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L'ESSENCE

p. 595-Levinas-
DE LA Nowys

MANIFESTATION

MICHEL HENRY

DEUXIÈME ÉDITION
EN UN VOLUME

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


Noie de l'Editeur
Cette deuxième édition regroupant en un seul
volume les z tomes de la première: édition, la
table des matières du premier tome a été conservée
en place pages 473 à 475.

ISBN 2 1 3 053599 2
ISSN 0768-0708

Dépôt légal — édition (en 2 tomes) : 1963


3' édition : 2003, septembre
© Presses Universitaires de France, 1963
6, avenue Reille, 75014 Paris
ABRÉVIATIONS UTILISÉES DANS LES NOTES
(titres des ouvrages les plus fréquemment cités)

AT Œuvres de Descartes, édition ADAM et TANNERY, Léopold Cerf,


Paris.
CD HEGEL, L'esprit du christianisme et son destin, trad. J . MARTIN,
Vrin, Paris, 1948.
D K I E R K E G A A R D , Traité du Désespoir, trad. K . F E R L O V et J . G A T E A U ,
Gallimard, Paris, 1949.
EN SARTRE, L'Être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943.
EU HUSSERL, Erfabrung und Urteil, Claassen et Goverts, Hamburg,
1948.
F SCHELER, Le formalisme en éthique et l'éthique matériale des valeurs,
trad. M . de GANDILLAC, Gallimard, Paris, 1955.
H HEIDEGGER, Hol^mege, Klostermann, Frankfurt-am-Main, 1 9 5 0 .
Ideen I HUSSERL, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. RICŒUR,
Gallimard, Paris, 19JO.
Idole SCHELER, Die Idole der Selbsterkenntnis, in Vom Umstur^ der
Werte, II, Der neue Geist, Leipzig, 1 9 1 9 .
7T SCHELLING, Système de l'Idéalisme transcendantal, trad. P. GRIMBLOT,
Ladrange, Paris, 1842.
K , HEIDEGGER, Kant et le problème de la métaphysique, trad. A . de
W A E L H E N S et W . B I E M E L , G a l l i m a r d , P a r i s , 1953.
L HEGEL, Leçons sur la philosophie de l'histoire, trad. J . GIBELIN,
Vrin, Paris, 1946.
MC H U S S E R L , Méditations cartésiennes, t r a d . G . P E I F F E R et E . L E V I N A S ,
Vrin, Paris, 1947.
VIII L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

PbE HEGEL, Phénoménologie de l'Esprit, trad. J . HYPPOLITE, Aubier,


Paris.
PbP MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la Perception, Gallimard,
Paris, 1 9 4 J .
R KANT, Critique de la Raison pratique, trad. F. PICAVET, Presses
Universitaires de France, Paris, 1949.
S SCHELER, Nature et formes de la sympathie, trad. M . LEFEBVRE,
Payot, Paris, 1928.
SS SCHELER, Le sens de la souffrance, trad. P. KLOSSOWSKI, Aubier,
Paris.
SZ HEIDEGGER, Sein und Zeit, Niemeyer, Halle, 1 9 4 1 .
T ECKHART, Traités et Sermons, trad. F. A . et J . M., Aubier, Paris.
VB FICHTE, Initiation à la vie bienheureuse, trad. M . ROUCHÉ, Aubier,
Paris, 1944.
WG HEIDEGGER, L'essence du fondement, trad. H . CORBIN, in Qu'est-ce
que la Métaphysique ?, Gallimard, Paris.
T A B L E G É N É R A L E DES MATIÈRES

A B R É V I A T I O N S UTILISÉES DANS LES NOTES vu

INTRODUCTION. — Le problème de l'être de l'ego et les présupposition s fondamen-


tales de l'ontologie i

§ i. L'idée d'une évidence apodictique comme voie d'accès privi-


légiée à l'être de l'ego * 3
§ 2. La nécessité d'une édification préalable d'une ontologie phénomé-
nologique universelle 10
§ 3. Le dépassement de l'intuitionnisme et la libération de l'horizon
phénoménologique universel 16
§ 4. L'insertion de l'ego cogito et de sa problématique à l'intérieur de
l'horizon libéré par l'ontologie phénoménologique universelle . . 25
§ j. Le problème de l'insertion de l'ego cogito à l'intérieur de
l'horizon phénoménologique universel : 1' « être » de l'ego absolu. 31
§ 6. Les difficultés relatives à l'édification de l'ontologie phénoméno-
logique universelle 39
§ 7. La problématique concernant l'être de l'ego interprétée comme
une problématique originaire et fondamentale 46

SECTION I. — Élucidation du concept de phénomène. Le monisme ontologique . 59

§ 8. L'élucidation de l'essence du phénomène, tâche centrale de la


phénoménologie 59
§ 9. La détermination unilatérale de l'essence du phénomène et le
concept de distance phénoménologique 72
§ 10. La distance phénoménologique et le dédoublement de l'être : pré-
sence et aliénation 81
§ 1 1 . Le monisme ontologique et le problème de son dépassement :
philosophie de la conscience et philosophie de l'être 91
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

§ 12. La critique de la philosophie de la conscience 119


§ 13. L'ambiguïté du Dasein. Essence et détermination 126
§ 14. Le rapport de l'essence et de la détermination ontique dans la
philosophie de la conscience 137
§ 15. La signification ontologique de la problématique qui vise
l'essence et le concept originaire de finitude 150
§ 16. L'idée de la structure formelle de l'autonomie de l'essence et la
tâche d'une répétition de l'élucidation ontologique du concept de
phénomène 160

SECTION II. — Répétition de l'élucidation du concept de phénomène. Transcendance


et immanence 165

§ 17. Le caractère originaire de la manifestation de l'être et le problème


de la conscience naturelle 165
§ 18. Le concept de représentation : structure ontologique et
compréhension existentielle 173
§ 19. L'être-pour-soi au point de vue ontologique et au point de vue
existentiel. Conscience et vérité 186
§ 20. Critique du concept hégélien de l'expérience 193
§ 21. La réaffirmation du caractère originaire de la manifestation de
l'être dans la mise en lumière de son caractère non historique . . . . 200
§ 22. L'interprétation de l'essence de la phénoménalité à l'intérieur des
présuppositions fondamentales du monisme et le problème de la
réceptivité. Signification ontologique de ce problème 206
§ 23. La possibilité interne de la réceptivité de l'être et la probléma-
tique du schématisme 213
§ 24. La réaffirmation du caractère central du problème de la récep-
tivité et l'interprétation ontologique du temps comme auto-
affection 227
§ 25. L'élucidation de l'essence de la réceptivité et le problème de la
détermination phénoménologique de la réalité originaire de la
transcendance 240
§ 26. L'intervention de l'homme dans la problématique de la réceptivité
et la non-appartenance des conditions originaires de la vérité au
milieu absolu de l'extériorité 249
§ 27. La compréhension du caractère central de la problématique de
la réceptivité et la mise en question des présuppositions onto-
logiques ultimes du monisme 255
TABLE DES MATIÈRES 9°9

§ 28. Le caractère abstrait de l'essence de la manifestation à l'intérieur


des présuppositions ontologiques du monisme et le problème de
l'édification d'une phénoménologie du fondement 259
§ 29. Mise en évidence du motif ontologique de l'impuissance de la
problématique à édifier une phénoménologie du fondement
et à donner un contenu à l'idée de la structure formelle de l'auto-
nomie 268
§ 30. Détermination ontologique de l'essence originaire de la révélation
comme immanence. Contenu immanent et contenu transcendant 278
§ 3 1 . L'ambiguïté fondamentale du concept de l'auto-affection. Auto-
affection et affection par soi 289
§ 32. Immanence et transcendance 307
§ 33. L'interprétation ontologique de l'essence de la transcendance ,
comme immanence et la possibilité interne du dépassement 315
§ 34. Conscience du monde et conscience sans monde 326
§ 35. La cohérence de la structure interne de l'essence 333
§ 36. La signification ontologique essentielle du concept d'imma-
nence : l'immédiat 340

SECTION III. — La structure interne de l'immanence et le problème de sa détermi-


nation phénoménologique : l'invisible 349

§ 37. La structure interne de l'immanence 349


§ 38. La structure interne de l'immanence et le problème de sa
compréhension comme révélation : Fichte 371
§ 39. Eckhart 385
§ 40. La présupposition ontologique fondamentale de la pensée
d'Eckhart et l'essence originelle du Logos 407
§ 41. Immanence et situation absolue 419
§ 42. La détermination ontologique de l'essence de la situation comme
immanence et l'ambiguïté foncière de la Nicbtigkeit 432
§ 43. Situation et temporalité. L'hétérogénéité ontologique de leurs
structures originelles et son interprétation dans la philosophie de
la transcendance : l'idée de contingence et la chute du Dasein 448
§ 44. Le concept de situation dans l'existentialisme. La faillite de l'onto-
logie et le réalisme : « nature et liberté » . 464
8z6L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

SECTION III. — La structure interne de l'immanence et le problème de sa


détermination phénoménologique : l'invisible (suite) 477

§ 45. La dissimulation de l'essence originaire de la révélation et son


oubli 477
§ 46. La critique de la connaissance. L'essence de la religion 502
§ 47. La critique de la connaissance à l'intérieur du rationalisme . . 514
§ 48. Signification ontologique de la critique du rationalisme 524
§ 49. La signification ontologique de la critique de la connaissance chez
Eckhart 532
§ 50. Le non-visage de l'essence ; 549
§ 51. Visible et invisible 557

SECTION I V . — Interprétation ontologique fondamentale de l'essence originaire de


la révélation comme affectivité 573

§ 52. Interprétation ontologique fondamentale de l'csscnce originaire


de la révélation comme affectivité : affectivité et ipséité 573
§ 53. L'affectivité comme passivité ontologique originaire et l'effec-
tivité de son essence dans le « souffrir » 585
§ 54. Interprétation ontologique de l'affectivité comme fondement de
l'affection ; le problème de 1' « affectivité intentionnelle » 598
§ 55. Détermination ontologique de l'affection par l'affectivité 610
§ 56. Affectivité et sensations 622
§ 57. L'affectivité comme forme universelle de toute expérience pos-
sible en général et comme forme de cette forme. Le concept pur
de l'affectivité 632
§ 58. L'interprétation ontologique de l'affectivité comme forme et
comme affectivité pures et la problématique kantienne du respect 650
§ 59. L'affectivité comme pouvoir originaire de révélation et la des-
truction de l'ensemble des préjugés la concernant 667
§ 60. Détermination ontologique du pouvoir de révélation de l'affec-
tivité. i° Détermination du « Comment » de ce pouvoir : la
vérité de l'affectivité 674
§ 61. L'obscurité du sentiment et son langage. Affectivité et pensée 679
§ 62. Détermination ontologique du pouvoir de révélation de l'affec-
tivité. 2 0 Détermination du contenu de ce pouvoir : la réalité du
sentiment 692
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

§ 63. La vérité du sentiment et le problème des « sentiments faux » 707


§ 64. L e pouvoir de révélation de l'affectivité selon Scheler 715
§ 65. Le pouvoir de révélation de l'affectivité selon Heidegger 735
§ 66. L'affectivité comme immanence. Être-originel et être-constitué
du sentiment 758
§ 67. Affectivité réelle et affectivité irréelle 781
§ 68. Affectivité et action 803
§ 69, L'immanence radicale du sentiment et l'impossibilité de principe
d'agir sur lui 8x4
§ 70. L'essence de l'affectivité et les tonalités affectives fondamentales.
Affectivité et absolu 823

APPENDICE. — Mise ett lumière du concept originaire de la révélation par opposi-


tion au concept hégélien de manifestation (Erscbeinung) 863

§ 71. Le problème de l'essence de la manifestation et le déchirement... 863


§ 72. La négativité interprétée comme une catégorie de l'être 867
§ 73. L a pseudo-essence de la subjectivité et la critique du chris-
tianisme 872
§ 74. Le Royaume de la présence effective et la fuite hors de toute
effectivité 878
§ 75. Le temps et le problème de la manifestation du Concept . . . 884
§ 76. L'aliénation : finitude et inadéquation de la manifestation
objective 888
§ 77. L'effort vers le savoir absolu 896
INTRODUCTION

LE PROBLÈME DE L'ÊTRE DE L'EGO


ET LES PRÉS UPPOSITIONS
FONDAMENTALES
DE L'ONTOLOGIE

« Mit dem cogito sum beansprucht Descartes, der Philosophie


einen neuen und sicheren Boden beizustellen. Was er aber bei diesem
« radikalen » Anfang unbestimmt lâsst, ist die Seinsart der res cogitans,
genauer den Seinssinn des « sum » ». « Avec le cogito sum Descartes
prétend donner à la philosophie une base nouvelle et sûre. Mais ce
qu'il laisse indéterminé dans ce commencement « radical », c'est le
mode d'être de la res cogitans, plus exactement le sens de l'être du
« sum » (i). »
Le sens de l'être de l'ego est le thème des présentes recherches.
Celles-ci visent à porter dans la lumière, devant le regard philoso-
phique, ce que nous entendons lorsque nous disons à tout propos, et
chaque fois qu'il est question de nous-mêmes : je, moi. La philosophie
nous a habitués ces derniers temps à nous interroger, et cela d'une
façon radicale, sur ce qui se donne le plus souvent comme allant de
soi et que tout le monde sait ou comprend. A ce domaine de ce qui

(i) SZ, 24. — I^a liste des abréviations utilisées dans les notes se trouve au
début du tome I, supra, p. v n et vra.
VIII
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

est le plus courant et le plus banal, l'ego n'appartient-il pas d'une


façon éminente ? Il est vrai que, depuis longtemps, la psychologie a
fait du moi, ou de la personnalité, un objet d'étude et le titre d'un
de ses chapitres. Sur la façon dont se forme en nous l'idée du moi, sur
son contenu, sur son rôle dans l'ensemble de la vie psychique, et
d'autres problèmes semblables, on ne lui apprendra rien. Quel crédit,
cependant, peut-on accorder à des recherches qui n'ont jamais fait
la lumière sur elles-mêmes et qui nous livrent des résultats dont
elles sont incapables d'évaluer la portée ? Si Descartes lui-même a
omis d'élever à l'état de problème ce qui constitue le sens de l'être du
sum, quel secours pourrait-on bien attendre de la psychologie qui
édifie ses connaissances positives sur le fondement inexplicité de
l'être, et qui traite le moi comme un objet ou, ce qui revient au
même, comme un « sujet », sans s'être au préalable interrogée sur ce
qui constitue la condition de possibilité de tout objet comme tel.
Avant de prétendre obtenir un résultat quelconque, toute
question doit chercher à se rendre transparente à elle-même. Elle
doit d'abord être capable de dire si la problématique qu'elle institue
peut être considérée comme originaire et fondamentale ou si, au
contraire, elle est subordonnée à une recherche première dont elle
se montre dépendante. Dans ce dernier cas, elle implique nécessaire-
ment des présupposés, elle utilise des résultats déterminés qu'elle
n'a pas obtenus elle-même, ou fait usage de certaines idées qu'elle
ne se soucie pas de tirer au clair. C'est là une difficulté générale qui
concerne toute recherche particulière. L'indépendance — et, par
suite, une assurance interne de validité — n'est donnée qu'à une
problématique véritablement originaire et, en quelque sorte, absolue,
qui non seulement ne tire ses connaissances que d'elle-même, mais
qui, en outre, a déjà fait la lumière sur ce qui rend possible toute
connaissance comme telle. La philosophie première a compris depuis
longtemps la nécessité d'instituer une telle problématique à l'origine
de toute recherche humaine.
XI
L'ÊTRE DE L'EGO

Le problème de l'être de l'ego appartient-il à la philosophie


première ? N'est-il pas évident, au contraire, que toute question
qui vise l'ego dans son être implique que soit préalablement donnée
ou, du moins, cherchée, une réponse au problème du sens de l'être en
général ? Car, lorsque je dis : « je suis content », ou, plus simplement,
« je suis », ce qui se trouve visé dans mon affirmation n'est précisé-
ment possible que parce que déjà l'être luit. Ainsi, le véritable objet
d'une recherche première ne devrait-il pas être l'ego lui-fflêfiae, mais
l'être de l'ego ou, plus précisément, l'être dans et par lequel l'ego peut
surgir à l'existence et acquérir son être propre. C'est pourquoi le
commencement cartésien n'est point << radical », car il n'est possible
que sur un fondement qu'il n'a pas explicité, et qui est plus radical
que lui.
La science qui étudie le problème de l'être en général, de l'être
en tàfit qu'être, est l'ontologie. Celle-ci est nécessairement universelle.
Son objet n'est point, en effet, telle ou telle chose ni, non plus, tel
ou tel genre de chose, mais ce qui les conditionne tous également.
La philosophie première est l'ontologie universelle. A l'égard de cette
discipline fondamentale toute recherche, et en particulier celle qui
concerne l'ego, doit reconnaître son inévitable subordination. Mais
cette subordination elle-même doit faire le thème d'une recherche.
Or le lien qui rattache la problématique qui vise l'ego à l'ontologie
universelle est particulièrement complexe. La première élucidation
approximative de ce rapport servira d'introduction au problème
de l'ego.

§ I . L ' I D É E D'UNE ÉVIDENCE APODICTIQUE


COMME vois D'accès PRIVILÉGIÉE A L'ÊTRE DE L'EGO

Pourquoi Descartes crut-il pouvoir se passer du contexte ontolo-


gique à l'intérieur duquel seul une question peut recevoir l'élucida-
tkm dont elle a besoin si elle ne veut pas demeurer une question en
VIII
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

l'air, ni aboutir à des résultats complètement indéterminés dans leur


portée et dans leur signification ? Parce que ce contexte lui-même lui
paraissait une source de confusion et de discussions stériles. Rejeter
tous ces présupposés qui se donnent toujours à nous sous la forme
d'une tradition historique, se défaire enfin de tous les « préjugés », telle
lui semblait être la condition à laquelle doit se soumettre toute
recherche qui veut véritablement et librement « commencer ».
Alors s'ouvre pour la philosophie une voie royale, celle qu'elle
suit lorsqu'elle se confie sans plus à son objet, celle qui mène direc-
tement au résultat. Tourner le dos à toutes les théories et à tous les
édifices conceptuels qui nous masquent le réel, s'abandonner à l'objet,
le laisser être tel qu'il est en lui-même, retourner enfin aux choses
mêmes, c'est là un enseignement cartésien. Seulement Descartes
avait bien compris que ce qui se donne véritablement à nous ne se
laisse pas si facilement reconnaître, et que la plupart des choses que
nous croyons véritablement atteindre dans leur être même sont, en
réalité, confuses ou incertaines. Lorsqu'il décida alors de soumettre à
une critique systématique l'ensemble du donné de notre expérience,
il s'aperçut que ce qui s'offrait à nous sur le mode d'une évidence
irrécusable n'était rien d'autre que l'ego cogito.
La place centrale dévolue à l'ego cogito par la recherche philoso-
phique implique cependant, de. la part de cette dernière, certains
présupposés. Ceux-ci tiennent, à vrai diie, à la nature même d'une
telle recherche qui obéit toujours à l'idée d'une vérité à atteindre. Ce
qui rend légitime, toutefois, quelque chose comme la philosophie,
c'est que la fin qu'elle poursuit et qui l'anime secrètement ne lui est
pas propre. L'évidence est le T É À O Ç de toute vie intentionnelle. La problé-
matique concernant l'évidence se situe dans le prolongement naturel
de la vie et c'est elle qui sert à la fois de contexte et de cadre au surgssement
de l'ego cogito comme thème de la méditation philosophique.
La problématique de l'évidence appartient à la phénoménologie
de la raison. Elle est la radicalisation, conforme au sens de l'inten-
L'ÊTRE DE L'EGO XI

tionnalité, d'une problématique de l'intuition. L'intuition est le


fondement de toute assertion rationnelle. L'étude de la raison
exige que ce fondement soit tiré au clair.
L'analyse philosophique de l'intuition et de sa structure fonda-
mentale, l'examen systématique des différents types d'intuition et de
leurs modalités diverses, l'élucidation corrélative du champ du donné
intuitif, des structures et des multiples différenciations d'ordre
éidétique qu'il présente, constituent la première tâche de la phénomé-
nologie. En poursuivant d'une façon rigoureuse cette tâche qu'elle
se donne à l'origine de sa recherche, la phénoménologie écarte déjà
bien des préjugés. Elle montre contre l'empitisme que l'expérience
sensible ne réalise qu'un type fondamental d'intuition. L'intuition, pré-
supposée par l'empirisme, de l'essence de l'expérience sensible nous
met en présence, au moins une fois, de l'existence d'une intuition
éidétique. C'est à l'aide de celle-ci que doit se poursuivre l'investi-
gation exhaustive des différents types éidétiques d'intuition, ainsi
que l'examen de leur valeur respective. Il apparaît alors que l'être
qui se donne originairement à ces consciences intuitives que distingue
chaque fois une structure éidétique spécifique, se distribue, confor-
mément à la manière même dont il se présente, en une pluralité de
régions auxquelles correspondent rigoureusement des types déter-
minés d'intuition donatrice. Conformément à ces divers types régio-
naux et, corrélativement, à l'intérieur de chaque région d'être, il y a,
pour ce dernier, une façon privilégiée de se donner. Celle-ci se réalise
lorsque l'être se présente tel qu'il est en lui-même et, en quelque
sorte, « en personne » à une conscience intuitive qui se trouve alors
en présence de la chose elle-même et vit, pour ainsi dire, dans sa
proximité immédiate. Cette situation se caractérise par le fait que les
intentions signifiantes de la conscience trouvent un remplissement
pouvant aller jusqu'à cette présence vivante de la chose elle-même, en
sorte qu'au sens visé par la conscience vient alors s'adjoindre dans le
noème un caractère spécifique de corporéité. La façon dont s'opère
VIII
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

ce remplissement définit le degré de l'évidence. La conscience vise à


obtenir une évidence parfaite. Mais la perfection de l'évidence ne
dépend pas seulement du cours psychologique et de l'effort subjectif
d'une conscience déterminée, son type est en réalité prescrit par la
structure ontologique propre de la région considérée, il représente
une possibilité ultime attachée à cette région et rigoureusement
définie. Il serait par conséquent absurde de prétendre obtenir une
évidence par exemple adéquate, relativement à un objet auquel sa
structure éidétique ainsi que le genre régional à l'empire duquel
il appartient, prescrivent une manière de se donner qui exclut,
et cela par principe, la possibilité d'une présentation conforme
à un tel type d'évidence. On peut seulement définir pour chaque
sphère de l'être un mode de donné caractérisé d'une façon rigoureuse
— dans les cas privilégiés, il s'agira d'un mode de donné originaire —
et qui indique à quel genre d'évidence, en quelque sorte optima, il
est possible d'atteindre dans la sphère considérée. Ainsi sera-t-on
conduit à circonscrire des types fondamentaux d'évidence en corré-
lation avec les différentes régions et avec les modalités ultimes de la
conscience donatrice intuitive, modalités dont la différenciation aura
été elle-même poursuivie sur le plan éidétique.
Parce qu'ils sont rigoureusement ordonnés à des essences objec-
tives où se manifestent les structures aprioriques des régions, parce
que, pour cette raison, ils obéissent à une légalité d'ordre éidétique,
les différents types d'évidence ont, à cet égard, un degré égal de vali-
dité. Chacun d'entre eux nous propose, conformément à une caté-
gorie déterminée de l'appréhension, une possibilité d'expérience qui
correspond strictement à une sphère de l'être et qui est susceptible
de nous livrer, à l'intérieur de cette sphère, l'être lui-même, tel
qu'il s'y manifeste dans sa structure essentielle. On ne saurait cepen-
dant ranger tous les types d'évidence sur le même plan. Une discri-
mination, d'ordre axiologique si l'on veut, mais qui trouve sa
source, non point dans les préférences subjectives d'une conscience,
XI
L'ÊTRE DE L'EGO

mais dans une téléologie de signification universelle immanente à la


vie intentionnelle en général, s'établit manifestement entre eux.
Conformément à cette téléologie qui l'habite, la conscience se tourne
vers les évidences qui présentent un degré de perfection remarquable.
Au plus haut degré de perfection, nous trouvons une évidence
immédiate, originaire, et dans laquelle les divers éléments d'intention
signifiante par lesquels la conscience vise l'objet se trouvent tous
être remplis par une intuition correspondante, de manière que rien
d'obscur ni d'indistinct ne demeure dans une telle expérience.
Celle-ci nous donne la certitude absolue que l'être saisi avec évidence
existe, tel précisément qu'il se présente dans l'évidence. Aussi long-
temps, toutefois, que demeure ouverte la possibilité pour l'être saisi
dans l'évidence de devenir ensuite objet de doute, l'évidence n'est
point parfaite. L'évidence parfaite doit encore présenter, par consé-
quent, un caractère nouveau, conformément auquel elle se donne
comme une évidence qui ne saurait être démentie par le cours ulté-
rieur de l'expérience. Seule l'évidence apodictique est capable d'offrir
à la réflexion philosophique la garantie que l'objet qu'elle lui fournit
ne changera point, que cette réflexion le retrouvera toujours pareil
à lui-même chaque fois qu'elle effectuera à nouveau l'acte qui le
donne dans l'évidence. Nous pouvons alors dire que l'objet de
l'évidence apodictique nous est donné dans une certitude absolue, il
joue pour cette raison, par rapport à la recherche, le rôle d'un
véritable commencement.
La conscience qui vise l'obtention de l'évidence apodictique
ne s'oriente pas où elle veut. Comme il existe une stricte relation entre
le type éidétique de l'évidence et le genre d'être que celle-ci exhibe,
c'est à une réalité bien déterminée qu'a affaire la réflexion qui s'aban-
donne au xéXoç de l'apodicticité. L'ego cogito devient nécessairement son
thème : il ne l'était pas à l'origine. Ni l'ego en tant que tel, ni la connais-
sance de soi, ni un quelconque individualisme, ni le solipsisme
affectif ou métaphysique, n'ont initialement la faveur de la conscience
VIII
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

cartésienne. Celle-ci est une conscience rationnelle qui vise l'universel


et l'apodictique. L'ego ne surgit devant elle que parce qu'il est le
seul être susceptible de fournir à une telle conscience un remplisse-
ment intuitif adéquat. Il est le contenu et, en quelque sorte, l'élément
réel que doit saisir et ordonner à soi une philosophie essentiellement
orientée vers l'idée d'une certitude absolue, si elle ne veut pas, du
moins, demeurer à l'état de projet et de vœu.
Le paradoxe qui lie à la réalité singulière de l'ego, de cet ego
qu'elle appréhende dans une évidence apodictique et qui est toujours
le sien, la conscience dont la signification est d'atteindre l'universel,
ne se laisse pas aisément surmonter. Ne faudrait-il pas, du moins,
qu'il fasse l'objet d'une problématique explicite ? Celle-ci ne
devrait-elle pas mettre finalement à jour le lien qui unit dans l'origine le
problème de la vérité à celui de l'ego ? Mais la philosophie classique n'a
jamais élevé un tel lien à l'état de problème et la raison essaye
d'échapper au paradoxe ou de l'oublier : la conscience du cogito
n'est pas individuelle mais vraie. Le donné intuitif originaire qui se
manifeste dans l'évidence apodictique du cogito est seulement le
motif d'une position rationnelle. Celle-ci trouve dans le contenu
originaire du champ intuitif son fondement originel de validité.
L'évidence est précisément l'unité de la position rationnelle avec le
donné qui la motive. Dans le cas du cogito, cette unité revêt une
forme privilégiée en raison du caractère spécifique de la région
d'être où l'intuition puise son contenu. En vertu de sa structure
éidétique, celui-ci rend en effet possible une conscience d'appréhen-
sion dont l'expérience s'accomplit conformément au type de l'évidence
apodictique et se révèle par conséquent susceptible d'engendrer une
position rationnelle au sens fort, c'est-à-dire dont la validité ne
puisse plus être mise en question. Ainsi est trouvée une vérité
première qui relève d'un mode de position tout à fait spécial. Ce
qui est posé, c'est un être vrai, un être réel, en un sens absolu. Le
cogito est ainsi le premier élément d'une science rationnelle qui réalise
L'ÊTRE DE L'EGO XI

d'abord en lui son projet d'apodicticité. Il est le point de départ, le


commencement; avec lui une vérité est trouvée, la conscience peut
vivre dans la certitude.
En tant que vérité philosophique, le cogito est une position
rationnelle en un sens privilégié, il réalise précisément le type de
position que vise la raison en tant qu'elle est fidèle à elle-même. La
position rationnelle du cogito une fois effectuée cependant, deux
voies s'ouvrent devant la méditation du philosophe. Il s'agit pour
celle-ci de savoir si elle va se donner pour tâche l'élucidation de l'être
de l'ego considérée comme une fin propre; la recherche dans laquelle
elle s'engage alors doit présenter un intérêt rationnel éminent, en
raison du caractère spécifique d'apodicticité présenté par les évidences
qui régissent, à titre d'expériences possibles, le domaine d'être
auquel appartient l'ego cogito. Une telle recherche, poursuivie
sous le titre de « phénoménologie rationnelle de l'ego », ne saurait
constituer cependant qu'une recherche particulière. La probléma-
tique concernant l'être de l'ego n'occupe, à vrai dire, qu'une place
strictement délimitée dans l'ensemble des recherches phénoménolo-
giques. C'est par rapport à celles-ci, toutefois, considérées comme un
ensemble architectonique dont le réXoç est l'élucidation systéma-
tique de l'être à travers toutes ses structures et dans ses différen-
ciations éidétiques ultimes, que la tâche de la philosophie phénomé-
nologique doit se comprendre, si du moins on veut lui restituer son
envergure propre. La raison doit être comprise dans un sens élargi.
Son domaine ne saurait être correctement pensé si on prétend le
limiter en le rapportant d'une manière exclusive à un type déterminé
d'évidence, si privilégié que puisse être ce dernier. La raison est plutôt
une réflexion sur l'ensemble des positions qui trouvent leur fonde-
ment, et cela d'une façon qui reste chaque fois à préciser, dans la
totalité des types fondamentaux d'évidence et dans l'empire des
régions correspondantes. Un type de position rationnelle est possible
dans chaque cas et dans chaque domaine; il obéit à des modalités
VIII
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

intuitives et rationnelles rigoureusement définies. La façon dont


doit se confirmer ou s'infirmer la vérité de ce type de position, et,
par suite, le mode selon lequel se réalise la rationalité qui concerne le
domaine correspondant de l'être, sont à leur tour l'objet d'une étude
qui prétend elle-même à l'apodicticité. Ainsi l'être de l'ego semble-t-il
perdre son privilège exclusif au fur et à mesure que s'accomplit
l'effort de la conscience philosophique pour s'égaler à sa propre
tâche : réaliser dans toute son ampleur une vision rationnelle de l'être.

§ 2. L A NÉCESSITÉ DE L'ÉDIFICATION PRÉALABLE


D'UNE ONTOLOGIE PHÉNOMÉNOLOGIQUE UNIVERSELLE

Le dépassement de l'ego cogito vers une problématique qui


vise à restituer toutes ses formes au pouvoir de l'intuition, et,
corrélativement, à exhiber l'être dans la totalité de ses structures
fondamentales et de ses régions ultimes, ne doit pas faire illusion. La
recherche qui commence avec l'ego cogito reste conditionnée, et cela
d'une façon décisive, par le thème qu'elle s'est donné à l'origine.
Comment un tel conditionnement doit-il s'entendre ? La théorie de
l'intuition a rejeté la prétention d'étendre à toutes les sphères de l'être
le type d'évidence qui donne le cogito. La tentative de subsumer sous
une catégorie monotone d'appréhension, réalisant un type idéal
d'évidence, la totalité du champ intuitif qui s'offre à l'expérience
humaine, est absurde en ce sens qu'elle contredit la structure du donné
tel qu'il apparaît dans ce champ avec ses caractères chaque fois
différents et déterminés. Descartes a été dupe de sa prodigieuse ambi-
tion, aussi bien lorsqu'il a voulu réduire l'ensemble du réel à des
essences homogènes soumises à l'empire d'un type unique d'évidence
(dont le 'cogito fournissait le prototype) que lorsqu'il a entrepris de
lier entre elles toutes ces essences par des liens déductifs, eux-mêmes
saisis dans des modalités intuitives conformes à ce type. En fait, c'est le
caractère auquel obéit la problématique de l'ego cogito qui assigne d'indis-
L'ÊTRE DE L'EGO XI

attables limites aux démarches ultérieures de la recherche phénoménologique.


Dans la mesure où celle-ci reste soumise au T I X O Ç de la raison, elle
continue à viser uniquement le degré de validité et de légitimité
des positions qu'opère la conscience. Elle soumet à un examen
minutieux leurs soubassements intuitifs, elle scrute les diverses
régions de l'être, dégage le sens de ses structures les plus générales et
de leurs aspects éidétiques. C'est en prenant en considération un tel
sens qu'elle dit comment l'être peut et doit se présenter à l'intérieur
d'une région déterminée, comment diffèrent les divers types de
présentation, comment les diverses présentations particulières sont
susceptibles de s'appeler, de se confirmer ou de s'infirmer, à quel
genre d'évidence l'être est susceptible de donner lieu dans la région
considérée, comment, enfin, doivent s'opérer les positions de la
conscience qui veulent se plier aux structures universelles des régions,
afin d'être chaque fois conformes à l'être qu'elles visent et pour lui
convenir.
Assurément, l'accomplissement de ces différentes tâches, dans
leur stricte corrélation, n'est encore qu'une Idée, l'idée pratique
et régulatrice d'un travail théorique infini d'ordre ontologique.
Mais justement cette Idée domine l'ensemble de la recherche et en
elle vit le TÉXOÇ de la raison. Cela signifie, encore une fois, que le
projet de la conscience est de parvenir à des positions stables, valables,
dont le corrélat est « l'être réel », « l'être vrai ». Ce qui est finalement
atteint, ce sont par conséquent des vérités, des réalités qu'on puisse
légitimement poser, avec leurs contenus propres. Le thème de la
pensée est constitué par ces contenus particuliers dont on veut être
assuré. Il s'agit de parvenir, chaque fois, à une certitude au sujet de
quelque chose, ce quelque chose, en tant qu'il est précisément le
corrélat d'une telle certitude, c'est l'être vrai, c'est une vérité parti-
culière. Le cogito est resté une vérité de ce type, une vérité visée
dans une conscience rationnelle en un sens spécifique. C'est le
rationalisme cartésien qui confère au cogito sa signification philos©-
VIII
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

phique. Ce rationalisme cherche à se décider en faveur d'autres


vérités analogues. C'est pourquoi il consiste tout d'abord en une
réflexion sur les conditions qui permettent de se décider d'une façon
rationnelle. Le cogito sert de prototype, et cela en un double sens :
d'une part, parce que l'être qu'il exhibe est un être vrai, un être réel,
dans un sens exemplaire ; d'autre part, parce que le mode selon lequel
s'obtient dans le cogito une telle vérité sert de modèle à toute
appréhension qui veut jouir d'une certitude rationnelle. Si le pouvoir
d'appréhension considéré dans sa structure propre, est mis en relation
avec les règles auxquelles il doit se soumettre pour atteindre un être
« réel » et être chaque fois conforme au sens qui appartient à ce der-
nier, c'est que l'obtention des vérités rationnelles reste le but ultime
auquel se subordonne la réflexion sur les conditions de cette obten-
tion. Le cogito n'est que l'une des vérités rationnelles, mais préci-
sément parce qu'il a permis à la conscience d'atteindre, au sein
de son être singulier, à l'ordre de la rationalité, il demeure l'idéal d'une
recherche qui s'est réalisée en lui pour la première fois et à laquelle il
imprime ou confirme une tâche définie : l'obtention de contenus qui
puissent se prévaloir du titre de « vérités ».
La raison n'est pas une faculté de l'universel. En déterminant
chaque fois la validité des positions de la conscience qui s'accomplis-
sent à l'intérieur d'un cadre d'évidence dont la structure éidétique se
trouve définie dans sa corrélation au sens original de l'être d'une
région donnée, elle se voue à une tâche qui reste orientée vers la
découverte de vérités particulières. Mais plus scrupuleux est l'effort de
la réflexion dans la détermination des contenus qu'elle est susceptible
de légitimer, plus rigoureuse est cette détermination, plus nombreuses
les sphères de l'être que la raison, poursuivant sa tâche apparemment
infinie, a soumises au travail méthodique qui lui permet d'y opérer
les positions qu'elle peut reconnaître comme siennes, plus décisif
aussi et plus fatal est l'oubli où se meut la philosophie. Cet oubli ne
concerne rien de moins que l'universel lui-même, considéré dans son
XI
L'ÊTRE DE L'EGO

essence propre. La tâche de la philosophie n'est point d'accumuler les


vérités. Si la science vise légitimement à accroître notre savoir
en édifiant les systèmes où s'ordonnent des connaissances toujours
plus vastes, elle n'évite point pour autant l'erreur qui la conduit
toujours ici ou là, mais s'y voue plutôt dans le principe.
On manque assurément la signification de la phénoménologie de la
raison si on prétend la réduire à des préoccupations d'ordre exclusi-
vement ontique. Il arrive que les sciences, elles aussi, en viennent à
considérer pour lui-même le soubassement ontologique sur lequel
elles s'appuient constamment, quoique d'une façon qui demeure le
plus souvent implicite : cela se produit dans l'ébranlement d'une
« crise des fondements ». Alors, à la raison qui est à l'œuvre dans telle
ou telle science particulière est brusquement rappelée sa destination
philosophique propre; le sens de l'être la convoque et s'offre à elle
pour une élucidation thématique. La signification de la phénomé-
nologie de la raison demeure cependant limitée, parce que le sens
de l'être sur lequel elle poursuit son travail ontologique demeure
subordonné, et cela d'une façon foncière, à l'empire des régions.
Comment l'ontologie régionale pourrait-elle s'égaler à la tâche
fondamentale de l'ontologie, elle qui demeure aveugle à l'égard de son
propre fondement ? Comment prétendrait-elle saisir le sens de l'être
à l'intérieur d'une sphère déterminée aussi longtemps que le sens de
l'être en général n'a pas été compris comme le thème propre de
l'ontologie ?
La recherche qui se donne pour thème le sens de l'être en général,
l'ontologie phénoménologique universelle, ne diffère pas seulement, dans sa
visée propre, des diverses ontologies régionales qui fondent les
sciences ontiques, elle s'écarte aussi, pour 1a même raison, de l'ontologie
formelle. Celle-ci ne domine qu'en apparence ou, pour être plus
exact, elle domine d'une façon purement formelle les diverses
ontologies régionales. En réfléchissant sur l'essence de la région
considérée, non comme une région proprement dite, mais comme
VIII
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

la forme vide d'une région en général qui, à ce titre, convient à


toutes les régions matérielles possibles, l'ontologie formelle n'est
susceptible de prescrire aux diverses ontologies matérielles qu'une
législation commune de pure forme, et comme, par ailleurs, les
catégories analytiques qui lui correspondent sont incapables de se
soumettre les catégories synthétiques des régions matérielles, il
apparaît clairement qu'elle ne peut conquérir qu'une préséance
purement formelle sur l'empire de l'être et sur les multiples détermi-
nations concrètes dans lesquelles celui-ci exprime son infinie richesse.
Une telle préséance n'est pas même évidente. Bien au contraire, c'est
manifestement dans le règne des essences matérielles que l'ontologie
formelle puise son origine, puisque l'essence pure d'une région en
général est nécessairement relative à quelque chose comme une
région concrète.
A la dépendance foncière de l'ontologie formelle, l'ontologie
phénoménologique universelle oppose avec éclat son autonomie et sa
suffisance première. L'universel qu'elle exhibe (ou, qu'à tout le moins,
elle vise, cherchant à le tirer de l'obscurité où il s'enveloppe natu-
rellement) est un terme concret que présuppose chaque région de
l'être. Il est l'être lui-même, — non pas une catégorie vide, qui
conviendrait formellement à toute région, mais plutôt l'essence même
de cette région, si du moins elle est une région de l'être. Il est l'essence
primordiale, l'essence de toute région, mais aussi de tout objet, de
tout ce qui est. L'être individuel, le genre, l'espèce, lui sont soumis,
non pas en vertu d'une régulation formelle ou logique qui leur
demeurerait extérieure, mais dans leur être même. L'être gouverne
toutes choses, sur elles il étend son règne qui les traverse. En tout
objet, l'être est présent, comme ce qui permet précisément à cet
objet d'être présent. Il est la présence même, il réalise l'essence de la
présence. A quoi se ramène celle-ci ? Est-elle autre chose qu'une forme
vide que nous accolons chaque fois à une existence matérielle, à la
réalité d'un objet, d'un outil, d'une culture, d'une personne, d'une
L'ÊTRE DE L'EGO XI

valeur, comme lorsque nous disons : « cela est » ? Qu'est-ce donc que
ce « est », en dehors de cette chose-ci, de cette personne-là ? L'essence
de la présence ne signifie-t-elle pas plutôt la dissolution de toute
présence effective ?
C'est l'essence pourtant qui s'annonce à nous dans une telle
dissolution. « Dans », cela signifie que cette dissolution est l'aspect
que l'essence nous offre d'elle-même. La disparition de tout existant
effectif (et la tonalité affective qui accompagne cette disparition)
constitue le donné phénoménologique sur lequel doit prendre appui
toute pensée qui veut réaliser l'essence en elle. A une telle pensée
l'essence se propose assurément comme ce qui n'est pas l'étant,
comme ce qui, à vrai dire, n'est rien de tout ce qui existe. Mais
l'essence n'est pas la simple négation de l'existant, elle n'est pas une
pure privation. Ou plutôt, c'est justement parce qu'elle est cette
privation, qu'elle est l'essence même. Être indigent et être, pour
l'être, c'est tout un. L'être n'est être que sur le fondement du Néant
en lui. Le néant n'est pas rien, il est l'opération effective par laquelle
l'être se réalise. C'est un néant réel qui, dans son néantir même,
réalise l'essence de l'être, en même temps qu'il est l'origine de
l'expulsion hors de l'être par laquelle l'étant est promu au rang
d'existant. L'être se présente d'abord à la réflexion du philosophe
comme un néant relatif, en tant qu'il est saisi dans sa relation à l'étant
comme ce qui n'est pas l'étant; ce « n'être pas » qui n'est encore que
relatif, ou, si l'on préfère, cette transgression de l'étant par quoi se
caractérise tout d'abord l'être, n'est en réalité possible que sur le
fondement d'un néant réel, qui constitue l'essence même de l'être. Le
thème de l'ontologie phénoménologique universelle n'est donc rien
qui puisse être assimilé par nous à une essence purement formelle,
ou même complètement vide. Il n'est pas un terme abstrait, la fiction
d'une métaphysique creuse, le concept dont l'extension ne s'égale à
tout ce qui existe que si sa compréhension s'appauvrit graduellement
jusqu'à un point qui ne correspondrait plus qu'à un néant de
VIII L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

compréhension. Dans l'indigence où s'angoisse la pensée de l'être,


ce qui se lève finalement devant celle-ci, c'est l'essence absolue, dans
sa concrétion la plus haute, c'est l'identité de l'être et du néant.
L'ontologie phénoménologique universelle se heurte nécessai-
rement, dans son développement même, à la question de savoir si
elle est autre chose qu'un jeu de mots et de concepts qui ne corres-
pondent strictement à rien. Mais lorsqu'une telle objection a réussi
à faire la lumière sur elle-même, elle s'interprète comme un progrès
de la pensée sur le trajet qui mène à l'essence, à la compréhension
de l'essence dans son essence même. Car c'est l'essence positive de l'être
qui se dévoile dans le caractère apparemment inessentiel de l'essence.
Qu'une telle essence soit positive, en un sens ultime, cela se manifeste
dans le fait qu'elle est la condition. Tout ce qui est trouve en elle
son fondement. L'ontologie phénoménologique universelle qui
s'oriente délibérément vers la tâche d'une compréhension de l'essence
est bien l'ontologie fondamentale.

§ J . L E DÉPASSEMENT DE L'INTUITIONNISME ET L A LIBÉRATION


D E L'HORIZON PHÉNOMÉNOLOGIQUE UNIVERSEL

L'ontologie phénoménologique universelle suppose, comme


première condition d'une prise de conscience de sa tâche et de sa
possibilité propres, un dépassement radical de l'intuitionnisme. C'est
seulement dans un tel dépassement qu'elle peut s'élever au problème
du sens de l'être en général. « En général » ne désigne plus ici un
simple recensement ni même une élucidation systématique et coor-
donnée des différentes régions et des différents sens que l'être revêt
chaque fois à l'intérieur de ces régions. La recherche se situe, en
réalité, sur un autre plan que celui de la pluralité des ontologies
régionales. Elle ne vise pas à épuiser les différentes structures que les
essences ultimes prescrivent chaque fois à l'être à l'intérieur des
domaines qu'elles gouvernent. La généralité que vise l'ontologie
L'ÊTRE DE L'EGO XI

universelle ne concerne donc point « l'explicitation du sens de tout


type d'être que moi, l'ego, je peux imaginer » (1). Si une telle ontologie
se réfère au « sens authentique et universel de l'être en général » (2),
c'est cependant d'une façon spécifique qui ne l'attache pas aux
structures universelles de l'être ni à leurs généralités les plus hautes.
De telles généralités elle se détourne plutôt, afin de se consacrer à la
généralité absolument originale qui constitue son thème propre
et qui dépasse délibérément tout genre et toute généralité ayant
trait à un genre.
Or, l'orientation vers une structure déterminée de l'être et, à
l'intérieur de cette structure, vers un être lui-même déterminé qu'il
s'agit de se rendre présent avec ses caractères propres, est au contraire
caractéristique de l'intuitionnisme comme de la phénoménologie de la
raison qui le prolonge et qui s'appuie sur lui. L'intuition vise chaque
fois un étant particulier. Même lorsqu'elle dépouille cette signifi-
cation ontique immédiate pour se diriger vers la saisie d'une structure
éidétique qui appartient à un genre de l'être, une telle structure est
toujours une structure déterminée, en sorte que l'orientation ontolo-
gique de l'intuition demeure foncièrement limitée dans son principe
même. Cette limitation ou, pour mieux dire, cette finitude ne résulte
pas de l'orientation prise par le regard dans telle ou telle intuition,
elle est plutôt inhérente à l'intuition en tant que telle. Celle-ci est, par
principe, une pensée finie. Sans doute se détermine-t-elle librement
par la libre orientation de sa visée, mais cette détermination est
elle-même une nécessité qui s'impose à sa liberté, et cela d'une façon
insurmontable. C'est pourquoi la pensée de l'être ne pourra
s'accomplir sur le mode d'une réalisation intuitive, mais seulement
sur celui du mystère.
Le projet d'élucider les différentes sphères de l'être dans leur

(1) MC, 72, souligné par nous.


(2) Id., 74.
VIII
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

structure propre demeure soumis, en réalité, au TSAOÇ de la réalisation


intuitive. C'est justement pour déterminer les conditions qui rendent
chaque fois possible cette réalisation, et cela d'une manière qui
permette aux positions de la conscience qui s'appuient sur elle de
satisfaire la raison, que celle-ci poursuit la tâche infinie de dévoiler
les différents types d'être et leur sens immanent. La mise en lumière
des structures éidétiques régionales qui gouvernent les objets appar-
tenant aux diverses régions correspondantes, n'a pas d'autre but que
celui de dire comment ces multiples objets singuliers peuvent et
doivent être rendus chaque fois présents dans une conscience intui-
tive adéquate. L'élucidation systématique des régions n'est encore
qu'un moyen qui reste subordonné à l'idéal de l'obtention de l'être-
déterminé et des vérités particulières. La signification de la phéno-
ménologie de la raison ne peut être qualifiée sans restriction d'« onto-
logique », quand la visée dernière de cette raison est la possession de
l'être singulier et fini. Une telle possession demeure l'idéal de la
raison dans le travail ontologique qu'elle poursuit pour la rendre
possible. Le cogito ne représente qu'un être particulier et déterminé,
saisi dans l'évidence apodictique. On ne peut certes oublier la façon
dont se donne un tel être, la certitude dont ce dernier est le corrélat
« réel » et « vrai », mais cette expérience, privilégiée dans le cas du cogito,
demeure une expérience strictement déterminée. La conscience qui se voue à la
finitude et à la détermination de Vêtre-là, n'est elle-même, pour cette raison,
qu'une conscience finie. Si particulière et si intense que soit l'expérience
subjective à laquelle parvient la conscience qui s'égale à l'objet dans la
certitude et dans la vérité, une telle expérience n'est encore qu'un
mode d'une vie essentiellement finie. Dans la jouissance de l'être fini
ou de l'expérience finie qui le donne, la conscience ne peut se délivrer
du mode d'existence qu'elle doit assumer si elle veut vivre la vie
rationnelle à laquelle appartiennent également la certitude singulière
et l'être déterminé. Dans un tel mode d'existence, qui demeure
essentiellement marqué par la finitude, elle s'enfonce au contraire plus
L'ÊTRE DE L'EGO XI

avant, se détournant de ce qui transcende toute finitude. La conscience


cartésienne qui vise rationnellement l'être déterminé et qui se donne
l'expérience subjective de la certitude, n'est point privilégiée. Elle a
manqué l'essence et, par là même, la vraie Stimmmg. A la pensée
de l'être celle-ci est bien plutôt donnée comme la venue en nous de
notre accord avec une essence qu'on ne saurait réaliser sur le mode
de la présence intuitive qu'en la détruisant.
La compréhension de la finitude inhérente à l'intuition demande
que l'essence de celle-ci soit tirée au clair. Par intuition, on peut
entendre : i ° La vision en général, tout acte qui présente ou qui
présentifie dans une vision, quelle que soit la nature de celle-ci ; en
ce sens, toute conscience est intuitive. 2 0 Une conscience intuitive
proprement dite, c'est-à-dire une conscience dont les intentions signi-
fiantes sont, en partie du moins, remplies par un donné qui leur
correspond exactement et, si possible, d'une façon adéquate. 30 Le
remplissement même de l'intuition, entendu comme le surgissement
d'un donné auquel les intentions signifiantes de la conscience vien-
nent alors s'adjoindre dans une rigoureuse correspondance. Intuition
désigne ici la réalité intuitionnée elle-même, le contenu particulier
qui s'exhibe dans l'intuition, dans sa double opposition à la visée de
la conscience et au contenu qui n'est lui-même que visé sans être
encore donné en personne ni appréhendé d'une manière originaire.
L'évidence se produit lorsque ce remplissement s'accomplit d'une
manière satisfaisante, de façon que la conscience intuitive se trouve
en présence de la chose même. Les différents termes qui viennent
d'être distingués (nous n'avons pas besoin, pour le moment, de
poursuivre l'analyse plus avant) ne sauraient évidemment être
confondus. Ils sont pourtant reliés par une unité profonde qui
appartient à la téléologie de la conscience. Conformément à cette
téléologie immanente, la conscience tend à se faire conscience
intuitive, parce que l'intention signifiante qui la traverse vise active-
ment le contenu déterminé qui doit venir la remplir. C'est donc le
VIII
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

remplissement ou, pour être plus exact (car la conscience ne vise


jamais, dans la vie immédiate du moins, à se transformer elle-même,
elle vise un contenu qu'elle cherche à modifier, en s'en rapprochant
par exemple, — et c'est de cette façon qu'elle se transforme, involon-
tairement en quelque sorte, et d'une ' manière non thématique), le
contenu qui doit donner à ce remplissement l'occasion de se produire*
qui demeure le véritable but de la vie intentionnelle. C'est justement
pour cette raison que la pensée intuitive et, par suite, la vie ration-
nelle demeurent essentiellement orientées par la détermination de
l'être-là (qu'il s'agisse d'un être empirique ou idéal).
Quelle que soit, cependant, la légitimité du mouvement de la
conscience vers l'être transcendant en présence duquel elle veut
vivre, et cela dans une proximité toujours plus grande, on ne peut
oublier les conditions qui rendent possible la réalisation de cet idéal,
c'est-à-dire l'obtention du donné intuitionné. Or, la compréhension
de ces conditions nous oblige à parcourir, en quelque sorte, un trajet
inverse et à nous élever du donné intuitionné à la conscience intuitive
qui le donne et, de celle-ci, à la conscience en général, c'est-à-dire au
pouvoir de vision en tant que tel. Le donné intuitionné n'est qu'un
élément de la conscience intuitive. Il lui appartient, par principe,
d'être entouré par l'horizon que dessine autour de lui le faisceau des
intentions signifiantes qui ne sont pas encore remplies. C'est dire
qu'une conscience ne peut jamais se réaliser pleinement comme
conscience intuitive. Les éléments de la conscience qui doivent
être compris sous le titre de conscience intuitive sont constitués
par les intentions signifiantes qui se trouvent effectivement remplies;
ils laissent, en dehors d'eux, toutes les autres intentionnalités du même
type auxquelles ne correspond, à titre de corrélat, qu'un donné visé
mais non intuitionné. On pourrait, il est vrai, concevoir le cas d'un
remplissement parfait, c'est-à-dire la possibilité d'une conscience
dont toutes les intentions signifiantes se trouveraient réalisées sur le
mode intuitif. Une telle conscience est, à vrai dire, l'idéal de la
L'ÊTRE DE L'EGO XI

raison, elle constitue le réXoç qui détermine dans son fond la


conscience comme une activité, comme une visée active essentielle-
ment orientée vers la production d'un donné reçu dans l'intuition.
Mais la rationalité immanente à la vie intentionnelle est-elle autre
chose qu'un idéal ? Et bien que celui-ci soit justement ce qui confère
à toute recherche le mouvement par lequel elle se dépasse sans cesse
et s'engage dans la voie d'un progrès indéfini, n'est-il pas, cependant,
à bien des égards, et en dépit de sa fécondité pratique, un idéal
dangereux ? N'est-ce pas en lui que s'engendre l'oubli originel,
l'oubli de l'origine et du fondement ? Le problème est celui de savoir
si l'horizon qui appartient à toute conscience intuitive, en tant qu'elle est aussi
et toujours une conscience non intuitive, est un élément contingent de la structure
de la conscience en général, ou s'il lui appartient, au contraire, par principe.
La considération thématique de l'horizon où baigne toute
présence intuitive n'est certes pas exclue de la phénoménologie
de la raison. Celle-ci se montre toutefois incapable de saisir la
véritable signification que doit recevoir un tel « horizon », elle se
meut plutôt dans l'oubli de cette signification, à moins qu'elle n'en
opère une véritable falsification. Et ceci pour trois raisons :
i ° L'intérêt porté à l'horizon qui entoure toute présence effective
se trouve constamment subordonné, dans une perspective intui-
tionniste, à la considération du contenu déterminé de l'effectivité
transcendante. L'analyse de l'horizon est seulement faite pour
montrer comment ce qui est visé dans un tel horizon doit être suscep-
tible de se transformer dans la donnée intuitive correspondante,
comment et dans quelle condition une telle transformation peut et doit
chaque fois s'opérer. Le contenu de l'horizon s'est substitué comme
thème de la réflexion à la forme même de cet horizon, c'est-à-dire
à son essence. La prétendue prise en considération de l'horizon se
métamorphose subrepticement dans la simple comparaison de deux
modes spécifiques de donné soumis à l'élucidation sous le titre de
« donné originaire » et de « simplement visé », et dans l'établissement,
VIII
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

conforme au T£ÀOÇ de l'intuitionnisme, d'une priorité du premier sui


le second.
2° Cependant, l'analyse du mode selon lequel le donné originaire
doit se substituer au simple corrélat de l'intention signifiante implique
une réflexion sur la structure de l'horizon qui entoure dans chaque
sphère de l'être une présence intuitive de celui-ci. A chaque région;
en effet, appartient, par principe, un type d'horizon absolument
propre, pourvu d'une structure éidétique déterminée. C'est confor-
mément à cette structure éidétique de l'horizon que doit chaque
fois s'opérer le remplissement des inte.ntionnalités qui n'ont pas encore
donné leur corrélat sur le mode originaire. L'horizon préfigure le
trajet que doit suivre l'intentionnalité de la conscience si elle veut
pouvoir convertir dans sa réalisation intuitive ce qui n'est encore
que visé par elle d'une façon vide. La modification du donné qui
intéresse la conscience s'accomplit donc conformément à une direc-
tion prescrite par la structure de l'horizon qui met en relation le
« simplement visé » avec « l'originaire », lequel lui correspond d'une
façon rigoureuse dans le cas de l'intuition adéquate. L'élucidation
thématique de l'eidos de chaque type d'horizon constitue donc une
tâche pour la phénoménologie de la raison. Ce qui est pris en consi-
dération par celle-ci, toutefois, ce n'est jamais, et dans chaque cas,
qu'une structure éidétique déterminée, la structure d'un horizon ou
d'un type d'horizon particulier. Ce sont donc des structures parti-
culières — structures qui sont elles-mêmes mises en relation avec
les êtres singuliers dont elles régissent l'apparition intuitive —
que se donne, sous la forme de contenus éidétiques déterminés, une
telle problématique. Ce qu'elle manque, ce n'est rien de moins que
l'essence de l'horizon en tant que tel.
3° L'intuitionnisme est incapable, en réalité, de penser l'essence
de l'horizon. Car il cherche à se donner une telle essence sur le mode
de la réalisation intuitive. Il pense l'atteindre dans l'intuition éidétique.
Au moment même, toutefois, où l'horizon fait ainsi le thème de la
L'ÊTRE DE L'EGO XI

pensée intuitive, c'est devant une singularité éidétique que celle-ci


se trouve en fait placée. Et comment le surgissement de cette singu-
larité devant le regard de la conscience intuitive peut-il se produire,
si ce n'est à l'intérieur d'un horizon d'ouverture qui déploie le
milieu où il est donné à l'eidos singulier de se manifester comme une
présence ? L'horizon est précisément ce qui échappe à la pensée au
moment même où elle veut en intuitionner l'essence. Cette prétendue
essence n'est encore que le ceci de la présence singulière qui baigne
dans le milieu essentiel de l'être, de telle manière cependant qu'elle le
cache. Parce que l'horizon est ce qui transcende toute détermination,
l'oubli où se tient à son égard la pensée intuitive n'est pas dû au
hasard. L'essence de l'horizon est manquée dans le principe par
l'intuition, et cela d'une manière telle que c'est précisément au
moment où celle-ci la prend comme thème explicite de sa pensée
qu'elle s'en trouve le plus éloignée (1).
A une telle difficulté l'ontologie phénoménologique universelle
qui comprend comme sa tâche fondamentale l'élucidation de l'horizon
pensé par elle comme l'essence absolue, n'échappe assurément
pas. Il lui suffit cependant d'être consciente de l'obscurité foncière qui
appartient, par principe, à l'essence, non point pour la surmonter, il
est vrai, mais pour la vivre comme telle dans le mystère. Mais la
phénoménologie de la raison qui cherche partout et qui trouve des
présences dont elle veut assurer la réalisation intuitive, ne saurait
assurément échapper à une contradiction qu'elle n'aperçoit pas, ni,
à plus forte raison, penser celle-ci comme un caractère positif de
l'essence.
L'analyse de la conscience confuse constitue, pour la pensée

(1) I^e fait que la singularité intuitionnée soit d'ordre éidétique ne change
évidemment rien à la situation décrite. Une telle singularité n'en a pas moins son
horizon déterminé. Ainsi, les essences mathématiques, par exemple, sont entourées
par un horizon mathématique qui n'a rien de commun avec celui où baignent les
objets empiriques.
VIII
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

qui ne veut pas manquer l'essence, un fil conducteur plus sûr que
l'examen systématique des différents types de conscience qui par-
viennent chaque fois dans l'évidence à un contenu strictement déter-
miné. A la conscience non intuitive, pour laquelle aucun donné
rigoureusement circonscrit n'a encore émergé de l'indétermination
et de l'obscurité de l'horizon où il baigne, l'aperception de cet
horizon n'est pas masquée. La richesse intuitive d'une présence
singulière ne peut pas encore détourner l'attention d'une réflexion
sur l'horizon qui rend possible toute présence comme telle. La tâche
demeure assurément de saisir celui-ci non point à titre de simple
horizon psychologique, toujours confondu avec les contenus qui le rem-
plissent ou avec les objets marginaux de la conscience (les caractères que la
psychologie attribue à un tel horizon — obscurité, indétermina-
tion, etc. — ne sont encore, précisément, que les caractères psycho-
logiques de ces contenus), mais comme la condition transcendantale
d'un objet en général, comme la forme pure de l'objectivité qui
préfigure et précède, en le rendant possible, tout objet comme tel.
Ce qui permet à tout être de se manifester, de devenir « phéno-
mène », c'est le milieu de visibilité où il peut surgir à titre de présence
effective. Le déploiement d'un tel milieu, en tant horizon transcen-
dantal de tout être en général, est l'œuvre de l'être lui-même. La prise en
considération de cet horizon transcendantal, ou, comme nous pou-
vons le dire, de l'horizon phénoménologique universel, n'est pas différente
de la pensée de l'être. La tâche de comprendre un tel horizon est
celle de l'ontologie phénoménologique universelle qui domine, à
titre de condition, toute ontologie particulière et toute science
ontique. Toute vérité qui concerne un étant déterminé est en effet
relative à l'état manifeste de celui-ci, à sa présence. Toute vérité
prédicative susceptible d'être formulée suppose tout d'abord la
manifestation de l'étant qu'elle vise, c'est-à-dire une vérité d'ordre
ontique. Or, une telle manifestation n'est jamais le simple corrélat
d'une représentation ou d'une intuition, elle se produit toujours, en
L'ÊTRE DE L'EGO XI

réalité, à l'intérieur d'un milieu déjà ouvert qui la rend possible.


L'ouverture de ce milieu, c'est l'apérité de l'être. C'est seulement
parce que l'être est dévoilé que l'étant peut se manifester. Toute
vérité prédicative renvoie à une vérité ontique et celle-ci, à son tour,
à la vérité ontologique. Mettre en lumière l'espace nécessaire et suffi-
sant pour que tout être puisse devenir ce qu'il est, c'est instituer une
problématique fondamentale à l'égard de laquelle toute recherche
déterminée doit reconnaître sa nécessaire subordination.

§ 4 . L ' I N S E R T I O N DE L'EGO COGITO ET DE SA PROBLÉMATIQUE


A L'INTÉRIEUR DE L'HORIZON LIBÉRÉ
PAR L'ONTOLOGIE PHÉNOMÉNOLOGIQUE UNIVERSELLE

Il n'est pas facile à l'ontologie de préserver la pureté de son projet


initial. La pensée de l'être est difficile. Nous sommes si profondément
attachés aux choses de la terre, aux contenus singuliers de notre
expérience, qu'il ne nous semble pas que nous ayons ailleurs un séjour
propre et qui nous est réservé. Un tel séjour, il est vrai, ne s'obtient
que par la renonciation, en lui règne l'absolu dénuement, la source de
notre effroi. Et nous ne pouvons nous défaire de nos habitudes
singulières, ni des valeurs qui font la substance de notre vie. Nous
nous vouons à la détermination qui nous préserve. Dès son origine,
la philosophie succombe à la tentation de l'étant. Le dur projet qui
meut l'ontologie dans la démarche radicale par laquelle elle s'oriente
d'abord vers l'origine de toute chose, vers l'être, le maître absolu,
tombe vite dans l'oubli. A la recherche originelle qui, abandonnant
délibérément la considération de l'étant, prend comme fil conducteur
l'examen des catégories de l'être, et qui, dans sa marche périlleuse,
s'avance vers la catégorie suprême, succède, comme par l'effet d'une
chute fatale, un mouvement de l'attention qui se reporte sur l'être
déterminé ou, éventuellement, sur un super-étant, s'écartant ainsi
de son dessein premier. A l'analyse proprement ontologique qui vise,

M. HENRY 2
VIII
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

par-delà ses ramifications régionales, la structure de l'être considérée


dans sa pureté, on voit se substituer presque inévitablement des
considérations d'ordre ontique. La philosophie n'a été le plus
souvent, comme le dit Heidegger (i), qu'un mélange de philosophie
première et de discussions sur Dieu ou sur l'immortalité de l'âme, qu
sont en fait étrangères à son domaine propre. Saint Thomas d'Aquir.
ne fait que poursuivre l'erreur inaugurée dès son apogée par h
philosophie hellénique, lorsque, dans la scientia divina, il fait intervenii
paradoxalement l'idée de Dieu dans l'étude des transcendantaux. Une
telle confusion s'affirme avec un éclat encore plus grand dans les
Méditations de Descartes où la considération du divin occupe, ai;
détriment du problème de l'être, une place dominante.
Il est vrai que se produit chez Descartes une oscillation de la
pensée, déjà visible chez saint Thomas. Une concurrence s'institue
entre les étants qui prétendent indûment au rôle de principe. L'egc
cogito obtient dans la problématique une préséance dont la signifi-
cation n'est pas seulement chronologique. Mais la subordination de
l'ontologie à l'égologie, implicite ou non, de la philosophie moderne,
n'est pas plus justifiée que l'ancien primat de la théologie. Qu'il soit
envisagé sous le titre de « sujet » ou d ' « esprit », de « personne »
ou de « raison », le cogito qui subit ces transformations inessentielles
demeure un existant qu'on ne saurait, comme tel, confondre avec un
fondement d'ordre ontologique. En fait, c'est la signification ontolo-
gique de la philosophie qui est perdue, c'est la possibilité même de la
position du problème de l'être qui se trouve mise en question. Et
cela d'une façon d'autant plus dangereuse que la prise en considé-
ration d'un tel problème demeure apparemment présente au sein de la
philosophie. Seulement, la réponse en est demandée, d'une façon
absurde, à un existant déterminé. Ainsi voit-on la signification

(i) Dans un cours inédit sur les Concepts fondamentaux de la métaphysique,


dont nous devons à M. J . Wahl d'avoir pris connaissance.
L'ÊTRE DE L'EGO XI

authentique de l'ontologie grecque être complètement falsifiée par


Hegel qui prétend réduire une telle ontologie à un moment dans
l'évolution de la conscience. Pour l'idéalisme, l'homme est d'abord
un homme, le projet ontologique par lequel il esquisse, dans une
compréhension anticipante l'être de toutes choses, demeure indisso-
lublement attaché, comme à son fondement, à la réalité préalable
d'une existence singulière.
Celle-ci revêt, sous le titre de conscience, un double aspect : elle
désigne, d'une part, le pouvoir qui déploie l'horizon, l'œuvre même
de la transcendance qui constitue originairement, sous la forme
d'un tel horizon, la trame pure de toute objectivité possible; d'autre
part, elle est l'existant singulier où s'enracine cette transcendance.
Une telle transcendance n'est alors plus rien d'autre qu'un caractère
particulier de la conscience, la propriété singulière conformément à
laquelle cet existant désigné sous le titre de conscience a reçu le
pouvoir de se diriger vers des objets et d'y avoir accès. Ce pouvoir
d'accéder aux choses s'ajoute à l'existence préalable du cogito, comme
une détermination très remarquable, mais seconde. L'entente onto-
logique ou pré-ontologique de l'être est dénaturée quand elle devient
l'attribut d'une détermination ontique. La transcendance n'est point
sauvegardée dans sa signification propre si on l'assimile à un caractère
de la conscience. Il ne sert à rien de dire qu'elle en est un caractère
fondamental, essentiel, que la conscience est « tout entière » ce
« mouvement vers », cette esquisse du monde, qu'un tel projet
n'est pas un prédicat qui s'ajouterait synthétiquement à l'existence
préalable d'une subjectivité, que c'est la transcendance enfin qui fait
la substance même, la subjectivité du sujet : tant que l'être de celui-ci
n'a pas été élucidé, on ne sort point du paradoxe qui fait reposer la
condition sur le conditionné. Car d'où le sujet peut-il tenir sa substan-
tialité, même si celle-ci n'est rien d'autre que le pur acte de trans-
cender, si ce n'est de l'être lui-même ?
La transcendance ne peut être insérée dans une existence singu-
VIII
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

lière, elle, l'éclatement, le pur ébranlement qui brise et qui détruit, en


la fondant, toute existence et toute singularité, qui est le néant,
l'œuvre interne de l'être, le mouvement qui dissout toute effectivité
et qui la fait être dans cette dissolution même. Le néant qui creuse la
trouée (ce que nous avons appelé l'horizon) où quelque chose et
toute chose peuvent émerger dans l'être, ne saurait, sans absurdité,
être enfermé dans les limites de ce quelque chose. C'est en niant
l'existant dans le dépassement originel et foncier qui est en lui l'œuvre
du néant que l'être prête, sous la forme d'un horizon de présence,
aide et assistance à cet existant qui veut être et qui demande, si dure
soit-elle, la faveur d'une protection. De celle-ci le « sujet » a lui aussi
besoin, il doit la demander humblement. Aussi bien n'y a-t-il point
un sujet, une seule raison, mais bien des esprits qui attendent avec
patience que s'accomplisse l'œuvre de l'être, le travail infini du négatif.
Permission leur est seulement donnée, en s'appuyant sur ce travail
qui n'est pas le leur et dont ils recueillent le fruit comme une béné-
diction, de penser les choses et, s'ils le veulent, d'entendre l'étrange
appel qui monte d'elles et qui est celui de l'origine. L'être est un
événement impersonnel. L'existant humain ne peut le revendiquer
comme sien. Son blasphème est une absurdité. Le sujet, l'esprit, la
personne, la subjectivité ne peuvent déployer leur existence, si
particulière ou si privilégiée qu'en soit la structure, que sur le fond
de l'être en eux.
On s'enfonce dans la contradiction, en même temps qu'on
place la problématique dans une confusion insurmontable, si, tout
en prétendant sauvegarder l'essence dans sa nature intime, on
veut cependant l'insérer dans la subjectivité humaine et, en fait,
l'identifier avec celle-ci. La transposition des thèmes centraux de
l'ontologie de l'être à l'intérieur d'une philosophie du cogito ne peut
aboutir, en réalité, qu'à une déformation. Cette déformation, si
grave qu'elle mérite d'être appelée par nous une falsification et une
dénaturation, a une double conséquence : d'une part, le néant auquel
XI
L'ÊTRE DE L'EGO

on fait revêtir la condition du « sujet » dépose, en réalité, sa nature


d'essence pour devenir une simple opération subjective. La signifi-
cation transcendantale qu'on essaie de maintenir à celle-ci semble
n'être parfois qu'une ultime tentative pour échapper au psycholo-
gisme. Mais comment la transcendance pourrait-elle éviter indéfi-
niment la confusion avec un acte psychologique, puisqu'elle apparaît,
en fait, comme la propriété d'un être déterminé ? De toute façon, on
n'évite pas la contradiction qu'il y a à assigner à l'essence dont le
néantir déploie l'horizon de l'être, la condition d'une réalité parti-
culière soumise à cet horizon. L'être qui ne peut être pensé que
dans le dépassement de l'existant singulier ne saurait revêtir que
paradoxalement la nature d'un tel existant. Comment, d'autre part,
l'existant singulier, fût-il le sujet humain, pourrait-il être assimilé
avec l'essence qui déploie l'horizon et qui ouvre le milieu de l'être ?
C'est bien plutôt à l'intérieur d'un tel milieu que nous, et toutes les
choses, pouvons nous manifester, à titre de « phénomènes », dans la
lumière du monde. C'est parce que la transcendance qui fait être le
monde nous dépasse radicalement, nous, les hommes, au même titre
que les choses, que nous pouvons nous penser nous-mêmes comme
nous pensons les choses, et nous saisir aussi dans notre rapport avec
elles. Il nous est seulement permis, quant à nous, de bénéficier de
l'œuvre de l'être et, en nous appuyant sur l'opération interne de la
transcendance, d'accéder aux choses dont elle a fait pour nous des
« phénomènes ».
La subjectivité n'est donc pas la condition absolue, et de même
que l'essence n'est pas sauvegardée, mais subit au contraire une
altération profonde lorsqu'elle est pensée sous le titre d'une détermi-
nation particulière, on ne respecte pas non plus la nature de cette
subjectivité lorsqu'on prétend lui faire jouer un rôle auquel elle ne
peut s'égaler. La subjectivité n'est pas l'essence, elle est une vie
particulière et, à ce titre, profondément réelle. L'identification injus-
tifiée avec l'essence ne peut qu'irréaliser une telle vie ou, pour mieux
VIII L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

dire, la détruire. Les discussions relatives au « substantialisme » spiri-


tuel ne font qu'illustrer la contradiction où s'enfonce inévitablement
l'idéalisme. Dans la mesure où il tient la subjectivité pour un fonde-
ment ontologique, il lui fait déposer pour un temps sa réalité d'exis-
tant et, si l'entreprise se révèle impossible, il cherche du moins à
minimiser cette réalité. La subjectivité ne sera donc point une
substance, mais seulement un acte, — non pas un acte à proprement
parler, un acte particulier et déterminé, mais plutôt une activité en
général, une activité virtuelle, la possibilité pure et par elle-même vide
d'accomplir des actes de pensée; dans la mesure où ceux-ci sont
« réels », ils n'appartiennent plus qu'à une « subjectivité empirique »
qu'il ne faut point confondre avec la « subjectivité transcendantale ».
Celle-ci seule peut prétendre au rôle de fondement. Déjà l'idéalisme
pressent que la signification ontologique d'un tel fondement implique
le dépouillement de l'existence singulière, l'abandon de toute réalité
effective. Aussi voit-on la subjectivité de l'idéalisme laisser là tout
contenu réel pour n'être plus qu'une « pure forme », la forme « vide »
d'une pensée en général. Afin de s'égaler au rôle ontologique qu'on
prétend lui faire jouer, la subjectivité dépose tout caractère concret,
elle laisse couler hors d'elle toute sa substance et va se perdre dans les
nuages. Les penseurs subjectifs ont justement dénoncé la dissolu-
tion de la vie intérieure dans l'existence brumeuse du « sujet consti-
tuant ». Une telle existence, qui justement n'en est plus une, est
l'aboutissement logique d'une pensée qui obéit à ce désir contra-
dictoire : identifier à une réalité singulière la condition de toute
réalité possible en général.
On ne peut, en effet, confondre indéfiniment le fondement
ontologique pensé par nous sous le titre de 1' « être » avec un existant
singulier. Toute philosophie qui poursuit cet idéal chimérique et
contradictoire se trouve tôt ou tard placée devant le dilemme sui-
vant : ou bien délaisser la question de l'être, et se perdre alors dans la
considération de déterminations ontiques, en faisant abstraction de
L'ÊTRE DE UEGO 31

ce qui doit jouer à leur égard le rôle d'une condition de possibilité,


c'est-à-dire en renonçant finalement au problème philosophique du
fondement; ou bien, tout en restant soumise à la préoccupation
ontologique qui vise un tel fondement susceptible d'ouvrir l'horizon
à l'intérieur duquel des existants peuvent se manifester pour nous,
à titre de phénomènes, soustraire du moins un existant indûment
privilégié à cette condition préalable et ultime. Mais, dans ce dernier
cas, la contradiction ne fait que se déplacer; car, ou bien un tel
existant dépouillera effectivement sa condition d'existant, ou bien il
sera incapable de tenir en fait le rôle qu'on prétend lui faire jouer. Ce
qui cache, au moins un instant, une telle contradiction, c'est qu'on
maintient en même temps les deux termes incompatibles de l'alter-
native, l'existant envisagé dans son existence effective et singulière,
et, d'autre part, le fondement lui-même, qui ne peut être correcte-
ment pensé que dans sa transgression à l'égard de tout existant. On
s'efforce alors d'atténuer cette contradiction en dépouillant l'existant
de sa nature d'existant. On s'avance aussi loin qu'on le peut sur cette
voie : après la subjectivité brumeuse et « impersonnelle » de l'idéalisme,
on affirme l'identité de la subjectivité et du néant. Affirmation absurde :
car si l'être est le néant, c'est justement parce qu'en étendant sur elle
son règne, il repousse hors de lui toute détermination, et la subjec-
tivité en particulier. Celle-ci est pensée, qu'il s'agisse de l'idéalisme
du xix e ou de celui du xx e siècle, sous le titre de « champ trans-
cendantal ». On peut déclarer celui-ci « impersonnel ». Mais au
moment où on l'enferme dans les limites d'une existence singulière,
on s'engage dans une analyse qui n'en est plus une.

