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Copyright InterEditions, 2012

9782729612559
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Introduction

Apprendre à être soi sans renoncer aux autres

LA QUESTION DE LA PLACE NOUS INTERROGE tout au long de la vie. Chercher sa


place implique la crainte de ne pas en avoir une, ou alors le souhait de
changer celle qu'on occupe déjà parce qu'elle ne nous convient pas. Pour
autant, un changement est-il possible sans savoir d'où l'on vient et où l'on
veut vraiment aller ? Autrement dit, on ne peut faire l'économie
d'interrogations simples telles que : « Qui m'a assigné cette place ? Quand ?
Pourquoi ? Comment l'ai-je prise ? Ai-je l'impression d'être en dette avec
ceux qui me l'ont désignée ? ».

La place dans la famille


Imaginons une jeune mère et son bébé à la maternité ; le père n'a pas pu
assister à l'accouchement. Il est possible que, pendant toute sa vie, l'enfant
entende sa mère raconter : « Lorsque j'ai accouché, ton père n'était pas
là... ». Au fil du temps, cette absence paternelle, même involontaire,
deviendra symbolique, marquant d'une façon unique et singulière l'histoire de
cet enfant-là. De même, dès les premiers jours, quand défile la famille dans la
chambre de la jeune maman, les réflexions des uns et des autres placent
d'emblée le nouveau-né dans l'histoire familiale : « Tiens, il ressemble à
l'Oncle Albert », « Elle a le menton volontaire de ma mère, une femme de
caractère ». Une façon de « charger le sac à dos » de l'enfant dès sa
naissance !
Ce n'est pas la même chose d'être le premier-né d'un couple que d'arriver en
troisième position, de naître après une fausse couche ou un enfant mort, ou
encore d'être la première petite-fille ou le premier petit-fils dans une famille
où tous les enfants et petits-enfants sont du même sexe... Le rang dans la
fratrie est ainsi un élément structurant du système familial. Plus tard, au cours
de l'enfance, la place dépendra aussi des loyautés familiales dans lesquelles
on se sent pris.
Prenons l'exemple d'une maman qui s'occupe chaque soir des devoirs de son
enfant en CP. Elle lui consacre une heure, car il est important pour elle que
son garçon réussisse à l'école. Et chaque soir, le même scénario se répète : au
début tout se passe bien, mais elle trouve que l'enfant ne comprend pas assez
vite, elle s'énerve, l'enfant se bloque, le ton monte, elle finit
immanquablement par lui dire : « Tu seras un bon à rien, un zéro, comme ton
père. » Dans certains cas, l'écolier est alors pris dans un double message
contradictoire : soit il fait plaisir à sa mère, soit il ressemble à son père. Soit il
devient bon élève comme le souhaiterait apparemment sa mère, soit il reste
un cancre puisque c'est la place qu'elle semble lui assigner. Pris entre deux
loyautés implicites, il sera paralysé, incapable de choisir et donc d'avancer.
Ce double message contradictoire peut rendre fou, littéralement. Est-ce un
hasard si les symptômes psychiatriques flambent le plus souvent à la fin de
l'adolescence, lorsque sonne l'heure de voler de ses propres ailes, sachant que
partir ruinerait un équilibre familial maintenu au prix du renoncement à soi-
même ?

La place dans le couple


La question de la place resurgit évidemment au moment de faire couple.
L'être humain étant le seul animal à posséder une belle-famille, il ne sait pas,
lorsqu'il est choisi, tout ce que sa compagne règle de comptes, construit
d'espoirs, reproduit de son histoire en le choisissant. Et la réciproque, bien
sûr, est vraie. Autant de sources de malentendus...
Une rencontre qui, au départ, est le fruit d'un hasard, prend soudain sens et
l'expérience se transforme en relation. Commence alors la première étape, la
lune de miel, celle de la complétude rêvée : chacun pense que l'autre va le
combler et que lui-même va combler l'autre. Puis, l'un des deux repend pied
dans le quotidien, et des règles implicites se mettent peu à peu en place.
Monsieur fait le café, Madame ramasse le linge, rien n'est dit mais les choses
s'installent, se figent. Parfois avec des distorsions entre les règles implicites et
les règles explicites, parce que la règle explicite représente l'idéal et que
l'implicite est composé de tous les messages non dits que l'on reçoit, que l'on
envoie, que l'on a intégrés au cours de notre éducation. C'est « l'insu de notre
plein gré » en quelque sorte. Nous voilà encore installés dans une place dont
il sera difficile de se déprendre…
Qu'arrivent les enfants, et les règles sont de nouveau chamboulées, les places
redistribuées. Qui se lève pour le biberon ? Qui prend sa journée lorsque le
petit a de la fièvre ? Les questions d'éducation, aussi, viennent raviver les
loyautés aux valeurs des familles d'origine de chacun. Plus ou moins
consciemment, chaque parent est porteur d'un blason familial qu'il veut
transmettre à la descendance. Plus tard, lorsque les enfants auront quitté le
nid et que sonnera l'heure de la retraite, les deux seniors seront seuls face à
face : seconde lune de miel ou huis clos étouffant ? Tout dépendra alors de la
façon dont le ministre de l'Intérieur, dans l'immense majorité des cas l'épouse,
acceptera de laisser une place au ministre des Affaires extérieures. Tout
dépendra aussi de la place que l'idée même du couple occupe dans
l'imaginaire de chacun ! En fin de vie, la question de la place se reposera
encore une dernière fois, aiguë, lorsque devra se décider le lieu de sépulture,
une question où les loyautés familiales décideront encore…

Une histoire de relation


Ce livre comporte deux parties. De plus il est accompagné de deux
vidéos[1]correspondant aux chapitres 2 et 3 (l'histoire de Renaud et Alexia et
celle de Bertrand et Vérane), afin qu'en plus des mots (les entretiens
retranscrits dans ces deux chapitres 2 et 3), vous ayez aussi accès aux
attitudes, aux gestes, aux regards, etc., c'est-à-dire aux informations
posturales, infraverbales, relationnelles, uniquement visibles à l'écran. Cette
possibilité d'immersion vous permettra de mieux appréhender la question de
la place dans une relation. Il y a ce que je dis, il y a ce que je montre et il y a
la cohérence entre les deux.
La première partie vous invite donc à une plongée au cœur de la pratique
thérapeutique systémique, à partir d'une restitution intégrale d'entretiens
menés dans le cadre de deux séances de thérapies simulées : une
psychothérapie conjugale (trois entretiens, Renaud et Alexia), une
psychothérapie familiale (Bertrand, Vérane et leurs filles, deux entretiens).
Les personnes viennent consulter afin de comprendre ce qui leur échappe
dans leur fonctionnement et qui est source de souffrance. Le thérapeute que je
suis découvre la logique relationnelle au fur et à mesure du déroulement de la
séance.
Ma particularité est de créer un contexte affectif inattendu, surprenant et
déstabilisant, parce que, d'une part, je suis proche d'elles dans le sens où elles
se sentent comprises par moi, d'autre part, la lecture que je leur propose de
leur situation est tellement loin de ce à quoi elles avaient pensé que cela
provoque un effet de sidération. Elles sont sidérées au sens propre et fort de
ce terme.
Cela leur permet de vivre une expérience nouvelle à travers laquelle elles
peuvent découvrir la place qu'elles occupent jusqu'à présent dans leur couple
ou leur famille.
Cette découverte bouscule les certitudes de chacun, mais leur offre la
possibilité de se vivre autrement et de s'engager dans de nouvelles voies. Pour
des raisons évidentes de confidentialité, il n'était pas souhaitable de présenter
des échanges avec un « vrai » couple ou une « vraie » famille.
Cependant beaucoup d'entre nous pourront se reconnaître à une place ou à
une autre.

La deuxième partie explicite les concepts avancés dans les commentaires


dont j'ai émaillé ces histoires. Elle vous donne les moyens de mieux
comprende les ressorts de vos relations aux autres et montre comment faire
évoluer sa vie quand on en a le désir, comment apprendre à être soi dans la
relation à l'autre.
Les vidéos mises en ligne vous seront aussi utiles si vous souhaitez découvrir
par l'exemple comment il est possible de prendre une place ou d'éviter de s'y
confronter, comment distinguer un rôle d'une place.
Monsieur Jourdain fait de la prose sans le savoir et chacun d'entre nous est un
être humain en relation sans toujours le percevoir. L'ambition de cet ouvrage
est d'aider à explorer, identifier et comprendre cet univers sous-marin des
relations humaines dans lequel nous baignons au quotidien.
Certains préfèreront vivre les choses en s'immergeant directement dans les
vidéos, alors que d'autres préfèreront commencer par lire les chapitres
consacrés à la théorie.
Une grande question pour moi a toujours été : est-ce la théorie qui détermine
la pratique ou la pratique qui détermine la théorie ? Quoi qu'il en soit, il
m'apparaît essentiel de maintenir un dialogue constant entre les deux, l'un se
nourrissant de l'autre.
C'est la raison pour laquelle vous pouvez explorer cet ouvrage à votre
convenance, selon votre façon d'appréhender votre expérience au monde.
Tout au long de l'ouvrage, je vous proposerai de noter les réflexions que vous
inspire ce que vous venez de lire. Cela vous aidera à vous interroger et à
découvrir comment réussir réellement votre place, celle que vous désirez et
qui vous convient.
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!
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! Ce livre n'a pas pour but d'être exhaustif, que ce soit au niveau
pratique, théorique ou philosophique, mais vise d'abord à vous ouvrir à de
nouvelles perspectives afin de mieux questionner votre place et, peut-être,
d'en créer une qui vous convienne mieux.
Notes
[1] Ces vidéos sont en ligne sur le site de l'éditeur : www.intereditions.com.
Chapitre 1

Quelle est ma place dans la


relation ?

Faire un pas de côté pour observer


les mécanismes du système

AU SEIN DE LA FAMILLE, DANS LE COUPLE, AU TRAVAIL, dans la société, nous


sommes toujours pris dans des relations avec d'autres. Or, à partir du même
réel, chacun se fabrique une construction différente de la réalité, en fonction
de sa propre histoire, de son expérience, mais aussi à partir de ce qu'on
suppose être l'attente de l'autre. C'est ce qui nous inscrit dans un système
relationnel.
L'approche éco-systémique vise à comprendre comment fonctionnent les
individus au sein des différents systèmes auxquels ils participent, qu'ils soient
économique, politique ou familial, tandis que le thérapeute systémique aura
pour objectif de nous aider à faire le pas de côté nécessaire à l'observation des
mécanismes qui nous font agir, ce qui permettra de nous en dégager.
Comme dit dans l'introduction, ce chapitre explicite les fondements
théoriques et philosophiques de ma démarche. Il n'est pas bien sûr obligatoire
de les connaître pour se trouver bien à sa place avec les autres ou réussir à
modifier son rapport aux autres. Si vous désirez apprendre à trouver votre
place, vous pouvez commencer de façon pragmatique par la deuxième partie
du livre, en page [1].

Trois exemples de systèmes


Le système économique
Un système est une combinaison d'éléments formant un ensemble ordonné.
Le système économique actuel, qui n'a pas de finalité en soi mais n'existe que
par rapport à un but, faire du profit, est un système transitif. En effet, les
éléments qui composent ce système n'ont d'autre fonction que de servir à
atteindre le but recherché. Ainsi, la réalisation d'une pièce de théâtre ou d'une
partie de dames participe également d'un système transitif : comme l'ouvrier
de l'usine, l'acteur de la pièce ou le pion du damier sont interchangeables.
S'ils ont une existence propre, le système dans lequel ils se trouvent ne s'en
préoccupe pas : ils ne sont que les rouages d'une machinerie, remplaçables
par d'autres rouages. Un pion de jeu de dame, s'il vient à manquer, peut être
remplacé par un caillou ou une pièce de monnaie, un acteur peut tenir le rôle
qu'un autre a joué l'année précédente. Même chose pour l'employé qui n'est
appelé à travailler dans telle entreprise pendant une période donnée que dans
la mesure où son « profil » correspond à l'attente du moment pour une tâche
donnée. Leur rôle justifie leur présence momentanée dans le système ;
momentanée puisque, lorsqu'ils ne sont plus utiles en tant que rouage, leur
rôle s'arrête. C'est pourquoi on parle de système transitif, qui a la même
origine que « transitoire ».
Cette impermanence est donc constitutive du système transitif. L'acteur tient
un rôle parce qu'un texte est à dire, la chaîne de production n'existe que parce
qu'une demande a été identifiée par un service marketing dont l'existence se
justifie par la recherche de nouvelles sources de bénéfices, et donc de
nouveaux produits répondant à de nouvelles attentes… Or, parce qu'une telle
logique ne s'inscrit pas dans une logique d'échange, elle engendre des
revendications : « j'ai le droit à ce que l'on comble mon besoin ».
Cette posture revendicative peut se retrouver à tous les niveaux de relation.
Ainsi, on parle beaucoup aujourd'hui du « droit à l'enfant ». Qu'en serait-il de
la place d'un enfant qui ne serait là que pour combler le besoin de sa mère
d'être mère ? Et dans cette histoire, quelle place pourrait être laissée au père ?
On voit bien surgir les conséquences d'une telle logique : au bout du compte,
le père peut en être réduit à un rôle de donneur de sperme, c'est-à-dire que
son identité pourra être indifférente pour peu que la fonction soit remplie…
De même, la mère pourrait n'être que porteuse, c'est-à-dire réduite à un
utérus. Lorsqu'une personne correspond à un besoin, elle se trouve en quelque
sorte assignée à un rôle de bouche-trou. Elle perd sa place de sujet porteur
d'une identité, d'une existence propre, pour devenir objet assujetti au besoin
de l'autre.
Le système politique
Le système politique, qui régit les échanges, les relations entre les êtres, est
immanent. En effet, « son principe est contenu dans les choses elles-mêmes »
(Proudhon, 1865, cité dans le dictionnaire historique de la langue française
Robert). De sorte que les éléments qui le composent sont dépendants les uns
des autres, n'existent que les uns par rapport aux autres. Prenons l'exemple
d'un tableau : telle touche de couleur, irremplaçable, transforme les autres et
les rend singulières. Si l'une bouge, le tableau devient un autre tableau. Ce
qui les tient ensemble est une Loi, en l'occurrence l'art de la composition.
On voit bien que, si le système économique est transitif et contingent
puisqu'il sert un but, le système politique, lui, n'a pas d'autre but en principe
que de fonctionner le mieux possible, c'est-à-dire de permettre une mise en
relation efficace et harmonieuse des hommes entre eux. Cette relation se
place sous la loi de l'échange et de la dette symbolique, où chacun est
redevable vis-à-vis de l'autre de ce qu'il est et de la façon dont il lui donne
une place en tant que sujet. Le changement de place de l'un bouge la place de
l'autre et transforme le système.
Dans ses Confessions, Saint Augustin relève que « L'esprit de l'enfant n'est
pas innocent. J'en ai vu un que j'ai remarqué particulièrement avoir été si
jaloux et si envieux qu'il en était devenu tout pâle et que, ne sachant pas
même encore parler, il ne laissait pas de regarder avec colère et avec
aigreur un autre enfant qui tétait la même nourrice que lui. » Au Ve siècle,
l'évêque d'Hippone en Afrique du Nord en tire la conclusion que le péché
habite l'espèce humaine puisqu'un tout jeune enfant, avant même de savoir
parler, est capable de haine envers un autre parce qu'il vient lui prendre le lait
de sa nourrice alors même que celle-ci en a assez pour deux et que son frère
de lait mourrait s'il était privé de cette nourriture.
Si l'on regarde cette scène sous l'aspect économique, on voit un enfant qui
déteste l'autre parce qu'il ne veut pas partager avec lui le lait dont il a besoin.
Le nœud de l'affaire serait donc la peur de manquer et qu'importe la mamelle
qui donne le lait. Si l'on regarde la même scène sous l'aspect politique,
immanent, on voit un enfant qui se sent exclu de sa place, remplacé par un
autre auprès de sa nourrice. Or, sous cet angle de vue, la nourrice n'est pas
seulement donneuse de lait, elle est celle qui nourrit, c'est sa place. Et en
occupant cette place, elle fait de l'enfant son enfant nourricier. Le petit n'est
alors pas seulement envieux d'un bien qui est donné à un autre et non plus
exclusivement à lui-même, mais dans la haine de celui qui vient le destituer
de sa place, de son identité. Cette haine a dès lors bien plus à voir avec
l'angoisse de n'être plus qu'avec celle de ne plus avoir.

Le système familial
La famille est un système immanent et non un système transitif puisque,
quels que soient les aléas de la vie, depuis la naissance jusqu'à la mort,
chacun est fils ou fille de..., chacun reste parent de..., même si l'enfant
disparaît. Chacun y tient donc sa place en en donnant une à l'autre.
Aujourd'hui, parce que le système se modifie, de nombreuses questions
surgissent : Comment dans la famille chacun est-il reconnu comme sujet à la
place qu'il reçoit des autres, en même temps qu'il leur donne la leur ? Y est-il
d'ailleurs reconnu comme sujet, ou simplement comme individu qui remplit
un rôle dans le système de production d'enfant dont la société a besoin ?
Voire comme objet répondant au caprice des uns ou des autres ? Est-ce la
satisfaction du besoin qui règne, ou la loi de l'échange ?
Telles sont les principales questions abordées dans ce livre, par lequel je veux
exprimer un grand merci à mon ami philosophe Alain Boyer.

Une brève histoire de l'approche systémique


et de la thérapie familiale
Au fur et à mesure qu'elle se diffuse dans les pays européens, la pratique de
l'approche systémique tend à s'éloigner de la culture américaine qui l'a vue
naître. D'où la nécessité d'en proposer aujourd'hui une nouvelle
conceptualisation.

L'invention de la thérapie familiale : aller au-


delà de l'individu
L'approche systémique est née aux États-Unis au milieu du XXe siècle. Issue
de la recherche scientifique, cette démarche avait au départ une visée
essentiellement pratique. Devant l'éclatement des familles traditionnelles, et
face aux problèmes de comportement posés par certains patients dans les
hôpitaux psychiatriques, il s'agissait avant tout d'essayer de comprendre quels
éléments pouvaient jouer un rôle dans l'étiologie de la schizophrénie, en
particulier certains facteurs tels que la diminution de la qualité des relations
familiales (P. Watzlawick, 1972).
Les études menées permirent de constater ce phénomène curieux : quand la
personne désignée comme porteur du problème allait mieux, très souvent un
autre membre de la famille allait alors moins bien. Certains thérapeutes
commencèrent ainsi à rencontrer non plus seulement des individus mais des
familles entières, pour essayer de comprendre ce paradoxe. C'était là une
nouveauté puisque les thérapeutes limitaient jusqu'alors leur intervention à
l'approche individuelle du patient, abstraction faite de son entourage. Dans
cette nouvelle situation, les outils conceptuels disponibles se sont rapidement
avérés inapplicables, c'est pourquoi il a fallu en inventer de nouveaux.

Les systèmes à l'équilibre


À la recherche de ce qui leur permettrait de rationaliser leur pratique, ces
pionniers se tournèrent vers la réflexion menée par Ludwig Von Bertalanffy
dans sa Théorie générale des systèmes, parue aux États-Unis en 1968. Dans
la présentation qu'il fait de son travail, Von Bertalanffy relève trois aspects
principaux des systèmes :
la science des systèmes, soit l'ensemble des principes qui s'appliquent à
tous les systèmes, y compris les systèmes humains ;
la technologie des systèmes, soit les problèmes nouveaux que posent
l'apparition des techniques modernes et leur répercussion sur
l'organisation des sociétés humaines ;
la philosophie des systèmes, soit une vision organique du monde comme
une grande organisation au sein de laquelle des systèmes sont en
interaction.
La limite que présente la rationalisation de Von Bertalanffy, quand il s'agit de
rendre compte d'une pratique thérapeutique, tient à ce que, s'il s'intéresse
aussi aux systèmes humains, il ne s'intéresse pas spécifiquement à eux mais
aussi aux systèmes physiques. Or, dans les systèmes humains, il ne s'agit pas
seulement d'interactions entre les divers éléments, mais de relations. Peut-être
ne s'en est-il pas rendu compte, tant cela est un trait dominant de l'idéologie
en vigueur. L'auteur souligne en effet que la référence par excellence est à ses
yeux non pas le sujet, mais l'individu : « Cette connaissance peut nous
enseigner non seulement ce que le comportement humain et la société ont de
commun avec d'autres organisations, mais aussi ce qui leur est spécifique. Le
dogme principal sera alors : l'Homme n'est pas seulement un animal
politique, il est d'abord et avant tout un individu. » (Op. cit., trad. franç. p.
51.)

Symptôme et contexte d'émergence


C'est à partir des années 1960 que la thérapie familiale fait son entrée en
Europe, dans la mouvance du courant de l'antipsychiatrie, avec des praticiens
tels que R. D. Laing, D. Cooper, D. Esterson, M. Shatzmann et M. Elkaïm
qui coordonne le réseau « Alternative à la psychiatrie ».
Face aux obstacles rencontrés dans leur pratique, ces praticiens se posèrent la
question suivante : peut-on réduire le patient à sa maladie ? Autrement dit :
peut-on comprendre le symptôme comme quelque chose qui serait
uniquement interne, pour ainsi dire, au seul patient ? Peut-on occulter la
dimension sociopolitique de ce qu'il vit et fait, comme s'il vivait n'importe où,
n'importe quand et avec n'importe qui, en faisant abstraction du contexte dans
lequel un jour s'est manifesté son symptôme (Elkaïm, 1981 ; Laing, 1991) ?
Ainsi en sont-ils venus à penser qu'il était nécessaire, pour comprendre le
problème, de resituer l'individu dans son contexte, et qu'il était indispensable,
pour intervenir efficacement, de traiter ensemble l'individu et son contexte.
À ce moment de la recherche autour des phénomènes d'aliénation, de folie,
des symptomatologies psychiques, trois points principaux commencèrent à
mobiliser le débat critique.
La théorie des systèmes permet certes de rendre compte de la façon dont un
système se maintient en équilibre par le jeu de ce que l'on appelle
l'homéostasie, mais elle ne permet pas d'imaginer comment le système
pourrait changer.
L'exemple classique du fonctionnement homéostatique est celui de la
thermorégulation : si la température moyenne d'une maison est assurée par un
thermorégulateur verrouillé par son propriétaire, que peut faire le locataire
désireux d'avoir plus chaud ? Il ira faire l'acquisition d'un chauffage
d'appoint, lequel provoquera une arrivée d'air chaud sur le thermorégulateur.
Ainsi accentuera-t-il la tendance de ce dernier à bloquer le système de
chauffage, conformément à sa programmation autour d'une température
moyenne.
Le principe vaut, analogiquement, dans les cas où l'hôpital remplit la même
fonction, par exemple quand il y a un problème dans une famille : la tension
monte, un des membres de la famille en accuse le coup, il va à l'hôpital, la
tension baisse, il revient en famille, la tension remonte, et ainsi de suite,
indéfiniment. Le symptôme est alors la solution que la famille a trouvée pour
retrouver son équilibre, quand il est trop compromis par la montée de la
tension. Or, le problème pour le thérapeute est de trouver comment
déverrouiller le système, afin d'éviter que le patient ne devienne un patient
« chronique » – ce qui se vérifie trop souvent.
Ensuite, il y a, dans cette théorie générale des systèmes, un facteur de
prédictibilité du comportement des individus qui est sans doute commode s'il
s'agit de mettre en place des techniques de prévention de façon à limiter les
dégâts, puisqu'on aura prévu à l'avance ce qui va se passer, mais cela ne laisse
aucune place à la liberté du sujet dans son irréductible imprévisibilité. Il s'agit
là d'une question morale : veut-on encadrer les gens en se résignant à ce que
l'on considère comme une fatalité, ou bien veut-on permettre qu'émerge leur
liberté, et donc leur responsabilité ?
Conscients de ces limites, des thérapeutes familiaux systémiques ont eux-
mêmes fait la critique de la généralisation aux domaines des phénomènes
humains de concepts apparus dans les domaines de la physique, de la chimie
ou de la biologie. Certains de ces auteurs ont d'ailleurs, comme M. Elkaïm,
modifié l'approche systémique en thérapie familiale pour pouvoir laisser
place au hasard, au sujet, et, avec lui, à la responsabilité et à l'éthique. Dans
cette perspective, je souhaite ici insister sur l'importance de différencier en
thérapie familiale l'interaction entre individus et la relation entre sujets.
Cette différence me semble essentielle pour donner aux thérapies familiales le
statut d'une approche s'inscrivant dans le respect et dans l'ouverture
caractéristique d'un monde constitué de sujets et non d'individus.
Enfin, et cela va dans le même sens, penser en termes de système ferait courir
le risque de penser non pas en termes de personnes agissantes et responsables
de leurs actes, mais en termes de fonctionnement, de comportement. Un peu
comme il en va quand on dresse un animal en fonction de ce que l'on attend
de lui, ou quand on façonne une pièce de bois ou de métal en vue de son
insertion dans un ensemble préexistant, de telle façon que cette intégration ne
perturbe pas l'existant.
Les systèmes loin de l'équilibre
Dès lors, quand on utilise ce modèle, où trouver comment dire et se dire à
soi-même ce que l'on veut dire désormais ? Où trouver ce qui va permettre de
constituer un nouveau corpus théorique ? M. Elkaïm (1989), entre autres, se
pose cette question en s'appuyant sur trois rencontres déterminantes.
La première est celle d'Ilya Prigogine, prix Nobel de chimie. Celui-ci met
l'accent sur l'importance du hasard, de ce qui ne peut être prédit dans les
phénomènes qu'il étudie. Ce qu'il apporte va donc être utilisé comme analogie
de ce que l'on observe de semblable dans les systèmes humains, quand on
accepte de reconnaître que ce qui est essentiel en eux est ce que l'on ne peut
prévoir.
La deuxième est celle de Heinz Von Fœrster, qui thématise ce que l'on
appelle la cybernétique de second ordre. Il s'agit d'intégrer à l'étude des
systèmes ce que W. Heisenberg avait mis au jour en physique avec le
coefficient d'incertitude, quand il soulignait que l'intervention d'un
observateur, ou plutôt en l'occurrence d'un instrument d'observation, dans un
champ atomique, modifiait le jeu des forces à l'intérieur de ce champ.
L'apport de H. Von Fœrster permet de mettre l'accent sur le fait que, dans un
système humain, il n'y a pas à proprement parler de moment d'observation au
sens où l'on s'imaginerait que le système continuerait de se comporter comme
si l'observateur n'était pas là. Dès que l'observateur est présent, il fait lui-
même partie du système. Cette remarque est du plus haut intérêt s'agissant
des thérapies familiales, car c'est dire qu'à partir du moment où le praticien
fait lui-même partie du système thérapeutique, il y a au moins un élément sur
lequel il peut intervenir pour déverrouiller celui-ci et provoquer un
changement : lui-même.
Enfin, allant dans le même sens, il y a la rencontre des biologistes H.
Maturana et F. Varela. S'intéressant particulièrement aux mécanismes de la
vision, ces auteurs soulignent que nos perceptions sont la conséquence, tout
autant, sinon plus, du fonctionnement intérieur de l'organe de la vision, que
de la complexion de l'objet extérieur lui-même : toute perception est
construction. On aboutit là à la même conclusion théorique et pratique
qu'avec la cybernétique de second ordre[1].
En conséquence, ce qui est considéré comme un handicap, comme une source
« d'incertitude » par une science qui voudrait décrire les lois générales de tout
phénomène indépendamment de toute observation, apparaît au contraire
comme un atout dès lors qu'on se propose de modifier l'équilibre d'un
système quand celui-ci se maintient aux dépens de l'un de ses éléments, celui
qui souffre du symptôme permettant de maintenir l'homéostasie. Le
thérapeute contient en effet en lui-même le point sur lequel intervenir au
cours des entretiens.
Bien que puisant ces analogies dans le corpus théorique de disciplines
scientifiques tournées vers d'autres objectifs, des thérapeutes familiaux tels
que M. Elkaïm ont créé des outils permettant de rendre compte des relations
entre des sujets, de rendre compte de la responsabilité de l'intervenant, lui-
même sujet agissant au sein de ces relations, et donc de rendre compte de
façon satisfaisante de ce qu'il fait et de la façon dont il le fait. C'est dans cette
perspective, mais avec une acception différente du sujet, que nous souhaitons
proposer une lecture complémentaire.

L'approche relationnelle
Cette problématique s'articule autour de trois points cruciaux : la différence
de registre entre l'individu et le sujet, entre l'interaction et la relation, entre la
science et l'art.

L'individu n'est pas le sujet


Depuis la Renaissance, avec la montée en puissance de la bourgeoisie, dont
un des moments forts sera, quelques siècles plus tard, la révolution de 1789,
l'être humain occidental se pense de plus en plus comme un individu.
En effet, sur les nouvelles places du marché d'un négoce qui va s'étendant
toujours davantage au sein de ce qu'on appelle alors la Chrétienté, et
jusqu'aux confins du monde connu, ne se rencontrent, en tant que producteurs
et que marchands, acteurs de l'échange marchand par le jeu du contrat
marchand, que des êtres humains détachés de toutes les autres relations qui
les font vivre et qui leur donnent d'être qui ils sont, dans leur singularité.
Quand j'achète une pièce de drap, peu m'importe de savoir qui est le père ou
la mère du vendeur, qu'il soit marié ou non, qu'il ait des enfants ou non, qu'il
ait des amis ou non, de même qu'il restera parfaitement indifférent à ces
mêmes fondements de mon existence singulière – sauf à ce qu'il puisse en
faire l'instrument d'un chantage : nous nous rencontrons comme deux
individus.
Cette abstraction progressive de tout contexte relationnel se voit – et se grave
ainsi dans l'imaginaire – sur les murs des cathédrales, par le passage de la
statue-mur romane du XIe siècle à la statuaire gothique détachée de son fond
au XIIIe siècle. Elle s'accentue avec la promotion du portrait sur fond uni, sans
plus même de paysage naturel ou architectural qui permette de le situer dans
un entourage, comme en brosse Antonello da Messina par exemple. Elle se
grave au fond des cœurs avec la relation directe entre le fidèle et Dieu que
prônent, d'abord, la devotio moderna (Thomas a Kempis, 1380-1471,
L'imitation de Jésus-Christ), rendue possible par l'invention de l'imprimerie
et par la multiplication des textes de piété désormais lisibles en privé. Puis la
Réforme protestante viendra écarter la nécessité de la médiation ecclésiale
(M. Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme), tandis que la
Contre-Réforme catholique insistera ensuite sur la nécessité d'une relation
« immédiate » entre le croyant et son Créateur (Ignace de Loyola, Exercices
spirituels, n° 15).

Avant l'individu : le sujet


Bien que leur souci, au départ, ait été politique, les traditions philosophiques
et morales grecques et latines, inscrites dans la mouvance dominante de
l'idéalisme, avaient préparé l'appareil conceptuel depuis l'Antiquité classique.
Notre mot de « sujet » est la traduction du mot latin subjectum, lui-même
traduction du mot grec hypokeimenon : ce qui gît dessous. C'est un héritage
d'Aristote (fin du IVe siècle av. J.-C.).
En quoi le sujet aristotélicien gît-il dessous ? En cela : il est le substrat
constant, ou la « substance », par quoi nous traduisons l'ousia du même
Aristote, c'est-à-dire ce qui dit la nature même d'un être, son essence – on dit
pour un être humain son « âme », psyché (d'où vient notre « psychisme »), ou
son « esprit », nous, substrat sur lequel viennent se greffer ce qu'on appelle
les « accidents », ou qualités et défauts dont il est affecté et qui le
particularisent, de la couleur de ses yeux aux aléas de son existence, cette
existence elle-même n'étant qu'un accident, car après tout, mon essence aurait
aussi bien pu ne pas s'incarner. Si un être humain est « sujet », ce n'est plus
d'abord parce qu'il est soumis – mis sous – à la loi de la cité, de la polis : il a
perdu sa nature politique, et donc essentiellement relationnelle.
Cela posé, pouvait s'élaborer ce que nous appelons la liberté individuelle.
Être un homme libre ne se définira plus désormais par la place que l'on
occupe dans la cité, comme membre à part entière de l'échange symbolique
des paroles par quoi l'assemblée du peuple convient de la façon convenable
de pratiquer l'échange des biens et des corps, dans le jeu de l'alliance et de la
filiation. Il ne s'agira plus d'occuper une place parmi ceux qui sont en position
de « maîtres », par opposition à ceux qui étaient en position d'« esclaves » et
qui ne pouvaient s'inscrire dans cet échange symbolique, ni, partant, dans
l'échange des biens ni dans l'échange des corps par le jeu des alliances et des
filiations. Être un homme libre se définira dès lors, comme l'annonçait déjà
Platon dans le Phédon et à la fin de la République (milieu du IVe siècle av. J.-
C.), par le fait d'être « maître » de soi : de ses désirs, de ses passions, de ses
affections, c'est-à-dire de tous ces « accidents » qui atteignent notre âme par
la chair. Et être « esclave » se définira comme être soumis à ses désirs, à ses
passions, à ses affections, bref à tous ces accidents qui atteignent notre âme
par la chair et qui la corrompent si on n'y prend garde.
Chair dont Aristote dira qu'elle est « en tant qu'autre le principe du
changement dans le même » (Métaphysique, Livre 12), au cœur même du
jaillissement imprévisible de l'autre, qu'elle est notre autre nous-même,
comme on le voit quand il lui arrive de se mouvoir d'elle-même sans qu'on lui
ait rien demandé ni commandé, échappant ainsi à notre maîtrise. L'autre, cela,
celui-là, celle-là, qui m'étrange à moi-même et m'appelle à changer, n'est pas
ce qui fonde mon existence par ma relation avec lui quand je l'accueille. Il est
l'ennemi dont il faut me garder, jusqu'au plus intime de moi-même, dont il
faut me rendre maître de telle façon qu'il me serve à « devenir ce que je
suis ». Les catégories politiques de liberté et de servitude, de maître et
d'esclave, disparaissent ainsi derrière les catégories morales et
psychologiques de liberté individuelle ou de servitude individuelle, par
rapport aux passions individuelles faisant obstacle à l'acquisition de son
bonheur individuel, puis, avec les religions du salut dont le christianisme se
fera le vecteur dominant en Occident, de son salut individuel.
Ce glissement d'une acception politique à une acception individuelle est
perceptible dans ce texte du XIIIe siècle de Thomas d'Aquin, philosophe-
théologien chrétien à l'époque gothique, qui propose une définition de ce
qu'on appellera le libre-arbitre, sur lequel s'édifiera, par exemple avec
Descartes et Kant, la réflexion postérieure sur la volonté et sur la liberté :
« Est libre celui qui est maître de lui-même, et est esclave celui qui a un
maître. Donc quiconque agit de lui-même agit librement ; mais quiconque est
mû par un autre n'agit pas librement. Celui-là donc qui évite le mal, non parce
que c'est le mal, mais à cause du commandement du Seigneur [c'est-à-dire de
Dieu], n'est pas libre ; mais celui qui évite le mal parce que c'est le mal est
libre. » (Thomas d'Aquin, Commentaire sur la seconde épître de saint Paul
aux Corinthiens, ch. 3, leçon 3 ; c'est nous qui soulignons.)
Dans l'opposition entre maître et esclave, il n'y a plus rien là de la dimension
politique originelle de ces catégories, où l'on était « maître » car on occupait
une place parmi les citoyens et « esclave » car on n'y avait aucune place ;
comme il n'y en a plus aujourd'hui quand cette opposition est reprise par un
discours moral, psychologique ou philosophique, dans le sillage de la
dialectique hégélienne du maître et de l'esclave – le seul fait que l'un et l'autre
termes soient employés au singulier le donne à entendre.
Ainsi, à de rares exceptions près, la littérature philosophique et la littérature
des sciences humaines, ainsi que les pratiques qui en découlent, reposent sur
le postulat qu'un être humain est un individu. Dès lors, puisque l'individu
représente la négation de la dimension politique, la réflexion politique elle-
même finit, à partir du XVIIIe siècle, avec par exemple le Contrat social de
Rousseau, par se résumer à cette seule question : comment faire vivre
ensemble – dans un couple, une famille, un groupe, un pays – des individus
auxquels on a expliqué depuis leur tendre enfance que leur liberté
individuelle était leur bien le plus précieux, et qu'ils ne sauraient obéir qu'à
eux-mêmes, sauf à déchoir ? Cela ne va pas sans quelque contradictions,
quand on leur explique par ailleurs qu'il leur faut obéir à tel ou tel… C'est en
effet la quadrature du cercle.
Dans une telle construction du monde, que nous partageons tous sauf à être
très vigilant, qu'il s'agisse de cet autre intime qu'est ma chair en ce qu'elle
échappe à ma maîtrise, de l'autre qui est mon semblable en ce qu'il échappe à
ma maîtrise, ou de l'autre qu'est la nature en ce qu'elle échappe à ma maîtrise,
cet autre ne peut plus remplir qu'une fonction d'instrument au service de mon
acquisition de la maîtrise de moi-même, de ma « liberté » par la maîtrise que
j'exerce sur les affections dont il pourrait m'atteindre. Les seuls liens
imaginables sont en conséquence des rapports de domination et/ou de
dépendance.
L'individu : une abstraction
L'individu est en réalité une abstraction, un artifice comptable, car il s'agit de
la réalisation particulière d'une catégorie générale : un caillou, un géranium,
un cheval, un être humain, bref, un échantillon statistique particulier promu à
la dignité d'existant en soi – et pour soi –, abstraction faite des relations dans
lesquelles il est pris. En témoigne, touchant les êtres humains, la Déclaration
universelle des droits de l'Homme en son article 3, annoncé par son article
2, où l'on parle de l'individu « sans distinction aucune, notamment de race, de
couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre
opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune de naissance ou de toute
autre situation ».
Or, cet individu n'existe nulle part sinon dans les livres et, momentanément,
quand il fonctionne comme acheteur ou comme vendeur dans cette
circonstance bien déterminée qu'est le marché. Plus inquiétant, l'individu se
met à exister en soi, pour soi et aux yeux des autres dans deux autres
circonstances particulières. D'abord quand il est réduit à cet état par quelque
bourreau, comme en témoigne Primo Levi dans Si c'est un homme (1998),
dressant le portrait de ses compagnons dans les camps de déportation nazis,
ces « milliers d'individus [...] sans distinction d'âge, de condition sociale,
d'origine, de langue, de culture et de mœurs ». On croirait un copié-collé de
l'article 2 de la Déclaration… Ensuite quand il est réduit à cet état par la
nécessité de vendre sa force de travail sur le marché, où il est contraint de se
présenter abstraction faite, pour l'employeur, de ce qu'il est : père, mère, fils,
fille, frère, sœur, voisin, voisine, citoyen ou citoyenne de tel ou tel pays,
etc. Individu « libre », certes, mais comme le disait K. Marx dans Le Capital
(livre 1, section 2, ch. 6), il est surtout libre de toute attache que ce soit, à qui
que ce soit et à quoi que ce soit : « La transformation de l'argent en capital
exige donc que le possesseur d'argent trouve sur le marché le travailleur
libre, et libre à un double point de vue. Premièrement le travailleur doit être
une personne libre, disposant à son gré de sa force de travail comme de sa
marchandise à lui ; secondement, il doit n'avoir pas d'autre marchandise à
vendre ; être, pour ainsi dire, libre de tout, complètement dépourvu des
choses nécessaires à la réalisation de sa puissance travailleuse. » (Loc. cit.)
En dehors de ces circonstances, nulle part n'existe l'individu, cette abstraction
que l'idéologie libérale est parvenue à imposer comme la dignité par
excellence car cela sert l'intérêt du marché. Ce qui existe, en réalité, ce sont
des sujets.

Les sujets : une notion à redéfinir


La philosophie continue à traiter du « sujet », mais elle ne l'envisage pas
nécessairement dans les relations qui font sa singularité, même si elle insiste
sur sa dimension responsable. De même dans le discours de certaines
sciences humaines : le sujet – appelé Ego – n'est que l'élément pris comme
point de référence pour décrire une constellation, un système, qu'il soit
familial, tribal, social, etc. Ainsi a-t-on pu dire à juste titre du structuralisme,
pris non comme méthode d'analyse mais comme doctrine, qu'il annonçait la
mort du sujet : il n'y avait plus que des pions sur un échiquier mus par la
logique du jeu d'échecs, que des éléments d'une structure « agis » par la
logique de la structure.
C'est sans doute le mérite de J. Lacan que d'avoir rappelé, par la catégorie qui
lui est propre de l'Autre avec un A majuscule, que le désir du sujet est désir
de relation. C'est-à-dire que l'obtention d'aucun objet jamais ne l'apaisera ni
ne lui fera connaître la jouissance – fût-ce le bien-aimé, la bien-aimée ou
Dieu, « objet », précisément, de son amour. Cet apaisement, cette jouissance
recherchés, on peut seulement dire où il les trouvera : dans l'institution active
d'une relation, de relations, avec d'autres sujets. Cela s'appelle la
reconnaissance, par laquelle les uns et les autres reçoivent les uns des autres
leur existence singulière en même temps qu'ils donnent aux uns et aux autres
de la recevoir d'eux. C'est pourquoi le sujet n'existe pas : il n'y a que des
sujets[2]. C'est-à-dire des hommes, des femmes, des enfants, qui ne sont qui
ils sont que par la grâce de l'institution de la loi commune qui les inscrit à une
place dans la cité, en leur donnant une identité singulière qui permette qu'on
les appelle à l'échange des paroles, des biens et des corps et à répondre,
quand ils sont en âge de le faire, de la façon dont ils s'y inscrivent. Car il ne
suffit pas de recevoir une place, il faut encore la prendre, comme il ne suffit
pas de recevoir la parole, il faut encore la prendre. Pourquoi ? Pour pouvoir la
rendre, c'est-à-dire, dans certains cas comme celui du nom ou du savoir,
pouvoir la transmettre. Une actuelle illustration de ce qu'est la loi qui fonde
comme sujet est la campagne de l'Unicef pour que tous les enfants aient des
papiers qui disent leur identité. Faute de quoi ils n'existent pas, ils ne sont que
des objets – des « individus » si l'on veut, les malheureux : une fille, un
garçon – que n'importe qui cherchant une réalisation particulière de ces
catégories : du garçon, de la fille, peut acheter ou vendre comme n'importe
quelle marchandise[3].
Le sujet n'est pas plus l'individu que le sujet de l'inconscient – sauf à dire de
la loi commune qu'elle est l'inconscient, ou que l'inconscient est la loi
commune. Il est le sujet de la loi, raison pour laquelle il se nomme ainsi :
sujet. Car c'est la loi qui le reconnaît comme fils ou fille de..., comme mère
ou père de..., comme époux ou épouse de..., comme citoyen ou citoyenne
de..., etc. Faute de quoi un être humain ne peut pas vivre, comme l'illustre le
cas des enfants que l'on dit sauvages.
Ceux-ci, on le sait, dépassent rarement l'âge de la puberté, c'est-à-dire l'âge
où est ouverte par la nature la possibilité que celui qui n'était encore qu'un
enfant irresponsable devienne par la loi un adulte responsable de ses actes :
un sujet sexuel dans l'échange des corps par le jeu des alliances et des
filiations, un sujet économique dans l'échange des biens, un sujet de parole
dans l'échange langagier. Un sujet politique aussi, par son inscription dans la
cité : sujet de devoirs d'abord, à l'égard du bien commun, puisqu'il a reçu
d'exister de la loi commune et s'acquitte en les remplissant de la dette qu'il a
contractée ; sujet de droits ensuite, en retour.

L'interaction n'est pas la relation


Considérer un être humain abstraction faite de l'échange de devoirs et de
droits avec d'autres êtres humains, c'est-à-dire abstraction faite de ce qui lui
donne d'exister, c'est le réduire à n'être, à l'instar des animaux, voire des
boules de billard, qu'un élément dans un jeu d'interactions dont son
comportement est la résultante, comme veulent le faire croire – et le font
malheureusement croire – les théories qui prétendent que nous
fonctionnerions selon le schéma abusivement appelé : stimulus-réponse. C'est
ne laisser aucune place à la responsabilité.
Car il n'y a là aucune réponse. Simplement une réaction. Quand je siffle mon
chien et qu'il vient, il ne répond pas à mon appel, il réagit au signal que j'ai
émis. La preuve : si je lui demande de rendre compte de sa réaction, il reste
coi. Une réponse, cela suppose d'être capable de répondre de ce que l'on dit,
de ce que l'on fait. Par sa réaction comportementale, mon chien me
communique qu'il vient ou qu'il ne vient pas, à moi de me débrouiller avec ce
signal qu'il me retourne dans notre interaction. Mais il est incapable de
répondre de sa réaction, d'ailleurs, je ne le lui demande pas. Alors que je le
demanderai à un être humain, sauf à le traiter comme un chien, et que je
resterai insatisfait si ne vient aucune réponse : « Pourquoi m'a-t-il envoyé ce
signal, si c'est pour se taire ensuite ? ». Mon insatisfaction ? D'être considéré
comme un chien, de me voir refuser d'entrer avec lui dans le jeu de la
conversation – qui n'est pas la même chose que la communication. Ce signal
qu'il m'a envoyé, je l'ai reçu comme un signe, comme il convient quand on est
un être humain. Comme une invitation à ce que nous en déchiffrions
ensemble la signification au cours d'un débat au terme duquel s'instaurera
entre nous une relation, ou une relation nouvelle si nous nous connaissons
déjà.
Cette présence l'un à l'autre par laquelle nous recevons l'un de l'autre une
existence nouvelle, cette présence à la fois singulière et plurielle, proprement
humaine, est irréductible à quelque identification que ce soit. Un exemple
simple permet d'illustrer ce dont il s'agit.
Fils de ma mère, mari de ma femme, père de ma fille, qui suis-je ? Je suis le
même, sans doute, comme l'indiquent mon nom et mon corps – ma carte
d'identité. Est-ce à dire que d'être fils, mari, père, ne seraient que des
« accidents » comme dirait Aristote, que des apparences comme dirait Platon,
sans rapport avec qui je suis « profondément » comme disent certains
inconsidérément, ni avec ma « vraie » personnalité, mon « vrai » moi, comme
d'autres disent tout aussi inconsidérément ? Le système familial au sein
duquel je suis en relation avec ma mère n'est pourtant pas le même que celui
au sein duquel je suis en relation avec ma fille, puisque deux autres nouvelles
arrivées au moins sont venues instaurer un nouveau jeu des places – et pas
seulement des rôles. Comptent-elles pour si peu, ma fille et sa mère, que je ne
me reçoive en rien d'elles, que ce ne soit pour moi que de la fille, de
l'épouse ? Mais alors, ma mère a-t-elle compté, compte-t-elle pour si peu
qu'elle ne soit que de la mère ? Ou bien à chacune ne concéderais-je qu'une
part, qu'un morceau de moi – comme on dirait d'un gâteau –, et ne serais-je
pas tout entier avec chacune, ne serais-je que du fils, du compagnon, du
père ?
Ce serait faire de la rétention de présence. Et nous savons tous ce que nous
éprouvons devant quelqu'un qui se refuse à la relation et s'en tient au rôle
auquel il s'identifie en n'acceptant que des interactions, en réagissant à ce
qu'il perçoit comme un signal au lieu de répondre à l'appel. Et nous savons
tous pertinemment ce que nous faisons quand nous nous comportons de la
sorte. Dans le premier cas, nous vivons cela comme une négation de qui nous
sommes ; dans le second, nous refusons de nous déclarer – comme on dit que
se déclare une guerre ou un amour – pour n'avoir pas à entrer avec l'autre
dans le jeu de l'échange par lequel nous nous recevrons de lui en même temps
qu'il se recevra de nous.

La thérapie : entre art et science


Une thérapie digne de ce nom est précisément cette opération par laquelle est
ouvert l'écart entre l'individu et le sujet, entre l'interaction et la relation, pour
que soit ouverte aux personnes présentes la possibilité de retrouver ce qu'elles
ont perdu : le choix d'instituer entre elles le jeu de l'échange symbolique où
chacune reçoit des autres sa place et la tient en donnant aux autres de recevoir
la leur et de la tenir.
Au départ, on est devant une situation particulière : un couple, une famille,
vient chercher de la thérapie ; un thérapeute reçoit un couple, une famille,
réalisation particulière de ces catégories : du couple, de la famille. Chacun
dans ce couple, dans cette famille, s'en tient à ces rôles.
Ce peut être pour satisfaire à leurs besoins et à leur intérêt individuel. Ce peut
être aussi pour satisfaire au fonctionnement du système conjugal ou familial
dont ils ne sont pour le moment, à leur insu, qu'un élément. La preuve : l'un
peut remplacer l'autre, comme l'avaient remarqué les pionniers de l'approche
systémique : quand l'un va mieux, l'autre va moins bien.
À condition qu'il ne soit pas seulement un thérapeute délivrant de la thérapie
à un couple ou à une famille, mais bien ce thérapeute-ci recevant cette
famille-ci ou ce couple-ci, la responsabilité du thérapeute est de proposer que,
par son intervention, s'instaure une nouvelle situation, singulière, où chacun,
lui y compris, est appelé à mourir à son ou ses rôle(s). Par exemple, renoncer
à sa position de celui supposé savoir face à des gens supposés « malades »,
pour retrouver sa place d'être humain rencontrant d'autres êtres humains.
C'est à cette condition que sa compétence permettra à ceux qui viennent le
rencontrer de recréer eux-mêmes un sens à leur vie commune – où à leur
séparation.
On peut donc décrire, en usant de notions issues des sciences humaines,
quelle est la situation de départ, puisque chacun s'y réduit à s'en tenir à des
rôles dont il est possible de dresser une typologie. En revanche, il est
impossible, et dangereux, de prétendre prédire quelle serait la « bonne »
situation au terme du processus – sauf à s'imaginer qu'il y aurait la bonne
famille, la bonne organisation, le bon système, etc.
Cela pose la question de la méthode. Or le propre d'une méthode, en quoi elle
se distingue d'une recette, est de s'adapter chaque fois à son objet, c'est-à-dire,
dans un premier temps, de se soumettre aux lois du système, condition sine
qua non pour, dans un deuxième temps, travailler à leur transformation en
une nouvelle façon d'être ensemble – en une œuvre nouvelle. On voit tout de
suite le problème : la méthode est toujours rétrospective, puisque le résultat
de cette transformation n'est connaissable qu'à la fin du processus...
À quoi bon alors, pourrait-on se demander, si on ne trouve la méthode que
quand on n'en a plus besoin ? À cela précisément : à rappeler qu'il n'y a pas la
méthode, que c'est à chacun de l'inventer chaque fois en fonction de qui il est
et de qui il a en face de lui : ce couple-ci, cette famille-ci – ce matériau-ci
pour l'artisan. Il en va des relations humaines, quand il s'agit d'y œuvrer,
comme il en va dans le processus de la création artistique, à la différence de
la production industrielle. Il y faut, disait Cézanne, que « tous les petits bleus,
et les petits marrons », etc., « tuent l'idée » que le peintre avait derrière la
tête, qu'il se laisse pénétrer par le champ de forces qu'a déclenché le premier
coup de pinceau sur la surface de la toile.
Cela signifie que le thérapeute doit avoir une idée, pour pouvoir la tuer. Cela
s'appelle une hypothèse, qui lui permettra de ne pas se laissera mener par le
bout du nez par ses patients, mais à laquelle il doit être prêt à mourir au fur et
à mesure que se déroule le processus, sans quoi il réduira ses patients à n'être
que ce qu'il en aura sculpté.
À la lumière de ce que vous venez de lire, quelles réflexions vous inspire la
place que vous occupez actuellement ?

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Retour aux origines
Dès ma plus tendre enfance, ma place au sein de la famille m'a questionné :
ma place auprès de ma mère, auprès de mon père, de mon frère, de mes
grands-parents... En observant mon propre développement au cours du temps,
je me suis aperçu que le modèle dans lequel j'ai baigné imprégnait ma façon
de voir le monde.
Enfant, si je propose d'aider mon père à bricoler, de l'accompagner quelque
part, de regarder un film avec lui, et qu'à chaque fois il refuse, alors ces
éléments insignifiants en eux-mêmes, mis bout à bout, peuvent faire sens : je
me sens rejeté par mon père. Il est d'ailleurs possible que son attitude n'ait
rien à voir avec le rejet, mais le fait qu'elle soit interprétée par moi-même
comme un rejet va renforcer ma position et va renforcer la sienne, jusqu'à se
rigidifier chez l'un comme chez l'autre.
Autre exemple : si je demande des renseignements à maman alors qu'elle est
en train de regarder son émission préférée ou qu'elle fait la cuisine et qu'elle
me répond « Attends que j'ai terminé », je peux en conclure qu'elle ne
m'écoute pas quand j'ai besoin d'elle, quand c'est important, sans me rendre
compte que les seuls moments où je lui demande de m'écouter sont
précisément ceux où elle ne le peut pas. Ou alors je m'en rends compte, et ce
qui m'intéresse vraiment est de tester le fait que je puisse être tout pour elle...
Lorsque mon père, revenant de voyage, rapporte un certain nombre de
timbres à mon frère qui en fait collection et ne me rapporte rien, ma première
question va être : pourquoi préfère-t-il mon frère à moi ? Sans relever que la
fois passée, il m'avait rapporté un cadeau sans que je m'inquiète du fait qu'il
n'avait rien donné à mon frère. À l'inverse, un questionnement peut naître
chez mon frère : pourquoi papa me porte-t-il des timbres à moi et pas à mon
frère ? On peut s'inquiéter du fait d'être trop aimé comme de celui de ne l'être
pas assez. C'est d'ailleurs à se demander si l'on n'est pas plus intéressé par ce
que les gens ne font pas que par ce qu'ils font...

Mythes fondateurs, contre-modèles et


logiques de répétition
Dès lors que chacun se construit à partir des expériences vécues dans le
creuset familial, le lecteur pourra identifier dans son entourage immédiat les
personnes – tante, oncle, grands-parents… – dont il pense qu'elles ont été
prépondérantes dans ses souvenirs et son développement. Ces expériences,
lorsqu'elles nous vulnérabilisent, ne sont pas pour autant fatales. Tout le
problème est de parvenir à transformer ce handicap en atout. Fréquemment,
et heureusement, des figures d'autorité telles que l'instituteur, le professeur,
un parent d'ami, peuvent apporter un contre-point, apparaître comme un
modèle qui va nous aider à pouvoir vivre autrement, à élargir notre
expérience au-delà de notre culture familiale.
En l'absence d'un tel contre-modèle, les mythes fondateurs bâtis pendant
l'enfance sont susceptibles de mettre chacun en position de vulnérabilité dans
la relation avec autrui. Ainsi, dès qu'il va me sembler reconnaître telle variété
de situation dans laquelle j'ai grandi, cela va réveiller chez moi une logique
de rejet, voire d'abandon, et donc me replonger au sein du monde d'autrefois,
qui n'a peut-être rien à voir avec celui d'aujourd'hui.
Si ce phénomène se déroule dans le cabinet d'un psy, il ne posera pas de
problème, bien au contraire, puisque ces logiques de répétition constituent le
pain quotidien du couplage thérapeute-patient. En revanche, il peut constituer
un handicap dans l'épanouissement de mes relations professionnelles, soit au
niveau hiérarchique, en association avec mes parents, soit au niveau de mes
pairs, en association avec ma fratrie (pourquoi lui donne-t-on ce que l'on me
refuse ?). Car dans la vie professionnelle comme dans la famille, le regard
que nous posons sur notre rapport à autrui nous empêche parfois de
distinguer le fait que les enjeux ne sont pas les mêmes.
Par exemple, ne pas oser poser des questions à son père ou sa mère sur tel ou
tel point ne devrait pas nous empêcher de poser des questions à notre futur
employeur lors d'une embauche. Chacun a donc intérêt à comprendre les
logiques de répétition dans lesquelles il est pris, pour mieux s'en déprendre.
Car au-delà des relations professionnelles, ces répétitions peuvent aussi
parasiter les relations amicales ou amoureuses, conduisant à faire jouer à
l'autre un rôle dans un scénario qui n'est pas le sien.
À la lumière de ce que vous venez de lire, avez-vous identifié les personnes de
votre famille qui ont joué un rôle clé dans votre enfance ? Quelles sont-elles
?
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Deux exemples de thérapie systémique : une


histoire de couple ; une histoire de famille
Il y a parfois des moments, dans la vie de couple ou de famille, où la
souffrance devient trop lourde. L'appel à un tiers devient alors salutaire dans
un cadre thérapeutique. Les deux études de cas que je vous propose de
découvrir dans la première partie montrent à quel point la question de la place
est prépondérante en matière de dysfonctionnement relationnel. Les
entretiens que j'ai menés avec ces patients vous sont livrés « bruts de
décoffrage », c'est-à-dire tels qu'enregistrés, mais entrecoupés de
commentaires élaborés a posteriori.
Le premier cas, une histoire de couple, montre comment ce qui peut
apparaître comme une solution lors d'une rencontre peut devenir à terme un
problème. On comprendra comment Monsieur a « embauché » sa conjointe
en fonction d'un certain profil et comment elle a « accepté » d'endosser le
rôle. Le second cas, une histoire de famille, montre comment une enfant est
sollicitée pour prendre une place qui n'est pas la sienne, c'est-à-dire pour
jouer un rôle visant à protéger tout un dysfonctionnement familial. Il faut
bien comprendre qu'un symptôme porté explicitement par un individu, dans
un couple, dans une famille ou dans une organisation, recouvre très
fréquemment une logique de fonctionnement implicite qu'il importe de
dévoiler.
Tout commence par un appel téléphonique : « Ma femme est persuadée que
l'on a des problèmes de couple, moi je vous le dis tout de suite, elle est
dépressive… » ; ou encore : « L'infirmière scolaire m'a contacté et m'a fait
écho de beaucoup de difficultés. En fait ma fille quitte l'école, ça ne va pas du
tout... ». Aux yeux de la personne qui appelle, c'est « l'autre » qui est la cause
de la souffrance commune. C'est lui ou elle qui, comme on dit, « a un
problème » ou « est malade » : la première demande explicite est donc d'aider
la personne qui ne va pas bien, désignée comme l'origine du problème.
Or, le thérapeute systémique exige de recevoir tous ceux qui vivent sous le
même toit, adultes et enfants, parce qu'il est essentiel de distinguer le
symptôme, c'est-à-dire l'élément émergent de la situation, et la fonction de ce
symptôme, c'est-à-dire ce à quoi il sert, le rôle qu'il joue empêchant la
personne de prendre toute sa place. Dès lors, l'histoire du sujet, c'est-à-dire le
sens du symptôme, joue un rôle important. Le thérapeute devra dans certains
cas relever des indices puis relier entre eux certains éléments fragmentés pour
trouver le sens de l'histoire. Dans d'autres cas, il sera agent de la circulation,
pour aider à se positionner autrement des personnes qui restent comme
coincées à un carrefour. Tout l'enjeu sera de faire apparaître les liens existant
entre le comportement problématique d'un membre d'un couple ou d'une
famille et l'attitude des autres membres de celui-ci ou de celle-ci.
Sachant que les membres d'un couple ou d'une famille « dysfonctionnels »
tentent constamment de définir la nature de leur relation, et partant du
postulat qu'il n'est pas possible de ne pas communiquer, le symptôme n'est
rien d'autre pour moi qu'un comportement adaptatif à un contexte. Par
ailleurs, je suis convaincu qu'il est utile de comprendre un comportement
symptomatique comme étant un commentaire implicite sur la nature intenable
des règles de la relation. Mon but est donc de libérer les acteurs de leurs
règles relationnelles contraignantes pour permettre au changement de
survenir.

