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Alexeï FOKINE

« Les catégories aristotéliciennes


dans la théologie trinitaire latine »
(Marius Victorinus, Saint Augustin, Boèce)

À partir de la deuxième moitié du 4ème siècle après J.C., les


penseurs chrétiens latins commencèrent à recourir aux
catégories d’Aristote telles que « essence » et « relation »,
« puissance » et « acte », « matière » et « forme », etc. pour,
avec leur aide, décrire le dogme de la Trinité Divine. Ainsi
Marius Victorinus établit-il la distinction entre le Père
comme Essence (esse) pure, identique à l’Essence divine, et
le Fils comme sa forme déterminante (ens, esse formatum).
Il considère le Père comme puissance, le Fils comme acte et
le Saint Esprit comme Leur lien interne (connexio). Saint
Augustin lie aussi à Dieu la catégorie de la substance et de
la relation et considère les Personnes de la Trinité comme
trois relations au sein d’une seule substance. Boèce donna à
cette enseignement une forme parfaitement logique où la
relation entre le Père, le Fils et le Saint Esprit est interprétée
conformément à la loi d’identité (A = A), comme relation

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de Dieu envers Lui-Même. C’est de cette version de la
doctrine trinitaire qui repose sur les catégories
aristotéliciennes qu’a hérité la scholastique médiévale où
elle s’est transformée en enseignement sur les « relations
subsistantes » au sein de Dieu.

On sait que l’héritage logique et philosophique d’Aristote, à


partir du XIIIe siècle, eut une influence déterminante sur
l’évolution de la philosophie et de la théologie médiévales
occidentales, ce qui est aisé à percevoir si on considère des
théologiens chrétiens éminents tels qu’Alexandre de Halès,
Albert le Grand, Saint Thomas d’Aquin, Duns Scot, Boèce
de Dacie, etc. On en sait cependant beaucoup moins sur
l’influence de la pensée d’Aristote sur la patristique latine
(2ème-8èmesiècle.). L’exception est, peut-être, Severinus
Boèce, célèbre pour ses traductions de l’Organon d’Aristote
et ses commentaires sur l’Isagogè de Porphyre. Mais on peut
trouver des exemples de référence à l’héritage logique et
philosophique d’Aristote chez les penseurs chrétiens latins.
C’est notamment le cas de ce domaine particulier du
discours théologique qu’est la théologie trinitaire 268 . Le
présent article a pour objectif de combler une lacune dans
la science historique et philosophique russe et de
systématiser nos connaissances quant à l’influence exercée
par Aristote sur la constitution de la doctrine trinitaire dans
la patristique latine269 .

268 Théologie trinitaire, ou doctrine trinitaire : enseignement chrétien sur le


Dieu Trine.
269 Pour plus d’informations sur l’élaboration de la doctrine trinitaire latine,
voir notre ouvrage : FOKINE Alexeï Rouslanovitch, L’élaboration de la doctrine

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L’influence de la logique et de la métaphysique d’Aristote
sur l’évolution de la doctrine trinitaire latine se fait sentir à
partir de Marius Victorinus (circa 291-382). Ce rhétoricien
et philosophe romain, converti au christianisme à la fin de
sa vie, fut un des premiers à réaliser une traduction en latin
de deux traités logiques d’Aristote : Les catégories270 et De
l’interprétation 271 , il composa aussi ses propres
commentaires des Catégories (en 8 volumes) 272 et sur
l’Isagogè de Porphyre 273 . Néanmoins ce sont ses traités
théologiques qui présentent pour nous le plus grand
intérêt : Sur la naissance du Verbe Divin et Contre Arius274
dans lesquels, afin de justifier rationnellement et de
défendre la foi chrétienne en la Trinité Divine il recourt

trinitaire dans la patristique latine, Moscou, 2014 [en russe : Фокин А.Р.
Формирование тринитарной доктрины в латинской
патристике. М., 2014].
270 Texte perdu. Voir Pierre Hadot, Marius Victorinus. Recherches sur sa vie et
ses œuvres. Paris, 1971. p. 110, 187–188.
271 Texte également perdu. Ibid, p. 110–111, 189.
272 Texte également perdu. Ibid, p. 110.
273 Texte partiellement préservé chez Boèce, voir : Boèce, Dial. in Porph. in
PL T. 64. Col. 9-70 ; ainsi que « Porphyrii Isagogès fragmenta M. Victorino
interprete » in Aristoteles Latinus, 1 / Ed. L. Minio-Paluello, B. G. Dod. Bruges,
1966, p. 6–7. Voir aussi Isidore de Séville. Ethymol., 25 in PL T. 82. Col.
143D.
274 Pour en savoir plus sur ces œuvres théologiques et autres de Marius
Victorinus ainsi que sur son système philosophique et théologique dans son
ensemble voir notre ouvrage : Fokine Alexeï, Le platonisme chrétien de Marius
Victorinus, Moscou, 2007 [en russe : Фокин А.Р. Христианский
платонизм Мария Викторина. М., 2007].

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largement aux catégories aristotéliciennes tels que « être »,
« essence », « relation », et d’autres paires de concepts
universels comme « puissance » et « acte », « sujet » et
« prédicat », « matière » et « forme ». En même temps
Victorinus interprétait tous ces concepts en accord avec la
tradition néoplatonicienne en les transposant du domaine
de la logique pure ou de la physique vers celui de la
métaphysique pure.

L’enseignement trinitaire de Victorinus peut être divisé en


deux moments : Père – Fils et Fils – Esprit :
« Si Dieu [le Père] et le Christ [le Fils] sont un (unum), et
que le Christ et l’Esprit sont également un (unum), alors
par justice Trois est un par puissance et par substance (vi et
substantia). Cependant, bien que les Deux premiers soient
un, Ils sont distincts et donc le Père c’est l’existence de
l’acte (actualis existentia), c’est-à-dire la substantialité
(substantialitas), et le Fils est l’acte existant (actus
existentialis). Quant aux Deux autres, ils sont Deux de telle
façon que le Fils et l’Esprit Saint sont Deux en un, c’est-à-
dire en mouvement (in motu) et Ils sont Deux de telle
façon que Deux est un (unum duo). Et les premiers sont
Deux de telle façon que Deux est un. Ainsi, puisque Deux
en en un et puisque Deux est un, la Trinité existe en tant
qu’un »275 .

275 Adv. Ar. III 18.11–19 ; ср. Adv. Ar. I 49.1–8; I 54.3–4. Voir aussi :
Claudio Moreschini, Storia della filosofia patristica. Brescia, 2004 ; HADOT
Pierre, « Introduction » à Marius Victorinus, Traités théologiques sur la Trinité
in SC. Vol. 68. Paris, 1960, p. 81–83.

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Considérons le premier de ces deux moments. La
distinction entre le Père et le Fils et les relations entre Eux
sont prouvées par Victorinus sur la base des distinctions
figurant entre les concepts aristotéliciens de possibilité et de
actualité (ou puissance et acte), repos et mouvement, substance
et phénomène, matière et forme. De plus, bien que ce soit
justement Aristote qui ait introduit au niveau conceptuel la
distinction entre les notions de possibilité et d’actualité
(δύναμις et ἐνέργεια)276 , il faisait lui-même relever cette
distinction du monde physique constitué de forme et de
matière, en le niant à propos de ce qui est incorporel et
immatériel, y compris pour le Premier moteur dont
l’essence est action pure et où il n’y a aucune potentialité,
ce qui signifierait qu’il n’a pas encore atteint la perfection et
ne peut rien mouvoir d’un mouvement perpétuel 277 .
Pourtant, dès le platonisme moyen (en particulier chez
Numénios et Alcinoos) dans l’enseignement sur les
originies, on rencontre la distinction entre Intelligence qui
se trouve dans la possibilité et le repos et celle qui est dans
l’actualité et qui agit sur la matière278. À sa suite, Plotin, qui
connaissait parfaitement l’enseignement d’Aristote sur la
possibilité et la réalité 279 parlait de l’Un comme d’une
« puissance de tout » (δύναμις πάντων) absolument
créatrice et de l’Intelligence comme l’action première (ἡ

276 Aristote, Metaphys. IX 1, 1045b32 et seq.


277 Aristote, Metaphys., XII 6, 1071b 17 et seq. ; Phys., VIII 6, 258b 10 et seq.
278 Numenius. Fr. 11.11–20. 15.2–10; Alcin. Epit. 10.2–3 ; voir aussi Pierre
Hadot, Porphyre et Victorinus. Paris, 1968. Vol. I P. 483.
279 Plotin. Enn. II 5.