§ 5. L E PROBLÈME DE L'INSERTION DE L'EGO COGITO


A L ' I N T É R I E U R DE L'HORIZON PHÉNOMÉNOLOGIQUE UNIVERSEL :
L ' « ÊTRE » DE L ' E G O ABSOLU

L'insertion de l'ego cogito et de sa problématique à l'intérieur de


l'horizon libéré par l'ontologie phénoménologique universelle se
VIII
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

heurte toutefois à une objection si l'existence de cet ego puise son origina-
lité ailleurs que dans la structure ontologique que lui prescrit à priori une
région déterminée de l'être. Car cette question reste ouverte : la conscience
peut-elle être assimilée par nous, d'une façon correcte, à une région
d'être ? N'est-elle pas plutôt l'être lui-même, l'être absolu, la proto-
catégorie de l'être en général, l'Urregion dans laquelle toutes les
autres régions trouvent leur fondement ? En connexion étroite avec
une telle question, la possibilité suivante s'ouvre alors devant nous :
l'analyse du cogito constitue par elle-même une analyse ontologique, et cela
en un sens décisif et universel. Elle n'est pas du tout une analyse ontolo-
gique particulière, l'analyse d'une structure ontologique déterminée
qui, à titre de région, domine et régit une catégorie déterminée
d'objets. Certes, on l'a montré, toute ontologie régionale se subor-
donne nécessairement à l'ontologie universelle. L'élucidation du
sens de l'être à l'intérieur d'un domaine particulier d'objets implique
l'élucidation préalable du sens de l'être en général. Mais le sens de
l'être de l'ego cogito n'est pas du tout un sens régional, s'il est vrai
que c'est dans et par cet ego que se constituent tous les types d'être
possibles en général et, corrélativement, tous les types de sens qui
leur sont chaque fois immanents. Les vécus de la conscience dans
lesquels se réalise concrètement le cogito entendu dans son sens le
plus large, ne sont pas, en effet, autant d'êtres déterminés, enfermés
à l'intérieur d'une région déterminée comme des choses mortes ou
comme des contenus susceptibles d'être distribués dans des groupes
ou dans des classes plus ou moins complexes. De tels vécus sont, en
fait, intentionnels, ils sont dans tous les cas « conscience de », ils
visent un objet, celui précisément vers lequel ils se transcendent, et
cela de telle façon que c'est justement un tel acte de transcendance qui
confère chaque fois à l'être visé un sens propre. La conscience est constitu-
tive du sens de l'être en général, c'est elle qui prescrit à tout objet
et à tout type d'objet le sens de l'être qui est sien. Le sens de l'être de
l'ego cogito, c'est justement de conférer un sens à l'être, c'est, plus
XI
L'ÊTRE DE L'EGO

profondément, d'être la source de ce sens, l'origine absolue


d'où celui-ci jaillit chaque fois comme une libre création.
C'est seulement lorsqu'elle est située dans un cadre transcendantal
que la réalité de la conscience peut être pensée d'une façon correcte.
Une telle « réalité » ne se résout pas en une somme de données dont
une phénoménologie noétique ou fonctionnelle pourrait décrire
d'une façon exhaustive les structures propres. Au-dessus d'une telle
phénoménologie, lui conférant son sens et lui assignant ses limites,
se situe une discipline d'ordre supérieur, la phénoménologie transcen-
àantale de la conscience absolue, qui consiste dans l'ensemble ordonné et
systématique des recherches visant à élucider comment cette conscience
confère chaque fois, et cela dans sa vie même, un sens spécifique à l'être
qu'elle constitue dans l'acte par lequel elle se transcende vers lui. A
tout objet d'une expérience possible correspond dans le moi trans-
cendantal une règle de structure, qui préside à la constitution de cet
objet. La vie de la conscience présente ainsi des configurations
typiques où se dessine à priori toute forme possible d'objectivité.
Qu'on prenne comme fil conducteur de la recherche le système de
tous les objets et de toutes les formes possibles d'objectivité, ou
qu'on décrive directement les structures éidétiques de toutes les
synthèses constitutives possibles de l'expérience, rien n'est changé à
la situation fondamentale que la phénoménologie transcendantale
vise à élucider. Ce qui ressort d'une telle situation, c'est que l'ego
absolu est l'origine, le fondement, l'Urstruktur de toutes les structures
possibles et de tous les sens possibles de l'être. Encore ce fondement
doit-il être correctement compris, dans sa signification absolument
concrète, car il n'est pas une forme vide, la simple possibilité par
elle-même indéterminée d'une pensée d'objets en général; il se
ramène, en fait, à des configurations rigoureusement définies qui
sont les modes mêmes de la vie d'une conscience, les déterminations
singulières, quoique d'ordre éidétique, que revêt nécessairement une
existence réelle en tant précisément qu'elle existe.
VIII
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

L'orientation de la problématique vers l'ego cogito ne peut


signifier l'oubli de la question de l'être si l'auto-explication transcen-
dantale de cet ego est le mode même selon lequel la pensée poursuit la réalisation
de son dessein ontologique. L'étude systématique de l'ensemble des
problèmes constitutionnels est une, en effet, avec l'explicitation phé-
noménologique de l'ego, lorsque celle-ci se poursuit dans le cadre
transcendantal. Le mode selon lequel doit se réaliser une telle expli-
citation, si du moins elle se veut systématique, n'est pas facile à
trouver. Son accomplissement, qui signifie aussi l'achèvement de
tous les problèmes constitutifs en général, puisque la vie transcen-
dantale s'égale à la totalité des formes possibles d'objectivité, demeure
sans doute un idéal pour la raison. Mais la signification ontologique
de cette tâche infinie ne peut plus être mise en question.
La restitution de sa signification ontologique à la problématique
de l'ego cogito est rendue possible par le dépassement qu'opère
déjà la phénoménologie husserlienne quand elle s'oriente délibérément
vers les problèmes constitutifs qui mettent en évidence la relation
des structures de l'être avec la conscience comprise désormais comme
un pouvoir d'intuition qui donne être et sens à l'objet qu'elle constitue.
Quand il est l'œuvre d'une philosophie du cogito, un tel dépassement
de l'intuitionnisme nous met en présence d'une transformation
radicale de la situation phénoménologique que nous décrivons :
l'ego n'apparaît plus, en effet, comme un donné intuitif dont le
caractère privilégié offrait à la conscience l'occasion d'opérer une
position conforme au TSAOÇ de la raison. Que l'ego existe, à titre de
réalité constituée, comme un être transcendant, pourvu d'un sens
propre, qui trouve son origine dans une configuration éidétiquement
définie de la vie transcendantale, cela ne doit pas nous faire oublier
que l'ego dont il s'agit maintenant n'est rien d'autre en réalité que
cette vie transcendantale elle-même considérée comme l'ensemble des
configurations possibles dans et par lesquelles se constituent, au
sein de la conscience, tous les types de données transcendantes et
L'ÊTRE DE L'EGO XI

tous les sens d'être qui leur sont immanents. Ce dont nous sommes
maintenant en présence, c'est, par conséquent, l'ego absolu, le
naturant originaire qui n'appartient pas à une région déterminée de
l'être et qui ne saurait être correctement pensé par nous sous le
titre de « région conscience », puisqu'il est, au contraire, ce qui
confère à l'ensemble des régions le sens que l'être revêt chaque
fois en elles.
Le problème de l'être de l'ego absolu est-il résolu par les considéra-
tions qui précèdent ? Celles-ci ne nous mettent-elles pas plutôt en
présence d'une situation trop facilement acceptée par 1a philosophie
classique et qui peut être caractérisée par l'absence de toute problé-
matique dirigée sur ce qui fait la subjectivité du sujet, par l'oubli
du problème de l'être de celle-ci. Une fois qu'on a montré, en effet,
comment les différentes régions de l'être renvoient nécessairement à
un pouvoir fondamental de constitution qui est l'origine où les objets
qu'elles régissent puisent leur être et leur sens, on n'a pas résolu pour
autant le problème de cette origine. Celui-ci se pose seulement avec
plus d'urgence. L'explicitation phénoménologique de l'ego trans-
cendantal, la description systématique des configurations et des
enchaînements de conscience considérés comme des types aprioriques,
comme des structures d'ordre éidétique auxquelles se soumettent
chaque fois les vécus, ne concernent-elles pas cependant un tel
problème, ne constituent-elles pas, de toute évidence, une élucidation
thématique du fondement ? Comment, toutefois, une telle élucidation
est-elle possible ? Comment l'origine peut-elle être portée à la condition de
« phénomène », de manière à devenir /' « objet » de l'enquête phénoménologique ?
N'est-ce pas seulement dans la lumière de la transcendance, à la
condition d'accepter la juridiction de l'horizon transcendantal de
l'être dans et par lequel toute chose, et une telle « origine » en parti-
culier, peuvent devenir « visibles » ? Le problème de l'être de la
subjectivité nous renvoie, inévitablement, au problème du sens de
l'être en général.
VIII
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

Le problème de l'être de l'ego est le même que celui de savoir


comment l'ego peut accéder au rang de « phénomène ». Comme il
s'agit maintenant de l'ego absolu, ce problème peut se formuler ainsi :
comment le champ transcendantal compris comme l'origine de l'être,
de ses divers sens et de ses diverses structures, peut-il surgir devant
nous, dans la lumière, de telle manière que nous puissions le soumettre
à une investigation systématique ? La signification ontologique de
celle-ci n'est certes pas en cause, puisqu'elle porte sur une conscience
constituante, sur l'empire des configurations et des enchaînements
qui lui appartiennent en propre et qui prescrivent chaque fois à l'être
un sens déterminé. Il ne s'agit plus, cependant, de décrire de telles
configurations en tant que configurations déterminées ; l'analyse
minutieuse des différents types éidétiques auxquels elles doivent
nécessairement se conformer, l'examen systématique des structures
qu'elles réalisent, n'est plus ce qui nous préoccupe. Nous nous
demandons, en réalité, comment de telles configurations, quelles
que soient leurs particularisations éidétiques propres, sont suscep-
tibles, en général, de s'offrir à une description phénoménologique : il
est question de l'être de l'ego absolu, non des diverses modalités de
sa vie en tant que vie donatrice et constituante. Le problème de
l'élucidation de ces modalités et de leurs structures n'est certes pas
abandonné, il demeure même, peut-être, le but de la recherche. Mais
celle-ci se tourne tout d'abord vers sa propre condition de possibilité
qui est le dévoilement préalable du champ qu'elle veut explorer.
La réduction phénoménologique précède nécessairement l'explo-
ration systématique du champ transcendantal. Elle devance, en la
rendant possible, la compréhension de la conscience absolue dans sa
signification ontologique. L'ènoyj) est justement la méthode « radi-
cale » qui permet la saisie du moi pur et de la vie qui lui appartient
en tant que vie transcendantale à laquelle le monde est immanent à
titre de composante intentionnelle. Or la saisie, réalisée dans l'è7tox?)>
de la vie transcendantale n'est possible que « si je me place au-dessus
XI
L'ÊTRE DE L'EGO

de cette vie tout entière » (i), afin de me la rendre présente, elle et le»
multiples cogitationes qui la composent, dans l'intuition et, finalement,
dans l'évidence. L'expérience transcendantale, c'est-à-dire l'expérience
de la vie transcendantale, est sans doute ce qui permet d'accéder à
celle-ci et à ses composantes comme à des « phénomènes ». La phéno-
ménologie transcendantale n'est précisément possible que lorsque la
réduction a accompli son œuvre en nous montrant la possibilité de
réaliser, chacun pour notre propre compte, l'expérience transcen-
dantale, c'est-à-dire l'expérience de la vie absolue et de l'ensemble
des corrélats qui lui sont immanents à titre de cogitata. Mais il est
clair aussi qu'une telle expérience implique l'ouverture préalable
d'un champ de présence à l'intérieur duquel cette vie et ses contenus
puissent précisément surgir devant nous à titre de « phénomènes ».
L'expérience interne « transcendantale » et phénoménologique à
laquelle conduit l's7rox,ï) reste ainsi subordonnée aux conditions de
l'évidence et de la réalisation intuitive, c'est-à-dire, en fait, à l'horizon
transcendantal de l'être en général. Exposant la tâche de l'explicitation
phénoménologique de l'ego transcendantal, Husserl écrit : « Il faudra
s'en tenir strictement aux données pures de la réflexion transcendan-
tale, les prendre exactement comme elles se donnent dans l'intuition
de l'évidence directe, et écarter d'elles toutes les interprétations
dépassant ce donné (2). »
Le dépassement de l'intuitionnisme vers une philosophie trans-
cendantale de la conscience constituante et donatrice n'est qu'appa-
rent. La difficulté fondamentale à laquelle il se heurte n'est pas d'ordre
méthodologique. 11 ne suffit pas, pour qu'elle soit surmontée, d'inviter
la recherche à s'exercer tout d'abord d'elle-même, d'une manière
irréfléchie, avant de prendre conscience de ses présupposés et de sa
démarche propre. La rétro-référence à soi-même de la phénoménologie ne

(1) MC, 18.


(2) MC, 30, souligné par nous.
VIII
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

pourrait avoir une signification ontologique que si l'intuition était à elle-même


son propre fondement. Mais la critique de l'intuitionnisme a mis en
lumière la condition transcendantale de toute réalisation intuitive et
de toute évidence. De cette condition fait constamment usage, sans
cependant la prendre jamais pour thème, l'explicitation de l'ego
transcendantal en tant qu'elle est une explicitation phénoménologique,
c'est-à-dire une élucidation. Toute élucidation est un mode de réali-
sation de l'évidence. Une telle réalisation s'opère, par conséquent, à
l'intérieur d'un cadre d'évidence, et celui-ci joue, à l'égard de la
phénoménologie elle-même, le rôle d'un fondement ultime, quoique
implicite.
La nécessaire subordination de la description phénoménologique
et, par suite, de la phénoménologie elle-même à l'essence qui déploie
l'horizon transcendantal de l'être en général, n'est pas due, remar-
quons-le, à l'attitude scientifique adoptée par le phénoménologue, en
tant qu'une telle attitude est, par principe, d'ordre réflexif. C'est
l'évidence qui caractérise déjà, sur le plan de la vie irréfléchie, le mode
sur lequel l'ego est présent à lui-même. Le déploiement de l'horizon,
loin d'être une simple conséquence de la réflexion scientifique, en est
au contraire la présupposition. C'est parce que, d'ores et déjà, l'ego
nous est présent en tant qu'élément dans le milieu de l'être, que le
projet de son élucidation systématique peut se faire jour. L'explici-
tation ne s'opère pas à partir de rien, elle porte sur quelque chose qui
doit toujours, d'une certaine façon, être déjà là. Il apparaît, enfin, que
rien n'est non plus changé à une telle exigence si l'on tient compte du
fait que l'explicitation phénoménologique se déroule à l'intérieur
d'une attitude de réduction et que, d'autre part, elle se poursuit sur
le mode éidétique. Au même titre que la conscience empirique qui
demeure liée au monde et à l'être naturel, l'ego pur transcendantale-
ment réduit implique, comme condition de possibilité de sa manifes-
tation et, par suite, de toute élucidation systématique de sa vie
propre, un horizon de présence. Celui-ci ne perd pas son rôle de
XI
L'ÊTRE DE L'EGO

fondement si la considération de l'eidos ego, ainsi que des possibi-


lités aprioriques incluses dans la vie de l'ego, se substitue à l'analyse
de telle ou telle détermination effective d'une subjectivité donnée
quoique réduite, par exemple celle du phénoménologue lui-même.
La manifestation de l'eidos requiert, au même titre que tout élément
empirique déterminé, l'ouverture préalable d'un milieu ontologique.
La révélation transcendantale de l'ego n'est, somme toute, qu'un cas
particulier, quoique privilégié, de réalisation intuitive.
L'ego transcendantal que nous livre la réduction phénoméno-
logique porte en lui, à titre de corrélat intentionnel, un monde
d'objets. Celui-ci n'est pas une simple somme d'existants singuliers,
d'ordre empirique ou éidétique; il est d'abord un « univers », le
milieu dans lequel tous les cogitata peuvent librement se manifester.
A l'égard d'un tel « univers » et de ses contenus, l'ego pur joue le
rôle d'un fondement et d'une origine. Mais l'ego lui-même et le
cogitatum qui lui est immanent à titre de monde ou de détermination
intramondaine, ne peuvent eux-mêmes revêtir la condition de phéno-
mènes et surgir dans l'être que sur le fond de celui-ci en eux.

§ 6. L E S DIFFICULTÉS RELATIVES A L'ÉDIFICATION


D E L'ONTOLOGIE PHÉNOMÉNOLOGIQUE UNIVERSELLE

Si la pensée de l'être implique un dépassement décisif de l'existant


comme de l'eidos qui détermine chaque fois la structure ontologique
à laquelle celui-ci est soumis, il peut paraître étrange que l'accomplis-
sement de cette pensée nous rejette infailliblement vers un existant
singulier et vers une problématique qui fait de celui-ci son thème
explicite. Ainsi voit-on l'ontologie se donner immédiatement, dans
la démarche même par laquelle elle prétend se constituer, un fonde-
ment d'ordre ontique. L'effort par lequel elle tente de parvenir à une
compréhension rigoureuse de sa tâche propre et fondamentale se
heurte, dès l'abord, à une difficulté : la réalisation de cette tâche
VIII
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

semble impliquer l'abandon du projet même par lequel celle-ci


se définit à l'origine. La prise en considération de l'étant s'impose au
contraire à elle, et cela d'une manière si contraignante que le choix
de la détermination ne lui est même pas laissé. La liberté de la pensée
de l'être est mise en cause par l'interpellation d'un existant singulier
qui revendique avec force le caractère d'être un « commencement »
et prétend s'imposer comme tel à la recherche. L'ontologie fonda-
mentale, déclare Sein und Zeit, doit être cherchée dans une analytique
du Dasein.
Il est question de l'être lui-même considéré dans sa transcendance
radicale à l'égard de tout existant déterminé, mais la question même
de l'être doit d'abord se rendre transparente à elle-même. L'élabora-
tion de la structure formelle de cette question nous met en présence
de trois termes : i° l'être lui-même, en tant qu'il est ce au sujet de quoi
la question s'élève, ce qui est recherché (Gefragtes) en elle; un
étant déterminé, celui à propos duquel on formule la question
(Befragtes) ; 30 la question elle-même, enfin, qui s'élève au sujet de
l'être. Or l'examen de chacun de ces termes nous renvoie à l'étant,
plus exactement à cet étant rigoureusement déterminé qu'est la
réalité humaine. La question même qui s'élève au sujet de l'être
n'est pas rien, elle est un comportement, le comportement de la
réalité qui questionne; celle-ci est une réalité singulière, un étant.
En tant qu'elle questionne, cependant, elle revêt une certaine manière
d'être, elle se fait précisément une réalité-qui-questionne. L'être de
cette réalité est ce qui permet, dans le principe, que s'historialise en
elle, comme une possibilité propre, d'ordre éidétique, quelque chose
comme une question. Un tel être, rigoureusement déterminé, et
cela sur un plan éidétique, définit cette réalité comme réalité humaine.
A celle-ci est donnée, comme une propriété qui lui appartient en
propre, la possibilité même d'élever une question.
L'être est toujours l'être d'un étant. C'est à l'étant que la question
de l'être s'adresse, afin de déchiffrer en lui le sens de l'être. Or,
L'ÊTRE DE L'EGO XI

l'étant qui est choisi comme celui à partir duquel le sens de l'être
doit être élucidé n'est pas indifférent. L'étant qui pose la question
de l'être est manifestement un étant privilégié, celui qui fonctionnera
comme le Befragtes de la question de l'être, comme l'étant auquel
on pose cette question. L'être de la réalité humaine doit d'abord faire
le thème de la problématique qui vise à élucider le sens de l'être
en général.
L'être lui-même, enfin, considéré dans son essence pure, domine
tout étant, et la réalité humaine en particulier. A celle-ci, toutefois,
il appartient d'être reliée à l'être, et cela d'une façon privilégiée, en
tant qu'elle le comprend. La compréhension de l'être par la réalité
humaine est le fait fondamental qui détermine celle-ci dans son
essence propre. Peu importe qu'une telle compréhension demeure
à l'état implicite, ou que, pour des raisons qui devront faire le thème
d'une problématique particulière, elle demeure soumise le plus
souvent à des altérations profondes. Ces altérations mêmes ne sont
possibles qu'à titre de modalités et sur le fondement du rapport qui
relie, dans l'origine, la réalité humaine à l'être lui-même. Si l'entente
de l'être appartient à la réalité humaine comme ce qui précède, en
les guidant, tous les comportements qu'elle est susceptible d'assumer
et, en particulier, la question qu'elle peut élever au sujet du sens de
l'être en général, c'est que celle-ci n'est pas autre chose que la radica-
lisation de cette compréhension ontologique ou, plutôt, pré-onto-
logique de l'être qui est immanente à la réalité humaine comme son
pouvoir le plus propre et comme son essence même.
La réalité humaine occupe donc à l'intérieur de la question de
l'être une place déterminante. Elle peut revendiquer, à l'égard des
autres étants, une préséance qui est à la fois d'ordre ontique — puis-
que la question de l'être n'est, somme toute, qu'un mode déterminé
de cette existence que nous sommes nous-mêmes immédiatement —
et d'ordre ontologique, s'il est vrai qu'à une telle existence appartient
par essence une compréhension de l'être, et cela en un double sens,
VIII
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

étant donné qu'il s'agit aussi bien de son être propre que de l'être
de l'étant qu'elle n'est pas.
Pourquoi, cependant, l'ontologie est-elle incapable de se fonder
elle-même ontologiquement et doit-elle placer au centre de sa
problématique un existant déterminé, au point de se confondre avec
l'analyse existentiale de celui-ci ? A une telle condition l'ontologie
ne peut évidemment être soumise qu'en fonction du rapport qui
unit, dans l'essence, l'être et l'étant. Or, l'élaboration de la structure
de la question de l'être ne constitue qu'une analyse tout extérieure
d'un tel rapport. En fait, le lien qui unit l'être et l'étant demeure
foncièrement obscur, sa structure n'est pas homogène, sa signification est
polyvalente.
Considérons la réalité humaine. Ce qui caractérise le rapport
qu'elle entretient avec l'être, c'est précisément le fait qu'il lui est
donné de l'entretenir, de le vivre. A ce privilège est lié celui du
langage : toute parole n'est prononcée que sur le fond d'un entretien
plus primitif, qui est celui de l'homme et de l'être. C'est un tel pri-
vilège — que l'étant non-Dasein ne peut revendiquer comme sien,
et cela non pas en fonction d'une déficience ontique quelconque
(comme, par exemple, l'absence d'un organe de phonation) mais,
bien au contraire, en raison de sa réalité ontologique propre — qui
confère à la réalité humaine la fonction caractérisée qu'elle remplit à
l'intérieur de la problématique de l'être. La préséance de la réalité
humaine dans la question de l'être n'est que l'équivalent méthodo-
logique de sa structure ontologique propre, structure conformément
à laquelle une compréhension implicite et non conceptuelle de l'être
lui est d'ores et déjà donnée. Lorsque le rapport de la réalité humaine
à l'essence doit être défini à partir d'une telle compréhension, nous
l'appelons un rapport transcendantal. Ce dernier, ainsi entendu,
n'implique aucun primat de la « subjectivité » ou du « sujet », car son
fondement ne réside pas dans la réalité humaine elle-même, mais
bien plutôt dans l'être qui donne à celle-ci, en l'ordonnant à lui, la
L'ÊTRE DE L'EGO XI

possibilité de le penser. Le caractère spécifique d'un tel rapport se


trouve, en tout cas, clairement défini.
C'est dans un tout autre sens, cependant, que la réalité humaine
se trouve soumise à l'être lorsque celui-ci n'est rien de plus pour elle
que ce qu'il est pour un étant quelconque. L'expression « être de la
réalité humaine » est donc foncièrement ambiguë, puisqu'elle désigne
à la fois l'essence de la réalité humaine, en tant qu'elle entretient avec
l'être un rapport transcendantal, et, d'autre part, le fondement qui
est en elle et qui la fait être, au même titre toutefois que n'importe
quel étant.
L'examen des rapports qui existent entre l'être de la réalité
humaine et l'essence (l'être considéré dans son essence universelle)
conduit, d'autre part, à l'objection du cercle. L'ontologie fonda-
mentale repose sur l'analytique du Dasein. Mais dans l'idée de la
constitution de la réalité humaine, de 1' « existentialité » qui fait le
thème de l'analytique existentiale, l'idée de l'être est déjà impliquée,
à titre de condition de possibilité. On veut donc mettre à jour
l'essence à partir d'une réalité dont l'étude n'est possible que sous la
condition préalable d'une mise à jour de l'essence. La présupposition
de l'être cesse, il est vrai, d'être une objection, si la recherche est
tournée vers cette présupposition même afin d'en élucider le contenu.
En tant qu'elle se pense elle-même comme une exhibition libératrice
du fondement, l'ontologie fondamentale ne repousse pas l'idée d'un
progrès circulaire de son analyse, elle l'accueille, au contraire, comme
conforme à la nature des choses. Une ambiguïté subsiste cependant
au sujet du mode conformément auquel le fondement opère son
œuvre de fondation. Lorsqu'on appuie l'ontologie fondamentale
sur l'analytique du Dasein, ce dernier intervient manifestement en
tant qu'il porte en lui le pouvoir de se rapporter originellement à
l'être; c'est le rapport transcendantal de la réalité humaine à l'essence
qui est en cause. Lorsqu'on déclare, au contraire, que l'analytique
existentiale ne peut s'accomplir que sous la présupposition implicite
VIII
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

de l'essence, le rapport de celle-ci à l'être de la réalité humaine est


identique au rapport qu'elle soutient avec l'être de n'importe quel
étant. Si la réalité humaine est soumise en tout cas au pouvoir de la
transcendance, il faut encore préciser la manière dont celle-ci agit ;
fonde-t-elle l'être de la réalité humaine en l'ordonnant à soi selon
un rapport transcendantal, ou bien la réalité humaine est-elle simple-
ment immergée dans le milieu ouvert par la transcendance, au même
titre que l'être d'un étant quelconque ? Le sens ultime de la doctrine
est sans doute le recouvrement et, finalement, l'identification du
rapport transcendantal avec le simple rapport d'immanence qui
confère chaque fois l'être à l'étant. Mais une telle identification
est-elle possible ? Sa conséquence paradoxale ne serait-elle pas la
pure et simple suppression du privilège du Dasein ? Cette suppression
est-elle concevable, s'il est vrai qu'il y a pour ce dernier deux manières
d'être irréductibles l'une à l'autre, comme être qui se rapporte à
l'être en général et, par suite, à tous les existants possibles, et à lui-
même, comme être, d'autre part, auquel il se rapporte lorsqu'il se
rapporte à lui-même ?
La nécessité pour l'ontologie de se donner un fondement d'ordre
ontique ne fait point, par elle-même, difficulté. Elle est conforme
au sens général de la doctrine. La référence de l'ontologie à la réalité
d'un existant singulier n'est que la transposition méthodologique du lien qui
unit, dans l'origine, la transcendance et la finitude. L'intelligence de ce
lien n'est autre que la compréhension interne, et non plus simplement
extérieure, du rapport de l'être et de l'étant. Si l'être est toujours
l'être d'un étant, c'est qu'il n'a point par lui-même le pouvoir de se
manifester. C'est dans l'étant plutôt qu'il se manifeste, comme ce
dans quoi la manifestation de l'étant devient possible. Par là même,
toutefois, cette manifestation de l'étant est aussi ce qui le cache, et
cela conformément à une situation dialectique qui n'est point pro-
visoire mais insurmontable.
Cette raison ultime de la nécessaire référence de l'ontologie à un
L'ÊTRE DE L'EGO XI

fondement ontique n'explique pas encore, toutefois, le privilège


du Dasein. Il s'agit de savoir, finalement, si un tel privilège est quel-
que chose de décisif, ou si, au contraire, sa signification est seulement
d'ordre méthodologique. Or, la subordination de l'analytique exis-
tentiale à l'ontologie fondamentale est constamment affirmée dans
Sein undZeit (i). L'analytique existentiale n'est en aucune façon le but
de la recherche. De toute manière, elle demeure incomplète, elle
n'est poursuivie que dans la direction qui intéresse le problème de
l'être en tant que tel. Les résultats auxquels elle aboutit constituent
sans doute un moment positif dans l'élaboration du sens de l'être
en général, ils demeurent cependant provisoires. La signification
ultime des structures ontologiques qui définissent la constitution
fondamentale de la réalité humaine ne pourra être considérée comme
acquise que lorsque le sens de l'être en général aura été définitivement
fixé. C'est ainsi que s'imposera une répétition des analyses existen-
tiales, une reprise systématique de leurs résultats, lorsqu'aura été
mise en lumière la signification temporelle de l'être. Celle-ci, pourtant,
ne va-t-elle pas nous renvoyer à l'être du « Dasein » comme à son fondement ?
Si l'être du Dasein est essentiellement constitué par la temporalité,
si celle-ci est l'origine du temps, si le temps est l'horizon de l'être,
la subordination de l'être du Dasein au sens de l'être en général
n'est-elle pas, plus que jamais, ambiguë ?
Le merveilleux choc en retour du questionné sur le questionnant
qui se fait jour dans la question de l'être, ne permet pas encore de
lever la difficulté fondamentale qui est immanente à cette question
et qui a trait au problème de l'homogénéité de l'être. C'est seulement
lorsqu'une réponse décisive aura été apportée à ce problème que
pourront être définis d'une façon rigoureuse la place et le rôle de
la réalité humaine dans la question de l'être.

(i) 1/évolution ultérieure de la doctrine ne fera que confirmer ce point


de vue.
VIII
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

§ 7 . L A PROBLÉMATIQUE CONCERNANT L ' Ê T R E D E L'EGO


INTERPRÉTÉE COMME UNE PROBLÉMATIQUE ORIGINAIRE
ET FONDAMENTALE

L'insertion nécessaire de la phénoménologie de l'ego à l'intérieur


du contexte constitué par l'ontologie universelle ne peut être mise
en cause que si c'est seulement à partir d'une élucidation du phénomène
central de l'ego que l'ontologie peut acquérir sa dimension fondamentale.
Encore convient-il de comprendre, d'une façon correcte, la préséance
de la problématique qui vise phénoménologiquement l'être de l'ego.
Une telle préséance ne signifie nullement qu'un certain étant (par
exemple celui qui dit « je ») doit être questionné en premier lieu au
sujet de son être si du moins le sens de l'être en général doit pouvoir
être dégagé. Ce qui est en question, bien au contraire, et cela d'une façon
explicite, c'est la solidarité du sens de l'être de la réalité humaine avec celui
de l'être en général. Si la problématique concernant l'être de l'ego doit
être interprétée comme une problématique véritablement originaire
et fondamentale, c'est que l'être de l'ego n'est pas homogène à
« l'être en général », et cela non pas en un sens restreint, comme si
l'on voulait simplement dire par là que l'ego définit une autre « région
de l'être », différente de celle à laquelle appartiennent d'autres étants,
diversement constitués, mais en un sens ultime, quoiqu'encore
incompréhensible pour nous. Le problème est de savoir si le primat
de l'analytique de la réalité humaine est d'ordre méthodologique, ou
si l'on doit lui reconnaître une signification ontologique ultime.
La philosophie a-t-elle jamais été capable de donner une inter-
prétation positive du fait que c'est en l'absence de tout contexte que
surgit chez Descartes la problématique de l'ego cogito ? La signi-
fication infinie de l'identification cartésienne de la certitude et de la
vérité a-t-elle été jamais comprise ? Chez Descartes lui-même, ces
thèmes fondamentaux ont-ils été éclaircis ? Que le sens de l'être de
l'ego demeure indéterminé dans le cartésianisme, cela n'est pas
L'ÊTRE DE L'EGO XI

exact. Très rapidement, au contraire, c'est comme ens creatum que


l'être de l'ego est interprété, au même titre que celui de toute nature
simple, et cela à la lumière des conceptions philosophiques et théo-
logiques de la pensée médiévale, elle-même issue de l'ontologie
grecque (i). Qu'une telle détermination soit impropre, cela vient-il
de ce que c'est à une conception erronée ou insuffisante de l'être en
général que celui de l'ego est soumis ? N'est-ce pas plutôt l'idée
même d'une telle subordination qui est irrecevable ? Et que l'horizon
de l'être en général soit interprété comme un horizon « transcen-
dantal », cela ne lève pas la difficulté, mais en rend, au contraire, la
solution plus urgente.
Comment l'ego peut-il devenir un « phénomène » ? N'est-ce pas
à la condition de se soumettre à un horizon de visibilité dans et par
lequel toute chose peut devenir « visible » ? La puissance qui déploie
un tel horizon, la transcendance, n'est-elle pas la condition de l'être de
l'ego ? Les présentes recherches ont été entreprises pour montrer la
nécessité de répondre négativement à ces questions fondamentales.
Ce qu'elles veulent finalement mettre en lumière, c'est que, bien qu'il
soit lui-même ce qui réalise, lu condition de possibilité de tout phéno-
mène en général, le mode selon lequel l'ego devient un phénomène est
quelque chose de si fondamental qu'il ne peut être soumis à aucune
condition. Le problème de la philosophie est le problème de la vérité.
Celle-ci n'est rien d'autre que ce qui, en général, rend possible quelque
chose comme des phénomènes. Le problème de la vérité est plus
originaire que celui de la raison. L'être « réel » et « vrai » que celle-ci
parvient chaque fois à poser sur le fond d'un donné intuitif déterminé
implique, à titre de condition, ce qui rend précisément possible la
réalisation d'un tel donné. En tant qu'il est l'objet d'une position
rationnelle, l'ego cogito est subordonné à un horizon de vérité.
Son privilège n'a qu'une signification limitée, il est relatif au réXoc

fi) Cf. SZ, 24.


VIII
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

de la raison. Comment et pourquoi, cependant, l'être de l'ego est


ce qui doit conduire, et cela d'une façon originaire, la problématique
de la vérité, cela ne peut se comprendre que si un tel être est inter-
prété comme ce que réalise dans son accomplissement même toute vérité
comme telle. L'être de l'ego est la vérité. Non point, il est vrai, cette
vérité qui n'est possible que par la transcendance et comme l'œuvre
même de celle-ci, mais une vérité plus haute en origine, plus ancienne,
et sans laquelle la transcendance elle-même ne serait pas. A une telle
vérité, qui n'est pas différente de l'ego lui-même et qui constitue son
être même, nous donnons le nom de vérité originaire. C'est seulement
lorsqu'elle est capable de remonter à l'origine que la problématique
de la vérité se révèle identique à celle de l'ego.
N'est-ce point perdre le sens propre de l'essence que d'identifier
celle-ci à un être réel et déterminé ? L'essence ne peut être correc-
tement pensée par nous que comme l'ultime condition de possibilité
de toute existence. Elle est le fondement, et cela en un sens ontolo-
gique. Elle ne saurait, par conséquent, être identifiée avec une exis-
tence particulière, même si celle-ci joue un rôle privilégié dans un
enchaînement ontique. La vérité première ne peut signifier la vérité
d'un contenu singulier à partir duquel on pourrait prétendre déduire
d'autres vérités. La réalisation (pour le moins problématique) d'une
telle déduction laisserait intact le problème du fondement. La vérité
première est une condition ontologique de possibilité dont la signi-
fication est absolument universelle. La possibilité, entendue comme
la condition transcendantale qui précède, en la fondant, toute effec-
tivité de quelque ordre qu'elle soit, n'est point en elle-même, cepen-
dant, une pure possibilité. On laisse d'une façon incorrecte la pro-
blématique suspendue à un terme tout à fait indéterminé, lorsque,
à la façon de Kant, on ne se préoccupe point de définir d'une façon
rigoureuse le statut de la « condition de possibilité de l'expérience ».
Instituer une analyse réflexive en espérant obtenir, par cette voie
indirecte, une détermination plus poussée d'une telle « condition »,
L'ÊTRE DE L'EGO XI

c'est là une méthode tout à fait insuffisante. Le terme auquel aboutit


ainsi la pensée dans sa marche régressive n'est qu'une pure possibilité
qui n'a pas droit au titre de fondement. Il est une pure possibilité,
parce qu'il n'est encore que la condition d'une expérience possible
et non pas d'une expérience réelle. Il est une possibilité « vide », parce
qu'une telle condition se ramène à une structure purement formelle,
privée de tout contenu. Il est finalement une possibilité qui n'est
strictement rien, parce que le problème de l'être de cette possibilité,
de son statut, n'est seulement jamais posé. En réalité, la condition
de l'expérience n'est qu'un terme posé par la pensée réflexive, quelque
chose qui flotte librement comme le simple corrélat d'une conscience
cherchant un principe d'explication, elle n'est plus finalement qu'une
hypothèse. Qu'une telle condition soit le plus souvent présentée
sous le titre de « subjectivité » ou de « subjectivité transcendantale »,
c'est là une affirmation mystérieuse, sans aucun fondement dans la
doctrine et qui, en l'absence de toute problématique concernant
l'être de cette subjectivité, n'a à la rigueur aucun sens.
La réalité de l'essence n'est-elle pas sauvegardée, au contraire,
par la pensée qui pense l'essence comme l'être ? La condition trans-
cendantale qui joue à l'égard de tout étant le rôle d'un fondement
ontologique n'est pas une pure et simple possibilité, quelque chose
de virtuel qui, par lui-même, n'est encore rien. Si l'être est identique
au néant, ce n'est qu'au regard de l'étant, toutefois, que ce néant
n'est « rien ». Considéré en lui-même, le néant est un néant réel.
L'être n'est pas un universel abstrait. La possibilité ontologique est la
réalité absolue. L'affirmation de la réalité de l'essence est-elle autre
chose, cependant, que la pure et simple réalisation de l'essence ? Une
telle réalisation n'est-elle pas suspendue à un acte de pensée du
philosophe ? Ne doit-elle pas être tenue pour une pure et simple
« théorie » ? Le fondement, s'il est autre chose qu'une simple hypo-
thèse métaphysique, doit encore faire la preuve de sa réalité, et cela
sans qu'il soit fait appel à des considérations ou à des théories médiates
VIII
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

dont l'enchevêtrement est toujours censé obéir à un lien logique.


L'être doit pouvoir se montrer. La méthode de l'ontologie est phéno-
ménologique. C'est précisément lorsqu'elle apporte son aide à l'onto-
logie que la méthode phénoménologique acquiert sa signification
philosophique décisive. Qu'est-ce qui peut, en effet, réclamer pour
soi, et cela d'une façon impérative et urgente, un mode de présen-
tation explicite et le titre de « phénomène », sinon ce qui ne se montre
pas tout d'abord mais demeure le plus souvent caché, à savoir l'être
lui-même, l'objet de l'ontologie ? La philosophie est alors dans
l'embarras. La difficulté à laquelle elle se heurte peut s'exprimer
formellement de la façon suivante : comment la condition de possi-
bilité de toute manifestation peut-elle devenir elle-même quelque
chose de manifeste. « L'ontologie, dit Heidegger, n'est possible que
comme phénoménologie (i). » Mais l'être peut-il jamais devenir
véritablement et en lui-même un « phénomène » ?
Bien des équivoques seront. écartées si l'on garde présente à
l'esprit l'idée que le thème de l'ontologie phénoménologique n'est
en aucune façon constitué par le contenu déterminé et en quelque
sorte matériel d'une manifestation quelconque, mais porte, bien au
contraire, sur le « comment » de cette manifestation et de toute
manifestation possible en général. Ce qui, dans un phénomène, fait
précisément de lui quelque chose qui est susceptible d'apparaître, quel que
soit ce quelque chose dans son contenu déterminé, c'est cela, de
toute évidence, qui est en question. Or l'être, la condition de possi-
bilité de toute manifestation en général, ne peut devenir un « phéno-
mène » si l'on entend par là le contenu singulier d'une manifestation
déterminée. Que peut alors signifier le projet d'une ontologie phéno-
ménologique ? Que veut-on dire exactement lorsqu'on déclare que
l'être doit pouvoir « devenir un phénomène » ?
La question de la réalité du fondement est-elle liée à celle de la

(I) s z , 35.
XI
L'ÊTRE DE L'EGO

possibilité pour l'être de devenir un phénomène ? Ne devons-nous


pas reconnaître, au contraire, les droits d'une pensée qui, en concevant
l'œuvre originelle du dévoilement comme une dissimulation de ce à
partir de quoi cette œuvre peut chaque fois s'accomplir, n'est point
pour autant dialectique, mais repose, au contraire, sur une expérience
effective dont le sens est de révéler la structure antinomique du
fondement ? Si l'essence de celui-ci se dissimule dans l'acte même
par lequel il ouvre un horizon de lumière, c'est qu'à cette essence il
appartient, par principe, de ne pas se montrer. L'essence est réelle,
en tant qu'elle fonde la vérité, cependant elle n'est point elle-même la
vérité, mais plutôt une non-vérité plus originelle. A cette non-vérité,
toutefois, le phénomène renvoie toujours en tant qu'il brille sur le
fond d'une relation obscure. L'ontologie est encore possible sur une
base phénoménologique. Ce qui est mis en cause, c'est seulement, mais
cela d'une façon essentielle, la possibilité d'une connaissance absolue.
Que le fondement soit, en fait, de part en part « phénomène »,
qu'il soit la vérité, et cela en un sens ultime et originaire, c'est ce qui
ne pourra être compris que lorsqu'une élucidation radicale du
concept de phénomène aura guidé la problématique jusqu'à l'idée
d'une révélation qui ne doit rien à l'œuvre de la transcendance. L'élucidation
du concept de phénomène sera la première tâche des présentes
recherches. Son résultat sera de faire comprendre que la détermina-
tion du « phénomène » comme quelque chose qui se montre dans
l'horizon de lumière à l'intérieur duquel toute chose peut devenir
visible en elle-même, reste en fait unilatérale. Or l'insuffisance fon-
cière d'une telle détermination a commandé presque toute l'histoire
de la pensée humaine. C'est sur une basé nouvelle que s'élèvera la
philosophie lorsqu'elle sera capable de circonscrire un « phénomène »
absolument original en ceci que le mode même conformément auquel il
se révèle est irréductible au « comment » de la manifestation des phénomènes
transcendants. Or il se trouve que ce mode qui désigne le comment
d'une révélation, la manière dont celle-ci s'accomplit, abstraction faite
VIII
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

de toute considération concernant le contenu, a aussi, et cela d'une


façon paradoxale, une signification matérielle. La révélation originaire
est à elle-même son propre contenu. Le « comment » de cette révélation est
un être réel. Ce phénomène, ou plutôt cette manière d'être un phéno-
mène qui ne brille point dans la lumière universelle, cette « manière »
qui est un être concret, c'est cela qui sera désigné sous le titre d'« ego ».
Ce qui permet à quelque chose d'être en se manifestant, c'est ce
que nous appelons un fondement. Celui-ci concerne, de toute évi-
dence, le mode de manifestation du quelque chose qui se manifeste.
Or, ce mode de manifestation renvoie (en tant que par << manifes-
tation » on désigne l'œuvre ou le produit de la transcendance) à un
mode de révélation plus originaire. La transcendance repose sur
l'immanence. La vérité originaire est le vrai fondement. Elle est la
condition ontologique de possibilité de tous les phénomènes trans-
cendants qu'elle fonde en tant qu'elle est l'origine de la transcendance.
Elle est elle-même, toutefois, un phénomène, mais cela en un sens irréduc-
tible, en tant qu'elle est une révélation immanente. Le fait que le
fondement soit un « phénomène » au sens d'une « révélation », est
ce qui confère à ce fondement sa réalité en lui donnant le moment de la présence.
Celle-ci est telle, quand elle concerne l'origine, qu'elle n'est pas
soumise à un horizon de présence et qu'elle n'est pas non plus l'être,
à vrai dire jamais présent, de l'horizon lui-même. Cette présence
ontologique originaire, qui échappe aux conditions générales de
l'être, c'est celle de l'ego lui-même. L'être phénoménologique de
l'ego est un avec la révélation originaire qui s'accomplit dans une
sphère d'immanence radicale. La réalité du fondement repose sur
le caractère phénoménal de celui-ci. Mais en tant que ce caractère
découle d'un mode de révélation strictement déterminé, la réalité
du fondement se trouve, du même coup, parfaitement définie. La
réalité de la possibilité ontologique est l'être de l'ego.
Si le fondement est lui-même un phénomène, et cela en un sens
originaire, il apparaît que la voie d'accès au fondement n'est autre
XI
L'ÊTRE DE L'EGO

que le fondement lui-même. Ce qui se maintient, toutefois, dans cette


identité fondamentale de sa réalité et d'un « parvenir » à cette réalité, c'est
la vie elle-même, c'est la vie transcendantale de l'ego absolu en tant
qu'elle est l'ultime fondement. Le fondement n'est pas quelque chose
d'obscur, il n'est ni la lumière, qui ne devient perceptible que sur la
chose qui brille en elle, ni la chose elle-même, en tant que « phénomène
transcendant », mais une révélation immanente qui est une présence à
soi-même, quoiqu'une telle présence demeure « invisible ». Une
révélation immanente est une expérience interne, elle revêt nécessairement une
forme monadique. C'est dans la structure éidétique de la vérité originaire que
s'enracine l'ipséité de l'ego. Une expérience interne entendue au sens
d'une révélation originaire qui s'accomplit dans une sphère d'imma-
nence radicale, existe par elle-même, sans aucun contexte, sans le
support d'aucun être extérieur et « réel », elle est elle-même préci-
sément une « existence » ou, pour mieux dire, l'existence même, celle
qu'il convient de penser sous le titre de « réalité humaine ». Une telle
existence ne doit rien à la transcendance, elle la précède, au contraire,
et la rend possible. Plus originaire que la vérité de l'être est la vérité
de l'homme.
L'interprétation de l'essence du fondement comme révélation
originaire immanente nous amène à repenser la connexion essentielle
qui unit l'ontologie et la phénoménologie. Le mode de traitement
phénoménologique que l'ontologie veut à juste titre appliquer au
problème du fondement demeure en fait totalement indéterminé
tant que la signification du concept de phénomène n'a pas été fixée
d'une façon décisive. Bien plus, ce mode de traitement se montre
essentiellement dangereux aussi longtemps que la problématique
continue à progresser à la lumière d'une conception unilatérale du
« phénomène ». En tant qu'elle s'interprète elle-même comme
« phénoménologique », l'ontologie comprend sa tâche comme une
« élucidation ». Élucider, cela ne signifie-t-il pas « rendre manifeste »,
« porter dans la lumière » ? L'élucidation reçoit la signification d'une
VIII
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

réalisation intuitive, d'un progrès dans l'évidence. Ce qui a besoin


d'une telle élucidation ne peut être effectivement déterminé, d'autre
part, que comme « ce qui ne se montre pas tout d'abord », mais
demeure le plus souvent « caché » (i). En fait, le travail méthodologique
de la phénoménologie est d'ores et déjà interprété à la lumière d'une philo-
sophie de la transcendance. La phénoménologie reçoit une signification
radicalement différente lorsqu'elle comprend que sa tâche n'est pas
de soumettre la réalité à élucider, par exemple le fondement, à un
type de manifestation univoque conçu comme la vérité transcen-
dantale universelle, mais de se demander s'il n'existe pas un autre
mode de révélation dont la prise en considération peut seule nous intro-
duire au problème du fondement. La signification ultime de la phéno-
ménologie tient en ceci qu'elle est finalement la découverte d'un
« phénomène » qui est le fondement lui-même. Encore cette « décou-
verte » doit-elle être correctement comprise, car elle ne signifie pas
une « mise à jour » de quelque chose qui serait primitivement « caché ».
S'il y a un sens à dire que le fondement est une révélation originaire,
c'est que la condition ontologique de possibilité de toute présence
transcendante effective est elle-même présente à elle-même au sein
d'une expérience interne transcendantale qui ne peut être, à la rigueur,
ni « obtenue » ni « perdue ». Vouloir « mettre à jour » le fondement,
c'est là l'ultime absurdité ontologique. L'ego n'a point à se manifester
dans le milieu de l'être transcendant, un jour ou l'autre, tôt ou tard,
au cours d'une histoire, individuelle ou universelle, ou au sein du
progrès de la philosophie, s'il est vrai qu'il est d'ores et déjà présent
à lui-même, au sein d'une révélation qui ne doit rien au temps ni à
la transcendance, mais s'accomplit dans la sphère d'immanence
radicale de la subjectivité absolue.
On peut se demander si ce n'est pas à la seule condition de
perdre tout intérêt méthodologique que la phénoménologie est

(X) SZ, 35.


XI
L'ÊTRE DE L'EGO

susceptible de revêtir cette signification ontologique ultime. Pour-


quoi le fondement doit-il subir le traitement d'une méthode qui vise
essentiellement à tirer de l'obscurité, à « éclaircir », s'il lui appartient,
par principe, de se révéler ? Où peut bien être la progression d'une
recherche qui prend pour thème ce qui s'est d'ores et déjà révélé,
tel qu'il est en lui-même ? En quoi peut se légitimer la nécessité
d'une telle recherche, qui n'est autre que la philosophie elle-même ?
En vérité, le but de ce travail est de montrer qu'il existe une connais-
sance absolue et que celle-ci n'est pas solidaire d'un progrès quel-
conque. Une telle connaissance n'est pas liée, en effet, à un mode
déterminé de l'existence, elle n'est pas le privilège d'un moment. Elle
est plutôt le milieu même de l'existence, l'essence de la vie. L ' « uti-
lité » de la philosophie n'est pas mise en cause par la pensée qui pense
l'essence de la vie comme une révélation immanente originaire. Ce
qu'il y a de plus simple et de plus « évident », nous savons depuis
longtemps que c'est aussi ce qu'il y a de plus « difficile ». C'est
justement parce que le fondement est une révélation que la philo-
sophie est possible, et cela en un sens bien déterminé, comme philo-
sophie phénoménologique. Point n'est besoin, sans doute, d ' « élu-
cider » l'être du fondement, mais la méthode phénoménologique ne
se réduit pas au processus de l'élucidation, celle-ci doit cesser de
s'entendre en un sens unilatéral. La phénoménologie est plutôt une
critique de toute révélation, de ses différentes formes et de ses conditions
fondamentales. C'est dans ce sens qu'elle a une signification
universelle.
Lorsqu'elle est correctement comprise, la tâche de la phénomé-
nologie apparaît dans toute sa complexité. Le problème de savoir quel
mode de traitement phénoménologique il convient de faire subir au fondement
n'est autre que celui des rapports de la philosophie et de la vie. L'approfon-
dissement de ce problème où se décide, il est vrai, le fondement de la
philosophie, nous met en présence de difficultés extraordinaires, qui
convergent toutes vers la question de la possibilité d'une « science
VIII
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

absolument subjective », science dont Husserl se crut le possesseur.


La compréhension de ces difficultés conduit la réflexion à l'idée que
si la philosophie est seconde par rapport à la vie, il doit cependant
exister un mode de philosopher qui ne porte point préjudice à
l'essence.
A un tel mode de philosopher, la pensée ne s'élève que lors-
qu'elle est capable d'accomplir, mais cela d'une façon décisive, un
dépassement de l'intuitionnisme : or, le dépassement de l'intuition-
nisme n'est pas effectif aussi longtemps qu'il se présente comme
une réflexion sur les conditions transcendantales qui rendent pos-
sible la réalisation d'une présence dans l'intuition ou dans l'évi-
dence, c'est-à-dire comme une libération de l'horizon phénoméno-
logique universel. Il ne l'est pas davantage lorsqu'il consiste dans
l'intégration d'une philosophie de l'intuition à une philosophie
transcendantale de la constitution. Dans les deux cas, et si différentes
que soient les voies sur lesquelles s'engage la réflexion philosophique,
celle-ci reste en fait exclusivement conditionnée par les préoccupa-
tions d'une problématique de l'objet. Malgré des transformations
essentielles, la recherche demeure en fait incapable de franchir les
limites qui étaient les siennes lorsque Kant lui donna cette signi-
fication ontologique que nous admirons tant. Si la « critique du
paralogisme de la psychologie rationnelle » a été choisie pour faire
l'objet d'une destruction ontologique qui met en lumière l'absence
de toute ontologie de la subjectivité au sein même d'une probléma-
tique qui prétend faire de l'ego son thème explicite, c'est que la
signification de cette destruction intéresse, croyons-nous, l'ensemble
de la philosophie moderne. Les thèmes métaphysiques de celle-ci
résultent, malgré leur apparente nouveauté, des imperfections
fondamentales qui deviennent particulièrement visibles dans la
philosophie kantienne mais qui corrompent, en fait, la pensée
philosophique depuis son origine hellénique. Le cogito de Descartes
ou la philosophie de l'existence de Kierkegaard ne jouent pas, par
L'ÊTRE DE L'EGO XI

rapport à la « culture » moderne, le rôle d'un commencement. Ils


correspondent, tout au plus, à des moments historiques où se
« manifeste » paradoxalement dans l'histoire de la philosophie
un courant de pensée qui demeure le plus souvent sous-jacent, et
cela pour des raisons essentielles.
Ces raisons deviennent précisément compréhensibles à la pensée
qui, en opérant le dépassement radical de l'intuitionnisme, se révèle
capable de mettre en cause le primat ontologique de la transcendance.
A une telle pensée il est donné de s'avancer dans une région nou-
velle et, par là, de conférer aussi à l'ontologie une nouvelle dimen-
sion. La lumière universelle n'est pas le séjour de tous les phéno-
mènes. L ' « invisible » est le mode d'une révélation positive et, à
vrai dire, fondamentale. L'ambiguïté d'une philosophie de la Nuit
se dissout devant le regard de la réflexion qui distingue de l'obscu-
rité qui est le partage de la transcendance, le premier frémissement
intérieur du savoir où, en deçà de la lumière, celui-ci se révèle d'abord
à lui-même. Or, si le mode selon lequel s'accomplit la manifestation
d'un phénomène quelconque est toujours transcendant par rapport
au contenu matériel de ce phénomène, il n'en est plus de même dans
le cas du phénomène originaire de la révélation. Celui-ci, entendu
au sens d'une manière de se révéler, au sens d'un « comment », est,
sur le fond de son identité essentielle avec lui, coextensif à son
contenu. Toute manifestation est par principe inadéquate. Mais là
où il n'y a pas de transcendance, il n'y a pas non plus de finitude.
La sphère de la connaissance absolue est rigoureusement définie.
Le travail ontologique qui aboutit à la détermination de cette sphère n'est
autre que celui qui permet à la réflexion de poser le problème de la connais-
sance de soi sur une base correcte. Aussi longtemps que la philosophie
reste prisonnière de l'idée d'un horizon transcendant de la connais-
sance humaine, le rapport de l'ego à lui-même ne peut être compris que
comme un cas particulier du rapport transcendantal de l'être-au-
monde. Une fois écartées les interprétations fallacieuses de l'être
M. H E N R Y 3
VIII
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

qui commandent, le plus souvent, la compréhension existentielle


de soi-même, il reste que, sur le plan ontologique, le problème
de l'être de l'ego est légitimement subordonné à celui du sens
de l'être en général, c'est-à-dire à la problématique de la transcen-
dance. La relation à soi ne peut se produire que dans l'errance. Le
problème de la connaissance de soi se pose sur une base complète-
ment nouvelle lorsque, à la lumière de la problématique de l'imma-
nence, cette connaissance cesse d'être envisagée comme un « rapport ».
La réfutation de la transcendance de l'ego joue à l'égard de l'ensemble
des thèses ontologiques qui sont avancées dans ces recherches, le
rôle d'une démonstration par l'absurde. Le concept d'aliénation
perd toute signification ontologique lorsque la problématique a mis
en lumière l'immanence transcendantale de l'ego et que les rapports
de la subjectivité absolue et du temps ont été définis conformément
à l'eidos de cette immanence. La compréhension de la signification
existentielle de l'aliénation humaine exige que soit établie une dis-
tinction rigoureuse entre le plan de l'existence et celui de l'ontologie.
Cette même distinction, comprise dans son rapport avec le problème
de l'aliénation, permet à la réflexion de préparer les voies à une
compréhension de l'essence de la liberté (i).
En arrachant l'existence au milieu absolu de l'extériorité, les
présentes recherches veulent attirer l'attention sur le caractère
« subjectif » de cette existence ; elles nous invitent à nous demander
s'il ne convient pas, aujourd'hui, de redonner un sens au concept de
« vie intérieure ».

(i) I,es analyses auxquelles il vient d'être fait allusion n'ont pu, pas plus que
la destruction ontologique du paralogisme de la psychologie rationnelle, trouver
place dans ce livre ; elles feront l'objet de travaux ultérieurs.
SECTION I

ÉLUCIDATION
DU CONCEPT DE PHÉNOMÈNE
LE MONISME ONTOLOGIQUE

§ 8. L'ÉLUCIDATION DE L'ESSENCE DU PHÉNOMÈNE,


T A C H E CENTRALE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE

La phénoménologie est la science des phénomènes. Cela signifie


qu'elle est une description, antérieure à toute théorie et indépendante
de toute présupposition, de tout ce qui se propose à nous, en qualité
d'existant, dans quelque ordre ou quelque domaine que ce soit.
Comprise comme une description, la phénoménologie implique le
rejet de toute hypothèse, de tout principe ayant une valeur unifi-
catrice réelle ou supposée à l'égard d'un groupe de connaissances et,
finalement, d'un secteur de la réalité qui trouverait en lui une règle
d'intelligibilité, voire une condition nécessaire de son existence. La
science, il est vrai, se préoccupe d'aller au-delà des faits et de les
coordonner dans des systèmes d'explication. Mais, dans tous les cas,
l'élément scientifique et l'ensemble où il entre renvoient nécessaire-
ment à un donné phénoménologique sans lequel ils n'auraient à la
rigueur aucun sens. Bien plus, ces éléments et ces systèmes n'existent
eux-mêmes pour nous qu'à titre de donnés. Ils se juxtaposent dans le
milieu phénoménologique à la réalité même qu'ils prétendent expli-
VIII
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

quer. Celle-ci, par suite, ne saurait être totalement réduite, pas plus,
d'ailleurs, que ne saurait être réduite la réalité scientifique elle-même, sous
toutes ses formes. Leur valeur explicative une fois mise entre paren-
thèses (mais subsistant à ce titre), les théories pénètrent dans notre
environnement à titre de données. Comme telles, elles requièrent,
elles aussi, l'attention du phénoménologue qui est capable de décrire
les structures de leurs configurations propres. La méfiance dont fait
preuve la phénoménologie à l'égard des conceptions philosophiques
ou scientifiques, tient seulement au fait que celles-ci nous masquent le
plus souvent une réalité dont elles oublient ou travestissent les
caractères et le sens propre en pensant l'expliquer. Mais, à y regarder
de près, cette méfiance n'est pas discernable d'une prise en considé-
ration, elle est l'indice d'un travail positif. Ce qui se trouve, en premier
lieu et le plus souvent, altéré par les théories, c'est le sens même du
travail théorique et de ses produits. C'est à l'égard de la signification
des ensembles constitués à titre de principes explicatifs que la phéno-
ménologie accomplit d'abord son œuvre de préservation, c'est l'être
des objets scientifiques et des groupes qu'ils constituent qu'elle restitue
dans son intégrité en lui conférant un statut. C'est la phénoménologie
qui défend la science contre la tentation d'être une nouvelle méta-
physique en lui interdisant de se constituer comme une réalité absolue
et en opérant au contraire l'insertion des édifices et des principes
abstraits dans le contexte de l'expérience humaine. Si l'objet scien-
tifique est le même que l'objet de cette expérience, ce n'est pas seule-
ment parce qu'il renvoie nécessairement à un objet d'expérience
(sensible ou non), mais c'est aussi parce qu'il est lui-même un objet
d'expérience.
Si le concept de phénoménologie est facile à saisir dans sa signi-
fication négative, en tant qu'il implique la mise entre parenthèses de
toutes les interprétations et constructions que la pensée théorique
superpose au réel au point de prendre ses propres produits pour la
réalité et de les hypostasier sous une forme absolue, sa détermination
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

positive, précisément parce qu'elle vise à nous introduire dans le


royaume de la positivité, réclame une analyse. Celle-ci doit être
centrée sur l'idée de phénomène, puisque, comme science des phéno-
mènes, la phénoménologie prétend s'en tenir exclusivement à ce qui
se manifeste, tel précisément qu'il se manifeste. C'est nous, disait
Husserl, qui sommes les vrais positivistes. Il s'agit assurément ici de
récuser l'empirisme et de reconnaître, comme source de droit pour
la connaissance, « non pas uniquement la vision empirique, mais
la vision en général, en tant que conscience donatrice originaire
sous toutes ses formes » (i). C'est lorsque l'élément proprement
théorique de la connaissance se borne à exprimer le donné intuitif
dans des significations qui lui correspondent rigoureusement qu'il
peut servir, à titre de fondement, pour le développement ultérieur de la
connaissance et être ainsi ce que Husserl appelle un « commencement
absolu », ou encore un « principe ». Parce qu'il repose exactement sur
ce qui se montre en soi-même tel qu'il est, l'énoncé phénoménolo-
gique prétend avoir une valeur absolue. Absolue est en effet l'appa-
rence à laquelle il renvoie, en tant justement qu'elle est une apparence.
Ce qui apparaît est ce qu'on ne peut récuser, ce qui échappe à la
réduction. Une science véritablement positive est alors possible, en
tant qu'elle se réfère constamment à une telle apparence. Parce
qu'elle veut se fier à celle-ci et lui restituer toutes ses dimensions,
la phénoménologie libère le fondement sur lequel pourront être
rétablis « dans leur ancien droit la métaphysique et, en même temps,
l'être et la vie, comme donnés absolus » (2). Et ailleurs, Scheler
ajoute : « Une philosophie fondée sur l'intuition phénoménologique
de l'essence doit affirmer que l'être absolu est connaissable, d'une
façon évidente et adéquate, dans chaque sphère du monde extérieur
et intérieur (3). »

(1) Ideen I, 66.


(2) Idole, 8.
(3) Ibid.
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

Une philosophie qui s'appuie sur le donné n'élude pas pour


autant, il est vrai, le problème de la non-vérité. Mais elle a le moyen
de substituer à la problématique traditionnelle de l'erreur, celle, plus
radicale, de l'illusion, qui justifie en fait l'apparence, dont le « contenu »
est toujours « vrai », l'illusion résultant du transport inadéquat d'un
Sachverhalt dans une autre couche d'être que la sienne. Quant à l'erreur
qui n'est, somme toute, qu'un cas particulier de l'illusion, elle
consiste dans l'établissement d'un rapport inadéquat entre un
Sachverhalt pensé dans le jugement et le Sachverhalt correspondant
présent dans l'intuition (i). Mais le phénomène de la connaissance
renvoie toujours et dans tous les cas à un donné, à une apparence qui
joue le rôle d'ultime fondement et qu'il s'agit seulement de
comprendre dans son sens propre et de situer sur le plan d'être qui
est le sien. Pour cela il suffit de laisser apparaître l'apparence
telle qu'elle apparaît et de lire simplement en elle ce qui est
indiqué.
La signification absolue de la phénoménologie se fonde ainsi sur la
présence de la chose, c'est-à-dire sur son apparence. Quand on inter-
prète la phénoménologie dans une philosophie de la conscience, cette
signification absolue se traduit par un dogmatisme de l'intentionna-
lité qui, parce qu'elle atteint l'être lui-même, est susceptible de
fournir à 1' « argument ontologique » un fondement réel. Mais si la
relation de la chose à la conscience fait d'elle, en tant qu'elle est une
donnée phénoménologique, un absolu, la signification de celui-ci
apparaît bien vite relative. C'est que toute apparence comme telle
s'entoure d'une zone d'ombre. Le donné phénoménologique enferme
en lui des implications dont le sens est, chaque fois, de renvoyer à
quelque chose qui n'est pas là. La signification de la phénoménologie
envisagée comme méthode n'est-elle pas justement, toutefois, de pour-
suivre l'élucidation de « ce qui est « impliqué » par le sens du cogi-

(i) Cf. Idole, 25.


101
LE MONISME ONTOLOGIQUE

tatum sans être intuitivement donné » (1), d'étendre ainsi le règne de


l'apparence, c'est-à-dire celui de la lumière et de la réalité, celui de la
rationalité aussi, qui trouve dans l'apparence son fondement ? Mais
l'accomplissement du travail phénoménologique ne peut, malgré sa
signification positive, dissiper totalement l'ombre qui entoure l'appa-
rence et vient mettre en cause son caractère absolu. Il n'y a pas de
totalité intuitive, parce que l'élucidation de ce qui est impliqué dans le
donné apparent ne peut se poursuivre que si ce donné fait le sacrifice
de sa présence au déroulement ultérieur du processus phénomé-
nologique. Et cette interrogation se lève aussi devant nous : ce à
quoi renvoie l'apparence est-il susceptible de se donner à nous, à
son tour, à titre d'apparence ? Ou bien la finitude en vertu de laquelle
une apparence demande toujours à être élucidée ne renvoie-t-elle pas
à une finitude plus essentielle en vertu de laquelle cette élucidation
n'est, en fait, jamais possible ?
La loi, en tout cas, qui prescrit la mise en relation de l'apparence
avec un processus phénoménologique d'explicitation, demeure étran-
gère à la conscience naturelle pour laquelle les apparences se succè-
dent, étrangère aussi à la phénoménologie aussi longtemps que
celle-ci ne se comprend pas autrement que comme un positivisme,
fût-ce dans ce sens élargi qui restitue au pouvoir de la vision la
pluralité de ses dimensions fondamentales. Cette loi, en effet, est
celle de l'essence qui n'est pas prise en considération tant que la
pensée s'en tient à ce qui apparaît comme à l'absolu. Mais une telle
pensée demeure au niveau d'une interprétation naïve et en quelque
sorte pré-critique de la phénoménologie, elle fait usage d'un concept
de phénomène qui demeure en fait non élaboré. Qu'est-ce donc, en
effet, qui rend possibles des phénomènes au sens du positivisme, qu'est-ce qui
fonde la présence pour nous de ce qui apparaît, sinon l'acte même d'apparaître,
l'essence du phénomène et de la présence en tant que telle ? Et tandis que la

(1) MC, 41.