Les interventions du thérapeute : retrouver la


spontanéité de l'enfance
Il est frappant de constater la capacité qu'ont les enfants de voir ce que les
adultes voudraient leur cacher et de le dire, preuve qu'ils n'ont encore aucun
problème avec la place. Au fur et à mesure que l'enfant grandit, il semble
perdre cette clairvoyance. En réalité il n'en est rien car les adultes voient tout
autant que les enfants, mais ont appris à faire comme s'ils ne voyaient rien, et
surtout à se taire : immédiatement arrivent les pensées qui bloquent leur
spontanéité : « ça ne se fait pas », « je dis des bêtises », « mais qu'est-ce qu'il
va penser de moi si je dis ça ? »…
Ainsi, ce qui peut parfois paraître comme de l'insolence, de la part du
thérapeute, n'est que la manifestation d'un retour à ces choses toutes simples
que sait tout un chacun tout en faisant comme s'il ne le savait pas ou ne le
savait plus. Dès lors, le thérapeute vise à éveiller les gens à ce qu'ils font sans
qu'ils s'en rendent compte, induisant dans le couple ou la famille une crise qui
va servir de révélateur.
Il ne s'agit pas de nier que le thérapeute met en œuvre un savoir-faire, un tour
de main acquis avec l'expérience, ni de prétendre que n'importe qui en ferait
autant. Pourtant, il ne s'agit pas non plus de quelques recettes qu'il n'y aurait
qu'à appliquer, ni d'interventions qui auraient été calculées à l'avance. Mes
interventions thérapeutiques obéissent certes à une logique, mais elles se
soumettent aux règles qui se mettent en place entre les personnes dès la
moindre rencontre et qui commandent aux personnages que chacun va
interpréter.
Vous n'êtes pas obligés de lire immédiatement les commentaires qui
émaillent les comptes rendus qui suivent. S'ils vous gênent, lisez une
première fois d'une traite toute la séquence afin de vous imprégner de la
situation, des émotions que vous ressentez à la lecture : empathie, agacement,
ou identification, selon votre tempérament et ce que cela évoque de votre
propre histoire.
Les commentaires ont pour première fonction de vous permettre d'acquérir
une gymnastique relationnelle, afin d'éviter de tomber dans des
simplifications manichéennes. Ces pièges, ce ne sont pas les personnes elles-
mêmes qui les tendent, mais les règles implicites auxquelles nous obéissons
tous, sans le savoir, dans nos relations avec les autres. Nous imaginons
souvent être « libres », et que la liberté c'est : « je fais ce que je veux, comme
je veux, quand je veux ». Alors que, comme vous allez vous en rendre compte
de plus en plus, c'est précisément quand nous imaginons cela que nous
sommes le moins libres. En effet, dans ces moments, nous ne tenons pas
compte de ce qui nous entoure, des règles qui régissent les interrelations dans
l'ici et le maintenant. Or, prendre sa place et bien l'occuper nécessite
d'identifier et de tenir compte des règles implicites.
Ces commentaires visent aussi à vous aider à penser ce qui se passe durant
l'entretien. La plupart du temps, nous nous en tenons à ce que nous ressentons
de ce que nous percevons ; spontanément nous donnons raison à l'un des
acteurs contre les autres. Or, c'est essentiellement le lien entre les
protagonistes que le thérapeute va soigner, c'est-à-dire la relation. Les
commentaires sont donc là pour désamorcer nos réactions immédiates et pour
nous amener à penser ce que nous lisons comme une construction de relation.
En lisant ces deux études de cas, vous allez sans doute vous interroger sur le
sens, sur la fonction des questions posées par le thérapeute. Vous pourrez
aussi être amenés à vous interroger sur vous-même et à considérer
différemment votre propre situation dans différents contextes relationnels,
bref à faire le « pas de côté » permettant une prise de distance suffisante pour
vous voir autrement dans une situation donnée, et ainsi tout à la fois « faire
du vélo et vous mettre à la fenêtre pour vous regarder pédaler ».
J'espère ainsi montrer au lecteur comment repérer et utiliser les implications
interpersonnelles du comportement humain, comment donner du sens à des
comportements apparemment anodins, comment saisir, ici et maintenant, les
stratégies relationnelles conscientes ou inconscientes, comment distinguer
l'émotion de la relation, mais aussi distinguer responsabilité et culpabilité. En
un mot : comment trouver sa place et enfin l'occuper.
Notes
[1] Notons au passage qu'on retrouve là, aussi, une constante de la réflexion
philosophique sur la perception, depuis l'adage scolastique médiéval qui pose
que tout ce qui est perçu est toujours perçu selon le mode de perception
propre à celui qui perçoit jusqu'à la proposition de M. Merleau-Ponty dans la
Phénoménologie de la perception (1945) selon laquelle « tout est construit,
tout est naturel ».
[2] En ce sens, la phrase fameuse de Freud, wo es war, soll ich werden, « ou
c'était, je dois advenir », est trompeuse : je n'adviens que dans la conversation
avec toi, c'est-à-dire si nous advenons. Ce qu'entérine la grammaire, à quoi
elle ajoute qu'alors advient aussi le monde, cet objet de notre conversation
(Benveniste 1991).
[3] Cela permet d'entrevoir dans quelle impasse peut fourvoyer la possibilité
de choisir le sexe d'un enfant à venir.
Éclairage avec Renaud et
Partie 1 Alexia, Bertrand, Vérane et
leurs filles

Un couple et une famille chez le thérapeute

Chapitre 2. Une histoire de couple : Renaud et AlexiaVous trouverez les


vidéos de ces entretiens sur le site www.intereditions.com.
Chapitre 3. Une histoire de famille : Bertrand, Vérane et leurs filles
Chapitre 2

Une histoire de couple : Renaud


et Alexia[1]

De l'appel téléphonique à la demande


RENAUD : Monsieur Trappeniers ?
THÉRAPEUTE : Oui, bonjour Monsieur.
RENAUD : Je me permets de vous appeler, c'est bien vous le thérapeute
conjugal ?
THÉRAPEUTE : Oui.
RENAUD : Je vous appelle pour avoir un rendez-vous, je vous explique
brièvement ?
THÉRAPEUTE : Oui.
RENAUD : Ma femme est persuadée que l'on a des problèmes de couple,
euh... moi, je vous le dis tout de suite, elle est dépressive, et ça, on le sait
depuis des années...

Extérieur au problème
Nous disposons déjà de quelques éléments permettant de comprendre
comment le mari construit la relation avec son épouse : pour lui, la logique
n'est pas « nous avons des problèmes de couple », mais « elle a un problème,
elle est dépressive »… Il se décrit donc comme étant extérieur au problème.
RENAUD : … Et donc, voilà, moi, je souhaite avoir votre avis. Elle a
entendu parler de vous, par sa mère, dans un magazine, donc effectivement,
on va venir… Je voulais savoir quand on pourrait venir, monsieur
Trappeniers.
THÉRAPEUTE : Avant d'aller plus loin : vous me dites que votre femme a
des problèmes ?
RENAUD : Oui.
Une reformulation empathique
J'ai émis l'hypothèse que pour lui c'est sa femme qui a un problème : je
vérifie cette hypothèse en la reformulant. C'est ce que j'appelle la
reformulation empathique, en ce qu'elle est suffisamment proche de ce qu'a
dit la personne pour qu'elle se reconnaisse dans la formulation.
THÉRAPEUTE : … Et que vous souhaitez…, vous souhaitez quoi ? C'est
cela que je ne comprends pas.
RENAUD : Elle me dit que nous avons des problèmes de couple, moi, je
considère que c'est elle qui a besoin d'aide, moi je suis prêt à l'accompagner,
pour que vous puissiez lui dire que c'est peut-être elle qui a besoin d'aide.

Une tentative de prise de pouvoir


Ici, le mari est en train de jouer avec le thérapeute la relation qu'il entretient
avec sa conjointe, c'est-à-dire qu'il lui demande de fusionner avec son idée.
« Pour que vous puissiez lui dire que c'est elle qui a besoin d'aide ». Dans le
même temps, il cherche à contrôler le thérapeute, à prendre le pouvoir.
THÉRAPEUTE : Hum… Je pense qu'il vaut mieux que vous consultiez
quelqu'un d'autre...

La négociation sur la relation


Le mari veut me faire jouer un rôle qui, en quelque sorte, consiste à dire tout
haut ce qu'il pense tout bas : autant dire qu'il ne veut pas me laisser de place !
C'est la raison pour laquelle je propose de rompre ce jeu relationnel qui
s'installe, et qui est certainement la répétition d'une situation que le monsieur
connaît déjà parfaitement au quotidien, avec sa compagne. Au niveau du
discours monobloc du mari se dégage ainsi un ton impératif qui, en théorie,
laisse peu de place à la pensée de l'autre...
Ce qui pourrait apparaître comme un mouvement d'humeur chez le thérapeute
est en réalité une tentative de tester les ressources, les motivations de mon
interlocuteur, sa capacité à s'assouplir, à négocier notre relation.
On voit bien ici comment un certain nombre d'éléments relationnels peuvent
se mettre en œuvre dans un échange très bref, même en l'absence
d'indications posturales. Cette expérience de laboratoire macroscopique peut
se répéter dès que nous avons un échange avec autrui et nous donne une
indication sur notre capacité à prendre une place. Mais la question se pose de
savoir si le fait d'avoir raison ou d'avoir le dernier mot permet de prendre une
place…
RENAUD : Ben, moi, j'ai besoin de votre avis, vous savez.
THÉRAPEUTE : Mais vous me le donnez, votre avis ! Vous me dites que
votre femme a des problèmes, vous me dites que vous voulez venir, pour que
je confirme ce que vous savez déjà, et cela, je ne le fais pas... je ne le fais
plus.
RENAUD : Ça voudrait dire, peut-être, que vous pensez qu'elle aurait peut-
être raison ?

Le modèle binaire
On comprend ici le modèle binaire dans lequel s'inscrit Renaud, et dans
lequel il veut nous installer : soit je suis de son côté et, dans ce cas, aucun
commentaire n'est nécessaire puisque la logique est fusionnelle ; soit je ne
suis pas de son côté, dans ce cas, c'est Alexia qui a raison et je suis dès lors
contre lui. En thérapie familiale systémique, il s'agit de réfléchir à la relation :
je pense non pas à ce que Renaud fait à Alexia ou à ce que Alexia fait à
Renaud, mais à ce qu'ils font ensemble. Le patient, lui, pense en termes de
confrontation : « qu'est-ce qu'elle me fait ? », sans se demander ce qu'il lui a
fait pour qu'elle se comporte ainsi avec lui.
THÉRAPEUTE : Non, ça ne veut rien dire du tout. Ça veut dire que si je
vous reçois en couple, c'est parce que je souhaite explorer, examiner la
situation authentiquement, et que je ne souhaite absolument pas me sentir
influencé par ce que vous me dites. Ça me dérange, vous comprenez ?
RENAUD : D'accord, mais on pourrait essayer d'en parler ensemble, même
de cela. Effectivement, ma femme le souhaite, parce que nous avons des
problèmes de couple, dit-elle, que ça… qu'on en discute.
THÉRAPEUTE : Elle dit que vous avez des problèmes de couple, mais si
vous pensez que vous n'en avez pas, je ne vois vraiment pas l'intérêt de venir
me rencontrer.
RENAUD : Mais si, il y en a un.
THÉRAPEUTE : Lequel ?
RENAUD : Sa dépression fait que je suis toujours obligé de m'occuper d'elle,
or elle refuse que je m'occupe d'elle. Surtout dernièrement, elle me dit que ça
va, qu'elle n'a pas besoin de moi. Et ça, c'est difficile pour moi, vous savez,
qu'elle me dise « je n'ai pas besoin de toi pour faire ça », ou telle autre chose.

L'accordage
Après avoir été déstabilisé par ma proposition de quitter le jeu, Renaud se
sent obligé de se mettre en accordage, en acceptant l'idée que le problème
d'Alexia l'affecte. Il est intéressant d'observer que c'est précisément au
moment où sa compagne dit ne plus avoir besoin de lui que la demande
d'intervention émerge. Nous pouvons faire l'hypothèse que le problème n'est
pas que rien ne bouge, mais plutôt que la situation commence à changer entre
eux.
THÉRAPEUTE : En définitive, vous voulez prendre rendez-vous, pour quoi
faire ? Expliquez-moi, je me sens complètement perdu.

Le désarroi
Au niveau explicite, Renaud se voit contraint de formuler une demande d'aide
alors qu'il se met lui-même dans une position d'aide par rapport à sa
compagne. Au niveau implicite, il ne mesure pas vraiment la teneur de ses
propos, mais je sens le profond désarroi d'une personne qui, jusqu'alors, avait
le sentiment de contrôler une situation qui maintenant semble lui échapper.
En disant que je me sens perdu, je refuse de prendre un pouvoir sur la
description de la situation pour donner à Renaud la possibilité de travailler
sur sa demande en affinant sa formulation.
RENAUD : Ben, pour évoquer notre relation, et là où on en est aujourd'hui,
parce qu'on s'engueule, moi, je m'énerve, voilà. Et elle, elle déprime, c'est
difficile entre nous en ce moment.

L'acceptation
Renaud accepte de s'inclure dans la situation et donc de ne plus s'exclure du
problème : il dit « on » s'engueule, c'est difficile « entre nous » en ce
moment…
THÉRAPEUTE : Bon, et quand est-ce que je peux vous rencontrer, dites-
moi. Qu'est-ce qui vous conviendrait ?
RENAUD : Je peux me rendre disponible. Quand est-ce que c'est possible ?
Le plus tôt sera le mieux.
THÉRAPEUTE : Je peux vous proposer mercredi prochain à 17 heures, par
exemple.
RENAUD : Ça ira, ça ira, pas de problème. Je le note, à mercredi alors.
THÉRAPEUTE : À mercredi, monsieur.
RENAUD : Au revoir.
THÉRAPEUTE : Au revoir.

Premier entretien : une femme sous cloche


THÉRAPEUTE : Bonjour, Monsieur, Madame, enchanté.
RENAUD : Mon épouse...
THÉRAPEUTE : Madame, enchanté. Je vous en prie, prenez place. Qui
d'entre vous souhaite commencer ?

L'agent de la circulation
Cette question permet de laisser émerger les règles de fonctionnement du
couple, sur lesquelles je vais tenter d'agir. En effet, les couples et les familles
que je reçois souffrent et se plaignent de leur façon de fonctionner,
comprenant qu'ils n'arriveront pas à s'organiser autrement sans faire appel à
un tiers. Mon travail va être de les aider à aller au-delà des répétitions, tout en
respectant leur rythme et leur culture familiale. Il va donc s'agir de se situer
dans l'analyse et dans le vécu de chacun. Le thérapeute joue le rôle d'un agent
de la circulation : il va aider le système à récupérer de l'énergie à un moment
où des routes et des chemins sont bloqués, à l'insu même des protagonistes.
ALEXIA : Oui, ben, je vais commencer.
THÉRAPEUTE : Votre prénom, c'est comment ?
ALEXIA : Alexia.
THÉRAPEUTE : Et qu'est-ce que vous faites dans la vie, Alexia ?
ALEXIA : Je suis mère au foyer.
THÉRAPEUTE : Vous êtes ?
ALEXIA : Mère au foyer.
THÉRAPEUTE : Mère au foyer. Et vous avez des enfants ?
ALEXIA : Oui, deux enfants. De 3 ans et 6 ans.
THÉRAPEUTE : Et vous avez un métier, autrement ?
ALEXIA : Oui, je suis coiffeuse.
RENAUD : Mais elle ne travaille pas.
THERAPEUTE : Pardon ?
RENAUD : Elle ne travaille pas. Je gagne suffisamment ma vie, à ce jour elle
n'a pas besoin de travailler.

La prise de parole
Renaud s'empare de la parole au moment où Alexia commence à parler d'elle
en dehors de la sphère familiale. Je comprends qu'il y a des sujets à ne pas
aborder : par exemple parler d'Alexia comme quelqu'un de capable en dehors
de la sphère familiale…
THÉRAPEUTE : Je comprends. Et vous avez quel âge, Alexia ?
ALEXIA : J'ai 30 ans.
THÉRAPEUTE : Vous avez 30 ans, vous êtes mère au foyer, vous avez deux
enfants, qui se prénomment comment ?
ALEXIA : Aude et Capucine
THÉRAPEUTE : Aude et Capucine. Et vous, Monsieur, comment vous
appelez-vous ?
RENAUD : Renaud
THÉRAPEUTE : Renaud, vous avez quel âge ?
RENAUD : 32 ans, je suis responsable dans un service administratif. Voilà,
ce qui me laisse pas mal de temps pour être à la maison, pour m'occuper des
enfants, pour m'occuper de ma femme, sortir la promener…
THÉRAPEUTE : Oui, oui, je vous suis... Et donc, vous gagnez suffisamment
bien votre vie…
RENAUD : Pour qu'elle n'ait pas besoin de travailler.
THÉRAPEUTE : Pour qu'elle n'ait pas besoin de travailler.
RENAUD : Depuis qu'on se connaît... je lui ai dit, tu n'as pas besoin de
travailler. Ben, je vous l'ai dit, elle est un peu fragile, je préfère la ménager, à
la maison…
THÉRAPEUTE : Je comprends. Et il y a combien de temps que vous vivez
ensemble ?
ALEXIA : Ça fait 10 ans.
THÉRAPEUTE : 10 ans. Donc Alexia, 30 ans, Renaud, 32 ans, vous avez
deux enfants, Madame est au ministère de l'Intérieur – on peut dire ça comme
ça ?
RENAUD : Oui, mais c'est quand même moi qui gère pas mal de choses à la
maison.
THÉRAPEUTE : J'ai compris qu'elle me disait qu'elle était mère au foyer,
elle est juste au foyer, les aspects domestiques, vous ne les assumez pas
Alexia ? C'est vous qui les faites, Renaud ?
RENAUD : Ce n'est pas toujours facile pour toi…
ALEXIA : Non, non.
RENAUD : … d'assumer les enfants, d'aller les chercher, les courses…
THÉRAPEUTE : Eh oui !
RENAUD : C'est difficile, tout ça. C'est un boulot.
THÉRAPEUTE : Oui. Et tout ça, c'est vous qui le faites aussi ?
RENAUD : Je l'aide beaucoup.

Une solution devenue un problème


On voit donc là une dame extrêmement limitée, d'après la description qu'en
fait Monsieur, et un homme qui supplée mais qui, dans le fait de suppléer,
pourrait empêcher Madame de se développer, de grandir. Ce qui a été une
solution pendant des années est probablement en train de devenir un
problème : plus Monsieur fait ou sait, plus il prend de place, moins Madame
en prend…
THÉRAPEUTE : Vous êtes chanceuse, Madame, c'est rare ! Donc, Renaud,
vous êtes professionnel à l'extérieur, et vous vous occupez à la fois de
beaucoup de choses dans la maison. C'est ça ?
RENAUD : Oui, oui, c'est ça.
THÉRAPEUTE : Je comprends. Et donc, vous souhaitez commencer,
Madame ?
ALEXIA : Si mon mari souhaite que je commence, je vais commencer.

Des indications
Madame ne donne pas l'impression de vouloir prendre sa place et, dans le
même temps, elle me donne des indications extrêmement importantes en ce
qui concerne la conduite de l'entretien.
RENAUD : Oui, oui.
THÉRAPEUTE : Vous souhaitez qu'elle commence, Monsieur ?
RENAUD : Oui, elle a souhaité venir, je vous l'ai expliqué au téléphone.
THÉRAPEUTE : D'ailleurs, votre coup de téléphone m'a vexé.
RENAUD : Pourquoi vous avez été vexé ?
THÉRAPEUTE : Mon travail, c'est de travailler avec des couples et des
familles, et donc, selon moi, en général, et en particulier d'ailleurs, grosso
modo, c'est 50 % sur une tête, 50 % sur l'autre. Et j'ai eu le sentiment au
téléphone que vous avez eu l'air de dire que c'était elle qui n'était pas bien, et
que si vous veniez, c'est parce qu'elle n'était pas bien et que pour vous, tout
allait bien.
RENAUD : C'est ça.
THÉRAPEUTE : Ça m'a foutu le moral à zéro. Tiens, je n'ai jamais vu ça !

L'amplification
J'amplifie la position et la place qui est donnée à Madame.
RENAUD : Moi, je suis là...
THÉRAPEUTE : C'est la raison pour laquelle j'ai accepté de vous recevoir.
Parce que vous m'avez dit : « J'en souffre aussi. »
RENAUD : Ben oui.
THÉRAPEUTE : Voilà. Donc qui va commencer de vous deux ?
RENAUD : Vas-y, commence…

La position basse
Depuis le début de la rencontre avec Renaud j'évite soigneusement toute
escalade relationnelle avec lui, en proposant un retrait de la relation à chaque
fois qu'il veut avoir le dernier mot. Mon hypothèse est que Renaud doit
toujours être en position haute par rapport au monde qui l'entoure. Et lorsque
Alexia dit : « Si mon mari souhaite que je commence, je vais commencer »,
je comprends que nous avons une expérience partagée sur ce point. Quand je
dis à Renaud, « vous m'avez vexé », je l'amène sur un autre terrain relationnel
en me mettant volontairement en position extrêmement basse. Il en est
décontenancé et ainsi plus authentique dans ses réponses, mais ma réaction
permet en outre à son épouse de constater que, bien qu'en position basse, je
peux oser prendre ma place, ce qu'elle ne fait pas.

La rencontre : un mythe fondateur


THÉRAPEUTE : Donc votre mari vous demande de commencer, alors, je
vous en prie.
ALEXIA : Depuis quelque temps, on se dispute beaucoup tous les deux.
Parce que c'est vrai que, pendant longtemps, je ne me suis pas sentie très bien
personnellement, et aujourd'hui, je me sens mieux. Je pense être en capacité
de faire un peu plus de choses qu'auparavant, mais j'ai l'impression que mon
époux ne l'entend pas.
RENAUD : Nous avons eu une vie difficile ces dernières années. On ne peut
pas du jour au lendemain travailler…. Non ? Pour qu'elle replonge après ?
THÉRAPEUTE : Excusez-moi. C'est la première fois que je vous rencontre,
et je ne comprends pas ce que vous voulez me dire. Vous n'étiez pas très bien
quand vous vous êtes rencontrés, c'est ça ?
ALEXIA : Oui.
THÉRAPEUTE : Comment vous vous êtes rencontrés parmi ces milliers de
gens, qu'est-ce qui s'est passé ?
ALEXIA : Ben, on s'est rencontrés en vacances. Moi, j'étais en vacances avec
ma famille, mes parents.
THÉRAPEUTE : Oui, où ça ?
ALEXIA : Dans le sud de la France, dans le Var.
THÉRAPEUTE : Dans le Var, où ça ?
RENAUD : Vers Toulon, vous connaissez ?
THÉRAPEUTE : Non, mais j'imagine. Il fait beau, il y a du soleil, vous étiez
en vacances avec vos parents…
ALEXIA : Oui, et puis...
THÉRAPEUTE : Et vous étiez où en vacances ?
ALEXIA : Dans un camping.
THÉRAPEUTE : Oui, et vous aviez 20 ans à l'époque.
ALEXIA : Et en fait Renaud, qui finissait ses études à l'époque, travaillait
l'été comme barman au bar à côté du camping.
THÉRAPEUTE : Je comprends. Donc vous étiez en camping avec vos
parents, il travaillait pendant l'été, il tenait le bar… Et alors ?
ALEXIA : Et alors…
RENAUD : C'était la fête tout le temps, hein ?
ALEXIA : Oui.
RENAUD : Ça lui a fait du bien.
THÉRAPEUTE : Sans vouloir vous sembler arrogant, Monsieur, vous avez
autorisé votre dame à parler. Est-ce que vous comptez intervenir de manière
intempestive, comme vous le faites, ou est-ce que vous pensez qu'elle est
capable de répondre ? J'ai l'impression que quand elle ne sait pas terminer ses
phrases…
RENAUD : … je complète un peu.
THÉRAPEUTE : Oui, mais est-ce que ça vous dérangerait – c'est un
problème, j'ai un cerveau lent –, est-ce que ça vous dérangerait de compléter
après qu'elle a terminé ? C'est possible ?
RENAUD : Oui…
THÉRAPEUTE : Continuez…

L'espace de parole
Je me rends bien compte que Renaud court un danger à laisser s'exprimer
Alexia. C'est la raison pour laquelle la discussion est émaillée de
commentaires du mari qui, dans le même temps qu'ils commencent à
m'agacer, font partie de l'organisation quotidienne. J'essaie d'agir, à savoir
créer un espace de parole distinct entre Alexia et Renaud. D'où l'artifice :
« j'ai le cerveau lent », ce qui place Renaud dans la position de m'aider
comme il aide son épouse.
ALEXIA : Donc j'avais rencontré une copine au camping, et j'ai eu
l'autorisation de mes parents de sortir boire un verre dans ce fameux café.
THÉRAPEUTE : Oui, il s'appelait comment ?
ALEXIA : L'Albatros.
THÉRAPEUTE : Eh bien, dites donc… Ça m'intéresse…. Donc, vous alliez
boire un pot avec votre copine à l'Albatros, et alors ?
ALEXIA : Et alors, Renaud est venu nous servir, on a discuté un petit peu
pendant la soirée. Avec ma copine on y est allé deux, trois soirs boire un
verre là-bas. Il s'est intéressé à moi…
THÉRAPEUTE : Comment s'est-il intéressé à vous ?
ALEXIA : Il me demandait ce que je faisais dans la vie…
THÉRAPEUTE : Et alors ?
ALEXIA : Ça m'a plus que l'on s'intéresse à moi. Et assez rapidement, on
s'est rapproché, et puis…
THÉRAPEUTE : Oui, qu'est-ce qu'il s'est passé ?
ALEXIA : On est sortis ensemble sans ma copine.
THÉRAPEUTE : Et qu'est-ce qu'il s'est passé ?
ALEXIA : Concrètement vous voulez savoir ?
THÉRAPEUTE : Oui ! !
ALEXIA : Ben, concrètement, on s'est embrassé.
RENAUD : Je t'ai embrassée.
THÉRAPEUTE : Pardon…
RENAUD : Je l'ai embrassée.
THÉRAPEUTE : C'est ça. Donc, c'est vous qui, disons, avez managé l'affaire.
RENAUD : Oui, c'est un peu moi. On m'a dit que j'avais une forte
personnalité... Voilà, j'ai pris les choses en main.
THÉRAPEUTE : Je vous suis. Vous avez pris les choses en main… Je
comprends. Et alors là ?
ALEXIA : Donc, on a été ensemble pendant les 15 jours de vacances. Moi,
c'était une période où j'allais très mal...
THÉRAPEUTE : Qu'est-ce qui se passait ?
ALEXIA : J'avais des relations compliquées avec ma famille.
THÉRAPEUTE : C'est-à-dire ?
ALEXIA : Disons que mes parents sont des personnes qui n'ont pas confiance
en moi, et qui ne m'ont jamais beaucoup encouragée.
THÉRAPEUTE : En quel sens ?
ALEXIA : Que ce soit dans les études que je pouvais faire, mes capacités à
réaliser telle ou telle chose, pour eux, je n'étais pas capable.
THÉRAPEUTE : Je comprends. À l'époque, vos parents pensaient que vous
étiez une incapable…
ALEXIA : Oui.

La logique de répétition
Alexia me donne des informations très importantes car, sans qu'elle s'en
rende compte, à travers son récit de la rencontre avec Renaud, elle explique
comment elle reste dans une logique de répétition par rapport à sa propre
histoire. Le problème est que si je reprends ces éléments immédiatement, je
vais donner raison au conjoint tout en évitant de parler de leur relation
actuelle. Je vais donc choisir de garder ces éléments en tête afin de les
réutiliser plus tard de façon pertinente.
THÉRAPEUTE : Donc, vous étiez en camping avec eux, et puis, disons, vous
vous êtes rencontrés à ce moment-là, tous les deux, puis vous vous êtes revus,
c'est comme cela qu'a commencé votre rencontre. C'est cela ?
ALEXIA : Oui.
THÉRAPEUTE : D'accord. Vous voulez rajouter quelque chose, Monsieur ?
RENAUD : Vous me le proposez, alors j'y vais...
THÉRAPEUTE : Aucun problème.
RENAUD : Comme elle l'a dit. On s'est rencontrés, elle n'était pas bien, elle
était un « peu dedans », comme on dit dans le Sud, dépressive, comme vous
dites en psy…
THÉRAPEUTE : Je ne sais pas, je n'ai jamais prononcé ce mot devant vous...
RENAUD : Ce n'est pas vous, ça se dit comme ça... Elle m'a dit qu'elle
n'allait pas bien, sa famille, tout ça... On a passé un bon moment, on
s'entendait bien. Je lui ai montré qu'elle pouvait compter sur moi, voilà...
Qu'on pouvait avancer ensemble.

Vouloir changer, c'est remettre un équilibre en


cause
Pourquoi faire parler de la rencontre ? En fait, ce n'est pas le lieu qui est
important mais le lien. Demander à deux personnes comment elles se sont
rencontrées « parmi des milliers de gens » permet de recueillir des indications
fondamentales sur le mythe fondateur de leur rencontre, sur les attendus
réciproques de chaque protagoniste. Ici, on peut observer que Alexia « n'allait
pas bien », et que Renaud était programmé pour être le sauveur : il « prend
les choses en main ». Il est fascinant d'observer, à chaque fois, comment ce
qui semble être une solution dans une situation donnée peut devenir, peu à
peu, un problème. Dans cet exemple, Renaud prend tellement les choses en
main qu'Alexia n'a plus aucune place... Elle n'en revendiquait peut-être pas à
l'époque ; ce n'est plus le cas aujourd'hui. La crise survient car l'un des
protagonistes revendique une place différente de celle qu'il occupait jusqu'à
présent.
THÉRAPEUTE : Je vous suis. Et aujourd'hui, où en êtes-vous ? Qu'est-ce qui
se passe ? Qu'est-ce qui fait que vous venez me rencontrer ?
RENAUD : On se dispute beaucoup, comme elle a dit, parce que… elle ne
prend pas soin d'elle, euh…
THÉRAPEUTE : Il faudrait me parler concrètement, vous vous disputez à
quel propos ? Autour de quoi ? Ça se manifeste comment ?
RENAUD : Eh bien, par exemple, l'argent. Elle voudrait... Quand elle va
faire les courses, il faut que je sois là. Parce que sinon, ou bien elle ne ramène
pas ce qu'il faut, ou alors, il manquera un truc, ou alors elle va trop dépenser.
Sans faire attention, bien sûr, ce n'est pas quelqu'un qui dépense pour
flamber, mais elle ne va pas faire attention. Elle va prendre les mauvais
produits, elle va prendre le plus cher et pas le moins cher.
THÉRAPEUTE : Je comprends.
RENAUD : Et donc, on se dispute.
HÉRAPEUTE : Pourquoi ?
RENAUD : Parce qu'elle veut les faire absolument toute seule, et moi, je ne
suis pas d'accord. Et ça, ce n'est qu'un exemple. Le travail, c'est tout autre
chose aussi.
THÉRAPEUTE : C'est-à-dire ?
RENAUD : Elle me dit, oui, tu sais, qu'est-ce que tu en penses ? Je voudrais
peut-être reprendre un petit emploi, tout ça… Moi, je lui dis non…
THÉRAPEUTE : … C'est hors de question…
RENAUD : Oui, moi, je lui dis, c'est hors de question. Non, je ne suis pas…
oh... moi, je travaille, je gagne ma vie…
THÉRAPEUTE : Je vous suis...
RENAUD : C'est pour l'entretenir, et puis voilà. Et elle a ce qu'elle veut,
attention ! Je ne suis pas un salaud.
THÉRAPEUTE : Je comprends...
RENAUD : Hein, chérie, tu as ce que tu veux ?
ALEXIA : Oui, oui, ce que je veux.
RENAUD : Voilà, je vous le dis.

Le sentiment d'exclusion
La situation se rigidifie. Aller faire les courses, c'est aller à l'extérieur ;
travailler, c'est devenir autonome, se mettre en relation avec autrui... Or, ils
ont construit un univers où Alexia a protégé Renaud de toutes les questions
de compétence, de rivalité, de développement, d'accès au désir et au plaisir, et
maintenant elle est dans un début de revendication qui repose toutes ces
questions. D'où le sentiment d'exclusion de Renaud, car s'il n'est plus celui
qui lui procure tout, il n'est plus tout pour elle.
THÉRAPEUTE : Je vous suis. Et alors vous voulez me rencontrer… Et me
rencontrer pour quoi faire ? Parce que ce que vous me dites me semble clair
comme de l'eau de roche. Vous rencontrez Alexia à l'Albatros, c'est ce que
j'ai compris, c'est une jeune fille à l'époque, sympa, agréable…
RENAUD : Pas en forme, quand même.
THÉRAPEUTE : Pas en forme, oui, mais justement.
RENAUD : Et je la fais rêver un peu.
THÉRAPEUTE : Je comprends, je comprends, dépressive comme vous
diriez, pas bien, et vous la faites rêver, et elle se met à rêver, c'est ce que je
comprends, vous construisez quelque chose ensemble.
RENAUD : Elle n'a pas rêvé longtemps... Ce n'est pas que c'est moi, mais elle
est souvent pas bien, elle se lève le matin, elle est fatiguée, tout ça… Donc
moi, j'essaie de la faire aller de l'avant...
THÉRAPEUTE : Je comprends, vous essayez de...
RENAUD : On a eu les enfants...
THÉRAPEUTE : Oui, oui, je vous suis, je pense que je comprends un certain
nombre de choses. Et donc, actuellement, le problème qu'elle a, c'est qu'elle
voudrait apparemment se sentir capable, mais elle continue à faire des
conneries, et heureusement que vous êtes là pour la tenir.
RENAUD : C'est ça.
THÉRAPEUTE : C'est ça ? Je comprends très bien. Donc, il ne faut pas la
lâcher d'une semelle.
RENAUD : C'est ça. Vous voyez.... Je t'ai dit, Alexia, qu'il allait nous dire
que j'avais raison.
THÉRAPEUTE : Non, excusez-moi ! Pour l'instant, je ne me prononce pas.
J'essaie de me rendre intelligible votre situation.
RENAUD : C'est-à-dire intelligible ?
THÉRAPEUTE : J'essaie de comprendre. J'essaie de me représenter ce que
vous vivez, et j'essaie de le redire avec mes mots, pour être sûr que ce que
vous dites, c'est ce que je comprends. Et actuellement, disons, elle fait une
poussée. Elle veut retravailler...
RENAUD : Une poussée de fièvre, oui.
THÉRAPEUTE : Exactement.

La toute-puissance
Je reformule de façon amplifiée les propos de Renaud, de façon à les lui faire
entendre, et il répond sans sourciller : « Je t'ai dit qu'il allait nous dire que
j'avais raison. » Je suis surpris, mais je comprends comment Renaud occupe
sa place, dans une position de toute-puissance : il est tout car Alexia n'est
rien. Et si elle ose revendiquer une autre place, Renaud fera tout pour
restaurer l'équilibre antérieur.
RENAUD : L'autre jour, elle a dit « oui, je vais m'en aller »... Où va-t-elle
aller ?
THÉRAPEUTE : Oui ! Une incapable pareille, où est-ce qu'elle peut partir ?
RENAUD : Ça n'est pas possible !
THÉRAPEUTE : Je sais bien, je comprends aussi. Et alors, vous venez me
voir pour quoi faire ? Parce que je commence à comprendre la situation, mais
je ne comprends pas, disons, le problème qui se pose à vous.

La résistance
En vérité, je commence à mesurer la difficulté dans laquelle se retrouve
chaque membre du couple. Alexia a accepté la place sculptée par Renaud
pendant un certain nombre d'années. Mais les enfants grandissent, Alexia
réfléchit… Elle souhaite maintenant modifier sa position par rapport à
Renaud, mais il fait de la résistance : c'est terrible pour l'un comme pour
l'autre.
RENAUD : Enfin, moi, je voulais votre avis, pour qu'elle l'entende.
THÉRAPEUTE : Mon avis ?
RENAUD : Oui, parce qu'elle m'a dit « on a des problèmes de couple, on
n'arrive pas à discuter, tu ne m'écoutes pas ».
THÉRAPEUTE : Ah bon ! J'ai l'impression que pourtant, vous êtes très
attentif.
RENAUD : Et c'est ce que je lui dis. Si on a besoin d'un truc, on y va.
THÉRAPEUTE : Oui, oui, je vous suis très bien.
RENAUD : C'est vrai, Alexia…
ALEXIA : Oui, c'est vrai. Je te dois beaucoup, tu m'as…
RENAUD : Tu ne me dois rien, ne dis pas ça.
ALEXIA : Mais si, je pense que tu as réussi à m'apporter des choses que je
n'avais pas. Enfin, quand on s'est rencontré, je n'étais vraiment pas bien, et ça
m'a permis de voir que des personnes pouvaient s'intéresser à moi. Donc, si,
ça c'est important. Mais, maintenant, je me rends compte que j'ai besoin
d'autre chose.
RENAUD : C'est quoi, autre chose ? Ça veut dire quoi, autre chose ?
THÉRAPEUTE : Ça veut dire quoi autre chose ? Parce qu'il a l'air d'amener
énormément au couple.
RENAUD : Elle veut peut-être quelqu'un d'autre.
ALEXIA : Non, non, ce n'est pas…
THÉRAPEUTE : Ah ! C'est une possibilité.
RENAUD : C'est pour ça qu'elle veut sortir peut-être. Un peu travailler...
Attends, tu n'es pas heureuse avec moi ?
ALEXIA : Bien sûr que si, ce n'est pas la question.
RENAUD : Et alors ?
THÉRAPEUTE : Eh oui, Monsieur, j'enregistre.
ALEXIA : Je voudrais juste avoir un peu d'autonomie.
RENAUD : Mais tu en as de l'autonomie.
THÉRAPEUTE : Vous auriez dû choisir un autre homme pour ça, je pense.
RENAUD : Un autre quoi ? ? ? Un autre mot, vous avez dit ?
THÉRAPEUTE : J'ai dit une bêtise, excusez-moi. Vous revendiquez un peu
plus d'autonomie.
ALEXIA : Oui.
RENAUD : Tu en as de l'autonomie, tu fais ce que tu veux.
ALEXIA : Mais non. Je ne peux pas travailler.
THÉRAPEUTE : Mais il dit qu'il en gagne suffisamment pour deux, il ne voit
pas pourquoi vous iriez travailler.
RENAUD : Il y a un principe de besoin. Soit on a besoin, soit on n'a pas
besoin. C'est la crise, mais on n'a pas besoin.
ALEXIA : Oui, mais ce n'est pas uniquement une question de besoin
financier. On peut avoir un besoin de reconnaissance sociale aussi, de
travailler avec des gens, de rencontrer des gens, de…
RENAUD : Ben...
ALEXIA : Je me sens enfermée, moi.
RENAUD : Tu vois des gens ! Tu vois ta famille, tout ça, je suis venu
m'installer à Lille pour toi ! Pour que tu sois près de ta famille, pour que tu ne
sois pas dépaysée, pour que ça se passe bien, voilà ! Pour qu'on ait le beau
temps.
THÉRAPEUTE : Oui, oui, oui, oui, et vous avez les enfants. C'est aussi
important dans la vie, les enfants. Ça ne vous suffit pas ?
ALEXIA : C'est-à-dire que, même par rapport à mes enfants, j'ai beaucoup de
mal à trouver ma place. Maintenant, c'est vrai que je ne suis peut être pas
assez compétente, mais…. J'aimerais aussi pouvoir faire plus avec mes
enfants.
RENAUD : Bon, réfléchis. Tu fais plein de choses avec tes enfants, on fait
plein de choses le dimanche, non ?
ALEXIA : Si, si, on fait des activités avec les enfants ensemble, mais les
enfants ne me respectent pas...
RENAUD : Mais moi, je suis là. Je suis là... C'est moi l'autorité. Je t'aide.
Moi, s'ils ne respectent pas leur mère, attention !
THÉRAPEUTE : Oui, oui, mais je vous suis très bien.
Revendiquer une autre place remet en cause
la place de l'autre
Mes interventions, dans les moments où l'échange de paroles est instauré de
part et d'autre, ont pour but de donner tout doucement une place à Alexia, et
Renaud le vit très mal ; il fait tout ce qu'il peut pour lutter contre toute
possibilité de changement. Il tente de la ramener sur le droit chemin et de me
neutraliser, ce qu'il parvient très bien à faire, car je commente de manière très
évasive, ne sachant pas encore comment m'y prendre pour pouvoir arriver à
travailler leur relation mutuelle sans m'en faire un ennemi. En effet, l'un vient
me voir pour que les choses changent, et l'autre pour qu'elles ne changent
pas…
La solution qu'Alexia a apportée à Renaud par son incompétence ressort
d'une configuration extrêmement fréquente : le petit oiseau blessé et
l'infirmier. Le problème survient quand on devient victime de son propre
succès, quand le petit oiseau commence à battre des ailes, et donc bien vite à
vouloir s'envoler. Toute situation conjugale qui devient soudain
insatisfaisante pour l'un des membres du couple a pourtant bien été co-créée.
Certains couples sont basés sur l'équité, mais ce n'est pas le cas ici, où c'est
l'inégalité qui est fondatrice. L'accent n'est pas à mettre sur l'identité sexuelle
mais sur la structure de la relation : il travaille, il a le pouvoir, mais elle se
trouve désormais dans un moment où elle souhaite modifier les règles de
fonctionnement de leur conjugalité. Elle se plaint d'être enfermée ; mais ce
dont elle se plaint aujourd'hui, n'est-ce pas justement ce qui lui convenait par
le passé ?
Le thérapeute, lorsqu'il est face à deux personnes qui se disputent, doit parler
une langue qu'ils reconnaissent l'un et l'autre, sans offusquer l'un ou l'autre.
C'est même le cœur de son travail : l'art thérapeutique, et plus largement tout
exercice relationnel, vise en effet à rester dans une conversation avec autrui.
Ici, je suis comme dans un rodéo : alors que chacun fait tout ce qu'il peut pour
que j'adhère à sa cause, la difficulté est de comprendre chacun, d'accueillir
mentalement leurs mondes respectifs, sans s'y limiter tout en essayant d'être
compris par l'autre.
ALEXIA : J'aimerais y arriver seule aussi, à me faire respecter, à me faire
obéir par mes enfants.
RENAUD : Peut-être qu'il faudrait que tu te fasses aider, alors ! Avec ta
famille, ta mère, l'éducation qu'elle vous a donnée à toi et tes sœurs, ce que
vous avez vécu...Enfin, ça a été dur tout ça pour toi. Quand on a eu la
première, ce n'était pas facile pour toi. Tu as eu le blues, tu n'étais pas bien,
un coup tu ne voulais plus voir ta mère...
THÉRAPEUTE : Je propose de ne pas aller plus loin pour aujourd'hui. Vous
m'avez rencontré une fois, je vais vous dire ce que je pense, ce que je ne fais
habituellement pas, enfin, je vais vous dire ce qui me passe par la tête, au
fond, si on me disait « qu'est-ce que tu penses, Éric, de ce que tu vois ». Je
peux vous donner ma version, Monsieur ?
RENAUD : Oui, on est là pour ça.
THÉRAPEUTE : Oui, on est là pour ça, effectivement. Ma version des faits,
c'est au fond ce que je suis en train de comprendre, c'est que vous vous êtes
rencontrés à un moment donné de votre vie. Madame était quelqu'un qui
n'était pas forcément très bien, et au fond je vous vois, Monsieur, comme
ayant grosso modo un rôle thérapeutique avec elle. Pendant dix ans, vous
vous êtes mis à ses côtés, et vous l'avez aidée à grandir. C'est ce que je
comprends. C'est comme si je vous voyais comme quelqu'un qui est un peu
jardinier, vous avez un genre de plante verte et vous l'avez nourrie, vous
l'avez arrosée, et elle se développe, elle grandit et elle embellit. C'est comme
ça que je vois un peu votre histoire. Et, maintenant, le problème, c'est que
vous êtes quasi victime de votre succès. C'est ce que je comprends. Elle est
tellement bien, tellement développée, tellement sécurisée, qu'elle veut
travailler, elle veut de l'autonomie, elle veut ceci, elle veut cela... Et vous, je
vois que vous faites ce que vous pouvez pour faire en sorte qu'elle ne
grandisse pas plus que ce qu'elle grandit. C'est comme cela que je le
comprends. Et je suis touché par ça. Parce que je vous vois comme quelqu'un
qui a fait beaucoup pour elle, et tout à l'heure, elle a dit quelque chose qui me
semble important, elle vous a dit « je te dois beaucoup ». Je pense qu'elle
vous doit beaucoup. Ça, c'est sûr. Je pense que vous lui devez énormément
aussi, parce que le sentiment que j'ai, c'est que c'est comme si vous étiez
programmé pour aider. Alors, tant que vous aidez, il n'y a aucun problème,
mais le jour où vous ne pouvez plus aider, vous avez un problème. Ça m'a
beaucoup touché cette idée. Il y a une autre idée qui m'a traversé l'esprit
aussi, qui était très intéressante pour moi, c'est comme si je me disais « tiens,
ce Renaud, il a tellement peu d'amour-propre, peu d'estime pour lui-même,
qu'il pense que sa femme ne peut rester uniquement que si elle est
handicapée. Car si elle était valide, elle ne resterait pas avec lui ». Ce sont
comme ça des idées qui vous paraissent saugrenues, mais ça m'a traversé
l'esprit. Alors, en ce qui me concerne, je vais m'arrêter là pour aujourd'hui. Et
je préfère ne pas prendre de rendez-vous. Ce que je propose, c'est que vous
discutiez, que vous réfléchissiez, et puis que vous me rappeliez pour que nous
voyions ensemble s'il est pertinent d'avoir un second rendez-vous. Qu'est-ce
que vous en pensez ?
RENAUD : C'est moi qui ai un problème. C'est moi.
THÉRAPEUTE : C'est ce que vous pensez que je pense, ou c'est ce que vous
pensez vous-même ?
RENAUD : Non, c'est ce que vous avez dit.
THÉRAPEUTE : L'important, ce n'est pas ce que je dis. L'important, c'est ce
que vous pensez de ce que je dis.
RENAUD : Alexia, tu penses que j'ai un problème, moi ?
THÉRAPEUTE : Ne répondez pas, Madame. Il pourrait vous le faire payer...
très cher... Vous m'avez dit qu'elle ne faisait que des bêtises, vous m'avez
expliqué que pour aller faire les courses, elle se trompait de rayon, qu'elle ne
prenait pas les bons produits… Je pense que son avis n'est pas fiable. Donc je
préfère que vous vous taisiez, plutôt que de dire une bêtise.
RENAUD : Alors, je dois suivre le vôtre, d'avis.
THÉRAPEUTE : Non ! Vous devez suivre le vôtre ! Vous m'avez expliqué
que votre femme n'était pas fiable, je ne veux pas parler avec quelqu'un qui
n'est pas fiable. Vous m'avez expliqué que c'était une incapable totale, je ne
parle pas à des incapables.
RENAUD : Je vais aller en parler avec les collègues, alors ! Puisque vous me
dites que je ne peux pas en parler avec ma femme, je vais aller en parler avec
mes collègues.
THÉRAPEUTE : Non, excusez-moi, Monsieur. Vous me dites que votre
femme n'est pas fiable, et vous voulez parler avec elle. Je me dis : elle est
fiable, ou elle n'est pas fiable ? Il me raconte des carabistouilles ou il me dit
la vérité ? Vous êtes un homme complètement paradoxal. Ça ne tient pas la
route ce que vous me racontez.
RENAUD : Oh ! Moi, je lui demande son avis, parce que c'est important.
THÉRAPEUTE : Vous vous en foutez de son avis, elle va faire les courses, et
vous me dites que vous l'accompagnez partout, parce qu'elle ne fait que des
bêtises. Si vous lui faisiez confiance, vous n'auriez pas besoin de
l'accompagner partout. Donc, son avis est important, ou son avis n'est pas
important ?
RENAUD : Il est important ! Mais elle a des problèmes. Il n'y a pas que moi
qui aie des problèmes.
THÉRAPEUTE : Je ne dis pas que vous avez des problèmes, en plus, je ne
me permettrais pas de dire ça. Je vous fais part de mes rêveries, de ma
version des faits. Je vous parle de ce qui traverse mon esprit.
RENAUD : Tout ça pour ça...
THÉRAPEUTE : Vous voyez, on est déçu dans la vie souvent, veuillez
m'excuser.
RENAUD : Non, non, il n'y a rien contre vous.
THÉRAPEUTE : Je regrette de ne pas faire ce que vous me demandez,
comme vous me le demandez. Je suis désolé.
ALEXIA : Je trouve que c'est intéressant ce qu'il dit ce Monsieur.
RENAUD : On dirait sa mère...
THÉRAPEUTE : Ce que je propose, si vous l'acceptez, c'est qu'on s'arrête là.
Et puis au fond, vous pouvez lui demander son avis, vous pouvez lui donner
le vôtre, je n'ai pas besoin d'être présent à ça, hein ? Donc je propose que
vous discutiez, je me mets dans la pièce à côté et vous me rappelez pour me
donner votre décision. Pendant ce temps là vous serez enregistrés. Vous
voulez bien ?
RENAUD : D'accord.

Un problème de différenciation
J'ai voulu rester allié aux deux mais, implicitement, j'ai soutenu Alexia et lui
ai montré, d'une part, comment je pouvais être en désaccord avec Renaud tout
en restant allié avec lui, et d'autre part, comment le discours qu'il avait à son
propos ne tenait pas la route. Si je dis à ma compagne qu'elle ne profère que
des inepties et que je lui demande son avis, elle serait en droit de me dire :
« Attends, tu dis partout que je ne raconte que des bêtises, tu ne voudrais pas
que je te donne mon avis, non ? » Faisant cela, elle défendrait sa place au sein
de notre relation, l'intégrité de sa place. De la même manière, certains disent :
« Tu sais, ce que je t'ai dit tout à l'heure, je ne le pensais pas… » Pourquoi le
dire alors ? Cela repose le problème de la différenciation. L'indifférenciation,
c'est l'incapacité de pouvoir dire oui ou non, de dire « je ». C'est le cas
d'Alexia, qui s'est sculptée sur le modèle de l'autre. Mais maintenant qu'elle
veut se différencier, les problèmes émergent : il faut trouver une nouvelle
forme de coexistence, où les deux membres du couple vont se sentir
respectés.

Le couple se retrouve seul, face à eux-mêmes,


comme à la maison
RENAUD : Alors, tu es d'accord avec lui ?
ALEXIA : Ce qui m'a interpellée, c'est qu'il m'a souvent traitée d'incapable,
et effectivement, c'est un petit peu l'impression que j'ai…
RENAUD : Ce n'est pas moi qui t'ai traitée ! Ne me mets pas dans un endroit
où je ne suis pas. Moi, j'ai toujours été là pour toi, pour les enfants. Toi, là, je
ne sais pas ce que tu veux. Tu veux changer là ? Tu n'es pas bien ? On n'est
pas bien, là ? On a un bel appartement, les enfants, ils vont bien, tu n'es pas
mieux que dans ta famille, là ?
ALEXIA : Si, si, je suis mieux que dans ma famille. Mais…
RENAUD : Et alors ?
ALEXIA : Mais, plus j'avance, plus j'ai l'impression d'y retourner et de créer
la même.
RENAUD : Comment ça, de recréer la même ? Toi, tu es ta mère, moi, je suis
ton père ?
ALEXIA : Ben, c'est un peu ça, oui. Mon père, il était….
RENAUD : C'est un brave gars, ton père.
ALEXIA : Oui, c'est un brave gars. Mais qui n'est pas très encourageant pour
ma mère, et il ne l'a pas été pour nous, et j'ai l'impression de vivre ça, un peu,
aujourd'hui.
RENAUD : Tu veux que je t'encourage à faire des choses ?
ALEXIA : Oui ! Donc, est-ce qu'on peut rappeler monsieur Trappeniers, pour
poursuivre par rapport à ça ?
RENAUD : Tu veux encore aller en parler… Ça va, si tu veux, je finance. Il
n'y a pas de problème, si ça te fait plaisir, si tu penses qu'il va nous aider, eh
bien, allons-y.
ALEXIA : Ben oui. Moi, j'aimerais qu'il essaye de... qu'on essaye avec lui d'y
voir plus clair, par rapport à cette place que j'ai l'impression de reproduire,
aujourd'hui, et…
RENAUD : Tu vois, ce n'est pas moi qui reproduis, c'est toi. Oui, oui, on va
en discuter avec lui. Mais, tiens, on va changer les choses, c'est toi qui
l'appelles. Voilà, explique-lui ce que tu veux changer, toi !
ALEXIA : D'accord.
RENAUD : Moi, je ne veux rien changer, tout va bien. À part toi, quand tu
veux tout changer, comme ça, d'un coup là.
ALEXIA : Mais ce n'est pas d'un coup ! Ça fait déjà plusieurs années, que j'y
réfléchis, que j'évolue, et que j'ai l'impression d'être coincée, quoi. De ne pas
pouvoir agir par moi-même, et de réfléchir par moi-même, par moment
même.
RENAUD : Ben, va consulter quelqu'un toute seule. Tu vas réfléchir par toi-
même. Moi, je veux bien t'accompagner, mais je ne vois pas ce que moi je
fais qui t'empêche de... Tu me dis de t'encourager, alors je vais t'encourager !
Appelle monsieur Trappeniers.
ALEXIA : Ok, je l'appelle.
Le couple ayant accepté d'être enregistré seul, je m'abstiendrai de tout
commentaire. À vous de laisser venir vos propres remarques.

