Vous êtes sur la page 1sur 30

« Problème » ou « mystère » du mal?

Author(s): Théodore Ruyssen


Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, T. 155 (1965), pp. 1-29
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41090125
Accessed: 06-05-2017 04:11 UTC

JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted
digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about
JSTOR, please contact support@jstor.org.

Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at
http://about.jstor.org/terms

Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to
Revue Philosophique de la France et de l'Étranger

This content downloaded from 132.204.3.57 on Sat, 06 May 2017 04:11:38 UTC
All use subject to http://about.jstor.org/terms
« Problème » ou « mystère » du mal?

Peut-il être question d'un « problème du mal »? On est tenté


de n'en point douter, à en juger par le nombre d'écrits philoso-
phiques qui portent précisément ce titre : « Le problème du
mal » ; quelques-uns sont récents et témoignent de la persistance
des préoccupations qui de tout temps ont obsédé les esprits ca-
pables de réflexion en présence d'un monde dans lequel la dou-
leur et le péché ne cessent de manifester leur mali aisance 1.
Cependant un écrivain de ce temps, dont la pensée, assez
mouvante, se distingue toujours par une perspicacité aiguë, Ga-
briel Marcel, conteste expressément au mal le caractère de « pro-
blème », et y aperçoit plutôt un « mystère ». « Le problème, écrit-il,
est quelque chose qu'on rencontre, qui barre la route. Il est tout
entier devant moi2. » Or une expérience quotidienne, qui n'est
pas seulement celle du savant, mais celle de tout observateur at-
tentif, me justifie à présumer que la route se prolonge au delà
de l'obstacle et que celui-ci pourra être levé ; chaque jour qui
passe révèle des conquêtes de la recherche scientifique sur le do-
maine de l'inconnu. Ces conquêtes réussissent parce qu'en se ré-
vélant l'inconnu apparaît de même nature que le connu. En
s'ajoutant au connu d'hier celui du moment présent enrichit
sans le modifier essentiellement ce monde objectif dans lequel je
m'oriente tant bien que mal par mes propres moyens, et surtout
avec le concours du savoir et du savoir-faire mis à mon service

par la société de mes semblables. Or, selon Gabriel Marcel, le


mal n'est pas seulement un aspect du monde des objets ; il est
avant tout mon mal, j'y suis engagé ; il n'est pas seulement de-

I. Sous le même titre, Le problème du mal : Emile Lasbax, 1919 ; R. P. A. D.


Sertillanges, 2 vol., 1949-195 1 ; Etienne Borne, i960. Sous un titre diffé-
rent : Jean Nabert, Essai sur le mal, 1955 ; Wladimir Jankelevitch, Le mal,
1947-
2. Du refus a l invocation, 1940, p. 94.

This content downloaded from 132.204.3.57 on Sat, 06 May 2017 04:11:38 UTC
All use subject to http://about.jstor.org/terms
2 REVUE PHILOSOPHIQUE

vant moi, mais en moi. Ce n'est pas à


comme dans le monde, ne puisse, ne do
vation, à comparaison, à induction ; m
siste l'irréductibilité du moi et du non
tion du mal ne soit exposée à une inévi
Cette distinction du problème et du
chir. Elle paraît avoir entre autres l'av
ler quelque peu l'extraordinaire divers
faites au sujet du mal les hommes de t
les lieux. A cet égard, nous disposons d
très instructif, le tome premier de l'ouv
indiqué en note, consacré à 1' « histoir
Il faut louer ce savant écrivain de n'avo
aux doctrines religieuses et philosophiq
le témoignage des moralistes et des poète
est appelé à souffrir ; sur le mal et sur l
chose à dire, même si ce quelque chose
ou d'admiration.
On répartit souvent les opinions relatives au mal et au bien
sous les simples rubriques : optimisme, pessimisme. Distinction
peu éclairante ; pessimisme et optimisme sont chacun également
une manière de rendre compte de la nature de ces deux aspects
de l'être et surtout d'en mesurer l'étendue respective dans le
monde ; ils ne sont pas seulement l'expression de l'humeur bi-
lieuse ou de l'état d'euphorie du philosophe, ils procèdent d'un
effort de l'intelligence, à laquelle nul ne peut contester qu'elle
ait son rôle à jouer en la matière ; si obscure que soit l'énigme,
il est toujours possible et utile de la cerner, d'en explorer les ap-
proches, de dénoncer les sophismes dont se leurre volontiers la
conscience, surtout quand elle souffre. Or, ce que la souffrance
exige avant tout effort de réflexion, c'est une réaction pratique.
« Au commencement était l'action », prononce Faust ; contre la
souffrance, la réaction élémentaire sera celle du réflexe, voire de
l'instinct ; plus tard pourra intervenir la réflexion intelligente sur
le mal, et même prolonger celui-ci sous forme de « ressentiment »
ou, s'il s'agit de mal moral, sous forme de « remords ». Ne pour-
rait-on, de ce point de vue, utilement distinguer les diverses
conceptions du mal selon qu'elles rejettent ou acceptent la com-
pétence de l'intelligence?

This content downloaded from 132.204.3.57 on Sat, 06 May 2017 04:11:38 UTC
All use subject to http://about.jstor.org/terms
TH. RUYSSEN. - « PROBLÈME » OU « MYSTÈRE » DU MAL? 3

On trouve dans les textes du Zend japonais bouddhiste cette


formule remarquable :

Si vous cherchez la simple vérité,


Ne vous occupez ni du bien, ni du mal.
Le conflit du bien et du mal
Est maladie de l'esprit 1.

Si nous remontons à la source bouddhiste elle-même, au Ser-


mon de Bénarès, nous voyons que le point de départ de la doc-
trine est la constatation pure et simple de la souffrance : « La
naissance est douleur. La vieillesse est douleur. La maladie est
douleur. La mort est douleur. L'union avec ce qu'on n'aime pas,
la séparation d'avec ce que l'on aime est douleur. » La source
commune de cette condition douloureuse est « la soif de l'exis-
tence » 2. Mais d'où provient cette soif, pourquoi est-elle cause de
souffrance? Le bouddhisme ne le recherche pas et se borne à
offrir à ses adeptes le refuge apaisant du nirvanah.
La même indifférence à l'égard des explications doctrinales
se manifeste dans la littérature védique, notamment dans les
Oufianischads. « O disciples, lisons-nous dans le Samyutta Nikâya,
ne pensez pas par des pensées comme le vulgaire les pense, se
demandant : le monde est-il ou n'est-il pas éternel? Est-il ou
n'est-il pas infini3? » Aucune littérature cependant n'exprime
avec une insistance plus pathétique la vanité de l'existence, le
caractère illusoire de la connaissance, et ce pessimisme est ag-
gravé par la croyance très générale à la transmigration des âmes
qui dépouille la mort elle-même de son pouvoir libérateur ; naître,
souffrir, mourir, renaître et recommencer à souffrir, accablante
perspective ; mais cette croyance ne se fonde ni sur une expé-
rience, ni sur un raisonnement. Aucune voie de salut, sinon de
se convaincre que la vie elle-même et ses cycles sont pure illu-
sion et de se réfugier en pensée dans l'insondable univers de
Brahma.
Or, il est à noter que le philosophe qui passe pour être le théo-
ricien le plus résolu du pessimisme, Schopenhauer, s'en tient
exactement au même point de vue que la pensée de l'Inde à la-

1 Cité par Arthur Koestler, in Le Lotus et le Robot, Paris, 1961, p. 281.


2. Cité par Sertillanges, op. cit., t. I, p. 48.
3. Cité par Sertillanges, t. II, p. 44.

This content downloaded from 132.204.3.57 on Sat, 06 May 2017 04:11:38 UTC
All use subject to http://about.jstor.org/terms
4 REVUE PHILOSOPHIQUE

quelle il doit sur ce point le plus clair


même de son système, manifestement
la dialectique de Hegel, excluait à l'ava
plication rationnelle du mal. Aucun p
radicalement l'intelligence et la volont
observable, le mal offre naturellement m
tellectuelle, mais, en tant que réalité v
volonté, disons mieux, au « vouloir- vivr
dable (grandios), dénué de toute finali
gétaux et chez les animaux, cet élan v
ou très obscurément conscient ; seul l'ho
de souffrir et de le savoir. Pourquoi
s'épanouit-il en mal plutôt qu'en bien?
de la volonté et de l'intelligence exclut
plication ; en revanche tout regard si
maine en révèle l'incurable misère ; à d
lectique, Schopenhauer s'est acharné, e
grandeur, à mettre en évidence les asp
mal de vivre.
Cependant la plupart des penseurs ne s'en tiennent pas à ce
constat irrité ou résigné de l'existence du mal ; ils cherchent à
comprendre ; les voies possibles de solution ne sont sans doute
pas tellement nombreuses ; pour s'en tenir à la pensée religieuse
ou philosophique de l'Occident, les essais d'explication semblent
se grouper en deux courants.
Le premier, celui de la pensée grecque, tend à découvrir
quelque lien intelligible entre le Bien et le Mal, voire à reconnaître
celui-ci comme un aspect du premier. Déjà Heraclite n'hésitait
pas à affirmer l'identité des contraires, ceux-ci pouvant se trans-
former les uns dans les autres. « Le froid devient chaud, le chaud
froid ; l'humide sec, le sec humide 1. » « Joignez ce qui est complet
et l'incomplet, la concorde et la discorde, l'accord et la disso-
nance : de toute chose une, et d'une toutes choses2. » Les dieux
ne s'y trompent pas : « Pour Dieu, tout est bon et juste ; ce sont
les hommes qui tiennent certaines choses pour justes et d'autres
pour injustes 3. » Comment ne voient-ils pas que bien et mal sont

i. Diels, Vorsokr., fragm. 126.


