Il était versé dans les études dans sa ville de Farab excellant dans les langues dont le
perse, le turc et le kurde. Il s’est établi en Iraq, à Baghdad qui était, à cette époque, la capitale de
la science et de la connaissance. Il fut le disciple de Abu Bishr Matta (mort en 327/939) et il
étudia auprès de lui la logique. Il étudia la pensée philosophique auprès de Yohanna Ibn
Khaylan (mort à Baghdad au temps du Califat d’Al Moqtadir (295-907)). Al Farabi se serait
distingué de ses condisciples par ses dispositions particulières. Il est probable qu’Al Farabi ait
ignoré l’arabe ou l'ait peu maîtrisé à son arrivée à Baghdad, car il raconte lui-même sa
découverte de la logique auprès d’Abu Bakr Al Sarraj, dans le cadre des cours de grammaire
que celui-ci lui dispensait.
Al Farabi est devenu une célébrité de son temps, ses œuvres connurent un grand succès
et le nombre de ses élèves augmenta. L’un d’eux s’est ainsi démarqué, il s’agit de Yahya Ibn
Adi, le nazaréen.
C’est en 330-941 qu’Al Farabi voyage à Damas et rencontre Sayf Al Dawla Al Hamdani,
le maître d’Alep. Celui-ci l’intègre dans l’équipe de savants de son pays et l’enrôle dans une
expédition à Damas. Al Farabi meurt en 339-950, à l’âge de quatre-vingt ans.

[72] Son statut

Ibn Khaliqan dit qu’Al Farabi est le plus grand philosophe musulman de tous les
temps, qu’il a construit une doctrine philosophique complète et parfaite, qu’il a joué dans le
monde arabe le même rôle que Platon a joué en Occident. Et c’est lui qu’Ibn Sina a pris pour
maître, comme Ibn Rushd (Averroès) qui a repris aussi son enseignement, à l’exclusion de ceux
des autres philosophes arabes. Il fut surnommé le « Second maître », en regard du « Premier
maître » Aristote.

Ses œuvres

Al Qofti fait état d’une liste des œuvres d’Al Farabi dont la majeure partie se compose
d’explications et de commentaires de l’œuvre d’Aristote, Platon, et Galien. Al Farabi y traite
des livres de logique, de physique, des lois et de métaphysique. Al Farabi s’est rendu célèbre en
en commentant Aristote. Ibn Sina dit qu’il a lu le livre de la Métaphysique d’Aristote plus d’une
quarantaine de fois et qu’il ne le comprit pas jusqu’à ce qu’il tombe enfin sur le livre Les Fins
de la Métaphysique d’Al Farabi. C'est une fois qu’il l’a lu, s’est révélé à lui ce qui lui était
demeuré jusque-là caché dans ce livre, et s’est éclairé ce qui était obscur. Cependant la véritable
renommée d’Al Farabi s’est établie par ses propres livres dont les plus célèbres sont : Le livre
de l’harmonie des opinions des deux sages : Platon le divin et Aristote, Le livre de l’obtention
du bonheur, Le livre des Opinions des habitants de la cité idéale, le Livre des politiques civiles,
le Grand livre de la musique, Le livre de la recension des sciences, L’Épitre sur l’intellect,
L’Épitre sur ce qui doit précéder l’étude de la philosophie, Les Sources des questions, Du vrai
et du faux dans la science des sphères célestes, etc.

[73] Introduction commentée du Livre de l’harmonie entre les opinions des deux
sages Platon et Aristote

Ce livre a une grande importance historique car il nous montre l’étendue des lectures d’Al
Farabi des traductions arabes de certaines œuvres philosophiques grecques, et en particulier, les
œuvres de Platon et d’Aristote, bien qu’il ait lu également quelques-unes des Ennéades de

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Plotin sans savoir qu’elles lui appartenaient. De la même manière ce livre nous montre comment
Al Farabi a étudié ces traductions en vue de l’harmonie des opinions entre les deux sages.
Dans l’introduction de son livre, Al Farabi nous indique les thèmes qu’il examine, thèmes
à propos desquels il a été dit que Platon et Aristote étaient en désaccord. Ces thèmes sont :
a-La création et de l’éternité du monde.
b-La détermination du premier moteur et l’existence des causes premières qui lui sont
liées.
c-La question de l’âme et de la raison
d-Des récompenses des actions
e-Nombre de questions relevant de la politique, de la morale et de la logique.
C’est de cette façon qu’Al Farabi dessine le plan de son livre. Sauf qu’il ne suit pas ce
plan dans la conduite de son exposé, dans la mesure où il anticipe certaines questions par
rapport à d’autres, censées venir après selon le plan.
Et avant qu’il ne commence à traiter ces questions, il fait savoir que la philosophie est
« la science des êtres en tant qu’ils existent ». Puis il s’interroge sur les causes qui font que
« nombre des gens de son temps » affirment qu’il y a là une différence essentielle entre les deux
sages.
Al Farabi rapporte ces causes à trois hypothèses :
a-Soit la connaissance de la philosophie est erronée
b-Soit la connaissance du grand nombre au sujet de Platon et d’Aristote est insuffisante.
c-Soit enfin celui qui soutient qu’il y a une divergence entre Platon et Aristote est
ignorant.

Nous avons divisé l’introduction en parties. Dans chaque partie, nous avons disposé une
opinion qu’Al Farabi expose, réfute et à laquelle il répond. Puis il commence l’exposé des
questions dont il a été dit qu’elles recélaient des désaccords entre les deux sages. Al Farabi a là-
dessus un procédé d’exposition de ces questions : Tout d’abord, il dispose l’opinion qui affirme
l’existence d’un désaccord [74] essentiel entre les deux sages, puis il y répond en s’appuyant sur
certains de leurs textes, ou bien, à défaut de ce type d’éléments, il s’appuie sur des preuves
logiques qu’il tient parfois de son propre fait, car il lui semble impossible qu’il y ait une
différence essentielle entre ces deux maîtres de la philosophie. Cela constitue pour lui une
croyance ferme, et il met toute son énergie pour l’établir de manières différentes.

Nous comptons à ce sujet un nombre de 13 questions, et nous attribuons un titre à


chacune d’elles pour en faciliter la lecture. Ces questions répondent dans leur ensemble aux
questions concernant : les voies choisies et la forme d’écriture des livres des deux sages ; les
questions logiques, physiques, morales et d’autres questions portant sur la métaphysique.

Première question : D’aucuns disent que le mode de vie de Platon diffère de celui
d’Aristote.
Al Farabi répond que la différence dans leurs manières de vivre se rapporte à la nature de
Platon qui diffère de celle d’Aristote, mais les deux sages sont d’accord sur les savoirs et les
principes ; et que les puissances naturelles soient moindres chez Platon que chez Aristote, cela
est un fait établi parmi les gens.

Deuxième question : Ils affirment que la manière choisie par Platon pour établir ses
livres, de les écrire ainsi que d’utiliser les symboles diffère de la manière d’écrire d’Aristote qui
dispose davantage d’explications et d’éclairages (Platon n’a pas écrit en premier lieu, à l’instar
de son maître Socrate qui enseignait sans avoir jamais écrit aucun livre. Et cette position quant à
l’établissement des doctrines relatives à la sagesse, nous la trouvons également chez Ammonios
Saccas et chez Plotin qui n’a rien écrit avant l’âge de cinquante ans, et qui permit à son disciple

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Porphyre de le faire. Ces philosophes étaient convaincus que des feuilles de parchemin et de
l’encre n’étaient pas dignes de retenir ces savoirs qui ne pouvaient être divulgués et qu’ils
devaient être contenus dans des poitrines [cœurs] pures).
Al Farabi répond à cette affirmation que le propos d’Aristote ne manque pas d’obscurités
comme le propos de Platon. Et il donne à cet effet des exemples de la Lettre à Alexandre dans
les Politiques des villes partielles, car il y a dans cette lettre une certaine concision qui confine à
l’ambiguïté.
Al Farabi revient sur ce sujet dans la quatrième question car il affirme qu’Aristote a
organisé ses livres pour que ne les comprennent que les gens qui en sont familiers, et cela est
une réponse à une lettre de Platon où celui-ci lui reproche d’écrire et d’organiser les sciences.

Quant au contenu des cinquième, sixième et septième questions, la recherche se porte


en particulier sur la logique et sa méthodologie, et en particulier la manière dont Aristote fait
usage du raisonnement syllogistique (dans la troisième question) car ils accusent Aristote de
disposer deux prémisses d’un raisonnement logique et de les faire suivre par le résultat d’un
autre syllogisme. Et ils prétendent que la division et la construction dans la catégorisation du
genre et de l’espèce chez Aristote n’est pas claire, alors qu’elle est évidente [75] chez Platon
(sixième question) Puis Al Farabi affirme qu’Aristote utilise également le principe de la
division, s’appuyant pour cela sur ce qui est mentionné dans le Livre du Syllogisme. Et ils
accusent Platon (dans le septième point) de ne pas valoriser la division ainsi qu’il le fait dans le
Livre du Timée, tandis qu’Aristote s’oppose à la méthode de Platon dans l’utilisation du
syllogisme. Al Farabi défend Platon en disant qu’il fait usage du syllogisme dans le domaine
des choses naturelles, et l’emploi du syllogisme dans de telles questions diffère de son emploi
dans les questions logiques.

La cinquième question : Ils affirment que les substances, selon le point de vue de
Platon, sont celles qui sont proches de l’intellect et de l’âme, loin des sens, alors que, selon
Aristote, les essences résident dans les individus. À cela, Al Farabi répond que Platon prend le
mot « substance » en un sens métaphysique, tandis qu’Aristote l'utilise en un autre sens en
logique et dans la « construction des existants » qui sont plus proches des sens que de l’intellect.

La huitième question concerne les questions naturelles, et en particulier la vue. Ils


disent qu’Aristote explique que la vue est un acte de l’œil, alors que Platon dit que la vue se fait
au moment où quelque chose sort de l’œil pour rencontrer la chose vue. Al Farabi répond en
disant : ces propos sont arrivés tronqués, et il s’efforce d’établir les deux points de vue à ce
sujet, et là, il s’attache à une lecture littérale de cette question.

La question trois est consacrée aux questions morales. Alors qu’Aristote affirme
qu’elles relèvent de la coutume, Platon affirme quant à lui, que la nature prime la coutume. Mais
Al Farabi tente de montrer que ce désaccord est apparent et non véritable.

La dixième question est consacrée à la connaissance. Aristote demande : celui qui


cherche à savoir sait-il qu’il ignore ce qu’il recherche ou ne le sait-il pas ? S’il recherche ce
qu’il ignore, comment peut-il être sûr que ce qu’il apprend est ce qu’il recherche, s’il n’a pas au
préalable, une connaissance sur laquelle s’appuyer avec certitude ? Comme Aristote dit
également qu’il y a des connaissances établies dans l’intellect sur lesquelles nous nous fondons
dans nos jugements comme l’idée d’égalité. Platon affirme pour sa part que la connaissance est
une réminiscence, au sens où ce que nous percevons par l’intermédiaire des sens nous amène à
nous remémorer les intelligibles contenus dans l’intellect et que nous avons acquis du monde
des Idées. Selon Al Farabi, ces deux sages sont d’accord pour affirmer qu’il y a des
connaissances qui existent et qui restent dans l’intellect. Puis il expose son point de vue sur

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l’acquisition des connaissances, rappelant que l’enfant a une disposition à l’apprentissage et que
la connaissance s’acquiert d’abord par l’intermédiaire des sens.

La onzième question est réservée à la question de l’éternité du monde.


Aristote affirme l’éternité du monde, tandis que Platon en affirme la création.
Al Farabi répond que la première affirmation est une hypothèse postulée par Aristote,
logiquement. [76] Il s’appuie pour cela sur le livre La Théologie d’Aristote (livre sur la divinité)
pour montrer qu’Aristote parle de la création du monde. Et il prend en charge en effet de
démontrer logiquement qu’Aristote a soutenu la création du monde. Or cela est en opposition
par rapport à ce qu’en dit Aristote (revoir ce que nous exposons en introduction à propos de la
thèse d’Aristote sur l’éternité du mouvement et du monde).

La douzième question rappelle les Idées platoniciennes et affirme qu’Aristote nie ces
Idées. Et là aussi, Al Farabi s’appuie sur le livre La Théologie d’Aristote pour montrer
qu’Aristote dit cela aussi par divers exemples (on sait de notoriété qu’Aristote a répondu à cette
allégation, affirmant que cela est un élément significatif de toute la philosophie platonicienne).

Et enfin la treizième question : les critiques disent que Aristote et Platon ne croient pas
aux récompenses et aux punitions.
Al Farabi répond en faisant état d’une lettre d’Aristote à la mère d’Alexandre où il
évoque les bonnes œuvres. Quant à Platon, Al Farabi dit qu’il affirme à la fin de son livre La
Politique, l’idée de la résurrection, du jugement dernier, de la justice, de l’équilibre, des bonnes
œuvres et du châtiment.