100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

conscience naturelle se lamente devant le destin temporel de l'être


qui lui advient, la pensée qui se soucie de l'essence comprend la
nécessité de remonter à la loi qui commande ce destin. Car le contenu
qui nous apparaît chaque fois n'est pas responsable de ce destin, il le
subit plutôt comme une loi étrangère. Mais la raison qui le pose dans
l'apparence lui échappe au même titre que celle qui l'arrache à
l'existence. Ce n'est, à vrai dire, qu'une seule et même raison, une
seule et même loi, qui fonde et qui supprime, et le contenu ne la
contient pas.
La dépendance foncière de ce qui apparaît à l'égard de l'acte à'appa-
raître exige que celui-ci fasse désormais le thème de la problématique.
Celle-ci vise la présence de ce qui est présent, elle se réfère à l'essence
sur le fondement de laquelle tout ce qui nous est donné peut préci-
sément être là pour nous. Son objet, c'est le mode de manifestation de ce
qui se manifeste, c'est, comme le disait déjà Hegel commentant les
religions de la lumière, « la simple manifestation ». A un tel objet
la pensée ne parvient que lorsqu'elle est capable de dépasser la
considération de l'existant singulier qui se propose à nous, pour
s'élever à l'être de cet existant, c'est-à-dire à l'acte d'apparaître
comme tel. La critique du positivisme signifie que la phénoménologie
ne saurait se confondre avec line description d'ordre ontique, si
étendu qu'en soit le champ, mais qu'elle n'acquiert sa signification
proprement philosophique que lorsqu'elle se comprend dans son
dessein ontologique conformément auquel elle opère ce dépassement
de l'existant vers l'essence qui le fonde dans son être. La phénomé-
nologie est la science des phénomènes dans leur réalité. Son objet
n'est pas l'ensemble des phénomènes, avec leurs structures et, par
suite, leurs domaines spécifiques, mais l'essence du phénomène comme
tel. La réduction phénoménologique ne cherche pas à sauver
certains contenus considérés comme « certains », tandis que d'autres
seraient frappés ou suspendus. La réalité qu'elle dégage comme un
fondement irréductible, n'est pas un phénomène privilégié, c'est
101
LE MONISME ONTOLOGIQUE

l'essence omni-présente et universelle de tout phénomène comme


tel. Pour cette raison, la réduction phénoménologique est une avec la
réduction éidétique comprise en un sens ultime. La réduction est la
libération de l'essence qui ne saurait être réduite et qui subsiste seule,
à titre de condition. La réduction nous introduit alors dans la sphère
de l'absolu. Que la condition soit l'absolu, cela résulte du fait qu'elle
n'est pas posée par l'analyse et pensée seulement comme nécessaire.
La condition est l'essence du phénomène, l'apparence comme telle,
dans son acte d'apparaître. La vérité transcendantale à laquelle nous
introduit la réduction phénoménologique n'est pas une réalité mysté-
rieuse = x , elle est la vérité même, identifiée avec l'être, en tant
qu' « être » et « vérité » ne désignent rien d'autre que l'apparence
comme telle. L'être et la vérité sont contemporains, dit Heidegger (1).
Cela signifie que le fait d'apparaître est ce qui confère à toute chose
l'être et que la vérité, comprise en un sens premier, n'est elle-même
rien d'autre que cet acte d'apparaître considéré en et pour lui-même.
Cette vérité en tant qu'elle est transcendantale, nous pouvons aussi
l'appeler la Forme. Elle est l'élément formel, proprement ontolo-
gique, auquel appartient tout phénomène en tant justement qu'il est
un « phénomène ». L'insuffisance du positivisme tient à ce qu'il ne
rend pas compte de la positivité qu'il présuppose constamment en
décrivant des phénomènes sans s'être au préalable interrogé sur l'être-
phénoménal comme tel.
En tant qu'elle s'attache à l'essence du phénomène, la problé-
matique qu'institue la phénoménologie doit être comprise dans sa
signification absolument universelle et fondamentale. Tandis que
l'erreur ou, plus exactement, l'illusion est, du moins pour le posi-
tivisme phénoménologique, un problème, la réflexion qui vise
l'essence du phénomène trouve dans l'examen de la « simple appa-
rence » une confirmation de son caractère absolu. Car l'essence

(1) Cf. SZ, 230.


_i

66 DE LA MANIFESTATION

est « l'acte d'apparaître don^besoin même l'apparence pour être une


simple apparence » (i). Erreui^illusion, vérité (en un sens rationnel)
sont co-déterminées par un?<fondement commun. C'est la vérité
absolue qui permet à l'illusion de se manifester et la fonde ainsi
dans son être. L'erreur n est p is un instant séparée de l'absolu.
L'immanence du savoir absolu au sein du savoir non vrai est ce qui
nous permet de répondre à la question de Hegel : comment le savoir
vrai peut-il faire la preuve de sa vérité contre le savoir non vrai ?
Affirmera-t-il simplement qu'il est le vrai savoir ? « Par une telle
assurance, remarque Hegel, il déclarerait en effet que sa force réside
dans son être, mais le savoir non vrai fait également appel à ce même
fait qu'il est (2). » 11 ne manque, toutefois, au savoir non vrai que de
comprendre le sens de son affirmation pour être lui aussi un savoir
vrai et réel. Car le fait que le savoir non vrai soit, c'est justement
cela qui fait de lui un savoir vrai, en un sens absolu. Le savoir est la
manifestation et, comme tel, l'essence. Parce qu'il est un savoir, le
savoir non vrai est lui aussi quelque chose qui se manifeste, il porte
en lui, comme sa condition, l'acte de se manifester, c'est-à-dire
l'essence. En réfléchissant sur l'acte d'apparaître, sur le fait que le
savoir même apparent apparaît, la problématique qui vise l'essence
réduit à elle et se subordonne les problèmes seconds qui concernent
la « vérité » ou 1' « erreur », 1' « apparence » ou la « réalité », entendues
chaque fois dans un sens particulier. Elle a, quant à elle, un sens
universel, en ceci qu'elle montre que la réalité est justement la réalité
de l'apparence, sous toutes ses formes et, par suite, une réalité
absolue. Elle s'élève, dès lors, à l'idée de l'égalité du savoir vrai et
du savoir non vrai au regard du savoir absolu. Le savoir vrai, par
opposition au savoir non vrai, n'est vrai qu'en un sens second, car,
comme le soleil luit sur les justes et sur les injustes, la vérité comprise

(1) H, 1 2 9 .
(2) PhE, I , 68.
101
LE MONISME ONTOLOGIQUE

en un sens absolu ne fait pas de distinction et, dans son pouvoir


ontologique, elle promeut à l'existence et protège également l'illu-
sion et la « réalité ». Elle est la réalité absolue, la vérité du vrai
et du non vrai, l'origine qui éclaire toute chose, l'universel fondement.
11 est vrai que la conscience naturelle oublie le .plus souvent
l'essence qui lui fait le don de la présence et que, par opposition à
son savoir apparent, on peut appeler savoir vrai ou réel celui qui
reconnaît l'œuvre de l'essence. La phénoménologie est justement le
savoir vrai ainsi entendu, en tant que, comprise dans sa signification
universelle, elle vise à être le savoir de l'essence. La phénoménologie
est la science de l'essence du phénomène. C'est parce qu'il comprend
l'être comme l'essence du phénomène, que Heidegger peut dire que
la phénoménologie est la science de l'être et, comme telle, l'ontologie.
Car la phénoménologie ne consiste nullement dans l'application d'une
méthode monotone à des problèmes divers. Il convient de distinguer
ici les problèmes ultimes de la phénoménologie qui définissent le
champ d'une phénoménologie première, par opposition à une
phénoménologie seconde qui vise à élucider le sens de l'être dans les
différentes régions. Des expressions telles que « phénoménologie de
l'être », « phénoménologie de l'ego », « phénoménologie du temps »,
sont par elles-mêmes essentiellement ambiguës, car les disciplines
qu'elles indiquent risquent de se trouver juxtaposées dans notre
esprit avec une phénoménologie des formes sociales ou de l'objet
mathématique, par exemple. Or, tandis que ces dernières recherches
appartiennent manifestement au domaine d'une phénoménologie
seconde, le problème se pose au contraire de savoir si la phénomé-
nologie de l'ego ou du temps ne relève pas de la phénoménologie
entendue en un sens premier. Auquel cas, l'ego et le temps ne seraient
pas des réalités du même ordre que la société ou les mathématiques,
en ce sens que, loin d'être soumises à l'essence, elles appartiendraient au
contraire à sa structure interne et entreraient ainsi, à titre d'éléments consti-
tutifs, dans la définition immanente de la vérité absolue.
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

Mais si une telle question ne peut recevoir sa réponse que lors-


qu'aux été tirée au clair l'essence du phénomène, ce qui apparaît
très nettement dès maintenant, c'est que l'objet de la phénoménologie
première ne saurait lui être extérieur. Il lui est au contraire si intérieur
qu'elle se fonde sur lui et trouve en lui son principe. Cet objet, c'est l'essence
du phénomène et la phénoménologie n'est rien d'autre que la mise
en œuvre de cette essence en tant que, sur le fondement de celle-ci,
elle vise une « élucidation », c'est-à-dire une promotion et une réali-
sation dans la présence. La compréhension du lien qui unit la phéno-
ménologie (en tant que phénoménologie première) et son objet
se révèle cependant difficile. La phénoménologie est, en effet, le
mode de traitement que nous voulons faire subir à la réalité, c'est-
à-dire à l'essence. Elle est le « comment » qui nous indique la manière
de traiter ce qui doit être débattu par elle. Ce qui doit être débattu,
toutefois, n'est rien d'autre que le « comment », c'est la manière
dont la réalité se manifeste et doit se manifester à nous. La réalité
du réel n'est en effet que la manière dont le réel se manifeste. « Onto-
logie et phénoménologie ne sont pas, dit Heidegger, deux disciplines
appartenant l'une à côté de l'autre à la philosophie. Les deux titres
caractérisent la philosophie même d'après l'objet et le mode de
traitement (i). » Mais, dans le cas qui nous occupe, l'objet est le mode
de traitement lui-même. La phénoménologie est ce qui nous donne
accès au phénomène compris dans sa réalité, c'est-à-dire au phéno-
mène en tant que tel. Mais la voie d'accès au phénomène est le phéno-
mène lui-même. La phénoménologie se propose à nous comme un
moyen, le moyen d'apporter près de nous l'essence concrète et vraie,
l'essence de la présence, l'absolu en tant qu'il est la Parousie. Mais le
moyen est l'absolu lui-même, puisque l'acte d'apporter près de nous
est l'œuvre de l'essence, en tant qu'elle est l'essence de la présence,
la Parousie et l'absolu. La phénoménologie recherche la Parousie

(i) sz, 38.


101
LE MONISME ONTOLOGIQUE

de l'absolu sur le fondement de l'absolu compris comme la


Parousie.
En tant qu'elle est l'application de la méthode phénoméno-
ogique au problème de l'essence du phénomène, la phénoménologie
se meut dans un cercle. C'est là le signe de son caractère absolu.
Ce caractère absolu de la problématique qu'elle institue ne signifie
pas que la phénoménologie soit sans présupposition. Elle admet
au contraire une présupposition fondamentale en tant que cette
présupposition est le fondement lui-même, l'absolu. La phénoméno-
logie est une recherche qui vise à élucider son propre fondement,
elle est une réflexion sur elle-même. La phénoménologie est son
propre objet.
Les problèmes ultimes de la phénoménologie se rapportent à
la réflexion de la phénoménologie sur elle-même et sur son fonde-
ment. C'est dans la réponse apportée à ces problèmes ultimes que
se décide le sens de la phénoménologie. Celui-ci dépend en effet
de la nature du fondement. Comment la phénoménologie peut-elle
entrer en rapport avec l'essence, c'est-à-dire avec le Comment fonda-
mental conformément auquel la réalité se réalise en se faisant « phéno-
mène », cela dépend évidemment de la nature du « Comment ».
Le problème de l'essence du phénomène est premier par rapport à
celui de l'élucidation. La phénoménologie se laisse guider par
son objet. Le Comment de son approche est subordonné au Comment
de la réalité dont elle approche, réalité qui est le « Comment » lui-
même. C'est finalement cette réalité qui vient au-devant de nous et
qui nous éclaire. La manière dont cette réalité vient au-devant de
nous ne doit-elle pas commander la manière dont nous l'accueillons
et nous ouvrons à elle ? Ou bien plutôt le comment de notre accueil
ne doit-il pas être et n'est-il pas nécessairement le même que le
comment de la venue en nous de l'absolu ? L'œil par lequel l'absolu
nous regarde est le même que celui par lequel nous regardons
l'absolu. Mais comment faut-il comprendre cet œil qui est l'absolu
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

lui-même ? Quelle est la nature de la vision ? Quelle est l'essence du


phénomène ?
A cette question demeurent suspendus tous les problèmes,
déjà formulés ou seulement entrevus, qui se rapportent à la phéno-
ménologie première. La compréhension du lien qui unit l'ontologie
et la phénoménologie demeure indéterminée aussi longtemps que la
pensée n'est pas parvenue à l'intérieur de la structure de l'essence.
Parce qu'il demeure subordonné à une essence non élucidée, le projet
même d'une élucidation de l'essence, qui définit d'abord le travail
méthodologique de la phénoménologie, demeure incertain à l'égard de
lui-même, de son sens et de son fondement. On ne se laisse assurément
pas arrêter par l'objection du cercle : le travail d'élucidation s'engage
et se poursuit sans crainte de s'écarter de l'essence, puisqu'au contraire
il se confie à elle et qu'ainsi l'essence finira bien par se rendre trans-
parente à elle-même au sein de ce travail. A moins que ce ne soit une
volonté de l'essence de refuser cette transparence finale et de se
maintenir définitivement dans le mystère. De toute façon, cette
volonté sera tirée au clair, et l'essence apportée devant elle-même.
Comment devra s'opérer, il est vrai, cette mise de l'essence
en présence d'elle-même ? L'essence comprise comme le pouvoir
ontologique qui fonde toute présence n'est certes pas étrangère à la
conscience naturelle. En tant que celle-ci est une conscience, un
être-là, le savoir absolu lui est immanent. Mais la saisie thématique
de l'essence, le savoir vrai et réel, c'est-à-dire le savoir du savoir
absolu compris dans son absoluité, consiste-t-il dans la représenta-
tion de l'essence ? Cela ne se pourrait que si l'essence elle-même
consiste dans la représentation. Et comment faudrait-il interpréter
la nature de celle-ci ? Ainsi la compréhension du rapport de l'essence
à elle-même dépend finalement de la détermination de la structure de
l'essence. Cette détermination peut seule dire si, finalement, un tel
« rapport » a un sens.
« Dans la sphère du psychique, dit Husserl, il n'y a pas de diffé-
101
LE MONISME ONTOLOGIQUE

rence entre être et apparence (1). » Mais cette affirmation, sur laquelle
on a cru pouvoir fonder le caractère absolu de la problématique
phénoménologique en tant qu'elle vise la sphère immanente de la
conscience, demeure en fait une indication extrêmement vague tant
qu'on n'a pas défini ce qu'il convient d'entendre par le fait d'appa-
raître. De même, si l'on dit qu'il y a dans l'essence même quelque
chose qui n'apparaît pas, ce qui n'apparaît pas, ou, pour être plus
exact, le fait de ne pas apparaître, demeure aussi indéterminé dans
son être que la pure et simple manifestation, aussi longtemps
que celle-ci n'est pas saisie d'une façon rigoureuse dans son
essence. Bien plus, le fait de ne pas apparaître n'a peut-être
qu'une signification limitée, purement négative, s'il demeure en
relation avec un concept non élaboré de l'essence phénoménale,
car il se pourrait que ce qui est donné comme n'apparaissant pas
ne soit tel qu'au regard d'une conception unilatérale et, comme
telle, abstraite de l'essence. Pousser jusqu'au bout la détermination
de l'essence afin de la reconnaître dans son caractère pleinement
concret, c'est peut-être mettre en lumière une Forme, un Comment
plus fondamental dont la loi confère une présence, quoique d'un
autre ordre, à ce qui était primitivement pensé comme « n'appa-
raissant pas ».
La détermination de l'essence doit également nous fournir le
cadre ontologique pour une discussion du rapport de cette essence
à l'existant qui trouve en elle son fondement. Cette détermination
peut seule dire, en effet, si le dépassement du positivisme est, au
point de vue ontologique, définitif et sans appel, si la transgression
de l'existant s'opère sans retour, et si l'essence qui s'acquiert dans
une telle transgression peut se refermer sur soi, s'abstraire de la
détermination ontique, s'absolutiser dans cette abstraction et subsister
ainsi cependant, en préservant son absoluité dans son autonomie.

(1) Logos, 1 9 1 3 , cité par SCHELER in Idole, 61.


100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

C'est la façon de comprendre le caractère concret de l'essence et,


finalement, son absoluité qui est en question.
La détermination de la structure interne de l'essence est seule
susceptible, enfin, de délimiter le champ des problèmes ultimes de la
phénoménologie. Elle seule peut dire si la phénoménologie de l'ego
appartient à ce champ des problèmes premiers, et en quel sens.
La tâche d'une détermination de l'essence du phénomène appa-
raît ainsi comme la tâche centrale de la phénoménologie, elle s'impose
à nous, et cela d'une façon d'autant plus urgente que c'est sur le
fondement d'une conception inexplicitée du phénomène que la
philosophie a, depuis toujours, posé et résolu ses problèmes. L'élu-
cidation de l'essence du phénomène montrera que, lorsque cette
essence a enfin fait le thème d'une problématique explicite, celle-ci
n'a fait que ratifier, en les portant à l'absolu, les présuppositions
ontologiques qui ont, depuis l'origine et d'une façon presque
ininterrompue, guidé mais aussi, et bien plutôt, égaré la recherche
et la pensée philosophiques.

§ 9. L A DÉTERMINATION UNILATÉRALE DE L'ESSENCE DU PHÉNOMÈNE


ET L E CONCEPT DE « DISTANCE PHÉNOMÉNOLOGIQUE »

Dans ses Objections aux Méditations de Descartes, Gassendi déclare :


« Considérant pourquoi et comment il se peut faire que l'oeil ne se
voit point lui-même ni que l'entendement ne se conçoive point,
il m'est venu à la pensée que rien n'agit sur soi-même; car, en effet,
la main, ou du moins l'extrémité de la main, ne se frappe point
elle-même, ni le pied ne se donne point un coup. Or, étant d'ailleurs
nécessaire pour avoir la connaissance d'une chose, que cette chose
agisse sur la faculté qui connaît, c'est-à-dire qu'elle envoie en elle son
espèce ou bien qu'elle l'informe et la remplisse de son image, c'est
une chose évidente que la faculté même, n'étant point hors de soi,
ne peut transmettre en soi son espèce ni par conséquent former la
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

notion de soi-même. Et pourquoi pensez-vous que l'œil qui ne se voit


pas en soi, se voit néanmoins dans un miroir ? C'est sans doute parce
qu'entre l'œil et le miroir il y a un espace, et que l'œil agit de telle
sorte contre le miroir, envoyant vers lui son image, que le miroir après
agit contre l'œil, en renvoyant contre lui sa propre espèce. Donnez-
moi donc un miroir contre lequel vous agissiez en même façon, et
je vous assure que, celui-ci réfléchissant contre vous votre propre
espèce, vous pourrez alors vous voir et vous connaître vous-même,
non pas à la vérité par une connaissance directe, mais du moins par
une connaissance réfléchie; autrement je ne compte pas que vous
puissiez avoir aucune notion ou idée de vous-même (i). » L'empi-
risme de Gassendi apparaît dans ce texte surdéterminé par des
conceptions héritées de la philosophie scolastique et, par l'inter-
médiaire de celle-ci, de la pensée antique. Ces conceptions ne consti-
tuent pas le fond, cependant, de l'argument ici dirigé contre Descartes,
et l'empirisme n'est à son tour qu'une expression possible de la pré-
supposition ontologique fondamentale qui, bien qu'elle ne soit ni
énoncée, ni même clairement aperçue, est cependant au centre de cet
argument. A cette présupposition ontologique, la théorie des espèces,
l'idée de l'action à distance sur les choses et sur soi, celle du « miroir »
enfin, ne sont cependant pas étrangères, elles constituent bien plutôt
diverses façons pour une pensée qui n'a pas encore su élever sur un
plan ontologique la problématique qu'elle institue et qui vit de
« théories », d'exprimer, à travers celles-ci précisément, les présuppo-
sitions ontologiques ultimes dont les théories ne sont, à vrai dire,
jamais entièrement séparées. Qu'une seule et même présupposition
s'exprime à travers ces diverses théories, cela atteste la persistance à
travers l'histoire d'un horizon ontologique commun sous un matériel
philosophique variable; et qu'un tel horizon ait pu demeurer intact
jusqu'à nos jours malgré tant de révolutions de la pensée et en parti-

(I) A T , V I I , 292.
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

culier malgré la révolution cartésienne — pour cette raison que ces


bouleversements se sont toujours produits à l'intérieur et sur le
fond de cet horizon, bien loin de le mettre en question — c'est
ce qui apparaît avec évidence si l'on veut bien comparer au texte
de Gassendi celui où un auteur contemporain, commentant l'onto-
logie moderne, s'exprime en ces termes : « Pour voir quelque chose
il faut ce qu'on appelle du champ. Je ne vois distinctement cet
encrier, ce livre, que parce qu'une certaine distance m'en sépare.
Si je les rapproche de mon œil, je les aperçois de moins en moins
à mesure que diminue la distance. A la limite, je ne vois plus rien.
Quant à ma cornée, il m'est à jamais interdit de la voir. Je puis en
apercevoir l'image dans une glace et la structure dans un traité d'ana-
tomie. Mais ce n'est plus elle que je vois. Certes, elle peut encore être
vue. Mais c'est seulement par un autre que moi, et parce qu'il a du
champ. Bref, la connaissance immédiate est en réalité toujours médiate.
Elle s'opère par l'intermédiaire d'une distance minima. Or, c'est un fait
que l'être se connaît, par l'homme ou par n'importe quelle conscience.
Il faut donc que l'être soit à distance de lui-même... (i). »
La présupposition, sous-jacente au texte de Gassendi, et qui se fait
plus nettement jour ici, n'est certes qu'assez vaguement esquissée.
La signification ontologique de cette présupposition est mise en question
au moment même où elle semble affirmée, puisque la seule précision
apportée à la nature de la distance qui est posée comme la condition
de la connaissance de l'être, tend à confondre cette distance avec
une distance réelle, assimilable à une caractéristique ontique de
l'existant. C'est la cornée de l'œil, en effet, qui est comprise comme
le point zéro de cette distance, dont on admet par ailleurs qu'elle
peut être plus ou moins grande. Il reste que la « distance » intervient
comme une condition universelle de la connaissance, elle s'impose à
celle-ci, dans son accomplissement, avec une nécessité d'ordre

(i) L- MALVERNE, I^a condition de l'être, in Rev. Met. Mot., janv. 1949, 42.
101
LE MONISME ONTOLOGIQUE

éidétique : « la connaissance immédiate est en réalité toujours médiate ».


Ce dont la distance est la condition n'est encore pensé, il est vrai, que
sous le titre de connaissance. Il n'y a là toutefois, dans la pensée
de l'auteur, nulle restriction apportée à la signification universelle
et éidétique de la condition ainsi définie, celle-ci ne se limite nullement
au seul phénomène de la connaissance, ce qu'elle vise à définir, c'est
bien plutôt la possibilité même d'un « phénomène » en général. Que
telui-ci, compris dans sa structure ontologique universelle, soit
faussement identifié avec la connaissance entendue en un sens
classique, c'est là justement un héritage de la pensée classique. Ce
qui est finalement visé, malgré les imperfections et les imprécisions
de l'analyse, c'est donc la possibilité ontologique et universelle d'un
phénomène en général, c'est l'essence du phénomène. En tant qu'elle est
pensée comme la condition du phénomène comme tel, c'est-à-dire
identifiée avec son essence, la distance en question mérite d'être appelée
par nous « distance phénoménologique ». C'est seulement avec le
concept de « distance phénoménologique » que nous nous élevons
à la présupposition ontologique ultime qui est sous-jacente aux textes qui
viennent d'être évoqués.
Compris dans sa signification ontologique comme la condition
pour que quelque chose comme un « phénomène » s'offre à nous, ou,
plus exactement, comme la structure même de la phénoménalité, le
concept de distance phénoménologique doit évidemment être dis-
tingué de celui de distance spatiale ou « réelle ». La distance qui
sépare les choses ou qui nous sépare d'elles est une distance que
nous pouvons mesurer objectivement mais qui existe déjà antérieu-
rement à toute mesure de cette sorte, en tant que distance immédia-
tement éprouvée, appartenant au monde ambiant. Toutefois, cette
distance vécue dans l'expérience perceptive originaire repose à son
tour, tout comme l'espace qu'elle vient structurer et auquel elle
appartient, sur une spatialité plus originaire qui n'est autre que
le milieu phénoménologique primitivement ouvert pour que quelque
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

chose comme un espace puisse d'abord se manifester. Cette spatialité


originaire est le phénomène du monde, le phénomène de tous les
phénomènes, leur visibilité comme telle. Le monde, entendu dans sa
mondanité pure, est justement cette visibilité elle-même à laquelle
toute chose emprunte la possibilité de se manifester et d'être ainsi un
« phénomène ». Le monde est la condition transcendantale de l'espace,
car, comme l'a montré Heidegger, loin que le monde repose dans
l'espace, c'est au contraire l'espace qui repose en lui. Or, le concept de
distance phénoménologique n'est point lié à l'espace, et c'est en cela qu'il
diffère fondamentalement de notre concept ordinaire de distance.
« Fondamentalement », c'est-à-dire en tant qu'il appartient au fonde-
ment, à la mondanité du monde.
Le concept de distance phénoménologique n'est pas seulement
« lié » à celui du « monde », le déploiement de cette distance est un, en
réalité, avec le surgissement du monde dans sa pureté. Compris dans sa
signification ontologique radicale, le concept de distance phénomé-
nologique vaut comme un titre pour l'essence. Mais cette signifi-
cation ontologique n'est sauvegardée, et d'abord pensée, que si le
concept de distance reçoit, par opposition à toute idée d'une distance
spatiale, la signification originaire d'un pouvoir. Les distances sur
lesquelles nous appuyons le concept qui leur correspond habituelle-
ment dans notre esprit, sont des distances trouvées. Trouvées, elles
le sont, il est vrai, à l'intérieur d'un champ qui, avant d'être spatial,
est un champ phénoménologique. Mais la distance, en tant qu'elle
caractérise maintenant l'extension phénoménologique originaire et
non spatiale de ce champ pur, n'est point à son tour trouvée. Elle est
bien plutôt le pouvoir qui nous permet de trouver, l'œuvre originaire
de la transcendance qui déploie l'horizon. Elle est 1' « éloignement »,
mais compris, comme le veut Heidegger, « en un sens actif et tran-
sitif » (i). Avant de concerner l'être-éloigné, la distance est ce qui

(i) S Z , 105.
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

loigne. Elle est ce qui éloigne, non point comme un comportement


>articulier et déterminé, celui par lequel nous repoussons un objet sur
a table ou lançons une pierre dans le champ. Un tel comportement,
natériel ou non, n'est encore, en effet, qu'un processus d'ordre
mtique. Il présuppose, comme condition de l'acte d'éloigner qu'il
iccomplit chaque fois, un êloignement plus originel, à savoir Y événement
mtologique qui fait surgir l'horizon vers lequel et à l'intérieur duquel des
ictes concrets d'approche ou d'éloignement peuvent avoir lieu en
:
ait. La distance phénoménologique façonne les lointains originels,
;lle déploie l'ultime horizon de visibilité à l'intérieur duquel toute
:hose peut devenir visible pour nous. Toute présence est une présence
à partir de l'horizon et sur le fond de celui-ci. L'horizon déploie
justement le milieu de la présence, il ouvre la dimension ontologique
de Vexistence. La distance phénoménologique est le pouvoir ontolo-
gique qui nous donne accès aux choses, elle est cet accès lui-même,
un accès dans et par le lointain.
Nous disons des choses qu'elles nous sont lointaines ou proches
et cette détermination varie corrélativement avec les modalités du
comportement ontique réel ou virtuel qui nous relie à elles. Mais
cette relation, avec ses caractères chaque fois déterminés, s'appuie sur
une relation plus originelle, qui est l'œuvre du lointain. Proximité
et êloignement sont deux modalités à l'intérieur d'un êloignement
plus fondamental qui appartient, à titre de condition, à la structure
même de la phénoménalité. L'essence du phénomène est l'éloigne-
ment lui-même en tant qu'éloignement transcendantal. C'est cet
êloignement qui est la condition de toute présence, c'est lui qui
constitue la proximité, d'ailleurs variable, des choses, proximité dont
l'éloignement dont nous parlons habituellement n'est qu'une moda-
lité. La proximité, comprise non plus comme une caractérisation
d'ordre ontique mais dans sa possibilité ontologique, c'est-à-dire
dans son essence même, est une avec l'éloignement primitif qui est
l'œuvre de l'essence. Proximité et êloignement sont des titres équi-
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

valents pour l'essence du phénomène considérée dans sa pureté; pris


ensemble ils signifient que l'essence de la présence recèle en quelque
sorte une antinomie interne, mais celle-ci est justement ce qui confère
à l'essence son pouvoir ontologique propre- L'éloignement est la
condition de toute présence, la présence comme telle. Le lointain est
l'essence de la proximité. « Ainsi donc, peut dire Heidegger, l'être
humain... est un être du lointain. C'est uniquement par ces lointains
originels qu'il se façonne dans sa transcendance envers tout l'exis-
tant que grandit dans l'homme la vraie proximité des choses (i). »
La compréhension du statut transcendantal de l'éloignement
nous invite à réfléchir sur le caractère non originaire de la signifi-
cation des concepts de « proche » et de « lointain » déjà en usage
dans la philosophie classique et repris par Husserl dans la phénomé-
nologie de la raison. Lorsqu'il étudie, dans les Ideen par exemple, la
« proximité » et 1' « éloignement » du donné, ou, dans Erfahrung und
Urteil, les différences d'apparence des objets selon le « près » ou le
« loin », ainsi que, pour chaque objet, sa façon de passer du « loin »
dans le « près », les caractères phénoménologiques qui sont alors
visés ne se réfèrent encore, de toute évidence, qu'aux divers contenus
de la pensée. C'est chaque fois un contenu, qu'il s'agisse d'un objet
empirique ou idéal, qui est dit proche ou lointain conformément
à la façon dont il se donne selon une série de degrés de clarté ou
d'indistinction, tandis que la conscience qui obéit au réXoç de l'évi-
dence cherche à parcourir cette série de degrés dans le sens qui
aboutit à la clarté la plus grande possible pour un contenu déter-
miné. Lorsque ce degré de clarté maximum est atteint, on dit que
l'objet se trouve dans une « proximité absolue » (2). Sur le plan
ontologique, toutefois, ce concept de proximité absolue n'a, à
la rigueur, aucun sens. La proximité en tant que telle est toujours absolue,

(1) WG, m.
(2) Ideen I, 218.
101
LE MONISME ONTOLOGIQUE

mme est toujours absolu Vêloignement qui ne fait qu'un avec elle. Il n'y a
e degrés dans la proximité qu'au moment où celle-ci cesse d'être
Dnsidérée dans sa signification ontologique en tant qu'elle appar-
ent, comme structure constitutive, à l'essence de la phénoménalité,
our devenir une caractéristique phénoménologique de l'étant lui-
îême. Considérée comme le pouvoir ontologique qui nous donne
:cès aux « phénomènes » et fonde ainsi la « connaissance » dans sa
ossibilité, la distance phénoménologique ne saurait être dite plus
u moins grande et il n'y a aucun sens à parler de « distance minima ».
orsque la distance entre mon œil et l'objet diminue progressive-
lent, il ne s'agit évidemment que d'une distance spatiale. Lorsque
:tte distance devient nulle, je ne vois plus rien, nous dit Malverne.
lais lorsque je dis que je ne vois plus rien, cette proposition, si elle a un
ms, commente une expérience. Que je ne vois plus rien, c'est là un fait
ositif, un « phénomène ». Pour lui, l'essence a déjà accompli son
:uvre, une distance s'est déployée qui n'est certes ni spatiale ni
réelle » mais constitue bien plutôt la réalité même du réel, la possi-
ilité de toute présence comme telle. Cette distance phénoménolo-
ique transcendantale se distingue ainsi, de la façon la plus nette,
e toute distance spatiale, puisqu'elle subsiste dans son absoluité là
îême où la distance spatiale devient nulle, là aussi où la structure de
être est telle qu'il n'y a plus aucun sens à parler de distance spatiale.
)ans le cas des distances qui structurent le monde objectif et d'abord
slui de la vie, il est clair qu'elles appartiennent à l'étant intramondain
titre de déterminations ontiques. C'est justement dans la mesure
ù elle apparaît comme une détermination « catégoriale », pour parler
omme Heidegger, c'est-à-dire relative à l'étant non-Dasein, que la
istance est susceptible d'une différenciation; en tant qu'elle est un
existential » au contraire, c'est-à-dire co-appartient à la structure
ntologique de l'essence, elle porte en elle cette caractéristique
idétique qu'elle est toujours une distance absolue.
En tant que distance absolue et transcendantale, la distance
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

phénoménologique doit aussi être distinguée dans son concept


de celui de « distance existentielle », qui caractérise la proximité
plus ou moins grande dans laquelle se tiennent pour nous les choses
selon l'intérêt que nous leur portons. Cette proximité n'a aucun
rapport avec la proximité spatiale. Des choses fort éloignées de
nous dans l'espace peuvent nous être très « proches », et nous
pouvons nous faire les « contemporains » d'un événement qui s'est
produit il y a vingt siècles. La distance existentielle est liée au Souci.
Le Souci vit dans le monde ambiant, de telle manière cependant que
ce n'est jamais du monde comme tel, mais seulement de ce qui
arrive à l'intérieur du monde qu'il se soucie. Il y a dans le Dasein,
dit Heidegger, une tendance fondamentale vers le proche. Mais ce
qui est proche de nous, c'est toujours tel ou tel contenu déterminé,
ce n'est jamais la proximité comme telle. La proximité est au contraire
ce qui est le plus loin de nous, et cela non pas parce qu'elle est
en soi identique à l'essence originelle du lointain, mais parce qu'elle
n'est jamais pour nous l'objet de notre Souci. L'objet chaque fois
déterminé de notre Souci dissimule à nos yeux le milieu ontologique
où il paraît. L'orientation soucieuse à l'être-éloigné nous cache
l'éloignement comme tel.
L'être-éloigné trouve cependant son fondement dans l'éloigne-
ment même. Les distances vécues, existentielles ou spatiales, qui
jalonnent notre monde se dessinent sur le fond même du monde
comme tel et reposent en lui. Elles peuvent bien caractériser l'étant
intramondain et lui appartenir, l'être de cet étant est l'être même
du monde. Les déterminations catêgoriales reposent sur les structures
existentiales. L'être transcendant, s'il nous masque chaque fois
l'œuvre de la transcendance, tient d'elle pourtant tous ses caractères
ontologiques. Ceux-ci ne sont assurément que des caractères dérivés,
ils doivent être reliés pourtant, et cela dans le principe, à l'essence
dont ils dérivent. On peut interpréter faussement l'essence en la
comprenant à partir de ce qui arrive grâce à elle, confondre le
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

:oncept transcendantal de l'éloignement avec celui de l'être-éloigné


jui surgit pour nous au sein du lointain originel. C'est à l'éloignement
riginel pourtant que l'être-éloigné doit d'être ce qu'il est. Le concept non
ilaboré de distance n'est encore que la façon dont la conscience
îaturelle et pré-philosophique se représente la condition du phéno-
nène, et cette représentation n'est pas encore une pensée. C'est
pourtant à l'aide d'éléments qui supposent l'essence et qui trouvent
:n elle leur fondement qu'elle se figure celle-ci. Pour impropre que
;oit cette figure, elle n'en est pas moins significative. L'action à
listance, la théorie des espèces, les concepts de « reflet » et d'« image »,
a présupposition de la distance, ne se réfèrent encore qu'à des réalités
3u à des processus d'ordre ontique. Mais ceux-ci ne valent que comme
;ymboles et ce qu'ils symbolisent ne leur est pas homogène, c'est
\eur propre fondement. Il s'agit en fait de circonscrire l'essence du
phénomène et si la pensée philosophique traditionnelle s'est montrée
.ncapable de situer et de maintenir sa problématique sur un plan
ontologique, son dessein profond devait cependant éclater un jour.
Heidegger pense la même chose que Gassendi, mais cette chose, il la
Dense dans sa vérité ontologique.

§ IO. LA DISTANCE PHÉNOMÉNOLOGIQUE

ET LE DÉDOUBLEMENT DE L'ÊTRE : PRÉSENCE ET ALIÉNATION

L'être n'est un phénomène que s'il est à distance de soi. L'œuvre


de la distance phénoménologique comprise comme un pouvoir
ontologique, comme une distance naturante et non pas simplement
naturée, est justement d'instituer l'intervalle grâce auquel l'être
pourra s'apparaître à lui-même. L'apparition, sur le fond de la
distance phénoménologique, de l'être qui apparaît, la manifestation
de cet être est identique avec son existence. Parce qu'elle se fonde
sur la distance, l'existence de l'être est différente de l'être lui-même.
Elle en diffère justement comme ce qui est à distance de lui-même,
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

elle est l'être lui-même, si l'on veut, mais à distance de soi, dans sa
non-coïncidence avec soi, elle est l'être dans la différence. Considérons
avec Fichte le mur dont nous disons qu'il « est ». Ce qui est visé dans le
« est », à savoir l'être du mur, « n'est pas identique avec lui... mais
se distingue de ce mur comme de quelque chose d'indépendant » (i).
Ce qui distingue l'être du mur lui-même, ce qui les différencie
d'une façon foncière, c'est justement la différence comprise comme
l'essence qui permet au mur d'être. L'être du mur est le mur lui-même
dans l'infinité de la distance qui lui confère, avec la condition phéno-
ménale, l'existence même. L'existence du mur est l'être du mur en
tant que cet être est posé dans une extériorité radicale par rapport à
lui-même, elle est, pour reprendre la forte expression de Fichte,
« son être en dehors de son être ». Il est vrai que la conscience naturelle
n'a « pas le temps de contempler le « est » qui lui échappe totalement » ;
viser au contraire celui-ci d'une façon thématique dans la conscience
philosophique, c'est être amené à poser que « le « est » par rapport à
l'être est immédiatement l'existence » (2). L'être doit exister, il existe
nécessairement. L'argument ontologique n'est pas une preuve au
sens ordinaire du mot, il consiste dans la lecture de la condition
phénoménale de l'être. Cette condition phénoménale est justement
l'existence de l'être, elle est, en tant qu'être en dehors de son être,
l'être même de l'être.
L'existence qui fait ainsi l'être même de l'être ne se recouvre
pas avec l'être pur et simple, avec l'être stable et absolu. Elle se
recouvre si peu avec lui qu'elle s'en distingue bien plutôt, elle est
par rapport à lui dans une extériorité absolue et, s'étant retirée de lui
dans cette extériorité, elle le pose en face d'elle comme un être stable.
L'existence n'est rien par elle-même, si ce n'est l'acte de se retirer de
l'être et, en s'anéantissant devant lui, de le poser en face d'elle comme

(1) VB, 141.


(2) ID., 142.
101
LE MONISME ONTOLOGIQUE

te autre existence absolue. « L'existence, dit Fichte, doit se saisir,


reconnaître et se former comme simple existence et poser et former
L face d'elle un être absolu dont elle-même n'est que la simple exis-
nce : elle doit par son propre être s'anéantir en face d'une autre
istence absolue; ce qui lui donne justement le caractère de simple
îage, de représentation... de l'être (1). » L'existence est ainsi pensée
imme la simple image de l'être ou, si l'on préfère, comme son
>ncept; car, ce qui est désigné sous le titre d'image, ce n'est rien
autre, en ce qui concerne l'être, que sa propre extériorité par
pport à soi. L'image est le nom de l'existence considérée comme
manifestation de l'être, elle est la forme de l'être, ce que Fichte
jpelle aussi le savoir. La cinquième Conférence envisage le « carac-
:re du savoir en général qui n'est qu'une simple image d'un être
onné et subsistant indépendamment de lui » (2). Déjà dans la
oisième Conférence, Fichte avait caractérisé le savoir comme « l'exis-
nce absolue ou... la manifestation et la révélation de l'être dans son unique
rme possible » (3).
Le dualisme de l'être et de sa propre image, qui vient d'être
ensé comme la condition phénoménale de l'être, ne saurait être
mité dans sa portée ; il appartient au contraire à la définition même
e la structure interne de la phénoménalité et apparaît à ce titre comme
ne prescription d'ordre éidétique, comme une condition absolument
ni ver selle, identique à l'essence de la manifestation comme telle.
L une telle condition est soumis, par conséquent, non pas seulement
ï mur dont il a été question, mais tout ce qui prétend au titre de
ihénomène, tout ce qui peut et veut se manifester, l'être lui-même
n tant que sa vocation la plus intime est justement la révélation de
oi. L'être de Dieu ne serait rien que YUngrund non pas seulement le
»lus obscur mais le plus abstrait et, comme tel, quelque chose de tout

(1) VB, 143.


(2) I D . , 166.
(3) ID., 143-144, souligné par nous.
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

à fait irréel, s'il ne se soumettait à son tour aux conditions qui ouvrent
et définissent le champ de l'existence phénoménale et de la spiritua-
lité vraie. Ou, pour être plus exact, Dieu n'est pas lui-même quelque
chose qui se soumettrait à de telles conditions ; s'il est l'essence même
de la spiritualité, il est un avec ces conditions, il se confond avec
elles, c'est lui qui est, non pas seulement cette vocation de se mani-
fester et de se réaliser dans cette manifestation, mais le mouvement
même qui actualise cette vocation, le pouvoir qui en fait quelque chose
de réel. L'essence de la divinité est identique, par conséquent,
avec celle de ce pouvoir, ce qui est pensé, dans les deux cas, c'est la
structure interne de l'absolu, c'est l'essence de la manifestation comme
telle. Ainsi les conditions de la phénoménalité trouvent-elles dans la
description de l'essence divine, non pas l'exemple particulier encore
que privilégié d'une réalité qu'elles se soumettraient et qui serait
subsumée sous elles comme sous une règle générale, mais leur propre
réalité, en tant précisément qu'elles ne sont pas des conditions abs-
traites, mais les conditions mêmes de la réalité et, comme telles, la
réalité ontologique absolue elle-même.
Le commentaire fichtéen du début de l'Évangile de saint Jean
se situe dans cette perspective, il vaut comme une répétition des
présuppositions ontologiques qui ont été évoquées, répétition qui,
parce qu'elle se situe décidément cette fois sur le plan de l'absolu,
confère à ces présuppositions un caractère décisif. La définition de
Dieu comme Verbe signifie la compréhension de l'être divin comme
existence. L'être de Dieu existe, il se manifeste, et cela conformément
aux conditions qui constituent l'essence de la manifestation, c'est-
à-dire en fait, l'essence de la divinité elle-même. Que l'être de Dieu
existe, cela signifie, conformément à ces conditions qui constituent
son être, que Dieu se divise en vertu du dualisme de l'être et de
l'existence, que l'être divin ne peut être posé dans l'apparence
que pour autant que se produit en face de lui, en s'anéantissant
devant lui, sa propre image, qui est l'existence et le savoir de son
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

re même. L'existence de Dieu, produite à partir de lui comme ce


îi le fait exister, constitue ainsi la réalité de l'être divin, elle est,
>mme être en dehors de son être, comme image et comme existence,
être même de cet être. L'être de Dieu est existence.
Comment faut-il comprendre, d'une façon plus précise, le
ipport en Dieu de l'être et de l'existence ? L'existence de Dieu
'est ni extérieure ni postérieure à son être. Cette « existence que
ous distinguons... n'en est pas distincte», dit Fichte, elle est«primi-
ve » (1), tout aussi primitive que son être. Ainsi, pour Fichte
omme avant lui déjà pour Bœhme, on ne peut considérer l'être
.ivin à part du processus par lequel il émerge dans la lumière, le Père
l'est pas dissociable du Fils qu'il engendre éternellement, et son être
:st un avec cet engendrement dans lequel il se réalise. Le Verbe,
lisait saint Jean, est en Dieu, ou plutôt il est Dieu lui-même. Ce qui
:st avancé, cependant, dans l'affirmation de l'unité de l'être et de
'existence, c'est seulement le séjour de celle-ci sous la forme du
Logos dans l'être originaire du Père, c'est son appartenance à la
structure interne de l'absolu. Mais il n'est pas dit par là que cette
structure soit, sur le fond de l'immanence en elle de l'existence, une
structure unitaire. La différence est si peu supprimée, au sein de
l'absolu, par l'unité en lui de l'être et de l'existence, qu'elle est bien
plutôt posée par une telle unité, et cela d'une façon si radicale
que c'est sur le fond de cette unité que l'absolu se trouve livré à la
différence comme à son essence propre. Il n'y a certes pas lieu de
continuer à distinguer en Dieu son être et son existence, de poser
d'un côté « l'être tel qu'il est intérieurement et en soi », et de l'autre
« la forme qu'il prend du fait qu'il existe » (2), puisque l'existence est
l'être de cet être, et pourtant, et pour cette raison même, parce que
l'existence est l'être de cet être, cet être divin se trouve posé en

(1) VB, 187.


(2) I D . , 220.
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

dehors de lui comme un être en dehors de son être. L'unité de l'être


et de l'existence a pour conséquence la division de l'être, son auto-
séparation d'avec soi et, comme le dit Fichte, son expulsion hors de
soi. Ce qui dans l'être de Dieu lui est extérieur, c'est-à-dire « tout ce
qui dans l'être est une conséquence de l'existence », c'est-à-dire encore
sa « forme », n'est pas du tout en réalité quelque chose qui serait
étranger à l'être de Dieu, c'est l'être de Dieu lui-même en tant qu'il
est justement, c'est-à-dire en tant qu'il existe. L'aliénation est réelle
non pas comme quelque chose d'extérieur à l'absolu mais comme constituant
au contraire son essence même. C'est comme immanente à la vie interne
de l'être, ou plutôt comme structure même de cette vie, que l'exté-
riorité se déploie et peut alors partager « l'être mort en soi en un être
pour ainsi dire répété deux fois, le posant devant lui-même » (i).
Ainsi l'existence n'est-elle point différente de l'être, mais ce qui fait
que cet être est différent de soi. Voici comment Fichte s'exprime à ce
sujet : « L'être absolu se présente dans son existence... comme cette
indépendance à l'égard de son être intime propre; il ne crée pas une
liberté en dehors de lui-même ; mais il est lui-même, dans cette partie de la
forme, cette liberté qui lui est propre en dehors de lui-même, et à cet égard il
est assurément différent dans son existence de ce qu'il est dans
son être et s'expulse de lui-même pour y rentrer avec une vie nou-
velle (2). »
Les analyses qui précèdent prennent leur signification ontolo-
gique concrète si on veut bien les situer dans le cadre phénoménologique
dont elles constituent à vrai dire une définition. Conformément à
celle-ci, il apparaît que le passage de l'être-en-soi à l'être-pour-soi
consiste dans la position hors de soi de l'être, est le passage de l'être
à l'extérieur de soi; ce qui se réalise dans un tel passage, c'est l'être-à-
l'extérieur-de-soi de l'être-en-soi, et cet être-à-l'extérieur-de-soi est le

(1) VB, 100.


(2) ID., 224, souligné par nous.
101
LE MONISME ONTOLOGIQUE

pour-soi de l'être-en-soi, son existence. Dans cet être-à-l'extérieur-


de-soi, l'être-en-soi devient autre, il s'aliène et, dans cette aliénation se
réalisent les conditions mêmes de sa manifestation. L'aliénation est l'essence
de la manifestation.
L'être qui se manifeste est l'être présent. L'essence de la présence
est l'aliénation. La présence à soi de l'être est une avec sa séparation
d'avec soi dans le devenir autre; elle se constitue dans le dédoublement
de l'être, dédoublement dans lequel celui-ci s'apparaît à lui-même
et entre ainsi dans la condition phénoménale de la présence. « Toute
« présence à », dit Sartre, implique dualité, donc séparation. »
Et plus loin : « la présence de l'être à soi implique un décol-
lement de l'être par rapport à soi » (1). Enfin : « la présence est
une dégradation immédiate de la coïncidence, car elle suppose la
séparation » (2).
Les conditions qui définissent la possibilité d'une présence et
constituent par suite son essence même, ont une signification univer-
selle et transcendantale. Ce sont des conditions qui demeurent, aussi
longtemps du moins que se déploie et se maintient parmi nous
quelque chose comme le règne d'une présence. Ces conditions
ont été pensées sous le titre de « distance phénoménologique » ;
celle-ci vaut donc comme une détermination éidétique et insurmon-
table de l'être réel : la « possibilité pour qu'un donné apparaisse
comme donné », c'est « cette distance infranchissable et perpétuellement
sauve d'où peut être discernée une présence » (3). Compris dans sa
signification existentiale et transcendantale, le concept de distance
phénoménologique est identique au concept originaire et ontologi-
quement pur d'aliénation. Ualiénation est insurmontable. L'être n'existe
et ne se manifeste qu'en tant qu'être aliéné. La réalité n'est réelle

(1) EN, 119.


(2) I D . , 120.
(3) M. DUFRENNE, Heidegger et Kant, in Rev. Mét. Mor., janv. 1949, 16, sou-
ligné par nous.
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

qu'en- tant qu'elle est à la fois elle-même et autre qu'elle-même.


L'aliénation n'est pas seulement une structure éidétique parmi
d'autres, elle est la structure même de l'essence, en tant qu'essence
absolue. La suppression de l'aliénation est une impossibilité d'ordre éidé-
tique et l'idée d'une telle suppression constitue, au point de vue ontologique, une
absurdité. La suppression de l'aliénation ne saurait, en effet, être
quelque chose et, comme telle, un phénomène positif auquel pourrait
alors se référer le discours qui l'énonce, que si les conditions de la
réalité se trouvaient réalisées en elle. Ces conditions, toutefois, ne se
réalisent justement que dans le phénomène originaire et pur de
l'aliénation. Si celui-ci se trouvait effectivement supprimé, cette
suppression ne serait rien, elle n'existerait pas. Une telle suppression
ne peut en réalité se produire que sur le fond en elle de l'aliénation.
Et cela ne signifie pas que, dans cette suppression, le phénomène
de l'aliénation se trouverait peu à peu et progressivement éliminé,
comme la distance qui sépare le promeneur du but s'évanouit lorsque
ce but est atteint. L'aliénation ouvre et définit le champ de l'être,
c'est une structure ontologique ultime. La suppression de l'aliéna-
tion ne saurait avoir une signification ontologique. L'aliénation est
bien plutôt posée et maintenue dans une telle suppression comme
le phénomène ontologique originaire qui la fonde et la rend possible.
L'être n'existe que comme être-autre, mais le retour de l'autre dans le
même, ou plutôt l'unité qui les relie et que Fichte appelle la vie,
ne supprime pas leur dualité mais la présuppose comme son fonde-
ment ontologique et phénoménal. « Cette seconde unité à l'intérieur
de la dualité qui n'est pas supprimée par là mais subsiste éternellement,
voilà justement la vie (i). »
Que peut signifier la suppression de l'aliénation si elle ne concerne
pas le phénomène ontologique qui a été pensé sous ce titre ? Que
faut-il entendre par l'unité de l'autre et du même si l'altérité subsiste,

(i) VB, ioo, souligné par nous.


LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

et cela comme la condition même de cette unité ? Celle-ci est posée


comme ce qui relie les termes séparés, mais le lien qu'elle institue
n'a rien à voir avec un quelconque processus d'ordre ontique.
L'unité ici en question a une signification ontologique, tout comme
la différence qu'elle vient abolir. C'est l'unité de la présence. La pré-
sence est justement ce qui unit. C'est parce que l'essence de la
présence est immanente en eux comme le pouvoir ontologique
originaire qui leur confère leur pouvoir propre, que nos sens nous
unissent aux choses, et que notre regard, par exemple, nous porte
là-bas, jusqu'à l'arbre qui est sur le coteau. L'unité de l'homme et du
monde est une unité ontologique, elle supprime l'aliénation en tant
qu'elle est identique avec la liberté, c'est-à-dire avec le trait qui nous
joint aux choses. L'essence ontologique de cette unité n'est cependant
rien d'autre que l'aliénation. La suppression de l'aliénation dont il peut
être question aussi longtemps qu'on se place sur le plan ontologique, est
identique à cette aliénation même. La différence est l'essence de l'unité.
L'essence de la présence qui est pensée sous le titre de cette unité
reçoit ainsi une structure bien déterminée. C'est l'essence d'une présence
qui s'obtient par la médiation de la distance phénoménologique. La proximité
dans laquelle cette présence nous fait vivre est identique à l'éloigne-
ment absolu dont le travail ontologique nous a ouvert un monde.
C'est une proximité dans le lointain. « Nous nous séparons seulement
pour être plus unis, dit Hôlderlin, pour être dans une paix plus
divine avec toutes choses et avec nous-mêmes (1). » L'union dont
est faite cette paix trouve cependant son principe dans ce qui
sépare, la présence s'obtient sur le fond du déchirement et de la
division.
Ainsi la présence de l'être à soi n'est-elle pas discernable de sa
distance par rapport à soi. L'essence de la présence, en même temps
qu'elle le fonde dans son être, prescrit au donné des caractères

(1) Ausgewàhlte Werke, éd. Schwab, Stuttgart, 1874, 284.

M. H E N R Y 4
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

spécifiques conformément auxquels il apparaît comme autre dans le


milieu de l'altérité. Ce qui nous est donné est par là même ce qui
nous est ôté. L'être est là pour lui, comme quelque chose toutefois
qu'il n'est pas et dont le sépare, aussi longtemps qu'il est, une distance
infranchissable. Ainsi s'explique que l'être présent puisse cependant
être désiré et que ce désir soit vain. Car il est l'essence, et celle-ci, inca-
pable de se surmonter soi-même, se referme sur soi, s'enferme en
elle-même, et, dans la froide contemplation d'elle-même, ne se donne
à soi que comme ce dont elle manque éternellement.
La présence est le fondement de la connaissance, elle est, comme
telle, le thème de la connaissance transcendantale, celle qui s'occupe
non des objets mais « de notre façon de connaître les objets pour
autant que celle-ci doit être possible à priori ». L'être des objets est
cependant l'à priori lui-même. En prescrivant aux objets les condi-
tions de leur possibilité, l'à priori leur confère les caractères qui
découlent du vouloir de l'essence. Les objets se manifestent avec
ces caractères comme des objets séparés que la connaissance ne
peut jamais rejoindre, si ce n'est par la médiation de cette séparation
même. La connaissance est ainsi « toujours connaissance de ce
que nous ne sommes pas, de ce que nous ne parvenons pas à
être » (i). Le désir de « conserver le bénéfice de la présence à
soi... sans en subir les inconvénients de distance à soi » reste un
« rêve » (2). Pour se donner la présence à soi, l'être a dû se séparer
de soi, et la volonté de se retrouver véritablement en surmontant
cette séparation autrement que par sa propre médiation ne saurait
être qu'une « passion inutile ». L'être est le désir de soi, il est sa
propre nostalgie.

(1) F . ALQUTÉ, 1,'Être et le Néant de J.-P. Sartre, Cahiers du Sud, 1945, X X I I I ,


654-
(2) F . JEANSON, Le problème moral et la pensée de Sartre, Éditions du Myrte,
Paris, 1947, 233.
101
LE MONISME ONTOLOGIQUE

§ II. L E MONISME ONTOLOGIQUE

ET LE PROBLÈME DE SON DÉPASSEMENT :

PHILOSOPHIE DE LA CONSCIENCE ET PHILOSOPHIE DE L'ÊTRE

Les présuppositions ontologiques qui ont été' exposées et pensées


comme la condition de la phénoménalité et comme constituant
à. ce titre l'essence du phénomène, seront désignées dans la suite de cet
ouvrage sous le titre de « monisme ontologique ». De telles présuppo-
sitions commandent, depuis son origine en Grèce, le développement
de la pensée philosophique occidentale, elles indiquent l'unique
direction de recherche et de rencontre où quelque chose peut se
montrer et, par suite, être trouvé par nous. L'unicité de cette direction
ne peut être mise en cause que par un dépassement du monisme et le
problème se pose de savoir si un tel dépassement a un sens, si, en tout
cas, il a jamais été tenté ou esquissé au cours de l'histoire de la
pensée humaine. Celle-ci a accompli bien des progrès, notamment
dans les temps modernes. A y regarder de près, cependant, il apparaît
que ces progrès se sont toujours déroulés à l'intérieur de l'horizon
ontologique dessiné par le monisme et que leur résultat le plus
remarquable n'a été, dans l'ontologie contemporaine, que la libération
de cet horizon, porté enfin dans la clarté du concept et pensé dès lors
comme « l'horizon de l'être ». Avec celui-ci, toutefois, c'est une forme
exclusive qui est prescrite à l'accomplissement de l'expérience et qui
détermine, de façon insurmontable, le cadre, le sens et la nature
de notre rapport à l'être.
Depuis longtemps, cependant, depuis l'aube et la venue de
la philosophie moderne, en tout cas, une autre forme originelle
de l'être n'a-t-elle pas été pensée et mise en lumière ? La philosophie
de la conscience n'a-t-elle pas consisté justement, à travers ses imper-
fections et quelles que soient celles-ci, dans l'ouverture d'une autre
dimension d'existence et d'essence, n'a-t-elle pas indiqué à l'homme le
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

surgissement pour lui et en lui d'une autre région d'expérience, d'un


autre mode de la réalité, et cela en un sens ontologique ?
Dès que la pensée se montre capable de conférer à la probléma-
tique qu'elle a suscitée un caractère et une portée d'ordre onto-
logique, les oppositions apparentes qui prétendaient servir d'indices
et dessiner en quelque sorte, dans le champ de la recherche, des lignes
de clivage pour la réflexion ultérieure, s'effacent, leur signification
apparaît en tout cas comme devant être remise en question et, très
souvent, elle se révèle nulle. L'opposition de la conscience et de l'être
qui semble dominer l'histoire de la pensée philosophique ne peut
se maintenir en fait que sur un plan pré-philosophique et pré-critique.
Elle n'a pu se faire jour, justement, que parce que l'un au moins des
termes entre lesquels elle prétendait s'instituer demeurait plongé,
quant à son concept, dans une indétermination foncière. La philo-
sophie de l'être trouve son origine dans l'ontologie grecque mais,
comme l'a noté Heidegger, celle-ci demeure très souvent naïve en ce
qu'elle considère l'étant tel qu'il s'offre à nous, prenant comme allant
de soi son être-donné au lieu de le considérer en et pour lui-même,
et de s'interroger décidément sur lui. Avec une telle interroga-
tion, au contraire, la pensée élève à l'état de problème ce qui rend
possible dans son être l'étant auquel nous avons chaque fois accès;
elle lève « l'ambiguïté » du mot étant qui veut dire à la fois quelque
chose et son étantité (essence), qui donc est aussi « ontologique ».
« Le grec ov, « étant », dit encore Heidegger, cache en soi une essence
propre d'étantité (i). » Prendre en considération cette essence, c'est
faire le partage, dans l'étant lui-même, entre ce qui est ontique
et ce qui demeure ontologique. Avec cette dissociation le concept
d'être sort de son indétermination pré-philosophique, il cesse de
désigner indistinctement, comme il le fait trop souvent dans l'histoire
de la philosophie et encore chez Sartre, l'étant et son fondement

(i) H, 161.
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

ontologique pour se référer explicitement et exclusivement à ce


dernier. L'opposition de l'être et de l'étant surgit au moment même
où la problématique conquiert sa signification ontologique.
Lorsque le concept d'être a reçu sa détermination ontologique
propre, le problème de son rapport avec le concept antithétique de
conscience peut se poser sur une base philosophique. L'opposition,
classique depuis Descartes, entre la conscience et la chose, peut-elle se
recouvrir, ainsi qu'il a été fait couramment, avec celle de la conscience
et de l'être ? N'est-il pas évident, au contraire, que l'analyse philoso-
phique de la « chose » tombe sous la même dialectique et obéit aux
mêmes prescriptions que celle de l'étant ? La chose, qui n'est autre
que l'étant, requiert le même fondement ontologique, une essence
de la chose, la choséité comme telle. La chose comprise dans son
unité avec l'essence qui la fonde, est-elle encore pour la conscience un
terme antithétique, ou bien la conscience n'est-elle pas précisément la
choséité même de la chose et, comme telle, l'essence de celle-ci ? Ce n'est pas à
l'être, en fait, que s'oppose, dans son concept, la conscience, c'est bel et
bien à l'étant. La conscience reçoit, comme l'être, la signification d'être
l'essence et le fondement. L'opposition de la conscience et de la
chose est la même que celle de l'être et de l'étant. L'avènement de
l'idéalisme moderne dissimule en fait l'apparition dans l'histoire
de la pensée d'un mode nouveau et proprement philosophique de
questionner, celui qui, s'interrogeant sur la condition de possibilité
de la chose, propose ainsi à la réflexion, comme son objet propre,
l'élucidation de la sphère ontologique de l'existence. Cette existence,
comprise comme la condition ontologique de possibilité de la chose,
est ainsi l'existence de l'étant sur lequel méditait la pensée antique
sans toutefois s'interroger sur cette existence comme telle. En tant
qu'elle porte à l'état de problème l'essence de ce que l'ontologie
grecque prenait d'une façon pré-philosophique pour l'être même, la
philosophie de la conscience apparaît comme l'accomplissement de la
philosophie antique de l'être, elle est un terme et non un commen-
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

cernent. Elle est une avec l'ontologie contemporaine qui a su juste-


ment donner pour thème à sa recherche la condition ontologique
de possibilité de l'étant et comprendre cette condition comme le
milieu ontologique de la vérité.
La connexion de la philosophie de la conscience avec le problème
de la vérité compris dans sa signification ontologique universelle
réside dans le fait que le concept de conscience est l'élément à l'aide
duquel la philosophie moderne pense la possibilité pour la chose de se
manifester, Y essence de la manifestation comme telle. Avant de déchoir,
en effet, au rang d'un étant simplement privilégié, ainsi qu'en
témoigne l'opposition instituée entre elle et la totalité dé l'étant
qui lui est « extérieur », la conscience intervient d'abord dans le
dessein ontologique d'une pensée qui s'interroge sur le pouvoir qui
confère à l'étant sa condition de phénomène pour nous. Si le concept
ontologique de l'être désigne l'essence de la manifestation, l'existence,
si celle-ci est la « forme » de l'être, si l'être est cette forme même,
la conscience n'est rien d'autre que cette forme, c'est-à-dire l'existence
même, la manifestation comme telle. Que la « conscience soit l'existence
absolue ou la manifestation et la révélation de l'être dans son unique forme
possible », c'est ce que Fichte affirme explicitement (i). Une opposi-
tion ne saurait par conséquent s'instituer sur le plan ontologique entre
les concepts d'être et de conscience que si le mode pur de manifes-
tation auquel ils renvoient devait être considéré par nous comme
différent dans les deux cas. Il faudrait que le mode de manifestation
pensé sous le titre de conscience ne soit pas le même que celui qui
constitue l'existence qui est l'essence de l'être. C'est en fait le même
pouvoir ontologique de manifestation qui est pensé par Fichte sous les
titres, équivalents pour lui, d'existence, de forme, de représen-
tation, de manifestation, de révélation, d'image, de conscience et d'être
au sens philosophique, c'est-à-dire au sens qu'a le verbe être dans

(i) VB, 143-144, souligné par nous.


LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

l'expression « le mur est ». Ce pouvoir ontologique de manifestation


consiste, on l'a vu, dans le processus par lequel l'être se divise et se
sépare de soi afin d'exister, c'est-à-dire de se manifester à lui-même. A
l'existence phénoménale qui se réalise dans un tel processus, Fichte
donne explicitement le nom de conscience. Cette conscience qui
surgit dans un processus ontologique déterminé a en conséquence les
caractères ontologiques que lui confère le processus dont elle résulte,
et ces caractères sont les mêmes que ceux de l'image ou de la repré-
sentation qui adviennent aussi à l'intérieur d'un tel processus et
qui ne sont, à vrai dire, rien d'autre que la conscience : « l'existence,
disait Fichte dans un texte que nous avons cité, mais que nous
rétablissons maintenant dans son intégralité, doit par son propre être
s'anéantir en face d'une autre existence absolue; ce qui lui donne
justement le caractère de simple image, de représentation ou de
conscience de l'être (i). » La conscience n'est donc pas une autre forme
d'existence que celle qui surgit dans le déchirement interne de l'être,
elle est bien plutôt cette existence même, cette forme seule et unique
de toute manifestation possible. « La conscience de l'être, seule forme
et seul mode possible de Y existence de l'être, est dès lors elle-même
de façon tout immédiate purement et absolument cette existence de
l'être (2). »
La conscience désigne l'essence de la manifestation interprétée selon les
présuppositions ontologiques fondamentales du monisme. Pour cette raison,
parce qu'elle s'identifie au processus d'autodéchirement et de sépa-
ration d'avec soi de l'être, la conscience est toujours présentée,
dans son œuvre et dans son devenir, comme un acte de se séparer
d'avec l'être, de s'élever au-dessus de lui, de prendre du recul par rapport
à lui, de s'opposer à lui. Le surgissement de la conscience apparaît
ainsi dans sa contemporanéité avec le déploiement d'une distance,

(1) VB, 143, souligné par nous.


2) Ibid.
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

avec l'accomplissement de la division, de la séparation, de l'oppo-


sition à soi. Division, séparation, opposition étaient justement,
toutefois, les conditions de la phènomênalitè dans le monisme ontologique.
Toutes ces conditions, qui n'en sont qu'une, se réfèrent en fait,
comme autant de titres divers mais équivalents, au même phénomène
de l'aliénation pensé comme l'événement fondamental qui ouvre
la dimension de l'être et de l'existence. La conscience n'est elle-même
rien d'autre que l'aliénation de l'être, c'est-à-dire l'être comme tel. Le deve-
nir-autre de l'être est identique avec son surgissement dans la
condition phénoménale de la présence. Cette dimension phénoménale de
la présence est la conscience elle-même. C'est parce que l'absolu ne connaît
pas encore cette division interne d'avec soi qui constitue la conscience
qu'il demeure, chez Schelling, privé de celle-ci. « Il n'est que l'iden-
tité absolue dans laquelle il n'y a pas de dualité et qui, précisément
parce que la dualité est la condition de toute conscience, ne peut jamais
arriver à la conscience. » Le « terme suprême... qui se divise pour appa-
raître » (i) ne parvient ainsi à la condition de l'existence phénoménale
et consciente que lorsqu'il accepte de s'abandonner à l'œuvre
de l'altérité et de la division. L'histoire sera justement le mouvement
par lequel l'absolu se manifeste conformément aux conditions que lui
prescrit l'essence de la manifestation interprétée selon les présuppo-
sitions du monisme. L'histoire, dit Schelling, est « une manifestation
jamais achevée de cet absolu qui se divise dans la conscience, c'est-à-dire
seulement pour apparaître (z). »
C'est toujours l'identification du concept de conscience avec la
conception moniste de l'essence de la manifestation qui amène
Schelling à établir, dans le Système de l'Idéalisme transcendantal, une
opposition irréductible entre l'intelligence et l'action, ou, comme il le
dit encore, la production, opposition dont l'irréductibilité tient

(1) I T , 333-334, souligné par nous.


(2) ID., 337-338, souligné par nous.
101
LE MONISME ONTOLOGIQUE

précisément à la compréhension de l'opposition comme essence de la manifes-


tation et de la conscience. C'est pour que soit instituée et sauvegardée
une telle opposition, et avec elle l'existence consciente, que l'intelli-
gence doit se dégager et se séparer de son action, c'est l'intervalle
que creuse cette opposition qui constitue le milieu phénoménologique
où l'action peut surgir et se poser comme quelque chose de conscient
et d'objectif. « L'intelligence, dit Schelling, doit se dégager complè-
tement de la production pour que la conscience puisse naître (i). »
Et encore : « Tant que l'intelligence ne diffère pas de son action,
aucune conscience de celle-ci n'est possible (2). » L'intelligence et
l'action ne constituent pas, aux yeux de Schelling, deux réalités
différentes et originairement séparées, elles ne sont dans l'absolu
qu'une seule et même chose, ce n'est pas à l'action, c'est à « son
action » que l'intelligence s'oppose, c'est-à-dire à elle-même en tant
qu'active; mais justement, cette séparation d'avec soi est la condition
de la phénoménalité, une condition primitive qui fait alors surgir
comme deux termes apparemment différents l'intelligence et l'action,
et cela pour que la conscience puisse naître. L'intelligence n'est, à vrai
dire, rien d'autre que la conscience de l'action, c'est-à-dire en fait
l'action elle-même dans son opposition phénoménale à soi.
Déjà la pensée de Bœhme était tout entière commandée par
l'idée d'une opposition et d'une différenciation intérieures à la
vie de l'absolu et constitutives de cette vie en tant que celle-ci n'est
précisément qu'une promotion dans la lumière de la manifestation.
La Scbiedlichkeit est la condition de la conscience. Le concept de
conscience est pensé par Bœhme dans sa solidarité avec les concepts
d'altérité, de miroir, de dédoublement, c'est-à-dire dans son unité
avec le processus ontologique de la division interne de l'être. Cette
division est présentée comme la condition de la vision avec laquelle

(1) IT, 205.