2. 10.

3. 102.

This content downloaded from 132.204.3.57 on Sat, 06 May 2017 04:11:38 UTC
All use subject to http://about.jstor.org/terms
TH. BUTSSEN. - « PROBLÈME » OU « MYSTÈRE » DU MAL? 5

tout un. « Les médecins taillent, brûlent, torturent de toute fa-


çon, faisant aux hommes un bien qui ressemble à une maladie 1. »
Selon les pythagoriciens, à l'origine des choses se trouvent la
Monade et la Dyade, Tune principe unitaire d'ordre et de per-
fection, l'autre principe de division et d'irrationalité. Cependant
la Monade et la Dyade sont foncièrement du même ordre, celui
du nombre, la Dyade provenant de la division ou du doublement
de la Monade.
La pensée de Platon à l'égard du mal est assez inconsistante ;
à première vue son système se présente comme un dualisme ri-
goureux ; l'Un-Bien étant le premier principe, est absolument
étranger au Mal : « Dieu est essentiellement bon et rien de ce
qui est bon n'est porté à nuire. » Mais prenons garde aux mo-
destes dimensions de ce dieu, simple génie bienveillant qui sème
dans le monde beauté et bonté, mais n'y règne pas souveraine-
ment ; ce dieu « n'est pas cause de toute chose, comme on le dit
communément..., il n'est cause que d'une petite partie de ce qui
arrive aux hommes... On doit n'attribuer les biens qu'à lui;
quant aux maux, il faut en chercher une autre cause que Dieu 2 ».
Cette cause serait la matière, élément de désordre. Or, dans Ti-
mée, œuvre tardive de Platon, se dessine une tout autre concep-
tion ; un mystérieux Démiurge apparaît, qui organise le monde
à l'image des Idées dont Dieu est le principe ; cet artiste ne dé-
daigne pas la matière, car si celle-ci est sans déterminations, elle
peut les recevoir toutes, elle est le « réceptacle » et la « matrice »
de tout ce qui naît 3 ; c'est sur elle que peuvent s'imprimer les
formes les plus parfaites ; elle contribue ainsi à sa manière à la
beauté et à la bonté du cosmos ; bien et mal sont ainsi complé-
mentaires plutôt que radicalement hétérogènes ; de là cette re-
marquable conclusion : « L'origine de ce monde est dans l'action
à la fois de la nécessité4 et de l'intelligence. Supérieure à la né-
cessité, l'intelligence lui persuada de diriger au bien la plupart
des choses qui naissaient, et c'est ainsi, parce que la nécessité se
laissa persuader aux conseils de la sagesse, que l'univers fut
d'abord formé 5. »

1. 58.
2. Rép. II, 379 B-C.
3- 49 A.
4. Autre nom, chez Platon, de la matière.
5- 48 A.

This content downloaded from 132.204.3.57 on Sat, 06 May 2017 04:11:38 UTC
All use subject to http://about.jstor.org/terms
6 REVUE PHILOSOPHIQUE

Cette solidarité du Bien et du Mal a été fortement accentuée


par Aristote grâce à sa puissante théorie de la forme et de la ma-
tière. Celle-ci sans doute est à l'origine du mal, mais elle ne Test
pas de manière positive, mais en tant que privation. La priva-
tion, supposant à la forme qui est le bien des êtres, a le caractère
d'un mal ; cependant, étant capacité de forme, la matière parti-
cipe au bien de la forme et Aristote ira jusqu'à dire : « la matière
est bonne en tant que « matrice » de la forme1 ». Ainsi, en un
sens, la matière est bonne, car sans elle la forme ne serait qu'une
abstraction étrangère au réel ; la matière s'offre toujours dispo-
nible pour les applications de la forme ; elle ne s'oppose pas à la
forme comme un contraire ; le contraire, c'est la privation, mais
celle-ci n'a aucune positività ; le mal, en tant que positif, est une
face de l'être lui-même.
Ces subtiles spéculations semblent n'avoir exercé aucun at-
trait sur l'École stoïcienne ; les fondateurs de celle-ci, qui sont
tous des asiates, échappent au prestige de l'idéalisme grec ; ils
semblent avoir subi bien plutôt l'influence des écoles médicales
et se font, à leur manière, des thérapeutes ; ils invitent l'homme
à prendre conscience de sa place dans la nature, à discerner dans
celle-ci les éléments qui échappent à son pouvoir et ceux dont il
est maître. Or s'il lui faut subir les nécessités naturelles, il lui ap-
partient de les juger, et cette liberté même est libératrice, car
elle transforme la révolte en acquiescement par le gouvernement
des passions. Cette attitude de consentement systématique ne va
d'ailleurs pas sans quelque présupposé métaphysique, mais à vrai
dire moins rationnel que sentimental, on pourrait presque dire
esthétique ; le stoïcien voit le monde comme un « macrocosme »
harmonieux, qui trouve sa réplique dans le « microcosme » hu-
main. Un parti pris d'optimisme forcené amène le sage à exalter
les perfections du cosmos et à en minimiser les aspects ténébreux.
On doit à cette école nombre des arguments traditionnels de l'opti-
misme, celui, par exemple, tiré des ombres nécessaires pour mettre
en relief les espaces lumineux d'un tableau ; et certains iront
jusqu'à clamer que le sage est heureux en toute circonstance,
que la douleur n'est qu'un mot. A peine est-il nécessaire d'ajou-
ter que, sur plus d'un point, l'épicurisme avoisine le stoïcisme?

i. Physique, I, 9, 192.

This content downloaded from 132.204.3.57 on Sat, 06 May 2017 04:11:38 UTC
All use subject to http://about.jstor.org/terms
TH. RUYSSEN. - « PROBLÈME » OU « MYSTÈRE » DU MAL? 7

Plotin, bien qu'il doive beaucoup aux stoïciens, rejette com-


plètement leur naturalisme et revient à la dialectique intellec-
tualiste de Platon ; il dépasse même celui-ci, car dans son sys-
tème le premier principe (hypostase) n'est pas le Bien, mais
l'Un, dont le Bien, comme l'Être lui-même, n'est qu'une des ex-
pressions. De l'Un procède, par une sorte de mystérieuse émana-
tion, la seconde hypostase, l'Intelligence, qui est vision de l'Un
et, par là même, connaissance de soi et des essences, c'est-à-dire
du monde intelligible. A son tour l'Intelligence engendre la troi-
sième hypostase, qui est l'Ame, vectrice du monde sensible, à la-
quelle les âmes individuelles, âmes des astres et âmes des êtres
vivants, sont consubstantielles. A cette triade d'hypostases s'ar-
rête la série des réalités divines où le mal ne pénètre pas. Une
quatrième hypostase est la Matière ; celle-ci ne procède pas des
précédentes, elle est à sa manière un absolu, l'absolu du néant ;
plus dépouillée que la matière aristotélicienne qui n'est jamais
totalement dénuée de quelque forme, la matière plotinienne est
complètement indéterminée, pure passivité, incapable de rece-
voir la forme et de la garder. C'est à ce titre qu'elle est le mal
par excellence, non pas simple imperfection, mais antithèse
radicale du Bien. Le monde sensible est mauvais en tant que
reflet de la matière ; aussi le salut de l'âme consiste-t-il en un
retour vers l'Intelligence et en la contemplation de l'ineffable
Unité.
Ces belles théories ne diffèrent qu'en apparence ; toutes re-
viennent à situer le Mal par rapport au Bien, à le comprendre en
tant qu'aspect ou complément du Bien, ainsi à le minimiser,
voire à le nier purement et simplement. Et l'on aperçoit d'em-
blée pourquoi elles laissent toutes l'esprit insatisfait : c'est que,
pour justifier le mal en raison, elles supposent un préalable ori-
ginel dont cette même raison ne saurait rendre compte. Poser le
Bien au principe des choses, c'est oublier que le Bien lui-même
fait problème et que l'identifier à l'Être n'est rien d'autre qu'éta-
blir entre ces deux termes une conjonction purement verbale,
expression d'une préférence affective, subjective, acte de foi, en
somme, qu'il est arbitraire de muer en évidence.
Ajoutons qu'en s'évertuant à intellectualiser le mal, les pen-
seurs grecs sont inévitablement amenés à en minimiser les as-
pects moraux ; « nul, affirmait Socrate, n'est méchant volontai-

This content downloaded from 132.204.3.57 on Sat, 06 May 2017 04:11:38 UTC
All use subject to http://about.jstor.org/terms
8 REVUE PHILOSOPHIQUE

rement1 » ; d'où il concluait très logiqu


une hygiène de l'âme analogue à celle
la médecine, la vertu peut s'enseigner.
C'est sur un plan totalement différen
hébraïque qui pénétrera et domine enc
L'incomparable originalité d'Israël n'es
monothéisme, car celui-ci s'affirme de m
certains textes sumériens et égyptiens 2,
long de la période proprement historiq
clamé avec une énergie et une constan
thème majeur des Psaumes et de la litté
dis que les maîtres de l'Olympe se part
cosmos, ciel, air, mer, enfers, et que des
sidaient aux grottes, aux fontaines, aux
sur la nature entière une toute puissan
lui disputer. Un texte entre cent autres :

L'Éternel règne, il est revêtu de maje


L'Éternel est revêtu, il est ceint de f
Aussi le monde est ferme, il ne chan
Ton trône est établi dès les temps an
Tu existes de toute éternité 3.