***

Il nous apparaît clairement à l’étude de ce livre ou plutôt de cette Lettre qu’Al Farabi a
mené cette tentative de conciliation des deux auteurs de manière naïve et superficielle sur de
nombreux points. Car, il s’appuie par moments en vue de cette entente sur l’interprétation de
termes et de significations plus qu’il ne s’appuie sur l’esprit des doctrines des deux auteurs. Puis
il s’égare quand il se fonde sur un livre transformé, faussement attribué à Aristote. Nous
insistons sur ce point précis qui concerne la question des « Idées » comme je l’ai mentionné
dans la douzième question. Ainsi, afin d’établir cette entente entre les deux philosophes sur cette
question, Al Farabi entreprend d’exposer des points de vue qui se rapportent à Aristote dont
certains attestent de sa conviction concernant les Idées. Et il dit : « Nous trouvons qu’Aristote
dans son livre sur le divin connu sous le titre La Théologie établit les images incorporelles et
déclare qu’elles existent dans le monde de la divinité ». Et là, Al Farabi bute sur le problème
précis de la contradiction entre ce que contient le livre La Théologie et ce que contient le reste
des œuvres d’Aristote et il remarque qu’il y a au moins trois lectures possibles : soit qu’Aristote
se serait contredit lui-même, soit que certaines opinions seraient à Aristote et d’autres non, soit
qu’elles ont des significations et des interprétations qui correspondent sur le fond et divergent
sur la forme et en les ordonnant ainsi, elles s’accordent ».
Al Farabi écarte les deux premières hypothèses et s’en tient à la troisième car elle
s’accorde avec sa conception de l’harmonie entre les opinions des deux sages Platon et Aristote.
Or si Al Farabi avait approfondi le deuxième cas de figure, à savoir que certains écrits attribués
à Aristote ne lui appartenaient pas en réalité, il aurait certainement accompli une grande œuvre
historique pour la pensée arabe3.

3 BADAWI, Abd Al Rahman : Les paraboles intellectives platoniciennes, Introduction, p. 12 et suivantes.

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[77] Que le lecteur revienne rapidement sur ce que nous exposons brièvement en
« introduction » sur les opinions de Platon et d’Aristote afin qu’il distingue la différence entre
les conceptions des deux sages et que s’éclaire pour lui la tâche qu’a assumée Al Farabi dans sa
tentative d’accorder ces deux conceptions où des divergences essentielles sont nombreuses.
Quant aux livres sur lesquels Al Farabi s'appuie dans cette tentative, ils sont en quantité. Ce
sont, en premier lieu, pour Platon, les Lettres de Platon sur la Politique et la morale, Le livre du
Timée, le Petit Politique, la Politique (en particulier la dernière partie de ce livre), Le livre du
Phédon.
Observons que le livre Le Petit Politique constitue le premier livre de son œuvre La
République. Et tous ces livres étaient traduits avant l’époque d’Al Farabi.
Al Farabi fait référence à ces livres, plus d’une fois. Il cite dans la question dix, (portant
sur la connaissance) le Livre du Phédon de Platon et il dit que le philosophe y expose ses vues
sur cette notion. En réalité, Platon traite de cela dans ce dialogue, ainsi que dans le dialogue du
Ménon. Mais il ne mentionne pas si le Ménon a fait l’objet d’une traduction.
En second lieu, pour Aristote, il s’agit de Discours et de Lettres d’Aristote sur la
Politique, La Lettre d’Aristote à Alexandre sur les Politiques des villes partielles, Le Livre de la
Logique, Le Livre du syllogisme, La Lettre d’Aristote à Platon (en réponse à ce que Platon lui a
écrit, lui reprochant d’écrire des livres, de classifier les sciences et de les divulguer dans ses
œuvres complètes et difficiles), Le Livre des Sentences, Le Livre des Mesures formelles, Le
Livre des Lettres (en particulier le livre Lambda)- Ce livre est aussi connu sous le titre Le Livre
de la Métaphysique), Le Livre de la Démonstration, Le livre de l’Argumentation dialectique, Le
Livre du Ciel et de la terre (Le Livre du Monde est un livre transformé d’Aristote ; sur ce point,
se reporter aux « écrits d’Aristote » dans l’introduction), Le Livre du Péri Herménéias » (qui est
le livre de l’interprétation), Le Livre du Petit Nicomaque, Le Livre de l’âme, Le Livre des
Topiques (connu sous le nom de la Dialectique), Le Livre de l’Audition naturelle, Les Livres sur
la Physique (qui sont des divisions du Livre de l’Audition naturelle), La Lettre à Ammonios
Saccas, La Lettre d’Aristote à la mère d’Alexandre.
Al Farabi déclare qu’il détient un commentaire de l’Ethique à Nicomaque d’Aristote.
Et en troisième lieu les livres transformés sont : La Théologie d‘Aristote (connu sous le
titre de La Divinité) et le Livre du Monde.

***

Les sages que cite Al Farabi sont : Ammonios, Thémistius (connu par ses commentaires
des livres [78] d’Aristote), Alexandre d’Aphrodise, (connu également par ses commentaires
d’Aristote) et Porphyre (disciple de Plotin). De même qu’il cite également les scholiastes.

Ainsi les oeuvres sur lesquelles s’appuie Al Farabi sont nombreuses. Parmi elles quatre
livres de Platon dont deux dialogues importants qui expliquent de manière éclairante et
satisfaisante son point de vue sur « les Idées » et sur « la création du monde » : ce sont Le Livre
du Phédon et Le Livre du Timée. Il s’appuie sur dix-huit livres d’Aristote qui suffisent à
expliciter sa doctrine et à montrer la différence essentielle entre ses conceptions et celles de
Platon, afin que celui qui étudie ces œuvres saisisse ce que dit Aristote à propos de l’éternité du
monde, ainsi que sa réfutation de la doctrine des Idées.
Ce qui est étrange dans tout cela c’est qu’Al Farabi écarte tous ces ouvrages qu’il
mentionne à de nombreuses reprises dans sa Lettre, et s’en tient à une idée qui a germé en lui, à
savoir qu’il est impossible qu’il y ait une différence essentielle entre les deux guides de la
philosophie grecque : Platon et Aristote. Tout se passe comme si Al Farabi se détournait 4 de ce
4 Le Dr Khalil Al Jar motive le commentaire d’Al Farabi par ces propos : « Il n’y a pas de doute qu’Al Farabi, dans
sa tentative de conciliation, était profondément mystique dans ses convictions religieuses et dans ses desseins (et il est

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qu’il lit dans les livres des deux sages, et mettait toute sa confiance dans le Livre de la
Théologie pour en conforter la sagesse profonde. Mais, il arrive souvent que la croyance forte en
une opinion pousse celui qui y croit à prendre des choses fausses pour véritables.

[79] Le Livre de l’harmonie entre les deux sages, Platon le divin et Aristote, du Cheikh
Imam dit le Second maître Abu Nasr Al Farabi.

Au nom de Dieu le Clément, le Miséricordieux.


Louange à Dieu, donateur et créateur de l’esprit, donateur et créateur des formes de
toutes choses, prodigue éternel de bonté et de bienfaits. Prière à Muhammad, maître des
prophètes et aux siens.

Introduction

Lorsque j’ai vu que nombre de gens de notre époque se sont agités et disputés sur la
question de la création et de l’éternité du monde, et prétendu qu’il y avait un désaccord entre les
deux sages nommés ci-dessus, quant à l’établissement du Premier créateur, de l’existence des
causes qui lui sont afférentes, de l’âme et de l’intellect, de la rétribution des bonnes et des
mauvaises actions, et d’autres questions relatives à la politique, la morale et la logique, j’ai
voulu, dans cette présente Lettre, établir l’union entre leurs opinions, et montrer ce qu’atteste le
contenu de leurs paroles afin de mettre au jour l’accord qui existe entre leurs convictions et ôter
ainsi le doute et le soupçon du cœur de leurs lecteurs. J’ai voulu indiquer là où résident les
soupçons, et par où s’installent les doutes dans leurs discours. Car cela est une des choses les
plus importantes qu’il importe de dévoiler et une des plus utiles dont on peut vouloir
l’explication et l’éclairage.

[80] I- Consensus sur le fait que Platon et Aristote sont tous deux la référence
première de la philosophie ; et ce qu’il en est de la différence d’opinions à leur égard

La philosophie, en sa définition et en son essence, est la science des êtres en tant qu’ils
existent. Ces deux sages sont tous deux épris de philosophie. Ils en formulèrent les principes et
les fondements, en ont désigné les conséquences comme les différentes divisions. D’eux dépend
le sens du moins important et du plus important. C’est à eux que l’on se réfère pour déterminer
ce qui est bien et ce qui ne l’est pas. Et ce qui advient de leur part en tout art est chose sûre et
certaine, car cela est dénué d’imperfections et de troubles ainsi qu'il a été dit et attesté par les
esprits dignes de foi, sinon par tous, du moins par un certain nombre de gens éclairés et par des
esprits lucides. Et comme le discours et la conviction ne sont véritables que lorsque le discours
s’accorde avec ce qui est, et qu’il y a entre les discours de ces deux sages un désaccord, comme
dans nombre de sujets en philosophie, celui-ci ne peut provenir que d’un des trois cas suivants :
soit cette définition de la quiddité de la philosophie n’est pas juste, soit l’opinion de tous ou du

de notoriété qu’il était partisan du mysticisme), et il a tenté le rapprochement de ces deux conceptions, considérant
que leur dessein était un, en leur fond, et un en leur vérité. Il s’est engagé dans l’interprétation, mais il a fait de
l’interprétation une voie d’accès à toutes les difficultés. Il a ainsi balancé entre le platonisme et l’aristotélisme : tantôt
platonicien tirant à lui Aristote, tantôt aristotélicien et tirant à lui Platon, passant sous silence certains obstacles,
comme si cela lui importait peu, et comme s’il ne voulait pas les porter à l’attention du lecteur. Et tout ce qu’il veut,
pour sa part, c’est retenir que les différences ne sont qu’apparentes. Et ce que nous comprenons du propos d’Al
Farabi, c’est qu’il considère Socrate, Platon et Aristote comme une chaîne de guides infaillibles. Et on le voit éloigner
Platon et Aristote des possibilités de tomber dans l’erreur. C’est ainsi qu’il nous apparaît avoir trouvé un accord entre
les deux sages avec des opinions qu’il tire du fond de ses conceptions propres et de son parti-pris shi’ite, et non pas
de la vérité même des doctrines des deux hommes. (Hana Al Fakhoury et Khalil Al Jar : Histoire de la philosophie
arabe, Tome 2, p.106).

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grand nombre à propos des opinions de ces deux hommes est fausse et tronquée, soit la
connaissance de ceux qui croient qu’il y a une opposition dans les principes de leurs doctrines
est incomplète.

II- Sens et définition de la philosophie : La philosophie rassemble l’ensemble des


savoirs, Platon et Aristote y ont mené leurs recherches.

La définition exacte de la philosophie s’accorde avec la discipline qu’elle implique, et


cela apparaît dans l’étude des divisions de cette discipline. Ainsi les objets des sciences et leurs
contenus portent nécessairement sur : soit la théologie, soit la physique, soit la logique, soit les
mathématiques, soit la politique. La discipline philosophique est celle qui découvre ces objets et
les met en lumière, si bien qu’il n’y a aucune chose qui existe au monde où la philosophie n’a
pas son entrée et un intérêt à son propos, dont elle ne constitue pas quelque savoir à la mesure
des capacités humaines. Et la méthode de la division explique et met en lumière ce que nous
avons mentionné. C’est celle que suit le sage Platon car celui qui opère de telles divisions désire
qu’aucune chose existante parmi les existants ne lui échappe. Et si Platon ne l’avait pas
appliquée, nul doute qu’Aristote l’aurait entreprise.

[81] III-La méthode d’Aristote dans le traitement de ces sciences : l’application du


raisonnement démonstratif et du syllogisme.

Toutefois, lorsqu’Aristote vit que Platon avait fermement établi la méthode de la division,
l’avait explicitée et maitrisée, Aristote s’est donné pour tâche d’assumer, d’expliquer et de
perfectionner en le développant le raisonnement syllogistique et d’en faire usage dans chaque
partie où la division s’impose, afin d'être à la fois celui qui continue, parachève, et demeure un
soutien de bon conseil. Ainsi, celui qui s’est exercé à la science de la logique, a maitrisé la
science des questions éthiques, s’est adonné à la science de la nature et de la théologie, et a
étudié les livres de ces deux sages, celui-là aura la confirmation de ce que j’affirme. Car il verra
que ces deux sages ont bien consigné les sciences portant sur les choses qui existent dans ce
monde, qu’ils se sont évertués à les expliquer dans leurs états telles qu’elles sont réellement
sans chercher ni à les inventer, ni à les rendre étranges ou merveilleuses, ni à les ornementer, ou
les embellir ; mais bien plutôt, chacun d’eux voulut s’acquitter, selon son pouvoir et sa
puissance, de la tâche qui lui était dévolue. Et s’il en a été ainsi, la définition que l’on accorde à
la philosophie, à savoir qu’elle est la science des choses en tant qu’elles existent est une
définition juste qui éclaire la nature de ce qui est défini et indique sa quiddité.