(2) I D . , 212.
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

est identifiée la connaissance, c'est-à-dire en fait la conscience et


l'existence phénoménale. L'interprétation du concept de conscience
à partir du dédoublement par lequel l'être s'offre en spectacle à lui-
même et peut ainsi s'apercevoir et se connaître, ne se manifeste
pas seulement, sous l'influence de Bœhme, dans le Système de 'l'Idéa-
lisme transcendantal, elle domine en fait toute l'œuvre ultérieure de
Schelling et notamment sa dernière philosophie. Les grands phéno-
mènes humains (par exemple la naissance et le développement de la
mythologie) ou divins (par exemple la création) y sont en fait inter-
prétés en fonction de la nécessité d'un avènement de la conscience,
avènement qui est toujours pensé, à partir du phénomène ontolo-
gique central de l'aliénation, comme une division et une séparation.
« Cette séparation, pourra dire un commentateur, cette Scheidung,
n'est-elle pas la condition de toute connaissance consciente (i) ? »
Il s'en faut de beaucoup, cependant, que l'interprétation de
l'essence de la conscience à partir d'une conception moniste du
mode de manifestation de la réalité ne se fasse jour qu'à l'intérieur
d'un courant déterminé de la pensée philosophique. Ce n'est pas
seulement chez les postkantiens, et notamment chez Hegel (2), que
la conscience est identifiée dans son concept avec le phénomène
ontologique de l'aliénation de l'être et de son opposition à lui-même;
cette conception domine en fait l'ensemble de la philosophie de la
conscience (3), elle trouve son illustration en même temps que sa
formulation la plus générale dans la compréhension de l'essence de la
conscience comme « représentation ». La représentation désigne un
mode de la présence. Se représenter signifie se rendre présent. La

(1) W . JANKELEVITCH, L'Odyssée de la conscience dcms la dernière philosophe


de Schelling, Presses Universitaires de France, Paris, 1933, 159.
(2) Cf. Infra, Appendice.
(3) On la reconnaît par exemple chez Sartre lorsque celui-ci voit dans la « rup-
ture de l'être identique », dans « le recul de l'être par rapport à lui-même », « l'appa-
rition de la présence à soi ou conscience » (EN, 714).
101
LE MONISME ONTOLOGIQUE

représentation est toujours la représentation de quelque chose, elle


implique un représenté qu'elle a justement pour mission de rendre
présent. Il convient donc de distinguer la représentation comprise
comme un acte de se rendre présent et, d'autre part, la réalité qui
parvient à la présence à l'intérieur d'un tel acte, c'est-à-dire le repré-
senté comme tel. Le représenté est quelque chose d'ontique, la
représentation, qui signifie la présence comme telle, se réfère au
contraire à un processus ontologique. Le processus sur lequel s'appuie la
représentation en tant qu'elle désigne l'essence de la présence est le processus
ontologique de l'aliénation. La représentation est une présentation qui
implique un redoublement. Ce redoublement trouve son fondement
dans le dédoublement opposant par lequel l'être se sépare de soi afin
de s'apercevoir soi-même et, précisément, de « se représenter » (i). La
présence qui surgit dans ce dédoublement opposant est l'existence de
Fichte, laquelle se trouve comprise pour cette raison comme repré-
sentation. « L'existence, disait Fichte, doit par son propre être
s'anéantir en face d'une autre existence absolue; ce qui donne justement
le caractère de simple image, de représentation ou de conscience de
l'être (2). » « L'existence de l'être, dit encore Fichte, est la conscience
ou la représentation de l'être (3). » L'assimilation de la conscience à la
représentation n'est pas accidentelle, elle repose sur la communauté
d'essence qui se fait jour derrière les concepts de « conscience » et de
« représentation » dès qu'on veut saisir ceux-ci dans leur signification
ontologique. La volonté de saisir l'essence de la conscience amène la
pensée devant le processus ontologique qui confère à cette essence
sa structure propre et c'estjustement lorsqu'elle est comprise à partir de cette
essence qui est la sienne que la conscience est pensée comme la représentation.

(1) RENOUVIER parle de « ce dédoublement de la représentation qui est la


conscience », Traité de Psychologie rationnelle d'après les principes du criticisme,
Colin, Paris, 1912, I, 286,
(2) VB, 1 4 3 , souligné par nous.
(3) ID., 1 4 1 , souligné par nous.
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

La représentation ne désigne nullement, par suite, un mode particulier de la


vie de la conscience, comme s'il y avait pour celle-ci, à titre de possibilité
offerte à elle, une vie représentative à côté d'autres formes et d'autres
modes possibles d'existence, à côté, par exemple, d'une vie sensible,
conceptuelle ou affective ; c'est l'essence de la conscience qui doit
être comprise dans sa structure éidétique propre et, comme telle,
universelle à la lumière du concept de « représentation ». C'est
pourquoi Heidegger peut dire que « la représentation ( Vor-stellen)
règne sur tous les modes de la conscience (i). » La représentation ainsi
comprise est ce qui « présente sur le mode de la représentation » (2),
elle se réfère explicitement à l'essence comme telle de la présence et
nous invite à comprendre celle-ci comme une présence qui est celle
du représenté, c'est-à-dire la présence de quelque chose qui survient
devant, dans un milieu d'extériorité dont elle n'est elle-même, en
tant qu'essence commune de la conscience et de la représentation,
rien d'autre que l'ouverture.
L'une des indications les plus constantes par laquelle la philo-
sophie de la conscience tente parfois de préciser le concept de repré-
sentation sur lequel elle repose, est la désignation de celle-ci sous le
titre de certitude. Ce qui caractérise la représentation, c'est la certitude
de soi. La représentation est certaine. L'être représenté est lui aussi
certain, mais sa certitude se fonde dans celle de la représentation.
Ou, pour être plus exact, la certitude de l'être représenté réside
justement dans sa représentation. Ce qui est certain est le thème de la
conscience naturelle. Mais l'être-certain de ce qui est certain, c'est
justement la certitude en tant que telle. Ici se pose cette question :
lorsqu'elle est comprise comme la certitude de soi, la représentation
désigne-t-elle toujours la même essence de la manifestation ? Ou bien à la
compréhension de cette essence l'intervention du concept de certitude

(1) H, 133, souligné par nous.


(2) ID., 134, souligné par nous.
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

ipporte-t-elle en fait une modification réelle? C'est à partir de


Descartes que l'être vrai (ens verum) est interprété comme l'être
certain (ens certum). Il ne s'agit pas là, toutefois, d'une nouvelle
interprétation de la vérité de l'étant, mais du moment où, pour la
première fois, cette vérité est portée à l'état de problème. La prise
en considération de ce problème amène à penser que la vérité de
l'étant consiste dans le fait pour celui-ci d'être représenté. C'est
lorsque l'étant est représenté qu'il est arraché à la nuit à laquelle il
est, par lui-même, livré dans le principe. La représentation de l'étant
est au contraire son surgissement dans la lumière, elle opère et
traduit son accession au raiig de « phénomène », elle est la vérité
comprise en un sens ontologique.
Comment est comprise la vérité ontologique, identique à la
représentation, lorsqu'elle se trouve identifiée, de plus, à la certitude ?
Si la certitude désigne l'être-certain de ce qui est certain, le fait
d'apparaître de ce qui nous apparaît, le surgissement dans la lumière
en vertu duquel l'étant s'offre à nous tel qu'il est (i), ce surgissement
par lequel l'étant devient pour nous un étant vrai ou certain (ens
verum, ens certum), c'est la représentation qui l'opère. La certitude est la
certitude de la représentation. L'essence de la manifestation qui fait
l'être-certain de ce qui est certain, c'est-à-dire la certitude comme
telle, est celle dont la structure est constituée par le processus ontolo-
gique de la représentation en tant qu'il n'est rien d'autre que celui de
l'aliénation. La certitude est un titre pour désigner ce qui se produit
à la faveur d'un tel processus, c'est-à-dire l'existence phénoménale et la
manifestation comme telle. Ce qui est visé dans le concept de certi-

(i) Pareille promotion dans la lumière mérite d'être appelée certitude, parce
que de ce qui s'offre véritablement à nous dans cette lumière et que nous voyons en
elle tel qu'il est en soi, c'est de cela que nous sommes certains. lorsque nous disons
que nous sommes certains de l'étant qui nous apparaît, nous voulons simplement
dire qu'il nous apparaît. I^a certitude repose sur l'apparence, ou plutôt elle ne fait
qu'un avec elle.
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

tude, c'est la signification phénoménologique du pouvoir ontologique


de la représentation. Le pouvoir ontologique de la représentation
s'épuise, il est vrai, dans cette signification phénoménologique.
L'acte de poser devant ne fait qu'un avec le surgissement dans la
lumière. Pour cette raison, précisément, la certitude n'est pas différente de la
représentation en tant que telle et elle lui appartient en propre. Son essence
est celle de la représentation. Parce que l'essence de la certitude est
celle de la représentation, la certitude est toujours la certitude de
quelque chose. Elle ne désigne rien d'autre, en tant que certitude, que
la vérité de l'étant. Avec l'intervention du concept de certitude ce n'est
pas une autre forme de vérité, une autre vérité que celle de l'étant, c'est
cette vérité même, en et pour soi, qui est pensée. La certitude de la
représentation est le milieu ontologique où l'étant se manifeste, elle
est l'essence de la manifestation et de la vérité de l'étant.
Avec le concept de certitude, l'idée d'une subjectivité se profile
à l'horizon. La certitude est subjective. La représentation s'oppose au
représenté comme le subjectif à l'objectif. En tant qu'elle réside dans
la certitude de la représentation, la vérité se donne, elle aussi, comme
subjective. La signification ultime de la vérité entendue en un sens
ontologique dépend de l'interprétation qu'il convient de donner au
concept de « subjectivité ». La subjectivité est l'essence du sujet.
Le sujet apparaît comme la condition de la phénoménalité des
phénomènes. L'objet ne peut justement devenir ce qu'il est pour
nous, c'est-à-dire un phénomène, que lorsqu'il est rapporté au sujet.
L'opposition classique du sujet et de l'objet apparaît lorsque l'être de
l'objet devient un problème, c'est-à-dire lorsqu'il est question de
penser l'objet en sa qualité d'ob-jet. Ce qui fait de l'objet ce qu'il est,
c'est-à-dire quelque chose qui est posé devant nous, c'est le sujet en
tant qu'il est justement le pouvoir qui opère cette position « devant ».
L'objet se manifeste en tant qu'il est conscient. Mais l'être-conscient de
l'objet réside dans le sujet.
La conscience cependant n'est pas le sujet. A y regarder de près, il
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

apparaît que l'opposition instituée par la philosophie classique entre


le sujet et l'objet n'est pas du tout une opposition entre quelque
chose qui est conscient (le sujet) et quelque chose qui ne l'est pas
(l'objet), entre la conscience et l'inconscience. Ce qui caractérise l'objet,
c'estjustement le fait qu'il est conscient. L'être-en-soi auquel on assimile
trop souvent l'objet n'est en aucune façon un ob-jet. Être un ob-jet,
c'est être situé dans la dimension phénoménale de l'existence et
appartenir, comme tel, à la conscience. Cette appartenance à la
conscience se fonde assurément dans le rapport au sujet. La conscience
réside précisément dans le rapport du sujet et de l'objet, elle est ce rapport
comme tel. Si le dessein ontologique de l'idéalisme moderne s'exprime
dans l'opposition inlassablement formulée du sujet et de l'objet, c'est
que la conscience réside à ses yeux dans cette opposition même. Le sujet
n'est pas du tout quelque chose qui serait différent de l'objet et
qu'on pourrait lui opposer comme on oppose une réalité à une autre,
sur le fond d'une différence de leurs propriétés et de leurs caractères,
d'une différence, par exemple, entre l'être-conscient et l'être-non-
conscient. En soi le sujet ne s'oppose pas à l'objet. « Il n'y a séparation
entre eux qu'aussitôt qu'il y a conscience (1). » La conscience n'est
donc pas le sujet mais l'opposition du sujet et de l'objet. Lorsque
Renouvier nous parle de « l'opposition du sujet et de l'objet essentielle
à toute conscience (2) », la présupposition de sa pensée est plus qu'impli-
cite. Cette présupposition apparaît clairement aussi dans les thèses de
Schelling qui ont été évoquées et selon lesquelles ce n'est pas le sujet,
c'est la dualité, la division comme telle, qui est la condition de la
manifestation, de la conscience. Parce que la conscience est la divi-
sion, elle est la production des deux termes, non l'un deux, le sujet,
avec lequel elle s'identifierait alors pour s'opposer à l'autre dans une
opposition qui lui resterait extérieure et s'ajouterait synthétiquement

(1) IT, 2 1 3 .
(2) Traité de Psychologie rationnelle d'après les principes du criticisme, op. cit.,
II, 56, souligné par nous.
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

à elle ou lui serait ajoutée par un spectateur étranger. L'opposition


est intérieure à la conscience. Elle lui est si intérieure que la conscience
n'est rien d'autre que cette opposition même. Parce que la conscience
est l'opposition, elle n'est pas l'un des termes, mais les deux termes à
la fois, en tant qu'elle est la loi qui les engendre : « Le moi de la
conscience, dit Schelling dans une proposition fondamentale, n'est
pas sujet pur, il est en même temps sujet et objet (i). »
La conscience réside dans l'opposition du sujet et de l'objet,
c'est-à-dire dans leur rapport. Elle est le rapport comme tel. Le rapport
est le terme concret; abstraits au contraire sont les termes entre lesquels
le rapport s'institue : « le subjectif pur tout autant que l'objectif
pur, dit Hegel, est une abstraction » (2). « Le sujet et l'objet appa-
raissent comme deux moments abstraits d'une structure unique
qui est la présence », dit Merleau-Ponty (3). L'objet ne saurait être
abstrait de cette structure de la présence, puisque c'est seulement à
l'intérieur de celle-ci qu'il est un ob-jet. Le sujet n'a, de son côté, aucune
subsistance en tant qu'être déterminé opposé à l'objet. C'est parce
que Sartre confond la conscience avec le sujet abstrait (comme il
confond l'être avec l'objet) qu'il est justement amené à la penser
comme un abstrait (4), à affirmer que le « pour-soi n'est en aucune
façon une substance autonome» (5), que le dualisme vient de ce qu'on
abstrait conscience et être, que ce qui est concret c'est leur rapport (6).
L'affirmation du caractère abstrait du sujet et de l'objet (impropre-
ment appelés pour-soi, en-soi, conscience, être, etc.) et, inversement,
du caractère concret de leur rapport, permet à Sartre de récuser

(1) IT, 65.


(2) Différence entre les Systèmes de Fichte et de Schelling. HEGEL, Œuvres
complètes, édit. I^asson-Hofïmeister, Leipzig, I , 47.
(3) PhP, 492.
(4) « I<a conscience est un abstrait » (EN, 37).
(5) ID., 7 1 1 . I<es raisons profondes de cette affirmation et, par suite, sa signi-
fication véritable se dévoileront à nous progressivement, cf. infra, § 28.
(6) Id., 38.
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

le dualisme issu de l'abstraction et de rejeter l'objection de l'incommu-


nicabilité des deux régions par lui distinguées de l'en-soi et du pour-
soi. « La relation des régions d'être est un jaillissement primitif qui
fait partie de la structure même de ces êtres (1). » La relation est en
fait la région ontologique fondamentale, elle est justement le jaillissement de
lumière qui définit le champ transcendantal de l'être et de l'existence. La
conscience est elle-même cette relation comme telle. Au point de vue ontolo-
gique il n'y a pas deux régions d'être, mais une seule région, et la conscience,
qui n'est ni le sujet ni l'objet mais leur rapport, est justement cette région
ontologique fondamentale, non l'une des deux régions distinguées par abstrac-
tion. Sur le plan ontologique, la philosophie de la conscience ne fonde et n'auto-
rise aucun dualisme. Lorsqu'elle rejette les formulations impropres,
dans lesquelles elle s'est presque toujours incarnée, pour se comprendre
enfin à la lumière du sens de la problématique fondamentale qu'elle
visait dès le début à instituer, la philosophie de la conscience s'apparaît
comme une expression du monisme ontologique.
Comprise comme l'essence, ne constituant en aucune façon l'un
des termes d'une dualité, la conscience est le commerce qui s'institue
entre ces termes, elle est l'être de cet « entre » (2). Si nous considérons
la totalité concrète de la réalité, la totalité constituée par le réel dans sa
réalité, c'est-à-dire dans l'acte par lequel il se manifeste, nous voyons
que cette totalité ne peut nullement se traduire dans l'équation
« conscience + rapport à l'objet + objet ». La conscience n'est en
effet rien d'autre que le rapport à l'objet. Mais l'idée d'un sujet
comme terme opposé à l'objet peut-elle se maintenir, de telle manière
que nous ayons l'équation « sujet + rapport à l'objet (ou conscience)
+ objet» ? Les trois termes de cette équation ne seraient, tout d'abord,
en aucune façon situés sur le même plan. Seul le second de ces termes,
le rapport comme tel à l'objet, est d'ordre ontologique. Mais si

(1) EN, 38.


(2) Cette définition de la conscience est acceptée par HEIDEGGER, cf. SZ, 132.
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

l'objet est une réalité ontique dont l'être est constitué par le rapport
comme tel, s'il demeure par suite une détermination réelle qui trouve
dans la conscience son fondement ontologique, une telle situation ne
peut convenir au sujet. L'être du sujet est en effet le rapport comme
tel. La dissociation entre les concepts de conscience et de sujet n'est
possible qu'aussi longtemps qu'on en reste, pour ce dernier, à une
détermination pré-critique qui fait déchoir la réalité qu'il désigne au
niveau d'une réalité d'ordre ontique. C'est la réalité ontologique comme telle
qui est en fait visée par la philosophie de la conscience lorsqu'elle fait intervenir
dans sa problématique le concept du sujet. Le sujet désigne l'événement
ontologique qui fait accéder l'étant à la condition d'objet, c'est-à-dire de
phénomène pour nous. Le sujet n'est rien en dehors d'un tel événement compris
dans sa signification ontologique absolument pure. Faire accéder l'étant
au rang de phénomène, le faire surgir dans la lumière de l'existence
phénoménale et consciente, c'est là l'œuvre qui est pensée comme celle
du sujet, et l'être de celui-ci n'est rien en dehors d'une telle œuvre mais
s'épuise au contraire en elle. L'être du sujet est ainsi identiquement le
surgissement même de l'existence phénoménale, il consiste dans
l'ouverture de la dimension ontologique de la présence. C'est parce
que cette dimension ontologique de la présence est pensée tradition-
nellement et d'une façon impropre sous le titre de « connaissance »,
que le sujet est justement compris comme la « condition de la connais-
sance ». Le sujet est le pouvoir de connaissance, le connaissant
comme tel. Mais « le connaissant... n'est rien d'autre que ce qui fait
qu'il y a un être-là du connu, une présence » (i). « La connaissance et
le connaissant lui-même, est-il encore dit, ne sont rien sinon le fait
qu' « il y a » de l'être (2). » La connaissance, enfin, est « la pure solitude
du connu (3). » Le sujet est ainsi ce qui fait que l'objet est présent,
il est sa présence comme telle. Ce qui fait que l'objet est présent,

(1) EN, 225.


(2) I D . , 227.
(3) Ibid.
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

que l'objet est un ob-jet, ce qui fait de lui ce qu'il est, l'objet en tant
qu'objet, c'est son être. Le sujet est l'être de l'objet. Il est le fondement
ontologique à partir duquel l'objet est ce qu'il est. Le dualisme du
sujet et de l'objet n'est pas un dualisme ontologique, c'est le dualisme de
l'essence et de la détermination ontique qui trouve dans cette essence son
fondement ontologique. Le dualisme traditionnel apparaît ainsi comme
une première formulation, comme la pensée pré-critique d'une
dissociation proprement philosophique entre l'étant et son être, entre
ce qui est d'ordre ontique et ce qui appartient au contraire à la sphère
ontologique de l'essence. C'est cette région ontologique de l'essence
qui est pensée sous le titre du sujet, tandis que l'objet désigne
l'étant sur le fond de l'essence en lui, dans son unité indissociable avec elle.
Ce qui se cache dans le départ entre le sujet et l'objet, c'est une seule
et même essence, et le dualisme traditionnel est un monisme ontolo-
gique. Mais l'unité essentielle dont le monisme ontologique est le
titre, n'est pas, si elle la fonde, l'unité du sujet et de la détermination
ontique, ce qu'elle signifie, c'est l'unicité du mode de manifestation
conformément auquel l'étant se réalise dans le sujet qui n'est autre que ce mode
de manifestation comme tel.
Les présuppositions ultimes qui sont visées sous le titre de
monisme ontologique ne s'épuisent pas dans l'affirmation de l'unicité
du mode de manifestation compris dans sa pureté phénoménologique
essentielle, elles confèrent en fait à ce mode une structure éidétique
parfaitement définie. Ce n'est pas la seule affirmation de l'unicité de
l'essence phénoménologique, c'est l'identité de structure de cette
essence qui fonde l'identité essentielle, par-delà les différences appa-
rentes, de la philosophie de la conscience et de la philosophie de
l'être. Pensant le sujet comme le fondement de la phénoménalité
des phénomènes, la philosophie de la conscience interprète finalement
l'être de ce sujet comme le Rapport. En tant qu'il est le rapport, le
sujet est l'établissement et le maintien d'une distance, le pouvoir
ontologique qui déploie l'horizon, la spatialité originaire et transcen-
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

dantale qui ouvre l'endroit où quelque chose peut se manifester,


il se distingue de ce quelque chose comme le milieu pur et par
lui-même privé de détermination où la détermination est susceptible
d'apparaître : « La conscience, dit Hegel, est elle-même l'espace privé
de déterminabilité (i). » En tant qu'il est le Rapport, le sujet est
l'Être-dans. L'Être-dans est un Être-dans-le-monde. Mais le monde
n'est lui-même rien d'autre que l'Être-dans. Il est l'espace primitif et
non spatial qui signifie l'ouverture d'une place. La spatialité de
l'Être-dans est un titre pour le processus ontologique de l'aliénation,
elle est l'autoséparation de l'essence qui fait surgir l'intervalle et,
comme telle, le Rapport lui-même dans son origine. La lumière qui surgit
dans cet intervalle est tout à la fois celle du monde et de la conscience.
Sans doute Husserl dit-il que la conscience n'est rien du monde (2),
mais par monde il n'entend que la totalité de l'étant, et que la
conscience ne soit rien du monde ainsi entendu, cela signifie seule-
ment que, comme essence ontologique, elle n'est elle-même, dans sa
transcendance à l'égard de tout l'existant, que le monde lui-même
dans sa mondanité pure. Le monde dans sa mondanité pure n'est pas,
en effet, un caractère de l'étant. « Le phénomène du monde... appar-
tient, comme moment structural essentiel de l'être-dans-le-monde, à
la constitution fondamentale du Dasein (3). » C'est donc à la structure
de l'essence ontologique de la présence que le monde appartient,
mais, dans cette appartenance à l'essence, il se confond avec elle.
L'Être-dans et le monde désignent identiquement le règne d'une pré-
sence qui s'accomplit sur le mode d'une spatialité pure. Toute
référence de l'Être-dans à une subjectivité qui n'appartiendrait pas à cette
spatialité transcendantale originaire est exclue par principe. On peut

(1) PhE, I, 331.


(2) Cf. MC, 21 : « On ne devra penser à aucun titre que, dans notre moi pur
apodictique, nous ayons réussi à sauver une petite parcelle du monde. » E t encore :
« Ce moi [pur] et sa vie psychique... ne sont pas une partie du monde » (ibid.).
(3) SZ, 209.
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

dire que le monde est « subjectif », mais cela signifie seulement qu'il
est « plus objectif que tout objet » (i). La subjectivité du monde
marque seulement sa transcendance à l'égard de tout étant, elle est la
transcendance comme telle. La transcendance est l'essence de la mani-
festation, l'apparaître de ce qui apparaît. En tant qu'il est l'Être-dans
et le Rapport, le sujet est cet apparaître comme tel, il est l'essence de
la manifestation au sens moniste. « La subjectivité du sujet, dit
Heidegger, c'est l'Erscheinen lui-même (2). » C'est l'apparaître de ce
qui apparaît, c'est l'être de l'étant qui constitue la subjectivité du sujet
humain. La lumière qui nous traverse est celle du monde (3). C'est en nous
que se trouve la vérité, dans l'intérieur de l'homme. La conscience a en
elle la mesure de la vérité. Mais la vérité qui constitue notre intériorité
même n'est que la lumière absolue de l'extériorité. La subjectivité humaine est
la transcendance du monde.
L'identification de l'essence de la conscience avec l'extériorité
pure de la transcendance surgit au moment où la problématique
de la conscience se comprend dans sa signification ontologique pure.
Lorsque l'essence de la conscience est saisie comme la vérité en un
sens ontologique, c'est-à-dire comme l'essence pure de la manifes-
tation, cette essence de la conscience est nécessairement identifiée
avec l'essence de la manifestation telle qu'on la comprend. Parvenue à
son stade ultime et à la pleine compréhension de soi-même dans
sa vérité, la philosophie de la conscience ne peut être qu'une répéti-
tion des présuppositions fondamentales du monisme. A vrai dire, les

(1) SZ, 366.


(2) H , 134.
(3) I^es commentateurs qui ont pénétré la pensée de Heidegger ont perçu
cette identité de la subjectivité et du monde comme tel, identité qui constitue
l'aspect le plus profond du monisme ontologique. Cf. J . BEAUFRET : « C'est dans le
voisinage le plus proche que se produit la trouée de lumière qui concerne chacun
dans son être le plus intime » (Heidegger et le problème de la vérité, in Rev. Fontaine,
nov. 1947, 770). H. Birault parle aussi d'une « lumière qui est tout à la fois celle de
l'Être et celle de l'être que nous sommes » (in Rev. Met. Mor., janv.-mars 1951, 64).
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

progrès dans la détermination de l'essence de la conscience et ceux


de la compréhension de la structure interne de la manifestation
pure sont parallèles. La détermination de l'essence de la conscience
constitue justement un moment essentiel de cette compréhension.
Pareille détermination commence avec la conception d'un sujet de la
connaissance, elle se poursuit avec l'interprétation de l'être du sujet
comme rapport à l'objet. La conscience est alors comprise à la
lumière du concept central de l'intentionnalité. Toute conscience
est conscience de quelque chose. En tant qu'intentionnelle, la
conscience est ce dépassement qui lui donne accès aux choses (i).
Le dernier progrès dans la détermination ontologique du concept
de conscience réside dans l'affirmation que la conscience n'est rien
d'autre que ce dépassement. Alors l'être de la conscience est vérita-
blement identifié au processus ontologique de la réalité, il cesse d'être
l'être déterminé d'un sujet opposé, comme réalité donnée, à la
réalité donnée de l'objet, pour devenir le principe de toute réalité
comme telle. La conscience n'est plus le prédicat, voire l'attribut
essentiel, de l'être-substantiel du sujet. La substantialité du sujet
consiste dans le dépassement même par lequel nous avons accès
aux choses, et le sujet est l'accès lui-même, l'Être-dans comme tel.
« Toute conscience est positionnelle et elle s'épuise dans cette position
même (2). » L'essence de l'homme en direction de l'être est cette
direction. Il ne suffit pas de dire, comme le fait encore Sartre, que
Heidegger rejette « l'isolement mégarique et antidialectique des
èssences », c'est une nouvelle conception de l'essence (3) qui se fait
jour, conformément à laquelle l'essence est la dialectique même,
l'échange et le passage. Et cette essence définit l'humanité même de

(1) Jaspers appelle « principe de la conscience » l'intentionnalité, c'est-à-dire


la transcendance d'objets déterminés.
(2) EN, 18, souligné par nous.
(3) Cette « nouvelle conception » est en fait la libération d'une conception très
ancienne qui se trouve ainsi portée à l'absolu.
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

l'homme, elle est l'essence de la réalité humaine. C'est donc dans


l'intérieur de l'homme, au plus intime de son être, que réside le
pouvoir ontologique de la dialectique. Tous les pouvoirs de l'homme
se fondent exclusivement sur ce pouvoir en lui. La vision, par
exemple, « n'est préparée intérieurement que par mon ouverture... à un
champ de transcendances (i). » L'ouverture comme telle au champ
transcendantal, ouverture qui est ce champ lui-même, tel est, dans son
essence, l'être-intime de l'homme. L'être le plus intime de l'homme est
ainsi la spatialité originaire pensée comme la condition de toute pré-
sence. La compréhension de l'être-intime de l'homme à partir delà spa-
tialité transcendantale de la présence est à l'origine du concept moniste de
Vexistence. « L'existence est spatiale, c'est-à-dire que par une nécessité
intérieure elle s'ouvre sur un dehors » (2). L'extériorité la plus radicale,
ce qui est plus objectif que tout objet, définit l'intériorité la plus
intime. Ce qui est plus objectif que tout objet, c'est sa condition, son
existence. La transcendance est la condition de l'objet en tant que tel.
L'objet est l'être transcendant. Mais la transcendance est l'intériorité
du sujet humain, elle est l'être le plus intime de l'homme. La transcen-
dance est l'existence universelle. Uexistence de l'homme est l'existence des
choses. La subjectivité du sujet n'est que l'objectivité de l'objet.
L'identité de la subjectivité du sujet et de l'objectivité de l'objet
a pu demeurer longtemps cachée. Qu'elle ne se soit pas fait jour plus
tôt dans la problématique philosophique, cela résulte tout d'abord du
fait que l'objectivité de l'objet n'avait pas encore été élevée à l'état de
problème. Tant que la pensée philosophique n'était que la promotion
conceptuelle de la visée de la conscience naturelle, l'objet ne pouvait
apparaître que comme une réalité donnée opposée à l'homme. Dès
que la problématique se place sur un plan ontologique au contraire,
dès que l'être de l'objet est pris en considération, ce n'est pas seule-

(1) PhP, 432, souligné par nous.


(2) ID., 339, souligné par nous.
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

ment la relation de l'étant à un sujet de la connaissance qui est


formulée, l'être de ce sujet apparaît d'ores et déjà, en fait, identifié à la
condition ontologique de la possibilité de l'objet, c'est-à-dire avec l'objectivité
comme telle. C'est ainsi que chez Kant où, pour la première fois peut-
être, et cela d'une façon explicite aussi bien que décisive, le thème
de la pensée est constitué par le problème de la possibilité de l'objet,
la détermination de cette possibilité comprise dans sa signification
ontologique absolument pure comme la condition universelle de la
possibilité d'une expérience en général, se réalise et parvient à son
résultat dans et par l'analyse de la subjectivité du sujet de la connais-
sance compris lui-même comme cette forme à priori de toute
expérience possible. La forme à priori de toute expérience possible
apparaît ainsi comme constituant à la fois et solidairement l'être du
sujet et celui de l'objet. L'être du sujet se révèle identique à celui de
l'objet, il est justement la condition d'un objet quelconque, l'être
universel de tout objet possible en général. C'est précisément parce que,
selon Kant, les conditions de la possibilité des objets d'expérience
ne sont rien d'autre que les conditions subjectives de la pensée, qu'un
« accord » est possible, ou plutôt se trouve réalisé dans le principe,
entre les lois de la pensée et celles des choses. Un tel « accord », à
vrai dire, ne consiste nullement dans une adéquation entre deux réa-
lités différentes encore que liées par une affinité mystérieuse, il se fonde
en fait dans une identité d'essence, dans l'identité essentielle de l'être
du sujet et de celui de l'objet. Le sujet n'est pas un pouvoir en quelque
sorte extérieur aux choses, celui de porter sur elles des jugements
ou d'établir entre elles des relations. Il n'y a pas de choses en dehors
ou abstraction faite du sujet. L'être des choses, c'est le sujet lui-même.
La critique du kantisme comme d'un intellectualisme, plus ou
moins teinté alors de psychologisme, reste sur un plan superficiel,
elle méconnaît la signification ontologique profonde de l'Esthétique
et de l'Analytique transcendantales. Conformément à cette signifi-
cation, il apparaît que la structure du pouvoir transcendantal de la
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

:onnaissance constitue et définit justement, en tant que forme pure


:t à priori, la structure même de l'objet, comme structure universelle
:t absolument nécessaire, c'est-à-dire comme structure et comme
"orme auxquelles l'objet doit se soumettre pour pouvoir être un objet.
L'identité de l'être du sujet transcendantal avec la structure à
priori de l'objet lui-même se manifeste encore plus clairement
si l'on remarque qu'il convient, en fait, de renverser la formule
précédemment avancée et selon laquelle la détermination de la
possibilité ontologique de l'objet en général se réalise dans l'analyse
de la subjectivité du sujet de la connaissance. C'est bien plutôt le
contraire qui est vrai, c'est dans la détermination progressive de la
structure à priori de l'objet que se réalise peu à peu celle de l'être du
sujet transcendantal et de sa subjectivité, et ceci parce que la subjec-
tivité de ce sujet n'est rien d'autre précisément que la structure à
priori de l'objet, parce que l'identité de l'être du sujet et de celui de
l'objet doit enfin recevoir sa véritable signification conformément
à laquelle il apparaît que cette identité s'établit au détriment de la
conception d'un être propre et spécifique de la subjectivité du
sujet, laquelle se trouve en fait purement et simplement réduite à
l'objectivité et confondue avec elle, avec ce qui fait l'être même de
l'objet.
L'identité de la subjectivité du sujet et de l'objectivité de l'objet,
sur le fond de l'assimilation pure et simple de la première à la seconde,
persiste dans la philosophie transcendantale, aussi longtemps du
moins que celle-ci se maintient au niveau de son dessein ontologique
premier. La nécessité qui apparaît chez Lachelier comme la structure
de l'esprit constitue et définit solidairement l'existence même des
choses, et cela en un sens ontologique. L'existence au sens ontologique,
« l'existence d'une chose en tant que distincte de cette chose » (1), c'est le

(1) BACHELIER, Psychologie et Métaphysique, Presses Universitaires de France,


Paris, 1949, 54, souligné par nous.
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

milieu ontologique qui permet à cette chose d'être, c'est sa vérité.


« La vérité ou l'existence », dit Lachelier. La vérité d'une chose est
distincte de cette chose en tant qu'elle s'oppose aux données empi-
riques et sensibles. Ce n'est point en vertu de celles-ci qu'une chose
existe, puisque le plus souvent nous affirmons l'existence d'une chose
en l'absence de ces données, et que, d'autre part, leur propre présence
les transcende infiniment en tant qu'elles ne comportent point en
elles-mêmes les caractères qui la réalisent. Cette présence qui est la
leur se confond, au contraire, avec la vérité ou l'existence inter-
prétée par Lachelier à la lumière de l'idée de nécessité. C'est dans la
nécessité d'une chose que se fonde pour nous son existence. La
nécessité n'est pas un principe logique, elle est la dimension ontolo-
gique de l'existence. En tant que synthèse véritative ouvrant la
dimension ontologique de l'existence, la nécessité est idéale. Comme
telle, elle ne s'oppose pas, toutefois, à la réalité de l'objet mais constitue
cette réalité même. L'objet est réel en tant qu'il est nécessaire.
La nécessité est l'être de l'étant. L'idée de nécessité est la vérité
ontologique, elle est solidairement l'être des choses et le « sujet de la
connaissance». « C'est cette idée qui est et qui seule peut être le sujet
de la connaissance, car elle n'est point une chose, mais la vérité à
priori de toutes choses (i). »
L'identification de l'être le plus intime de la réalité humaine avec
l'essence même des choses n'est pas sans contredire les préoccupations
morales d'une pensée qui avait cru voir dans le concept du « sujet »
le moyen d'affirmer au contraire la suprématie de l'homme sur la
nature et, tout d'abord, d'arracher celui-ci à la loi de l'objet. Au
moment où le sujet cesse d'être interprété naïvement comme un étant
supérieur aux autres pour être compris dans sa vérité ontologique
comme la vérité même de cette nature et comme sa loi la plus
intime, un effort significatif se fait jour pour désolidariser le sujet

(i) BACHELIER, Psychologie et Métaphysique, op. cit., 56.


LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

d'avec l'essence des choses, en plaçant en quelque sorte un second


sujet derrière le premier qu'on abandonne alors, comme sa structure
même, à la nécessité inflexible qui fait l'être de l'étant. Ainsi voit-on
Lagneau, à la fin de sa Leçon sur le Jugement, faire consister l'acte
supérieur de l'esprit dans le recul que celui-ci est susceptible de
prendre à l'égard de son être même, afin d'échapper à une nature
qui est identiquement la sienne et celle des choses. Mais ce recul qui trouve
sa formulation psychologique dans une sorte de doute que l'esprit
conserve à l'égard de tous ses jugements, ne désolidarise pas tant
l'esprit d'avec sa propre nature qu'il ne la lui révèle à lui-même.
Est-il autre chose que le mouvement même par lequel l'esprit se sépare
de soi pour se manifester ? Et la nécessité n'est pas tant cette nature
du sujet que celui-ci laisse devant lui dans l'acte par lequel il se
retire de soi pour échapper à la loi de l'existence universelle, elle
appartient en fait à la structure interne de cet acte comme le principe
transcendantal qui en assure l'unité. En tant qu'elle est la condition qui
permet au divers de l'intuition de « s'unir en une conscience », la nécessité
est le pouvoir qui assure de l'intérieur l'unité phénoménologique de
l'être comme unité de la représentation. Loin de pouvoir laisser
hors de soi la nécessité comme une nature étrangère à sa propre
essence, la transcendance la porte au contraire en elle comme la
condition interne de l'unité de son ekstase, c'est-à-dire comme
une structure éidétique de sa liberté ontologique. Comme telle, comme cette
libre ekstase dont la nécessité assure l'unité interne, la transcendance
est à la fois et solidairement l'essence du sujet et celle des choses, elle
est l'existence universelle.
La signification ontologique de la philosophie transcendantale
peut se perdre dans le néo-kantisme et dans la philosophie classique
qui s'oriente trop souvent vers un psychologisme moral où le sujet
est considéré comme un être libre. Que cet être soit compris dès lors
comme un étant privilégié, n'empêche pas que ce privilège doive être
fondé. Il trouve, en fait, et même si la pensée ne se préoccupe pas de
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

remonter jusqu'à elle, son origine dans l'essence. La conception d'un


sujet libre dont la liberté se manifeste dans le doute ou dans quelque
autre conduite caractéristique, trouve finalement son fondement
dans l'essence pure de la transcendance. La conception du sujet a
certes évolué, au moins d'une façon implicite, car le problème de la
subjectivité du sujet est rarement le thème de la problématique. Le sens
de cette évolution est cependant de faire apparaître de plus en plus
clairement une identité fondamentale entre la compréhension de la
subjectivité du sujet et celle de l'objectivité de l'objet. La substitution
finale d'un« sujet temporel» au sujet classique ne fait qu'affirmer l'inter-
prétation ontologique implicite ou explicite de l'être de ce sujet comme
transcendance. La temporalité est l'essence de la transcendance. Elle
est solidairement la subjectivité du sujet et « l'horizon de l'être ».
La conception d'un être-commun de la subjectivité du sujet
et de l'objectivité de l'objet est le fondement ontologique de la
démonstration hégélienne de l'identité de la matière et de l'esprit et,
plus généralement, de l'affirmation philosophique traditionnelle, aussi
souvent formulée que rarement saisie dans le concept, de l'identité
de la pensée et de l'être.
La saisie conceptuelle de l'identité essentielle du sujet et de
l'objet met à nu la vanité des discussions classiques entre les tenants
de l'objectivité et les partisans d'une philosophie subjective. Elle
rend particulièrement sensible le caractère naïf et pré-philosophique
de certaines critiques « décisives », comme celle, par exemple, que les
promoteurs du behaviorism ont adressée à la philosophie de la cons-
cience. Ainsi, selon Watson, la conscience est un concept qui
n'est ni défini ni utilisable, une chose fuyante que personne n'a jamais
vue ni touchée, ni enfermée dans une éprouvette, et qu'il faut consi-
dérer en conséquence, au même titre que la vieille entité métaphy-
sique et religieuse de l'âme dont elle n'est qu'un substitut moderne,
comme une hypothèse incontrôlable. Précisant sa critique, Watson
ajoutait : « Vous affirmez qu'il existe quelque chose comme une
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

:onscience, que la conscience se poursuit en vous — eh bien, prou-


rez-le. Vous affirmez que vous avez des sensations, des perceptions
:t des images, eh bien, montrez-les comme les autres sciences mon-
tent leurs objets (i). » Sur le premier point selon lequel la conscience
:st un concept qui n'est pas défini, on ne peut que donner raison
lux behavioristes. C'est surtout chez eux, toutefois, que cette absence
de toute définition est le plus manifeste, comme est manifeste l'absence
ie toute problématique philosophique sérieuse concernant le concept
antithétique sur lequel ils prétendent au contraire se fonder, à savoir
celui d'objet. « Prouvez-nous cette existence en nous la montrant »,
dit Watson. La conscience est justement ce pouvoir de montrer,
auquel les « autres sciences » et les behavioristes eux-mêmes préten-
dent faire constamment appel. Ceux-ci veulent une philosophie ou
une science fondée exclusivement sur l'objet, et ils méconnaissent
en même temps ce qui fait de l'objet un objet. Contemporain de ce
rejet de la condition de l'objet est l'appel exclusif et tapageur adressé
à cette condition : « Faites-voir », disent-ils (2). Ainsi, dans le temps
même où ils le nient, font-ils constamment usage du principe qu'ils
revendiquent par ailleurs comme étant le seul légitime dans son
emploi (3). Inversement, lorsque Sartre reproche à Heidegger

(r) The waysof behaviorism, Harperand brothers,New York and I/mdon, 1 9 2 8 , 7 .


(2) Cet appel apparaît comme le leitmotiv de la critique behavioriste contre
la philosophie de la conscience. Cf. par exemple cet autre texte qui vise plus préci-
sément la conception du souvenir et de l'image entendus au sens classique, c'est-à-
dire comme faits de conscience : « But the behaviorist, having made a clean sweep
of ail the rubbish called consciousness, cornes back at you : « Prove to me », he says,
« that you have auditory images, visual images or any other kinds of disembodies
processes. So far I have only your unverified and unsupported word that you
have them » » (The ways of behaviorism, op. cit., 75, souligné par nous).
(3) Non moins naïve et contradictoire était, au siècle dernier, la position de
Cl. Bernard, lorsqu'il opposait à la philosophie, science creuse sinon nuisible, simple
exercice de l'esprit, sa proposition fondamentale selon laquelle « en dehors de l'expé-
rience il n'y a rien ». L,a philosophie est justement la science de Vexpérience comme
telle ; encore faut-il voir que l'expérience comme telle fait problème. S'élever à
l'intelligence de ce problème, c'est justement cela être philosophe.
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

d'aborder directement l'analytique existentielle (i) sans passer par le


cogito, lorsque, après avoir défini le Dasein comme le projet ekstatique
de ses propres possibilités, c'est-à-dire comme une compréhension de
soi, il demande : « Mais que serait une compréhension qui, en soi-même,
ne serait pas conscience (d') être compréhension ? » (2), comme pour
lui la conscience est la position de l'objet, comme elle s'épuise dans
cette position même et n'est ainsi rien d'autre que l'ekstase de la trans-
cendance, c'est-à-dire très exactement ce que Heidegger entend
par la compréhension (Verstehen) ontologique de l'être, sa critique
n'a aucun contenu.
« La subjectivité, déclare Heidegger, commentant la philosophie
classique, est la présence sur le mode de la représentation (3). » La
représentation trouve son fondement dans le phénomène ontologique
de l'aliénation qui ouvre l'horizon transcendantal de l'être, c'est-à-dire
finalement dans la transcendance du monde. Le monde est ma repré-
sentation. Le renversement de la doctrine qui se fait jour dans les
dernières œuvres de Heidegger où le principe de la phénoménalité
est cherché dans l'extériorité radicale de l'être, trouve ses prémisses
dans Sein und Zeit et dans la pensée philosophique traditionnelle où
il est en fait déjà inclus. Le problème de savoir si l'accès au trans-
cendantal doit se faire à la lumière d'une philosophie de l'être ou
d'une philosophie de la conscience est de peu d'importance si l'essence
de la manifestation qui est finalement visée et qui constitue ce trans-
cendantal est la même dans les deux cas. La détermination du trans-
cendantal reste conditionnée, et cela d'une façon essentielle, tant que
celui-ci n'est rien d'autre que le principe de l'objet. Il n'y a pas de
différence entre la philosophie de la conscience et la philosophie de
l'être.

(1) Sans doute faut-il lire « existentiale ».


(2) EN, 115.
(3) H, 134.
15 de oct. 2018
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

§ 1 2 . L A CRITIQUE DE LA PHILOSOPHIE DE LA CONSCIENCE

S'il n'y a pas de différence entre la philosophie de l'être et la


philosophie de la conscience, pourquoi Heidegger a-t-il cru bon de
diriger contre celle-ci une critique radicale et sans cesse reprise ?
Le motif de cette critique a été indiqué : il réside dans la volonté de
ne pas laisser l'essence déchoir au rang de la détermination qui
trouve dans cette essence son fondement. Le rejet des concepts
traditionnels de sujet, de subjectivité, de conscience, de raison, voire
même de « personne », l'objection sans cesse formulée contre la
légitimité de leur emploi et conformément à laquelle la réalité qu'ils
désignent demeure toujours en fait non questionnée dans son être,
signifient la transcendance de l'être par rapport aux éléments qui sont
pensés comme le principe de la phénoménalité ou plus étroitement de
la connaissance. Car l'être se trouve au-delà de la détermination
posée comme le principe, et c'est dans cet au-delà que la détermina-
tion trouve en fait le fondement de son être.
Pourquoi l'essence ne peut-elle être maintenue dans le lointain
originel où elle réside ? Pourquoi le Dasein ne peut-il être saisi dans la
pureté de sa signification ontologique radicale comme l'essence
même de la transcendance ? Parce que l'être de celle-ci est inévitable-
ment compris sur le fond de ce qui advient en elle. « L'Être-dans »
qui signifie l'ekstase originelle de l'être, « est dénaturé » parce que le
Dasein le comprend à la lumière de l'étant qui se produit grâce à cet
Être-dans (1). Comprenant Vin-Sein à la lumière de ce qui se produit
en lui, c'est lui-même que le Dasein comprend de la sorte. Il se
comprend comme un étant et la structure originelle de l'Être-dans-
le-monde devient le rapport qui existe entre cet étant-Dasein et
l'étant qui n'est pas lui. Ces deux étants dont l'être est compris à
partir de l'étant intramondain, s'appellent le sujet et l'objet, et c'est

(1) cf. sz, 58.


100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

dans leur « rapport » que la « théorie de la connaissance » cherche son


fondement. Ce rapport lui-même qui s'institue entre deux réalités
données est à son tour compris comme une réalité donnée. C'est la
dégradation de l'essence de la manifestation en une réalité d'ordre
ontique, c'est la compréhension de l'élément ontologique formel
du savoir à la lumière d'une telle réalité, qui est rejetée par Heidegger.
« La conscience naturelle pourrait s'appeler une conscience ontique en
tant qu'elle se dirige directement sur l'objet comme sur un étant et
sur son savoir de cet objet comme sur quelque chose qui est un étant égale-
ment (i). » La philosophie de la conscience est récusée en tant qu'elle est une
thèse de la conscience naturelle. En tant que telle, en effet, elle accomplit
une omission fondamentale. Dès qu'il est posé comme un étant, le
savoir présuppose l'être. « La conscience naturelle pose immédiate-
ment devant elle son représenté et son acte de se représenter comme étant,
sans considérer l'être que, ce faisant, elle représente aussi déjà (2). »
Voilà pourquoi ce savoir posé comme un étant (et qu'on appelle justement
la conscience, le sujet, la subjectivité, la raison ou la personne) doit
être questionné sur son être. Tant que cette question de l'être ne s'est
pas élevée au sujet du savoir assimilé sans plus à quelque chose
qui est, la prétention de celui-ci de jouer dans la problématique
le rôle d'un principe atteste seulement l'oubli du problème ontolo-
gique. Solidaire de cet oubli est la chute de l'essence dans la déter-
mination qui se substitue à elle alors qu'en fait elle y renvoie. L'exis-
tence dès lors est confondue avec quelque chose qui existe. Penser
l'existence dans sa vérité, c'est comprendre au contraire l'existence
comme la vérité. « La vérité de l'existence » (3) s'obtient dans l'effort
par lequel la pensée cesse de comprendre l'existence à partir d'autre
chose qu'elle-même. « Le Dasein, dit Heidegger, peut se comprendre...
à partir du « monde » ou des autres ou de son pouvoir-être le plus

(1) H, 1 6 1 , souligné par nous.


(2) ID., 173, souligné par nous.
(3) SZ, 221.
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

propre (i). » La compréhension du Dasein à partir de son pouvoir-


être le plus propre signifie pour le Dasein une compréhension de soi
à partir de soi, elle est la compréhension de soi de Vessence comme essence.
La préservation de la vérité de l'existence est la visée dernière
des grandes critiques de l'heideggerianisme et notamment des
critiques dirigées contre l'ontologie cartésienne et contre la concep-
tion traditionnelle de la vérité. L'ontologie cartésienne aboutit dans
ses résultats à une altération, voire à un oubli complet de l'essence,
sur le fond de la compréhension de celle-ci à partir de l'étant qui se
produit en et par elle. Encore l'étant dont l'être guide indûment la
compréhension du phénomène ontologique du monde n'est-il pas
même l'étant qui survient en premier lieu pour nous à l'intérieur
de ce monde. De l'étant, en fait, Descartes ne retient, comme consti-
tuant son être, que ce qui en lui est accessible à travers la connaissance
mathématique. Celle-ci a pour corrélat un être donné en permanence.
L'être-donné-en-permanence (stàndige Vorhandenheit) est le caractère
d'être de l'étant mathématique. Ce qui a le trait de l'être-donné-en-
permanence, c'est la substance. L'idée de substance trouve ainsi son
origine dans la structure déterminée d'un étant déterminé. C'est à
partir de cette structure déterminée, pensée sous le titre de substance,
que Descartes interprète, non seulement et à bon droit l'être de l'étant
mathématique, mais encore et indûment l'être de l'étant intra-
mondain en général (et c'est ainsi que se fait jour l'idée d'une nature
mathématique qui va régner désormais sur la conception occidentale
de la nature et voiler définitivement l'être originaire de celle-ci (2))
et, finalement, Y être du monde lui-même. Celui-ci n'est pas seulement
confondu, comme milieu de l'étant intramondain, avec l'espace,

(1) SZ, 221 ; par « monde » Heidegger entend ici la somme de l'existant, c'est
pourquoi il met le mot monde entre guillemets.
(2) « Descartes, écrit Heidegger, accomplit ainsi philosophiquement de façon
explicite l'inversion de l'effet de l'ontologie traditionnelle sur la physique mathé-
matique moderne et ses fondements transcendantaux » (SZ, 96).

M. H E N R Y 5
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

l'être de cet espace est encore interprété comme substance. La doctrine


de la res extensa qui vaut pour une interprétation philosophique de
l'être originaire du monde, c'est-à-dire de l'essence, se construit ainsi
à partir de l'être déterminé de l'étant qui s'offre à la connaissance
mathématique. Celle-ci, comme prototype de l'intellectio, n'est pas
seulement privilégiée d'une façon arbitraire en tant qu'elle est
donnée pour le seul mode d'accès valable à l'être de l'étant (la
sensatio n'atteint pas cet être), son être à son tour est interprété à
partir de la structure ontologique déterminée de l'étant mathéma-
tique, c'est-à-dire à partir de la permanence substantielle d'une réalité
donnée. « Descartes, écrit Heidegger, comprend l'être du Dasein à
la constitution fondamentale duquel appartient l'être-dans-le-monde
de la même façon que l'être de la res extensa, comme substance (i). »
Le Dasein, cependant, n'est rien d'autre que le monde dans sa
mondanité pure. La « res cogitans » et la « res extensa » sont deux titres
équivalents où s'exprime la même déchéance (à la lumière de l'idée de
substance, c'est-à-dire à partir de l'être mathématique) d'une même
essence (l'essence ontologique de la présence). Le dualisme cartésien
est une altération du monisme ontologique.
La critique de la conception traditionnelle de la vérité comme
accord entre la représentation et l'objet a le même sens. La repré-
sentation s'énonce dans une proposition. La proposition est une
réalité-donnée ou ustensile, qui comporte en elle, il est vrai, un rapport
à l'étant dont elle énonce quelque chose. Lorsque ce rapport est
adéquat, lorsqu'il y a accord entre la proposition (exemple : la rose
est odorante) et l'étant (l'odeur de la rose) il y a vérité, erreur dans le
cas contraire (si la rose ne sent rien, est une rose artificielle, etc.).
Ainsi la représentation qui, en tant qu'ouverture et découverte de
l'étant, est l'essence, déchoit-elle au rang de la proposition qui,
comme proposition exprimée, est une réalité intramondaine (idéale

(I) SZ, 98.


LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

ou non). Le rapport transcendantal qui est l'ouverture originaire


de la représentation et de l'existence, la proposition le conserve en
elle, en tant que proposition exprimée, sous la forme du rapport
qu'elle entretient avec l'étant auquel elle correspond. Ce rapport de
conformité ou de non-conformité entre deux réalités données est
lui-même compris, parce qu'il est inséré dans l'une d'elles, la
proposition, comme une réalité donnée. La nature de ce rapport, en
tant qu'être donné, résulte ainsi de l'interprétation de l'être du
rapport transcendantal originel de la transcendance à la lumière de
l'être donné de la proposition en tant que proposition exprimée.
L'accord qui définit la « vérité» dans la philosophie classique n'est que
la déchéance de la vérité ontologique originaire de l'existence en tant
que cette vérité réside dans l'ouverture et la découverte de l'étant (i).
C'est la même déchéance qui se fait jour encore dans les thèses
kantiennes relatives à la critique de l'idéalisme problématique. L'idée
même d'une démonstration de la réalité du monde extérieur implique
la méconnaissance de l'essence originaire du monde comme tel (2).
Celle-ci est confondue avec la totalité de la réalité intramondaine.
C'est cette dernière qu'on cherche en fait à fonder, et cela en montrant
que la vie psychologique et intérieure de la conscience n'est possible
que dans sa connexion avec les objets extérieurs dont l'ordre objectif
constitue le seul fondement assignable à l'unité, comme à la distinction,
des événements intérieurs. Les représentations subjectives identifiées
à ces événements reçoivent comme eux la signification de former une
réalité juxtaposée à la réalité ontique extérieure. Quant à la relation
qui unit ces deux réalités données et qui confère à la série subjective
son unité, elle n'est, à son tour, qu'une relation donnée.
La signification de la critique heideggerienne de la philosophie de

(1) Sur tout ceci, cf. SZ, 224 sq.


(2) C'est l'objection générale que Heidegger dirige contre la position même des
« problèmes de la réalité » qui convergent autour du problème de la réalité du
monde extérieur.
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

la conscience est ainsi de refuser la déchéance de l'essence dans la


réalité ontique, déchéance qui s'accomplit avec la compréhension
de l'être de l'essence à partir de l'être déterminé de l'étant. C'est parce
que le problème ontologique doit être saisi dans sa pureté qu'il
n'est pas de savoir « comment le sujet va au-dehors jusqu'à un objet »,
mais : « qu'est-ce qui rend ontologiquement possible que l'étant puisse
survenir intramondainement et être objectivé comme survenant ». La
réponse, dit Heidegger, se trouve dans la « transcendance ekstati-
quement, horizontalement fondée du monde » (i). C'est la transcen-
dance, ce n'est pas le sujet, qui est l'essence. L'essence qui était pensée
ou du moins visée par la philosophie de la conscience sous le titre
de sujet, était toutefois l'essence même de la transcendance. La
critique heideggerienne a une signification ontologique en tant qu'elle
vise à penser l'essence dans sa pureté. Pour cette raison précisément,
on peut dire aussi qu'elle n'a en fait aucune signification ontologique. Elle
ne se place pas, en effet, sur le plan ontologique à proprement
parler, mais à sa frontière, en quelque sorte, qu'elle travaille à définir
et s'efforce de situer rigoureusement. Ce n'est pas la structure
interne de l'essence de la manifestation qui est mise en cause, c'est
une compréhension, impropre parce que d'origine ontique, de cette
seule et unique essence de la manifestation qui se trouve rejetée. L'élément
ontologique doit seulement être préservé contre tout apport exté-
rieur d'ordre ontique, en lui-même il demeure ce qu'il était lorsqu'il se
trouvait recouvert et caché sous cet apport. La philosophie de l'être
élabore l'essence sous-jacente aux philosophies antérieures, elle en
fait le thème d'une recherche qui se comprend enfin dans la rigueur
de son dessein ontologique. Il s'agit de penser l'extériorité dans sa
pureté, au lieu de l'insérer dans un « sujet » dont elle devient la
propriété interne. Mais l'essence de la manifestation réside dans tous les
cas dans cette extériorité comme telle. La purification ontologique des

(i) SZ, 366.


LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

principes qui étaient encore pensés comme des réalités ou des


processus d'ordre ontique, tel est le sens de la critique de la philo-
sophie de la conscience. L'élucidation purificatrice de l'essence ne
fait cependant que montrer la présence de celle-ci sous les principes
mêmes qui doivent être rejetés.
C'est sur le fond de cette essence commune et de l'identité de sa structure
interne ultime que s'opère l'échange des thèmes entre la philosophie de la
conscience et la philosophie de l'être. L'insertion des composantes éidé-
tiques de l'être et de son fond le plus essentiel dans le principe
subjectif de la conscience n'aurait pas été possible si ce principe
subjectif n'avait été pensé depuis toujours comme la condition de
l'objectivité. L'identification du néant avec la conscience ou avec
l'homme (i) est sans doute absurde puisque le néant qui est l'origine
et le pouvoir de la transcendance ne saurait comme tel être enfermé
dans aucune réalité, elle atteste cependant la permanence des présup-
positions ontologiques ultimes qui sont celles du monisme. Pour
cette raison il faut comprendre que l'insertion illégitime du fond essentiel
de l'être dans la conscience réalisée comme région « sui generis » de l'être ne
saurait en aucune façon s'appeler une « subjectivation ». Pour qu'on puisse
parler d'une « subjectivation », il faudrait que celle-ci soit quelque
chose, qu'on puisse indiquer en quoi elle consiste. Plus précisément,
il faudrait que cette subjectivation ait une signification ontologique et, pour
cela, que la subjectivité soit une essence. La transformation apportée
aux thèmes directeurs de l'ontologie heideggerienne lorsqu'ils sont
repris à l'intérieur d'une philosophie du cogito, n'est pas essentielle
aussi longtemps que l'être de la conscience demeure l'Être lui-même
identifié dans son fond avec le Néant. Tant que l'altération subie par
l'essence consiste en une chute de celle-ci dans ce qui demeure
en fait une réalité d'ordre ontique, cette altération constitue une
« étantisation » de l'essence, non une modification radicale de l'être

(I) « Ce rien est la réalité humaine elle-même », dit SARTRE (EN, 230).
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

intime de celle-ci et encore moins la position d'une autre essence. Si


l'étantisation indûment prise ou donnée pour une « subjectivation »
n'est que l'insertion de l'essence de l'objectivité à l'intérieur du cadre
sans statut ou de la « carcasse » d'une subjectivité dont l'être consiste
précisément dans cette essence même, une telle étantisation est seulement
imputable à la conscience naturelle, elle ne promeut, en fait, dans son
résultat, aucun mode nouveau de manifestation ou de révélation et, comme
telle, elle n'a aucune signification ontologique au sens fort.
Ce n'est pas rien, assurément, de maintenir l'essence dans sa
transcendance radicale à l'égard de tout étant, si c'est justement dans
cette transcendance que réside l'essence. Plus rigoureuse, toutefois, est la
compréhension interne de l'essence comme fondement néantisant de
l'être, plus pressante l'exigence de la maintenir, sur le fond de ce
néantir en elle, dans sa transcendance radicale à l'égard de tout
étant, plus incompréhensible aussi l'assimilation explicite de l'essence à
une réalité ontique dans l'affirmation paradoxale mais sans cesse formulée
selon laquelle k « Dasein » est un étant.

§ 1 3 . L'AMBIGUÏTÉ DU « DASEIN ». ESSENCE ET DÉTERMINATION

L'ambiguïté fondamentale du Dasein heideggerien signifie-t-elle


que, pas plus que celle de la conscience, la philosophie de l'être
n'a pu rester fidèle à la rigueur de son dessein ontologique ? La
pensée de l'essence est-elle sujette, dans tous les cas, à une défaillance
telle qu'il lui faut perdre en chemin cela même qui était son but ?
Une chute inéluctable doit-elle décidément nous interdire l'accès du
royaume de la présence compris dans sa pureté ? Ou bien le caractère
inéluctable de cette chute n'est-il pas, si justement nous le disons iné-
luctable, inscrit dans l'essence même, et ne doit-il pas être compris, dès
lors, comme un caractère éidétique, une propriété de l'essence elle-
même, et qui s'historialise en elle conformément à sa volonté propre ?
La transcendance est l'acte où s'institue un dépassement radical
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

de tout étant, dépassement tel que c'est justement en lui que l'étant
trouve son être. Dans un tel dépassement, toutefois, en transgressant
tout existant, l'essence obtient aussi le séjour qui lui est propre. Le
séjour de l'essence est justement celui de l'existant. L'être est l'être de l'étant.
A la question de savoir si la transgression de l'étant est sans retour, la
réponse est donnée, si une telle transgression ne conduit pas en
réalité au-delà de l'existant mais constitue au contraire l'endroit même
où il se tient. Pourquoi l'essence ne peut-elle être maintenue dans le
lointain originel où elle réside, au-delà de l'existant, sinon parce que
cet au-delà est l'être même de tout existant comme tel ?
L'affirmation selon laquelle l'être est l'être de l'étant doit être
comprise. Ce qui se trouve énoncé dans une telle affirmation, c'est
l'unité essentielle de l'être et de l'étant. La pensée qui oppose l'être à
l'étant ne pénètre pas encore dans le contenu. Pénétrer le contenu,
c'est aller en lui jusqu'à ce qui constitue son fond le plus essentiel,
c'est saisir l'être au sein même de l'étant. L'immanence de l'être à
l'étant ne signifie sans doute pas la suppression de leur opposition, ou
plutôt, de l'opposition comme telle. Mais l'opposition qui fait
que l'étant surgit toujours comme l'opposé, résulte justement de
l'immanence en lui de l'être, c'est-à-dire du néant. Le pouvoir
ontologique du néant est immanent à l'étant comme son fond
le plus essentiel. C'est sur le fond du néant en lui que l'étant est.
Sur le fond du néant en lui, l'étant est nié. Etant nié, l'étant est tenu
à distance, il apparaît, il est. La négation de l'étant, qui est l'œuvre
du néant, est identiquement sa promotion dans la dimension de la
présence phénoménale, son avènement ontologique comme tel.
C'est dans l'étant lui-même toutefois que cette œuvre s'accomplit. Parce que
le néant est immanent à la détermination ontique comme ce qui la fait
être, on peut dire avec Hegel que « la vie concrète de la déterminabilité
est... l'opération de se dissoudre » (1). Le néant ne nie pas tant la

(1) PhE, I, 48.


100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

détermination singulière qu'il la fait exister, il la préserve et la


conserve. C'est en la niant sans doute qu'il la préserve. Cela signifie
seulement que l'être est identique au néant. Mais le néant est l'être.
Il est l'être de la détermination. Le néant n'est pas opposé à l'étant, il
est constitutif de son être. Voilà pourquoi aussi la négation n'est pas
extérieure au contenu; elle lui est si intérieure au contraire que c'est
seulement en elle que le contenu se manifeste en lui-même et tel qu'il
est. Le contenu est extérieur parce que la négation lui est intérieure,
parce que son être est le néant.
A la pensée vaniteuse qui croirait pouvoir errer librement
au-dessus du contenu, il faut rappeler le sens de toute transcendance
comme telle, celui de constituer l'être de l'étant. Dans son dépassement
radical à l'égard de tout existant, c'est à lui pourtant que, non moins
radicalement, cette transcendance s'ordonne et se lie. Ainsi liée à lui
dans l'acte même par lequel elle lui donne l'être et le conserve, la
transcendance, parce qu'elle constitue justement l'essence de la
détermination ontique comme telle, est essentiellement finie. Une
telle finitude, plus originelle que la finitude de la détermination qui en
résulte (x), n'affecte-t-elle pas inévitablement la transcendance, dès
lors qu'elle se développe par-delà l'existant, c'est-à-dire en fait et
toujours à partir de lui ? Le lien qui unit dans l'origine la finitude et la
transcendance n'est-il pas celui qui, dans le dépassement même, relie
inexorablement celui-ci à ce qui se trouve par lui dépassé ? La
signification d'un tel dépassement, dès lors, ne s'inverse-t-elle pas ?
« L'élan vers l'au-delà » de la transcendance n'est-il pas plutôt, en
réalité, un « retour sur », s'il est vrai que le dépassement de l'existant

(i) l,a. détermination est finie, non pas en tant que son mode de manifestation
lui est transcendant mais, bien plutôt, parce que ce mode de manifestation qui
habite en elle et constitue son être même est la transcendance et, comme tel, le dépas-
sement. Dans un tel dépassement la détermination est nécessairement finie. I^a
détermination est finie en tant qu'elle se tient dans le néant, c'est-à-dire sur le fond
en elle de l'être compris comme la transcendance.
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

est seulement ce qui ouvre une place pour celui-ci ? Dans cette « ouver-
ture pour », « l'élan par-delà » trouve en fait son but. L'étant n'est
ce par-delà quoi la transcendance, dans son dépassement radical,
déploie l'horizon, que parce qu'il est d'abord ce en vue de quoi cet
horizon est, comme tel, ouvert. Le mouvement par-delà l'existant
de la transcendance trouve son réXoç dans celui-ci. Toute transcendance
est comme telle essentiellement réceptrice. Dans la réceptivité de la transcen-
dance réside sa finitude la plus essentielle. Cettefinituderésulte de ce que,
dans l'accomplissement même de la transcendance qui compose la
possibilité d'une réception, est inscrit un besoin, le besoin de ce qui
sera reçu dans cette réception comme telle. Ce qui trouve la possibilité
de sa réception dans le déploiement de la transcendance, n'est-ce pas,
de toute évidence, l'étant lui-même ? La transcendance est le besoin
de l'étant. En tant qu'elle est la transcendance, l'essence ne se réalise
que lorsque ce besoin qu'elle porte en elle est satisfait. L'essence
n'obtient sa concrétion que dans cette réalisation. Mais l'essence est,
comme telle, concrète. Le besoin de la transcendance s'est d'ores et
déjà réalisé si la transgression de l'étant est identiquement le retour
sur celui-ci et, comme telle, l'acte même par lequel l'étant est posé. Voilà
pourquoi l'être est, en vertu de sa structure même, toujours et nécessai-
rement l'être de l'étant. En vertu de sa structure l'être est toujours cet
acte d'« aller au-delà » et de « revenir sur » qui est un acte d'aller au-delà
de l'étant et de revenir sur lui. A cet acte l'étant est aussi essentiel
que la transcendance qui le constitue. La transcendance est finie en
tant que l'étant est impliqué en elle comme ce dont elle a besoin.
Est-ce par hasard si c'est chez Kant, où l'essence du pouvoir
ontologique est saisie pour elle-même et comprise à partir de l'idée de
la transcendance, que cette finitude se trouve affirmée pour la
première fois, et cela avec la plus grande force ? « Kant, dit Heidegger,
avait à chercher la finitude dans l'être rationnel lui-même (1). »

(1) K, 224.
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

C'est parce que l'être rationnel est compris dans sa structure ontolo-
gique comme transcendance que la finitude peut et doit être cherchée
en lui d'abord. L'être rationnel est fini comme ayant à trouver
hors de lui l'étant qu'il doit pour cette raison recevoir, et cela de telle
manière que c'est seulement dans cette réception que l'essence se
réalise ou, comme le dit Kant, que la raison parvient à une connais-
sance. Ainsi la finitude n'est-elle pas liée chez l'homme au fait
qu'à la rationalité pure qui le définit comme être métaphysique
est liée synthétiquement, et cela d'une façon incompréhensible pour
nous, une sensibilité; c'est la rationalité pure elle-même, en fait,
qui est finie, et cela en tant que, comme transcendance, elle est et
demeure essentiellement réceptrice, c'est-à-dire fondamentalement
orientée vers l'étant qu'elle n'est pas. En tant que réceptrice, la
transcendance constitue ainsi en elle-même la sensibilité comme telle
et dans sa possibilité. La sensibilité à l'égard de l'étant, c'est-à-dire la
possibilité de le recevoir, est ainsi fondée comme la possibilité
justement d'une connaissance effective quelconque en général.
Le dépassement de l'étant est identiquement l'acte qui le main-
tient dans l'être. Ainsi le monde qui se constitue dans un tel dépassement
n'est-il transcendant aux « phénomènes » que pour autant qu'il se trouve, en
fait, rapporté à eux. Si la totalité n'est jamais dissociable de ce qui se
manifeste en elle, c'est que la transcendance du monde est la finitude
même. La tâche que se donne l'ontologie de penser l'essence dans sa
pureté ne peut signifier la rupture du lien qui relie la transcendance
comme telle aux phénomènes auxquels elle se rapporte. Elle réside
plutôt dans la compréhension de ce lien. « Dans le renversement,
dit Heidegger, la conscience ne doit pas... abandonner le séjour au
milieu de l'étant, elle doit l'assumer expressément dans sa vérité (i). »
Penser dans sa vérité un tel séjour, c'est comprendre comment et pour-
quoi il est toujours en réalité pour nous un séjour auprès de l'étant.

(I) H, 190.
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

Le caractère de la tâche que se donne l'ontologie dans le projet


par lequel elle se définit, n'éclaire-t-il pas, dès lors, suffisamtnent la
manière dont celle-ci doit s'y prendre pour se réaliser ? Si, confor-
mément à son caractère le plus propre, la tâche de penser l'essence
ne peut s'accomplir en dehors de la relation fondamentale par
laquelle la transcendance, dans le retour indissociable de son essor,
se trouve rapportée aux phénomènes, la nécessité pour Vontologie de se
donner un fondement ontique ne commence-t-elle pas, dès lors, à s'éclaircir
et à se comprendre ? C'est parce que l'être est l'être de l'étant, parce
que le néant est toujours le néant de ce qu'il néantise, que l'interro-
gation sur l'être que promeut l'ontologie est toujours nécessairement
et d'abord une interrogation sur Vêtant qui se trouve questionné dans
son être. Ainsi la finitude qui affecte dans son accomplissement la
démarche par laquelle l'ontologie se construit, est-elle une en réalité
avec celle de l'être même, c'est-à-dire avec la finitude de la transcen-
dance en tant que celle-ci se trouve rapportée aux phénomènes dans
l'acte même par lequel elle les transgresse. La nécessité pour l'ontolo-
gie de se donner un fondement ontique n'est que l'expression
sur le plan où la philosophie se constitue du lien indissoluble confor-
mément auquel l'être est toujours l'être de l'étant.
Que veut dire, au point de vue phénoménologique, l'affirmation selon
laquelle l'être est toujours en réalité l'être de l'étant. L'être désigne
l'essence de la manifestation. Que l'être soit toujours l'être de l'étant,
cela ne signifie-t-il pas, dès lors, que la manifestation comme telle,
et dans sa pureté, est toujours cependant et seulement la manifes-
tation de quelque chose qui se manifeste. Et comment doit-on
comprendre phénoménologiquement cette nécessaire référence de
l'essence de la manifestation à la détermination qui se manifeste ?
Si Vessence du phénomène se réfère nécessairement au phénomène lui-même,
n'est-ce point parce que cette œuvre qui la définit et qui est l'acte de faire
surgir dans la présence, l'essence de la manifestation ne l'accomplit pas
vis-à-vis d'elle-même mais seulement à l'égard de la détermination qui
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

survient par elle à titre de « phénomène » ? L'essence est l'essence de la


manifestation mais la manifestation n'est pas une manifestation pure
qui î'éclaire elle-même et se suffit à elle-même dans cette apparence qu'elle
donne d'elle-même et avec laquelle elle se confond. L'essence de la manifes-
tation n'est pas la manifestation de soi. Ce n'est pas l'essence qui se
manifeste, c'est l'étant. La manifestation est la manifestation de l'étant.
Une manifestation, pensait déjà Bœhme, ne saurait manifester qu'autre
chose. En tant qu'elle est nécessairement, dans sa structure même, la
manifestation d'autre chose, la manifestation est essentiellement finie.
L'essence est ce qui fait que l'être n'est pas seulement l'être-en-soi
mais aussi l'être qui existe pour lui-même, l'être-pour-soi. L'essence
est le pour-soi lui-même comme tel, mais, en tant que dans son acte
d'apparaître, ce n'est pas cet acte d'apparaître qui apparaît, le pour-
soi n'est pas la manifestation de soi, il n'est pas une essence selbst-
stàndig. C'est l'être-en-soi qui devient pour-soi (x), c'est lui qui apparaît.
C'est justement parce que, selon Sartre, c'est l'être-en-soi qui devient
pour-soi que le pour-soi porte en lui une contingence insurmontable
en tant qu'il n'est jamais que l'être-pour-soi de l'en-soi, c'est-à-dire
l'apparence de la détermination contingente. C'est aussi pour cette raison,
parce que le pour-soi n'est que l'être-en-soi devenu pour-soi, c'est-
à-dire apparaissant, que « nous n'avons pas lieu de nous interroger sur
la manière dont le pour-soi peut s'unir à l'en-soi » (z). Commentant
Heidegger, Sartre avait déjà écrit dans l'introduction de L'Être et le
Néant : « L'être est simplement la condition de tout dévoilement :
il est être-pour-dévoiler et non être dévoilé (3). » Et, plus loin :
« L'être du phénomène, quoique coextensif au phénomène, doit
échapper à la condition phénoménale... et, par conséquent, il déborde
et fonde la connaissance qu'on en prend (4). »

(1) Cf. EN, 124.