Or, à travers la littérature hébraïque,


de Iahvé évolue ; dans VExode, c'est u
loux », tour à tour impitoyable pour la
sanguinaire, ordonnant le massacre de
d'Egypte, prescrivant la guerre et en r
rations, y compris la destruction de pe
principal attribut est la toute-puissanc
rible figure s'attendrit ; dès le Lévitiqu
saints, car je suis saint, moi, l'Éternel,
ractère s'affirme à maint verset des Psaumes.
Israël n'a pas manqué de conclure de la sainteté de Dieu à
i. XÉNOPHON, Mémor., III, ix, 4; Platon, Apol., 25 c.
2. Voir notamment, sur le monothéisme en Egypte, Danie] Rops, Le roi
ivre de Dieu, éd. F.-X. Leroux.
3. Ps. XCXIII, 1-2 ; cf. entre autres tout le ps. XXII, 3-9, et tout le ps. CIV,
tableau détaillé et grandiose de la Création.
4. Ex. X, 3.
5. XXII, 4 ; LXXVII, t4 ; CXI, 9.

This content downloaded from 132.204.3.57 on Sat, 06 May 2017 04:11:38 UTC
All use subject to http://about.jstor.org/terms
TH. RUYSSEN. - « PROBLÈME » OU « MYSTÈRE » DU MAL? 9

son innocence totale en ce qui concerne le mal ; « Tu n'es pas un


Dieu qui prenne plaisir au mal1 » ; et dans maint psaume revient
ce refrain : « l'Éternel est bon et droit2 ». Mais si la responsabi-
lité du mal ne peut être imputée au Créateur, force est de la cher-
cher du côté de la créature. C'est à quoi se sont attachés aussi
bien les psalmistes que les prophètes avec un extraordinaire en-
têtement. On ne peut s'empêcher d'admirer l'humilité de ce
peuple « à la nuque raide », qui pousse la générosité jusqu'à s'ac-
cuser par la voix de ses maîtres temporels ou de ses nabis, pour
innocenter son Dieu ; s'il est écrasé par ses ennemis, s'il est ar-
raché à la montagne de Sion et exilé en masse sur les bords du
Tigre, c'est qu'il a été infidèle à la Loi sainte, qu'il a adoré des
idoles de bronze. Le crime d'impiété témoigne d'une corruption
collective ; d'où cet aveu tragique :

Tous sont égarés tous sont pervertis ;


II n'en est aucun qui fasse le bien,
Pas même un seul 3.

A la différence du grec, l'esprit d'Israël n'est nullement porté


vers la dialectique ; il est en revanche très sensible à l'inquiétude
morale, à l'horreur de la « souillure », au sentiment du péché4;
du mal radical qui corrompt le cœur de l'homme il ne se demande
pas quelle peut être la source première. Un scandale cependant
le frappe, celui de l'apparente inégale distribution des faveurs
de la Providence ; pourquoi la pluie tombe-t-elle également sur
le champ de l'impie et sur le jardin du juste? De ce doute sur la
perfection de la justice divine la plus émouvante expression se
trouve, comme on sait, dans le livre de Job. Job n'a « jamais
transgressé les ordres du Saint 5 » ; cependant il est accablé de

1. v, 5.
2. XXV, 5 et passim.
3- XIV, 3.
4. Signalons, sans pouvoir préciser davantage, la frappante similitude que
l'érudition moderne a réussi à reconnaître sur ce point, entre la mentalité hé-
braïque et celle des peuples du Proche-Orient, qui sont, comme Israël, de source
sémitique et dont il a très probablement subi l'influence. Qu'on se rapporte,
par exemple, à la pathétique confession babylonienne des péchés reproduite par
Ch.-Fr. Jean, Le péché chez les Babyloniens et les Mesopotamiens, Paris, 1925.
Cf. Ed. Dhorme, La littérature babylonienne et assyrienne, Paris, 1937, eh. vi.
5. VI, 10.

This content downloaded from 132.204.3.57 on Sat, 06 May 2017 04:11:38 UTC
All use subject to http://about.jstor.org/terms
io REVUE PHILOSOPHIQUE

misères, physiques et morales ; ce n'es


celles-ci qu'il proteste : seulement il vou

Je dis à Dieu : ne me condamne pas ;


Fais-moi savoir pourquoi tu me prend

Or, à la supplication du juste désespéré,


ché, l'Éternel se borne à opposer le gra
puissance :

Prétends-tu sonder les pensées de Dieu,


Parvenir à la connaissance parfaite du Tout-Puissant 2?

En conclusion, de cette puissance l'Éternel étale aux yeux


de Job deux exemples écrasants : qui donc, sinon Dieu, a créé
l'hippopotame et le crocodile3?
Job s'humilie :

Oui, j'ai parlé sans les comprendre


Des merveilles qui me dépassent et que je ne conçois pas...
C'est pourquoi je me condamne et me repens
Sur la poussière et sur la cendre4.

Ainsi la question reste sans réponse, le mystère s'épaissit ;


d'étrange manière la Bible rejoint la fable : la raison du plus
fort est toujours la meilleure.
Cependant l'Ancien Testament offrait à la spéculation un
thème d'une tout autre portée ; la Genèse attribuait expressé-
ment l'origine du mal à la désobéissance du premier couple hu-
main coupable d'avoir, en affront à une interdiction formelle du
Créateur, goûté au fruit de l'arbre de la connaissance du bien et
du mal5. Or on constate avec surprise que de ce texte capital,
aucune mention n'est faite dans un quelconque des écrits classés
à la suite de la Genèse dans le Canon de l'Ancien Testament ;
peut-être n'y a-t-il été admis que tardivement, alors que la doc-
trine de la corruption naturelle de la créature avait été déjà so-
lidement établie par les psalmist es et les prophètes. Remarquons

1. X, 2.
2. XI, 7.
3. XL et XLI.
4. XLII, 3-6.
5. II, 17; III, 1-17.

This content downloaded from 132.204.3.57 on Sat, 06 May 2017 04:11:38 UTC
All use subject to http://about.jstor.org/terms
TH. RUYSSEN. - « PROBLÈME » OU « MYSTÈRE » DU MAL? n

que Jésus, qui connaissait à fond l'Écriture sainte, ne fait pas


la moindre allusion au mythe du péché originel ; le péché est à
ses yeux un accident personnel, une souillure dont on peut se
laver par un acte d'humble contrition. C'est évidemment saint
Paul qui a rendu vie à ce vieux thème oublié et lui a conféré une
ampleur extraordinaire, au point d'en faire toute la base de sa
« Christologie », laquelle définit le Christ comme le « Second
Adam ». De même que le mal a été introduit dans le monde par
la désobéissance du père de tous les hommes, de même les effets
de cette faute seront effacés par l'obéissance du Fils qui accepte
de payer de son sang le salut de l'espèce humaine.
Or, ce qui fait à la fois la grandeur et la faiblesse du système
paulinien, c'est que l'Apôtre des Gentils, rompant avec le plan
de l'allégorie ou du mythe, se place résolument sur celui de l'his-
toire. Paul, qui n'a jamais rencontré Jésus, croit fermement non
seulement à son apparition sur terre, mais à sa résurrection. Hic
et nunc, en un point précis de l'espace et en un moment déter-
miné du temps, un acte rédempteur a réconcilié l'homme pécheur
avec Dieu. Par suite d'une récurrence inévitable, le récit de la
Genèse émerge de la zone du mythe pour s'installer dans la série
des événements humains. Or, cette audacieuse transmutation,
bientôt admise comme un des dogmes fondamentaux de la
croyance chrétienne, a exercé sur le développement de la culture
du monde occidental une influence dont il est difficile de mesurer
l'importance ; elle a profondément marqué la pensée philoso-
phique, la vie morale, l'art, parfois même la politique. On peut,
selon les préférences subjectives de chacun, estimer cette in-
fluence bienfaisante ou néfaste ; il est en tout cas évident que
l'immixtion directe de la transcendance dans l'histoire expose
dangereusement la doctrine aux assauts de la critique histo-
rique.
Ainsi, tandis que l'esprit grec, épris d'abstractions, présume
une relation intelligible entre le bien et le mal, celui d'Israël, at-
taché au concret, aperçoit le mal comme un événement, une in-
sertion dans la trame de l'histoire. Aussi s'inquiète-t-il moins de
la nature du mal, que de son origine, de l'agent qui l'a introduit
dans le monde des vivants. Or, ce monde n'est pas éternel, il est
l'œuvre d'une volonté ; il a été créé par un Dieu à la fois omni-
potent et « saint ». « Au commencement, Dieu créa le ciel et la

