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de Dieu envers Lui-Même. C’est de cette version de la
doctrine trinitaire qui repose sur les catégories
aristotéliciennes qu’a hérité la scholastique médiévale où
elle s’est transformée en enseignement sur les « relations
subsistantes » au sein de Dieu.
372
L’influence de la logique et de la métaphysique d’Aristote
sur l’évolution de la doctrine trinitaire latine se fait sentir à
partir de Marius Victorinus (circa 291-382). Ce rhétoricien
et philosophe romain, converti au christianisme à la fin de
sa vie, fut un des premiers à réaliser une traduction en latin
de deux traités logiques d’Aristote : Les catégories270 et De
l’interprétation 271 , il composa aussi ses propres
commentaires des Catégories (en 8 volumes) 272 et sur
l’Isagogè de Porphyre 273 . Néanmoins ce sont ses traités
théologiques qui présentent pour nous le plus grand
intérêt : Sur la naissance du Verbe Divin et Contre Arius274
dans lesquels, afin de justifier rationnellement et de
défendre la foi chrétienne en la Trinité Divine il recourt
trinitaire dans la patristique latine, Moscou, 2014 [en russe : Фокин А.Р.
Формирование тринитарной доктрины в латинской
патристике. М., 2014].
270 Texte perdu. Voir Pierre Hadot, Marius Victorinus. Recherches sur sa vie et
ses œuvres. Paris, 1971. p. 110, 187–188.
271 Texte également perdu. Ibid, p. 110–111, 189.
272 Texte également perdu. Ibid, p. 110.
273 Texte partiellement préservé chez Boèce, voir : Boèce, Dial. in Porph. in
PL T. 64. Col. 9-70 ; ainsi que « Porphyrii Isagogès fragmenta M. Victorino
interprete » in Aristoteles Latinus, 1 / Ed. L. Minio-Paluello, B. G. Dod. Bruges,
1966, p. 6–7. Voir aussi Isidore de Séville. Ethymol., 25 in PL T. 82. Col.
143D.
274 Pour en savoir plus sur ces œuvres théologiques et autres de Marius
Victorinus ainsi que sur son système philosophique et théologique dans son
ensemble voir notre ouvrage : Fokine Alexeï, Le platonisme chrétien de Marius
Victorinus, Moscou, 2007 [en russe : Фокин А.Р. Христианский
платонизм Мария Викторина. М., 2007].
373
largement aux catégories aristotéliciennes tels que « être »,
« essence », « relation », et d’autres paires de concepts
universels comme « puissance » et « acte », « sujet » et
« prédicat », « matière » et « forme ». En même temps
Victorinus interprétait tous ces concepts en accord avec la
tradition néoplatonicienne en les transposant du domaine
de la logique pure ou de la physique vers celui de la
métaphysique pure.
275 Adv. Ar. III 18.11–19 ; ср. Adv. Ar. I 49.1–8; I 54.3–4. Voir aussi :
Claudio Moreschini, Storia della filosofia patristica. Brescia, 2004 ; HADOT
Pierre, « Introduction » à Marius Victorinus, Traités théologiques sur la Trinité
in SC. Vol. 68. Paris, 1960, p. 81–83.
374
Considérons le premier de ces deux moments. La
distinction entre le Père et le Fils et les relations entre Eux
sont prouvées par Victorinus sur la base des distinctions
figurant entre les concepts aristotéliciens de possibilité et de
actualité (ou puissance et acte), repos et mouvement, substance
et phénomène, matière et forme. De plus, bien que ce soit
justement Aristote qui ait introduit au niveau conceptuel la
distinction entre les notions de possibilité et d’actualité
(δύναμις et ἐνέργεια)276 , il faisait lui-même relever cette
distinction du monde physique constitué de forme et de
matière, en le niant à propos de ce qui est incorporel et
immatériel, y compris pour le Premier moteur dont
l’essence est action pure et où il n’y a aucune potentialité,
ce qui signifierait qu’il n’a pas encore atteint la perfection et
ne peut rien mouvoir d’un mouvement perpétuel 277 .
