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9782729612559
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Introduction
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! Ce livre n'a pas pour but d'être exhaustif, que ce soit au niveau
pratique, théorique ou philosophique, mais vise d'abord à vous ouvrir à de
nouvelles perspectives afin de mieux questionner votre place et, peut-être,
d'en créer une qui vous convienne mieux.
Notes
[1] Ces vidéos sont en ligne sur le site de l'éditeur : www.intereditions.com.
Chapitre 1
Le système familial
La famille est un système immanent et non un système transitif puisque,
quels que soient les aléas de la vie, depuis la naissance jusqu'à la mort,
chacun est fils ou fille de..., chacun reste parent de..., même si l'enfant
disparaît. Chacun y tient donc sa place en en donnant une à l'autre.
Aujourd'hui, parce que le système se modifie, de nombreuses questions
surgissent : Comment dans la famille chacun est-il reconnu comme sujet à la
place qu'il reçoit des autres, en même temps qu'il leur donne la leur ? Y est-il
d'ailleurs reconnu comme sujet, ou simplement comme individu qui remplit
un rôle dans le système de production d'enfant dont la société a besoin ?
Voire comme objet répondant au caprice des uns ou des autres ? Est-ce la
satisfaction du besoin qui règne, ou la loi de l'échange ?
Telles sont les principales questions abordées dans ce livre, par lequel je veux
exprimer un grand merci à mon ami philosophe Alain Boyer.
L'approche relationnelle
Cette problématique s'articule autour de trois points cruciaux : la différence
de registre entre l'individu et le sujet, entre l'interaction et la relation, entre la
science et l'art.
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Retour aux origines
Dès ma plus tendre enfance, ma place au sein de la famille m'a questionné :
ma place auprès de ma mère, auprès de mon père, de mon frère, de mes
grands-parents... En observant mon propre développement au cours du temps,
je me suis aperçu que le modèle dans lequel j'ai baigné imprégnait ma façon
de voir le monde.
Enfant, si je propose d'aider mon père à bricoler, de l'accompagner quelque
part, de regarder un film avec lui, et qu'à chaque fois il refuse, alors ces
éléments insignifiants en eux-mêmes, mis bout à bout, peuvent faire sens : je
me sens rejeté par mon père. Il est d'ailleurs possible que son attitude n'ait
rien à voir avec le rejet, mais le fait qu'elle soit interprétée par moi-même
comme un rejet va renforcer ma position et va renforcer la sienne, jusqu'à se
rigidifier chez l'un comme chez l'autre.
Autre exemple : si je demande des renseignements à maman alors qu'elle est
en train de regarder son émission préférée ou qu'elle fait la cuisine et qu'elle
me répond « Attends que j'ai terminé », je peux en conclure qu'elle ne
m'écoute pas quand j'ai besoin d'elle, quand c'est important, sans me rendre
compte que les seuls moments où je lui demande de m'écouter sont
précisément ceux où elle ne le peut pas. Ou alors je m'en rends compte, et ce
qui m'intéresse vraiment est de tester le fait que je puisse être tout pour elle...
Lorsque mon père, revenant de voyage, rapporte un certain nombre de
timbres à mon frère qui en fait collection et ne me rapporte rien, ma première
question va être : pourquoi préfère-t-il mon frère à moi ? Sans relever que la
fois passée, il m'avait rapporté un cadeau sans que je m'inquiète du fait qu'il
n'avait rien donné à mon frère. À l'inverse, un questionnement peut naître
chez mon frère : pourquoi papa me porte-t-il des timbres à moi et pas à mon
frère ? On peut s'inquiéter du fait d'être trop aimé comme de celui de ne l'être
pas assez. C'est d'ailleurs à se demander si l'on n'est pas plus intéressé par ce
que les gens ne font pas que par ce qu'ils font...
Extérieur au problème
Nous disposons déjà de quelques éléments permettant de comprendre
comment le mari construit la relation avec son épouse : pour lui, la logique
n'est pas « nous avons des problèmes de couple », mais « elle a un problème,
elle est dépressive »… Il se décrit donc comme étant extérieur au problème.
RENAUD : … Et donc, voilà, moi, je souhaite avoir votre avis. Elle a
entendu parler de vous, par sa mère, dans un magazine, donc effectivement,
on va venir… Je voulais savoir quand on pourrait venir, monsieur
Trappeniers.
THÉRAPEUTE : Avant d'aller plus loin : vous me dites que votre femme a
des problèmes ?
RENAUD : Oui.
Une reformulation empathique
J'ai émis l'hypothèse que pour lui c'est sa femme qui a un problème : je
vérifie cette hypothèse en la reformulant. C'est ce que j'appelle la
reformulation empathique, en ce qu'elle est suffisamment proche de ce qu'a
dit la personne pour qu'elle se reconnaisse dans la formulation.
THÉRAPEUTE : … Et que vous souhaitez…, vous souhaitez quoi ? C'est
cela que je ne comprends pas.
RENAUD : Elle me dit que nous avons des problèmes de couple, moi, je
considère que c'est elle qui a besoin d'aide, moi je suis prêt à l'accompagner,
pour que vous puissiez lui dire que c'est peut-être elle qui a besoin d'aide.
Le modèle binaire
On comprend ici le modèle binaire dans lequel s'inscrit Renaud, et dans
lequel il veut nous installer : soit je suis de son côté et, dans ce cas, aucun
commentaire n'est nécessaire puisque la logique est fusionnelle ; soit je ne
suis pas de son côté, dans ce cas, c'est Alexia qui a raison et je suis dès lors
contre lui. En thérapie familiale systémique, il s'agit de réfléchir à la relation :
je pense non pas à ce que Renaud fait à Alexia ou à ce que Alexia fait à
Renaud, mais à ce qu'ils font ensemble. Le patient, lui, pense en termes de
confrontation : « qu'est-ce qu'elle me fait ? », sans se demander ce qu'il lui a
fait pour qu'elle se comporte ainsi avec lui.
THÉRAPEUTE : Non, ça ne veut rien dire du tout. Ça veut dire que si je
vous reçois en couple, c'est parce que je souhaite explorer, examiner la
situation authentiquement, et que je ne souhaite absolument pas me sentir
influencé par ce que vous me dites. Ça me dérange, vous comprenez ?
RENAUD : D'accord, mais on pourrait essayer d'en parler ensemble, même
de cela. Effectivement, ma femme le souhaite, parce que nous avons des
problèmes de couple, dit-elle, que ça… qu'on en discute.
THÉRAPEUTE : Elle dit que vous avez des problèmes de couple, mais si
vous pensez que vous n'en avez pas, je ne vois vraiment pas l'intérêt de venir
me rencontrer.
RENAUD : Mais si, il y en a un.
THÉRAPEUTE : Lequel ?
RENAUD : Sa dépression fait que je suis toujours obligé de m'occuper d'elle,
or elle refuse que je m'occupe d'elle. Surtout dernièrement, elle me dit que ça
va, qu'elle n'a pas besoin de moi. Et ça, c'est difficile pour moi, vous savez,
qu'elle me dise « je n'ai pas besoin de toi pour faire ça », ou telle autre chose.
L'accordage
Après avoir été déstabilisé par ma proposition de quitter le jeu, Renaud se
sent obligé de se mettre en accordage, en acceptant l'idée que le problème
d'Alexia l'affecte. Il est intéressant d'observer que c'est précisément au
moment où sa compagne dit ne plus avoir besoin de lui que la demande
d'intervention émerge. Nous pouvons faire l'hypothèse que le problème n'est
pas que rien ne bouge, mais plutôt que la situation commence à changer entre
eux.
THÉRAPEUTE : En définitive, vous voulez prendre rendez-vous, pour quoi
faire ? Expliquez-moi, je me sens complètement perdu.
Le désarroi
Au niveau explicite, Renaud se voit contraint de formuler une demande d'aide
alors qu'il se met lui-même dans une position d'aide par rapport à sa
compagne. Au niveau implicite, il ne mesure pas vraiment la teneur de ses
propos, mais je sens le profond désarroi d'une personne qui, jusqu'alors, avait
le sentiment de contrôler une situation qui maintenant semble lui échapper.
En disant que je me sens perdu, je refuse de prendre un pouvoir sur la
description de la situation pour donner à Renaud la possibilité de travailler
sur sa demande en affinant sa formulation.
RENAUD : Ben, pour évoquer notre relation, et là où on en est aujourd'hui,
parce qu'on s'engueule, moi, je m'énerve, voilà. Et elle, elle déprime, c'est
difficile entre nous en ce moment.
L'acceptation
Renaud accepte de s'inclure dans la situation et donc de ne plus s'exclure du
problème : il dit « on » s'engueule, c'est difficile « entre nous » en ce
moment…
THÉRAPEUTE : Bon, et quand est-ce que je peux vous rencontrer, dites-
moi. Qu'est-ce qui vous conviendrait ?
RENAUD : Je peux me rendre disponible. Quand est-ce que c'est possible ?
Le plus tôt sera le mieux.
THÉRAPEUTE : Je peux vous proposer mercredi prochain à 17 heures, par
exemple.
RENAUD : Ça ira, ça ira, pas de problème. Je le note, à mercredi alors.
THÉRAPEUTE : À mercredi, monsieur.
RENAUD : Au revoir.
THÉRAPEUTE : Au revoir.
L'agent de la circulation
Cette question permet de laisser émerger les règles de fonctionnement du
couple, sur lesquelles je vais tenter d'agir. En effet, les couples et les familles
que je reçois souffrent et se plaignent de leur façon de fonctionner,
comprenant qu'ils n'arriveront pas à s'organiser autrement sans faire appel à
un tiers. Mon travail va être de les aider à aller au-delà des répétitions, tout en
respectant leur rythme et leur culture familiale. Il va donc s'agir de se situer
dans l'analyse et dans le vécu de chacun. Le thérapeute joue le rôle d'un agent
de la circulation : il va aider le système à récupérer de l'énergie à un moment
où des routes et des chemins sont bloqués, à l'insu même des protagonistes.
ALEXIA : Oui, ben, je vais commencer.
THÉRAPEUTE : Votre prénom, c'est comment ?
ALEXIA : Alexia.
THÉRAPEUTE : Et qu'est-ce que vous faites dans la vie, Alexia ?
ALEXIA : Je suis mère au foyer.
THÉRAPEUTE : Vous êtes ?
ALEXIA : Mère au foyer.
THÉRAPEUTE : Mère au foyer. Et vous avez des enfants ?
ALEXIA : Oui, deux enfants. De 3 ans et 6 ans.
THÉRAPEUTE : Et vous avez un métier, autrement ?
ALEXIA : Oui, je suis coiffeuse.
RENAUD : Mais elle ne travaille pas.
THERAPEUTE : Pardon ?
RENAUD : Elle ne travaille pas. Je gagne suffisamment ma vie, à ce jour elle
n'a pas besoin de travailler.
La prise de parole
Renaud s'empare de la parole au moment où Alexia commence à parler d'elle
en dehors de la sphère familiale. Je comprends qu'il y a des sujets à ne pas
aborder : par exemple parler d'Alexia comme quelqu'un de capable en dehors
de la sphère familiale…
THÉRAPEUTE : Je comprends. Et vous avez quel âge, Alexia ?
ALEXIA : J'ai 30 ans.
THÉRAPEUTE : Vous avez 30 ans, vous êtes mère au foyer, vous avez deux
enfants, qui se prénomment comment ?
ALEXIA : Aude et Capucine
THÉRAPEUTE : Aude et Capucine. Et vous, Monsieur, comment vous
appelez-vous ?
RENAUD : Renaud
THÉRAPEUTE : Renaud, vous avez quel âge ?
RENAUD : 32 ans, je suis responsable dans un service administratif. Voilà,
ce qui me laisse pas mal de temps pour être à la maison, pour m'occuper des
enfants, pour m'occuper de ma femme, sortir la promener…
THÉRAPEUTE : Oui, oui, je vous suis... Et donc, vous gagnez suffisamment
bien votre vie…
RENAUD : Pour qu'elle n'ait pas besoin de travailler.
THÉRAPEUTE : Pour qu'elle n'ait pas besoin de travailler.
RENAUD : Depuis qu'on se connaît... je lui ai dit, tu n'as pas besoin de
travailler. Ben, je vous l'ai dit, elle est un peu fragile, je préfère la ménager, à
la maison…
THÉRAPEUTE : Je comprends. Et il y a combien de temps que vous vivez
ensemble ?
ALEXIA : Ça fait 10 ans.
THÉRAPEUTE : 10 ans. Donc Alexia, 30 ans, Renaud, 32 ans, vous avez
deux enfants, Madame est au ministère de l'Intérieur – on peut dire ça comme
ça ?
RENAUD : Oui, mais c'est quand même moi qui gère pas mal de choses à la
maison.
THÉRAPEUTE : J'ai compris qu'elle me disait qu'elle était mère au foyer,
elle est juste au foyer, les aspects domestiques, vous ne les assumez pas
Alexia ? C'est vous qui les faites, Renaud ?
RENAUD : Ce n'est pas toujours facile pour toi…
ALEXIA : Non, non.
RENAUD : … d'assumer les enfants, d'aller les chercher, les courses…
THÉRAPEUTE : Eh oui !
RENAUD : C'est difficile, tout ça. C'est un boulot.
THÉRAPEUTE : Oui. Et tout ça, c'est vous qui le faites aussi ?
RENAUD : Je l'aide beaucoup.
Des indications
Madame ne donne pas l'impression de vouloir prendre sa place et, dans le
même temps, elle me donne des indications extrêmement importantes en ce
qui concerne la conduite de l'entretien.
RENAUD : Oui, oui.
THÉRAPEUTE : Vous souhaitez qu'elle commence, Monsieur ?
RENAUD : Oui, elle a souhaité venir, je vous l'ai expliqué au téléphone.
THÉRAPEUTE : D'ailleurs, votre coup de téléphone m'a vexé.
RENAUD : Pourquoi vous avez été vexé ?
THÉRAPEUTE : Mon travail, c'est de travailler avec des couples et des
familles, et donc, selon moi, en général, et en particulier d'ailleurs, grosso
modo, c'est 50 % sur une tête, 50 % sur l'autre. Et j'ai eu le sentiment au
téléphone que vous avez eu l'air de dire que c'était elle qui n'était pas bien, et
que si vous veniez, c'est parce qu'elle n'était pas bien et que pour vous, tout
allait bien.
RENAUD : C'est ça.
THÉRAPEUTE : Ça m'a foutu le moral à zéro. Tiens, je n'ai jamais vu ça !
L'amplification
J'amplifie la position et la place qui est donnée à Madame.
RENAUD : Moi, je suis là...
THÉRAPEUTE : C'est la raison pour laquelle j'ai accepté de vous recevoir.
Parce que vous m'avez dit : « J'en souffre aussi. »
RENAUD : Ben oui.
THÉRAPEUTE : Voilà. Donc qui va commencer de vous deux ?
RENAUD : Vas-y, commence…
La position basse
Depuis le début de la rencontre avec Renaud j'évite soigneusement toute
escalade relationnelle avec lui, en proposant un retrait de la relation à chaque
fois qu'il veut avoir le dernier mot. Mon hypothèse est que Renaud doit
toujours être en position haute par rapport au monde qui l'entoure. Et lorsque
Alexia dit : « Si mon mari souhaite que je commence, je vais commencer »,
je comprends que nous avons une expérience partagée sur ce point. Quand je
dis à Renaud, « vous m'avez vexé », je l'amène sur un autre terrain relationnel
en me mettant volontairement en position extrêmement basse. Il en est
décontenancé et ainsi plus authentique dans ses réponses, mais ma réaction
permet en outre à son épouse de constater que, bien qu'en position basse, je
peux oser prendre ma place, ce qu'elle ne fait pas.
L'espace de parole
Je me rends bien compte que Renaud court un danger à laisser s'exprimer
Alexia. C'est la raison pour laquelle la discussion est émaillée de
commentaires du mari qui, dans le même temps qu'ils commencent à
m'agacer, font partie de l'organisation quotidienne. J'essaie d'agir, à savoir
créer un espace de parole distinct entre Alexia et Renaud. D'où l'artifice :
« j'ai le cerveau lent », ce qui place Renaud dans la position de m'aider
comme il aide son épouse.
ALEXIA : Donc j'avais rencontré une copine au camping, et j'ai eu
l'autorisation de mes parents de sortir boire un verre dans ce fameux café.
THÉRAPEUTE : Oui, il s'appelait comment ?
ALEXIA : L'Albatros.
THÉRAPEUTE : Eh bien, dites donc… Ça m'intéresse…. Donc, vous alliez
boire un pot avec votre copine à l'Albatros, et alors ?
ALEXIA : Et alors, Renaud est venu nous servir, on a discuté un petit peu
pendant la soirée. Avec ma copine on y est allé deux, trois soirs boire un
verre là-bas. Il s'est intéressé à moi…
THÉRAPEUTE : Comment s'est-il intéressé à vous ?
ALEXIA : Il me demandait ce que je faisais dans la vie…
THÉRAPEUTE : Et alors ?
ALEXIA : Ça m'a plus que l'on s'intéresse à moi. Et assez rapidement, on
s'est rapproché, et puis…
THÉRAPEUTE : Oui, qu'est-ce qu'il s'est passé ?
ALEXIA : On est sortis ensemble sans ma copine.
THÉRAPEUTE : Et qu'est-ce qu'il s'est passé ?
ALEXIA : Concrètement vous voulez savoir ?
THÉRAPEUTE : Oui ! !
ALEXIA : Ben, concrètement, on s'est embrassé.
RENAUD : Je t'ai embrassée.
THÉRAPEUTE : Pardon…
RENAUD : Je l'ai embrassée.
THÉRAPEUTE : C'est ça. Donc, c'est vous qui, disons, avez managé l'affaire.
RENAUD : Oui, c'est un peu moi. On m'a dit que j'avais une forte
personnalité... Voilà, j'ai pris les choses en main.
THÉRAPEUTE : Je vous suis. Vous avez pris les choses en main… Je
comprends. Et alors là ?
ALEXIA : Donc, on a été ensemble pendant les 15 jours de vacances. Moi,
c'était une période où j'allais très mal...
THÉRAPEUTE : Qu'est-ce qui se passait ?
ALEXIA : J'avais des relations compliquées avec ma famille.
THÉRAPEUTE : C'est-à-dire ?
ALEXIA : Disons que mes parents sont des personnes qui n'ont pas confiance
en moi, et qui ne m'ont jamais beaucoup encouragée.
THÉRAPEUTE : En quel sens ?
ALEXIA : Que ce soit dans les études que je pouvais faire, mes capacités à
réaliser telle ou telle chose, pour eux, je n'étais pas capable.
THÉRAPEUTE : Je comprends. À l'époque, vos parents pensaient que vous
étiez une incapable…
ALEXIA : Oui.
La logique de répétition
Alexia me donne des informations très importantes car, sans qu'elle s'en
rende compte, à travers son récit de la rencontre avec Renaud, elle explique
comment elle reste dans une logique de répétition par rapport à sa propre
histoire. Le problème est que si je reprends ces éléments immédiatement, je
vais donner raison au conjoint tout en évitant de parler de leur relation
actuelle. Je vais donc choisir de garder ces éléments en tête afin de les
réutiliser plus tard de façon pertinente.
THÉRAPEUTE : Donc, vous étiez en camping avec eux, et puis, disons, vous
vous êtes rencontrés à ce moment-là, tous les deux, puis vous vous êtes revus,
c'est comme cela qu'a commencé votre rencontre. C'est cela ?
ALEXIA : Oui.
THÉRAPEUTE : D'accord. Vous voulez rajouter quelque chose, Monsieur ?
RENAUD : Vous me le proposez, alors j'y vais...
THÉRAPEUTE : Aucun problème.
RENAUD : Comme elle l'a dit. On s'est rencontrés, elle n'était pas bien, elle
était un « peu dedans », comme on dit dans le Sud, dépressive, comme vous
dites en psy…
THÉRAPEUTE : Je ne sais pas, je n'ai jamais prononcé ce mot devant vous...
RENAUD : Ce n'est pas vous, ça se dit comme ça... Elle m'a dit qu'elle
n'allait pas bien, sa famille, tout ça... On a passé un bon moment, on
s'entendait bien. Je lui ai montré qu'elle pouvait compter sur moi, voilà...
Qu'on pouvait avancer ensemble.
Le sentiment d'exclusion
La situation se rigidifie. Aller faire les courses, c'est aller à l'extérieur ;
travailler, c'est devenir autonome, se mettre en relation avec autrui... Or, ils
ont construit un univers où Alexia a protégé Renaud de toutes les questions
de compétence, de rivalité, de développement, d'accès au désir et au plaisir, et
maintenant elle est dans un début de revendication qui repose toutes ces
questions. D'où le sentiment d'exclusion de Renaud, car s'il n'est plus celui
qui lui procure tout, il n'est plus tout pour elle.
THÉRAPEUTE : Je vous suis. Et alors vous voulez me rencontrer… Et me
rencontrer pour quoi faire ? Parce que ce que vous me dites me semble clair
comme de l'eau de roche. Vous rencontrez Alexia à l'Albatros, c'est ce que
j'ai compris, c'est une jeune fille à l'époque, sympa, agréable…
RENAUD : Pas en forme, quand même.
THÉRAPEUTE : Pas en forme, oui, mais justement.
RENAUD : Et je la fais rêver un peu.
THÉRAPEUTE : Je comprends, je comprends, dépressive comme vous
diriez, pas bien, et vous la faites rêver, et elle se met à rêver, c'est ce que je
comprends, vous construisez quelque chose ensemble.
RENAUD : Elle n'a pas rêvé longtemps... Ce n'est pas que c'est moi, mais elle
est souvent pas bien, elle se lève le matin, elle est fatiguée, tout ça… Donc
moi, j'essaie de la faire aller de l'avant...
THÉRAPEUTE : Je comprends, vous essayez de...
RENAUD : On a eu les enfants...