This content downloaded from 132.204.3.57 on Sat, 06 May 2017 04:11:38 UTC
All use subject to http://about.jstor.org/terms
12 REVUE PHILOSOPHIQUE

terre1 » et ce monde ne pouvait être q


ce qu'il avait fait ; et, voici, cela était très
la responsabilité du mal doit être rejeté
Saint Paul n'hésite pas à l'attribuer tout en
humain.
Mais, à cet égard, pèse sur la dogmatique chrétienne une
lourde équivoque que la théologie n'a jamais réussi à dissiper.
Selon le récit de la Genèse, ni Ève ni Adam n'ont assumé l'ini-
tiative première du péché ; ils y ont été induits par le serpent,
« le plus rusé des animaux des champs 3 ». Ainsi surgit de manière
subreptice une sorte de second dieu, 1' « adversaire », capable de
faire échec au plan de la Providence. Il n'est peut-être pas une
seule mythologie qui n'offre quelque échantillon de ce dualisme
oppositionnel, et le Satan hébraïque pourrait bien n'être qu'un
emprunt au mythe babylonien qui oppose violemment la dia-
blesse Tiamat, souveraine de la mer, au Dieu du ciel, Mardouk4.
L'esprit d'Israël ne paraît pas s'être ému de ce dualisme ; Satan
apparaît même parfois comme l'agent de Iahvé, notamment au-
près de Job. Mais le scandale de l'affrontement de deux divinités
hostiles devint flagrant quand la mystique chrétienne se trouva
d'étrange façon associée à la logique grecque. Ce sont probable-
ment les gnostiques qui ont sonné l'alarme : quelle peut être
l'origine de ce démon qui a réussi à introduire le désordre dans
l'œuvre d'un artiste parfait? C'est Tertullien qui semble avoir
improvisé la solution ; certains anges, abusant de la liberté que
Dieu leur avait concédée, se seraient révoltés contre le Créateur
qui les a punis en les abandonnant à leur perdition ; ils sont
« déchus ». On pensait ainsi comprendre la chute du premier
homme en transférant le mythe du péché d'Adam cette fois hors
de l'histoire, dans on ne sait quelle transcendance intemporelle ;
on expliquait obscurum per obscurius ; équivoque qui pèse encore
lourdement sur la théologie chrétienne.

i. Genèse, I, i.
2. I, 31.
3. III, 1.
4. Cf. R. Labat, Le poème babylonien de la création, Paris, p. 52-56, et
Ed. Dhorme, Les religions de Babylonie et d'Assyrie, Paris, 1945, p. 304 sq. Sur
Satan en général, abondante documentation dans Satan (Études carmélitaines),
Paris, 1948, notamment p. 36 sq.

This content downloaded from 132.204.3.57 on Sat, 06 May 2017 04:11:38 UTC
All use subject to http://about.jstor.org/terms
TH. RUYSSEN. - « PROBLÈME » OU « MYSTÈRE » DU MAL? 13

En bref, le génie grec tend à absorber l'ombre du mal dans


la splendeur du bien, en un cosmos que le devenir n'altère pas ;
il incline à l'optimisme. C'est au contraire la préoccupation du
devenir qui tourmente la pensée judéo-chrétienne ; avenir d'Israël
chez les Juifs, destinée personnelle de l'âme chez les penseurs
chrétiens. Pour ces derniers le monde n'est pas un tableau que
le touriste de passage dans un musée peut contempler avec un
certain désintéressement, mais une scène où se joue un drame
dont l'homme est à la fois acteur et spectateur.
Or, au déclin du monde antique, ces deux modes de penser
se sont rencontrés, affrontés, enfin tant mal que bien associés.
De ce mariage sont issus à l'égard du mystère du mal nombre
de variations subtiles dans le détail desquelles nous ne saurions
entrer ici. Retenons seulement que, dans l'ensemble, c'est l'in-
fluence chrétienne qui l'a emporté ; il fallait à la fois disculper
Dieu de la responsabilité du mal et maintenir chez la créature
la confiance en la possibilité du salut. On peut même assurer que
la Philosophie du Progrès, qui devait, au xvine siècle, s'offrir
comme compensation des espérances chrétiennes dangereusement
ébranlées, n'est au fond qu'un essai de traduction laïque de la
Cité de Dieu.
Pourquoi ces systèmes si divers nous paraissent-ils avoir
échoué dans leurs tentatives d'explication du mal? C'est, pen-
sons-nous, qu'ils n'étaient pas en mesure de pénétrer les condi-
tions élémentaires de la souffrance et du péché. Sans doute les
inventeurs de ces ingénieuses théories avaient quelque expé-
rience du mal ; ils avaient souffert, ou vu souffrir, de la maladie,
de la misère, de l'injustice, des calamités naturelles, mais c'était
une expérience superficielle ; ils ne savaient rien des obscures
conditions de la vie cellulaire, des perfides interventions de la
subconscience, des redoutables émergences de l'inconscient.
Les sages, juifs ou chrétiens, qui avaient soupçonné une liaison
entre le mal et l'écoulement du temps, apportaient à la philo-
sophie une intuition féconde ; mais leur sagesse tournait court
parce qu'ils n'avaient de l'histoire humaine qu'une connais-
sance très limitée tant dans le temps que dans l'espace ; ils ne
savaient rien de l'antiquité de l'humanité, de ses origines ani-
males, de la lente gestation de l'industrie, de la civilisation, de
la culture. C'est de nos jours seulement qu'a commencé l'explo-

This content downloaded from 132.204.3.57 on Sat, 06 May 2017 04:11:38 UTC
All use subject to http://about.jstor.org/terms
i4 REVUE PHILOSOPHIQUE

ration de ces terrae incognitae ; cepen


sont déjà remarquables ; quel profit
*

II n'y a pas lieu d'étendre notre enquê


du monde inanimé, où nous ne relevons t
de péché ; en matière de mal comme de
a compétence.
Qu'est donc le mal du point de vue d
faut bien ici constater la déplorable pau
çaise héritée du latin ; l'allemand, qui ne
schlecht ou böse, l'anglais qui distingue
placés pour discerner sans autre épithète
de la chair blessée, et le mal moral, con
Avant d'insister sur ces différents a
geons la conscience dans son activité élém
de conscience » n'est mystérieux pour
ici d'une « théorie », mais d'une réalité
n'y a conscience que dans le changeme
cesse renouvelé du même à l'autre, du clair à l'obscur, du chaud
au froid, du doux à l'amer, etc.
Ces oppositions n'ont souvent pour la conscience qu'une va-
leur indicative, elles signalent seulement le sens dans lequel il
convient d'agir ou de s'abstenir dans une circonstance donnée.
Mais bien souvent aussi l'opposition représentative se double
d'une opposition affective qui lui confère une valeur plus déci-
sive, celle de la douleur et du plaisir. Un surcroît de qualité vient
ainsi en quelque sorte étoffer la signification élémentaire de la
sensation et en augmente considérablement l'intérêt.
Quel intérêt? Évidemment celui de la vie même qui a non
seulement ses tendances propres, mais ses exigences fondamen-
tales. Or, il apparaît que, sous cet aspect, le mal et le bien sont
étroitement solidaires et que le mal est l'auxiliaire du bien.
Charles Richet comparait la douleur physique à une sentinelle
postée aux abords de l'action et chargée de crier « gare » aux chas-
seurs de sensations fortes ; la faim et la soif avertissent que l'or-
ganisme a besoin d'être ravitaillé, la brûlure révèle à l'enfant le
danger de jouer avec le feu.
Les avocats du finalisme n'ont pas manqué de tirer parti de