Deuxième entretien : les règles de


fonctionnement du couple se modifient
THÉRAPEUTE : Bonjour, Monsieur, Madame.
RENAUD : Bonjour, Monsieur, vous allez bien ?
THÉRAPEUTE : Euh… c'est une vraie question que vous me posez ?
RENAUD : Ouais…
THÉRAPEUTE : Je suis un peu fatigué ces temps-ci. Il me tarde de m'arrêter.
RENAUD : Vous insinuez que les gens du Sud, ils demandent ça comme ça,
juste pour le fun ?
THÉRAPEUTE : Non, ce n'est pas une question de régionalisation. C'est
tellement rare que l'on s'intéresse à moi ! Ça me fait tellement plaisir ! Je suis
assez fatigué ces temps-ci. Il me tarde les vacances de Noël. Je pars en
famille, je vais me reposer un peu.
RENAUD : Et nous aussi, on part en famille et on va se reposer un peu, parce
qu'on en a besoin !
THÉRAPEUTE : Moi aussi.
RENAUD : Pas facile cette année, hein ?
THÉRAPEUTE : Pour moi aussi, ça a été une année assez difficile, je dois le
dire… Voilà. Vous avez d'autres questions à me poser ?
RENAUD : Non, non.
THÉRAPEUTE : Quand vous dites, non, non, comme cela, qu'est-ce que je
dois comprendre ?
RENAUD : Non, vous concernant, je vous demandais si ça allait, comme ça,
voilà, après on a discuté un peu, et...
THÉRAPEUTE : Moi, si vous me le demandez, je vous réponds.
RENAUD : Non, mais bon.
THÉRAPEUTE : Vous imaginez qu'il y a très peu de gens qui s'intéressent
authentiquement à moi. Alors quand j'entends « comment allez-vous ?», ça
me fait plaisir.
RENAUD : Je comprends. Eh bien, Alexia, vas-y, explique…

La requalification
Lors de la dernière séance, une question est apparue sur ce que parler veut
dire. Renaud a dit que sa femme ne fait que des bêtises, que l'on ne peut pas
compter sur elle… Constatant cette entreprise de « disqualification » menée
par Renaud, je décide de débuter cette séance en mettant en question ses dires
lorsqu'il me demande comment je vais : « Est-ce que c'est une vraie
question ? ». Ainsi, je qualifie ses propos et je montre implicitement à Alexia
comment il est possible de ne pas se mettre en position d'auto-
disqualification.
THÉRAPEUTE : On continue à parler de moi, ou… ? Je ne sais plus
comment me positionner.
RENAUD : Non, on vient là pour nous.
THÉRAPEUTE : Comment ?
RENAUD : On est là, pour nous.
THÉRAPEUTE : C'est comme vous voulez. Ça ne change pas vraiment le
prix de la séance, si je puis m'exprimer ainsi.
RENAUD : Mais comme c'est moi qui paye, effectivement…
THÉRAPEUTE : C'est la raison pour laquelle aussi ça m'intéresse de parler
de moi, dans un contexte comme celui-là.
RENAUD : Je comprends.
ALEXIA : Ben, en fait, on a pu en discuter un petit peu, tous les deux, quand
on est partis la dernière fois.
THÉRAPEUTE : Oui.
ALEXIA : Et moi, j'ai été interpellée par le fait que vous me traitiez
d'incapable, à plusieurs reprises.
THÉRAPEUTE : Je m'excuse, Madame, vous allez me parler avec votre
cœur, pas avec votre tête. Vous pensez que je pense que vous êtes une
incapable ?
RENAUD : Ben, vous l'avez dit plusieurs fois.
THÉRAPEUTE : Excusez-moi, Monsieur. Est-ce que c'est nécessaire que je
m'adresse à elle ? Autant passer directement par vous.
RENAUD : Elle veut que je l'encourage. Vas-y continue, Alexia...
THÉRAPEUTE : Vous m'avez foutu le moral à zéro ! Je ne sais plus
comment je dois m'y prendre ! Est-ce que vous m'autorisez à parler à votre
dame ou pas ? Moi, ça m'est égal, si vous ne voulez pas que je parle avec elle,
je parle avec vous.
RENAUD : Non, non.

Rendre explicite l'implicite


Je souligne qu'Alexia s'apprête à transgresser la règle qui veut que tout passe
par Renaud. Et avant qu'elle commence à répondre, je respecte cette règle
implicite en lui demandant si, effectivement, tout doit passer par lui ou bien si
je peux me libérer de lui. Je rends ainsi explicite une règle implicite, mais une
fois relevée, celle-ci est irréversiblement modifiée…
THÉRAPEUTE : Si vous pensez qu'elle n'est pas capable de répondre…
RENAUD : Non, je vous autorise… Je l'autorise à vous parler
THÉRAPEUTE : Donc, d'accord, je reviens à ma question : est-ce que vous
pensez avec votre cœur que je pense que vous êtes une incapable ? Est-ce que
vous avez eu ce sentiment en vous, qui est que je pense que vous êtes une
incapable ?
ALEXIA : Je n'ai pas ressenti cela avec vous, mais je l'ai déjà ressenti, oui.
THÉRAPEUTE : Non, non. Avec moi.
ALEXIA : Non.
THÉRAPEUTE : Votre mari pense que vous êtes une incapable, moi pas.
RENAUD : Eh bien, allons-y ! Je vous écoute, continuez…
THÉRAPEUTE : Je peux parler avec vous, ça ne me dérange pas.
RENAUD : Tu me demandes de t'encourager, et au final, on me dit que je te
traite d'incapable.
THÉRAPEUTE : Non, vous ne la traitez pas d'incapable. Vous la renforcez
dans sa logique, où elle se vit comme une personne incapable. Je ne vais pas
jusqu'à penser que vous avez créé une incapacité chez elle.
RENAUD : C'est dur ce que vous dites.
THÉRAPEUTE : C'est idiot.
RENAUD : Non, c'est dur.
THÉRAPEUTE : Mais vous m'avez rappelé pour faire un travail avec moi ?
RENAUD : Avec tout ce que j'ai fait pour elle… euh... si elle est incapable, je
suis un incapable alors.
THÉRAPEUTE : Je pense… que vous êtes un incapable, oui.
RENAUD : Hé ben…
ALEXIA : Mais c'est justement pour moi ce qui est difficile à vivre
aujourd'hui. C'est qu'il a fait vraiment beaucoup pour moi. Et effectivement,
avec la séance de la dernière fois, j'ai réfléchi de plus en plus, et c'est un peu
comme si on reproduisait…
THÉRAPEUTE : Excusez-moi, avant de reproduire ou quoi que ce soit, pour
l'instant, c'est la deuxième première fois que je vous rencontre en couple, et la
première étape est de savoir ce que vous attendez de moi. Vous comprenez ce
que je veux dire ? Pour l'instant, je n'ai toujours pas compris. J'ai compris
comment vous avez trouvez des solutions pour vous maintenir ensemble. Ça,
j'ai très bien compris. J'ai compris, comment vous faisiez celle qui se mettait
dans la position de celle qui ne sait pas, et comment vous l'avez mis dans la
position de celui qui sait. J'ai compris que plus il sait, moins vous savez,
moins vous savez, plus il sait. Et que ça a marché pendant des années, cela a
été une solution pour vous, et ça a été une solution pour lui, ça, je le
comprends très bien. Et vous dites vous-même qu'actuellement, vous êtes
dans une logique de rébellion contre ce fonctionnement ; et je comprends très
bien votre conjoint : il est complètement paumé, parce qu'il sait être celui qui
aide, quelqu'un qui sait, mais dès qu'il n'a plus la position de celui qui aide, il
est complètement perdu. Ça, c'est ce que je comprends. Mais ça, ce n'est pas
un problème, c'est une solution. C'est comment vous avez trouvé, l'un et
l'autre, une façon de vous mettre ensemble, qui vous permettait chacun d'y
trouver votre compte. Et vous m'avez expliqué, ceci ne marche plus, et c'est
pour cela que vous venez me rencontrer. Vous me suivez, Monsieur ?

La fragilité change de camp


Pourquoi dire : « c'est la deuxième première fois » ? En fait la première
rencontre avec le couple, ou la famille, est pour moi, explicitement, une
situation d'évaluation et, implicitement, un travail sur les ressources de
chacun où je vais tenter de redéfinir le problème autrement qu'il m'est
proposé. Par ailleurs, le temps de la séance est limité et je ne peux pas
toujours effectuer ce travail en une séance. Aussi, dans certaines situations
comme celle-là où les règles de fonctionnement me semblent assez rigides, je
vais proposer une situation paradoxale, qui est juste, ce sera la deuxième
première fois, et qui me permet de prendre plus de temps pour investiguer
sans augmenter les défenses et parfois l'impatience des personnes venues
consulter. Dans le même temps, ce que je dis peut vous sembler
complètement incongru car en fait c'est bien la seconde fois qu'ils sont là.
J'explique une partie de ce que je comprends, mais en même temps, et c'est
essentiel, je dis que je n'ai toujours pas compris ce qu'ils me demandent, et je
prends le contrôle de la séance. Tout en formulant ce que je comprends du
fonctionnement, je révèle aussi le fonctionnement implicite. J'ai utilisé la
force de chacun pour les déséquilibrer dans leur propre équilibre. Les deux
sont davantage dans une relation d'égalité (et non d'équité) qu'on ne le
croirait : certes, il y a celle qui ne sait pas et celui qui sait, mais le jour où elle
veut se mettre à savoir, celui qui est supposé savoir ne sait plus. Lui cherche
désespérément à s'accrocher à la situation antérieure, tandis qu'elle veut s'en
arracher car elle est devenue insupportable pour elle.
À ce stade, le recadrage que je leur propose est à mille lieues de ce qu'ils
avaient imaginé. Renaud notamment tombe des nues. Il s'accroche
désespérément à une place d'où il voit que très gentiment, je le décroche. Là,
il faut un travail très rigoureux et un engagement avec les gens, il faut les
accompagner, être avec eux, et non les juger.
RENAUD : Si je vous suis, on n'a plus rien à faire ensemble.
THÉRAPEUTE : Vous me faites dire des choses que je ne pense pas. Je ne
pense pas que vous êtes, ni capable, ni incapable ; je ne pense pas que vous
ayez, ou pas, des choses à faire ensemble. Je ne sais pas. Je vous rencontre, et
je vous dis ce que je pense, et ce que je vois, dans la situation que vous
proposez. Je ne sais pas ce que vous voulez faire de ça. Il y a des gens qui
vivent des situations de crise, il y a des personnes qui dépassent la crise, il y a
des personnes qui renégocient un contrat, il y a des personnes qui se séparent,
il y a toutes les possibilités. Je ne sais pas ce que vous avez en tête, quand
vous me dites ça. Vous avez de nombreuses options.
RENAUD : Elle n'a plus besoin de moi alors ?
THÉRAPEUTE : Non, vous me dites que vous ne pouvez vivre avec
quelqu'un que si vous vous sentez utile, et dès que vous ne vous sentez plus
utile, vous êtes perdu !
RENAUD : Elle me demande de l'encourager... et je l'encourage.
THÉRAPEUTE : En quoi ?
RENAUD : Eh bien, je lui ai demandé de vous appeler.
THÉRAPEUTE : Je vous félicite. Vous êtes courageux.
RENAUD : Et moi, je sers à quoi ?
THÉRAPEUTE : Vous servez à quoi ? Vous pensez que la vie d'un homme,
c'est uniquement de servir les autres ?
RENAUD : Je ne sais pas. C'est ce qu'on m'a appris.
THÉRAPEUTE : Ah bon ! Où est-ce que vous avez appris cela ?
RENAUD : Mes parents.
THÉRAPEUTE : Ah bon ! Et qu'est-ce qu'ils vous ont appris, vos parents ?
RENAUD : Ben, à prendre soin des autres, qu'il faut être un pilier, un pilier
de la famille. Faut aider sa femme, aider ses enfants…
THÉRAPEUTE : Donc, je comprends. Vous avez grandi dans un univers où
vous devez servir l'autre. Vous vous occupez beaucoup mieux des autres que
de vous-même, je suppose ?
RENAUD : Non, ça va. Je m'occupe bien de moi. Je fais du sport… Tout va
bien.
THÉRAPEUTE : C'est ça… Tant mieux. Alexia, comment vous faites avec
lui ? C'est un dur à cuire.
ALEXIA : Ben, je ne m'en suis pas rendu compte pendant un certain nombre
d'années.
THÉRAPEUTE : C'est vrai ?
ALEXIA : Ben, oui. Il me soutenait beaucoup, et je lui en étais
reconnaissante.
RENAUD : Et donc, maintenant ? Tu veux qu'on vienne voir monsieur
Trappeniers pour me dire que tu as rencontré quelqu'un d'autre, ou que tu
veux qu'on arrête…
ALEXIA : Pas du tout.
THÉRAPEUTE : Vous êtes obsédé ou quoi, Monsieur ? Quand vous dites
« tu as rencontré quelqu'un d'autre », vous imaginez que la seule possibilité
qu'elle a pour être autonome, c'est de rencontrer quelqu'un d'autre ?
RENAUD : Non, non, je disais ça comme ça. Mais j'ai l'impression…
THÉRAPEUTE : Ne me dites jamais plus des choses comme ça, ça me vexe.
Vous me dites quelque chose, je vous redis ce que vous me dites, et vous me
dites : « je le dis comme ça ». C'est-à-dire que dès que je veux parler
sérieusement avec vous, j'ai l'impression que vous vous fichez de moi, ou que
vous me prenez pour un imbécile. J'ai l'impression de me stupidifier, avec
vous. Vous me dites quelque chose, je vous crois, et vous me dites : « ouais,
mais je le dis comme ça ».

Le monde est vu tel qu'on le construit


On en revient à la question de la place, de ce que parler veut dire… Certaines
personnes disent une chose et quand vous répétez, elles vous répondent que
non, elles n'ont pas dit ça… Comment fait-on ? C'est très fréquent dans les
couples, et cela rend fou : « Je t'avais demandé d'aller chercher le pain ! »
« Non, tu ne me l'as pas dit ! »...
Par delà les croyances du type : « Ah, c'est bien un homme/une femme qui dit
ça ! », on comprend que le monde est vu non tel qu'il est mais tel qu'on le
construit… Et cette construction, pour être modifiée, doit faire appel à des
qualités telle que la souplesse, l'ouverture. On dit avec raison que les voyages
forment la jeunesse : on découvre que ce qui est vrai à un endroit ne l'est pas
ailleurs, cela met l'accent sur la multiplicité, l'élargissement des possibles.
Mais certaines personnes le refusent, le monde a pour eux un périmètre.
RENAUD : Non, ce n'est pas ça. Tu veux quoi, que ce soit terminé, là, dix
ans de vie, deux enfants…
ALEXIA : Non, pas du tout. Je veux qu'on puisse...
THÉRAPEUTE : Elle vous l'a dit ? Comment vous le savez que ça se
termine ? Je ne comprends pas où vous allez chercher cette idée.
RENAUD : Je ne sais pas, moi. Je ne sais pas ce qu'elle veut. Elle me dit, je
veux que tu m'encourages, mais je vais l'encourager.
THÉRAPEUTE : Mais l'encourager à quoi ?
RENAUD : Je ne sais pas, moi. À faire des choses.
THÉRAPEUTE : À quoi faire, par exemple ?
RENAUD : Elle veut travailler ! À travailler !
THÉRAPEUTE : Elle veut travailler, vous allez l'encourager à travailler ?
Vous ne vous rendez pas compte ! Une femme qui coupe des cheveux ! Le
premier mec à qui elle coupe les cheveux, elle part avec, ça, c'est sûr ! Une
gonzesse influençable comme ça, c'est certain.
RENAUD : Non !
THÉRAPEUTE : Non ? Pourtant, c'est ce que vous avez l'air de dire. Vous
avez l'air de dire que vous n'avez aucune confiance en elle.
RENAUD : Mais si. J'ai confiance en elle.
THÉRAPEUTE : On ne dirait pas.
RENAUD : Si, j'ai confiance en toi. Je ne te le montre pas que j'ai confiance ?
ALEXIA : Je ne sais pas.
RENAUD : Dix ans et je ne sais pas… Non, je vais l'encourager à travailler.
Tu veux recommencer quand ? Quand ?
ALEXIA : Ben, ça fait des années que je veux reprendre le travail. Le plus
vite possible.
RENAUD : Allons-y, dès demain. Moi, si tu veux, je connais des gens, un
copain qui peut éventuellement te prendre dans son salon. Si tu veux, je
l'appelle en sortant... Et voilà, je l'encourage.
THÉRAPEUTE : Si vous voulez que je vous aide, Monsieur, et si vous
voulez que je vous aide, Madame, il va falloir m'aider un peu à vous aider.
Là, vous me démotivez complètement. Vous me démotivez complètement,
Monsieur.
RENAUD : Pourquoi je vous démotive ?
THÉRAPEUTE : Parce que vous faites semblant d'être là, mais je sens bien
que le cœur n'y est pas.
RENAUD : Si, je suis là.
THÉRAPEUTE : Oui.
RENAUD : Vous voulez que je vous dise quoi ? Que j'ai peur qu'elle se
plante ? Et après, que je ramasse les pots cassés ? Eh ouais, j'ai peur.
THÉRAPEUTE : Vous avez peur qu'elle se plante, ça veut dire quoi ?
RENAUD : Je ne sais pas. Que d'un coup, avec le travail, les enfants, machin,
dépression ! Vous ne connaissez pas ça, vous.
ALEXIA : Oui mais là, je suis déjà en dépression, et je ne fais rien, alors...
Peut-être qu'en faisant autrement, des choses, j'irais mieux.
RENAUD : Tu me fais peur.
THÉRAPEUTE : Je comprends. Mais la peur n'évite pas le danger. Au
contraire, d'ailleurs, fréquemment, elle le suscite.
RENAUD : Allons-y…
THÉRAPEUTE : Allons-y où ?
RENAUD : Vers le changement.
THÉRAPEUTE : Qui vous parle de changement ?
RENAUD : Ma femme. Moi, ça me fait peur. J'ai peur pour elle, j'ai peur
qu'après...
THÉRAPEUTE : Vous avez peur qu'elle s'en aille, vous avez peur qu'elle se
plante, vous avez peur de ne plus contrôler la situation.
RENAUD : Je ne suis pas un contrôleur des impôts, je travaille dans
l'Administration mais…
THÉRAPEUTE : Vous avez été programmé pour aider par votre famille
d'origine. Donc vous seriez déloyal envers votre famille d'origine si jamais
vous n'étiez plus, je cite « le pilier ».
RENAUD : Oui, qu'est-ce qu'ils vont dire les autres ?
THÉRAPEUTE : Je comprends très bien, je vous suis très bien.
RENAUD : Alexia, tu me comprends, toi ?
THÉRAPEUTE : Comment ?
RENAUD : Je lui demandais si elle me comprenait.
THÉRAPEUTE : Qu'est-ce qu'elle répond ? Je n'ai pas entendu.
ALEXIA : Bien sûr que je comprends. Mais, moi aussi, j'aimerais pouvoir
prouver à ma famille que je ne suis pas une incapable, comme ils ont voulu
me le faire croire depuis des années.
RENAUD : Je leur ai montré, moi, que tu n'étais pas une incapable.
THÉRAPEUTE : Que ?
RENAUD : Qu'elle n'était pas une incapable.
THÉRAPEUTE : Non. Vous avez montré qu'elle n'était pas une incapable,
mais en voulant montrer qu'elle n'était pas une incapable, vous avez montré
qu'elle était une incapable. Je comprends que mon langage vous est étranger.
Je vous explique. Si moi, je fais à votre place – vous comprenez ceci ?
RENAUD : Hmm.
THÉRAPEUTE : Je veux montrer que vous êtes capable, donc je fais à votre
place, mais en faisant à votre place, je vous empêche de faire. Mais je sais
très bien que vous ne le faites pas exprès, et je sais très bien qu'elle vous a
aidé à le faire. C'est ça aussi. Cette fameuse soirée de l'Albatros… Alexia,
vous dites : « nous nous sommes rencontrés dans un contexte où je n'étais pas
bien, et je l'ai vu comme quelqu'un à qui je pouvais me raccrocher, une bouée
de sauvetage ». Et vous faites avec la bouée depuis des années, et maintenant,
imaginez-vous ce que vous lui dites. Vous lui dites, voilà, je n'ai plus besoin
de la bouée. Lui-même, il s'est sculpté en étant une bouée, vous comprenez ?
Donc, quand vous voulez transformer la bouée en un compagnon, il ne
comprend pas. Et je le comprends très bien. Vous me suivez, Monsieur,
quand je parle ?
RENAUD : Oui, oui. Je suis qui, moi alors ?
THÉRAPEUTE : Pardon ?
RENAUD : Alexia, je suis qui alors moi, pour toi ?
THÉRAPEUTE : Ben, vous avez été une bouée pendant des années, et
maintenant, la bouée, elle n'en a plus besoin. Alors elle veut nager toute
seule. Voilà, où on en est…
RENAUD : Je peux rester le maître nageur ?
THÉRAPEUTE : Comment ?
RENAUD : J'aime bien votre image…

Un pas de côté
À travers ce dialogue, je suis en train de proposer à chaque membre du
couple une lecture de leur relation qui est suffisamment proche d'eux pour
qu'elle leur semble plausible et suffisamment loin pour qu'elle les surprenne.
Ce phénomène de surprise crée en général un déséquilibre, ce qui va
permettre un « pas de côté » ouvrant sur de nouvelles possibilités. Pendant
des années, depuis leur rencontre où lui nageait en surface et elle à 100
mètres sous l'eau, elle remontait par paliers successifs, et aujourd'hui qu'elle
arrive à la surface, s'étant accrochée à la bouée et ayant appris à nager, elle lui
dit : « Regarde, je nage seule, tu n'es pas content ? » Mais pour lui, c'est
nouveau ; il n'avait pas vu qu'elle remontait et c'est un problème.
THÉRAPEUTE : Justement, en lui proposant de trouver un travail de
coiffeuse chez un copain, vous restez le maître nageur, mais j'ai bien senti
que ça ne lui plaisait pas. Elle veut trouver un travail toute seule. Ah, je vous
fais une version sous-titrée en français. C'est cela, Madame ?
ALEXIA : Oui.
THÉRAPEUTE : Si vous vous sentez trahie à un moment donné, corrigez-
moi, mais comme je ressens les choses, je fais votre avocat auprès de votre
mari, c'est une tâche ingrate, vous savez, c'est très difficile.
RENAUD : Ce n'est pas l'avocat ! On n'est pas dans une procédure de
divorce, là.
THÉRAPEUTE : Non, je sais bien. Mais, avocat, c'est-à-dire, je fais son
représentant en quelque sorte.
RENAUD : Donc, tu veux trouver un travail toute seule ?
ALEXIA : Oui.
RENAUD : Allons-y.
THÉRAPEUTE : Mais vous pourriez l'empêcher ?
RENAUD : Pourquoi je l'empêcherais ?
THÉRAPEUTE : Pourquoi ?
RENAUD : C'est ce qu'elle veut, là maintenant, pourquoi je l'empêcherais ?
THÉRAPEUTE : C'est ce qu'elle veut, mais que vous ne voulez pas.
RENAUD : Je n'ai pas envie qu'elle s'en aille, non plus.
THÉRAPEUTE : Mais, vous savez, je vais vous dire… Quand les femmes
touchent à l'autonomie, il faut se méfier énormément. Je veux dire que le
problème, il est là. Elle va commencer par trouver un travail, et puis après, où
est-ce que ça va tout cela ?
RENAUD : Vous voyez ce que je vous disais.
THÉRAPEUTE : Ce que je veux dire, c'est que vous pourriez imaginer lui
tenir la laisse beaucoup plus serrée. Je sais vous aider à ça. Enfin, si ça vous
intéresse. Tout en lui faisant croire que vous lui donnez de la liberté.
RENAUD : Oui, mais là, il faudrait que l'on se voie tous les deux.

(Se) faire confiance, c'est vaincre ses propres


peurs
J'utilise un langage authentiquement paradoxal parce que j'ai bien compris
que Alexia est en route pour pouvoir s'émanciper ; que Renaud est en route
pour lutter contre l'émancipation ; que tout en faisant celui qui l'accepte, il ne
la souhaite pas ; que Alexia, tout en faisant celle qui est soumise, n'a plus
l'intention de se soumettre. Chacun souffre énormément : lui a peur de tout
perdre, tandis qu'elle ne peut pas imaginer continuer sa vie comme ça. Je vais
devoir rester allié aux deux et tenter de créer un processus de coévolution.
Pour cela, je vais parler un langage qui va amplifier leurs craintes respectives.
Lorsque je dis au Monsieur : « quand les femmes goûtent à la liberté, il y a
des risques », je me fais le porte-parole de ses craintes devant son épouse.
Ainsi elle pourra réaliser ce qu'il ressent, constater que cela peut être
douloureux.
Mon travail consiste essentiellement à les mettre en conversation, en essayant
de modifier le champ de l'expérience du vécu de chacun. C'est un choc, ils
vont devoir se mettre à l'épreuve dans leur relation mutuelle en ma présence.
Par la suite, cela leur permettra d'éprouver la qualité de leur relation, la nature
de leur lien, leur capacité à se recycler. Les situations de crise exacerbée nous
confrontent à ce que nous voulons vraiment et surtout à ce que nous ne
voulons plus. En les accompagnant, j'occupe une fonction de repère, je les
aide à survivre au temps de la crise.
THÉRAPEUTE : Non, non ! Ça, c'est une de mes spécialités. C'est ce que
j'appelle la thérapie individuelle conjointe. Je travaille uniquement avec vous,
comme si elle n'était pas là.
RENAUD : Non, mais bon. Vous voulez dire que moi j'ai un problème.
THÉRAPEUTE : Non ! Non !
ALEXIA : Et mon avis, là-dedans ?
THÉRAPEUTE : C'est-à-dire ? Parce qu'en plus vous avez un avis,
maintenant, sur les choses ?
ALEXIA : Je ne sais pas. Mais vous parlez à deux de comment vous allez
faire…
THÉRAPEUTE : Non, je ne parle pas « à deux » de comment je vais faire. Je
parle à vous deux, je parle à votre conjoint devant vous, sur ce que je pense
qu'il pense. Je pense qu'il y a un niveau où il vous encourage, et un autre
niveau sous-jacent, où il pourrait vous savonner la planche. Donc, si vous
suivez ce que je dis, je fais comme si je lui parlais, mais en réalité, je parle à
vous, pour que vous puissiez penser à vous méfier. Vous me suivez quand je
parle ?
ALEXIA : Oui.
THÉRAPEUTE : Je dois tout vous expliquer, Madame, c'est assez
incroyable. Je vais finir par m'en faire un ennemi, si vous me demandez des
explications, des explications, et des explications. Renaud, elle est toujours
comme ça ?
ALEXIA : Excusez-moi.
THÉRAPEUTE : Si vous pouviez ne plus poser de questions, ça
m'arrangerait.
RENAUD : Je vous l'avais dit. Dès, le début, je vous l'avais dit.
THÉRAPEUTE : Quoi ?
RENAUD : Qu'elle n'avait pas confiance en elle, que ci, que là… Alexia,
rentre-lui dedans un peu ! Un coup, c'est moi, après, c'est toi ! Au final,
qu'est-ce qu'on fait là ?
THÉRAPEUTE : Oui…. Être avec moi, c'est être courageux. Vous êtes
courageux. Et moi, j'admire mon courage aussi, d'ailleurs. Faut dire que
j'essaye d'être le plus authentique possible avec vous.

Troisième entretien : en marche vers


l'autonomie
THÉRAPEUTE : Hé bien nous revoilà.
RENAUD : Ben, cause ! C'est toi qui as voulu que l'on soit là.
THÉRAPEUTE : Pardon ?
RENAUD : Je lui disais de vous expliquer, le fait qu'elle ait voulu qu'on soit
là.
THÉRAPEUTE : Je ne sais pas. Je vous écoute, je ne sais pas par quoi vous
voulez commencer.
RENAUD : Vas-y commence, chérie.
ALEXIA : Non, en fait, je préférais que ce soit toi qui commences.
THÉRAPEUTE : Je vous félicite, Madame. Cela me fait plaisir.

Les encouragements
Si le lecteur a été attentif, il a remarqué qu'Alexia faisait ce qu'elle pouvait
pour revendiquer une place sans pour autant la prendre. Je comprends le
progrès d'Alexia et lui donne un encouragement.
RENAUD : Ben voilà, on a suivi vos conseils.
THÉRAPEUTE : Des conseils, moi, je vous ai donné des conseils ? Et qu'est-
ce que je vous ai donné comme conseils ?
RENAUD : De l'encourager à travailler… alors ça y est. Elle travaille.
THÉRAPEUTE : Je vous félicite, Monsieur.
RENAUD : Pourquoi moi ?
THÉRAPEUTE : Comment ?
RENAUD : Pourquoi moi ?
THÉRAPEUTE : Parce que ce sont vos encouragements, qui l'ont poussée à
travailler.
RENAUD : Ce sont mes encouragements qui t'ont poussée à travailler, ou tu
as envie ?
ALEXIA : Oui, j'ai envie de travailler, maintenant tes encouragements me
montrent aussi que je peux aller aussi, à l'encontre de ce que tu penses, sans
avoir le risque de te perdre après.
THÉRAPEUTE : Holà, excusez-moi, c'est très compliqué pour moi, ça.
Qu'est ce que vous voulez me dire ? Que vous suivez les encouragements, au
risque de le perdre après ?
ALEXIA : Non. C'est qu'avant la dernière séance, je ne me serais pas permise
de mettre en place ce que j'avais envie de faire, par rapport au travail, ou à
d'autre choses, parce que je craignais qu'il me laisse tomber, finalement. Si je
n'allais pas dans son sens.
THÉRAPEUTE : Ah, je comprends.
ALEXIA : Et je me rends compte aujourd'hui, parce qu'à la dernière séance, il
a dit qu'il avait peur de me perdre, et c'est la première fois qu'il me disait
quelque chose comme ça, et donc, ça m'a permis d'avoir moins de craintes
quant au fait que, si je me mettais à travailler, qu'il ne me quitterait pas
forcément, et qu'il était aussi capable de m'encourager, dans ce que je
souhaitais faire.
THÉRAPEUTE : Donc ? Les choses ne vont plutôt pas si mal ?
ALEXIA : Ça va mieux sur ce point là, oui.
THÉRAPEUTE : Ben, je vous félicite, Madame. Et alors, vous travaillez où ?
ALEXIA : Dans un salon de coiffure, dans une galerie marchande.
THÉRAPEUTE : Dans un salon de coiffure, dans une galerie marchande, à
mi-temps ? Temps plein ?
ALEXIA : À mi-temps.
THÉRAPEUTE : C'est mixte, c'est uniquement les femmes, c'est comment ?
ALEXIA : C'est mixte.
THÉRAPEUTE : Ce n'est pas trop lourd, Monsieur ?
RENAUD : On s'y fait. Moi, ça me fait plaisir, qu'elle travaille, et puis là, ce
qu'elle vient de dire. C'est vrai, on a beaucoup parlé, du fait que j'avais peur,
comme je vous avais dit l'autre jour. J'ai peur de la perdre, moi.
THÉRAPEUTE : Vous avez raison, c'est une très belle femme.
RENAUD : Merci. Parce que, si elle n'a plus besoin de moi, voilà… mais bon
là…

Les rôles changent, chacun prend sa place


Pour comprendre la question qui suit, il faut que vous puissiez vous
représenter concrètement la situation : il y a là Renaud, Alexia, le thérapeute,
et une chaise vide. Cette chaise vide peut prendre une importance symbolique
extrêmement importante parce qu'elle est susceptible de représenter un tiers,
absent de la séance mais extrêmement présent dans les conversations entre les
deux membres du couple. En l'occurrence, je vais considérer que 1 + 1 = 3, le
chiffre 3 représentant la relation de couple. Je vais donc utiliser
métaphoriquement la chaise vide pour symboliser cette relation (voir
l'ouvrage de Philippe Caillé : Un plus un font trois, 1991).
THÉRAPEUTE : Comment vous nourrissez votre couple ? Est-ce qu'il a bien
dormi ? Est-ce qu'il a bien mangé ? Est-ce qu'il a bien vécu ? Comment va
votre couple ? Est-ce qu'il dort bien ces temps-ci ?
RENAUD : Ça va. Vous savez, on ne fait pas que dormir.

Le test de capacité
Renaud montre qu'il veut garder le contrôle de l'organisation de la séance et
rejette ma question qui est de parler de leur relation. À travers cette question,
je teste aussi la capacité du couple à parler de son intimité relationnelle.
THÉRAPEUTE : Ah, vous pensez, que c'est une projection personnelle sur
ma fatigue ?
RENAUD : Ah non.
THÉRAPEUTE : Vous faites quoi, en dehors de dormir ?
RENAUD : On vit.
THÉRAPEUTE : Comment va la vie ? Tiens, justement.
RENAUD : Il faut demander à ma femme.
THÉRAPEUTE : Permettez-moi de vous poser la question à vous.
RENAUD : Pour moi, ça va bien…. Quelques craintes... Quelques craintes,
avec ce changement, même si… je ne veux pas lui dire que j'ai quelques
craintes, parce que je ne veux pas qu'elle pense que je n'ai pas confiance en
elle. Et en même temps, comme elle l'a dit tout à l'heure, quand elle voit que
j'ai peur de la perdre, ça la rassure aussi, donc c'est compliqué, compliqué.
Mais elle, elle dit qu'elle va bien. Mieux.
ALEXIA : Mais lui, il ne me croit pas.
THÉRAPEUTE : Sur quoi, il ne vous croit pas.
ALEXIA : Sur le fait que j'aille mieux.
THÉRAPEUTE : Vous allez mieux ?
ALEXIA : Moi, je vais mieux, oui.
THÉRAPEUTE : Tant mieux.
ALEXIA : Oui.
RENAUD : Faut voir, avec le temps…
THÉRAPEUTE : Oui, il faut voir avec le temps. Pourvu que ça dure. Et il
faut toujours se dire, « une hirondelle ne fait pas le printemps », je suis
d'accord. Et se méfier des améliorations passagères, je suis d'accord aussi. Il
est possible que ça ne dure pas.
RENAUD : Mais en même temps, je lui souhaite, que ça dure d'aller bien.
THÉRAPEUTE : En même temps, c'est ce que nous lui souhaitons tous les
deux, que ça dure.
RENAUD : Mais à ce rythme-là, je ne sais pas où l'on va.
THÉRAPEUTE : À ce rythme-là, je ne sais pas où l'on va non plus.
RENAUD : Quand je dis « on », c'est votre question, le couple.
THÉRAPEUTE : Alors, comment va-t-il ce couple ?
RENAUD : Ben, on se voit moins, du coup. Je rentre, elle n'est pas à la
maison. Elle rentre plus tard que moi… fonctionnaire.
THÉRAPEUTE : Oui, oui, je vous suis très bien.
RENAUD : Ce que je veux dire, c'est que j'ai la possibilité de finir tôt.
J'aménage mes horaires.
THÉRAPEUTE : Oui, oui, je comprends.
RENAUD : Donc, je rentre, elle n'est pas là. Bon, au salon… 20 h tu finis ?
20 h 30 à la maison…. Bon, je m'occupe des enfants. Quand elle arrive, ils
sont couchés, elle n'a plus qu'à aller leur faire une bise, et voilà….
THÉRAPEUTE : Ça, c'est bien. Donc, ils ont pris le bain, ils sont au lit...
RENAUD : Oui, c'est important pour nous, que les enfants se couchent tôt,
c'est un bon rythme…
THÉRAPEUTE : Je vous félicite.
RENAUD : Mais du coup, on se voit moins.
THÉRAPEUTE : Et dans certains cas, ce n'est pas plus mal, vous savez.
RENAUD : Tu préfères que l'on se voie moins ?
ALEXIA : Ben, sincèrement... Oui.
THÉRAPEUTE : Excusez-moi, ça me gratte…
RENAUD : Ça veut dire quoi ce que tu me dis « sincèrement, oui » ? Tu
veux que l'on ne se voie plus ?
ALEXIA : Ah non, ce n'est pas ça que j'ai dit.
THÉRAPEUTE : Vous êtes un extrémiste, Monsieur !
RENAUD : Non,
THÉRAPEUTE : Ben, c'est quoi, ce que ça veut dire ? Comment vous le
comprenez ?
RENAUD : Je ne sais pas. Que je l'étouffe. Si tu préfères que l'on se voie
moins, c'est que, que l'on se voie comme avant, avant que tu travailles, je
veux dire, c'est que cela ne te convenait pas ?
ALEXIA : Que tu m'étouffes, je pense que ce n'est pas le mot approprié.
Mais, maintenant, le temps que l'on se voyait le soir, après ton travail, je me
sentais complètement inutile et incompétente, parce que je ne pouvais pas
prendre en charge beaucoup de choses à la maison, et que les enfants pensent
de moi que je ne suis pas une mère fiable, donc. Maintenant, ce même temps,
je le passe au travail à m'occuper de personnes, à leur couper les cheveux. Ce
n'est peut être pas grand-chose, mais je me sens plus utile.
RENAUD : Mais moi, ça ne me plaît pas quand tu dis que les enfants pensent
que tu n'es pas une mère fiable, ça ne me plaît pas. Je ne fais pas des choses
pour que les enfants pensent ça. Ou alors, dis-moi !
ALEXIA : Ben, je ne sais pas. Je n'arrive pas à forcément comprendre, non
plus, mais c'est vrai que les enfants ne me respectent pas et que … Si, il
arrive, par exemple, qu'à table, le soir, on ait des discussions à table devant
les enfants, parce qu'on mange tous ensemble, et que tu me dis « oui, tu es
encore jeune dans ta tête », « t'arrives pas à faire ceci, t'arrives pas à faire
cela », et je pense que les enfants l'entendent. Et, ils te croient.
RENAUD : Mais moi, c'est pour t'aider. Ce n'est pas pour t'appuyer sur la
tête. Non, expliquez-lui, c'est pour l'aider. Je ne te veux pas du mal, je tiens à
toi.
ALEXIA : Je sais.
THÉRAPEUTE : Donc, vous voulez que je lui explique ?
RENAUD : Oui.
THÉRAPEUTE : Donc, votre mari utilise la méthode des enseignants. C'est-
à-dire qu'il pense que c'est en mettant de mauvaises notes qu'on aide un
enfant à travailler. Et il rajoute, et en plus, c'est pour son bien. C'est un peu
ça ?
RENAUD : Je ne suis pas toujours d'accord avec les enseignants de mes
enfants, mais bon...
THÉRAPEUTE : C'est ce que je comprends… vous dites, si je lui fais des
remarques, c'est pour l'aider.
RENAUD : Oui, ça oui.
THÉRAPEUTE : Et elle, elle les vit comme quelque chose d'arrogant à son
égard. Je vous le dis, c'est une méthode d'enseignant que vous avez. « Peut
mieux faire », doit « faire des progrès », vous soulignez de traits en rouge.
C'est une méthode tout à fait traditionnelle.
RENAUD : Comment je peux faire autrement ?
THÉRAPEUTE : Non, non, je n'ai rien contre…
RENAUD : Comment veux-tu que je fasse autrement, moi ? C'est quoi qui te
dérange ?
ALEXIA : Ce qui me dérange, c'est que tu ne me considères pas comme une
adulte et comme une grande personne, capable de réfléchir par moi-même, et
que du coup, les enfants pensent comme toi.
RENAUD : Tu travailles, tout ça…tu es une adulte...
THÉRAPEUTE : Et alors, je vous revois aujourd'hui... J'ai l'impression qu'au
niveau... vous recommencez à travailler, c'est ce que je comprends. Vous
vivez un certain nombre de choses, vous vous sentez plus utile, c'est ce que je
comprends, et la décision que nous avions prise, c'est de vous voir, en couple.
Et donc là, ce que je vois, c'est que vous êtes en train de me parler, c'est que
vous vous absentez plus de la maison. Et le fait que vous vous absentiez plus
de la maison, ça met Renaud dans ce qu'il faisait déjà, d'ailleurs, il s'occupe
des enfants, mais vous avez le sentiment que, d'une certaine façon, il associe
les enfants à lui pour vous dénigrer. C'est ça que vous me dites, c'est ça que je
comprends. Mais moi, j'aimerais qu'on revienne simplement au couple pour
l'instant.
Si dans un second temps, vous souhaitez que je travaille avec vous, à partir
de votre rôle parental, ça, je ne discute pas, mais pour l'instant, j'aimerais
qu'on revienne, si vous l'acceptez, au niveau du couple. Donc, qu'est-ce que
vous attendez de plus de moi, que ce que j'ai fait jusqu'à présent ? Votre mari
dit que d'une certaine manière, la vie est dure pour lui, parce qu'il fait des
exercices extrêmement importants. C'est-à-dire, il voit que vous travaillez,
que vous allez à l'extérieur, il voit que vous rentrez… vous faites beaucoup
d'efforts, c'est ce que je comprends, vous faites beaucoup d'exercices pour
accepter ça. Donc, je vois que pour vous, c'est un changement très important
aussi. Je vois que votre dame se sent utile… tout ça, je le vois. Qu'est-ce que
je peux faire de plus pour votre couple ?
RENAUD : Moi, je ne me sens pas utile.
THÉRAPEUTE : C'est normal. C'est-à-dire que pendant des années, vous
avez fait des choses, et le fait que maintenant vous ne puissiez pas les faire,
ça crée un déséquilibre. C'est comme si vous aviez l'habitude de faire des
choses, et que vous ne faites plus ces choses, vous allez être obligé de trouver
d'autres choses à faire.
RENAUD : J'ai l'impression que tu ne tiens plus à moi, Alexia.
THÉRAPEUTE : Comment ?
RENAUD : J'ai l'impression qu'elle ne tient plus à moi.
THÉRAPEUTE : Mais alors, elle s'en va…. Une de perdue, dix de
retrouvées ! Monsieur, je ne comprends pas ?
RENAUD : Comment ça ? Dix ans de vie… comme ça c'est fini, vous dites ?
Non, moi, ce n'est pas ce que je veux. C'est ce que tu veux toi ?
ALEXIA : Non, ce n'est pas ce que je veux.
THÉRAPEUTE : Donc, si ce n'est pas ce qu'elle veut, vous n'avez rien à
craindre !
RENAUD : Oui, mais moi, je voudrais le voir, ça !
THÉRAPEUTE : Disons, vous allez le vivre. Un jour après l'autre. On en est
tous là ! Comment voulez-vous faire autrement. On vit tous un jour après
l'autre, on met tous un pied devant l'autre ! Comment vous voulez voir ? C'est
comme si vous vouliez vous assurer que vous ferez toute votre vie avec elle,
c'est cela que vous me dites ?
RENAUD : Oui, moi j'en ai envie.
THÉRAPEUTE : Je vous le souhaite de tout mon cœur. Ça dépend comment
vous allez le nourrir ce couple. Ça dépend ce que vous allez lui donner à
manger, à boire, à faire… Ça dépend comment vous allez nourrir cette
relation. Ça dépend des échanges que vous allez avoir entre vous. Ça dépend
de tout cela. Ça dépend de ce que vous allez mettre dans la corbeille. Si vous
ne mettez rien, il n'y aura rien !
RENAUD : On en a des projets !
THÉRAPEUTE : Tant mieux. Qu'est-ce que vous avez comme projets ? J'ai
peur de l'entendre, mais dites-le moi. Ne me répondez pas un troisième
enfant, parce que…
RENAUD : Non, pire !
THÉRAPEUTE : Un troisième enfant ?
RENAUD : Non pire ! J'envisageais de quitter mon boulot. Parce que j'ai mis
de l'argent de côté. Et je me disais, si je peux lui ouvrir un petit salon, comme
ça, elle s'installe à son compte...
THÉRAPEUTE : Excusez-moi, je tousse...

La transformation des relations : inventer de


nouvelles règles pour que chacun trouve sa
place
Ce début de séance nous montre comment un changement peut surgir à
travers le questionnement des membres du couple, à travers leur mise en
conversation. Alexia ne revendique plus une place mais la prend, et ce faisant
elle met son conjoint dans un profond déséquilibre parce qu'il ne peut plus
répéter ce qu'il faisait avec elle et qu'il est confronté au néant. La situation est
passée d'un équilibre A à un équilibre B ; tout le problème est d'accompagner
cette transition, cette modification d'expérience du vécu de chacun par
rapport à l'autre.
Ce changement qui pourrait paraître anodin a des conséquences extrêmement
importantes quant à la lecture ou la relecture de sa propre histoire par rapport
à sa famille d'origine. Pour Renaud, il est clair qu'être un « pilier » est pour
lui une des seules façons d'exister par rapport à l'autre. Il est en train
d'expérimenter la possibilité de ne plus être un pilier et pourtant de continuer
à survivre et à pouvoir être apprécié dans le regard de l'autre. Quant à Alexia,
tout en voulant se différencier de sa famille d'origine, elle a semblé lui donner
raison en répétant avec Renaud cette logique d'incapacité qui, en définitive, la
confirmait dans la place qu'elle avait eue avec ses propres parents. Elle est en
train d'expérimenter la possibilité de donner tort à l'autre et donc d'accepter
un risque relationnel : « s'il ne me protège plus, il me rejette, il
m'abandonne ».
Alexia vient d'obtenir un travail, donc de se forger une place, une
reconnaissance. Renaud ne peut pas explicitement s'en plaindre, et Alexia
met l'accent sur un point qui n'avait pas encore été abordé : son isolement
familial, Renaud sculptant les enfants sur son propre modèle. Elle donne
l'exemple des discussions à table devant les enfants : « Tu dis que je suis
encore jeune dans ma tête, que je n'arrive pas à faire ceci ou cela, et je pense
que les enfants t'entendent et qu'ils te croient. »
L'obtention de son poste est une concrétisation de la capacité d'Alexia à oser
prendre le risque de se différencier des attentes de son conjoint, c'est-à-dire à
oser l'autonomie. Dès lors, elle est en chemin : un élément en amenant un
autre, elle commence à s'ouvrir sur la possibilité de penser en termes de
relation son quotidien avec son conjoint, avec ses enfants, elle fait des
hypothèses, les livre à son conjoint qui semble tomber des nues.
Au niveau des places, il convient de distinguer conjugalité et parentalité.
Mais il est fascinant de constater comment, que ce soit en couple, en famille,
voire au travail, pendant des années, la situation semble rester stable, chacun
se plaignant de sa place tout en n'en prenant pas une autre. Brusquement, des
éléments dormants se réveillent : c'est le moment de la crise qui va amener à
consulter. En thérapie, le système relationnel sera perturbé par le thérapeute,
qui fait office de catalyseur, et se désorganisera en une précipitation où tout
se met à bouger ensemble. Chaque protagoniste se sentira perdu, dans la
mesure où il n'a plus ses points de repères antérieurs, qu'il soit celui qui
souhaite le changement ou celui qui le craint. Le travail du thérapeute, dans
ce moment-là, est de pondérer, d'étayer, voire de freiner ces modifications.
Pourquoi les freiner ? Si vous acceptez l'idée que l'expérience détermine en
partie notre construction du monde, nous pouvons à un moment donné
souhaiter des changements dans notre vie personnelle sans forcément y
croire, car nous n'en avons pas l'expérience. Par exemple, je peux souhaiter
être respecté par autrui et ne jamais l'avoir éprouvé au niveau de ma famille
d'origine. Il y a un clivage entre ma revendication et mon expérience, et
arriver à faire un lien entre les deux représente un pas considérable qui prend
du temps, exige une ouverture suffisante pour intégrer cette expérience
nouvelle et extrêmement anxiogène. Il faut donc permettre à chaque
protagoniste d'expérimenter sa nouvelle position, tout en lui offrant la
possibilité de reprendre sa position antérieure sans que ce soit un échec. Cette
expérimentation mutuelle d'un changement de rôle et de place des deux
membres du couple est une expérience à la fois passionnante et extrêmement
complexe puisqu'il s'agit de modifier notre façon de construire notre réalité,
ce qui a pour conséquence de modifier la façon dont on se met en relation
avec autrui.
RENAUD : Mais bon, elle n'est pas d'accord. Je vous le dis tout de suite, elle
n'est pas d'accord. On s'est engueulé là-dessus. Et d'ailleurs, depuis la
dernière fois, c'est vrai que ça va mieux, mais c'est le seul point quand même,
où l'on s'est engueulé. Quand je lui ai proposé, ça, elle m'a jeté… mais
comme jamais ! Comme jamais !
THÉRAPEUTE : Je ne sais pas comment faire avec votre mari, Madame.
ALEXIA : Moi non plus !
THÉRAPEUTE : C'est un têteux ! On l'a trempé comme ça, quand il était
petit ! C'est comme ça…
RENAUD : Non, mais j'ai compris, qu'elle ne voulait pas. Ce projet, je ne le
ferai pas.
THÉRAPEUTE : Ce qui me touche beaucoup, c'est le fait que vous ne
puissiez pas arriver à croire qu'une femme autonome, qui gagne sa vie, qui ait
deux bras, deux jambes, qui ait une tête, puisse accepter librement de
consentir à rester avec vous. Ce qui me touche, c'est comme si vous
imaginiez qu'il est possible qu'elle ne reste avec vous que quand elle est dans
une logique de dépendance. Ça me touche énormément. Ça me touche
énormément, parce que je me dis, que finalement, c'est cette capacité que
vous avez de douter en vous, cette mésestime de vous, qui me touche
énormément.
RENAUD : Il faut qu'elle m'aide à me rassurer, alors ?
THÉRAPEUTE : Elle a fait ça pendant les 10 premières années. Donc, je ne
sais pas. Je parlais à moi-même, je me disais : « c'est un infirmier qui a
rencontré une femme malade... Puis, il l'a soignée, puis, elle veut se relever,
puis, voilà… » Est-ce que c'est un couple, ça ? Vous êtes soignant, elle est
soignée, ça a marché comme ça pendant des années. Vous avez fait un
miracle, elle s'est relevée. Et maintenant qu'elle se relève, c'est vous qui
n'existez plus ! Je suis touché par ça !
RENAUD : J'ai fait plein d'efforts ! Vous l'avez dit tout à l'heure…
THÉRAPEUTE : Vous avez plein d'efforts, et je vous félicite.
RENAUD : Mais elle… c'est quoi, toi, tes projets…
THÉRAPEUTE : Excusez-moi. Moi je ne veux pas parler avec elle.
Maintenant, elle va mieux, qu'elle se repose. C'est quoi vos projets ?
RENAUD : Continuer à vivre avec elle !
THÉRAPEUTE : Non ! Vous confondez l'amour et la possession.
RENAUD : Hé bien qu'elle soit heureuse.
THÉRAPEUTE : Si vous voulez qu'elle soit heureuse, qu'elle soit heureuse.
RENAUD : Mais avec moi.
THÉRAPEUTE : Moi, je vous comprends.
RENAUD : Ah, c'est tout ce que je souhaite. Après, je veux bien faire des
efforts. Je te l'ai montré ? Je pourrais te le montrer demain.
THÉRAPEUTE : Voilà, je pense que l'on va s'arrêter là pour aujourd'hui. Je
pense que j'ai beaucoup de pain sur la planche avec vous, Monsieur.
RENAUD : Humm, je le pense aussi. Mais attention ! Ça ne part pas d'une
mauvaise intention !
THÉRAPEUTE : C'est plus que cela. J'ai beaucoup de compassion pour
vous ! Je me dis, ça ne doit pas être évident, cette situation, dans laquelle
vous vivez, je vous comprends, très bien.
RENAUD : Alexia, tu comprends, toi aussi ?
ALEXIA : Oui, oui, je comprends.
THÉRAPEUTE : Je pense que vous avez bon fond. Même très bon fond.
RENAUD : Ça me fait plaisir ce que vous dites !
THÉRAPEUTE : Je le pense. Et dans les séances ultérieures, je pense que je
vais faire un programme thérapeutique pour vous.
RENAUD : C'est-à-dire ? Ensemble ?
THÉRAPEUTE : Avec elle. Je vais essayer de voir comment on peut vous
aider.
RENAUD : Et ben ! On est parti de : c'est toi qui avais un problème…
maintenant, c'est moi qui ait un problème, bientôt, ça va être vous !
THÉRAPEUTE : Qu'est-ce que vous sous-entendez par là … « bientôt, ca va
être moi ? »
RENAUD : J'ai l'impression que le problème, on n'en sortira jamais !
THÉRAPEUTE : Mais la vie est constituée comme cela, Monsieur.
RENAUD : Ça, ils ont oublié de me l'expliquer, mes parents !
THÉRAPEUTE : Vos parents ? Je pense que, ils ont oublié… je ne sais pas,
en tout cas, ils ont dû faire du mieux qu'ils pensaient devoir faire, comme tout
parent fait avec ses enfants. Je ne peux pas mettre cela uniquement sur le dos
de vos parents. La vie est faite comme cela. Un jour, c'est elle, un jour, c'est
vous. Et c'est mieux que ce soit comme ça, non ?
RENAUD : Ben, je vois ma femme un peu plus heureuse.
THÉRAPEUTE : Ça ne vous fait pas plaisir de la voir plus heureuse ?
RENAUD : Si !
THÉRAPEUTE : Remerciez Dieu, de la voir plus heureuse ! C'est grâce à
vous !
RENAUD : Alors, je me remercie.
THÉRAPEUTE : Oui, je pense que vous pouvez vous remercier. Ça a l'air de
vous laisser… rêveur, ce que je dis ?
RENAUD : Là, dans ce que vous dites, ça me réconforte un peu.
THÉRAPEUTE : Voilà, je ne vais pas aller beaucoup plus loin pour
aujourd'hui. Je pense que nous allons reprendre rendez-vous pour une séance
suivante. Et la fois prochaine, on verra.
RENAUD : Et ma femme… ça te va ?
ALEXIA : Oui, oui, très bien.

Un jeu de rôle sur prescription


Dans l'échange qui va suivre, je vais provoquer une amplification des règles
explicites et implicites de fonctionnement, de façon à libérer chaque membre
du couple de la situation dans laquelle il se sent emprisonné. Renaud craint
que, si son épouse devient autonome, elle s'en aille avec un autre, et c'est une
des raisons pour lesquelles il souhaite constamment la surveiller. Je vais donc
lui proposer de surveiller en cachette sa femme. Cependant, il ne va plus le
faire parce qu'il a envie de le faire, mais parce que je le lui demande, ce qui
lui pose un certain nombre de problèmes : d'une part parce qu'il n'est pas à
l'initiative de cette idée, et d'autre part parce que je prescris explicitement
devant son épouse un comportement jusque-là implicite. Donc il ne peut plus
le faire de la même manière : il est mal à l'aise dans ce processus d'être
démasqué par rapport à ses intentions.
Du côté d'Alexia, il me semble assez clair que, dans le même temps qu'elle
éprouve une nouvelle capacité d'autonomie, elle la redoute. Lui demander de
vérifier si son mari l'observe devant le salon rend explicite la logique dans
laquelle elle se trouve. Si j'associe la prescription qui est faite à Renaud avec
celle qui est faite à Alexia, ils vont se retrouver dans un imbroglio
extrêmement complexe puisqu'ils vont devoir retirer le masque à travers
lequel ils se parlaient jusqu'alors. Cela change considérablement les enjeux de
leur relation puisque la question n'est plus : « qu'est-ce que Renaud fait à
Alexia » ou « qu'est-ce que Alexia fait à Renaud », mais devient : « qu'est-ce
qu'ils font ensemble ? ».
THÉRAPEUTE : Votre femme ! Si vous arrêtez de travailler, je vais vous
donner un conseil – je fais comme si elle n'était pas là – allez l'espionner au
salon de coiffure de temps en temps ! C'est-à-dire, vous vous mettez de façon
telle qu'elle ne puisse pas vous voir, et vous regardez, une heure le matin, une
heure l'après midi, et vous me raconterez ce que vous avez vu !
RENAUD : Vous plaisantez là !
THÉRAPEUTE : Je plaisante ! Moi là ? Est-ce que j'ai une tête à plaisanter ?
RENAUD : Des fois…
THÉRAPEUTE : Ah bon, et pourquoi je plaisante ?
RENAUD : Je ne sais pas, je ne peux pas faire cela.
THÉRAPEUTE : Et pourquoi pas ?
RENAUD : Parce qu'elle va me faire une scène le soir !
THÉRAPEUTE : Je vous demande de ne pas vous montrer.
RENAUD : Oui, mais là…
THÉRAPEUTE : Et si jamais, elle vous fait une scène le soir, vous lui dites :
« le thérapeute, auquel tu as cru, monsieur Trappeniers, c'est lui qui me l'a
demandé. Et de moi-même, je ne l'aurais jamais fait, mais comme j'ai peur
qu'il me tape sur les doigts, j'obéis. »
RENAUD : Ça va, je ne suis pas allé la surveiller…
THÉRAPEUTE : Et pourquoi pas ?
RENAUD : Parce que…
THÉRAPEUTE : Parce que quoi ?
RENAUD : Parce que je ne suis pas un fou.
THÉRAPEUTE : Je n'ai jamais dit que vous étiez un fou.
RENAUD : Je ne vais pas aller surveiller ma femme, ou embaucher
quelqu'un pour aller la surveiller !
THÉRAPEUTE : Aller embaucher quelqu'un ? Je n'ai jamais parlé de cela.
Ça, c'est vous qui introduisez cette idée !
RENAUD : On entend beaucoup parler de cela !
THÉRAPEUTE : Moi je dis, ne faites pas faire le travail par un salopard qui
va vous prendre, je ne sais pas combien d'euros, il vaut mieux que vous
fassiez le travail par vous-même. Vous mettez un bleu de travail, avec une
casquette, et vous y allez ! Moi, c'est ce que je pense que je vous demanderais
de faire.
RENAUD : Non, moi je ne peux pas faire cela. Je te fais confiance.
THÉRAPEUTE : Madame, je fais un programme thérapeutique pour votre
mari. Est-ce que ça vous dérange, ce que je viens de lui dire ?
ALEXIA : Ben non ! Surtout que ça ne change pas de d'habitude, il n'avait
pas besoin de me surveiller. Il savait où j'étais tout le temps ! À la maison,
enfermée ! Il ne me laissait jamais sortir toute seule, il n'avait pas besoin de
me surveiller.
THÉRAPEUTE : Est-ce que ça vous dérange, si je lui demande de venir une
heure le matin, une heure l'après midi ?
ALEXIA : Pas du tout ! Je serais contente de le voir, si jamais… je le
démasque...
THÉRAPEUTE : Et bien, comme ça, vous, ce que vous allez faire, vous allez
le pister toute la journée.
RENAUD : C'est un jeu, en fait !
THÉRAPEUTE : Monsieur, mon problème est le suivant : vous allez être
d'accord avec moi, la vie est courte.
RENAUD : Humm…
THÉRAPEUTE : Donc, je me dis, autant transformer un problème en
quelque chose qui nous égaye la vie. Et donc, moi je vous vois bien aller la
voir en cachette, et elle, essayer de voir, si elle vous voit. Et le soir, cela vous
donnera un sujet de discussion. Elle coupe les cheveux, elle regarde, vous la
regardez, elle est en train de vous regarder ou de ne pas vous voir…
RENAUD : Ouiiiii… Comme vous dites, on pourra discuter le soir.
THÉRAPEUTE : Ça vous donnera un prétexte à discussion. Donc, avant que
nous nous quittions, vous allez le faire ou pas ? Monsieur. J'aimerais que
vous le fassiez... Ça me tient à cœur !
RENAUD : Ça va être bizarre ! Ce que vous me proposez.
THÉRAPEUTE : Oui, ce n'est pas grave. Je vous le demande, vous vous dites
que vous le faites pour moi. Vous dites, cet homme, il est un peu allumé,
mais on ne sait jamais, ça peut être utile.
RENAUD : Mais tu me prends pas pour un barge, Alexia ! C'est lui !
ALEXIA : Humm.
RENAUD : Ce n'est pas moi !
THÉRAPEUTE : On est d'accord, Madame.
ALEXIA : Oui, oui, on est d'accord !
THÉRAPEUTE : Et si vous arrivez à le démasquer, vous me le direz. Je
propose qu'on en reste là pour aujourd'hui, et puis, on se reverra dans 15
jours. Vous voulez bien ?
À la lumière de ce que vous venez de lire, avez-vous identifié certains des
rôles que vous jouez avec votre conjoint ? Quels sont-ils ?
................................................................................................................................
!
!
.........................................................................................................................................