IV- Le consensus est une preuve, en particulier s’il s’agit d’un consensus des esprits.

S’il arrive que l’avis ou le jugement de tous ou de la plupart de ceux qui jugent que ces
deux sages sont les deux penseurs les plus illustres dans cette discipline soit considéré comme
un avis absurde et défectueux, cela est inacceptable par l’esprit et l’intelligence, car ce qui existe
témoigne de l’exact contraire. Nous savons avec certitude qu’il n’y a pas de preuves plus fortes,
plus enrichissantes et plus sûres que les preuves des nombreuses connaissances qui attestent de
cette chose unique, et de l’unification des nombreuses opinions, que l’intelligence est, pour tous,
une preuve. Comme il ne fait aucun doute que celui qui est doué de raison puisse imaginer une
chose autrement qu’elle n’est en réalité, en raison de la similitude des signes entre eux, il est
nécessaire de réunir des intelligences nombreuses et différentes. Car il n’y a pas de preuve plus
forte, ni de certitude plus établie que lorsqu’elles se trouvent réunies.

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Ne sois donc pas trompé par tous ces gens nombreux aux opinions défaillantes. Car
l’assemblée des gens qui suivent une seule opinion se soumet en vérité à un seul guide qui les
dirige et les tient ferrés autour de lui par le biais d’un seul esprit. [82] Or il est probable qu’un
tel esprit unique se trompe sur la chose unique, selon ce que nous avons dit, et en particulier si
cet esprit ne réfléchit pas longuement à l’opinion qui emporte sa conviction et s’il ne l’examine
pas d’un œil critique et contradictoire. Penser du bien d’une chose ou négliger la recherche voile
la vérité, aveugle et mène à l’illusion.
Quant aux intelligences différentes, lorsqu’elles s’accordent après avoir bien médité,
examiné leur objet, cherché, échangé en tenant compte des oppositions et des objections, il n’y a
alors rien de plus sûr que ce dont elles portent la conviction, en témoignent et s’accordent à son
propos. Et nous, nous trouvons des gens différents d’accord pour mettre en avant ces deux sages
et pour prendre leurs philosophies en modèles. Et c’est à eux deux que revient une ferme
considération. Et c’est auprès d’eux que s’accomplit la sagesse profonde, les sciences agréables,
les découvertes remarquables, et la compréhension des concepts subtils qui mènent en toute
chose à la pureté et à la vérité.
Et s’il en est ainsi, il reste cependant le fait que les penseurs ont une opinion incomplète à
leur sujet concernant une opposition entre les principes des doctrines des deux sages. Il faut que
tu saches qu’il n’y a pas d’opinion fausse, ni de motif erroné sans une raison qui incite à cela et
motive cette opinion. Et nous montrerons sur ces questions certaines causes qui incitent à penser
qu’il y a, entre les deux sages, une opposition sur les principes, puis nous ferons suivre cela de
l’exposé sur l’harmonie entre leurs opinions.

V- Il n’est pas permis de juger du tout à partir de l’examen de cas particuliers.

Sache que ce qui est établi dans les caractères - du fait qu’ils sont fermement établis dans
la nature humaine et qu’il est difficile de s’en détacher notamment dans les sciences, les
opinions et les croyances, comme dans la connaissance des lois et des juridictions ainsi que dans
les relations sociales et la vie quotidienne – c’est le jugement sur le tout à partir des cas
particuliers : ainsi par exemple en physique, nous jugeons que toutes les pierres tombent au fond
de l’eau, alors que certaines flottent probablement. De la même manière nous jugeons que toutes
les plantes brûlent au contact du feu, alors que probablement certaines ne brûlent pas, comme
nous jugeons que l’univers est fini alors que peut-être il est infini. De même sur les choses
concernant la législation, quiconque a été vu faisant le bien en de nombreuses occasions passe
pour être juste et sincère en toute chose, sans qu’il ait été vu dans toutes les situations. Et, il en
est de même dans les relations sociales, en qui concerne le calme et la confiance dont nous
avons [83] une conception en nous-même bien déterminée, et que nous accordons à quelqu’un
sans l’avoir observé dans tous ses états. Comme cette manière de juger, ainsi que nous l’avons
décrite, est ancrée en nous et domine notre nature, et qu’on trouve entre Platon et Aristote, tant
dans leurs vies et leurs conduites, que dans nombre de leurs discours une différence manifeste,
comment l’imagination pourrait-elle être empêchée de juger d’une opposition totale entre eux,
dès lors que la parole et l’action suivent de concert la croyance sans qu’aucun examen ni retenue
aient été faits à son égard, et que le temps a passé ?

***

Examen des différences

I- Le mode de vie de Platon diffère du mode de vie d’Aristote

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Parmi leurs actions différentes et leurs modes de vie opposés, Platon aurait délaissé
nombre de choses de ce monde-ici-bas en leur opposant son refus, et aurait été défiant à l’égard
de ses propres discours choisissant de s’en détourner. Aristote se serait adonné à ce que Platon
aurait délaissé. Il aurait eu de l’influence sur de nombreux rois ; il s’est marié, eut des enfants,
fut nommé ministre d’Alexandre et posséda beaucoup de biens de ce monde. Toutes ces choses
ne sont pas inconnues de ceux qui ont étudié la vie des Anciens et il est manifeste que cette
différence apparente impose l’idée qu’il y a une opposition dans les deux façons d’être au
monde.
Mais il n’en est pas ainsi, en vérité. Car c’est Platon qui a écrit le livre des Politiques et
en a pensé l’organisation parfaite en mettant en évidence les conduites justes des hommes
comme les manières de vivre en société, parmi les hommes. Il en a montré la dimension
vertueuse et dévoilé les aspects pervers des actions qui détournent de la vie sociale et de
l’entraide qu’on y trouve. Et ses livres, comme nous l’avons dit, sur ce sujet, sont nombreux ;
les différentes nations les étudient depuis son époque jusqu’à nos jours. Or lorsqu'il comprit que
l’état de l’âme et son édification était la chose qui inaugure toute activité de l’homme de sorte
qu’en l’affermissant avec justesse et cohérence il peut de là édifier les autres parties de son être,
mais il ne trouva pas en lui la force qui le rendrait disponible pour s’occuper de son âme. Il
entreprit alors de passer le reste de ses jours dans ses obligations les plus importantes, pensant
que quand il finirait les premières, il s’adonnerait aux suivantes de moindre importance, selon ce
qu’il a conseillé dans son livre sur La Politique et la morale.

[84] Aristote a procédé de la même manière que Platon dans ses traités et ses Lettres sur
la Politique. Puis lorsqu’il s’enquit de s’occuper de lui-même plus précisément, comme Platon,
il sentit qu’il émanait de son âme une puissance et une ardeur expansive qui le disposaient à la
réformer et à la perfectionner, et le rendaient disponible à la collaboration et à l’écoute de
nombre de faits sociaux.
Celui qui considère ces données, comprend qu’il ne peut y avoir de désaccord entre les
opinions et les croyances des deux sages et que l’écart réel entre eux est dû à une faiblesse des
dispositions naturelles chez l’un d’eux et un surplus de puissance chez l’autre, et rien d’autre,
dans la mesure où cela ne manque pas d’apparaître chez tous les individus si on les compare
deux par deux. Car beaucoup savent ce qui est le mieux, le plus juste et qui ce prime tout, sauf
qu’ils sont incapables de s’y atteler ni de l’accomplir, et s’il leur arrive d’en accomplir une
partie, ils s’avouent impuissants à accomplir l’autre.

II- À propos de la méthode de mise en forme des textes chez Platon et Aristote

Et là aussi, une différence de doctrines apparaît dans leurs manières de consigner les
sciences et de rédiger les livres. Ainsi Platon avait interdit de longue date de consigner par écrit
les sciences et de divulguer le contenu des livres hormis dans les âmes vertueuses et les esprits
bienheureux à même de les recevoir. Mais lorsqu’il s’inquiéta de devenir lui-même étourdi et
oublieux, et de perdre ainsi ce qu’il avait lui-même découvert après s’être engagé pleinement de
toute son âme et établi de longue haleine sa science et sa sagesse, il choisit alors la voie des
symboles et des mystères comme manière de les consigner de telle façon que ne peuvent y
accéder que ceux qui les méritent, ceux qui sont dignes de les acquérir par leur désir ardent
d’apprendre, de chercher et de discuter.
Quant à Aristote, sa doctrine était la clarification, la consignation écrite, la classification,
la communication, et l’explication expresse de tout ce qui peut l’être.
Ce sont là deux méthodes distinctes en apparence. Toutefois, celui qui étudie les sciences
aristotéliciennes et qui étudie ses livres avec persévérance et zèle n’est pas sans comprendre que
la méthode du philosophe n’est pas dénuée d’une forme d’hermétisme, d’obscurités, et de
difficultés, malgré la visée de clarté et d’explication qu’il laisse paraître. Ainsi en est-il dans ses

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discours en ce qui concerne la suppression de la négation de la prémisse nécessaire dans la
plupart des syllogismes de la physique, de la théologie et de la morale qu’il a produits, ainsi que
l’ont évoqué les commentateurs. Ainsi en est-il de la suppression dans nombre de conclusions,
où dans chaque couple de jugements l’un des deux est supprimé, comme par exemple, [85] dans
sa Lettre à Alexandre à propos de l’organisation des villes partielles : « Celui qui préfère choisir
la justice dans la collaboration sociale est digne d’être distingué par le gouverneur de la Cité en
charge des questions des châtiments ». Et la forme complète de ce raisonnement est la suivante :
« Celui qui préfère la justice à l’injustice est digne d’être distingué par le gouverneur de la Cité
en charge des questions des châtiments et des récompenses, comme celui qui choisit l’injustice
est digne d’être puni. »

III- La méthode du syllogisme selon Aristote.

Ainsi en est-il lorsque Aristote présente les deux prémisses d’un syllogisme et les fait
suivre de la conclusion d’un autre, ou lorsqu’il indique les prémisses d’un syllogisme et les fait
suivre de la conclusion des conséquences de ces prémisses, comme il l’a fait dans Le livre du
Syllogisme quand il indique que les parties d’une substance sont des substances. Il en est ainsi
quand il argumente avec moult détails à propos de choses évidentes pour montrer sa propension
et son zèle à communiquer, puis quand il délaisse une chose obscure sans aucun commentaire,
ni oral, ni écrit.

IV- La méthode d’Aristote dans l’organisation de ses écrits

Il en est de même quant à l’ordre et l’organisation formelle des parties de son œuvre
scientifique dont on pense qu’ils lui sont naturels et qu’il ne peut s’en écarter. Or si on examine
attentivement ses Lettres, on trouve un propos disposé et structuré selon un ordre autre que celui
de ses livres. Il nous suffit d’examiner le contenu de sa célèbre Lettre à Platon en réponse à un
écrit que lui avait adressé Platon lui reprochant sa manière de rédiger et d’organiser
formellement les sciences et de les divulguer dans ses écrits complets et exhaustifs. Aristote
déclare ouvertement dans sa Lettre à Platon que « si j’ai consigné par écrit ces sciences et la
sagesse qu’elles contiennent, je les ai organisées dans un ordre tel que n’y accèdent que ceux
qui en sont familiers, et j’y ai ajouté des commentaires que ne peuvent appréhender que les
véritables adeptes. » Il apparaît donc, au vu de ce que nous avons montré, que ce qui pousse à
faire l’hypothèse d’une différence entre les deux démarches se rapporte seulement à deux
apparences opposées que réunit ultimement un même dessein.

[86] V- Signification de la substance chez Platon et Aristote

Il en est de même de la question des substances parmi lesquelles Aristote accorde la


priorité à certaines, alors que Platon l’accorde à d’autres. Nombreux sont ceux qui, étudiant
leurs livres, affirment l’existence d'une opposition entre leurs opinions sur cette question, et ce
qui les a déterminés à dire cela et à le penser est ce qu’ils ont trouvé des propos de Platon dans
nombre de ses livres tels que le Livre Timée et le Petit Politique où il dit que la meilleure, la
première et la plus noble des substances est celle qui est proche de l’intelligence et de l’âme, et
la plus éloignée des sens et des êtres matériels. Puis, ils ont trouvé quantité de propos dans les
livres d’Aristote, tels que Les Catégories, ainsi que son Livre sur les Syllogismes hypothétiques
où il déclare que les substances s’élevant en dignité et en antériorité sont les substances
premières qui se rapportent aux individus. Et comme ils ont découvert que ces propos
comportaient des écarts et des oppositions entre eux, suivant ce que nous avons dit, ils n’ont pas
douté qu’il y avait une différence entre leurs deux croyances.