THÉRAPEUTE : Oui, oui, je vous suis, je pense que je comprends un certain
nombre de choses. Et donc, actuellement, le problème qu'elle a, c'est qu'elle
voudrait apparemment se sentir capable, mais elle continue à faire des
conneries, et heureusement que vous êtes là pour la tenir.
RENAUD : C'est ça.
THÉRAPEUTE : C'est ça ? Je comprends très bien. Donc, il ne faut pas la
lâcher d'une semelle.
RENAUD : C'est ça. Vous voyez.... Je t'ai dit, Alexia, qu'il allait nous dire
que j'avais raison.
THÉRAPEUTE : Non, excusez-moi ! Pour l'instant, je ne me prononce pas.
J'essaie de me rendre intelligible votre situation.
RENAUD : C'est-à-dire intelligible ?
THÉRAPEUTE : J'essaie de comprendre. J'essaie de me représenter ce que
vous vivez, et j'essaie de le redire avec mes mots, pour être sûr que ce que
vous dites, c'est ce que je comprends. Et actuellement, disons, elle fait une
poussée. Elle veut retravailler...
RENAUD : Une poussée de fièvre, oui.
THÉRAPEUTE : Exactement.
La toute-puissance
Je reformule de façon amplifiée les propos de Renaud, de façon à les lui faire
entendre, et il répond sans sourciller : « Je t'ai dit qu'il allait nous dire que
j'avais raison. » Je suis surpris, mais je comprends comment Renaud occupe
sa place, dans une position de toute-puissance : il est tout car Alexia n'est
rien. Et si elle ose revendiquer une autre place, Renaud fera tout pour
restaurer l'équilibre antérieur.
RENAUD : L'autre jour, elle a dit « oui, je vais m'en aller »... Où va-t-elle
aller ?
THÉRAPEUTE : Oui ! Une incapable pareille, où est-ce qu'elle peut partir ?
RENAUD : Ça n'est pas possible !
THÉRAPEUTE : Je sais bien, je comprends aussi. Et alors, vous venez me
voir pour quoi faire ? Parce que je commence à comprendre la situation, mais
je ne comprends pas, disons, le problème qui se pose à vous.
La résistance
En vérité, je commence à mesurer la difficulté dans laquelle se retrouve
chaque membre du couple. Alexia a accepté la place sculptée par Renaud
pendant un certain nombre d'années. Mais les enfants grandissent, Alexia
réfléchit… Elle souhaite maintenant modifier sa position par rapport à
Renaud, mais il fait de la résistance : c'est terrible pour l'un comme pour
l'autre.
RENAUD : Enfin, moi, je voulais votre avis, pour qu'elle l'entende.
THÉRAPEUTE : Mon avis ?
RENAUD : Oui, parce qu'elle m'a dit « on a des problèmes de couple, on
n'arrive pas à discuter, tu ne m'écoutes pas ».
THÉRAPEUTE : Ah bon ! J'ai l'impression que pourtant, vous êtes très
attentif.
RENAUD : Et c'est ce que je lui dis. Si on a besoin d'un truc, on y va.
THÉRAPEUTE : Oui, oui, je vous suis très bien.
RENAUD : C'est vrai, Alexia…
ALEXIA : Oui, c'est vrai. Je te dois beaucoup, tu m'as…
RENAUD : Tu ne me dois rien, ne dis pas ça.
ALEXIA : Mais si, je pense que tu as réussi à m'apporter des choses que je
n'avais pas. Enfin, quand on s'est rencontré, je n'étais vraiment pas bien, et ça
m'a permis de voir que des personnes pouvaient s'intéresser à moi. Donc, si,
ça c'est important. Mais, maintenant, je me rends compte que j'ai besoin
d'autre chose.
RENAUD : C'est quoi, autre chose ? Ça veut dire quoi, autre chose ?
THÉRAPEUTE : Ça veut dire quoi autre chose ? Parce qu'il a l'air d'amener
énormément au couple.
RENAUD : Elle veut peut-être quelqu'un d'autre.
ALEXIA : Non, non, ce n'est pas…
THÉRAPEUTE : Ah ! C'est une possibilité.
RENAUD : C'est pour ça qu'elle veut sortir peut-être. Un peu travailler...
Attends, tu n'es pas heureuse avec moi ?
ALEXIA : Bien sûr que si, ce n'est pas la question.
RENAUD : Et alors ?
THÉRAPEUTE : Eh oui, Monsieur, j'enregistre.
ALEXIA : Je voudrais juste avoir un peu d'autonomie.
RENAUD : Mais tu en as de l'autonomie.
THÉRAPEUTE : Vous auriez dû choisir un autre homme pour ça, je pense.
RENAUD : Un autre quoi ? ? ? Un autre mot, vous avez dit ?
THÉRAPEUTE : J'ai dit une bêtise, excusez-moi. Vous revendiquez un peu
plus d'autonomie.
ALEXIA : Oui.
RENAUD : Tu en as de l'autonomie, tu fais ce que tu veux.
ALEXIA : Mais non. Je ne peux pas travailler.
THÉRAPEUTE : Mais il dit qu'il en gagne suffisamment pour deux, il ne voit
pas pourquoi vous iriez travailler.
RENAUD : Il y a un principe de besoin. Soit on a besoin, soit on n'a pas
besoin. C'est la crise, mais on n'a pas besoin.
ALEXIA : Oui, mais ce n'est pas uniquement une question de besoin
financier. On peut avoir un besoin de reconnaissance sociale aussi, de
travailler avec des gens, de rencontrer des gens, de…
RENAUD : Ben...
ALEXIA : Je me sens enfermée, moi.
RENAUD : Tu vois des gens ! Tu vois ta famille, tout ça, je suis venu
m'installer à Lille pour toi ! Pour que tu sois près de ta famille, pour que tu ne
sois pas dépaysée, pour que ça se passe bien, voilà ! Pour qu'on ait le beau
temps.
THÉRAPEUTE : Oui, oui, oui, oui, et vous avez les enfants. C'est aussi
important dans la vie, les enfants. Ça ne vous suffit pas ?
ALEXIA : C'est-à-dire que, même par rapport à mes enfants, j'ai beaucoup de
mal à trouver ma place. Maintenant, c'est vrai que je ne suis peut être pas
assez compétente, mais…. J'aimerais aussi pouvoir faire plus avec mes
enfants.
RENAUD : Bon, réfléchis. Tu fais plein de choses avec tes enfants, on fait
plein de choses le dimanche, non ?
ALEXIA : Si, si, on fait des activités avec les enfants ensemble, mais les
enfants ne me respectent pas...
RENAUD : Mais moi, je suis là. Je suis là... C'est moi l'autorité. Je t'aide.
Moi, s'ils ne respectent pas leur mère, attention !
THÉRAPEUTE : Oui, oui, mais je vous suis très bien.
Revendiquer une autre place remet en cause
la place de l'autre
Mes interventions, dans les moments où l'échange de paroles est instauré de
part et d'autre, ont pour but de donner tout doucement une place à Alexia, et
Renaud le vit très mal ; il fait tout ce qu'il peut pour lutter contre toute
possibilité de changement. Il tente de la ramener sur le droit chemin et de me
neutraliser, ce qu'il parvient très bien à faire, car je commente de manière très
évasive, ne sachant pas encore comment m'y prendre pour pouvoir arriver à
travailler leur relation mutuelle sans m'en faire un ennemi. En effet, l'un vient
me voir pour que les choses changent, et l'autre pour qu'elles ne changent
pas…
La solution qu'Alexia a apportée à Renaud par son incompétence ressort
d'une configuration extrêmement fréquente : le petit oiseau blessé et
l'infirmier. Le problème survient quand on devient victime de son propre
succès, quand le petit oiseau commence à battre des ailes, et donc bien vite à
vouloir s'envoler. Toute situation conjugale qui devient soudain
insatisfaisante pour l'un des membres du couple a pourtant bien été co-créée.
Certains couples sont basés sur l'équité, mais ce n'est pas le cas ici, où c'est
l'inégalité qui est fondatrice. L'accent n'est pas à mettre sur l'identité sexuelle
mais sur la structure de la relation : il travaille, il a le pouvoir, mais elle se
trouve désormais dans un moment où elle souhaite modifier les règles de
fonctionnement de leur conjugalité. Elle se plaint d'être enfermée ; mais ce
dont elle se plaint aujourd'hui, n'est-ce pas justement ce qui lui convenait par
le passé ?
Le thérapeute, lorsqu'il est face à deux personnes qui se disputent, doit parler
une langue qu'ils reconnaissent l'un et l'autre, sans offusquer l'un ou l'autre.
C'est même le cœur de son travail : l'art thérapeutique, et plus largement tout
exercice relationnel, vise en effet à rester dans une conversation avec autrui.
Ici, je suis comme dans un rodéo : alors que chacun fait tout ce qu'il peut pour
que j'adhère à sa cause, la difficulté est de comprendre chacun, d'accueillir
mentalement leurs mondes respectifs, sans s'y limiter tout en essayant d'être
compris par l'autre.
ALEXIA : J'aimerais y arriver seule aussi, à me faire respecter, à me faire
obéir par mes enfants.
RENAUD : Peut-être qu'il faudrait que tu te fasses aider, alors ! Avec ta
famille, ta mère, l'éducation qu'elle vous a donnée à toi et tes sœurs, ce que
vous avez vécu...Enfin, ça a été dur tout ça pour toi. Quand on a eu la
première, ce n'était pas facile pour toi. Tu as eu le blues, tu n'étais pas bien,
un coup tu ne voulais plus voir ta mère...
THÉRAPEUTE : Je propose de ne pas aller plus loin pour aujourd'hui. Vous
m'avez rencontré une fois, je vais vous dire ce que je pense, ce que je ne fais
habituellement pas, enfin, je vais vous dire ce qui me passe par la tête, au
fond, si on me disait « qu'est-ce que tu penses, Éric, de ce que tu vois ». Je
peux vous donner ma version, Monsieur ?
RENAUD : Oui, on est là pour ça.
THÉRAPEUTE : Oui, on est là pour ça, effectivement. Ma version des faits,
c'est au fond ce que je suis en train de comprendre, c'est que vous vous êtes
rencontrés à un moment donné de votre vie. Madame était quelqu'un qui
n'était pas forcément très bien, et au fond je vous vois, Monsieur, comme
ayant grosso modo un rôle thérapeutique avec elle. Pendant dix ans, vous
vous êtes mis à ses côtés, et vous l'avez aidée à grandir. C'est ce que je
comprends. C'est comme si je vous voyais comme quelqu'un qui est un peu
jardinier, vous avez un genre de plante verte et vous l'avez nourrie, vous
l'avez arrosée, et elle se développe, elle grandit et elle embellit. C'est comme
ça que je vois un peu votre histoire. Et, maintenant, le problème, c'est que
vous êtes quasi victime de votre succès. C'est ce que je comprends. Elle est
tellement bien, tellement développée, tellement sécurisée, qu'elle veut
travailler, elle veut de l'autonomie, elle veut ceci, elle veut cela... Et vous, je
vois que vous faites ce que vous pouvez pour faire en sorte qu'elle ne
grandisse pas plus que ce qu'elle grandit. C'est comme cela que je le
comprends. Et je suis touché par ça. Parce que je vous vois comme quelqu'un
qui a fait beaucoup pour elle, et tout à l'heure, elle a dit quelque chose qui me
semble important, elle vous a dit « je te dois beaucoup ». Je pense qu'elle
vous doit beaucoup. Ça, c'est sûr. Je pense que vous lui devez énormément
aussi, parce que le sentiment que j'ai, c'est que c'est comme si vous étiez
programmé pour aider. Alors, tant que vous aidez, il n'y a aucun problème,
mais le jour où vous ne pouvez plus aider, vous avez un problème. Ça m'a
beaucoup touché cette idée. Il y a une autre idée qui m'a traversé l'esprit
aussi, qui était très intéressante pour moi, c'est comme si je me disais « tiens,
ce Renaud, il a tellement peu d'amour-propre, peu d'estime pour lui-même,
qu'il pense que sa femme ne peut rester uniquement que si elle est
handicapée. Car si elle était valide, elle ne resterait pas avec lui ». Ce sont
comme ça des idées qui vous paraissent saugrenues, mais ça m'a traversé
l'esprit. Alors, en ce qui me concerne, je vais m'arrêter là pour aujourd'hui. Et
je préfère ne pas prendre de rendez-vous. Ce que je propose, c'est que vous
discutiez, que vous réfléchissiez, et puis que vous me rappeliez pour que nous
voyions ensemble s'il est pertinent d'avoir un second rendez-vous. Qu'est-ce
que vous en pensez ?
RENAUD : C'est moi qui ai un problème. C'est moi.
THÉRAPEUTE : C'est ce que vous pensez que je pense, ou c'est ce que vous
pensez vous-même ?
RENAUD : Non, c'est ce que vous avez dit.
THÉRAPEUTE : L'important, ce n'est pas ce que je dis. L'important, c'est ce
que vous pensez de ce que je dis.
RENAUD : Alexia, tu penses que j'ai un problème, moi ?
THÉRAPEUTE : Ne répondez pas, Madame. Il pourrait vous le faire payer...
très cher... Vous m'avez dit qu'elle ne faisait que des bêtises, vous m'avez
expliqué que pour aller faire les courses, elle se trompait de rayon, qu'elle ne
prenait pas les bons produits… Je pense que son avis n'est pas fiable. Donc je
préfère que vous vous taisiez, plutôt que de dire une bêtise.
RENAUD : Alors, je dois suivre le vôtre, d'avis.
THÉRAPEUTE : Non ! Vous devez suivre le vôtre ! Vous m'avez expliqué
que votre femme n'était pas fiable, je ne veux pas parler avec quelqu'un qui
n'est pas fiable. Vous m'avez expliqué que c'était une incapable totale, je ne
parle pas à des incapables.
RENAUD : Je vais aller en parler avec les collègues, alors ! Puisque vous me
dites que je ne peux pas en parler avec ma femme, je vais aller en parler avec
mes collègues.
THÉRAPEUTE : Non, excusez-moi, Monsieur. Vous me dites que votre
femme n'est pas fiable, et vous voulez parler avec elle. Je me dis : elle est
fiable, ou elle n'est pas fiable ? Il me raconte des carabistouilles ou il me dit
la vérité ? Vous êtes un homme complètement paradoxal. Ça ne tient pas la
route ce que vous me racontez.
RENAUD : Oh ! Moi, je lui demande son avis, parce que c'est important.
THÉRAPEUTE : Vous vous en foutez de son avis, elle va faire les courses, et
vous me dites que vous l'accompagnez partout, parce qu'elle ne fait que des
bêtises. Si vous lui faisiez confiance, vous n'auriez pas besoin de
l'accompagner partout. Donc, son avis est important, ou son avis n'est pas
important ?
RENAUD : Il est important ! Mais elle a des problèmes. Il n'y a pas que moi
qui aie des problèmes.
THÉRAPEUTE : Je ne dis pas que vous avez des problèmes, en plus, je ne
me permettrais pas de dire ça. Je vous fais part de mes rêveries, de ma
version des faits. Je vous parle de ce qui traverse mon esprit.
RENAUD : Tout ça pour ça...
THÉRAPEUTE : Vous voyez, on est déçu dans la vie souvent, veuillez
m'excuser.
RENAUD : Non, non, il n'y a rien contre vous.
THÉRAPEUTE : Je regrette de ne pas faire ce que vous me demandez,
comme vous me le demandez. Je suis désolé.
ALEXIA : Je trouve que c'est intéressant ce qu'il dit ce Monsieur.
RENAUD : On dirait sa mère...
THÉRAPEUTE : Ce que je propose, si vous l'acceptez, c'est qu'on s'arrête là.
Et puis au fond, vous pouvez lui demander son avis, vous pouvez lui donner
le vôtre, je n'ai pas besoin d'être présent à ça, hein ? Donc je propose que
vous discutiez, je me mets dans la pièce à côté et vous me rappelez pour me
donner votre décision. Pendant ce temps là vous serez enregistrés. Vous
voulez bien ?
RENAUD : D'accord.
Un problème de différenciation
J'ai voulu rester allié aux deux mais, implicitement, j'ai soutenu Alexia et lui
ai montré, d'une part, comment je pouvais être en désaccord avec Renaud tout
en restant allié avec lui, et d'autre part, comment le discours qu'il avait à son
propos ne tenait pas la route. Si je dis à ma compagne qu'elle ne profère que
des inepties et que je lui demande son avis, elle serait en droit de me dire :
« Attends, tu dis partout que je ne raconte que des bêtises, tu ne voudrais pas
que je te donne mon avis, non ? » Faisant cela, elle défendrait sa place au sein
de notre relation, l'intégrité de sa place. De la même manière, certains disent :
« Tu sais, ce que je t'ai dit tout à l'heure, je ne le pensais pas… » Pourquoi le
dire alors ? Cela repose le problème de la différenciation. L'indifférenciation,
c'est l'incapacité de pouvoir dire oui ou non, de dire « je ». C'est le cas
d'Alexia, qui s'est sculptée sur le modèle de l'autre. Mais maintenant qu'elle
veut se différencier, les problèmes émergent : il faut trouver une nouvelle
forme de coexistence, où les deux membres du couple vont se sentir
respectés.
La requalification
Lors de la dernière séance, une question est apparue sur ce que parler veut
dire. Renaud a dit que sa femme ne fait que des bêtises, que l'on ne peut pas
compter sur elle… Constatant cette entreprise de « disqualification » menée
par Renaud, je décide de débuter cette séance en mettant en question ses dires
lorsqu'il me demande comment je vais : « Est-ce que c'est une vraie
question ? ». Ainsi, je qualifie ses propos et je montre implicitement à Alexia
comment il est possible de ne pas se mettre en position d'auto-
disqualification.
THÉRAPEUTE : On continue à parler de moi, ou… ? Je ne sais plus
comment me positionner.
RENAUD : Non, on vient là pour nous.
THÉRAPEUTE : Comment ?
RENAUD : On est là, pour nous.
THÉRAPEUTE : C'est comme vous voulez. Ça ne change pas vraiment le
prix de la séance, si je puis m'exprimer ainsi.
RENAUD : Mais comme c'est moi qui paye, effectivement…
THÉRAPEUTE : C'est la raison pour laquelle aussi ça m'intéresse de parler
de moi, dans un contexte comme celui-là.
RENAUD : Je comprends.
ALEXIA : Ben, en fait, on a pu en discuter un petit peu, tous les deux, quand
on est partis la dernière fois.
THÉRAPEUTE : Oui.
ALEXIA : Et moi, j'ai été interpellée par le fait que vous me traitiez
d'incapable, à plusieurs reprises.
THÉRAPEUTE : Je m'excuse, Madame, vous allez me parler avec votre
cœur, pas avec votre tête. Vous pensez que je pense que vous êtes une
incapable ?
RENAUD : Ben, vous l'avez dit plusieurs fois.
THÉRAPEUTE : Excusez-moi, Monsieur. Est-ce que c'est nécessaire que je
m'adresse à elle ? Autant passer directement par vous.
RENAUD : Elle veut que je l'encourage. Vas-y continue, Alexia...
THÉRAPEUTE : Vous m'avez foutu le moral à zéro ! Je ne sais plus
comment je dois m'y prendre ! Est-ce que vous m'autorisez à parler à votre
dame ou pas ? Moi, ça m'est égal, si vous ne voulez pas que je parle avec elle,
je parle avec vous.
RENAUD : Non, non.
Un pas de côté
À travers ce dialogue, je suis en train de proposer à chaque membre du
couple une lecture de leur relation qui est suffisamment proche d'eux pour
qu'elle leur semble plausible et suffisamment loin pour qu'elle les surprenne.
Ce phénomène de surprise crée en général un déséquilibre, ce qui va
permettre un « pas de côté » ouvrant sur de nouvelles possibilités. Pendant
des années, depuis leur rencontre où lui nageait en surface et elle à 100
mètres sous l'eau, elle remontait par paliers successifs, et aujourd'hui qu'elle
arrive à la surface, s'étant accrochée à la bouée et ayant appris à nager, elle lui
dit : « Regarde, je nage seule, tu n'es pas content ? » Mais pour lui, c'est
nouveau ; il n'avait pas vu qu'elle remontait et c'est un problème.
THÉRAPEUTE : Justement, en lui proposant de trouver un travail de
coiffeuse chez un copain, vous restez le maître nageur, mais j'ai bien senti
que ça ne lui plaisait pas. Elle veut trouver un travail toute seule. Ah, je vous
fais une version sous-titrée en français. C'est cela, Madame ?
ALEXIA : Oui.
THÉRAPEUTE : Si vous vous sentez trahie à un moment donné, corrigez-
moi, mais comme je ressens les choses, je fais votre avocat auprès de votre
mari, c'est une tâche ingrate, vous savez, c'est très difficile.
RENAUD : Ce n'est pas l'avocat ! On n'est pas dans une procédure de
divorce, là.
THÉRAPEUTE : Non, je sais bien. Mais, avocat, c'est-à-dire, je fais son
représentant en quelque sorte.
RENAUD : Donc, tu veux trouver un travail toute seule ?
ALEXIA : Oui.
RENAUD : Allons-y.
THÉRAPEUTE : Mais vous pourriez l'empêcher ?
RENAUD : Pourquoi je l'empêcherais ?
THÉRAPEUTE : Pourquoi ?
RENAUD : C'est ce qu'elle veut, là maintenant, pourquoi je l'empêcherais ?
THÉRAPEUTE : C'est ce qu'elle veut, mais que vous ne voulez pas.
RENAUD : Je n'ai pas envie qu'elle s'en aille, non plus.
THÉRAPEUTE : Mais, vous savez, je vais vous dire… Quand les femmes
touchent à l'autonomie, il faut se méfier énormément. Je veux dire que le
problème, il est là. Elle va commencer par trouver un travail, et puis après, où
est-ce que ça va tout cela ?
RENAUD : Vous voyez ce que je vous disais.