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πρώτη ἐνέργεια) et l’essence première (οὐσία) à laquelle
correspond l’action280 .

À la suite des néoplatoniciens Victorinus interprète


également l’enseignement d’Aristote et trouve dans le Dieu
biblique le lieu d’une potentialité. En réalité, selon la
pensée de Victorinus, Dieu le Père est l’Essence première
qui est « force et puissance de l’existence » (vis et potentia
existendi)281 ; en Lui la substance (substantia) correspond à
l’Être pur (esse purum)282, et donc Lui correspondent les
notions de puissance, de force, de caché et de repos (potentia,
virtus, occultus, quietus) alors qu’au Fils qui dévoile cette
Essence simple sous la forme de l’Être actuel doté de vie et
de pensée correspondent les notions de forme, d’acte, de
manifestation, de progression et de mouvement (forma, actio,
manifestatio, progressio, motus)283 :

« Dieu [le Père], c’est la puissance (potentia), et le Verbe,


c’est l’acte (actio), dans chacun des Deux il y a l’un et
l’autre… Le Père est Père parce que la puissance engendre
l’acte, et le Fils est acte parce que l’acte provient de la
puissance. Par conséquent, le Père est en le Fils comme le
Fils est en le Père, mais chacun d’entre Eux est dans l’autre,

280 Enn. V 3.15.32–33; V 3.5.35–48; V 3.12.27; VI 8.18; VI 9.5–6. Voir


aussi : Porphyr. Com. in Parm. 14.16–26 ; Hadot, 1968. Vol. I P. 483.
281 Adv. Ar. IV 19.4–6.
282 Adv. Ar. II 4.43–44.
283 Voir. Adv. Ar. I 19.22–23; 19.43–44; I 27.24–28; I 40.27–28; II 4.19–21;
4.29–31; III 2.12–4.5; 3.3.1–4; 17.14–15; IV 4; 16; Com. Philip. 2.6, PL 8,
1207C; Com. Eph., 1.22, PL 8, 1250D–1251A etc.

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Ils sont donc un. Et Ils sont Deux parce que chacun d’entre
Eux est au plus haut point, se manifeste par rapport à
l’autre (quod magis est, id alterum apparet) ; car le Père est
au plus haut point (magis) la puissance et le Fils l’acte, et Il
est autre parce qu’il est l’acte au plus haut point, et Il est
acte au plus haut point parce que c’est l’acte dirigé à
l’intérieur (foris actio) »284 .

Selon l’essence, le Père et le Fils existe toujours ensemble et


sont consubstantiels l’un à l’autre et selon la puissance et
l’action (secundum quod est potentia et actione) le Père est
la puissance, et le Fils est l’acte285. Comme essence pure le
Père est « premier par puissance » (potentialiter prior) par
rapport au Fils comme Acte et Mouvement qu’Il
engendre286. Le Père, c’est la puissance de l’existence, de la
vie et de la pensée qui se trouvent en Lui « sous forme
cachée » (in occulto), « en Lui-même (in se) sont aussi
inclus en existence (circa existentiam), ou sont eux-mêmes
plutôt la même chose que l’existence »287. Le Père comme
puissance a la propriété de se trouver dans le repos
(quiescere)288 , et le Fils a celle de l’action (actio)289, et non
pas simplement l’action mais la vie et la pensée (vita et

284 Adv. Ar. II 3.34–44.


285 Adv. Ar. I 4.19.22–23, 41–44.
286 Adv. Ar. III 3.1–4
287 Adv. Ar. IV 30.29–36.
288 Adv. Ar. I 27.
289 Adv. Ar. I 47.

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νοῦς, intelligentia, cognoscentia) 290 . Il est « la puissance
actualisée » ou « la manifestation active » de la puissance du
Père (potentia activa, potentia actuosa) qui donnent à tous
les autres êtres l’essence correspondante, la vie ou la
connaissance291 . L’être, la vie et la pensée en Lui se trouvent
comme « en acte agissant » (in actu agente), c’est-à-dire
sous forme manifestée (in manifesto) »292.

En joignant les notions aristotéliciennes de puissance et


d’acte à celle de l’être qui occupe aussi une place
importante dans la Métaphysique d’Aristote 293 , Marius
Victorinus développe un enseignement sur le Père et le Fils
comme Être en puissance et Être agissant294.

« Ce qui surpasse l’Être (supra τὸ ὄν) est l’Être caché


(absconditum τὸ ὄν). La manifestation de ce qui est caché
est l’engendrement (manifestatio generatio est) puisque
l’Être potentiellement (potentia ὄν) engendre l’Être
actuellement (operatione ὄν). Car rien n’est engendré sans
cause. Et si Dieu est la cause de tout, Il est aussi la cause de
l’engendrement de l’Être (τοῦ ὄντος), et bien qu’Il soit
Lui-même supérieur à l’Être (supra τὸ ὄν) Il est cependant

290 Adv. Ar. I 27; IV 30.


291 Adv. Ar. I 37.14–15; 39.10; 47.11.
292 Adv. Ar. IV 30.36–37.
293 Comme on le sait, la métaphysique, selon Aristote, « Il est une science qui
considère l'Être en tant qu'Être, et qui considère en même temps toutes les
conditions essentielles que l'Être peut présenter » (Aristote, Metaphys. IV 1,
1003a ; voir aussi : IV 2, 1005a; VI 1, 1026a).
294 Voir Aristote, Metaphys. IX 1, 1045b–1046a.

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auprès de l’Être (vicinus τῷ ὄντι) comme Son Père et
Géniteur. En effet, une femme enceinte possède caché en
elle ce qu’elle va ensuite engendrer. Car le fruit existe avant
la naissance mais existe sous forme cachée, et par
l’intermédiaire de la naissance est manifesté comme être
actuellement (ὄν operatione) ce qui était être
potentiellement (ὄν potentia), et, en vérité, l’être [se
manifeste] en résultat de l’actualisation de l’être (ὄν
operatione τοῦ ὄντος). Car l’acte engendre à l’extérieur.
Qu’engendre-t-il ? Ce qui était à l’intérieur. Ainsi, qu’y
avait-il à l’intérieur de Dieu ? Rien d’autre que l’Être (τὸ
ὄν), Être véritable (verum τὸ ὄν), plutôt Préêtre (προόν)
qui est supérieur à l’être comme genre le plus général (supra
generale ὄν genus), supérieur à l’être véritable (ὄντως ὄντα)
qui [devient] Être quand la potentialité est déjà actualisée
(ὄν iam operante potentia). C’est Jésus Christ. Car Il a Lui-
même dit [à Moïse] : « Si on demande : Qui t’a envoyé ?
Dis : l’Être (ὁ ὤν) »295. En effet, seul l’Être (ὁ ὤν) est l’Être
(ὄν) qui est éternellement l’Être (semper ὄν) » 296.

En outre, pour découvrir les relations internes entre le Père


et le Fils, Victorinus se réfère à l’enseignement de Plotin sur
« la double action » (διττὴ ἐνέργεια) qui peut être
considérée comme un développement ultérieur de la notion
aristotélicienne de Premier moteur comme Intelligence, qui
se conçoit lui-même et dont l’essence réside dans son action
de penser (αὐτοῦ ἡ οὐσία νόησις), c’est-à-dire sa pensée

295 Voir Exode, 3:13–14.


296 De gen. div. Verbi, 14.

379
de lui-même (νοήσεως νόησις) 297 . (On sait que chez
Plotin la double action constitue un élément essentiel du
mécanisme de l’émanation 298 . Effectivement, l’action
première (ἐνέργεια) qui est également repos (στάσις) et
identité (ταυτότης) réside cachée dans le principe supérieur
(par exemple dans l’Un ou dans l’Intelligence) et est elle-
même ce principe, c’est-à-dire qu’elle correspond à son
essence même, ce qui explique qu’elle s’appelle « action de
l’essence » (ἐνέργεια τῆς οὐσίας). L’action seconde qui est
le mouvement (κίνησις) et qui commence à partir de
l’altérité (ἑτερότης) s’exprime à l’extérieur et pose le
fondement de sa propre essence et qui s’appelle donc
« action venant de l’essence » (ἐνέργεια ἐκ τῆς οὐσίας).
Ensuite, cette action indéfinie retourne à son origine,
parvient à son identité avec soi-même et devient une
hypostase indépendante, c’est-à-dire une manifestation
actualisée de son origine première qui l’a engendrée299 .