................................................................................................................................
!
!
.........................................................................................................................................
Notes
[1] Vous trouverez les vidéos de ces entretiens sur le site
www.intereditions.com.
Chapitre 3

Une histoire de famille :


Bertrand, Vérane et leurs filles

La prise de contact téléphonique : un enfant,


un problème
BERTRAND : Monsieur Trappeniers ?
THÉRAPEUTE : Oui, bonjour Monsieur.
BERTRAND : Oui, bonjour, euh, Bertrand. Je me permets de vous
téléphoner, car j'ai une difficulté avec ma fille.
THÉRAPEUTE : Oui…
BERTRAND : L'infirmière scolaire m'a contacté, et m'a fait écho de
beaucoup de difficultés. En fait, ma fille… quitte l'école, ça ne va pas du tout.
Apparemment, au niveau de ses résultats, c'est vrai que ça n'est pas bon…
THÉRAPEUTE : Oui, l'infirmière scolaire vous a contacté…
BERTRAND : Oui, c'est ça…
THÉRAPEUTE : Parce que votre fille quitte l'école ?
BERTRAND : Oui, elle quitte l'école, et on me dit qu'elle n'est pas bien, elle
est toujours toute seule, et apparemment, elle pleure pas mal à l'école…
THÉRAPEUTE : Oui, l'infirmière scolaire, donc, a attiré votre attention là-
dessus, et que puis-je faire moi pour vous ? Dites-moi.

Un problème détecté à l'extérieur de la sphère


familiale
Si l'on commence à s'intéresser à la place, on voit comment le « problème »
n'est pas identifié à l'intérieur de la sphère familiale, mais il est relevé par
l'extérieur.
BERTRAND : Ben, écoutez, avec ma femme on se posait pas mal de
questions. Et on souhaitait, ma femme et moi, pouvoir vous rencontrer pour
discuter de ces difficultés avec vous… sur les conseils de cette infirmière.
THÉRAPEUTE : Vous souhaitez me rencontrer, votre femme et vous, pour le
problème de votre fille ?
BERTRAND : Oui, tout à fait, oui
THÉRAPEUTE : Et vous n'envisagez pas la présence de votre enfant ?
BERTRAND : Ben, écoutez, dans un premier temps, nous, on souhaitait en
tant que parent vous rencontrer pour aborder ces problèmes avec vous. Et
puis régler nous-mêmes les problèmes avec les enfants après.
THÉRAPEUTE : Vous souhaiteriez me rencontrer, moi, pour que je vous
aide à régler les problèmes avec vos enfants ?
BERTRAND : Oui, tout à fait oui ! J'ai même pensé à vous rencontrer seul,
parce que ma femme travaille beaucoup sur l'extérieur… et moi, j'aimerais
bien vous parler à vous... quoi, en privé !
THÉRAPEUTE : Bien, vous me dites, l'infirmière de l'école vous a signalé
un problème pour votre fille, c'est ce que je comprends,
BERTRAND : Oui, c'est ça, oui
THÉRAPEUTE : Et vous me dites, que vous souhaiteriez me rencontrer pour
que je vous aide à régler le problème de votre fille, mais vous êtes prêt à
venir me voir tout seul pour ça.
BERTRAND : Oui, tout à fait, oui.
THÉRAPEUTE : Mais ça, je ne le fais pas Monsieur.
BERTRAND : Ah bon ! Pourtant l'infirmière scolaire ne m'avait rien dit !
THÉRAPEUTE : Pardon ?
BERTRAND : L'infirmière scolaire ne m'avait rien dit. C'est elle qui m'avait
conseillé éventuellement…
THÉRAPEUTE : Elle ne vous l'a pas dit ?
BERTRAND : Non, non…
THÉRAPEUTE : Ce n'est pas grave.
BERTRAND : Ça m'embête un peu... Écoutez…
THÉRAPEUTE : Vous n'êtes pas obligé de prendre rendez-vous. Je vous
explique simplement ma façon de travailler. Ma façon de travailler, c'est que
j'aide des parents à aider des enfants, mais en présence des enfants eux-
mêmes, vous voyez ?
BERTRAND : Oui, d'accord.
THÉRAPEUTE : Vous voulez que l'on en reste là ? Et puis si vous le
souhaitez, vous me rappelez ? Vous discutez avec votre famille, votre femme,
et vous voyez ce que vous pouvez faire.
BERTRAND : Oui, je pense que je vais faire comme ça. On va en discuter un
peu en famille, parce que je n'ai prévenu personne. Je vous rappelle si cela
vous convient.
THÉRAPEUTE : Il n'y a pas de problème, Monsieur, au revoir.
BERTRAND : Au revoir.

Prendre son interlocuteur au mot


Qui croit en Dieu verra ses miracles. Dans ma façon de procéder, il me
semble important, précisément, de prendre les gens au mot. Ce papa me
téléphone en me disant que l'école relève qu'il y a un problème scolaire et je
souhaite donc qualifier les propos de Monsieur en demandant à recevoir
l'enfant avec ses parents. Bien sûr, j'entends à travers ses propos « Je peux
venir vous voir tout seul », « Ma femme travaille beaucoup », qu'il y a
d'autres éléments sous-jacents, mais je décide librement de m'en tenir aux
éléments explicites qui me sont proposés.

Deuxième appel téléphonique : un problème,


une famille
BERTRAND : Oui, monsieur Trappeniers, bonjour, M. Dubois à l'appareil.
THÉRAPEUTE : Bonjour M. Dubois !
BERTRAND : Voilà, j'ai rediscuté avec la famille, bon tout le monde... ma
femme est d'accord pour venir… on va prendre les enfants avec...
THÉRAPEUTE : Oui…
BERTRAND : Si ça fait partie de la nécessité, on va prendre les enfants
avec !
THÉRAPEUTE : Comment ?
BERTRAND : On va prendre les enfants avec, pour un entretien chez vous si
c'est possible ?
THÉRAPEUTE : Il n'y a aucun problème. Donc vous viendriez en famille ?
BERTRAND : Oui.
THÉRAPEUTE : D'accord… et votre famille se compose de combien de
personnes ?
BERTRAND : Ben, nous avons quatre enfants, et notre couple.
THÉRAPEUTE : Six en tout. Et tout le monde est d'accord pour venir ?
BERTRAND : Euh… tout le monde est d'accord pour venir…. Plus ou
moins… oui.
THÉRAPEUTE : Plus ou moins, ça ce n'est pas grave. Le principal c'est
qu'ils soient là !
BERTRAND : Ok ! On va faire comme ça.
THÉRAPEUTE : On va faire comme ça, et qu'est-ce que je vous donne
comme rendez-vous ? Qu'est-ce qui vous arrange ?
BERTRAND : Écoutez, si vous pouvez, plutôt le soir, parce que ma femme
rentre tard. Moi, je suis professeur, donc ça va. Je sais me mobiliser… mais
ma femme rentre assez tard, donc si c'est possible un soir…
THÉRAPEUTE : Elle rentre assez tard, c'est-à-dire ? À quelle heure ?
BERTRAND : 18 heures, 19 heures…
THÉRAPEUTE : Et bien par exemple, je vous propose lundi à 19 heures ?
Lundi prochain 19 heures ?
BERTRAND : Ça devrait aller, ok. Lundi prochain 19 heures.
THÉRAPEUTE : Il n'y a pas de problème. Donc lundi prochain 19 heures,
Monsieur. Au revoir.
BERTRAND : Au revoir.

L'acceptation du cadre
J'ai osé prendre ma place et, en osant prendre ma place, je crée une place pour
chacun des membres de la famille. Bien que ce ne soit pas évident pour tout
le monde, ils ont accepté le cadre.
Premier entretien : le symptôme comme partie
émergée de l'iceberg
THÉRAPEUTE : Bonjour, prenez place, installez-vous. Et bien, je vous
écoute, Monsieur.
BERTRAND : Hé bien voilà, nous sommes venus, aujourd'hui, c'est pour
Marie, ici. En fait, comme je vous le racontais au téléphone, il y a pas mal de
difficultés avec elle. Elle ne va plus à l'école, malheureusement, enfin, elle
n'y est plus souvent, on la sent triste, un peu seule…
THÉRAPEUTE : Votre prénom c'est comment, Monsieur ?
BERTRAND : Mon prénom c'est Bertrand.
THÉRAPEUTE : Et qu'est-ce que vous faites dans la vie ?
BERTRAND : Je travaille comme professeur en école.
THÉRAPEUTE : Oui, vous êtes professeur en école, c'est-à-dire ? Professeur
de quelque chose, ou…
BERTRAND : Professeur de français
THÉRAPEUTE : Et vous avez quel âge ?
BERTRAND : J'ai 45 ans.
THÉRAPEUTE : Et vous êtes marié ?
BERTRAND : Oui, je suis marié, avec mon épouse, là…
THÉRAPEUTE : Et vous votre prénom c'est comment ?
VÉRANE : Moi, c'est Vérane.
THÉRAPEUTE : Et vous avez quel âge Vérane ?
VÉRANE : J'ai 43 ans.
THÉRAPEUTE : Et vous faites quoi dans la vie ?
VÉRANE : Hé bien, je suis commerciale dans une entreprise de peinture.
Donc je suis beaucoup en déplacement. Je travaille beaucoup.
THÉRAPEUTE : Je comprends… que vous travaillez beaucoup…
VÉRANE : Oui, oui.
THÉRAPEUTE : Je comprends…
VÉRANE : C'est moi qui fait rentrer un peu l'argent dans la famille, quoi…
THÉRAPEUTE : C'est vous qui faites rentrer l'argent dans la famille, je
comprends...
BERTRAND : Moi aussi quand même !
THÉRAPEUTE : Comment ?
BERTRAND : Moi aussi quand même ! Enfin c'est vrai qu'elle a un beau
salaire. Il faut le dire.
THÉRAPEUTE : Oui. Elle a un beau salaire, et vous, vous avez un salaire
beaucoup plus…
BERTRAND : Plus restreint
THÉRAPEUTE : Un peu restreint…. Je comprends oui...
BERTRAND : Enfin, c'est moi qui m'occupe des enfants. On a trouvé un
arrangement comme ça…
VÉRANE : Oui, en même temps, c'est vrai que c'est mon mari qui
s'occupe des enfants. Moi, je n'ai pas vraiment le temps. C'est lui qui s'occupe
des quatre filles.
THÉRAPEUTE : C'est lui qui s'occupe des quatre filles… Je comprends…
VÉRANE : Oui, Laurie est étudiante. Elle n'est plus à la maison.
THÉRAPEUTE : Laurie est étudiante, elle n'est plus à la maison, je
comprends... Bertrand, vous avez 45 ans, vous êtes professeur de français.
Vous, vous vous appelez Vérane, vous avez 43 ans, vous êtes commerciale.
Vous êtes mariés ensemble depuis combien de temps ?
VÉRANE : Ça fait une bonne vingtaine d'années. Vous savez, moi les
dates… euh…
THÉRAPEUTE : Je comprends…
BERTRAND : Ça fait 21 ans, exactement.
VÉRANE : Mon mari est beaucoup plus fort que moi là-dessus.
BERTRAND : On l'a fêté il y a dix jours… enfin, bon…
THÉRAPEUTE : Comment ?
BERTRAND : On a fêté nos 21 ans de mariage il y a 10 jours.
VÉRANE : Moi, je n'étais pas là. Je n'ai pas pu, j'étais en déplacement…
Mais on fera quelque chose…
THÉRAPEUTE : Je comprends… vous avez fêté, il y a quelques jours vos 21
ans de mariage, et vous étiez en déplacement.
VÉRANE : Ben oui, on ne choisit pas !
THÉRAPEUTE : Je comprends… Vous, Bertrand, vous vous occupez des
enfants.
BERTRAND : C'est cela oui.
THÉRAPEUTE : Et donc, vous avez quatre enfants.
VÉRANE : Oui.
THÉRAPEUTE : Vous pouvez me les présenter ?
BERTRAND : Donc, Marie.
THÉRAPEUTE : Et, elle a quel âge Marie ?
BERTRAND : 12 ans.
THÉRAPEUTE : Et qu'est-ce qu'elle fait de sa vie, Marie ?
BERTRAND : Donc, elle est au collège, quand elle y est.
THÉRAPEUTE : Oui, quand elle y est, et puis…
BERTRAND : Sophie et Catherine, qui sont jumelles, comme vous le
constatez.
THÉRAPEUTE : Enfin, je constate qu'elles sont assez proches.
BERTRAND : Vous ne voyez pas l'air de ressemblance ? Non !
THÉRAPEUTE : Je n'ai peut être pas votre perspicacité. Mais si vous me le
dites, il n'y a aucun problème, elles se ressemblent.
BERTRAND : Elles ont quinze ans.
THÉRAPEUTE : Elles ont quinze ans.
BERTRAND : Elles sont au collège, aussi.
THÉRAPEUTE : En quelle classe elles sont ?
BERTRAND : En troisième.
THÉRAPEUTE : Dans la même classe ?
BERTRAND : Oui, dans la même classe. Ça se passe bien d'ailleurs, elles ont
de bons résultats.
THÉRAPEUTE : Oui, et puis…
BERTRAND : Donc nous avons Laurie. Qui fait des études supérieures de
commerce.
THÉRAPEUTE : De commerce… comme votre mère, je comprends. Et bien,
qu'est ce qui vous amène ?
BERTRAND : Écoutez, moi ce qui me touche, c'est que je suis professeur,
donc, c'est avec l'école et les résultats scolaires, je trouve que c'est important,
enfin, ça permet dans la vie de trouver un travail. Donc je n'ai pas du tout à
me plaindre de mes autres filles qui suivent correctement les cours… Je suis
très triste pour Marie, ça ne va pas bien, moi je voudrais que ça aille mieux,
quoi.
VÉRANE : Moi, ce qui m'inquiète, c'est ce quelle fait pendant ses sorties, son
absentéisme, parce que visiblement, Bertrand l'amène le matin au collège, et
elle n'y reste pas.
THÉRAPEUTE : Elle n'y reste pas.
VÉRANE : Hé non.
THÉRAPEUTE : Et, non seulement elle n'y reste pas, mais vous avez été
prévenu par l'infirmière ?
VÉRANE : Oui, et on a eu des appels du collège quand elle n'était pas là, en
disant que Marie s'isolait beaucoup, et elle pleure beaucoup… enfin, moi je
ne le vois pas, mais… on aimerait bien savoir ce qui se passe, Marie !
BERTRAND : Même à la maison, c'est vrai que parfois, je la trouve… elle
s'isole beaucoup. Dans sa chambre, elle écoute de la musique. J'ai
l'impression que ça ne va pas trop bien, qu'elle est triste, qu'elle pleure...
LAURIE : En même temps, quand elle vient chez moi, de temps en temps, le
week-end, ça se passe très bien. On fait des sorties.
THÉRAPEUTE : Quand elle vient chez toi ?
LAURIE : Oui, j'ai un studio.
THÉRAPEUTE : Ah bon !
LAURIE : Pour faire des études tranquillement et tout, il me fallait ça !
THÉRAPEUTE : Ah bon ! Parce qu'à la maison il y a du bruit ? Qu'est-ce qui
s'y passe tant que ça ?
LAURIE : Ben il y a des sœurs, donc…
THÉRAPEUTE : D'accord. Donc tu as un studio. Et tu as quel âge ?
LAURIE : J'ai 20 ans.
THÉRAPEUTE : Donc tu as un studio, ta sœur vient passer des moments
avec toi.
LAURIE : Oui, le samedi après-midi, souvent.
THÉRAPEUTE : Le samedi après-midi, et ça se passe bien.
MARIE : Quand je n'ai pas le sport.
THÉRAPEUTE : Quand tu n'as pas le sport. Parce qu'elle fait du sport votre
fille, aussi ?
BERTRAND : Oui, elle fait du sport. Là, par contre elle est assidue...
THÉRAPEUTE : Et qu'est-ce qu'elle fait comme sport ?
BERTRAND : Elle fait du judo.
THÉRAPEUTE : Du judo ?
VÉRANE : Oui c'est mon mari qui l'amène. C'est lui qui la suit beaucoup au
niveau du sport.
THÉRAPEUTE : C'est lui qui la suit au niveau du sport…
BERTRAND : Le sport dans la vie, c'est vachement important. Un corps sain
dans un esprit sain…
VÉRANE : Par contre, ça, elle y va. Et mon mari fait en sorte aussi qu'elle y
aille. Tu es beaucoup derrière elle pour ça.
BERTRAND : Je trouve que ça aussi c'est important. C'est vrai aussi qu'elle y
tient.
MARIE : On va aussi à la piscine.
BERTRAND : Oui à la piscine aussi. C'est vrai le sport, elle trouve son
compte dans le sport. Moi, je la suis à 100 %.
THÉRAPEUTE : Moi aussi, je vous suis à 100 %, il n'y a pas de problème.
Bien… Et, qu'est-ce que je vais faire pour vous ?

Les mystères d'un désarroi


Jusque-là, j'essaye de comprendre comment chaque membre de la famille se
place par rapport aux autres, je fais connaissance avec chacun d'eux.
J'apprends que Vérane est souvent absente de la maison, et qu'elle amène une
grande partie des finances au ménage. J'apprends aussi qu'il y a deux jumelles
qui travaillent bien à l'école, et que le père met l'accent sur les ressemblances
plutôt que sur les différences. J'apprends également qu'une des filles a un
pied en dehors de la maison et un autre dedans, donc qu'elle renégocie sa
différenciation de jeune adulte. J'apprends encore que Vérane aurait une
cervelle de moineau car, bien que son mari dise avoir fêté leur anniversaire de
mariage il y a 10 jours, elle ne se souvient pas de la date et répond : « j'étais
en déplacement... mais on fera quelque chose. » J'apprends enfin que le
problème émergeant, c'est Marie, qui fugue du collège mais qui est très
assidue au sport.
VÉRANE : On aimerait bien comprendre ce qui se passe. Elle pleure
beaucoup, Marie. Mais elle ne veut pas nous dire pourquoi ! Moi j'ai déjà
essayé de lui demander, mais elle ne veut pas nous le dire.
MARIE : Mais, ça va !
VÉRANE : Pas tant que ça !
MARIE : Ça va ! Quand elle n'est pas là, ça va. Moi, je vais au sport, l'école,
ce n'est pas grave. On verra après.
BERTRAND : Alors, là, je ne suis pas tout à fait d'accord avec toi, Marie.
L'école, c'est quand même important. Ça nous inquiète, quand tu n'y vas pas.
On se demande où tu te trouves, qu'est-ce que tu fais… non, si, c'est
inquiétant quand même.
VÉRANE : Comme elle ne veut pas nous parler, peut-être que vous, vous
allez y arriver, à lui faire dire ce qui ne va pas.
THÉRAPEUTE : Ah…
MARIE : Mais je parle, avec papa !
THÉRAPEUTE : Ah…
MARIE : Nous on est souvent à deux. Maman, elle n'est pas là.
THÉRAPEUTE : Je suis… Je comprends… Et alors, qu'est-ce que je vais
faire pour vous ?
BERTRAND : Ben, écoutez, j'attends un coup de main pour pouvoir la
soulager, ou qu'elle soit moins triste…
THÉRAPEUTE : Mesdemoiselles, qu'est-ce qui se passe ?
CATHERINE : Je disais que je n'ai pas fini mes devoirs, et il est tard.
THÉRAPEUTE : Redis-moi ton prénom.
CATHERINE : Catherine.
THÉRAPEUTE : Mais tu me mets le moral à zéro, Catherine ! Tu n'es pas
contente d'être ici ?
SOPHIE : De toute façon, on est obligés de venir, alors…
THÉRAPEUTE : Comment ?
SOPHIE : On est obligés de venir.
THÉRAPEUTE : Oui. Et la conversation ne vous intéresse pas ? Ou bien...
SOPHIE : Bof !
THÉRAPEUTE : Bof ! Alors qu'est-ce que je vais faire moi ? Déjà, vous…
BERTRAND : Je peux aller les reconduire, si vous voulez !
THÉRAPEUTE : Les reconduire ? Non, elles sont là… non, non elles
s'ennuient. J'ai le sentiment qu'elles s'ennuient. C'est ce que je comprends. Et
dans le même temps que j'ai l'impression qu'elles s'ennuient, j'ai l'impression
qu'elles font ce qu'elles peuvent pour attirer l'attention sur elles, pour que je
ne parle pas avec vous. Donc, je ne sais même pas ce que je dois interpréter,
et quel sens donner à ce qui se passe. Je ne sais pas.
MARIE : Elles s'ennuient, elles s'ennuient ! Mais ça va encore être de ma
faute !
VÉRANE : Voilà !
BERTRAND : C'est pas grave, Marie.
THÉRAPEUTE : Pardon ?
BERTRAND : Ce n'est pas grave.
THÉRAPEUTE : Qu'est-ce qui n'est pas grave ?
BERTRAND : De temps en temps, comme ça, elle pique du nez, elle
pleure…
THÉRAPEUTE : D'accord. Et ça, ce n'est pas grave ?
VÉRANE : Moi, je trouve que si. Elle dit que c'est de sa faute. Mais qu'est-ce
qui est de sa faute ? Moi, je ne comprends pas. Elle ne veut pas nous le dire.
THÉRAPEUTE : Non. Elle voit ses sœurs qui s'ennuient, c'est ce que je
comprends. Et tu penses que c'est de ta faute Marie ?
MARIE : Tout. Tout, est toujours de ma faute… à la maison.
THÉRAPEUTE : Mais c'est possible !
MARIE : Ben…
THÉRAPEUTE : Tout est toujours possible, que ce soit de ta faute.
MARIE : Ben, oui…
THÉRAPEUTE : Et, tu n'as pas honte ?
MARIE : Ben, non. Je suis triste
THÉRAPEUTE : Tu es triste de faire de la peine à tout le monde ?
MARIE : Oui. C'est comme ça.
THÉRAPEUTE : C'est ta vie.
VÉRANE : Oui, mais bon, est-ce qu'on peut…
MARIE : Tu vois, je t'avais dit que je ne voulais pas venir…
BERTRAND : Oui, mais, je voulais venir tout seul, mais monsieur
Trappeniers n'a pas voulu.
VÉRANE : Pourquoi tu voulais venir tout seul ? Je n'ai pas compris !
BERTRAND : Tout seul… ou avec toi…
THÉRAPEUTE : Comment ?
BERTRAND : Tout seul ou avec toi, sans les enfants…
VÉRANE : Je ne comprends pas. Il vous a demandé de venir tout seul ?
THÉRAPEUTE : Oui.
VÉRANE : Ah bon !
THÉRAPEUTE : Il m'a dit que, si je me souviens bien de l'appel
téléphonique, d'abord, qu'il voulait venir avec vous, et que…. Il m'a même dit
que vous n'étiez pas indispensable, et que…
VÉRANE : Ah bon !
BERTRAND : L'éducation des enfants, c'est moi.
THÉRAPEUTE : Vous travaillez beaucoup, et il pensait que c'était
intéressant de vous soulager, parce que… Il pensait traiter le problème tout
seul.
VÉRANE : Je suis quand même la mère. Il faut que… Je suis inquiète de ce
qui se passe chez mes enfants !
THÉRAPEUTE : Je ne sais rien, je ne sais pas. Pour l'instant je suis en train
de réfléchir avec vous, sur, est-ce que vous pensez que vous voulez que je
fasse quelque chose pour vous ou pas ? Pour l'instant, je ne comprends
strictement rien, vous voyez… je vois votre fille qui pleure, je vois votre fille
qui ne va pas à l'école, ça, c'est ce que je vois. Je vois que vous êtes très
présent, Monsieur…
BERTRAND : Oui, oui, tout à fait...
THÉRAPEUTE : Et pas très efficace.
BERTRAND : Je vous remercie…

Une difficulté à s'orienter


Dans ce long échange, les différents protagonistes sont en train de répéter
avec moi ce qu'ils vivent régulièrement entre eux, c'est-à-dire éviter
soigneusement de définir la nature de leurs relations. Par exemple, la notion
de sens est complètement évacuée : « Elle pleure, on ne comprend pas
pourquoi », « C'est ma faute », dit Marie, « Ce n'est pas grave », dit
Bertrand, « Moi je trouve que si », dit Vérane... Le thérapeute, faute d'arriver
à dégager une piste de travail pertinente, ne sait toujours pas comment
s'orienter. Mais le fait même d'éprouver cette incapacité à s'orienter est le
signe que l'on cherche à cacher certaines choses. C'est mon hypothèse. La
question de la place de chacun se pose de manière fondamentale : tandis que
je ne sais pas quelle est la mienne, apparemment personne ne semble être à la
sienne dans ce début de séance saisissant.
VÉRANE : Vous me comprenez…
THÉRAPEUTE : Je ne sais pas si je vous comprends, je vois que vous êtes
très absente.
MARIE : Mais elle ne comprend jamais rien. Elle n'est jamais là !
THÉRAPEUTE : Comment ?
MARIE : Elle n'est jamais là...
LAURIE : Elle est occupée, elle n'est pas absente.
MARIE : Elle n'est jamais là, elle ne voit pas. Elle ne sait pas pourquoi ça ne
va pas. Elle ne comprendra jamais.
THÉRAPEUTE : Attends, je vais répondre à ta sœur. Laurie, c'est ton
prénom, je comprends qu'elle soit occupée, j'ai bien compris, aussi, que d'une
certaine façon, vous rameniez beaucoup d'argent à la maison.
VÉRANE : Oui, il le faut bien
THÉRAPEUTE : Je comprends très bien. Ce qui permet à votre fille, je
suppose d'avoir un studio…
VÉRANE : De faire ses études, de payer un studio.
THÉRAPEUTE : Ce qui permet à votre conjoint, professeur, d'avoir un
quotidien amélioré, c'est ce que je suppose aussi.
VÉRANE : Ah ! Ben oui…
THÉRAPEUTE : Voilà. Et je comprends très bien, Laurie, quand tu dis que
ta maman est occupée. Je ne le discute pas. Mais tu dois accepter l'idée que le
fait qu'elle soit occupée peut être vécu par ailleurs comme un abandon de
poste. Tu me suis ? Ce n'est peut être pas la même interprétation que tu
donnerais, mais apparemment, ta sœur vit l'absence de ta maman comme
quelque chose de difficile.

L'alliance
Je suis en train de créer une alliance avec les différents membres de la famille
autour de la place que prend la mère et qui lui est donnée.
BERTRAND : Oui. Pourtant, je m'en occupe. Je la conduis partout, au
sport… j'investis, j'investis quand même pas mal !
THÉRAPEUTE : Comment ?
BERTRAND : J'investis quand même pas mal.
THÉRAPEUTE : Pour l'instant, je ne sais pas. Je ne critique rien. J'essaye de
comprendre. Ce que je vois, c'est que vous l'amenez partout, elle reste au
sport, elle ne reste pas à l'école, ça, c'est ce que j'ai compris.
BERTRAND : Oui.
THÉRAPEUTE : Ce que je comprends, c'est qu'elle est extrêmement
sensible. C'est-à-dire, que dès que ses sœurs s'ennuient, dès qu'il y a un
problème, elle pense que c'est de sa faute. Ça, c'est ce que je comprends,
aussi. C'est ce que je vis. C'est ça ?
BERTRAND : Oui, ben oui.
THÉRAPEUTE : Voilà. Ce que je comprends aussi, on va gagner un peu de
temps quand même, c'est que vous reprochez à votre dame, son absence.
C'est ce que je comprends, implicitement.
BERTRAND : Ouais, ouais... Elle travaille…
THÉRAPEUTE : Que, elle, vous reproche implicitement de ne pas en faire
assez. Quand elle dit, par exemple, tout à l'heure « pour aller au sport, il n'y a
aucun problème, elle s'y tient, pour aller à l'école, il ne sait pas la tenir », c'est
ce que je comprends.
VÉRANE : Ce qui est bizarre, c'est qu'elle n'a jamais de résultat de
compétition. Je suis toujours très surprise.
THÉRAPEUTE : Ah bon !
VÉRANE : Elle fait du judo, mais elle ne me demande jamais de venir aux
compétitions, ou quelque chose comme cela.
THÉRAPEUTE : Ah bon !
VÉRANE : Ben non !
BERTRAND : D'une part, la compétition de judo, je ne préfère pas qu'elle en
fasse. Les combats, je trouve cela très dangereux.
THÉRAPEUTE : D'accord. Donc elle fait du judo, et vous pensez que c'est
important... Attendez, là il y a quelque chose qui me dépasse complètement !
Vous lui faites faire du judo, mais vous pensez qu'il ne faut pas qu'elle fasse
de combat ?
BERTRAND : Oui, j'ai un peu peur pour elle.
THÉRAPEUTE : Je comprends. Mais alors, pourquoi vous lui faites faire du
judo ?
BERTRAND : C'est elle qui voulait à la base. C'est elle qui a demandé, elle
aimait bien.
THÉRAPEUTE : Pourquoi pas du badminton ou du ping-pong, ou de la
danse ?
BERTRAND : On peut changer si tu veux ! On peut changer si tu veux. Mais
je trouve que tu t'y tiens bien, t'as l'air…
THÉRAPEUTE : Ça me semble baroque tout cela. Enfin, moi, vous venez
me rencontrer, je vous reçois avec grand plaisir. Et qu'est-ce que vous voulez
que je fasse pour vous ?

Incohérences et dissimulation
Intuitivement, je remarque de plus en plus un manque de cohérence au niveau
des explications fournies. Il y a deux hypothèses : ou je suis bête, ou bien il
me cache quelque chose. Or, je préfère penser, quand je ne comprends pas,
que l'on me cache quelque chose. Je fais donc l'hypothèse qu'il y a un secret
dans cette famille.
VÉRANE : Ben, moi, je voudrais qu'elle nous dise ce qui ne va pas.
THÉRAPEUTE : Mais Madame, vous le comprenez bien, je ne suis pas de la
police ! Vous le comprenez ça.
VÉRANE : Oui, mais qui va pouvoir nous aider alors ?
MARIE : De toute façon, elle ne peut pas le savoir, ce qui se passe.
THÉRAPEUTE : Et pourquoi, elle ne peut pas le savoir ?
MARIE : Elle n'est jamais là ! Alors elle ne peut pas comprendre, elle ne peut
pas savoir ce qui ne va pas.
THÉRAPEUTE : Donc, elle n'est jamais là, donc, elle ne peut pas savoir ce
qui ne va pas. Je suis d'accord. Mais, le papa, il le sait, ce qui ne va pas.
MARIE : Je crois.
THÉRAPEUTE : Donc, papa a des informations que maman n'a pas ? C'est
ce que tu penses ?
MARIE : Ils sont ensemble, ils savent…
THÉRAPEUTE : Excuse-moi, tu me dis que ta mère…
MARIE : Moi, je ne vais pas bien, maman elle ne peut pas le voir. Je suis
souvent triste, maman est pas beaucoup là, elle ne le voit pas.
VÉRANE : Qu'est-ce que je ne vois pas ?
MARIE : Que je suis triste.
VÉRANE : Oui, mais pourquoi tu es triste, Marie ?
MARIE : Oh…
VÉRANE : Bertrand, tu sais quelque chose ? Pourquoi tu voulais voir
monsieur Trappeniers tout seul ?
BERTRAND : Non pas… concernant les enfants…
THÉRAPEUTE : Pardon ?
BERTRAND : Concernant les enfants, je voulais jouer mon rôle.
THÉRAPEUTE : Les enfants ? Oui, c'est possible que ce soit votre rôle, je ne
sais pas ? Il dit que ça ne vous concerne pas, Madame.
VÉRANE : Quand même ! Un petit peu, non ?
THÉRAPEUTE : Je ne sais pas. Je ne vous connais pas.
VÉRANE : J'ai l'impression qu'il y a quelque chose que je ne sais pas, et ça
me met très mal à l'aise.
BERTRAND : Moi, j'ai l'impression qu'on perd son temps. Surtout ici !
THÉRAPEUTE : Pardon ?
BERTRAND : Moi, j'ai l'impression qu'on perd son temps. Surtout ici ! Si
vous ne parvenez pas à faire parler Marie, de ses difficultés, je ne vois pas
trop ce qu'on va faire ici ! Hein...
THÉRAPEUTE : Donc, vous avez l'impression que vous perdez votre
temps ?
BERTRAND : Ben oui. Moi, je suis venu dans la logique de soutenir Marie.
Qu'elle puisse dire…
THÉRAPEUTE : Mais enfin, si vous perdez votre temps, on peut s'arrêter là,
si vous le voulez, je ne sais pas…

La fonction du symptôme
Bertrand, lorsqu'il vient à la séance, souhaite centrer mon intervention sur le
symptôme de Marie. Or, j'essaie de centrer mon intervention sur la fonction
du symptôme, ce qui a pour conséquence de beaucoup irriter Bertrand, pour
des raisons que j'ignore mais que je peux pressentir dans la mesure où il
souhaite m'interdire de prendre ma place dans l'investigation.
VÉRANE : Moi, je n'en ai pas envie là ! Je n'ai pas envie qu'on s'arrête là. J'ai
l'impression … je ne sais pas… Bertrand, tu sais ce qui se passe pour Marie ?
BERTRAND : Non, je ne sais pas ce qui se passe non ! Si je viens ici, avec
tout le monde, c'est que je ne sais pas ce qui se passe… je veux dire…
LAURIE : Enfin, je suis toujours d'accord avec toi maman, mais, pour une
fois, papa, il est plutôt dans le vrai. On ferait mieux de partir, on a autre chose
à faire. Marie, ça va lui passer…

Les coalitions silencieuses


Sans comprendre quoi que ce soit au niveau du contenu, je suis en train de
comprendre que nous sommes autour d'un sujet très dangereux, d'ailleurs la
grand fille Laurie le dit très bien : « On ferait mieux de partir, on a autre
chose à faire. Marie, ça va lui passer »... J'ai donc la confirmation de ma
première hypothèse : on me cache quelque chose.
THÉRAPEUTE : Mais vous me foutez le moral à zéro ! Si je comprends
bien, disons, vos sœurs s'ennuient, vous vous ennuyez.
MARIE : Oui, mais Laurie tu es venue, tu sais. Le week-end, des fois ça va…
Et la semaine, tu sais que quelques fois ça ne va pas...

Un secret de famille
Marie est partagée entre le fait de donner des informations et de ne pas en
donner. Par exemple, au moment où le père est en alliance avec sa fille,
Laurie et les jumelles, Marie dit « Laurie, tu es venue, tu sais », ce qui me
donne l'indication que les choses sont beaucoup plus complexes qu'elles en
ont l'air. Elle m'encourage à ne pas renoncer, tout en faisant comme si elle
voulait renoncer.
LAURIE : Justement. Tu viens chez moi et puis c'est tout...
MARIE : Mais tu sais que des fois ça ne va pas et je suis toute triste…
THÉRAPEUTE : Ben, dites donc… C'est ça… ton prénom c'est Sophie ?
Qu'est-ce que tu penses de la situation, toi ?
SOPHIE : Je pense que ma copine va bientôt téléphoner, ce soir…. Et puis
que pff…. Marie, elle pourrait faire des efforts aussi quelquefois !
CATHERINE : Parce que papa s'occupe beaucoup d'elle !
THÉRAPEUTE : Papa, il s'occupe beaucoup d'elle ? Mais est-ce qu'il y a
quelqu'un parmi vous, qui peut m'aider ou est-ce que tu accepterais de
m'aider… Je ne comprends absolument rien de ce qui se passe.

Un pseudo-désespoir
Il se passe ici quelque chose d'extrêmement fascinant : plus j'essaie de
prendre la place d'une personne essayant d'éclairer un problème, plus la
confusion s'installe. Je suis en position de pseudo-désespoir. Pseudo- parce
que mon expérience me renforce dans ma conviction qu'il y a certainement
beaucoup de choses à cacher. De fait, on me montre qu'il y a beaucoup de
choses à cacher. Tout le problème va se situer dans la relation que je vais
établir avec chacun et comment je vais accompagner la « révélation » sans
avoir d'idée particulière sur sa teneur.
LAURIE : Ben moi non plus. C'est bizarre, que l'on soit tous assis, ici en
même temps.
THÉRAPEUTE : Quoi ?
LAURIE : C'est bizarre, que l'on soit tous assis, ici en même temps.
THÉRAPEUTE : Non, ce n'est pas bizarre. C'est ton papa qui m'a appelé et
qui m'a demandé de venir me rencontrer. Je lui ai expliqué que ma façon de
travailler, c'était de travailler avec les ressources de la famille. Et c'est pour
cela que vous êtes tous là. Et maintenant, moi mon travail, c'est d'essayer de
comprendre ce qui vous arrive, d'essayer de voir le problème qui pourrait se
poser à vous, d'essayer de rechercher avec vous comment on peut travailler
autour de ça, travailler avec vous, pour vous aider. Là, je ne comprends
strictement rien.
Je passe un examen
Depuis le départ, je suis confronté à des tentatives de disqualification de la
part des différents membres de la famille. Au fond, je passe un examen avec
chacun d'entre eux : « Voit-il ce qui se passe ? Entend-il comme il faut ? Est-
ce que chacun se sent respecté dans la relation qu'il a avec lui ? Est-il fort ?
Est-il faible ? Croit-on qu'il sera capable de nous accompagner ? » C'est
comme un millefeuille : explicitement, on fait comme si on était en train de
demander quelque chose, implicitement, on me met à l'épreuve en me
confrontant à un certain nombre de questions. Or, la question la plus
fondamentale chez un être humain, de mon point de vue, est de savoir quelle
est l'intention de l'autre. Si je passe ces premières épreuves, je peux avoir une
chance d'arriver devant une porte entrouverte. Là encore, une autre épreuve
arrive...
MARIE : Ben, peut être que papa, il pourrait venir une fois tout seul. Et peut
être que ça irait mieux. Même, maman elle irait mieux et moi aussi.
THÉRAPEUTE : Ah bon ! Tu penses que si ton papa venait me voir tout
seul...
MARIE : Ouais…
THÉRAPEUTE : Et comment tu en arrives à penser quelque chose comme
cela ?
MARIE : Parce que, je le sais.
THÉRAPEUTE : Parce que tu le sais ? Mais qu'est-ce que tu sais tant que
cela ?
MARIE : S'il vient tout seul, je serais moins malheureuse… et tout le monde.
THÉRAPEUTE : Ah bon ! S'il vient tout seul, tu seras moins malheureuse ?
MARIE : Oui.
THÉRAPEUTE : Ah bon !
LAURIE : Tu pourrais juste aussi changer de club de judo...
THÉRAPEUTE : Changer de club de judo ? Mais qu'est-ce que le club de
judo, vient…
LAURIE : Il vaudrait mieux un mec en prof. Il vaudrait mieux que son prof
soit un mec !
THÉRAPEUTE : Il vaudrait mieux que son prof soit un homme !
VÉRANE : Pourquoi tu dis ça Laurie ?
THÉRAPEUTE : Pourquoi tu dis ça Laurie ?
LAURIE : Tu as vu la prof de Judo ?
THÉRAPEUTE : Pardon ?
MARIE : Et maman elle ne vient pas … me voir… elle n'a pas le temps.
LAURIE : Et bien ouais, c'est ça le problème. Si elle venait, elle verrait…
THÉRAPEUTE : Excusez-moi, je suis complètement perdu. Si elle venait…
Ouh la…
MARIE : De toute façon, on y va, moi j'en ai marre. Je veux que l'on y aille...

Des loyautés
Plus je reçois des informations auxquelles je donne du sens, plus Marie se
culpabilise et dit : « il faut qu'on y aille ». Nous voyons là le problème des
loyautés : l'enfant-symptôme veut être loyale à son père pour des raisons que
j'ignore encore, à sa mère et aussi à moi-même, puisqu'elle commence à me
donner des indices pertinents, soutenue, comme une basse continue, par sa
sœur Laurie.
THÉRAPEUTE : Qu'on aille où ?
MARIE : Que l'on rentre.
THÉRAPEUTE : J'ai prévu 45 mn pour travailler avec vous, c'est un premier
entretien, il me reste encore quelques minutes, et puis après, je vais vous
laisser vaquer à vos occupations, il n'y a pas de problème.
MARIE : Bon...
THÉRAPEUTE : Comment ?
MARIE : Je voudrais que l'on rentre ! Je suis fatiguée.
THÉRAPEUTE : Ça se voit que tu es fatiguée...
BERTRAND : Je ne vois pas pourquoi tu dis ça par rapport à la prof de
judo ?
THÉRAPEUTE : Ben justement…
BERTRAND : Elle est très bien cette prof de judo !
THÉRAPEUTE : Vous avez des hypothèses, Monsieur ?
BERTRAND : Non. Je pense que je vois où elle veut en venir.
VÉRANE : Ben, moi je ne vois pas où elle veut en venir !
THÉRAPEUTE : Attendez, excusez moi, parce que moi…. dans cette
famille, ils veulent en venir où ?
BERTRAND : Ah ! Écoutez, la prof de judo, c'est une femme magnifique,
quoi ! Donc…
THÉRAPEUTE : Magnifique… ! !
BERTRAND : Les formes parfaites…
THÉRAPEUTE : Pardon ?
BERTRAND : Les formes parfaites…
THÉRAPEUTE : Les formes parfaites.
VÉRANE : Je te remercie, c'est gentil...
BERTRAND : Après, je suppose que c'est là où elle veut en venir…
THÉRAPEUTE : Et c'est quoi en venir ? Parce que, je veux bien qu'elle soit
magnifique, et donc… Vous êtes un esthète, c'est ce que je comprends.
BERTRAND : On peut dire ça comme ça, peut être.
THÉRAPEUTE : Ben, vous me parlez de forme. J'imagine que vous êtes…
BERTRAND : J'aime bien les jolies femmes
THÉRAPEUTE : Mais…
BERTRAND : Ma femme est très belle. Elle est magnifique, mais…
LAURIE : Ce qui est quand même dingue, c'est que pour aller à l'école le
matin, tu déposes Marie, et puis clac, tu te barres vite fait… Alors qu'au judo,
tu y restes à tout le cours, quoi…..et tu arrives bien avant…. Et Marie, elle
sort toujours...
SOPHIE : On s'en va.
THÉRAPEUTE : Attendez, excusez-moi. Je ne comprends pas. Jeune fille,
ton prénom, redis-moi-le.
SOPHIE : Sophie.
THÉRAPEUTE : Et alors, qu'est-ce qui se passe Sophie.
SOPHIE : Il y en a marre.
THÉRAPEUTE : Il y en a marre de quoi justement ?
SOPHIE : Ben des problèmes. De toute façon, c'est des problèmes entre papa
et maman. Ça ne nous regarde pas.

L'organisation autour d'un secret


Plus je commence à avoir des hypothèses à partir des informations qui me
sont données à un certain niveau, plus les autres font comme s'ils voulaient
protéger le système à un autre niveau.
THÉRAPEUTE : Mais c'est des problèmes entre papa et maman ? C'est-à-
dire, qu'il y a des problèmes entre papa et maman ? Excuse-moi, moi, je suis
un homme simple. Vous venez me voir pour ta sœur. Je pense que c'est ta
sœur qui a un problème. Tu penses aussi, qu'il y a des problèmes entre papa
et maman ?
SOPHIE : Ben ouais !
THÉRAPEUTE : Ah oui ! Je croyais qu'ils ne se voyaient jamais ?
SOPHIE : Ben, oui… même quand on ne se voit pas, je pense qu'on a des
problèmes… puis, bon, nous on s'en fout, on est dans notre chambre, alors…
ils font ce qu'ils veulent.
THÉRAPEUTE : Marie, qu'est-ce qu'il y a comme problème que tu… Non,
non, je t'écouterai après. Et qu'est-ce que tu perçois comme
problème, Sophie ? Entre papa et maman ?
SOPHIE : Rien. De toute façon, c'est comme si je n'avais rien dit.
THÉRAPEUTE : Quoi ?
SOPHIE : Je ne veux rien dire.
THÉRAPEUTE : Tu ne veux rien dire.
SOPHIE : Non.
THÉRAPEUTE : Bon. Alors, au début, vous vous ennuyez, puis après, je te
vois souffler, maintenant tu ne veux rien dire. Ta sœur pleure, mais si je veux
savoir pourquoi elle pleure, tout va bien... Maintenant, elle me dit qu'il n'y a
plus de problème… Qu'est-ce que tu veux dire par « il n'y a pas de
problème », Marie ?
MARIE : Il n'y a pas de problème entre papa et maman, ça va et voilà.
THÉRAPEUTE : Donc, il n'y a pas de problème entre papa et maman.
MARIE : Il n'y a pas de problème entre papa et maman. Le problème, c'est
moi.
THÉRAPEUTE : C'est toi le problème ?
MARIE : Oui.
THÉRAPEUTE : Et c'est toi, à 12 ans qui se définit comme le problème ?
MARIE : Ben oui. À l'école, l'infirmière elle l'a dit. J'ai un problème, elle a
dit. Ce n'est pas papa et maman.

La position sacrificielle
C'est un moment extrêmement émouvant à propos de la place, où l'on voit
comment un enfant peut se mettre dans une position sacrificielle pour
protéger l'équilibre de ses parents. La chance qu'a Marie, c'est de me
rencontrer pour l'aider à distinguer qu'avoir un problème, ce n'est pas être le
problème.
THÉRAPEUTE : Que l'infirmière dise que tu as un problème, ça je le
comprends. Mais, à mon avis, avoir un problème c'est une chose, et être le
problème c'est autre chose. Que tu aies un problème, je le comprends. Mais
ce n'est pas parce que tu as un problème que tu es le problème. Peut être que
c'est une manifestation de quelque chose de plus complexe. Je n'en sais rien.
MARIE : Hé bien, vous êtes le seul à ne pas le savoir.
THÉRAPEUTE : Ah bon ! Je suis le seul à ne pas savoir quoi ? Ça c'est
intéressant ! Qu'est-ce que je devrais savoir que je ne sais pas ?
VÉRANE : Je pense qu'il n'est pas le seul. On est deux là !
THÉRAPEUTE : Ça nous rapproche, Madame !
VÉRANE : Ben oui… Bertrand, tu veux dire quelque chose ?
BERTRAND : Ben non, écoute… Je suis aussi interloqué que toi, à voir tout
ce qui se passe.
THÉRAPEUTE : Bien, écoutez, donc, tout le monde est interloqué ! C'est ce
que vous me dites. Moi, je propose ceci : je ne vais pas aller beaucoup plus
loin pour le moment. Je vais m'arrêter là et vous allez voir si vous voulez
essayer de reprendre rendez-vous avec moi. Je vais vous laisser réfléchir, je
vais vous laisser discuter. Je me mets dans la pièce à côté et vous me rappelez
pour me donner votre décision. Pendant ce temps-là, vous serez enregistrés.
Vous voulez bien ?
BERTRAND : Ok d'accord.
THÉRAPEUTE : Voilà, je vous remercie beaucoup.

La fonction d'éveilleur
Pourquoi arrêter la séance à ce moment-là ? Les membres de la famille sont
dans une position extrêmement délicate : jusqu'à présent, nous avions
l'émergence d'un symptôme qui était sous-tendu par un fonctionnement
relationnel complexe. Lors de cette séance, en famille, les choses se disent
sans se dire tout en se disant. J'ai senti cette porte entrouverte et pense que,
pour que cela soit fécond, c'est aux parents eux-mêmes de décider de m'ouvrir
la porte. Je me suis positionné comme un éveilleur, j'ai réveillé chaque
membre de la famille à ce qui se passe autour de lui, mais ce n'est pas à moi
de décider ce qu'ils vont faire de ce qui s'est passé. Aider l'autre à prendre sa
place n'a rien à voir avec l'usurpation de la place de l'autre.

L'enregistrement de la famille seule


VÉRANE : Moi, je veux savoir ce qui se passe, je veux revoir monsieur
Trappeniers, j'ai l'impression qu'il y a quelque chose que je ne sais pas.
BERTRAND : Oui, oui. Moi je voudrais bien le revoir tout seul.
VÉRANE : Mais pourquoi tu veux le revoir tout seul ?
BERTRAND : Écoute, j'ai envie d'aborder des choses avec lui…
MARIE : S'il le voit tout seul. Monsieur Trappeniers va peut être mieux
comprendre, et mieux nous aider alors !
VÉRANE : Et après on le voit ensemble.
BERTRAND : Je vais toujours le rappeler.
VÉRANE : Et demande-lui… Moi je pense qu'il y a des choses que je ne
comprends pas… Appelle-le, demande-lui.
LAURIE : C'est quand même dingue que tu ne saches pas, quoi…
MARIE : Tu vas rester Laurie, avec nous !
LAURIE : Franchement, ça commence à me gaver. J'ai vraiment autre chose
à faire !
SOPHIE : Nous, on n'est pas obligé de venir.
BERTRAND : Il veut que vous veniez, alors… Ce n'est pas moi qui veux.
VÉRANE : Appelle-le, Bertrand.
BERTRAND : Oui, je vais aller le chercher.
Aparté
BERTRAND : Monsieur Trappeniers.
THÉRAPEUTE : Oui.
BERTRAND : On a bien réfléchi en famille. Moi, j'ai vraiment le souhait de
vous rencontrer seul, pour aborder des choses avec vous, qui ne doivent pas
être dites en famille.
THÉRAPEUTE : Ah ! Vous souhaitez me rencontrer seul, pour dire avec moi
des choses qui ne doivent pas être dites en famille ?
BERTRAND : C'est ça, tout à fait.
THÉRAPEUTE : Moi, ce n'est pas possible. Je vous ai expliqué mon principe
de travail, qui est que précisément, je travaille avec l'ensemble de la famille.

Une révélation en aparté


BERTRAND : Écoutez, Monsieur. Je vais être franc avec vous. J'ai une
relation extraconjugale.
THÉRAPEUTE : Ce n'est pas grave.
BERTRAND : Je ne veux absolument pas que ça se sache en famille. Je ne
peux pas dire ça devant mes enfants. Vous ne vous imaginez pas la difficulté
pour mes enfants de l'entendre… Et puis pour ma femme aussi. Qu'est-ce
qu'elle va dire ?
THÉRAPEUTE : Hé bien, vous me l'avez dit, on n'en parlera pas et puis c'est
tout !
BERTRAND : Pardon ?
THÉRAPEUTE : Et bien, vous me l'avez dit, on n'en parlera pas et puis c'est
tout ! Vous venez de m'en informer, c'est le principal. Que je le sache, on n'en
parlera pas.
BERTRAND : Ok…
THÉRAPEUTE : Je dirai simplement que vous m'avez dit quelque chose que
je ne dois pas répéter, et puis…. Pour que je me mette à l'aise…
BERTRAND : Bon, d'accord. Alors, comme ça oui.
THÉRAPEUTE : Si ça vous va comme ça, moi, ça me va aussi très bien
comme ça.
BERTRAND : On peut se revoir, dans ces conditions-là, alors…
THÉRAPEUTE : D'accord. Bien… Je vous verrai donc tous ensemble la
semaine prochaine.

L'alliance explicite
Une explication s'impose : nous avons ici ce que nous appelons un secret de
polichinelle. Le père me dit qu'il a une relation extraconjugale et qu'il ne
souhaite pas qu'on en parle. Il me semble évident que tout le monde sait de
quoi il s'agit tout en faisant comme si personne ne le savait.
Je propose donc de m'allier à la famille mais de façon extrêmement explicite
en disant que je sais quelque chose, moi aussi, que je ne suis pas autorisé à
révéler. Et puis nous allons bien voir...

Second entretien : le dévoilement du secret


THÉRAPEUTE : Rebonjour, messieurs dames. Et bien, nous revoilà. Qui
d'entre vous va commencer ? J'allais oublier, Madame, j'ai une nouvelle pour
vous.
VÉRANE : Ah bon !
THÉRAPEUTE : Oui. Ne vous mettez pas en apnée, Monsieur, il n'y a pas de
problème.
VÉRANE : Il y a déjà quelque chose que vous savez, que je ne sais pas.
THÉRAPEUTE : Ouais.
VÉRANE : Tous les deux !
THÉRAPEUTE : Je ne sais pas si c'est tous les deux. Ce que je sais, c'est que
votre conjoint m'a rappelé pour continuer.
VÉRANE : Oui, oui, oui, ça je suis au courant…
THÉRAPEUTE : Je suppose que vous avez décidé de revenir en famille… Et
il m'a dit quelque chose, que je ne suis pas autorisé à vous répéter, et
simplement, je souhaitais que vous le sachiez.
VÉRANE : Mais c'est quoi ?
THÉRAPEUTE : Je ne suis pas autorisé à vous le répéter, car il m'a dit que si
je disais ce qu'il avait dit, il ne viendrait pas.
VÉRANE : Ah bon ! Et je suis censée faire quoi, moi ? Avec ça.
THÉRAPEUTE : Rien, vous rien. Moi, ça me met à l'aise de pouvoir vous le
dire.
VÉRANE : Et il y a d'autres personnes qui sont au courant ?
THÉRAPEUTE : Je ne sais pas. Je n'ai pas parlé avec lui. Je me suis
simplement engagé à garder ce qu'il faut, au chaud.
LAURIE : Bienvenue dans la famille !

La dé-triangulation
Ce que je viens de faire s'appelle une dé-triangulation c'est-à-dire que je
souhaite rester allié à tout le monde sans pour autant garder quoique ce soit
pour moi.
THÉRAPEUTE : Bien, justement alors. Quand vous êtes rentrés là, j'ai
observé des choses très intéressantes. J'étais très mal à l'aise sur ce petit cube
blanc, la fois passée, c'est moins confortable que votre chaise, et je me suis
dit, quelqu'un d'autre va s'y asseoir, autre que moi. Je me suis dit finalement,
moi je suis blanc, parce que c'est blanc, vous c'est des fauteuils noirs que
vous avez, alors, j'étais sensible à ça quand vous êtes arrivés. Et puis, il y a eu
autre chose qui m'a beaucoup intéressé, c'est le fait que ta sœur soit venue à
côté de toi, et que tes parents se retrouvent à côté, ça m'a paru très intéressant.