THÉRAPEUTE : Ce que je veux dire, c'est que vous pourriez imaginer lui
tenir la laisse beaucoup plus serrée. Je sais vous aider à ça. Enfin, si ça vous
intéresse. Tout en lui faisant croire que vous lui donnez de la liberté.
RENAUD : Oui, mais là, il faudrait que l'on se voie tous les deux.
Les encouragements
Si le lecteur a été attentif, il a remarqué qu'Alexia faisait ce qu'elle pouvait
pour revendiquer une place sans pour autant la prendre. Je comprends le
progrès d'Alexia et lui donne un encouragement.
RENAUD : Ben voilà, on a suivi vos conseils.
THÉRAPEUTE : Des conseils, moi, je vous ai donné des conseils ? Et qu'est-
ce que je vous ai donné comme conseils ?
RENAUD : De l'encourager à travailler… alors ça y est. Elle travaille.
THÉRAPEUTE : Je vous félicite, Monsieur.
RENAUD : Pourquoi moi ?
THÉRAPEUTE : Comment ?
RENAUD : Pourquoi moi ?
THÉRAPEUTE : Parce que ce sont vos encouragements, qui l'ont poussée à
travailler.
RENAUD : Ce sont mes encouragements qui t'ont poussée à travailler, ou tu
as envie ?
ALEXIA : Oui, j'ai envie de travailler, maintenant tes encouragements me
montrent aussi que je peux aller aussi, à l'encontre de ce que tu penses, sans
avoir le risque de te perdre après.
THÉRAPEUTE : Holà, excusez-moi, c'est très compliqué pour moi, ça.
Qu'est ce que vous voulez me dire ? Que vous suivez les encouragements, au
risque de le perdre après ?
ALEXIA : Non. C'est qu'avant la dernière séance, je ne me serais pas permise
de mettre en place ce que j'avais envie de faire, par rapport au travail, ou à
d'autre choses, parce que je craignais qu'il me laisse tomber, finalement. Si je
n'allais pas dans son sens.
THÉRAPEUTE : Ah, je comprends.
ALEXIA : Et je me rends compte aujourd'hui, parce qu'à la dernière séance, il
a dit qu'il avait peur de me perdre, et c'est la première fois qu'il me disait
quelque chose comme ça, et donc, ça m'a permis d'avoir moins de craintes
quant au fait que, si je me mettais à travailler, qu'il ne me quitterait pas
forcément, et qu'il était aussi capable de m'encourager, dans ce que je
souhaitais faire.
THÉRAPEUTE : Donc ? Les choses ne vont plutôt pas si mal ?
ALEXIA : Ça va mieux sur ce point là, oui.
THÉRAPEUTE : Ben, je vous félicite, Madame. Et alors, vous travaillez où ?
ALEXIA : Dans un salon de coiffure, dans une galerie marchande.
THÉRAPEUTE : Dans un salon de coiffure, dans une galerie marchande, à
mi-temps ? Temps plein ?
ALEXIA : À mi-temps.
THÉRAPEUTE : C'est mixte, c'est uniquement les femmes, c'est comment ?
ALEXIA : C'est mixte.
THÉRAPEUTE : Ce n'est pas trop lourd, Monsieur ?
RENAUD : On s'y fait. Moi, ça me fait plaisir, qu'elle travaille, et puis là, ce
qu'elle vient de dire. C'est vrai, on a beaucoup parlé, du fait que j'avais peur,
comme je vous avais dit l'autre jour. J'ai peur de la perdre, moi.
THÉRAPEUTE : Vous avez raison, c'est une très belle femme.
RENAUD : Merci. Parce que, si elle n'a plus besoin de moi, voilà… mais bon
là…
Le test de capacité
Renaud montre qu'il veut garder le contrôle de l'organisation de la séance et
rejette ma question qui est de parler de leur relation. À travers cette question,
je teste aussi la capacité du couple à parler de son intimité relationnelle.
THÉRAPEUTE : Ah, vous pensez, que c'est une projection personnelle sur
ma fatigue ?
RENAUD : Ah non.
THÉRAPEUTE : Vous faites quoi, en dehors de dormir ?
RENAUD : On vit.
THÉRAPEUTE : Comment va la vie ? Tiens, justement.
RENAUD : Il faut demander à ma femme.
THÉRAPEUTE : Permettez-moi de vous poser la question à vous.
RENAUD : Pour moi, ça va bien…. Quelques craintes... Quelques craintes,
avec ce changement, même si… je ne veux pas lui dire que j'ai quelques
craintes, parce que je ne veux pas qu'elle pense que je n'ai pas confiance en
elle. Et en même temps, comme elle l'a dit tout à l'heure, quand elle voit que
j'ai peur de la perdre, ça la rassure aussi, donc c'est compliqué, compliqué.
Mais elle, elle dit qu'elle va bien. Mieux.
ALEXIA : Mais lui, il ne me croit pas.
THÉRAPEUTE : Sur quoi, il ne vous croit pas.
ALEXIA : Sur le fait que j'aille mieux.
THÉRAPEUTE : Vous allez mieux ?
ALEXIA : Moi, je vais mieux, oui.
THÉRAPEUTE : Tant mieux.
ALEXIA : Oui.
RENAUD : Faut voir, avec le temps…
THÉRAPEUTE : Oui, il faut voir avec le temps. Pourvu que ça dure. Et il
faut toujours se dire, « une hirondelle ne fait pas le printemps », je suis
d'accord. Et se méfier des améliorations passagères, je suis d'accord aussi. Il
est possible que ça ne dure pas.
RENAUD : Mais en même temps, je lui souhaite, que ça dure d'aller bien.
THÉRAPEUTE : En même temps, c'est ce que nous lui souhaitons tous les
deux, que ça dure.
RENAUD : Mais à ce rythme-là, je ne sais pas où l'on va.
THÉRAPEUTE : À ce rythme-là, je ne sais pas où l'on va non plus.
RENAUD : Quand je dis « on », c'est votre question, le couple.
THÉRAPEUTE : Alors, comment va-t-il ce couple ?
RENAUD : Ben, on se voit moins, du coup. Je rentre, elle n'est pas à la
maison. Elle rentre plus tard que moi… fonctionnaire.
THÉRAPEUTE : Oui, oui, je vous suis très bien.
RENAUD : Ce que je veux dire, c'est que j'ai la possibilité de finir tôt.
J'aménage mes horaires.
THÉRAPEUTE : Oui, oui, je comprends.
RENAUD : Donc, je rentre, elle n'est pas là. Bon, au salon… 20 h tu finis ?
20 h 30 à la maison…. Bon, je m'occupe des enfants. Quand elle arrive, ils
sont couchés, elle n'a plus qu'à aller leur faire une bise, et voilà….
THÉRAPEUTE : Ça, c'est bien. Donc, ils ont pris le bain, ils sont au lit...
RENAUD : Oui, c'est important pour nous, que les enfants se couchent tôt,
c'est un bon rythme…
THÉRAPEUTE : Je vous félicite.
RENAUD : Mais du coup, on se voit moins.
THÉRAPEUTE : Et dans certains cas, ce n'est pas plus mal, vous savez.
RENAUD : Tu préfères que l'on se voie moins ?
ALEXIA : Ben, sincèrement... Oui.
THÉRAPEUTE : Excusez-moi, ça me gratte…
RENAUD : Ça veut dire quoi ce que tu me dis « sincèrement, oui » ? Tu
veux que l'on ne se voie plus ?
ALEXIA : Ah non, ce n'est pas ça que j'ai dit.
THÉRAPEUTE : Vous êtes un extrémiste, Monsieur !
RENAUD : Non,
THÉRAPEUTE : Ben, c'est quoi, ce que ça veut dire ? Comment vous le
comprenez ?
RENAUD : Je ne sais pas. Que je l'étouffe. Si tu préfères que l'on se voie
moins, c'est que, que l'on se voie comme avant, avant que tu travailles, je
veux dire, c'est que cela ne te convenait pas ?
ALEXIA : Que tu m'étouffes, je pense que ce n'est pas le mot approprié.
Mais, maintenant, le temps que l'on se voyait le soir, après ton travail, je me
sentais complètement inutile et incompétente, parce que je ne pouvais pas
prendre en charge beaucoup de choses à la maison, et que les enfants pensent
de moi que je ne suis pas une mère fiable, donc. Maintenant, ce même temps,
je le passe au travail à m'occuper de personnes, à leur couper les cheveux. Ce
n'est peut être pas grand-chose, mais je me sens plus utile.
RENAUD : Mais moi, ça ne me plaît pas quand tu dis que les enfants pensent
que tu n'es pas une mère fiable, ça ne me plaît pas. Je ne fais pas des choses
pour que les enfants pensent ça. Ou alors, dis-moi !
ALEXIA : Ben, je ne sais pas. Je n'arrive pas à forcément comprendre, non
plus, mais c'est vrai que les enfants ne me respectent pas et que … Si, il
arrive, par exemple, qu'à table, le soir, on ait des discussions à table devant
les enfants, parce qu'on mange tous ensemble, et que tu me dis « oui, tu es
encore jeune dans ta tête », « t'arrives pas à faire ceci, t'arrives pas à faire
cela », et je pense que les enfants l'entendent. Et, ils te croient.
RENAUD : Mais moi, c'est pour t'aider. Ce n'est pas pour t'appuyer sur la
tête. Non, expliquez-lui, c'est pour l'aider. Je ne te veux pas du mal, je tiens à
toi.
ALEXIA : Je sais.
THÉRAPEUTE : Donc, vous voulez que je lui explique ?
RENAUD : Oui.
THÉRAPEUTE : Donc, votre mari utilise la méthode des enseignants. C'est-
à-dire qu'il pense que c'est en mettant de mauvaises notes qu'on aide un
enfant à travailler. Et il rajoute, et en plus, c'est pour son bien. C'est un peu
ça ?
RENAUD : Je ne suis pas toujours d'accord avec les enseignants de mes
enfants, mais bon...
THÉRAPEUTE : C'est ce que je comprends… vous dites, si je lui fais des
remarques, c'est pour l'aider.
RENAUD : Oui, ça oui.
THÉRAPEUTE : Et elle, elle les vit comme quelque chose d'arrogant à son
égard. Je vous le dis, c'est une méthode d'enseignant que vous avez. « Peut
mieux faire », doit « faire des progrès », vous soulignez de traits en rouge.
C'est une méthode tout à fait traditionnelle.
RENAUD : Comment je peux faire autrement ?
THÉRAPEUTE : Non, non, je n'ai rien contre…
RENAUD : Comment veux-tu que je fasse autrement, moi ? C'est quoi qui te
dérange ?
ALEXIA : Ce qui me dérange, c'est que tu ne me considères pas comme une
adulte et comme une grande personne, capable de réfléchir par moi-même, et
que du coup, les enfants pensent comme toi.
RENAUD : Tu travailles, tout ça…tu es une adulte...
THÉRAPEUTE : Et alors, je vous revois aujourd'hui... J'ai l'impression qu'au
niveau... vous recommencez à travailler, c'est ce que je comprends. Vous
vivez un certain nombre de choses, vous vous sentez plus utile, c'est ce que je
comprends, et la décision que nous avions prise, c'est de vous voir, en couple.
Et donc là, ce que je vois, c'est que vous êtes en train de me parler, c'est que
vous vous absentez plus de la maison. Et le fait que vous vous absentiez plus
de la maison, ça met Renaud dans ce qu'il faisait déjà, d'ailleurs, il s'occupe
des enfants, mais vous avez le sentiment que, d'une certaine façon, il associe
les enfants à lui pour vous dénigrer. C'est ça que vous me dites, c'est ça que je
comprends. Mais moi, j'aimerais qu'on revienne simplement au couple pour
l'instant.
Si dans un second temps, vous souhaitez que je travaille avec vous, à partir
de votre rôle parental, ça, je ne discute pas, mais pour l'instant, j'aimerais
qu'on revienne, si vous l'acceptez, au niveau du couple. Donc, qu'est-ce que
vous attendez de plus de moi, que ce que j'ai fait jusqu'à présent ? Votre mari
dit que d'une certaine manière, la vie est dure pour lui, parce qu'il fait des
exercices extrêmement importants. C'est-à-dire, il voit que vous travaillez,
que vous allez à l'extérieur, il voit que vous rentrez… vous faites beaucoup
d'efforts, c'est ce que je comprends, vous faites beaucoup d'exercices pour
accepter ça. Donc, je vois que pour vous, c'est un changement très important
aussi. Je vois que votre dame se sent utile… tout ça, je le vois. Qu'est-ce que
je peux faire de plus pour votre couple ?
RENAUD : Moi, je ne me sens pas utile.
THÉRAPEUTE : C'est normal. C'est-à-dire que pendant des années, vous
avez fait des choses, et le fait que maintenant vous ne puissiez pas les faire,
ça crée un déséquilibre. C'est comme si vous aviez l'habitude de faire des
choses, et que vous ne faites plus ces choses, vous allez être obligé de trouver
d'autres choses à faire.
RENAUD : J'ai l'impression que tu ne tiens plus à moi, Alexia.
THÉRAPEUTE : Comment ?
RENAUD : J'ai l'impression qu'elle ne tient plus à moi.
THÉRAPEUTE : Mais alors, elle s'en va…. Une de perdue, dix de
retrouvées ! Monsieur, je ne comprends pas ?
RENAUD : Comment ça ? Dix ans de vie… comme ça c'est fini, vous dites ?
Non, moi, ce n'est pas ce que je veux. C'est ce que tu veux toi ?
ALEXIA : Non, ce n'est pas ce que je veux.
THÉRAPEUTE : Donc, si ce n'est pas ce qu'elle veut, vous n'avez rien à
craindre !
RENAUD : Oui, mais moi, je voudrais le voir, ça !
THÉRAPEUTE : Disons, vous allez le vivre. Un jour après l'autre. On en est
tous là ! Comment voulez-vous faire autrement. On vit tous un jour après
l'autre, on met tous un pied devant l'autre ! Comment vous voulez voir ? C'est
comme si vous vouliez vous assurer que vous ferez toute votre vie avec elle,
c'est cela que vous me dites ?
RENAUD : Oui, moi j'en ai envie.
THÉRAPEUTE : Je vous le souhaite de tout mon cœur. Ça dépend comment
vous allez le nourrir ce couple. Ça dépend ce que vous allez lui donner à
manger, à boire, à faire… Ça dépend comment vous allez nourrir cette
relation. Ça dépend des échanges que vous allez avoir entre vous. Ça dépend
de tout cela. Ça dépend de ce que vous allez mettre dans la corbeille. Si vous
ne mettez rien, il n'y aura rien !
RENAUD : On en a des projets !
THÉRAPEUTE : Tant mieux. Qu'est-ce que vous avez comme projets ? J'ai
peur de l'entendre, mais dites-le moi. Ne me répondez pas un troisième
enfant, parce que…
RENAUD : Non, pire !
THÉRAPEUTE : Un troisième enfant ?
RENAUD : Non pire ! J'envisageais de quitter mon boulot. Parce que j'ai mis
de l'argent de côté. Et je me disais, si je peux lui ouvrir un petit salon, comme
ça, elle s'installe à son compte...
THÉRAPEUTE : Excusez-moi, je tousse...
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!
!
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Notes
[1] Vous trouverez les vidéos de ces entretiens sur le site
www.intereditions.com.
Chapitre 3
L'acceptation du cadre
J'ai osé prendre ma place et, en osant prendre ma place, je crée une place pour
chacun des membres de la famille. Bien que ce ne soit pas évident pour tout
le monde, ils ont accepté le cadre.
Premier entretien : le symptôme comme partie
émergée de l'iceberg
THÉRAPEUTE : Bonjour, prenez place, installez-vous. Et bien, je vous
écoute, Monsieur.
BERTRAND : Hé bien voilà, nous sommes venus, aujourd'hui, c'est pour
Marie, ici. En fait, comme je vous le racontais au téléphone, il y a pas mal de
difficultés avec elle. Elle ne va plus à l'école, malheureusement, enfin, elle
n'y est plus souvent, on la sent triste, un peu seule…
THÉRAPEUTE : Votre prénom c'est comment, Monsieur ?
BERTRAND : Mon prénom c'est Bertrand.
THÉRAPEUTE : Et qu'est-ce que vous faites dans la vie ?
BERTRAND : Je travaille comme professeur en école.
THÉRAPEUTE : Oui, vous êtes professeur en école, c'est-à-dire ? Professeur
de quelque chose, ou…
BERTRAND : Professeur de français
THÉRAPEUTE : Et vous avez quel âge ?
BERTRAND : J'ai 45 ans.
THÉRAPEUTE : Et vous êtes marié ?
BERTRAND : Oui, je suis marié, avec mon épouse, là…
THÉRAPEUTE : Et vous votre prénom c'est comment ?
VÉRANE : Moi, c'est Vérane.
THÉRAPEUTE : Et vous avez quel âge Vérane ?
VÉRANE : J'ai 43 ans.
THÉRAPEUTE : Et vous faites quoi dans la vie ?
VÉRANE : Hé bien, je suis commerciale dans une entreprise de peinture.
Donc je suis beaucoup en déplacement. Je travaille beaucoup.
THÉRAPEUTE : Je comprends… que vous travaillez beaucoup…
VÉRANE : Oui, oui.
THÉRAPEUTE : Je comprends…
VÉRANE : C'est moi qui fait rentrer un peu l'argent dans la famille, quoi…
THÉRAPEUTE : C'est vous qui faites rentrer l'argent dans la famille, je
comprends...
BERTRAND : Moi aussi quand même !
THÉRAPEUTE : Comment ?
BERTRAND : Moi aussi quand même ! Enfin c'est vrai qu'elle a un beau
salaire. Il faut le dire.
THÉRAPEUTE : Oui. Elle a un beau salaire, et vous, vous avez un salaire
beaucoup plus…
BERTRAND : Plus restreint
THÉRAPEUTE : Un peu restreint…. Je comprends oui...
BERTRAND : Enfin, c'est moi qui m'occupe des enfants. On a trouvé un
arrangement comme ça…
VÉRANE : Oui, en même temps, c'est vrai que c'est mon mari qui
s'occupe des enfants. Moi, je n'ai pas vraiment le temps. C'est lui qui s'occupe
des quatre filles.
THÉRAPEUTE : C'est lui qui s'occupe des quatre filles… Je comprends…
VÉRANE : Oui, Laurie est étudiante. Elle n'est plus à la maison.
THÉRAPEUTE : Laurie est étudiante, elle n'est plus à la maison, je
comprends... Bertrand, vous avez 45 ans, vous êtes professeur de français.
Vous, vous vous appelez Vérane, vous avez 43 ans, vous êtes commerciale.
Vous êtes mariés ensemble depuis combien de temps ?
VÉRANE : Ça fait une bonne vingtaine d'années. Vous savez, moi les
dates… euh…
THÉRAPEUTE : Je comprends…
BERTRAND : Ça fait 21 ans, exactement.
VÉRANE : Mon mari est beaucoup plus fort que moi là-dessus.
BERTRAND : On l'a fêté il y a dix jours… enfin, bon…
THÉRAPEUTE : Comment ?
BERTRAND : On a fêté nos 21 ans de mariage il y a 10 jours.
VÉRANE : Moi, je n'étais pas là. Je n'ai pas pu, j'étais en déplacement…
Mais on fera quelque chose…
THÉRAPEUTE : Je comprends… vous avez fêté, il y a quelques jours vos 21
ans de mariage, et vous étiez en déplacement.
VÉRANE : Ben oui, on ne choisit pas !
THÉRAPEUTE : Je comprends… Vous, Bertrand, vous vous occupez des
enfants.
BERTRAND : C'est cela oui.
THÉRAPEUTE : Et donc, vous avez quatre enfants.
VÉRANE : Oui.
THÉRAPEUTE : Vous pouvez me les présenter ?
BERTRAND : Donc, Marie.
THÉRAPEUTE : Et, elle a quel âge Marie ?
BERTRAND : 12 ans.
THÉRAPEUTE : Et qu'est-ce qu'elle fait de sa vie, Marie ?
BERTRAND : Donc, elle est au collège, quand elle y est.
THÉRAPEUTE : Oui, quand elle y est, et puis…
BERTRAND : Sophie et Catherine, qui sont jumelles, comme vous le
constatez.
THÉRAPEUTE : Enfin, je constate qu'elles sont assez proches.
BERTRAND : Vous ne voyez pas l'air de ressemblance ? Non !
THÉRAPEUTE : Je n'ai peut être pas votre perspicacité. Mais si vous me le
dites, il n'y a aucun problème, elles se ressemblent.
BERTRAND : Elles ont quinze ans.
THÉRAPEUTE : Elles ont quinze ans.
BERTRAND : Elles sont au collège, aussi.
THÉRAPEUTE : En quelle classe elles sont ?
BERTRAND : En troisième.
THÉRAPEUTE : Dans la même classe ?
BERTRAND : Oui, dans la même classe. Ça se passe bien d'ailleurs, elles ont
de bons résultats.
THÉRAPEUTE : Oui, et puis…
BERTRAND : Donc nous avons Laurie. Qui fait des études supérieures de
commerce.
THÉRAPEUTE : De commerce… comme votre mère, je comprends. Et bien,
qu'est ce qui vous amène ?
BERTRAND : Écoutez, moi ce qui me touche, c'est que je suis professeur,
donc, c'est avec l'école et les résultats scolaires, je trouve que c'est important,
enfin, ça permet dans la vie de trouver un travail. Donc je n'ai pas du tout à
me plaindre de mes autres filles qui suivent correctement les cours… Je suis
très triste pour Marie, ça ne va pas bien, moi je voudrais que ça aille mieux,
quoi.
VÉRANE : Moi, ce qui m'inquiète, c'est ce quelle fait pendant ses sorties, son
absentéisme, parce que visiblement, Bertrand l'amène le matin au collège, et
elle n'y reste pas.
THÉRAPEUTE : Elle n'y reste pas.
VÉRANE : Hé non.
THÉRAPEUTE : Et, non seulement elle n'y reste pas, mais vous avez été
prévenu par l'infirmière ?