De la même façon Victorinus établit la même distinction


entre le Père et le Fils comme entre une action intérieure et
extérieure. En effet, selon lui, le Père, étant l’Être pur
correspondant à l’essence, est l’action intérieure (intus insita
operatio) qui est privée de mouvement, et le Fils, étant
l’action pure, est l’action agissant à l’extérieur (operatio quæ

297 Aristote, Metaphys. XII 7, 1073ab; XII 9, 1074b ; voir De anima III 5.
298 Paul Henry. The «Adversus Arium» of Marius Victorinus: the first systematic
exposition of the doctrine of the Trinity, in Journal of Theological Studies. New
Series, 1 (1950), p. 45–47.
299 Plotin. Enn. V 4.2; V 1.3.

380
foris operatur; foris apparens operatio) 300 et le contenu
actualisant de l’action intérieure : « Le Père est l’Essence
(quod est esse), le Logos est l’Action (quod est operari). Et
en premier lieu il y a l’Essence, et en second l’Action.
Évidemment, l’Essence elle-même possède aussi en elle-
même une action interne car quelle vie ou quelle pensée
pourrait exister sans mouvement, c’est-à-dire sans
action ? 301 Par conséquent, ce n’est pas simplement
l’Essence mais l’Essence première elle-même par suite de ce
que le repos pour elle est la même chose que l’essence. De
la même manière l’Action, c’est-à-dire la deuxième,
s’appelle l’Action parce qu’elle agit non pas à l’intérieur
mais à l’extérieur. En effet, quand l’Action se manifeste
(apparente … operatione), elle est et s’appelle l’Action et est
considérée et est effectivement auto-engendrement. Ainsi
l’Action elle-même possède [en soi] et l’Essence, plus
exactement ne possède pas puisque l’Action elle-même est
l’Essence, car l’Essence et l’Action existent comme [quelque
chose] de commun et de simple (simul … et simplex). La
nature des êtres supérieurs est manifestée et détient l’essence
elle-même et la substance conformément à ce qui se trouve
en repos, et l’activité et l’action conformément à ce qui se
trouve en mouvement. Quant à l’Essence qui se trouve
dans le mouvement, elle est la manifestation de l’Essence en
accord avec l’Action »302.

300 Adv. Ar. I 4.3–10; ср. I 12.29–32; IV 27.1–29.23.


301 Voir Platon, Sophist. 248e-249b.
302 Adv. Ar. I 4.1.

381
En outre, s’appuyant sur le même enseignement de Plotin
relatif à « la double action », Victorinus établit une
distinction en Dieu entre vivere (« vivre ») comme action
indéfinie (actus) correspondant à la substance, et vita (« la
vie ») comme forme (forma) de cette action, ce dont il
résulte que le Fils est la Vie, qui est la forme adéquate du
Père comme acte vital privé de forme303. Victorinus établit
exactement la même distinction entre le Père et le Fils à
partir de la notion d’« acte de penser » (intelligere) comme
action indéfinie et « pensée » (intelligentia) comme forme
de cette action304 .

Par ailleurs, Victorinus distingue deux principes (duo


λόγοι) : l’un, grâce auquel chaque chose existe (per quem
umumquidque sit), c’est-à-dire la substance (substantia), et
l’autre, grâce auquel elle existe sous une forme définie (per
quem quomodo sit), c’est-à-dire forme d’existence.
Transposant ces principes à l’Essence divine, Victorinus
rapporte l’être, ou substance, au Père et la forme de son
existence au Fils305. Si le Père comme Être pur est privé de
toute image, forme, qualité et définition306 , alors le Fils est
Son Image (imago) ou Sa Forme (forma) et comme tel
détient tout ce que détient le Père 307 . Le Fils est la
« manifestation de la Forme du Père » (forma in manifesto,

303 Adv. Ar. IV 1.1–15.32.


304 Adv. Ar. IV 18.59–32.13.
305 Adv. Ar. IV 26.18–23.
306 Adv. Ar. I 49.23–25.
307 Adv. Ar. IV 30.2–6.

382
forma apparens), qui dans le Père se trouve cachée (in
occulto)308.

À partir de la définition de Victorinus de l’être comme


« être mise en forme » (esse formatum)309, on peut dire que
le Père est l’Être autant qu’Il est l’essence pure avec sa forme
non manifestée (qui est le Fils « dans le sein du Père »), et le
Fils est l’Être autant qu’Il est la forme manifestée de l’être
reçue du Père. Le Père est la substance unie qui, en
s’hypostasant comme Père, donne aussi au Fils la possibilité
de s’hypostasier, c’est-à-dire de n’être pas seulement une
forme mais la Forme, détenant de façon particulière tout le
contenu de l’essence du Père. Ainsi, dans le Père il y a une
pleine identité entre la substance et l’être, le Fils étant la
Forme qui se suppose elle-même comme Forme acquérant
en un certain sens son indépendance par rapport à la
substance310 .

Enfin, Victorinus développe son enseignement sur le Saint


Esprit comme « Auto-conscience » Divine (sui ipsius
cognoscentia)311, où Dieu « Se définit Lui-même » (ipse se
ipsum circumterminavit) et « Se pense Lui-même » (te
ipsum intellegis) 312 . Cet enseignement via les

308 Adv. Ar. IV 30.28–29; 20.21–24.


309 Adv. Ar. II 4.45–46; 49–50; 54–57.
310 Hadot, 1960, p. 79–81.
311 Adv. Ar. I 57.28–29. Voir Moreschini, 2011, p. 459.
312 Adv. Ar. I 31.19–20; voir IV 18.44–33.25 ; Adv. Ar. IV 28.5–10 ; Com.
Philip. 2.5, PL 8, 1207C.

383
néoplatoniciens ramène à l’enseignement cité plus haut
d’Aristote sur l’Intelligence se pensant elle-même (νοῦς…
νοεῖ… αὐτὸς αὑτὸν) tiré du XIIe livre de la
Métaphysique 313 . De plus, dans ses Hymnes à la Trinité
Victorinus considère le Père comme potentialité, le Fils
comme acte et le Saint Esprit comme lien interne (copula,
connexio, complexio, communicatio) entre Eux qui fait
d’Eux une Unité314, ce en quoi elle dépasse la construction
de saint Augustin à laquelle nous passons maintenant.

En effet, saint Augustin (354-430) constitue la figure


notable suivante dans la patristique latine, c’est lui qui tenta
de s’appuyer sur les idées logiques et philosophiques
d’Aristote pour construire une doctrine trinitaire
rationnelle. Dans ses Confessions il raconte lui-même
comment il a découvert les Catégories d’Aristote315 : « Et de
quoi me servait alors qu’à l’âgé de vingt ans environ, ayant
eu entre les mains ce livre d’Aristote, qu’on appelle les dix
catégories, je le compris seul à la simple lecture ? Et
cependant à ce nom de catégories, les joues du rhéteur de
Carthage, mon maître, se gonflaient d’emphase, et plusieurs

313 Aristote, Metaphys. XII 7, 1073ab; XII 9, 1074b.


314 Hymn. I 4–6; III 42, 46, 50, 242–245.
315 Comme le supposent les spécialistes, les Catégories sont la seule œuvre
d’Aristote que saint Augustin connaissait directement ; voir : Courcelle P. Les
lettres grecques en Occident de Macrobe à Cassiodore, Paris, 1948, p. 156 ;
Moreschini, 2011, p. 496. Il est probable que saint Augustin eût connu aussi
l’Introduction (Isagogè) de Porphyre aux Catégories d’Aristote d’après la
traduction de Marius Victorinus ; voir : Courcelle, 1948, p. 164–168 ; Du Roy
O. L’intelligence de la foi en la Trinité selon saint Augustin. Genèse de sa théologie
trinitaire jusqu’en 391, Paris, 1966, p. 71 ; Moreschini, 2011, p. 500–501.

384
autres réputés habiles avaient également éveillé en moi
comme une attente inquiète de quelque chose
d’extraordinaire et de divin. J’en conférai depuis avec
d’autres qui disaient n’avoir compris cet ouvrage qu’à
grand’peine, à l’aide d’excellents maîtres, non-seulement
par enseignement de vive voix, mais par des figures tracées
sur le sable, et ils ne m’en purent rien apprendre que ma
lecture solitaire ne m’eût fait connaître.

Et ces catégories me semblaient parler assez clairement des


substances, l’homme par exemple ; et de ce qui est en elles,
comme la figure de l’homme ; quel il est, quelle est sa taille,
sa hauteur ; de qui il est frère ou parent ; où il est établi ;
quand il est né ; s’il est debout, assis ; chaussé ou armé ;
actif ou passif ; tout ce qui est enfin compris, soit dans ces
neuf genres, dont j’ai touché quelques exemples, soit dans
le genre lui-même de la substance, où les exemples sont
innombrables »316 .