(2) I D . , 712.
(3) ID., 15.
(4) I D . , 16.
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

La conception selon laquelle le pour-soi constituerait une essence


autonome ne peut se faire jour, en réalité, que lorsque sa signification
d'être l'essence est justement perdue. C'est au moment où le pour-soi
est considéré comme un étant opposé à l'en-soi qu'il peut sembler
avoir, en tant que terme opposé et indépendant, une autonomie et
une suffisance au moins relatives. Dès que le sens de l'essence n'est
plus travesti et que le pour-soi est considéré comme la pure mani-
festation, sa nécessaire référence à l'étant se fait jour aussi, en tant
que le pour-soi n'est plus rien d'autre, dès lors, que l'apparence de
l'étant lui-même. Lorsque la pensée de Sartre parvient à éviter cette
chute de l'essence dans la détermination ontique (chute qui a été
caractérisée par nous, non pas comme une subjectivisation, mais
comme une étantisation), la signification du pour-soi de n'être
rien que la simple présence du connu se trouve inévitablement
affirmée : « la connaissance n'est rien d'autre, dit Sartre, que la
présence de l'être au pour-soi et le pour-soi n'est que le rien qui
réalise cette présence » (1). Si par « être » on veut bien entendre,
comme il convient de le faire, l'étant lui-même, on voit que la
« connaissance » qui trouve son fondement dans le pour-soi n'est en
aucune façon l'acte d'une réalité déterminée opposée à l'en-soi, mais
la pure et simple manifestation de l'être-en-soi lui-même et comme
tel. C'est donc au moment même où l'essence est comprise dans sa pureté
qu'est aussi compris le lien indissoluble qui l'attache à l'étant.
E n tant que l'être du phénomène se dérobe à la condition phéno-
ménale dans laquelle parvient seul le phénomène, l'essence de la
manifestation se dissimule dans le temps même où elle accomplit son
œuvre. Cette dissimulation de soi de l'essence de la phénoménalité
est la manifestation de soi de l'étant. C'est dans la mesure où l'essence
est cette dissimulation qu'elle se relie nécessairement à ce qui se
manifeste, c'est-à-dire à l'étant. La non-vérité de l'essence est la vérité

(1) EN, 268.


100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

de l'étant. L'étant porte donc en lui, dans sa vérité, la non-vérité de


l'essence de la manifestation, C'est justement parce que l'essence
est la non-vérité qu'elle ne se manifeste pas autrement que dans la
vérité de l'étant, c'est-à-dire dans le phénomène lui-même et comme tel.
L'essence n'est que là où est la détermination, bien qu'elle soit et
parce qu'elle est ce « là », cet « où », cet « est » comme tels. La signifi-
cation phénoménologique du lien qui unit indissolublement l'être et
l'étant consiste dans le fait que la lumière de la manifestation ne
brille pas ailleurs et pas autrement que sur l'étant qui se manifeste.
Ce n'est pas, à vrai dire, la lumière de l'être qui brille sur l'étant,
c'est l'étant lui-même en fait qui brille en elle, dans cette lumière
qui n'est pas autre chose que son propre éclat. « La lumière, dit
Hegel dans la Philosophie de l'Histoire, n'est vivifiante que si elle
s'applique au différent d'elle-même, agissant sur lui et le faisant
fructifier (i). » C'est le différent d'elle-même qui permet à la lumière d'être
vivifiante, c'est-à-dire d'accomplir son œuvre, c'est-à-dire d'être la lumière.
En agissant sur l'étant qu'elle n'est pas et en le faisant fructifier, c'est
à elle-même d'abord que la lumière donne la possibilité de s'historia-
liser, pas autrement toutefois que dans l'acte par lequel elle s'applique
au différent d'elle-même. Le différent d'elle-même permet seul à la
lumière de se manifester, l'étant est ce qui manifeste l'essence de la mani-
festation.
En tant que l'étant permet à l'essence de la manifestation de se
manifester, le lien indissoluble qui unit l'être et l'étant devient
phénoménologiquement clair. Conformément à un tel lien, il apparaît
que seule est concrète la totalité constituée par lui de l'être et de l'étant.
L'être est lié à l'étant comme la lumière à la chose sur laquelle elle devient
visible. C'est parce que l'apparaître n'apparaît que dans l'apparaissant
dont il est l'être, que l'élément ontologique s'unit indissolublement
à la détermination ontique. Ainsi voit-on dans l'œuvre d'art la

(i) L, 157-
101
LE MONISME ONTOLOGIQUE

lumière se joindre à la terre, et cela de telle sorte qu'elle n'est pas


autre chose que l'élément chtonien lui-même qui s'arrache à la nuit
et brille un instant pour nous, comme si cet arrachement de l'étant à
l'obscurité de son milieu originel n'était pas différent de l'arrachement de la
lumière à un règne qui n'est pas en lui-même une nuit moins profonde que
celle du marbre ou de la colonne. Ainsi l'artiste a-t-il besoin de la pierre,
non pas seulement comme d'une matière pour son ciseau, mais
d'abord comme d'une surface solide où se reflète et puisse luire la
manifestation. C'est dans l'élément chtonien et abscons de la
détermination ontique que l'essence trouve son séjour. La terre est
le lieu de la lumière. La demeure lumineuse dont parle Eschyle et
que Marx voulait donner aux ouvriers, est constituée par les cailloux,
les blocs épais et des rochers sans âme. Hegel rapporte les propos
d'Hérodote selon lesquels les Perses n'avaient pas d'idoles et se
riaient des représentations anthropomorphiques des dieux (1). Ces
moqueries ont une signification limitée si l'essence se réfère nécessai-
rement au phénomène, si c'est sur la figure seule que luit la pure
manifestation, si, enfin, l'image est toujours cette image.
Ainsi l'essence de la manifestation n'est-elle susceptible de se
montrer que sur la détermination ontique et par elle. C'est dans l'être
effectif de celle-ci que l'essence de la phénoménalité pure trouve la
condition de sa réalité, c'est dans le phénomène lui-même qu'elle
parvient à la condition phénoménale. L'essence pourtant n'est pas la
détermination, elle n'est pas non plus le phénomène. Si la phénoménalité
trouve son effectivité immédiate dans la détermination où elle paraît,
celle-ci a non moins immédiatement la signification de n'être pas
l'essence. L'essence de la phénoménalité pure est autre que son effectivité.
En tant que l'essence de la phénoménalité est autre que son effectivité,
elle trouve bien plutôt dans celle-ci sa propre suppression. La déter-
mination manifeste l'essence, de telle manière cependant que celle-ci

(1) L, 175,
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

se dissimule dans cette manifestation. En tant que la détermination


manifeste l'essence, elle est sa vérité. En tant que l'essence se dissi-
mule dans cette manifestation, en tant qu'elle ne se recouvre pas avec
le contenu phénoménologique effectif de la détermination, la vérité de
ce contenu lui est étrangère, elle est bien plutôt, par rapport à elle,
la non-vérité. C'est cette non-vérité de l'essence, finalement, qui se
dissimule dans la vérité de la phénoménalité effective. Celle-ci se
donne pour la vérité de l'essence. Mais la vérité de l'essence est la
non-vérité de sa non-vérité.
Pour parvenir à l'effectivité l'essence a dû s'aliéner. L'essence
s'aliène non pas seulement parce qu'elle est le devenir autre où elle
se réalise mais, plus originellement, parce qu'elle se perd dans cette
réalisation où elle se dissimule en se manifestant. Parce que l'essence
ne peut se manifester dans la détermination qu'en se dissimulant, ce
qui manifeste l'essence a la signification d'être aussi ce qui la cache.
La détermination est l'énigme (1). Elle est l'apparence (Schein)
mais une apparence telle (Erscheinung) qu'en elle ce qui apparaît
renvoie inévitablement à ce qui n'apparaît pas.
En tant que la détermination effective manifeste l'essence en la
dissimulant, elle ne peut manifester cette dissimulation qu'en dispa-
raissant. La dissimulation de l'essence dans l'entité effective signifie
une inégalité de l'entité par rapport à l'essence. La suppression de
cette inégalité est la suppression de l'entité. La mort de la détermi-
nation est la manifestation de la manifestation pure. Ou plutôt,
comme avec cette disparition de l'entité disparaît aussi l'élément
où l'essence trouve son effectivité et sa vérité, cette essence ne
peut être autre chose que rien qu'avec l'apparition de l'entité nou-
velle. L'essence ne parvient jusqu'à nous qu'à travers le temps des

(1) Kierkegaard dit qu'en Grèce le sensible n'était pas la culpabilité mais
l'énigme. Dans ce caractère énigmatique du sensible réside, selon Kierkegaard,
la signification de la plastique grecque. Cf. Le Concept d'A ngoisse, trad. K . FERLOV
et J . GATEAU, Gallimard, Paris, 1935, 96.
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

choses et la conscience qui cherche à la saisir, égarée en fait par elle et


détournée sans cesse de l'objet de sa recherche, ne peut qu'errer,
d'expériences en expériences, d'objets en objets, sans trouver le
repos (1).

§ 1 4 . L E RAPPORT DE L'ESSENCE
ET DE LA DÉTERMINATION ONTIQUE
DANS LA PHILOSOPHIE DE LA CONSCIENCE

Comme la philosophie de l'être et la philosophie de la conscience


échangent leurs thèmes, elles échangent aussi leurs problèmes. Le
lien de l'être et de l'étant, dont le fondement phénoménologique
vient d'être rappelé, devient dans la philosophie de la conscience le
lien de la conscience et de la chose, ou encore celui du sujet et de
l'objet. Le sujet se rapporte nécessairement à l'objet parce que l'essence de la
conscience, identique à l'essence de la manifestation comprise selon les
présuppositions fondamentales du monisme, se réfère inévitablement à la
détermination comme à sa vérité. La signification phénoménologique du
lien indissoluble qui unit la conscience et la chose est aperçue par la
philosophie classique lorsqu'elle déclare que le sujet ne se connaît
que sur l'objet. L'objet intervient, dés lors, dans la problématique
de la philosophie de la conscience, non point comme un apport
synthétique et contingent par rapport à celle-ci, comprise comme
l'essence de la manifestation, mais comme une réalité impliquée en
fait dans cette essence comme ce qui lui permet seule de se réaliser. Cette
réalisation, c'est-à-dire sa propre promotion dans la condition phéno-
ménale, l'essence de la manifestation ne l'obtient par conséquent
que dans et par l'objet. Ainsi la détermination apparaît-elle finalement
comme appartenant à la structure interne de l'essence en tant que
l'essence de la manifestation ne peut trouver son effectivité que dans

(1) Iyà-dessus, cf. infra, Appendice.


100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

la condition phénoménale qu'elle doit fonder. L'objet est essentiel


à la conscience comme ce qui lui permet d'être ce qu'elle est. C'est pourquoi
la pensée qui pense la conscience dans sa possibilité doit reconnaître
la nécessité de l'élément qui appartient à la définition de cette possi-
bilité comme telle.
Le lien de l'essence et de la détermination est visible dans la
philosophie de Jacob Bœhme, laquelle, on l'a vu, est dominée par
le problème de la manifestation consciente qu'elle comprend comme
constituant la structure même de l'absolu. C'est sur le fond en lui de
l'opposition que l'absolu se manifeste, mais l'opposition comme
telle ne dessine encore que le pur espace pour une manifestation
possible en général. Dans un tel espace, qui est un milieu indiffé-
rencié, il n'y a encore aucune manifestation réelle. En lui règne
seulement une clarté diffuse, une lumière si indéterminée qu'en fait
elle n'en est pas une car elle n'est pas consciente de soi. Comme dans
son indétermination primitive, le milieu phénoménologique pur
n'a pas conscience de soi, il n'y a en lui aucune conscience effective, aussi
longtemps du moins qu'il n'y a en lui rien d'autre que lui. L'oppo-
sition ne signifiera le surgissement de la lumière que si elle pose
l'élément opposé à celle-ci. Ce qui s'oppose au milieu pur de la
manifestation, de telle manière toutefois que celle-ci trouve en lui
la condition de sa réalisation, n'est pas en soi, en tant qu'opposé à ce
milieu, quelque chose d'ontologique. L'élément opposé posé dans
l'opposition est la détermination ontique. La vraie différenciation
suppose une nature. La révélation de l'opposition, c'est-à-dire la
manifestation de l'essence de la manifestation, n'est donc possible que
par la médiation de ce qui, par rapport à cette essence, c'est-à-dire à
l'opposition comme telle, est radicalement autre. Ainsi voit-on chez
Bœhme la Sagesse divine qui consiste dans la pure objectivation ne
pouvoir arracher l'absolu à la nuit primitive de l'Ungrund, bien
qu'à celui-ci elle ajoute l'opposition comme telle, c'est-à-dire l'essence
de la manifestation. En s'opposant à soi l'absolu veut se donner un
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

miroir pour se voir lui-même mais, aussi longtemps que l'élément


opposé dans ce miroir n'est que l'absolu lui-même, ce n'est pas un
miroir, mais quelque chose de transparent qui ne reflète rien. L'opacité
de la détermination ontique est dans l'opposition elle-même l'élément radicale-
ment autre par lequel l'opposition se réalise. Cette réalisation de l'opposi-
tion dans la détermination comme être-opposé effectif, Bœhme
l'affirme dans la conception d'une nature intérieure à l'absolu, c'est-
à-dire constitutive du processus même par lequel la manifestation
se produit. L'immanence de la détermination au devenir effectif
de la manifestation s'exprime aussi dans l'opposition à l'idée de la
lumière de celle du feu qui implique en lui la présence d'une « matière »
car, à bien y regarder, il apparaît que cette opposition, n'en est pas
une, s'il est vrai que la lumière se réalise seulement dans le feu et ne devient
ainsi effective que dans son union indissoluble avec l'être opaque et
radicalement autre auquel elle s'oppose. Le feu est la condition
phénoménale de la lumière, une condition que celle-ci n'obtient que
sur le fond en elle de la détermination opaque et brute. Toute la
philosophie bœhmienne du corps atteste la nécessité de la présence
de l'élément ontique au sein de l'essence phénoménale et comme
une condition de la réalisation de celle-ci. C'est parce que la détermi-
nation ontique est essentielle à la réalisation de l'essence qu'elle ne se
trouve pas, à vrai dire, posée en elle à un moment donné du temps.
C'est par abstraction que nous distinguons dans l'absolu le moment
de l'Ungrund. Dés que l'absolu est, en fait il est réel. C'est pourquoi la
détermination est aussi ancienne que lui, parce qu'elle définit une condition
de la phénoménalité, c'est-à-dire de l'absolu lui-même. Dieu porte en lui
m corps éternel parce qu'il est l'essence originaire et pure de la manifestation
dans son accomplissement effectif Dans un tel accomplissement est
incluse la détermination comme sa condition (i). En tant qu'il constitue

(i) Sur tout ceci, cf. A. KOYRÉ, La philosophie de Jacob Bcehme, Vrin, Paris,
1929, 303-4H-
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

la condition de possibilité du devenir effectif de la phénoménalité,


l'étant appartient à la structure interne de celle-ci. L'élément ontique
est une structure éidétique de l'essence ontologique et pure de la
manifestation.
L'appartenance de l'élément ontique à la structure interne de
l'essence de la phénoménalité, à titre de condition de possibilité du
devenir effectif de celle-ci, est visible aussi dans la philosophie de la
conscience de Schelling. L'objet est pensé par Schelling comme la
condition de la conscience effective en tant que « la conscience est
l'acte par lequel le sujet pensant se devient immédiatement objet » (i).
Le thème selon lequel l'objectivation est le devenir de la conscience sous la
forme du devenir de l'objet, est la réalisation de la conscience en tant que la
conscience doit s'objectiver pour apparaître, appartient à la philosophie de la
conscience en général. Mais l'objectivation qui est la réalisation de la
conscience n'est pas l'objectivation pure. Elle est l'objectivation
effective dans laquelle la détermination est présente. C'est donc dans
un objet réel, dans l'effectivité d'une entité transcendante et, comme telle,
limitée, que la conscience se manifeste. Ce qui, dans le devenir
effectif de la phénoménalité, entre dans la condition phénoménale,
est la détermination finie. « Arriver à la conscience et être limité,
c'est une seule et même chose (2). » L'essence pure de la manifestation
ne se manifeste que sous une forme finie. Schelling conçoit cette
essence pure comme une activité primitive et infinie. C'est pourquoi il
écrit : « C'est la condition de la conscience que cette activité primitive
et infinie, cette essence de toute réalité, devienne son objet à elle-même,
devienne par conséquent définie et bornée (3). » Ainsi l'entité concrète
et par elle-même non-conscience est-elle, en tant que consciente,
la seule réalisation possible de l'essence phénoménale de la conscience

(1) IT, 34.


(2) Id„ 65.
(3) ID-, 53-
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

pure. Si, dans les Recherches sur la liberté humaine, l'élément nocturne
qui sert de « réactif » à la révélation et constitue à ce titre la condition
de sa possibilité, peut être interprété comme un élément ontologique
pur — en tant que le Fond causal n'est pas la détermination sur
laquelle se réfléchit la lumière mais ce qui, dans l'essence même de
celle-ci, se dissimule, et cela non pas antérieurement à son devenir
effectif mais au sein de celui-ci —, l'élément différent de la conscience
est, dans la dernière philosophie, clairement posé dans son hétéro-
généité par rapport à l'essence. C'est un être réel au sens de la déter-
mination, et non elle-même, que l'essence s'oppose dans l'aliénation
où elle cherche l'existence consciente. L'opposition à la simple pensée
de soi-même de l'idée d'une création effective aboutissant à un terme
réel et, comme tel, étranger à la pure objectivation de soi de la pensée,
a la même signification que la critique dirigée par Bœhme contre
la Sagesse divine. Cette signification phénoménologique est que la pure
objectivation ne peut accomplir son œuvre que si ce qui survient en elle lui est
étranger. La séparation effective de la créature d'avec Dieu dans le
phénomène de la création et le rejet constitutif du panthéisme au
profit d'une « autonomie de la progéniture » (1) trouvent ainsi leur
motif dans les conditions qui rendent possible le devenir effectif de la
phénoménalité.
Ces conditions qui postulent l'effectivité de l'aliénation, Hegel
devait les comprendre à son tour comme les conditions de la réali-
sation de l'essence, c'est-à-dire de l'absolu. L'essence ne se réalise au
sein du devenir effectif de la phénoménalité qui est l'esprit concret
que si, dans le processus ontologique de l'aliénation qui la constitue,
est inclus le non-ontologique, le terme radicalement autre, l'être
différent de cette aliénation elle-même. Tant que l'aliénation ne
signifie pas l'existence de cet être radicalement autre, tant qu'elle ne

(1) JANKÉLÉVITCH, L'Odyssée de la conscience dans la dernière philosophie de


Schelling, op. cit., 183.
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

l'envisage pas indépendamment de son rapport à elle, « cette aliéna-


tion est encore imparfaite ; elle exprime le rapport de la cer-
titude de soi-même avec l'objet qui justement parce qu'il est
dans le rapport n'a pas encore gagné sa pleine liberté » (i). Ainsi
l'être-autre qui survient dans la pure objectivation de soi de la pensée
n'est-il encore que le concept de l'être-autre, c'est-à-dire la pure possi-
bilité et non l'effectivité de l'apparence réelle et concrète. Le « besoin
nostalgique d'une réalité » dont parlent déjà les écrits de jeunesse (2)
signifie que la pure apparence ne peut justement parvenir à l'effec-
tivité de l'apparence concrète que par « l'intrusion » en elle « d'un
élément historique réel » (3). L'aliénation est l'essence de l'objectivité
mais celle-ci ne se réalise phénoménalement que dans la détermi-
nation objective. C'est pourquoi l'aliénation constitutive du Logos
ne devient effective que dans la nature. Dans cette effectivité, qui est
celle de la conscience, est posé le lien indissoluble qui unit le concept
pur et la détermination ineffable.
Le lien qui unit l'essence et la détermination est impliqué dans le
devenir effectif de la phénoménalité. L'essence pure de la manifesta-
tion ne se réalise que par la médiation de l'être-en-soi, La conscience
est toujours la conscience de quelque chose. La conscience de quelque chose
est la conscience extérieure de l'objet, ce que Hegel appelle la
« conscience ». En tant que l'essence de la phénoménalité ne se mani-
feste que dans le phénomène, celui-ci est l'apparence de cette essence.
L'objet est le devenir-conscient de l'essence de la conscience, il est
ce qui permet à cette essence de prendre conscience de soi. La
conscience de soi est identique à la conscience. C'est parce que la conscience
est identique à la conscience de soi, que l'être-là a, d'une manière
générale, « la signification de la pure pensée » (4). L'être-là est

(1) PhE, II, 3 1 1 .


(2) CD, 117.
(3) I D . , 118.
(4) PhE, II, 267.
101
LE MONISME ONTOLOGIQUE

l'apparence de la pensée. La détermination est la réalisation de


l'essence en tant qu'elle en est le devenir-conscient (1).
Le problème de la manifestation de l'essence pure de la phénomé-
nalité était déjà posé chez Fichte qui le comprenait dans les Confé-
rences (2) comme celui de la manifestation de 1' « existence». Parce que
la solution de ce problème était demandée par lui au processus ontolo-
gique de l'objectivation, elle consistait également, pour cette raison,
dans le surgissement de la détermination comme apparence et, par
suite, comme seule réalité effective de l'essence pure du concept.
S'interrogeant sur cette réalité effective, c'est-à-dire sur le devenir

(x) L,es grands thèmes de la philosophie de la conscience trouvent leur origine


dans la structure interne de l'essence de la manifestation telle qu'elle la comprend.
Iy'idée de l'inachèvement du sujet et du caractère abstrait de son être considéré
dans sa pureté, l'affirmation de l'existence nécessaire d'un terme radicalement
étranger par rapport à lui, la conception de ce tenne comme d'une « limite », d'un
« obstacle », d'une « résistance » opposée à ce sujet, et bien d'autres thèses de la
philosophie classique, ne sont en fait pour celle-ci que diverses manières d'exprimer,
sans toujours les porter à la clarté du concept, les présuppositions qui définissent
l'idée ultime qu'elle se fait de l'essence de la phénoménalité. Iya référence de pareilles
thèses à cette idée est parfois visible. Ainsi la volonté est-elle dite ne devenir cons-
ciente que sur l'obstacle auquel elle se heurte. Sans cette limite qui lui permet de
« se sentir », la volonté ou l'action, ou encore la liberté, reste « indéterminée », c'est-à-
dire « inconsciente ». De même le mouvement ne parvient à la conscience de lui-même
que si quelque chose s'y oppose. Vidée psychologique d'une résistance à vaincre, le
prolongement et l'élargissement de cette idée dans une éthique de la tension et de
l'effort compris comme impliquant, à titre de condition de leur dynamisme interne,
l'existence d'un obstacle à surmonter et, comme tel, jamais surmonté, les construc-
tions pathétiques auxquelles peut conduire cette conception d'une lutte aussi
éternelle que le principe ennemi qui la suscite, tous ces développements ont leur
fondement dans l'ontologie.
(2) Dans la première philosophie de Fichte déjà, la conscience est comprise
comme une lumière qui ne devient visible que sur l'obstacle qu'elle rencontre, ha
lumière qui est en soi l'indéterminé et finalement l'invisible ne parvient à la déter-
mination de sa condition effective que lorsqu'elle brille sur un objet que le moi est
pour cette raison obligé de s'opposer. I y 'une des thèses fondamentales de la pensée
de Fichte, celle selon laquelle le moi pose le non-moi comme la condition même de sa
possibilité a ainsi une signification phénoménologique manifeste. Cette signification
phénoménologique est encore plus évidente si on se rappelle l'origine de la problé-
matique fichtéenne du non-moi dans la philosophie de Jacob Bœhme.
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

conscient de l'existence pure, Fichte demande au sujet de celle-ci :


« Que lui advient-il lorsqu'elle se saisit ainsi (i) ? » Ce qui advient
à l'existence qui se saisit ainsi, c'est-à-dire dans l'objectivation,
est le devenir sous la forme de la détermination consciente. L'exis-
tence n'existe effectivement qu'en tant que ceci ou cela. « Dans ce
retour vigoureux sur elle-même, dit Fichte, elle (l'existence) voit
directement qu'elle est ceci et cela, qu'elle porte tel caractère. » Et
plus loin : « Dans la réflexion sur lui-même le savoir, en vertu de
lui-même et de sa propre nature, se divise du fait qu'il n'est pas
seulement évident à lui-même, ce qui ne donnerait qu'un seul terme,
mais du fait qu'il est en même temps évident à lui-même en tant que
ceci et cela (2). » Parce que l'essence pure de la manifestation ne se
réalise dans l'objectivation que sous la forme de la détermination
finie, Fichte pouvait comprendre une telle réalisation comme l'avène-
ment même du monde dans sa diversité. La prétention de saisir la
raison de la diversité empirique dans le concept lui-même trouve sa
légitimation dans la compréhension de la structure interne de celui-ci,
c'est-à-dire dans la définition des conditions de la phénoménalité
effective. Que se produit-il, cependant, lorsque cette phénoménalité
devient effective ? « Que renferme donc en cet état la conscience ?...
Le monde, dit Fichte, et rien que le monde (3). » Par monde il
convient d'entendre la somme de l'étant. Rien d'autre ne se produit
dans le devenir effectif de la phénoménalité que la détermination ontique et elle
seule : la conscience effective est l'entité transcendante.
Ou bien l'essence pure de la phénoménalité n'est-elle pas présente
en tant que telle dans le contenu réel de l'apparence ? L'absolu
ne se manifeste-t-il pas en lui-même dans cette conscience effec-
tive ? « Ou bien, demande Fichte, la vie divine ne se trouve-t-elle
pas immédiatement dans cette conscience ?... Non, car la conscience

(1) VB, 158.


(2) Ibid., souligné par nous.
(3) Id., 160.
101
LE MONISME ONTOLOGIQUE

ne peut absolument que transformer en un monde cette vie immé-


diate, et dès qu'on pose cette conscience, cette transformation est
posée comme effectuée (1). » Le devenir effectif de l'essence de la
phénoménalité dans la conscience réelle est sa transformation dans
l'apparence déterminée de l'entité transcendante : dans cette transfor-
mation qui la réalise, l'essence s'est aussi bien perdue. L'essence pure
de la phénoménalité est l'objectivation elle-même, la transformation
comme telle. Dans son accomplissement cependant, celle-ci ne se
montre pas. « La conscience absolue est justement par elle-même
l'accomplissement immédiat et, pour cette raison, non plus conscient,
de cette transformation (2). » La conscience pure ne parvient pas dans la
condition phénoménale. La conscience absolue est inconsciente. Le processus
ontologique fondamental de l'objectivation qui définit l'essence de la
manifestation laisse échapper celle-ci dans son accomplissement
même, en tant que, dans cet accomplissement, il ne parvient pas
lui-même à la condition phénoménale de l'apparence. La pensée qui
pense l'essence de la manifestation comme l'objectivation se heurte
à une contradiction qui est incluse dans l'essence même qu'elle pense.
Ainsi voit-on la philosophie de la conscience inévitablement contrainte
de poser l'inconscience de la conscience absolue sous laquelle elle s'efforce de
penser l'essence de la phénoménalité. De même que chez Fichte l'existence
pure qui définit l'essence n'entre dans la condition phénoménale que
sous la condition de la détermination objective sans pouvoir cepen-
dant maintenir dans cette forme la pureté de son essence originaire,
en sorte que « toujours la forme nous voile l'essence » (3), de même
chez Schelling la conscience pure qui se réalise phénoménalement
dans l'objet n'est plus, en fait, dans cette réalisation que l'objet lui-
même. La conscience pure est le processus qui fait surgir l'entité
finie, elle est « l'activité qui limite». Mais « l'activité qui limite n'arrive

(1) VB, 160.


(2) Ibid.
(3) I D - , 177.
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

jamais à la conscience », et cela parce qu'elle « ne devient pas objet » (i).


L'essence originaire de la manifestation ne peut donc que demeurer
dans la nuit de son inconscience originelle ou se perdre dans l'objet.
Dans l'objet l'essence de la manifestation se réalise mais justement
en se perdant. L'apparaître de la conscience dans l'objectivation
est son propre disparaître.
JQu'en est-il cependant de la manifestation de la conscience dans sa
pureté ? Une telle manifestation ne doit-elle pas pouvoir être exhibée si la
philosophie de la conscience prétend parler avec quelque droit du concept pur
sur lequel elle se fonde ? Schelling ne peut lever le paradoxe d'une
conscience qui ne se connaît que lorsqu'elle devient objet ni maintenir
la validité du concept pur de la conscience autrement qu'en faisant
de celle-ci la condition de l'apparence phénoménale effective de
l'objet. En tant qu'objectivation la conscience est l'acte primordial
qui rend possible l'objet. « Mais comment le philosophe s'assure-t-il
âe l'existence de cet acte primitif... ? Evidemment il n'en a pas l'assu-
rance immédiatement, il n'arrive à le connaître que par induction (2). »
L'essence originaire de la manifestation est le non-objectif et, comme
telle, elle n'appartient pas à la sphère effective de la phénoménalité.
C'est seulement à partir de celle-ci, c'est-à-dire de l'élément objectif,
qu'on peut poser réflexivement la réalité de l'acte qui est pensé
comme la condition de l'objet. L'analyse réflexive est l'expression
méthodologique du paradoxe constitué par la condition non phénoménale de
l'essence de la phénoménalité. Ce paradoxe semble levé par l'opposition
instituée par Schelling entre « le point de vue transcendantal » et celui
de la conscience commune. Tandis que celle-ci ne connaît que l'objectif
parce que « l'objectif seul arrive par l'intuition à la conscience
commune » et que « l'intuition en elle-même se perd dans l'objet »,
« du point de vue transcendantal », au contraire, « on ne considère

(1) IT, 65.


(2) I D V ;I.
101
LE MONISME ONTOLOGIQUE

'objet qu'à travers l'acte de l'intuition » (1). Ainsi le point de vue


transcendantal se dirige explicitement sur l'acte qui rend possible
.'entité phénoménologique effective, c'est-à-dire sur l'élément trans-
:endantal de la conscience pure. Celle-ci, cependant, se trouve-t-elle
itteinte en elle-même, parvient-elle en elle-même à la condition phéno-
ménale ? Il semble que oui : « le propre du point de vue transcendantal
;st de ramener à la conscience et de rendre objectif ce qui, dans tout
iutre ordre de pensée, de connaissance ou d'action, est absolument
non objectif, c'est-à-dire échappe à la conscience » (2). L'essence de la
phénoménalité qui n'entre pas dans la condition phénoménale n'y
sntre-t-elle pas dans le point de vue transcendantal ? Mais comment ?
Pour « ramener à la conscience » ce qui est « absolument non objectif»,
le point de vue transcendantal ne peut que « le rendre objectif ». Le
transcendantal ne peut s'apparaître que sous la forme de l'objet du sens
interne. A moins de confondre les deux, comme le fait Schelling (3),
il faut reconnaître qu'ici encore le devenir phénoménal de l'essence
de la phénoménalité est l'autosuppression de cette essence pure.
Ballottée entre le psychologisme et la méthode réflexive, la philosophie
transcendantale de la conscience ne peut, en tout cas, se donner la
réalité de l'essence par laquelle elle se définit.
Dans la structure éidétique de l'essence de la manifestation telle
que la conçoit la philosophie classique est inscrite une double
exigence. D'une part, l'obligation pour la conscience de s'objectiver
et de parvenir ainsi à l'effectivité. La conscience de soi est identique à
la conscience extérieure de l'objet. Ainsi se fait jour une philosophie de
l'effectivité qui situe l'essence concrète dans l'être-là de la détermi-
nation objective. D'autre part, la nécessité de préserver l'essence

(1) IT, 9.
(2) Ibid.
(3) « Iye seul objet immédiat du point de vue transcendantal est le subjectif
[c'est-à-dire l'essence pure, le transcendantal, l'élément absolument non objectif]
le seul organe de cette philosophie est le sens intime », ID., 1 5 .
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

dans sa pureté amène la reconnaissance du caractère inadéquat de la


manifestation de cette essence dans l'entité où elle s'apparaît. L'essence
se réalise dans la détermination mais cette réalisation ne la contient
pas. Comme le Dieu de Bœhme qui, « se manifestant éternellement
dans l'être, reste éternellement en dehors de [lui] », l'essence dans sa
réalisation phénoménologique est « autre chose encore » (1). La
détermination peut bien être comprise comme la manifestation
de l'absolu, comme le document qui témoigne de sa source éter-
nelle, ce document est le chiffre ambigu, la simple apparence qui
renvoie à autre chose. La finitude est la forme qui voile l'essence. La
liberté qui n'est rien « en dehors de la nature » est cependant dans
son essence autre qu'elle. C'est pourquoi on voit chez Fichte la
liberté déplacer sans cesse la limite qu'elle s'oppose pour se réaliser,
c'est-à-dire pour apparaître. Parce qu'elle s'aliène en fait dans l'élé-
ment où elle se réalise, l'essence doit aussi bien rejeter que poser un
tel élément. Celui-ci, par suite, entre dans l'histoire. Mais à chaque
moment le problème est le même. C'est en vain que la philosophie
de la conscience se mue en une philosophie du devenir. Sa contra-
diction reste ce qu'elle était chez Kant lorsqu'il était dit que « nous
ne connaissons que des phénomènes ». La réalité effective de l'essence
est le contraire de ce que celle-ci est au fond. On peut spéculer tant
qu'on voudra sur cette contradiction, affirmer par exemple le déter-
minisme des phénomènes et la liberté transcendantale, celle-ci n'est
que la liberté de l'objet transcendantal = x. La philosophie de
la conscience n'a pu sauver l'absolu qu'en le rejetant dans un arrière-
monde.
Les difficultés communes à la philosophie de la conscience
et à la philosophie de l'être ne perdent-elles pas cette signification
d'être un obstacle au progrès de la pensée qui veut circonscrire
l'essence concrète de la phénoménalité si cette pensée comprend

(1) KOYRÉ, La Philosophie de Jacob Bœhme, op. cit., 243.


LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

justement une telle essence dans son caractère concret, c'est-à-dire


dans l'effectivité de son être-réalisé ? Car ce n'est pas l'inévitable
référence de l'essence à la détermination, c'est la prétention de saisir
l'essence en dehors de cette référence et dans une prétendue pureté
qui doit être mise en cause, si l'être-là de la détermination effective
est le devenir phénoménal et, comme tel, la réalisation de l'essence
de la phénoménalité. Que la pure essence s'évanouisse dans la nuit
de l'origine transcendantale, cela signifie seulement qu'elle ne saurait
être comprise en dehors de l'élément ontique où elle trouve le moment
de la présence phénoménale. L'essence pure est l'abstraction de
l'être-présent. L'être n'est présent que comme être de la détermi-
nation qui est là, et cela non pas seulement en ce sens qu'il est toujours
et inévitablement l'apparence d'un étant mais, plus originellement,
parce que cette apparence ne devient précisément ce qu'elle est, une
apparence, que par la médiation de ce qui apparaît en elle. C'est
l'étant qui apparaît. Le lien de l'être et de l'étant, l'inévitable référence
de la transcendance à ce qui se trouve par elle transcendé, ont cette
signification phénoménologique ultime. Ce qui s'exprime dans celle-ci,
c'est l'unité indissoluble de l'élément ontique et de l'élément ontologique dans k
devenir effectif de la phénoménalité. L'être-là effectif est ontique et
ontologique en même temps. Si le Dasein ne désigne pas seulement
l'abstraction d'une présence mais cette présence même dans son
accomplissement réel, n'est-ce pas légitimement, alors, que la trans-
cendance est qualifiée en lui, non pas sans doute comme « la pro-
priété d'un sujet donné, » mais comme « la manière d'être essentielle
de cet étant » (i) que le « Dasein » est aussi ? Le droit de parler d'une
« possibilité ontique de la compréhension de l'être » (2) n'est-il pas
fondé ? L'ambiguïté fondamentale du Dasein ne trouve-t-elle pas sa
raison dans la structure interne de la phénoménalité effective ?

(r) SZ, 132.


(2) ID., 2 1 2 .
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

§ 1 5 . L A SIGNIFICATION ONTOLOGIQUE DE LA PROBLÉMATIQUE


QUI VISE L'ESSENCE ET LE CONCEPT ORIGINAIRE DE LA FINITUDE

C'est ici qu'il convient de rappeler avec force la signification


d'une problématique qui vise l'essence. Le caractère ontologique
d'une telle problématique signifie que l'essence constitue par soi la
condition de possibilité de l'apparence comme telle. Si l'élément
ontique définit une condition de cette possibilité, s'il appartient
à la structure interne de l'acte d'apparaître considéré en et pour
lui-même, alors il appartient aussi à l'essence, il est ontologique.
C'est la définition même d'un tel élément comme ontique qui doit
être mise en cause. C'est la distinction opérée dans le réel entre
ce qui est ontique et ce qui est ontologique qu'il faut repenser.
Car on ne peut plus dissocier ce qui apparaît et l'acte d'apparaître
si le contenu concret de ce qui apparaît appartient à titre d'élément
constitutif à la structure même de l'acte d'apparaître comme tel.
L'étant est-il oui ou non une condition de la manifestation ?
La thèse selon laquelle l'étant doit être compris, en tant qu'élé-
ment appartenant au devenir phénoménal de l'essence de la phéno-
ménalité, comme une condition de l'être-effectif de celle-ci, est
absurde. Comment l'étant pourrait-il être ce sur quoi l'essence pure de la
manifestation devient visible à elle-même s'il n'était d'abord et déjà là?
Et comment l'étant pourrait-il précisément être là, c'est-à-dire apparaître,
si l'acte d'apparaître considéré en et pour soi n'avait d'ores et déjà accompli
son autre ? C'est l'œuvre accomplie de l'essence originaire et pure de la
manifestation qui permet à l'étant d'être là. L'essence s'est donc
réalisée comme essence concrète qui fonde le devenir phénoménal
de l'étant lorsque celui-ci enfin paraît. Pour réaliser le devenir effectif
de l'essence, l'étant vient toujours trop tard car il le présuppose.
Quand on dit que c'est l'en-soi qui devient pour-soi on formule une
proposition ambiguë. Car l'être-en-soi n'a en lui-même rien de
commun avec le pour-soi. Le pour-soi désigne la dimension phéno-
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

ménale de l'existence à laquelle l'en-soi est, en tant que tel, fonciè-


rement étranger. Que l'être-en-soi pénètre dans cette dimension
de la phénoménalité ne signifie pas qu'il soit en lui-même cette lumière
de la manifestation pure. Il l'est si peu, à vrai dire, qu'à peine entré
en elle, il s'en retire et retourne à sa nuit. Un tel retour dans la nuit
de sa condition originelle, l'étant ne pourrait assurément l'accomplir
s'il était en lui-même identique à l'être de la lumière. L'étant est toujours
celui-ci ou celui-là. Par la singularité de son contenu concret, il est le
différent. Mais le pouvoir ontologique qui le manifeste est toujours
le même. A la nature particulière de l'étant est indifférente la lumière
qui l'éclairé. C'est une œuvre une et toujours la même qui promeut la
détermination, quelle qu'elle soit et en dépit de sa contingence, dans
la dimension ouverte de l'existence. Ce n'est pas le caractère déterminé
de l'objet, c'est son caractère objectif qui fonde son caractère phéno-
ménal. Le fait de se manifester est étranger au caractère déterminé
de la détermination. L'être universel ne trouve pas son fondement
dans la contingence de la détermination ontique.
L'indifférence de l'acte d'apparaître au contenu de ce qui chaque
fois apparaît en fait implique-t-elle nécessairement une indépendance
du devenir effectif de l'apparition par rapport à l'élément ontique
qui se montre en elle, signifie-t-elle la Seïbstàndigkeit de l'essence ? La
contingence du contenu de la détermination qui est là n'est-elle pas
plutôt le signe d'une nécessité et, comme telle, impliquée dans
l'accomplissement de l'être-effectif de la phénoménalité? Car la
contingence du contenu n'exclut pas mais présuppose peut-être
l'existence de celui-ci, quel qu'il soit. Ainsi voit-on qu'un divers
empirique quelconque est cependant pensé par Kant comme ce qui est
exigé dans toute connaissance réelle, et cela à titre de condition. Le
caractère universel et pur de la catégorie n'empêche pas que celle-ci
ne trouve son usage effectif que par la médiation de l'intuition
empirique. Ainsi le caractère contingent de la détermination ontique
n'exclut pas son appartenance nécessaire à l'être accompli de l'essence.
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

La signification phénoménologique de l'appartenance de la


détermination à l'être accompli de l'essence trouve son origine dans
la compréhension de la structure interne de celle-ci. L'essence de la
manifestation est pensée, et cela par la philosophie de l'être aussi bien
que par celle de la conscience, comme l'opposition. Dans le processus
ontologique de l'opposition surgit le phénomène comme ce qui se
trouve posé devant. L'ambiguïté foncière du terme qui se trouve
ainsi posé devant doit enfin être dénoncée. Ce qui surgit par la média-
tion de l'essence de l'opposition dans un avant-plan de lumière et comme la
condition du devenir effectif de la manifestation n'est pas l'étant, c'est cet
avant-plan lui-même et comme tel, c'est l'horizon transcendantal de l'être.
Dans le déploiement de l'horizon transcendantal de l'être s'épuise l'œuvre de
l'essence, avec lui se réalise le devenir effectif de la phénoménalité. C'est
lorsque cet horizon s'est déployé, lorsque s'est ouvert le champ
de la visibilité transcendantale que l'étant, alors et seulement, peut
être là. Loin que l'étant soit une condition du devenir phénoménal
de ce champ phénoménologique originaire et pur, c'est dans le devenir
visible de ce champ et seulement en lui que l'étant peut être vu.
L'être-là de l'étant se produit dans la connaissance ontique. Mais
celle-ci présuppose comme une condition de cet être-là, ou plutôt
comme cet être-là lui-même et comme tel, l'accomplissement de
la connaissance ontologique, c'est-à-dire l'ouverture de l'horizon
de l'être. Le contrarium qui, sur le fond de la compréhension de
l'essence de la manifestation comme opposition, est pensé, depuis
Bœhme, comme la condition du devenir phénoménal de la phéno-
ménalité, doit être saisi non comme un élément ontique mais dans
la nudité de sa signification ontologique pure. Le progrès réalisé
par la philosophie de l'être a justement consisté dans la mise à jour
de cette signification pure à partir des représentations où le processus
ontologique de l'opposition était saisi d'une façon confuse et encore
interprété comme un processus d'ordre ontique. On a vu comment la
distance qu'institue l'opposition et qui définit le champ ouvert de la
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

phénoménalité a d'abord été pensée comme une distance « réelle ».


Au concept de cette distance qui vaut comme une catégorie de
l'étant est lié celui de l'être-éloigné compris sur le fond de ce lien
comme une réalité ontique. L'être-éloigné comme tel, toutefois,
n'est pas l'étant, mais ce qui permet à celui-ci de se manifester. Ce qui
se trouve ainsi éloigné dans l'œuvre originelle de l'essence et comme
la condition de la manifestation de l'étant, est si peu cet étant lui-
même qu'il n'est, à vrai dire, rien. Ce qui se tient à distance dans
l'accomplissement originel de la transcendance est l'horizon du néant.
C'est le néant, non l'étant, qui se trouve objecté dans l'objectivation
et qui, sous la forme d'un horizon, réalise le devenir phénoménal de
l'essence de la phénoménalité. L'ambiguïté de l'être stable que, par
exemple chez Fichte, l'existence pose en face d'elle en se retirant de
lui, tient donc à la vieille confusion de l'être et de l'étant. C'est le
néant de l'être non la singularité de l'étant que l'existence pose en
face d'elle dans le mouvement par lequel elle se réalise, c'est-à-dire
dans le devenir effectif de la phénoménalité. L'être posé dans l'oppo-
sition n'est donc pas l'être transcendant au sens de la détermination,
c'est le milieu pur où cette détermination est susceptible de se
montrer. La transcendance ne s'objecte pas l'étant mais sa place.
Cette place pure est ce qui s'institue dans le processus interne de
l'essence en tant que ce processus s'accomplit, elle est, comme telle,
le devenir effectif de l'essence de la phénoménalité.
Avec la compréhension de la structure ontologique pure de
l'essence se trouve écartée la prétention de définir l'étant comme une
condition du devenir effectif de celle-ci. C'est parce qu'elle ne s'est
pas encore élevée à une telle compréhension que la philosophie de la
conscience tombe dans l'équivoque dès qu'il s'agit pour elle de
définir les conditions effectives de la phénoménalité. Cette équivoque
devient visible dans la description du processus qu'elle conçoit
comme celui où se réalise le devenir phénoménal, processus désigné
sous le titre général d'« objectivation» et par lequel advient justement
M. H E N R Y 6
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

le « phénomène », 1' « objet ». L'obscurité foncière de ce dernier


concept consiste en ceci que le départ n'est pas fait dans l'objet entre ce
qui est ontique et ce qui est ontologique. Le contenu de l'objet est la
détermination ontique mais sa condition d'objet dépend de l'essence.
Ce qui fait de lui un ob-jet et, comme tel, un phénomène, c'est le
pouvoir ontologique de l'objectivation. L'objectivation crée le carac-
tère objectif de l'objet, ou pour mieux dire, elle s'identifie avec lui.
Le caractère objectif de l'objet est son caractère phénoménal. Le
devenir effectif de la phénoménalité dans l'être objectif de l'objet est k fait de
l'essence et d'elle seule. A ce devenir effectif l'étant est totalement étranger : il
n'y contribue pas plus qu'il n'en résulte. C'est donc bien dans l'objet
que se réalise le devenir effectif de la phénoménalité bien qu'à ce
devenir l'étant ne prenne par lui-même aucune part.
Tant que la distinction n'est pas faite entre l'étant lui-même, et,
d'autre part, le pouvoir ontologique qui lui confère la qualité
d'ob-jet, l'affirmation de la philosophie de la conscience selon
laquelle la conscience crée l'objet demeure aussi inévitable que para-
doxale. Car il est vrai que la conscience crée l'objet, c'est-à-dire l'être-
posé-devant comme tel. Plus exactement, la conscience est identique
dans son être avec l'être-posé-devant considéré en lui-même, puisque,
selon les présuppositions fondamentales du monisme ontologique
qui sont celles de la philosophie de la conscience, l'essence de celle-ci
réside dans l'objectivité. Parce que la philosophie de la conscience
voit dans l'objet comme tel la condition du devenir effectif de la
phénoménalité, la condition du devenir conscient, elle pose cet
objet en même temps qu'elle pose la conscience, et comme identique
à celle-ci. Le devenir de l'objet est le devenir conscient. La conscience
est l'ob-jet comme tel. En posant l'objet la philosophie de la
conscience n'ajoute rien à l'essence pure de la conscience, elle pose
bien plutôt la condition même de celle-ci, c'est-à-dire cette pure
essence. L'idéalisme absolu confond seulement l'étant avec les conditions
effectives de la phénoménalité. Parce qu'il n'opère aucune discrimination
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

entre l'étant et l'objet comme tel, la position de cet objet, identique


avec le devenir conscient, signifie aussi pour lui la position de l'étant.
L'acte de poser devant constitutif du devenir effectif de la phénomé-
nalité étant confondu avec la position de l'étant lui-même, l'idéalisme
absolu croit pouvoir déduire celui-ci. Le devenir-autre dans lequel
l'essence s'oppose à elle-même pour que se réalise la pure apparence
de l'idéalité a la signification d'être le devenir de l'étant. L'action
de la pensée qui s'épuise dans le processus ontologique de l'objecti-
vation devient paradoxalement une modification qui affecte l'étant
comme tel, soit qu'elle le pose, soit qu'elle le supprime. Enfin, parce
que la position de l'objet où se réalise le devenir-conscient a été
confondue avec la position de l'étant lui-même, la pensée qui trouve
seulement sa réalisation dans ce devenir, c'est-à-dire dans l'objet,
croit en fait la trouver dans l'étant lui-même. L'étant est compris
comme l'affirmation de l'idéalité, comme un élément idéal. « Parce que
la pensée, écrit Marx, s'imagine être immédiatement autre qu'elle-
même, la réalité sensible, et que son action prend donc aussi pour
elle la valeur d'une action réelle sensible, la suppression idéale, qui
laisse son objet exister dans la réalité, croit l'avoir vaincu réelle-
ment; et d'autre part, parce qu'il est devenu maintenant pour elle
un élément idéal, elle le considère également dans sa réalité comme
l'affirmation d'elle-même, de la conscience de soi, de l'abstraction (1). »
La non-appartenance de l'étant au devenir effectif de la phénomé-
nalité en tant que ce qui se trouve posé dans le processus de ce
devenir est non pas l'étant lui-même mais son être-objet comme tel,
amène à reposer le problème de la finitude dans son rapport à
l'essence de la phénoménalité, c'est-à-dire à l'être comme tel. C'est
justement dans son rapport à l'être comme tel que lafinitude doit être comprise.
L'idée de la finitude se présente d'abord à la pensée qui considère
la réceptivité de la connaissance ontique. C'est dans la mesure où

(1) MARX, Œuvres philosophiques, trad. MOLITOR, Costes, Paris, 1946, V I , 84.
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

elle n'est pas créatrice par rapport à l'étant mais seulement réceptrice
que cette connaissance est dite finie. Finie, la connaissance l'est parce
que son contenu ne provient pas d'elle, parce qu'il n'est pas ce qu'elle
s'objecte. Le contenu de la connaissance présuppose cependant ce que
la connaissance s'objecte. C'est seulement comme objet que l'étant
est susceptible de former le contenu d'une connaissance, qu'il est
connu. La réceptivité de la connaissance finie à l'égard de l'étant
présuppose sa réceptivité à l'égard de l'objet. Plus exactement, le
problème de la réceptivité de la connaissance à l'égard de l'étant est celui de sa
réceptivité à l'égard de l'objet puisque c'estjustement comme objet que l'étant
est reçu. La finitude de la connaissance ontique est identiquement
autre chose. Elle est la finitude d'une connaissance qui a besoin de
l'objet pour la réception de l'étant. Elle est la finitude de la connais-
sance ontologique.
Ce dont la connaissance ontique a besoin pour la réception
de l'étant, la connaissance ontologique le crée elle-même. C'est dans
l'acte propre de la transcendance que surgit l'horizon transcendantal
de l'être. Pourquoi la connaissance ontologique, créatrice de son
objet, est-elle dite finie ? Parce que l'horizon de la transcendance
est lui-même fini. La finitude de l'horizon signifie la finitude de la
phénoménalité effective. C'est la place où surgit la lumière, c'est la
place elle-même comme telle qui est finie. La lumière est cette finitude
d'une place. La finitude a une signification ontologique. Elle concerne
la structure interne de l'essence originaire et pure de la phénomé-
nalité en tant que cette essence ne se réalise que dans le processus
par lequel elle s'objective sous la forme d'un horizon fini. La phéno-
ménalité qui devient effective dans l'objectivation de cet horizon est
elle-même une phénoménalité finie. La manifestation est finie en tant
qu'elle se produit. La finitude de la manifestation en tant qu'elle se
produit signifie la finitude de la manifestation en tant que telle. La
finitude est une structure éidétique de l'essence de la phénoménalité.
« Ce dont il s'agit au fond, dit Heidegger, c'est de mettre en
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

lumière l'imbrication essentielle de l'être (non pas de l'étant) comme


tel et de la finitude dans l'homme (1). » La finitude doit être comprise
dans son rapport avec l'être parce que ce qui est fini, c'est l'être
lui-même. Le lien qui unit dans l'origine la transcendance et la finitude
n'est pas le lien de l'être et de l'étant. Ce n'est pas parce qu'il est toujours
et nécessairement l'être de l'étant que l'être est fini. La finitude de
l'être résulte si peu du lien indissoluble qui unit l'être à l'étant que
l'étant, par lui-même, n'est pas fini. La pensée qui cherche l'origine
et l'essence de la finitude dans la finitude de la détermination ontique,
s'égare. La détermination n'est finie qu'en tant qu'elle se manifeste.
Ce n'est pas l'étant, c'est l'objet qui est fini. Considéré en lui-même,
l'étant est aussi bien le noumène, l'Enstand de l'intuition infinie
que le Gegenstand de la connaissance réceptrice. L'étant est fini en
tant qu'il est le Gegenstand de la connaissance réceptrice, en tant qu'il
est rencontré par un être astreint pour le recevoir à déployer l'horizon fini
de l'être. C'est à l'intérieur de cet horizon qui nous le rend accessible
en nous le manifestant, c'est-à-dire, par conséquent, comme objet,
que l'étant est fini. L'étant est fini sur le fond de la finitude de l'être en lui.
La finitude la plus essentielle concerne l'être lui-même en tant qu'il
est besoin de lui afin que, dans le champ fini de son horizon, la
place soit ouverte pour que quelque chose soit.
La thèse selon laquelle la transcendance est finie en elle-même
doit donc être comprise. La finitude de la transcendance résulte
sans doute de ce que celle-ci est, comme telle, essentiellement
réceptrice. En tant que réceptrice la transcendance se trouve inexo-
rablement liée à ce qu'elle reçoit. Ce que reçoit la transcendance
n'est rien d'autre, toutefois, que ce qu'elle forme elle-même. La
liberté, dit Heidegger, « ne peut se dérober à ce qui prend d'elle ainsi
naissance » (2). Ce à quoi la liberté ne peut se dérober est donc ce qui

(1) K, 278.
(2) WG, 109.
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

prend naissance en elle. Ce qui prend naissance dans la liberté ontolo-


gique de la transcendance, c'est l'horizon transcendantal de l'être,
c'est le monde lui-même dans sa mondanité pure. C'est donc au
monde comme tel, non à l'étant, que la liberté ne peut se dérober,
c'est à l'horizon qu'elle déploie que la transcendance est liée. La
transcendance est liée au monde en tant qu'elle n'est rien d'autre
que le surgissement de ce monde comme tel. Loin d'échapper au
monde par sa liberté, c'est en tant que libre, au contraire, que la
transcendance lui est livrée. Livrée au monde, la transcendance
l'est aussi, plus précisément, à un monde fini. La limite de la trans-
cendance n'est donc pas l'étant. Ce n'est pas l'étant qui, comme
« limite », « obstacle » et « arrêt » permet à la liberté de prendre
conscience de soi en se heurtant à lui. Car la liberté ne peut, à la
rigueur, se heurter à un obstacle que si celui-ci existe. C'est l'existence
elle-même qui est limitée, et cela parce que la transcendance qui
constitue son essence porte en elle cette limite comme ce qu'elle
produit (i).
Que la finitude trouve son ultime fondement non dans le contenu
ontique de la représentation mais dans la structure même de celle-ci,
Husserl l'avait déjà compris. Étudiant dans Erfahrung und Urteil le
problème des substrats absolus, Husserl montre que le seul substrat
absolu est la nature, mais celle-ci n'est jamais, dit-il, « le thème
d'une saisie simple » (2). La finitude de la connaissance semble ici
introduite à partir de la considération de la diversité infinie de l'étant,
diversité telle qu'elle i*e peut jamais être saisie tout entière à l'inté-
rieur d'un seul acte d'intuition et, par conséquent, dans une certitude

(1) Chercher la finitude dans l'être rationnel lui-même, comme le voulaient


Heidegger et Kant, ne signifie donc pas montrer comment cet être implique pour
se réaliser quelque chose d'autre que lui, à savoir un élément non ontologique. I+a
finitude de l'être rationnel concerne la manifestation elle-même comme telle, non
l'étant, mais la pure image où il paraît.
(2) EU, 159.
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

absolue. C'est la finitude de l'acte d'intuition lui-même, toutefois,


qui est responsable de l'impuissance de l'esprit à connaître l'étant
autrement que sous une forme fragmentaire et successive. Ce qui
nous empêche de saisir absolument quelque chose, ce n'est pas
finalement le fait que ce quelque chose peut présenter une infinité
d'aspects toujours nouveaux; même si ces aspects étaient limités, si
l'étant ne portait en* lui qu'un nombre déterminé de propriétés, la
saisie globale de celles-ci serait impossible parce qu'une telle saisie est
finie en elle-même en tant qu'elle se produit toujours à l'intérieur d'un
horizon fini. « Certes, dit Husserl, on ne peut pas dire... à priori que
n'importe quel objet déterminé peut exhiber de soi des détermina-
tions propres en nombre infini... Pourtant son horizon de détermi-
nabilité indéterminée est toujours essentiellement donné avec
lui (i). » La finitude de la connaissance ne résulte pas du fait que
l'étant possède des propriétés en nombre infini, elle réside dans le mode
de donné de l'étant, c'est-à-dire dans l'étant en tant qu'il est un objet.
Loin d'être le principe de la finitude de la connaissance, l'infinie diversité
de l'étant en est la simple conséquence. C'est parce qu'il est saisi à l'inté-
rieur de l'horizon fini de l'être, comme objet, que l'étant est dit
fini. La « finitude » de l'étant signifie plutôt son infinitude originelle
par rapport à la finitude de sa condition objective. Elle signifie qu'en
entrant dans le lieu fini de son existence phénoménale, l'étant se
dérobe aussi à la lumière de ce lieu qu'il déborde de toute part.
Comme l'horizon est au-delà de l'étant, l'étant est au-delà de l'horizon.
L'idée d'un horizon de propriétés ontiques. co-données et non
données peut sembler ramener la pensée à la considération exclusive
du contenu. Mais l'étant n'a un horizon de propriétés potentielles ou
virtuelles que parce qu'il est un objet. L'horizon des déterminations
ontiques trouve son fondement dans l'horizon transcendantal de
l'être.

00 EU, 259.
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

La mise en lumière du caractère ontologique de la finitude


replace la pensée devant la signification de la problématique qui vise
l'essence. Elle répète le résultat des analyses qui ont montré comment
l'étant est étranger à l'œuvre de celle-ci. Le devenir effectif de la
phénoménalité qui est l'œuvre de l'essence s'accomplit sans la
médiation de l'étant. Que la finitude qui affecte ce devenir comme son
caractère phénoménologique le plus propre et le-plus remarquable ne
trouve pas non plus son principe dans l'étant, cela confirme l'indé-
pendance radicale de ce devenir, c'est-à-dire de l'essence dans sa
réalité effective, à l'égard de toute détermination ontique.

§ 1 6 . L ' I D É E DE LA STRUCTURE FORMELLE


16-10-2018
DE L'AUTONOMIE DE L'ESSENCE
ET LA TACHE D'UNE RÉPÉTITION
DE L'ÉLUCIDATION ONTOLOGIQUE DU CONCEPT DE PHÉNOMÈNE

Ce qui est impliqué dans l'indépendance radicale de la réalité


effective de l'essence à l'égard de la détermination ontique doit
maintenant être pensé. L'essence est l'essence de la manifestation.
Le devenir effectif de l'essence signifie le devenir effectif de la mani-
festation, il est la manifestation qui se manifeste, sa réalité. Que cette
réalité effective ne puisse trouver sa condition dans l'étant, cela résulte
de ce que l'étant ne peut manifester la manifestation que s'il se
manifeste. Quelle que soit la manière dont la détermination manifeste
l'essence, en la dissimulant ou en l'indiquant, dans sa signification
essentielle ou inessentielle, il faut d'abord qu'elle soit làj il faut que
pour elle l'essence ait accompli son œuvre dans le devenir effectif de la
phénoménalité. Le devenir effectif de la phénoménalité réside dans
l'ouverture de l'horizon transcendantal de l'être. Si l'ouverture de
l'horizon transcendantal de l'être réalise le devenir effectif de la phénoménalité,
c'est que cet horizon se montre. L'horizon de l'être considéré dans sa pureté
doit être perceptible en et pour soi. L'être doit pouvoir se montrer. L'indé-
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

pendance de la réalité effective de l'essence à l'égard de la détermi-


nation résulte de ce que le devenir phénoménal se réalise dans l'essence
et par elle. Ce qui se réalise dans l'essence et par elle n'est sans doute
pas le « phénomène » au sens de quelque chose qui se manifeste, c'est
la phénoménalité pure et pourtant effective. La phénoménalité
effective surgit dans le sein même de l'essence parce que celle-ci
s'objective sous la forme d'un horizon qui se montre. Pour cette
raison, parce que l'essence de la phénoménalité comprend en soi le
devenir phénoménal, elle est autonome.
L'autonomie de l'essence signifie la Selbstândigkeit de la connais-
sance ontologique. La connaissance ontologique, pourtant, est la
condition de possibilité de la connaissance ontique. L'être est l'être
de l'étant. Que l'être soit toujours l'être de l'étant, la Selbstândigkeit
de l'essence ne l'exclut pas, du moins ne pouvons-nous pas le dire
maintenant. L'essence de la manifestation qui réalise la manifestation
effective peut bien ne réaliser toujours, pour des raisons par nous
inconnues, que la manifestation effective de l'étant. Inversement, et
pour des raisons ici évidentes, la manifestation de l'étant présuppose
toujours, comme sa condition, le devenir effectif de la manifestation
dans l'œuvre pure de l'essence, la Selbstândigkeit de celle-ci. Si l'étant
peut se manifester sur le fond du néant, c'est seulement et d'abord
parce que le néant se manifeste. « Parce que le néant est révélé, dit Hei-
degger, la science peut faire de l'étant lui-même l'objet de sa
recherche (i). » C'est donc l'expérience du néant qui nous permet
de saisir l'étant. En nous permettant de le saisir, le néant détermine la
structure ontologique de l'étant. Mais le néant de l'être ne détermine
la structure ontologique de l'étant dans l'acte par lequel il le manifeste
comme un objet, que parce que le néant est comme tel un « phéno-
mène ». La détermination de l'étant par l'être présuppose la mani-

(X) Qu'est-ce que la Métaphysique ?, trad. H . CORBIN, Gallimard, Paris, 42, sou-
ligné par nous.
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

festation de l'élément déterminant lui-même dans sa pureté. « Pour


que l'on puisse comprendre l'essentielle détermination de l'étant par
l'être, il faudra, dit Heidegger, que l'élément déterminant lui-même se
montre avec une certaine clarté (i). » La finitude de l'étant dans sa
condition objective ne saurait donc dissimuler l'essence. Bien au
contraire, cette finitude de l'étant présuppose comme sa condition
la manifestation effective de l'essence dans sa pureté.
La compréhension de la connaissance ontologique comme condi-
tion de la possibilité de la connaissance ontique ne porte pas atteinte
à la Selbstàndigkeit de l'essence si la manifestation de l'étant présup-
pose celle de l'horizon dans l'œuvre pure de l'essence. La manifesta-
tion de l'horizon dans l'œuvre pure de l'essence signifie l'immanence
du devenir phénoménal à l'essence de la phénoménalité. Dans cette
immanence réside la Selbstàndigkeit de l'essence. La Selbstàndigkeit
de l'essence fonde le droit que nous avons de l'appeler une essence.
Mais l'origine de ce droit doit être tirée au clair. L'autonomie de
l'essence doit être comprise dans sa signification et dans sa possibilité.
La signification de l'autonomie de l'essence est d'abord de
rendre plus incompréhensible la désignation du Dasein comme un
étant. Si le Dasein désigne la réalité effective de la manifestation,
l'appartenance de l'élément ontique à cette réalité comprise dans sa
signification ontologique pure a été exclue. Le devenir effectif de la
manifestation est l'être-là. A ce devenir effectif qui se produit sans
lui et avant lui, l'étant n'a point part. L'étant est étranger à l'être-là
comme tel. Le Dasein comme tel est ontologique.
L'interdiction de comprendre le Dasein comme un étant est
seulement une conséquence négative de l'autonomie de l'essence.
La signification positive de cette autonomie s'exprime dans l'impossi-
bilité de séparer l'essence comprise dans sa pureté et, d'autre part, le
devenir phénoménal où elle se réalise. En tant qu'il constitue la

(i) K, 279.
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101

phénoménalité effective, le devenir phénoménal est la réalité de


l'essence de la phénoménalité. En tant que le devenir phénoménal
est inclus dans l'essence de la phénoménalité, celle-ci trouve en elle-
même sa réalité.
La signification positive de la Selbstândigkeit renvoie au problème
de sa possibilité. La Selbstândigkeit signifie que le devenir phénoménal
est immanent à l'essence originaire et pure de la phénoménalité.
L'immanence du devenir phénoménal à l'essence de la phénoménalité
comprise selon les présuppositions ontologiques fondamentales du
monisme s'exprime dans l'affirmation que l'horizon ouvert par cette
essence se manifeste comme tel et dans sa pureté. Avec la manifestation
de l'horizon, l'être se montre. Le problème est celui de la possibilité de la
manifestation de l'horizon. Cette possibilité réside dans l'essence de la mani-
festation. L'immanence du devenir phénoménal à l'essence originaire et pure
de la phénoménalité a un fondement. Ce fondement, c'est l'essence elle-même.
Le problème du devenir phénoménal de l'essence de la phénoménalité est
justement le problème de la structure interne de celle-ci.
L'essence de la phénoménalité trouve en elle sa réalité en tant
que c'est en elle que la phénoménalité se produit. Telle est la signi-
fication positive de la Selbstândigkeit. Que la phénoménalité effective
se produise dans l'essence, cela n'est possible, toutefois, que par
celle-ci. La signification de la Selbstândigkeit trouve sa possibilité dans
l'essence. C'est en ce sens ultime que l'essence est autonome. L'essence
de la manifestation trouve en elle-même sa réalité en tant que la
réalité effective de la manifestation qui se produit en elle trouve aussi
en elle son propre fondement.
L'élucidation du fondement de l'immanence du devenir phéno-
ménal à l'essence de la phénoménalité permet seule de dire si ce
devenir se recouvre totalement avec l'essence qui le fonde, si l'essence
originaire et pure est la vérité ou si elle est aussi la non-vérité. Une fois
écarté l'étant dans sa prétention de manifester ou de cacher l'essence,
c'est à celle-ci que cette double possibilité doit être demandée.
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

La tâche de la phénoménologie a été définie comme l'élucidation


ontologique de l'essence du phénomène. Il a été montré comment
cette élucidation trouve sa possibilité dans l'essence elle-même. Ce
qui trouve sa possibilité dans l'essence elle-même, toutefois, ce
n'est pas seulement cette élucidation, c'est la manifestation en
général. La première élucidation de l'essence du phénomène pour-
suivie selon les présuppositions ontologiques fondamentales du
monisme a du moins montré que, pour accomplir son œuvre, l'essence
de la manifestation devait pouvoir se manifester. « L'être doit
pouvoir se montrer. » La compréhension de cette possibilité exige
que soit répétée l'élucidation ontologique de l'essence du phéno-
mène. La tâche de la répétition de l'élucidation ontologique de
l'essence du phénomène est la mise en lumière de la possibilité de la
manifestation de l'essence. La mise en lumière de la possibilité de la
manifestation de l'essence met en cause les présuppositions ontolo-
giques fondamentales du monisme et nous introduit à l'essence
originaire de la révélation.
SECTION II

RÉPÉTITION DE L'ÉLUCIDATION
DU CONCEPT DE PHÉNOMÈNE
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE

§ 1 7 . L E CARACTÈRE ORIGINAIRE DE LA MANIFESTATION DE L'ÊTRE


ET LE PROBLÈME DE LA CONSCIENCE NATURELLE

L'affirmation selon laquelle l'être doit pouvoir se montrer est


ambiguë. Cette ambiguïté s'accroît au point d'égarer la recherche
et de travestir la signification de la problématique qui vise l'essence
lorsque la possibilité pour l'être de se montrer est mise en relation
avec le travail méthodologique de la phénoménologie. Le travail
méthodologique de la phénoménologie est compris comme celui
d'une élucidation. Élucider signifie montrer, faire parvenir dans la
lumière ce qui ne se trouve pas primitivement dans le rayon de
celle-ci. Ce qui doit être élucidé est ce qui tout d'abord se cache.
Quand elle est mise en relation avec le travail d'élucidation de la
phénoménologie, la possibilité pour l'être de se montrer apparaît
comme une possibilité qui par elle-même n'est pas effective, une
possibilité qui ne trouve précisément sa réalisation que dans et par
ce travail. C'est seulement lorsque la phénoménologie a accompli
son œuvre que l'essence qu'elle élucide parvient dans la lumière,
c'est-à-dire que l'être se montre. Le premier résultat de l'élucidation
du concept de phénomène a pourtant été de rendre évidente la
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

nécessité d'opérer une dissociation entre ce travail d'élucidation qui


définit la tâche de la phénoménologie et, d'autre part, la réalité du
concept qui forme son objet, à savoir le surgissement de l'essence
dans l'effectivité de sa condition phénoménale. La manifestation
de l'être, loin de pouvoir être une simple conséquence du travail méthodolo-
gique d'élucidation de la phénoménologie en est au contraire la condition,
comme elle est la condition de toute manifestation possible d'un étant quel-
conque en général (i). La manifestation de l'être ne se réalise donc pas
dans le « enfin » de l'œuvre accomplie de la phénoménologie, mais
dans le « déjà » de sa condition primitive qui est, comme telle, comme
ce déjà de la manifestation pure effective qui rend possible tout
comportement et toute démarche ultérieure, l'absolu. L'être se
manifeste d'ores et déjà, antérieurement à tout travail d'élucidation.
Déjà : non pas seulement comme présupposition de ce travail lui-
même, mais comme une condition absolument universelle de toute
activité de la conscience naturelle en général.
Non moins ambiguë est la proposition précédemment citée (2)
selon laquelle « pour que l'on puisse comprendre l'essentielle déter-
mination de l'étant par l'être il faudra que l'élément déterminant
lui-même se montre avec une certaine clarté ». La manifestation
de l'être compris comme l'élément déterminant l'étant (en tant que
constitutif de la structure ontologique de celui-ci) est ici interprétée
comme devant se produire dans le futur, référée par conséquent à un
travail d'élucidation qu'elle appelle, et cela justement pour se pro-
duire, du moins « avec une certaine clarté ». La détermination de l'étant
par l'être se réalise pourtant antérieurement à la compréhension de cette
détermination par le philosophe, et cette détermination antérieure à toute
compréhension philosophique présuppose néanmoins la manifestation de l'être
en tant qu'elle n'est rien d'autre, en fait, que cette manifestation elle-même.