VÉRANE : Oui, et on a eu des appels du collège quand elle n'était pas là, en
disant que Marie s'isolait beaucoup, et elle pleure beaucoup… enfin, moi je
ne le vois pas, mais… on aimerait bien savoir ce qui se passe, Marie !
BERTRAND : Même à la maison, c'est vrai que parfois, je la trouve… elle
s'isole beaucoup. Dans sa chambre, elle écoute de la musique. J'ai
l'impression que ça ne va pas trop bien, qu'elle est triste, qu'elle pleure...
LAURIE : En même temps, quand elle vient chez moi, de temps en temps, le
week-end, ça se passe très bien. On fait des sorties.
THÉRAPEUTE : Quand elle vient chez toi ?
LAURIE : Oui, j'ai un studio.
THÉRAPEUTE : Ah bon !
LAURIE : Pour faire des études tranquillement et tout, il me fallait ça !
THÉRAPEUTE : Ah bon ! Parce qu'à la maison il y a du bruit ? Qu'est-ce qui
s'y passe tant que ça ?
LAURIE : Ben il y a des sœurs, donc…
THÉRAPEUTE : D'accord. Donc tu as un studio. Et tu as quel âge ?
LAURIE : J'ai 20 ans.
THÉRAPEUTE : Donc tu as un studio, ta sœur vient passer des moments
avec toi.
LAURIE : Oui, le samedi après-midi, souvent.
THÉRAPEUTE : Le samedi après-midi, et ça se passe bien.
MARIE : Quand je n'ai pas le sport.
THÉRAPEUTE : Quand tu n'as pas le sport. Parce qu'elle fait du sport votre
fille, aussi ?
BERTRAND : Oui, elle fait du sport. Là, par contre elle est assidue...
THÉRAPEUTE : Et qu'est-ce qu'elle fait comme sport ?
BERTRAND : Elle fait du judo.
THÉRAPEUTE : Du judo ?
VÉRANE : Oui c'est mon mari qui l'amène. C'est lui qui la suit beaucoup au
niveau du sport.
THÉRAPEUTE : C'est lui qui la suit au niveau du sport…
BERTRAND : Le sport dans la vie, c'est vachement important. Un corps sain
dans un esprit sain…
VÉRANE : Par contre, ça, elle y va. Et mon mari fait en sorte aussi qu'elle y
aille. Tu es beaucoup derrière elle pour ça.
BERTRAND : Je trouve que ça aussi c'est important. C'est vrai aussi qu'elle y
tient.
MARIE : On va aussi à la piscine.
BERTRAND : Oui à la piscine aussi. C'est vrai le sport, elle trouve son
compte dans le sport. Moi, je la suis à 100 %.
THÉRAPEUTE : Moi aussi, je vous suis à 100 %, il n'y a pas de problème.
Bien… Et, qu'est-ce que je vais faire pour vous ?
L'alliance
Je suis en train de créer une alliance avec les différents membres de la famille
autour de la place que prend la mère et qui lui est donnée.
BERTRAND : Oui. Pourtant, je m'en occupe. Je la conduis partout, au
sport… j'investis, j'investis quand même pas mal !
THÉRAPEUTE : Comment ?
BERTRAND : J'investis quand même pas mal.
THÉRAPEUTE : Pour l'instant, je ne sais pas. Je ne critique rien. J'essaye de
comprendre. Ce que je vois, c'est que vous l'amenez partout, elle reste au
sport, elle ne reste pas à l'école, ça, c'est ce que j'ai compris.
BERTRAND : Oui.
THÉRAPEUTE : Ce que je comprends, c'est qu'elle est extrêmement
sensible. C'est-à-dire, que dès que ses sœurs s'ennuient, dès qu'il y a un
problème, elle pense que c'est de sa faute. Ça, c'est ce que je comprends,
aussi. C'est ce que je vis. C'est ça ?
BERTRAND : Oui, ben oui.
THÉRAPEUTE : Voilà. Ce que je comprends aussi, on va gagner un peu de
temps quand même, c'est que vous reprochez à votre dame, son absence.
C'est ce que je comprends, implicitement.
BERTRAND : Ouais, ouais... Elle travaille…
THÉRAPEUTE : Que, elle, vous reproche implicitement de ne pas en faire
assez. Quand elle dit, par exemple, tout à l'heure « pour aller au sport, il n'y a
aucun problème, elle s'y tient, pour aller à l'école, il ne sait pas la tenir », c'est
ce que je comprends.
VÉRANE : Ce qui est bizarre, c'est qu'elle n'a jamais de résultat de
compétition. Je suis toujours très surprise.
THÉRAPEUTE : Ah bon !
VÉRANE : Elle fait du judo, mais elle ne me demande jamais de venir aux
compétitions, ou quelque chose comme cela.
THÉRAPEUTE : Ah bon !
VÉRANE : Ben non !
BERTRAND : D'une part, la compétition de judo, je ne préfère pas qu'elle en
fasse. Les combats, je trouve cela très dangereux.
THÉRAPEUTE : D'accord. Donc elle fait du judo, et vous pensez que c'est
important... Attendez, là il y a quelque chose qui me dépasse complètement !
Vous lui faites faire du judo, mais vous pensez qu'il ne faut pas qu'elle fasse
de combat ?
BERTRAND : Oui, j'ai un peu peur pour elle.
THÉRAPEUTE : Je comprends. Mais alors, pourquoi vous lui faites faire du
judo ?
BERTRAND : C'est elle qui voulait à la base. C'est elle qui a demandé, elle
aimait bien.
THÉRAPEUTE : Pourquoi pas du badminton ou du ping-pong, ou de la
danse ?
BERTRAND : On peut changer si tu veux ! On peut changer si tu veux. Mais
je trouve que tu t'y tiens bien, t'as l'air…
THÉRAPEUTE : Ça me semble baroque tout cela. Enfin, moi, vous venez
me rencontrer, je vous reçois avec grand plaisir. Et qu'est-ce que vous voulez
que je fasse pour vous ?
Incohérences et dissimulation
Intuitivement, je remarque de plus en plus un manque de cohérence au niveau
des explications fournies. Il y a deux hypothèses : ou je suis bête, ou bien il
me cache quelque chose. Or, je préfère penser, quand je ne comprends pas,
que l'on me cache quelque chose. Je fais donc l'hypothèse qu'il y a un secret
dans cette famille.
VÉRANE : Ben, moi, je voudrais qu'elle nous dise ce qui ne va pas.
THÉRAPEUTE : Mais Madame, vous le comprenez bien, je ne suis pas de la
police ! Vous le comprenez ça.
VÉRANE : Oui, mais qui va pouvoir nous aider alors ?
MARIE : De toute façon, elle ne peut pas le savoir, ce qui se passe.
THÉRAPEUTE : Et pourquoi, elle ne peut pas le savoir ?
MARIE : Elle n'est jamais là ! Alors elle ne peut pas comprendre, elle ne peut
pas savoir ce qui ne va pas.
THÉRAPEUTE : Donc, elle n'est jamais là, donc, elle ne peut pas savoir ce
qui ne va pas. Je suis d'accord. Mais, le papa, il le sait, ce qui ne va pas.
MARIE : Je crois.
THÉRAPEUTE : Donc, papa a des informations que maman n'a pas ? C'est
ce que tu penses ?
MARIE : Ils sont ensemble, ils savent…
THÉRAPEUTE : Excuse-moi, tu me dis que ta mère…
MARIE : Moi, je ne vais pas bien, maman elle ne peut pas le voir. Je suis
souvent triste, maman est pas beaucoup là, elle ne le voit pas.
VÉRANE : Qu'est-ce que je ne vois pas ?
MARIE : Que je suis triste.
VÉRANE : Oui, mais pourquoi tu es triste, Marie ?
MARIE : Oh…
VÉRANE : Bertrand, tu sais quelque chose ? Pourquoi tu voulais voir
monsieur Trappeniers tout seul ?
BERTRAND : Non pas… concernant les enfants…
THÉRAPEUTE : Pardon ?
BERTRAND : Concernant les enfants, je voulais jouer mon rôle.
THÉRAPEUTE : Les enfants ? Oui, c'est possible que ce soit votre rôle, je ne
sais pas ? Il dit que ça ne vous concerne pas, Madame.
VÉRANE : Quand même ! Un petit peu, non ?
THÉRAPEUTE : Je ne sais pas. Je ne vous connais pas.
VÉRANE : J'ai l'impression qu'il y a quelque chose que je ne sais pas, et ça
me met très mal à l'aise.
BERTRAND : Moi, j'ai l'impression qu'on perd son temps. Surtout ici !
THÉRAPEUTE : Pardon ?
BERTRAND : Moi, j'ai l'impression qu'on perd son temps. Surtout ici ! Si
vous ne parvenez pas à faire parler Marie, de ses difficultés, je ne vois pas
trop ce qu'on va faire ici ! Hein...
THÉRAPEUTE : Donc, vous avez l'impression que vous perdez votre
temps ?
BERTRAND : Ben oui. Moi, je suis venu dans la logique de soutenir Marie.
Qu'elle puisse dire…
THÉRAPEUTE : Mais enfin, si vous perdez votre temps, on peut s'arrêter là,
si vous le voulez, je ne sais pas…
La fonction du symptôme
Bertrand, lorsqu'il vient à la séance, souhaite centrer mon intervention sur le
symptôme de Marie. Or, j'essaie de centrer mon intervention sur la fonction
du symptôme, ce qui a pour conséquence de beaucoup irriter Bertrand, pour
des raisons que j'ignore mais que je peux pressentir dans la mesure où il
souhaite m'interdire de prendre ma place dans l'investigation.
VÉRANE : Moi, je n'en ai pas envie là ! Je n'ai pas envie qu'on s'arrête là. J'ai
l'impression … je ne sais pas… Bertrand, tu sais ce qui se passe pour Marie ?
BERTRAND : Non, je ne sais pas ce qui se passe non ! Si je viens ici, avec
tout le monde, c'est que je ne sais pas ce qui se passe… je veux dire…
LAURIE : Enfin, je suis toujours d'accord avec toi maman, mais, pour une
fois, papa, il est plutôt dans le vrai. On ferait mieux de partir, on a autre chose
à faire. Marie, ça va lui passer…
Un secret de famille
Marie est partagée entre le fait de donner des informations et de ne pas en
donner. Par exemple, au moment où le père est en alliance avec sa fille,
Laurie et les jumelles, Marie dit « Laurie, tu es venue, tu sais », ce qui me
donne l'indication que les choses sont beaucoup plus complexes qu'elles en
ont l'air. Elle m'encourage à ne pas renoncer, tout en faisant comme si elle
voulait renoncer.
LAURIE : Justement. Tu viens chez moi et puis c'est tout...
MARIE : Mais tu sais que des fois ça ne va pas et je suis toute triste…
THÉRAPEUTE : Ben, dites donc… C'est ça… ton prénom c'est Sophie ?
Qu'est-ce que tu penses de la situation, toi ?
SOPHIE : Je pense que ma copine va bientôt téléphoner, ce soir…. Et puis
que pff…. Marie, elle pourrait faire des efforts aussi quelquefois !
CATHERINE : Parce que papa s'occupe beaucoup d'elle !
THÉRAPEUTE : Papa, il s'occupe beaucoup d'elle ? Mais est-ce qu'il y a
quelqu'un parmi vous, qui peut m'aider ou est-ce que tu accepterais de
m'aider… Je ne comprends absolument rien de ce qui se passe.
Un pseudo-désespoir
Il se passe ici quelque chose d'extrêmement fascinant : plus j'essaie de
prendre la place d'une personne essayant d'éclairer un problème, plus la
confusion s'installe. Je suis en position de pseudo-désespoir. Pseudo- parce
que mon expérience me renforce dans ma conviction qu'il y a certainement
beaucoup de choses à cacher. De fait, on me montre qu'il y a beaucoup de
choses à cacher. Tout le problème va se situer dans la relation que je vais
établir avec chacun et comment je vais accompagner la « révélation » sans
avoir d'idée particulière sur sa teneur.
LAURIE : Ben moi non plus. C'est bizarre, que l'on soit tous assis, ici en
même temps.
THÉRAPEUTE : Quoi ?
LAURIE : C'est bizarre, que l'on soit tous assis, ici en même temps.
THÉRAPEUTE : Non, ce n'est pas bizarre. C'est ton papa qui m'a appelé et
qui m'a demandé de venir me rencontrer. Je lui ai expliqué que ma façon de
travailler, c'était de travailler avec les ressources de la famille. Et c'est pour
cela que vous êtes tous là. Et maintenant, moi mon travail, c'est d'essayer de
comprendre ce qui vous arrive, d'essayer de voir le problème qui pourrait se
poser à vous, d'essayer de rechercher avec vous comment on peut travailler
autour de ça, travailler avec vous, pour vous aider. Là, je ne comprends
strictement rien.
Je passe un examen
Depuis le départ, je suis confronté à des tentatives de disqualification de la
part des différents membres de la famille. Au fond, je passe un examen avec
chacun d'entre eux : « Voit-il ce qui se passe ? Entend-il comme il faut ? Est-
ce que chacun se sent respecté dans la relation qu'il a avec lui ? Est-il fort ?
Est-il faible ? Croit-on qu'il sera capable de nous accompagner ? » C'est
comme un millefeuille : explicitement, on fait comme si on était en train de
demander quelque chose, implicitement, on me met à l'épreuve en me
confrontant à un certain nombre de questions. Or, la question la plus
fondamentale chez un être humain, de mon point de vue, est de savoir quelle
est l'intention de l'autre. Si je passe ces premières épreuves, je peux avoir une
chance d'arriver devant une porte entrouverte. Là encore, une autre épreuve
arrive...
MARIE : Ben, peut être que papa, il pourrait venir une fois tout seul. Et peut
être que ça irait mieux. Même, maman elle irait mieux et moi aussi.
THÉRAPEUTE : Ah bon ! Tu penses que si ton papa venait me voir tout
seul...
MARIE : Ouais…
THÉRAPEUTE : Et comment tu en arrives à penser quelque chose comme
cela ?
MARIE : Parce que, je le sais.
THÉRAPEUTE : Parce que tu le sais ? Mais qu'est-ce que tu sais tant que
cela ?
MARIE : S'il vient tout seul, je serais moins malheureuse… et tout le monde.
THÉRAPEUTE : Ah bon ! S'il vient tout seul, tu seras moins malheureuse ?
MARIE : Oui.
THÉRAPEUTE : Ah bon !
LAURIE : Tu pourrais juste aussi changer de club de judo...
THÉRAPEUTE : Changer de club de judo ? Mais qu'est-ce que le club de
judo, vient…
LAURIE : Il vaudrait mieux un mec en prof. Il vaudrait mieux que son prof
soit un mec !
THÉRAPEUTE : Il vaudrait mieux que son prof soit un homme !
VÉRANE : Pourquoi tu dis ça Laurie ?
THÉRAPEUTE : Pourquoi tu dis ça Laurie ?
LAURIE : Tu as vu la prof de Judo ?
THÉRAPEUTE : Pardon ?
MARIE : Et maman elle ne vient pas … me voir… elle n'a pas le temps.
LAURIE : Et bien ouais, c'est ça le problème. Si elle venait, elle verrait…
THÉRAPEUTE : Excusez-moi, je suis complètement perdu. Si elle venait…
Ouh la…
MARIE : De toute façon, on y va, moi j'en ai marre. Je veux que l'on y aille...
Des loyautés
Plus je reçois des informations auxquelles je donne du sens, plus Marie se
culpabilise et dit : « il faut qu'on y aille ». Nous voyons là le problème des
loyautés : l'enfant-symptôme veut être loyale à son père pour des raisons que
j'ignore encore, à sa mère et aussi à moi-même, puisqu'elle commence à me
donner des indices pertinents, soutenue, comme une basse continue, par sa
sœur Laurie.
THÉRAPEUTE : Qu'on aille où ?
MARIE : Que l'on rentre.
THÉRAPEUTE : J'ai prévu 45 mn pour travailler avec vous, c'est un premier
entretien, il me reste encore quelques minutes, et puis après, je vais vous
laisser vaquer à vos occupations, il n'y a pas de problème.
MARIE : Bon...
THÉRAPEUTE : Comment ?
MARIE : Je voudrais que l'on rentre ! Je suis fatiguée.
THÉRAPEUTE : Ça se voit que tu es fatiguée...
BERTRAND : Je ne vois pas pourquoi tu dis ça par rapport à la prof de
judo ?
THÉRAPEUTE : Ben justement…
BERTRAND : Elle est très bien cette prof de judo !
THÉRAPEUTE : Vous avez des hypothèses, Monsieur ?
BERTRAND : Non. Je pense que je vois où elle veut en venir.
VÉRANE : Ben, moi je ne vois pas où elle veut en venir !
THÉRAPEUTE : Attendez, excusez moi, parce que moi…. dans cette
famille, ils veulent en venir où ?
BERTRAND : Ah ! Écoutez, la prof de judo, c'est une femme magnifique,
quoi ! Donc…
THÉRAPEUTE : Magnifique… ! !
BERTRAND : Les formes parfaites…
THÉRAPEUTE : Pardon ?
BERTRAND : Les formes parfaites…
THÉRAPEUTE : Les formes parfaites.
VÉRANE : Je te remercie, c'est gentil...
BERTRAND : Après, je suppose que c'est là où elle veut en venir…
THÉRAPEUTE : Et c'est quoi en venir ? Parce que, je veux bien qu'elle soit
magnifique, et donc… Vous êtes un esthète, c'est ce que je comprends.
BERTRAND : On peut dire ça comme ça, peut être.
THÉRAPEUTE : Ben, vous me parlez de forme. J'imagine que vous êtes…
BERTRAND : J'aime bien les jolies femmes
THÉRAPEUTE : Mais…
BERTRAND : Ma femme est très belle. Elle est magnifique, mais…
LAURIE : Ce qui est quand même dingue, c'est que pour aller à l'école le
matin, tu déposes Marie, et puis clac, tu te barres vite fait… Alors qu'au judo,
tu y restes à tout le cours, quoi…..et tu arrives bien avant…. Et Marie, elle
sort toujours...
SOPHIE : On s'en va.
THÉRAPEUTE : Attendez, excusez-moi. Je ne comprends pas. Jeune fille,
ton prénom, redis-moi-le.
SOPHIE : Sophie.
THÉRAPEUTE : Et alors, qu'est-ce qui se passe Sophie.
SOPHIE : Il y en a marre.
THÉRAPEUTE : Il y en a marre de quoi justement ?
SOPHIE : Ben des problèmes. De toute façon, c'est des problèmes entre papa
et maman. Ça ne nous regarde pas.
La position sacrificielle
C'est un moment extrêmement émouvant à propos de la place, où l'on voit
comment un enfant peut se mettre dans une position sacrificielle pour
protéger l'équilibre de ses parents. La chance qu'a Marie, c'est de me
rencontrer pour l'aider à distinguer qu'avoir un problème, ce n'est pas être le
problème.
THÉRAPEUTE : Que l'infirmière dise que tu as un problème, ça je le
comprends. Mais, à mon avis, avoir un problème c'est une chose, et être le
problème c'est autre chose. Que tu aies un problème, je le comprends. Mais
ce n'est pas parce que tu as un problème que tu es le problème. Peut être que
c'est une manifestation de quelque chose de plus complexe. Je n'en sais rien.
MARIE : Hé bien, vous êtes le seul à ne pas le savoir.
THÉRAPEUTE : Ah bon ! Je suis le seul à ne pas savoir quoi ? Ça c'est
intéressant ! Qu'est-ce que je devrais savoir que je ne sais pas ?
VÉRANE : Je pense qu'il n'est pas le seul. On est deux là !
THÉRAPEUTE : Ça nous rapproche, Madame !
VÉRANE : Ben oui… Bertrand, tu veux dire quelque chose ?
BERTRAND : Ben non, écoute… Je suis aussi interloqué que toi, à voir tout
ce qui se passe.
THÉRAPEUTE : Bien, écoutez, donc, tout le monde est interloqué ! C'est ce
que vous me dites. Moi, je propose ceci : je ne vais pas aller beaucoup plus
loin pour le moment. Je vais m'arrêter là et vous allez voir si vous voulez
essayer de reprendre rendez-vous avec moi. Je vais vous laisser réfléchir, je
vais vous laisser discuter. Je me mets dans la pièce à côté et vous me rappelez
pour me donner votre décision. Pendant ce temps-là, vous serez enregistrés.
Vous voulez bien ?
BERTRAND : Ok d'accord.
THÉRAPEUTE : Voilà, je vous remercie beaucoup.
La fonction d'éveilleur
Pourquoi arrêter la séance à ce moment-là ? Les membres de la famille sont
dans une position extrêmement délicate : jusqu'à présent, nous avions
l'émergence d'un symptôme qui était sous-tendu par un fonctionnement
relationnel complexe. Lors de cette séance, en famille, les choses se disent
sans se dire tout en se disant. J'ai senti cette porte entrouverte et pense que,
pour que cela soit fécond, c'est aux parents eux-mêmes de décider de m'ouvrir
la porte. Je me suis positionné comme un éveilleur, j'ai réveillé chaque
membre de la famille à ce qui se passe autour de lui, mais ce n'est pas à moi
de décider ce qu'ils vont faire de ce qui s'est passé. Aider l'autre à prendre sa
place n'a rien à voir avec l'usurpation de la place de l'autre.
L'alliance explicite
Une explication s'impose : nous avons ici ce que nous appelons un secret de
polichinelle. Le père me dit qu'il a une relation extraconjugale et qu'il ne
souhaite pas qu'on en parle. Il me semble évident que tout le monde sait de
quoi il s'agit tout en faisant comme si personne ne le savait.
Je propose donc de m'allier à la famille mais de façon extrêmement explicite
en disant que je sais quelque chose, moi aussi, que je ne suis pas autorisé à
révéler. Et puis nous allons bien voir...