En même temps, comme le remarque plus loin saint


Augustin 317 , en tentant d’appliquer les catégories
aristotéliciennes à Dieu il s’avère qu’elles ne sont pas toutes
applicables à Lui car elles ne le sont que dans un sens qui ne
Lui est pas propre. En effet, la catégorie de substance qui en
latin est exprimée par le terme de substancia suppose que la
substance est la base et le sujet (subjectum) de différentes

316 Aug. Confess. IV 16.28. Texte établi par Poujoulat et Raulx, L. Guérin &
Cie, 1864 (pp. 395-403).
317 Aug. Confess. IV 16.29.

385
qualités ou accidents318. Cependant, Dieu, par Sa nature est
absolument simple et immuable319, si bien qu’en Lui il n’y a
pas et il ne peut y avoir de distinction entre la substance et
les propriétés, le sujet et les prédicats, ce qui signifie qu’Il
ne peut pas au sens propre être qualifié de substance, ce qui
supposerait automatiquement en Lui l’existence d’un
accident. En effet, explique saint Augustin, « Si tant est
cependant que le mot subsister soit digne de Dieu, on
comprend ce mot quand il s’applique à des choses qui
servent de sujets à d’autres, comme par exemple à la
couleur ou à la forme, s’il s’agit d’un corps. Car le corps
subsiste, et c’est pour cela qu’on l’appelle substance; mais la
couleur et la forme appliquées à ce corps qui subsiste ne
sont pas substances, mais seulement dans une substance; de
telle sorte que, si elles cessent d’être, elles n’empêchent pas
le corps d’être corps, parce que, pour lui, être et avoir telle
couleur et telle forme ne sont pas la même chose. Le mot
substance s’applique donc proprement aux choses
changeantes et qui ne sont pas simples. Mais si Dieu
subsiste en ce sens qu’on puisse justement l’appeler
substance, il y a donc en lui quelque chose dont il n’est que
le sujet; il n’est donc pas simple; ce n’est donc pas pour lui
la même chose d’être et d’être tout ce qu’on peut dire de
lui, grand, par exemple, tout-puissant, bon, et le reste. Or,
c’est une impiété de dire que Dieu subsiste, c’est-à-dire
qu’il est simple sujet de sa bonté, que cette bonté n’est pas
sa substance même ou plutôt son essence; qu’il n’est pas sa

318 Voir : De Trinit. VII 5.10 и VII 4.9.


319 immutabilis simplexque substantia; incommutabilis simplexque natura, De
Trinit. VII 1.2; XV 17.28 ; voir : De civ. Dei XI 10 ; Contra serm. Arrian, 14.

386
bonté même, mais que cette bonté est en lui comme en un
sujet. Il est donc évident que le mot de substance est abusif
pour désigner en Dieu ce qu’exprime le mot essence, qui est
plus usité et proprement et justement employé, à tel point
que Dieu seul doit être appelé essence. En effet, il existe
vraiment seul, parce que seul il est immuable, et c’est en ce
sens qu’il a révélé son nom à son serviteur Moïse, quand il
lui a dit : « Je suis celui qui suis » ; et encore : « Tu leur
diras : Celui qui est m’a envoyé vers vous (Ex., III, 14 ) »320.

Ainsi le principe de simplicité Divine exprimé par saint


Augustin dans une formule brève : « Dieu s’appelle simple
parce que ce qu’Il possède, c’est Lui-même »321 le conduit-il
à une pleine identification en le Dieu de la substance et de
ses attributs. Bien que l’idée de simplicité substantielle de
l’origine se rencontre chez Plotin322, il n’est pas exclu que la
source de cet enseignement de saint Augustin puisse être
aussi l’enseignement d’Aristote sur le Premier moteur qui
constitue l’essence première et simple qui se situe en état
d’actualité pure (ἡ οὐσία πρώτη καὶ ἡ ἁπλῆ καὶ κατ᾽

320 De Trinit. VII 5.10 ; voir aussi : V 5.6 VII 4.9.


321 ideo simplex dicitur, quoniam quod habet hoc est, De civ. Dei XI 10 ; voir
aussi : De fide et symb. 9, 20 ; Confess. IV 14.29 ; De Trinit. V 5.6 ; V 10.11 ;
VI 4.6 ; VII 1.2 ; VII 5.10 ; XV 5.8. De ce principe de la simplicité Divine
découle aussi que tous les attributs de Dieu sont identiques entre eux ; voir, par
exemple De Trinit. VI 1.2.
322 Voir : Plotin. Enn. II 6.1 ; V 3.12 ; V 5.10 ; VI 7.17 ; VI 7.41 ; VI 8.7–8 ;
VI 8.12–13 ; VI 8.15 ; VI 8.21 etc. Plotin, de même que saint Augustin
(Confess. IV 14.29), considérait que les catégories aristotéliciennes n’étaient
applicables qu’au monde matériel puisque le monde intelligible a ses propres
catégories (les « genres supérieurs » du Sophiste de Platon, voir Enn. V 1.4; VI
2.3).

387
ἐνέργειαν), où, comme nous l’avons déjà noté plus haut,
correspond à l’essence et à l’action (ἐνέργεια)323.
Mais s’il n’y a rien d’autre que la substance en Dieu alors
comme convient-il de comprendre l’enseignement chrétien
sur la Trinité ? Que sont les trois Personnes Divines
(personæ) le Père, le Fils et le Saint Esprit ? Pour résoudre
cette difficulté saint Augustin recourt de nouveau aux
catégories aristotéliciennes. Il commence par analyser la
division des catégories en substance et accident d’un côté,
et accidents séparables et non-séparables de l’autre. Si les
premières (par exemple, la couleur dans un corps) sont
susceptibles de disparaître au cours du temps, produisant
par là même des modifications dans le sujet lui-même
(c’est-à-dire dans la substance), les secondes (par exemple,
la dureté de la pierre) existent invariablement dans la
substance tout le temps de sa durée et ne disparaissent
qu’avec sa destruction324. Cependant, comme nous l’avons
indiqué plus haut, en Dieu il n’y a et il ne peut y avoir de
distinction entre la substance et les accidents qui n’existent
aucunement en Lui : « Il n’y a en Dieu rien d’accidentel
dans la mesure où en Lui rien n’est sujet à changements ou
qui puisse être perdu »325. De plus, comme l’affirme saint
Augustin, tout en Dieu ne signifie pas automatiquement Sa

323 Voir : Aristote, Metaphys. XII 6, 1071b 20–22 ; XII 7, 1072a 25–35 ;
David Bradshaw, Aristote en Orient et en Occident. La Métaphysique et la
division du monde chrétien, Moscou, 2012, p. 348 [en russe : Аристотель на
Востоке и на Западе. Метафизика и разделение христианского
мира. М., 2012, p. 348.].
324 De Trinit. V 4.5.
325 De Trinit. V 4.5 ; voir : V 5.6.

388
substance mais il y a quelque chose qui s’exprime sur Lui
sans être Sa substance. C’est la catégorie de la relation
(relatio, relativum, relativum prædicamentum, ad aliquid).
En effet, selon Augustin, « Mais en Dieu il n’y a rien
d’accidentel, parce qu’il est souverainement immuable, et
néanmoins tout ce qui s’énonce de lui, ne s’énonce point de
la substance. Ainsi nous distinguons en Dieu le Père d’avec
le Fils, et le Fils d’avec le Père ; et toutefois nous ne, disons
pas qu’en eux cette distinction soit accidentelle, parce
qu’éternellement l’un est Père, et l’autre est Fils (…) Mais il
n’en est pas ainsi, parce que le Père n’est Père qu’autant
qu’il a un Fils, et que le Fils n’est Fils qu’autant qu’il a un
Père : c’est pourquoi ces expressions, Père et Fils,
n’expriment en eux qu’une relation de personne à
personne ; et toutefois cette relation n’est pas en eux un
accident, parce que dans le Père et le Fils la paternité et la
filiation sont éternelles et immuables. Sans doute autre
chose est d’être Père et d’être Fils; cependant cette diversité
d’action n’affecte point en Dieu la substance, parce qu’elle
s’affirme uniquement de la relation entre les personnes
divines. Mais d’autre part, cette relation n’est point en Dieu
un pur accident, parce qu’elle est immuable. »326