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Or il en est ainsi car il est du rôle des philosophes et des sages de distinguer entre les
propos et les jugements dans les différentes disciplines. Ainsi ils parlent d’une chose en
particulier selon les données d'une discipline, puis ils parlent de cette même chose dans une
autre discipline, autrement qu’ils en ont parlé la première fois. Et cela n’est ni étrange, ni
répréhensible car la philosophie consiste à traiter des choses en tant qu’elles sont ceci ou cela, et
d’un point de vue donné. Car, comme il a été dit, si l’on cesse de procéder ainsi, on cesse de
faire des sciences et de la philosophie. Ne vois-tu pas que l’individu est toujours un comme
Socrate par exemple, qu’il entre sous la catégorie de « substance » en tant qu’il est « homme »,
sous la catégorie de la quantité en tant qu’il se rapporte à l’ensemble de ses parties, sous la
catégorie de la qualité en tant qu’il est blanc ou vertueux ou autre chose, sous la catégorie de la
relation en tant qu’il est père ou fils, et sous la catégorie de position en tant qu’il est assis ou
allongé, et ainsi de tous les cas semblables.
Le sage Aristote, lorsqu’il fit des substances premières les premières en antériorité et en
excellence, il le fit dans le cadre de la discipline logique et de la physique où il considère les
dispositions des choses existantes proches du sensible dont sont tirées toutes les représentations
lesquelles constituent l’universel en tant que représentation. Quant au sage Platon quand il
conçut les universaux en tant que substance première en antériorité et en vertu, il le fit sur le
plan métaphysique et dans ses propos théologiques car il considérait l’existence des êtres
simples et immuables qui ne changent pas et ne se détruisent pas.
[87] Et puisqu’il y a une telle différence manifeste entre les deux intentions, et un si
grand écart entre les deux partis et entre leurs objets de recherche, il paraît juste que les opinions
de ces deux sages s’accordent et qu’il n’y ait aucune opposition entre eux. Dès lors, le différend
aurait été atteint s’ils avaient jugé différemment les substances sous le même rapport et en
relation avec un but unique. Puisqu’il n’en a pas été ainsi, il apparaît évident que leurs opinions
s’unissent en un jugement unique quant au primat des substances selon l’antériorité et leur
vertu.

VI- La méthode de la division selon Platon et Aristote

Il en est de même de ce que l’on pense d’eux à propos de la division et de la composition


du contenu des définitions. Platon considère que la définition s’obtient suivant la méthode de la
division. Et Aristote considère qu’elle s’obtient par la méthode de la démonstration et de la
composition.
Il convient que tu saches qu’il en est ainsi comme des marches que l’on monte et que l’on
descend. La distance est une mais les deux actions sont opposées. Ainsi, même si Aristote a vu
que la méthode la plus proche et la plus sûre pour composer des définitions est de déterminer ce
qui caractérise la chose et ce qui la compose en son essence et en sa substance, comme tout ce
qu’il évoque au sujet de la composition des définitions dans une de ses Lettres sur La
Métaphysique, dans son livre La Démonstration, de La Dialectique et sur d’autres sujets qu’il
est inutile de rappeler ici, la plus grande partie de son discours ne manque pas de recourir à la
division, quand il n’en fait pas état précisément. De sorte que lorsqu’il distingue entre le général
et le particulier, entre l’essentiel et le non essentiel, il prend naturellement, suivant en cela son
intelligence et sa réflexion, la méthode de la division, et ce alors qu’il n’évoque que certaines
parties. Et pour cette raison, il ne se sépare jamais de la méthode de la division, et il s’en sert
comme moyen de circonscrire les parties de ce qui est défini. La preuve de cela est son discours
dans son livre du Syllogisme, à la fin du premier traité : « la division qui procède par genres est
une petite partie de cette méthode, et il est aisé de le constater », et tout ce qu’il dit à la suite de
cela. Et il n’énumère pas les notions que Platon convoque dans sa méthode lorsqu’il vise une
notion des plus générales possibles parmi ce qui comprend la chose à définir, [88] qu’il la divise
en deux parties essentielles, puis divise chacune des parties de la même manière, et il observe
dans chacune des parties laquelle dispose de ce qui se rapporte à l’objet à définir. Puis il

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procède ainsi jusqu’à aboutir à un concept général proche de l’objet que l’on cherche à définir,
et à une partie qui se constitue par sa propre substance qu’il distingue de ce qui lui est associé.
En cela, Platon ne manque pas d’opérer une construction selon le rapport du genre et de
l’espèce, même si cela n’est pas sa première intention. Si donc l’un ne manque pas de faire
usage de ce que l’autre utilise, et si la démarche apparente de l’un ne s’oppose pas à celle de
l’autre, il apparaît que les notions sont les mêmes. De la même manière, soit on demande le
genre de la chose ainsi que sa différence spécifique, soit on demande la chose en son genre et en
sa différence spécifique, il est évident qu’il n’y a pas, à l’origine d’opposition entre leurs deux
opinions, même s’il y a une différence dans les démarches. Nous ne prétendons pas, pour notre
part, qu’il n’y ait pas d’écart de quelque point de vue ou de quelque manière que ce soit entre les
deux méthodes, car il nous faudrait, à partir de là, établir que le discours d’Aristote, en son point
de vue et en sa démarche, est, à l’identique, celui de Platon. Et cela est impossible et détestable.
Cependant, nous affirmons qu’il n’y a pas d’opposition entre leurs principes et leurs buts
d’après ce que nous avons montré et que nous montrerons, si Dieu le veut.

VII-Du syllogisme : Comment Aristote l’a-t-il utilisé et quel usage Platon en a-t-il
eu ?

Il en est de même de ce que professent Ammonios et nombre de scholiastes dont le


dernier d’entre eux, Thémistius, qui l’ont suivi et qui affirment que le syllogisme composé de
prémisses nécessaires et assertoriques, si sa prémisse majeure est nécessaire, la conclusion est
assertorique et non nécessaire. Et ils rapportent cela à Platon, affirmant qu’il aurait consigné
dans ses écrits des syllogismes comportant des prémisses majeures et des conclusions
assertoriques, comme l’exemple du syllogisme qu’il cite dans son livre le Timée quand il dit :
« L’être est meilleur que le non-être, et la nature désire le meilleur à jamais. » Et ils prétendent
que la conclusion nécessaire de ces deux prémisses qui est : « la nature désire l’être », n’est pas
[89] nécessaire, pour plusieurs raisons : soit qu’il n’y a pas de nécessité dans la nature, dans la
mesure où ce qui existe dans la nature existe, en tant qu’existant, en abondance ; soit que la
nature désire l’existence d’un être dont les conditions contraignantes d’existence s’avèrent
nécessaires pour lui. Ils affirment à ce propos, que la prémisse majeure dans ce syllogisme est
nécessaire suivant le terme qu’il emploie : « à jamais ». Et Aristote affirme dans le livre du
Syllogisme que la conclusion d’un syllogisme dont les prémisses sont composées d’une
prémisse nécessaire et d’une prémisse assertorique est une conclusion nécessaire. Et cela est une
opposition manifeste.
Nous disons : sauf que nous ne trouvons aucun discours de Platon affirmant que de telles
conclusions sont nécessaires ou assertoriques, et c’est précisément ce type d’affirmations que
soutiennent les commentateurs qui prétendent qu’il y a chez Platon des syllogismes de cette
forme, comme nous en avons fait part nous-même, et il s’en suit alors une opposition manifeste
entre eux. Mais ce qui les pousse à ce genre de croyance est le peu de discernement et la
confusion entre la discipline logique et la discipline physique. Ainsi lorsqu’ils virent que le
syllogisme était composé de deux prémisses et de trois termes : un premier, un moyen et un
dernier terme, ils virent que le lien entre le premier et le deuxième terme était nécessaire, et
assertorique le lien entre le moyen et le dernier terme, et ils virent que le moyen terme était la
cause de la connexion entre le premier et le dernier terme et ce qui les relie l’un à l’autre. Puis
ils virent que le rapport de l’un à l’autre était un rapport d’existence, ils dirent : si le rapport du
moyen terme qui est cause et raison de la connexion du premier au dernier est un rapport
d’existence, comment se peut-il que le rapport du premier au dernier terme soit un rapport de
nécessité ? Cette croyance ne leur fut possible que parce qu’ils s’en tinrent à leurs conceptions
abstraites des choses, s’écartant des règles de la logique et de ce qui est dit sur la totalité. S’ils
avaient su, réfléchi et bien médité ce qu’il en est du discours [90) sur la totalité et ses règles, à

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savoir que tout ce qui est (par essence) « B » et que tout ce qui existe en tant que « B » est
achevé, ils auraient trouvé que cela est ainsi, nécessairement, selon les conditions de ce qui est
dit de la totalité. Ils n’auraient alors pas eu l’occasion de douter, ni été tentés de croire ce qu’ils
ont cru. De même, s’ils avaient véritablement considéré les syllogismes qu’ils ont empruntés à
Platon, ils auraient trouvé que la plupart d’entre eux sont des formes du syllogisme de la
seconde figure composées de deux prémisses affirmatives. Et quiconque observe chacune de ces
prémisses, peut constater la faiblesse de leurs propos à leur sujet. Alexandre d’Aphrodise a
résumé le sens de ce qui est affirmé de la totalité, et il a défendu ce qu’a dit Aristote. Nous
avons, quant à nous, expliqué aussi ce qu’il dit à ce propos, dans les Analytiques. Et nous avons
montré le sens de son discours sur la totalité et l’avons résumé fidèlement. Et nous avons
distingué entre le syllogisme nécessaire et le syllogisme démonstratif, car il peut y avoir un
intérêt pour celui qui l’examine profondément et cherche à résoudre ce qui l’embarrasse dans
cette question. Car il apparaît que ce que dit Aristote à propos de ce syllogisme est ce qu’il
affirme déjà lui-même, à savoir qu’il n’y a aucun discours de Platon lui-même qui contredise le
discours d’Aristote.
Ceci ressemble aussi à ce qu’ils affirment de Platon, à savoir qu’il utilise le syllogisme de
la première et de la troisième forme dont la prémisse mineure est négative. Aristote a expliqué
dans les Analytiques que ce syllogisme n’était pas concluant. Les Anciens commentateurs se
sont exprimés à propos du problème que posait cette forme et l’ont résolu. De même, nous
avons quant à nous, montré et expliqué dans nos commentaires que les jugements de Platon
dans son livre La Politique, comme ceux d’Aristote dans son Livre du Ciel et du Monde que
l’on croit négatifs, ne le sont pas en vérité, mais sont plutôt des énoncés affirmatifs indéfinis,
comme son exemple : le ciel est non léger, et non pesant. Ainsi en est-il de tas d’autres
exemples similaires, car les contenus existent dans ces jugements. Et les prémisses affirmatives,
chaque fois qu’elles se trouvent dans un syllogisme, s’il se trouve là des énoncés négatifs
simples, l’exemple n’est pas concluant mais cela n’interdit pas que le syllogisme soit, lui,
concluant.
Il en est de même de ce que dit Aristote dans le livre Péri Herménéias au chapitre V à
savoir que la négation d’un énoncé affirmatif qui contient la négation d’un prédicat est une
négation [91] plus forte en contrariété que l’énoncé affirmatif qui contient la négation de ce
prédicat. Nombreux sont ceux qui ont pensé que Platon était en désaccord avec lui sur ce sujet,
et qu’il pense que l’énoncé affirmatif dont le prédicat est le contraire du prédicat de l’autre
énoncé affirmatif est plus fort en négation. Et ils ont avancé pour justifier cela nombre de ses
propos politiques et moraux, notamment ce qu’il dit dans le livre La Politique : à savoir que le
plus juste est le milieu entre l’injustice et la justice. Mais ces gens n’ont pas saisi le sens de ses
propos dans son livre La Politique, ni les vues d’Aristote dans le livre Péri Herménéias. En
effet, les visées et buts poursuivis par chacun des deux auteurs sont différents. Aristote s’attache
à ne montrer que l’opposition des énoncés, dans leur forme la plus forte et la plus complète. La
preuve de cela sont les preuves qu’il dispose et il explique en effet qu’il y a parmi les choses
celles qui ne comportent aucune contradiction essentielle, et il n’y a aucune chose pour qui
n’existent pas de prédicats qui lui soient contraires. Ainsi s’il doit en être ainsi dans les choses
que nous n’avons pas mentionnées, c’est-à-dire si les choses se passent selon ce que nous avons
dit, alors tu verras que ce qui a été dit là-dessus est juste. Car il faut nécessairement soit que le
jugement de la négation s’exerce comme négation sur toute chose, soit qu’il ne s’exerce sur
aucune chose. Cependant, pour les choses pour lesquelles n’existe aucun contraire, le faux est
alors le jugement opposé au vrai. Un exemple de cela : celui qui pense qu’un homme n’est pas
un homme, celui-là pense de manière fausse. Si donc ces deux jugements sont des jugements
contraires, il en résulte que pour tous les jugements, le contraire est le jugement de la négation.
Quant à Platon, quand il montre que le « non-juste » est intermédiaire entre le juste et l’injuste,
il vise le sens des notions politiques et leur rang, non l’opposition des énoncés qui s’y
rapportent. Aristote a signalé dans son livre du Jeune Nicomaque sur la Politique, quelque chose

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de semblable à ce qu’affirme Platon. Ainsi, il apparaît à celui qui étudie attentivement ces
discours d’un point de vue impartial, qu’il n’y a pas de divergence entre les deux opinions, ni
d’opposition entre les jugements.
En définitive, on n’a pas trouvé jusqu’à maintenant de discours chez Platon qui
disposerait des notions logiques dont beaucoup de gens prétendent qu’elles contiennent des
divergences avec Aristote. Mais ils prétendent se référer, selon leurs dires, à certains discours
politiques, moraux et théologiques, selon ce que nous avons évoqué.