Pourtant, dès le platonisme moyen (en particulier chez
Numénios et Alcinoos) dans l’enseignement sur les
originies, on rencontre la distinction entre Intelligence qui
se trouve dans la possibilité et le repos et celle qui est dans
l’actualité et qui agit sur la matière278. À sa suite, Plotin, qui
connaissait parfaitement l’enseignement d’Aristote sur la
possibilité et la réalité 279 parlait de l’Un comme d’une
« puissance de tout » (δύναμις πάντων) absolument
créatrice et de l’Intelligence comme l’action première (ἡ
375
πρώτη ἐνέργεια) et l’essence première (οὐσία) à laquelle
correspond l’action280 .
376
Ils sont donc un. Et Ils sont Deux parce que chacun d’entre
Eux est au plus haut point, se manifeste par rapport à
l’autre (quod magis est, id alterum apparet) ; car le Père est
au plus haut point (magis) la puissance et le Fils l’acte, et Il
est autre parce qu’il est l’acte au plus haut point, et Il est
acte au plus haut point parce que c’est l’acte dirigé à
l’intérieur (foris actio) »284 .
377
νοῦς, intelligentia, cognoscentia) 290 . Il est « la puissance
actualisée » ou « la manifestation active » de la puissance du
Père (potentia activa, potentia actuosa) qui donnent à tous
les autres êtres l’essence correspondante, la vie ou la
connaissance291 . L’être, la vie et la pensée en Lui se trouvent
comme « en acte agissant » (in actu agente), c’est-à-dire
sous forme manifestée (in manifesto) »292.
378
auprès de l’Être (vicinus τῷ ὄντι) comme Son Père et
Géniteur. En effet, une femme enceinte possède caché en
elle ce qu’elle va ensuite engendrer. Car le fruit existe avant
la naissance mais existe sous forme cachée, et par
l’intermédiaire de la naissance est manifesté comme être
actuellement (ὄν operatione) ce qui était être
potentiellement (ὄν potentia), et, en vérité, l’être [se
manifeste] en résultat de l’actualisation de l’être (ὄν
operatione τοῦ ὄντος). Car l’acte engendre à l’extérieur.
Qu’engendre-t-il ? Ce qui était à l’intérieur. Ainsi, qu’y
avait-il à l’intérieur de Dieu ? Rien d’autre que l’Être (τὸ
ὄν), Être véritable (verum τὸ ὄν), plutôt Préêtre (προόν)
qui est supérieur à l’être comme genre le plus général (supra
generale ὄν genus), supérieur à l’être véritable (ὄντως ὄντα)
qui [devient] Être quand la potentialité est déjà actualisée
(ὄν iam operante potentia). C’est Jésus Christ. Car Il a Lui-
même dit [à Moïse] : « Si on demande : Qui t’a envoyé ?
Dis : l’Être (ὁ ὤν) »295. En effet, seul l’Être (ὁ ὤν) est l’Être
(ὄν) qui est éternellement l’Être (semper ὄν) » 296.
379
de lui-même (νοήσεως νόησις) 297 . (On sait que chez
Plotin la double action constitue un élément essentiel du
mécanisme de l’émanation 298 . Effectivement, l’action
première (ἐνέργεια) qui est également repos (στάσις) et
identité (ταυτότης) réside cachée dans le principe supérieur
(par exemple dans l’Un ou dans l’Intelligence) et est elle-
même ce principe, c’est-à-dire qu’elle correspond à son
essence même, ce qui explique qu’elle s’appelle « action de
l’essence » (ἐνέργεια τῆς οὐσίας). L’action seconde qui est
le mouvement (κίνησις) et qui commence à partir de
l’altérité (ἑτερότης) s’exprime à l’extérieur et pose le
fondement de sa propre essence et qui s’appelle donc
« action venant de l’essence » (ἐνέργεια ἐκ τῆς οὐσίας).
Ensuite, cette action indéfinie retourne à son origine,
parvient à son identité avec soi-même et devient une
hypostase indépendante, c’est-à-dire une manifestation
actualisée de son origine première qui l’a engendrée299 .
297 Aristote, Metaphys. XII 7, 1073ab; XII 9, 1074b ; voir De anima III 5.
298 Paul Henry. The «Adversus Arium» of Marius Victorinus: the first systematic
exposition of the doctrine of the Trinity, in Journal of Theological Studies. New
Series, 1 (1950), p. 45–47.
299 Plotin. Enn. V 4.2; V 1.3.
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foris operatur; foris apparens operatio) 300 et le contenu
actualisant de l’action intérieure : « Le Père est l’Essence
(quod est esse), le Logos est l’Action (quod est operari). Et
en premier lieu il y a l’Essence, et en second l’Action.