(1) Cf. supra, Section I, § 8.


(2) Cf. supra, § 16.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 3 7 5

Car c'est sur le fond de cette manifestation que l'étant est ce qu'il
est. A la conscience naturelle qui saisit chaque fois l'étant avec ses
caractères propres, l'être est d'ores et déjà donné : la manifestation
de l'être est originaire.
La détermination de l'étant par l'être exprime la dépendance
de ce qui apparaît à l'égard de l'acte d'apparaître considéré en et
pour soi. Dans la pure apparence la détermination trouve l'origine
de son destin : ce destin qui est le sien lui est étranger. Que son
propre destin soit étranger au contenu de la détermination ne signifie
pas qu'il le soit aussi à la conscience naturelle qui vit en présence
de ce contenu. Pour s'adonner à la considération exclusive de l'étant,
la conscience doit avoir accès à l'être. L'être se manifeste à la conscience
naturelle comme ce qui lui permet d'être ce qu'elle est, une conscience
qui vise l'étant. La conscience vit donc en présence de l'être qui est
cette présence même. La présence de l'être dans laquelle vit la
conscience naturelle n'est pas une présence supposée, une condition
dégagée par la réflexion philosophique et pensée par elle comme la
présupposition de toute relation possible à l'étant. La présence de
l'être qui rend possible cette relation, c'est-à-dire la conscience
elle-même, est bien plutôt présente en elle-même. C'est parce que la
relation est présente, parce que l'être se manifeste, que la conscience
naturelle a effectivement un rapport avec l'étant. La réalité de la relation
est sa manifestation. La manifestation de la relation est la manifes-
tation de l'être qui est donnée à la conscience naturelle dès qu'elle se
rapporte à l'étant. La manifestation de l'être est la manifestation de
l'absolu. La manifestation de l'absolu est son absoluité. L'absoluité
de l'absolu est la Parousie. Dès qu'elle se rapporte à l'étant la
conscience naturelle doit se tenir dans la Parousie, elle est déjà la
connaissance absolue, la science qui « à son premier pas parvient dans
la Parousie de l'absolu, c'est-à-dire est près de son absoluité (1). »

(1) H, 126.
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

Que, pour pouvoir se rapporter à l'étant, la conscience naturelle


vive dans la Parousie de l'absolu, cela signifie que l'être se manifeste
à elle. L'être ne se manifeste pas à la conscience de temps en temps,
en vertu d'une volonté qui lui serait propre et, comme telle, séparée
de l'essence de la conscience. Dès son premier pas, en réalité, dès
qu'elle existe, et cela comme conscience naturelle qui ne se soucie
encore que de l'étant, la conscience vit en présence de l'être qui se
manifeste à elle, dans la Parousie de l'absolu. La conscience est elle-
même comme telle la manifestation de l'être. Pour cette raison elle n'a pas
à être amenée d'ailleurs dans le lieu où se produit cette manifestation.
En se rapportant à l'étant la conscience naturelle se tient déjà dans le
lieu où se produit la manifestation de l'être, elle est elle-même ce
lieu. « La conscience naturelle ne peut être introduite là où elle est
déjà (i). » Voilà pourquoi il n'y a pas d'introduction à la phénomé-
nologie. La phénoménologie est la phénoménologie de l'esprit. La
phénoménologie de l'esprit est la conscience elle-même. La conscience
est en elle-même, par suite aussi comme conscience naturelle, la
phénoménologie de l'esprit, parce qu'elle est la manifestation de
l'être, la Parousie de l'absolu. « Comment sommes-nous dans la
Parousie de l'absolu ? Nous y sommes selon l'habitude de la conscience
naturelle (z). »
Que la conscience naturelle se tienne toujours et déjà dans
la Parousie de l'absolu, cela signifie que la manifestation de l'être,
qui est cette Parousie, est originaire. L'habitude en vertu de laquelle
la conscience naturelle se tient dans la Parousie n'est pas une
habitude acquise, elle désigne au contraire la condition immédiate de la
conscience. La condition en vertu de laquelle la conscience se tient
dans la Parousie est immédiate parce qu'elle constitue l'essence
même de cette conscience. L'essence de la conscience est la Parousie,

(1) H, x9o.
(2) ID., 189.
375
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE

c'est-à-dire la présence dans sa présence, l'être-présent comme tel


en tant qu'il est lui-même présent. La manifestation immédiate de
l'étant présuppose cette présence immédiate de la présence, la pré-
sence de l'être-présent lui-même et comme tel. Elle la présuppose
parce qu'elle est elle-même, en tant que manifestation, cette Parousie.
Pour cette raison on ne peut que mettre en cause l'affirmation
de Hegel selon laquelle « la manifestation immédiate de la vérité
est l'abstraction de son être-présent » (1). Par manifestation immé-
diate de la vérité, Hegel entend la manifestation de l'étant. Cette
manifestation est dite immédiate parce qu'en elle la conscience
se dirige immédiatement sur son objet, à savoir l'étant. Cette manifes-
tation immédiate de la vérité, c'est-à-dire la manifestation de l'étant,
est si peu l'abstraction de son être-présent que celui-ci, à savoir le
concept absolu, constitue bien plutôt l'essence de cette manifestation
comme telle. Dans la manifestation de l'étant le concept est présent,
et cela en un sens absolu. La présence du concept dans la manifes-
tation de l'étant signifie que l'être-présent lui-même et comme tel est
présent dans cette manifestation, signifie la présence immédiate de la
présence dans la manifestation immédiate de l'étant. Parce qu'il
constitue l'essence de la manifestation immédiate de la vérité, l'être-
présent ne saurait en être abstrait. La manifestation immédiate de la
vérité est identiquement son être-présent, est le concept absolu.
Que l'être doive pouvoir se montrer signifie donc finalement
qu'il se montre, et cela non pas au terme d'un processus ou d'une
histoire, mais originairement. La manifestation originaire de l'être
rend seule possible la manifestation de l'étant et cela parce qu'elle
constitue l'essence même de celle-ci. Le caractère originaire de la
manifestation de l'être signifie que ce qui est d'abord présent, ce n'est
pas l'étant, mais l'être-présent lui-même et comme tel. Que l'être-
présent lui-même et comme tel soit ce qui est d'abord présent, cela

(1) PhE, I, 198.


100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

atteste le caractère ontologique de l'origine. Que l'être-présent qui constitue


l'origine soit justement présent, c'est-à-dire se manifeste, cela atteste
le caractère phénoménologique de l'origine. La compréhension du caractère
ontologique et phénoménologique de l'origine nous permet de saisir
la signification de la proposition selon laquelle la manifestation de
l'être est originaire. Elle nous montre quel sens il convient de donner
à l'affirmation selon laquelle 1' « être doit pouvoir se montrer ». Par-
lant de la communauté religieuse primitive et de son désir tourné
vers le passé, Hegel dit que « à la base de ce retour en arrière se
trouve certes l'instinct d'aller jusqu'au concept, mais il confond
l'origine, comme l'être-là immédiat de la première manifestation, avec
la simplicité du concept» (i). L'origine n'est certes pas l'étant qui s'est
manifesté autrefois. A la première manifestation de cet étant, à son
être-là immédiat, le concept est cependant immanent comme ce qui
constitue cette manifestation même, cet être-là comme tel. De cet être-là
immédiat le concept ne saurait donc être abstrait. C'est le concept qui
est l'immédiat, c'est lui qui est l'origine, il se montre en elle comme ce
premier acte de montrer qui constitue l'essence même de toute origine comme telle.
Parce que la manifestation de l'être est originaire, parce que la
conscience naturelle se tient, conformément à son essence, dans
la vérité, elle ne saurait être dite se détourner de celle-ci (2). La
conscience ne peut oublier l'être qui constitue son essence même. Quand on
affirme cependant que cette conscience vit, comme conscience natu-
relle, dans l'oubli de l'être, on veut dire qu'elle s'en tient à l'étant et,
ce faisant, tient pour rien ce qui n'est pas de cette nature, c'est-à-dire
l'être, l'apparaître de l'apparaissant (3). La conscience naturelle, en

( 1 ) PhE, II, 271-272.


(2) Cf. H, 163 : I^a conscience naturelle « est toujours déjà apportée sur le
chemin de sa vérité. Pourtant en chemin, toujours déjà aussi, elle fait constamment
demi-tour. »
(3) Cf. ID., 144 : « 1/apparaître de l'apparaissant, la réalité du réel passe, dans
la perspective de la conscience naturelle, pour quelque chose de nul ».
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE375

effet, se dirige vers l'étant et dans sa préoccupation exclusive à l'égard


de celui-ci, elle ne se soucie pas de l'être. La conscience naturelle
ne peut cependant se préoccuper de l'étant que si celui-ci se montre
à elle. Mais la manifestation de l'étant est, comme telle, la manifes-
tation de l'être. Pas un instant l'être n'a cessé de se montrer à la conscience
naturelle au moment même où elle est dite /'« oublier ».
Parce que la conscience naturelle, conformément à l'essence
de la conscience en elle, vit en présence de l'être qui se manifeste
à elle, la manifestation de l'être à la conscience ne requiert aucune
modification radicale dans la vie de cette conscience. La manifesta-
tion de l'être se produit constamment, habituellement, dans la vie
de la conscience naturelle, en tant qu'elle est identique à l'essence
de cette vie. La vie de la conscience n'est certes pas monotone, elle est
susceptible de se modifier. Une modification radicale intervient dans
sa vie lorsque, cessant de se diriger vers l'étant qui faisait jusque-là
l'objet de sa préoccupation exclusive, la conscience prend en consi-
dération, non plus cet étant lui-même, mais l'acte d'apparaître en
vertu duquel l'étant apparaît. Une telle modification est le renver-
sement (Umhehrung) de la conscience. Dans un tel renversement la
conscience se dirige vers l'apparaître de l'apparaissant, elle se repré-
sente « l'apparaissant comme apparaissant » (i). Se dirigeant sur
l'apparaissant comme tel, la conscience saisit ce qui règne dans
l'apparaissant, c'est-à-dire son apparaître. Le renversement est l'acte
par lequel la conscience se représente l'acte d'apparaître lui-même, la
manifestation pure comme telle. Dans le renversement l'apparaître
de l'apparaissant parvient à la représentation (2). Parvenant à la
représentation, l'acte d'apparaître apparaît. La représentation de la
manifestation dans le renversement de la conscience est la manifestation de la
manifestation pure comme telle.

(1) H, 178.
(2) cf. ID., 175-
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

En représentant la manifestation le renversement réalise l'appa-


raître de l'apparaître. L'apparaître est l'essence de la conscience. Le
renversement est le fait de la conscience. L'apparaître de l'apparaître
dans le renversement de la conscience est l'acte par lequel la conscience
se représente elle-même dans son essence, « par lequel la conscience
se représente dans son apparaître » (i). Le renversement de la
conscience est le s'apparaître de l'apparaître. Le s'apparaître de
l'apparaître est la présence à soi-même de l'absolu, la Parousie. La
manifestation de l'absolu à lui-même dans la Parousie réclame le
renversement.
La représentation de l'acte d'apparaître dans le renversement
introduit la conscience dans le savoir philosophique, dans le savoir
vrai. Le savoir philosophique est le savoir vrai parce que, en se
représentant l'apparaître et non plus l'apparaissant, il est le savoir
de la vérité, non de l'étant. Le savoir de la vérité est la présence de
l'absolu à lui-même, sa Parousie. La Parousie de l'absolu est le fait du
savoir vrai.
En se représentant l'apparaître de l'apparaissant, le savoir vrai se
représente la condition du savoir de l'étant ou plutôt ce savoir de
l'étant lui-même. La représentation de la manifestation dans le
renversement par lequel la conscience parvient au savoir vrai est le
savoir de soi du savoir de l'étant. Le savoir de soi du savoir de
l'étant est, comme le comprenaient déjà Fichte et Schelling, le savoir
transcendantal. Le savoir transcendantal est le savoir vrai.
Que le savoir transcendantal ne soit pas le savoir vrai, cela résulte de ce
qu'il est le savoir de la conscience naturelle qui n'est pas encore parvenue au
savoir vrai dans le renversement, cela résulte de ce que la manifestation de
l'être est originaire. L'être, comme il a été suffisamment montré, se
manifeste d'ores et déjà à la conscience naturelle qui se rapporte à
l'étant, en tant que la manifestation de l'étant est, comme telle, la

(I) H, 181.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375

manifestation de l'être. Mais le savoir transcendantal n'est rien


d'autre que la manifestation de l'être. La conscience naturelle est la
conscience transcendantale.
L'être est la manifestation pure. La manifestation de l'être est la
manifestation de soi de la manifestation pure. La manifestation de soi
de l'essence pure de la manifestation est si peu le fait du renver-
sement qu'elle appartient au contraire à l'essence pure de la mani-
festation elle-même. Que l'être doive pouvoir se manifester ne signi-
fie pas que la manifestation de soi de l'être peut ou doit s'ajouter à
l'essence de l'être au cours ou au terme d'un processus qui permet-
trait à cette essence de se réaliser, cela signifie que l'essence de l'être
est la manifestation de soi. La manifestation de soi est l'essence de la
manifestation. Encore convient-il de comprendre comment cette
manifestation de soi de la manifestation se produit : elle est originaire.
Originaire, cela veut dire qu'elle n'est pas le fait du savoir philoso-
phique mais celui de l'essence elle-même. La manifestation de soi de
l'essence est si peu le fait du savoir philosophique que celui-ci la
présuppose constamment comme la condition même de son accomplis-
sement.

§ 1 8 . L E CONCEPT DE REPRÉSENTATION : STRUCTURE ONTOLOGIQUE


ET COMPRÉHENSION EXISTENTIELLE

La manifestation de l'être appartient à l'essence de la conscience


comme constituant cette essence même, à la conscience naturelle
par conséquent. Que la manifestation de l'être appartienne à la
conscience naturelle ne signifie assurément pas que celle-ci se la
représente. Ou plutôt, c'est l'ambiguïté du concept même de repré-
sentation qu'il convient enfin de dénoncer. Quand on déclare que
la conscience naturelle ne se représente pas l'être mais seulement
l'étant, cela signifie que, dans son souci exclusif à l'égard de ce
dernier, elle ne se préoccupe pas de l'être lui-même et le « tient
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

pour rien ». Que la conscience naturelle ne se représente pas l'être,


cela veut donc dire que l'être n'est pas l'objet de sa visée, le thème de
sa pensée. La « représentation » désigne ici l'objet thématique que vise
la conscience ainsi que cette visée elle-même dans sa particularité. La
représentation ainsi entendue est un mode déterminé de la vie de la
conscience et elle inclut en elle, à titre de corrélat noématique irréel,
1' « objet » en présence duquel cette vie se tient dans ce mode déter-
miné d'existence qui est alors le sien. Dans le cas de la conscience
naturelle, ce corrélat est l'étant. La conscience naturelle elle-même est ce
mode déterminé de la vie de la conscience dans lequel cette conscience vise
précisément l'étant en tenant pour rien tout ce qui n'est pas lui. Le savoir
philosophique ou savoir vrai est lui aussi un mode déterminé de la vie de la
conscience, une détermination particulière de son existence. Dans le savoir
philosophique ou vrai auquel elle parvient dans le renversement, la
conscience se « représente » l'être lui-même, elle fait de lui le thème
de sa pensée, 1' « objet » dont elle se soucie. Parce que le savoir vrai est
un mode déterminé de la vie de la conscience, il n'a rien à voir avec le savoir
absolu. Le savoir absolu désigne l'existence de la conscience dans son
essence universelle, non une détermination de cette existence, un
mode particulier de sa vie. L'existence de la conscience dans son
essence universelle est le savoir absolu parce que l'essence de la
conscience est l'existence, la manifestation de soi de l'être, la Parousie.
Loin de surgir seulement dans un mode déterminé de la vie de la
conscience, la Parousie constitue l'essence même de cette vie et,
comme telle, la condition de toutes les déterminations que celle-ci
est susceptible de se donner. La Parousie n'est pas le fait du savoir
vrai, elle est sa présupposition comme elle est la présupposition du
savoir non vrai de la conscience naturelle qui s'en tient à l'étant.
Parce que la présupposition du savoir vrai de la conscience philoso-
phique et du savoir non vrai de la conscience naturelle est la Parousie,
cette présupposition n'est pas un fondement caché derrière la vie
de la conscience, elle est la vie consciente elle-même comme telle, la vie de la
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 3 75

conscience philosophique comme celle de la conscience naturelle.


Parce que la vie de la conscience en général est la Parousie, la Parousie
ne réclame pas le renversement. Le s'apparaître de l'apparaître, la
manifestation de soi de la manifestation pure ne se produisent pas dans la
« représentation ».
Il est vrai que par « représentation » on peut entendre aussi,
conformément aux présuppositions fondamentales du monisme onto-
logique, l'essence de la manifestation elle-même, la manifestation
de soi de l'être. La représentation désigne maintenant l'essence
de la conscience. Uobjet de la représentation ainsi entendue est l'être
lui-même. La représentation de l'être est la manifestation de soi de
l'être, la manifestation de la manifestation pure, la Parousie. La
représentation de l'être est la conscience elle-même dans son essence universelle.
L'objet que se représente la conscience comme telle, dans son
essence universelle, n'est ni l'objet que se représente la conscience
naturelle, ni celui que se représente la conscience philosophique. L'objet de la
conscience naturelle est l'étant. Mais, tandis que la conscience
naturelle se représente l'étant, elle se représente aussi l'être de l'étant.
Seulement elle ne se représente pas l'être et l'étant de la même
manière, l'objet qu'elle atteint chaque fois dans sa représentation
n'a de commun que le nom. Que la conscience naturelle se représente
l'étant, cela signifie que son regard se dirige sur lui, qu'elle le vise,
que l'étant est le thème de sa pensée. Plus exactement, la conscience
se représente l'étant en ce sens que c'est à l'intérieur de la visée
qu'elle dirige sur lui que l'étant lui est accessible. Une modification
particulière de la vie de la conscience est ici nécessaire pour qu'elle
puisse atteindre ce qui ne se donne à elle qu'à l'intérieur de cette
modification qui est alors la sienne. Cette modification est la repré-
sentation. La représentation de la conscience s'entend ici au sens
premier du mot représentation conformément auquel « représentation »
désigne la visée de la conscience et se réfère ainsi à un mode parti-
culier de sa vie. Que la conscience naturelle, maintenant, se repré-
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

sente l'être, cela veut dire que l'être se manifeste à elle et lui est
accessible en dehors de toute modification de sa vie qui aurait l'être
pour thème, en dehors de toute prise de position et de toute visée
particulière. La conscience naturelle se représente l'être sans faire
de lui le thème de sa visée parce que la représentation de l'être est
l'essence de la conscience en général. La représentation désigne
maintenant l'essence de la conscience, la manifestation de soi de l'être,
la Parousie. C'est en un sens radicalement différent que la conscience philo-
sophique se représente l'être dans le savoir vrai. La conscience philosophique
se représente l'être comme la conscience naturelle se représente l'étant, en
faisant de lui le thème de sa visée, à l'intérieur d'une modification déterminée
de la vie de la conscience en général. Bien qu'il soit l'être et non plus l'étant,
l'objet de la conscience philosophique est un objet au même sens que l'objet de la
conscience naturelle, c'est quelque chose qui se donne à la conscience par la
médiation d'un acte déterminé de celle-ci, à l'intérieur d'une visée spécifique
et comme son corrélat strict et lui-même déterminé.
A la division radicale du concept de représentation correspond
une division radicale du concept d'objet. L'objet vers lequel la
conscience se tourne pour se le « représenter » est un objet déterminé.
Déterminé, cet objet l'est par l'acte qui se dirige sur lui et comme ce
qui se donne à cet acte. L'objet de la conscience philosophique est
un objet au sens ordinaire du mot. Mais l'objet de la conscience,
dans son essence universelle n'est déterminé par aucun acte de la
conscience, il n'est solidaire d'aucune détermination particulière
de sa vie. En tant que l'objet de la conscience dans son essence
universelle se donne à elle en l'absence de toute visée particulière
se dirigeant sur lui, il n'est pas « quelque chose « que la conscience
puisse atteindre dans un acte, il n'est pas un « objet » au sens ordinaire
du mot. L'objet de la conscience universelle est plutôt la condition de
possibilité de tout « objet » comme la représentation de la conscience universelle
est la condition de toute « représentation » particulière, de tout acte spéci-
fique visant chaque fois un « objet ». L'objet de la conscience dans
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375

son essence universelle est l'objectivité, l'être lui-même sous la


forme d'un horizon. La représentation de la conscience dans son
essence universelle est la représentation de l'horizon. La représen-
tation de l'horizon est la manifestation de soi de cet horizon en
l'absence de tout acte singulier de saisie se dirigeant sur lui. A
l'essence de l'horizon il appartient de ne pas se laisser thématiser.
L'objet de la représentation de la conscience universelle est indépen-
dant de toute « représentation » particulière et, comme tel, il n'est
jamais 1' « objet » de celle-ci (1).
La mise en lumière de l'ambiguïté des concepts de « représen-
tation » et d ' « objet » permet de lever l'équivoque qui pèse sur les
formules par lesquelles on s'efforce de définir le savoir de la conscience
naturelle. Ce qui caractérise un tel savoir, c'est, selon Heidegger, la
contradiction qu'il porte en lui. Cette contradiction du savoir naturel
tient à ce que « dans sa représentation de l'étant il ne prend pas
garde à l'être et doit pourtant y prendre garde » (2). C'est parce qu'il
ne prend pas garde à l'être que le savoir naturel est seulement, selon
la parole de Hegel, « le concept du savoir », concept désignant
ici la simple « représentation de quelque chose en général », par oppo-
sition au concept absolu dans lequel le savoir se saisit lui-même dans
son essence même, dans lequel l'absolu est présent à lui-même dans

(1) Parce que l'horizon de l'être n'est jamais 1' « objet » d'une « représentation »
particulière, la possibilité de la représentation de l'être dans le savoir philosophique
demeure problématique. Ce qui est représenté dans le savoir philosophique n'est
peut-être pas l'être lui-même, mais seulement une « représentation » de l'être, une
signification objective dont le sens est de renvoyer à l'essence originaire de l'horizon
et de sa manifestation. Cette signification objective trouve évidemment son fonde-
ment dans l'horizon lui-même. Dans la nature de celui-ci, toutefois, ne se trouve
pas seulement le fondement du savoir philosophique, mais sans doute aussi son
motif. Car le savoir philosophique ne surgit avec le problème du savoir de soi de
l'essence que pour autant que celle-ci paraît « obscure ». Mais peut-être l'essence ne
paraît-elle obscure qu'au regard de la visée que la conscience dirige sur elle dans
la pensée thématique, peut-être l'obscurité de l'essence est-elle le fait de la « repré-
sentation ».
(2) H, 136.
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

son absoluité. Ce n'est pas de la même façon, à vrai dire, que le


savoir naturel « prend garde » à l'être et « n'y prend pas garde ».
Prendre garde ne signifie pas la même chose dans les deux cas.
Employé affirmativement, prendre garde désigne la représentation
qui constitue l'essence de la conscience en général. L'être auquel cette
conscience prend garde est l'horizon transcendantal dont la mani-
festation originaire appartient à l'essence même de l'être et se trouve
comme telle radicalement indépendante à l'égard de toute saisie
dans un acte de conscience se dirigeant sur elle. C'est de cette saisie
dans un acte de conscience qu'il est question au contraire quand on
dit que le savoir naturel « ne prend pas garde à l'être » : on constate
qu'une telle saisie ayant l'être pour objet n'est pas comprise dans le
savoir naturel en tant que ce que celui-ci vise n'est précisément pas
l'être mais seulement l'étant. L'objet auquel le savoir naturel ne prend pas
garde ne saurait être l'être lui-même dans sa nature originaire, en tant qu'il
se manifeste à la conscience conformément à son essence même,
conformément à l'essence de cette conscience, que celle-ci soit la
conscience naturelle ou philosophique, qu'elle « y prenne garde »
ou « n'y prenne pas garde ». Mais la manifestation originaire de l'être
dans la conscience est le concept absolu. Il est donc faux de dire
que le savoir naturel est seulement le « concept du savoir », il est le
savoir lui-même en un sens absolu, la présence de l'absolu à lui-même
dans son absoluité et, comme tel, la Parousie. Que le savoir naturel
ne prenne pas garde à l'être signifie donc non que l'être ne se manifeste
pas à la conscience naturelle dans cette manifestation originaire de soi qui est la
Parousie elle-même, mais simplement qu'il ne se manifeste pas à cette
conscience sous la forme d'un objet donné dans un acte de saisie.
C'est seulement d'un tel acte de saisie, en réalité, c'est-à-dire d'un mode
déterminé de la vie de la conscience, qu'on peut dire qu'il n'est que le « concept
du savoir », en tant justement qu' « il ne prend pas garde à l'être ».
Le savoir vrai, au contraire, prendra garde à l'être en s'en saisissant.
Le prendre garde du savoir vrai est justement celui qui n'est pas le
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 37 5

fait de la conscience naturelle. Mais la conscience naturelle a déjà pris


garde à l'être, en un tout autre sens il est vrai, en tant qu'elle est une
conscience et que la représentation de l'être lui appartient comme la
manifestation de soi originaire de l'être, comme la Parousie. Prendre
garde à l'être ou n'y prendre pas garde dans un acte de saisie est sans
rapport avec le prendre garde à l'être inhérent à l'essence de la
conscience, c'est-à-dire à l'être lui-même. L'opposition de la conscience
naturelle et du savoir vrai est inessentielle.
Faisons ici une distinction importante pour la suite de nos recher-
ches, une distinction entre ce qui est ontologique et ce qui est
existentiel. Le « prendre garde à l'être » du savoir vrai et le « ne pas
prendre garde à l'être » de la conscience naturelle sont des modes
de la vie de la conscience, des déterminations de son existence. Nous
appellerons ces déterminations des déterminations existentielles. Le
« prendre garde à l'être » inhérent à l'essence de la conscience et,
comme tel, indifférent au « prendre garde à l'être » du savoir vrai
comme au « ne pas prendre garde à l'être » de la conscience naturelle
est au contraire, comme cette manifestation de soi originaire de l'être
qui constitue la conscience elle-même dans son essence universelle,
une structure ontologique. Le rapport entre la structure ontologique
de la conscience et les déterminations existentielles que celle-ci est
susceptible de revêtir dans sa vie est facile à comprendre, du moins
pour ce qui en est dit ici : la structure ontologique de la conscience
est à la fois indifférente et immanente aux déterminations existen-
tielles de celle-ci. Indifférente, parce que cette structure ne prescrit pas
que telle ou telle détermination existentielle de la conscience se
produise et, par exemple, que la conscience, se retournant sur sa
propre essence, se dirige sur elle pour la saisir dans le savoir vrai.
Conformément à cette indifférence, la conscience peut exister sans
que le savoir vrai se produise en elle. Les déterminations existentielles
sont inessentielles, ce sont, par rapport à l'essence, des prédicats
contingents et variables. Mais le caractère inessentiel de ces déter-
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

minations ne signifie pas qu'elles soient séparées de l'essence : bien au


contraire, l'essence leur est immanente comme ce qui les rend
possibles, comme leur essence même. C'est pourquoi le savoir
naturel est ontologique. La distinction dans la conscience entre
ses déterminations existentielles et sa structure ontologique met à nu
l'ambiguïté d'une proposition comme celle par laquelle Heidegger
s'efforce encore de caractériser le savoir naturel et de souligner sa
contradiction : « la conscience naturelle est et n'est pas... ontolo-
gique » (i). La conscience naturelle est ontologique en tant qu'est
présente en elle l'essence de la conscience dans sa structure univer-
selle. Il est impropre de dire que la conscience naturelle n'est pas
ontologique. Considérée comme une détermination existentielle, la
conscience naturelle n'en est pas moins ontologique en tant qu'elle
est justement un mode de la vie de la conscience, un mode de l'exis-
tence dans sa structure ontologique universelle — en tant que, en
général, la structure ontologique universelle de l'existence est
immanente à toute détermination existentielle comme constituant son
essence même.
Ce qui amène à dire improprement que la conscience naturelle
n'est pas ontologique, c'est que, si l'on considère le contenu visé
par elle, tel précisément qu'elle le vise, tel qu'elle le comprend, on
doit reconnaître que ce contenu n'est pas l'être, n'est pas « ontolo-
gique ». On peut qualifier une conscience d'après son « objet »,
c'est-à-dire d'après le contenu particulier qu'elle atteint chaque fois
dans un acte déterminé de saisie, plus précisément, d'après le sens que
ce contenu a pour elle dans cet acte. Ce avec quoi une conscience
a affaire, ce qu'elle retient dans le contenu qu'elle a devant elle — non
pas ces traits maladroits sur un tableau, mais un « triangle » —, plus
précisément, le sens qu'elle confère à ce contenu — celui d'être
une figure idéale formée par l'intersection de trois droites sur un

(i) H , 163.
375
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE

plan —, voilà ce qui qualifie la vie de cette conscience, ce qui la


détermine au point de vue existentiel. On appellera mathématique
une conscience dont l'objet est mathématique. On pourra dire de la
même manière que la conscience naturelle n'est pas « ontologique »,
parce que l'être n'est pas la signification particulière qu'elle vise.
Le droit de qualifier une conscience d'après la signification qu'elle
vise trouve son fondement dans la corrélation qui existe entre cette
signification et la conscience, plus précisément, dans la détermi-
nation de cette signification par la conscience elle-même. Car la
détermination de la signification est identiquement celle de la visée
qui la constitue. La structure noético-noématique de la conscience
est une structure unitaire. L'unité de cette structure assure l'unité
existentielle entre un mode déterminé de la vie de la conscience
et la signification qu'elle constitue et en présence de laquelle elle se
tient. Une détermination existentielle est donc une détermination de la vie
de la conscience et, solidairement, une détermination de sa signification
transcendante (i).

(i) On peut assurément, à propos d'une détermination existentielle, parler


d ' « essence », si l'on entend par là la structure typique dont cette détermination est
un exemplaire. I^a détermination existentielle de la conscience dans une perception
donnée rattache cette conscience à l'essence de la conscience perceptive en général.
Iya perception évidemment n'est pas une simple classe, une rubrique commune
sous laquelle on rangerait toutes les perceptions. C'est une essence que doivent réali-
ser en elles toutes les consciences, une structure qu'elles doivent se donner et à
l'intérieur de laquelle elles doivent vivre, pour pouvoir être précisément des cons-
ciences perceptives. Mais l'essence qui s'identifie avec une détermination existen-
tielle typique (par exemple la détermination perceptive ou la détermination ima-
ginaire) n'est pas l'essence qui est le fondement de toutes les déterminations exis-
tentielles en général, elle la présuppose. ~L,'être de la perception est son apparaître,
l'essence de la conscience perceptive est la conscience en général. C'est de l'essence
dans sa signification absolue qu'il est question dans l'opposition précédemment
instituée entre ce qui est ontologique et ce qui est existentiel. Une détermination
existentielle obéit certes à une structure ontologique déterminée, c'est par exemple
une perception. Mais c'est la structure ontologique universelle de l'essence absolue
qu'on a en vue quand on oppose cette structure ontologique et, d'autre part, les
déterminations existentielles qui trouvent en elle leur fondement ultime. I^e savoir
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

Vivre en présence d'une signification, c'est comprendre. Toute


détermination existentielle est une compréhension existentielle. Exis-
tentielle, cette compréhension l'est, parce qu'elle se réalise dans un
mode déterminé de l'existence. On peut appeler aussi compréhen-
sion existentielle une compréhension qui fait de l'existence elle-même
son objet et qui lui confère un sens. Toute compréhension existen-
tielle en général est aussi, en réalité, une compréhension existentielle
dans ce sens particulier, parce que, en comprenant son objet d'une
certaine façon, c'est de cette façon aussi que cette existence se
comprend. Sans doute cette compréhension existentielle de soi se
produit-elle rarement sous une forme thématique, l'existence n'est
pas habituellement le thème de sa visée. Mais une compréhension
existentielle implicite de soi accompagne toujours la compréhension
existentielle explicite de son objet par la conscience, bien plus,
elle se règle sur cette compréhension explicite. Le fondement de la
compréhension existentielle implicite de soi et de son lien avec la
compréhension existentielle explicite de 1' « objet » réside dans le
fait que celle-ci est identiquement un mode déterminé de la vie de la
conscience et, comme telle, une détermination existentielle. Toute
compréhension existentielle portant sur une signification objective
consiste donc dans une détermination existentielle : sur celle-ci se
greffe une compréhension existentielle le plus souvent implicite de
l'existence elle-même ou, plus précisément, de cette détermination
existentielle considérée dans sa particularité. Toute compréhension
existentielle en général, maintenant, présuppose l'existence elle-
même, comme toute signification transcendante en général présuppose
l'horizon transcendantal de l'être. Ces deux présuppositions, à vrai

naturel est, si l'on veut, une essence, c'est un savoir typique dont on retrouvera de
multiples exemplaires. L,e savoir naturel est toutefois l'essence elle-même comprise
dans sa structure ontologique universelle en tant précisément qu'il est un savoir,
c'est-à-dire la manifestation de soi de l'essence de la manifestation et, comme tel,
la Parousie.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375

dire, ne font qu'un, elles consistent dans la manifestation de soi de


l'être, c'est-à-dire dans la structure ontologique universelle de l'essence
absolue. La compréhension existentielle trouve son fondement dans la
compréhension ontologique de l'être. Celle-ci est la compréhension, non
plus d'une signification déterminée, mais de l'être lui-même comme
fondement de toutes les significations possibles. La compréhension
ontologique de l'être est la manifestation originaire de l'être à lui-même dans
la conscience en général. Comme telle, la compréhension ontologique est
identiquement la structure universelle de l'essence absolue. La compréhen-
sion ontologique diffère de la compréhension existentielle en ceci que
l'être qu'elle comprend n'est pas compris dans un acte de saisie de
la conscience mais précède au contraire tout acte de saisie comme
ce qui le rend possible.
Dans la compréhension ontologique de l'être réside le savoir
absolu. Le savoir vrai ou philosophique est une compréhension
existentielle ou, pour mieux dire, existentiale de la compréhension
ontologique. Mais toute compréhension existentielle de la compréhen-
sion ontologique n'est pas forcément vraie ni forcément philoso-
phique. Si elle ne se limite pas à la compréhension d'une détermi-
nation existentielle considérée dans sa particularité, la compréhension
existentielle implicite de soi de l'existence est une compréhension
existentielle de la compréhension ontologique, l'esquisse implicite
et le plus souvent impropre d'une compréhension existentiale.
A vrai dire, et précisément parce qu'une détermination existentielle
est une détermination de l'existence, la compréhension existentielle
implicite de soi de l'existence est toujours implicitement une compré-
hension existentielle de l'essence de l'existence dans sa structure onto-
logique universelle, c'est-à-dire une compréhension existentielle de la
compréhension ontologique. Le savoir philosophique n'est qu'une
thématisation, conduite avec le matériel conceptuel exigé et élaboré
à cette fin, de cette compréhension existentielle implicite de soi de
l'existence, c'est-à-dire de la compréhension ontologique elle-même.
2 44
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

La compréhension ontologique de l'être est radicalement indépendante


à l'égard de toute compréhension existentielle. Que la compréhension
existentielle de soi de l'existence soit vraie ou fausse, qu'elle s'ac-
complisse dans un mode d'existence « authentique » ou « inauthen-
tique », cela ne change rien à la nature originaire de l'existence, à la
compréhension ontologique de l'être dans sa structure universelle.
L'indépendance radicale de la compréhension ontologique à l'égard
de toute compréhension existentielle de soi de l'existence nous
amène à établir une opposition absolue entre ce que l'existence est en soi
et la façon dont cette existence se représente ou se comprend elle-même. « De
même, dit Marx dans la préface de la Contribution à la critique de
l'économie politique, qu'on ne peut juger un individu sur l'idée
qu'il a de lui-même, on ne peut juger une... époque... sur sa
conscience. » Montrant ailleurs (i) comment « la structure sociale et
l'État sortent continuellement du processus vital d'individus déter-
minés », Marx prend soin d'ajouter : « mais de ces individus non pas
tels qu'ils peuvent apparaître dans leur propre représentation ou dans
celle d'autrui, mais tels qu'ils sont réellement ». La distinction entre
ce que l'existence est en soi et la façon dont cette existence se
comprend est une distinction qu'il importe d'avoir sans cesse présente
à l'esprit parce que des termes comme ceux de « représentation », de
« compréhension » et même de « conscience » sont trop souvent
employés indifféremment pour désigner des réalités pourtant radica-
lement différentes. C'est ainsi que par conscience Marx entend la façon
dont l'existence se représente ou se comprend elle-même, la « conscience »
d'un individu ou d'une époque caractérisant ainsi la manière dont
cet individu ou cette époque comprennent le monde dans lequel
ils vivent et par suite se comprennent eux-mêmes. C'est en ce sens
que Marx dit qu'on ne peut juger une époque sur sa « conscience
de soi ». C'est dans ce sens qu'on parlera d'une « conscience bour-

(I) MARX, Œuvres philosophiques, op. cit., V I , 156.


TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375

geoise » ou d'une « conscience prolétarienne ». La critique dirigée par


Marx contre le concept de conscience ne peut se comprendre qu'en fonction de
cette signification attribuée par lui au mot conscience. Cette critique consiste
à dire que la conscience ainsi entendue ne peut rien changer à la
réalité et que, loin de jouer par rapport à celle-ci le rôle d'un principe,
elle en est tout au plus un effet. Que la conscience ainsi entendue ne
puisse rien changer à la réalité de l'existence, cela résulte de l'oppo-
sition absolue qui existe entre l'existence en soi et la façon dont
l'existence se comprend elle-même, cela résulte, plus profondément,
de l'indépendance radicale de l'existence dans sa nature originaire à
l'égard de toute compréhension existentielle de soi de cette existence.
Un changement de la « conscience » signifie donc une modification
de la compréhension existentielle de soi de l'existence et n'affecte en
rien la réalité de celle-ci. « Ce postulat de modifier la conscience, dit
Marx, revient à demander qu'on interprète différemment ce qui
existe, c'est-à-dire qu'on le reconnaisse au moyen d'une autre inter-
prétation (1). » Reconnaître ce qui existe et, par exemple, l'existence au
moyen d'une autre interprétation, se représenter l'existence comme
quelque chose qui existe, ainsi que le fait la conscience naturelle qui se
comprend elle-même à partir du « monde » entendu comme la somme
de l'étant, ou au contraire comme l'élément ontologique pur qui
n'est en soi rien d'ontique, cela ne change rien à la réalité originaire
de cet élément ontologique pur dans son antériorité radicale par
rapport à tout acte de compréhension, implicite ou explicite, philo-
sophique ou non, dirigé sur lui. C'est uniquement, est-il besoin de le
souligner ici, de cet élément ontologique pur dans sa réalité originaire
antérieure à tout acte de compréhension dirigé sur elle, que s'occupent
les présentes recherches. La distinction entre la réalité originaire de
l'élément ontologique pur et, d'autre part, la compréhension existen-
tielle de cet élément peut paraître simple. Le respect d'une telle

(1) MARX, Œuvres philosophiques, op. cit., V I , 152.


M. H E N R Y 7
2 44
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

distinction amènerait cependant, croyons-nous, à rejeter de la plupart


des ouvrages dits de philosophie une bonne partie quand ce n'est pas
la presque totalité de leur contenu.

§ 1 9 . L'ÊTRE-POUR-SOI AU POINT DE VUE ONTOLOGIQUE


ET AU POINT DE VUE EXISTENTIEL
CONSCIENCE ET VÉRITÉ

La distinction entre la structure ontologique universelle de


l'existence et la compréhension existentielle de cette existence par
elle-même lève l'équivoque qui ne cesse de peser à l'intérieur de la
philosophie sur la problématique du pour-soi. Cette équivoque tient
précisément à ce que, sous le terme de pour-soi, on désigne aussi
bien l'essence de l'existence, en tant que cette essence et par suite
l'existence elle-même, comprise dans la réalité de sa structure ontolo-
gique universelle, consistent dans la manifestation de soi, qu'une
détermination particulière de cette existence dans laquelle celle-ci
se comprend elle-même, et cela d'une façon thématique ou seule-
ment implicite, à l'intérieur d'un mode de compréhension « authen-
tique » ou « inauthentique ». Il est clair, pourtant, que l'analyse du
pour-soi ne peut recevoir une signification ontologique aux yeux de
la pensée philosophique que si l'objet de cette analyse est constitué,
et cela d'une façon non équivoque, par l'existence telle qu'elle est en
soi et non telle qu'elle se comprend. Tout ce qu'on pourra dire de ce
dernier point de vue, c'est-à-dire en considérant la manière dont
l'existence se comprend elle-même, demeure radicalement étranger
au propos de la philosophie première, si par philosophie première
on entend, comme il convient de le faire, l'ontologie elle-même. La
manière dont l'existence se comprend elle-même est variable. On
peut appeler « expérience » cette compréhension de soi de l'existence,
parce que, en se comprenant de la sorte, l'existence fait l'expérience
de ce qu'elle est elle-même à ses yeux. Les différentes façons pour
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 3 7 5

l'existence de se comprendre elle-même constituent ainsi autant


d ' « expériences » de la conscience. Mais ce que la conscience atteint
chaque fois dans son expérience, la signification qu'elle donne au
contenu de celle-ci et qu'elle se donne à elle-même, est quelque
chose qui vaut seulement « pour elle », c'est l'existence telle qu'elle
se la représente, ce n'est pas l'existence telle qu'elle est en soi. Ainsi
la conscience malheureuse du judaïsme se comprend-elle comme
quelque chose d'inessentiel, comme une existence qui laisse l'essence en
dehors d'elle, essence dont elle est radicalement privée et qui lui
demeure à jamais transcendante. L'essence, pourtant, est immanente
à l'existence comme constituant son essence même. Ce qui est défini,
toutefois, dans cette immanence de l'essence à l'existence, c'est
l'existence elle-même, dans sa structure éidétique universelle, non la
représentation variable dans laquelle cette existence se comprend. Car
l'existence peut très bien se comprendre et se comprend effective-
ment dans le judaïsme, selon Hegel, comme inessentielle. Inexistence
est en soi l'essence, elle n'est pas l'essence « pour soi ». Mais l'essence est le
pour-soi. L'existence qui est l'essence est l'existence pour soi. Comment
l'existence qui est le pour-soi peut-elle ne pas être « pour soi » ?
L'existence est le pour-soi en tant qu'elle est l'essence, en tant
que sa structure ontologique est la manifestation de soi de l'essence
de la manifestation pure, la présence à soi-même de l'absolu dans son
absoluité, la Parousie. L'existence qui est le pour-soi n'est pas
« pour-soi » en tant qu'elle ne se dirige pas sur sa propre essence
pour la saisir dans un acte, en tant qu'elle ne se comprend pas elle-
même comme étant l'essence. A l'être-pour-soi qui appartient à
l'essence de l'existence en tant que cette essence est la manifestation
de soi s'oppose ainsi radicalement l'être-pour-soi qui désigne la
compréhension existentielle de soi de l'existence à l'intérieur d'un
acte déterminé de saisie et de représentation. Cette opposition signifie,
ici encore, l'indépendance radicale du pour-soi ontologique à l'égard
du pour-soi existentiel. Que l'existence se comprenne comme n'étant
2 44
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

pas l'essence, n'empêche pas qu'elle soit cette essence dont elle
n'est séparée que dans la représentation illusoire qu'elle se donne
d'elle-même. La séparation de l'essence et de l'existence dans
la représentation est une séparation irréelle. Irréelle, toutefois, cette
séparation ne l'est pas parce qu'elle est fausse, mais parce qu'elle se produit
à l'intérieur de la représentation, c'est-à-dire comme une signification visée
par la conscience dans un mode déterminé de sa vie (i). Uunité de l'essence
et de l'existence telle que nous pouvons la comprendre dans le savoir vrai
n'est pas moins irréelle, en tant justement qu'elle est une unité comprise
par nous, une unité qui appartient à la compréhension existentielle de
soi de l'existence, telle qu'elle s'accomplit du moins à l'intérieur du
savoir philosophique.
La conscience malheureuse du judaïsme ne se représente pas
l'unité de l'essence et de l'existence, cette unité n'est pas pour elle
(fur es), elle est au contraire pour nous (fur uns) qui comprenons
l'existence dans sa vérité, c'est-à-dire comme l'essence. Lorsque
la conscience naturelle se sera élevée à travers toute la série de ses
expériences, à travers l'expérience de la conscience malheureuse, au
savoir philosophique qui est le nôtre, l'unité de l'essence et de
l'existence qui constitue l'essence de cette conscience lui deviendra
présente à elle-même, ne sera plus seulement une unité pour nous. La
conscience sera apportée devant sa vérité. Sa vérité, à savoir l'unité
en elle de l'essence et de l'existence, sera une vérité pour elle (fur
sich). Toutefois, et comme on vient de le voir, l'unité de l'essence et de
l'existence qui est pour la conscience qui parvient à la compréhension
de son essence (fur sich) comme elle est pour nous (fur uns) qui
nous mouvons à l'intérieur du savoir philosophique, n'est pas moins
irréelle que la séparation de l'existence et de l'essence qui est pour
la conscience malheureuse, pour la conscience naturelle en général

(i) L,e fondement de cette affirmation sera exposé ultérieurement, cf. la pro-
blématique du réel et de l'irréel, infra, § 3 1 , 66, 67.
375
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE

(fur es) (1). Ce qui est pour la conscience, « pour elle », « pour soi »,
« pour nous », ce qu'elle se représente en se comprenant dans un mode
déterminé de sa vie est toujours, et cela quel que ce soit ce mode,
quelque chose d'irréel. A la séparation irréelle de l'essence et de
l'existence qui est pour la conscience naturelle (fur es) s'oppose,
non pas l'unité elle-même irréelle de l'essence et de l'existence
qui est pour nous (fur uns) ou pour la conscience qui se comprend
elle-même dans son essence (fur sich), mais seulement l'unité réelle de
l'existence et de l'essence. Peu importe finalement que l'existence se
comprenne ou ne se comprenne pas comme étant l'essence, elle est
l'essence, c'est-à-dire la réalité. Elle est la manifestation de soi de
l'essence de la manifestation, l'être pour-soi originaire de l'être lui-même.
Bien qu'elle semble introduire la problématique dans la dimen-
sion originelle de l'être pour-soi, la distinction instituée par Hegel
entre ce qui est pour la conscience et ce qui est pour nous, lui demeure
en fait radicalement étrangère, elle ne concerne pas la structure ontologique
de l'être-pour-soi. La Phénoménologie de l'Esprit qui s'en tient à la
description de l'existence telle qu'elle est pour la conscience qui se la
représente, que cette conscience soit la conscience naturelle ou la
conscience philosophique, n'a donc à aucun moment affaire avec la
réalité. L'examen des diverses modalités à l'intérieur desquelles
l'existence se comprend elle-même, se poursuit dans l'abstraction

(1) I/existence est séparée de l'essence pour la conscience malheureuse du


judaïsme qui se conçoit justement comme l'existence à laquelle l'essence est radica-
lement transcendante ; on peut dire aussi, comme nous le faisons ici, que l'existence
est séparée de l'essence pour la conscience naturelle en général, parce que cette
conscience ne se représente pas l'essence. 1/essence se trouve ainsi être absente
de la compréhension que l'existence a d'elle-même dans la conscience naturelle,
elle est donc séparée de l'existence telle que cette conscience se la représente. I^a
conscience naturelle comprend l'existence, en elle et dans les choses, comme quelque
chose d'ontique. L,a différence entre la conscience naturelle et la conscience malheu-
reuse du judaïsme est que cette dernière entre du moins en rapport avec l'essence
dans sa représentation, même si elle ne comprend pas cette essence comme étant
la sienne : c'est déjà une conscience religieuse.
2 44
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

parce que, comme le dit lui-même Hegel, « l'abstraction est justement


ce qui n'est pas authentiquement, ce qui seulement est pour la
conscience (1). » Il est vrai que par « ce qui seulement est pour la
conscience » Hegel entend ce qui vaut pour la conscience non
philosophique qui n'est pas encore parvenue au savoir de soi (2).
Mais, on l'a vu, ce qui est pour la conscience philosophique (fur sich,
fur uns) n'est pas moins irréel, l'unité de l'existence et de l'essence
que se représente cette conscience en se comprenant elle-même dans
sa vérité, n'est encore qu'une unité abstraite. On voit, plus précisé-
ment, l'ambiguïté foncière qu'il y a dans l'obligation faite à l'en-soi
de devenir pour-soi lorsque, comme c'est le cas constamment dans la
Phénoménologie de l'Esprit, l'en-soi désigne la réalité de la conscience,
c'est-à-dire en fait la structure ontologique originaire de l'être-pour-
soi. Le devenir-pour-soi de l'être-en-soi de la conscience n'a, à la
rigueur, aucune signification ontologique. L'essence est tout entière
contenue dans l'être-en-soi de la conscience où elle s'est d'ores et
déjà accomplie. Le devenir-pour-soi de l'être-en-soi de la conscience
concerne seulement la manière dont cette conscience se comprend
elle-même et n'a, comme tel, qu'une signification existentielle. Loin
de pouvoir contribuer à la réalisation de l'esprit, le savoir vrai lui est
en fait totalement étranger, et cela parce qu'il se situe sur un tout
autre plan que celui de la réalité. Le devenir-pour-soi de l'être-en-soi
de la conscience n'est pas la phénoménologie de l'esprit. La phénoménologie de
l'esprit, la manifestation de la manifestation pure réside dans l'être-en-soi
de la conscience qui est l'être-pour-soi originaire de l'être et, comme tel, la
manifestation de la manifestation pure, la manifestation de l'esprit. La
« manifestation de l'esprit » dans le savoir vrai, ce que Hegel appelle
improprement la phénoménologie de l'esprit, n'est pas la manifes-
tation de l'esprit qui constitue l'essence même de celui-ci, l'essence de

(1) PhE, I, 318.


(2) Dans le contexte il s'agit de la conscience vertueuse qui croit pouvoir s'oppo-
ser au cours du monde.
375
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE

la conscience et de l'existence en général, elle n'est pas la réalité,


mais seulement une représentation de celle-ci à l'intérieur d'un acte
déterminé de la conscience. L'expression « manifestation de l'esprit »
est donc foncièrement ambiguë : l'esprit est comme tel la manifes-
tation. La « manifestation de l'esprit » est donc l'essence elle-même,
elle est l'élément ontologique originaire et pur tel qu'il est en soi. La
« manifestation de l'esprit » dans le savoir vrai n'appartient pas, au
contraire, à la structure interne de l'essence, elle n'est pas quelque
chose d'ontologique. La « manifestation de l'esprit » dans le savoir
vrai est le strict corrélat d'une représentation déterminée de la
conscience ; elle n'est qu'une « manifestation » parmi d'autres qui,
loin de la constituer, présuppose au contraire l'essence universelle et
pure de la manifestation en général. Le devenir-pour-soi de l'être-
en-soi de la conscience est une modalité de la compréhension existen-
tielle de soi de l'existence. Mais la manifestation comme telle n'est
pas le fait de cette compréhension, elle est celui de l'essence. La
phénoménologie de l'esprit est une structure ontologique.
La distinction entre le pour-soi ontologique et le pour-soi
existentiel nous permet de comprendre le rapport qui unit la conscience
et la vérité. La conscience est en soi la vérité. Lorsque la conscience
se comprend dans sa vérité, elle comprend qu'elle est la vérité. La
vérité qu'elle tenait jusque-là pour l'étant lui apparaît maintenant
comme constituée en réalité par son savoir de l'étant, c'est-à-dire par
elle-même. Que la vérité ne soit pas l'étant mais son savoir de l'étant,
cela n'est pas seulement, toutefois, pour la conscience qui vise cette
« vérité ». Tant que l'identité de la vérité et du savoir est seulement
pour la conscience qui la vise, la « vérité » constituée par cette identité
demeure transcendante par rapport à la conscience, et cela en un
double sens. Elle est transcendante par rapport à la conscience
philosophique (fur uns) comme la signification que cette conscience
atteint en se dépassant vers elle. Elle est transcendante par rapport
à la conscience naturelle (fur es) comme une signification que cette
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

conscience n'atteint pas et qui lui demeure radicalement étrangère.


Mais, dans tous les cas, la « vérité » que la conscience atteint ou
n'atteint pas, selon qu'elle est ou non parvenue au savoir vrai, est
une signification, le strict corrélat d'un acte déterminé de compréhen-
sion. La vérité ainsi entendue se réfère à la manière dont l'existence
se comprend elle-même, elle désigne ce que cette existence se repré-
sente comme étant la vérité, « sa vérité » : c'est une vérité existen-
tielle. Mais la vérité que la conscience est en soi-même et qui est
indépendante de ce que cette conscience se représente comme étant
la vérité, est la vérité ontologique.
Nous disons à propos de cette vérité ontologique, « vérité
que la conscience est en soi-même » et non « en elle-même », car la
vérité ontologique qui constitue l'essence de la conscience est juste-
ment la vérité, la manifestation de soi de l'être, l'être-pour-soi
lui-même et comme tel, dans sa structure ontologique originaire.
L'être-en-soi de la vérité est l'être-pour-soi. La vérité est la vérité
pour-soi. L'être-pour-soi de la vérité est justement la conscience. Que la
conscience soit l'être-pour-soi de la vérité, c'est là justement sa
vie. La vie de la conscience est une vie dans la vérité, c'est la vie de la
vérité elle-même. Parce que la vie de la vérité est la vie même de la
conscience, la conscience n'est à aucun moment séparée de la vérité.
La vérité n'est pas transcendante à la conscience, elle ne lui est jamais
extérieure, jamais « inconnue ». La vérité qui n'est pas pour la
conscience, qui, du moins, peut ne pas être pour elle, est seulement
une vérité existentielle, c'est une vérité que la conscience se repré-
sente ou ne se représente pas lorsqu'elle se comprend elle-même. A
vrai dire, l'existence se comprend toujours elle-même de quelque
façon, elle se représente toujours une « vérité ». Simplement, en se
représentant cette « vérité », elle ne se représente pas une autre
« vérité ». C'est seulement de cette « vérité » qu'elle ne se représente
pas, d'une vérité existentielle, qu'on peut dire que la conscience est
séparée. Avec la dissociation entre la vérité ontologique qui constitue
375
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE

l'essence de la conscience et de l'existence et la vérité existentielle qui


concerne la manière dont l'existence se comprend elle-même est levée
l'ambiguïté qui pèse sur une expression comme « la vérité de l'exis-
tence ». A « la vérité de l'existence » qui varie selon la manière dont
l'existence comprend toute chose et soi-même, s'oppose radicalement
« la vérité de l'existence » qui désigne l'essence même de celle-ci en
tant que cette essence est la manifestation originaire de l'être et,
comme telle, la vérité.
17 oct. 2018
§ 20. CRITIQUE DU CONCEPT HÉGÉLIEN DE L'EXPÉRIENCE

La dissociation entre la vérité ontologique et la vérité existentielle


met en cause la conception hégélienne de l'expérience. L'expérience
est, selon Hegel, l'expérience que la conscience fait de la vérité.
Cette vérité est d'abord pour elle l'étant auquel elle se rapporte.
C'est à l'étant en effet que la conscience mesure son savoir, elle se
demande si son savoir y correspond ou n'y correspond pas. L'étant
est la mesure de la vérité. La conscience a ainsi sa mesure hors
de soi. Mais l'étant est l'objet de son savoir, il est seulement, en réa-
lité, un étant pour elle. L'être-pour-la-conscience de l'étant est sa
vérité. La conscience a la mesure en elle. C'est de deux façons bien
différentes, à vrai dire, que la conscience est la vérité de l'étant. La conscience
est la vérité de l'étant en tant qu'elle est la manifestation originaire
de l'être et, comme telle, la structure ontologique de la vérité absolue.
La manifestation originaire de l'être, toutefois, est le fait de la
conscience en général, elle est le fait de la conscience naturelle qui pose
pourtant la vérité hors de soi. Ce qu'on oppose, comme ayant sa
mesure en soi, à la conscience naturelle qui a sa mesure hors de soi,
n'est donc pas la conscience elle-même dans sa structure ontologique
universelle, ce n'est pas la conscience qui est la vérité de l'étant, c'est
la représentation déterminée d'une conscience elle-même déterminée
qui se comprend justement comme la vérité de l'étant, comme ayant
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

la mesure en elle. La conscience est ici la vérité de l'étant en ce sen


qu'elle se comprend comme cette vérité. Comment une telle conscience
peut-elle naître ? Comment et pourquoi la conscience se représente
t-elle ainsi ?
Sans doute la conscience ne devient-elle pour soi, dans sa reprèsen
tation, la vérité de l'étant que parce qu'elle est en soi cette vérité
que parce que la vérité qu'elle est en soi est l'être-pour-soi. Loin d<
résulter de la représentation de la vérité dans la conscience, l'être
pour-soi de la vérité en est au contraire la présupposition. LÎ
conscience qui est la vérité de l'étant en ce sens qu'elle se représent<
comme telle est donc le résultat, elle ne saurait être un principe d<
l'expérience. C'est pourtant ce qu'en fait Hegel. Expliquant comment
l'expérience réside à ses yeux dans la comparaison qu'institue h
conscience entre son objet et son savoir, il justifie ainsi son point
de vue : « car, dit-il, la conscience est d'un côté conscience de l'objet,
d'un autre côté, conscience de soi-même; elle est conscience de ce qui
lui est le vrai et conscience de son savoir de cette vérité. Puisque
tous les deux sont pour elle, elle est elle-même leur comparaison;
c'est pour elle que son savoir de l'objet correspond à cet objet ou n'y
correspond pas » (i). La possibilité pour la conscience de comparei
son savoir et l'objet et de faire de celui-ci d'abord, de celui-là ensuite,
la mesure de la vérité, trouve ainsi son fondement dans l'affirmation
selon laquelle le savoir et l'objet sont tous les deux « pour elle »,
et cela de la même façon, comme ce qu'elle se représente. Le savoir
de l'étant n'est pas présenté ici comme quelque chose qui est seule-
ment un objet pour nous, c'est pour la conscience naturelle que ce
savoir est un objet, et cela précisément pour qu'elle puisse le comparer
à l'étant. Le mouvement de la conscience dans l'expérience trouve
ainsi son principe, selon Hegel, dans ce que cette conscience se
représente, et cela non seulement au sujet de l'objet, mais encore à

(i) PhE, I, 74-


TRANSCENDANCE ET IMMANENCE375

propos d'elle-même. Ce mouvement de la conscience est pourtant


considéré par Hegel comme constitutif de la réalité. Ainsi la réalité
s'explique-t-elle finalement par le jeu des représentations de la
conscience, par la dialectique des significations à la lumière desquelles
la conscience pense l'objet et se pense elle-même. Notre histoire est le
produit de ce que nous pensons.
A cette histoire de l'expérience de la conscience, toutefois,
Hegel assigne un but, celui pour cette conscience de se comprendre
elle-même telle qu'elle est en soi. Cette compréhension de soi de la
conscience dans son essence, Hegel l'attribue cependant à la conscience
qui fait l'expérience, et cela comme une condition, comme un
principe qui rend cette expérience possible. La compréhension de sôi
de la conscience dans son essence ne peut cependant résulter de
l'expérience et, en même temps, la précéder comme sa propre
condition de possibilité. C'est d'une façon ambiguë, à vrai dire, qu'on
déclare que la « conscience est d'un côté conscience de l'objet, d'un
autre côté, conscience de soi-même. » Ce n'est pas de la même façon,
en réalité, que la conscience est conscience de l'objet et conscience de
soi, l'objet et la conscience elle-même ne sont pas « pour elle » de la
même manière. L'objet est pour la conscience en tant qu'elle se le
représente. La conscience est pour soi en tant qu'elle est en soi la
vérité et, comme telle, l'être-pour-soi lui-même dans sa structure
ontologique originaire. La conscience de soi ne s'oppose donc pas
à la conscience de l'objet et ne peut lui être Comparée, elle constitue
bien plutôt son essence même. Pour instituer une dialectique qui
repose sur la comparaison de la conscience de soi et de la conscience
de l'objet, il faut traiter subrepticement cette conscience de soi
comme une représentation de soi, confondre la signification ontologique
de l'être-pour-soi avec sa signification existentielle. Hegel, cependant, a
besoin d'une telle confusion, elle seule lui permet de traiter l'être-
pour-soi à la fois comme quelque chose qui est à l'origine de l'expé-
rience, qui appartient à la conscience en vertu de son essence même, et,
2 44
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

d'autre part, comme un savoir que la conscience se représente au


même titre qu'elle se représente un objet, et cela de manière à pouvoii
instituer entre eux, comme entre deux termes situés sur un même plan,
une comparaison, quelle que soit la façon dont cette comparaison
s'établisse, que ce soit le savoir ou l'objet qui serve de mesure.
En la confondant avec l'être-pour-soi qui constitue la structure
ontologique originaire de la conscience, Hegel n'obtient pas seule-
ment l'avantage de placer la représentation de son savoir par la
conscience au début de l'expérience et de pouvoir en faire par suite
un ressort de celle-ci — ou plutôt cet avantage peut encore s'exprimer
autrement en disant, comme le fait Hegel, que non seulement les
deux moments, l'objet et le savoir, sont pour la conscience, mais
encore que la comparaison est elle aussi son fait « de sorte que, quand
la conscience s'examine elle-même, il ne nous reste de ce point
de vue que le pur acte de voir ce qui se passe » (1) sans intervenir
nous-mêmes. Et certes le mouvement de l'expérience de la conscience
trouve son principe dans la conscience elle-même, puisque aussi bien
un tel mouvement se produit même si nous ne sommes pas là pour
l'examiner et le comprendre. Cette immanence à la conscience du
principe du mouvement de son expérience, Hegel l'interprète
toutefois comme une présentation explicite à la conscience des
éléments qu'elle examine, comme une présentation dans la représen-
tation. L'expérience est précisément pour Hegel un examen par la
conscience d'objets qu'elle se représente. Ainsi voit-on l'être-pour-
soi déchoir de sa condition ontologique primitive pour devenir
l'un de ces objets. Dans une telle déchéance réside toutefois le passage de la
réalité à la représentation de cette réalité, le passage de la réalité à Virréalité.
Mais dans la sphère de l'irréel quelque chose peut ne pas être pour la
conscience, le savoir représenté n'est jamais un savoir absolu. Ici
se fait jour le paradoxe de tout intellectualisme. Après avoir dit que

(!) PhE, 1, 74.


TRANSCENDANCE ET IMMANENCE375

tout est pour la conscience, Hegel doit dire — précisément parce que
cet être-pour-la-conscience est seulement un être pour et dans sa
représentation — que quelque chose aussi pourtant n'est pas pour
elle. Qu'est-ce donc qui n'est pas pour elle mais seulement pour
nous ?
Le mouvement de l'expérience est, selon Hegel, celui par lequel la
conscience s'aperçoit que l'objet qu'elle prenait jusque-là pour l'en-
soi, la vérité, est seulement en réalité un en-soi pour elle, et que, par
conséquent, c'est l'être-pour-elle de cet en-soi qui est, en fait, la vérité.
Dans un tel mouvement la conscience passe d'un objet à un autre, le
premier est l'en-soi, l'étant, le second est l'être-pour-elle de cet
étant. Le second objet est simplement la vérité du premier objet, son essence,
mais « cette considération de la chose est notre fait» (i). La conscience
qui fait l'expérience et pour qui le second objet vaut maintenant
comme la vérité ne voit en lui qu'un nouvel objet, qui remplace
purement et simplement le premier. Elle ne comprend pas d'où lui
vient ce nouvel objet, la suppression du premier est pour elle une
simple perte qu'elle éprouve dans la souffrance. La naissance du
nouvel objet à partir du premier, comme simple vérité de celui-ci, le
mouvement de son être-devenu, voilà ce qui n'est pas pour elle, ce
qui « se passe pour ainsi dire derrière son dos » (2), ce qui est seule-
ment pour nous. Mais, on l'a vu, ce qui est pour nous est aussi irréel que
ce qui est seulement pour elle. Le mouvement de naître du nouvel objet,
s'il est réel, n'est pas seulement pour nous. La réalité du mouvement
de l'expérience n'est, à vrai dire, ni pour elle, ni pour nous. L'expé-
rience réelle ne se produit ni devant la conscience, ni derrière elle, elle se
produit dans la dimension ontologique originaire de l'être-pour-soi. La
compréhension du mouvement de l'expérience dans la représentation
du devenir du nouvel objet, voilà ce qui est seulement pour nous, ce

(1) PhE, I, 7
(2) I D . , 77.
2 44
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

qui peut ne pas être pour elle. Le « moment qui n'est pas présent pour
la conscience qui est elle-même enfoncée dans l'expérience » (1)
est un moment abstrait. Loin de constituer la réalité, l'être-pour-nous
en est la simple représentation. La confusion de la réalité avec la
représentation est lourde de conséquences : ce qui ne s'étale pas
devant la conscience doit, s'il est réel, se trouver quelque part
ailleurs, de telle manière cependant qu'il soit lui aussi une représen-
tation, un contenu étalé pour une conscience possible. De ce qui ne
se produit pas devant la conscience on dira donc qu'il se passe
« derrière elle ». L'intellectualisme, que ce soit celui de Hegel ou de
Freud, est une doctrine de l'inconscient.
Ce qui se passe derrière la conscience est cependant ce vers
quoi la conscience tend, ce qu'elle aspire à se représenter. Lorsque
la conscience se représentera ce qui se passe derrière le dos de la
conscience naturelle, ce qui est seulement pour nous sera aussi pour
elle (fSr sich), la conscience sera parvenue au savoir vrai. Le mouve-
ment de la conscience vers le savoir vrai est le mouvement de l'expé-
rience. Le mouvement de l'expérience trouve son origine, selon
Hegel, dans l'inégalité qui existe entre la conscience de l'objet
et la conscience de soi, dans la différence, dit Heidegger, entre le
savoir naturel et le savoir réel. Lorsque cette différence sera sup-
primée, lorsque la conscience sera égale à son objet, parce que cet
objet sera la conscience même, alors l'expérience s'arrêtera. En quoi
consiste, cependant, l'inégalité entre la conscience de l'objet et la
conscience de 6oi, la différence entre le savoir naturel et le savoir
réel, différence qui se trouve à l'origine du mouvement de l'expé-
rience ? Le savoir naturel est le savoir de la conscience qui vise
l'étant. Le savoir réel est le savoir qui permet le savoir naturel,
c'est la manifestation originaire de l'être qui rend possible la manifes-
tation de l'étant. Le savoir réel est immanent au savoir naturel

(1) PhE, 1, 77-


375
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE

comme constituant son essence même. La différence entre le savoir


naturel et le savoir réel est la différence qui existe entre une modalité
de la vie de la conscience et cette conscience elle-même dans sa
structure ontologique universelle. Une telle différence n'estpas susceptible
d'être supprimée : elle subsiste dans le savoir vrai. La vérité existentielle
qui se fait jour dans celui-ci n'est pas la vérité ontologique qui
constitue l'essence du savoir réel. La différence qui peut être supprimée
à la fin de l'expérience est seulement la différence qui existe entre le
savoir naturel et le savoir vrai, lorsque précisément le savoir naturel
est devenu le savoir vrai. Mais cette différence, abolie dans le savoir
vrai, entre ce qui est « pour nous » et ce qui est « pour elle » n'est
précisément pas celle qui est à l'origine de l'expérience. La différence
qui est à l'origine de l'expérience n'est pas une différence entre deux
représentations, c'est une différence entre ce que la conscience
se représente et, d'autre part, ce qu'elle est en soi. Comment cette
différence entre deux termes dont l'un seulement est « pour elle » peut-elle
entrer néanmoins dans la vie de la conscience de manière à y devenir agissante
et à déterminer en elle un mouvement ? Hegel ne concevait pas cette
possibilité autrement qu'en faisant de l'autre terme, de l'être-en-soi de
la conscience, quelque chose qui est aussi, d'une certaine façon,
« pour elle ». En confondant ainsi la signification ontologique
et la signification existentielle de l'être-pour-soi, Hegel faisait du
savoir réel une représentation. La confusion de la signification ontolo-
gique et de la signification existentielle de l'être-pour-soi est identiquement
celle du savoir réel et du savoir vrai. Parce que le savoir réel était confondu
avec le savoir vrai, il devenait quelque chose qu'on pouvait comparer
avec le savoir naturel. Parce que la différence, immanente à la
conscience, entre le savoir réel et le savoir naturel était comprise
comme une différence entre deux représentations, elle était aussi
comprise comme une différence qui peut être surmontée. La différence
qui est surmontée à la fin du cours de l'expérience devenait ainsi
celle-là même qui se trouvait à son origine. Surmontée à la fin du
2 44
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

cours de l'expérience, cette différence risquait, il est vrai, de l'être dès


le début, puisque le savoir réel immanent à la conscience naturelle,
le savoir de soi du savoir de l'objet, était justement compris comme
une représentation de ce savoir, comme le savoir vrai. Sans doute
cette représentation pouvait-elle être impropre et la conscience
naturelle comprendre par exemple son savoir de l'objet comme
quelque chose d'ontique. Ce savoir faux était du moins un savoir
vrai, un savoir portant sur la vérité. Celle-ci avait été, depuis le
début, remplacée par sa propre représentation.

§ 2 1 . L A RÉAFFIRMATION DU C A R A C T È R E ORIGINAIRE
DE LA MANIFESTATION DE L ' Ê T R E
DANS LA MISE EN LUMIÈRE DE SON C A R A C T È R E NON HISTORIQUE

La confusion du savoir vrai et du savoir réel amène la problé-


matique à situer celui-ci à la fin du cours de l'expérience. Le savoir
réel est l'absolu. « L'absolu, dit Hegel, est essentiellement Résultat (i). »
Ce qui résulte de l'histoire de l'expérience de la conscience, en fait,
ce n'est pas l'absolu, mais seulement sa représentation dans le savoir
vrai. Sans doute cette représentation diffère-t-elle de celle dans
laquelle la conscience naturelle se représente son propre savoir
pour le comparer à l'objet. Cette différence entre le savoir naturel
et le savoir vrai n'exclut pas leur homogénéité. C'est cette homo-
généité qui permet à Hegel de partir de l'un pour arriver à l'autre,
de partir du savoir phénoménal pour s'élever à « l'absolu ». En
s'élevant à 1' « absolu » à partir du savoir phénoménal, Hegel croit
pouvoir s'opposer à Schelling qui ne peut expliquer comment la
conscience parvient au savoir absolu, ou, inversement, comment elle
s'en sépare. Le problème de savoir comment la conscience parvient au savoir
absolu ne peut cependant être résolu au terme de l'histoire de la conscience,

(i) PhE, I, 19.