La dé-triangulation
Ce que je viens de faire s'appelle une dé-triangulation c'est-à-dire que je
souhaite rester allié à tout le monde sans pour autant garder quoique ce soit
pour moi.
THÉRAPEUTE : Bien, justement alors. Quand vous êtes rentrés là, j'ai
observé des choses très intéressantes. J'étais très mal à l'aise sur ce petit cube
blanc, la fois passée, c'est moins confortable que votre chaise, et je me suis
dit, quelqu'un d'autre va s'y asseoir, autre que moi. Je me suis dit finalement,
moi je suis blanc, parce que c'est blanc, vous c'est des fauteuils noirs que
vous avez, alors, j'étais sensible à ça quand vous êtes arrivés. Et puis, il y a eu
autre chose qui m'a beaucoup intéressé, c'est le fait que ta sœur soit venue à
côté de toi, et que tes parents se retrouvent à côté, ça m'a paru très intéressant.
Le jeu postural
En fait, le hasard a voulu que les membres de la famille se soient assis sur des
fauteuils noirs et qu'il y avait un cube blanc sur lequel je me suis assis.
Métaphoriquement, c'est au moment où Laurie lui dit « bienvenue dans la
famille », que je m'extirpe précisément de la famille.
Au niveau postural, les places ont changé d'une séance à l'autre : lors de la
première séance, les parents étaient au milieu des enfants, pour cette séance-
ci, les enfants se sont mises d'un côté et les parents de l'autre.
THÉRAPEUTE : Donc, bienvenue dans la famille, si vous voulez m'adopter,
le temps de la séance, c'est avec plaisir. Mais ça se limitera à la séance.
Après, je reprends ma place. Bien, qui d'entre vous va commencer ?
VÉRANE : Enfin, moi je suis… ça ne va pas monsieur Trappeniers.
THÉRAPEUTE : Pourquoi ?
VÉRANE : Parce que j'aimerai bien savoir ce que mon mari vous a dit.
THÉRAPEUTE : Mais vous en parlerez après. On est venu pour Marie, c'est
ça ton prénom… Vous en parlerez après la séance, je ne sais pas… Est-ce
vraiment important ?
BERTRAND : D'ailleurs, je trouve que Marie va mieux. J'en ai l'impression
en tout cas. Ça va déjà beaucoup mieux.
MARIE : Bon, je vais mieux. Et je vais à l'école.
THÉRAPEUTE : C'est vrai… mais je me félicite.
MARIE : Ouais.
VÉRANE : Mais elle a décidé d'arrêter le judo.
MARIE : En fait, je vais faire de l'athlétisme.
THÉRAPEUTE : Tu vas faire de l'athlétisme… C'est un professeur ou une
professeure ? Et bien, je suis content pour toi.
MARIE : Donc je vais mieux.
VÉRANE : C'est bizarre, vous ne trouvez pas ?
THÉRAPEUTE : Souvent, quand on parle des choses...
VÉRANE : Je suis ravie que Marie aille mieux. C'est un changement un peu
brutal, c'est vrai, que d'un seul coup elle arrête le judo et qu'elle retourne à
l'école. Tant mieux, je suis ravie.
THÉRAPEUTE : Je suis ravi aussi pour vous, et je suis content pour toi
Marie.
MARIE : Ouais.
THÉRAPEUTE : Et voilà, nous revoilà, qui va commencer ?
MARIE : Vas-y papa, c'est toi qui as voulu revenir.
THÉRAPEUTE : Tu fais des progrès, Marie, « vas-y papa tu as voulu
revenir », c'est bien ! Allez-y Monsieur, vous avez voulu revenir !
BERTRAND : Donc, je souhaitais revenir, c'est vrai. D'une part, pour
soulever le fait que Marie allait mieux.
THÉRAPEUTE : Tant mieux. Je suis content pour vous.
BERTRAND : Et d'autre part, c'est vrai que je me rends compte, aussi, au fil
du temps, que ce n'est peut être pas pour rien que mes enfants n'étaient pas
bien, et je pense qu'on a aussi des difficultés avec ma femme. Et je souhaite
éventuellement pouvoir aborder... Je ne sais pas si cela concerne mes enfants,
je me pose la question...
THÉRAPEUTE : Vous savez ce que l'on peut faire Monsieur ? Est-ce que
cela vous dérange, si je vous mets quelques minutes dans la salle d'attente,
Mesdemoiselles ?
LAURIE : Non, au contraire.
THÉRAPEUTE : Je propose. Je vais travailler quelques minutes avec eux, et
vous allez dans la salle d'attente...
MARIE : Et moi je reste ?
THÉRAPEUTE : Non, non. Tu es une enfant ou tu n'es pas une enfant ?
MARIE : Je suis une enfant.
THÉRAPEUTE : Hé bien, tous les enfants s'en vont… Enfin si ça vous va.
VÉRANE : Oui, oui, tout à fait. (Départ des enfants)
La parentification
Nous sommes donc passés du symptôme « Marie ne va pas à l'école » au
contexte. Bertrand me rappelle en me confiant un secret, en voulant me
coaliser avec lui contre le reste de la famille. À ce moment-là, j'ai bien
compris ce que pouvait vivre Marie dans cette situation. Le fait même que je
révèle que je suis au courant de choses dont je ne suis pas autorisé à parler
permet aux enfants de comprendre comment il est possible de reprendre sa
place dans une situation où on en est empêché. Ce concept s'appelle « la
parentification », qui consiste à traiter un enfant comme un parent avec un
parent qui se comporte comme un enfant : cela inverse complètement les
places respectives réservées à chacun.
J'ai donc recréé une frontière claire entre conjugalité et parentalité. Marie, se
sentant tellement coupable de ce qui se passe, me dit : « Et moi, je reste ? »,
demandant ainsi si je souhaite moi aussi la « parentifier » …
VÉRANE : Bon, maintenant, vous pouvez me dire ce que mon mari vous a
dit ?
THÉRAPEUTE : Madame… Madame...
BERTRAND : Si, si, allez-y.
THÉRAPEUTE : Ça je ne le fais pas… Si votre mari décide de le faire, il le
fait lui-même, c'est à votre convenance.
VÉRANE : Parce que d'après lui, il y a des problèmes, c'est de nos problèmes
dont il a parlé ?
BERTRAND : En fait, toi tu ne vois pas de problèmes.
VÉRANE : Je ne suis pas là.
BERTRAND : Tu n'es jamais à la maison, tu nous laisses sur le côté, mais tu
ne vois pas le problème...
THÉRAPEUTE : Excusez-moi. Monsieur, vous avez souhaité aborder un
point particulier, auprès de votre épouse, c'est ce que je comprends bien, vos
enfants sont dans la salle d'attente pour quelques minutes, je ne vais pas
pouvoir faire toute la séance sans eux, non plus, alors venons-en au fait,
qu'est-ce que vous souhaitez…
BERTRAND : Ce que j'ai raconté à monsieur Trappeniers, c'est que j'avais eu
une relation extra conjugale, avec cette fameuse prof de sport...
VÉRANE : Je m'en doutais.
THÉRAPEUTE : Vous vous en doutiez ? Ah bon… Et alors où est le
problème ? Votre femme n'est jamais là, vous en profitez, c'est normal, non ?
VÉRANE : Ben, s'il vous plaît ! Ben non ! Enfin, ce n'est pas normal ! C'est
pas parce que… Moi, je ne suis pas là, mais c'est pour quelque chose, je
travaille...
THÉRAPEUTE : Ce que je veux dire, c'est qu'il a l'air d'expliquer que s'il a
une relation extraconjugale, c'est que, c'est de votre faute, c'est ce que je
comprends...
BERTRAND : Non, non.
VÉRANE : Ben ça, c'est facile…
BERTRAND : Je ne dis pas que c'est de la faute de ma femme. Je peux
assumer ma part de responsabilité.
THÉRAPEUTE : Ah bon, et qu'est-ce que vous avez comme part de
responsabilité ?
BERTRAND : J'aurais peut-être dû lui dire, que la situation ne me convenait
pas, bien avant. Puisque ça fait longtemps que nos relations sont ce qu'elles
sont…
VÉRANE : Moi, ce qui me dérange, il a une relation, une aventure…. Mais il
a utilisé Marie, là dedans. Qu'il ait une aventure, bon voilà, mais il a utilisé
Marie. Moi, je comprends maintenant pourquoi Marie, elle n'était pas bien.
C'est inadmissible, ce que tu as fais Bertrand !
BERTRAND : Écoute, si tu étais plus souvent à la maison, pour t'occuper des
enfants.
VÉRANE : Ce n'est pas une raison pour utiliser Marie !
BERTRAND : Je suis d'accord avec ça. Je me suis rendu compte, un petit peu
à la fois que ce que je faisais, ce n'était pas honnête vis-à-vis de ma fille. C'est
aussi pour ça que j'ai pris la décision de prendre rendez-vous ici, même si
c'était compliqué, aussi d'aborder le problème en famille… Car il y a des
choses que l'on n'a pas envie qu'elles sachent…
THÉRAPEUTE : Oui, donc, qu'est-ce que vous voulez en faire de tout cela ?
Vous comptez quitter votre épouse ? Vous comptez garder votre maîtresse ?
VÉRANE : Mais, c'est moi qui peux aussi le quitter ! Vous lui demandez ce
qu'il veut faire, mais moi aussi, je peux faire quelque chose !
THÉRAPEUTE : Attendez, Madame, ne me grondez pas ! Je ne peux pas
parler aux deux en même temps. Je commence d'abord par lui, et puis je
continue par vous… C'est vrai que vous-même… Hé bien justement, qu'est-
ce que vous allez faire, tiens ?
VÉRANE : Ben, je vais réfléchir. Je ne sais pas, moi, ce que je vais faire.
Parce que ça peut encore recommencer.
THÉRAPEUTE : Mais il n'a pas dit que c'était terminé !
VÉRANE : Je n'ai pas l'intention de changer mon travail... Alors c'est fini ou
pas ?
BERTRAND : Non, non, je voudrais continuer...
VÉRANE : Continuer quoi ?
BERTRAND : Ma relation avec toi. Pas avec l'autre femme évidemment !
THÉRAPEUTE : Avec la prof de judo, c'est terminé ?
BERTRAND : Oui, oui, c'est terminé, elle a changé de sport…
VÉRANE : Oui, c'est Marie qui a changé de sport !
BERTRAND : C'est un homme maintenant. Le professeur c'est un homme.
Comme ça, on n'aura plus de problème.
Émotions et manipulations
On voit comment l'enfant associe la coalition secrète à l'amour que lui porte
son père : s'il n'y a plus de secret, alors elle craint de plus ne compter, de ne
plus avoir de place : « Tu ne vas plus me conduire nulle part, alors... ». On
constate ensuite la mise en œuvre de la logique de parentification : « s'il ne
me conduit plus nulle part, il ne verra plus d'autres femmes et tout ira bien ».
THÉRAPEUTE : Je veux dire que d'une certaine façon, il explique, je ne sais
pas, je ne connais pas suffisamment ton papa, il explique qu'il veut faire des
progrès, pour que cela ne se reproduise plus. Ce qui ne se reproduirait plus,
c'est qu'il te mette dans une confidence qui n'est pas liée, à laquelle, à mon
avis, tu ne devrais pas participer. Pour le reste, je ne garantis rien.
MARIE : S'il ne me conduit plus, au moins, je ne le saurais pas !
THÉRAPEUTE : Voilà, tu vas devenir comme ta maman, parce que, ta
maman aussi, c'est la politique de l'autruche. Moins elle sait, mieux elle se
porte. C'est cela que tu veux ?
MARIE : Non. Mais cela ne sera plus de ma faute, s'il rencontre une femme.
THÉRAPEUTE : Ça n'a jamais été de ta faute…
VÉRANE : Ça n'a jamais été de ta faute, Marie ! Et on est désolé, avec papa,
que tu sois au milieu de ça. Tu as fais ce que tu as pu. Tu nous as montré… et
puis, même moi, je n'ai pas voulu voir, mais… je ne sais pas, on va en
discuter avec papa, il faut qu'on essaye de régler nos problèmes sans… Moi
je n'ai pas vu, et puis je comprends mieux, pourquoi maintenant, quand tu
disais « t'es pas là, tu ne vois pas ». Maintenant, c'est à nous, avec papa, de
s'en occuper.
BERTRAND : Oui, d'ailleurs, je pense que, si tu es d'accord, on va continuer
à voir quelqu'un, ensemble. Mais sans vous, si c'est autorisé, monsieur
Trappeniers !
THÉRAPEUTE : Je réfléchis, je réfléchis. Je pense que c'est une bonne idée,
je ne sais pas.
BERTRAND : Voilà, moi, je suis vraiment désolé de ce qui s'est passé.
J'aimerais bien que cela ne se reproduise plus, que ce soit avec toi, ou avec
mes autres filles.
SOPHIE : On ne sera plus obligé de venir, là, maintenant ?
THÉRAPEUTE : C'est tout ce qui t'intéresse, Sophie ? Tu me fous le moral à
zéro ! Tu ne te plais pas ici, ou quoi ?
SOPHIE : C'est des problèmes entre papa et maman.
THÉRAPEUTE : Oui, ce que tu dis n'est pas faux non plus, c'est vrai.
MARIE : Oui, mais toi, tu n'étais pas dedans !
SOPHIE : Oui, mais toi, tu étais tout le temps avec papa, en même temps !
MARIE : Hé bien, je n'ai pas eu le choix ! Mais maintenant, ça va aller
mieux. Monsieur Trappeniers l'a dit…
THÉRAPEUTE : Tu sais, monsieur Trappeniers… Il pense qu'une hirondelle
ne fait pas le printemps. Monsieur Trappeniers, il pense que, ton papa… c'est
comme la rentrée scolaire, il y a beaucoup d'enfants qui décident de travailler
à l'école, le premier jour, parce qu'ils achètent une trousse, un cartable… Ils
se disent « je vais travailler », et puis après… ils perdent la motivation. Ton
papa, il a l'air motivé, c'est possible qu'il soit motivé pour faire un travail avec
moi, c'est possible que ta maman soit motivée, maintenant, il n'y a que
l'expérience qui va nous le montrer. Donc…
MARIE : Et on devra revenir, si ça ne va pas ?
THÉRAPEUTE : Je vais dire quelque chose qui n'est pas contre toi :
j'aimerais mieux ne pas te revoir. Parce que, si je ne te revois pas, c'est que
les choses vont mieux pour toi. Mais, si je suis amené à te revoir, je te
reverrai avec plaisir. Mais, là, tu devras, toi aussi faire des progrès. Si papa
veut te mettre dans ses affaires, tu ne dois pas l'accepter.
MARIE : Je vous appelle.
THÉRAPEUTE : Je pense que c'est mieux, si tu appelles plutôt ta maman que
moi ! Je suis prêt à vous adopter pendant la séance, mais… tu as déjà un
papa, j'ai des enfants… La vie est suffisamment compliquée pour moi, tu sais,
déjà… avec mes problèmes au quotidien… si, en plus, je dois m'occuper des
enfants des autres, je ne m'en tire pas. Mais, à la limite, si tu ne sais pas
appeler ta mère, tu m'appelles moi, je transmettrai, il n'y a aucun problème.
MARIE : Ça marche.
THÉRAPEUTE : Ça marche. Qu'est-ce que l'on peut dire de plus ?
VÉRANE : Je pense que c'est une bonne chose, que cela ait été dit.
THÉRAPEUTE : Voilà, et puis, vous savez ce qui vous reste à faire ? Ouvrir
l'œil, et le bon, Madame ! Parce que si vous avez 5 enfants à la maison, et
qu'il faut le surveiller comme le lait sur le feu, hé bien, je vous souhaite bon
courage.
VÉRANE : J'espère qu'il va se responsabiliser un petit peu.
THÉRAPEUTE : À 45 ans…
BERTRAND : C'est trop tard…
THÉRAPEUTE : C'est trop tard ?
BERTRAND : Non, c'est de l'humour, monsieur Trappeniers.
THÉRAPEUTE : Mais justement, vous savez, je n'ai pas trop d'humour, en ce
qui me concerne, dans le métier que je fais. Quand vous dites, c'est trop tard,
c'est possible que ce soit trop tard ! Et à la limite, pourquoi pas ? Autant
qu'elle le sache.
BERTRAND : Enfin, j'ai l'impression aussi, que, je ne sais pas comment,
mais, plus de présence de ta part, pour les enfants, ça ne serait pas inutile, non
plus.
THÉRAPEUTE : Oui, c'est le problème, Madame. Le problème, je vous
l'explique, Madame. C'est que, tant que vous vivez dans une relation
d'évitement, il y a des problèmes, ou il y a des symptômes, c'est une façon de
fonctionner. Quand vous commencez à discuter de ce qui se passe entre vous,
votre conjoint, ou vos enfants, c'est beaucoup plus confrontant. Et c'est là,
que vont commencer à apparaître des reproches. Et c'est là, que les ennuis
commencent, aussi. Enfin, je vous propose d'en rester là. Je ne sais pas s'il
faut prendre rendez-vous ou pas, là encore…
BERTRAND : Je pense qu'on va en rediscuter, ensemble…
THÉRAPEUTE : Je pense que c'est mieux d'en rediscuter ensemble, et puis
après vous me dites quoi. Voilà, on va en rester là pour aujourd'hui.
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Partie 2 Trouver sa place
Oser dire JE
Changer… C'est là que peut intervenir la thérapie, ou l'intérêt de certaines
lectures, comme celle de ce livre. L'accompagnement qui va aider à exécuter
un pas de côté afin de modifier son point de vue et sortir de la répétition. Un
décentrage d'autant plus difficile que dans ces mécanismes, rien n'est
vraiment conscient. Contrairement à la place qui est assumée sciemment, le
rôle, lui, s'impose « à l'insu de son plein gré ». La personne se sent « agie »,
plus qu'elle n'agit. Elle a le sentiment de subir des mouvements internes, des
émotions qu'elle contrôle mal et qu'elle projette sur les autres. Cependant, il
faudra faire le tri entre ce que l'on veut garder et ce dont on veut vraiment se
débarrasser. Souvent, en effet, on revendique une autre place tout en campant
sur ses vieilles positions, en n'arrivant pas à sortir des anciens schémas. On
veut changer mais à condition que rien ne change.
Pour enfin occuper une place, pleinement, il est important de revisiter ses
choix, de redéfinir sa place dans couple, la famille, de reconsidérer sa façon
de se situer professionnellement. Car la place est une question d'être et non de
faire, c'est la façon dont on occupe une fonction : debout, serein, en pleine
connaissance de cause. Il s'agit d'une expérience assumée et non d'une
flambée émotionnelle ni d'une réponse à l'injonction d'être conforme. On
peut, par exemple, être géniteur ou génitrice – qui sont des fonctions
biologiques, familiales, sociales –, sans pour autant prendre une place de père
ou de mère. Qui donne cette place ? Faut-il attendre que ce soit le conjoint,
l'enfant ou la famille qui la donne ? Non, il faut la prendre. Une question où
s'articulent tout à la fois notre désir, nos représentations de ce qu'est un père,
une mère, notre vécu en tant que fils, fille, d'un père et d'une mère, le projet
parental bâti avec l'autre, et la façon dont nous allons expérimenter la vie
avec un bébé particulier, le nôtre. La place de père ou de mère se prend au
moment où l'on peut dire JE suis père ou JE suis mère. En habitant réellement
ce JE.
À la lumière de ce que vous venez de lire, avez-vous identifié certains des
rôles que vous jouez ? Quels sont-ils ?
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Chapitre 5
Les « métarègles »
Les métarègles régissent les circonstances dans lesquelles nous évoluons.
Contre celles-ci, nous ne pouvons rien la plupart du temps. Imaginons que je
doive prendre l'avion. J'arrive à l'aéroport : il y a une grève des aiguilleurs du
ciel. La règle en vigueur devient alors : « Un avion sur deux seulement
décolle ; il faut attendre pour savoir l'heure du prochain vol pour ma
destination ». Si je n'accepte pas de prendre en compte ces circonstances, je
vais, selon mon caractère, stresser et me désespérer de ne pouvoir partir dans
les temps, ou encore insulter le personnel au sol qui n'y peut strictement rien.
Dans les deux cas, désespoir ou agitation, mon attitude est stérile. En
revanche, si je prends conscience de cet état de fait et que j'accepte la
nouvelle métarègle, je peux mettre en place des stratégies pour m'y adapter :
reporter mon voyage, aller chercher une pile de journaux, écouter
tranquillement de la musique ou aller m'acheter un roman à la librairie de
l'aéroport, brancher mon ordinateur et profiter de ce temps pour avancer sur
mes dossiers.
Autre exemple : Une équipe de soignants d'un hôpital décide d'organiser un
méchoui avec les patients, qui se réjouissent de l'événement. Mais pas les
pompiers. Le jour « J », le méchoui doit être annulé alors que tout est prêt car
les règles de sécurité ne sont pas respectées. Les patients sont déçus, les
soignants en colère.
Le premier exemple montre comment il est des choses que nous pouvons
décider dans la vie et d'autres dont nous ne décidons pas : une grève, la
météo, les impondérables, les lois. Le deuxième exemple montre qu'à sous-
estimer le contexte dans lequel on se trouve, on risque de se découvrir
impuissant alors qu'il y aurait eu sûrement quelque chose à y faire, en
l'occurrence penser à prévenir préalablement les pompiers.
Communiquer n'est pas convaincre
Les règles régissent les interactions entre les personnes engagées dans une
relation. Très vite instaurées, ces règles peuvent être explicites, c'est-à-dire
clairement exprimées (« Dans le couple c'est moi qui tient les comptes »), ou
bien implicites, non dites : elles se mettent alors en place « à l'insu de notre
plein gré ». Si elles permettent de se positionner efficacement l'un par rapport
à l'autre tout va bien. En revanche, lorsque cela ne fonctionne pas, les règles
implicites induisent des rapports dissymétriques. L'un va essayer de faire
adopter sa façon de voir les choses à l'autre. Il va communiquer, dire : « Je
pense que cela serait mieux si l'on faisait comme ça ». Si l'autre n'obtempère
pas, il reformulera sa proposition une fois, deux fois, trois fois… Il essayera
de convaincre, il argumentera afin de lui démontrer qu'il a raison, alors qu'il
s'agit en réalité d'imposer à l'autre une règle tout en faisant comme s'il ne lui
imposait pas. Le but est de faire en sorte que l'autre finisse par se ranger à son
avis de « son plein gré... ».