VIII - Des questions naturelles : La vision.

Il en est de même de la vision et de son mode d’être. On dit de Platon que son opinion
diffère de celle d’Aristote, à savoir que pour Aristote la vision résulte d’une affection de l’œil.
Platon considère que la vision résulte d’une rencontre entre quelque chose qui sort de l’œil et
l’objet vu. Nombre de commentateurs des deux bords ont surabondé en spéculations sur le sujet,
supputant des preuves là-dessus et se livrant à des absurdités et à des réfutations dialectiques. Ils
ont ainsi détourné les discussions des maîtres de leur sens premier et ont commis des
commentaires qui confinent à des absurdités, s’éloignant de la voie de la justice et de la vérité.
Car, lorsque les partisans d’Aristote entendirent les propos des partisans de Platon [92) au sujet
de la vision comme étant une émission de quelque chose hors de l’œil, ils arguèrent que
l’émission ne peut être que celle d’un corps. Et ce corps, dont ils disent qu’il « sort » de l’œil,
c'est quelque chose qui est air ou lumière ou feu - et s’il est air, l’air étant déjà dans l’œil et dans
la chose vue, quel besoin y a-t-il d’émettre un autre air ? – et s’il est lumière, la lumière se
trouvant déjà dans l’air qui se trouve entre l’œil et la chose vue, il n’est nul besoin de lumière
supplémentaire. De même s’il est lumière, il n’est nul besoin d’une lumière sortant de l’œil, et il
n’est nul besoin non plus qu’il y ait avec lui un air stagnant entre l’œil et la chose vue. Et
pourquoi cette lumière supposée émise hors de l’œil ne dispense-t-elle pas de la lumière dont on
a besoin dans l’air ? Et pourquoi ne voit-on pas dans l’obscurité si, ce qui sort de l’œil, est
véritablement de la lumière ? De même si on dit que la lumière qui sort de l’œil est faible,
pourquoi celle-ci ne s’intensifierait-elle pas davantage, si de nombreux yeux s’accordent pour
voir une seule chose dans la nuit, comme lorsque nous voyons mieux en réunissant plusieurs
lampes ? Et s’il est feu, pourquoi ne chauffe-t-il pas et ne brûle-t-il pas comme le fait le feu ? Et
pourquoi ne s’éteint-il pas dans l’eau comme le feu ? Et pourquoi s’oriente-t-il vers le bas
comme il s’élève vers le haut, — car n’est-ce pas dans la nature du feu de ne pas se diriger vers
le bas ? De même, si l’on dit que ce qui sort de l’œil est autre chose que toutes ces choses dont
nous avons parlé, pourquoi cette chose ne se rencontre-t-elle pas et ne se heurte-t-elle pas avec
la chose vue, empêchant ceux qui voient et se font face de voir par la vue ? Telles sont entre
autres les absurdités qu’ils ont proférées, dès lors qu’ils détourné le sens du mot « sortie » de
son contexte premier et l’ont rapporté à ce qui sort concrètement des corps.
Puis lorsque les amis de Platon entendirent les propos des partisans d’Aristote sur la
vision comme se rapportant à une impression, ils détournèrent ce mot en disant que l’impression
ne va pas sans trace, ni changement, ni altération qualitative. Et cette impression, soit elle loge
dans l’organe voyant, soit elle loge dans le corps vu, ou dans le corps diaphane qui se situe entre
l’œil et le chose vue. Et si elle est dans l’organe voyant, [93) la pupille doit alors passer en un
instant donné par une infinité de couleurs. Et cela est improbable puisque le changement ne
peut, sans aucun doute, se produire que dans un temps donné pour une chose donnée, en vue
d’une chose déterminée également. Et s’il arrive qu’un changement se produit dans une partie
de l’œil et non dans l’autre, il est nécessaire que ces parties soient séparées et bien distinctes, or
cela n’est pas le cas. Et si cette impression atteint l’organe voyant, je veux dire l’air qui se situe
entre l’œil et la chose vue, il est nécessaire qu’une même chose numériquement une et ainsi vue
reçoive deux contraires en un même instant. Or cela est impossible. Ainsi sont ces sortes
d’absurdités qu’ils divulguent.

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Les partisans d’Aristote établirent les arguments de ce qu’ils avançaient et dirent : si les
couleurs ou ce qui les constitue en tant que telles n’étaient pas transportées réellement dans le
corps diaphane, l’œil serait incapable de voir instantanément les astres et les choses très
lointaines, car ce qui se déplace parcourt d’abord la distance proche avant de parcourir la
distance lointaine. Quant à nous, nous observons les astres malgré la distance qui nous sépare
d’eux, dans le même temps où nous observons ce qui est plus proche qu’eux, et cela ne fait
aucune différence. Il apparaît de ce point de vue que l’air diaphane transporte les couleurs des
choses vues et les porte jusqu’à l’œil. Les partisans d’Aristote alléguèrent, pour prouver leurs
affirmations, qu’une chose se détache et se dirige hors de l’œil pour rencontrer la chose vue,
étant entendu que lorsque les choses sont vues à des distances différentes, nous distinguons
celles qui sont plus proches de celles qui sont plus lointaines. La cause de cela est que la chose
qui sort de l’œil atteint par sa force d’abord ce qui lui est le plus proche ; puis sa force
s’amenuisant, sa capacité à atteindre son but va faiblissant jusqu’à extinction de cette force et
elle ne peut plus atteindre ce qui lui est très éloigné. Et ce qui peut confirmer cette allégation,
c’est lorsque nous portons notre regard à une distance lointaine et que nous le posons sur une
chose éclairée par la lumière d’un feu proche d’elle, nous pouvons alors distinguer cette chose,
même si la distance qui nous sépare d’elle est plongée dans l’obscurité. Or s’il en est ainsi que
le disent Aristote et ses partisans, il apparaît nécessaire que toute la distance qui nous sépare de
la chose vue soit éclairée afin que les couleurs parviennent jusqu’à l’œil. Ainsi, quand nous
trouvons l’objet éclairé visible de loin, nous savons que quelque chose a émané de l’œil et s’est
propagé, qu’il a traversé l’obscurité et atteint l’œil qui brille d’une lumière [94) qui l’atteint. Et
si les deux partis avaient été moins obtus et avaient atténué leurs manières de voir et visé
davantage la vérité en s’éloignant du dogmatisme, ils auraient certainement compris que les
platoniciens ont entendu le mot d’émanation en un sens autre que celui de « sortie » d’un corps
hors d’un lieu.
Ce qui les incita à utiliser le terme de « sortie » c’est la contrainte de l’expression et
l’inadéquation de la langue, comme l’absence d’un terme qui désigne la caractérisation d’une
force sans la représentation d’une sortie (« hors de quelque chose ») qui se rapporte aux corps.
Les partisans d’Aristote entendirent également le terme « impression » en un autre sens que
celui qui se rapporte au changement et à l’altération. Il est évident que la chose qui ressemble à
quelque chose d’autre, son être et son essence sont autres que ce à quoi elle ressemble. Et quand
nous étudions cela avec impartialité, nous comprenons qu’il y a là une force qui unit l’œil et la
chose vue. Quant à ceux qui critiquent les partisans de Platon lorsqu’ils soutiennent qu’une
force sort de l’œil et rencontre la chose vue, leur propre propos, selon lequel l’air transporte la
couleur de ce qui est vu et l’amène jusqu’à l’œil pour qu’il le touche, n’est pas moins absurde
que le leur. Car tout ce qui résulte de ces discours à propos de l’expression de la force, résulte
aussi du discours de ceux qui soutiennent que l’air transporte les couleurs et les véhicule
jusqu’aux yeux. Il est manifeste que ces notions sont fines et subtiles, sur lesquelles les
philosophes portent leur attention et qu’ils ont examinées, et qu’ils furent contraints pour les
nommer de faire usage de termes approchants. Comme ils ne purent leur attribuer des termes
existants et suffisamment distincts pour les désigner de façon adéquate et sans ambiguïté, leurs
détracteurs ont trouvé alors matière à discussion et ont soutenu que l’opposition porte en grande
partie sur les exemples de ces notions et pour les raisons que nous avons mentionnées, et ceci
pour l’une des deux raisons : soit par différence, soit par contradiction. Mais celui qui est doué
d’un esprit ferme, d’une opinion droite, d’une intelligence précise et d’un jugement stable, s’il
ne cherche pas à déformer les propos, ni à prendre parti, ni à dominer, il soutiendra rarement
une contradiction face au savant qui, [95) par nécessité, utilise un terme pour expliquer une
chose obscure ou pour élucider une notion subtile. Et il ne manque pas à celui qui est dans cette
situation de ressentir la même gêne face aux mots ambigus et aux métaphores.

IX- Les caractères moraux, selon Platon et Aristote.

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Il en est de même aussi des caractères moraux de l’âme. Ils croient que l’opinion
d’Aristote diffère de celle de Platon. Aristote dit clairement en effet, dans le livre Nicomaque
que les caractères moraux sont des habitudes soumises au changement, qu’il n’y a rien en elles
de naturel, et que l’homme peut passer d’un caractère à un autre par la répétition et l’exercice.
Et Platon déclare dans le livre La Politique et plus particulièrement dans le livre Le Petit
Politique que la nature prime l’habitude et qu’il est difficile pour des personnes d’âge mûr de se
défaire d’un caractère moral après en avoir été marquées. Et quand on cherche à les en extraire,
au contraire, elles s’y enfoncent davantage. Platon rapporte à ce sujet l’exemple d’un chemin où
poussent une jungle avec des herbes folles et des arbres tordus, quand on veut débarrasser la
route de ce qui l’encombre ou bien déplacer les arbres d’un côté à un autre, on ne peut les
déplacer de la route sans qu’ils y reviennent en masse et se propagent plus encore
qu’auparavant.
Aucun de ceux qui écoutent ces deux propos ne doute qu’il y ait entre Platon et Aristote
une opposition à propos des caractères moraux.
Mais en vérité, les choses ne sont pas telles qu’ils les ont crues. En effet, Aristote dans
son Ethique à Nicomaque ne parle que des lois politiques de la Cité, comme nous l’avons
montré dans notre explication de ce livre. D’ailleurs, si comme le disent Porphyre et d’autres
commentateurs après lui, Aristote parlait des caractères moraux, son discours porterait sur les
lois morales et le discours sur les lois est toujours un discours universel et absolu, et non pas
relatif à quelque chose de particulier. Or il est évident que si l’on observe un caractère moral
d’un point de vue absolu, on voit qu’il change et se transforme, même difficilement, et il n’y a
aucun caractère moral qui ne subisse quelque changement et transformation. Et il n’y a chez
l’enfant dont l’âme est en puissance aucun caractère moral en acte, ni aucun trait psychique
spécifique. En général, dans tout ce qui est en puissance, il existe une disposition à recevoir la
chose et son contraire. Et s’il arrive que cette chose acquière un des contraires, il est possible de
lui retirer ce contraire acquis et de le lui substituer par son contraire. Cependant sa constitution
s’affaiblit et elle se trouve atteinte par une forme de corruption à l’instar [96) de tout ce
s’expose aux privations et au désir de possession, de sorte qu’elle se modifie sans que les états
ne s’imposent en cette chose les uns par rapport aux autres. Et cela constitue une sorte de
corruption et un manque de disposition. Et s’il en est ainsi, il n’y a aucun des caractères moraux,
considérés du point de vue de l’absolu, qui ne puisse subir de changement ou de transformation.
Platon, pour sa part, examine parmi les formes d’organisations politiques lesquelles sont
les plus favorables, et lesquelles sont les plus contraignantes. Il examine l’état de ceux qui les
acceptent et ceux qui les créent, et lesquelles sont plus acceptables et lesquelles sont plus
difficiles. J’imagine difficilement que quelqu’un qui a grandi et s’est épanoui dans un caractère
moral puisse s’en défaire aisément. Ce qui est difficile n’est pas impossible. Et Aristote ne nie
pas qu’un tel changement de caractère moral soit aisé pour certaines personnes et difficile pour
d’autres, selon ce qu’il a dit dans son livre connu sous le titre de Petit Nicomaque où il énumère
les raisons qui le rendent ainsi aisé ou difficile pour les uns et les autres, à savoir combien sont-
elles, et quelles sont-elles ? Et de quelle manière chaque cause agit-elle sur le changement et
quelles en sont les marques, et les impossibilités ? Celui qui examine ces propos de manière
approfondie, et donne à chaque chose sa mesure, comprend qu’il n’y a pas de différence en
vérité entre les deux sages. Car ce qui fait imaginer cela c’est la lecture littérale que l’on
entreprend en lisant les discours un à un, séparément, et sans considération du contexte où un
discours s’insère, ni de son rang dans l’ordre de la connaissance à laquelle il se réfère. Il y a là
un principe d’une grande richesse pour se représenter les sciences, et en particulier les
impossibilités de ce type. Il en est ainsi de la matière qui, chaque fois qu’elle est informée par
quelque forme, et qu’il s’y produit une autre forme, devient, elle et ses formes, matière pour une
troisième forme qui se produit en elle. Ainsi, par exemple le bois qui se distingue par sa forme
des autres corps et dont on fait des planches et des planches, un lit. Du fait que la forme du lit se