This content downloaded from 132.204.3.57 on Sat, 06 May 2017 04:11:38 UTC
All use subject to http://about.jstor.org/terms
TH. RUTSSEN. - « PROBLÈME » OU « MYSTÈRE » DU MAL? 15

ces avertissements de la « bonne nature » au delà de laquelle l'es-


prit religieux croit reconnaître Faction d'une « Providence » ;
mais à ces conceptions les adversaires du finalisme opposent avec
succès les cas trop nombreux où se trouvent en défaut les dé-
fenses naturelles de l'organisme vivant ; on peut mourir d'as-
phyxie avant de s'apercevoir que l'atmosphère ambiante est vi-
ciée, et chacun sait aujourd'hui que les plus redoutables mala-
dies du temps présent, la tuberculose, le cancer, la leucémie, la
poliomyélite s'installent profondément sans crier gare dans l'édi-
fice cellulaire. Les progrès spectaculaires de la médecine contem-
poraine ne consistent pas seulement dans l'invention de remèdes
nouveaux tels que la pénicilline, mais dans la découverte de pro-
cédés exploratoires, analyse du sang, de l'urine, radiographie,
etc., qui permettent de faire face à l'hypocrisie de la nature
laissée à elle-même.
D'autre part, la plus banale observation révèle que le plaisir
d'un moment, s'il est généralement l'indice d'une bonne santé,
est parfois payé de malaises, voire de maux graves ; un mora-
liste désabusé a pu écrire : la vie serait tolerable s'il n'y avait les
plaisirs.
Il nous faut donc creuser plus avant pour entrevoir la signi-
fication du mal dans le déroulement de la vie.
Qu'est-ce donc que la vie? Jean Rostand définit le vivant :
« quelque chose qui assimile, qui s'accroît aux dépens du milieu
externe, qui se reproduit ». Définition abstraite, schématique,
qu'il convient de préciser en ajoutant : « qui naît de vivants sem-
blables à lui et qui est appelé à mourir » ; car si les biologistes
ont pu soutenir, à la suite de certaines expériences, que la cel-
lule mise dans certaines conditions de milieu est proprement
« immortelle », ce cas-limite n'a pour nous qu'un intérêt théo-
rique ; pratiquement, seule nous intéresse notre propre vie
d'abord, puis cette prodigieuse variété de végétaux et d'animaux
qui, si différentes qu'en soit la constitution individuelle ou ra-
ciale, ont pour commune condition d'être issus de vivants sem-
blables à eux-mêmes et d'être voués comme nous-mêmes à une
fin plus ou moins lointaine.
Ainsi, la vie vient exclusivement de la vie ; c'est dire que les
efforts multipliés depuis des siècles par d'innombrables cher-
cheurs pour déceler le passage de la matière inerte à l'activité vi-

This content downloaded from 132.204.3.57 on Sat, 06 May 2017 04:11:38 UTC
All use subject to http://about.jstor.org/terms
1 6 REVUE PHILOSOPHIQUE

vante sont demeurés vains ; on a pu toutef


monde végétal ou animal provoquer des «
les lois établies au siècle dernier par un o
témoignent encore d'une remarquable sta
penser que l'évolution des espèces vivant
conteste plus la réalité, est le résultat de m
voquées, mais spontanées.
« Spontanéité », tel est encore le caractèr
faut ajouter à la définition de Rostand.
de se demander si une sorte de spontanéi
jusque dans la matière en apparence inert
fiants de la physique moléculaire semble
vement ébranlé la théorie classique du dé
valable pour les phénomènes macroscopi
suffit plus à rendre compte des phénomè
tit, que peuvent seules expliquer de simpl
au point que Heisenberg a pa écrire récem
primer la divergence entre la physique con
sique d'autrefois par ce qu'on appelle la r
tion1. » La matière serait-elle susceptible
tanées? Laissons la parole aux physiciens
les savants qui se spécialisent dans l'étud
soas ses différents aspects, et d'abord les
enseignent-ils2?
Qu'il y a quelque deux milliards d'anné
sur la terre, probablement sous la forme
d'où émergeait celle-ci? peut-être d'une «
peut-être d'une « création », hypothèses
vérifiables. Toujours est-il que de ces élé
issues des formes de vie de plus en plus c
pose dans ces éléments une puissance de v
de ces variations l'accord est encore loin d'être établi entre les
biologistes; les « caractères acquis » sont-ils susceptibles d'être
fixés par une hérédité définitive, on en discute encore ; la subs-

i. W. Heisenberg, La nature dans la physique contemporaine, trad, de l'al-


lemand par U. Karvelis et A.-E. Leroy, Paris, 1962, p. 47.
2. Nous empruntons quelques-unes des observations qu on va lire aux beaux
articles du Dr Escoffier-Lambiotte publiés dans le Monde et réédités par ce
journal en une brochure : Médecine et biologie au temps des molécules, 1962. Pour
plus de détails, voir Max Aron, Problèmes de la vie, Paris, Calmann-Lévy, 1958.

This content downloaded from 132.204.3.57 on Sat, 06 May 2017 04:11:38 UTC
All use subject to http://about.jstor.org/terms
TH. RUYSSEN. - « PROBLÈME » OU « MYSTÈRE » DU MAL? 17

tance germinative est-elle en soi immuable? La « sélection natu-


relle » est-elle un facteur essentiel de révolution des espèces, ou
un facteur secondaire? Quoi qu'on puisse penser de ces théories,
une évidence s'impose quand on étudie à travers les couches géo-
logiques révolution de la vie, à savoir que celle-ci comporte des
succès et des échecs, que des « monstres » sont apparus à côté
d'individus conformes à un certain type moyen, que des espèces
ont disparu, qui probablement ne demandaient qu'à vivre ; de
sorte que si l'on admet ce qui n'est peut-être qu'un préjugé -
mais combien irrésistible ! - que la substance organique est su-
périeure à la matière inerte, et la vie meilleure que la mort, force
est de reconnaître que dans l'histoire des espèces, bien avant les
premières guerres tribales, une petite minorité de cellules végé-
tales ou animales a réussi à vivre et à procréer. On peut mesurer
par des chiffres l'énormité du déchet qui affecte la descendance
d'un couple mâle-femelle. « En douze ans, note M. Aron, la gre-
nouille verte pond 120 000 œufs, alors que ne survivront que 2
de ses descendants. Pour que soit assuré le maintien de l'espèce...,
il faut, entre autres exemples, que la Truite ponde par an
4000 œufs, l'Anguille, 1 million, l'Esturgeon..., 4 millions,
l'Huître de Virginie, 60 millions1. » Ainsi, avec la mort, condi-
tion inséparable de la vie, la douleur, le mal sont déjà présents
dès l'époque des terrains secondaires.
Arrivons au présent et suivons le biologiste dans son labo-
ratoire ; le microscope électronique, au cours des vingt années, a
permis de réaliser, dans l'exploration de la cellule, des progrès
spectaculaires. Or, de l'examen de ces découvertes semblent se
dégager deux observations contradictoires. D'une part la vie
cellulaire obéit à certaines lois aussi rigides que celles qui ré-
gissent la substance matérielle. C'est ainsi que le nombre des
chromosomes (gènes) est rigoureusement constant dans une es-
pèce donnée, mais varie d'une espèce à l'autre ; ce nombre est
de 48 chez l'homme, de 40 pour le rat, de 26 pour la grenouille,
de 4 pour l'ascaris2. Or, les gènes, chez la femme comme chez

1. M. Aron, op. cit., p. 218. Une autre constance très remarquable se mani-
feste dans la prolifération de la cellule ; une cellule nouvelle provient toujours
de la bipartition de la cellule-mère ; de la cellule du protozoaire à celle d'un cer-
veau humain on ne connaît pas une seule exception à cette règle. Ibid., p. 125-
127 et fig. 8.
2. Ibid., p. 226.
tome CLV. - 1965 2

This content downloaded from 132.204.3.57 on Sat, 06 May 2017 04:11:38 UTC
All use subject to http://about.jstor.org/terms
i8 REVUE PHILOSOPHIQUE

l'homme, étant au nombre de quelques


leurs caractères propres, il en résulte que d
engendrer quelque 250 trillions d'enfant
tutions génétiques différentes ; chacun
conque des 250 trillions de descendants
couple humain. « Aussi, écrit Jean Rost
que jamais sur terre ne se formera deux
chaque homme est unique1. » Ce qui laiss
la prépondérance des attributs communs
tion de l'individu humain, toutes les variat
possibles, y compris les pires comme les pl
Aussi bien n'est-il guère de jour où une s
démontre que la vie oscille sans répit ent
« A l'heure actuelle, écrit le Dr Escoffier-Lambiotte, dix mille
anormaux naissent chaque année dans notre pays2 et c'est à
plus de cinq cent mille qu'il faut évaluer le nombre des débiles
mentaux3. » Or, la biologie arrive aujourd'hui à identifier la
cause la plus fréquente de ces « monstruosités » qu'il faut cher-
cher jusque dans les circonstances premières de la génération,
c'est-à-dire dans certaines « anomalies » de la constitution de la
cellule ; certaines de ces anomalies sont dues à un « défaut chi-
mique, parfois infime, présenté par les chromosomes », d'autres,
par exemple le redoutable mongolisme, sont dues « à la présence
d'un chromosome excédentaire dans toutes les cellules, résultant
d'une erreur de répartition au moment de l'union des cellules
reproductrices mâle et femelle4 ». Enfin nombre de biologistes
attribuent la formation du cancer à une « prolifération cellulaire
anarchique6 ». Anomalie, erreur, anarchie, sous la plume de sa-
vants en quête de constances explicatives, ces termes sont étran-
gement significatifs et nous amènent à soupçonner au cœur
même de la vie un perpétuel et confus affrontement de la léga-
lité et de l'indétermination, de l'ordre et du désordre.
Ainsi, durant quelque vingt millions de siècles, 1' « élan vi-
tal », pour reprendre le terme adopté par Bergson, a poursuivi

I. La vie, cette aventure, Paris, La Table ronde, 1953, p. 85.


2. Sur environ 800 000 naissances.
3. Op. cit., p. 12.
4. P. 12-13.
5- P. 8.

This content downloaded from 132.204.3.57 on Sat, 06 May 2017 04:11:38 UTC
All use subject to http://about.jstor.org/terms
TH. RUYSSEN. - « PROBLÈME » OU « MYSTÈRE » DU MAL? 19

son expansion selon des aspects divergents, répétition constante


d'une part, innovation débordante de l'autre. La répétition sa-
tisfait le savant, l'innovation enchante le poète, et tous deux
ont raison. Ou plutôt la prétention à déterminer ce qu'il y avait
de bien ou de mal dans ces variations est prématurée ; car, à
l'âge tertiaire, l'intelligence qui aurait pu ouvrir le débat n'exis-
tait pas encore. « Au commencement, affirme un texte célèbre,
était le Verbe » ; ne nous laissons pas étourdir par cet éclatant
écho du platonisme ; car, au temps des iguanodons, personne en-
core ne parlait.