375
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE

il doit l'être à son début. La conscience, à vrai dire, ne parvient pas plus
au savoir absolu qu'elle ne s'en sépare. L'absolu est l'être lui-même,
le savoir absolu est la manifestation de soi de l'être. En tant qu'elle
est la manifestation de soi de l'être, la conscience est elle-même le
savoir absolu. Le problème du savoir absolu est le problème de la structure
interne de la conscience en général.
Que la conscience doive être parvenue au savoir absolu, et cela
dès le début de son histoire, ne signifie certes pas que le savoir
absolu soit équivalent au savoir naturel. Le savoir absolu n'est pas le
savoir naturel par lequel commence l'histoire de la conscience,
il est son essence. Dans ce qui est au début il convient donc de
distinguer une modalité de la vie de la conscience, modalité dans
laquelle cette conscience commence l'histoire de sa vie, et, d'autre
part, ce qui rend possible un tel commencement, à savoir le commen-
cement lui-même. Le savoir absolu est ce commencement absolu, il
est l'origine, et cela en un sens ontologique et non pas seulement
existentiel, l'origine qui est le surgissement de la dimension effective de la
phénoménalité où quelque chose en général, et le savoir naturel d'abord,
peuvent se produire, c'est-à-dire se manifester. Comme il est celle
du savoir naturel, le savoir absolu est aussi l'essence du savoir vrai.
A la différence du savoir naturel celui-ci se représente l'acte même par
lequel il surgit et se rend ainsi présente à lui-même sa propre origine.
Mais cette manifestation de l'origine dans la représentation du savoir
vrai n'est pas l'origine elle-même, elle la présuppose en tant que,
comme tout autre savoir, le savoir vrai se manifeste d'abord, sur le
fond en lui de l'essence de la manifestation. Précisément parce qu'il
est l'essence commune du savoir naturel et du savoir vrai, le savoir
absolu est étranger à leur histoire, le passage du savoir naturel au
savoir vrai ne le concerne pas. Le rapport du savoir absolu au savoir
naturel et au savoir vrai est celui, précédemment étudié, qui existe
entre l'essence de la conscience et ses déterminations existentielles.
La dissociation entre la vérité ontologique, qui constitue l'essence
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

de la conscience, et la vérité existentielle, qui apparaît à celle-ci à


travers les actes déterminés de représentation par lesquels elle se
comprend elle-même, nous permet de fixer le départ entre ce qui est
historique et ce qui ne l'est pas. Ce qui est historique, c'est la vérité
que l'existence se représente à son propre sujet, c'est la représentation
de la vérité (i). C'est de cette représentation de la vérité seulement
qu'on peut dire qu'elle a une histoire et qu'elle devient, au terme
de celle-ci seulement, « égale » à son objet, c'est-à-dire à la vérité, au
concept. Mais la vérité est présente avant l'accomplissement de cette
histoire, avant que la conscience ne se la représente. Le concept est
là avant son devenir dans le temps, l'essence de la manifestation est
effective avant le travail par lequel la conscience parvient à se donner
de cette essence, c'est-à-dire d'elle-même, une représentation qui
lui soit conforme. C'est avec ces restrictions, à vrai dire essentielles,
qu'il convient d'entendre ce texte de Hegel : « mais en ce qui concerne
l'être-là de ce concept dans le temps et dans l'effectivité... comme
l'esprit qui sait ce qu'il est, il n'existe pas autrement et il n'existe
qu'après l'accomplissement du travail par lequel... il se crée pour sa
conscience la figure de son essence et de cette façon égalise sa
conscience de soi avec sa conscience » (2). Ce qui advient dans le
travail accompli par la conscience au cours de son histoire, c'est
seulement la « figure de son essence », ce n'est pas cette essence
elle-même. L'essence de la conscience est cependant l'être-là effectif du
concept. Au concept il appartient d'être effectivement là autrement
que par le travail de la conscience, ailleurs que dans l'histoire.
C'est d'une façon impropre, d'autre part, qu'on parle d'une
égalité entre la « conscience » et son essence. Avec l'essence qui
constitue la structure ontologique de l'être-pour-soi et de la vérité
absolue, la « conscience » qui désigne la représentation de cette

(1) Encore ne prétend-on nullement ici faire de cette représentation le ressort


de l'histoire, l'essence de ce qui est historique.
(2) PhE, II, 303-304.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375

essence ne peut se recouvrir, fût-ce dans le savoir philosophique, car,


comme on l'a vu, la différence entre la réalité et sa représentation ne
peut être supprimée. La conscience de soi, dont Hegel dit contre
Fichte qu'elle ne surgit qu'après un processus préliminaire, n'a donc
à la rigueur aucune signification ontologique, elle ne saurait désigner
la structure de l'essence ni lui appartenir. L'absolu, si l'on veut bien
entendre par là l'être-pour-soi originaire de l'essence qui fait d'elle la
réalité, ne se produit pas dans l'histoire. C'est donc, encore, la simple
représentation de l'essence qu'on peut refuser à « cet enthousiasme
qui, comme un coup de pistolet, commence immédiatement avec le
savoir absolu et se débarrasse des positions différentes en déclarant
qu'il n'en veut rien savoir » (i). L'absolu que pose cet enthousiasme
n'est, en effet, qu'une position ; une autre position dès lors s'y oppose,
celle notamment à laquelle cet enthousiasme ne parviendra qu'après
s'être changé lui-même en son contraire, et cela dans le chemin du
désespoir qui est celui de la conscience. Le savoir absolu, pourtant,
est le fait de cet enthousiasme, et cela comme ce qui lui permet d'être,
comme ce premier acte d'apparaître de l'essence originaire et pure
de la manifestation qui a d'ores et déjà accompli son œuvre pour
lui, pour lui permettre du moins de se manifester, L'histoire n'est
donc pas le « mouvement par lequel advient l'apparaître » (2) car
celui-ci est d'ores et déjà venu près de nous, le s'apparaître de l'appa-
raître s'est d'ores et déjà produit, et cela comme le surgisgement
originel d'une dimension effective de phénoménalité où cette histoire
peut s'accomplir et d'abord commencer,. Le savoir transcendantal
n'est pas à acquérir, il est à priori. Ce qui est au début n'est pas la
modestie d'un Grund obscur, c'est le Verbe. La réalité de l'absolu est
présupposée comme la condition de toute réalité possible en général,
comme la condition d'une histoire. Mais la réalité de l'absolu est son

(1) PhE, I, 25.


(2) H, 140.
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

absoluité, sa présence originaire à soi-même dans la Parousie. La


présence de l'absolu à lui-même, la réunion de son essence dans son
unité avec elle-même, telle est la forte nature de l'origine elle-même.
La Parousie se produit à l'origine parce qu'elle constitue l'essence de celle-ci.
Parce qu'elle constitue l'essence de l'origine, la Parousie ne résulte
d'aucun progrès, elle en est la présupposition. Dans la Parousie réside
la réalité de l'absolu. Parce qu'il trouve sa réalité dans la Parousie,
l'absolu la trouve dans l'origine. Le destin de l'absolu ne se joue pas
dans l'histoire.
Parce que l'absolu trouve sa réalité dans l'origine, la représen-
tation historique de la vérité lui est étrangère, elle n'entre pas dans la
définition structurale de la réalité absolue. Parce qu'elle est étrangère
à la définition structurale de la réalité absolue, la représentation histo-
rique de la vérité ne constitue pas le moment où cette réalité se
réalise, elle n'en est en aucune façon la condition. A la question
posée de savoir « comment un savoir en soi intemporel, un savoir
absolu, peut... avoir des conditions temporelles dans l'existence et le
devenir d'une humanité » (i), il faut répondre qu'un tel savoir,
s'il est l'absolu, n'a en fait aucune condition historique. Une telle
« condition » le présupposerait elle aussi, et cela non pas comme un
absolu virtuel qui ne se réaliserait en quelque sorte qu'en elle, mais
comme un absolu qui s'est d'ores et déjà réalisé, comme l'acte effectif
et concret de la manifestation accomplie. L'essence accomplie de la
manifestation est la condition de possibilité de l'expérience, l'essence
de l'expérience et de la vérité. Parce qu'elle n'entre pas comme une
condition dans la définition de la structure interne de cette essence, la
représentation ne lui appartient pas. Il est donc faux de dire, comme
le fait Heidegger à la suite de Hegel, que « la représentation appar-
tient à l'essence de l'expérience » (2), ou encore que « la représen-

(1) J . HYPPOLITE, Genèse et Structure de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel,


Aubier, Paris, 1940, 575.
(2) H, 176.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375

tation de l'expérience est voulue à partir de l'essence de l'expérience


comme lui appartenant » (1).
Pourquoi, cependant, la représentation appartiendrait-elle à
l'essence de l'expérience, pourquoi serait-elle voulue à partir de
celle-ci comme lui appartenant ? L'essence est l'essence de la manifes-
tation. La représentation signifie le renversement et l'histoire. Que la
représentation appartienne à l'essence, cela veut dire que le renver-
sement et l'histoire sont nécessaires pour que l'essence se réalise,
pour que la manifestation devienne effective. La manifestation effec-
tive a cependant été montrée comme la condition du renversement et
de l'histoire. Que le caractère en vertu duquel l'essence est la présup-
position soit cependant oublié au moment même où l'essence est
pensée comme ne se réalisant que dans le renversement et l'histoire,
cela atteste que ce caractère n'est pas clair. Le caractère en vertu
duquel l'essence est la présupposition n'est rien d'autre, toutefois,
que le caractère originaire de la révélation. C'est parce que ce caractère
n'est pas pour nous, c'est parce que la représentation se représente mal
l'essence originaire de la révélation qu'elle l'insère dans le processus
qui lui appartient en propre, dans une histoire qui est sa propre
histoire. La raison pour laquelle, confondant leur pouvoir avec
celui de l'origine, le renversement et l'histoire se substituent à
celle-ci pour s'identifier avec l'essence qui assure la promotion de la
phénoménalité effective réside ainsi dans l'incapacité de la pensée à
saisir en lui-même son propre fondement. La tâche de saisir un tel
fondement est pourtant celle de l'ontologie. A cette tâche qui est la
sienne l'ontologie s'égale seulement dans le respect de l'origine. Si,
comme le dit lui-même Hegel, une pensée pure est « celle qui se
tourne vers le commencement des choses » (2), l'ontologie ne sera
cette pensée pure, elle ne préservera sa pureté que dans la claire

(1) H, 175.
(2) L, 163.
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

conscience de ce qui était avant elle. Ce qui était avant elle était
déjà l'esprit, car, comme le dit encore Hegel, « ce que l'esprit est,
il le fut toujours en soi » (i). Mais l'en-soi de l'esprit est l'être-
pour-soi originaire de l'essence de la manifestation, et cet être-pour-
soi de l'essence n'est pas le fait de la représentation mais sa condition.
En rejetant la représentation hors de l'essence, la distinction de la
vérité ontologique et de la vérité existentielle nous interdit de
considérer cette essence comme inachevée tant que la représentation
ne la comprend pas. Elle écarte l'affirmation selon laquelle la conscience
est « quelque chose qu'elle n'est pas encore » (2). Ce que la conscience
n'est pas encore, n'est pas la conscience, n'appartient pas à la sphère de la
réalité. Ce que la conscience n'est pas encore est seulement la science,
l'élément idéal qui a besoin de la réalité mais qui ne la produit pas.
L'identification de ce que la conscience n'est pas avec ce qu'elle est,
est la tentation de la science, l'illusion qu'elle a, en se comprenant
elle-même, de comprendre la réalité.
Le savoir philosophique manque son but lorsqu'il s'interroge
sur lui-même. Ou bien il faut qu'il pousse cette interrogation assez
loin pour qu'elle soit identiquement une interrogation sur l'essence
de tout savoir comme tel. Ce n'est pas le savoir philosophique qui
importe. La philosophie vient toujours trop tard car ce qu'elle dit
était au commencement.

§ 2 2 . L ' I N T E R P R É T A T I O N DE L'ESSENCE DE LA PHÉNOMÉNALITÉ


A L ' I N T É R I E U R DES PRÉSUPPOSITIONS FONDAMENTALES DU MONISME
ET L E PROBLÈME DE LA RÉCEPTIVITÉ
SIGNIFICATION ONTOLOGIQUE D E C E PROBLÈME

Les analyses qui précèdent (§ 17 à 21) ont mis en lumière le


caractère originaire de la manifestation. Un tel caractère signifie que

(1) L, 77.
(2) H, 167.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 3 75

l'essence de la manifestation se manifeste en elle-même et par elle-


même, et cela d'une manière originaire, comme ce qui doit d'ores
et déjà s'être manifesté pour que quelque chose d'autre, à savoir
l'étant, puisse, alors et seulement, dans le milieu ainsi ouvert de la
phénoménalité effective, se manifester à son tour. L'essence de la
manifestation, cependant, a été interprétée à l'intérieur des présuppo-
sitions ontologiques fondamentales du monisme. Le caractère origi-
naire de l'essence de la manifestation ainsi entendue signifie la
manifestation en et pour soi de l'horizon pur dans lequel l'essence
s'objective pour réaliser son œuvre. L'essence réalise son œuvre par
elle-même, en cela réside sa Selbstàndigkeit. Mais le problème,
comme il a été montré, est celui de la possibilité de la Selbstàndigkeit.
Il s'agit de savoir comment est possible la manifestation de l'horizon pur de
l'être.
L'horizon est ce que, comme transcendance, l'essence s'oppose
à elle-même. A l'essence, toutefois, il ne suffit pas, pour être réelle,
de s'opposer ainsi l'horizon dans lequel elle s'objective. Ou plutôt,
cette opposition n'en est véritablement une, n'est une opposition
qui persiste et qui est ainsi possible dans et par cette persistance que
si ce qu'elle s'oppose est maintenu près d'elle, et cela dans l'acte
même de l'opposition. Comment, cependant, ce que l'essence s'oppose
peut-il être maintenu près d'elle, sinon à la condition d'être reçu
par elle? L'opposition et la réception de ce qui, dans l'opposition,
sé trouve opposé à l'essence constituent ensemble la possibilité de
l'objectivation. La possibilité ontologique réside dans le pouvoir
phénoménologique du fondement. Dans l'unité indissoluble de
l'opposition et de la réception de l'horizon apparaît le caractère
fondamental de la réception qui assure en fait la possibilité de cette
unité. Être reçu, cela veut dire, se donner à, apparaître, se manifester.
La réceptivité de l'horizon est identiquement sa manifestation. Si, comme il à
été montré, le devenir phénoménal de l'essence pure de la phéno-
ménalité réside dans la manifestation de l'horizon, la question de la
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

possibilité interne de ce devenir qui confère à l'essence sa réalité se


concentre dans le problème de la réceptivité. La réponse à ce pro-
blème rend seule compréhensible dans sa structure interne la Selb-
stândigkeit de l'essence.
Le problème de la réceptivité a une signification ontologique
pure. Le caractère ontologique de celle-ci résulte de l'appartenance
à l'essence de ce qu'il s'agit de recevoir. Ce qu'il s'agit de recevoir,
en effet, ce n'est pas l'étant mais le milieu phénoménologique pur
dans lequel l'étant peut se manifester, c'est-à-dire être reçu à son
tour. Un tel milieu pur dans lequel l'étant est susceptible de se
montrer ne peut, à vrai dire, être appelé par nous un milieu « phénomé-
nologique » que pour autant précisément qu'il est reçu. Mais la
réceptivité n'est pas seulement ontologique parce que le contenu
qu'elle reçoit est un contenu ontologique pur. En tant qu'elle le reçoit
précisément, c'est-à-dire dans sa nature même, la réceptivité est
ontologique comme constituant ce qu'il y a de plus essentiel dans
l'essence elle-même. Ce qu'il y a de plus essentiel dans l'essence est
ce qui assure la possibilité de sa cohérence interne. Ce qui assure la
possibilité de la cohérence interne de l'essence qui s'objective sous la
forme de l'horizon ontologique pur qu'elle s'oppose, est l'acte qui
maintient près d'elle ce qui se trouve ainsi posé devant elle, est
l'acte par lequel elle le reçoit. En tant qu'elle fonde la réception
par soi de l'essence et, solidairement, la manifestation de l'horizon,
la réceptivité est ce qu'il y a de plus essentiel dans l'essence pure de la
manifestation, la réceptivité est ontologique.
Le caractère ontologique de la réceptivité a pu être masqué dans
la mesure où celle-ci est d'abord pensée à la lumière du problème
de la réception de l'étant et se trouve liée, pour cette raison, au
concept de la finitude, tel du moins qu'il se présente en premier lieu.
Comme la réception de l'étant se fonde sur l'essence, elle présuppose,
antérieurement à elle, antérieurement à l'acte réceptif lui-même par
conséquent, une connaissance d'un autre ordre, une connaissance
375
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE

ontologique qui, par opposition à cette connaissance réceptrice, est


d'abord interprétée comme une connaissance, non plus réceptrice,
mais au contraire créatrice. « Si la connaissance finie de l'étant est
possible, dit Heidegger, elle devra se fonder sur un connaître de l'être
de l'étant préalable à tout acte réceptif. La connaissance finie de l'étant
réclame donc, pour être possible, un connaître non réceptif ... une sorte
d'intuition « créatrice » (1). » En quoi consiste, cependant, la connais-
sance ontologique qui rend possible la réception de l'étant ? Si
une telle connaissance, ne concernant plus l'étant, ne peut être
réceptrice à l'égard de celui-ci, ne l'est-elle pas, et cela essentiellement,
à l'égard de l'être lui-même, dans la mesure où elle se trouve déter-
minée comme le processus par lequel l'essence s'objective sous la
forme d'un horizon qui ne se manifeste à elle qu'en tant précisément
qu'elle le reçoit ? Montrer que le problème de la réception de l'étant
renvoie à un problème d'ordre ontologique n'est pas résoudre
le problème de la réceptivité mais seulement poser celui-ci sur le
plan qui est originellement le sien, et cela d'une façon d'autant plus
urgente que dans l'essence de la réceptivité ontologique résident le
fondement et, finalement, l'essence de la réceptivité ontique elle-
même. Que la réceptivité ait un caractère essentiellement ontologique
ne signifie pas, en effet, qu'elle soit étrangère à la réception de l'étant
puisque, bien au contraire, c'est seulement comme objet que l'étant
est susceptible d'être reçu. L'objectivation doit être possible pour
que la réception de l'étant s'accomplisse. Mais la possibilité de
l'objectivation réside dans l'essence ontologique de la réceptivité.
Loin de le supprimer, la référence de la connaissance ontique à la
connaissance ontologique fait surgir dans toute son acuité le problème
de la réceptivité.
La compréhension du caractère ontologique de la réceptivité
lève l'ambiguïté qui pèse sur l'opposition instituée par la pensée

(1) K, 98, souligné par nous.


2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

philosophique traditionnelle entre une connaissance « créatrice »,


d'une part, et, d'autre part, une connaissance « réceptrice ». Une telle
opposition ne vaut, en fait, que relativement à l'étant; t a connaissance
sera dite créatrice ou réceptrice, dans sa relation à l'étant, selon que
celui-ci jaillit de l'acte même par lequel elle l'intuitionne ou que, au
contraire, elle est astreinte à le trouver comme un étant qu'elle ne
crée pas mais qui existe indépendamment d'elle. Mais la connaissance
ontologique qui forme l'horizon de l'être en même temps qu'elle le reçoit est
créatrice et réceptrice à la fois, et cela dans l'unité indissoluble de son essence
même. Ainsi apparaît le caractère inessentiel de la distinction kantienne
de YEntstand et du Gegenstand. A vrai dire, cette distinction n'est pas
seulement inessentielle, elle se révèle foncièrement obscure. En oppo-
sant l'intuition créatrice dont nous avons du moins l'idée et, d'autre
part, une intuition astreinte à recevoir un étant étranger, Kant
prétend tenir le fondement de l'opposition métaphysique entre une
connaissance finie et une connaissance infinie. Mais le vrai problème
n'est pas de savoir si l'étant procède ou non du pouvoir de connais-
sance lui-même, il est de comprendre comment cet étant, que la
connaissance crée ou qu'elle ne crée pas, peut cependant se manifester
à elle. Quand bien même l'étant serait posé dans l'existence par l'acte
même du pouvoir qui le connaît, il faut, si justement ce pouvoir est
celui d'une connaissance, que l'étant se manifeste à lui. Et comment
pourrait-il le faire, sinon par la médiation de l'essence originaire et
pure de la manifestation ? Mais la finitude est, comme il a été montré,
une catégorie ontologique, elle trouve son fondement dans l'essence en tant que
ce qui surgit dans l'œuvre de celle-ci est l'horizon fini de l'être. Que l'étant
soit créé ne change rien à la finitude de sa manifestation, à la finitude
essentielle qui le concerne dans son être même. C'est sans doute en
tant qu'objet que l'étant est fini. Mais l'étant n'est pas un ob-jet parce
qu'il existe préalablement à une connaissance qui ne le crée pas.
L'intuition n'est pas finie parce qu'elle reçoit un étant qui n'émane
pas d'elle. Elle est finie en elle-même, en tant qu'intuition. C'est
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375

le pouvoir ontologique astreint à recevoir le lieu fini (qu'il forme


lui-même ) de l'être qui est fini, et cela abstraction faite de toute
considération concernant la nature de l'étant qui surgit dans ce
lieu, que cet étant soit produit ou non par le pouvoir ontologique
de la manifestation.
Que l'étant soit fini en tant qu'objet veut dire : il est fini en tant
qu'il est intuitionné. Car l'intuition trouve son fondement dans le
processus par lequel l'essence s'objecte le champ pur de la phénomé-
nalité sous la forme d'un horizon fini. Il est clair alors que le concept
antithétique d'une intuition originaire infinie surgit dans la problématique
sans aucun contexte. Qu'une telle intuition soit dite originaire et infinie
parce qu'elle est créatrice de l'étant, ne change rien à la nature
finie de l'intuition en elle. Ou alors, avec cette idée d'une intuition infinie,
c'est un autre mode de manifestation qui est pensé, c'est une autre manière
d'apparaître et de se donner qui veutfaire valoir son concept devant la réflexion
philosophique. Mais de quel droit cet autre mode de révélation est-il
encore appelé une intuition ? A quel titre la philosophie peut-elle
l'accueillir en l'absence de toute problématique véritable et explicite
dirigée sur lui ? Un tel mode de révélation qui constitue un élément
ontologique formel pur ne saurait, en tout cas, être défini par sa
relation à un contenu ontique, par le fait que celui-ci est censé émaner
de lui. C'est de la structure ontologique interne de l'essence de la
manifestation considérée en elle-même et comprise dans sa pureté
qu'il s'agit. Aussi longtemps que cette essence est interprétée comme
celle de la transcendance, la phénoménalité effective, pure, qu'elle
promeut, doit, en tant que telle, être finie. L'étant qui se manifeste
par la médiation de cette essence est fini, lui aussi, et cela qu'il soit
créé ou non par le pouvoir de la connaissance, c'est-à-dire par cette
essence même. C'est dans tous les cas un étant qui se manifeste à
l'intérieur de l'horizon fini de l'être. U « Entstand » est lui aussi un
ob-jet, aussi longtemps du moins qu'il est intuitionné. Seule une confusion
permet de l'opposer, de ce point de vue ontologique, à l'étant que
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

l'intuition ne crée pas mais trouve simplement devant elle. Cette


confusion, Heidegger la commet lorsqu'il écrit : « à la connaissance
finie seule peut être donnée une réalité du type objet (Gegenstand).
Elle seule doit s'exposer à l'étant qui est déjà » (i). Le caractère
en vertu duquel l'étant est antérieur à l'exercice d'un pouvoir de la
connaissance qui ne le crée pas est un caractère ontique. Le caractère
en vertu duquel l'étant est l'ob-jet est un caractère ontologique qui
détermine à priori la structure de l'être de tout étant possible en tant
qu'étant intuitionné. La confusion de ces deux caractères amène à
donner un sens ultime à l'opposition d'une intuition « créatrice » et
d'une intuition « réceptrice ». Mais cette opposition perd toute
signification ontologique, et peut-être toute espèce de signification
possible en général, pour la pensée qui pense l'objet. A une telle
pensée il est donné de comprendre que l'ob-jet n'est pas devant
(ob, gegen) parce que l'étant qu'il représente est trouvé et non créé
par le pouvoir de la connaissance, mais parce qu'il se manifeste dans
une intuition — et que c'est pour cela aussi qu'il est fini.
En interdisant de lier la signification réceptrice de la connaissance
à un caractère de l'étant, la critique de la distinction instituée par
Kant entre VEntstand et le Gegenstand rend plus évident le caractère
ontologique de la réceptivité. La réceptivité concerne sans doute
l'étant dans la mesure où elle rend possible sa réception. Ce n'est
pas l'étant, toutefois, qui est reçu, mais son être. Plus exactement,
l'être de l'étant réside dans sa réceptivité. La réceptivité n'est pas une
catégorie de l'étant, elle est ontologique en tant qu'elle constitue l'essence
même de l'être.
La compréhension du caractère ontologique du problème de la
réceptivité rend plus urgente sa solution. Car si la réception de l'étant
se fonde sur la réceptivité de l'être, il ne suffit pas de constater celle-ci.
Cette question, dès lors, surgit inévitablement devant nous : qu'est-ce

(i) K, 92.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375

donc qui rend ontologiquement possible la réceptivité de l'être,


c'est-à-dire la manifestation de l'horizon pur que s'objecte l'essence
originaire de l'objectivation ?
18 oct. 2018
§ 23. L A POSSIBILITÉ INTERNE DE LA RÉCEPTIVITÉ DE L ' Ê T R E
ET LA PROBLÉMATIQUE DU SCHÉMATISME

La réponse à la question de la possibilité de la réceptivité de


l'être s'oriente d'abord vers la délimitation précise de la nature de la
réalité qu'il s'agit de recevoir. Cette réalité est l'horizon pur de l'être.
En tant que pur, c'est-à-dire en tant qu'il n'est rien d'ontique, cet
horizon est aussi bien celui du néant. Mais le néant de l'horizon que
s'objecte l'essence n'est pas rien. C'est seulement lorsqu'elle prend
indûment l'étant pour le critère de la réalité que la pensée philoso-
phique en vient à l'idée que l'horizon pur n'est « rien » et que le
pouvoir qui rend possible l'intuition est une forme vide et par elle-
même privée de contenu. De ce contenu on ne peut dire, de la même
manière, qu'il n'est pas « connu » que si on réserve le nom de connais-
sance à la saisie de l'étant. Mais la saisie thématique de l'étant pré-
suppose la manifestation de l'horizon de l'être. Précisément parce
qu'il n'est rien d'ontique, l'horizon de l'être ne saurait être saisi
d'une manière thématique comme un étant. Bien plus, c'est à la
condition de n'être pas l'objet d'une saisie thématique que l'horizon
laisse libre la place pour une saisie de ce genre. « L'horizon, dit
Heidegger, sera non thématique, mais restera en même temps dans le
champ du regard. A cette condition seule il peut proposer et rendre
thématique en tant que tel l'étant rencontré en lui (1). » La critique du
thématisme, toutefois, ne constitue qu'une détermination purement négative
de la nature de la réalité qui s'objecte dans l'objectivation pure de l'essence.
Une telle détermination ne caractérise en aucune façon la réalité
positive du néant. Que l'horizon ne soit pas quelque chose d'ontique,

(1) K, 180.
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

que sa manifestation ne s'accomplisse pas dans une saisie thématique


comme celle de l'étant, cela ne définit ni la réalité de l'horizon, ni son
mode propre de manifestation. Mais la réalité de l'horizon est iden-
tiquement son mode de manifestation. Si l'horizon de l'être est
compris comme le néant, alors le problème est celui d'une phénomé-
nologie du néant.
La détermination de la réalité qui s'objecte dans l'œuvre pure
de l'essence ne peut éclaircir ce qui rend ontologiquement possible la
réceptivité de l'être, puisque, bien au contraire, elle renvoie à celle-ci
comme à ce qui permet seul à une telle détermination de s'accomplir.
En tant que la réalité de l'horizon réside ultimement dans le pouvoir
qui assure sa manifestation, c'est à la réceptivité où celui-ci trouve son
essence que doit finalement être posée la question de cette réalité. La
détermination, qui demeure indéterminée, de la nature du contenu
que s'objecte l'essence fournit cependant une indication en ce qui
concerne le pouvoir qui accomplit cette objectivation : en tant
que l'horizon qui constitue ce contenu ontologique pur est non
pas l'étant mais le néant, le pouvoir qui pose cet horizon est le
pouvoir de poser autre chose que l'étant, il est, comme tel, imagina-
tion. En tant que cette imagination qui forme librement l'horizon
appartient à l'essence pure de l'objectivation comme ce qui la
constitue appartient à l'essence de la manifestation, elle est transcen-
dantale. A l'horizon pur du néant il appartient d'être produit par
l'imagination transcendantale. Mais, si elle contient la réalité de
l'horizon, l'imagination transcendantale n'est pas seulement ce qui le
forme, elle est aussi ce qui le reçoit. Il ne suffit pas, toutefois, d'affirmer
l'unité du pouvoir qui forme l'horizon avec celui qui le reçoit et de
concevoir l'imagination comme ce pouvoir unique. Car l'imagination
est sans doute « l'unité originelle et non composée de la réceptivité
et de la spontanéité » (i). Mais, si l'imagination est spontanée en

(i) K, 210.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375

tant qu'elle est la libre invention d'un horizon par-delà l'étant,


le problème de la structure interne de l'imagination transcendantale est celui de
comprendre comment celle-ci peut être réceptrice à l'égard de ce qu'elle forme.
C'est encore une solution purement négative, et partant illusoire,
qu'il convient d'écarter en remarquant qu'on ne peut donner,
comme fondement de la réceptivité de l'imagination à l'égard de
l'horizon, le fait que celui-ci est formé par elle-même. Cette solution
semble se proposer lorsque, par exemple, Heidegger dit, à propos
sans doute des intuitions pures, mais justement pour montrer que
leur essence réside dans l'imagination, qu'elles reçoivent la vue pure
de l'espace et du temps mais que « cette réception est en elle-même un
acte formateur qui se donne à lui-même ce qui s'offre » (1). Que le
contenu ontologique pur que s'objecte l'essence soit formé par
celle-ci n'explique en aucune façon comment un tel contenu est
aussi reçu par elle. Bien au contraire, une telle formation de l'horizon
pur de l'être par le pouvoir ontologique de la connaissance n'a sans
doute un sens, un sens phénoménologique, que pour autant que ce
qu'elle forme se manifeste, c'est-à-dire est reçu par elle. Ainsi la
capacité qu'a l'imagination de produire le contenu pur qu'elle
s'objective sous la forme d'un horizon, la possibilité pour elle
justement de /objecter un tel contenu, trouvent-elles leur fondement
dans l'aptitude qu'elles ont de le recevoir. E'essence de la spontanéité réside
dans la réceptivité. Ce n'est pas rien, assurément, de montrer que
l'intuition pure est, en tant que formatrice, imagination. Que l'intui-
tion pure soit imagination ne résout pas cependant le problème de la
possibilité la plus ultime de l'essence de l'objectivation en tant que
toujours celle-ci reçoit ce qu'elle forme, et cela comme la condition
même de cette formation.
En fait, la solution au problème de la structure interne de l'imagination
transcendantale en tant que celle-ci est essentiellement réceptrice, consiste à dire,

(1) K, 199, souligné par nous.


2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

non plus que l'intuition est imagination, mais, bien plutôt, que l'imagination
est intuition. « L'imagination est aussi, et même surtout, une faculté
d'intuition » (x), dit Heidegger, qui cite encore la parole de Kant
selon laquelle l'imagination est « constamment sensible » (2). Pourquoi
donc l'imagination qui vient d'être pensée comme l'essence de
l'intuition voit-elle au contraire celle-ci définir maintenant sa propre
essence ? Un tel renversement dans l'ordre des concepts et des
essences ne se produit point par hasard mais précisément au moment
où se pose clairement et sans plus pouvoir être différé, le problème
de la perceptibilité de l'horizon, c'est-à-dire en fait celui de sa réceptivité.
La problématique concernant la manifestation de l'étant a fait
apparaître comme sa condition la manifestation pure de l'être.
« Pour que l'étant puisse s'offrir comme tel, l'horizon dans lequel sa
rencontre pourra se faire devra se manifester, lui aussi, sous la forme
d'une offre sollicitante (3). » Ainsi l'horizon de l'être ne peut-il
accomplir son œuvre et permettre à l'étant de se manifester que s'il
est lui-même perceptible. « Si l'horizon d'objectivation doit remplir
sa fonction, cette forme d'offre a besoin d'une certaine percepti-
bilité (4). » En quoi consiste celle-ci, que signifie, enfin, pour l'horizon « être
perceptible » ? « Nous appelons perceptible ce qui est susceptible
d'être immédiatement reçu par l'intuition (5). » De même à propos du
« terme de l'orientation », c'est-à-dire de l'horizon qui permet la
rencontre de l'étant, Heidegger parle de la « nécessité de sa percepti-
bilité immédiate dans une intuition pure » (6). C'est donc l'intuition
qui rend perceptible l'horizon en le recevant. Mais précisément parce qu'elle
le rend perceptible, la réception de l'horizon est identique avec sa formation.

(x) K, 210.
(2) I D . , 204.
(3) Id., 148.
(4) Ibid.
(5) Ibid.
(6) Id., 178-179-
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 3 7 5

Parce qu'elle fonde la perceptibilité de l'horizon et assure ainsi la réalité


phénoménologique de sa formation, l'intuition se révèle être l'essence du
pouvoir qui forme l'horizon, l'essence de l'imagination. « L'imagination, dit
Heidegger, appartient à la faculté d'intuition (1). »
Qu'est-ce qui rend possible, cependant, dans sa nature la plus
intime, l'intuition elle-même ? En quoi consiste le pouvoir ontolo-
gique de l'intuition, ce pouvoir où se concentre finalement l'essence
de la manifestation elle-même, si l'intuition assure la cohérence
interne et l'unité de cette essence en tant qu'elle rend possible la
réception de ce que celle-ci s'objecte, en tant que la phénoménalité
ne parvient à l'effectivité qu'avec et dans une telle réception ?
L'essence de l'intuition réside dans l'objectivation. Ce qui rend
possible quelque chose comme une rencontre a été compris et défini
comme le processus par lequel l'essence se propose à elle-même en
qualité d'objet sous la forme d'un horizon. La critique de l'intui-
tionnisme (2) a montré que l'intuition n'est possible que par l'ouver-
ture du champ transcendantal de l'être. Cependant lorsque la réflexion
sur les conditions de la phénoménalité effective a montré que l'horizon
de l'être ne peut remplir sa fonction et rendre l'étant accessible que
s'il se manifeste en lui-même, c'est à l'intuition qu'est demandée la
manifestation de cet horizon pur. Ainsi l'intuition trouve-t-elle sa
condition dans un horizon qui ne devient réel que pour autant qu'il
est intuitionné. L'intuition trouve son fondement dans la transcen-
dance, mais, dit Heidegger, « la transcendance, dans l'objectivation,
doit rendre intuitif l'horizonformé par celle-ci» (3). La pensée qui demande
à l'intuition la réalisation de ce qu'elle conçoit comme la condition
de cette intuition même se meut manifestement dans un cercle.
Sans doute l'intuition dont il a été montré qu'elle trouve son

(1) K, 187.
(2) Cf. supra, Introduction § 3.
(3) K, 149, souligné par nous.
M. H E N R Y 8
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

fondement dans le déploiement de l'horizon transcendantal de l'être


était-elle comprise comme l'intuition de l'étant. L'intuition de
l'horizon, au contraire, est une intuition pure et non plus empirique.
Que l'intuition de l'étant trouve son fondement dans la manifestation
de l'horizon elle-même comprise comme une intuition, cela ne veut-il
pas dire simplement que l'intuition pure est la condition de l'intuition
empirique ? Il convient de comprendre, toutefois, ce que peut
signifier pour l'intuition pure « être la condition de l'intuition empi-
rique ». L'intuition pure est la condition de l'intuition empirique en
ce sens qu'elle constitue son essence même. L'intuition empirique est
pure en tant qu'elle est une intuition. Ce par quoi l'intuition empirique
est une intuition réside en effet dans le pouvoir qu'elle a de rendre
manifeste. Qu'un tel pouvoir manifeste l'étant (et c'est alors que
nous l'appelons une intuition empirique) est en soi étranger à ce
pouvoir lui-même, n'affecte en rien sa nature. Il est donc question, en
fait, du pouvoir ontologique de l'intuition considéré en lui-même.
C'est ce pouvoir qui est justement compris, et cela qu'on prenne
en considération ou non l'étant qui se manifeste grâce à lui, comme
une objectivation. Et au moment où l'intuition qui est interprétée
comme trouvant son fondement dans cette objectivation, intervient
cependant pour rendre celle-ci possible, le conditionné se donne
paradoxalement pour la condition de la condition.
Sans doute convient-il également de rappeler ici le sens de la
problématique qu'institue Heidegger. Le but de cette problématique,
qui vaut comme un commentaire kantien, est de mettre en lumière
l'affinité essentielle de la pensée et de l'intuition, et, par là, de rendre
claire l'essence du schématisme. La pensée et l'intuition présentent,
selon Heidegger, une affinité parce qu'elles trouvent leur fondement
dans une essence commune, l'imagination. La thèse selon laquelle
l'intuition est imagination appartient donc au mouvement d'une dialec-
tique qui veut montrer en quoi l'intuition est identique à la pensée.
Parallèle à cette mise en lumière de l'essence imaginative de l'intuition
375
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE

sera la démonstration, qui vise le même but, à savoir la possibilité


interne du schématisme, de l'essence imaginative de la pensée elle-
même. L'explication de l'essence imaginative de la pensée et de
l'intuition s'accomplit dans les deux cas de la même manière. Il
s'agit de montrer, contre l'opposition traditionnelle de la spontanéité
et de la réceptivité en vertu de laquelle on prétend distribuer la
pensée et l'intuition comme deux essences hétérogènes, que, bien
au contraire, celles-ci sont, chacune en ce qui la concerne, spontanées
et réceptives en même temps. Comme la spontanéité de la pensée et la
réceptivité de l'intuition vont de soi aux yeux de la philosophie
classique, la démonstration s'attache surtout à mettre en lumière la
réceptivité de la pensée et, corrélativement, la spontanéité de l'intui-
tion. C'est pour établir d'une manière plus précise cette spontanéité
de l'intuition qu'on montre que l'intuition est imagination, et cela en
tant qu'elle est originelle, c'est-à-dire formatrice à l'égard d'un contenu
ontologique pur. En tant que l'espace et le temps purs sont ce que
l'intuition se donne à elle-même, l'intuition est imagination. Quant
à la réceptivité de la pensée, elle résulte de ce que l'entendement
étant la faculté des règles, celles-ci n'exercent leur fonction que dans
l'acte par lequel elles s'imposent à l'esprit, c'est-à-dire par lequel
celui-ci les reçoit.
L'intuition qui n'est pas seulement réceptive mais également
spontanée, la pensée qui n'est pas seulement spontanée mais aussi
réceptive ne sont dans leur essence imagination que pour autant que
la spontanéité et la réceptivité définissent l'essence de celle-ci. L'ima-
gination, en effet, est la transcendance elle-même, l'essence qui
forme l'horizon pur de l'être en même temps qu'elle assure sa réception.
C'est justement en tant qu'elle forme l'horizon de l'être qu'elle reçoit
que l'imagination est spontanée et réceptive en même temps, « unité
originelle et non composée de la réceptivité et de la spontanéité ».
Œuvrer comme le fait l'imagination, présenter un horizon dont on
assure la présentation en le formant et en le recevant, c'est repré-
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

senter. La représentation est le processus par lequel l'essence s'objecte


l'horizon pur qu'elle reçoit. Faire apparaître en elles l'essence de
l'imagination, c'est identiquement définir la pensée et l'intuition
comme représentation. « Mais la pensée et l'intuition, quoique dis-
tinctes, ne sont point séparées l'une de l'autre comme deux choses
de nature absolument différente. L'une et l'autre appartiennent,
au contraire, comme espèces de représentation, au genre commun
de la représentation en général (i). » La représentation rend
possible la connaissance. « La connaissance comme représentation
est intuition ou concept (2). » Parce que la pensée est repré-
sentation elle doit recevoir ce qu'elle représente et l'entendement
être intuitif. Parce que l'intuition est, elle aussi, représentation,
elle doit pouvoir projeter librement devant elle ce qu'elle offre,
être spontanéité.
C'est donc lorsqu'on fait apparaître en elles l'essence de l'imagi-
nation, c'est-à-dire lorsqu'on les définit comme représentation, qu'on
montre que l'intuition et la pensée sont, chacune en ce qui la concerne,
réceptives et spontanées en même temps. La réceptivité et la spontanéité
n'appartiennent donc pas à l'intuition et à la pensée considérées dans leur
spécificité, elles sont le fait de l'imagination. La spontanéité de la pensée
trouve son fondement dans celle de l'imagination. Loin de pouvoir
fonder la réceptivité, l'intuition est rendue possible par elle. C'est l'imagina-
tion et elle seule qui assure la formation et la réception de l'horizon
transcendantal de l'être dont le surgissement effectif rend possible
à la fois l'intuition et la pensée. L'imagination apparaît ainsi comme
l'essence suprême dont l'immanence au sein de la pensée et de l'intui-
tion confère à chacune de celles-ci leur pouvoir de représentation en

(1) K, 2 0 5 .
(2) ID., 84, souligné par nous. Kant disait déjà, non moins explicitement :
« Chacune des deux (l'intuition et la pensée) est certes représentation », Ueber die
Fortschritte der Metaphysik seit Leibniz und Wolff, Œuvres (CASSIRER), V I I I , 3 1 2 ,
cité par HEIDEGGER, ibid.
375
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE

même temps qu'elle fonde leur affinité et rend ainsi possible le


schématisme. L'intuition, de ce point de vue, est subordonnée à
l'imagination. Mais le vrai problème est, comme il a été montré,
celui de la structure interne de l'imagination, c'est-à-dire essentielle-
ment celui de savoir comment l'imagination retient près de soi en le
recevant, c'est-à-dire en lui permettant de se manifester, l'horizon
qu'elle a elle-même formé. Comment/'imagination reçoit-elle donc l'horizon
qu'elle s'objecte ? C'est, dit-on, en l'intuitionnant. Ainsi l'intuition qui
trouve son fondement dans la réceptivité est-elle chargée de rendre celle-ci
possible.
Car il est clair, enfin, que le concept d'intuition est ambivalent.
L'intuition est, d'une part, l'un des deux pouvoirs spécifiques et
différenciés dont la collaboration est indispensable à la production
d'une connaissance. En ce sens, l'intuition est, tout comme la pensée,
soumise à la transcendance qui fait d'elle une représentation. D'autre
part, cependant, l'intuition se donne comme constituant l'essence même de la
transcendance en tant qu'elle rend celle-ci possible en assurant sa cohérence
interne dans la réception originelle de ce que cette transcendance s'objecte.
En quoi, cependant, l'intuition comme simple pouvoir différencié de
la connaissance, l'intuition qui « se rapporte immédiatement à l'objet
et est singulière » peut-elle jouer ce second rôle, fonder la transcen-
dance elle-même, alors que, comme acte de se rapporter à, elle pré-
suppose manifestement celle-ci comme ce qui rend possible un tel
acte ? En fait, le double rôle dévolu à l'intuition, ne peut plus cacher
mais seulement mettre en lumière l'absence de toute solution véritable
au problème de la possibilité interne de l'essence. Faire appel à l'intui-
tion pour fonder la structure interne de la transcendance qui constitue
l'essence commune de la pensée et de l'intuition, ce n'est pas seule-
ment, en ce qui concerne cette dernière, l'expliquer par elle-même,
— en sorte que l'intuition se donne paradoxalement comme la condition de
l'intuition — c'est encore, plus généralement, s'en tenir à un mode de
penser traditionnel qui, loin de renouveler la problématique de la
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

vérité, trouve en fait ses présuppositions dans la philosophie grecque.


Connaître, pour celle-ci, c'est intuitionner. Sans doute, avec l'intui-
tion, la philosophie grecque n'a-t-elle en vue que la saisie de l'étant.
Mais lorsque la possibilité de l'intuition de l'étant aura été érigée à
l'état de problème et que la manifestation de l'horizon pur de l'être
sera apparue comme ce qui fonde une telle possibilité, cette manifes-
tation sera interprétée comme une connaissance qui se produit dans et par
l'intuition. Ainsi le caractère illusoire du dépassement de l'intuition-
nisme par la philosophie transcendantale de l'être se montre-t-il
plus clairement à nous, puisque non seulement celle-ci n'a fait que
porter à l'absolu les conditions de l'intuition, mais encore parce
qu'elle n'a pu résoudre les problèmes ultimes concernant la possi-
bilité interne de ces conditions elles-mêmes que par un recours pur et
simple à l'intuition.
La question du schématisme couvre en fait deux problèmes
distincts : le premier est celui de la possibilité de l'union de la pensée
et de l'intuition, et sa solution consiste dans la mise à jour de leur
essence commune. Mais le vrai problème du schématisme n'est pas
celui de fonder l'union de la pensée et de l'intuition, il se pose en
fait lorsque ce premier problème a été résolu. Il s'agit alors, en effet,
de comprendre la possibilité interne de cette essence commune de
la pensée et de l'intuition, c'est-à-dire la possibilité de la transcen-
dance elle-même. Cette possibilité réside dans la manifestation origi-
naire de l'horizon pur de l'être. Celle-ci permet seule, en effet, à la
transcendance de maintenir près de soi et de conserver ce qu'elle a
elle-même formé. Dans l'acte de conserver ce qu'elle a elle-même
formé, réside la possibilité interne de la transcendance, la possibilité
de son accomplissement effectif. C'est au schématisme qu'il est demandé
sans équivoque de fonder cette possibilité ultime : « L'accomplissement de
la transcendance devra être foncièrement schématisme. » Et encore :
« Kant touche donc nécessairement au schématisme transcendantal
dès qu'il veut mettre au jour le fondement de la possibilité intrin-
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375

sèque de la transcendance (1). » L'accomplissement de la transcen-


dance dans la manifestation de l'horizon rend seul effective la
vérité « originelle » et « transcendantale ». « Cette vérité, dit encore
Heidegger, est explicitée en son essence par le schématisme trans-
cendantal (2). » Ainsi le schématisme vaut-il finalement comme
une solution au problème de la manifestation de l'être, et cela en
tant qu'il prétend fonder la transcendance elle-même dans sa possibi-
lité intrinsèque, c'est-à-dire encore expliciter en son essence la vérité
transcendantale. Comment, cependant, le schématisme assure-t-il la
manifestation de l'horizon pur de l'être ? La manifestation par le
schématisme de l'horizon pur de l'être consiste dans une sensibilisation de
l'horizon. L'horizon se manifeste en tant qu'il est mis en relation avec la
sensibilité, c'est-à-dire en tant qu'il est intuitionné. Ainsi la perceptibilité
de l'horizon mise au compte du schématisme trouve-t-elle en fait son
fondement dans l'intuition elle-même. C'est l'intuition qui permet
au schématisme d'accomplir son œuvre. La « vue pure », 1' « image-
schème » qu'il procure, est une place ouverte dans le milieu de la
transcendance. Mais cette place n'est visible, n'est véritablement une
« image », qu'en raison du caractère intuitif de celle-ci. Ce caractère
de l'image qui la rend visible « provient du fait que l'image-schème
surgit... d'une présentation possible » et cette présentation consiste
dans le fait que la place pure qu'elle présente peut être amenée « dans
la sphère d'une intuition possible » (3). C'est donc la possibilité pour
ce que présente l'image, c'est-à-dire pour l'horizon transcendantal de l'être,
d'être amené dans la sphère d'une intuition possible qui fait de cet horizon une
« image » et fonde ainsi son caractère phénoménologique. En tant que le
schématisme consiste dans la formation d'une image, il trouve sa
possibilité dans l'intuition.
C'est parce que l'intuition est le fond du schématisme que

(1) K, 159.
(2) ID., 180.
(3) ID., 157.
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

les deux problèmes par nous distingués de l'union de la pensée et


de l'intuition, d'une part, et, d'autre part, de la possibilité interne de
la transcendance, se recouvrent et sont en fait inextricablement
confondus. Plus exactement, l'affirmation de l'identité de la pensée
et de l'intuition trouve son fondement, non pas dans la simple
reconnaissance de leur essence commune, mais dans la conception de
la structure interne de celle-ci. A y regarder de près, en effet, il
apparaît que ce n'est pas de la pensée mais de son essence qu'on montre
qu'elle est identiquement intuition. La pensée s'accomplit conformément
à certaines règles qu'elle pose elle-même. Ces règles sont les concepts
ou les notions. Mais l'essence de la pensée est la représentation. C'est
dans la mesure où les concepts sont représentés qu'ils sont quelque
chose pour l'esprit, que celui-ci peut les penser, c'est-à-dire se
soumettre aux unités de liaison qu'ils renferment. « Le concept
n'est rien en dehors de la représentation de l'unité régulatrice (i). »
Le problème du concept se ramène donc au problème de la représen-
tation de l'unité contenue en lui. Comment s'accomplit, cependant, cette
représentation de l'unité qui permet au concept de se manifester, c'est-à-dire
d'être quelque chose plutôt que rien ? Le concept se manifeste, devient
visible, en tant qu'on lui procure une image, en tant qu'il devient
lui-même image. Le devenir-image du concept est sa « transposition
sensible ». En quoi consiste celle-ci ? Dans le fait que le contenu pur
du concept est intuitionné. C'est l'intuition qui permet seule au contenu
du concept de se manifester. « L'objet visé par le concept ne devient
accessible que par ce caractère intuitif (2). » En permettant à son
contenu de se manifester, l'intuition permet au concept d'être
quelque chose. C'est parce que le schématisme consiste dans cette manifes-
tation qui s'accomplit par la médiation de l'intuition sur le mode d'une
transposition sensible que « toute représentation conceptuelle est

(1) K, 156.
(2) I D . , 160.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375

essentiellement schématisme » (1). Ce n'est pas, à vrai dire, en tant


qu'elle est « conceptuelle », mais en tant qu'elle est « représentation»,
que la « représentation conceptuelle » est schématisme, c'est-à-dire se
manifeste par la médiation de l'intuition. Du concept lui-même, dans
sa nature déterminée, comme dans sa nature générale de concept,
nous ne savons rien, aussi longtemps du moins qu'il ne se manifeste
pas. Voilà pourquoi le concept n'a de réalité que dans sa manifes-
tation, pourquoi son seul usage possible réside dans une telle mani-
festation. Celle-ci est interprétée toutefois, conformément aux pré-
suppositions fondamentales du monisme, comme une représentation.
Mais la représentation implique l'intuition comme le pouvoir qui
assure la perceptibilité de ce qu'elle se représente, c'est-à-dire de
l'horizon pur qu'elle s'objecte. C'est en tant qu'elle est représentation que
la pensée est intuition. La pensée est intuition en tant qu'elle est comprise
comme une représentation de concepts, en tant qu'elle implique par
suite la perceptibilité de ce que ces concepts représentent sur le fond
de l'intuition de l'horizon pur de la représentation en général. « Les concepts
purs de l'entendement, pensés dans le pur « je pense », ont donc
besoin d'une intuitivité essentiellement pure, si ce qui s'oppose dans la
pure ob-jectivation doit être perceptible en tant qu'opposé (2). »
La problématique du schématisme se ramène ainsi à montrer
que la pensée et l'intuition sont identiques, non dans leur spécificité,
mais dans leur essence, c'est-à-dire en tant quelles se manifestent. En
tant qu'elles se manifestent, elles sont identiquement représentation.
Mais la représentation implique l'intuition comme ce qui assure la
perceptibilité de ce qu'elle représente. L'intuition à laquelle il est
fait ici appel n'est sans doute pas un pouvoir spécifique opposé par
exemple à celui de la pensée : c'est un pouvoir absolument général et
d'ailleurs indéterminé dans son fondement, celui de rendre percep-

(1) K , 159.
(2) ID., 160, souligné par nous.
2 44
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

tible l'horizon pur de l'être. La manifestation de l'horizon pur de


l'être a cependant été pensée comme la condition de l'intuition.
Le caractère circulaire de la problématique du schématisme est-il
mis en cause si l'on remarque que l'intuition qui assure la manifes-
tation de l'horizon n'est pas le pouvoir spécifique de la connaissance
qui s'oppose à celui de la pensée ? Dans la mesure pourtant où l'intui-
tion qui fonde la possibilité du schématisme ne demeure pas totale-
ment indéterminée et inéclaircie dans son essence, elle se donne comme
appartenant à la sensibilité, elle manifeste l'horizon en le rendant intuitif, la
perceptibilité qu'elle fonde est une transposition sensible. C'est une seule
et même intuition, en réalité, qui apparaît tour à tour comme la
condition et le conditionné.
Le caractère circulaire de la problématique du schématisme
doit être dépassé, il a cependant un sens, celui de ramener constam-
ment cette problématique devant le véritable problème qu'elle met
en lumière autant qu'elle le cache. Ce problème est celui de la récep-
tivité pour laquelle l'intuition qui est le dernier mot du schématisme
n'est justement qu'un nom ou, quand elle est plus que cela, un
pouvoir mystérieux et non éclairci, purement et simplement emprunté
à une tradition philosophique dont on a suffisamment montré cepen-
dant qu'elle devait être fondée (i).
En tant qu'elle concerne la pensée et l'intuition non dans leur
spécificité mais dans leur essence, la problématique du schématisme
se rapporte au problème central de ces recherches qui est celui de

(I) HEIDEGGER remarque lui-même dans Sein und Zeit (p. 358) que « l'idée
de l'intuition conduit depuis le début de l'ontologie grecque jusqu'à aujourd'hui
toute interprétation de la connaissance ». Ce primat de l'intuition est encore affirmé,
de façon aussi solennelle qu'explicite, par KANT, dés le début de la Critique (Esthé-
tique transcendantale) : « de quelque manière et par quelque moyen qu'une connais-
sance puisse se rapporter à des objets, le mode par lequel elle se rapporte immédia-
tement aux objets et auquel tend toute pensée comme au but en vue duquel elle
est le moyen, est l'intuition » (Critique de la Raison pure, trad. TREMESAYGUES
et PACAUD, Presses Universitaires de France, Paris, 1950, 53).
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 3 7 5

l'essence de la manifestation. L'élucidation de la structure interne de


celle-ci, élucidation à laquelle appartient l'étude du schématisme, a
fait apparaître la réceptivité comme ce qui fonde cette structure dans
sa possibilité la plus ultime. Le problème de l'essence de la manifes-
tation se concentre maintenant dans celui de la réceptivité dont
l'essence peut seule donner un fondement à 1' « intuition » par
laquelle on prétend résoudre la question du schématisme. Avant de
tirer au clair l'essence de la réceptivité qui doit fournir une solution
au problème de la structure interne de l'essence tel qu'il a été compris
comme celui de la possibilité de son autonomie, il convient cependant
de réaffirmer le caractère ontologiquement central du problème de la
réceptivité. La réaffirmation du caractère central du problème de la
réceptivité sera faite à propos du temps.

§ 2 4 . L A RÉAFFIRMATION DU C A R A C T È R E CENTRAL
DU PROBLÈME DE LA RÉCEPTIVITÉ
ET L'INTERPRÉTATION ONTOLOGIQUE DU TEMPS COMME AUTO-AFFECTION

Ce n'est pas par hasard que la réaffirmation du caractère central


du problème de la réceptivité est faite à propos du temps. Le caractère
central de ce problème s'est fait jour, en effet, à l'intérieur d'une
problématique qui concerne l'essence de la manifestation et qui vise
à élucider la possibilité ultime de celle-ci. Mais le temps est justement
compris depuis Kant comme ce qui rend possible en général une
manifestation, c'est-à-dire comme son essence. Si le temps se donne
en effet comme « la condition universelle de tous les phénomènes en
général», c'est qu'il constitue l'essence même de la phénoménalité. Le
recouvrement de la problématique du temps avec celle de la manifes-
tation doit cependant être compris d'une façon plus précise. Lors-
qu'elle a été enfin élevée à l'état de problème, l'essence de la phéno-
ménalité a été interprétée comme le processus ontologique dans lequel
l'essence s'oppose l'horizon. Mais un tel processus est justement pensé
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

comme le temps lui-même. Si on peut attribuer au moi le pouvoir


qui accomplit l'objectivation, c'est-à-dire la formation de l'horizon
pur de l'être, c'est seulement à la condition de le comprendre à son
tour comme le temps. « Le moi, en formant originellement le temps,
c'est-à-dire comme temps..., forme la nature de l'objectivation et son
horizon (i). » Mais le temps n'est pas seulement identique à l'essence de la
manifestation comprise comme l'objectivation, il apparaît en fait comme
ce qui fonde cet acte d'objectivation dans sa possibilité la plus ultime. « Le
temps, dit Heidegger, est impliqué dans la possibilité intrinsèque
de cet acte d'objectivation (2). » Parce que le temps n'est pas simple-
ment un autre nom pour désigner l'essence de la manifestation mais
constitue la nature la plus intime de celle-ci en assurant la « possibilité
intrinsèque » de l'acte d'objectivation, la problématique du temps ne
devrait pas constituer une simple répétition de la problématique
générale concernant l'essence de la manifestation mais offrir au
contraire une solution au problème central qui s'est fait jour au sein
de celle-ci. Comment, cependant, le temps est-il impliqué dans
l'objectivation comme ce qui fonde sa possibilité la plus ultime ?
La possibilité de l'objectivation réside finalement, comme il a
été montré, dans la manifestation de l'horizon que l'essence s'objecte.
Le temps, par conséquent, ne peut être impliqué dans l'acte d'objec-
tivation comme sa possibilité intrinsèque que pour autant qu'il
permet à ce qui se forme dans un tel acte de se manifester, c'est-
à-dire pour autant que l'horizon de l'être est rendu perceptible
par lui. « Le temps, dit Heidegger, ... prête d'emblée à l'horizon
de la transcendance le caractère d'une offre perceptible (3). » Et
encore : « il rend perceptible à l'être fini le caractère d ' « opposition »
de l'objectivité » (4). La perceptibilité de l'horizon réside à son tour

(1) K, 248, souligné par nous.


(2) Id., 244.
(3) ID., 166.
(4) Ibid..
375
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE

cependant, comme il a été montré aussi, dans la capacité qu'a l'essence


de le recevoir, de recevoir ce qu'elle a elle-même formé, c'est-à-dire de
s'affecter elle-même. C'est parce que le temps est compris par Heidegger,
à la suite de Kant, comme auto-affection qu'il est présenté comme « la
possibilité intrinsèque de l'acte d'objectivation », ou, ainsi que le disait Kant,
comme la condition universelle de tous les phénomènes. Mais comment le
temps est-il auto-affection ?
L'auto-affection a une double signification. Elle désigne d'abord
l'affection par soi. En tant qu'elle désigne une affection par soi,
l'auto-affection du temps signifie que c'est le temps lui-même qui
s'affecte. Cela veut dire en premier lieu que le temps n'est pas affecté
par autre chose que lui, c'est-à-dire essentiellement qu'il n'est pas
affecté par l'étant. C'est pourquoi on peut dire du temps qu'il est
« affecté en dehors de l'expérience » (1), en entendant par expérience
la détermination du sujet, c'est-à-dire du temps lui-même, par un
élément ontique. Car sans doute une telle détermination existe,
mais cette affection ontique présuppose comme sa condition de
possibilité une affection ontologique et pure. En quoi consiste
celle-ci, qu'est-ce donc qui affecte le temps si ce n'est pas l'étant ?
C'est le temps lui-même, sous la forme de l'horizon pur de l'être. Car le
temps est essentiellement horizon. Aussi longtemps que la pensée
ne s'est pas élevée à cette conception du temps comme horizon
transcendantal de l'être, c'est-à-dire à l'idée d'un temps pur, la nature
de celui-ci lui demeure incompréhensible. L'intuition du temps est
alors confondue, en effet, avec celle de la chose qui est dans le temps.
La définition de l'instant, du « maintenant », se fait à partir de l'étant
qui est là. Mais l'étant qui est là a d'abord été attendu, il sera bientôt
passé. Une place pure qu'il devait remplir a été préalablement ouverte
pour lui, comme a été ouverte la dimension elle-même pure où il sera
conservé. Comment l'étant pourrait-il constituer cette place et cette

(1) K, 245.
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

dimension alors qu'il n'est pas là ? Pas plus que le futur et le passé,
toutefois, l'étant ne saurait définir le présent. Car le présent n'est
qu'un instant évanouissant qui ne serait rien du tout s'il ne consistait
en fait à voir venir et à voir passer la chose dont nous disons qu'elle est
là maintenant pour nous. Le maintenant suppose donc, comme
appartenant à sa structure même, l'acte de pré-voir et celui de retenir
dans le regard, c'est-à-dire l'horizon pur qui rend possible toute
présence comme telle.
Ce qui affecte le temps n'est donc pas l'étant mais l'horizon
pur de l'être. L'affection par soi, qui co-constitue l'auto-affection,
n'est pas le fait, toutefois, de cet horizon lui-même, car celui-ci
demande, préalablement à l'acte par lequel il peut affecter le temps,
à être formé. Cette formation est l'œuvre du temps lui-même. C'est juste-
ment parce que l'affection du temps par l'horizon pur de l'être est une
affection par un horizon que le temps a lui-même formé, que cette
affection du temps est une affection par soi. Ce qui affecte n'est
donc pas, finalement, l'horizon du temps pur mais plutôt le pouvoir
originaire qui déploie cet horizon. C'est le temps originaire qui
s'affecte par la médiation du temps pur. En s'affectant par la média-
tion du temps pur, le temps se sollicite sous la forme de l'horizon.
C'est parce que cet horizon est produit par le temps originaire
lui-même, parce que cette sollicitation vient de lui, que le temps
« forme l'essence de toute auto-sollicitation » (1). En tant qu'il produit
le temps pur, c'est-à-dire en tant que faculté formatrice pure capable
de susciter l'horizon transcendantal de l'être, le temps originaire
apparaît comme le pouvoir qui est susceptible de poser autre chose
que l'étant, il se révèle être imagination : « l'imagination transcen-
dantale est le temps originel » (2). C'est en tant qu'imagination
que le temps est une intuition capable de faire surgir d'elle-même le

(1) K, 244.
(2) I D . , 242.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375

contenu pur qu'elle fournit (1). Ce contenu est l'horizon tridimen-


sionnel du temps pur qui, parce qu'il émane de l'intuition elle-même,
s'enracine en fait dans l'imagination comme dans 1' « acte originelle-
ment formateur » qui est « en lui-même et à la fois acte de voir, de
pré-voir et de re-voir » (2). Ainsi la triple synthèse qui conditionne la
structure fondamentale de la transcendance n'appartient-elle au temps
que dans la mesure où celui-ci est, en son essence, imagination.
Le temps, d'autre part, constitue l'essence du sens interne dont
Heidegger dit qu'il « ne reçoit rien du dehors » (3). Comment le sens
interne qui, en tant qu'il est le temps lui-même, constitue le milieu
pur de l'objectivité et, comme tel, l'extériorité la plus radicale, peut-il
cependant ne rien recevoir « du dehors » ? C'est que le milieu pur de
l'extériorité que le sens interne reçoit est aussi ce que ce sens a lui-
même formé. Recevant le milieu absolu de l'extériorité, le sens
interne ne reçoit rien du dehors parce que ce qu'il reçoit, il le tient en
réalité de lui-même. C'est parce qu'il est une activité formatrice pure
que le sens interne « tient tout de soi » (4). C'est parce que le temps est
imagination qu'il n'est affecté par rien d'autre que par lui-même, qu'il est
affection par soi.
L'auto-affection qui constitue l'essence du temps ne s'identifie
pas, toutefois, avec l'affection par soi, elle est aussi, plus fondamen-
talement, affection de soi. Le temps n'est pas seulement, en effet, ce
qui affecte. En tant qu'il est ce qui affecte, le temps présuppose ce qui
se trouve affecté par lui. Ce qui se trouve affecté par le temps, toute-
fois, est le temps lui-même. E'affection par soi trouve son fondement dans
l'affection de soi.

(1) Dans cette mesure une telle intuition est une intuition « originelle », c'est-à-
dire une intuition dont le « mode de présentation » est un mode « productif »
(cf. K, 199 sq.).
(2) ID., 230.
(3) ID., 246.
(4) Ibid.
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

Ou bien le pouvoir en vertu duquel le temps est ce qui affecte ne


serait-il pas aussi celui par lequel le temps pose lui-même ce qui se
trouve affecté par lui ? Comme ce qui se trouve affecté par le temps
est le temps lui-même, n'est-ce pas, par conséquent, en se posant
lui-même comme ce qu'il va affecter que le temps qui affecte et qui
fonde l'affection par soi rend possible l'affection de soi ? Celle-ci ne
résulte-t-elle pas, finalement, de l'autoposition par laquelle le temps
qui affecte se pose soi-même comme la réalité qui va être affectée
par lui ?
De telles questions demeurent spéculatives aussi longtemps que
la réponse en est demandée justement à la spéculation. Mais comment
comprendre, au point de vue phénoménologique, le lien qui unit le temps
qui affecte et le temps qui est affecté, que signifie, à ce point de vue,
l'affirmation selon laquelle l'affection par soi trouve son fondement
dans l'affection de soi ?
Le temps qui affecte est le pouvoir imaginatif pur qui déploie
l'horizon transcendantal de l'être, la pure succession où l'étant peut
être présent. Mais, comme on l'a suffisamment montré, l'horizon de
l'être ne peut rendre l'étant manifeste, la pure succession qui va du
futur au passé ne peut faire de cet étant un étant qui est là maintenant,
que pour autant que cet horizon se manifeste d'abord en lui-même,
pour autant que cette succession pure est visible dans sa pureté. Un
temps pur, dit Kant, ne peut être perçu (i). Une telle affirmation ne
peut signifier toutefois, et cela en dépit du contexte de la première
et de la deuxième analogie, la non-perceptibilité absolue du temps
pur qui constitue l'horizon de l'être, mais seulement le fait qu'un tel
horizon ne peut être saisi d'une manière thématique comme un
étant. Que l'horizon du temps pur ne puisse être saisi à la manière
d'un étant, cela n'exclut pas mais implique, bien au contraire, qu'il

(i) « I^e temps ne peut être perçu en lui-même », Critique de la Raison pure,
op. cit., 178.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375

soit appréhendé en lui-même dans son contenu ontologique pur. La tâche


d'appréhender le contenu ontologique du temps pur est, toutefois, celle du
temps lui-même. Tel est le sens de l'affection de soi. En tant qu'il constitue
l'essence de la transcendance, le temps désigne le processus par lequel
l'essence s'objective sous la forme d'un horizon. L'horizon de la trans-
cendance, toutefois, n'existe que pour autant qu'il l'affecte. Affecter la
transcendance, « affecter purement l'acte d'objectivation, en tant qu'il
est orientation pure vers... veut dire qu'on lui suscite quelque
opposition » (x). Susciter une opposition à l'acte pur de la transcendance
n'est pas le fait, cependant, de cet acte en tant qu'il forme l'horizon du temps
pur mais en tant qu'il le reçoit. Le surgissement de l'opposition, sa manifes-
tation phénoménologique appartiennent à la réceptivité de l'essence. La
manifestation de l'horizon transcendantal de l'être trouve ainsi son
fondement, non pas dans le temps qui le forme, mais dans celui qui
le reçoit. Recevoir l'horizon de l'opposition, c'est être affecté par
lui. C'est le temps qui est affecté qui fonde la manifestation de l'horizon du
temps pur en assurant sa réception. Mais la manifestation du temps
pur est identiquement sa formation, si du moins nous voulons
donner à celle-ci une signification phénoménologique. L'affection
par soi du temps qui signifie l'ouverture par le temps originaire de
l'horizon du temps pur n'est ainsi possible que pour autant que cet
horizon est reçu par le temps originaire lui-même, c'est-à-dire l'affecte.
Voilà pourquoi l'affection par soi du temps trouve son fondement
dans l'affection de soi. En tant que l'affection par soi trouve son
fondement dans l'affection de soi, celle-ci constitue la possibilité
ultime de l'auto-affection qui définit la structure interne du temps. En
tant qu'il est l'auto-affection, le temps doit être, essentiellement,
affection de soi. « Le temps, dit Heidegger, est, par nature, pure
affection de lui-même (2). » C'est précisément parce que la possibilité

(1) K , 244.
(2) Ibid.
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

d'être affecté, c'est-à-dire l'affection de soi, définit le sens interne que


celui-ci est, dans son essence, le temps lui-même. « Le sens interne
pur est l'affection pure de soi, c'est-à-dire le temps originel (i). »
Mais le temps, enfin, constitue l'essence de la transcendance. Parce
que l'essence du temps réside dans l'affection de soi, celle-ci détermine
aussi, par conséquent, l'essence de la transcendance elle-même.
« L'affection pure de soi, dit encore Heidegger,... détermine l'essence
profonde de la transcendance (2). »
La compréhension de l'essence du temps comme affection de soi
nous amène à instituer une distinction radicale entre le temps pur et
le temps originaire. Le temps pur est l'horizon de la succession
originellement formée par les places pures du futur, du passé et du
présent. Un tel horizon est ce qui se forme dans la transcendance, il
est son objet pur. En tant qu'il est un objet pur, le temps est plus
ou moins comparable à l'espace, il est le contenu ontologique d'une
intuition. Le temps pur, toutefois, n'est pas le temps réel. Le temps pur
n'a en lui-même aucune réalité parce qu'il ne se forme ni ne se
manifeste par lui-même. En tant que tel il renvoie nécessairement
à autre chose, à l'essence originaire du temps qui forme l'horizon de
la succession en le recevant, c'est-à-dire à la transcendance elle-même,
pour autant qu'elle est capable justement de recevoir cet horizon,
pour autant que le temps originaire qui la détermine dans sa nature la plus
profonde est dans son essence affection de soi. Ainsi le temps n'est-il pas
seulement ce que s'objecte la transcendance mais, bien plutôt, ce
qui la rend possible. Ce que s'objecte la transcendance est l'horizon
du temps pur. Ce qui la rend possible en assurant la réception de ce
qu'elle développe, à savoir le temps pur lui-même, est le temps
originaire en tant qu'il est affection de soi. Celle-ci, toutefois, n'est
pas seulement la condition du temps pur, elle est celle de tout ce qui

(1) K , 253-
(2) ID., 2 4 5 .
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 37 5

présuppose la transcendance comme son fondement, c'est-à-dire de


toute représentation en général. Parce qu'elle présuppose la trans-
cendance, la représentation spatiale trouve elle aussi son fondement
dans ce qui rend possible la transcendance elle-même, c'est-à-dire
dans le temps originaire de l'affection de soi. On voit, par suite,
combien il est superficiel d'opposer les intuitions de l'espace et
du temps d'après leur extension, en remarquant par exemple que
tout ce qui est dans l'espace est nécessairement aussi dans le temps,
tandis que tout ce qui est dans le temps, c'est-à-dire appartient au
sens interne, n'est pas nécessairement spatial. Ou plutôt, c'est le
fondement d'une telle opposition qu'il convient de comprendre. Si le
temps a une plus grande extension que l'espace, ce n'est pas parce
que la forme temporelle de la succession subsume sous elle toutes les
représentations en vertu d'une nécessité que nous devrions nous
borner à constater, c'est parce que le temps originaire, dans lequel
cette forme temporelle de la succession trouve elle aussi son fondement, assure
en fait, en tant qu'il est affection de soi, la cohérence interne de
l'essence de la manifestation et, par suite, est ce qui rend possible
toute manifestation en général, et celle de l'espace en particulier.
« L'espace, dit Heidegger, est toujours... en un certain sens identique
au temps », « si on comprend le temps comme ce qui se forme dans
l'intuition pure, en tant qu'objet pur... Ce n'est pas sous cette forme que
le temps est le fondement originel de la transcendance, mais c'est en tant
qu'il est affection pure de soi. Comme tel, il est aussi la condition de possi-
bilité de tout acte formateur de représentation, c'est-à-dire qu'il
rend manifeste l'espace pur » (1).
A l'affirmation selon laquelle l'affection par soi trouve son
fondement dans l'affection de soi avait été objectée la thèse de l'auto-
position. Le caractère abstrait de cette objection apparaît mieux
maintenant. Car si le temps qui affecte posait lui-même le temps qui

(1) K, 254, souligné par nous.