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produit dans les planches, celles-ci lui servent de matière. Quant aux planches, qui sont une
matière par rapport à la forme du lit, elles rendent possibles quantité de formes telles que les
formes des planches de bois, des formes de plantes et d’autres formes archaïques. [97] De même
chaque fois qu’une âme s’est habituée à un caractère moral et qu’elle entreprend d’en adopter
un nouveau, ceux qu’elle possède déjà lui apparaissent comme des choses naturelles et si elle
continue ainsi dans le même esprit, entreprenant d'adopter un troisième caractère moral, elle
maintient cette même attitude naturelle à l’égard de ce caractère nouvellement acquis.
Ainsi chaque fois que tu vois Platon ou quelqu’un d’autre dire qu’en ce qui concerne les
caractères moraux, certains sont naturels et d’autres acquis, sache ce que nous disons à ce sujet
et tu comprendras le contenu de leur discours et tu ne te méprendras pas. Penser qu’il y a des
caractères moraux réellement naturels et dont on ne se déferait pas est une idée absurde et, qui
plus est, si on y réfléchit bien, contradictoire dans les termes.

Xème partie - La question de la connaissance : le statut des Idées chez Platon, et ce


qu’en pense Aristote.

De même aussi Aristote émet un doute dans son livre La Démonstration à savoir que
celui qui désire connaître ne manque pas d’être dans une des deux situations suivantes : soit
qu’il cherche à savoir ce qu’il ignore, soit qu’il sait déjà ce qu’il cherche. Et comment peut-il
savoir si, dans son apprentissage d’un savoir donné, c’est celui-là même qu’il recherche ? Et s’il
sait ce qu’il connaît déjà, savoir une seconde fois ne présente pas d’intérêt pour lui. Puis il
déclare pour clore cette question : celui qui recherche la connaissance d’une chose parmi les
choses ne cherche rien d’autre qu’il ne trouve déjà dans son âme. Ainsi l’égal et l’inégal sont
des notions qui se trouvent dans l’âme. Et celui qui cherche à savoir si le bois est égal ou inégal,
cherche à savoir ce qu’il est en vérité. Et s’il trouve l’un des deux états tel qu’il lui rappelle ce
qu’il y a dans son âme, une correspondance se fait alors selon l’égalité, s’il est égal et selon
l’inégalité, s’il est inégal.
Platon montre dans le Phédon que la connaissance est une réminiscence et il dispose
pour cela des arguments que Socrate relate dans ses questions et réponses sur la question de
l’égal et de l’égalité. L’égalité se trouve dans l’âme. L’égal est tel que le morceau de bois ou
autre chose, est égal à autre chose, quand il est objet de perception pour un homme, et que celui-
ci se remémore l’égalité qui est dans son âme. Il comprend alors que cette chose égale l’est par
ressemblance avec l’égalité qui réside en son âme. Et cela est ainsi pour tout ce qu’il apprend,
car il se remémore ce qui est dans son âme. Dieu sait cela.

[98] De l’âme et de son destin.

Beaucoup de gens ont sur ces discours des points de vue excessifs. Ceux qui se sont
exprimés sur l’immortalité de l’âme après sa séparation avec le corps ont exagéré leurs
commentaires sur ces discours, les ont déviés de leurs sens, et ils y ont été si favorables qu’ils
les ont élevés au rang de démonstrations. Ils ne comprirent pas que Platon tient cela de Socrate à
la manière de celui qui désire établir une vérité cachée par des signes et des preuves. Et le
syllogisme doté de signes n’est pas démonstratif, comme nous l’a appris le sage Aristote dans
Les Premiers et Seconds Analytiques. Quant aux détracteurs de cette thèse de l’immortalité de
l’âme, ils ont dépassé les bornes de la critique et ont soutenu qu'Aristote lui était opposé sur ce
point. Et ils ont ignoré son propos au début du livre sur la Démonstration, quand il commence
en disant : « Tout enseignement et tout apprentissage se fait sur la base d’une connaissance
préexistante ». Et quand il dit peu après : « L’homme apprend certaines choses dont il peut avoir
une connaissance antérieurement, et il apprend certaines choses en même temps que d’autres
choses. Parmi ces choses, il y a par exemple, toutes les choses qui existent par subsomption sous
des universaux ».

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Je me demande si le sens de ce propos diffère de quelque façon de ce que dit Platon
sinon que l’intelligence droite, l’opinion ferme, l’amour de la vérité et de la justice manquent
chez la plupart des gens ! Celui qui a bien examiné avec attention les acquisitions des premières
prémisses et de l’apprentissage, sait qu’il ne trouvera pas, entre les opinions des deux sages sur
ce sujet ni différence, ni divergence. Nous allons, quant à nous, rendre compte de cette notion
afin d'éclairer le sens et lever les doutes qui l’entourent.

De la connaissance et de l’âme, selon Al Farabi.

Nous disons : L’enfant dispose d’une âme cognitive en puissance dont les sens sont les
instruments de perception. La perception des sens correspond aux choses particulières. Les
universaux viennent des choses particulières et les universaux sont des expériences véritables,
sauf que parmi les universaux, certains n’aboutissent à aucun résultat. Or la tradition populaire
veut que l’on nomme ainsi ceux qui procèdent d’une intention première.
Quant aux universaux qui se produisent pour l’homme sans démarche intentionnelle,
soit ils ne trouvent pas de nom spécifique auprès de la population, car celle-ci n’y prête pas
attention, soit ils trouvent un nom chez les savants qui les nomment : «Principes premiers de la
connaissance et fondements de la démonstration », et d’autres noms semblables.

[99] Aristote montre dans le livre de La Démonstration que celui qui perd un sens perd
une science. La connaissance parvient à l’âme par la voie des sens. Et comme les connaissances
sont parvenues ainsi à l’âme sans intention et dès le commencement, l’homme ne se souvient
pas des phases de ce qu’il a acquis partie par partie. C’est pourquoi, la plupart des gens pensent
que les connaissances n’ont pas cessé d’être dans l’âme et que la science advient autrement que
par les sens. Lorsque l’une de ces expériences parvient à l’âme, l’âme devient intelligente,
puisque l’intellect n’est pas autre chose que des expériences. Et si ces expériences sont
nombreuses, l’âme devient plus parfaite par l’intellect. Puis, chaque fois que l’homme tend vers
la connaissance d’une chose, et désire s’atteler à mieux en connaître l’un des états, il s’efforce
d’atteindre cette chose telle qu’il a pu la connaître auparavant. Cela n’est rien d’autre qu’une
recherche à propos de ce qui est dans son âme, à propos de cette chose. Ainsi, par exemple
lorsqu’il désire connaître si une chose parmi les choses est vivante ou non-vivante, et que la
notion de vivant et de non-vivant est déjà dans son âme, il cherche alors avec son intelligence,
ses sens, ou les deux réunis, l’une des deux notions de ces choses. Et s’il la trouve, il séjourne
auprès d’elle, s’y abandonne et se délecte du plaisir d’être exempt de perplexité et d’ignorance.
Et c’est ce que dit Platon : l’apprentissage est une réminiscence, la réflexion est un effort pour
savoir, la réminiscence est un effort pour se souvenir, et celui qui recherche est celui qui désire
et s’efforce. Chaque fois qu’il trouve, dans une chose dont il vise la connaissance, des indices et
des significations existant antérieurement dans son âme, c’est comme s’il se remémorait cela.
Ainsi est celui qui examine un corps qui ressemble par quelques-uns de ses accidents aux
accidents d’un autre corps qu’il a pu connaitre antérieurement et oublier. Puis il se le rappelle à
la faveur de sa ressemblance avec un autre. L’intellect n’a pas d'autre moyen d’appréhender,
sans les sens, l’ensemble des choses et leurs contraires que d’imaginer les états des êtres
autrement que ce qu’ils sont. Car les sens appréhendent l’état de l’être uni comme uni, l’état de
l’être séparé comme séparé, l’état de l’être laid comme laid, l’état de l’être beau comme beau, et
ainsi en est-il de l’ensemble des êtres. L’intellect, quant à lui, appréhende l’état de tout être que
les sens peuvent appréhender, comme son contraire. Il appréhende ainsi l’état de l’être uni à la
fois en tant qu’il est uni et séparé, comme il appréhende l’état de l’être séparé à la fois en tant
qu’il est séparé et uni. Et ainsi en est-il de toutes les choses semblables.

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[100] Celui qui étudie avec attention ce que nous avons dit brièvement à propos de ce
qu’a établi Aristote à la fin du livre La Démonstration et dans le livre De l’Âme, et que les
commentateurs ont explicité et étudié dans le détail, il comprendra alors que ce que vise le sage
au début du livre de la Démonstration, chose dont nous avons parlé au début de notre propos-ci,
est proche de ce que dit Platon dans le livre le Phédon, sauf qu’il y a une différence entre les
deux endroits où cela est évoqué. En effet, Aristote évoque cela lorsqu’il veut examiner ce qu’il
en est de la science et du syllogisme. Quant à Platon, il évoque cela quand il entreprend la
question de l’âme. Et cela a posé des difficultés à nombre de de ceux qui ont étudié leurs
discours. Nous avons, quant à nous, disposé des éléments suffisants pour qui désire se diriger
dans la voie de la sagesse.

XIème partie. De l’éternité du monde et de sa création

Il en est de même à propos du monde et de sa création : le monde a-t-il un artisan qui en


est la cause efficiente ou non ? Aristote affirme que le monde est éternel, tandis que Platon
affirme que le monde est créé.
J’affirme que ce qui a poussé ceux-là à avoir un jugement aussi laid et aussi négatif à
propos d’Aristote se trouve dans ce que cet auteur dit dans son livre les Topiques, quand il dit
que l’on peut trouver un même jugement établi de deux manières différentes, suivant un
raisonnement syllogistique avec des prémisses répandues. Par exemple : ce monde est-il éternel
ou n’est-il pas éternel ? Il importe que ces contradicteurs comprennent tout d’abord que ce qui
se donne sur le mode de l’exemple n’est pas du même ressort que ce qui concerne le jugement.
Et aussi que le but que poursuit Aristote dans le livre les Topiques n’est pas de parler de la
question du monde, mais d’évoquer les syllogismes construits à partir de prémisses répandues.
Et Aristote a bien vu que les gens de son époque discutaient de cette question du monde : est-il
éternel ou est-il créé ? Comme ils s’interpellaient sur le plaisir : est-ce un bien ou un mal ? Et ils
disposaient pour chaque question chacun des deux sens avec des syllogismes répandus. Aristote
a montré dans ce livre et d’autres que dans la prémisse connue et attestée comme telle, le vrai et
le faux ne sont pas pris en considération. Car ce qui est connu peut être faux, et il n’est pas
rejeté, dans le raisonnement dialectique, en raison de sa fausseté. Et s’il est vrai, il est alors
utilisé pour sa notoriété dans la dialectique [101] et sa vérité dans la démonstration. Et il est
évident que l’on ne peut lui attribuer l’idée que le monde est éternel, à partir de l’exemple qu’il
a donné dans ce livre. Et ce qui les a aussi poussés à croire cela est ce qu’il affirme dans le livre
Du Ciel et du Monde à savoir que l’univers n’a ni commencement ni fin. Et ils croient qu’il
affirme par-là l’éternité du monde. Or il n’en est pas ainsi, car il a déjà démontré dans ce livre et
d‘autres parmi les livres de physique et de théologie que le temps est le nombre du mouvement
de la sphère céleste, et qu’il se produit par lui. Et ce qui se produit par une chose ne contient pas
cette chose. Et ce qu’il entend par « le monde n’a pas de commencement dans le temps »
signifie que le monde ne s’est pas constitué peu à peu, partie par partie, comme la maison qui se
construit, par exemple, ou l’animal qui se constitue par parties, mais que ses parties se précèdent
les unes les autres dans le temps. Et le temps résulte du mouvement des sphères célestes. Et il
est impossible que la création du monde ait un commencement dans le temps. Il apparaît évident
alors que la création du monde est une création ex nihilo par Dieu, création en une seule
poussée, sans temporalité ; et de ce mouvement est résulté le temps.
Et celui qui a examiné ses discours sur la divinité dans le livre La Théologie ne doute
plus de son affirmation quant à l’Artisan créateur de ce monde. Car l’évidence de ce qui est
affirmé dans ces discours est si forte qu’elle ne peut être cachée. Il apparaît évident ici que le
Créateur a créé la matière première, à partir de rien, qu’il lui a insufflé la corporéité par Sa
volonté, puis l’organisation. Et Aristote montre dans les Leçons de Physique que la création de
l’univers est le fait de la fortune et du hasard. Et de même dans son Livre du Ciel et du Monde,
Aristote s’émerveille de l’ordre qui organise l’assemblage du monde en ses parties.