Le jeu postural
En fait, le hasard a voulu que les membres de la famille se soient assis sur des
fauteuils noirs et qu'il y avait un cube blanc sur lequel je me suis assis.
Métaphoriquement, c'est au moment où Laurie lui dit « bienvenue dans la
famille », que je m'extirpe précisément de la famille.
Au niveau postural, les places ont changé d'une séance à l'autre : lors de la
première séance, les parents étaient au milieu des enfants, pour cette séance-
ci, les enfants se sont mises d'un côté et les parents de l'autre.
THÉRAPEUTE : Donc, bienvenue dans la famille, si vous voulez m'adopter,
le temps de la séance, c'est avec plaisir. Mais ça se limitera à la séance.
Après, je reprends ma place. Bien, qui d'entre vous va commencer ?
VÉRANE : Enfin, moi je suis… ça ne va pas monsieur Trappeniers.
THÉRAPEUTE : Pourquoi ?
VÉRANE : Parce que j'aimerai bien savoir ce que mon mari vous a dit.
THÉRAPEUTE : Mais vous en parlerez après. On est venu pour Marie, c'est
ça ton prénom… Vous en parlerez après la séance, je ne sais pas… Est-ce
vraiment important ?
BERTRAND : D'ailleurs, je trouve que Marie va mieux. J'en ai l'impression
en tout cas. Ça va déjà beaucoup mieux.
MARIE : Bon, je vais mieux. Et je vais à l'école.
THÉRAPEUTE : C'est vrai… mais je me félicite.
MARIE : Ouais.
VÉRANE : Mais elle a décidé d'arrêter le judo.
MARIE : En fait, je vais faire de l'athlétisme.
THÉRAPEUTE : Tu vas faire de l'athlétisme… C'est un professeur ou une
professeure ? Et bien, je suis content pour toi.
MARIE : Donc je vais mieux.
VÉRANE : C'est bizarre, vous ne trouvez pas ?
THÉRAPEUTE : Souvent, quand on parle des choses...
VÉRANE : Je suis ravie que Marie aille mieux. C'est un changement un peu
brutal, c'est vrai, que d'un seul coup elle arrête le judo et qu'elle retourne à
l'école. Tant mieux, je suis ravie.
THÉRAPEUTE : Je suis ravi aussi pour vous, et je suis content pour toi
Marie.
MARIE : Ouais.
THÉRAPEUTE : Et voilà, nous revoilà, qui va commencer ?
MARIE : Vas-y papa, c'est toi qui as voulu revenir.
THÉRAPEUTE : Tu fais des progrès, Marie, « vas-y papa tu as voulu
revenir », c'est bien ! Allez-y Monsieur, vous avez voulu revenir !
BERTRAND : Donc, je souhaitais revenir, c'est vrai. D'une part, pour
soulever le fait que Marie allait mieux.
THÉRAPEUTE : Tant mieux. Je suis content pour vous.
BERTRAND : Et d'autre part, c'est vrai que je me rends compte, aussi, au fil
du temps, que ce n'est peut être pas pour rien que mes enfants n'étaient pas
bien, et je pense qu'on a aussi des difficultés avec ma femme. Et je souhaite
éventuellement pouvoir aborder... Je ne sais pas si cela concerne mes enfants,
je me pose la question...
THÉRAPEUTE : Vous savez ce que l'on peut faire Monsieur ? Est-ce que
cela vous dérange, si je vous mets quelques minutes dans la salle d'attente,
Mesdemoiselles ?
LAURIE : Non, au contraire.
THÉRAPEUTE : Je propose. Je vais travailler quelques minutes avec eux, et
vous allez dans la salle d'attente...
MARIE : Et moi je reste ?
THÉRAPEUTE : Non, non. Tu es une enfant ou tu n'es pas une enfant ?
MARIE : Je suis une enfant.
THÉRAPEUTE : Hé bien, tous les enfants s'en vont… Enfin si ça vous va.
VÉRANE : Oui, oui, tout à fait. (Départ des enfants)

La parentification
Nous sommes donc passés du symptôme « Marie ne va pas à l'école » au
contexte. Bertrand me rappelle en me confiant un secret, en voulant me
coaliser avec lui contre le reste de la famille. À ce moment-là, j'ai bien
compris ce que pouvait vivre Marie dans cette situation. Le fait même que je
révèle que je suis au courant de choses dont je ne suis pas autorisé à parler
permet aux enfants de comprendre comment il est possible de reprendre sa
place dans une situation où on en est empêché. Ce concept s'appelle « la
parentification », qui consiste à traiter un enfant comme un parent avec un
parent qui se comporte comme un enfant : cela inverse complètement les
places respectives réservées à chacun.
J'ai donc recréé une frontière claire entre conjugalité et parentalité. Marie, se
sentant tellement coupable de ce qui se passe, me dit : « Et moi, je reste ? »,
demandant ainsi si je souhaite moi aussi la « parentifier » …
VÉRANE : Bon, maintenant, vous pouvez me dire ce que mon mari vous a
dit ?
THÉRAPEUTE : Madame… Madame...
BERTRAND : Si, si, allez-y.
THÉRAPEUTE : Ça je ne le fais pas… Si votre mari décide de le faire, il le
fait lui-même, c'est à votre convenance.
VÉRANE : Parce que d'après lui, il y a des problèmes, c'est de nos problèmes
dont il a parlé ?
BERTRAND : En fait, toi tu ne vois pas de problèmes.
VÉRANE : Je ne suis pas là.
BERTRAND : Tu n'es jamais à la maison, tu nous laisses sur le côté, mais tu
ne vois pas le problème...
THÉRAPEUTE : Excusez-moi. Monsieur, vous avez souhaité aborder un
point particulier, auprès de votre épouse, c'est ce que je comprends bien, vos
enfants sont dans la salle d'attente pour quelques minutes, je ne vais pas
pouvoir faire toute la séance sans eux, non plus, alors venons-en au fait,
qu'est-ce que vous souhaitez…
BERTRAND : Ce que j'ai raconté à monsieur Trappeniers, c'est que j'avais eu
une relation extra conjugale, avec cette fameuse prof de sport...
VÉRANE : Je m'en doutais.
THÉRAPEUTE : Vous vous en doutiez ? Ah bon… Et alors où est le
problème ? Votre femme n'est jamais là, vous en profitez, c'est normal, non ?
VÉRANE : Ben, s'il vous plaît ! Ben non ! Enfin, ce n'est pas normal ! C'est
pas parce que… Moi, je ne suis pas là, mais c'est pour quelque chose, je
travaille...
THÉRAPEUTE : Ce que je veux dire, c'est qu'il a l'air d'expliquer que s'il a
une relation extraconjugale, c'est que, c'est de votre faute, c'est ce que je
comprends...
BERTRAND : Non, non.
VÉRANE : Ben ça, c'est facile…
BERTRAND : Je ne dis pas que c'est de la faute de ma femme. Je peux
assumer ma part de responsabilité.
THÉRAPEUTE : Ah bon, et qu'est-ce que vous avez comme part de
responsabilité ?
BERTRAND : J'aurais peut-être dû lui dire, que la situation ne me convenait
pas, bien avant. Puisque ça fait longtemps que nos relations sont ce qu'elles
sont…
VÉRANE : Moi, ce qui me dérange, il a une relation, une aventure…. Mais il
a utilisé Marie, là dedans. Qu'il ait une aventure, bon voilà, mais il a utilisé
Marie. Moi, je comprends maintenant pourquoi Marie, elle n'était pas bien.
C'est inadmissible, ce que tu as fais Bertrand !
BERTRAND : Écoute, si tu étais plus souvent à la maison, pour t'occuper des
enfants.
VÉRANE : Ce n'est pas une raison pour utiliser Marie !
BERTRAND : Je suis d'accord avec ça. Je me suis rendu compte, un petit peu
à la fois que ce que je faisais, ce n'était pas honnête vis-à-vis de ma fille. C'est
aussi pour ça que j'ai pris la décision de prendre rendez-vous ici, même si
c'était compliqué, aussi d'aborder le problème en famille… Car il y a des
choses que l'on n'a pas envie qu'elles sachent…
THÉRAPEUTE : Oui, donc, qu'est-ce que vous voulez en faire de tout cela ?
Vous comptez quitter votre épouse ? Vous comptez garder votre maîtresse ?
VÉRANE : Mais, c'est moi qui peux aussi le quitter ! Vous lui demandez ce
qu'il veut faire, mais moi aussi, je peux faire quelque chose !
THÉRAPEUTE : Attendez, Madame, ne me grondez pas ! Je ne peux pas
parler aux deux en même temps. Je commence d'abord par lui, et puis je
continue par vous… C'est vrai que vous-même… Hé bien justement, qu'est-
ce que vous allez faire, tiens ?
VÉRANE : Ben, je vais réfléchir. Je ne sais pas, moi, ce que je vais faire.
Parce que ça peut encore recommencer.
THÉRAPEUTE : Mais il n'a pas dit que c'était terminé !
VÉRANE : Je n'ai pas l'intention de changer mon travail... Alors c'est fini ou
pas ?
BERTRAND : Non, non, je voudrais continuer...
VÉRANE : Continuer quoi ?
BERTRAND : Ma relation avec toi. Pas avec l'autre femme évidemment !
THÉRAPEUTE : Avec la prof de judo, c'est terminé ?
BERTRAND : Oui, oui, c'est terminé, elle a changé de sport…
VÉRANE : Oui, c'est Marie qui a changé de sport !
BERTRAND : C'est un homme maintenant. Le professeur c'est un homme.
Comme ça, on n'aura plus de problème.

De la difficulté à assumer sa responsabilité et


donc sa place
Le point intéressant est que Bertrand est amené à prendre la responsabilité de
parler de sa relation extraconjugale, ce qui devrait permettre au couple de
pouvoir travailler sur la clarification de leur relation et de leur place
respective, sachant que la révélation est enchevêtrée au problème de
l'utilisation de l'enfant pour cacher cette relation. Le point qui reste inquiétant
est que Bertrand dise : « Le nouveau professeur de ma fille est un homme,
comme ça on n'aura plus de problème ». En quoi ceci m'inquiète ? Parce que,
pour lui, la frontière doit être créée par l'autre.
THÉRAPEUTE : Oui, mais disons, ce qui me touche, et qui me blesse en
même temps, c'est le fait que vous dites, c'est terminé, puisque ma fille a
changé de sport. Je trouve cela assez particulier. Le fait d'associer le fait que
votre fille ait changé de sport à la fin de la relation que vous avez avec cette
dame. Ça m'inquiète…
BERTRAND : Ce n'est pas ça. J'ai clôturé la relation avec cette dame, et j'ai
plus envie de la voir. Donc, j'ai proposé à Marie de changer de sport, à aller
dans un autre club de judo, si elle voulait… Et elle a accepté.
VÉRANE : Marie, elle va être privée, maintenant ! Elle en subit les
conséquences !
THÉRAPEUTE : Bon, au niveau conjugal…
BERTRAND : Tu peux aller la conduire aussi, si tu veux, au judo, mais je ne
sais pas comment tu vas faire.
VÉRANE : Ah ben voilà ! Qu'est-ce que vous voulez que je réponde à ça ?
BERTRAND : Je n'y peux rien. Moi, c'est vrai que je suis disponible…
VÉRANE : En même temps, tu peux la conduire au sport, sans avoir une
aventure !
BERTRAND : Ça c'est sûr. Ça devrait être possible.
THÉRAPEUTE : Et donc, qu'est-ce que vous pensez que je vais devoir
travailler avec vous ? Est-ce que vous pensez que je dois faire quelque chose.
BERTRAND : En tout cas, pour moi, monsieur Trappeniers, c'est… je ne
peux pas, je ne peux plus me contenter de cette situation, de couple. Je ne
vois jamais ma femme. C'est vrai, on est un couple, un couple… on ne se voit
jamais. Notre anniversaire de mariage, tu n'es pas là… je ne veux pas justifier
mes erreurs, mais quand même, ça me pose problème aussi.
VÉRANE : Mais tu veux que je fasse comment, Bertrand ? Faut que je
change de travail ? C'est moi qui vais devoir modifier ma façon de travailler ?
BERTRAND : En tout cas, je veux que tu entendes, que cela ne me convient
plus.
VÉRANE : Ben oui, on a un problème, monsieur Trappeniers, là !
THÉRAPEUTE : Oui. Et, qu'est-ce que vous pensez que je vais faire. Parce
que, apparemment, votre conjoint le relève de façon subjective. C'est-à-dire,
ce qu'il a l'air de vous reprocher, ce n'est pas uniquement le fait que vous
travailliez beaucoup, c'est même le fait que quand vous êtes là, vous n'y êtes
pas. Et vous, vous avez l'air de le poser de manière objective, c'est-à-dire que,
d'une certaine façon, vous ne pouvez pas faire plus que ce que vous faites.
C'est ce que je comprends. Donc, vous pensez que je dois faire quelque
chose, et lui-même, il explique que, étant confronté à une solitude, disons
importante, il prend des récréations régulières pour pouvoir tenir le coup avec
vous. C'est ce que je comprends.

Créer un autre équilibre


On voit en quoi une situation qui pose apparemment problème peut être une
solution. Le tiers dans le couple permet, paradoxalement, le maintien du
couple.
VÉRANE : Oui, mais attendez, en même temps, il est bien content du train de
vie que l'on a. Quand il faut qu'il rachète une voiture, et tout ça.
THÉRAPEUTE : Oui, mais ça, il n'en parle pas. Vous êtes content quand
vous pouvez acheter une voiture, Monsieur ?
BERTRAND : C'est sûr que ça fait plaisir.
VÉRANE : Quand il a acheté sa dernière voiture, je ne sais pas quoi, il était
bien content qu'il y ait deux salaires qui rentrent ! Moi, je pensais que ça lui
faisait plaisir… Ça a toujours été comme ça entre nous.
THÉRAPEUTE : Et, vous ne pourriez pas avoir une maîtresse de façon plus
discrète, par exemple ? Sans mettre vos enfants au milieu, sans mettre votre
femme au milieu...
BERTRAND : Si ça convient à ma femme, pourquoi pas ?
THÉRAPEUTE : Et vous, ça ne vous convient pas ?
BERTRAND : Ça va fonctionner comme ça. Du moment que je peux laisser
les enfants en dehors de ça.
THÉRAPEUTE : C'est justement, vous n'avez jamais laissé les enfants en
dehors de ça.
BERTRAND : Ça, j'ai bien conscience, que c'était un problème.
THÉRAPEUTE : Oui, et vous ne voudriez pas devenir un homme
autonome ?
BERTRAND : C'est-à-dire ?
THÉRAPEUTE : De ne plus mettre les enfants au milieu de vos affaires.
BERTRAND : Si, je voudrais laisser les enfants en dehors de ça, oui.
THÉRAPEUTE : Si c'est ça, je peux vous aider.
VÉRANE : Attendez ! Vous êtes en train de lui dire, qu'il peut avoir des
aventures…
BERTRAND : Ah, tu réagis ! Quand même !

Une situation de crise


Je travaille à deux niveaux : d'une part le couple et ses enjeux, d'autre part les
parents et les jeux de coalitions secrètes entre enfants et parents. Le fait que
le père utilise et informe sa fille, et par là ses autres enfants, alors que la mère
n'a aucune information, est une situation insupportable pour un enfant,
précisément parce qu'il est parentifié. D'un côté l'enfant fait ce qu'il peut pour
garder le secret, et dans le même temps, cette situation est tellement
insupportable qu'émerge la production de symptômes apparemment
incompréhensibles qui attirent l'attention de la mère. Avoir une aventure, c'est
une chose, utiliser un enfant pour cacher cette aventure, c'en est une autre.
En matière de conjugalité, j'avance un certain nombre d'hypothèses et teste
les ressources et les potentialités du système, je relève les règles implicites de
la relation sans forcément connaître l'orientation ni la demande qui va être
formulée par le couple lui-même, car une situation de crise est toujours très
difficile à vivre, mais, dans le même temps, c'est un moment privilégié pour
s'interroger sur le sens que nous voulons donner à notre propre existence, et, à
défaut de savoir ce qu'on veut, au moins identifier ce qu'on ne veut plus. De
façon régulière, je pose la question : « Comment puis-je vous aider ? Que
puis-je faire pour vous ? ». Dans le même temps qu'il met en question les
règles de fonctionnement, le thérapeute doit en effet rester vigilant sur le fait
que la demande doit émerger de chaque membre du couple.
THÉRAPEUTE : Non, ce n'est pas cela que je suis en train de lui dire.
VÉRANE : Moi, j'ai un choc, là.
THÉRAPEUTE : Vous êtes venus me voir…
VÉRANE : Je pensais que, depuis tout le temps, c'était ce qu'il voulait...
THÉRAPEUTE : Quoi ?
VÉRANE : Pouvoir avoir un train de vie, et c'est vrai que forcément, que je
ne suis pas là, que l'on ne partage plus de choses comme l'on partageait au
début… On a quatre enfants, il faut aussi, il y a les études, l'appartement de
Laurie, il y a beaucoup de choses…
BERTRAND : Moi, ce que je demande…
VÉRANE : ... Et moi aussi, ça ne me convient pas, d'être toujours dans les
hôtels et puis de ne pas voir mes enfants...
THÉRAPEUTE : Je le comprends très bien.
BERTRAND : De ne pas toujours être à la maison, mais que quand tu y es,
effectivement, tu y es pour nous, quoi… Si, quand on fête notre anniversaire,
tu n'y penses même pas… En quoi tu tiens encore à ce mariage, si tu ne sais
même pas te souvenir d'une date ?
VÉRANE : Mais tu as toujours fais ça. C'est toujours toi qui t'es souvenu de
tout pour moi.
BERTRAND : Ben, c'est un problème.

Des rôles spécifiques


Effectivement, je remarque que les rôles et les places de chacun dans les
familles sont très fréquemment spécifiques : dans le cas présent, c'est
Monsieur qui contrôle le calendrier des anniversaires et Madame lui répond
« Tu as toujours fait ça ». Là encore, nous voyons comment ce qui a pu
représenter une solution pendant des années peut devenir un problème.
Toujours cette question autour de la place : telle place nous arrangeait
pendant un certain nombre d'années et aujourd'hui, ça ne nous arrange plus...
Et l'autre là dedans ?
VÉRANE : Ça devient un problème, maintenant. C'est lui qui a toujours
organisé, ce qui me plaisait en même temps !
THÉRAPEUTE : C'est lui qui s'occupe des enfants, c'est lui qui est la
mémoire de la famille, c'est lui qui sait...
BERTRAND : Je m'occupe des enfants, et c'est vrai, je l'ai mise dans une
situation, donc, je me rends bien compte…
VÉRANE : Oui, ça c'est impardonnable !
BERTRAND : Oui, mais j'aimerais bien un soutien de ta part !
THÉRAPEUTE : Comment ?
BERTRAND : J'ai besoin d'un soutien de sa part, sinon, cela ne sert à rien de
continuer… comme ça !
THÉRAPEUTE : Donc, qu'est-ce que je dois conclure ? Vous voulez quoi
faire avec ça ?
BERTRAND : Moi, je voudrais des changements ! Je ne sais pas comment
elle peut faire par rapport à son travail ou quoi, mais, je voudrais que l'on
essaie de retrouver une situation, où ça va mieux. Si ça ne va pas dans notre
couple, comment ça peut aller avec les enfants dans cette situation…
THÉRAPEUTE : Ben, vous ne vous êtes pas si mal débrouillé pour vos
enfants. Vous avez votre grande fille qui poursuit des études, vous avez vos
enfants qui marchent à l'école, vous avez votre dernière qui se débrouille
aussi, donc…
VÉRANE : Au moins, ça c'est réussi !
THÉRAPEUTE : Oui, d'une certaine façon, en tout cas, vos enfants,
personnellement, avec mon expérience de là où j'en suis maintenant, je trouve
qu'en quelque sorte, elles ne se débrouillent pas si mal. Le problème, c'est
qu'elles risquent de vous laisser tomber, c'est ça.

Qualifier la position de chacun


Le fait de qualifier la position du père ou de la mère par rapport à leur
responsabilité n'a rien à voir avec juger. En fait, je suis un peu, dans mon
travail, comme un anthropologue qui découvre une nouvelle tribu : je qualifie
les faits, je vérifie s'ils prennent sens pour eux et j'essaie de comprendre leur
culture. Constater que les enfants ne se débrouillent pas si mal, c'est adresser
aux parents un message d'abord authentique, puisque je dis ce que je pense,
qui vise par ailleurs à les autoriser à penser que mon but est de les rehausser
quelle que soit la façon dont ils se confrontent à moi.
VÉRANE : Je n'ai pas compris.
THÉRAPEUTE : Vos enfants, le problème, c'est qu'ils risquent vous laisser
tomber ! Ce qui fait que vous risquez de vous retrouvez tout seul, tous les
deux, c'est ça. Et cela, va poser d'autres problèmes, je pense.
VÉRANE : Oui, je n'avais pas pensé à ça.
THÉRAPEUTE : Disons, ce que je crains, c'est du côté de votre conjoint,
Bertrand. Soit, il met sa fille au milieu de ses affaires… il met toujours
quelqu'un au milieu. Entre les deux, je veux dire.
VÉRANE : Et pourquoi, il fait ça ? À votre avis, monsieur Trappeniers.
THÉRAPEUTE : Pourquoi il fait ça ?
VÉRANE : Ben oui.
THÉRAPEUTE : Il faut lui poser la question à lui... Pourquoi vous faites ça,
Monsieur ?
BERTRAND : Je n'en ai aucune idée.
THÉRAPEUTE : Parce qu'en plus, c'est un artiste. Il fait comme si rien ne se
passait, tout en montrant qu'il se passe des choses ! C'est ça qui fait que ça
attire mon attention.
BERTRAND : J'ai toujours connu ça, en fait, cette situation.
THÉRAPEUTE : C'est-à-dire ?
BERTRAND : Ben, je la connais très bien. Tu es au courant, avec ma
famille…
THÉRAPEUTE : Qu'est-ce qui s'est passé ?
VÉRANE : Ça se passait comme ça avec ses parents.
THÉRAPEUTE : Ah bon, qu'est-ce qui se passait ?
BERTRAND : Mon père, c'était un sacré coureur de jupons.
THÉRAPEUTE : D'accord. Donc, vous êtes étudiant de votre papa !
BERTRAND : Ce n'est pas venu, ce n'était pas calculé…
THÉRAPEUTE : Je sais très bien qu'avant d'arriver ici, les choses, on les vit,
on les fait, et, on ne se les explique pas. Et nous prenons le temps, nous avons
ce luxe-là, de nous arrêter et de réfléchir à un certain nombre de choses.
Donc, vous me dites qu'en faisant ce que vous faites, vous faites ce que faisait
votre père avec votre maman. Vous l'avez toujours vu faire.
BERTRAND : Oui.
VÉRANE : Tu étais même au courant.
BERTRAND : Oui, j'allais faire du sport.
THÉRAPEUTE : Ah bon !
BERTRAND : Je suis un sportif, vous savez, grâce à mon père !
VÉRANE : Et sa maman, elle ne disait rien, de toute façon ! Par contre, elle,
elle ne travaillait pas, forcément, elle ne pouvait pas… faire autrement.
THÉRAPEUTE : C'est ça. Je comprends. Et vous, vous venez d'une famille
où il se passait des choses analogues ou quoi ?
VÉRANE : On ne parlait pas trop dans ma famille. Je n'étais pas trop au
courant de ce qui se passait entre mes parents.
THÉRAPEUTE : C'est ce qui fait que vous avez ce côté, un peu satellite,
toujours occupée à droite à gauche, qui fait que...
VÉRANE : Oui, ils avaient leur vie à deux. Les enfants étaient très vite
autonomes. Pouvoir travailler, c'était très important pour mes parents. Et puis,
ils n'avaient pas beaucoup d'argent, donc, c'est vrai qu'on a un petit peu
souffert. Donc, au jour d'aujourd'hui, le fait de ramener de l'argent à la
maison, c'est quand même important. Pouvoir faire vivre ma famille, mes
enfants, ça c'est important, mais il y a des sacrifices à faire.
THÉRAPEUTE : Je saisis. Donc, lui, si je comprends bien, Bertrand, d'une
certaine façon, vous vous rendez compte que vous êtes dans un scénario que
vous connaissez déjà, et votre dame est dans un scénario qu'elle connaît déjà,
c'est-à-dire que, essayer de parler le moins possible pour en savoir le moins
possible. Et à tous les deux, vous avez créé, comme ça, un engrenage qui
fonctionnait… on va dire.
VÉRANE : Ben oui. Jusqu'à ce que… parce que maintenant…
THÉRAPEUTE : Jusqu'à ce que votre fille.
VÉRANE : Oui.
THÉRAPEUTE : Parce que, ce que vous relevez, me touche énormément,
jusqu'à ce que votre fille développe des symptômes, qui ont été d'ailleurs
signalés par l'école.
VÉRANE : Oui, et c'est vrai que finalement, c'est terrible.
THÉRAPEUTE : C'est quoi qui est terrible ?
VÉRANE : Que ce soit Marie...
BERTRAND : ...Qui en ait payé les pots cassés
THÉRAPEUTE : C'est la vie, c'est comme ça. Les parents boivent, les
enfants trinquent, c'est connu depuis longtemps.
VÉRANE : Oui, mais ça me touche.
THÉRAPEUTE : Je préfère ça que l'inverse.
VÉRANE : On ne s'est pas bien débrouillé tous les deux ! C'est ce que vous
dites, finalement.
THÉRAPEUTE : Non, je ne dis pas cela. Je dis que vous vous êtes bien
débrouillés, vous vous êtes bien trouvés, c'est ce que je pense, mais que vos
enfants, eux-mêmes vivent des choses qu'ils leur semblent moins évidentes à
eux, qu'elles vous semblent évidentes à vous. C'est ça que je veux relever.
C'est-à-dire, que ce qui vous arrangeait, vous, Monsieur, peut-être, de vous
inspirer du modèle paternel ou familial, ou ce qui vous arrangeait, vous,
Madame, de vous inspirer de votre modèle familial, fait que vous vous êtes
rencontrés, et que ça fonctionne, on va dire, et que ce fonctionnement qui est
habituel pour vous, dérange vos enfants sans qu'ils puissent vous le dire. En
tout cas, un de vos enfants.
VÉRANE : Bon.
BERTRAND : Et qu'est-ce que l'on dit de tout ça à nos enfants ?
THÉRAPEUTE : Hé bien, je vais aller les chercher, on va le voir ce qu'on dit.
Ne vous inquiétez pas. Ne vous mettez pas en apnée. Il n'y a pas de problème,
ce qu'on dit, Monsieur… Moi, ma politique, en tout cas : on ne ment pas. On
dit ce que l'on vit, et puis, je pense que c'est beaucoup mieux. Maintenant,
vous allez décider, vous-mêmes, de ce que vous voulez faire. Je vais aller les
chercher, on va finir de discuter, et puis… vous déciderez pour la suite.

Ne pas prendre la place des parents


Pour parler de la place, j'active le processus de faire revenir les enfants, et,
dans le même temps, je refuse de prendre la place des parents, quand le père
me demande : « Qu'est-ce qu'on va dire aux enfants ? ».
THÉRAPEUTE : Voilà, je pense que je vais terminer cette séance avec vous.
Avant de terminer, vous voulez dire quelque chose… Monsieur ? À Marie, à
Laurie ?
BERTRAND : Je ne sais pas très bien comment m'y prendre...
THÉRAPEUTE : Il faut savoir que, de toute façon, vous ne pouvez vous y
prendre que de la plus mauvaise façon. Quand on est parent, j'ai aussi une
expérience de parent, je me dis qu'on ne fait jamais les choses comme il le
faut. Le principal, c'est que vous le fassiez comme vous le sentez.
BERTRAND : Voilà, papa a eu de grandes difficultés dernièrement… je
pense que cela concerne aussi votre maman… euh… comment dire… voilà…
papa est parti avec une autre femme pendant un certain temps… et Marie, tu
le savais très bien, puisque, tu venais systématiquement avec moi, et, j'ai
décidé, en tout cas, que cela ne se reproduirait plus, en tout cas avec les
enfants. Donc…
MARIE : Tu ne vas plus me conduire nulle part, alors…
BERTRAND : Si, je peux continuer à te conduire.
MARIE : Moi, je n'aimerais mieux pas… Comme ça on irait toujours bien.
BERTRAND : Mais tu saurais y aller par tes propres moyens ? Ou, parce que
je ne suis pas sûr que...
MARIE : Ben ouais ! Je ferais autre chose, hein Laurie ?
LAURIE : Je vais te conduire.
BERTRAND : C'est une bonne idée.
THÉRAPEUTE : Tu veux le punir ton papa ?
MARIE : Ben, non. Mais maintenant, tout le monde le sait vraiment, qu'il
connaissait ma prof de judo. Et s'il ne me conduit plus nulle part, il ne verra
plus d'autre femme et tout ira bien.

Émotions et manipulations
On voit comment l'enfant associe la coalition secrète à l'amour que lui porte
son père : s'il n'y a plus de secret, alors elle craint de plus ne compter, de ne
plus avoir de place : « Tu ne vas plus me conduire nulle part, alors... ». On
constate ensuite la mise en œuvre de la logique de parentification : « s'il ne
me conduit plus nulle part, il ne verra plus d'autres femmes et tout ira bien ».
THÉRAPEUTE : Je veux dire que d'une certaine façon, il explique, je ne sais
pas, je ne connais pas suffisamment ton papa, il explique qu'il veut faire des
progrès, pour que cela ne se reproduise plus. Ce qui ne se reproduirait plus,
c'est qu'il te mette dans une confidence qui n'est pas liée, à laquelle, à mon
avis, tu ne devrais pas participer. Pour le reste, je ne garantis rien.
MARIE : S'il ne me conduit plus, au moins, je ne le saurais pas !
THÉRAPEUTE : Voilà, tu vas devenir comme ta maman, parce que, ta
maman aussi, c'est la politique de l'autruche. Moins elle sait, mieux elle se
porte. C'est cela que tu veux ?
MARIE : Non. Mais cela ne sera plus de ma faute, s'il rencontre une femme.
THÉRAPEUTE : Ça n'a jamais été de ta faute…
VÉRANE : Ça n'a jamais été de ta faute, Marie ! Et on est désolé, avec papa,
que tu sois au milieu de ça. Tu as fais ce que tu as pu. Tu nous as montré… et
puis, même moi, je n'ai pas voulu voir, mais… je ne sais pas, on va en
discuter avec papa, il faut qu'on essaye de régler nos problèmes sans… Moi
je n'ai pas vu, et puis je comprends mieux, pourquoi maintenant, quand tu
disais « t'es pas là, tu ne vois pas ». Maintenant, c'est à nous, avec papa, de
s'en occuper.
BERTRAND : Oui, d'ailleurs, je pense que, si tu es d'accord, on va continuer
à voir quelqu'un, ensemble. Mais sans vous, si c'est autorisé, monsieur
Trappeniers !
THÉRAPEUTE : Je réfléchis, je réfléchis. Je pense que c'est une bonne idée,
je ne sais pas.
BERTRAND : Voilà, moi, je suis vraiment désolé de ce qui s'est passé.
J'aimerais bien que cela ne se reproduise plus, que ce soit avec toi, ou avec
mes autres filles.
SOPHIE : On ne sera plus obligé de venir, là, maintenant ?
THÉRAPEUTE : C'est tout ce qui t'intéresse, Sophie ? Tu me fous le moral à
zéro ! Tu ne te plais pas ici, ou quoi ?
SOPHIE : C'est des problèmes entre papa et maman.
THÉRAPEUTE : Oui, ce que tu dis n'est pas faux non plus, c'est vrai.
MARIE : Oui, mais toi, tu n'étais pas dedans !
SOPHIE : Oui, mais toi, tu étais tout le temps avec papa, en même temps !
MARIE : Hé bien, je n'ai pas eu le choix ! Mais maintenant, ça va aller
mieux. Monsieur Trappeniers l'a dit…
THÉRAPEUTE : Tu sais, monsieur Trappeniers… Il pense qu'une hirondelle
ne fait pas le printemps. Monsieur Trappeniers, il pense que, ton papa… c'est
comme la rentrée scolaire, il y a beaucoup d'enfants qui décident de travailler
à l'école, le premier jour, parce qu'ils achètent une trousse, un cartable… Ils
se disent « je vais travailler », et puis après… ils perdent la motivation. Ton
papa, il a l'air motivé, c'est possible qu'il soit motivé pour faire un travail avec
moi, c'est possible que ta maman soit motivée, maintenant, il n'y a que
l'expérience qui va nous le montrer. Donc…
MARIE : Et on devra revenir, si ça ne va pas ?
THÉRAPEUTE : Je vais dire quelque chose qui n'est pas contre toi :
j'aimerais mieux ne pas te revoir. Parce que, si je ne te revois pas, c'est que
les choses vont mieux pour toi. Mais, si je suis amené à te revoir, je te
reverrai avec plaisir. Mais, là, tu devras, toi aussi faire des progrès. Si papa
veut te mettre dans ses affaires, tu ne dois pas l'accepter.
MARIE : Je vous appelle.
THÉRAPEUTE : Je pense que c'est mieux, si tu appelles plutôt ta maman que
moi ! Je suis prêt à vous adopter pendant la séance, mais… tu as déjà un
papa, j'ai des enfants… La vie est suffisamment compliquée pour moi, tu sais,
déjà… avec mes problèmes au quotidien… si, en plus, je dois m'occuper des
enfants des autres, je ne m'en tire pas. Mais, à la limite, si tu ne sais pas
appeler ta mère, tu m'appelles moi, je transmettrai, il n'y a aucun problème.
MARIE : Ça marche.
THÉRAPEUTE : Ça marche. Qu'est-ce que l'on peut dire de plus ?
VÉRANE : Je pense que c'est une bonne chose, que cela ait été dit.
THÉRAPEUTE : Voilà, et puis, vous savez ce qui vous reste à faire ? Ouvrir
l'œil, et le bon, Madame ! Parce que si vous avez 5 enfants à la maison, et
qu'il faut le surveiller comme le lait sur le feu, hé bien, je vous souhaite bon
courage.
VÉRANE : J'espère qu'il va se responsabiliser un petit peu.
THÉRAPEUTE : À 45 ans…
BERTRAND : C'est trop tard…
THÉRAPEUTE : C'est trop tard ?
BERTRAND : Non, c'est de l'humour, monsieur Trappeniers.
THÉRAPEUTE : Mais justement, vous savez, je n'ai pas trop d'humour, en ce
qui me concerne, dans le métier que je fais. Quand vous dites, c'est trop tard,
c'est possible que ce soit trop tard ! Et à la limite, pourquoi pas ? Autant
qu'elle le sache.
BERTRAND : Enfin, j'ai l'impression aussi, que, je ne sais pas comment,
mais, plus de présence de ta part, pour les enfants, ça ne serait pas inutile, non
plus.
THÉRAPEUTE : Oui, c'est le problème, Madame. Le problème, je vous
l'explique, Madame. C'est que, tant que vous vivez dans une relation
d'évitement, il y a des problèmes, ou il y a des symptômes, c'est une façon de
fonctionner. Quand vous commencez à discuter de ce qui se passe entre vous,
votre conjoint, ou vos enfants, c'est beaucoup plus confrontant. Et c'est là,
que vont commencer à apparaître des reproches. Et c'est là, que les ennuis
commencent, aussi. Enfin, je vous propose d'en rester là. Je ne sais pas s'il
faut prendre rendez-vous ou pas, là encore…
BERTRAND : Je pense qu'on va en rediscuter, ensemble…
THÉRAPEUTE : Je pense que c'est mieux d'en rediscuter ensemble, et puis
après vous me dites quoi. Voilà, on va en rester là pour aujourd'hui.

Vulnérabilité ne signifie pas fatalité


Nous sommes donc partis d'une situation familiale avec une production de
symptôme, et du symptôme nous sommes passés au contexte pour
comprendre les différents enjeux. J'ai travaillé sur deux sous-systèmes
(conjugal et parental), et l'on a vu émerger un certain nombre d'éléments qui
sont tous liés au rôle et à la place que chacun des protagonistes occupe.
Marie occupant une place qui n'est pas la sienne, les deux jumelles, Catherine
et Sophie, ne disaient pas grand chose de la situation mais envoyaient au
niveau postural toute une série de messages montrant qu'elles n'étaient pas
bien. Je n'ai pas cherché à leur donner plus de place, car je ne me voyais pas
en capacité, dans cette séance, de faire plus que ce que je faisais.
Il est intéressant de noter que c'est au moment où Laurie quitte la maison
qu'un certain nombre de problèmes s'amplifient. Cela a-t-il du sens ou pas, je
n'ai pas abordé cette question mais je l'ai en tête. Dans le même temps, Marie
semblait la mettre dans une place de seconde mère...
C'est un choc pour chaque membre de la famille : ils sont venus me voir avec
des certitudes (le problème c'est l'autre), et ils ressortent de cette rencontre
avec un coefficient d'incertitude extrêmement important, le problème n'étant
pas réductible uniquement à l'autre : ils se sentent perdus.
Nous voyons apparaître la peur que les choses se répètent, mais aussi la
crainte de ne pas pouvoir faire autrement. La crise est une expérience
singulière que tout être humain traverse à un moment donné de sa vie, avec
laquelle il doit continuer à vivre, échanger, partager, ou bien se séparer, se
refermer. C'est un moment désespéré et en même temps plein d'espoir, où
tout est possible et en particulier la nécessaire renégociation de la place de
chacun, car vulnérabilité ne signifie pas fatalité.
À la lumière de ce que vous venez de lire, avez-vous identifié certains des
rôles qui se jouent dans votre famille ? Quels sont-ils ?

! ................................................................................................................................
!
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!
Partie 2 Trouver sa place

Apprendre à être soi sans renoncer aux autres

Chapitre 4. Avoir une place, jouer un rôle


Chapitre 5. Les règles de construction d'une relation
Chapitre 6. Émotions et manipulations
Chapitre 7. Les logiques de répétition
Chapitre 8. Secrets de famille
Chapitre 9. Les loyautés
Chapitre 10. Assumer sa place
Chapitre 11. Au travail !
Chapitre 4

Avoir une place, jouer un rôle

LE RÔLE EST DIFFÉRENT DE LA PLACE. Il est en quelque sorte notre costume


social. Dire : « Je suis plombier », « Je suis professeur des écoles », « Je suis
médecin », c'est une façon de se présenter par l'ordre social. Dire : « Je suis le
père de Jean », « Je suis la mère de Pierre, « Je suis le beau-père du petit
Jules », c'est mettre en avant le rôle joué au sein d'une famille donnée. Dire :
« Je suis le fils du grand professeur Untel », « Je suis l'épouse du docteur »,
c'est assumer un rôle secondaire, puisque subordonné au prestige d'autrui. Ce
qui en dit long sur l'estime de soi du locuteur…

L'habit ne fait pas le moine


On voit bien l'importance qu'il y a d'investir ce rôle pour avoir le sentiment
d'occuper une place. Par exemple, au niveau professionnel, il ne suffit pas
d'avoir un diplôme de plombier pour prendre son travail au sérieux, de même
qu'il ne suffit pas d'avoir un diplôme de professeur des écoles pour être un
bon enseignant. Il est aussi vrai qu'être un géniteur ne fait pas un bon papa,
pas plus qu'accoucher d'un enfant fait d'une femme une mère : il faut prendre
le temps d'adopter son bébé.
Au cinéma, on comprend aisément à travers l'exemple des « remakes » qu'il
existe différentes façons de prendre une place à partir d'un même scénario.
L'interprétation, qui s'associe à la place, donnera ou non la crédibilité au rôle.
On peut aussi prendre l'exemple d'une chanson, d'un morceau de musique
interprété par deux musiciens différents, dont l'un éveillera chez l'auditeur
une palette d'émotions qu'il n'avait pas soupçonnées lors d'écoutes
précédentes.
Oser prendre une place, oser exister en relation à soi-même et à autrui, n'est
pas une mince affaire. D'autant plus que nous vivons dans une société qui
précisément essaie de raboter toutes ces singularités qui sont les nôtres. Fort
heureusement, il ne suffit pas d'arborer telle marque de vêtement ou de
voiture pour nous assurer une place dans la relation que nous avons avec
autrui ! Cette appropriation des signes extérieurs d'appartenance, loin de nous
donner la place que l'on convoite à travers eux, nous renforce au contraire
dans l'illusion qu'il nous faut acheter des droits d'entrée dans un monde qui,
vu sous cet angle, ne peut que nous rester fermé. Bref, nous nous éloignons
encore plus de cette place, autrement dit de cette reconnaissance que nous
attendons de la part du groupe auquel nous voulions adhérer. Or, pas plus
qu'elle ne se donne, une place ne s'achète : elle se prend. Il ne suffit pas
d'avoir, encore faut-il être.
Au-delà des apparences matérielles, notre façon d'être au monde peut elle-
même n'être qu'un rôle plutôt que le résultat de l'occupation d'une place.
Comme un masque derrière lequel on se croit obligé d'avancer afin de se
sentir accepté par les autres, et peut-être ainsi trouver une place. Mais nous
risquons alors de nous perdre dans un jeu de faux-semblants où nous-mêmes
ne savons plus très bien où se situe notre vérité d'être.

Les fictions autoréalisatrices


« Je suis toujours celui (ou celle) devant qui on passe dans la queue du
supermarché, à chaque fois c'est pareil, c'est toujours à moi que ça arrive. »,
entend-on souvent. La personne qui prononce cette phrase croit dur comme
fer qu'elle est un être transparent, devant lequel les autres peuvent passer sans
conséquences. Dès lors, elle ne se risque pas à râler, à quoi bon ? Puisque
c'est son lot, sa fatalité. Mais en se taisant lorsqu'on la double dans la file, elle
prend sa part dans cette réalité, qu'elle façonne aussi sans s'en rendre compte.
Elle « colle » en quelque sorte à sa croyance et ainsi l'ancre dans le réel. On
peut parler alors de « fiction autoréalisatrice ». Un vrai cercle vicieux.
Prenons l'exemple de deux employés d'un même service, qui demandent une
semaine de vacances. L'un voit sa requête acceptée, tandis que l'autre essuie
un refus. Favoritisme ? Peut-être, mais pas seulement.
Il faudrait, pour en être sûr, se repasser la scène en vidéo. Que s'est-il dit dans
les gestes, le regard, l'intonation de la voix, qui a pu convaincre le chef de
service de commettre une telle injustice sans crainte que l'employé lésé ne
bronche ? Certes, il peut paraître choquant de ne pas rejeter toute la faute sur
le responsable qui, en faisant deux poids deux mesures, sème la zizanie dans
ses troupes. Mais n'est-ce pas aussi réduire l'employé au seul rôle de victime
que de le dégager de toute responsabilité dans cette affaire ?
Rester prisonnier d'un rôle
Le problème du rôle est qu'il enferme, qu'il fige la personnalité dans une
incessante répétition des mêmes schémas et scenarii, et ce dans tous les
compartiments de la vie, jusque dans la sphère du couple et de l'intime.
Ainsi cette dame qui vient en thérapie parce que son mari la maltraite. Elle le
quitte, rencontre un autre homme, attentif, gentil, mais au bout de quelque
temps, elle se plaint : « Je m'ennuie ! » On voit bien à travers cet exemple
comment il est possible de revendiquer une place – « Je veux que l'on me
respecte, j'en ai assez d'être maltraitée » – et, dans le même temps, rester
prisonnier d'un rôle, sans avoir forcément conscience qu'on l'entretient.
Ces schémas sont fortement structurants car ils sont installés dans l'enfance,
au moment où se bâtit la personnalité, par le biais de l'éducation et du désir
des parents, ou de ce que l'enfant en perçoit, ce qui n'est pas forcément la
même chose.

De la difficulté de prendre une place


Certes, notre propre culture, imprégnée de valeurs judéo-chrétiennes, est
ambivalente en matière d'affirmation de soi. Mais certaines attitudes
parentales viennent aussi empêcher l'enfant de se trouver une place sûre.
L'enfant qui dit « Non » est méchant, celui qui dit « Oui » et obéit sans
broncher, même si les ordres qu'on lui donne sont contraires à ce qu'il ressent,
est gentil. Dans ce contexte, il est extrêmement difficile de sortir d'un rôle
assigné pour prendre sa place en disant « JE ne veux pas ceci mais de cela »,
« JE ne suis pas d'accord ». Oser s'affirmer, c'est en effet prendre le risque de
ne plus être conforme à l'attente supposée de l'autre.
Prenons l'exemple tout simple du bébé qui refuse de manger sa soupe. Sa
mère, au lieu de lui dire : « Tu n'as pas faim ? Ce n'est pas grave tu mangeras
mieux au prochain repas. », lui dit : « Mange, pour me faire plaisir. Allez,
une cuiller pour maman, une cuiller pour papa. » Le petit va alors penser que
dire non à la soupe c'est dire non à sa mère, qu'il va, par son refus, la
décevoir, la faire souffrir. Or, ce que l'enfant redoute le plus au monde, c'est
perdre l'amour de son parent ou le détruire. Il finira donc, dans beaucoup de
cas, par manger sa soupe même s'il n'a pas faim. Pour faire plaisir. Et, à force
de répétitions de ce type de scènes, il perdra sa capacité à s'écouter, c'est-à-
dire qu'il perdra le contact avec sa propre sensation pour n'être plus réactif
qu'à l'attente de sa mère.
De même, lorsque le discours des parents est double, ou est en décalage voire
en contradiction avec les signaux non verbaux qu'ils envoient, l'enfant ne sait
plus quoi penser ni comment se positionner. Perdu, il navigue à vue en
essayant de s'adapter, au risque de se perdre ou de perdre une partie de lui-
même. Ainsi un enfant à qui l'on dit « il faut que tu sois grand », mais à qui la
mère refuse qu'il s'habille seul, en lui disant « Laisse-moi faire, tu ne vas pas
y arriver », finira par se laisser vêtir comme une poupée tout en intégrant le
fait qu'il n'est pas capable d'être autonome. Et, une fois devenu adulte, il
pourra, par exemple, penser désirer être un homme libre, indépendant, tout en
tombant régulièrement amoureux de femmes aux petits soins, à qui il
reprochera justement, au bout de quelque temps de vie de couple, de ne pas le
laisser respirer.

La distribution des rôles


Les rôles, dans une relation, sont en réalité le résultat d'une co-création :
chacun est façonné par l'autre, au point que nous ne savons plus qui a
influencé qui...
Ainsi prenons une scène de rupture. La femme annonce à son conjoint qu'elle
veut le quitter. Il lui répond : « Je sais ce qui me reste à faire » et met une
lame de rasoir en évidence. La femme se sent contrainte de rester, au moins
pour la soirée. Il se voit comme l'homme abandonné, victime, et cependant,
dans les faits, il a pris le contrôle de la situation. Il ne l'a pas fait réellement
exprès, mais l'expérience qu'il a acquise depuis son enfance lui a appris qu'en
se montrant faible, on obtient ce que l'on désire. Or, ce qu'il désire le plus à ce
moment précis, c'est que reste celle qu'il dit aimer. Alors, il se montre aussi
faible qu'il le peut, en allant jusqu'à évoquer sa disparition. Il souffre
vraiment, et son attitude est la seule façon qu'il a trouvée de lutter contre cette
souffrance en empêchant sa bien-aimée de partir. De fait, elle a cédé : en
acceptant de renoncer, au moins momentanément, à son départ, elle entre
dans le jeu de son compagnon.
Cette scène permet de se rendre compte qu'il faut être deux pour que les rôles
des uns et des autres se déploient. Tant que celui ou celle avec qui l'on vit
accepte de jouer le jeu, trouve son compte dans ce tricotage, dans cette
construction mutuelle, et prend la place qu'on lui donne, tout va bien. Mais si
l'autre, à un moment donné, refuse de continuer à jouer ce jeu et demande une
autre place, alors ce qui a été pendant longtemps une solution devient un
problème. La situation de crise apparaît : il faut alors se décider à se séparer
ou à changer.

Oser dire JE
Changer… C'est là que peut intervenir la thérapie, ou l'intérêt de certaines
lectures, comme celle de ce livre. L'accompagnement qui va aider à exécuter
un pas de côté afin de modifier son point de vue et sortir de la répétition. Un
décentrage d'autant plus difficile que dans ces mécanismes, rien n'est
vraiment conscient. Contrairement à la place qui est assumée sciemment, le
rôle, lui, s'impose « à l'insu de son plein gré ». La personne se sent « agie »,
plus qu'elle n'agit. Elle a le sentiment de subir des mouvements internes, des
émotions qu'elle contrôle mal et qu'elle projette sur les autres. Cependant, il
faudra faire le tri entre ce que l'on veut garder et ce dont on veut vraiment se
débarrasser. Souvent, en effet, on revendique une autre place tout en campant
sur ses vieilles positions, en n'arrivant pas à sortir des anciens schémas. On
veut changer mais à condition que rien ne change.
Pour enfin occuper une place, pleinement, il est important de revisiter ses
choix, de redéfinir sa place dans couple, la famille, de reconsidérer sa façon
de se situer professionnellement. Car la place est une question d'être et non de
faire, c'est la façon dont on occupe une fonction : debout, serein, en pleine
connaissance de cause. Il s'agit d'une expérience assumée et non d'une
flambée émotionnelle ni d'une réponse à l'injonction d'être conforme. On
peut, par exemple, être géniteur ou génitrice – qui sont des fonctions
biologiques, familiales, sociales –, sans pour autant prendre une place de père
ou de mère. Qui donne cette place ? Faut-il attendre que ce soit le conjoint,
l'enfant ou la famille qui la donne ? Non, il faut la prendre. Une question où
s'articulent tout à la fois notre désir, nos représentations de ce qu'est un père,
une mère, notre vécu en tant que fils, fille, d'un père et d'une mère, le projet
parental bâti avec l'autre, et la façon dont nous allons expérimenter la vie
avec un bébé particulier, le nôtre. La place de père ou de mère se prend au
moment où l'on peut dire JE suis père ou JE suis mère. En habitant réellement
ce JE.
À la lumière de ce que vous venez de lire, avez-vous identifié certains des
rôles que vous jouez ? Quels sont-ils ?
................................................................................................................................
!
!
.........................................................................................................................................

................................................................................................................................
!
Chapitre 5

Les règles de construction


d'une relation

QUELLE QUE SOIT SA NATURE, UNE RELATION commence toujours au moment où


deux personnes entrent en interaction. Rencontre voulue ou croisement de
hasard dans un magasin, rendez-vous professionnel ou galant, présentation
par un tiers ou nécessité d'un échange commercial tout bête comme acheter le
pain chez le boulanger, peu importe : par définition, il existe toujours entre
deux personnes un premier moment. Un instant où chacun ne sait encore rien
de l'autre, hormis ce que nous en disent nos sens et les conclusions que l'on
peut tirer du contexte de la rencontre.

Objectivité, subjectivité et intersubjectivité


Lors d'une première rencontre, les premières informations perçues – forme du
visage, grain de la voix, façon de se tenir, de se vêtir, rayonnement – viennent
se lier à notre vécu, à nos souvenirs, pour faire naître un ressenti, une
émotion : « Tiens c'est bizarre, elle ressemble à ma tante Jeanne que je ne
supporte pas » ; « Il me fait penser à cet acteur de cinéma » ; « Hum, il sent
bon »… Il est intéressant de s'interroger alors sur ce regard que l'on porte
d'emblée sur l'autre : « Que suis-je en train de ressentir ? » ; « Qu'est-ce qu'il
me fait ? ». Avenant, de bonne humeur, sympathique, doux, serein, ou au
contraire nul, stupide, malsain, désagréable, fébrile, nerveux... Le premier
qualificatif qui nous vient à l'esprit à propos de cette personne-là nous donne
une indication non pas sur qui elle est, mais sur qui nous sommes nous-
mêmes. En effet, si d'emblée je trouve telle personne nulle, cela ne signifie
pas qu'elle est nulle – je ne dispose d'aucun élément de jugement objectif
puisque je ne la connais pas –, mais cela révèle plutôt à quel point mon
ressenti est une construction élaborée en fonction de ma propre histoire.
Trop souvent, on balaye ces impressions d'un revers de main, on ne se fait
pas suffisamment confiance pour s'autoriser à les ressentir. Tant que l'on n'a
rien à faire avec la personne, ce n'est pas grave, mais si la rencontre se
transforme en une relation quotidienne, amoureuse, familiale, amicale,
professionnelle, alors on s'ampute d'une partie de notre capacité à en
appréhender le fonctionnement. En effet, au-delà des discours rationnels, ces
phénomènes de perception colorent le lien, la façon dont deux personnes
interagissent l'une par rapport à l'autre. Il est donc important d'écouter sa
petite voix intérieure, comme il est important aussi de s'en méfier, car ce que
nous ressentons, souvent, a surtout à voir avec nous-mêmes. Ce ressenti ne
nous dit pas qui est l'autre, mais comment on le reçoit et on l'accueille.
Simultanément aux impressions ressenties, un questionnement vient souvent
induire la façon dont nous nous présentons à l'autre : « Que pense-t-il, que va-
t-il penser de moi ? ». L'écoute de nos propres émotions, lors d'une rencontre
avec une autre personne, permet de comprendre comment nous construisons,
en permanence, notre propre réalité, et quelle part nous prenons dans la
création d'une réalité avec autrui. Cela demande une attitude d'ouverture et de
confiance en soi, mais on peut ainsi prendre conscience que notre vision
d'une relation n'est pas la « vérité vraie », mais une création. Et, puisque
l'autre est également un être humain doté d'intuitions, d'émotions, et amenant
avec lui son histoire, lui aussi construit avec nous une vérité. De sorte qu'une
relation, quelle qu'elle soit, est une co-création, une sculpture commune que
chacun modèle en fonction de ce qu'il est, de ce qu'il perçoit de l'autre, et de
ce qu'il suppose être ses attentes.

La constitution des règles


À partir du moment où deux personnes ou plus font davantage que se croiser
– « Je deviens votre collaborateur », « Soyons amis », « Je souhaite rejoindre
votre association », « Je suis amoureux » –, très vite la question des règles
s'instaure. En effet, comme tout système humain, le couple, la famille, les
groupes sociaux sont des ensembles d'éléments qui s'agencent et interagissent
de façon non aléatoire, c'est-à-dire qu'ils sont régis par des règles, par une
dynamique qui induit un mode de rapport déterminé entre les membres du
groupe, et avec l'extérieur.
Le plus souvent, les règles ne sont pas dites ou rappelées. On comprend
qu'elles existent à partir de la répétition : quand un événement se produit une
fois, c'est un hasard, deux fois, c'est une coïncidence, mais au bout de la
troisième fois, une théorie commence à se construire. Prenons le cas d'une
personne en retard à un rendez-vous. Si c'est la première fois, c'est peut-être
un contretemps, mais si le retard se répète, il prend sens : elle ne veut pas
venir, elle n'a pas envie de me voir, elle est fainéante, elle ne sait pas
s'organiser...
Toutefois toutes les règles ne se ressemblent pas, ni ne se situent toutes au
même niveau.

Les « métarègles »
Les métarègles régissent les circonstances dans lesquelles nous évoluons.
Contre celles-ci, nous ne pouvons rien la plupart du temps. Imaginons que je
doive prendre l'avion. J'arrive à l'aéroport : il y a une grève des aiguilleurs du
ciel. La règle en vigueur devient alors : « Un avion sur deux seulement
décolle ; il faut attendre pour savoir l'heure du prochain vol pour ma
destination ». Si je n'accepte pas de prendre en compte ces circonstances, je
vais, selon mon caractère, stresser et me désespérer de ne pouvoir partir dans
les temps, ou encore insulter le personnel au sol qui n'y peut strictement rien.
Dans les deux cas, désespoir ou agitation, mon attitude est stérile. En
revanche, si je prends conscience de cet état de fait et que j'accepte la
nouvelle métarègle, je peux mettre en place des stratégies pour m'y adapter :
reporter mon voyage, aller chercher une pile de journaux, écouter
tranquillement de la musique ou aller m'acheter un roman à la librairie de
l'aéroport, brancher mon ordinateur et profiter de ce temps pour avancer sur
mes dossiers.
Autre exemple : Une équipe de soignants d'un hôpital décide d'organiser un
méchoui avec les patients, qui se réjouissent de l'événement. Mais pas les
pompiers. Le jour « J », le méchoui doit être annulé alors que tout est prêt car
les règles de sécurité ne sont pas respectées. Les patients sont déçus, les
soignants en colère.
Le premier exemple montre comment il est des choses que nous pouvons
décider dans la vie et d'autres dont nous ne décidons pas : une grève, la
météo, les impondérables, les lois. Le deuxième exemple montre qu'à sous-
estimer le contexte dans lequel on se trouve, on risque de se découvrir
impuissant alors qu'il y aurait eu sûrement quelque chose à y faire, en
l'occurrence penser à prévenir préalablement les pompiers.
Communiquer n'est pas convaincre
Les règles régissent les interactions entre les personnes engagées dans une
relation. Très vite instaurées, ces règles peuvent être explicites, c'est-à-dire
clairement exprimées (« Dans le couple c'est moi qui tient les comptes »), ou
bien implicites, non dites : elles se mettent alors en place « à l'insu de notre
plein gré ». Si elles permettent de se positionner efficacement l'un par rapport
à l'autre tout va bien. En revanche, lorsque cela ne fonctionne pas, les règles
implicites induisent des rapports dissymétriques. L'un va essayer de faire
adopter sa façon de voir les choses à l'autre. Il va communiquer, dire : « Je
pense que cela serait mieux si l'on faisait comme ça ». Si l'autre n'obtempère
pas, il reformulera sa proposition une fois, deux fois, trois fois… Il essayera
de convaincre, il argumentera afin de lui démontrer qu'il a raison, alors qu'il
s'agit en réalité d'imposer à l'autre une règle tout en faisant comme s'il ne lui
imposait pas. Le but est de faire en sorte que l'autre finisse par se ranger à son
avis de « son plein gré... ».
Prenons l'exemple d'une vendeuse qui veut absolument vous vendre un
pantalon vert. Vous détestez le vert. Plutôt que d'accepter que vous ayez un
avis différent du sien, elle insiste : « Mais si, c'est la mode, et cette couleur va
très bien avec vos yeux », arguments qui ont juste pour but de lui donner
raison à elle. Ce mode de fonctionnement est très commun, c'est pourquoi il
est important de pouvoir le repérer pour y répondre sans se fâcher ni se
soumettre : il conviendra d'entrer en conversation, c'est-à-dire de pratiquer la
métacommunication, qui est la communication sur la communication.