Prenons l'exemple d'une vendeuse qui veut absolument vous vendre un
pantalon vert. Vous détestez le vert. Plutôt que d'accepter que vous ayez un
avis différent du sien, elle insiste : « Mais si, c'est la mode, et cette couleur va
très bien avec vos yeux », arguments qui ont juste pour but de lui donner
raison à elle. Ce mode de fonctionnement est très commun, c'est pourquoi il
est important de pouvoir le repérer pour y répondre sans se fâcher ni se
soumettre : il conviendra d'entrer en conversation, c'est-à-dire de pratiquer la
métacommunication, qui est la communication sur la communication.
Adeline et Thomas
Adeline et Thomas sont au tout début de leur relation. Ils ont rendez-vous à
12 h devant la poste. Thomas arrive avec trois quart d'heure de retard et lance
à Adeline, la bouche en cœur : « Que je suis content de te voir ! ». Adeline,
qui a eu peur qu'il ne vienne pas du tout, se dit : « Le principal c'est qu'il soit
là ! ». Elle ne lui fait donc aucune remarque. Dix ans passent, le quart d'heure
est devenu une demi-journée et Adeline craque.
Que s'est-il passé ? Adeline n'a pas relevé la non-congruence entre l'explicite
et l'implicite, considérant que cela n'était pas grave, et le retard s'est
transformé en une règle sur laquelle il est devenu, au fil des années, de plus
en plus difficile de revenir. Dans sa construction du monde, Adeline a une
attitude protectrice : elle a protégé Thomas de sa propre colère, peut-être
même en s'empêchant de la ressentir. Dans sa construction du monde,
Thomas doit garder le contrôle de la situation : c'est lui qui décide à quelle
heure il doit venir, d'autant plus qu'elle ne lui fait aucun commentaire. Ces
deux attitudes en se répétant ont pris valeur de règle : quand Thomas est en
retard, Adeline attend, et puisque Adeline attend, Thomas n'a pas de raison de
ne pas être en retard…
Le fait qu'elle attende montre que son estime de soi est basse. En revanche,
cela rehausse celle de Thomas qui, lui, est attendu. Sans forcément s'en
rendre compte, Adeline renforce ainsi la situation tout en s'en plaignant. Elle
devrait arriver à penser qu'elle rejoue là sa peur de l'abandon : elle ne fait pas
de reproches à Thomas car elle craint qu'il la quitte si elle agissait autrement,
Madame et Monsieur
Un couple est en thérapie. L'anniversaire de Madame tombe vendredi. Son
mari lui dit : « Il faut que je pense à ton anniversaire. Je vais t'emmener au
restaurant à 19 h 30, mais je serai à la maison au plus tard à 19 h, afin de
prendre l'apéritif et de t'offrir ton cadeau avec les enfants. » Il s'agit là d'une
règle explicite. À 20 h, Monsieur n'est pas là. À 20 h 30, toujours personne. Il
arrive enfin à 21 h. Et offre à sa femme un parfum « Chanel n°5 » alors que
sa propre mère le porte... Madame n'avait aucune envie de porter le parfum
de sa belle-mère. Elle se met en colère : « Tu sais que je déteste le parfum de
ta mère ! ». Lui : « Tu refuses mon cadeau ! »
Intellectuellement la patiente comprend parfaitement ce qui se joue là : il ne
s'est pas excusé de son retard, s'est montré d'un égocentrisme forcené et d'une
mauvaise foi incroyable. Tout doit tourner autour de lui et sa place à elle est
niée. Pourtant, émotionnellement, elle n'est pas capable de lui dire « Tu te
fiches de moi ». Elle est dans une telle dépendance affective qu'elle ne peut
lui signifier sa goujaterie de peur de perdre son « amour », qu'elle a
d'ailleurs probablement déjà perdu.
Lui n'a pas respecté la règle explicite qu'il avait pourtant fixée, choisissant
d'appliquer plutôt une règle implicite, renforcée par l'attitude de sa compagne,
« Je fais ce que je veux, et le reste de la maison doit s'adapter. »
Cohérence et cohésion
La cohérence associée à l'authenticité constitue l'un des piliers de l'éducation.
C'est un fait qu'il faut garder en mémoire, notamment lors des tensions
éducatives au sein du couple parental.
On pense souvent que les parents doivent être d'accord sur tout. Mu par
l'attachement au mythe de l'unité familiale, on ne veut pas discréditer l'autre
aux yeux de l'enfant. On s'abstient alors d'exprimer son désaccord sur sa
façon de gérer un conflit, de poser une règle en interdisant ou autorisant telle
ou telle chose. Or l'enfant va sentir le décalage entre l'entente de façade et le
vrai désir de l'un ou de l'autre, et se trouver pris dans un conflit de loyautés.
On peut aussi se disputer devant l'enfant, qui saisira l'occasion pour agir à sa
guise en jouant sur les contradictions entre son père et sa mère.
Il est possible également de jouer cartes sur table, en disant clairement :
« Nous ne sommes pas d'accord, nous allons donc chacun te donner notre
avis. On rend alors l'enfant créatif et surtout on lui donne l'exemple d'adultes
capables d'affronter la réalité d'un conflit. L'enfant a clairement l'information
comme quoi ses parents sont en désaccord sur quelque chose qui le concerne,
mais ils le protègent en même temps de devoir faire un choix entre son père
ou sa mère au travers de leur point de vue divergent. L'enfant est ainsi dégagé
de certains enjeux et se trouve face à des adultes capables de confronter leur
différence en privilégiant l'intérêt de leur enfant.
Une fois la décision prise, on doit en revanche s'y tenir : une règle est faite
pour être respectée. Ce message-là, l'enfant doit l'entendre. Ce qui n'est pas
forcément évident dans un monde où, dans la sphère familiale, la question de
l'amour prime, et c'est heureux, sur la question du dressage. Les parents
d'aujourd'hui, plus que les générations qui les ont précédées, craignent de
« faire mal ». Peut-être à cause d'une « psychologisation » généralisée, via
des médias véhiculant des concepts mal compris ou simplifiés à outrance. On
entend souvent des pères et des mères redoutant de traumatiser leurs enfants
en les confrontant à la frustration, ou tellement anxieux de ne pas être aimés
de leur progéniture qu'ils cèdent sur tout afin d'éviter tout conflit. Or, aimer
son enfant, c'est aussi oser le confronter aux limites. Elles sont pour lui
contenantes, sécurisantes. Tant qu'il ne les trouve pas, clairement posées par
des adultes à leur juste place, c'est-à-dire à l'aise avec leur rôle éducatif, il les
cherchera, de plus en plus loin.
Obéissance et conformité
Cela étant, l'apprentissage du petit Homme passe également par l'éducation à
la conscience, au choix, à la liberté. C'est pourquoi il ne faut pas confondre
dressage et éducation, rigidité et rigueur.
Dans le premier cas, l'objectif est la soumission, l'obéissance aveugle. On ne
cherche ni ne donne de sens aux règles imposées ; « Tais-toi, tu es petit, je
suis grand, c'est donc moi qui commande, c'est comme ça, et tu n'as rien à
dire. » Dans un tel contexte, et si, en plus, la violence physique ou verbale est
employée comme moyen « éducatif », l'enfant n'a d'autre choix que de se
conformer aux attentes ou de faire semblant. Ce type d'éducation, en effet,
apprend vite le mensonge. Puisqu'on exige de lui qu'il plie, l'enfant, pour
« sauver sa peau », apprendra l'acceptation de façade qui permet de mieux
détourner des règles qu'il juge absurdes ou scélérates, il apprendra la
dissimulation qui évite les esclandres ou permet de s'aménager des espaces de
liberté.
Fondées, argumentées, les règles sont plus facilement acceptées lorsque
l'enfant apprend qu'elles ont un sens qu'il peut interroger. En outre, dans
l'échange serein avec ses parents, le petit expérimente que sa pensée et son
avis valent quelque chose, que les mots humanisent et que l'écoute est une
manière de respecter l'autre.
L'exemplarité
L'éducation, cependant, ne se déroule pas uniquement dans l'échange. Trop
souvent les parents oublient qu'une part considérable des règles n'est pas
exprimée mais passe par l'exemplarité. Les parents sont en effet des modèles,
des supports d'identification pour leurs enfants. Le message se doit donc
d'être cohérent, entre ce qui est dit et ce qui est montré.
Prenons l'exemple d'un père de famille un jour de vacances scolaires, qui fait
la queue au cinéma pour aller voir le dernier Harry Potter avec ses deux
garçonnets. Au moment où la personne devant lui paye sa place, il sort son
téléphone portable, compose un numéro et entame une conversation. Lorsque
son tour arrive, il ne peut ni saluer d'un « bonjour » le caissier stupéfait, ni
exprimer sa demande par un « s'il vous plaît », et lui indique seulement par
signe, en le regardant à peine, tout absorbé qu'il est par son échange
téléphonique, qu'il veut trois places pour la séance. Il paie, mais bien sûr ne
remercie pas. Forcément : il n'a pas encore raccroché !
Peut-être ce père de famille exige-t-il de ses enfants qu'ils soient polis à table,
ou s'indigne-t-il s'ils reviennent avec de mauvaises notes de comportement de
l'école. Mais quel exemple leur montre-t-il ? Peut-on demander à quelqu'un
de faire quelque chose que l'on n'est pas capable de mettre en pratique soi-
même ?
On peut penser que cet homme est mal élevé. Cela n'empêche pas qu'il
applique, consciemment ou pas, des règles qui lui ont été transmises. Car
dans chaque parent sommeille un enfant à qui ses propres parents ont voulu
transmettre des valeurs. Et il peut vouloir à son tour transmettre à ses enfants
soit ce qu'il a reçu, soit tout le contraire s'il s'est construit en réaction à son
éducation. Dans les deux cas, il choisira comme partenaire un homme ou une
femme qui lui permettra d'aller dans un sens ou un autre, au risque, parfois,
de se faire rattraper par son histoire.
Chaque cellule familiale doit tricoter, jour après jour, son propre
fonctionnement à partir des histoires de chacun. Cela demande d'aller puiser
dans ses ressources créatives et inventives. Et là aussi, la question de
l'implicite se pose, ô combien !
L'échange langagier
Le langage véhicule l'échange entre les hommes. Il convient de distinguer
deux éléments dans le langage : d'une part le signifiant, c'est-à-dire le mot, et
d'autre part le signifié, c'est-à-dire ce qui est représenté par le mot. Si je dis
« Table », vous pouvez penser « table de multiplication », « table à langer »,
« table de travail », « table pour manger »... Qu'est-ce que la table, fût-elle à
manger ou de multiplication, vient faire dans notre échange ? C'est l'ensemble
de la phrase que je prononce, dans un contexte bien particulier, en association
avec des signifiants non verbaux – mimiques, intonation, etc. – qui va
signifier quelque chose.
C'est pourquoi un signifiant seul n'a de sens que pris dans une chaîne d'autres
signifiants. Un mot ne prend sens que dans une phrase, qui ne prend sens que
dans un contexte. Le langage, vu sous cet angle, n'est autre que la pensée en
mouvement. Il peut malheureusement être perverti en bavardage : il suffit
pour cela de ne pas laisser la pensée aller dans son authenticité, mais d'utiliser
la langue d'une façon stratégique, en pensant avant tout à la façon dont ce que
nous disons va être perçu, reçu, compris par l'autre. Car prendre la parole est
un acte qui nous engage. La personne « de parole » est celle qui dit qui elle
est, et donc sur laquelle l'on peut compter.
En parlant, je me révèle. En disant « Je », je prends ma place et je la prends
devant autrui, par rapport à lui. En quelque sorte, je le définis comme il se
définit lui-même et définit sa place et la mienne en parlant à son tour. À
travers cet échange est posée la loi non écrite : la relation est une co-sculpture
à laquelle chacun participe en fonction de la façon dont il a intégré la loi, et
donc en fonction de la façon dont la loi lui a été transmise... par le langage.
À la lumière de ce que vous venez de lire, avez-vous identifié certaines de vos
réactions face aux règles ? Quelles sont-elles ?
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Chapitre 6
Émotions et manipulations
DONNER UNE PLACE À L'AUTRE, PRENDRE LA SIENNE, voilà l'un des enjeux majeurs
de toute relation, qu'elle soit amicale, familiale ou professionnelle. Si nous
n'étions que des êtres de raison, soucieux du bien-être d'autrui autant que du
nôtre, tout serait si simple ! Nous verrions clairement les véritables causes de
chacune de nos actions. La place des uns et des autres serait le résultat de
négociations raisonnées, raisonnables, menées dans le respect et
l'épanouissement des individus du groupe. La manipulation ne revêtirait alors
que son sens premier de « mener par la main », dans le but d'ouvrir le
conjoint, le collègue, l'enfant à d'autres possibles. Or, les relations humaines
sont façonnées aussi et peut-être surtout par les émotions, qui nous poussent à
réagir plutôt qu'à réfléchir.
Bis repetita
Toutefois, on n'est pas seulement manipulé par les humeurs d'autrui : dans la
relation, on répète aussi des situations de notre propre histoire. On a même
souvent choisi notre partenaire à notre insu, et à son insu, afin de rejouer à
loisir des scenarii qui ont marqué notre façon d'être d'une manière indélébile.
Ainsi, la très classique jalousie est souvent la répétition d'une relation
insécure dans l'enfance, associée à une peur de l'abandon.
« Où étais-tu cet après-midi, j'ai essayé de te joindre au bureau, tu n'étais
pas là ? », accuse Madame. À cette question, deux façons de répondre. L'une
va envenimer les choses : « Tu m'embêtes, tu es tout le temps sur mon dos, je
ne supporte plus que tu m'appelles trois fois par jour. » Face à l'émotion de
sa compagne – inquiétude, anxiété –, l'homme répond sur le registre
émotionnel – agacement, colère. La dispute va finir par se terminer, mais le
problème resurgira de la même façon quelques jours ou quelques semaines
plus tard.
L'autre façon de répondre pourra se situer sur le registre thérapeutique : « Je
vois bien que tu t'inquiètes, j'étais avec un client. Tu sais bien que c'est toi
que j'aime. Ne t'en fais pas. » Là, par rapport à la même émotion exprimée, le
conjoint ne ressentira pas les questions comme inquisitrices, il essaiera de
rassurer, de calmer l'angoisse. Et sa réaction sera bénéfique. Pour autant, la
situation se répétera également puisque l'épouse revit là, sans s'en rendre
compte, une situation qui l'a marquée. Tant que cette répétition ne prendra
pas sens pour elle, celle-ci perdurera et orientera ses rapports. Quelles que
soient par ailleurs ses revendications.
Le fil du rasoir
Revendiquer, en effet, n'est pas toujours vouloir. C'est pourquoi on observe
souvent des personnes revendiquer une place, demander des changements
dans la famille, et qui se sentent toujours aussi insatisfaites une fois qu'elles
les ont obtenus. En effet, ce qu'elles revendiquaient consciemment les
empêche ensuite de répéter leurs scenarii sous-jacents. Certaines histoires
d'amour se dupliquent : on divorce pour se sortir d'une situation inextricable,
et l'on rencontre très vite un nouvel amour avec qui se rejoue la même chose.
Comment comprendre que l'on puisse recommencer à vivre ce qui nous a fait
souffrir, alors que c'est précisément ce que l'on pense souhaiter éviter ?
Prenons l'exemple de cet homme qui cherche une femme qui puisse être
proche de lui, qui l'aime, qui soit attentionnée. Et quel homme ne souhaiterait
pas rencontrer une femme qui soit proche de lui, qui l'aime, qui soit
attentionnée ? Enfant, cet homme a expérimenté avec sa mère, qu'il vit
comme « rejetante », le fait qu'il ne pouvait pas être aimé. Il attendait qu'elle
rentre le soir pour être à ses côtés, mais chaque fois qu'il avait envie de parler
avec elle, elle était au téléphone ou devant la télé.
Il a alors subjectivement intégré dans son expérience le fait de revendiquer
que sa mère soit proche de lui tout en expérimentant rigoureusement
l'inverse. Au niveau rationnel, il croit rechercher quelqu'un proche de lui alors
qu'inconsciemment il reproduit ce qu'il a connu avec sa mère. Il va donc
régulièrement tomber amoureux de femmes distantes.
Pourquoi ne s'en apercevra-t-il pas immédiatement ? Parce que la relation se
joue en trois temps. Tout d'abord vient la lune de miel : on reste enfermé,
sous la couette, plusieurs heures ou plusieurs jours. Seul le désir mène la
danse. Mais cet état prend fin, commencent alors à se mettre en place des
règles implicites et explicites, que l'on va mettre à l'épreuve dans un troisième
temps, celui de la durée. C'est dans le vivre ensemble, dans cette sculpture
mutuelle que les choses se répètent, s'ajustent en fonction des émotions
éprouvées et des réactions suscitées. Cependant, chaque nouvelle relation
ouvre de nouvelles possibilités, à condition de pouvoir et de savoir s'en
emparer, tout comme les grandes crises sont l'occasion de renégociations.
Le pouvoir et ses ressorts
Dans le travail, le rapport hiérarchique semble distribuer les places de
chacun. Mais, de façon plus souterraine, ce cadre n'empêche pas de jouer
aussi sur les vulnérabilités des uns et des autres. Ainsi, ce n'est pas forcément
celui situé à l'échelon hiérarchique le plus bas à qui l'on dira : « On a un
malade sur les bras et un dossier urgent à boucler. Il n'y a que toi pour nous
sortir de là. Tu peux venir travailler ce week-end ? ».
Celui à qui s'adressera cette demande sera bien plutôt celui dont l'estime de
soi est la plus chancelante et que l'on saura manipuler en le flattant.
Que l'on ne s'y trompe pas, dans la famille aussi la hiérarchie existe. Entre
parents et enfants, mais aussi entre conjoints. Et souvent l'argent en est le
vecteur.
Il suffit de poser la question de savoir qui se sert d'une carte de crédit dans le
couple. Ou même de voir comment sont réparties les charges financières
lorsque les comptes ne sont pas joints : est-ce au prorata de ce que chacun
gagne, ce qui paraît équitable ? Ou bien partage-t-on strictement en deux,
alors que l'un gagne deux fois plus que l'autre ? Ce qui place alors le conjoint
dont le salaire est le plus faible, le plus souvent la femme, dans une
dépendance financière pour ce qui est de ses dépenses personnelles.
Dans ce cas, l'un contrôle l'autre, à moins que celui qui semble sous emprise
n'ait choisi lui-même cette situation. Se mettre dans la position de pouvoir
dire à son partenaire : « Sans toi je ne peux pas m'en sortir » est aussi une
façon de le manipuler, de l'aliéner puisqu'il ne peut partir sans passer pour un
égoïste sans cœur.
Pour sortir des relations toxiques basées sur le modèle « émotion-réaction-
manipulation », il convient donc d'être clair sur ce qui nous fait agir, sur ce
que nous attendons de ceux avec lesquels nous avons choisi de partager notre
vie.
Ce pas de côté permet de faire grandir la relation et de grandir nous-même au
sein de ce lien.
À la lumière de ce que vous venez de lire, avez-vous identifié certaines de vos
émotions dans des circonstances particulières ? Quelles sont-elles ?
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Chapitre 7
POUR CERTAINS, L'HISTOIRE SEMBLE SE RÉPÉTER dans divers domaines. Ils tombent
sans cesse amoureux du même genre de personnes, s'angoissent toujours
devant les mêmes épreuves, se sentent déjugés régulièrement par leur
entourage, ont peur de ne pas être à la hauteur, ont le sentiment de jamais être
entendus ou vus, voire se sentent rejetés... Se joue à chaque fois une
structuration immédiate de leur rapport à autrui, structuration qu'il faut
appréhender pour se dégager de ce processus d'action/réaction et entrer dans
une réflexion par rapport à l'action. Comble du comble, ces scenarii déjà
douloureux dans la sphère familiale s'exportent aussi dans les relations
professionnelles.
L'estime de soi
Avoir un minimum d'estime de soi est important pour un être humain. De fait,
une personne qui s'interroge sans cesse sur ses capacités est peut-être
handicapée pour entreprendre quoi que ce soit dans la vie. Si au contraire elle
ne doute jamais d'elle-même, elle est alors dans une logique mégalomaniaque
et c'est insupportable aussi. Tout le problème est de savoir comment
conserver ce minimum de doute qui permet les apprentissages tout en ayant
un minimum d'assurance.
Comment se construit cette estime de soi ? Prenons l'exemple d'une jeune
fille qui « sait » qu'elle est un garçon manqué, en général parce que sa mère le
lui a dit. « Dès la maternité je t'ai fait mettre des boucles d'oreille, parce que
j'avais peur que l'on te confonde avec un garçon. » raconte-t-elle volontiers.
Le frère de cette jeune fille, quant à lui, est malheureusement « nul ». Comme
l'explique sa mère : « Si le professeur dit que mon fils est nul, c'est qu'il est
nul. D'ailleurs, je lui fais faire ses devoirs tous les soirs et je vois bien qu'il y
met de la mauvaise volonté. » Tous les soirs ce rituel se répète en effet, où
l'enfant apprend que, pour maintenir un lien avec sa mère, il a plutôt intérêt à
ne pas travailler car moins il travaille et plus elle s'occupe de lui.
On constate ici la superposition de deux plans distincts : le plan scolaire et le
plan relationnel. Comment une telle confusion est-elle possible ? Il se trouve
que, lorsque l'on se penche sur l'histoire de la maman, elle explique très
clairement que sa scolarité a été un vrai calvaire et qu'elle craignait que ce
soit la même chose pour son fils. Dans les faits, nous sommes là dans une
logique de répétition intergénérationnelle.