C’est ainsi qu’Augustin fit une découverte géniale qui


constitua son apport déterminant dans le développement de
la doctrine trinitaire en Occident327 : il introduisit la théorie

326 De Trinit. V 5.6 ; voir : De civ. Dei XI 10 ; De Trinit. V 6.7 ; V 8.9 ; V


9.12 ; VII 1.1–2 ; VIII Prooem. 1 ; Ep. 170.6 ; 238.14.
327 Voir : Lewis Ayres, Augustine and the Trinity. Cambridge, N. Y., 2010, p.
213. D’après Irénée Chevalier, saint Augustin, en s’appuyant sur
l’enseignement concernant les catégories, a développé dans une théorie

389
de la « prédication relative » des Personnes, ou « théorie des
relations » transformée par la suite en doctrine scholastique
médiévale des « relations subsistantes » (relationes
subsistentes) 328 . Selon cette théorie, les trois Personnes
Divines, le Père, le Fils et le Saint Esprit, dotées d’une seule
et même substance Divine se distinguent l’une de l’autre
par les relations existant entre elles comme dotées de signes
particuliers personnels (proprietates personarum)329 . (À la
lumière de cette représentation sur la distinction entre les
Personnes conformément à la catégorie de la relation
(relativum prædicamentum), saint Augustin considère les
signes personnels du Père et du Fils comme « inengendrés »
et « engendrés » qui, distincts par le sens, ne signifient pas
en même temps une différence dans la substance puisque
« ce qui s’exprime relativement n’indique pas la substance »
(quod autem relative pronuntiatur, non indicat
substantiam), car le Fils s’appelle « engendré » (genitus) par
rapport au Géniteur (ad genitorem), c’est-à-dire au Père, et
le Père comme Géniteur par rapport au Fils ; et même
quand le Père s’appelle « non engendré » (ingenitus), il
s’appelle ainsi non pas Lui-même par Lui-même (non ad se

strictement logique ce qui chez les auteurs grecs n’avait été conservé que sous la
forme de pensées et réflexions isolées (Irénée Chevalier, Saint Augustin et la
pensée grecque. Les relations trinitaires, Fribourg, 1940, p. 170).
328 Le terme lui-même de relatio subsistens n’apparaît que chez saint Thomas
d’Aquin (voir Thomas Aquinas, Sum. Theol. I, q. 29, a. 4, resp.) ; voir aussi
Ayres, 2010, p. 268–272.
329 Voir : De qiv. quæst. 56.2 ; De lib. arb. III 21 ; Serm. 71.12.18 ; De civ.
Dei XI 24 ; Contra Maximin. II 10.3.

390
ipsum) mais indique par là même qu’Il ne provient pas
d’un Géniteur (ex genitore non sit)330.

En ce qui concerne la troisième personne de la Trinité, le


Saint Esprit, la réponse à la question de savoir si Son nom
se rapporte à la substance de Dieu, ou si elle indique aussi
une relation, saint Augustin se réfère à la Bible et à la
tradition patristique latine qui le précède conformément à
laquelle le Saint Esprit est Don de Dieu (donum Dei)331.
Cette notion indique une corrélation entre le don et le
donneur tel que le sont dans la Trinité, de l’avis de saint
Augustin, simultanément le Père et le Fils, ce qui signifie
que le Don est ce qui est commun entre Eux et Les unit.
En effet, saint Augustin note : « Néanmoins quand il s’agit
spécialement de l’Esprit-Saint comme troisième personne
de la sainte Trinité, et non de la Trinité tout entière, nous
le nommons Esprit-Saint dans un sens relatif, et par rapport
au Père et au Fils, car il est l’Esprit et du Père et du Fils.
Cependant il est vrai de dire que ce nom n’exprime point
ces relations divines, et qu’elles se montrent bien mieux
dans celui « de don de Dieu (Act., VIII, 20 ) ». Il est en effet
le don du Père, puisque, selon la parole du Sauveur, « il
procède du Père » : et il est également le don du Fils,
puisque l’Apôtre nous dit que « celui qui n’a pas l’Esprit de
Jésus-Christ n’est plaint à lui (Jean, XV, 26 ; Rom., VIII,
9 ) ». C’est donc relativement aux deux premières personnes
de la sainte Trinité que nous nommons la troisième Don de
Dieu, quoiqu’elle ne soit pas elle-même étrangère à cette

330 De Trinit. V 7.8 ; voir : VIII Prooem. 1.


331 Voir Actes, 8:20 ; Eph. 3:7 ; ainsi que Hilar. Pict. De Trinit. II 1, 3.

391
donation. Car nous la considérons comme l’union ineffable
du Père et du Fils; et peut-être n’est-elle appelée Esprit-
Saint que parce que ce même nom convient au Père et au
Fils. Ainsi le mot (430) Esprit-Saint désigne spécialement la
troisième personne de la sainte Trinité, mais il s’applique
aussi aux deux autres, car le Père et le Fils sont tous deux
Esprits et tous deux saints. L’Esprit-Saint est donc nommé
le Don mutuel du Père et du Fils, afin que ce nom qui
convient à l’un et à l’autre, explique par lui-même que dans
la Trinité cet Esprit est l’union des deux premières
personnes. »332

Ainsi, si le principe essentiel de l’unité des Personnes de la


Trinité chez saint Augustin est Leur essence ou substance
unique (una essentia, una substantia), alors Leurs relations
mutuelles (relationes) sont le principe de Leur distinction,
relations comprises non pas comme marques temporelles et
fortuites, telles des accidents, mais comme nécessaires,
éternelles et invariables. Ce sont précisément ces relations
mutuelles qui caractérisent en particulier ce qui distingue
chaque Personne de la Trinité des autres, étant identifiée
avec Elles en tout ce qui concerne l’essence. En outre, saint
Augustin excluait absolument toute possibilité de
comprendre l’essence de Dieu au sens de notion de genre et
d’espèce (la « deuxième » essence des Catégories
aristotéliciennes) et la personne au sens de notion
individuelle (« première essence » des mêmes Catégories)333,

332 Aug. De Trinit. V 11.12 ; voir : VII 4.7 ; VIII Prooem. 1 ; XV 19.37 ; De
fide et symb. 19 etc.
333 Voir : Aristote, Cat. 2a 11–27.

392
puisque l’essence Divine simple, unique et indivisible ne
peut pas, telle un genre ou un espèce, se sous-diviser en
trois Personnes individuelles 334 . Chez saint Augustin les
relations mutuelles entre les Personnes de la Trinité ne
peuvent donc pas être considérées comme relations entre
trois individus distincts dotés d’une existence indépendante
et autonome, comme il l’affirme lui-même clairement :
« Nous ne devons pas comprendre que l’homme a été créé à
l’image de la très haute Trinité, c’est-à-dire à l’image de
Dieu de telles façon que cette même image soit conçue
comme trois hommes »335 . En d’autres termes, les relations
entre les Personnes de la Trinité chez saint Augustin ne
sont pas considérées comme des relations entre des
individus ou des personnalités indépendantes, par exemple
un père et un fils, ou un seigneur et un esclave. Il s’avère
que les relations au sein de la Trinité chez saint Augustin ne
sont rien d’autre que des relations internes d’une seule et
même substance Divine unique (una eademque substantia)
envers elle-même336. Elles ressemblent à la relation de l’âme
humaine comme substance sans corps et unique (una mens,
una substantia, unum subjectum) par rapport à elle-même,

334 Voir : De Trinit. VII 4.8 ; 6.11 ; voir aussi : Richard Cross, Quid tres? On
what precisely Augustine professes not to understand in «De Trinitate» 5 and 7 in
Harvard Theological Review 100 (2007), p. 225.
335 De Trinit. XII 7.9.
336 Voir : Chevalier, 1940, p. 37. William Hill, The Thee–Personed God: The
Trinity as a Mystery of Salvation. Washington, 1982, p. 61. Voir aussi :
Catherine Mowry LaCugna, God for Us. Trinity and Christian Life. San
Francisco, 1991, p. 103.

393
comme on le voit bien à l’exemple des différents « modèles
trinitaires psychologiques » de saint Augustin337.

En effet, dans ces « modèles trinitaires psychologiques »


saint Augustin utilise aussi la catégorie de la relation. Ainsi,
en examinant la triade âme – connaissance – amour (mens,
notitia, amor), saint Augustin attire l’attention sur le fait
que ses trois éléments figurent dans certaines relations entre
eux : « Et comment toutes sont dans toutes (...), puisque
l’âme s’aime tout entière, se connaît tout entière, connaît
tout son amour, et aime toute sa connaissance, quand ces
trois choses sont parfaites en elles-mêmes. Et par un
merveilleux procédé, ces trois choses sont inséparables, et
néanmoins chacune d’elles est substance, et toutes ensemble
sont une seule et même substance ou essence, puisque leurs
noms ne sont que l’indice de leurs rapports mutuels. »338 .