La constitution des règles dans une relation


conjugale
Dès le premier échange, des règles s'instaurent dans le couple, donnant à
chacun une place et un rôle. Dans les couples, bien sûr, la question de la
place s'organise aussi autour de règles. Mais celles-ci ne sont pas posées
comme préalables à la formation du couple. Il s'agit plutôt d'une sorte de
danse complexe entre deux personnes, chacun positionnant son pas en
fonction de celui de l'autre, induisant une nouvelle figure chez son partenaire.
Au fur et à mesure que s'élabore cette chorégraphie, chacun prend sa place,
ses repères, et devient prévisible pour l'autre. Toutefois chaque individu, en
fonction de ce qu'il est, de son histoire, des modèles qui lui ont été transmis
par sa propre famille, de ses propres représentations, aura une façon
particulière de réagir à l'attitude son partenaire. Dans ce ballet, les règles ne
sont pas dites : implicites, elles ne sont parfois pas en accord avec celles qui
sont exprimées, c'est-à-dire les règles explicites. Cette divergence, ou « non-
congruence », entraîne inévitablement incompréhension, rancœurs, conflits.

Adeline et Thomas
Adeline et Thomas sont au tout début de leur relation. Ils ont rendez-vous à
12 h devant la poste. Thomas arrive avec trois quart d'heure de retard et lance
à Adeline, la bouche en cœur : « Que je suis content de te voir ! ». Adeline,
qui a eu peur qu'il ne vienne pas du tout, se dit : « Le principal c'est qu'il soit
là ! ». Elle ne lui fait donc aucune remarque. Dix ans passent, le quart d'heure
est devenu une demi-journée et Adeline craque.
Que s'est-il passé ? Adeline n'a pas relevé la non-congruence entre l'explicite
et l'implicite, considérant que cela n'était pas grave, et le retard s'est
transformé en une règle sur laquelle il est devenu, au fil des années, de plus
en plus difficile de revenir. Dans sa construction du monde, Adeline a une
attitude protectrice : elle a protégé Thomas de sa propre colère, peut-être
même en s'empêchant de la ressentir. Dans sa construction du monde,
Thomas doit garder le contrôle de la situation : c'est lui qui décide à quelle
heure il doit venir, d'autant plus qu'elle ne lui fait aucun commentaire. Ces
deux attitudes en se répétant ont pris valeur de règle : quand Thomas est en
retard, Adeline attend, et puisque Adeline attend, Thomas n'a pas de raison de
ne pas être en retard…
Le fait qu'elle attende montre que son estime de soi est basse. En revanche,
cela rehausse celle de Thomas qui, lui, est attendu. Sans forcément s'en
rendre compte, Adeline renforce ainsi la situation tout en s'en plaignant. Elle
devrait arriver à penser qu'elle rejoue là sa peur de l'abandon : elle ne fait pas
de reproches à Thomas car elle craint qu'il la quitte si elle agissait autrement,

Madame et Monsieur
Un couple est en thérapie. L'anniversaire de Madame tombe vendredi. Son
mari lui dit : « Il faut que je pense à ton anniversaire. Je vais t'emmener au
restaurant à 19 h 30, mais je serai à la maison au plus tard à 19 h, afin de
prendre l'apéritif et de t'offrir ton cadeau avec les enfants. » Il s'agit là d'une
règle explicite. À 20 h, Monsieur n'est pas là. À 20 h 30, toujours personne. Il
arrive enfin à 21 h. Et offre à sa femme un parfum « Chanel n°5 » alors que
sa propre mère le porte... Madame n'avait aucune envie de porter le parfum
de sa belle-mère. Elle se met en colère : « Tu sais que je déteste le parfum de
ta mère ! ». Lui : « Tu refuses mon cadeau ! »
Intellectuellement la patiente comprend parfaitement ce qui se joue là : il ne
s'est pas excusé de son retard, s'est montré d'un égocentrisme forcené et d'une
mauvaise foi incroyable. Tout doit tourner autour de lui et sa place à elle est
niée. Pourtant, émotionnellement, elle n'est pas capable de lui dire « Tu te
fiches de moi ». Elle est dans une telle dépendance affective qu'elle ne peut
lui signifier sa goujaterie de peur de perdre son « amour », qu'elle a
d'ailleurs probablement déjà perdu.
Lui n'a pas respecté la règle explicite qu'il avait pourtant fixée, choisissant
d'appliquer plutôt une règle implicite, renforcée par l'attitude de sa compagne,
« Je fais ce que je veux, et le reste de la maison doit s'adapter. »

La constitution des règles dans une relation


familiale
Dès que les enfants viennent au monde, le couple doit instaurer d'autres
règles afin d'assumer son rôle parental. Ces règles familiales, et la façon dont
elles seront édictées et appliquées ou pas, dépendront de plusieurs facteurs :
les valeurs que chacun des deux parents a reçu de sa famille d'origine, sa
propre représentation de ce qu'est être parent et sa capacité à occuper sa place
de parent.

Transmettre les valeurs qui nous ont été


transmises
Lorsque nos enfants font de nous des parents, qu'on le veuille ou non, se pose
la question de ce que nous voulons leur transmettre.
D'un côté, nous souhaitons explicitement que notre enfant soit épanoui,
heureux, libre et qu'il ne porte pas le fardeau de ce que nous avons vécu.
Dans le même temps, nous avons une histoire, des parents, des mythes
familiaux, des secrets révélés ou cachés, et nous avons « été agis » par des
règles de fonctionnement. Ainsi, nous avons grandi avec un modèle que
souvent nous ignorons. C'est d'ailleurs au moment de devenir nous-mêmes
parent que beaucoup de nos certitudes sont mises à l'épreuve à notre insu.
Par exemple, je peux avoir critiqué un de mes parents ou les deux, et me
retrouver dans la même situation que ce ou ces derniers. Je peux avoir tenté
de construire un contre-modèle, avoir dit ne pas vouloir éduquer mon enfant
de telle ou telle façon, et me retrouver dans une position paradoxale sans
savoir que faire. C'est un moment à la fois difficile et passionnant. Je peux,
sans m'en rendre compte, avoir choisi un(e) conjoint(e) qui représentait des
valeurs antagonistes à celles de ma famille d'origine, et me retrouver en
opposition avec sa façon de procéder, car ce qui m'a plu au départ chez lui ou
chez elle est précisément ce qui m'irrite aujourd'hui.
Heureusement, dans beaucoup de situations, la loyauté à la famille d'origine
n'est qu'un élément parmi d'autres. La flexibilité, l'ouverture, la réflexion,
l'apprentissage mutuel de la relation permettent d'offrir à nos enfants la
possibilité d'une ouverture et d'une créativité qui leur permettra à leur tour
d'inventer et de trouver une place acceptable dans leur existence. Dans
certaines situations où l'enfant est pris à parti de façon unilatérale, comme le
fait d'avoir à choisir entre son père et sa mère, les choses peuvent être
beaucoup plus complexes. Lorsque les parents n'offrent pas à l'enfant la
possibilité de se différencier, cela peut être un exercice extrêmement difficile
d'être à la fois loyal à son père et à sa mère, surtout si on veut essayer de faire
plaisir aux deux en même temps.

La congruence entre l'implicite et l'explicite


Prenons par exemple la situation très banale des mamans dont l'enfant est en
âge d'explorer le monde à quatre pattes. Certaines vont être obligées de
répéter 20 fois, 50 fois, à leur bout de chou de ne pas toucher la prise
électrique. D'autres vont poser la règle une fois pour toutes. Quel est
l'élément décisif ? Le ton qu'elle y met. L'enfant est très sensible à la musique
des mots. Si la maman est convaincue de l'importance du message qu'elle
veut faire passer, s'il y a congruence, c'est-à-dire cohérence entre le sens et la
musique des mots, alors il recevra ce message 5 sur 5. En revanche, si la
maman prononce la phrase « Ne touche pas, c'est dangereux » sur le même
ton que celui qu'elle emploie pour dire « Viens prendre ton goûter », alors il
entendra qu'il existe bel et bien deux niveaux de compréhension : au premier
on l'empêche de faire quelque chose, et à l'autre, on l'y autorise. Le message
tombe donc à plat.
Cette observation demeure valable à tous les âges de la vie : le fait que l'on
retienne ou non ce qui nous est dit dépend de la façon dont le message est
envoyé. Ici le contexte n'est pas en cause, tout se joue au niveau de la voix. Il
faut que « ça sonne juste ».

Cohérence et cohésion
La cohérence associée à l'authenticité constitue l'un des piliers de l'éducation.
C'est un fait qu'il faut garder en mémoire, notamment lors des tensions
éducatives au sein du couple parental.
On pense souvent que les parents doivent être d'accord sur tout. Mu par
l'attachement au mythe de l'unité familiale, on ne veut pas discréditer l'autre
aux yeux de l'enfant. On s'abstient alors d'exprimer son désaccord sur sa
façon de gérer un conflit, de poser une règle en interdisant ou autorisant telle
ou telle chose. Or l'enfant va sentir le décalage entre l'entente de façade et le
vrai désir de l'un ou de l'autre, et se trouver pris dans un conflit de loyautés.
On peut aussi se disputer devant l'enfant, qui saisira l'occasion pour agir à sa
guise en jouant sur les contradictions entre son père et sa mère.
Il est possible également de jouer cartes sur table, en disant clairement :
« Nous ne sommes pas d'accord, nous allons donc chacun te donner notre
avis. On rend alors l'enfant créatif et surtout on lui donne l'exemple d'adultes
capables d'affronter la réalité d'un conflit. L'enfant a clairement l'information
comme quoi ses parents sont en désaccord sur quelque chose qui le concerne,
mais ils le protègent en même temps de devoir faire un choix entre son père
ou sa mère au travers de leur point de vue divergent. L'enfant est ainsi dégagé
de certains enjeux et se trouve face à des adultes capables de confronter leur
différence en privilégiant l'intérêt de leur enfant.
Une fois la décision prise, on doit en revanche s'y tenir : une règle est faite
pour être respectée. Ce message-là, l'enfant doit l'entendre. Ce qui n'est pas
forcément évident dans un monde où, dans la sphère familiale, la question de
l'amour prime, et c'est heureux, sur la question du dressage. Les parents
d'aujourd'hui, plus que les générations qui les ont précédées, craignent de
« faire mal ». Peut-être à cause d'une « psychologisation » généralisée, via
des médias véhiculant des concepts mal compris ou simplifiés à outrance. On
entend souvent des pères et des mères redoutant de traumatiser leurs enfants
en les confrontant à la frustration, ou tellement anxieux de ne pas être aimés
de leur progéniture qu'ils cèdent sur tout afin d'éviter tout conflit. Or, aimer
son enfant, c'est aussi oser le confronter aux limites. Elles sont pour lui
contenantes, sécurisantes. Tant qu'il ne les trouve pas, clairement posées par
des adultes à leur juste place, c'est-à-dire à l'aise avec leur rôle éducatif, il les
cherchera, de plus en plus loin.

Obéissance et conformité
Cela étant, l'apprentissage du petit Homme passe également par l'éducation à
la conscience, au choix, à la liberté. C'est pourquoi il ne faut pas confondre
dressage et éducation, rigidité et rigueur.
Dans le premier cas, l'objectif est la soumission, l'obéissance aveugle. On ne
cherche ni ne donne de sens aux règles imposées ; « Tais-toi, tu es petit, je
suis grand, c'est donc moi qui commande, c'est comme ça, et tu n'as rien à
dire. » Dans un tel contexte, et si, en plus, la violence physique ou verbale est
employée comme moyen « éducatif », l'enfant n'a d'autre choix que de se
conformer aux attentes ou de faire semblant. Ce type d'éducation, en effet,
apprend vite le mensonge. Puisqu'on exige de lui qu'il plie, l'enfant, pour
« sauver sa peau », apprendra l'acceptation de façade qui permet de mieux
détourner des règles qu'il juge absurdes ou scélérates, il apprendra la
dissimulation qui évite les esclandres ou permet de s'aménager des espaces de
liberté.
Fondées, argumentées, les règles sont plus facilement acceptées lorsque
l'enfant apprend qu'elles ont un sens qu'il peut interroger. En outre, dans
l'échange serein avec ses parents, le petit expérimente que sa pensée et son
avis valent quelque chose, que les mots humanisent et que l'écoute est une
manière de respecter l'autre.

L'exemplarité
L'éducation, cependant, ne se déroule pas uniquement dans l'échange. Trop
souvent les parents oublient qu'une part considérable des règles n'est pas
exprimée mais passe par l'exemplarité. Les parents sont en effet des modèles,
des supports d'identification pour leurs enfants. Le message se doit donc
d'être cohérent, entre ce qui est dit et ce qui est montré.
Prenons l'exemple d'un père de famille un jour de vacances scolaires, qui fait
la queue au cinéma pour aller voir le dernier Harry Potter avec ses deux
garçonnets. Au moment où la personne devant lui paye sa place, il sort son
téléphone portable, compose un numéro et entame une conversation. Lorsque
son tour arrive, il ne peut ni saluer d'un « bonjour » le caissier stupéfait, ni
exprimer sa demande par un « s'il vous plaît », et lui indique seulement par
signe, en le regardant à peine, tout absorbé qu'il est par son échange
téléphonique, qu'il veut trois places pour la séance. Il paie, mais bien sûr ne
remercie pas. Forcément : il n'a pas encore raccroché !
Peut-être ce père de famille exige-t-il de ses enfants qu'ils soient polis à table,
ou s'indigne-t-il s'ils reviennent avec de mauvaises notes de comportement de
l'école. Mais quel exemple leur montre-t-il ? Peut-on demander à quelqu'un
de faire quelque chose que l'on n'est pas capable de mettre en pratique soi-
même ?
On peut penser que cet homme est mal élevé. Cela n'empêche pas qu'il
applique, consciemment ou pas, des règles qui lui ont été transmises. Car
dans chaque parent sommeille un enfant à qui ses propres parents ont voulu
transmettre des valeurs. Et il peut vouloir à son tour transmettre à ses enfants
soit ce qu'il a reçu, soit tout le contraire s'il s'est construit en réaction à son
éducation. Dans les deux cas, il choisira comme partenaire un homme ou une
femme qui lui permettra d'aller dans un sens ou un autre, au risque, parfois,
de se faire rattraper par son histoire.
Chaque cellule familiale doit tricoter, jour après jour, son propre
fonctionnement à partir des histoires de chacun. Cela demande d'aller puiser
dans ses ressources créatives et inventives. Et là aussi, la question de
l'implicite se pose, ô combien !

La constitution des règles dans une relation


professionnelle
Au travail, il existe des métarègles à partir desquelles s'organisent les
relations entre les personnes : code du travail, règlement intérieur de
l'entreprise, convention collective... Elles constituent le contexte dans lequel
on exerce sa profession. Or, il est important de connaître ce contexte pour
pouvoir se repérer et savoir au sein de quelles limites on évolue.
Prenons l'exemple de cette animatrice, dans une maison de retraite, qui a
décidé un jour d'organiser un atelier « émaux ». Elle a recruté quelques
résidents très enthousiastes, déterminé le jour, apporté le matériel… Sauf que,
faute d'en avoir préalablement informé la direction, elle n'a pu savoir qu'il
était impossible de disposer d'un four pour cuire les émaux.
Comme dans le couple ou la famille, ces métarègles forment une sorte de
contenant au sein duquel des liens se forment selon les lois où les attentes des
uns et des autres, sachant que l'estime de soi joue un rôle important en la
matière. Dans la vie professionnelle comme ailleurs, non congruence et
double message contradictoire peuvent être de mise, et plonger les individus
dans la confusion et le doute.
Ainsi, dans les réunions, on entend régulièrement des injonctions comme :
« Soyez créatifs », « Soyez autonomes », « Soyez imaginatifs »... Or, la
création, l'autonomie, l'imagination, par définition ne se commandent pas par
décret ! Elles impliquent un acte de liberté, pas forcément bien vu dans un
contexte professionnel. De plus, le fait même qu'il s'agisse d'un ordre
hiérarchique sous-entend une menace non formulée : « Si vous ne vous
montrez pas créatif, vous n'êtes peut-être pas à votre place dans ce service. ».
Dans ces conditions, impossible d'ouvrir un espace intérieur suffisant pour
laisser son imagination s'épanouir. La façon même de formuler la demande
organise donc les conditions pour que le salarié ne puisse y répondre. On
ferme ce que l'on laisse soi-disant ouvert. Ce double langage est l'une des
sources principales de malaise au travail.

Quelle est ma réaction par rapport à ces


règles ?
Une fois les règles identifiées, quel que soit le contexte, il faut savoir
comment nous allons les considérer. Si elles sont claires et jugées
acceptables, aucun problème ne se pose ; nous nous y conformons de bonne
grâce. Il en va autrement si nous sentons que l'on cherche à nous les imposer
contre notre volonté, de façon plus ou moins masquée. Lorsque la personne
va essayer de nous convaincre du bien-fondé des règles auxquelles elle veut
nous soumettre contre notre gré, notre réaction en dira beaucoup sur ce que
nous sommes et notre façon d'interagir avec l'extérieur.
Nous pouvons nous soumettre et ne rien contester : « Qui ne dit mot
consent ». Cette façon d'éviter le conflit est aussi une façon d'éviter de
prendre une place en formulant une opinion, probablement par manque de
confiance en soi. Mais elle peut dénoter aussi un manque de confiance en
l'autre, jugé incapable d'écouter d'autres arguments que les siens.
Nous pouvons aussi nous fâcher, créant alors une frontière claire entre nous
et l'autre. Je campe sur mes positions, et signifie à l'autre personne que, étant
donné son mode de relation, je ne souhaite pas entrer en relation avec elle.
C'est une autre forme d'évitement.
Nous pouvons encore nier l'autre dans son existence. C'est la pire des
positions.
Nous pouvons enfin choisir d'entrer en conversation. Cette attitude signifie :
« Je ne comprends pas ce que tu veux vraiment. Je voudrais comprendre ».
Mais pour parvenir à ce niveau de relation, il faut avoir envie de créer, de
maintenir le lien avec l'autre. Il faut essayer d'aller au-devant de lui, accepter
de se dévoiler en lui livrant notre propre vision des règles à instaurer dans la
relation, et surtout être prêt à lui laisser une place dans la relation.

La place, la loi, les échanges


Les échanges entre les personnes, que l'on se situe dans la société, dans la
famille, entre amis ou dans l'entreprise, s'articulent certes en fonction des
histoires de chacun, des attentes, des désirs, des places occupées par les uns
et les autres, mais ces échanges ne sauraient se dérouler hors de la Loi. La
Loi représente à la fois la toile de fond et le cadre où s'inscrivent les
interactions et interrelations entre les hommes.

Les lois écrites


Ce sont les lois les plus faciles à étudier. Elles sont, dit le Littré, « des
prescriptions émanant de l'autorité souveraine. » Il s'agit donc des règles de
vie en communauté, établies pour que perdure justement la communauté telle
qu'elle se représente elle-même, et dont le garant sinon l'instigateur est le
souverain, le chef, le président, l'empereur, le duce, le führer, le roi. Le nom
donné varie en fonction du système politique, c'est-à-dire de l'organisation de
la cité. Mais, dans tous les cas, celui qui incarne l'autorité souveraine est
censé parler pour les autres, en leur nom, et encadrer leur vie en faisant
respecter les règles qui préexistaient à son arrivée ou en faisant respecter
celles qu'il décide d'instaurer. Car les lois écrites ont de particulier d'être
modifiables : elles varient d'un État à l'autre, d'un système à l'autre, d'une
époque à l'autre. Elles se modifient en fonction des évolutions de la société,
qu'elles suivent en général plutôt qu'elles ne les précèdent.
La loi constitue un cadre de référence dans lequel l'individu renonce à son
désir ou à ses pulsions (voler, violer, saccager, par exemple) au profit du bien
commun. Les lois écrites disent ce qui lui en coûtera de passer outre : pour
chaque manquement, elles définissent une sanction, c'est-à-dire une dette
pour partie symbolique dont il faut s'acquitter. Pour autant, cette loi découle
elle-même d'une autre loi, qu'elle tente d'ailleurs de mettre en forme mais
qu'elle réduit en ce faisant : la Loi non écrite.

La loi non écrite


Les Anciens la nommaient « Loi de la Nature ». Ensuite, puisque la Raison
était la nature de l'Homme, ce qui le différenciait de l'animal, on l'a nommée
« Loi de la Raison ». Puis, le temps des monothéismes venu, elle est devenue
« Loi de Dieu » : si l'Homme était doté de raison, c'est parce que Dieu lui en
avait attribué une. Toujours est-il que cette loi est préexistante à toute loi
écrite, et toute loi écrite ne peut que découler d'elle dans la mesure où elle ne
fait qu'adapter au quotidien des individus les principes fondamentaux qu'elle
édicte. Or, ces principes fondamentaux régissent tous les échanges entre les
êtres. Prenons-en deux exemples : l'échange sexuel et l'échange langagier.

La loi de l'échange sexuel


Cette loi qui régit les échanges sexuels est basée sur un interdit : la
prohibition de l'inceste. Pour l'ethnologue Claude Lévi-Strauss, elle
« constitue la démarche fondamentale grâce à laquelle, par laquelle, mais
surtout en laquelle, s'accomplit le passage de la Nature à la Culture. » En
effet, la loi de l'inceste s'ancre dans la nature, mais elle doit parcourir un
chemin pour devenir Loi. La loi de la Nature impose à l'espèce humaine
comme à toute autre espèce de se reproduire pour se perpétuer. Cette loi se
retrouve inscrite dans la Bible : « Croissez et multipliez ». Mais, par nature,
l'homme est aussi un être social. Comme le souligne Thomas d'Aquin au XIIIe
siècle, si l'inceste est mauvais, c'est qu'il « fait obstacle à la multiplication
des amis ». De fait, si l'on prend femme dans la famille, on n'a plus besoin
d'échanger avec l'extérieur, plus besoin de sortir du cercle, plus besoin non
plus de fixer les conditions dans lesquelles la femme du clan d'à côté va
pouvoir venir rejoindre le nôtre, plus besoin de parole. Or, ce sont tous ces
éléments qui caractérisent l'Humanité et sa culture.
Relevons deux faits majeurs à propos de l'inceste : d'abord, les lois écrites qui
découlent de l'interdit de l'inceste concernent l'échange de femmes et non
d'hommes. Ensuite, le tabou de l'inceste tel qu'il est travaillé par la
psychanalyse à travers le complexe d'Œdipe concerne avant tout les relations
mère-fils, et non les relations frères-sœurs, comme si le principal danger était
que les femmes-mères refusent de rendre leur fils à la communauté des
hommes, c'est-à-dire les empêchent de prendre leur place de sujet. Un thème
qui revient fréquemment dans les thérapies.

L'échange langagier
Le langage véhicule l'échange entre les hommes. Il convient de distinguer
deux éléments dans le langage : d'une part le signifiant, c'est-à-dire le mot, et
d'autre part le signifié, c'est-à-dire ce qui est représenté par le mot. Si je dis
« Table », vous pouvez penser « table de multiplication », « table à langer »,
« table de travail », « table pour manger »... Qu'est-ce que la table, fût-elle à
manger ou de multiplication, vient faire dans notre échange ? C'est l'ensemble
de la phrase que je prononce, dans un contexte bien particulier, en association
avec des signifiants non verbaux – mimiques, intonation, etc. – qui va
signifier quelque chose.
C'est pourquoi un signifiant seul n'a de sens que pris dans une chaîne d'autres
signifiants. Un mot ne prend sens que dans une phrase, qui ne prend sens que
dans un contexte. Le langage, vu sous cet angle, n'est autre que la pensée en
mouvement. Il peut malheureusement être perverti en bavardage : il suffit
pour cela de ne pas laisser la pensée aller dans son authenticité, mais d'utiliser
la langue d'une façon stratégique, en pensant avant tout à la façon dont ce que
nous disons va être perçu, reçu, compris par l'autre. Car prendre la parole est
un acte qui nous engage. La personne « de parole » est celle qui dit qui elle
est, et donc sur laquelle l'on peut compter.
En parlant, je me révèle. En disant « Je », je prends ma place et je la prends
devant autrui, par rapport à lui. En quelque sorte, je le définis comme il se
définit lui-même et définit sa place et la mienne en parlant à son tour. À
travers cet échange est posée la loi non écrite : la relation est une co-sculpture
à laquelle chacun participe en fonction de la façon dont il a intégré la loi, et
donc en fonction de la façon dont la loi lui a été transmise... par le langage.
À la lumière de ce que vous venez de lire, avez-vous identifié certaines de vos
réactions face aux règles ? Quelles sont-elles ?
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Chapitre 6

Émotions et manipulations

DONNER UNE PLACE À L'AUTRE, PRENDRE LA SIENNE, voilà l'un des enjeux majeurs
de toute relation, qu'elle soit amicale, familiale ou professionnelle. Si nous
n'étions que des êtres de raison, soucieux du bien-être d'autrui autant que du
nôtre, tout serait si simple ! Nous verrions clairement les véritables causes de
chacune de nos actions. La place des uns et des autres serait le résultat de
négociations raisonnées, raisonnables, menées dans le respect et
l'épanouissement des individus du groupe. La manipulation ne revêtirait alors
que son sens premier de « mener par la main », dans le but d'ouvrir le
conjoint, le collègue, l'enfant à d'autres possibles. Or, les relations humaines
sont façonnées aussi et peut-être surtout par les émotions, qui nous poussent à
réagir plutôt qu'à réfléchir.

Ne pas confondre émotions et sentiments


Dans son sens premier, émouvoir signifie « mettre en mouvement » (Robert
historique de la langue française), de sorte qu'une émotion est d'abord « un
trouble subi, une agitation passagère causée par un sentiment vif », voire
« une réaction affective transitoire d'assez grande intensité, habituellement
provoquée une stimulation de l'environnement. » (Petit Larousse). Bref
l'émotion agit sur nous, elle nous tombe dessus sans l'on sache toujours quoi
en faire.
Dans sa première acception, le sentiment est ce qui est appréhendé par les
sens ou l'intuition. Puis il devient au fil du temps « Opinion, avis que l'on a
sur quelque chose ». Ce peut être aussi un « État affectif complexe et durable
lié à certaines émotions ou représentations : le sentiment religieux, les
sentiments nobles, ou l'Amour avec un grand A. » (Petit Larousse).
Autrement dit, le sentiment est plus construit, plus mentalisé que l'émotion,
brute, qui nous chamboule.
Émotions mode d'emploi
Faut-il pour autant réprimer ses émotions, les cacher, les refouler ? Bien sûr
que non ! Elles reviendraient nous parasiter et parasiter nos relations sans que
l'on ait barre sur elles. Il faut par conséquent les gérer en trois étapes.
Première étape : identifier les émotions. N'importe quelle émotion n'arrive pas
à n'importe quel moment. Lorsque l'on se sent troublé, le principal est de
savoir par quoi : Colère ? Peine ? Frustration ? Attraction soudaine ? Rejet ?
Culpabilité ? Pas toujours facile de s'y retrouver quand on n'a pas été éduqué
à nommer ce que l'on ressent. Sous le coup d'une émotion, il est donc urgent
d'attendre, de se demander quelle est la nature de ce que l'on est en train de
vivre, ou de faire vivre aux autres. Cela permet, dans le même temps, de faire
le tri entre ce qui nous appartient en propre et ce qui est projeté sur nous par
autrui.
Prenons l'exemple de l'attente à la caisse du supermarché : je fais la queue, la
personne derrière moi semble impatiente : elle tape du pied, souffle, lève les
yeux au ciel, se dandine comme un asticot au bout d'une canne à pêche. Une
telle attitude peut, en fonction de mon propre état émotionnel, générer
plusieurs types de réactions. Soit je suis suffisamment serein et nourri
affectivement de ma journée, auquel cas j'ai la distance nécessaire pour
accueillir l'événement sans qu'il vienne me sortir de ma neutralité. Soit je suis
moi-même dans une situation de tension, donc plus vulnérable au contexte :
sensible à ces manifestations, je cours alors le risque, en réagissant, de venir
nourrir l'agacement de l'autre qui renforcera mon propre agacement, et c'est
l'escalade. Ce type de scénario peut se produire en voiture, au travail ou en
famille, et l'on peut percevoir à quel point la réaction domine sur la réflexion.
Des escalades qui laissent un goût amer : c'est insatisfaisant quant au
dénouement de la situation, mais aussi de façon plus intime par rapport à soi-
même et à l'image que l'on a de soi, avec un sentiment d'échec de ne pas avoir
su gérer la situation, de s'être laissé envahir par ses émotions et contrôler par
autrui.
Deuxième étape : apprivoiser les émotions. Éprouver n'est pas synonyme de
se laisser envahir. On peut considérer l'émotion qui vient comme s'il s'agissait
d'un objet extérieur, ce qui permet de l'analyser, de la mettre à distance, de
s'en décoller, pour mieux s'autoriser à la vivre le cas échéant. Il s'agit alors
d'un choix conscient et non plus d'une simple réaction viscérale. Par exemple,
lorsque je me sens l'envie irrationnelle et immédiate de rejeter cet homme que
je viens de rencontrer, plutôt que de suivre cette pente, je peux me méfier de
ce que j'éprouve et me demander à quelle variété de personnes liées à ma
famille d'origine il me fait penser. Dans un deuxième temps je m'interroge :
de la même façon, sans m'en rendre compte, lui même ne glisse-t-il pas mes
pieds dans des sabots qui ne sont pas les miens pour m'inviter à une danse qui
n'est pas la mienne, mais que lui pourrait connaître parfaitement pour l'avoir
100 fois répétée ? Une fois que l'on a répondu à ces deux questions, on est
beaucoup moins enclin à se laisser emporter et d'autant plus capable
d'appréhender la situation sereinement.
Troisième étape : rationaliser les émotions. Il s'agit d'analyser ce qui se passe
en moi, mais aussi ce que l'autre est en train de me faire vivre, et enfin la
façon dont nos deux histoires s'agencent entre elles. À partir de là, je peux
reprendre mon libre arbitre pour me remettre en mouvement avec l'autre de
façon pacifiée et pleinement consciente.
Le fait d'oser ressentir pleinement ses émotions nous permet de résonner, au
sens musical du terme, avec notre entourage, de ressentir les tensions, la
tristesse, la joie, l'agacement de ceux qui nous entourent. On pourrait craindre
que cette acuité nous rende plus vulnérables dans la mesure où elle augmente
le nombre et l'intensité des émotions ressenties. Elle nous permet au contraire
de vivre comme un atout ce que nous pourrions percevoir comme un
handicap : plus présents à nous-mêmes, et de ce fait plus présents au monde,
nous sommes plus forts.
Cette capacité à entrer en résonance, en empathie, ouvre des possibilités de
manipulation. Entendons-nous sur ce point : la manipulation n'est pas
forcément à prendre dans le sens péjoratif actuel, qui est « orienter la
conduite de quelqu'un dans le sens que l'on désire et sans qu'il s'en rende
compte », ce qui revient à le priver de son jugement et donc de sa liberté. La
manipulation peut être aussi thérapeutique. Conduire l'autre vers un but, c'est
le principe de l'éducation, voire de certaines psychothérapies notamment
comportementales. Mais c'est aussi ce qui sous-tend les relations
quotidiennes. Car enfin, soyons clairs, au fond tout le monde manipule tout le
monde. Il suffit pour s'en convaincre de poser une question toute simple à un
couple : « Qui commande à la maison ? ». Très souvent, vous obtiendrez ce
genre de réponse :
Monsieur : « C'est moi, pourquoi ? » ; Madame avec un sourire : « Le
principal, c'est qu'il le croie ! »
Duperie, manipulation ? Peut-être. En tout cas, « ça tient » ! Chacun a une
idée différente du fonctionnement du couple, de son propre rôle, de sa place
et de celle de l'autre à l'intérieur de la dyade, mais chacun a le sentiment qu'il
s'y retrouve et c'est là finalement le principal. La relation est au fond
équitable car chacun participe à l'élaboration de cette fiction. Et cette
construction a une fonction : elle protège chacun des membres du couple, dès
lors qu'ils ne se trouvent pas en concurrence, mais plutôt dans une situation
de collaboration pour construire ensemble un lien où chacun se renforce à sa
place tout en renforçant l'autre dans la sienne. La question de la place ne se
pose donc pas : chacun occupe la sienne et l'autre l'y conforte.
Toutefois, dans une relation, certains éléments dormants qui constituent notre
vulnérabilité se réveillent sous certaines conditions. Prenons par exemple une
personne vulnérable sur la question de la place, puisque c'est notre sujet. Elle
y est particulièrement sensible parce que sa mère ne lui en a pas laissé une
suffisamment grande, estime-t-elle, ou parce que, dans la fratrie, une sœur en
occupait une si importante qu'elle n'en laissait plus aux autres. Dans le couple
et la famille qu'elle formera, ou dans son travail, la question de la place
surgira ou pas en fonction du comportement d'autrui, et selon la façon dont
elle-même se positionnera dans l'environnement qu'elle s'est choisi. C'est
l'aspect systémique du problème.
Pris dans les interactions relationnelles, chacun agit comme il le peut pour
réussir à gagner ou conserver sa place, en fonction de ses points de
vulnérabilité et de ses émotions. Et, en la matière, les apparences sont parfois
trompeuses : le meilleur exemple est ce que l'on pourrait appeler la force des
faibles.

Quand les faibles prennent le pouvoir


Reprenons le cas d'un couple présenté précédemment. Du point de vue de
Madame, le couple bat de l'aile depuis quelque temps déjà. Elle ne supporte
plus cette situation et propose donc une séparation. Elle parle d'un point de
vue émotionnel : « J'en ai marre ». Mais ce point de vue engage le point de
vue relationnel, puisqu'elle envisage en conséquence la dissolution du couple.
Monsieur voit donc qu'il ne contrôle plus la situation. « Puisque tu veux
partir, je sais ce qui me reste à faire. », lui dit-il en montrant les lames de
rasoir. En manifestant sa volonté de se suicider, sans s'en rendre compte, il
effraie Madame et reprend ainsi un certain pouvoir. Madame, devant cette
menace de suicide, décide en effet de retarder son départ.
L'extrême faiblesse de Monsieur est devenue sa force, une force suffisante
pour faire basculer la situation dans le sens qu'il souhaite : la non-séparation.
Il ne s'agit pas là forcément d'une manipulation consciente : ses émotions à
lui – peur d'être abandonné, tristesse, désespoir – ont provoqué chez son
épouse d'autres émotions – peur, pitié, culpabilité – qui l'ont forcée à
renoncer temporairement à son projet.
Ce profil de situation est extrêmement fréquent. C'est l'art de retourner
l'agressivité contre soi-même pour mettre l'autre à genoux. Ainsi ce couple de
seniors. Madame est au foyer depuis son mariage. Elle a l'habitude
d'organiser ses journées comme elle l'entend. Monsieur prend sa retraite. Il
est désormais collé à ses basques et lui impose un emploi du temps. Au bout
de quelque temps, elle est fatiguée, elle n'arrive plus à se lever le matin. Elle
est hospitalisée. Elle va mieux, mais dès qu'elle retourne chez elle, elle tombe
de nouveau malade. Cette faiblesse analysée dans un contexte systémique
nous permet de nous intéresser à la fonction du symptôme dans une situation
donnée, et va donc amener la question de l'organisation du temps puis à un
repositionnement des deux époux.
Dans le très grave problème de l'anorexie mentale, on peut généralement
observer une telle prise de contrôle du plus faible en apparence, c'est-à-dire la
jeune fille qui se laisse mourir de faim, sur le plus fort : la mère qui prépare
les plats que la fille refuse de manger. Même mécanisme chez l'enfant qui
pousse ses parents à bout : il finit par recevoir une fessée et regarde son père
doit dans les yeux en disant : « même pas mal ! »
Autre exemple, enfin, celui de cet homme souffrant de dépendance alcoolique
et qui dit à sa femme : « C'est de ta faute, si je bois. » Même si, d'un point de
vue intellectuel, elle ne croit pas vraiment que l'alcoolisme de son mari puisse
être effectivement de sa faute, cette femme se trouve prise dans une transe
émotionnelle. Elle est tellement saisie par cette accusation qu'elle se trouve
dans une sorte d'état hypnotique d'où n'émerge que la culpabilité.
Dans ces situations comme dans beaucoup de relations, les personnes ne se
situent pas sur le plan de la réflexion mais dans une « logique » émotionnelle
faite d'actions et de réactions. Or, plus une relation est perturbée entre deux
personnes, plus sont à l'œuvre des pseudo-émotions, c'est-à-dire non pas des
émotions identifiées, reconnues, mais une sorte de brouillard émotionnel fait
de sensations mal cernées, où l'on ne sait pas très bien ce qui nous appartient
et ce qui appartient à l'autre. En outre, cette confusion se voit renforcée par
l'insuffisance d'individuation. En effet, pour qu'une relation soit authentique
et équilibrée entre deux personnes, il faut qu'il y ait réellement deux
personnes, indépendantes, autonomes. Trop souvent relation et dépendance se
confondent. On est alors en quelque sorte à la merci de l'émotion de l'autre.
Il est nécessaire d'être capable d'assumer sa propre solitude pour ne pas
dépendre d'autrui. Pouvoir être seul avec soi-même, posséder un jardin secret,
une vie intérieure différenciée de celle de son conjoint, de ses enfants, de son
patron, assainit et enrichit les rapports. Je ne peux inviter quelqu'un que si j'ai
un chez moi. Cette difficulté de la frontière claire des individus les uns par
rapport aux autres pose problème à tous les niveaux de la relation.

Bis repetita
Toutefois, on n'est pas seulement manipulé par les humeurs d'autrui : dans la
relation, on répète aussi des situations de notre propre histoire. On a même
souvent choisi notre partenaire à notre insu, et à son insu, afin de rejouer à
loisir des scenarii qui ont marqué notre façon d'être d'une manière indélébile.
Ainsi, la très classique jalousie est souvent la répétition d'une relation
insécure dans l'enfance, associée à une peur de l'abandon.
« Où étais-tu cet après-midi, j'ai essayé de te joindre au bureau, tu n'étais
pas là ? », accuse Madame. À cette question, deux façons de répondre. L'une
va envenimer les choses : « Tu m'embêtes, tu es tout le temps sur mon dos, je
ne supporte plus que tu m'appelles trois fois par jour. » Face à l'émotion de
sa compagne – inquiétude, anxiété –, l'homme répond sur le registre
émotionnel – agacement, colère. La dispute va finir par se terminer, mais le
problème resurgira de la même façon quelques jours ou quelques semaines
plus tard.
L'autre façon de répondre pourra se situer sur le registre thérapeutique : « Je
vois bien que tu t'inquiètes, j'étais avec un client. Tu sais bien que c'est toi
que j'aime. Ne t'en fais pas. » Là, par rapport à la même émotion exprimée, le
conjoint ne ressentira pas les questions comme inquisitrices, il essaiera de
rassurer, de calmer l'angoisse. Et sa réaction sera bénéfique. Pour autant, la
situation se répétera également puisque l'épouse revit là, sans s'en rendre
compte, une situation qui l'a marquée. Tant que cette répétition ne prendra
pas sens pour elle, celle-ci perdurera et orientera ses rapports. Quelles que
soient par ailleurs ses revendications.

Le fil du rasoir
Revendiquer, en effet, n'est pas toujours vouloir. C'est pourquoi on observe
souvent des personnes revendiquer une place, demander des changements
dans la famille, et qui se sentent toujours aussi insatisfaites une fois qu'elles
les ont obtenus. En effet, ce qu'elles revendiquaient consciemment les
empêche ensuite de répéter leurs scenarii sous-jacents. Certaines histoires
d'amour se dupliquent : on divorce pour se sortir d'une situation inextricable,
et l'on rencontre très vite un nouvel amour avec qui se rejoue la même chose.
Comment comprendre que l'on puisse recommencer à vivre ce qui nous a fait
souffrir, alors que c'est précisément ce que l'on pense souhaiter éviter ?
Prenons l'exemple de cet homme qui cherche une femme qui puisse être
proche de lui, qui l'aime, qui soit attentionnée. Et quel homme ne souhaiterait
pas rencontrer une femme qui soit proche de lui, qui l'aime, qui soit
attentionnée ? Enfant, cet homme a expérimenté avec sa mère, qu'il vit
comme « rejetante », le fait qu'il ne pouvait pas être aimé. Il attendait qu'elle
rentre le soir pour être à ses côtés, mais chaque fois qu'il avait envie de parler
avec elle, elle était au téléphone ou devant la télé.
Il a alors subjectivement intégré dans son expérience le fait de revendiquer
que sa mère soit proche de lui tout en expérimentant rigoureusement
l'inverse. Au niveau rationnel, il croit rechercher quelqu'un proche de lui alors
qu'inconsciemment il reproduit ce qu'il a connu avec sa mère. Il va donc
régulièrement tomber amoureux de femmes distantes.
Pourquoi ne s'en apercevra-t-il pas immédiatement ? Parce que la relation se
joue en trois temps. Tout d'abord vient la lune de miel : on reste enfermé,
sous la couette, plusieurs heures ou plusieurs jours. Seul le désir mène la
danse. Mais cet état prend fin, commencent alors à se mettre en place des
règles implicites et explicites, que l'on va mettre à l'épreuve dans un troisième
temps, celui de la durée. C'est dans le vivre ensemble, dans cette sculpture
mutuelle que les choses se répètent, s'ajustent en fonction des émotions
éprouvées et des réactions suscitées. Cependant, chaque nouvelle relation
ouvre de nouvelles possibilités, à condition de pouvoir et de savoir s'en
emparer, tout comme les grandes crises sont l'occasion de renégociations.
Le pouvoir et ses ressorts
Dans le travail, le rapport hiérarchique semble distribuer les places de
chacun. Mais, de façon plus souterraine, ce cadre n'empêche pas de jouer
aussi sur les vulnérabilités des uns et des autres. Ainsi, ce n'est pas forcément
celui situé à l'échelon hiérarchique le plus bas à qui l'on dira : « On a un
malade sur les bras et un dossier urgent à boucler. Il n'y a que toi pour nous
sortir de là. Tu peux venir travailler ce week-end ? ».
Celui à qui s'adressera cette demande sera bien plutôt celui dont l'estime de
soi est la plus chancelante et que l'on saura manipuler en le flattant.
Que l'on ne s'y trompe pas, dans la famille aussi la hiérarchie existe. Entre
parents et enfants, mais aussi entre conjoints. Et souvent l'argent en est le
vecteur.
Il suffit de poser la question de savoir qui se sert d'une carte de crédit dans le
couple. Ou même de voir comment sont réparties les charges financières
lorsque les comptes ne sont pas joints : est-ce au prorata de ce que chacun
gagne, ce qui paraît équitable ? Ou bien partage-t-on strictement en deux,
alors que l'un gagne deux fois plus que l'autre ? Ce qui place alors le conjoint
dont le salaire est le plus faible, le plus souvent la femme, dans une
dépendance financière pour ce qui est de ses dépenses personnelles.
Dans ce cas, l'un contrôle l'autre, à moins que celui qui semble sous emprise
n'ait choisi lui-même cette situation. Se mettre dans la position de pouvoir
dire à son partenaire : « Sans toi je ne peux pas m'en sortir » est aussi une
façon de le manipuler, de l'aliéner puisqu'il ne peut partir sans passer pour un
égoïste sans cœur.
Pour sortir des relations toxiques basées sur le modèle « émotion-réaction-
manipulation », il convient donc d'être clair sur ce qui nous fait agir, sur ce
que nous attendons de ceux avec lesquels nous avons choisi de partager notre
vie.
Ce pas de côté permet de faire grandir la relation et de grandir nous-même au
sein de ce lien.
À la lumière de ce que vous venez de lire, avez-vous identifié certaines de vos
émotions dans des circonstances particulières ? Quelles sont-elles ?

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Chapitre 7

Les logiques de répétition

POUR CERTAINS, L'HISTOIRE SEMBLE SE RÉPÉTER dans divers domaines. Ils tombent
sans cesse amoureux du même genre de personnes, s'angoissent toujours
devant les mêmes épreuves, se sentent déjugés régulièrement par leur
entourage, ont peur de ne pas être à la hauteur, ont le sentiment de jamais être
entendus ou vus, voire se sentent rejetés... Se joue à chaque fois une
structuration immédiate de leur rapport à autrui, structuration qu'il faut
appréhender pour se dégager de ce processus d'action/réaction et entrer dans
une réflexion par rapport à l'action. Comble du comble, ces scenarii déjà
douloureux dans la sphère familiale s'exportent aussi dans les relations
professionnelles.

Qu'est-ce qui se répète quand on répète ?


Certains rejouent les mêmes scenarii en pestant contre la fatalité qui, encore
une fois, les fait retomber dans les mêmes ornières. Fatalité ? Non, la
répétition n'est pas liée au Destin mais bien plutôt aux expériences vécues
pendant l'enfance, dans nos familles d'origine et notre réseau relationnel.
Cette immersion constitue notre vulnérabilité individuelle. Or, on ne le
répétera jamais assez : il est possible de transformer les handicaps en atouts et
la vulnérabilité en force.
Ce que nous vivons avec nos parents, nos grands-parents, notre fratrie
constitue un modèle implicite sur lequel vont se baser nos relations futures.
C'est à partir de ces prémices que nous allons envisager la réalité, et l'on voit
bien là comment ce que chacun appelle la réalité est une composition créée à
la fois à partir du réel et de sa propre histoire. Par exemple, si je regarde une
chaise et qu'à côté de moi une autre personne regarde la même chaise, il est
évident que nous allons nous entendre sur le fait que nous regardons une
chaise. C'est ce que l'on appelle la « réalité de premier ordre ». En revanche,
si je demande à quoi chacun d'entre nous associe le mot chaise, des
constructions différentes vont apparaître : c'est la « réalité de deuxième
ordre », car elle fait plus appel à la construction de la réalité qu'à la réalité
elle-même.
Dans les relations humaines, la réalité de deuxième ordre est ce qui permet
d'élargir son champ d'ouverture à autrui. Elle nous rend plus humble, car elle
nous met en position d'altérité en ce qu'elle nous oblige à nous intéresser à la
façon dont pense autrui, ce qui représente par ailleurs une opportunité de
nous enrichir.

Répétition et construction de la réalité


Cette construction du réel prend racine dans les expériences que nous vivons
depuis la naissance et dans les premières relations que nous avons eues avec
ceux qui nous entourent. En effet, la façon dont nous entrons en relation avec
autrui est comme une empreinte. Grandir avec un parent seul n'est pas la
même chose que grandir avec ses deux parents, ni que d'avoir grandi avec ses
parents et grands-parents. Être un enfant unique n'est pas la même chose que
d'avoir deux frères et deux sœurs ou une sœur et trois frères ; être l'aîné est
différent d'être le cadet ou le septième d'une fratrie. Il n'y a là aucune
connotation morale, il est simplement important de prendre conscience d'où
l'on vient. Avoir l'expérience d'un jeu de coalitions où maman me faisait des
confidences que je ne devais pas répéter à papa est différent d'avoir vécu dans
un monde d'alliance où maman me disait « Tu verras ça avec lui ».
Pendant cette période d'apprentissage, tous ces éléments du quotidien
participent à notre insu de la construction du réel, sachant que les attitudes
comportementales et non verbales constituent, sans que l'on s'en rende
compte, une part importante de la communication et de la façon dont nous
nous mettons en relation.

L'estime de soi
Avoir un minimum d'estime de soi est important pour un être humain. De fait,
une personne qui s'interroge sans cesse sur ses capacités est peut-être
handicapée pour entreprendre quoi que ce soit dans la vie. Si au contraire elle
ne doute jamais d'elle-même, elle est alors dans une logique mégalomaniaque
et c'est insupportable aussi. Tout le problème est de savoir comment
conserver ce minimum de doute qui permet les apprentissages tout en ayant
un minimum d'assurance.
Comment se construit cette estime de soi ? Prenons l'exemple d'une jeune
fille qui « sait » qu'elle est un garçon manqué, en général parce que sa mère le
lui a dit. « Dès la maternité je t'ai fait mettre des boucles d'oreille, parce que
j'avais peur que l'on te confonde avec un garçon. » raconte-t-elle volontiers.
Le frère de cette jeune fille, quant à lui, est malheureusement « nul ». Comme
l'explique sa mère : « Si le professeur dit que mon fils est nul, c'est qu'il est
nul. D'ailleurs, je lui fais faire ses devoirs tous les soirs et je vois bien qu'il y
met de la mauvaise volonté. » Tous les soirs ce rituel se répète en effet, où
l'enfant apprend que, pour maintenir un lien avec sa mère, il a plutôt intérêt à
ne pas travailler car moins il travaille et plus elle s'occupe de lui.
On constate ici la superposition de deux plans distincts : le plan scolaire et le
plan relationnel. Comment une telle confusion est-elle possible ? Il se trouve
que, lorsque l'on se penche sur l'histoire de la maman, elle explique très
clairement que sa scolarité a été un vrai calvaire et qu'elle craignait que ce
soit la même chose pour son fils. Dans les faits, nous sommes là dans une
logique de répétition intergénérationnelle.
Autre exemple : une jeune fille choisit un petit ami. Les parents disent : « Ce
n'est pas un garçon pour toi », probablement parce qu'il ne répond pas au
modèle implicite familial. Au bout de quelques mois, la relation s'interrompt.
Et les parents s'exclament : « On te l'avait bien dit, ce n'est pas un garçon
pour toi ! ». Cette relation s'est peut-être interrompue pour des raisons
complètement extérieures à la logique familiale, mais la rupture va
néanmoins donner lieu à un renforcement mutuel de la croyance ; dès lors la
jeune fille va croire ses parents plutôt que son propre jugement.
Ces différents exemples à différents âges pourraient se multiplier à l'envi. Il
est particulièrement important de repérer ces assemblages mutuels
d'observations, où un parent observe un enfant qui lui-même observe le
parent en train de le regarder, et nous voyons bien là qu'il s'agit d'une
construction partagée plutôt que d'une réalité objectivable. Il est d'ailleurs
fascinant de voir comment ces constructions du réel peuvent aussi bien, selon
les cas, tirer vers le haut ou vers le bas.
À la lumière de ce que vous venez de lire, avez-vous identifié dans votre
propre histoire, à partir d'éléments a priori anodins, des exemples de ces
constructions du réel ? Quels sont-ils ?
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Les relations conjugales
Il en va des relations parentales comme des relations conjugales. Ainsi,
certains hommes estiment qu'ils n'ont pas besoin d'exprimer ce qu'ils
ressentent : leur compagne est censée les comprendre. Ce qui nous donne une
idée de la façon dont ils se sont mis en relation jusqu'alors. Tant que leur
compagne aura un comportement de « louves aux 50 mamelles », c'est-à-dire
répondra à tout sans qu'ils n'aient rien à demander, la situation perdurera…
Sinon, que se passera-t-il ?
Une autre façon de se comporter dans une relation conjugale peut être
d'occulter ce qui se passe, ou de ne pas tenir compte d'un principe de réalité.
Par exemple, Madame demande à son conjoint à quelle heure elle doit
préparer le repas. Monsieur répond qu'il rentre à 19 h. Madame prépare donc
le repas pour 19 h ; Monsieur rentre à 20 h 30. Cela va déclencher une crise :
« Je t'attendais à 19 h. Pourquoi me dis-tu que tu rentres à 19 h, alors que tu
rentres à 20 h 30 sans prévenir ! ». Cette situation se répète régulièrement.
Certains comprendront que Madame pourrait réajuster son attitude en
fonction de l'attitude de son conjoint. Et pourtant, ce n'est pas ce qu'elle a
décidé de faire. Et si elle le faisait, que se passerait-il ?
Autre exemple : Monsieur est supposé s'occuper des comptes bancaires à la
maison. Madame reçoit par la poste des alertes régulières sur la mauvaise
gestion du compte. Elle en parle à son conjoint, qui lui répond : « Ne
t'inquiète pas, je m'en occupe. » En acceptant de tenir compte des
affirmations de son mari, contrairement à ce que la banque déclare, que
risque-t-il de se passer ?
On voit bien, dans ces configurations relationnelles, comment chaque
personne maintient sa construction de la réalité plutôt que de tenir compte des
indicateurs liés à la situation. Tout cela participe de la relation à autrui mais
aussi de la relation à soi-même, ainsi que du lien entre les deux. On
comprend à travers tous ces exemples que, dans une relation, le
questionnement sur sa propre place se joue à partir du moment où
s'amplifient toute une série d'éléments historiques dormants, qui structurent
notre propre construction et peuvent la renforcer si l'on ne prend pas garde à
ce qui s'y joue.
Lorsque l'enfant qui s'imagine lésé par son père ou par sa mère devient à son
tour parent, alors la question ressurgit, mais cette fois, il doit occuper la
même place que ceux qu'il a tant critiqués. Et lorsque ses propres enfants à
leur tour critiquent, les choses peuvent alors s'ouvrir ou se bloquer.
Pour certains, ces situations vont devenir source d'inventivité : ils vont
transformer leur handicap en atout. Échappant à l'alternative « je reproduis »
ou « j'évite », ils mettront en place de nouvelles façons d'être ensemble avec
autrui. L'enfant est alors comme un thérapeute en culotte courte, il va aider
ses parents à croire en eux. Ces familles « thérapeutiques » ne viennent
jamais consulter car elles n'en ont pas besoin.
D'autres s'inscriront dans des schémas de répétitions intergénérationnelles,
disant : « Moi je ne demanderai jamais ça à mon fils, parce qu'on me le
demandait », ou bien « Je demanderai ça à ma fille, parce que l'on me le
demandait pas ». Ils ne se rendent pas compte qu'ils utilisent leur enfant pour
envoyer un message à leurs parents, message que les parents ne recevront pas
et dont l'enfant devient otage, ce qui réinterroge la question de la place de
chacun.