Autre exemple : une jeune fille choisit un petit ami. Les parents disent : « Ce
n'est pas un garçon pour toi », probablement parce qu'il ne répond pas au
modèle implicite familial. Au bout de quelques mois, la relation s'interrompt.
Et les parents s'exclament : « On te l'avait bien dit, ce n'est pas un garçon
pour toi ! ». Cette relation s'est peut-être interrompue pour des raisons
complètement extérieures à la logique familiale, mais la rupture va
néanmoins donner lieu à un renforcement mutuel de la croyance ; dès lors la
jeune fille va croire ses parents plutôt que son propre jugement.
Ces différents exemples à différents âges pourraient se multiplier à l'envi. Il
est particulièrement important de repérer ces assemblages mutuels
d'observations, où un parent observe un enfant qui lui-même observe le
parent en train de le regarder, et nous voyons bien là qu'il s'agit d'une
construction partagée plutôt que d'une réalité objectivable. Il est d'ailleurs
fascinant de voir comment ces constructions du réel peuvent aussi bien, selon
les cas, tirer vers le haut ou vers le bas.
À la lumière de ce que vous venez de lire, avez-vous identifié dans votre
propre histoire, à partir d'éléments a priori anodins, des exemples de ces
constructions du réel ? Quels sont-ils ?
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Les relations conjugales
Il en va des relations parentales comme des relations conjugales. Ainsi,
certains hommes estiment qu'ils n'ont pas besoin d'exprimer ce qu'ils
ressentent : leur compagne est censée les comprendre. Ce qui nous donne une
idée de la façon dont ils se sont mis en relation jusqu'alors. Tant que leur
compagne aura un comportement de « louves aux 50 mamelles », c'est-à-dire
répondra à tout sans qu'ils n'aient rien à demander, la situation perdurera…
Sinon, que se passera-t-il ?
Une autre façon de se comporter dans une relation conjugale peut être
d'occulter ce qui se passe, ou de ne pas tenir compte d'un principe de réalité.
Par exemple, Madame demande à son conjoint à quelle heure elle doit
préparer le repas. Monsieur répond qu'il rentre à 19 h. Madame prépare donc
le repas pour 19 h ; Monsieur rentre à 20 h 30. Cela va déclencher une crise :
« Je t'attendais à 19 h. Pourquoi me dis-tu que tu rentres à 19 h, alors que tu
rentres à 20 h 30 sans prévenir ! ». Cette situation se répète régulièrement.
Certains comprendront que Madame pourrait réajuster son attitude en
fonction de l'attitude de son conjoint. Et pourtant, ce n'est pas ce qu'elle a
décidé de faire. Et si elle le faisait, que se passerait-il ?
Autre exemple : Monsieur est supposé s'occuper des comptes bancaires à la
maison. Madame reçoit par la poste des alertes régulières sur la mauvaise
gestion du compte. Elle en parle à son conjoint, qui lui répond : « Ne
t'inquiète pas, je m'en occupe. » En acceptant de tenir compte des
affirmations de son mari, contrairement à ce que la banque déclare, que
risque-t-il de se passer ?
On voit bien, dans ces configurations relationnelles, comment chaque
personne maintient sa construction de la réalité plutôt que de tenir compte des
indicateurs liés à la situation. Tout cela participe de la relation à autrui mais
aussi de la relation à soi-même, ainsi que du lien entre les deux. On
comprend à travers tous ces exemples que, dans une relation, le
questionnement sur sa propre place se joue à partir du moment où
s'amplifient toute une série d'éléments historiques dormants, qui structurent
notre propre construction et peuvent la renforcer si l'on ne prend pas garde à
ce qui s'y joue.
Lorsque l'enfant qui s'imagine lésé par son père ou par sa mère devient à son
tour parent, alors la question ressurgit, mais cette fois, il doit occuper la
même place que ceux qu'il a tant critiqués. Et lorsque ses propres enfants à
leur tour critiquent, les choses peuvent alors s'ouvrir ou se bloquer.
Pour certains, ces situations vont devenir source d'inventivité : ils vont
transformer leur handicap en atout. Échappant à l'alternative « je reproduis »
ou « j'évite », ils mettront en place de nouvelles façons d'être ensemble avec
autrui. L'enfant est alors comme un thérapeute en culotte courte, il va aider
ses parents à croire en eux. Ces familles « thérapeutiques » ne viennent
jamais consulter car elles n'en ont pas besoin.
D'autres s'inscriront dans des schémas de répétitions intergénérationnelles,
disant : « Moi je ne demanderai jamais ça à mon fils, parce qu'on me le
demandait », ou bien « Je demanderai ça à ma fille, parce que l'on me le
demandait pas ». Ils ne se rendent pas compte qu'ils utilisent leur enfant pour
envoyer un message à leurs parents, message que les parents ne recevront pas
et dont l'enfant devient otage, ce qui réinterroge la question de la place de
chacun.
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Chapitre 8
Secrets de famille
LES COUPLES OU LES FAMILLES ne viennent jamais consulter parce qu'ils ont un
secret : ils viennent parce qu'il y a production de symptôme, venant exprimer
le fait qu'une personne ne peut pas prendre sa place. Or, cette situation est
souvent engendrée par un « secret ». Ce secret peut se situer au niveau
transgénérationnel, c'est-à-dire au niveau de l'histoire même de la famille. On
peut cacher à un enfant le suicide du frère de sa maman qu'il n'a jamais connu
et dont on ose à peine citer le nom, ou alors l'existence d'un cousin du père
qui a fait de la prison et dont on ne parle pas, ou encore le fait qu'un des
parents a eu une maladie génétique qu'il a lui-même cachée à son conjoint,
que les grands-parents ont caché à leur enfant et à leur petits-enfants une part
de leur passé dont ils ont honte... Il s'agit donc toujours d'une amputation de
l'histoire d'une famille.
Boomerang
Ces tentatives désespérées de se débarrasser d'une tache familiale vont
souvent revenir, à la manière un boomerang, dans l'ici et le maintenant de l'un
des membres de la famille. Et le symptôme ramène à l'histoire, par exemple
cet enfant qui va falsifier ses notes de façon à ne pas inquiéter ses parents, ou
alors reproduire des comportements de la personne dont précisément on ne
veut pas parler.
Il est une autre forme de secret, lorsqu'un des parents applique le principe :
« Fais ce que je dis et pas ce que je fais ». Par exemple ce père qui considère
que fumer est mauvais et interdit la cigarette à ses enfants, mais qui dans le
même temps fume en cachette d'eux. Il en va de même pour l'alcool ou le
cannabis que les parents interdisent aux enfants tout en en usant eux aussi,
sans le dire. Cachés aussi le chômage du papa, pour continuer à faire bonne
figure, ou la maladie grave d'un des deux parents, « pour ne pas inquiéter les
enfants ». Autre configuration : l'un des parents se coalise secrètement avec
un enfant en le mettant dans une confidence qui peut être de l'ordre de
l'adultère, ou bien encore, dans le cas de parents séparés, l'un d'eux confie à
un enfant, sous le sceau du secret, les motifs « réels » de la séparation.
Toutes ces formes de secret sont déterminantes dans l'impossibilité d'oser
prendre sa place.
Les loyautés
Le blason familial
Dans tous ces exemples il est question d'être loyal, c'est-à-dire de ne trahir ni
le « clan » ni le blason familial constitué de nos cultures familiales, c'est-à-
dire des valeurs qu'on nous inculque. En restant loyal, on reste aussi pareil
aux autres, en conformité avec l'ensemble des membres du groupe, non
différencié. Cette appartenance à la famille et au blason implique une
transmission, fréquemment intergénérationnelle, qui se perpétue à travers les
mythes familiaux, les histoires qui se racontent, les manières de vivre. Cela
implique aussi une forme d'identification aux générations précédentes.
Toutefois, ces phénomènes ne sont pas forcément nommés. Il s'agit plutôt
d'une transmission par imprégnation. Les choses ne se disent pas mais se
font, c'est pourquoi on parle de « loyautés invisibles » : on ne les voit pas
mais elles sont très présentes. Tant qu'on les vit, du reste, on ne se rend pas
compte d'obéir à une sorte de loi. En revanche, lorsque l'extérieur nous
confronte à la différence, un conflit peut surgir entre notre façon de vivre et
celle d'autrui. C'est alors l'occasion de nous rendre compte du fait que nous
sommes régis par des règles dont nous n'avions pas conscience jusqu'alors,
mais que nous sommes soudain contraints d'énoncer, ne serait-ce que pour
nous-mêmes, afin de réassurer nos positions.
Dans la mesure où les loyautés s'intègrent en nous sans passer par des mots
mais par le biais de faits et de manières d'être, les conflits, sur le moment, ne
sont jamais pensés en termes de loyauté car ils ne sont pas intellectualisés. Ils
se déroulent en effet sur un mode émotionnel : nous avons l'impression d'être
pris dans des champs de force qui nous dépassent, qui nous tiraillent. Ce qui
induit de l'anxiété, de l'angoisse et des symptômes psychosomatiques.
La loyauté au travail
La question de la loyauté ne traverse pas que la vie familiale, elle est aussi
posée dans le milieu professionnel. Parfois même les deux sont liés. C'est le
cas des dynasties : boulangers, médecins, industriels, comédiens, artisans, on
a tous en tête des exemples de famille où la profession semble se transmettre
de génération en génération, et l'on pourrait élargir le propos aux dynasties
politiques, syndicales ou associatives. On peut en conclure que l'on prend
goût à un métier en voyant son père ou sa mère l'exercer. Mais comment ne
pas poser la question de l'identification à son parent ? Et comment trouver sa
place, dans tous les sens du terme, lorsqu'on arrive après son père, son grand-
père, surtout si celui qui est venu avant a été reconnu, encensé ? Comment
réussir aussi bien, sinon mieux ? D'ailleurs, peut-on s'autoriser à faire mieux
sans trahir ? Ces questions sont forcément à l'œuvre dans ces lignées et
reposent la question de la place.
Le milieu professionnel nous met face à d'autres conflits de loyauté.
Aujourd'hui, il est demandé aux salariés de fusionner avec l'entreprise, d'en
adopter les valeurs, les rites, voire le langage, avec un jargon aux termes de
plus en plus codifiés. Autrement dit pour trouver sa place, il convient de se
fondre dans la masse. D'ailleurs ne parle-t-on pas des « Conti » pour désigner
les employés de Continental ?
Cette injonction à appartenir met-elle pour autant à l'abri au sein d'un clan ?
Même pas. Car si l'entreprise demande à ses salariés, vis-à-vis de ses soi-
disant valeurs, la même loyauté que celle exigée par la famille, elle leur offre
en contrepartie bien moins de sécurité.
Les dés sont pipés, à la lutte des classes a succédé la lutte des places : les
hommes et les femmes angoissés par la peur du chômage, de la crise, de ne
plus pouvoir payer leur crédit, ne cherchent plus qu'à trouver et conserver une
place dans l'entreprise. Ils sont prêts pour cela à en adopter les codes, à se
plier à ses exigences, sachant que ce conformisme ne leur garantit pas de
conserver leur poste.
Ils demeurent toujours, quels que soient leurs efforts et la qualité de leur
travail, à la merci d'un plan de licenciement. Trop jeunes, trop vieux, trop
récemment embauchés, trop chers, pas assez rentables, ils demeurent à la
merci de critères sur lesquels ils n'ont aucune maîtrise.
Comment estimer sa place dans un tel contexte ? Quel type de loyauté peut-
on exiger ?
Une catégorie de professionnels est particulièrement exposée aux conflits de
loyauté : les cadres intermédiaires. Ils sont en effet pris entre deux feux, entre
ce que la direction leur demande de faire redescendre et ce que la base leur
demande de faire remonter.
Le titulaire de ce type de poste charnière se trouve ainsi instrumentalisé par
chaque partie, en étant souvent contraint de faire taire ses propres valeurs
pour adopter celles des autres.
C'est le cas par exemple lorsqu'on demande à un chef de service de licencier
une ou plusieurs personnes de son équipe. À rebours des valeurs qu'on lui a
inculquées depuis son enfance – ne pas nuire, être solidaire –, il devra se
conformer aux valeurs qu'on lui présente comme associées à sa fonction :
« un bon chef n'a pas d'état d'âme, il faut se montrer fort, ce qui compte c'est
de faire tourner la boîte ».
Le don, la dette
Ce chapitre sur la loyauté ne serait pas complet sans référence à la dette,
c'est-à-dire à ce que l'on doit ou pense devoir à autrui en contrepartie de ce
qu'il nous a donné. Et en la matière, tout commence par la nourriture. Dès le
premier jour de notre vie, nous voilà dépendant d'une mère qui a le pouvoir
de donner ce que l'on désire le plus : le sein ou le biberon par lequel nous
arrive le lait, qui apaise cette faim qui tord le ventre. Pour autant, fait-elle
« don » de son lait ? Oui, à partir du moment où elle diffère le moment de la
satisfaction et introduit alors le doute sur le fait qu'elle puisse ne pas donner
son lait. Nourrir devient alors un don, un choix de sa part et non un acte
automatique de « bouchage ». Une nuance très bien perçue par l'enfant.
Pourquoi accepte-t-elle de se plier à l'acte de nourrissage de son bébé ?
Dans le champ symbolique de la Loi, celle qui régit nos échanges avec autrui,
l'enfant n'est pas un prolongement de sa mère : il est un don que le père du
bébé lui a fait, don qu'elle a accepté en le lui présentant à la naissance afin
qu'il le reconnaisse et le fasse fils de ou fille de, l'inscrivant ainsi dans la loi
des Hommes. Dans cette logique, prendre soin de l'enfant c'est en quelque
sorte prolonger sa mise au monde, s'inscrire dans une loi où il prendra sa
place.
Dans le champ imaginaire, où tout est possible, l'enfant peut être pour la mère
une poupée avec laquelle elle joue, une façon de se sentir exister parce que
c'est en étant mère qu'elle trouve sa justification, une façon d'apaiser son
angoisse, ou encore un importun qui l'empêche de dormir la nuit, qui la gêne
lorsqu'elle voudrait parler avec ses amis, qui est toujours dans ses jambes...
Le bébé n'a alors pas d'existence propre : il n'existe que par rapport au désir
de sa mère. Quels choix lui reste-t-il alors ? Soit il se réduit à n'être que
l'objet de satisfaction de sa mère, et essaie d'en être aimé tout en découvrant
progressivement qu'il est de toute façon impuissant à la combler tout à fait,
soit il cherche à « sauver sa peau », à devenir sujet en saisissant tous les
moyens possibles pour signifier son désir à lui.
On voit dès lors, selon la façon dont la nourriture est donnée dès les premiers
moments, que l'enfant ne se sentira pas redevable de la même manière. Dans
le premier cas, puisque le don de la mère s'inscrit dans une Loi, il ne sera pas
en dette vis-à-vis d'elle et prendra sa place à son tour dans une société
humaine régie par cette même loi. Dans le second cas, la mère toute-puissante
donne ou ne donne pas selon son désir à elle, hors toute Loi. L'enfant est à sa
merci et doit donc la remercier de ne pas le tuer en lui refusant le lait. La
dette est parfois si lourde à porter qu'il peut se mettre à vomir ce qui lui est
ainsi donné, ou préférer manger rien plutôt qu'une nourriture trop chargée
d'obligations. Les anorexiques en effet ne se contentent pas de ne rien
manger, ils sont dans l'envers de la chose : ils mangent rien.
Mais la plupart du temps, la question de la dette se pose hors de ces
mécanismes de rejet radicaux. On sait qu'on est en dette parce qu'on nous le
fait généralement savoir à grand coups de : « Tu ne te rends pas compte de
tout ce que j'ai sacrifié pour toi », et l'on se sent dans l'incapacité de
rembourser. On essaie parfois, mais l'on bute devant l'immensité de la tâche.
C'est alors que naît la culpabilité. Une culpabilité qui paralyse, qui empêche
de vivre parce que tout ce que l'on pourrait prendre de bon dans la vie devient
comme quelque chose de volé, puisque non rendu à celui ou celle qui nous a
tant donné.
Quel que soit le type de relations que nous entretenons au cours de
l'existence, à partir du moment où il y a échange, il y a risque de nous
transformer en débiteur, c'est-à-dire de faire en sorte qu'un créancier soit en
position de force par rapport à nous. Seules les règles qui donnent un prix à
chaque chose, fût-il symbolique comme l'euro symbolique ou le simple
« merci », équilibrent les échanges, libèrent de la dette, empêchent que la
générosité se transforme en pouvoir sur l'autre et que les cadeaux soient
empoisonnés.
À la lumière de ce que vous venez de lire, vous sentez-vous pris dans des
conflits de loyauté ? Lesquels ?
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Chapitre 10
Assumer sa place
JUSQU'À PRÉSENT, NOUS AVONS DÉFINI ce que signifie avoir un rôle et prendre une
place, nous avons compris comment toute relation suppose l'existence d'une
règle relationnelle explicite, mais prend racine aussi dans un univers « sous-
marin » implicite, qui s'inscrit dans le vécu mais qui ne se dit ni même,
parfois, ne se perçoit. Notre société du langage nous conduit à sous-estimer
les attitudes posturales, les gestes, les mimiques, les intonations, la façon de
se comporter, alors que ces attitudes participent pleinement de la relation. De
fait, ce langage corporel que nous avons appris à connaître dès la naissance,
nous apprenons ensuite à l'oublier.
La Crainte du rejet
En théorie, il faudrait naître avec la capacité d'être différencié. Mais, on l'a
vu, cela ne se passe pas ainsi dans notre société. Il faut en passer par un
apprentissage qui s'organise autour de plusieurs axes. Pour chaque être
humain, tout d'abord, il faut apprendre à vivre mais aussi apprendre à mourir,
c'est-à-dire se montrer capable de laisser la place qu'on occupe lorsqu'on a
fait son temps, et, le cas échéant, de la céder délibérément à autrui.
S'autonomiser, c'est oser dire « Je », oser dire « Oui » et oser dire « Non », en
relativisant le regard d'autrui. De fait, lorsque l'on est sans cesse en train de se
demander : « Que vont-ils en penser ? De quoi ai-je l'air vis-à-vis des voisins,
des collègues ou de la famille ? », on se soucie plus de la place des autres que
de la sienne propre. Pour assumer sa place, il faut oser croire à ce que l'on
voit, entend, ressent, et c'est tout un programme.
Il faut aussi accepter de sortir de la logique selon laquelle « les gens sont avec
moi ou bien contre moi ». C'est-à-dire sortir du mode de la coalition contre un
tiers, qui peut être une personne, une idée ou une chose. Prenons l'exemple
d'un couple au cours d'un dîner chez des amis. Madame émet une idée et
Monsieur dit qu'il n'est pas d'accord. Madame risque alors de se sentir isolée,
de penser que son époux se coalise avec les autres, contre elle. Les exemples
peuvent se multiplier à l'infini, y compris dans le milieu professionnel : si l'on
n'est pas totalement avec les valeurs de l'autre, on est considéré comme un
traître. Dans le couple, on a tendance à dire à l'autre : « Si tu m'aimes, tu dois
être d'accord avec moi », dans l'entreprise : « Si tu es un bon professionnel, tu
dois te soumettre aux valeurs de l'entreprise ».
Dans ce contexte, la crainte est d'être finalement rejeté si l'on n'est pas
d'accord : on préfère alors faire comme si, prendre sur soi, mais ce que l'on
tait risque de se manifester par des symptômes. D'un point de vue conjugal ou
professionnel, on développera des maux de tête, des lumbagos, des douleurs
musculaires. Au niveau familial, c'est l'enfant qui représente souvent le
problème de ses parents. Prenons le cas d'un enfant qui revient de l'école avec
un mauvais carnet et transforme les notes de ses professeurs. Les parents
découvrent le pot-aux-roses et se demandent : « Mais pourquoi ment-il ? »,
sans se rendre compte qu'il reproduit le fonctionnement implicite de la
famille où l'on fait avec les problèmes comme s'ils n'existaient pas car il
serait insupportable de les affronter.
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Un assemblage mutuel
Dans certains contextes, sans que l'on s'en rende compte, mais parfois en
toute conscience, nous hésitons à occuper notre place au motif de protéger
autrui. Comment cela ? Prenons un exemple que nous avons tous vécu : je
rencontre un ami et lui demande : « Comment vas-tu ? ». Il me répond : « Ça
ne va pas du tout. » Si je me sens moi-même en pleine forme, avec un moral
d'acier, je peux alors me sentir très mal à l'aise à l'idée de le lui dire.
Pourquoi ? Parce que je veux le protéger, comme si le fait d'être heureux
pouvait ajouter à son malheur, par effet de contraste. En étant réceptif à ses
soucis sur un mode uniquement émotionnel, je me paralyse alors, je n'ose pas
prendre ma place d'homme heureux.
On comprend à travers ce raccourci à quelles contorsions nous nous
soumettons parfois lorsqu'il s'agit de chausser nos propres sabots. Cependant,
on remarquera aussi que le problème de la place ne se pose pas dans toutes
les relations. En effet, certains éléments dormants de notre histoire
s'amplifient seulement dans certaines situations et avec certaines personnes.
Et singulièrement, si je suis en face d'une personne affirmée, sûre de sa place,
alors j'aurai moins de mal à occuper la mienne. Cela montre bien qu'il s'agit
d'un assemblage mutuel, qu'il n'existe pas de problème de place en soi, mais
plutôt des variables qui s'ajustent en fonction d'un contexte.
Au travail !