Évidemment, l’Essence elle-même possède aussi en elle-
même une action interne car quelle vie ou quelle pensée
pourrait exister sans mouvement, c’est-à-dire sans
action ? 301 Par conséquent, ce n’est pas simplement
l’Essence mais l’Essence première elle-même par suite de ce
que le repos pour elle est la même chose que l’essence. De
la même manière l’Action, c’est-à-dire la deuxième,
s’appelle l’Action parce qu’elle agit non pas à l’intérieur
mais à l’extérieur. En effet, quand l’Action se manifeste
(apparente … operatione), elle est et s’appelle l’Action et est
considérée et est effectivement auto-engendrement. Ainsi
l’Action elle-même possède [en soi] et l’Essence, plus
exactement ne possède pas puisque l’Action elle-même est
l’Essence, car l’Essence et l’Action existent comme [quelque
chose] de commun et de simple (simul … et simplex). La
nature des êtres supérieurs est manifestée et détient l’essence
elle-même et la substance conformément à ce qui se trouve
en repos, et l’activité et l’action conformément à ce qui se
trouve en mouvement. Quant à l’Essence qui se trouve
dans le mouvement, elle est la manifestation de l’Essence en
accord avec l’Action »302.
381
En outre, s’appuyant sur le même enseignement de Plotin
relatif à « la double action », Victorinus établit une
distinction en Dieu entre vivere (« vivre ») comme action
indéfinie (actus) correspondant à la substance, et vita (« la
vie ») comme forme (forma) de cette action, ce dont il
résulte que le Fils est la Vie, qui est la forme adéquate du
Père comme acte vital privé de forme303. Victorinus établit
exactement la même distinction entre le Père et le Fils à
partir de la notion d’« acte de penser » (intelligere) comme
action indéfinie et « pensée » (intelligentia) comme forme
de cette action304 .
382
forma apparens), qui dans le Père se trouve cachée (in
occulto)308.
383
néoplatoniciens ramène à l’enseignement cité plus haut
d’Aristote sur l’Intelligence se pensant elle-même (νοῦς…
νοεῖ… αὐτὸς αὑτὸν) tiré du XIIe livre de la
Métaphysique 313 . De plus, dans ses Hymnes à la Trinité
Victorinus considère le Père comme potentialité, le Fils
comme acte et le Saint Esprit comme lien interne (copula,
connexio, complexio, communicatio) entre Eux qui fait
d’Eux une Unité314, ce en quoi elle dépasse la construction
de saint Augustin à laquelle nous passons maintenant.
384
autres réputés habiles avaient également éveillé en moi
comme une attente inquiète de quelque chose
d’extraordinaire et de divin. J’en conférai depuis avec
d’autres qui disaient n’avoir compris cet ouvrage qu’à
grand’peine, à l’aide d’excellents maîtres, non-seulement
par enseignement de vive voix, mais par des figures tracées
sur le sable, et ils ne m’en purent rien apprendre que ma
lecture solitaire ne m’eût fait connaître.
316 Aug. Confess. IV 16.28. Texte établi par Poujoulat et Raulx, L. Guérin &
Cie, 1864 (pp. 395-403).