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Il met en évidence aussi ce qu’il en est des causes, leur nombre, et il établit l’existence
des causes efficientes. De même, il met aussi en évidence la question de celui qui engendre et de
celui qui meut, en tant qu’il n’est pas engendré et qu’il n’est pas mû. De la même façon, Platon
met en évidence dans son livre Timée que tout ce qui engendré l’est, nécessairement, par une
cause qui l’engendre, que ce qui est engendré ne peut être cause de son propre engendrement.
De même Aristote [102) montre dans le livre La Théologie que l’Un existe dans toute
multiplicité car toute multiplicité où l’Un n’existe pas est illimitée de manière absolue. Et il
montre cela par nombre de preuves évidentes, comme lorsqu’il dit que toute partie d’un multiple
donné est une ou n’est pas. Si elle n’est pas une, elle ne peut être que multiple sinon elle n’est
rien. Si elle n’est rien, elle ne peut composer aucune multiplicité. Si elle est multiple, quelle est
la différence entre elle et la multiplicité ? Il en résulte alors que ce qui n'est pas limité5 est plus
nombreux que ce qui est illimité. Puis il montre que ce en qui l’Un existe dans ce monde est Un
d’une manière et d’une seule. Et s’il n’est pas Un en vérité, mais que l’Un existe en lui, l’Un est
autre que lui, et lui est autre que l’Un. Puis il montre que l’Un vrai est celui qui accorde l’unité
aux choses existantes. Et il montre que la multiplicité est après l’Un, sans conteste, et que l’Un
précède la multiplicité. Puis il montre que tout multiple proche de l’Un véritable est premier par
rapport à tout multiple qui s’en éloigne, et inversement. Puis, après avoir exposé ces prémisses,
il passe à l’étape supérieure et entreprend de parler des parties du monde que composent les
parties corporelles et spirituelles. Et il montre clairement qu’elles sont toutes venues à
l’existence par création ex nihilo par la puissance de leur Créateur et que celui-ci est la cause
efficiente, l’Un véritable, créateur de toute chose, selon ce qu’explique Platon dans ses livres sur
la divinité notamment le Timée, le Petit Politique, et d‘autres de ses discours. De même les
Lettres d’Aristote sur la Métaphysique où celui-ci s’élève dans son explication de la Lettre
lambda jusqu’à l’Être suprême, puis il revient à la démonstration de ce qui est véritable dans ces
précédentes prémisses jusqu’à les maitriser toutes. Et il est en cela le premier à s’être attelé à
une telle tâche, et personne ne l’a égalé depuis. Penses-tu encore que celui qui s’adonne à une
telle tâche croit réellement à la négation du Créateur et à l’éternité du monde ?

Ammonius a écrit une Lettre qui mentionne les propos de ces deux sages sur la preuve
de l’existence de l’Artisan. Nous nous sommes dispensés, en raison de sa célébrité de la citer
dans ce propos. N’était que la voie qu’il a empruntée dans ce propos est la voie du juste milieu -
si nous nous en écartons, nous serons comme celui qui condamne un caractère moral et qui s’y
adonne – nous allons dans ce sens, et nous disons qu’il n’y a aucun des partisans des différentes
doctrines, sectes, religions et des autres voies qui ait de la science de la création du monde, de
l’existence de son Créateur, [103] et l’explication précise de la création ex nihilo, le savoir
d’Aristote, et avant lui, Platon et ceux qui les suivirent dans cette voie. En effet, tous les
discours des savants des autres doctrines et autres confessions, ne portent précisément que sur la
question de l’éternité de la matière et sa permanence. Et celui qui désire en savoir davantage,
qu’il examine attentivement les livres écrits sur les débuts de cette histoire, les informations et
les histoires que racontent leurs prédécesseurs-mêmes là-dessus. Il sera au fait des merveilles
qui représentent l’eau comme l’origine des choses : Celle-ci s’étant agitée, l’écume s’est formée
à partir d’elle et de là, la terre a émergé, la fumée s’est ensuite élevée et le ciel s’est alors
organisé. Puis qu’il considère ce que disent les juifs, les mazdéens et toutes les autres nations,
selon qui tout cela signifie des changements et des altérations qui sont les contraires de la
création ex nihilo. Et il ne trouvera aucun parmi eux qui saura lui expliquer ce qu’ils disent des
cieux et des deux terres quand ils seront pliés, roulés, jetés dans la Géhenne et dispersés, et
quand ils évoquent d’autres choses semblables qui ne se rapportent aucunement à
l’anéantissement total. Si Dieu n’avait pas sauvé les gens de raison et d'intelligence grâce à ces
deux sages, à ceux qui ont suivi leur voie et ont expliqué la Création ex nihilo par des preuves

5 Littéralement : « ce qui est (il)limité ».

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évidentes et satisfaisantes, selon lesquelles elle est un acte de donation de l’existence d’une
chose à partir d’aucune autre chose, et que tout ce qui est composé à partir d’une chose se
corrompt et retourne nécessairement à cette chose. Le monde est une création à partir du néant,
et il retournera au néant, selon les arguments, les preuves et les démonstrations qu’ils ont établis
et qui remplissent leurs livres, et en particulier ce qu’ils disent de la divinité et des principes de
la nature. Car si tel n’avait pas été le cas, les hommes seraient encore dans la perplexité et la
confusion. Toutefois, nous avons à ce sujet une voie que nous empruntons et qui nous éclaire
sur le sens de ces discours religieux, car ils sont tout à fait justes et droits.
Cette voie est la suivante : il est le Créateur, l’ordonnateur du monde. Pas un atome de
grain de moutarde ne lui est étranger, et aucune partie du monde n’échappe à sa providence,
selon ce que nous avons dit sur la Providence. Car la providence universelle se répand dans
toutes les parties du monde. Et chaque chose en tant que partie du monde est disposée de la
façon la plus adéquate et parfaite, ainsi que le montrent les livres d’anatomie et de physiologie
et les discours semblables portant sur la nature. Et toute chose qui a pour fondement la
providence se trouve confiée à celui qui saura s’en occuper nécessairement de la meilleure et de
la plus sage des manières, s’élevant ainsi des parties naturelles aux parties démonstratives,
politiques et religieuses. Les parties démonstratives sont confiées aux gens doués d’une
intelligence pure, et d’une raison droite. Les parties politiques sont confiées à ceux dont les
opinions sont justes. [104] Les parties religieuses sont confiées à ceux qui sont aptes aux
inspirations spirituelles. Les inspirations religieuses les plus générales et leurs vocables ne sont
pas accessibles à l’intelligence de ceux auxquels on s’adresse habituellement. C’est pourquoi on
ne les blâme pas pour ce dont ils sont incapables d'avoir une représentation.
Celui qui se représente le Créateur comme doué d’un corps, agissant selon un
mouvement et un temps, et qui est incapable de se représenter par son esprit une idée plus fine
et plus adéquate, toutes les fois qu'il imagine que le Créateur n’a pas de corps et qu’il agit sans
mouvement ni temps, il ne parvient pas à fixer parfaitement une telle image dans son esprit, au
point que s’il est forcé de le faire, il s’enfonce davantage dans l’égarement et l’erreur, de sorte
que celui qui imagine ainsi les choses et y croit est juste et par là, excusable. Puis celui qui
cherche par son esprit à savoir si le Créateur n’a pas de corps, et s i son action est sans
mouvement, encore qu’il soit incapable de se représenter que le Créateur n’est dans aucun lieu,
et s’il se trouve contraint et forcé de se représenter ces images, il ne s’en sentira que plus
stupide. Celui-ci doit être laissé dans son état et ne doit pas être dirigé vers un autre. Pour cette
raison, le vulgaire ne peut connaître une chose qui ne provient pas d’une autre chose et ne se
corrompt pas en une autre chose. C’est pourquoi, on parle au vulgaire en fonction de sa capacité
de se représenter, saisir et comprendre les choses. Il n’est pas permis d’attribuer quelque chose
de ce qu’il dit à l’erreur ou à une faiblesse d’esprit. Tout cela est en fait juste et droit. Les voies
des démonstrations véritables sont du ressort des philosophes dont les maîtres sont ces deux
sages, je veux dire Platon et Aristote.
Quant à la voie des démonstrations persuasives, droites et miraculeuses, elle s’établit
chez les gens des religions qui composent sur le mode de l'invention, de la révélation et de
l’inspiration. Et celui dont la voie et le mode de raisonnement pour étayer les preuves et fonder
les démonstrations sur l’unicité de l’artisan véritable, et dont les discours sur le fait de la
création et l’exposé de sa signification puisent aux discours des deux sages, ne peut croire que
quelque corruption s’immisce dans ce qu’eux-mêmes croient, ni croire que leurs opinions sont
fausses.

[105] XII ème partie. Des Idées platoniciennes et de la position d’Aristote à ce sujet.

Il en est de même de la doctrine des formes et des Idées que l’on attribue à Platon, et à
laquelle Aristote se serait opposé. En effet, dans nombre de ses discours, Platon indique que les
choses existantes ont des formes séparées dans le monde de la divinité. Il les appelle parfois

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« les formes divines », qui ne disparaissent pas et ne se corrompent pas, mais demeurent
éternellement. Ce qui disparaît et se corrompt, ce sont les choses existantes soumises au devenir.
Aristote tient dans ses Lettres sur la Métaphysique un propos critique sur ceux qui soutiennent
que les « Idées » et les « formes » existent et « se tiennent », incorruptibles, dans le monde de la
divinité, et il montre les absurdités qui en résultent. Il faudrait en effet qu’il existe là des lignes,
des surfaces, des sphères, puis qu’existent des mouvements de ces sphères et de ces cercles, et
qu’il existe des sciences, comme la science des étoiles et la science de la mélodie, des voix
harmonieuses et d’autres discordantes, qu’existe aussi la science de la médecine et de
l’ingénieur, la science des mesures droites et des mesures courbes, des choses chaudes et des
choses froides, soit en somme des manières d’être actives et d'autres passives, des universaux et
des choses particulières, de la matière et des formes. Il a ainsi formulé d’autres critiques de ce
genre dans ses discours qu’il est inutile de rappeler ici. Nous nous dispensons de les citer en
raison de leur célébrité, comme nous l’avons fait pour d’autres discours, car nous les
mentionnons et nous indiquons le lieu où peuvent les trouver ceux qui veulent les approfondir.
Car notre intention ici est d’éclairer les voies que pourrait emprunter celui qui cherche le Vrai
afin qu’il ne s’égare pas et qu’il lui soit possible d’atteindre le but véritable visé par les discours
des deux sages, et qu’il ne s’éloigne pas de la voie droite à la faveur de mots ambigus.
Nous trouvons qu’Aristote dans son livre sur la divinité connu sous le titre de la
Théologie affirme l’existence de formes spirituelles et il déclare qu’elles existent dans le monde
de la divinité. Ces discours peuvent être considérés selon trois possibilités, si nous les lisons en
un sens littéral : soit ils se contredisent entre eux, soit certains sont d’Aristote lui-même et
d’autres non, soit enfin ces discours portent des sens et des significations qui s’accordent entre
elles et établissent un accord avec un sens littéral différent. Celui qui pense qu’Aristote, avec
son excellence et sa grande maitrise de tels concepts, je veux dire les [106] formes spirituelles,
se contredit lui-même dans une même science, la science de la divinité, cela est impensable et
inadmissible. Que certains discours soient d’Aristote et d’autres non, cela est tout à fait
insoutenable. Ces discours sont si connus que l’on ne peut penser que certains soient tronqués. Il
reste que ces discours ont des interprétations et des significations telles que si on les dévoile
quelque peu, le doute et la perplexité augmentent d’autant.
Nous disons que le Créateur par sa nature même et son essence est totalement différent
de tout ce qui est autre que lui et cela d’une manière plus noble, plus parfaite et plus haute, car
rien n’égale sa nature profonde, ni ne lui ressemble, ni ne lui est semblable au sens propre et non
au sens figuré. Mais en dépit de cela, il est nécessaire de lui donner des attributs pour le qualifier
et de le nommer par des mots qui lui conviennent en propre. Car il est impératif que l’on sache
que chaque mot, par quoi nous désignons quelque chose en lui, porte un sens dont la teneur est
loin de ce que nous nous représentons habituellement avec ce mot, et cela comme nous l’avons
dit, de façon plus noble et plus haute. Ainsi lorsque nous disons qu’il existe, nous savons que
son existence n’est pas comme l’existence de ce qui lui est inférieur. Et si nous disons qu’Il est
vivant, nous savons qu’il est vivant en un sens plus noble que ce que nous savons du vivant qui
lui est inférieur. Ainsi en est-il de l’ensemble de ses attributs. Chaque fois que le sens s’impose
et s’établit dans l’esprit de celui qui apprend la philosophie métaphysique, il lui devient plus
facile de se représenter ce que disent Platon et Aristote et ceux qui ont suivi leur voie.
Nous revenons maintenant où nous étions restés, et nous disons : Comme Dieu est
vivant et existant pour ce monde et pour tout ce qu’il comporte, il est nécessaire que soient en
lui les formes de ce dont il veut l’existence en son essence. Dieu est au-dessus de toute
ressemblance.
De même, puisque son essence est immuable, il n’est pas soumis au changement et à la
corruption. Ce qu’il contient par conséquent n’est pas soumis non plus à la disparition et à la
corruption. Et si les êtres n’avaient pas de formes ni de traces dans l’essence de celui qui fait
exister toute chose et qui est existant par lui-même, vivant et désirant, qui aurait pu les faire
exister ? Et selon quelle idée aurait-il fait ce qu’il fait et créé ce qu’il crée ? Ne sais-tu pas que