Éviter l'auto-disqualification
UN PREMIER EXERCICE PERMET DE VÉRIFIER que l'on est capable d'occuper sa
place : il consiste à éviter l'auto-disqualification. De quoi s'agit-il ? Prenons
un exemple. J'ai noté que j'avais rendez-vous tel jour, à telle heure, avec telle
personne. J'arrive au rendez-vous et la personne me déclare : « Ah, non, nous
avons rendez-vous demain. » Cela crée une confusion. Soit je me dis qu'elle
s'est trompée, soit je me dis que c'est moi. Si je suis sûr que j'ai raison et que
je lui réponds : « Ce n'est pas grave, j'ai dû mal noter », non seulement
j'accepte qu'elle me disqualifie mais je m'auto-disqualifie en augmentant sa
qualification. Bref, je renforce sa place en m'ôtant la mienne.
Autre exemple, celui d'un couple en thérapie. Madame se plaint de l'attitude
de son conjoint qui l'accuse d'être désagréable, râleuse, puis, quelques
phrases plus loin, lâche : « Il a raison, je suis chiante ». Elle commence donc
par lui donner tort puis se ravise, pratiquant ainsi une auto-disqualification.
De la même façon, lorsque les personnes fonctionnent sur un pseudo-accord
constant, il se produit un effet cocotte-minute : la pression monte et à un
moment « ça » explose sans raison apparente. La personne pique une crise
pour une broutille et dans un deuxième temps vient s'excuser en déclarant :
« Je suis désolé(e), mes mots ont dépassé ma pensée. » Il s'agit là
typiquement d'une situation d'auto-disqualification : la personne se met en
colère mais ne l'assume pas. Elle prend sa place mais immédiatement
l'abandonne tout en s'en rendant compte, ce qui la disqualifie encore plus. Si
elle explosait sans arrière-pensée, tout pourrait continuer ainsi. Mais à partir
du moment où elle agit en se rendant compte de ce qu'elle fait, sans pouvoir
faire autrement, le tiraillement entre ces deux mouvements contradictoires
devient douloureux. D'autant plus que l'auto-disqualification est alors
renforcée par le sentiment d'impuissance.
Se mettre à une place où on ne nous attend
pas
L'un des écueils que vous risquez de rencontrer, si vous voulez vous dégager
d'un rôle pour prendre votre place, réside dans le fait qu'au bout de dix, vingt,
trente ans ou plus, votre entourage s'est habitué à ce rôle. Il ne peut vous
imaginer à une autre place que celle que vous avez. La plupart du temps,
lorsqu'on veut changer, l'entourage essaie de vous en dissuader car il a
souvent beaucoup à perdre dans cet éventuel changement, entre autres le
maintien de la relation.
Que faire alors ? Beaucoup trouvent des solutions dans la rupture, ce qui
présente le risque du renforcement. Car si l'on agit uniquement par réaction,
par rejet, on risque de répéter la même histoire ailleurs. Tout va donc
dépendre de la façon dont la séparation va être négociée. Il est possible
toutefois de changer de place sans briser la relation. Comment ? En éprouvant
et faisant éprouver une autre place que celle où l'on nous attend. Cela passe
par une remise en question des règles implicites d'une relation, afin de sortir
de l'aliénation relationnelle quotidienne grâce à la création d'un décalage
entre ce que l'autre vit de nous et ce que nous sommes.
Au restaurant
Ce soir, vous avez décidé d'aller au restaurant avec votre conjoint.
L'expérience montre que le serveur place toujours les premiers arrivants aux
plus mauvaises places afin que les derniers ne puissent pas renoncer à entrer
sous prétexte qu'il ne reste plus de tables correctement situées.
Rationnellement, il est clair que si vous allez au restaurant, vous êtes le
client : c'est vous qui payez et non le serveur. Mais en général, de façon tout à
fait irrationnelle, les personnes qui ont un problème avec la place iront
s'installer là où le serveur a décidé qu'elles iraient, même si elles ne sont pas
contentes.
L'exercice consiste donc à repérer la place dont vous avez vraiment envie, et
refuser la place proposée en disant : « C'est celle-là que je préférerais ». Le
but est atteint si, dans la mesure où vous n'obtenez pas la place demandée,
vous décidez de partir du restaurant. À travers cet exercice banal, on aura
travaillé concrètement sur le thème : « revendiquer une place et l'occuper, ou
renoncer à l'occuper en se disqualifiant dans la relation ». Cette expérience
est très intéressante, car elle permet de naviguer entre l'implicite et l'explicite.
En famille
La question de la place à table est loin d'être anodine. Il n'est qu'à observer ce
qui se déroule dans les réunions de famille, comme les mariages par exemple,
à cet égard. Qui placer à côté de qui ? Qui ne doit surtout pas côtoyer qui ?
Ces questions jouent un rôle important, car s'interroger à propos des inimitiés
et des complicités des uns et des autres, c'est aussi convoquer les mythes
familiaux fondateurs. On observe souvent qu'après s'être contorsionné, après
avoir déployé des stratégies guerrières pour éviter la rencontre des clans
ennemis, les choses tiennent la route la première demi-heure, puis l'alcool
aidant, l'implicite commence à émerger.
C'est le lot des fêtes de famille que de faire ressurgir les questions de place :
les naissances, les mariages, les décès, sont des moments forts de ce point de
vue. Noël aussi vient régulièrement re-questionner la place qu'on nous donne,
la place que l'on prend. À travers les cadeaux d'abord : « Cette année, ils nous
ont offert une babiole de rien alors que nous leur avons fait un gros cadeau
très cher » ; « La voiture que mes parents ont offerte au fils de ma sœur est
plus grosse que la poupée qu'ils ont offert à ma fille, de toute façon, c'était
elle la chouchoute »… La question de la place ressurgit aussi à travers les
questions récurrentes dans le couple : « Chez qui passe-t-on le 24 ? » ; « Chez
qui passe-t-on le 25 ? ». Les rituels familiaux sont des révélateurs de la façon
dont nous sommes perçus par nos proches et dont nous-mêmes les percevons.
Toutefois, la période de Noël présente cette particularité de nous replonger
dans l'enfance et d'actualiser de ce fait la question de la place dans sa famille
d'origine, le plus souvent à notre insu, de sorte que nous serons amenés à
réagir sous le coup de cette réactivation des émotions plutôt qu'à agir.
D'ailleurs, bien que présentée comme extrêmement festive, cette période est
redoutée par la plupart des gens, au point que certains préfèrent passer les
fêtes seuls afin d'éviter de se confronter à la famille.
Comment survivre à sa famille ? Surtout : ne pas réagir. L'exercice
consisterait à conserver un pied à l'intérieur de la scène afin de pouvoir sentir
ce qui s'y passe, et un pied au dehors afin de comprendre la situation et de
choisir son degré d'engagement. Cela permettrait de comprendre que nous
sommes inclus dans un fonctionnement qui ne se réduit pas à nous, c'est-à-
dire que nous ne sommes pas le centre du monde même si, c'est humain, nous
avons tendance à le penser.
Dans le couple
Dans un couple, la place est liée aux échanges. Quelle que soit l'identité
sexuelle, parmi les deux membres du couple, celui qui a un problème avec la
place est le plus fréquemment celui qui donne, surtout s'il a l'impression qu'il
n'existe qu'à travers ce qu'il donne. Tant qu'il donne, il assume un rôle, s'il ne
donne plus, il n'a plus de place. Par conséquent, il fonctionne sur le mode :
« plus j'ai un rôle, moins j'ai une place. Mais en prenant une place, j'ai peur
de renoncer au rôle, car j'ai peur de ne plus satisfaire l'autre et donc qu'il
rompe la relation. »
Que faire ? À partir d'un moment, continuer est impossible mais arrêter
semble insoutenable. Dans ce type de situation où la personne se sent prise en
tenaille, il y a risque de développer des symptômes car, en tombant malade,
sans s'en rendre compte, elle trouve un refuge sans toutefois résoudre son
problème de place. Il faut donc qu'elle parvienne à sortir de cet état
hypnotique où sa pensée est paralysée. En prenant conscience de son rôle et
de sa place, de la douleur qu'elle ressent, elle ne résout pas forcément le
problème mais le simple fait de parvenir à le penser permet de le poser
autrement.
En effet, à partir du moment où l'on comprend les soubassements
idéologiques dans lesquels nous sommes pris, s'ouvre la possibilité d'un
choix. Ainsi, prendre sa place, c'est peut-être renoncer à tout processus
d'idéalisation. Une personne peut décider que prendre sa place, c'est servir
l'autre, et cette sincère acceptation la libère parce qu'elle se sent bien à cette
place. En revanche, elle peut aussi décider que cela suffit, qu'elle n'a plus
besoin d'« acheter » l'amour de l'autre par ses sacrifices, et c'est un autre
choix, librement décidé là aussi.
L'inconfort, la douleur viennent lorsqu'on a les pieds dans des sabots qui ne
sont pas les siens. Mais à partir du moment où l'on estime en toute
connaissance de cause qu'on peut accepter une situation, on n'en est plus
prisonnier. On reprend sa place de sujet avec ses limites, ses contraintes, ses
contradictions, et l'on fait au mieux pour assumer les situations paradoxales
où l'on se trouve. On trouve une adaptation entre le tout et le rien, quitte à
changer de place dans un second temps. Car l'acceptation n'est pas la
résignation : elle peut être transitoire. « Est-ce que je souhaite accepter ou
pas ? » Quand on travaille cette question et que l'on parvient à la résoudre, on
se sent plus en congruence avec soi-même et avec son entourage. La loyauté
elle-même ne rime pas forcément avec culpabilité ni enfermement : elle peut
libérer aussi, à condition qu'elle soit librement acceptée.
Dans le travail
La vie professionnelle aussi peut être le lieu où l'on revendique une place que
l'on ne veut pas prendre, où l'on s'accroche à un rôle qui nous empêche de
prendre une place que l'on redoute, en fait, d'occuper. On croise ainsi
souvent, dans le milieu professionnel, de perpétuels insatisfaits qui pour
autant ne cherchent jamais ailleurs.
Que faire ? Là encore, il convient de renoncer à vouloir tout et son contraire,
et s'attacher plutôt à choisir librement mais en tenant compte des limitations
du réel, c'est-à-dire en reconnaissant d'abord la dépendance dans laquelle
nous nous trouvons par rapport à la structure et au fait de devoir gagner sa
vie.
Liberté et responsabilité
Tous ces exemples apparemment anodins montrent de quelle façon éprouver
une place est différent de subir celle où l'on se met et où l'on nous met.
Reprenons l'exemple du couple confronté à l'achat d'une voiture. Si Madame
avait dit à son conjoint : « Je ne suis pas d'accord avec ton choix mais, par
amour pour toi, librement, je décide d'accepter le fait que tu choisisses la
voiture », il n'y aurait plus eu de bagarre car elle aurait accepté de prendre
enfin une place, alors que jusqu'à présent elle avait seulement fait semblant
d'accepter le choix de son époux. Monsieur aurait pu dire aussi à son épouse :
« Je comprends qu'il est important pour toi que la maison soit accueillante.
Prenons une voiture plus petite et changeons la déco du salon : pour moi,
notre entente est plus importante que les questions matérielles ». Dans les
deux cas, prendre authentiquement sa place permet aussi d'en donner une à
l'autre.
Un autre couple, en thérapie, se disputait à propos de la façon d'occuper les
dimanches. Monsieur disant : « J'aimerais qu'elle fasse du vélo avec moi », et
Madame finissant par dire : « Je n'aime pas le vélo, mais s'il veut que je
vienne avec lui, je me forcerai ». Monsieur voulait occuper une place – celle
de celui qui décide pour les deux –, mais sans le vouloir vraiment, car s'il se
trouvait en situation de l'occuper, il se serait trouvé en même temps en
situation de dette puisqu'il était redevable à l'autre de cette place. Une
situation impossible.
Par conséquent, on voit bien que prendre sa place, c'est se définir comme un
être autonome plutôt qu'indépendant. Prendre sa place, c'est accepter d'être
subordonné à autrui, et ce n'est pas dans l'air d'un temps où chacun
revendique de faire ce qu'il veut quand il le veut. Or, en refusant de s'inscrire
dans le registre de la Loi qui est celui de l'échange, on se place forcément, à
un moment ou à un autre, en position d'être en dette, c'est-à-dire au final bien
plus aliéné que lorsqu'on accepte librement les liens qui nous attachent et
nous relient aux autres et à la société.
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Conclusion
Trouver sa place n'est pas une mince affaire. Sauf à se trouver sur une île
déserte, et encore...
Questionner sa place au sein du couple, de la famille, de la vie
professionnelle, amicale ou autre, c'est être amené à définir ce qui nous
fonde, en tant qu'être humain. La place est donc une question existentielle.
C'est dans nos familles d'origine que se trouve le creuset où se forgent nos
manières de vivre, de voir, nos relations avec les autres. Impossible de se
couper de ses racines si l'on veut créer sa place. Cette précision en appelle
une autre : une place ne peut naître que d'une relation et se développer au sein
d'un groupe organisé. Pour une raison simple : s'il n'y avait pas
d'organisations sociales, telles que les unions entre les membres de familles
différentes, les écoles où se forment les citoyens, les entreprises où se
fabriquent les richesses communes, ou encore les services publics qui
œuvrent pour le bien commun, alors nous ne rencontrerions jamais personne.
Or l'Homme est un être de langage, un être social.
Parfois il m'arrive de rêver que je pourrais échapper à cette contrainte et que
je pourrais vivre mes rencontres, en particulier amicales et amoureuses, avec
qui je veux, quand je veux, comme je veux. Dans une vie quotidienne
irréfléchie, sans doute pourrais-je faire comme si aucun cadre n'existait,
comme si aucune borne ne venait limiter mes désirs, et cela marcherait un
certain temps. Mais rapidement se présenteraient des difficultés, car ne tenir
compte que de mes caprices, ce serait nier l'autre dans sa place, le considérer
comme un objet et non plus comme un sujet. Ainsi viendrait nécessairement
le moment où, pour éviter la barbarie de tels rapports, le cadre social
s'imposerait de nouveau.
Avoir une place, se mettre en relation, ne se résume pas à la rencontre de
deux individus. Une relation est en elle-même une institution, avec ses règles
et ses conséquences lorsqu'on les enfreint.
De quoi s'agit-il, lorsque nous souffrons dans une relation ? D'une part, nous
souffrons de l'absence de conversation, de relation, au moment où sont
institués les modes de vie en commun que chacun et chacune, au-delà de ses
caprices, doit respecter pour un développement et un épanouissement
durables. D'autre part, nous souffrons de manque d'équité, de la non-
congruence entre ce qui nous est dit et ce qui nous est montré, lorsque les
relations manquent d'authenticité. Nous évoluons alors comme sur des sables
mouvants, nous nous trouvons en insécurité, sans même pouvoir le dire
puisque nous n'avons pas la place pour le faire. Il devient alors nécessaire de
nous remettre en question, tout en nous interrogeant sur la façon dont notre
entourage peut tirer bénéfice de la situation qui nous fait souffrir.
Cela étant, quand sécurité il y a, cette situation n'est pas forcément éternelle.
Notre confiance intérieure ne doit donc pas être uniquement dépendante de
notre environnement : à nous d'acquérir, que ce soit dans notre vie
quotidienne ou professionnelle, le minimum d'assurance qui nous permette
d'assumer une certaine solitude. Tout cela pour nous permettre, autant que
possible, d'accueillir sereinement chaque événement – qu'il soit bénéfique ou
douloureux – comme une leçon de vie, une balise sur notre chemin. Même ce
qui peut ressembler à une catastrophe, ou un handicap, se révélera
probablement par la suite comme une expérience féconde.
Les séparations, par exemple, sont de magistrales leçons de vie. Qu'il s'agisse
de la naissance, du départ des enfants de la maison, d'un divorce ou d'un
deuil, la perte de l'autre nous confronte au sens que prend alors notre propre
existence. À la croisée des chemins, nous pouvons alors choisir de sombrer,
parce que l'on n'est plus dans le regard de l'autre sans lequel notre vie n'a
finalement plus de sens, ou bien choisir de poursuivre notre existence en
continuant à grandir, c'est-à-dire oser être plus libre et plus responsable.
Cela demande de trouver en nous-mêmes les ressources nécessaires pour
franchir de nouvelles étapes, en réinterrogeant en permanence nos propres
valeurs afin de hiérarchiser nos priorités et de conserver ce qui nous est
bénéfique, en nous dégageant de ce qui nous fait souffrir.
Bref, n'hésitons pas à investir notre condition d'être humain : disons ce que
nous avons à dire à nos proches tant qu'ils sont vivants, vivons nos émotions
et partageons-les tant que nous sommes vivants, habitons notre enveloppe
terrestre.
Postface
Oser la complexité –
La maîtrise thérapeutique d'Éric Trappeniers
Wendel A. Ray Ph. D. est professeur de la Théorie des systèmes familiaux dans les programmes de
masters et de doctorat en Thérapie du couple et de la famille à l'université de Louisiane à Monroe
(ULM). Le Dr Ray est le fondateur et le directeur du « Don D. Jackson Archive », maître de recherches
et ancien directeur du Mental Research Institute (MRI) de Palo Alto en Californie.
Notes
[1] Trappeniers, E. & Elkaïm, M. (2005). The Experiential Systemic
Approach. (DVD), Lille Family Institut, Lille, France.
[2] Bateson, G., Jackson, D., Haley, J., & Weakland, J. (1956). Toward a
theory of schizophrenia, Behavioral Science, 1 (4), 251-264. Also in W. Ray
(Ed.), (2005). Don D. Jackson, Essays from the Dawn of an Era, Phoenix,
AZ., Zeig, Tucker, Theisan, Ltd.
[3] Jackson, D. (1959). Family interaction, family homeostasis & some
implications for conjoint family therapy. In J. Masserman, (Ed.). Individual
& Familial Dynamics (pp. 122-141). NY: Grune & Stratton. Also in W. Ray
(Ed.), (2009). Don D. Jackson – Interactional Theory in the Practice of
Therapy, Selected Papers Vol. 2. Phoenix, AZ., Zeig, Tucker, Theisan, Ltd.
[4] Elkaïm, M. (1990). If You Love Me Don't Love Me, New York: W. W.
Norton.
[5] Jackson, D. (1965a). The study of the family. Family Process, 4 (1), 1-
20. Also in W. Ray (Ed.), (2005). Don D. Jackson, Essays from the Dawn of
an Era, Phoenix, AZ., Zeig, Tucker, Theisan, Ltd.
[6] Jackson, D. (1965b). Family rules: Marital quid pro quo. Archives of
General Psychiatry, 12, 589-594. Also in W. Ray (Ed.), (2005). Don D.
Jackson, Essays from the Dawn of an Era, Phoenix, AZ., Zeig, Tucker,
Theisan, Ltd.
[7] Bateson, Jackson, Haley, Weakland, 1956 ; Jackson, 1965a, b, op. cit.
[8] Watzlawick, P., Beavin-Bavelas, J., & Jackson, D. (1967). Pragmatics of
Human Communication, New York: W. W. Norton.
[9] Jackson, D., & Satir, V. (1961). A review of psychiatric developments in
family diagnosis & therapy. In N. Ackerman, F. Beatman, S. Sherman (Eds.),
Exploring the Base for Family Therapy, (p. 29-51). NY: Family Service
America, p. 30. Also in W. Ray, (Ed.), Don Jackson – Interactional theory in
the practice of therapy, (pp. 59-80). Phoenix, AZ: Zeig, Tucker, Theisan, Ltd.
[10] Cecchin, G., Lane, G., & Ray, W. (1992). Irreverence, London, UK:
Karnac.
[11] Cecchin, G., Lane, G., & Ray, W. (1994). The Cybernetics of
Prejudices. London, UK: Karnac.
[12] Fisch, R., Ray, W., & Schlanger, K. (Eds.), (2009). Focused Problem
Resolution–Selected Papers of the MRI Brief Therapy Center, Phoenix, AZ:
Zeig, Tucker, & Theisan.
[13] Haley (1976). Problem Solving Therapy, New York, MacMillian.
[14] Nardone, G., & Watzlawick, P. (2009). Interactional Brief Strategic
Therapy Outcome research: A long term controlled study, In W. Ray & G.
Nardone (Ed.), Paul Watzlawick – Insight may Cause Blindness & other
Essays, Phoenix, AZ, Zeig, Tucker, Theisan, 199-214.
[15] Ray, W., & deShazer, S. (Eds.), (1999). Evolving Brief Therapies, Iowa
City, IA: Geist & Russell.
[16] Ray, W., & Keeney, B. (1993). Resource Focused Therapy, London,
UK: Karnac.
[17] Jackson, D. (1966). Family practice: A comprehensive medical
approach. Comprehensive Psychiatry, 7 (5), p. 340. Also in W. Ray, (Ed.),
Don D. Jackson - Interactional Theory in the practice of therapy: Selected
papers: Vol. II (pp. 153-161). Phoenix, AZ: Zeig, Tucker, Theisan, Ltd.
[18] Jackson, D. (1967). The individual in the larger context(s). Family
Process, 6 (2), p. 143. Also in W. Ray (Ed.), Don D. Jackson – Interactional
theory in the practice of therapy: Selected papers: Vol. II (pp. 162-171).
Phoenix, AZ: Zeig, Tucker, Theisan, Ltd.
[19] Morin, E. (2008). On Complexity, Cresskill, NY: Hampton Press.
Bibliographie
Dictionnaires
J. Miermont – Dictionnaire des thérapies familiales, Paris, Payot, 1987.
J.C. Benoit, J.-A. Malarewicz, C. Beaujean, Y. Colas, S. Kannas –
Dictionnaire clinique des thérapies familiales systémiques Paris, ESF,
1988.
Périodiques
Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, Éditions De
Boeck Université, rue des Minimes, 39, 1000 Bruxelles, Belgique –
www.deboeck.com
Thérapie familiale. Médecine et Hygiène, Éditions Médecine et hygiène, 78
avenue de la Roseraie, case 456, 1221 Genève 4, Suisse –
www.medhyg.ch
Merci à mon ami Alain Boyer pour son enseignement et son soutien affectif.
Merci à Isabelle Soleil pour sa lecture attentive et ses suggestions.