Comme le notent les chercheurs, saint Augustin, en


développant sa pensée sur ce que sont l’âme, la
connaissance et l’amour qui, formant une substance
spirituelle unique, se distinguent l’un de l’autre seulement
par leur relation réciproque, « tente d’expliquer la
distinction entre les Personnes de la Trinité au moyen [de
la catégorie] de la relation »339. On peut dire la même chose
d’une autre « triade psychologique » de saint Augustin :

337 Pour plus de détails sur ces modèles voir notre ouvrage : Fokine, 2014, p.
474–530.
338 De Trinit. IX 5.8.
339 Sullivan J. E. The Image of God: The Doctrine of St. Augustine and its
Influence. Dubuque (Iowa), 1963, p. 119.

394
mémoire – pensée – volonté (memoria, intellectus, voluntas)
où l’unité de l’âme (mens) comme leur substance commune
garantit l’identité entre les éléments de la triade, et leurs
relations mutuelles assurent les distinctions entre eux : « En
effet, la mémoire, en tant qu’elle est appelée vie, âme,
substance (substantia), se prend dans le sens absolu (ad se
ipsam). Elle n’est proprement mémoire qu’autant qu’elle se
rapporte à quelque chose (ad aliquid relative). Il en faut
dire autant de l’intelligence et de la volonté, qui ne
s’appellent ainsi que dans un sens relatif (ad aliquid
dicuntur). Mais chacune d’elle est vie, âme, essence
(essentia), considérée en elle-même et dans le sens absolu
(ad se ipsam). Ces trois choses sont donc une seule chose
par le fait qu’elles sont une seule vie, une seule âme, une
seule essence ; et chaque fois qu’on nomme l’une d’elles en
la prenant en elle-même, on lui donne un nom singulier et
non pluriel, même quand elle est réunie aux autres. Mais
elles sont trois choses, quand on les considère dans leurs
rapports mutuels (ad se invicem referuntur) ; et si elles
n’étaient pas égales, non-seulement l’une vis-à-vis de
l’autre, mais chacune vis-à-vis de toutes, elles ne se
contiendraient évidemment pas mutuellement. »340

De cette façon, saint Augustin en recourant à l’analyse des


relations entre les éléments de ces « triades psychologiques »
d’une part, et leur porteur de l’autre, l’âme, qui constitue
leur substance commune et leur vie, tente de dresser le
fondement de l’enseignement sur ce que dans la Trinité

340 Saint Augustin, De Trinit. X 11.18. Texte établi par Poujoulat et Raulx, L.
Guérin & Cie, 1868 (pp. 474-483)

395
Divine aussi une essence (essentia), ou substance (substantia),
assure l’unité des Personnes Divines et leurs relations
internes (relationes) produisent les distinctions entre
Elles341. Boèce est un continuateur direct de saint Augustin
en matière d’adaptation de l’enseignement aristotélicien sur
les catégories aux besoins de la doctrine trinitaire
chrétienne, et c’est à lui que nous recourons maintenant.

Avant tout, il convient de noter que Boèce (circa 480-525)


connaissait à merveille l’Organon d’Aristote ; suivant les
traces de Victorinus il traduisit en latin les principaux
traités logiques d’Aristote : Les catégories, De l’interprétation,
l’Analytique Première et Seconde, les Topiques et Les
réfutations sophistiques, ainsi que l’Introduction de Porphyre
aux Catégories d’Aristote (Isagogè) pour laquelle il rédigea
deux commentaires : l’un bref sous forme de dialogue
(Dialogi in Porphyrium) et l’autre plus étendue composé de
cinq livres (Commentaria in Porphyrium). Boèce composa
également des commentaires sur les traités logiques
d’Aristote lui-même : un des Catégories (en quatre livres) et
deux sur De l’interprétation (un petit en deux livres et un
grand en six livres). Le commentaire de Boèce des Topiques
d’Aristote n’a pas été conservé. De plus, il écrivit une série
de traités indépendants sur la logique : De syllogismis
cathegoricis (en deux livres), Introductio ad syllogismos
cathegoricos, De hypotheticis syllogismis De divisione et De
differentiis topicis où il développe les idées d’Aristote. Mais
le plus important pour nous est dans ses œuvres

341 Voir : Ep. 169.2. Voir aussi Henri Paissac, Théologie du Verbe : saint
Augustin et saint Thomas. Paris, 1951, p. 52–54.

396
théologiques (le dit Opuscula sacra), en particulier dans les
traités De Trinitate et Utrum Pater, Boèce sous l’influence
de saint Augustin à l’aide des catégories aristotéliciennes
tente de résoudre le problème des rapports entre l’unité et
la trinité en Dieu. Dans ces traités, de même que dans
d’autres Opuscula sacra, Boèce accorde une nette préférence
à l’argumentation rationnelle contre les citations tirées de la
Bible ou des œuvres des pères de l’Église. Les méthodes
logiques, de même que l’analyse catégorielle, la séparation
par genre ou aspect, la définition des notions, les axiomes,
les syllogismes 342 , que Boèce maîtrisait à la perfection,
jouent un rôle essentiel dans ses constructions théologiques,
de là le considère-t-on comme le « père » de la scholastique
médiévale 343 . Comme le fait remarquer Claudio
Moreschini, « le travail de traduction d’Aristote entamé par
Boèce le rapproche de la philosophie scholastique, et
surtout ses traités sur la logique, ainsi que sa méthode de
travail elle-même à laquelle il recourt en établissant son
commentaire philosophique et, enfin, la conception de la
philosophie non seulement comme amour de la sagesse
mais aussi comme science suprême menant à Dieu dont le
contenu se résume ainsi à l’interprétation et à la
justification de la foi »344.

342 Voir : Boeth. De Trinit. 2–4 ; Quomodo subst. 14–55 ; Contra Eutyсh. et
Nest. 1–3 etc.
343 Voir : Guennady Maïorov, « Le destin et l’affaire Boèce », in Consolation
de philosophie et autres traités, Moscou, Naouka, 1990, p. 316-317 ; Gilson, La
philosophie au Moyen-Âge, . Deuxième édition, revue et augmentée. Paris,
Payot, 1944.
344 Moreschini, 2011, p. 547–548.

397
En effet, l’attachement de Boèce à la philosophie
aristétolicienne et à ses méthodes est manifeste dès la
division de la science (disciplinæ), plus exactement de la
philosophie, qu’introduit Boèce dans ses commentaires sur
l’Isagogè de Porphyre et dans son traité Sur la Trinité. À la
suite d’Aristote 345 , Boèce distingue trois parties dans la
philosophie : théorique (speculativa), pratique (activa) et
logique (rationalis)346 ; la dernière étant la logique, qui pour
Aristote ne faisait pas partie formellement de la
philosophie, et est pour Boèce à la fois une partie de la
philosophoe et son instrument 347 . À son tour, la partie
théorique de la philosophie se compose de trois parties :
physique (naturalis), mathématique (mathematica) et
théologique (theologica) 348 . Pour eux la théologie est une
science abstraite (abstracta) qui étudie la substance Divine
(Dei substantia), séparée des choses (separabilis),
immatérielle et immobile (et materia et motu caret) 349 .
Dans cette définition Boèce s’en tient strictement à ce
qu’affirme Aristote selon lequel la théologie (la première

345 Voir : Aristote, Metaphys. VI 1, 1025b–1026a.


346 Boeth. Com. in Porph. I, PL 64, 73D.
347 Ibid. 74C. Selon Boèce, la logique (logica disciplina) classe les modes de
raisonnement (disputandi modos), conclusions (ratiocinationes) et les voies de
discernement (internoscendi vias) pour qu’il soit aisé de savoir quel
raisonnement employer dans quel cas, et lesquels sont erronés (Com. in Porph.
I, PL 64, 73B).
348 De Trinit. 2.5–20. Sur la philosophie, ses divisions et ses méthodes chez
Boèce, voir : Maïorov, 1990, p. 357–358 ; 377–378.
349 De Trinit. 2.14–16.