* *

La capacité de signification et l'


chez les animaux supérieurs, mai
mitée ; elles ne s'épanouissent vér
piens, apparu, semble-t-il, il y a en
riode relativement brève comparée
A quoi il convient d'ajouter que
l'intelligence humaine n'a été pos
l'écriture, c'est-à-dire depuis mo
chances de l'intellectualisation de
sement accrues par l'invention d
de cinq siècles.
La promotion de la vie organique à l'activité mentale est en-
tourée d'un mystère aussi impénétrable que l'origine de la vie
elle-même ; l'innovation consiste en l'apparition de la conscience,
c'est-à-dire non seulement dans l'aperception des impressions
que l'organisme reçoit à tout instant de son contact avec la ma-
tière ambiante, mais dans l'aperception de soi-même ; comme corps
d'abord, puis comme témoin intérieur, en même temps que
comme agent capable de réaction à l'égard des impressions reçues.
Cette puissance de réaction spontanée n'est d'ailleurs pas le pri-
vilège de l'homo sapiens, elle se manifeste dès la vie végétale et
plus encore chez les animaux supérieurs. La différence, et elle
est capitale, est que la réaction humaine n'affecte pas seulement
la forme du réflexe immédiat, mais celle de la réponse différée.
Nous touchons certainement ici au nœud vital du problème du
bien et du mal. Munie d'une mémoire capable de retenir des sou-

This content downloaded from 132.204.3.57 on Sat, 06 May 2017 04:11:38 UTC
All use subject to http://about.jstor.org/terms
ao REVUE PHILOSOPHIQUE

venirs échelonnés dans un passé plus ou m


d'une imagination dont le propre est de
chain et son prolongement en heures, e
années dont le terme inévitable et prév
cience humaine est condamnée à affronter incessamment Yam-

biguïté du temps. De quoi l'instant immédiatement à venir


sera-t-il fait? Il dépend dans une large mesure de la pression que
le non moi, Vautre, exerce constamment sur le moi, mr.is aussi
des réactions de ce moi. Ici encore accordons au déterminisme
toute la pesanteur qu'on voudra; la plupart de nos gestes sont
affaire d'habitude ; nos pensées, répétition de coutumes verbales ;
mais l'habitude, qui a dégagé le geste du réflexe, l'a organisé,
fixé, est déjà œuvre de spontanéité ; il en est de même de l'ac-
ceptation d'une tradition mentale, d'une croyance familiale, so-
ciale. Ainsi l'individu conscient peut toujours hésiter, ne fût-ce
qu'un instant, dans l'exercice d'une habitude, dans la mise en
question d'une croyance, et c'est cette suspension du jugement,
cette èpoche, entraînant un ajournement plus ou moins prolongé
de l'action pratique ou de la décision intellectuelle, qui rend pos-
sible, voire inévitable pour la conscience l'option entre des fins
diverses, voire opposées, donc inégalement attirantes. Ne crai-
gnons pas d'affirmer que le mystère connexe du mal et du bien
est intimement solidaire du mystère du temps. C'est l'insertion
de la nécessité du choix dans l'enchaînement spontané des états
de conscience qui ouvre la porte à l'erreur, à l'échec, à la faute.
Bref, au point de départ de l'alternative Mal-Bien s'affirme la li-
berté de la personne humaine ; à cet égard le mythe du « péché
originel », dans la naïveté de son expression biblique, revêt une
émouvante signification.
Il importe de préciser que, des trois dimensions du temps,
passé, présent, futur, c'est de beaucoup la dernière qui joue le
principal rôle ; le souvenir d'une rage de dents n'a rien de vrai-
ment pénible, presque au contraire ; celui d'une belle fête n'en
est plus qu'un très pâle reflet. Celui de la faute est autrement pe-
sant, il peut devenir écrasant ; mais, à vrai dire, ce n'est pas le
souvenir en tant que tel d'un acte ou d'un manquement passés
qui tourmente le coupable, mais bien plutôt le sentiment d'en
conserver dans le présent une flétrissure irréparable ; telle la
tache de sang sur les mains de Lady Macbeth. En instituant la

This content downloaded from 132.204.3.57 on Sat, 06 May 2017 04:11:38 UTC
All use subject to http://about.jstor.org/terms
TH. RUYSSEN. - « PROBLÈME » OU « MYSTÈRE » DU MAL? 21

confession des péchés et le rite de l'absolution, l'Église catho-


lique n'avait pas sans doute en vue de combattre l'effet dépri
mant du remords, mais de rendre au pécheur sa chance de « sa
lut éternel » ; cependant l'avantage psychologique de cette cur
morale ne peut être sous-estimé ; la vieille médecine recomman
dait une purge annuelle, de préférence au printemps ; l'Église,
de même prescrit en vue de la communion pascale, une « confes-
sion générale » couvrant toute l'année écoulée. Ainsi, libérée de
chaînes du passé, la conscience peut se tourner allègrement ver
des tâches nouvelles.
Quant à l'avenir, on peut dire que la perspective du bien
comme du mal a généralement pour effet de les accroître en co-
lorant en clair ou en noir le présent lui-même ; l'attente d'un
plaisir ardemment désiré et promis est déjà une joie ; un heureux
mariage est souvent précédé de fiançailles meilleures encore ;
l'espérance colore l'avenir de feux qui ne brilleront peut-être
jamais.
Plus saisissante encore est l'incidence de la prévision du mal
à venir sur l'affectivité du présent. Un homme de moyen cou-
rage peut assez aisément affronter une épreuve qu'il sait devoir
être brève, telle l'extraction d'une dent cariée sans anesthésie ;
c'est l'appréhension de la continuité de la douleur qui en redouble
l'atrocité ; quand s'annonce une épreuve dont la durée est in-
certaine, maladie, accouchement, crise de folie, passion déchi-
rante, un souci aggrave la peine actuelle : quand cela va-t-il
finir? Il en est de même d'une menace collective, guerre, révolu-
tion, épidémie, séisme, tempête, saison anormalement rigou-
reuse ; combien de temps, gémissent les victimes, durera ce
malheur? Alors se succèdent dans les consciences ces émotions
déchirantes qui usent rapidement les énergies, peur, terreur,
anxiété, angoisse dont le fatal crescendo aboutit au désespoir
gravé par Dante au fronton de son Inferno, mal radical, irrémé-
diable, pourvoyeur habituel du suicide.
Ainsi l'espérance, à laquelle Péguy a consacré des pages
émouvantes, est la force vitale qui fait que l'homme de douleur
relève la tête quand est passé le plus fort de l'ouragan ; elle fait
front à l'accablement des pusillanimes qui se croient les vic-
times vaincues d'avance d'ennemis obscurs, guignon, malchance,
fatalité ; mais force est de convenir qu'il est plus facile de criti-

This content downloaded from 132.204.3.57 on Sat, 06 May 2017 04:11:38 UTC
All use subject to http://about.jstor.org/terms
22 REVUE PHILOSOPHIQUE

quer l'inertie des âmes faibles que de la


teurs, car si les échecs ne sont inscrits d'avance dans aucun
« destin », les déficiences individuelles du vouloir-vivre ne sont
que trop réelles et médiocrement amendables.