317 Aug. Confess. IV 16.29.
385
qualités ou accidents318. Cependant, Dieu, par Sa nature est
absolument simple et immuable319, si bien qu’en Lui il n’y a
pas et il ne peut y avoir de distinction entre la substance et
les propriétés, le sujet et les prédicats, ce qui signifie qu’Il
ne peut pas au sens propre être qualifié de substance, ce qui
supposerait automatiquement en Lui l’existence d’un
accident. En effet, explique saint Augustin, « Si tant est
cependant que le mot subsister soit digne de Dieu, on
comprend ce mot quand il s’applique à des choses qui
servent de sujets à d’autres, comme par exemple à la
couleur ou à la forme, s’il s’agit d’un corps. Car le corps
subsiste, et c’est pour cela qu’on l’appelle substance; mais la
couleur et la forme appliquées à ce corps qui subsiste ne
sont pas substances, mais seulement dans une substance; de
telle sorte que, si elles cessent d’être, elles n’empêchent pas
le corps d’être corps, parce que, pour lui, être et avoir telle
couleur et telle forme ne sont pas la même chose. Le mot
substance s’applique donc proprement aux choses
changeantes et qui ne sont pas simples. Mais si Dieu
subsiste en ce sens qu’on puisse justement l’appeler
substance, il y a donc en lui quelque chose dont il n’est que
le sujet; il n’est donc pas simple; ce n’est donc pas pour lui
la même chose d’être et d’être tout ce qu’on peut dire de
lui, grand, par exemple, tout-puissant, bon, et le reste. Or,
c’est une impiété de dire que Dieu subsiste, c’est-à-dire
qu’il est simple sujet de sa bonté, que cette bonté n’est pas
sa substance même ou plutôt son essence; qu’il n’est pas sa
386
bonté même, mais que cette bonté est en lui comme en un
sujet. Il est donc évident que le mot de substance est abusif
pour désigner en Dieu ce qu’exprime le mot essence, qui est
plus usité et proprement et justement employé, à tel point
que Dieu seul doit être appelé essence. En effet, il existe
vraiment seul, parce que seul il est immuable, et c’est en ce
sens qu’il a révélé son nom à son serviteur Moïse, quand il
lui a dit : « Je suis celui qui suis » ; et encore : « Tu leur
diras : Celui qui est m’a envoyé vers vous (Ex., III, 14 ) »320.
387
ἐνέργειαν), où, comme nous l’avons déjà noté plus haut,
correspond à l’essence et à l’action (ἐνέργεια)323.
Mais s’il n’y a rien d’autre que la substance en Dieu alors
comme convient-il de comprendre l’enseignement chrétien
sur la Trinité ? Que sont les trois Personnes Divines
(personæ) le Père, le Fils et le Saint Esprit ? Pour résoudre
cette difficulté saint Augustin recourt de nouveau aux
catégories aristotéliciennes. Il commence par analyser la
division des catégories en substance et accident d’un côté,
et accidents séparables et non-séparables de l’autre. Si les
premières (par exemple, la couleur dans un corps) sont
susceptibles de disparaître au cours du temps, produisant
par là même des modifications dans le sujet lui-même
(c’est-à-dire dans la substance), les secondes (par exemple,
la dureté de la pierre) existent invariablement dans la
substance tout le temps de sa durée et ne disparaissent
qu’avec sa destruction324. Cependant, comme nous l’avons
indiqué plus haut, en Dieu il n’y a et il ne peut y avoir de
distinction entre la substance et les accidents qui n’existent
aucunement en Lui : « Il n’y a en Dieu rien d’accidentel
dans la mesure où en Lui rien n’est sujet à changements ou
qui puisse être perdu »325. De plus, comme l’affirme saint
Augustin, tout en Dieu ne signifie pas automatiquement Sa
323 Voir : Aristote, Metaphys. XII 6, 1071b 20–22 ; XII 7, 1072a 25–35 ;
David Bradshaw, Aristote en Orient et en Occident. La Métaphysique et la
division du monde chrétien, Moscou, 2012, p. 348 [en russe : Аристотель на
Востоке и на Западе. Метафизика и разделение христианского
мира. М., 2012, p. 348.].
324 De Trinit. V 4.5.
325 De Trinit. V 4.5 ; voir : V 5.6.
388
substance mais il y a quelque chose qui s’exprime sur Lui
sans être Sa substance. C’est la catégorie de la relation
(relatio, relativum, relativum prædicamentum, ad aliquid).