398
philosophie) 350 étudie la substance immobile et éternelle,
séparée des choses perçues par les sens (οὐσία τις ἀΐδιος
καὶ ἀκίνητος καὶ κεχωρισμένη τῶν αἰσθητῶν), privée de
matière (ἄνευ ὕλης), non composée de parties et
indivisible (ἀμερὴς καὶ ἀδιαίρετός) 351 . Boèce s’efforce
d’employer précisément cette théologie philosophique352 pour
étudier la foi chrétienne dans le Dieu-Trinité.

Effectivement, à partir des 10 catégories aristotéliciennes,


Boèce dit que c’est celle de l’essence (substantia, essentia, en
grec οὐσία) 353 qui s’applique le plus à Dieu : « Dieu est
οὐσία, c’est-à-dire l’essence (essentia), puisqu’Il existe (est)
et qu’en particulier il est Celui de Qui procède d’être de
toute chose (a quo omnium esse proficiscitur). Il est
οὐσίωσις, c’est-à-dire la subsistance (subsistentia) car Il
existe par Lui-même sans avoir besoin de rien (subsistit
enim nullo indigens). [On dit] même de Lui ὑϕίστασθαι
car il existe comme substance (substat) »354.

Dans l’esprit de l’enseignement aristotélicien sur le Premier


moteur comme essence immobile, éternelle et
immatérielle355, Boèce affirme que l’essence Divine est « la

350 Voir : Aristote, Metaphys. VI 1, 1025b–1026a.


351 Aristote, Metaphys. XII 6, 1071b 4–20 ; XII 7, 1073a 5–12.
352 Ingrid Craemer-Ruegenberg, Die Substanzmetaphysik des Boethius in den
Opuscula sacra. Diss. Köln, 1969, p. 79 ; Maïorov, 1990, p. 378.
353 Voir : De Trinit. 2.14–16 ; 4.14–16 ; Utrum Pater 5–23 ; De fide cath. 11–
15 ; Contra Eutyсh. et Nest. 3.87–101. Voir : Consol. III 10.58–62 ; V 6.4 etc.
354 Contra Eutyсh. et Nest. 3.87–90.
355 Aristote, Metaphys. XII 6, 1071b 4–20; XII 7, 1073a 5–12.

399
forme sans matière (sine materia forma) parce qu’elle est ce
qu’elle est » (id quod est)356, ou « cet Un authentique dans
lequel il n’y a aucune multitude »357. Par suite de cette unité
et de la simplicité de la substance Divine, sa substance est
identique à elle-même 358 ; tous ses attributs sont la
substance même359, Dieu ne peut donc pas être appelé au
sens propre « sujet » (subjectus) de ses attributs360. Comme
nous l’avons indiqué plus haut, cette idée de la Simplicité
Divine remonte via saint Augustin à Aristote et sa
représentation de la correspondance entre l’essence et
l’énergie dans le Premier moteur 361 . En répétant saint
Augustin presque mot pour mot, Boèce dit que les 10
catégories aristotéliciennes correspondent en Dieu à la
première catégorie, à savoir la substance. Ainsi, quand Dieu
est qualifié, par exemple, de juste, cela signifie par là Sa
propriété ou Sa qualité (qualitas) mais aussi ce qui est la
substance elle-même puisque pour Dieu « être » et « être
juste » est une seule et même chose362. De même, quand

356 De Trinit. 2.29–31 ; ср. 2.14–16 ; 2.18–21 ; 4.24–26.


357 unum vere nec ulla pluralitas, De Trinit. 4.24–26; ср. 2.30.
358 ipsum vero esse nihil aliud præter se habet admixtum; esse suum et id
quod est unum habet, Quomodo substantiæ 36–37; 45–46 (axiomes IV et VII)
; voir De Trinit. 4.34–36. Pour toutes les autres choses Boèce introduit une
distinction entre l’être et « ce qui existe », c’est-à-dire la chose elle-même :
Diversum est esse et id quod est (Quomodo substantiæ 28–30, axiome II).
359 De Trinit. 4.16–44.
360 De Trinit. 4.104 : de Deo qui subjectus non est.
361 Voir John Marenbon, Boethius. Oxford, 2003, p. 83 ; Bradshaw, « The
Opuscula sacra: Boethius and theology », in The Cambridge Companion to
Boethius / Ed. J. Marenbon. Cambridge, 2009, p. 110.
362 Boeth. De Trinit. 4.16–20; 40–41.

400
Dieu est appelé grand ou suprême, c’est la quantité
(quantitas) qui lui est propre qui est ainsi désigné, celle qui
la substance elle-même car pour Dieu « être » et « être
grand » est une seule et même chose363. En d’autres termes,
selon Boèce, les trois premières catégories aristotéliciennes
(prædicamenta), à savoir la substance, la qualité, la quantité,
sont liées en Dieu « en unité et conjointement » (conjuncte
atque copulate) puisqu’en Dieu il n’y a rien qu’Il ne soit
Lui-même (nihil aliud est nisi quod est), c’est-à-dire qu’en
Lui la substance coïncide avec ses prédicats364.

Les sept autres catégories aristotéliciennes, en énonçant


Dieu, comme le remarque Boèce, se conduisent aussi de
façon particulière. Ainsi, en ce qui concerne le lieu on peut
dire que Dieu se trouve partout (ubique) puisque tout lieu
se trouve auprès de Lui et est prêt à être occupé par Lui (ad
eum capiendum) ; et qu’Il ne peut se trouver en aucun lieu
puisqu’Il ne peut pas être placé par un lieu365. En ce qui
concerne le temps on peut dire que Dieu est toujours
(semper est) ; cependant il ne faut pas le comprendre au
sens d’une existence infiniment étendue dans le temps :
Dieu est toujours puisque ce « toujours » se rapporte à Lui à
un temps présent (præsentis temporis) qui est constant
(permens), immobile et stable et crée l’éternité (æternité)366.
Les catégories de possession (habere) et d’action (facere,

363 De Trinit. 4.20–24 ; 41–44.


364 De Trinit. 4.28–29 ; 34–36 ; Utrum Pater 24–32 ; 65–68.
365 De Trinit. 4.45–59.
366 De Trinit. 4.59–87.

401
actus, operatio), comme celles de qualité et de quantité,
sont identiques en Dieu à Son essence (idem est in eo esse,
quod agere)367. En ce qui concerne celles de situation (situm
esse) et de souffrance (pati), elles sont inapplicables à
Dieu368. Seule reste la question de la quatrième catégorie,
celle de la relation (ad aliquid) ; or, c’est grâce à elle que
Boèce, tout comme saint Augustin, élabore sa doctrine
trinitaire.
En effet, Boèce distingue deux types à l’intérieur de la
dixième catégorie. Celles du premier type désignent la chose
elle-même (quasi rem monstrant) et disent qu’elle est
quelque chose (esse aliquid) ; ce sont les trois premières
catégories : substance, qualité et quantité. Si elles sont
modifiées, la chose elle-même est modifiée. Celles du
deuxième type désignent les circonstances (quasi
cirumstantias rei) accompagnant cette chose et ne disent
rien de son essence propre ou de sa substance, mais la lient
seulement d’une manière quelconque à quelque chose
d’extérieur (extrinsecus, prædicatio exterioribus datur) sans
rien changer dans la chose elle-même ; ce sont les sept
autres catégories. Le premier type de catégories (c’est-à-dire
la substance, la qualité et la quantité) est désigné par Boèce
comme « prédications selon la chose » (prædicationes
secundum rem, ou secundum se). Parmi elles (c’est-à-dire la
qualité et la quantité) qui expriment les choses sujettes (de
rebus subjectis) sont désignées aussi « accidents selon la
chose » (accidentia secundum rem).

367 Quomodo substantiæ 165–167 ; De Trinit. 4.78–80.


368 De Trinit. 4.97–98.

402
Puisque Dieu, comme nous l’avons déjà vu, n’est pas au
sens propre sujet d’accidents qui correspondent en Lui à la
substance elle-même, alors ces catégories appliquées à Lui
sont désignées aussi « prédications selon la substance de la
chose » (secundum substantiam rei prædicatio)369 .