***

Noas sommes amené par cette remarque à signaler un autre


aspect capital du mystère Mal-Bien, nous voulons dire l'extrême
diversité des tempéraments et des caractères ; remarque qui, à
vrai dire, rejoint et complète les observations que nous avons
empruntées aux biologistes sur l'indétermination au moins par-
tielle des processus de la vie et sur les variations qui se multi-
plient au cours de l'évolution. Si d'un même couple humain
peuvent naître environ 250 trillions de descendants différents, il
est à prévoir que les enfants qui seront issus de cette sorte de ti-
rage au sort pourront présenter toutes les capacités possibles de
vices et de vertus ; si les monstres, voire les simples anomalies,
sont rares, environ une pour quatre-vingts naissances dans la
France de nos jours, chacun sait combien peuvent différer les en-
fants d'un même couple ; différences qui n'affectent pas seulement
les aptitudes physiques et intellectuelles, mais la docilité ou la ré-
sistance à l'égard des disciplines familiales, scolaires et sociales.
Inutile d'aller chercher plus loin la principale source des conflits
qui opposent les individus au sein d'un même groupe social.
Est-il la peine d'ajouter qu'à ces différenciations, sources de
différends, s'ajoutent les incohérences propres à toute personne
humaine et que la complexité croissante de la civilisation mo-
derne ne peut qu'accentuer dangereusement. Saint Paul se plaint
de trouver « deux hommes » en lui, celui de la chair et celui de
l'esprit. Une psychologie plus avertie nous révèle que la condi-
tion humaine est autrement tragique. La personnalité varie ses
attitudes selon les milieux dans lesquels elle est appelée à s'exer-
cer ; chacun de nous est tour à tour l'homme de la famille, celui
de la profession, du club, de l'amitié, parfois de l'amour secret ;
il y a plus, chaque homme, s'il est sincère, pourrait dire comme
Descartes : Larvatus prodeo : « C'est masqué que je me présente. »
Une partie de nous-même demeure toujours cachée à nos proches,
aux plus intimes de nos amis ; sans cesse nous jouons quelque

This content downloaded from 132.204.3.57 on Sat, 06 May 2017 04:11:38 UTC
All use subject to http://about.jstor.org/terms
TH. RUYSSEN. - « PROBLÈME » OU « MYSTÈRE » DU MAL? 23

« personnage » ; nous sommes plus soucieux de paraître que à* être,


et parfois c'est à nous-même que nous jouons la comédie.
Il n'est que de réfléchir à l'embarras où se trouvent les psy-
chiatres, les criminologistes quand il s'agit de situer exactement
une responsabilité. « Qui a commis ce crime? », demande la so-
ciété soucieuse de la sécurité de ses membres. - « Cet individu »,
dénoncent les témoins de l'acte. - « Moi », avoue peut-être le
coupable. Mais quel moil Le moi banal, celui de tous les jours,
l'homme qui porte un nom inscrit à l'état -civil, présent à tous
comme un corps aisément identifiable? Ou le moi transcendantal
de Kant? Ou le surmoi de Freud? Cet homme qui avoue a peut-
être été envahi par un complexe jusque-là refoulé dans les pro-
fondeurs de l'inconscient. Quel homme normal peut se vanter de
n'être jamais « aliéné de lui-même », mis « hors de lui » par une
passion dévorante, amour trompé, jalousie, appétit de volupté,
obsession torturante dont on ne se libère que par un coup d'éclat,
par une explosion démentielle? N'est-ce pas Royer-Collart qui
disait : « Je ne sais pas ce qui se passe dans la conscience d'un
criminel ; mais je connais la conscience d'un honnête homme :
c'est effrayant 1 ! »
Faut-il donc, avec W. Jankélévitch, dénoncer le mal comme
une « dissociation des valeurs » et le péché comme une « imitation
caricaturale de ce sporadisme2 »? Il est de fait que les occasions
ne manquent jamais de faire étalage de sincérité, de courage, de
générosité, non plus que de fourberie, de lâcheté, de cruauté ; les
complications de la civilisation moderne ne peuvent qu'accroître
le nombre des cas de conscience qui tourmentent les honnêtes
gens ; tel le déchirement de ces mères de famille que les exigences
d'un métier exercé loin du foyer obligent à déléguer à d'autres
l'éducation des très jeunes enfants que l'école maternelle ne peut
encore accueillir ; en cas de guerre, la mobilisation générale en-
traîne le sacrifice d'intérêts respectables, l'ajournement de tâches
impérieuses ; il est rarement facile de concilier sincérité et bien-
veillance, justice et charité.

1. Sur la duplicité de la conscience morale et sur 1* « imagination du mal »


on peut lire de fortes pages dans l'ouvrage posthume, récemment édité, de
C. G. Jung, Présent et avenir, Paris, Buchet-Chastel, 1962, p. 165 sq.
2. Le Mal, Grenoble-Paris, 1947, p. 129. A la même page l'auteur dit encore :
« Le mal est légion, c'est-à-dire dispersion : le mal est nombreux. »

This content downloaded from 132.204.3.57 on Sat, 06 May 2017 04:11:38 UTC
All use subject to http://about.jstor.org/terms
24 REVUE PHILOSOPHIQUE

*
* *

Ces apories nous obligent à af


centrale que nous avons jusqu'ic
en définitive la dualité Mal-Bie
dons-nous par « valeur »? Est-i
mètre commun de toutes les valeurs?
La voie que nous avons adoptée pour cette enquête nous
amène à chercher ce paramètre dans la vie elle-même. La vie
mérite-t-elle d'être vécue? Le vivant répond simplement en re-
cherchant sa nourriture, un gîte pour le repos, et en procréant.
Le vouloir-vivre n'a nul besoin de justification, il se passe des
raisons de la raison, à laquelle il est antérieur et dont il est pro-
bablement lui-même la source. Et cependant, à cette affirmation
concrète de la valeur de la vie, l'Évangile répond : « Qui veut
sauver sa vie la perd » ; au nom de cette maxime des chrétiens
ont accepté, parfois provoqué le martyre ; sans même la con-
naître, des milliers de non-chrétiens ont affronté la mort pour
défendre d'autres vies, pour arracher à la nature un secret, pour
l'honneur :

Summum crede nefas animam praeferre pudori


Et propter vitam vivendi perdere causas 1.

Comment s'est opérée cette mutation radicale de l'égoïsme


initial en altruisme, aucune analyse dialectique ne saurait l'ex-
pliquer ; on peut cependant conjecturer qu'elle résulte de l'inter-
vention, en elle-même mystérieuse, de la conscience qui oppose aux
réactions généralement infaillibles de l'instinct la nécessité
d'opter entre les ambiguïtés de l'avenir. C'est en ce sens que
J.-J. Rousseau a pu dire que l'homme qui pense est un « animal
corrompu », car l'incertitude du choix bouscule 1' « innocence »
de la vie instinctive. A quoi il convient d'ajouter la pression
exercée sur l'individu par les exigences de la vie communautaire.
Ce n'est pas ici le lieu d'épiloguer sur les premières origines des
sociétés humaines ; qu'il suffise de constater que dès Tage des
cavernes l'homme vit en groupes stables, qu'il en est de même
des populations les plus arriérées encore observables, qu'enfin

i. Juvénal, Satire VIII, v. 83-84.

This content downloaded from 132.204.3.57 on Sat, 06 May 2017 04:11:38 UTC
All use subject to http://about.jstor.org/terms
TH. RUTSSEN. - « PROBLÈME » OU « MYSTÈRE » DU MAL? 25

les plus anciens documents de l'histoire écrite, en Mésopotamie,


en Egypte, révèlent l'existence de codes religieux ou civils parfois
étrangement détaillés, attestant la nécessité pour tout groupe
humain soucieux de sa permanence de prendre des précautions
plus ou moins minutieuses contre les résistances et contre les ini-
tiatives perturbatrices des consciences individuelles. Celles-ci,
d'ailleurs, quand elles sont sous-tendues par une forte personna-
lité, s'insurgent contre l'étroitesse et la rigidité des coutumes ou
des codes et pratiquent dans les murailles où s'abritent les « mo-
rales closes » des brèches ouvertes sur les perspectives des « mo-
rales ouvertes ».

Au total, c'est bien encore la vie qui constitue la valeur su-


prême, non plus en tant que prétendant se suffire à elle-même,
mais en tant que condition indispensable des valeurs multiples
inventées au cours des siècles par les génies créateurs à qui l'hu-
manité doit la fondation des grandes religions, les découvertes
de la science, les œuvres de l'art, enfin les grandes institutions
sociales destinées à aménager au mieux la terre où vivent tant
mal que bien trois milliards d'êtres humains dont deux tiers sont
sous-aliment es 1.
Dans quelque cent ans ces trois milliards seront revenus à la
terre ; seuls l'ignorent les très jeunes enfants. Ceux qui le savent
préfèrent éviter d'y penser ; cependant n'est-il pas évident que
la pensée de la mort est toujours présente à l'arrière-plan et que
c'est elle qui confère à la vie l'essentiel de sa valeur ; la perspec-
tive d'une existence illimitée ne pourrait engendrer qu'un into-
lérable ennui ; à la révolte du vouloir-vivre contre la pensée du
néant, la conscience éclairée répond : hâtez-vous de jouir, et aussi
d'agir, car vous mourrez demain. Qui sait d'ailleurs si vous mour-
rez tout entiers? La vie, en tout cas, vous survivra. En définitive
comment la mort pourrait-elle être un mal si elle est à la fois le
point de départ et l'achèvement de la vie?