En effet, selon Augustin, « Mais en Dieu il n’y a rien
d’accidentel, parce qu’il est souverainement immuable, et
néanmoins tout ce qui s’énonce de lui, ne s’énonce point de
la substance. Ainsi nous distinguons en Dieu le Père d’avec
le Fils, et le Fils d’avec le Père ; et toutefois nous ne, disons
pas qu’en eux cette distinction soit accidentelle, parce
qu’éternellement l’un est Père, et l’autre est Fils (…) Mais il
n’en est pas ainsi, parce que le Père n’est Père qu’autant
qu’il a un Fils, et que le Fils n’est Fils qu’autant qu’il a un
Père : c’est pourquoi ces expressions, Père et Fils,
n’expriment en eux qu’une relation de personne à
personne ; et toutefois cette relation n’est pas en eux un
accident, parce que dans le Père et le Fils la paternité et la
filiation sont éternelles et immuables. Sans doute autre
chose est d’être Père et d’être Fils; cependant cette diversité
d’action n’affecte point en Dieu la substance, parce qu’elle
s’affirme uniquement de la relation entre les personnes
divines. Mais d’autre part, cette relation n’est point en Dieu
un pur accident, parce qu’elle est immuable. »326
389
de la « prédication relative » des Personnes, ou « théorie des
relations » transformée par la suite en doctrine scholastique
médiévale des « relations subsistantes » (relationes
subsistentes) 328 . Selon cette théorie, les trois Personnes
Divines, le Père, le Fils et le Saint Esprit, dotées d’une seule
et même substance Divine se distinguent l’une de l’autre
par les relations existant entre elles comme dotées de signes
particuliers personnels (proprietates personarum)329 . (À la
lumière de cette représentation sur la distinction entre les
Personnes conformément à la catégorie de la relation
(relativum prædicamentum), saint Augustin considère les
signes personnels du Père et du Fils comme « inengendrés »
et « engendrés » qui, distincts par le sens, ne signifient pas
en même temps une différence dans la substance puisque
« ce qui s’exprime relativement n’indique pas la substance »
(quod autem relative pronuntiatur, non indicat
substantiam), car le Fils s’appelle « engendré » (genitus) par
rapport au Géniteur (ad genitorem), c’est-à-dire au Père, et
le Père comme Géniteur par rapport au Fils ; et même
quand le Père s’appelle « non engendré » (ingenitus), il
s’appelle ainsi non pas Lui-même par Lui-même (non ad se
strictement logique ce qui chez les auteurs grecs n’avait été conservé que sous la
forme de pensées et réflexions isolées (Irénée Chevalier, Saint Augustin et la
pensée grecque. Les relations trinitaires, Fribourg, 1940, p. 170).
328 Le terme lui-même de relatio subsistens n’apparaît que chez saint Thomas
d’Aquin (voir Thomas Aquinas, Sum. Theol. I, q. 29, a. 4, resp.) ; voir aussi
Ayres, 2010, p. 268–272.
329 Voir : De qiv. quæst. 56.2 ; De lib. arb. III 21 ; Serm. 71.12.18 ; De civ.
Dei XI 24 ; Contra Maximin. II 10.3.
390
ipsum) mais indique par là même qu’Il ne provient pas
d’un Géniteur (ex genitore non sit)330.
391
donation. Car nous la considérons comme l’union ineffable
du Père et du Fils; et peut-être n’est-elle appelée Esprit-
Saint que parce que ce même nom convient au Père et au
Fils. Ainsi le mot (430) Esprit-Saint désigne spécialement la
troisième personne de la sainte Trinité, mais il s’applique
aussi aux deux autres, car le Père et le Fils sont tous deux
Esprits et tous deux saints. L’Esprit-Saint est donc nommé
le Don mutuel du Père et du Fils, afin que ce nom qui
convient à l’un et à l’autre, explique par lui-même que dans
la Trinité cet Esprit est l’union des deux premières
personnes. »332
332 Aug. De Trinit. V 11.12 ; voir : VII 4.7 ; VIII Prooem. 1 ; XV 19.37 ; De
fide et symb. 19 etc.
333 Voir : Aristote, Cat. 2a 11–27.
392
puisque l’essence Divine simple, unique et indivisible ne
peut pas, telle un genre ou un espèce, se sous-diviser en
trois Personnes individuelles 334 . Chez saint Augustin les
relations mutuelles entre les Personnes de la Trinité ne
peuvent donc pas être considérées comme relations entre
trois individus distincts dotés d’une existence indépendante
et autonome, comme il l’affirme lui-même clairement :
« Nous ne devons pas comprendre que l’homme a été créé à
l’image de la très haute Trinité, c’est-à-dire à l’image de
Dieu de telles façon que cette même image soit conçue
comme trois hommes »335 . En d’autres termes, les relations
entre les Personnes de la Trinité chez saint Augustin ne
sont pas considérées comme des relations entre des
individus ou des personnalités indépendantes, par exemple
un père et un fils, ou un seigneur et un esclave. Il s’avère
que les relations au sein de la Trinité chez saint Augustin ne
sont rien d’autre que des relations internes d’une seule et
même substance Divine unique (una eademque substantia)
envers elle-même336. Elles ressemblent à la relation de l’âme
humaine comme substance sans corps et unique (una mens,
una substantia, unum subjectum) par rapport à elle-même,
334 Voir : De Trinit. VII 4.8 ; 6.11 ; voir aussi : Richard Cross, Quid tres? On
what precisely Augustine professes not to understand in «De Trinitate» 5 and 7 in
Harvard Theological Review 100 (2007), p. 225.