Quand les aïeux s'en mêlent


Parfois l'histoire se joue sur plusieurs générations, et les répétitions
s'organisent de façon souterraine. On porte le prénom du grand-père héroïque
et l'on se sent enjoint de réussir sa vie. On est sans cesse comparée, plus ou
moins à son insu, à une tante dont la vie dissolue a fait la honte de la famille,
et l'on ne sait pas pourquoi on a tant de difficulté à vivre une vie affective
épanouie. On naît après un enfant disparu ou le jour anniversaire du décès
d'un frère aimé, et nous voilà vivant à la place d'un mort. Ces situations
marquent indéniablement notre façon d'être au monde, et pourtant il est
souvent difficile de les repérer.
Un outil intéressant permet cette prise de conscience : le génogramme. Il
s'agit d'un arbre généalogique de la famille où sont notés les noms et prénoms
des parents, grands-parents, voire arrière-grands-parents, des oncles, tantes,
frères, sœurs, enfants, avec les dates de naissance, de mariage, de divorce, de
décès, ainsi que les circonstances de ces décès. Certains traits de caractères
marquants peuvent également être inscrits. Posées noir sur blanc, ces
informations permettent immédiatement d'établir des liens, des
rapprochements entre les histoires des uns et des autres, de pointer les zones
d'ombres, les non-dits ; elles mettent à jour les transmissions
transgénérationnelles. Le génogramme ouvre également des possibilités de
dialogue avec ses parents, que l'on va interroger sur les points aveugles mis à
découvert. Cette remise en conversation avec sa famille d'origine permet de
retravailler ou de se représenter son histoire.
Difficile de trouver le sens de son parcours en faisant l'économie de ces
recherches. Toutefois, le risque de l'approche causale, c'est d'y rester enfermé.
Bien sûr, l'entourage familial, l'éducation qu'on a reçue, la façon dont on a été
accueilli ou non, aimé ou non, influe sur notre façon d'être. Comme en
musique, la clé en début de partition donne la tonalité d'une œuvre.
Cependant, il est toujours possible de moduler, bref de se dégager de ce qui
paraît être un déterminisme. C'est à cette condition que l'on peut prendre sa
place. En se disant : « D'accord, c'est mon histoire, j'ai vécu ça dans ma
famille ou avec telle personne, mais suis-je pour autant dégagé de toute
responsabilité sur le cours de ma vie ? »
Certes notre histoire nous confère des vulnérabilités, mais vulnérabilité ne
signifie pas fatalité. Lorsque l'on veut réussir à prendre sa place, sa vraie
place, celle où l'on se sent en adéquation entre ce que l'on souhaite et ce qu'on
réalise, il nous faut aller au-delà des répétitions, c'est-à-dire briser le cycle
des reproches aux autres. En effet, en reprochant à l'autre de ne pas nous
avoir donné notre place, on la lui réclame sans la prendre, autrement dit on
reste dans une position de dépendance vis-à-vis de lui. On demeure aussi
dans une sorte d'autohypnose émotionnelle qui ferme toute réflexion. Or,
sortir de ces répétitions toxiques et des reproches que l'on adresse aux autres
pour prendre enfin sa place suppose de réfléchir à ce qui nous empêche de la
prendre. Là encore, impossible de se passer de l'altérité, une altérité qui peut
prendre plusieurs formes selon les moments de la vie et le mal-être ressenti.
Sortir du déterminisme familial
Les premières rencontres à l'extérieur de la famille d'origine, à la crèche, chez
la nourrice, à l'école ou chez les copains, permettent de se rendre compte que
ce que l'on vit n'est pas LA réalité mais une construction de la réalité. Par
exemple, l'enfant qui vit dans une famille très stricte sur la qualité de la
nourriture découvrira rapidement, à l'occasion d'anniversaires auxquels il est
invité, que l'on peut manger des fraises Tagada ou du Nutella sans que le
monde s'écroule ni que l'on tombe malade. Cet exemple peut paraître basique,
mais en fait beaucoup de la culture familiale se forge autour de la nourriture.
L'opportunité d'une rencontre avec une figure adulte respectueuse et forte
permet également de sortir d'un certain déterminisme familial. Ce peut être
un professeur, un parent d'ami, un moniteur auquel on aura envie de
s'identifier. Par cette identification, il deviendra possible de prendre une place
différente de celle qui paraissait nous être assignée. Ce n'est pas chose facile
car, sans que nous nous en rendions compte, des processus invisibles nous
rendent loyaux à nos familles d'origine. Et le fait de pouvoir ou de vouloir
sortir de cette place qui nous a été assignée par la famille nous rend
« déloyal » par rapport à elle.
Les « self help » peuvent aussi être utiles : il s'agit de sites d'information sur
Internet, ou de livres comme celui-ci, qui espère aider ceux qui s'interrogent
sur la place qu'ils occupent.
Dans certaines situations, un accompagnement thérapeutique sera indiqué,
qui aidera la personne en difficulté à s'interroger sur la place qu'on lui a
donnée, la place qu'elle a prise et la place qu'elle souhaite prendre. Quoiqu'il
faille apporter une nuance : en général, le problème explicite qui pousse à
consulter n'est pas celui de la place. Dans les demandes de thérapie de couple
par exemple, la question émerge en filigrane au travers des éléments
perceptifs qui font souffrir, des comportements ressentis comme agressifs,
comme des attaques contre sa propre position.
Cependant, quelle que soit la qualité de l'aide extérieure, elle peut buter sur
une résistance de la personne elle-même. Découvrir le pourquoi d'une
situation peut même la renforcer dans ses croyances. Ainsi, une personne qui
réalise son génogramme et se transforme en Sherlock Holmes familial peut
découvrir, au fil de son enquête, l'origine de son symptôme et en conclure :
« Si je suis comme je suis, c'est parce que mon grand-père a vécu ceci ou
cela. Et qu'il a transmis son angoisse à ma mère, qui m'a élevé de telle
façon. » Il est certes important de comprendre, mais cela n'aura aucun effet si
l'individu n'a pas envie de changer, de modifier son comportement. D'autres
ne relient jamais leur problème à leur histoire. Ce qu'ils veulent, c'est aller
mieux, et si quelque chose peut s'ouvrir pendant la crise, cela se referme très
vite.
Chez ceux qui ont « la fibre thérapeutique », on remarque cette capacité à
relier leur façon d'être à leur histoire. C'est une première étape, mais elle n'est
pas suffisante. Car comprendre est un phénomène qui se situe uniquement sur
le plan intellectuel. Cette rationalisation est certes importante, car elle fonde
la différence entre la relation patient/thérapeute et la relation disciple/gourou,
mais il faut aller au-delà de cette compréhension du lien entre la cause et
l'effet pour l'intégrer sur le plan émotionnel.
Prenons l'exemple d'un homme qui arrive au restaurant relativement tôt ;
comme il est seul, on lui donne la plus mauvaise place. Il comprend que le
restaurateur préfère réserver les meilleures places aux clients qui viennent à
plusieurs, mais il n'est pas capable de quitter la table qu'on lui a désignée et
de partir si on ne lui propose pas mieux. Cela le rend triste et arrogant, il reste
et mange sans plaisir. Dans sa vie de couple, il estime qu'il n'est pas
suffisamment bien traité par sa compagne. Quand elle lui parle, il a
l'impression de ressentir des électrochocs. Il s'en rend compte, pourtant il ne
dit rien et continue de sourire. Au bureau, on lui demande de se charger du
travail de son collègue absent. Il accepte et emporte ses dossiers pour
travailler le week-end. Il sait bien pourquoi on ne l'a pas demandé à son
voisin : lui aurait refusé…
Pourquoi répète-t-il ces situations alors qu'il sait qu'elles le font souffrir et
qu'il en connaît les ressorts ? Il pense que l'on ne lui donnera pas la place s'il
la demande, il a peur d'être rejeté et préfère se taire. Il se rend compte,
d'ailleurs, que plus il en fait, moins il est reconnu. Tout comme lorsque sa
mère, petit, lui faisait manger la soupe : une cuiller pour papa, une cuiller
pour maman (et jamais une cuiller pour lui), et qui disait lorsqu'il refusait de
manger : « Elle n'est pas bonne la soupe de ta mère ? ». Pour lui, dire « non »
c'est rejeter l'autre, être méchant. Alors qu'en réalité, dire « non » n'est pas
rejeter mais poser une limite entre soi, son désir, et l'autre. Le problème des
personnes qui ne savent pas dire non est aussi qu'elles ne savent pas non plus
dire oui, puisqu'elles sont en permanence absentes à leurs sensations et leurs
envies.
La différenciation
La différenciation est une expérience complexe. Car pour devenir un adulte
centré, capable d'assumer sa place, il faut s'autoriser à se différencier. Or,
l'éducation n'y pousse pas puisqu'elle valorise l'obéissance, voire la
soumission. Pour beaucoup, le fait de grandir est assassin, c'est un
accouchement qui tue l'autre. La différenciation implique en effet une
séparation d'avec l'autre, et donc une certaine forme de solitude, ce que tout le
monde n'est pas prêt à expérimenter.
Pourtant, la confusion des limites entre soi et l'autre induit la possibilité de
l'abus. On trouve de fréquents exemples de cette situation dans certaines
familles, mais surtout dans l'entreprise où beaucoup des gens en situation de
responsabilité se pensent en position de pouvoir. Ils entrent alors dans un jeu
de séduction : plutôt que d'assumer leur rôle, de prendre des décisions et
d'exiger certaines tâches, ils flattent leurs subordonnées, leur imposent des
surcharges de travail ou des objectifs inatteignables en faisant croire que la
décision vient d'eux, ou que l'entreprise dépend de leur « implication ». Les
salariés tombent dans ce jeu, regonflés par l'importance qu'on semble leur
donner, et le jour où l'entreprise licencie, la déconvenue est terrible. Il ne
s'agit plus seulement d'un aléa professionnel mais d'un échec personnel, d'une
insuffisance à satisfaire autrui qui les remet eux-mêmes en question. La
séduction est comme une tactique entre deux boxeurs qui se collent ensemble
pour éviter de prendre des coups, mais le décollement est très douloureux...
La différenciation consiste à se déprendre du regard de l'autre, à se dégager
de questions telles que : « Va-t-elle continuer à m'aimer ? », « Que va-t-il
penser de moi ? ». La différenciation est évidemment corrélée à la question
de l'estime de soi. Elle peut être trop basse, lorsqu'on s'ajuste en permanence
à ce que nous croyons que l'autre attend de nous : une telle attitude nous
renvoie à notre incapacité à exister hors de l'autre, à nous soutenir nous-
mêmes. Elle peut aussi être trop élevée, lorsque l'on ne se préoccupe jamais
de l'avis de quiconque, quand l'autre n'existe pas et que seul compte son
propre avis. De telles attitudes sont incompatibles avec une vie sereine.
La juste mesure se situe à distance de ces deux postures. Se différencier de
l'autre, c'est être en mesure d'accepter et d'assumer la solitude, ce qui n'est pas
dans l'air d'un temps où l'on est toujours relié à d'autres personnes par un
téléphone, un ordinateur, un média quelconque. Il convient d'ailleurs de ne
pas confondre solitude et isolement, car ces deux termes ne se recouvrent pas
tout à fait. La solitude est un temps choisi de ressourcement, de réflexion,
voire de création, dans une vie sociale, amoureuse, familiale. En cela, elle se
rapproche de la notion d'autonomie d'un véhicule : c'est la distance parcourue
entre deux pleins d'essence, entre deux ravitaillements auprès d'autrui. Et
pour que ce ravitaillement puisse se faire, il faut créer des alliances, des
échanges. L'isolement, c'est au contraire le refus de l'autre, voire sa négation.
Ou alors, lorsqu'on accepte d'entrer en contact, c'est pour faire coalition, c'est-
à-dire s'agréger pour faire front contre un tiers.
C'est au fond en sachant qui l'on est, par rapport à son histoire, en réussissant
à effectuer ce petit pas de côté qui donne la profondeur de champ à notre
parcours, que l'on peut réussir à se dégager des répétitions dans lesquelles on
se croyait ligoté. Dès lors, la relation avec autrui gagne en sérénité puisqu'elle
est la rencontre authentique entre deux personnes à part entière.
Se différencier en tant que parent, c'est se résigner à être plus ou moins
mauvais, en tout cas aux yeux de ses enfants. Pas toujours facile ! Cette
position nécessite d'oser prendre sa place, c'est-à-dire accepter d'endosser des
responsabilités que n'ont pas les plus jeunes, ne pas se poser en séducteur prêt
à tout pour être aimé, mais en adulte et éducateur responsable. Le parent n'est
pas celui qui refuse de frustrer pour plaire à son enfant mais celui qui trace
les limites, contient, soutient.
Outre ce besoin d'être aimé, un autre écueil guette le père ou la mère :
prendre l'enfant dans ses propres angoisses et frustrations, celles qui
appartiennent à son histoire personnelle. La construction de l'enfant peut se
trouver entravée par ce qu'il perçoit de ces points douloureux et, puisqu'il a
deux parents, ces points peuvent être différents voire contradictoires : qui
satisfaire alors entre le père et la mère ? À qui être loyal ?
Prenons l'exemple d'un petit garçon qui rencontre des difficultés en classe. Sa
mère veut qu'il travaille, qu'il réussisse. Son père, au chômage, dit :
« Pourquoi veux-tu qu'il fasse des études si c'est pour se retrouver comme
moi à 40 ans ? » Résultat, le garçon travaille une année pour que sa mère soit
fière de lui et redouble l'année suivante pour ne pas faire mieux que son père.
Tous les parents veulent que leur enfant se développe, grandisse. Mais
l'aboutissement d'une éducation réussie, c'est le départ de l'enfant qui
s'autonomise jusqu'à voler de ses propres ailes. Comprenant qu'ils peuvent
devenir victimes de leur succès, certains parents vont alors développer des
discours paradoxaux : « Va voir tes copains, va, laisse-moi tout seul, c'est
mon lot, les enfants sont tellement ingrats ! »
À la lumière de ce que vous venez de lire, avez-vous identifié dans votre
propre histoire, des logiques de répétitions familiales ? Quelles sont-elles ?
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Chapitre 8

Secrets de famille

LES COUPLES OU LES FAMILLES ne viennent jamais consulter parce qu'ils ont un
secret : ils viennent parce qu'il y a production de symptôme, venant exprimer
le fait qu'une personne ne peut pas prendre sa place. Or, cette situation est
souvent engendrée par un « secret ». Ce secret peut se situer au niveau
transgénérationnel, c'est-à-dire au niveau de l'histoire même de la famille. On
peut cacher à un enfant le suicide du frère de sa maman qu'il n'a jamais connu
et dont on ose à peine citer le nom, ou alors l'existence d'un cousin du père
qui a fait de la prison et dont on ne parle pas, ou encore le fait qu'un des
parents a eu une maladie génétique qu'il a lui-même cachée à son conjoint,
que les grands-parents ont caché à leur enfant et à leur petits-enfants une part
de leur passé dont ils ont honte... Il s'agit donc toujours d'une amputation de
l'histoire d'une famille.

Boomerang
Ces tentatives désespérées de se débarrasser d'une tache familiale vont
souvent revenir, à la manière un boomerang, dans l'ici et le maintenant de l'un
des membres de la famille. Et le symptôme ramène à l'histoire, par exemple
cet enfant qui va falsifier ses notes de façon à ne pas inquiéter ses parents, ou
alors reproduire des comportements de la personne dont précisément on ne
veut pas parler.
Il est une autre forme de secret, lorsqu'un des parents applique le principe :
« Fais ce que je dis et pas ce que je fais ». Par exemple ce père qui considère
que fumer est mauvais et interdit la cigarette à ses enfants, mais qui dans le
même temps fume en cachette d'eux. Il en va de même pour l'alcool ou le
cannabis que les parents interdisent aux enfants tout en en usant eux aussi,
sans le dire. Cachés aussi le chômage du papa, pour continuer à faire bonne
figure, ou la maladie grave d'un des deux parents, « pour ne pas inquiéter les
enfants ». Autre configuration : l'un des parents se coalise secrètement avec
un enfant en le mettant dans une confidence qui peut être de l'ordre de
l'adultère, ou bien encore, dans le cas de parents séparés, l'un d'eux confie à
un enfant, sous le sceau du secret, les motifs « réels » de la séparation.
Toutes ces formes de secret sont déterminantes dans l'impossibilité d'oser
prendre sa place.

Qu'est-ce qu'un secret ?


Le mot « secret » est composé de la racine indo-européenne Kr, qui a le sens
de trier (comme dans passer au crible), et a donné le grec krien, « Je juge, je
tranche », qui a ensuite été à l'origine des mots comme crise (qui est le
moment où l'on doit trancher), critique (dans le sens de jugement) ou critère
(qui est ce qui permet de juger). Dans « secret », cette racine est alliée au
préfixe Se, qui évoque la notion de mise à l'écart comme dans séparation ou
ségrégation. Le secret est donc ce qui exclut du débat commun qui
permettrait de juger, il est ce qui intime l'ordre de se taire à ceux qui ne
savent pas.
Si l'on prend l'exemple du secret d'État, on voit bien qu'il contient des enjeux
relationnels selon le moment où il est révélé et par qui il est révélé. C'est de la
communication pure, au sens où la communication suppose par définition un
canal qui laisse passer une information dans un sens seulement : elle va de A
à B puis, dans un deuxième temps seulement, de B à A. Alors que la
conversation, étymologiquement, signifie qu'on tourne ensemble les choses
pour voir comment on peut les résoudre.
Il convient par ailleurs de ne pas confondre secret et non-dit. Dans le cas du
secret, il existe différents niveaux d'information puisqu'au moins une
personne détient une information que les autres n'ont pas, ce qui la place en
position de pouvoir. Dans le cas du non-dit, tout le monde détient le même
niveau d'information puisque chacun est au courant, mais une convention
implicite oblige chacun à se taire.

La nature des secrets


Si un événement devient secret, c'est qu'il ne respecte fondamentalement pas
les valeurs de la famille, ou qu'il menace son équilibre. Il se nourrit dans la
peur ou la honte. Plusieurs types de situation peuvent donner lieu à la
création d'un secret de famille comme les morts violentes : suicides, meurtres,
accidents ; les déracinements familiaux : par exemple les personnes ayant
migré de région ou de pays dans des circonstances particulières, souvent
troubles ; l'effondrement économique : par exemple la modification du statut
social lors d'un contrôle fiscal qui d'un seul coup révèle au grand jour des
secrets financiers ; les situations qui sont mal jugées par la société :
l'homosexualité, la trahison conjugale, les enfants naturels,
l'emprisonnement ; la présence d'une maladie chronique ; les traumatismes
comme les agressions sexuelles subies ; le secret quant aux origines :
adoption ou naissance par fécondation in vitro…
La liste n'est pas exhaustive, mais tous ces événements sont apparentés à des
traumas, c'est-à-dire que leur représentation est traumatisante. Ces
traumatismes, le plus souvent, ne sont pas associés au secret puisque le
symptôme révèle la difficulté à être de celui qui ne peut pas, n'ose pas, ne
veut pas prendre sa place et l'occuper. Cette position singulière dans laquelle
il se trouve montre qu'il y a quelque chose à cacher, mais il est très difficile
de parvenir à le découvrir soi-même sans l'aide d'un professionnel, car nous
sommes aveuglés par ce secret. Avec l'aide d'un tiers qui nous permet de
revisiter notre histoire autrement, il devient possible de prendre la distance
nécessaire. Faute de quoi, le secret met la personne dans l'impossibilité de se
représenter elle-même une situation, son appareil psychique étant envahi par
la pensée de l'autre, comme sous hypnose.
Que la personne soit vue en individuel, en couple ou en famille, le tiers, ici
professionnel, a pour fonction de remettre en circulation toute une série
d'éléments jusque-là stockés, pour permettre au sujet de se remettre en
conversation avec lui-même, et le cas échéant avec autrui. Il lui permet de se
construire une représentation dans la mesure où l'on va passer de ce que la
personne vit à l'intérieur d'elle-même à une formulation, à une mise en mots,
donc à des constructions d'hypothèses sur ce qui s'est passé, associées à des
confirmations ou des infirmations. Et l'on passera naturellement de cette
formulation à une affirmation du sujet.
Le thérapeute va aider cette personne en l'accompagnant de façon à ce qu'elle
ose croire davantage en elle qu'en ce que d'autres ont essayé de lui cacher,
non pas dans le but de régler des comptes mais dans l'espoir de lui redonner
une place, une légitimité dans sa logique de perception, de retrouver sa
capacité de discerner, de ressentir, de voir et de comprendre, en un mot de
pouvoir se différencier. Pourquoi choisir de mettre à profit cette situation
pour engager une réappropriation de sa propre histoire, avec tout le poids que
cela peut représenter ? Dans une logique linéaire, il y a les gentils et les
méchants, et c'est vrai que régler ses comptes pourrait être perçu comme une
solution : « Puisque vous m'avez menti, puisque vous m'avez manipulé, hé
bien je préfère rompre toute relation. »
Le problème n'est toutefois pas aussi simple qu'il y paraît car, si je pousse le
raisonnement à l'extrême, je considère que je suis du côté des victimes et que
tous les autres sont des bourreaux, ce qui me place dans une position
d'isolement total. Tout en reconnaissant que j'ai été manipulé, il m'apparaît
plus pertinent de me dire que l'autre n'était pas seulement un manipulateur ou
un cachotier : il m'a aussi permis d'acquérir des expériences de vie qui m'ont
construit et qui m'ont certainement, à un moment donné, freiné dans mon
développement, mais qui font partie de mon histoire. C'est là la partie la plus
difficile à accepter mais c'est précisément cette acceptation qui permet de se
réunifier, et d'accéder pleinement à sa place.

À quoi sert un secret ?


Le secret de famille a une fonction particulière au sein de la famille. Fait-il
lien ou fait-il chaîne ? En tout cas, il ligote les uns aux autres les membres qui
le partagent. Ce partage colore de façon particulière l'usage du langage et il
oblige à trouver des stratégies communes pour maintenir le secret, ce qui a
pour conséquence d'exclure et de mettre à distance celui ou ceux qui ne
savent pas. Le secret crée donc une appartenance entre ceux qui le partagent
tout en repoussant ceux qui ne doivent pas le connaître. Le révéler serait alors
non seulement trahir sa famille et ses valeurs, mais aussi être responsable de
la destruction du « vivre ensemble » qui s'est, en partie, constitué autour du
secret. Très fréquemment, on observe un clivage également au sein de ceux
qui savent, puisqu'une partie d'entre eux savent qu'ils ne sont pas censés
savoir et ne doivent ainsi même pas montrer qu'ils savent.
Chez les enfants, ces situations impossibles à comprendre et à élaborer
peuvent avoir des conséquences majeures. Par exemple, donner naissance à
un sentiment de culpabilité : l'enfant sent qu'on lui cache quelque chose et
tente de trouver une explication rationnelle en faisant l'hypothèse qu'il a fait
quelque chose de mal et qu'on ne veut pas le lui dire. L'absence d'information
le renvoie à lui-même : « Qu'est-ce que je leur ai fait ? ». Autre conséquence
possible de ces situations de secret : provoquer une perte de confiance en soi
et en l'adulte, l'enfant percevant une distorsion importante entre ce que ses
parents lui disent et ce qu'ils lui montrent. Ceci est d'autant plus important
qu'être parent, c'est accompagner son enfant dans la découverte et
l'explication du monde. Il pourra donc perdre confiance en son propre
jugement : « Si je pense sentir quelque chose et que mes parents me disent le
contraire, c'est donc que j'ai mal senti », et en conséquence perdre sa propre
authenticité.
L'adolescence est une étape cruciale dans la formation de l'être humain. Lors
de cette période de remaniement, il va venir interroger de façon plus rude le
modèle familial dans lequel il a grandi : soit il va penser que ses parents lui
cachent des choses et qu'ils sont coupables d'une faute, soit il va penser que
c'est lui qui a commis la faute et que c'est la raison pour laquelle ses parents
ne lui ont pas donné l'amour qu'il méritait. Quel que soit le sens dans lequel
circulent ces pseudo-informations, l'absence de conversation a eu pour
conséquence l'impossibilité pour chacun de prendre sa place.

Comment se transmet le secret ?


Le secret se transmet dans les interdits de la culture familiale : par exemple
on ne regarde pas les émissions traitant de certains sujets, on arrête les
conversations à table lorsqu'elles dévient vers certaines zones ou lorsque
celui qui n'est pas censé être au courant d'une situation entre la pièce, on
change brutalement de sujet lorsque l'enfant pose une question ou on le
bâillonne par un bonbon... C'est toujours le même clivage entre l'analogique
(le postural) et le digital (le verbal). C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il
est important, lorsque vous posez une question à un ami, un conjoint, un
membre de votre famille, un collègue, et que l'on ne vous répond pas, de ne
pas en déduire que la question est mauvaise ou stupide. Au contraire, elle
était probablement très, voire trop pertinente !
Fréquemment, des indices nous permettent de reconstituer l'indicible. Un
caillou plus un caillou plus un autre caillou, si l'on est suffisamment attentif,
crée un chemin. Et cette reconstitution de l'indicible peut émerger à travers
des logiques de répétition : les mêmes événements se répètent de génération
en génération, des symptômes se déclarent ou des catastrophes surviennent à
des dates clés, toujours les mêmes, ou, plus insidieusement, les mêmes
impossibilités viennent barrer le chemin de la réussite, toujours sur le même
mode.

Pourquoi lever le secret ?


Au regard de ce que nous venons d'écrire, on comprend bien que le secret
crée une chape qui empêche de grandir, de se développer, de ressentir, de
penser… C'est un handicap pour quiconque souhaite connaître un
épanouissement durable.

Comment lever le secret ?


Dévoiler un secret demande des précautions. En effet, bien que sa
conservation entraîne un malaise, elle crée aussi une cohésion. Dans certains
cas, révéler un secret confronte à de grands moments de solitude, d'hostilité,
de mise au ban. Chaque situation étant unique et singulière, il convient à
chacun d'étudier le contexte spécifique dans lequel il se situe. Les
propositions suivantes sont donc des idées générales qui ne doivent pas
s'appliquer comme des recettes ; chacun doit procéder comme il le sent, à son
rythme.
Au sein même de sa famille, lorsqu'on sent peser sur soi un secret, le fait
d'oser formuler ce que l'on vit va nous libérer d'une partie du poids. Ainsi la
première action à mener est d'interroger, sans accuser qui que ce soit, en
disant par exemple : « J'ai l'impression qu'un jour dans notre famille,
quelqu'un a caché quelque chose à quelqu'un ». Il est vrai que cette
formulation pourrait s'appliquer à n'importe qui, n'importe où, dans n'importe
quelle circonstance. Dans le même temps, tout en étant générale, cette
question est formulée singulièrement par un membre de la famille et s'adresse
aux membres de cette même famille. Du coup, elle a le mérite d'abord de
faire réagir, et puis, peut-être, de faire réfléchir. Cela va permettre à celui qui
l'a prononcée d'obtenir des réactions sur son hypothèse et de passer du
domaine général à un contexte extrêmement singulier.
À partir de là, soit il obtient des informations supplémentaires sur ses propres
ressentis, soit il s'entend dire : « Où vas-tu chercher tout ça ? », « Tu
inventes, tu vois des choses qui n'existent pas ». À lui alors d'en tirer les
conséquences les plus pertinentes pour son devenir : soit il les croit, soit il
continue à se croire, et va donc devoir créer sa place. Auquel cas il est très
probable que le système ne puisse plus continuer à fonctionner comme avant,
quelle que soit l'issue de la situation : une fois les choses dites, on ne peut
plus faire machine arrière.
En tant que parent, nous pouvons aussi choisir de briser la répétition du
secret, en ne le laissant pas s'installer entre nos enfants et nous-mêmes. Dans
ce cas, il est important de pouvoir repérer le moment où l'enfant est
préoccupé, et lui dire avec des mots simples ce qui se passe, ce que l'on
ressent. De toute façon, on ne révèle jamais que ce que l'enfant sait déjà. Mais
la mise en mot permet de domestiquer cette chose inconnue, informe, qui
faisait si peur. Pour autant, dire toute la vérité à un enfant demande quelques
précautions. Ainsi, mieux vaut attendre que l'enfant pose ses propres
questions, montrant ainsi qu'il est prêt à entendre la réponse.

Faut-il toujours tout dire ?


Si le secret peut avoir des effets délétères, faut-il pour autant tout dire ?
Certes non, car alors on n'aurait plus rien à révéler à l'autre. En conservant un
jardin secret, on se donne la possibilité de faire entrer celui que l'on juge
digne de confiance dans notre sphère privée. Il devient alors un « intime »,
puisqu'il partage notre intimité. Si nous avons besoin d'une chambre, c'est
bien pour pouvoir ouvrir la porte à la personne que l'on invite à entrer.
Ainsi la transparence absolue fait-elle tout autant obstacle que le secret car
elle empêche ce mouvement volontaire de l'un vers l'autre, qu'elle place dans
une position d'assujettissement puisque la transparence réclame la
réciprocité : « Si je te dis tout, alors tu dois tout me dire. » On parvient alors
à un modèle de fonctionnement de type Big Brother, une dictature de la
transparence.
Chapitre 9

Les loyautés

LOYAUTÉ VIENT DU LATIN « LEGALIS », qui signifie « conforme à la loi ». Au XIe


siècle, en plein essor de la chevalerie, le mot « leial » (loyal en ancien
français) prend le sens de « qui a de l'honneur et de la probité (intégrité,
honnêteté) ». Des siècles plus tard, l'on retrouve ce mot dans le langage
courant où « se battre à la loyale » signifie « se battre sans tricher », et dans le
vocabulaire des écuyers où « un cheval loyal » est un cheval obéissant
(Dictionnaire historique de la langue française, Robert).

Les conflits de loyautés


Dans ma jeunesse, lorsque j'ai fréquenté ma première fiancée, je dînais
souvent deux fois. Une première fois à 18 h 30 avec ma mère, qui n'aurait pas
supporté de dîner seule pensais-je, et une seconde fois un peu plus tard, avec
mon amie qui s'entraînait à mitonner des petits plats. Bien sûr, ni l'une ni
l'autre n'imaginait que je faisais double repas, jusqu'à ce que ma fiancée
l'apprenne et trouve mon attitude « minable ». Pourtant je ne voulais décevoir
ni l'une ni l'autre : je voulais faire plaisir aux deux en même temps.
Cet exemple de double repas est relativement courant avec les amis : on
accepte deux invitations pour ne pas dire non, puis on appelle à la dernière
minute pour dire qu'on ne peut pas, que le petit est malade, et dans l'intervalle
on a vécu l'estomac noué. Car ces situations de double engagement entraînent
souvent anxiété, angoisse, symptômes physiques.
Prenons un autre exemple, celui d'une fille célibataire et de sa mère, qui lui
répète volontiers : « Il faut que tu trouves quelqu'un, tu ne peux pas rester
seule comme moi ». La fille passe tous ses dimanches avec sa mère, jusqu'au
moment où elle rencontre un homme. Va-t-elle laisser sa mère seule le
dimanche et profiter de ce jour de tranquillité avec son amoureux ? Tout
dépend du message qui lui aura été envoyé, ou de ce qu'elle en aura entendu.
Il est possible, malgré le discours « officiel » de sa mère, que la fille ait
compris sa demande de continuer à l'avoir près d'elle, et pour cela devoir
demeurer célibataire, ou au moins ne pas sacrifier les dimanches familiaux à
l'homme nouvellement entré dans sa vie.
Je pense aussi à l'exemple de ce couple dans lequel Monsieur était originaire
d'Espagne et Madame de Bretagne. Elle voulait que les enfants dînent à 19 h
tapantes, il préférait se mettre à table tranquillement vers 21 h. Les repas
étaient donc systématiquement l'occasion de disputes. Pendant des années ils
se sont bagarrés autour de cette question, jusqu'à ce que nous réfléchissions
ensemble à leurs cultures respectives. Pour lui, il était important de maintenir
quelque chose de ses origines à travers des dîners à l'heure espagnole, tandis
que pour elle les enfants devaient être couchés de bonne heure. Un échange
s'étant instauré à propos de leurs références culturelles, elle a pu ne plus vivre
la situation comme une attaque contre elle-même et les efforts qu'elle
accomplissait pour essayer de bien faire. Elle a compris que son mari
souhaitait juste conserver un élément qui le reliait à son pays et sa famille
d'origine et le transmettre à ses enfants, et lui de la même façon s'est rendu
compte que si sa femme voulait faire dîner les enfants à 19 h, ce n'était pas
pour l'embêter mais parce que cela faisait partie de sa culture familiale. La
situation a pu alors se débloquer.

Le blason familial
Dans tous ces exemples il est question d'être loyal, c'est-à-dire de ne trahir ni
le « clan » ni le blason familial constitué de nos cultures familiales, c'est-à-
dire des valeurs qu'on nous inculque. En restant loyal, on reste aussi pareil
aux autres, en conformité avec l'ensemble des membres du groupe, non
différencié. Cette appartenance à la famille et au blason implique une
transmission, fréquemment intergénérationnelle, qui se perpétue à travers les
mythes familiaux, les histoires qui se racontent, les manières de vivre. Cela
implique aussi une forme d'identification aux générations précédentes.
Toutefois, ces phénomènes ne sont pas forcément nommés. Il s'agit plutôt
d'une transmission par imprégnation. Les choses ne se disent pas mais se
font, c'est pourquoi on parle de « loyautés invisibles » : on ne les voit pas
mais elles sont très présentes. Tant qu'on les vit, du reste, on ne se rend pas
compte d'obéir à une sorte de loi. En revanche, lorsque l'extérieur nous
confronte à la différence, un conflit peut surgir entre notre façon de vivre et
celle d'autrui. C'est alors l'occasion de nous rendre compte du fait que nous
sommes régis par des règles dont nous n'avions pas conscience jusqu'alors,
mais que nous sommes soudain contraints d'énoncer, ne serait-ce que pour
nous-mêmes, afin de réassurer nos positions.
Dans la mesure où les loyautés s'intègrent en nous sans passer par des mots
mais par le biais de faits et de manières d'être, les conflits, sur le moment, ne
sont jamais pensés en termes de loyauté car ils ne sont pas intellectualisés. Ils
se déroulent en effet sur un mode émotionnel : nous avons l'impression d'être
pris dans des champs de force qui nous dépassent, qui nous tiraillent. Ce qui
induit de l'anxiété, de l'angoisse et des symptômes psychosomatiques.

Composer avec un autre blason


Au moment où l'on forme un couple puis une famille, est-ce forcément
l'occasion de constituer un nouveau clan, avec son propre blason ? Ou la
question est-elle alors de renoncer à ses armoiries pour adopter celles d'un
« étranger » ? Voyons les étapes de cette construction et les loyautés qu'elles
mettent en place.
Partons de la rencontre. Un homme et une femme se rencontrent par hasard,
au travail, en soirée, peu importe, toujours est-il que ce hasard fera sens
lorsque se construira le roman du couple. La première étape est la lune de
miel : chacun pense combler l'autre et pense que l'autre va le combler. On a le
sentiment d'une symbiose, de ne faire qu'un avec celui ou celle que l'on vient
de rencontrer et qui est, c'est sûr, l'homme ou la femme de notre vie.
Mais bientôt il devient nécessaire de sortir de sous la couette : c'est la
deuxième étape. Une série de règles implicites se mettent alors en place : qui
ouvre les volets, qui fait le café, qui va chercher les croissants, etc. Ces règles
se constituent « à l'insu de notre plein gré », on ne les pense pas, d'ailleurs on
ne les énonce même pas : « ça va sans dire ».
Vient alors la troisième étape, celle de l'approfondissement de la relation, et
c'est là qu'il convient de garder en tête que chacun des protagonistes arrive
avec son passé. En effet, c'est au moment où s'instaurent les règles du couple
que réapparaissent les règles préalablement intégrées par chacun des
membres du couple. Si Monsieur, par son comportement, remet en cause une
règle que Madame considère comme allant de soi, elle peut penser qu'il y met
de la mauvaise volonté, voire qu'il cherche le conflit, et elle risque de mal
réagir. En fait, Monsieur ne faisait qu'appliquer sans se poser de question une
règle qu'il avait lui-même apprise dans sa famille d'origine, il ne comprend
même pas que son comportement puisse poser question ou provoquer
l'hostilité.
Le moment où ces questions commencent à surgir, parce que la vie commune
s'installe, est aussi celui où le jeune homme présente la jeune fille à sa famille
tandis que la jeune fille présente le jeune homme à la sienne. Force est de
constater que chacun des deux agira par loyauté à son blason, sachant que
cette loyauté s'instaure en fonction de la relation aux parents, que l'on veuille
leur ressembler ou au contraire se déprendre du modèle. C'est à l'instant où
arrive une personne étrangère à la famille que se révèle, en creux, la culture
familiale, son habitus : la confrontation à la différence va servir de révélateur.
Prenons l'exemple d'un père qui dit à sa fille : « Écoute, ce n'est pas un
garçon pour toi. Il n'est pas capable de discuter politique, on ne connaît pas
ses idées, donc il n'appartient pas à notre culture. » Les parents du jeune
homme diront quant à eux : « Ce n'est pas une fille pour toi : quand j'ai
débarrassé la table, elle ne s'est même pas levée pour aider, or tu as besoin
d'être soutenu. ». Alors que jusqu'ici on ne parlait que d'amour, les règles, les
valeurs, et parfois aussi la classe sociale apparaissent.
La naissance du premier enfant constitue une quatrième étape, puisque les
règles de fonctionnement à deux se modifient lorsqu'on passe à trois. Les
phénomènes de loyautés invisibles s'amplifient alors : bien que chaque
membre du couple pense que sa famille est loin d'être parfaite, chacun estime
que sa mère est meilleure que l'autre. Par conséquent, lorsqu'il va s'agir de
demander des conseils, de poser des questions concernant l'éducation ou les
soins de l'enfant, ou lorsqu'il s'agira de faire garder le bébé, nous allons
assister à la bataille de deux chevaliers blancs où chacun voudra sauver les
armoiries de sa famille d'origine.
Il est clair que l'enfant est traversé par tous ces enjeux. Il va alors se jouer
quelque chose d'extrêmement important : soit les parents vont le protéger en
disant : « Mon chéri, ce n'est pas ton affaire, ça se passe entre papa et
maman, papy et mamie », et en général l'enfant arrive à trouver sa place en
composant intuitivement avec toutes les situations qui lui sont données à
vivre, soit les parents vont l'utiliser comme une machine de guerre contre
l'une ou l'autre famille d'origine. La situation est alors plus dramatique, car il
se trouve pris dans un conflit de loyauté : s'il veut être avec papa il devra se
mettre contre maman et sa famille, et s'il veut être avec maman, il devra
s'allier contre papa et sa famille d'origine. D'où une production de symptômes
divers et variés. Des symptômes purement psychosomatiques, mais aussi des
comportements tellement symptomatiques qu'il parvient à mettre ses parents
d'accord contre lui : il va mordre ses camarades, se remettre à faire pipi au lit,
se mettre à cauchemarder, par exemple. Cela signifie que, en présence d'un
symptôme, on se trouve devant un arbre qui cache une forêt.
Les enfants ont une vision que l'on pourrait appeler « stéréoscopique ». Par
exemple, l'enfant va voir son père pour demander l'autorisation d'aller dormir
chez un ami. Le père répond : « Il n'en est pas question, tu as 10 ans, c'est
encore trop tôt. » L'enfant insatisfait va alors voir sa mère, qui lui dit : « Il n'y
a aucun problème ». Encore un problème de loyauté.
Prenons, cette fois, une famille divorcée. Le papa vient prendre son fils à 14 h
le samedi comme convenu et doit le ramener le dimanche soir. Quand il est
avec sa mère, l'enfant a une vie stricte et rigoureuse, il se couche de bonne
heure, il mange bio. Quand il part avec son père, il se couche à n'importe
quelle heure. Lorsqu'il revient et que sa mère lui demande : « Qu'as-tu fait
avec ton père ? », il répond : « Je me suis couché à 3 h du matin samedi,
parce que papa jouait à la belote et on a mangé plein de pizzas Margarita ».
Constatons la créativité de l'enfant dans sa façon d'être à la fois loyal à son
père et sa mère. Il est loyal à son père car il profite des pizzas, et loyal à sa
mère parce qu'il le lui raconte et lui donne ainsi la possibilité de critiquer son
ex compagnon. Son attitude renvoie dos à dos les deux parents.
Comme chacun l'aura compris à travers ces exemples, certaines loyautés nous
paralysent, d'où l'importance d'essayer d'en comprendre les enjeux pour oser
s'en déprendre et être soi.

La loyauté au travail
La question de la loyauté ne traverse pas que la vie familiale, elle est aussi
posée dans le milieu professionnel. Parfois même les deux sont liés. C'est le
cas des dynasties : boulangers, médecins, industriels, comédiens, artisans, on
a tous en tête des exemples de famille où la profession semble se transmettre
de génération en génération, et l'on pourrait élargir le propos aux dynasties
politiques, syndicales ou associatives. On peut en conclure que l'on prend
goût à un métier en voyant son père ou sa mère l'exercer. Mais comment ne
pas poser la question de l'identification à son parent ? Et comment trouver sa
place, dans tous les sens du terme, lorsqu'on arrive après son père, son grand-
père, surtout si celui qui est venu avant a été reconnu, encensé ? Comment
réussir aussi bien, sinon mieux ? D'ailleurs, peut-on s'autoriser à faire mieux
sans trahir ? Ces questions sont forcément à l'œuvre dans ces lignées et
reposent la question de la place.
Le milieu professionnel nous met face à d'autres conflits de loyauté.
Aujourd'hui, il est demandé aux salariés de fusionner avec l'entreprise, d'en
adopter les valeurs, les rites, voire le langage, avec un jargon aux termes de
plus en plus codifiés. Autrement dit pour trouver sa place, il convient de se
fondre dans la masse. D'ailleurs ne parle-t-on pas des « Conti » pour désigner
les employés de Continental ?
Cette injonction à appartenir met-elle pour autant à l'abri au sein d'un clan ?
Même pas. Car si l'entreprise demande à ses salariés, vis-à-vis de ses soi-
disant valeurs, la même loyauté que celle exigée par la famille, elle leur offre
en contrepartie bien moins de sécurité.
Les dés sont pipés, à la lutte des classes a succédé la lutte des places : les
hommes et les femmes angoissés par la peur du chômage, de la crise, de ne
plus pouvoir payer leur crédit, ne cherchent plus qu'à trouver et conserver une
place dans l'entreprise. Ils sont prêts pour cela à en adopter les codes, à se
plier à ses exigences, sachant que ce conformisme ne leur garantit pas de
conserver leur poste.
Ils demeurent toujours, quels que soient leurs efforts et la qualité de leur
travail, à la merci d'un plan de licenciement. Trop jeunes, trop vieux, trop
récemment embauchés, trop chers, pas assez rentables, ils demeurent à la
merci de critères sur lesquels ils n'ont aucune maîtrise.
Comment estimer sa place dans un tel contexte ? Quel type de loyauté peut-
on exiger ?
Une catégorie de professionnels est particulièrement exposée aux conflits de
loyauté : les cadres intermédiaires. Ils sont en effet pris entre deux feux, entre
ce que la direction leur demande de faire redescendre et ce que la base leur
demande de faire remonter.
Le titulaire de ce type de poste charnière se trouve ainsi instrumentalisé par
chaque partie, en étant souvent contraint de faire taire ses propres valeurs
pour adopter celles des autres.
C'est le cas par exemple lorsqu'on demande à un chef de service de licencier
une ou plusieurs personnes de son équipe. À rebours des valeurs qu'on lui a
inculquées depuis son enfance – ne pas nuire, être solidaire –, il devra se
conformer aux valeurs qu'on lui présente comme associées à sa fonction :
« un bon chef n'a pas d'état d'âme, il faut se montrer fort, ce qui compte c'est
de faire tourner la boîte ».

Se dégager sans rompre ?


La loyauté serait-elle forcément source de conflit et de souffrance ? Implique-
t-elle forcément le sacrifice ? Tout dépend. Il est sûr qu'à la maison, dans le
couple, au travail, lorsqu'une personne doit naviguer au cœur d'une situation
paradoxale, elle en souffre et peine à trouver sa place. Car pour se développer
et évoluer sereinement, un être humain a besoin de cinq éléments
fondamentaux : la sécurité affective ; l'expérimentation de règles claires et
cohérentes ; le sentiment d'être traité de façon équitable et juste ; l'absence de
confusion entre autorité et autoritarisme ; l'évitement de la confusion des
sentiments.
La sécurité affective est procurée par un entourage qui accueille avec
bienveillance, qu'il soit familial ou professionnel. Idéalement, celui-ci est
cohérent, congruent, c'est-à-dire qu'il existe une adéquation entre ce qui est
dit et ce qui est montré. Ainsi, la personne peut faire confiance à ceux qui
l'entourent. Cette congruence permet aussi de se sentir accordé avec
l'environnement : ce que l'on sent n'est pas différent de ce que les autres
sentent ; il existe un espace partagé où l'on peut se retrouver. La loyauté n'est
alors plus un chantage vécu sur le mode : « si je ne me conforme pas à ce que
l'on attend de moi, je suis exclu », mais plutôt une appartenance librement
consentie, et dans laquelle on ne risque pas de se perdre.
Des règles claires et cohérentes permettent d'évoluer dans un contexte qui
assure une protection minimale : on ne navigue pas à vue, sans repère, dans
des situations où ce qui se fait et ne se fait pas changent en permanence.
Se sentir traité de façon équitable et juste est moralement indispensable. Le
terme d'équité est préféré ici à celui d'égalité, même si cette dernière est
indispensable puisqu'elle reconnaît chaque individu comme un citoyen
appartenant à part entière et de plein droit à la société. Mais dans un contexte
relationnel, l'équité est une notion qui permet de respecter les différences. Par
exemple, on peut avoir deux enfants et les aimer différemment et sans
qu'aucun des deux se sente lésé, dès lors que chacun sent avoir sa place. Au
contraire, on peut avoir le sentiment d'avoir élevé ses enfants dans l'égalité et
se trouver dans des situations de luttes fratricides, car ce qui convenait à l'un,
en fonction de ce qu'il était, ne convenait pas à l'autre qui attendait autre
chose.
Ne pas confondre autorité et autoritarisme : dans beaucoup de couples,
chaque membre veut être le thérapeute de son conjoint, il veut changer
l'autre. Or, on glisse aisément d'un problème de place à un problème de
pouvoir. « Je ne lui demande pas grand chose, je lui demande juste d'être
gentil avec moi »… Qui va lâcher ? Chacun veut bien faire le premier pas, à
condition que ce soit le second. Et l'on peut remarquer que, moins on croit
avoir de place, plus on se défend, et puisque la meilleure défense, c'est
l'attaque, alors on attaque. A contrario, une personne qui semble assurée de sa
place n'a pas besoin de la défendre ; elle l'occupe, cela va de soi pour elle et
cela semble évident aux autres.
Éviter la confusion des sentiments : en particulier, il convient de bien
différencier l'amour et le désir de possession. Aimer quelqu'un oblige à un
retour sur soi, à s'interroger constamment sur la façon dont on se situe par
rapport lui et à renoncer à l'illusion que l'autre pourrait totalement nous
combler, ou qu'on pourrait totalement combler l'autre. De même, l'amour
n'induit pas que l'on pense pour l'autre, sans qu'il le sache. Dans un tel cas, on
pense « protection », en essayant de ne pas penser « mensonge », mais en fait
on considère que l'autre n'est pas capable d'accueillir nos propos ou nos actes.
À chaque cycle de l'existence, à chaque changement de vie, les loyautés sont
mises à l'épreuve. Car chacune de ces étapes suppose des réaménagements,
des changements, des séparations. Ces cinq piliers sont alors importants. Ils
permettent d'envisager l'indépendance sans penser trahison, de devenir soi, un
être debout et libre, sans que cette autonomisation se bâtisse contre ou aux
dépens des autres, de prendre sa place sans croire qu'on la vole à autrui.

Le don, la dette
Ce chapitre sur la loyauté ne serait pas complet sans référence à la dette,
c'est-à-dire à ce que l'on doit ou pense devoir à autrui en contrepartie de ce
qu'il nous a donné. Et en la matière, tout commence par la nourriture. Dès le
premier jour de notre vie, nous voilà dépendant d'une mère qui a le pouvoir
de donner ce que l'on désire le plus : le sein ou le biberon par lequel nous
arrive le lait, qui apaise cette faim qui tord le ventre. Pour autant, fait-elle
« don » de son lait ? Oui, à partir du moment où elle diffère le moment de la
satisfaction et introduit alors le doute sur le fait qu'elle puisse ne pas donner
son lait. Nourrir devient alors un don, un choix de sa part et non un acte
automatique de « bouchage ». Une nuance très bien perçue par l'enfant.
Pourquoi accepte-t-elle de se plier à l'acte de nourrissage de son bébé ?
Dans le champ symbolique de la Loi, celle qui régit nos échanges avec autrui,
l'enfant n'est pas un prolongement de sa mère : il est un don que le père du
bébé lui a fait, don qu'elle a accepté en le lui présentant à la naissance afin
qu'il le reconnaisse et le fasse fils de ou fille de, l'inscrivant ainsi dans la loi
des Hommes. Dans cette logique, prendre soin de l'enfant c'est en quelque
sorte prolonger sa mise au monde, s'inscrire dans une loi où il prendra sa
place.
Dans le champ imaginaire, où tout est possible, l'enfant peut être pour la mère
une poupée avec laquelle elle joue, une façon de se sentir exister parce que
c'est en étant mère qu'elle trouve sa justification, une façon d'apaiser son
angoisse, ou encore un importun qui l'empêche de dormir la nuit, qui la gêne
lorsqu'elle voudrait parler avec ses amis, qui est toujours dans ses jambes...
Le bébé n'a alors pas d'existence propre : il n'existe que par rapport au désir
de sa mère. Quels choix lui reste-t-il alors ? Soit il se réduit à n'être que
l'objet de satisfaction de sa mère, et essaie d'en être aimé tout en découvrant
progressivement qu'il est de toute façon impuissant à la combler tout à fait,
soit il cherche à « sauver sa peau », à devenir sujet en saisissant tous les
moyens possibles pour signifier son désir à lui.
On voit dès lors, selon la façon dont la nourriture est donnée dès les premiers
moments, que l'enfant ne se sentira pas redevable de la même manière. Dans
le premier cas, puisque le don de la mère s'inscrit dans une Loi, il ne sera pas
en dette vis-à-vis d'elle et prendra sa place à son tour dans une société
humaine régie par cette même loi. Dans le second cas, la mère toute-puissante
donne ou ne donne pas selon son désir à elle, hors toute Loi. L'enfant est à sa
merci et doit donc la remercier de ne pas le tuer en lui refusant le lait. La
dette est parfois si lourde à porter qu'il peut se mettre à vomir ce qui lui est
ainsi donné, ou préférer manger rien plutôt qu'une nourriture trop chargée
d'obligations. Les anorexiques en effet ne se contentent pas de ne rien
manger, ils sont dans l'envers de la chose : ils mangent rien.
Mais la plupart du temps, la question de la dette se pose hors de ces
mécanismes de rejet radicaux. On sait qu'on est en dette parce qu'on nous le
fait généralement savoir à grand coups de : « Tu ne te rends pas compte de
tout ce que j'ai sacrifié pour toi », et l'on se sent dans l'incapacité de
rembourser. On essaie parfois, mais l'on bute devant l'immensité de la tâche.
C'est alors que naît la culpabilité. Une culpabilité qui paralyse, qui empêche
de vivre parce que tout ce que l'on pourrait prendre de bon dans la vie devient
comme quelque chose de volé, puisque non rendu à celui ou celle qui nous a
tant donné.
Quel que soit le type de relations que nous entretenons au cours de
l'existence, à partir du moment où il y a échange, il y a risque de nous
transformer en débiteur, c'est-à-dire de faire en sorte qu'un créancier soit en
position de force par rapport à nous. Seules les règles qui donnent un prix à
chaque chose, fût-il symbolique comme l'euro symbolique ou le simple
« merci », équilibrent les échanges, libèrent de la dette, empêchent que la
générosité se transforme en pouvoir sur l'autre et que les cadeaux soient
empoisonnés.
À la lumière de ce que vous venez de lire, vous sentez-vous pris dans des
conflits de loyauté ? Lesquels ?

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Chapitre 10

Assumer sa place

JUSQU'À PRÉSENT, NOUS AVONS DÉFINI ce que signifie avoir un rôle et prendre une
place, nous avons compris comment toute relation suppose l'existence d'une
règle relationnelle explicite, mais prend racine aussi dans un univers « sous-
marin » implicite, qui s'inscrit dans le vécu mais qui ne se dit ni même,
parfois, ne se perçoit. Notre société du langage nous conduit à sous-estimer
les attitudes posturales, les gestes, les mimiques, les intonations, la façon de
se comporter, alors que ces attitudes participent pleinement de la relation. De
fait, ce langage corporel que nous avons appris à connaître dès la naissance,
nous apprenons ensuite à l'oublier.

Trop poli pour oser sentir


Prenons l'exemple d'une maman qui envoie son fiston chez ses propres
parents et lui disant : « Surtout, si ça sent mauvais chez mamie ou si elle n'est
pas gentille, ne dis rien et fais-lui bien la bise en arrivant. ». Quel message
envoie-t-elle à son fils ? Elle lui dit implicitement qu'elle sait bien ce que son
fils va voir, sentir et ressentir, ce qui en dit long sur ce qu'elle-même attend
de voir, sentir et ressentir chez sa mère, sur la façon dont elle la regarde et ce
qu'elle en transmet à son enfant. Mais dans le même temps elle lui demande
d'oublier toutes ses impressions, de passer outre. Cette mère voudrait
probablement que son fils prenne sa place mais elle fait en sorte qu'il ne
puisse la prendre. À mesure de son développement, ce garçon aura reçu des
couches de cire successives qui le rendront poli, au risque de disparaître sous
la couche de cire tout comme un beau meuble trop souvent astiqué : on ne
voit plus la matière originelle sous la brillance. Un tel polissage prend des
formes multiples : quand un enfant pose une question jugée gênante, on lui
répond : « ça ne se dit pas », ou « ça ne se fait pas » ; quand il entend ses
parents se disputer et qu'il demande ce qui se passe, on lui répond : « rien du
tout, va jouer dans ta chambre » ; parfois même on finit par lui clouer le bec
avec un bonbon.
De prime abord, les enfants comprennent le monde à travers ce qu'ils
perçoivent du langage non verbal, mais on apprend à certains d'être
malvoyants, malentendants, « malcomprenants ». Au fur et à mesure de cette
« éducation », ils vont dès lors développer un « faux-self », un clivage entre
ce qu'ils sentent et ce qu'ils pensent devoir sentir. Cela aboutit à fabriquer des
personnes qui n'ont aucune confiance en elles parce qu'elles n'ont aucune
confiance en leurs perceptions, en leur ressenti. Plusieurs conséquences
peuvent découler d'un tel clivage : des symptômes d'abord, qui viennent
exprimer ce qui ne peut être dit, une impression d'irréalité ensuite, puisque ce
que l'on vit compte moins que ce que l'on doit en dire pour être conforme,
une impossibilité enfin, celle de remettre en question ce qui est présenté
comme une évidence, car on ne sait pas de quoi notre monde sera fait si on
lâchait les représentations qui nous sont imposées.
Or, aller au-delà des répétitions suppose de pouvoir accepter un certain
inconfort, celui de sortir de ses propres sentiers battus. Le processus
d'autonomisation conduit en effet à prendre de la distance par rapport à des
constructions du monde qui nous limitent, à renoncer à des croyances
aliénantes. Passer d'une logique de rigidité à une logique de flexibilité
demande un travail d'assouplissement, une gymnastique mentale, ainsi que le
courage d'introduire le doute dans un système de pensée où il n'avait pas sa
place. Car le doute permet l'apprentissage, il permet de changer le prisme à
travers lequel on voit le monde. Et ce changement d'angle de vue permet
d'introduire la notion d'altérité, puisqu'on peut alors envisager que l'autre
possède lui aussi un prisme personnel.

La différenciation : entre fusion et rejet


Se différencier implique de sortir de l'aliénation mentale afin de pouvoir
prendre une place. Mais cette autonomisation demande également de se
dégager d'un système relationnel fonctionnant sur le mode fusion/rejet, « qui
n'est pas avec moi est contre moi », trop souvent implicitement imposé.
Prenons l'exemple des couples fusionnels, pour lesquels 1 + 1 n'égale pas 2,
mais 1 : le couple. Classiquement alors, elle ou il devrait savoir ce dont j'ai
besoin sans que je lui dise, puisque il ou elle dit m'aimer. Si je pose des
questions, il ou elle me dit : « est-ce que tu m'aimes ? » Ça aurait dû être
évident ! Et si je m'oppose, il ou elle le vivra comme un rejet.
Un tel fonctionnement binaire peut se retrouver dans beaucoup de situations,
dans l'éducation des enfants aussi bien qu'au travail. Le lecteur comprendra
bien la difficulté à se dégager de cette logique, car elle est rarement explicitée
de cette manière. Mais pour qui veut prendre sa place, la fusion implicite, qui
parfois est une solution, devient très vite insupportable.
L'idéal serait de pouvoir être différencié dès le départ, avant même de
rencontrer l'autre. Mais c'est rarement le cas, car chaque être humain a un
papa, une maman dont il est totalement dépendant, ne serait-ce que pour sa
survie pendant ses premières années de vie. Il possède également une religion
ou au moins un contexte culturel imprégné de religion, et nous savons que la
religion libère du choix individuel car elle donne des préceptes, indique le
chemin, dit comment l'on doit se comporter ou pas.

Savoir être seul sans s'isoler


S'interroger sur la question de la place, envisager la possibilité de se
différencier de l'autre, nécessite à tout âge de la vie d'assumer la séparation
nécessaire à l'individualisation et par là d'assumer une certaine solitude. Cela
ne signifie pas qu'il faille s'isoler, renoncer à avoir des contacts. Cela signifie
au contraire d'être capable de se mettre en relation tout en sachant se dégager
de l'autre, à certains moments, pour se sentir seul, c'est-à-dire se sentir soi.
Prenons l'exemple d'une femme appartenant à la catégorie des « mères
nourricières », ces mamans qui, pour se penser mères, doivent être celles qui
nourrissent. S'il prend une place autre que celle de celui qui est nourri, son
enfant sait bien qu'il tue symboliquement sa mère. Le couple mère-enfant est
alors totalement fusionné : l'un tient l'autre et cette situation se répète en
boucle. Afin de faire cesser la répétition, il faut donc qu'ils « dé-fusionnent »,
et pour cela la mère doit parvenir à s'envisager autonome, à se définir
autrement que comme celle qui justifie son existence en donnant la becquée à
son petit. Ainsi elle libérera son enfant du rôle qu'elle lui a assigné. Et elle lui
évitera de devoir la rejeter pour exister, pour ressentir enfin une vraie
sensation de faim. Qui dit fusion dit en effet envahissement par l'autre, dont
on ne peut s'échapper que par le rejet. En devenant capable de savoir s'il a
faim, l'enfant découvrira le plaisir de manger et dans le même temps
deviendra capable de se mettre vraiment en relation avec sa mère pour goûter
les plats qu'elle lui aura préparés.
C'est en introduisant du vide entre soi et l'autre que l'on expérimente le fait
que l'on est un individu vivant de façon autonome, mais aussi que l'autre est
une personne à part entière. De vraies relations peuvent alors se forger,
basées sur des échanges plus authentiques.