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celui qui nie ce sens à propos de l’agent, vivant et désirant, doit dire que ce à quoi il donne l’être
n’est en vérité qu’une manière hasardeuse et calamiteuse de désigner l’être et sans aucun
dessein, et qui ne se donne aucun but, volontairement. Et c’est là une chose des plus
abominables !
[107 Il convient, de cette manière, de connaître et de se représenter ce que disent ces
savants quand ils établissent l’existence des formes divines, et non pas s’imaginer que ce sont
des fantômes qui se tiendraient dans des lieux autres, extérieurs à ce monde-ci. Car si on se les
représentait ainsi, il faudrait alors envisager l’existence de mondes illimités, tous constitués de
modèles de ce monde. Aristote a montré dans son livre de La Physique ce qui découle des
discours de ceux qui soutiennent l’existence d’une pluralité de mondes. Et les commentateurs
ont expliqué ses propos avec beaucoup de clarté. Il convient que tu entreprennes
méthodiquement cette voie que nous avons indiquée de nombreuses fois à propos des discours
sur la divinité, car elle est d’une grande utilité et on peut s’y appuyer dans l’ensemble de ces
questions. Ne pas en tenir compte est fortement préjudiciable. Sache, par ailleurs que la
nécessité contraint d’utiliser des mots de la physique et de la logique de manière univoque pour
des notions aussi subtiles, nobles et plus hautes que toute autre description, et différentes de tous
les existants naturels. Car si on cherche à créer d’autres termes et à instaurer des manières de
parler autres que celles en usage, on ne pourra pas trouver, pour de tels termes, de façons de
représenter les choses autres que celles qui s’accordent avec les sens. Comme la nécessité nous
contraint et impose des changements entre nous et les choses, nous nous contentons des mots
qui existent et nous nous obligeons à considérer en notre esprit que les notions divines que nous
invoquons par ces termes sont d’une nature plus noble et différente de tout ce que nous nous
imaginons et nous représentons.
Ainsi en est-il de ce que dit Platon dans son livre le Timée et d’autres livres sur la
question de l’âme et de l’intellect, à savoir qu’à chacun d’eux se rapporte un monde qui est autre
que le monde de l’autre et que ces mondes se suivent, l’un étant plus haut, et l’autre plus bas. Et
il a dit d’autres choses similaires. Il faut que nous nous représentions cela comme nous venons
de l’évoquer : à savoir qu’il désigne par le « monde de l’intellect » son domaine, et par le
« monde de l’âme » le sien, et non pas que l’intellect a un lieu, l’âme a un lieu, le Créateur a un
lieu, et que certains sont plus hauts et d'autres plus bas, comme pour tous les corps. Même les
débutants en philosophie refusent d’admettre ce genre de choses. Que dire de ceux qui y
excellent ? Il entend seulement par le plus haut et le plus bas l’excellence et l’honneur, non le
lieu comme surface. Et quand il évoque le terme de « monde de l’intellect », c'est au sens où on
parle de « monde de l’ignorance », « monde de la science » et « monde du suprasensible », au
sens où on désigne un domaine pour chacun d’eux.
Ainsi en est-il de ce qu’il dit à propos de l’émanation de l’âme sur la nature, et de
l’émanation de l’intellect sur l’âme, [108) à savoir qu’il entend l’émanation de l’intellect
comme manière d’aider l’âme à sauvegarder les formes universelles quand elle en perçoit les
parties séparément, à les séparer quand elle les perçoit unies, et à prendre ce que l’intellect lui a
promis de prendre des formes périssables et corruptibles. Il en est ainsi en général de l’aide que
l’intellect apporte à l’âme. Il entend par émanation de l’âme sur la nature ce qu’elle lui procure
en termes d’aide, ce qu’elle lui insuffle de désir, de ce qui lui fait du bien, et ce qui la fait
subsister comme le plaisir et la bonté à son égard, et d’autres choses similaires.
Et il entend par le retour de l’âme à son monde, (le retour) à son lieu (d’origine) comme
si elle désirait le repos une fois délivrée de sa prison, car tant qu’elle demeure dans le monde,
l’âme y est contrainte d’aider le corps naturel. Quand elle retourne à son essence, c’est comme
si elle était délivrée d’une prison malfaisante pour aller au lieu qui lui est approprié et qui lui
ressemble. C’est de cette manière que doivent être jugés tous les symboles que nous avons
mentionnés. Car ces notions, par leur subtilité et leur finesse interdisent d'être exprimées d’une
manière autre que celle par laquelle s’expriment le sage Platon et ceux qui ont suivi sa voie.
L’intellect, comme l’a expliqué le sage Aristote dans ses livres sur l’âme, ainsi qu’Alexandre

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d’Aphrodise, et d’autres parmi les philosophes, est la partie de l’âme la plus noble. Il est cette
partie de l’âme en acte, ce par quoi les choses divines sont apprises, et le Créateur connu ,
comme si l’intellect était parmi les êtres existants, l’être le plus proche de lui par sa noblesse, sa
bonté et sa pureté, dénué d’aucun lieu qui le détermine. L’âme le suit car elle est comme
l’intermédiaire entre l’intellect et la nature car elle est douée de sens, comme si elle était unie
par une de ses parties à l’intellect qui, lui, est uni au Créateur, comme nous l’avons dit. Et de
l’autre côté, elle est unie à la nature, et la nature la suit par l’existence et non par le lieu. Et c’est
selon cette voie et ce qui lui est semblable, mais que les mots peinent à traduire, qu’il importe
que tu saches ce que dit Platon dans ses discours, car chaque fois que l’on emprunte cette voie,
les doutes et les incertitudes, qui tendent à affirmer qu’il y a une opposition entre Aristote et
Platon, s’effacent. Ne vois-tu pas combien Aristote, lorsqu'il veut expliquer ce qu’il en est de
l’état de l’âme, de l’intellect et du divin, s’enhardit et discourt avec passion et parle par énigmes
et métaphores ?
[109] Ainsi en est-il dans son livre connu sous le titre La Théologie quand il dit :

« Il m’arrivait souvent de me retirer en moi-même et de délaisser mon corps, et je


demeurais telle une substance séparée sans corps. Et je restais à l’intérieur de mon essence et
revenais à elle. Je quittais toutes les choses hors de moi et je devenais le savoir, le savant et le su
tout ensemble. Et je voyais en mon essence le Bien et le Beau qui me laissaient émerveillé. Et je
comprenais à ce moment-là que j’étais une infime partie du monde noble et que j’étais un être
vivant et agissant. Et quand j’eus la certitude de cela, je m’élevai avec mon esprit de ce monde-ci
vers le monde divin, et je fus comme si j’étais suspendu à lui. Et à ce moment-là un éclat de
lumière divine et de splendeur brilla de telle façon que les langues ne peuvent le décrire, ni les
oreilles l’entendre. Lorsque cette lumière pénétra en moi et m’emplit tout à fait et lorsque je ne pus
plus la supporter, je descendis dans le monde de la pensée. Et quand je fus dans le monde de la
pensée, cette lumière me fut voilée par la pensée, et je me souvins à ce moment-là de mon frère
Héraclite quand il exigea de rechercher et d’étudier l’essence de l’âme noble en s’élevant au
monde de l’intellect ».

Ceci se trouve dans un long discours où il s’efforce d’expliquer ces notions subtiles, mais
l’intelligence naturelle l’empêche d’atteindre et d’éclairer ce qu’il a en lui.
Celui qui désire connaître ce qu’il indique là – sachant que c'est pour une bonne part
difficile et étrange, qu’il apprenne à voir avec les yeux de l’esprit ce que nous avons dit là-
dessus, et qu’il ne suive pas les mots d’aucune façon, sans doute saisira-t-il quelque chose de ce
qu’il désigne par ces symboles et ces énigmes. Car ils (Platon et Aristote) se sont engagés et
investis avec force dans cette voie, et de ceux qui les ont suivis jusqu’à nos jours, il en est qui
n’ont pas cherché à atteindre la vérité, mais ont cherché plutôt l’opposition partisane et la
recherche de griefs. Ils ont ainsi détourné et transformé le sens de ce qui a été dit, mais ils n'ont
pas pu tenir dans l’effort et le souci constant d’atteindre le dessein absolu de dévoiler et
d’éclairer le sens de cela. Quant à nous, avec toute la force que nous y avons mise, nous savons
que nous n’avons atteint qu’une infime partie de ce qu’il est car la chose en elle-même est ardue
et impossible à atteindre.

[110] XIIIème partie : Des vertus et des châtiments des vices

Les deux sages Platon et Aristote n’auraient apparemment pas adhéré à la question des
récompenses des vertus, de la rédemption et des châtiments des vices et n’y auraient pas
consenti. Aristote déclare lui-même que la récompense est nécessaire dans la nature. Il dit dans
sa Lettre à la mère d’Alexandre, quand cette dernière avait appris la nouvelle de la mort de son
fils, et après en avoir été fortement éprouvée, s’était laissée aller à son propre anéantissement :

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« Quant aux témoins de Dieu sur terre qui sont les âmes savantes, ils s’accordent à penser
qu'Alexandre est l’un des meilleurs des hommes du passé, et quant aux vestiges dignes d’éloges,
ils se sont imprimés dans les principaux lieux de la terre et dans les demeures les plus lointaines
des âmes entre Orient et Occident. Dieu n’accordera à personne ce qu’il a accordé à Alexandre,
sauf par choix et par élection ; et le meilleur c’est Dieu qui l’a choisi. Parmi les hommes vertueux,
il en est chez qui les signes de l’élection furent perçus, et d’autres chez qui ils restèrent cachés.
Alexandre est, parmi les anciens comme parmi ses contemporains celui chez qui les signes de
l’élection sont les plus remarquables. Il est le plus connu et le plus loué pour sa vie et le plus béni
dans l’au-delà. Ô mère d’Alexandre, si tu as de la tendresse pour Alexandre Le Grand, ne fais rien
qui t’éloigne de lui, et n’attire pas vers ton âme ce qui pourrait vous séparer l’un l’autre le jour de
la rencontre des élus bienheureux, et préserve tout ce qui pourrait te rapprocher de lui. La première
des choses à faire est qu’avec ton âme pure, tu fasses des offrandes dans le temple de Zeus ».

Et ceci, comme les propos qui suivent montre clairement qu’Aristote croyait que la
rémunération est chose nécessaire. Quant à Platon, il a inséré à la fin de son livre La Politique
l’histoire qui parle de l’éveil, de la résurrection, du jugement, de la justice, de la balance et de la
rémunération par la vertu ou le châtiment des bonnes et des mauvaises actions.

Conclusion

Celui qui examine attentivement ce que nous avons dit à propos des discours des deux
sages et qui ne s’obstine pas dans la contradiction systématique, il s’épargne des opinions
corrompues et des suppositions infondées, comme de commettre une faute qui pourrait faire
porter à ces hommes nobles des choses dont ils sont innocents et éloignés.
Nous concluons notre propos par ce que nous avons voulu montrer de l’harmonie entre
les opinions des deux sages Platon et Aristote. Louange à Dieu !

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