335 De Trinit. XII 7.9.
336 Voir : Chevalier, 1940, p. 37. William Hill, The Thee–Personed God: The
Trinity as a Mystery of Salvation. Washington, 1982, p. 61. Voir aussi :
Catherine Mowry LaCugna, God for Us. Trinity and Christian Life. San
Francisco, 1991, p. 103.
393
comme on le voit bien à l’exemple des différents « modèles
trinitaires psychologiques » de saint Augustin337.
337 Pour plus de détails sur ces modèles voir notre ouvrage : Fokine, 2014, p.
474–530.
338 De Trinit. IX 5.8.
339 Sullivan J. E. The Image of God: The Doctrine of St. Augustine and its
Influence. Dubuque (Iowa), 1963, p. 119.
394
mémoire – pensée – volonté (memoria, intellectus, voluntas)
où l’unité de l’âme (mens) comme leur substance commune
garantit l’identité entre les éléments de la triade, et leurs
relations mutuelles assurent les distinctions entre eux : « En
effet, la mémoire, en tant qu’elle est appelée vie, âme,
substance (substantia), se prend dans le sens absolu (ad se
ipsam). Elle n’est proprement mémoire qu’autant qu’elle se
rapporte à quelque chose (ad aliquid relative). Il en faut
dire autant de l’intelligence et de la volonté, qui ne
s’appellent ainsi que dans un sens relatif (ad aliquid
dicuntur). Mais chacune d’elle est vie, âme, essence
(essentia), considérée en elle-même et dans le sens absolu
(ad se ipsam). Ces trois choses sont donc une seule chose
par le fait qu’elles sont une seule vie, une seule âme, une
seule essence ; et chaque fois qu’on nomme l’une d’elles en
la prenant en elle-même, on lui donne un nom singulier et
non pluriel, même quand elle est réunie aux autres. Mais
elles sont trois choses, quand on les considère dans leurs
rapports mutuels (ad se invicem referuntur) ; et si elles
n’étaient pas égales, non-seulement l’une vis-à-vis de
l’autre, mais chacune vis-à-vis de toutes, elles ne se
contiendraient évidemment pas mutuellement. »340
340 Saint Augustin, De Trinit. X 11.18. Texte établi par Poujoulat et Raulx, L.
Guérin & Cie, 1868 (pp. 474-483)
395
Divine aussi une essence (essentia), ou substance (substantia),
assure l’unité des Personnes Divines et leurs relations
internes (relationes) produisent les distinctions entre
Elles341. Boèce est un continuateur direct de saint Augustin
en matière d’adaptation de l’enseignement aristotélicien sur
les catégories aux besoins de la doctrine trinitaire
chrétienne, et c’est à lui que nous recourons maintenant.
341 Voir : Ep. 169.2. Voir aussi Henri Paissac, Théologie du Verbe : saint
Augustin et saint Thomas. Paris, 1951, p. 52–54.
396
théologiques (le dit Opuscula sacra), en particulier dans les
traités De Trinitate et Utrum Pater, Boèce sous l’influence
de saint Augustin à l’aide des catégories aristotéliciennes
tente de résoudre le problème des rapports entre l’unité et
la trinité en Dieu. Dans ces traités, de même que dans
d’autres Opuscula sacra, Boèce accorde une nette préférence
à l’argumentation rationnelle contre les citations tirées de la
Bible ou des œuvres des pères de l’Église. Les méthodes
logiques, de même que l’analyse catégorielle, la séparation
par genre ou aspect, la définition des notions, les axiomes,
les syllogismes 342 , que Boèce maîtrisait à la perfection,
jouent un rôle essentiel dans ses constructions théologiques,
de là le considère-t-on comme le « père » de la scholastique
médiévale 343 . Comme le fait remarquer Claudio
Moreschini, « le travail de traduction d’Aristote entamé par
Boèce le rapproche de la philosophie scholastique, et
surtout ses traités sur la logique, ainsi que sa méthode de
travail elle-même à laquelle il recourt en établissant son
commentaire philosophique et, enfin, la conception de la
philosophie non seulement comme amour de la sagesse
mais aussi comme science suprême menant à Dieu dont le
contenu se résume ainsi à l’interprétation et à la
justification de la foi »344.