***
Résumons et concluons.
Les métaphysiques qui prétendent rendre compte du mal

1. Derniers chiffres fournis par les statistiques de l'U. N. E. S. C. O.

This content downloaded from 132.204.3.57 on Sat, 06 May 2017 04:11:38 UTC
All use subject to http://about.jstor.org/terms
26 REVUE PHILOSOPHIQUE

échouent parce qu'elles s'accordent des p


posent pas à la raison et que l'expérience
est-il supérieur au non-Être, l'Absolu au
l'Un au Multiple, l'Immobile au Mouvant
raire? La réponse n'exprime que des préf
des traditions intellectuelles dérivées de
la réflexion en des sens divers. Le Mal « fai
blesse notre sensibilité ; il semble par cont
à lui-même, qu'il s'affirme par sa propr
sure-t-on qu'il « ne fait pas question1 ». Pu
yeux, le Bien fait problème tout autant q
tenaire, le Mal.
Dans le beau livre de Mircea Eliade, Le
Retour2, le chapitre ni porte ce titre : « M
« normalité de la souffrance ». Le terme « normalité » est à re-
tenir ; il offre l'avantage d'être assez flou pour pouvoir qualifier
des réalités fort diverses ; on pressent quand on parle d'une chose
« normale » que l'anormal n'est pas loin. Toutefois nous ne l'en-
tendrons pas au sens où Ëliade l'applique à la conscience ar-
chaïque ; celle-ci, selon cet excellent analyste du « sacré », ne
s'étonne ni ne s'indigne de la souffrance parce que celle-ci s'ins-
crit dans le cycle régulier des choses. La conscience archaïque,
tout au moins chez un grand nombre de populations primitives,
est, en effet, dominée par la croyance à 1' « éternel retour » dont
la principale illustration se trouve dans les phases de la lune, la
plus accessible à l'observation de toutes les révolutions sidérales.
La lune croît, décroît, disparaît ; qu'importe ! On sait qu'elle re-
vient toujours dans le même délai. De même dans la nature, ni
la pluie ni la sécheresse ne durent toujours ; aucune maladie non
plus, aucune douleur n'est éternelle, mais le mal revient périodi-
quement dans un monde qui recommence indéfiniment. C'est en
ce sens qu'Êliade peut écrire : « L'homme des cultures archaïques
supporte difficilement 1' « histoire » et s'efforce de l'abolir pério-
diquement 3. »
Or, nous l'avons vu, tout autre est le point de vue de la
conscience évoluée qui s'est définitivement engagée sur la voie

i. Jankélévitch, op. cit., p. 119.


2. Paris, 6e éd., 1949.
3. p. 67.

This content downloaded from 132.204.3.57 on Sat, 06 May 2017 04:11:38 UTC
All use subject to http://about.jstor.org/terms
TH. RUYSSEN. - « PROBLÈME » OU « MYSTÈRE » DU MAL? 27

frayée par les élites religieuses du peuple d'Israël ; ce sont bien,


en effet, les chroniqueurs, les prophètes et les psalmist es juifs qui
ont conçu l'histoire comme une série d'événements qui ne se ré-
pètent pas : hic et nunc. La création du monde, la chute du pre-
mier couple humain, le déluge, le sacrifice d'Abraham, l'alliance
de Jahvé avec son peuple sont autant d'étapes de cette histoire
irréversible, histoire dans laquelle s'affirme avec une extraordi-
naire constance le souci des valeurs morales qui constitue la puis-
sante originalité des guides spirituels du Peuple élu. A leur suite
les fondateurs du dogme chrétien, guidés par saint Paul, ont pro-
longé le drame historique imaginé par Israël en y ajoutant l'épi-
sode final du Calvaire où le Second Adam restaure par son sa-
crifice Tordre de la Création altéré par la faute du premier.
Or, ni les grands inspirateurs de la Bible, ni saint Paul
n'avaient la moindre idée, ni le plus léger souci du savoir positif
et strictement laïque élaboré par le génie grec ; pas trace de géo-
métrie ni de physique dans l'Écriture sainte ni chez les pères
apostoliques. Mais, après s'être mutuellement ignorés, puis af-
frontés, ces deux modes de la réflexion humaine ont fini par se
rejoindre. Après avoir été longtemps une sorte de genre littéraire
plus moral que proprement scientifique, l'histoire figure de nos
jours dans la classification des sciences ; elle a même reçu un
renfort d'une immense portée de disciplines purement positives,
cosmologie, géologie, paléontologie, archéologie, histoire des re-
ligions.
C'est dans la considération globale du tableau actuel des con-
naissances humaines qu'il nous a paru possible, sinon de scruter
à fond le mystère du mal, da moins de le situer dans une perspec-
tive où s'insère sa « normalité ».
« Terme très équivoque et prêtant à beaucoup de confusion »,
note justement le Vocabulaire de Lalande à propos de la « nor-
malité » ; cependant l'usage en est commode, voire légitime quand
on l'emploie à dessein en le dépouillant de toute qualification de
valeur, pour s'en tenir au simple point de vue de la statistique.
Il est banal de constater que dans des ordres de réalité aussi
complexes que la vie, sous son triple aspect, organique, mental
et social, on relève très fréquemment une sorte de régularité
jusque dans l'irrégularité et qu'on peut même, en considérant
une période de temps plus ou moins limitée, établir une propor-

This content downloaded from 132.204.3.57 on Sat, 06 May 2017 04:11:38 UTC
All use subject to http://about.jstor.org/terms
28 REVUE PHILOSOPHIQUE

tion numérique remarquablement précise


et ceux qui semblent conformes à un ty
que Ton considère généralement comme
maladies, ou moralement condamnables comme le crime ou le
suicide, se prêtent à des statistiques dont s'inspirent très effica-
cement les administrateurs de la chose publique. Certes le mora-
liste ne saurait se satisfaire du point de vue du statisticien ; pour
lui le mal demeure le mal ; nous l'admettons comme lui. Mais
peut-être les pages qui précèdent l' amèneront-elles à reconnaître
que sinon la souffrance physique, avertissement salutaire de la
nature, du moins la monstruosité des malheureux enfants nés
sous l'influence de la thalidomide, la perversité morale, cruauté,
sadisme, apparaissent comme normales en tant que résultat de
ces « erreurs » dénoncées par les biologistes, de ces « mutations »
par lesquelles se manifeste, entre certaines limites mal définies,
le dynamisme tumultueux du vouloir-vivre.
Dans un beau livre qui semble être son dernier, Maurice Mer-
leau-Ponty nous laisse ce testament :
« Notre temps a fait et fait, plus peut-être qu'aucun autre,
l'expérience de la contingence. Contingence du mal d'abord : il
n'y a pas, au principe de la vie humaine, une force qui la dirige
vers sa perte ou vers le chaos... Mais le bien aussi est contin-
gent 1. » Hypothèse sans doute, mais qui offre l'avantage de nous
libérer de celle, vraiment pitoyable, d'un dieu maladroit qui,
plein de bonnes intentions, ne réussit pas à créer un monde
exempt de la misère, de l'injustice et de la guerre universelle ; de
celle aussi de F apprenti-sorcier qui détraque étourdiment l'ou-
tillage de son maître. Ne reprochons donc à personne, pas même
à l'homme en général, les malfaçons d'un monde dont l'indéter-
mination foncière rend tout possible, même le bien. Il y a quelque
profondeur dans ce proverbe anglais : « II faut de tout pour faire
un monde. »

***

Reconnaître les malfaçons du monde, y compris les « mons-


truosités » humaines, n'est pas pour autant s'y résigner. Nous

i. Signes, Paris, i960, p. 303.

This content downloaded from 132.204.3.57 on Sat, 06 May 2017 04:11:38 UTC
All use subject to http://about.jstor.org/terms
TH. BUISSEN. - « PROBLÈME » OU « MYSTÈRE » DU MAL? 29

l'avons dit, face à l'ambiguïté de l'avenir, l'homme est constam-


ment mis en demeure de choisir ; non seulement pour les grandes
options de la vie, conversion, vocation, acceptation de la mort,
mais dans le menu détail de l'action quotidienne. Que vais-je
faire maintenant, et comment vais-je le faire? En ce sens on a
pu dire : l'homme n'est pas, il devient ; ce n'est pas assez dire ;
l'homme, il faut préciser, se fait ; plus exactement encore : sans
prétendre à s'affranchir des déterminismes qui s'imposent à lui :
hérédité, effets de l'éducation, habitudes, pression du milieu so-
cial, il lui reste toujours possible de réfléchir sur lui-même, d'ap-
profondir sa conscience, de reviser les valeurs coutumières, de
les rectifier, de les élargir.
Dans cette ascèse difficile il se sentira soutenu si, loin de
s'isoler dans une méditation hargneuse, il avive en lui le senti-
ment de sa présence dans les rangs de la caravane humaine ;
celle-ci, à travers les systèmes religieux ou philosophiques édifiés
par ses élites, prend plus que jamais conscience de son unité et
des tâches communes qui se proposent à elle : disparition de
l'analphabétisme, apaisement des haines raciales et sociales, dis-
cipline de la fécondité, mise en commun des richesses naturelles,
organisation collective de la conquête de l'espace sidéral. Que
veut-on de plus pour stimuler l'appétit de savoir et rendre sen-
sible la nécessité du coude à coude? Certes, comme l'écrit encore
M. Merleau-Ponty, « le progrès n'est pas nécessaire d'une néces-
sité métaphysique, on peut seulement dire que très probablement
l'expérience finira par éliminer les fausses solutions et par se dé-
gager des impasses * ». De toute manière nous sommes tous en-
gagés dans une aventure d'autant plus passionnante que notre
liberté peut y apporter sa contribution.
Théodore Ruyssen.
Correspondant de l'Institut.

1. Signes, Paris, 1960, p. 303.

This content downloaded from 132.204.3.57 on Sat, 06 May 2017 04:11:38 UTC
All use subject to http://about.jstor.org/terms

Vous aimerez peut-être aussi