La Crainte du rejet
En théorie, il faudrait naître avec la capacité d'être différencié. Mais, on l'a
vu, cela ne se passe pas ainsi dans notre société. Il faut en passer par un
apprentissage qui s'organise autour de plusieurs axes. Pour chaque être
humain, tout d'abord, il faut apprendre à vivre mais aussi apprendre à mourir,
c'est-à-dire se montrer capable de laisser la place qu'on occupe lorsqu'on a
fait son temps, et, le cas échéant, de la céder délibérément à autrui.
S'autonomiser, c'est oser dire « Je », oser dire « Oui » et oser dire « Non », en
relativisant le regard d'autrui. De fait, lorsque l'on est sans cesse en train de se
demander : « Que vont-ils en penser ? De quoi ai-je l'air vis-à-vis des voisins,
des collègues ou de la famille ? », on se soucie plus de la place des autres que
de la sienne propre. Pour assumer sa place, il faut oser croire à ce que l'on
voit, entend, ressent, et c'est tout un programme.
Il faut aussi accepter de sortir de la logique selon laquelle « les gens sont avec
moi ou bien contre moi ». C'est-à-dire sortir du mode de la coalition contre un
tiers, qui peut être une personne, une idée ou une chose. Prenons l'exemple
d'un couple au cours d'un dîner chez des amis. Madame émet une idée et
Monsieur dit qu'il n'est pas d'accord. Madame risque alors de se sentir isolée,
de penser que son époux se coalise avec les autres, contre elle. Les exemples
peuvent se multiplier à l'infini, y compris dans le milieu professionnel : si l'on
n'est pas totalement avec les valeurs de l'autre, on est considéré comme un
traître. Dans le couple, on a tendance à dire à l'autre : « Si tu m'aimes, tu dois
être d'accord avec moi », dans l'entreprise : « Si tu es un bon professionnel, tu
dois te soumettre aux valeurs de l'entreprise ».
Dans ce contexte, la crainte est d'être finalement rejeté si l'on n'est pas
d'accord : on préfère alors faire comme si, prendre sur soi, mais ce que l'on
tait risque de se manifester par des symptômes. D'un point de vue conjugal ou
professionnel, on développera des maux de tête, des lumbagos, des douleurs
musculaires. Au niveau familial, c'est l'enfant qui représente souvent le
problème de ses parents. Prenons le cas d'un enfant qui revient de l'école avec
un mauvais carnet et transforme les notes de ses professeurs. Les parents
découvrent le pot-aux-roses et se demandent : « Mais pourquoi ment-il ? »,
sans se rendre compte qu'il reproduit le fonctionnement implicite de la
famille où l'on fait avec les problèmes comme s'ils n'existaient pas car il
serait insupportable de les affronter.

Du bon usage du désaccord


L'idée généralement admise est que, pour bien vivre ensemble, il faudrait être
d'accord sur tout, et que le désaccord est source de dysfonctionnement. Or, le
désaccord est plutôt source de conversation, sachant que chaque protagoniste
a un point de vue différent et que cette différence enrichit chacun. Ainsi, le
fait que deux parents aient deux points de vue distincts par rapport à un
problème touchant l'éducation d'un enfant permet à ce dernier de s'enrichir de
deux points de vue. De même, le fait que deux parents soient issus de deux
cultures différentes devrait permettre à un enfant de s'enrichir de ces deux
cultures. Toutefois, ce n'est pas toujours ce que l'on constate dans la vie
courante. Pourquoi ? Parce que le plus souvent, ce n'est pas sur le plan de la
culture que se jouent les choses mais sur le plan affectif. La question
est alors : « Si tu m'aimes, tu dois adhérer à ma façon de voir les choses, et
non à celle de ton père. » Or, si chacun des parents impose cela à l'enfant,
celui-ci se trouve placé dans une situation inextricable. Pour favoriser la
différenciation de l'enfant, il est donc nécessaire que les deux parents soient
eux-mêmes suffisamment différenciés.
Pour entrer en conversation, il faut être capable d'évaluer les différences en
matière de structure de pensée chez autrui. Si je vous dis « pamplemousse »
et que vous pensez « bicyclette », cela signifie que notre conception du
monde est si éloignée qu'un réel problème risque de se poser : nous devons
faire l'apprentissage des différents codes que nous possédons l'un l'autre. En
revanche, si je dis « pamplemousse » et que vous pensez « orange », nous
sommes complémentaires, même si nous sommes différenciés.
Ces éléments sont à repérer et à prendre en compte dans toute relation. Cela
implique un pas de côté, une gymnastique que le lecteur peut essayer
d'expérimenter en se plaçant sur le mode « je pédale sur un vélo et en même
temps je me regarde passer par la fenêtre ». Un exercice difficile, car la
plupart du temps, soit on est pris dans la situation et on est incapable de
l'observer, soit on est tellement en dehors que l'on n'est plus touché. Or,
l'objectif est de parvenir à simultanément sentir et comprendre.
C'est un long apprentissage, mais cette hygiène de vie évite bien des écueils
dans les relations. Car faire et se voir faire est un exercice de santé mentale
qui permet de vivre pleinement. Contrairement à ce que l'on pourrait croire en
effet, il ne s'agit pas de se couper de ses émotions mais au contraire de
parvenir à les apprivoiser, à les gérer, à ne plus être contrôlées par elles. Le
revers de la médaille est un certain désenchantement : quelques illusions
s'envolent au niveau des relations que nous avons avec autrui et nous nous
trouvons parfois confrontés à une réalité qui peut paraître effrayante.
Cela en vaut-il la peine ? Tout dépend du sens que l'on veut donner à son
existence et de la qualité de vie à laquelle on aspire, entre « à-quoi-bonisme »
où rien ne vaut puisque tout passe, et le fait de ne rien apprendre de
l'expérience en vivant chaque jour comme s'il était le premier. En tout cas, se
regarder vivre permet d'être réellement acteur de son existence, ce qui met
l'accent sur sa propre responsabilité dans chacun de ses actes.
Dans l'existence, il y aura toujours des faits sur lesquels nous n'avons aucune
prise et qui nous ballotent, comme la météo par exemple mais, à chaque
moment de notre vie, nous avons le choix d'élargir notre champ d'action. Il
s'agit d'un apprentissage permanent, mais c'est en prenant conscience de cette
part agissante que nous pouvons nous différencier et briser le cercle des
répétitions, qui jusque-là paraissaient relever du domaine de la fatalité.
À la lumière de ce que vous venez de lire, quelles pensées vous viennent
devant un désaccord ? Quelles sont vos réactions ?
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Un assemblage mutuel
Dans certains contextes, sans que l'on s'en rende compte, mais parfois en
toute conscience, nous hésitons à occuper notre place au motif de protéger
autrui. Comment cela ? Prenons un exemple que nous avons tous vécu : je
rencontre un ami et lui demande : « Comment vas-tu ? ». Il me répond : « Ça
ne va pas du tout. » Si je me sens moi-même en pleine forme, avec un moral
d'acier, je peux alors me sentir très mal à l'aise à l'idée de le lui dire.
Pourquoi ? Parce que je veux le protéger, comme si le fait d'être heureux
pouvait ajouter à son malheur, par effet de contraste. En étant réceptif à ses
soucis sur un mode uniquement émotionnel, je me paralyse alors, je n'ose pas
prendre ma place d'homme heureux.
On comprend à travers ce raccourci à quelles contorsions nous nous
soumettons parfois lorsqu'il s'agit de chausser nos propres sabots. Cependant,
on remarquera aussi que le problème de la place ne se pose pas dans toutes
les relations. En effet, certains éléments dormants de notre histoire
s'amplifient seulement dans certaines situations et avec certaines personnes.
Et singulièrement, si je suis en face d'une personne affirmée, sûre de sa place,
alors j'aurai moins de mal à occuper la mienne. Cela montre bien qu'il s'agit
d'un assemblage mutuel, qu'il n'existe pas de problème de place en soi, mais
plutôt des variables qui s'ajustent en fonction d'un contexte.

Séduire pour ne pas s'affirmer


Ainsi la plupart du temps, de prime abord dans une relation, nous ne nous
définissons pas nous-mêmes, mais par rapport à autrui, sur le mode : « Que
me veux-tu ? Qu'attends-tu ? ». C'est le signe que nous agissons sur le mode
de la séduction et non sur celui de l'affirmation, qui serait plutôt : « Voici ce
que je suis, voici ce que je te propose ». Or, laisser à l'autre le soin de nous
définir en fonction de ses attentes entraîne de fréquents quiproquos dans les
relations. Par exemple, il est différent de dire à quelqu'un : « Veux-tu que l'on
se revoie ? » et : « J'ai envie de te revoir », de même que : « Passe quand tu
veux à la maison, la porte est toujours ouverte », diffère de : « Ça me ferait
plaisir de partager un moment avec toi, prenons nos agendas et trouvons une
date ».
Dans le premier cas on laisse la responsabilité à l'autre, on évite de se
confronter à l'éventualité de son rejet. Par peur de souffrir, certainement,
parce qu'on n'est pas capable d'imaginer que ce que la personne rejetterait
alors, ce n'est pas forcément nous en tant qu'être humain, mais plutôt une idée
ou une situation. Mais, puisque nous sommes incapables d'exécuter le pas de
côté qui nous permettrait de nous différencier et de regarder la situation avec
ce recul, nous restons bloqués dans une logique de séduction.
Dans le deuxième cas, nous prenons la responsabilité d'assumer notre place,
notre désir. Nous acceptons alors, dans le même mouvement, la possibilité de
devoir renoncer à la satisfaction. C'est un risque, mais le prendre permet de
gagner du temps, de définir clairement la place que je veux occuper et celle
que l'autre accepte de me donner.
Autre exemple, tiré d'une situation conjugale banale autour de l'achat d'une
voiture : Monsieur a envie d'une berline cossue, Madame d'une voiture
basique qui coûterait moins cher, car elle préfèrerait investir dans la
décoration de la maison. Mais personne n'exprime clairement son désir, il n'y
a ni discussion, ni confrontation, chacun reste sur sa position. Monsieur
revient avec le contrat de vente signé. Madame fait comme si elle était
d'accord, sur le mode « à quoi bon de toute façon il n'en fait qu'à sa tête », ou
parce qu'elle craint la réaction de son mari. Il s'agit, on le voit bien, d'un
pseudo-accord. Or, ce n'est pas le premier, loin de là, et à force d'accumuler
ce type de pseudo-accords, elle finit par exploser : soit sur le mode de la
maladie, soit sur le mode de la colère, à propos de tout autre chose ou en
employant des arguments sans rapport avec ce qu'elle pensait vraiment de cet
achat. De sorte que son explosion est incompréhensible pour l'autre.
De la même façon, en famille, prenons des parents qui souhaitent que leur
enfant fasse du piano ou de la danse. Dans ces disciplines, il est impossible
de progresser sans s'investir. L'enfant, par loyauté à ses parents, fait comme
s'il adhérait à leur proposition et, par ailleurs, il s'oppose implicitement en ne
travaillant pas suffisamment. C'est le professeur, alors, qui dira aux parents :
« Votre fils n'est pas fait pour le piano », ou : « Votre fille n'est pas faite pour
la danse ». On voit bien, ici, comment l'enfant est invité à ne pas prendre sa
place.

La confusion des places


Dans le milieu professionnel, les enjeux relationnels sont les mêmes. Et bien
souvent, il existe une confusion des rôles et des places. Par exemple, il est
très fréquent de confondre la hiérarchie avec des figures parentales – en
général de mauvais parents –, ce qui conduit à discuter en permanence les
objectifs de l'entreprise, à remettre en question les décisions. Les collègues de
travail peuvent aussi être mis à la place des frères et sœurs avec qui on se
trouvait autrefois en rivalité. Et nous nous retrouvons alors à rejouer les
mêmes scènes, le plus souvent « à l'insu de notre plein gré », avec des
individus qui ne savent pas quels rôles ils occupent dans notre propre théâtre.
Au bout du compte, on imagine les malentendus qui peuvent découler de ces
jeux de rôles non choisis. Personne ne peut alors occuper sa place, et la
difficulté est souvent renforcée par la pensée que cela arrange l'autre que je
ne prenne pas la mienne. Or, le problème ne vient pas d'autrui mais bien de
moi-même.
Que se passe-t-il, la plupart du temps, lorsque je dis à quelqu'un : « Tu ne me
fais pas confiance » ? Logiquement, je me confronte à l'idée que la personne
est supposée ne pas me faire confiance. Je vais donc essayer de lui prouver
qu'elle peut compter sur moi. Mais si elle me dit : « Je te fais confiance »,
suis-je vraiment capable de l'entendre ? Car alors elle me confie une
responsabilité qu'il est parfois plus facile de ne pas endosser, tout en accusant
l'autre de ne pas vouloir me donner une place.
Cet exemple montre de quelle manière oser prendre sa place confronte
obligatoirement à des exercices pratiques. On ne peut pas se contenter de
réflexions théoriques sur les soubassements de notre comportement. Il faut se
confronter au réel.
Chapitre 11

Au travail !

Éviter l'auto-disqualification
UN PREMIER EXERCICE PERMET DE VÉRIFIER que l'on est capable d'occuper sa
place : il consiste à éviter l'auto-disqualification. De quoi s'agit-il ? Prenons
un exemple. J'ai noté que j'avais rendez-vous tel jour, à telle heure, avec telle
personne. J'arrive au rendez-vous et la personne me déclare : « Ah, non, nous
avons rendez-vous demain. » Cela crée une confusion. Soit je me dis qu'elle
s'est trompée, soit je me dis que c'est moi. Si je suis sûr que j'ai raison et que
je lui réponds : « Ce n'est pas grave, j'ai dû mal noter », non seulement
j'accepte qu'elle me disqualifie mais je m'auto-disqualifie en augmentant sa
qualification. Bref, je renforce sa place en m'ôtant la mienne.
Autre exemple, celui d'un couple en thérapie. Madame se plaint de l'attitude
de son conjoint qui l'accuse d'être désagréable, râleuse, puis, quelques
phrases plus loin, lâche : « Il a raison, je suis chiante ». Elle commence donc
par lui donner tort puis se ravise, pratiquant ainsi une auto-disqualification.
De la même façon, lorsque les personnes fonctionnent sur un pseudo-accord
constant, il se produit un effet cocotte-minute : la pression monte et à un
moment « ça » explose sans raison apparente. La personne pique une crise
pour une broutille et dans un deuxième temps vient s'excuser en déclarant :
« Je suis désolé(e), mes mots ont dépassé ma pensée. » Il s'agit là
typiquement d'une situation d'auto-disqualification : la personne se met en
colère mais ne l'assume pas. Elle prend sa place mais immédiatement
l'abandonne tout en s'en rendant compte, ce qui la disqualifie encore plus. Si
elle explosait sans arrière-pensée, tout pourrait continuer ainsi. Mais à partir
du moment où elle agit en se rendant compte de ce qu'elle fait, sans pouvoir
faire autrement, le tiraillement entre ces deux mouvements contradictoires
devient douloureux. D'autant plus que l'auto-disqualification est alors
renforcée par le sentiment d'impuissance.
Se mettre à une place où on ne nous attend
pas
L'un des écueils que vous risquez de rencontrer, si vous voulez vous dégager
d'un rôle pour prendre votre place, réside dans le fait qu'au bout de dix, vingt,
trente ans ou plus, votre entourage s'est habitué à ce rôle. Il ne peut vous
imaginer à une autre place que celle que vous avez. La plupart du temps,
lorsqu'on veut changer, l'entourage essaie de vous en dissuader car il a
souvent beaucoup à perdre dans cet éventuel changement, entre autres le
maintien de la relation.
Que faire alors ? Beaucoup trouvent des solutions dans la rupture, ce qui
présente le risque du renforcement. Car si l'on agit uniquement par réaction,
par rejet, on risque de répéter la même histoire ailleurs. Tout va donc
dépendre de la façon dont la séparation va être négociée. Il est possible
toutefois de changer de place sans briser la relation. Comment ? En éprouvant
et faisant éprouver une autre place que celle où l'on nous attend. Cela passe
par une remise en question des règles implicites d'une relation, afin de sortir
de l'aliénation relationnelle quotidienne grâce à la création d'un décalage
entre ce que l'autre vit de nous et ce que nous sommes.

Au restaurant
Ce soir, vous avez décidé d'aller au restaurant avec votre conjoint.
L'expérience montre que le serveur place toujours les premiers arrivants aux
plus mauvaises places afin que les derniers ne puissent pas renoncer à entrer
sous prétexte qu'il ne reste plus de tables correctement situées.
Rationnellement, il est clair que si vous allez au restaurant, vous êtes le
client : c'est vous qui payez et non le serveur. Mais en général, de façon tout à
fait irrationnelle, les personnes qui ont un problème avec la place iront
s'installer là où le serveur a décidé qu'elles iraient, même si elles ne sont pas
contentes.
L'exercice consiste donc à repérer la place dont vous avez vraiment envie, et
refuser la place proposée en disant : « C'est celle-là que je préférerais ». Le
but est atteint si, dans la mesure où vous n'obtenez pas la place demandée,
vous décidez de partir du restaurant. À travers cet exercice banal, on aura
travaillé concrètement sur le thème : « revendiquer une place et l'occuper, ou
renoncer à l'occuper en se disqualifiant dans la relation ». Cette expérience
est très intéressante, car elle permet de naviguer entre l'implicite et l'explicite.

En famille
La question de la place à table est loin d'être anodine. Il n'est qu'à observer ce
qui se déroule dans les réunions de famille, comme les mariages par exemple,
à cet égard. Qui placer à côté de qui ? Qui ne doit surtout pas côtoyer qui ?
Ces questions jouent un rôle important, car s'interroger à propos des inimitiés
et des complicités des uns et des autres, c'est aussi convoquer les mythes
familiaux fondateurs. On observe souvent qu'après s'être contorsionné, après
avoir déployé des stratégies guerrières pour éviter la rencontre des clans
ennemis, les choses tiennent la route la première demi-heure, puis l'alcool
aidant, l'implicite commence à émerger.
C'est le lot des fêtes de famille que de faire ressurgir les questions de place :
les naissances, les mariages, les décès, sont des moments forts de ce point de
vue. Noël aussi vient régulièrement re-questionner la place qu'on nous donne,
la place que l'on prend. À travers les cadeaux d'abord : « Cette année, ils nous
ont offert une babiole de rien alors que nous leur avons fait un gros cadeau
très cher » ; « La voiture que mes parents ont offerte au fils de ma sœur est
plus grosse que la poupée qu'ils ont offert à ma fille, de toute façon, c'était
elle la chouchoute »… La question de la place ressurgit aussi à travers les
questions récurrentes dans le couple : « Chez qui passe-t-on le 24 ? » ; « Chez
qui passe-t-on le 25 ? ». Les rituels familiaux sont des révélateurs de la façon
dont nous sommes perçus par nos proches et dont nous-mêmes les percevons.
Toutefois, la période de Noël présente cette particularité de nous replonger
dans l'enfance et d'actualiser de ce fait la question de la place dans sa famille
d'origine, le plus souvent à notre insu, de sorte que nous serons amenés à
réagir sous le coup de cette réactivation des émotions plutôt qu'à agir.
D'ailleurs, bien que présentée comme extrêmement festive, cette période est
redoutée par la plupart des gens, au point que certains préfèrent passer les
fêtes seuls afin d'éviter de se confronter à la famille.
Comment survivre à sa famille ? Surtout : ne pas réagir. L'exercice
consisterait à conserver un pied à l'intérieur de la scène afin de pouvoir sentir
ce qui s'y passe, et un pied au dehors afin de comprendre la situation et de
choisir son degré d'engagement. Cela permettrait de comprendre que nous
sommes inclus dans un fonctionnement qui ne se réduit pas à nous, c'est-à-
dire que nous ne sommes pas le centre du monde même si, c'est humain, nous
avons tendance à le penser.

Dans le couple
Dans un couple, la place est liée aux échanges. Quelle que soit l'identité
sexuelle, parmi les deux membres du couple, celui qui a un problème avec la
place est le plus fréquemment celui qui donne, surtout s'il a l'impression qu'il
n'existe qu'à travers ce qu'il donne. Tant qu'il donne, il assume un rôle, s'il ne
donne plus, il n'a plus de place. Par conséquent, il fonctionne sur le mode :
« plus j'ai un rôle, moins j'ai une place. Mais en prenant une place, j'ai peur
de renoncer au rôle, car j'ai peur de ne plus satisfaire l'autre et donc qu'il
rompe la relation. »
Que faire ? À partir d'un moment, continuer est impossible mais arrêter
semble insoutenable. Dans ce type de situation où la personne se sent prise en
tenaille, il y a risque de développer des symptômes car, en tombant malade,
sans s'en rendre compte, elle trouve un refuge sans toutefois résoudre son
problème de place. Il faut donc qu'elle parvienne à sortir de cet état
hypnotique où sa pensée est paralysée. En prenant conscience de son rôle et
de sa place, de la douleur qu'elle ressent, elle ne résout pas forcément le
problème mais le simple fait de parvenir à le penser permet de le poser
autrement.
En effet, à partir du moment où l'on comprend les soubassements
idéologiques dans lesquels nous sommes pris, s'ouvre la possibilité d'un
choix. Ainsi, prendre sa place, c'est peut-être renoncer à tout processus
d'idéalisation. Une personne peut décider que prendre sa place, c'est servir
l'autre, et cette sincère acceptation la libère parce qu'elle se sent bien à cette
place. En revanche, elle peut aussi décider que cela suffit, qu'elle n'a plus
besoin d'« acheter » l'amour de l'autre par ses sacrifices, et c'est un autre
choix, librement décidé là aussi.
L'inconfort, la douleur viennent lorsqu'on a les pieds dans des sabots qui ne
sont pas les siens. Mais à partir du moment où l'on estime en toute
connaissance de cause qu'on peut accepter une situation, on n'en est plus
prisonnier. On reprend sa place de sujet avec ses limites, ses contraintes, ses
contradictions, et l'on fait au mieux pour assumer les situations paradoxales
où l'on se trouve. On trouve une adaptation entre le tout et le rien, quitte à
changer de place dans un second temps. Car l'acceptation n'est pas la
résignation : elle peut être transitoire. « Est-ce que je souhaite accepter ou
pas ? » Quand on travaille cette question et que l'on parvient à la résoudre, on
se sent plus en congruence avec soi-même et avec son entourage. La loyauté
elle-même ne rime pas forcément avec culpabilité ni enfermement : elle peut
libérer aussi, à condition qu'elle soit librement acceptée.

Dans le travail
La vie professionnelle aussi peut être le lieu où l'on revendique une place que
l'on ne veut pas prendre, où l'on s'accroche à un rôle qui nous empêche de
prendre une place que l'on redoute, en fait, d'occuper. On croise ainsi
souvent, dans le milieu professionnel, de perpétuels insatisfaits qui pour
autant ne cherchent jamais ailleurs.
Que faire ? Là encore, il convient de renoncer à vouloir tout et son contraire,
et s'attacher plutôt à choisir librement mais en tenant compte des limitations
du réel, c'est-à-dire en reconnaissant d'abord la dépendance dans laquelle
nous nous trouvons par rapport à la structure et au fait de devoir gagner sa
vie.

Liberté et responsabilité
Tous ces exemples apparemment anodins montrent de quelle façon éprouver
une place est différent de subir celle où l'on se met et où l'on nous met.
Reprenons l'exemple du couple confronté à l'achat d'une voiture. Si Madame
avait dit à son conjoint : « Je ne suis pas d'accord avec ton choix mais, par
amour pour toi, librement, je décide d'accepter le fait que tu choisisses la
voiture », il n'y aurait plus eu de bagarre car elle aurait accepté de prendre
enfin une place, alors que jusqu'à présent elle avait seulement fait semblant
d'accepter le choix de son époux. Monsieur aurait pu dire aussi à son épouse :
« Je comprends qu'il est important pour toi que la maison soit accueillante.
Prenons une voiture plus petite et changeons la déco du salon : pour moi,
notre entente est plus importante que les questions matérielles ». Dans les
deux cas, prendre authentiquement sa place permet aussi d'en donner une à
l'autre.
Un autre couple, en thérapie, se disputait à propos de la façon d'occuper les
dimanches. Monsieur disant : « J'aimerais qu'elle fasse du vélo avec moi », et
Madame finissant par dire : « Je n'aime pas le vélo, mais s'il veut que je
vienne avec lui, je me forcerai ». Monsieur voulait occuper une place – celle
de celui qui décide pour les deux –, mais sans le vouloir vraiment, car s'il se
trouvait en situation de l'occuper, il se serait trouvé en même temps en
situation de dette puisqu'il était redevable à l'autre de cette place. Une
situation impossible.
Par conséquent, on voit bien que prendre sa place, c'est se définir comme un
être autonome plutôt qu'indépendant. Prendre sa place, c'est accepter d'être
subordonné à autrui, et ce n'est pas dans l'air d'un temps où chacun
revendique de faire ce qu'il veut quand il le veut. Or, en refusant de s'inscrire
dans le registre de la Loi qui est celui de l'échange, on se place forcément, à
un moment ou à un autre, en position d'être en dette, c'est-à-dire au final bien
plus aliéné que lorsqu'on accepte librement les liens qui nous attachent et
nous relient aux autres et à la société.

La réalisation d'un génogramme


Déjà évoqué dans le chapitre 7 consacré aux répétitions, le génogramme a
pour objectif d'analyser les problèmes familiaux non pas « ici et
maintenant », c'est-à-dire en « synchronie », mais en recherchant si des
problèmes semblables n'ont pas été vécus dans les générations précédentes et
ne se reproduisent pas dans la génération actuelle, ce qui revient à faire une
analyse en « diachronie ».
Tel que nous vous proposons de l'utiliser, le génogramme est une
représentation symbolique de la famille sous forme d'un arbre généalogique
comprenant des aspects projectifs dans le sens où ce dessin reflète des états
intérieurs. Nous vous conseillons de ce fait de le construire soit tout seul, en
notant au fur et à mesure les questions qui vous viennent et que vous
souhaiteriez poser à vos proches, soit en famille ou en couple, à un moment
où vous avez du temps et sachant qu'il est toujours possible d'y revenir
ultérieurement. Utilisez une grande feuille et des feutres de couleur.
Soit il s'agira d'un génogramme patchwork, fabriqué en équipe où chacun met
son grain de sel, soit une personne se désigne ou est désignée par les
membres de la famille pour transcrire les informations qui lui sont données
par tous. Déjà, lors de cette « conversation », vous pourrez vous faire une
idée de l'organisation implicite de votre famille : existe-t-il un consensus sur
la personne qui va prendre le stylo, qui va être en quelque sorte le « porte-
parole » de la famille, ou bien une personne se désigne-t-elle d'elle-même, se
trouvant d'emblée contestée par les autres ?
Un certain nombre de conventions formelles régissent l'élaboration du
génogramme, dont on trouvera ci-dessous un aperçu.
Suivons maintenant pas à pas la réalisation d'un génogramme « fait maison ».

Fig. 11.1 Les conventions d'un génogramme


Fig. 11.2 La construction d'un génogramme

Première étape : la composition de la famille


Marie (44 ans) a épousé Jean-Jacques (46 ans). Ils sont mariés depuis 20 ans
et ont eu un premier enfant, Maxence, décédé à la suite d'une mort subite du
nourrisson, qui aurait 17 ans. Puis ils ont eu trois enfants : Sophie (16 ans),
Alain (14 ans), Jean-Baptiste (12 ans). Le père de Jean-Jacques, Bernard, est
décédé quand il avait 15 ans, la mère de Jean-Jacques, Louise, s'est remariée
3 ans plus tard, avec Paul. Les parents de Marie, François et Amélie, sont
toujours ensemble.
Déjà à ce stade, chacun va se rendre compte du niveau d'information qu'il
possède par rapport à l'ensemble de la famille. Par exemple, tout le monde ne
savait pas forcément qu'il avait existé un Maxence dans la famille, et Sophie
qui se pose des questions par rapport à tout ce qu'elle porte sur ses épaules
voit s'ouvrir une perspective nouvelle sur sa propre histoire et sa place dans la
famille. Le fait que des informations soient spontanément révélées peut
induire une crise passagère, qui permettra de se réapproprier son histoire.
Bernard est décédé dans des circonstances non éclairées et les enfants
découvrent qu'il se serait peut-être suicidé. Tout ceci actualise l'histoire
familiale et éclaire sous un jour nouveau le comportement de Jean-Jacques
par rapport à sa mère. Apparemment du côté de Marie, les choses seraient
plus lisses.

Deuxième étape : les connotations


relationnelles
Entre Jean-Jacques et Louise, sa mère, le conflit est patent. Entre Marie et son
père, les liens sont distendus et elle a rompu toute relation avec sa mère. Au
fur et à mesure que ces informations sont posées et matérialisées par le
dessin, les questions vont émerger. Par exemple, Alain qui est en proximité
conflictuelle avec Jean-Baptiste va demander : « Maman pourquoi tu ne
parles plus à ta mère ? ». Elle lui répond qu'elle ne veut pas en parler : il y a
donc là présence d'un secret.

Troisième étape : la mise en contexte des


différents événements de la vie familiale
On se rend compte que Léa, la sœur de Marie, est décédée dans un accident
de voiture l'année même de la naissance de Sophie. Jean-Jacques, en faisant
le génogramme, se trouve surpris par des souvenirs qui surgissent alors : les
moments où il redouble sa Terminale, ne se présente pas aux épreuves du Bac
et fugue, sa mère qui le fait ramener par la police... Il n'avait jamais mis en
lien le fait que ces événements avaient eu lieu un mois avant le remariage de
sa mère.
Cet exemple fictif de génogramme est basique : en réalisant le vôtre, vous
pourrez remonter aussi loin que vous le voulez, jusqu'aux aux grands-parents
ou aux arrière-grands-parents, vous pourrez amener des photos, aller poser
des questions aux membres de votre famille sur des points restés obscurs, par
exemple : « Pourquoi m'avez-vous donné tel prénom ? ». Si vous vivez dans
un contexte de recomposition familiale, vous n'ignorez sans doute pas la
complexité de votre situation et les conséquences qu'elle a sur votre arbre
généalogique, ainsi que sur la façon dont vos enfants vont se repérer dans ce
génogramme.

Quatrième étape : la lecture


Le génogramme matérialise la construction mutuelle des relations d'un
système familial. Il met en évidence les ressources autant que les
dysfonctionnements. Cela peut paraître banal, mais l'usage des couleurs pour
matérialiser les connotations relationnelles peut les faire apparaître très
clairement.
Nous venons donc de réaliser un génogramme. Six pistes de réflexion sont
possibles à partir de cette représentation : la structure familiale ; les parcours
du cycle de vie ; la répétition de patterns (modèles) à travers les générations ;
les événements de la vie et le fonctionnement familial ; les modèles
relationnels, les coalitions et les alliances ; enfin l'équilibre et le déséquilibre
familial.
Comme nous l'avons souligné précédemment, il est nécessaire de prendre le
temps d'y revenir car tout est important : les informations que nous
possédons, mais aussi celles que nous n'avons pas, par exemple les dates de
naissance et de mort de certains membres de la famille, les métiers des uns et
des autres, la façon dont les professions sont vécues, transmises, valorisées
ou dévalorisées par les uns et les autres, ou encore ce que l'histoire familiale
raconte des différents protagonistes : « C'était un grand homme », ou :
« C'était une chiffe-molle ». N'hésitez pas à retrouver des photos qui
permettent parfois d'autres découvertes.
Comme vous pouvez le pressentir, décider de bâtir son génogramme familial
est un moment important dans son existence, où ressurgiront toute une série
d'éléments jusque-là restés en sommeil. Cela va ouvrir un éventail
d'émotions, voire de passions, positives ou difficiles, mais qui auront au
moins le mérite de l'authenticité. C'est pourquoi il est nécessaire de ne jamais
rien précipiter, de respecter le rythme et le ressenti de chacun.
Il est important aussi, si vous vous sentez dépassé par votre propre
construction, de ne pas vous interdire de consulter un tiers qui vous permettra
de renégocier certaines étapes difficiles, ou de lire les choses autrement. Le
génogramme est en effet généralement initié par des professionnels formés à
accompagner cette exploration.
À la lumière de ce que vous venez de lire, quelles réflexions vous inspire la
place que vous occupez actuellement ?

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.........................................................................................................................................

................................................................................................................................
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Conclusion

Trouver sa place : une question existentielle

Trouver sa place n'est pas une mince affaire. Sauf à se trouver sur une île
déserte, et encore...
Questionner sa place au sein du couple, de la famille, de la vie
professionnelle, amicale ou autre, c'est être amené à définir ce qui nous
fonde, en tant qu'être humain. La place est donc une question existentielle.
C'est dans nos familles d'origine que se trouve le creuset où se forgent nos
manières de vivre, de voir, nos relations avec les autres. Impossible de se
couper de ses racines si l'on veut créer sa place. Cette précision en appelle
une autre : une place ne peut naître que d'une relation et se développer au sein
d'un groupe organisé. Pour une raison simple : s'il n'y avait pas
d'organisations sociales, telles que les unions entre les membres de familles
différentes, les écoles où se forment les citoyens, les entreprises où se
fabriquent les richesses communes, ou encore les services publics qui
œuvrent pour le bien commun, alors nous ne rencontrerions jamais personne.
Or l'Homme est un être de langage, un être social.
Parfois il m'arrive de rêver que je pourrais échapper à cette contrainte et que
je pourrais vivre mes rencontres, en particulier amicales et amoureuses, avec
qui je veux, quand je veux, comme je veux. Dans une vie quotidienne
irréfléchie, sans doute pourrais-je faire comme si aucun cadre n'existait,
comme si aucune borne ne venait limiter mes désirs, et cela marcherait un
certain temps. Mais rapidement se présenteraient des difficultés, car ne tenir
compte que de mes caprices, ce serait nier l'autre dans sa place, le considérer
comme un objet et non plus comme un sujet. Ainsi viendrait nécessairement
le moment où, pour éviter la barbarie de tels rapports, le cadre social
s'imposerait de nouveau.
Avoir une place, se mettre en relation, ne se résume pas à la rencontre de
deux individus. Une relation est en elle-même une institution, avec ses règles
et ses conséquences lorsqu'on les enfreint.
De quoi s'agit-il, lorsque nous souffrons dans une relation ? D'une part, nous
souffrons de l'absence de conversation, de relation, au moment où sont
institués les modes de vie en commun que chacun et chacune, au-delà de ses
caprices, doit respecter pour un développement et un épanouissement
durables. D'autre part, nous souffrons de manque d'équité, de la non-
congruence entre ce qui nous est dit et ce qui nous est montré, lorsque les
relations manquent d'authenticité. Nous évoluons alors comme sur des sables
mouvants, nous nous trouvons en insécurité, sans même pouvoir le dire
puisque nous n'avons pas la place pour le faire. Il devient alors nécessaire de
nous remettre en question, tout en nous interrogeant sur la façon dont notre
entourage peut tirer bénéfice de la situation qui nous fait souffrir.
Cela étant, quand sécurité il y a, cette situation n'est pas forcément éternelle.
Notre confiance intérieure ne doit donc pas être uniquement dépendante de
notre environnement : à nous d'acquérir, que ce soit dans notre vie
quotidienne ou professionnelle, le minimum d'assurance qui nous permette
d'assumer une certaine solitude. Tout cela pour nous permettre, autant que
possible, d'accueillir sereinement chaque événement – qu'il soit bénéfique ou
douloureux – comme une leçon de vie, une balise sur notre chemin. Même ce
qui peut ressembler à une catastrophe, ou un handicap, se révélera
probablement par la suite comme une expérience féconde.
Les séparations, par exemple, sont de magistrales leçons de vie. Qu'il s'agisse
de la naissance, du départ des enfants de la maison, d'un divorce ou d'un
deuil, la perte de l'autre nous confronte au sens que prend alors notre propre
existence. À la croisée des chemins, nous pouvons alors choisir de sombrer,
parce que l'on n'est plus dans le regard de l'autre sans lequel notre vie n'a
finalement plus de sens, ou bien choisir de poursuivre notre existence en
continuant à grandir, c'est-à-dire oser être plus libre et plus responsable.
Cela demande de trouver en nous-mêmes les ressources nécessaires pour
franchir de nouvelles étapes, en réinterrogeant en permanence nos propres
valeurs afin de hiérarchiser nos priorités et de conserver ce qui nous est
bénéfique, en nous dégageant de ce qui nous fait souffrir.
Bref, n'hésitons pas à investir notre condition d'être humain : disons ce que
nous avons à dire à nos proches tant qu'ils sont vivants, vivons nos émotions
et partageons-les tant que nous sommes vivants, habitons notre enveloppe
terrestre.
Postface

Oser la complexité –
La maîtrise thérapeutique d'Éric Trappeniers

Il y a environ cinq ans, lors d'un séjour en France, j'ai eu l'opportunité


d'observer Éric Trappeniers mener deux entretiens thérapeutiques, l'un avec
un couple en crise, l'autre avec une famille dont la fille était anorexique[1].
J'ai été surpris et fasciné par la troublante similarité qui existe entre la
technique clinique qu'il utilise et celle du Dr Don D. Jackson.
Prendre le risque de comparer l'approche systémique d'Éric Trappeniers avec
celle du Dr Jackson, qui fut l'un des plus importants fondateurs de la Thérapie
familiale systémique, nécessite pour le lecteur certaines explications. En tant
que thérapeute familial systémique et professeur de psychothérapie durant les
trente dernières années, j'ai été amené à rassembler, sauvegarder, archiver,
étudier et analyser en profondeur les contributions des pionniers de la Théorie
de la communication et des thérapies centrées sur l'interaction : tout
spécialement celles de Don D. Jackson, Gregory Bateson et les autres
membres de cette équipe renommée, Jay Haley, John Weakland et William
Fry, ainsi que Milton Erickson ; les membres de l'équipe de Thérapie brève
du Mental Research Institute, Richard Fisch, John Weakland, Paul
Watzlawick, R. D. Laing, Gianfranco Cecchin et un certain nombre de la
première génération des pionniers de la Thérapie familiale systémique.
L'approche clinique d'Éric Trappeniers renvoie à tous ces pionniers mais son
approche thérapeutique s'apparente surtout, et de façon étonnante, au travail
clinique de Don D. Jackson.
En le regardant travailler, il est évident que sa conception des problèmes de
l'être humain face à la vie est purement et résolument interactionnelle et
relationnelle. Son approche transparente, souvent franche et sans
ménagement s'avère, en l'examinant de très près, fine et extrêmement
nuancée. Sa compréhension du comportement humain ainsi que les méthodes
qu'il utilise pour promouvoir le changement constructif témoignent de
l'intégration, la synthèse et la mise en œuvre de concepts relationnels
complexes, incarnant d'innombrables principes de base de la théorie et de la
thérapie familiale systémique ou interactionnelle introduits par le groupe de
Palo Alto[2]' [3]. Parmi le cercle des thérapeutes familiaux qui connaissent
bien son travail[4], Éric Trappeniers est réputé pour la vitesse et l'exactitude
avec lesquelles il discerne les implications interpersonnelles, jusqu'alors non
révélées, des propos d'un membre de la famille. Il les rend explicites en les
commentant au moment où elles surgissent dans l'entretien, ce qui déclenche
des processus de guérison dévoilant le sens caché du symptôme et des
comportements au sein du système humain qu'il étudie.
Comme Don D. Jackson, en faisant apparaître les liens entre le comportement
problématique d'un membre de la famille et l'attitude des autres membres de
celle-ci, Éric Trappeniers rend ainsi explicite la réciprocité (« le quid pro quo
»[5]' [6]) des patterns et des redondances interactionnelles.
Pour comprendre les propos et les actions d'Éric Trappeniers dans le cadre
d'un entretien thérapeutique, il faut garder à l'esprit deux prémisses dérivant
de la Théorie de la communication[7] qui sous-tendent son travail :
on ne peut pas ne pas communiquer ;
les gens tentent constamment de définir la nature de leurs relations.
Éric Trappeniers encourage ses patients, ses clients à décrire des séquences
d'interaction dans lesquelles se produisent des problèmes : qui fait quoi ? à
qui ? où ? quand ? en quoi est-ce un problème ? Non seulement il écoute
attentivement ce que dit le patient (le contenu), mais il observe
simultanément de quelle manière il le dit et la manière dont le partenaire ou
les autres membres de la famille réagissent. Il suit à la trace la façon dont les
uns manipulent et restreignent les actions et les propos des autres membres
du système. Amplifier les types d'interaction dans lesquels est enraciné le
comportement à problème constitue un aspect essentiel du modèle de thérapie
d'Éric Trappeniers, comme de celui de Don D. Jackson.
Pour Éric Trappeniers, le symptôme est un comportement adaptatif à un
contexte qui peut être compris comme un commentaire implicite sur la nature
intenable des règles de la relation. En rendant explicite la nature répétitive et
improductive de ce type d'échanges interpersonnels, il libère les règles
contraignantes pour permettre au changement de surgir. En restant centré sur
la relation dans une « psychothérapie du lien », il s'attache à donner du sens à
des comportements apparemment anodins, à saisir dans l'ici et le maintenant
des stratégies relationnelles conscientes ou inconscientes, à comprendre « des
contradictions avec soi-même, des incohérences, des changements abrupts de
sujet, des digressions… des phrases inachevées[8] ».
Un autre des principes essentiels adopté par Éric Trappeniers qui découle de
la Théorie de la communication est l'idée qu'il n'y a absolument rien
d'anormal chez celui qui porte le symptôme. Le comportement de celui-là est
adapté au contexte et au réseau relationnel dont il fait partie. De plus, si l'on
considère que chaque participant tente constamment de définir la nature de sa
relation avec autrui, tout comportement peut être compris comme une
tentative de gérer l'interaction, même quand il s'agit de ne pas comprendre les
propos, pourtant très clairement exprimés, du thérapeute.
Un autre présupposé essentiel qui caractérise la méthode thérapeutique d'Éric
Trappeniers, comme celle notamment de Don D. Jackson, Gianfranco
Cecchin, etc., consiste à ne pas rejeter la responsabilité sur une seule
personne. Les membres d'un système définissent la nature de leur relation à
travers des transactions symétriques et complémentaires dans l'ici et
maintenant. Les symptômes apparaissent lorsqu'un consensus relatif à la
nature de la relation ne peut être atteint. Présentée à l'origine par Don D.
Jackson et Virginia Satir, « [la Thérapie familiale] est fondée sur la nécessité
de concevoir les symptômes du patient désigné dans la totalité de l'interaction
familiale, avec le postulat théorique explicite qu'il existe un lien entre le
symptôme du patient désigné et la totalité de l'interaction familiale. Plus le
thérapeute croit en la thérapie familiale, plus il mettra l'accent sur les
techniques qui transmettront cette position au patient[9] ».
En accord avec d'autres approches qui sont issues de la théorie de la
communication de l'équipe de Bateson, telles que la thérapie familiale
systémique de l'École de Milan[10]' [11] ; la Thérapie brève du Mental
Research Institute[12], Jay Haley[13], ainsi que d'autres approches
stratégiques[14]' [15]' [16], Éric Trappeniers adopte la logique systémique
élaborée à l'origine par Don D. Jackson qui précise : « Quand le centre de
l'attention est déplacé de l'individu à l'interaction, entre [les membres d'un
système] il n'y a ni gentil ni méchant, ni épouse d'une patience à toute
épreuve ni mari salaud. Il existe des patterns d'interaction qu'il faut
conceptualiser de telle sorte qu'il est impossible d'affirmer que le mari se
replie parce que sa femme le harcèle, ou bien d'affirmer le contraire[17] ».
Les membres de tout groupe en interaction, avec une histoire commune, sont
considérés « comme un système causal mutuel, dont la communication
complémentaire renforce la nature de leur interaction. Le thérapeute cherche
les règles qui gouvernent ce système ; la thérapie consiste à ce que le
thérapeute se comporte de telle façon que les règles finissent par changer[18]
».
Éric Trappeniers illustre cette perspective dans son habilité à constater
comment les transactions des couples et des familles en crise interagissent sur
un mode très restreint, et comment « les symptômes » constituent un aspect
de cette danse. Même si le contenu peut être différent, les disputes suivent un
ordre schématique et prévisible. Chaque fait et geste de l'un des conjoints, et
chaque réponse de l'autre, consciemment ou par mégarde, perpétue le cycle
infernal.
Comme Don D. Jackson, Éric Trappeniers repère systématiquement les
contraintes transactionnelles qui restreignent le couple ou la famille et il les
interrompt, plutôt que de leur permettre de continuer à « donner libre cours »
à leurs mécontentements. Pour cela, il met à profit sa capacité à appréhender
les nuances transmises par le comportement, verbal et non verbal, des
patients et n'hésite pas à utiliser son propre répertoire de comportements
verbaux et non verbaux. Ses compétences rhétoriques recadrent alors la
dynamique relationnelle complexe de manière constructive et,
simultanément, communiquent du sens, implicite et explicite, à plusieurs
niveaux d'abstraction.
La plupart des nuances techniques de ses conversations avec ses patients ne
se révèlent qu'à l'observation minutieuse de l'incroyable diversité et variation
d'inflexion, de ton, et de maîtrise dont il fait preuve dans sa façon d'être. Son
habilité à gérer une interaction complexe avec des individus, des couples et
des familles, sa façon de passer d'un refus sans ménagement d'une digression
du patient à une compréhension douce et empathique, méritent d'être
étudiées. Son utilisation des inflexions de la voix, son sens du rythme, son
grain de voix créent un contexte dans lequel les patients n'ont pas d'autre
choix que de changer leur modèle habituel d'interaction. Une fois que le
pattern d'interaction s'est transformé de façon durable, le comportement
symptomatique montre des améliorations notoires et la thérapie est achevée.
Exception faite de Mony Elkaïm et de quelques autres, les psychothérapeutes
et les philosophes contemporains francophones sont rarement reconnus dans
le monde anglophone, et particulièrement aux États-Unis, où très peu
d'opportunités existent pour étudier les maîtres francophones. Néanmoins,
dernièrement, la publication récente en anglais d'un livre d'Edgar Morin, On
complexity[19], et la sortie de la version sous-titrée en anglais du DVD d'Éric
Trappeniers L'art de créer le changement, devraient contribuer à une plus
large diffusion des pratiques cliniques et de la pensée des thérapeutes et des
théoriciens francophones.

Wendel A. Ray Ph. D.

Wendel A. Ray Ph. D. est professeur de la Théorie des systèmes familiaux dans les programmes de
masters et de doctorat en Thérapie du couple et de la famille à l'université de Louisiane à Monroe
(ULM). Le Dr Ray est le fondateur et le directeur du « Don D. Jackson Archive », maître de recherches
et ancien directeur du Mental Research Institute (MRI) de Palo Alto en Californie.
Notes
[1] Trappeniers, E. & Elkaïm, M. (2005). The Experiential Systemic
Approach. (DVD), Lille Family Institut, Lille, France.
[2] Bateson, G., Jackson, D., Haley, J., & Weakland, J. (1956). Toward a
theory of schizophrenia, Behavioral Science, 1 (4), 251-264. Also in W. Ray
(Ed.), (2005). Don D. Jackson, Essays from the Dawn of an Era, Phoenix,
AZ., Zeig, Tucker, Theisan, Ltd.
[3] Jackson, D. (1959). Family interaction, family homeostasis & some
implications for conjoint family therapy. In J. Masserman, (Ed.). Individual
& Familial Dynamics (pp. 122-141). NY: Grune & Stratton. Also in W. Ray
(Ed.), (2009). Don D. Jackson – Interactional Theory in the Practice of
Therapy, Selected Papers Vol. 2. Phoenix, AZ., Zeig, Tucker, Theisan, Ltd.
[4] Elkaïm, M. (1990). If You Love Me Don't Love Me, New York: W. W.
Norton.
[5] Jackson, D. (1965a). The study of the family. Family Process, 4 (1), 1-
20. Also in W. Ray (Ed.), (2005). Don D. Jackson, Essays from the Dawn of
an Era, Phoenix, AZ., Zeig, Tucker, Theisan, Ltd.
[6] Jackson, D. (1965b). Family rules: Marital quid pro quo. Archives of
General Psychiatry, 12, 589-594. Also in W. Ray (Ed.), (2005). Don D.
Jackson, Essays from the Dawn of an Era, Phoenix, AZ., Zeig, Tucker,
Theisan, Ltd.
[7] Bateson, Jackson, Haley, Weakland, 1956 ; Jackson, 1965a, b, op. cit.
[8] Watzlawick, P., Beavin-Bavelas, J., & Jackson, D. (1967). Pragmatics of
Human Communication, New York: W. W. Norton.
[9] Jackson, D., & Satir, V. (1961). A review of psychiatric developments in
family diagnosis & therapy. In N. Ackerman, F. Beatman, S. Sherman (Eds.),
Exploring the Base for Family Therapy, (p. 29-51). NY: Family Service
America, p. 30. Also in W. Ray, (Ed.), Don Jackson – Interactional theory in
the practice of therapy, (pp. 59-80). Phoenix, AZ: Zeig, Tucker, Theisan, Ltd.
[10] Cecchin, G., Lane, G., & Ray, W. (1992). Irreverence, London, UK:
Karnac.
[11] Cecchin, G., Lane, G., & Ray, W. (1994). The Cybernetics of
Prejudices. London, UK: Karnac.
[12] Fisch, R., Ray, W., & Schlanger, K. (Eds.), (2009). Focused Problem
Resolution–Selected Papers of the MRI Brief Therapy Center, Phoenix, AZ:
Zeig, Tucker, & Theisan.
[13] Haley (1976). Problem Solving Therapy, New York, MacMillian.
[14] Nardone, G., & Watzlawick, P. (2009). Interactional Brief Strategic
Therapy Outcome research: A long term controlled study, In W. Ray & G.
Nardone (Ed.), Paul Watzlawick – Insight may Cause Blindness & other
Essays, Phoenix, AZ, Zeig, Tucker, Theisan, 199-214.
[15] Ray, W., & deShazer, S. (Eds.), (1999). Evolving Brief Therapies, Iowa
City, IA: Geist & Russell.
[16] Ray, W., & Keeney, B. (1993). Resource Focused Therapy, London,
UK: Karnac.
[17] Jackson, D. (1966). Family practice: A comprehensive medical
approach. Comprehensive Psychiatry, 7 (5), p. 340. Also in W. Ray, (Ed.),
Don D. Jackson - Interactional Theory in the practice of therapy: Selected
papers: Vol. II (pp. 153-161). Phoenix, AZ: Zeig, Tucker, Theisan, Ltd.
[18] Jackson, D. (1967). The individual in the larger context(s). Family
Process, 6 (2), p. 143. Also in W. Ray (Ed.), Don D. Jackson – Interactional
theory in the practice of therapy: Selected papers: Vol. II (pp. 162-171).
Phoenix, AZ: Zeig, Tucker, Theisan, Ltd.
[19] Morin, E. (2008). On Complexity, Cresskill, NY: Hampton Press.
Bibliographie

Ouvrages classiques de base


G. Bateson – Vers une écologie de l'esprit Paris, Le Seuil, Tome I : 1977 ;
Tome II : 1980.
G. Bateson – La nature et la pensée, Le Seuil, 1984.
G. Bateson – Jurgen Ruesch, Communication et société, Le Seuil, 1988.
Y. Winkin (dir.) – Bateson, premier état d'un héritage, Le Seuil, 1988.
A. Boyer – Guide philosophique pour penser le travail. Tome 1 : la loi de
l'échange éducatif et médico-social ; Tome 2 : l'institution et la
violence ; Tome 3 : le désir du sujet, Ramonville St-Agne, Erès, 2001.
E. Trappeniers, A. Boyer – Famille, quand tu nous tiens (épuisé).
E. Trappeniers, A. Boyer – Se former à la thérapie familiale Paris, Dunod,
2001.
E. Trappeniers, A. Boyer – Se former au travail en institution Paris, Dunod,
2000.
E. Trappeniers – Psychothérapie du lien Paris, Eres, 2010 (réédition format
poche).

Sur la théorie de la communication


P. Watzlawick, J. Beavin, D. Jackson – Une logique de la communication,
Coll. « Points » n° 102, Le Seuil, 1972.
P. Watzlawick, J. Weakland, R. Fisch – Changements, paradoxes et
psychothérapie, Coll. « Points » n° 130, Le Seuil, 1975.
Paul Watzlawick –La réalité de la réalité, Coll. « Points » n° 162, Le Seuil,
1978.
Paul Watzlawick –Comment réussir à échouer, Le Seuil, 1988.
Paul Watzlawick – Les cheveux du baron de Münchhausen, Le Seuil, 1991.
P. Watzlawick, J. Weakland – Sur l'interaction, Le Seuil, 1981.
Y. Winkin – La Nouvelle Communication, Coll. « Points » n° 136, Le Seuil,
1981.

Les derniers développements théoriques


M. Elkaïm (dir.) – Panorama des thérapies familiales, Le Seuil, 1995.
M. Elkaïm (dir.) – La thérapie familiale en changement Paris, Les
Empêcheurs de penser en rond, 1994.
F. Varela – Autonomie et connaissance, Le Seuil, 1989.
F. Varela – Connaître, Le Seuil, 1989.
Paul Watzlawick (dir.) – L'invention de la réalité, Le Seuil, 1981.
J. Miermont – Écologie des liens, Paris, ESF, 1993.

Sélection d'ouvrages plus cliniques et


néanmoins fondamentaux
A. Ancelin Schutzenberger – Aïe mes aïeux ! Desclée de Brouwer, 2007.
M. Andolfi, C.Angelo, P. D'Atena – La thérapie racontée par les familles. Un
regard rétrospectif selon le modèle transgénérationnel, De Boeck, 2008.
G. Ausloos – La compétence des familles, Ramonville St-Agne, Erès, 1996.
J.-C. Benoit – Le traitement des désordres familiaux Paris, Dunod, 1995.
Y. Boszormemyi-Nagy & Framo – Psychothérapies familiales, Paris, PUF,
1980.
M. Bowen – La différenciation du soi, les triangles et les systèmes émotifs
familiaux, Paris, ESF, 1984.
P. Caillé – Un et un font trois, Paris, Fabert, 2004.
P. Caillé – Voyage en systémique. L'intervenant, les demandeurs d'aide, la
formation, Fabert, 2007.
P. Caillé, Y. Rey – Les objets flottants Paris, ESF, 1994.
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S. Geismar-Wieviorka – Tous les toxicomanes ne sont pas incurables, Le
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J. Haley, M. Richport Haley – D'un âge à l'autre. Thérapie familiale directive
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J.P. Mugnier – L'identité virtuelle Paris, ESF, 1993.
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M. Selvini-Palazzoli & collaborateurs – Paradoxes et contre paradoxes, Paris,
ESF, 1980.
M. Selvini-Palazzoli & collaborateurs – Le magicien sans magie, Paris, ESF,
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M. Selvini-Palazzoli & collaborateurs – Histoire d'une recherche Paris, ESF,
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M. Selvini-Palazzoli, Cirillo, M. Selvini, M. Sorrentino – Les jeux
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N. Sinelnikoff – Les psychothérapies, Paris, ESF, 1993.
H. Stierlin – Le Premier Entretien familial, Paris, Delarge, 1979.
E. Trappeniers & A. Boyer, S'épanouir en couple et en famille. Paris, Dunod
1996, Paris, Interéditions 2003 Histoires de vie et pistes de réflexions.
E. Trappeniers & A. Boyer, Cause Toujours, Paris, Le Seuil, 2006.
S. Tisseron – L'empathie au cœur du jeu social, Albin Michel, 2010.
S. Tisseron – Les secrets de famille, Que sais-je, PUF, 2011.
S. Tisseron – Vérités et mensonges de nos émotions, Livre de poche, 2011.
S. Tisseron – La honte : psychanalyse d'un lien social, Dunod, 2007.
C. Whitaker & A. Napier – Le creuset familial Coll. « Réponses », Robert
Laffont,.1980
C. Whitaker & A. Napier – Les rêveries d'un thérapeute familial, ESF, 1998.
J.J. Wittezaele, T. Garcia – A la recherche de l'école de Palo Alto, Seuil,
1992.

Dictionnaires
J. Miermont – Dictionnaire des thérapies familiales, Paris, Payot, 1987.
J.C. Benoit, J.-A. Malarewicz, C. Beaujean, Y. Colas, S. Kannas –
Dictionnaire clinique des thérapies familiales systémiques Paris, ESF,
1988.

Périodiques
Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, Éditions De
Boeck Université, rue des Minimes, 39, 1000 Bruxelles, Belgique –
www.deboeck.com
Thérapie familiale. Médecine et Hygiène, Éditions Médecine et hygiène, 78
avenue de la Roseraie, case 456, 1221 Genève 4, Suisse –
www.medhyg.ch

Quelques ouvrages traitant de questions


fondamentales
(d'un accès plus difficile).
H. Atlan – A tort ou à raison, Paris, Le Seuil, 1986.
H. Atlan – Entre le cristal et la fumée Paris, Le Seuil, 1974.
S. Hawking – Une brève histoire du temps, Paris, Flammarion, 1989.
I. Prigogine – La fin des certitudes, Paris, Odile Jacob, 1996.
I. Prigogine & I. Stengers – La nouvelle alliance, Gallimard, 1989.
I. Prigogine & I. Stengers – Entre le temps et l'éternité Paris, Fayard, 1988.
L. Sfez – Critique de la communication Paris, Le Seuil, 1988.

Les DVD. Collection systèmes et réseaux


A. Boyer – Repères philosophiques pour penser le travail éducatif et médico-
social, 2011.
M. Elkaïm et E. Trappeniers – Thérapie de couples et de familles : deux
modèles, 2006.
E. Trappeniers – L'art de créer le changement : thérapies de couples et de
familles, 2011.
Remerciements

Merci à mon ami Alain Boyer pour son enseignement et son soutien affectif.
Merci à Isabelle Soleil pour sa lecture attentive et ses suggestions.

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