342 Voir : Boeth. De Trinit. 2–4 ; Quomodo subst. 14–55 ; Contra Eutyсh. et
Nest. 1–3 etc.
343 Voir : Guennady Maïorov, « Le destin et l’affaire Boèce », in Consolation
de philosophie et autres traités, Moscou, Naouka, 1990, p. 316-317 ; Gilson, La
philosophie au Moyen-Âge, . Deuxième édition, revue et augmentée. Paris,
Payot, 1944.
344 Moreschini, 2011, p. 547–548.
397
En effet, l’attachement de Boèce à la philosophie
aristétolicienne et à ses méthodes est manifeste dès la
division de la science (disciplinæ), plus exactement de la
philosophie, qu’introduit Boèce dans ses commentaires sur
l’Isagogè de Porphyre et dans son traité Sur la Trinité. À la
suite d’Aristote 345 , Boèce distingue trois parties dans la
philosophie : théorique (speculativa), pratique (activa) et
logique (rationalis)346 ; la dernière étant la logique, qui pour
Aristote ne faisait pas partie formellement de la
philosophie, et est pour Boèce à la fois une partie de la
philosophoe et son instrument 347 . À son tour, la partie
théorique de la philosophie se compose de trois parties :
physique (naturalis), mathématique (mathematica) et
théologique (theologica) 348 . Pour eux la théologie est une
science abstraite (abstracta) qui étudie la substance Divine
(Dei substantia), séparée des choses (separabilis),
immatérielle et immobile (et materia et motu caret) 349 .
Dans cette définition Boèce s’en tient strictement à ce
qu’affirme Aristote selon lequel la théologie (la première
398
philosophie) 350 étudie la substance immobile et éternelle,
séparée des choses perçues par les sens (οὐσία τις ἀΐδιος
καὶ ἀκίνητος καὶ κεχωρισμένη τῶν αἰσθητῶν), privée de
matière (ἄνευ ὕλης), non composée de parties et
indivisible (ἀμερὴς καὶ ἀδιαίρετός) 351 . Boèce s’efforce
d’employer précisément cette théologie philosophique352 pour
étudier la foi chrétienne dans le Dieu-Trinité.
399
forme sans matière (sine materia forma) parce qu’elle est ce
qu’elle est » (id quod est)356, ou « cet Un authentique dans
lequel il n’y a aucune multitude »357. Par suite de cette unité
et de la simplicité de la substance Divine, sa substance est
identique à elle-même 358 ; tous ses attributs sont la
substance même359, Dieu ne peut donc pas être appelé au
sens propre « sujet » (subjectus) de ses attributs360. Comme
nous l’avons indiqué plus haut, cette idée de la Simplicité
Divine remonte via saint Augustin à Aristote et sa
représentation de la correspondance entre l’essence et
l’énergie dans le Premier moteur 361 . En répétant saint
Augustin presque mot pour mot, Boèce dit que les 10
catégories aristotéliciennes correspondent en Dieu à la
première catégorie, à savoir la substance. Ainsi, quand Dieu
est qualifié, par exemple, de juste, cela signifie par là Sa
propriété ou Sa qualité (qualitas) mais aussi ce qui est la
substance elle-même puisque pour Dieu « être » et « être
juste » est une seule et même chose362. De même, quand
400
Dieu est appelé grand ou suprême, c’est la quantité
(quantitas) qui lui est propre qui est ainsi désigné, celle qui
la substance elle-même car pour Dieu « être » et « être
grand » est une seule et même chose363. En d’autres termes,
selon Boèce, les trois premières catégories aristotéliciennes
(prædicamenta), à savoir la substance, la qualité, la quantité,
sont liées en Dieu « en unité et conjointement » (conjuncte
atque copulate) puisqu’en Dieu il n’y a rien qu’Il ne soit
Lui-même (nihil aliud est nisi quod est), c’est-à-dire qu’en
Lui la substance coïncide avec ses prédicats364.
401
actus, operatio), comme celles de qualité et de quantité,
sont identiques en Dieu à Son essence (idem est in eo esse,
quod agere)367. En ce qui concerne celles de situation (situm
esse) et de souffrance (pati), elles sont inapplicables à
Dieu368. Seule reste la question de la quatrième catégorie,
celle de la relation (ad aliquid) ; or, c’est grâce à elle que
Boèce, tout comme saint Augustin, élabore sa doctrine
trinitaire.