Selon la division en deux des catégories envisagée ci-dessus,


les trois Personnes de la Trinité – le Père, le Fils et le Saint
Esprit – ne peuvent pas s’exprimer sur Dieu comme
catégorie du premier type, c’est-à-dire par la substance
(substantialiter) puisque dans ce cas soit elles apporteraient
dans l’essence Divine une distinction, soit, conformément
au principe de la simplicité Divie, elles devraient s’exprimer
indistinctement tant sur chaque Personne prise séparément
que sur les Trois simultanément370. Donc, conclut Boèce,
les Personnes de la Trinité peuvent s’exprimer sur Dieu
seulement comme catégories du premier type, plus
exactement comme l’une d’entre elles, en particulier celle
de relation (relatio, relativum, ad aliquid). Effectivement, le
« Père » est Père de quelqu’un, en l’occurrence du Fils ; le
« Fils » est aussi le Fils de quelqu’un, en l’occurrence du
Père ; enfin, l’« Esprit » est aussi l’Esprit de quelqu’un,
c’est-à-dire l’Esprit du Père et du Fils371 . Ensuite, comme
nous l’avons vu, la catégorie de la relation ne peut pas
ajouter, supprimer ou changer quelque chose dans la chose
par elle-même (secundum se), c’est-à-dire dans son essence
(variare essentiam) ; elle s’exprime non pas sur ce qu’est la

369 De Trinit. 4.83–108.


370 De Trinit. 5.1–5 ; 6.1–14 ; Utrum Pater 14–48.
371 De Trinit. 5.1–40 ; 6.1–14 ; Utrum Pater 48–65.

403
chose en elle-même (in eo quod est esse) mais sur la façon
dont la chose intervient en comparaison (in eo quod est in
comparatione aliquo modo se habere), d’ailleurs pas
toujours avec quelque chose d’autre (ad aliud) mais parfois
avec la même chose (ad idem)372. Ainsi la catégorie de la
relation, sans créer une altérité entre les choses (alteritatem
rerum) sur lesquelles elle s’exprime, crée en Dieu non pas
une altérité dans l’essence mais une différence entre les
Personnes (alteritatem personarum)373.

De cette façon, selon Boèce, la pluralité (numerositas) de la


Trinité apparaît dans le domaine de la catégorie de la
relation (in eo quod est prædicatio relationis) ; en même
temps est conservée en Dieu la pleine unité (unitas)
concernant la substance, l’action et tout le reste qui est lié à
Dieu par Lui-même374. En d’autres termes, « la substance
contient l’unité, tandis que la relation multiplie la
Trinité »375. En outre, Boèce explique que la relation entre
les Personnes de la Trinité n’est pas une relation entre des
choses distinctes, par exemple entre un maître et un esclave,
qui se distinguent comme deux substances individuelles
liées par une relation mutuelle. La relation dans la Trinité
est semblable à la relation d’un seul et même envers un seul et

372 De Trinit. 5.17–22 ; 30–33. L’exemple de la dernière relation que propose


Boèce : l’homme peut être soit de gauche, soit de droite en fonction du côté
par lequel on s’approche de lui (Ibid. 5.22–29).
373 De Trinit. 5.33–40.
374 De Trinit. 6.1–7 ; voir Utrum Pater 58–65.
375 substantia continet unitatem, relatio multiplicat Trinitatem, De Trinit.
6.7–10 ; voir Utrum Pater 55–57.

404
même, c’est-à-dire d’une seule et même chose envers elle-
même : « On doit absolument savoir que la prédication
relative n’est pas toujours du type de la prédication vers le
différent, comme par exemple l’esclave envers le maître ils
sont en effet différents. Car tout égal est égal à l’égal, tout
semblable semblable au semblable et le même est le même
que le même La relation dans la Trinité du Père envers le
Fils et de l’un et l’autre envers le Saint-Esprit est semblable
à la relation du Même au Même. »376 .

Selon toute probabilité, Boèce envisage ici l’identité


numérique du sujet qui se rapporte à l’un des trois types
aristotéliciens d’identité377 :

« En effet, toutes les fois que l’on pose le même, l’on


prédique autant de fois le divers. Or le même est dit selon
trois modes : le genre — ainsi l’homme est même que le
cheval en tant qu’ils sont du même genre : l’animal. — ;
l’espèce — ainsi Caton est même que Cicéron, en tant
qu’ils sont de la même espèce : l’homme — ; le nombre —
ainsi Tullius et Cicéron, un par le nombre. » 378.

Par ailleurs, Boèce explique : la circonstance qui fait qu’en


aucune autre chose on ne peut trouver la même

376 similis est relatio in Trinitate Patris ad Filium et utriusque ad Spiritum


sanctum ut ejus quod est idem ad id quod est idem, De Trinit. 6.14–22 ; voir
In Categ. Arist. II, PL 64, 219BC. Selon Marenbon, Boèce veut dire que
« certaines relations, telles que la ressemblance et l’égalité, sont réflexives »
(Marenbon, 2003, p. 86).
377 Voir : Aristote, Top. A 7 103а 1–40.
378 Boeth. De Trinit. 1.18–23.

405
correspondance d’identité et de différence telle qu’elle
existe entre les trois Personnes en Dieu s’explique par
l’altérité naturelle propre à tous les choses variables (cognata
caducis rebus alteritas) 379 qui est « le principe de toute
pluralité » (principium pluralitatis alteritas est) 380 . Ainsi,
selon la perception de Boèce, la Trinité Divine est la
relation éternelle et invariable de Dieu comme substance
unique absolue envers Lui-Même : Celui Qui est identique,
c’est Dieu comme Père (sujet) ; Celui à Qui Il est identique,
c’est Lui-même mais déjà comme Fils (objet) ; enfin,
l’identité elle-même par laquelle Dieu est identique à Lui-
même et est lié à Lui-même, c’est Le même Dieu Lui-
même, mais déjà comme Saint Esprit (relation d’égalité ou
d’identité) 381 . Ainsi Boèce a-t-il donné à l’enseignement

379 De Trinit. 6.22–24.


380 De Trinit. 1.13–14 ; voir Craemer-Ruegenberg, 1969, p. 103.
381 Une interprétation similaire est proposée par Ingrid Craemer-Ruegenberg
quand elle affirme que chez Boèce « Dieu Lui-même doit être Esprit et Se place
en juxtaposition avec Soi-même. Il Se place en juxtaposition avec Soi-même
par le fait qu’Il se pense Lui-même à la perfection et engendre ainsi le Fils »,
Craemer-Ruegenberg, 1969, p. 104). D’après Maïorov, chez Boèce les
Personnes de la Trinité « sont considérées comme différentes expressions
relatives du même Dieu. La relation, dit Boèce, ne crée pas d’« altérité »
(alteritas) dans les choses, elle crée seulement la différence de « personnes »,
c’est-à-dire les « aspects », les points de vue de l’objet. Par suite, bien que les
« personnes » de la Trinité soient distinctes, leur relation entre elles est une
relation du même envers le même, puisqu’elles sont indistinctes dans leur
substance, dans leurs actes, etc., par conséquent elles sont un seul et même »
(Maïorov, 1990, p. 381). Pour cette raison, l’interprétation de l’enseignement
trinitaire de Boèce proposée par Bradshaw ne nous paraît pas convaincante,
d’après laquelle les relations entre les Personnes de la Trinité sont semblables
chez lui à celles de trois substances uniques absolument égales, par exemple,
trois sphères de cuivre de la même qualité et de la même dimension, ou trois
figures géométriques égales (par exemple des triangles) qui ne se distinguent

406
trinitaire de saint Augustin une forme parfaitement logique
où la relation entre le Père, le Fils et le Saint Esprit est
interprétée en conformité avec la loi d’identité (A = A)
comme relation de Dieu envers Lui-même.

Pour conclure, il convient de dire que la doctrine trinitaire


de Marius Victorinus, de saint Augustin et de Boèce dans
laquelle sont largement utilisées les idées logiques et les
catégories d’Aristote, précéda les spéculations scholastiques
ultérieures dans le domaine de la théologie trinitaire en
Occident jusqu’au 15ème siècle. Comme l’a justement noté
Maurice Nédoncelle, « Boèce est un relais sur la route qui
va de saint Augustin aux « relations subsistantes » de saint
Thomas d’Aquin » 382 . Cette théorie scholastique mérite
d’être étudiée à part, ce qui dépasse le cadre de notre article.

Cet article est préparé et publié dans le cadre du projet scientifique franco-russe, №
15-23-08001 (à RGNF) qui a été soutenu par les fondations russe et française : La
Fondation scientifique de Russie pour les Sciences humaines (RGNF, Fédération de
Russie) et la Fondation de la Maison des Sciences de l’Homme (FMSH, République
française).

l’une de l’autre que par le nombre (Voir Bradshaw « The Opuscula sacra :
Boethius and theology » in The Cambridge Companion to Boethius / Ed. J.
Marenbon. Cambridge, 2009, p. 112).
382 Maurice Nédoncelle, « Les variations de Boèce sur la personne », dans
Revue des sciences religieuses n° 29 (1955), p. 233.

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