En effet, Boèce distingue deux types à l’intérieur de la
dixième catégorie. Celles du premier type désignent la chose
elle-même (quasi rem monstrant) et disent qu’elle est
quelque chose (esse aliquid) ; ce sont les trois premières
catégories : substance, qualité et quantité. Si elles sont
modifiées, la chose elle-même est modifiée. Celles du
deuxième type désignent les circonstances (quasi
cirumstantias rei) accompagnant cette chose et ne disent
rien de son essence propre ou de sa substance, mais la lient
seulement d’une manière quelconque à quelque chose
d’extérieur (extrinsecus, prædicatio exterioribus datur) sans
rien changer dans la chose elle-même ; ce sont les sept
autres catégories. Le premier type de catégories (c’est-à-dire
la substance, la qualité et la quantité) est désigné par Boèce
comme « prédications selon la chose » (prædicationes
secundum rem, ou secundum se). Parmi elles (c’est-à-dire la
qualité et la quantité) qui expriment les choses sujettes (de
rebus subjectis) sont désignées aussi « accidents selon la
chose » (accidentia secundum rem).
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Puisque Dieu, comme nous l’avons déjà vu, n’est pas au
sens propre sujet d’accidents qui correspondent en Lui à la
substance elle-même, alors ces catégories appliquées à Lui
sont désignées aussi « prédications selon la substance de la
chose » (secundum substantiam rei prædicatio)369 .
403
chose en elle-même (in eo quod est esse) mais sur la façon
dont la chose intervient en comparaison (in eo quod est in
comparatione aliquo modo se habere), d’ailleurs pas
toujours avec quelque chose d’autre (ad aliud) mais parfois
avec la même chose (ad idem)372. Ainsi la catégorie de la
relation, sans créer une altérité entre les choses (alteritatem
rerum) sur lesquelles elle s’exprime, crée en Dieu non pas
une altérité dans l’essence mais une différence entre les
Personnes (alteritatem personarum)373.
404
même, c’est-à-dire d’une seule et même chose envers elle-
même : « On doit absolument savoir que la prédication
relative n’est pas toujours du type de la prédication vers le
différent, comme par exemple l’esclave envers le maître ils
sont en effet différents. Car tout égal est égal à l’égal, tout
semblable semblable au semblable et le même est le même
que le même La relation dans la Trinité du Père envers le
Fils et de l’un et l’autre envers le Saint-Esprit est semblable
à la relation du Même au Même. »376 .
405
correspondance d’identité et de différence telle qu’elle
existe entre les trois Personnes en Dieu s’explique par
l’altérité naturelle propre à tous les choses variables (cognata
caducis rebus alteritas) 379 qui est « le principe de toute
pluralité » (principium pluralitatis alteritas est) 380 . Ainsi,
selon la perception de Boèce, la Trinité Divine est la
relation éternelle et invariable de Dieu comme substance
unique absolue envers Lui-Même : Celui Qui est identique,
c’est Dieu comme Père (sujet) ; Celui à Qui Il est identique,
c’est Lui-même mais déjà comme Fils (objet) ; enfin,
l’identité elle-même par laquelle Dieu est identique à Lui-
même et est lié à Lui-même, c’est Le même Dieu Lui-
même, mais déjà comme Saint Esprit (relation d’égalité ou
d’identité) 381 . Ainsi Boèce a-t-il donné à l’enseignement
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trinitaire de saint Augustin une forme parfaitement logique
où la relation entre le Père, le Fils et le Saint Esprit est
interprétée en conformité avec la loi d’identité (A = A)
comme relation de Dieu envers Lui-même.
Cet article est préparé et publié dans le cadre du projet scientifique franco-russe, №
15-23-08001 (à RGNF) qui a été soutenu par les fondations russe et française : La
Fondation scientifique de Russie pour les Sciences humaines (RGNF, Fédération de
Russie) et la Fondation de la Maison des Sciences de l’Homme (FMSH, République
française).
l’une de l’autre que par le nombre (Voir Bradshaw « The Opuscula sacra :
Boethius and theology » in The Cambridge Companion to Boethius / Ed. J.
Marenbon. Cambridge, 2009, p. 112).
382 Maurice Nédoncelle, « Les variations de Boèce sur la personne », dans
Revue des sciences religieuses n° 29 (1955), p. 233.
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