2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

doit être affecté par lui, celui-ci, à moins de flotter en l'air et de


sombrer dans le néant des entités fictives de la spéculation en y entraî-
nant le temps par lequel il est affecté, c'est-à-dire en fait qu'il est charge
de recevoir, devrait être reçu à son tour par un autre temps qui seraii
précisément susceptible d'être affecté par lui et en qui résiderait ains:
la possibilité ultime de l'affection de soi. Mais donnons à cette critique
une signification phénoménologique précise. Poser le temps qui doil
être affecté par lui signifie, pour le temps qui affecte, le poser hors
de soi. Mais le milieu de l'extériorité où se situe alors le temps qui
doit être affecté n'est pas susceptible, en réalité, d'être affecté pai
quoi que ce soit, il est bien plutôt ce qui demande à être reçu poui
pouvoir se manifester, c'est-à-dire être quelque chose plutôt que rien.
A vrai dire, le temps que pose lui-même le temps qui affecte ne se
situe pas dans le milieu pur de l'extériorité, il est ce milieu lui-même.
Le temps autoposé est le temps pur. Parce que le temps autoposé est le
temps pur, il n'est pas le temps qui est affecté mais présuppose bien plutôt
celui-ci comme la condition de sa manifestation, c'est-à-dire de sa réalité. Que
le temps qui est affecté et qui est la condition de la manifestation
de l'horizon du temps pur ne soit pas le temps autoposé, cela signifie
qu'il n'est rien d'extérieur au temps originaire qui pose hors de soi le
milieu absolu de l'extériorité, mais se confond au contraire avec lui.
Le temps qui est affecté est le même que le temps qui affecte. Le temps
originaire est le temps de l'affection, un temps qui est à la fois le
temps qui affecte et le temps qui est affecté, de telle manière toutefois
que celui-ci qui rend possible la formation phénoménologique effective du
temps pur, c'est-à-dire l'affection, constitue la possibilité la plus ultime
de celle-ci et, comme tel, ce qu'il y a de plus essentiel dans l'essence
de la transcendance.
Si le temps qui est l'affection de soi constitue la possibilité la plus
ultime de la transcendance, c'est en tant qu'il assure la réception de
l'horizon que la transcendance a elle-même formé. Comment, cepen-
dant, le temps peut-il assurer la réception de l'horizon de la transcendance ?
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 37 5

Qu'est-ce qui, dans la nature du temps, le rend finalement possible comme


affection de soi ? Le temps assure la réception de l'horizon de la trans-
cendance en tant qu'il intuitionné le contenu ontologique pur que la
transcendance s'objecte sous la forme de cet horizon. C'est dans la
mesure où le temps est en sa nature intuition qu'il est possible comme affection
de soi. Ce qui importe dans le temps qui rend ultimement possible l'essence
de la manifestation, ce n'est pas son caractère temporel, c'est son caractère
intuitif. Le temps est la « pure succession de la série des mainte-
nant » (1); il a, comme tel, un contenu ontologique pur qui s'oppose
à celui de l'espace en raison de ses propriétés déterminées. Mais le
temps de la succession ne peut, pas plus que l'espace, être appelé une intuition.
L'espace et le temps pur ne sont l'un et l'autre que le contenu d'une
intuition. Qu'un tel contenu soit appelé intuitif, cela signifie préci-
sément qu'il ne se donne qu'à l'intuition qui le reçoit. L'intuition
n'est ni le temps ni l'espace pur, mais le pouvoir qui les reçoit et,
comme telle, ce qui leur confère une signification phénoménologique
et constitue, à ce titre, leur essence. En tant qu'elle est le pouvoir de
recevoir l'horizon du temps pur, à l'intérieur duquel se manifeste aussi
l'espace sur le fond de la réception de cet horizon, l'intuition est ce
qui assure la possibilité interne de l'essence originaire et pure de la
manifestation, la possibilité de la transcendance elle-même. C'est en
tant qu'il est intuition que le temps originaire de l'affection de soi
remplit le rôle central qui est le sien à l'intérieur de la problématique
qui concerne l'essence universelle de la manifestation, c'est à ce titre
qu'il apparaît comme ce qui rend possible cette essence dans sa
structure interne.
La raison du rôle central joué par le temps à l'intérieur de la
problématique de l'essence de la manifestation est visible dans le
schématisme. Celui-ci est ce qui forme une vue pure antérieure à
tous les objets d'expérience et rendant possible la manifestation de

(1) K, 229.
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

ceux-ci. La possibilité de cette vue ou image pure réside dans 1


réception de la place pure que cette image développe. C'est parc
que le temps est intuition et assure comme tel la réception de cett
place pure, qu'il constitue l'essence du schématisme. Si, comme le di
Kant (1), « l'image pure... de tous les objets des sens en général est 1
temps », ce n'est pas parce que le temps constitue, comme form
pure de la succession, l'horizon universel de l'être, « l'horizoï
de toute compréhension et de toute explication de l'être » (2)
c'est parce qu'il est, comme intuition, ce qui assure la possibilité de la réceptio;
de cet horizon. L'image pure qui se forme dans le schématisme trouv<
ainsi sa condition dans le temps parce que celui-ci est ce qui intui
tionne le contenu pur de cette image. C'est parce qu'un tel content
pur doit demander au temps qui l'intuitionne la condition de si
réalité phénoménale que ce qui se forme dans le schématisme « se donn*.
nécessairement sous une forme intuitive dans l'image pure du temps » (3)
Parce que ce qui se forme dans le schématisme est une image, h
formation de celle-ci ressortit à l'imagination. Mais comment l'ima-
gination forme-t-elle, procure-t-elle cette image qui est l'œuvre du
schématisme ? « Dans l'acte d'imagination, l'élément décisif est qu'elle
forme, c'est-à-dire procure une image par un acte d'intuition (4). »
Ainsi la formation de l'image appartient-elle, en fait, au pouvoir de
l'intuition qui assure la réception de son contenu ontologique
pur. Mais quel est ce pouvoir d'intuition qui permet à l'imagination
de former effectivement une image et d'accomplir ainsi sa fonction
présentative originelle dans le schématisme ? « Dans le schématisme
transcendantal, l'imagination a une fonction originellement présen-
tative qui s'exerce par la forme pure du temps (5). » Le schématisme

(1) Cité par HEIDEGGER, K, 1 6 1 .


(2) SZ, 17.
(3) K, 166, souligné par nous.
(4) ID., 188, souligné par nous.
(5) Id., 190.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE375

transcendantal trouve ainsi sa condition dans le temps en tant que


celui-ci est une intuition. C'est dans le temps compris comme intuition
que réside finalement la possibilité de la formation effective de
l'horizon transcendantal de l'être, c'est-à-dire la réalisation de l'essence
de la phénoménalité dans le devenir phénoménal de cette essence.
Qu'est-ce que l'intuition ? En quoi consiste le pouvoir en vertu
duquel le temps est ce qui rend ultimement possible l'essence de la
manifestation, c'est-à-dire la transcendance elle-même ? Parlant de
la pure succession de la série des maintenant, c'est-à-dire de l'horizon
du temps pur, Heidegger dit que « l'intuition pure intuitionné cette
succession sans l'objectiver » (i). Intuitionner la pure succession sans
l'objectiver signifie l'appréhender sans la saisir d'une manière thé-
matique à la façon d'un étant. Mais la critique du thématisme ne
constitue, on l'a vu, qu'une détermination purement négative de
l'acte d'intuition qui vise un contenu ontologique pur. La détermi-
nation positive d'un tel acte est cependant donnée par Heidegger :
« intuitionner signifie : recevoir ce qui s'offre » (2). L'intuition n'est qu'un
nom pour la réceptivité qui assure la manifestation de l'horizon pur de l'êtrè.
Loin de résoudre le problème de la réceptivité de l'essence, la détermination de
l'essence du temps comme intuition le pose seulement avec plus d'urgence.
L'intervention du temps dans la problématique de l'essence
de la manifestation conduit ainsi, et cela malgré la prétention du
temps de constituer « la possibilité intrinsèque de l'acte d'objecti-
vation », à une simple répétition de cette problématique et des
difficultés qu'elle doit résoudre. Parce que c'est comme intuition
que le temps joue finalement le rôle central qui est le sien dans le
schématisme, parce que l'intuition qui constitue ainsi l'essence du
temps originaire de l'affection de soi est pensée comme la condition
de la transcendance dans laquelle elle trouve cependant son propre

(1) K, 229.
(2) Ibid., souligné par nous.
244L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

fondement, le caractère circulaire de la problématique du schéma-


tisme n'est pas levé par l'intervention du temps mais seulemenl
rendu plus évident .par elle. L'intervention du temps dans la problé-
matique de l'essence de la manifestation a du moins le mérite, et cela
justement parce qu'elle constitue une simple répétition de cette
problématique, de confirmer celle-ci dans la tâche qui est la sienne :
l'éludication de l'essence de la réceptivité.

§ 2 J . L ' É L U C I D A T I O N DE L ' E S S E N C E DE LA RÉCEPTIVITÉ


ET LE PROBLÈME DE LA DÉTERMINATION PHÉNOMÉNOLOGIQUE
DE LA RÉALITÉ ORIGINAIRE DE LA T R A N S C E N D A N C E

Conformément aux présuppositions ontologiques ultimes du


monisme, l'essence ne se manifeste qu'en s'objectivant sous la
forme de l'horizon pur qu'elle s'oppose. Une telle manifestation de
l'essence de la manifestation, l'horizon dans lequel celle-ci s'objective
ne la réalise toutefois qu'en tant qu'il se manifeste lui-même. Mais la
manifestation de l'horizon est identiquement l'acte dans lequel
l'essence le reçoit. Le problème est de déterminer l'essence de
cet acte. La réalité de l'acte qui reçoit réside dans sa manifestation. La
détermination de l'essence de la réceptivité est celle de son statut phénoméno-
logique. Mais l'acte qui reçoit l'horizon dans lequel l'essence s'objective
est cette essence même. La manifestation de l'acte qui reçoit l'horizon est
identiquement la manifestation de l'essence. La manifestation de l'acte qui
reçoit n'est-elle donc pas, dans son être identique à celle de l'essence
de la manifestation, le processus même par lequel celle-ci s'objective
sous la forme d'un horizon ?
Que la manifestation de l'acte qui reçoit réside dans le processus
par lequel l'essence s'objective sous la forme d'un horizon, cela
signifie que la réalité phénoménologique de cet acte se situe en fait
dans ce qui se trouve produit par lui. Dans ce qui se trouve produit
par lui seulement, c'est-à-dire dans l'ouverture de l'horizon pur de
375
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE

'être, s'accomplit le devenir effectif de la phénoménalité. C'est


précisément parce que le devenir effectif de la phénoménalité s'ac-
:omplit seulement dans ce qui se trouve produit par l'acte de l'essence
ju'un tel acte se produit. La transcendance s'élance en avant parce
jue, dans ce mouvement de sortir de soi et de s'en aller vers le
lehors, elle crée, avec ce dehors, l'avant-plan de lumière qui constitue
a dimension effective de la phénoménalité. Le milieu phénoménolo-
gique de l'extériorité qui anime comme son T I X O Ç l'acte par lequel
.'essence s'objective en lui, contient aussi, en fait, la réalité de cet acte,
•« tant qu'il assure son devenir phénoménal. Le milieu de l'extériorité
)ù se constitue la dimension de la phénoménalité effective, cependant,
;st produit. C'est la transcendance qui déploie l'horizon transcen-
iantal de l'être. Transférer la réalité de l'acte qui ouvre le milieu de l'être à
•e milieu ouvert, c'est, en l'absence de toute problématique explicitement
iirigée sur le mode originaire de manifestation de cet acte, attribuer à celui-ci
!'e statut phénoménologique de ce qui se trouve, en fait, produit par lui. Un tel
statut, cependant, ce qui se trouve produit par l'acte de la transcendance ne
"obtient que dans et par celui-ci. Si la détermination du statut phénomé-
lologique du milieu de l'être exige que soit tiré au clair ce qui rend
Possible la phénoménalité de ce milieu et constitue par suite son essence même,
;'est à l'acte originaire de la transcendance qu'inévitablement cette
détermination renvoie. La pensée qui voit dans la perceptibilité de
.'horizon la manifestation de la transcendance oublie seulement que
:ette perceptibilité n'est pas le fait de l'horizon mais de la transcen-
dance elle-même. Plus exactement, la perceptibilité de l'horizon réside
dans la possibilité ultime appartenant à la transcendance d'être affectée
:>ar lui. Quand on se donne la perceptibilité de l'horizon, on se donne
l'essence elle-même dans sa totalité concrète. A cette totalité appar-
tient cependant, comme fondant son caractère concret dans la déter-
mination de sa possibilité intrinsèque, non pas seulement l'horizon
pur, mais sa perceptibilité comme telle, identique en fait à son essence. En tant
que la réceptivité fonde cette perceptibilité et constitue ainsi l'essence
244L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

de l'horizon, ce n'est pas dans l'être séparé de celui-ci, c'est en ell


que la réalité doit être cherchée. Lorsqu'il est séparé du pouvoi
qui assure sa formation phénoménologique dans l'acte par leque
il le reçoit, l'horizon perd, avec la possibilité de s'offrir à nous, s
réalité même. L'horizon pur de l'être considéré en lui-même es
abstrait. Du temps pur il a été montré qu'il n'est pas le temps réel
Mais la séparation radicale instituée entre le temps originaire et L
temps pur implique en fait leur non-séparation, l'impossibilité absolui
de saisir l'horizon du temps pur indépendamment de l'acte par leque
le temps originaire de l'affection de soi le forme en s'affectant lui
même. La prétention de circonscrire la réalité de l'acte qui reçoi
l'horizon dans cet horizon ouvert, est celle de fonder la réalité di
temps originaire dans le temps pur. Ou bien, si elle est fondée, ell<
revient à dire que l'être-essentiel de l'essence réside dans la manifes-
tation de l'horizon. Mais cet être-essentiel de l'essence est justement
le problème dont la première élucidation a conduit devant la tâche dt
comprendre ce qui constitue la possibilité de la réceptivité comme
telle. Loin de fonder la réalité de l'acte qui reçoit l'horizon de l'être,
la manifestation de cet horizon trouve au contraire en elle la
condition de sa possibilité.
Une fois écartée la possibilité de définir la réalité de la transcen-
dance à partir de celle de l'horizon dont elle fonde en fait la phéno-
ménalité, c'est-à-dire la réalité même, c'est à l'acte de la transcen-
dance considéré en lui-même que la pensée s'attache. Ce qui constitue
l'essence de cet acte a été compris comme la réceptivité. La détermi-
nation de la transcendance comme réceptivité se fait jour au moment
où il s'agit de saisir cette transcendance dans son essence même,
c'est-à-dire dans ce qui assure la possibilité de sa cohérence interne.
La réceptivité assure la possibilité de la cohérence interne de la
transcendance en tant qu'elle est le pouvoir de retenir près de soi
en le recevant l'horizon que l'essence a elle-même formé. En quoi
consiste, plus précisément, cet acte de retenir près de soi l'horizon
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375

de l'être ? N'est-il pas identiquement celui de l'opposer et de le maintenir


devant soi et, comme tel, l'acte originaire par lequel la transcendance déploie,
lans son libre essor, l'horizon transcendantal de l'être et de la phénoménalité
effective ?
La thèse selon laquelle la réceptivité de l'horizon dans lequel
l'essence s'objective réside dans le fait que cet horizon est formé par
l'essence elle-même, a été critiquée (i). Remarquons tout d'abord,
:ependant, que cette thèse ne se recouvre pas avec celle, ci-dessus
écartée, qui situe dans l'horizon lui-même la réalité de l'acte qui le
reçoit. L'insertion dans l'horizon de la réalité de l'acte qui le reçoit
itteste seulement l'oubli du pouvoir qui ouvre cet horizon et qui
"ait de lui ce qu'il est, le milieu phénoménologique de l'être. C'est à
une détermination de l'essence de ce pouvoir, au contraire, que vise
ia pensée qui le pense explicitement comme l'acte d'ouvrir l'horizon,
:omme la transcendance elle-même. La transcendance considérée en
;lle-même, c'est-à-dire M ouverture effective de l'horizon, a été comprise
comme l'acte de former celui-ci et de le recevoir. D'un tel acte,
précisément, il a été montré qu'il est un. Ainsi le temps qui affecte,
o'est-à-dire qui pose l'horizon de la succession pure par lequel il va
3'affecter lui-même, s'est-il révélé être le même que le temps qui est
iffecté. L'unité du temps qui affecte et du temps qui est affecté
ne peut toutefois être prise comme surmontant purement et simple-
ment la dualité des pouvoirs qui constituent ensemble la possibilité
de la transcendance, si cette dualité se découvre en fait à l'analyse
qui veut saisir dans la structure ultime de son essence l'unité même
du temps originaire de l'affection de soi. ha saisie de cette unité n'est-elle
bas, cependant, la compréhension de l'identité de l'acte qui forme l'horizon
de l'être et de celui qui le reçoit ? En quoi consiste une telle compréhen-
sion ? Qu'est-ce qui s'annonce dans l'identité qu'elle saisit sinon le
fait que l'horizon devient perceptible dans l'acte même par lequel l'essence

(i) Cf. supra, § 23.


2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

le pose devant elle ? Former l'horizon de l'être, cela signifie le poseï


devant, de telle manière que ce qui se trouve posé devant par cet acte est
aussi, pour cette raison, vu par lui. Être vu, toutefois, cela veut dire être reçu.
Parce que l'acte de poser devant est identiquement l'acte de voir, la possibilité
de la vision, c'est-à-dire de la réception de ce qu'il s'agit de recevoir, se trouve
immédiatement incluse en lui. La formation phénoménologique effective
de l'horizon réside ainsi dans l'acte par lequel l'essence le pose devant
elle. En tant que la formation phénoménologique de l'horizon réside
dans un tel acte, c'est par celui-ci, en fait, que la perception de l'hori-
zon est rendue possible, c'est en lui que sa perceptibilité trouve
son fondement. La thèse en vertu de laquelle la formation effective
de l'horizon réside dans la réceptivité n'apparaît-elle pas dès lors
comme devant être renversée ? C'est la réception de l'horizon qui
présuppose, en réalité, sa formation, et cela non pas seulement parce
que l'essence ne peut recevoir l'horizon que si elle l'a préalablement
formé mais, plus profondément, parce que cette réception de l'horizon
consiste en elle-même dans l'acte par lequel l'essence le pose devant elle.
Si la réception de l'horizon est identiquement la position devant soi
de l'essence dans l'acte imaginatif de la transcendance, l'affirmation
selon laquelle l'essence de la spontanéité réside dans la réceptivité
n'est-elle pas un peu hâtive ?
La réception de l'horizon réside dans l'acte par lequel l'essence le
forme en le posant devant soi. A l'acte de poser devant de la transcen-
dance il manque toutefois, pour être réel, la manifestation de soi. En quoi
consiste la manifestation de soi de l'acte originaire de la transcendance qui
déploie l'horizon, où luit la phénoménalité de cet acte, où réside sa réalité ?
Ce qui se manifeste quand le surgissement effectif de la phénoménalité
est confié à la transcendance qui crée le milieu phénoménologique de
l'être dans l'acte par lequel elle le pose devant elle, ce n'est pas cet
acte considéré en lui-même, c'est le lointain originel qu'il façonne en
lui donnant la forme d'un horizon. La phénoménalité luit là-bas dans
l'espace libre qu'a ouvert la transcendance, c'est ce milieu ouvert qui
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE375

se phénoménalise et qui est visible comme tel. La réalité de la transcen-


dance n'est cependant pas définie par la phénoménalité de l'horizon transcen-
dantal de l'être, elle est, bien plutôt, présupposée par celle-ci. La présuppo-
sition de la transcendance comme condition de la formation du
milieu phénoménologique de l'être demeure toutefois totalement
indéterminée, sa prétention de saisir la structure ultime de l'essence
de la manifestation reste en fait sans fondement, aussi longtemps que
ne se manifeste pas ce qui se trouve par elle présupposé, à savoir la transcen-
dance elle-même dans sa réalité propre. Gar, comme il a été montré, la
réalité de la transcendance ne réside pas dans le milieu phénoméno-
logique de l'être. Mais, lorsque vient le moment de faire la preuve de
cette réalité et de fonder, en lui conférant un statut phénoménologique,
l'acte originairement imaginatif de l'essence qui s'objecte dans
l'horizon, c'est à la phénoménalité de celui-ci qu'il est fait secrètement
appel. La thèse selon laquelle la réception de l'horizon trouve sa condition
dans le mouvement de la transcendance qui le forme en le posant devant, ne se
recouvre pas avec celle qui situe la réalité de l'acte qui reçoit dans la mani-
festation de l'horizon ouvert de l'être, elle lui emprunte pourtant toute sa force.
Ou bien, si la phénoménalité de l'horizon transcendantal de l'être
ne contient pas la réalité de l'acte de la transcendance qu'elle présup-
pose en fait, la réalité de cet acte ne doit-elle pas être cherchée, dès
lors, en dehors du milieu ontologique de la vérité. L'incapacité de saisir la
réalité de l'acte originairement formateur de l'horizon, la philosophie
de la transcendance ne peut-elle la faire sienne et la revendiquer
comme un témoignage de sa propre fidélité au réel, si la vérité
trouve sa condition dans une non-vérité plus ancienne qu'elle ?
Si, par exemple, l'instauration kantienne du fondement de la méta-
physique « ne mène pas à l'évidence absolue et claire d'une première
thèse ou d'un premier principe mais... se dirige et nous renvoie
consciemment vers l'inconnu » (i), n'est-ce pas précisément parce

(i) K, 97-98.
2
44L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

qu'en prenant comme thème ultime de sa visée l'acte originairement


formateur de la transcendance, une telle instauration se concentre
finalement sur ce qui n'est principiellement pas susceptible d'être
exhibé. Avec l'imagination transcendantale la pensée se trouve en
présence de 1' « abîme de la métaphysique », de telle manière
que ce vers quoi elle se dirige lui échappe bien plutôt et se révèle
être l'inconnu, parce qu'il est ce qui se dissimule essentiellement dans
le mouvement vers lui de la pensée, et cela comme constituant
l'essence même de ce mouvement.
La prétention d'assigner à l'être accompli de la phénoménalité
effective un fondement non phénoménal a été mise en question
quand a été dénoncé le caractère paradoxal de la philosophie de la
conscience astreinte précisément à chercher le principe de la conscience
dans le non-conscient. La difficulté alors rencontrée par la philosophie
de la conscience ne lui était cependant pas propre, elle concernait
aussi bien la philosophie de l'être aussi longtemps que celle-ci
pensait trouver dans l'étant une condition de l'accomplissement
effectif de la manifestation. L'évidence qui se présentait alors devant
la pensée aux prises avec cette difficulté commune à la philosophie
de la conscience et à la philosophie de l'être était celle-ci : le surgisse-
ment effectif de la phénoménalité est l'œuvre de l'essence et d'elle
seule. Loin de permettre le devenir phénoménal du milieu ontologique
de l'être, la manifestation de l'élément ontique est simplement
constituée par lui. Une fois l'étant écarté dans sa prétention de
manifester l'essence, c'est celle-ci qui est prise en considération.
C'est elle, en vérité, qui était visée par la philosophie de la conscience
comme par celle de l'être au moment même où elles faisaient para-
doxalement intervenir l'étant dans la structure interne de la phéno-
ménalité effective. Ce n'était pas l'étant, en fait, c'était l'objet qui était
pensé comme réalisant en lui le devenir effectif de la phénoménalité. Si le
devenir effectif de la phénoménalité se réalise dans l'objet, c'est qu'il
trouve son fondement dans le pouvoir qui rend l'objet possible,
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 3 7 5

c'est-à-dire dans le processus ontologique de l'objectivation considéré en et


pour lui-même. Il ne suffit plus, dès lors, d'opposer à l'étant qui ne
peut fonder la phénoménalité effective de l'horizon où il paraît, la
manifestation originelle de cet horizon lui-même, le vrai problème
de la philosophie de la conscience comme de la philosophie de l'être
est de comprendre le rapport de cette manifestation effective avec le
pouvoir qui la fonde. Mais ce rapport devient inintelligible quand,
dans la production de la phénoménalité effective de l'objet, cette
production elle-même demeure dans l'ombre, il cesse d'être un
rapport quand l'horizon de l'être et l'acte originaire de la transcen-
dance retombent en fait chacun de leur côté, l'un dans la lumière
du milieu phénoménologique qu'il constitue, l'autre dans la nuit
de sa condition originelle. La vérité ontologique et la non-vérité qui
la fonde sont deux essences juxtaposées. Dans cette simple juxta-
position leur caractère d'essence se perd, le lien de fondation qui les
unit devient obscur. La définition de la non-vérité comme une essence
n'est-elle pas la simple réalisation ontologique de ce qui demeure en
fait en lui-même dans une indétermination totale ? Ou plutôt, la
détermination ontologique que cette essence reçoit en tant qu'elle se
donne comme la non-essence de la vérité, résulte-t-elle d'autre chose
que de la prétention de faire passer pour un caractère ontologique
positif ce qui n'est que l'absence de tout caractère phénoménologique
réel ? Que signifie enfin le non de la non-essence de la non-vérité ?
Comporte-t-il le rejet de toute propriété phénoménologique effective
ou bien de celle-là seule qui définit l'horizon ? Et, en l'absence de
toute problématique explicitement dirigée sur la question de la
phénoménalité spécifique de cette essence, où se trouve la détermi-
nation positive de celle-ci, si elle ne résulte pas de la simple réalisatio n
de la négation du caractère phénoménologique propre de l'horizon ?
La philosophie de l'être peut-elle alors éviter le recours qui était
celui de la philosophie de la conscience devant l'absence de fonde-
ment de son propre fondement, le recours à la méthode réflexive
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

dont on a vu cependant qu'elle n'était que l'expression méthodolo-


gique de cette absence ?
L'indétermination ontologique foncière de la non-essence de la
non-vérité ne se referme pas, toutefois, sur celle-ci, elle concerne
aussi inévitablement ce qui trouve son fondement dans cette non-
essence, l'essence ontologique de la vérité. Car de celle-ci il a été
montré qu'elle n'est ce qu'elle est, une essence, que par l'action en
elle de son propre fondement. Comme la réalisation de la non-
phénoménalité dans la non-essence de la non-vérité est arbitraire,
arbitraire est aussi la réalisation de la phénoménalité dans le milieu
ouvert de l'extériorité pure. Car le milieu ouvert de l'extériorité
pure ne peut constituer l'essence de la vérité, si l'essence désigne
l'ensemble des conditions qui rendent possible cette vérité. Ces
conditions existent, elles appartiennent au milieu ontologiquement indéterminé
de la non-essence. L'indétermination ontologique foncière de la non-
essence empêche de voir en quoi celle-ci rend possible la phéno-
ménalité de l'horizon transcendantal de l'être. Ou bien, si cette
non-essence est cependant caractérisée comme non-vérité, cette détermi-
nation phénoménologique purement négative rend seulement plus évident
l'isolement des essences, leur impuissance à constituer ensemble la réalité du
devenir effectif de la manifestation. Que le fondement soit seulement le
non-phénoménal au sens de ce qui n'est pas la phénoménalité propre
à l'horizon ouvert de l'être, cela ne dit en rien en quoi un tel « fonde-
ment » est capable de produire celle-ci. Bien au contraire, l'interven-
tion dans la problématique d'un fondement simplement privé de ce
qui doit être produit par lui, rend seulement plus incompréhensible
cette production, c'est-à-dire le devenir effectif de la manifestation de
l'être. Dans ce devenir, ou dans la production de la phénoménalité
effective, réside pourtant le lien des essences en même temps que leur
réalité. Car la réalité du fondement est dans le pouvoir qu'il a de
produire ce qu'il fonde, comme la réalité de ce qu'il fonde est en
lui. Mais quand la réalité n'a pu être saisie là où elle est, dans ce qui
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE375

fait l'être essentiel du fondement, il reste à la réaliser hors de lui


dans l'abstraction de l'être-séparé de la vérité, comme il reste à
réaliser ce fondement lui-même dans l'abstraction de l'être-séparé de
cette vérité et de sa réalité, dans la non-essence de la non-vérité. Le
départ dans la réalité entre l'élément qui se montre et celui qui
purement et simplement ne se montre pas, ne satisfait qu'en appa-
rence aux exigences de la phénoménologie; un tel départ exprime
bien plutôt l'impossibilité de pénétrer à l'intérieur de ce qui rend
possible la manifestation, dans l'unité concrète de la réalité dont il
est seulement le démembrement et l'éparpillement dans les essences
sans vie et sans lien de l'abstraction.

§ 2 6 . L ' I N T E R V E N T I O N DE L'HOMME
DANS LA PROBLÉMATIQUE DE LA RÉCEPTIVITÉ
ET LA NON-APPARTENANCE DES CONDITIONS ORIGINAIRES
DE LA V É R I T É AU MILIEU ABSOLU DE L'EXTÉRIORITÉ

La réalisation de l'essence de la vérité hors de l'être essentiel du


fondement où elle réside, dans l'abstraction de l'être-séparé de
l'horizon, n'est pas sans rapport avec le renversement dialectique
par lequel, en situant décidément dans le milieu absolu de l'exté-
riorité le principe effectif de l'intelligibilité des phénomènes, la philo-
sophie de l'être s'interdit consciemment de le chercher désormais
dans l'intériorité d'une subjectivité humaine. L'extériorité radicale
du milieu ontologique où la vérité se trouve réalisée est inter-
prétée, en effet, comme une extériorité de cette vérité, c'est-à-dire de
l'être lui-même, par rapport à l'homme. C'est avec une telle interpré-
tation, en réalité, que la philosophie de l'être croit pouvoir s'opposer
à celle de la conscience, pour autant que celle-ci place dans l'homme
lui-même le principe de la phénoménalité. Si cette phénoménalité
réside au contraire dans la spatialité originelle de l'espace ouvert par
l'horizon, si cet espace transcendantal et pur « ne se trouve pas dans
M. H E N R Y Q
244L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

le sujet » (i) mais constitue au contraire son être, sa subjectivité


même, cette dernière qui contient en elle le principe de toute vérité
possible cesse alors d'être enfermée dans la « conscience » de l'homme,
l'homme, en tout cas, ne la possède plus. C'est elle au contraire
qui le possède et qui, comme ce libre milieu qui se développe au-delà
de tout existant, permet seule à l'homme et à une humanité en général
d'entretenir une relation avec cet existant quel qu'il soit, et par
exemple avec eux-mêmes. Au moment où l'homme est compris,
non plus comme l'origine de la lumière, mais seulement comme ce
qui est éclairé par elle, la philosophie de l'être peut se considérer à
bon droit comme impliquant le rejet de l'idéalisme qui attribue à
la conscience humaine, sinon la production effective de l'étant, du
moins celle de son milieu d'intuition.
La question de savoir si la phénoménalité trouve son principe
dans l'essence de l'homme peut difficilement être résolue aussi
longtemps que nous ne savons pas ce qu'est l'homme lui-même, aussi
longtemps que la problématique ne dispose pas du soubassement
ontologique suffisant lui permettant de décider de ce qu'il en est
ultimement des rapports qui missent la phénoménologie de l'ego à l'onto-
logie fondamentale. Mais en ce qui concerne la visée présente de l'ana-
lyse, c'est-à-dire l'élucidation de l'essence de la réceptivité, les
remarques que nous sommes ici en mesure d'avancer suffiront. Si
l'insertion des conditions d'intelligibilité dans le milieu ontologique
de l'extériorité amène à réaliser la vérité en dehors de l'homme, une
question, du moins, se pose, celle de la réception de cette vérité par
l'homme lui-même. Que l'homme, n'étant plus identifié avec le pouvoir
qui produit la phénoménalité effective, cesse de porter en lui la
lumière de l'être, cela n'écarte pas mais pose seulement avec plus
d'urgence le problème de la possibilité pour lui d'être éclairé par elle.
La réalisation de la vérité en dehors de l'homme ne signifie rien de moins que la

(i) SZ, m.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375

non-appartenance de celui-ci au milieu ontologique de l'être. Ainsi séparé d'un


tel milieu, l'homme n'est pas autre chose qu'une réalité d'ordre
ontique. A l'étant, sans doute, il appartient d'être éclairé par l'être
qui le dépasse dans l'horizon où il lui permet de se manifester. Mais
l'être n'éclaire pas l'homme comme il éclaire l'arbre ou la fleur. Être
éclairé par l'être, cela signifie pour l'homme recevoir sa lumière, de telle
manière cependant qu'il devienne lui-même cette lumière et puisse ainsi se
rapporter aux autres étants et à lui-même en les éclairant à son tour. « Il
appartient à la vérité de l'être, dit Heidegger, de relier à elle, d'une
manière privilégiée, l'essence de l'homme (1). »
C'est sur cette manière privilégiée dont l'être relie à lui l'essence
de l'homme qu'il convient, à vrai dire, de s'expliquer. En tant que
l'essence de l'homme est reliée à la vérité de l'être d'une manière
privilégiée, elle n'est rien d'autre que ce qui est capable de recevoir
la lumière de cette vérité, d'entrer en elle, de parvenir jusqu'à elle et
de devenir ainsi elle-même cette vérité. Un tel parvenir dans la vérité
de l'être qui signifie devenir intérieurement cette vérité, l'étant est par
lui-même bien incapable de l'accomplir. Sur lui brille la lumière mais
seulement comme ce qui ne pénètre pas en lui, comme ce qu'il ne
devient pas lui-même et lui demeure en fait étranger à jamais. Ce
n'est pas comme étant, à vrai dire, que l'homme est capable de rece-
voir la vérité. Comment donc la reçoit-il, sinon sur le fond en lui de l'essence
originaire et pure de la manifestation ? Ainsi l'essence de la vérité ne
peut-elle être réalisée hors de l'homme sans que ne se pose immé-
diatement le problème de sa réception par l'homme, c'est-à-dire,
en fait, celui de la présence en lui de cette vérité. Plus essentielle, toutefois,
que la question de savoir comment l'homme reçoit la vérité de l'essence est celle
de savoir comment cette essence se reçoit elle-même. Car l'homme ne peut
précisément recevoir la vérité que par l'action en lui du pouvoir ontologique

(1) La Remontée au Fondement de la Métaphysique, trad. J . ROVAN, Fontaine,


n° 58, 893, souligné par nous.
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

pur qui assure la réception de cette vérité, par l'action de l'essence en tant
qu'elle est capable de se recevoir elle-même.
L'intervention de l'homme dans la problématique qui concerne
l'essence de la manifestation a seulement pour effet de la détourner
de son vrai problème et de masquer à ses yeux ce qui constitue le fond
le plus essentiel de la possibilité ultime qu'elle vise. Cette possibilité
réside tout entière dans l'essence de la manifestation, non dans
l'homme. C'est l'essence qui assure dans l'homme la réception de la
vérité, réception dans laquelle cette vérité se conquiert elle-même et
devient ainsi seulement ce qu'elle est, l'essence effective de la phéno-
ménalité. Que la vérité ne réside pas dans l'homme mais seulement
dans l'essence, ne signifie pas, toutefois, qu'elle se confonde avec le
milieu absolu de l'extériorité pure, ne signifie pas, plus précisément,
que la phénoménalité effective de ce milieu trouve en lui la condition de sa
possibilité. Telle est, cependant, la présupposition implicite de la
philosophie de l'être au moment où, en opposant la vérité à l'homme, elle la
réalise hors de lui dans l'extériorité comme telle. Solidaire de cette
réalisation de la vérité dans l'être-séparé du milieu pur de l'extériorité
est l'oubli de ce qui, en le recevant, assure dans l'essence la possibilité
de sa manifestation effective, c'est-à-dire, en fait, de sa réalité. Mais
l'essence est contraignante, elle déroule inexorablement l'enchaî-
nement de ses prescriptions et ajoute toujours un terme à celui qu'on
a abstrait. L'abstraction de l'être extérieur devient visible quand à la
vérité de son milieu pur s'ajoute l'homme que cette vérité relie à elle.
Ce qui se cache, toutefois, dans cette possibilité pour l'homme d'être
relié au milieu de l'être extérieur, ce n'est rien de moins, en fait, que la
possibilité de cette extériorité même, la possibilité de l'essence de la
vérité. A l'homme est subrepticement confié le pouvoir essentiel de
l'essence, celui de se recevoir elle-même.
Ainsi l'intervention de l'homme dans la problématique qui vise
l'essence de la manifestation a-t-elle en fait une double signification.
Celle, d'abord, de masquer la possibilité la plus ultime de cette
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375

essence en réalisant les conditions de la vérité dans le milieu de


l'extériorité pure. Contemporaine de cette réalisation de la vérité
dans le milieu absolu de l'extériorité est la position, en face de celle-ci,
d'un homme dépouillé du pouvoir ontologique qu'on vient de
situer hors de lui. Ce qu'il faut rendre ensuite à cet homme ainsi
dépouillé ne se recouvre pas exactement, toutefois, avec ce qu'on
vient de placer hors de lui. Ce qui assure dans l'homme la possibilité
pour lui de s'ouvrir au milieu de l'extériorité n'est pas ce milieu lui-même,
c'est la possibilité justement de s'ouvrir à lui, c'est-à-dire la réceptivité
comme telle. La réceptivité est la possibilité la plus ultime de la vérité, telle
est la seconde signification de l'intervention de l'homme dans la
problématique qui concerne l'essence de la manifestation, celle de
laisser paraître ce que cette intervention avait d'abord elle-même
caché.
Si cette seconde signification qui ramène la problématique devant
la pensée du fondement ne se fait pas jour plus aisément, c'est qu'elle
demeure le plus souvent masquée par le prestige des thèmes qui
accompagnent habituellement la simple réalisation de la vérité dans
l'être abstrait de l'extériorité pure. Ce dont s'accompagne une telle
réalisation, en effet, c'est, on l'a vu, le dépouillement de l'homme
désormais séparé du pouvoir ontologique qui produit la phénomé-
nalité. La finitude de l'homme, telle est l'évidence dont s'empare la
pensée qui situe la vérité dans la spatialité de l'extériorité pure.
Que signifie, cependant, d'une façon plus précise, la finitude ici en question ?
Être fini, cela veut dire pour l'homme qui ne porte plus en lui le
principe de la phénoménalité, être séparé de la vérité. Ce qui est
séparé de la vérité qui signifie la lumière de la phénoménalité est en
lui-même obscur. L'obscurité intrinsèque de la nature humaine est le sens
de sa finitude. La réalisation de la vérité dans le milieu ouvert de
l'extériorité a pour effet de rejeter dans l'ombre ce qui se trouve
en deçà de cet avant-plan de lumière et, quand cet en deçà est l'homme
lui-même, d'abandonner celui-ci à la misère de sa nuit. Ainsi voit-on
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

chez Malebranche où les conditions de la vérité sont explicitement


réalisées dans l'étendue intelligible, l'âme humaine être vouée à la
sphère tout entière obscure et confuse du sentiment. L'obscurité de
l'âme est liée au thème religieux du néant de l'homme fini et pécheur,
tandis que l'intelligibilité de l'étendue signifie l'identification de la vérité,
c'est-à-dire de l'essence de la phénoménalité effective, avec la spatialité
transcendantale et pure de l'extériorité comme telle (i).
Que l'entendement humain n'ait point d'idées en lui, que
l'essence de celles-ci, c'est-à-dire l'intelligibilité, réside au contraire
hors de lui dans l'extériorité elle-même, ne résout pas, toutefois,
le problème de la possibilité interne de cet entendement, le problème
de la possibilité pour lui de recevoir les idées et d'être éclairé par
elles. Cette possibilité, celle de l'homme lui-même, compris au point
de vue théologico-métaphysique comme « raison illuminée », devient
en fait incompréhensible quand ce dans quoi elle réside n'est pas défini
autrement que par son hétérogénéité radicale par rapport à une
intelligibilité qu'il s'agit cependant pour lui de recevoir. Parlant de
l'entendement humain tel que le comprend Malebranche et de
l'impossibilité pour lui de s'unir à la vérité, un pénétrant historien
de la philosophie demande : « Que devient cet entendement, si tout ce
qui est clarté, raison, est plus haut que lui, hors de lui..., s'il est
réduit... à une faculté passive... affective (2) ?» Ce n'est pas, à vrai dire,
le caractère passif de l'entendement qui doit être mis en cause comme

(1) Selon Malebranche l'étendue intelligible n'est pas Dieu lui-même mais seu-
lement la face de son être que celui-ci tourne vers nous, ce à quoi il nous permet
d'avoir accès en lui. Que l'étendue soit justement en Dieu ce qui permet d'avoir
accès en lui, que l'extériorité définisse ainsi les conditions selon lesquelles l'absolu
se phénoménalise, cela atteste la prééminence chez Malebranche, comme chez tant
d'autres penseurs, des présuppositions ontologiques ultimes du monisme. Sur le
pressentiment génial qu'a eu cependant Malebranche de l'insuffisance radicale
de ces présuppositions dans leur prétention à définir la condition de toute phéno-
ménalité possible, comme sur l'échec de ce pressentiment, cf. infra, § 48.
(2) M. GUÉROXJLT, Étendue et Psychologie chez Malebranche, LES Belles-I^ettres,
Paris, 1939, 24-25.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375

rendant impossible la réception de la vérité, un tel caractère doit bien


plutôt être fondé. Simplement, les conditions qui fondent le caractère
passif de l'entendement, c'est-à-dire en fait son essence même, en tant que
celle-ci réside dans la possibilité pour lui d'« entendre » la vérité, c'est-à-dire
encore les conditions qui constituent la réceptivité elle-même, ne sont pas
contenues dans l'essence d'une humanité qui n'est rien d'autre que
ce qui n'est pas la vérité et se présente ainsi comme principiellement
incapable d'entrer en rapport avec elle.
Mais ce n'est pas l'homme, à vrai dire, qui est ici en question,
ce n'est pas lui qui est obscur. Uobscurité attribuée à l'homme par le
thème existentiel et religieux de la finitude est en fait celle du pouvoir qui
assure en lui la réception de la vérité. Une telle obscurité ne signifie pas
autre chose que l'absence de toute élucidation de ce qui constitue
dans l'essence de la manifestation sa possibilité la plus fondamentale
et la plus ultime. Ou bien, lorsque cette obscurité prétend à un sens
positif, la non-phénoménalité par quoi elle se définit alors n'est
encore, en fait, que la simple réalisation de la négation de la phéno-
ménalité propre au milieu pur de l'extériorité. L'obscurité de l'âme
humaine cache en elle l'essence ontologique de la non-vérité. L'impossibilité
pour l'homme fini et pêcheur de recevoir du moins la vérité recouvre l'impossi-
bilité pour l'essence de la non-vérité de s'unir à l'essence de la vérité, c'est-à-dire
de la fonder.

§ 27. L A COMPRÉHENSION DU CARACTÈRE CENTRAL


DE LA PROBLÉMATIQUE DE LA RÉCEPTIVITÉ
ET LA MISE EN QUESTION
DES PRÉSUPPOSITIONS ONTOLOGIQUES ULTIMES DU MONISME

Le moment est peut-être venu, devant ces difficultés, de


comprendre le caractère central du problème de la réceptivité à
l'intérieur de la problématique de l'essence de la manifestation. Un
tel caractère se fait jour lorsque l'essence de la réceptivité cesse d'être
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

interprétée d'abord et exclusivement dans sa relation à l'horizon


transcendantal de l'être qu'il s'agit pour elle de recevoir. De la récep-
tivité considérée dans sa relation à l'horizon transcendantal de
l'être, il a été montré qu'elle n'est rien d'autre, en réalité, que l'acte
originaire par lequel la transcendance forme la vue de cet horizon
en le posant devant elle. Si la perceptibilité de l'horizon, c'est-à-dire
l'être lui-même compris comme la manifestation de cet horizon,
trouve son fondement dans l'acte originaire de la transcendance qui
le forme en le posant devant, un tel acte est justement le fondement,
en lui se trouve l'essence de la manifestation, l'essence de l'être
lui-même. Le caractère central du problème de la réceptibilité à
l'intérieur de la problématique de l'essence de la manifestation
réside dans le fait qu'un tel problème compris dans sa signification
radicale concerne l'acte de la transcendance lui-même et, comme tel,
la manifestation considérée dans ce qui constitue son fondement
ultime, c'est-à-dire dans son essence. Concerner l'acte de la transcen-
dance, pour la réceptivité, c'est concerner, constituer et définir, non
plus la possibilité de la réception de l'horizon que la transcendance
s'oppose mais, précisément, la possibilité de la réception de la
transcendance elle-même. Le caractère central du problème de la
réceptivité à l'intérieur de la problématique de l'essence de la mani-
festation se fait jour lorsque l'essence de la réceptivité, n'étant plus
comprise d'abord et exclusivement dans sa relation à l'horizon
transcendantal de l'être, se trouve saisie au contraire dans son lien
originel avec ce qui fonde la phénoménalité de cet horizon. Car
ce qui doit être reçu n'est pas originairement ce qui se trouve formé dans
l'acte Imaginatif de l'essence, mais ce qui rend possible cette formation, le
pouvoir imaginatif lui-même identique en son fond avec l'essence.
Être reçu, toutefois, cela veut dire se manifester. La réceptivité qui
désigne la possibilité de la réception de l'acte originaire de la transcendance
est identiquement la possibilité de la manifestation de cet acte, la possibilité
de la manifestation de la transcendance elle-même. Ce qui est mis en question
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375

quand la problématique de la réceptivité reçoit la signification radicale de


concerner l'acte originaire de la transcendance elle-même, c'est donc le statut
phénoménologique de cet acte, c'est-à-dire en fait la réalité de ce qui dans
l'essence constitue sa possibilité la plus ultime. La détermination de la
réalité de ce qui dans l'essence constitue sa possibilité la plus ultime, la
détermination de la réalité de la transcendance elle-même, est ce qui confère au
problème de la réceptivité comprise dans sa signification radicale le rôle central
qui est le sien à l'intérieur de la problématique de l'essence de la manifestation.
Comprise dans sa signification radicale, la réceptivité n'est encore
que le titre d'un problème. La réceptivité désigne en général la
manifestation. La réceptivité de l'horizon, par exemple, est sa percep-
tibilité même. Comment l'horizon devient-il perceptible, en quoi
consiste sa réceptivité ? Par et dans la transcendance. La transcen-
dance est le comment de la perceptibilité de l'horizon, elle dit en quoi
consiste sa réceptivité identique avec sa manifestation. La signifi-
cation de la transcendance d'être une essence réside justement dans le
fait qu'elle est ce « comment ». La transcendance est l'essence de la
manifestation en tant qu'elle est le comment de cette manifestation,
en tant que réside en elle le pouvoir ontologique qui fait surgir la
phénoménalité comme telle. Plus exactement, la phénoménalité qui
trouve son comment dans l'essence de la transcendance est la phéno-
ménalité de l'horizon. Comment la transcendance fait-elle surgir la
phénoménalité de l'horizon? Dans l'acte même par lequel elle le
pose devant elle. La transcendance est l'essence de la phénoménalité
de l'horizon parce qu'elle est cet acte même et, comme telle, le mode
originaire selon lequel cette phénoménalité s'accomplit.
Comme le problème de la réceptivité de l'horizon renvoie au
comment de la possibilité de cette réceptivité, c'est-à-dire à la trans-
cendance, le problème de la réceptivité compris dans sa signification radicale
conformément à laquelle il concerne la réceptivité de la transcendance elle-même
renvoie au comment de la possibilité de cette réceptivité dernière et fondamen-
tale. Dès lors, devant la problématique qui s'efforce de saisir l'essence
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

même de la manifestation, cette question s'élève inévitablement :


le comment qui rend possible la réceptivité de la transcendance elle-même
est-il le même que le comment qui rend possible la réceptivité de l'horizon
transcendantal de l'être ? Mais le comment qui rend possible la réceptivité
de l'horizon transcendantal de l'être est la transcendance. Demander si le
comment qui rend possible la réceptivité de la transcendance est le même que le
comment qui rend possible la réceptivité de l'horizon transcendantal de l'être
revient à demander si la transcendance assure elle-même la possibilité de
sa propre réceptivité, revient à demander si la transcendance est l'essence.
La signification phénoménologique de cette question doit être
comprise. Si la transcendance est le comment de la réceptivité de
l'horizon, c'est qu'elle forme la vue de celui-ci dans l'acte par lequel
elle le pose devant elle, c'est que l'extériorité comme telle de l'horizon,
identique à sa vue, a le sens d'être la manifestation de cet horizon.
En tant qu'elle constitue une manifestation, l'extériorité définit une
dimension de la phénoménalité. A la question, où se décide le sens de l'être, de
savoir si ce qui se phénoménalise originairement dans cette dimension de la
phénoménalité comme constituant cette phénoménalité même est la transcen-
dance, la réponse a été donnée quand il a été montré que la réalité de la transcen-
dance ne réside pas dans le milieu ouvert de l'extériorité pure. Que la réalité
de la transcendance ne réside pas dans le milieu ouvert de l'exté-
riorité pure, cela signifie que ce qui se phénoménalise originairement
dans ce milieu comme constituant sa phénoménalité même n'est pas
la transcendance, cela signifie que la manifestation originaire de la
transcendance n'est pas la manifestation originaire de l'horizon
transcendantal de l'être. Cela signifie, enfin, que le comment qui rend
possible la réceptivité de la transcendance et constitue ainsi sa
manifestation, n'est pas le comment qui rend possible la réceptivité
de l'horizon de l'être et constitue la manifestation de cet horizon. Le
comment qui rend possible la réceptivité de l'horizon de l'être est
cependant la transcendance elle-même. Que le comment qui rend
possible la réceptivité de la transcendance, c'est-à-dire sa manifes-
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE375

tation, ne soit pas le comment qui rend possible la réceptivité de


l'horizon, c'est-à-dire la manifestation de cet horizon, signifie que la
transcendance n'est pas çe qui assure la possibilité de sa propre réceptivité,
signifie que la manifestation originaire de la transcendance n'est pas l'œuvre
de la transcendance elle-même.
La mise en évidence de l'incapacité de la transcendance à assurer elle-même
la possibilité de sa propre manifestation est identiquement la mise en question
des présupposition s ontologiques fondamentales du monisme. Avec l'évidence
de cette incapacité se fait jour, en effet, l'impossibilité pour la trans-
cendance de se fonder elle-même et de constituer ainsi l'essence d'un fondement.
Dans l'impossibilité pour la transcendance de constituer l'essence
d'un fondement réside le caractère abstrait de l'essence de la manifes-
tation à l'intérieur des présuppositions ontologiques du monisme. Le
caractère abstrait de ce qui se donne, à l'intérieur de ces présuppo-
sitions, pour une essence et un fondement, explique l'échec de la
problématique dans sa tentative pour déterminer l'être d'un tel
fondement et pour saisir, dans sa réalité même, la possibilité la plus
ultime de la manifestation.
24-10-2018
§ 28. L E CARACTÈRE ABSTRAIT DE L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
A L'INTÉRIEUR DES PRÉSUPPOSITIONS ONTOLOGIQUES DU MONISME
ET LE PROBLÈME DE L'ÉDIFICATION
D'UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DU FONDEMENT

L'autonomie de l'essence a d'abord été pensée comme la non-


appartenance de l'étant à la structure interne de celle-ci. Dans la
possibilité pour l'essence de s'abstraire de la détermination ontique
et de se maintenir dans cette abstraction réside son caractère concret,
sa Selbstàndigkeit. Si le « pour-soi » désigne l'essence de la mani-
festation, il est absurde de dire que le pour-soi est unselbstândig (1),

(1) EN, 679.


2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

qu'il « n'est aucunement une substance autonome » (i). Cette


absurdité devient plus évidente au moment où ce qui fait l'insuffi-
sance ontologique de l'être-pour-soi ou de la conscience est explici-
tement interprété comme le manque de l'être-en-soi, c'est-à-dire d'un
élément par principe non ontologique. « La conscience, dit Sartre,
est un abstrait puisqu'elle recèle en elle-même une origine ontologique
vers l'en-soi (2). » Si le mot ontologique reçoit un sens, la réalité
qu'il désigne est si peu capable de tendre vers l'en-soi qu'elle lui est
par principe foncièrement étrangère. Les thèmes de la philosophie
sartrienne qui sont centrés sur la carence « ontologique » de la
conscience, c'est-à-dire de l'élément ontologique lui-même, la concep-
tion de l'homme, identifié le plus souvent avec cet élément, comme
manque, besoin et désir, la mise en lumière de la vanité de celui-ci,
vanité qui est seulement celle d'une pensée qui prétend assigner à
l'élément ontologique le « projet » de se muer en quelque chose
d'ontique, les descriptions « existentielles » qui racontent les diverses
manières dont ce projet échoue, toutes ces analyses ont contre
elles la confusion des concepts sur lesquels elles s'appuient.
Cette confusion est plus grande encore, en même temps, toute-
fois, qu'elle s'éclaire pour nous, lorsque Sartre écrit : « Si le cogito
conduit nécessairement hors de soi, si la conscience est une pente
glissante sur laquelle on ne peut s'installer sans se trouver aussitôt
déversé dehors sur l'être-en-soi, c'est qu'elle n'a par elle-même aucune
suffisance d'être comme subjectivité absolue, elle renvoie d'abord à la
chose (3). » Que le cogito conduise inévitablement hors de soi, vers le
dehors, ne signifie pas (si du moins nous voulons donner une portée
philosophique à ce texte en mettant à jour la présupposition ontolo-
gique implicite sur laquelle il repose en fait) qu'à l'élément ontolo-

(1) EN, 712.


(2) I D . , 37.
(3) I D . , 712.
375
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE

gique pur de l'être-pour-soi doive nécessairement s'adjoindre l'être-


en-soi (l'étant) comme constituant avec lui la réalité concrète de la
phénoménalité effective : cette réalité est incluse dans l'élément
ontologique lui-même. Ce qui est en question, malgré l'apparence,
c'est cet élément ontologique pur, c'est la structure interne de l'être-
pour-soi. La nécessaire référence de la conscience à autre chose doit
être comprise : c'est une référence à l'altérité elle-même. Le mouve-
ment vers le dehors du cogito n'est pas originellement le mouvement
vers l'étant, c'est le mouvement vers le dehors comme tel, vers l'exté-
riorité pure. C'est parce que la phénoménalité est implicitement
identifiée avec l'extériorité que la conscience est pensée comme ne se
réalisant qu'en allant à l'extérieur de soi, c'est-à-dire, en fait, dans et
par l'extériorité. C'est lorsqu'il est confondu avec celle-ci que l'être-
en-soi se donne improprement pour une condition de la réalité de
l'élément ontologique lui-même, c'est-à-dire comme intervenant dans
la structure concrète de la phénoménalité effective.
Le sens de cette confusion apparaît clairement dans l'affirmation
selon laquelle le « concret » est « la totalité synthétique dont la
conscience comme le phénomène ne constituent que des articula-
tions » (1). Ce n'est plus « l'être-en-soi », ici, c'est le « phénomène »
qui se donne comme constituant avec la conscience la totalité synthé-
tique concrète où se réalise l'être-pour-soi effectif, c'est-à-dire la phéno-
ménalité elle-même. Derrière le concept de phénomène, ce n'est pas
l'être-en-soi, en fait, qui est pensé, mais ce qui fait de lui précisément un
phénomène, c'est l'objectivité de l'objet, l'extériorité. Une fois dissi-
pées les confusions dont elle s'entoure, l'intervention de l'être-
en-soi dans la définition de la totalité synthétique concrète où se
réalise la phénoménalité effective a donc comme sens l'identification
de celle-ci avec l'extériorité elle-même. Ce qui s'annonce derrière cette
intervention de l'être-en-soi, c'est une certaine conception de la

(1) EN, 219.


2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

phénoménalité, c'est-à-dire de l'élément ontologique pur lui-même.


C'est par rapport à cette conception, qui n'est autre que celle du
monisme ontologique en général, qu'il convient de comprendre en
quoi la conscience peut être dite n'avoir « aucune suffisance d'être »,
comment elle peut être « abstraite ». La conscience est abstraite en tant
qu'elle est séparée de la phénoménalité. Comment la conscience peut-elle
être séparée de la phénoménalité ? En tant qu'elle ne s'est pas encore
réalisée dans l'extériorité, en tant qu'elle reste « en elle-même ». La
conscience est abstraite « en elle-même », réelle en dehors d'elle-même,
dans l'extériorité. Voilà pourquoi « le cogito conduit nécessairement
hors de soi », pourquoi « la conscience est une pente glissante sur
laquelle on ne peut s'installer sans se trouver aussitôt déversé dehors ».
En allant vers le dehors, la conscience ne va pas vers autre chose,
elle va vers elle-même. Le mouvement de la conscience vers le dehors
est le mouvement de la conscience vers sa propre réalité, vers la
réalité de la phénoménalité effective. Aussi longtemps que la cons-
cience n'a pas accompli ce mouvement, aussi longtemps qu'elle reste
« en elle-même », elle est abstraite.
Qu'en est-il, cependant, de cette conscience considérée « en
elle-même », que signifie pour elle, d'une façon plus précise, être
abstraite ? Si la conscience est abstraite en tant qu'elle est séparée de
la phénoménalité effective, que devient-elle dans cet état ? N'est-elle
absolument rien ? Et si elle n'est rien pourquoi intervient-elle du
moins comme l'un des deux termes qui composent ensemble la
totalité synthétique concrète du réel ? Ou bien la phénoménalité qui
réside dans l'extériorité n'a-t-elle pas comme condition le devenir
de celle-ci ? Le devenir de l'extériorité dans l'acte originaire par lequel
la conscience s'en va vers le dehors est la conscience même. L'oppo-
sition entre la conscience « en elle-même » et la conscience « en dehors
d'elle-même » n'est pas celle d'une intériorité indéterminée et vide au
milieu phénoménologique de l'extériorité, c'est l'opposition à ce
milieu du pouvoir qui l'engendre. La conscience en elle-même est la
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375

transcendance. Uabstraction de la conscience considérée en elle-même est


Vabstraction de la transcendance.
Comment la transcendance peut-elle être abstraite ? Le pouvoir ontolo-
gique originaire qui déploie l'horizon transcendantal de l'être et qui
fonde sa phénoménalité dans l'acte par lequel il le pose devant,
n'est-il pas justement ce qui fonde la phénoménalité de cet horizon et
comme tel son essence ? Considérée en elle-même, dans l'acte pur
de sa transcendance, la conscience est le terme concret. C'est de la
manifestation de l'horizon de l'être qu'il faut dire qu'elle n'est que « la
manifestation immédiate de la vérité » et, comme telle, « l'abstraction
de son être-présent dont l'essence et l'être-en-soi sont le concept
absolu, c'est-à-dire le mouvement de son être-devenu ». En tant
qu'elle est en elle-même le mouvement de l'être-devenu de l'exté-
riorité de l'horizon, la conscience ou la transcendance est l'être-en-soi
de l'être-présent et, comme telle, l'essence de la vérité. Pourquoi cette
essence est-elle désignée, au contraire, comme l'élément unselbstàndig,
pourquoi la conscience considérée en elle-même n'a-t-elle « par elle-
même aucune suffisance d'être » ? Parce que, a-t-on vu, elle est séparée
de la phénoménalité effective, parce qu'en elle-même elle ne se mani-
feste pas. U abstraction de la transcendance signifie sa non-phénoménalité.
Singulièrement éclairant est le paradoxe qui retire au fondement sa réalité s'il
intervient au moment de la détermination phénoménologique de cette réalité, plus
précisément au moment où une telle détermination se révèle impossible. Car
ce n'est point par hasard que la transcendance apparaît alternative-
ment comme le terme concret et comme le terme abstrait. Concrète,
la transcendance l'est aussi longtemps qu'/V faut bien penser comme le
devenir de l'extériorité la condition de la phénoménalité qu'on a
réalisée dans celle-ci. Mais cette condition cesse d'être concrète, elle
cesse d'être une condition, lorsqu'il s'agit de dire ce qu'elle est. Elle
n'est plus rien, précisément, sinon quelque chose d ' « abstrait », elle
n'a par elle-même « aucune suffisance d'être ». Ainsi l'être est-il
retiré au fondement au moment même où se pose le problème de l'être du
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

fondement. Quand elle consent à l'absurdité qui consiste à placer la


réalité hors du fondement, la problématique obéit encore secrètement
à la grande loi de l'être, elle cherche celui-ci où il est, dans la manifestation.
Parce que la manifestation réside dans l'extériorité, l'être est placé hors
du fondement, dans l'extériorité comme telle. La réalité se déplace
comme se déplace la manifestation.
Conforme aux présuppositions ontologiques ultimes du monisme
est la détermination de l'être du fondement comme « être en dehors
de son être ». Ce qui, dans une telle détermination, demeure toutefois
totalement indéterminé, ce n'est rien de moins que le fondement lui-
même dans ce qui fait de lui un fondement, c'est-à-dire dans son être.
Car l'être-à-l'extérieur-de-soi du fondement n'est possible que sur le
fond du fondement lui-même en tant qu'il fonde son propre être-à-
l'extérieur-de-soi. Ainsi l'être ne peut-il être placé hors du fondement,
la réalité ne peut-elle être située dans l'extériorité sans que ne se pose
le problème du fondement ultime de cette réalité, le problème
de l'être du fondement en tant qu'il n'est pas l'être-à-l'extérieur-
de-soi du fondement mais ce qui le fonde. C'est le moment pour la
problématique qui pense la possibilité de la phénoménalité sous le
titre de « conscience » d'en revenir à la considération de ce qu'est
celle-ci, non plus dans son être-à-l'extérieur-de-soi, mais « en elle-
même ». Cette conscience abstraite qu'on ne peut que critiquer
mais dont on ne peut non plus se passer, qui intervient à nouveau
dans la problématique au moment même où on la déclare abstraite,
atteste l'impossibilité pour la pensée qui situe la réalité dans l'exté-
riorité d'oublier totalement ce qui est impliqué dans l'idée d'un
fondement.
Abstraite, toutefois, la conscience l'est nécessairement en tant
précisément que la réalité se situe hors d'elle, dans l'extériorité.
C'est donc à celle-ci qu'il faut en revenir, c'est à elle que la conscience
renvoie. La problématique qui poursuit l'élucidation de l'essence du
phénomène à l'intérieur des présuppositions ontologiques ultimes du
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375

monisme, tombe alors dans cette situation dialectique où elle se trouve


renvoyée sans cesse de cette essence à l'être-à-l'extérieur-de-soi de
cette essence, de l'être-à-l'extérieur-de-soi de l'essence à l'essence
même. Ce qui se légitime, toutefois, dans ce renvoi perpétuel d'un
terme à l'autre n'est-ce pas, précisément, l'idée majeure de la dialec-
tique, l'idée que, comme synthèse, la totalité seule est concrète?
Le concret n'a-t-il pas justement été défini comme « la totalité
synthétique dont la conscience comme le phénomène (c'est-à-dire
l'extériorité) ne constituent que des articulations » ? Ce qui a le
caractère d'un fondement est-il susceptible, cependant, d'entrer à
titre d'élément dans une synthèse ? Ce qui fait de lui un fondement ne
doit-il pas, au contraire, avoir été perdu pour qu'il puisse devenir le
terme abstrait qui a besoin de l'autre ? C'est précisément au moment
où la problématique se montre incapable de déterminer la réalité du fondement
qu'elle a recours au schéma dialectique. Parce qu'elle ne peut être déter-
minée dans le fondement lui-même, la réalité sera posée hors de lui,
dans le terme fondé. Mais celui-ci renvoie au fondement. Devant sa
propre impuissance à saisir la réalité dans aucun des deux termes
dont elle dispose et dont chacun renvoie à l'autre, la pensée croit se
tirer d'embarras en réalisant purement et simplement cette réalité
qui lui échappe dans l'être-total de la synthèse, comme si la Selbstàn-
digkeit pouvait résulter de la réunion de deux éléments unselbstàndig.
Ce qui est réel, ce sera donc la synthèse des deux termes dont chacun
« considéré en lui-même » est « abstrait ». Encore faudrait-il que cette
synthèse soit possible. Mais le passage incessant d'un terme à l'autre
n'est pas un lien réel, il est seulement l'affolement d'une pensée qui
va de l'un à l'autre sans pouvoir trouver ce qu'elle cherche et qui,
dans le tourbillon du mouvement où elle est prise, ne voit d'autre
moyen d'en sortir qu'en déclarant que ce mouvement, c'est-à-dire sa
propre impuissance à saisir la réalité, est la réalité même.
La situation dialectique où se perd la pensée n'est pas supprimée
mais seulement portée à son degré de tension le plus haut, lorsqu'au
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

perpétuel renvoi d'un terme à l'autre il n'est pas mis fin autrement
que par leur identification, par l'aplatissement l'un sur l'autre et le
recouvrement rigoureux de l'essence et de l'extériorité. Un tel
recouvrement s'opère, l'identification fallacieuse qu'il promeut est
effective, lorsqu'il est dit que « le champ où YErscheinen parvient à
l'intuition de soi est fait de YErscheinen lui-même et par lui » (i).
A vrai dire, considérée dans sa généralité indéterminée, une telle
proposition est vraie. En elle s'annonce le caractère décisif de l'essence,
celui d'être le fondement de sa propre manifestation. Être le fondement de
sa propre manifestation, c'est justement cela, pour l'essence de la
manifestation, être un fondement. Mais le caractère en vertu duquel
l'essence est le fondement ne saurait être purement et simplement
affirmé. Un tel caractère doit au contraire être saisi dans sa possibilité
même. Cette possibilité a été mise en lumière, elle réside dans la manifestation
du fondement lui-même, c'est-à-dire de la transcendance comme telle. A la
pensée qui comprend l'essence comme le fondement de sa propre
manifestation, le problème de cette possibilité n'échappe pas. La
manifestation de l'acte d'apparaître est incluse dans l'affirmation selon
laquelle ce qui se phénoménalise dans le champ pur de la phéno-
ménalité est cet acte d'apparaître lui-même. « Le champ où YErscheinen
parvient à l'intuition de soi est fait de /' « Erscbeinen » lui-même. »
C'est précisément parce que le champ phénoménologique où se
manifeste l'acte d'apparaître est fait de l'acte d'apparaître lui-même
que ce champ est celui où se manifeste un tel acte, qu'il est le champ
où l'acte d'apparaître parvient à l'intuition de soi. De ce champ il est
dit aussi, toutefois, qu'il n'est pas fait seulement de YErscheinen lui-
même mais encore par lui. Que le champ de YErscheinen soit encore
« fait par lui », cela nous invite à réfléchir sur la nature de YErscheinen
en tant qu'il n'est pas seulement ce qui se phénoménalise dans ce
champ comme constituant sa phénoménalité même, en tant qu'il n'est

(i) H, 134.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 3 7 5

pas seulement ce champ lui-même mais encore ce qui le crée. Car ce qui crée le
champ phénoménologique de l'apparence n'est pas ce champ lui-
même, mais la transcendance. A la pensée qui médite sur la nature
de VErscheinen se présente dès lors cette évidence : la détermination
du champ où l'acte d'apparaître parvient à l'intuition de soi comme
fait de cet acte et par lui, repose sur une confusion, plus exactement
sur l'ambiguïté de 1' « apparaître » lui-même en tant que celui-ci
désigne à la fois la phénoménalité de l'horizon transcendantal de l'être et la
transcendance elle-même. Pour nous le sens de cette confusion est clair :
la tentative de déterminer la réalité du fondement en lui conférant
un statut phénoménologique est ce qui s'annonce en elle. Avec
l'identification phénoménologique de la transcendance et de l'horizon,
toutefois, cette détermination s'opère mal. Loin d'être levée par
elle, l'indétermination phénoménologique foncière du fondement
est ce qui la rend possible, car la transcendance ne peut être identifiée
avec l'horizon de l'être qu'elle n'est pas que pour autant que son mode
originaire et propre de révélation demeure totalement inéclairci.
Parce qu'un tel mode demeure inéclairci ou, pour mieux dire,
totalement ignoré, il lui est purement et simplement substitué
le mode de manifestation de l'horizon lui-même. Ainsi apparaît
clairement l'origine phénoménologique de l'identification de la trans-
cendance êt de l'horizon. Ce qui est impliqué par une telle identifi-
cation, ce n'est rien de moins qu'une identité ontologique que tout le
contexte de la problématique dément. Sur le plan phénoménologique
lui-même, toutefois, une telle identification se révèle illusoire. Avec
la manifestation de l'horizon où elle cherche vainement le principe
d'une phénoménologie de la transcendance, c'est-à-dire du fonde-
ment lui-même, la problématique se donne quelque chose qu'elle n'a
pas, car la manifestation de l'horizon n'est possible que par la
transcendance, c'est-à-dire justement sur le fond de quelque chose
qui lui échappe.
Que l'être du fondement échappe à la problématique au moment
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

où elle essaie de le saisir dans la manifestation de l'horizon, que h


transcendance ne soit pas en elle-même ce qui se phénoménalise
originairement dans le champ phénoménologique de l'être, cela se
voit aussi dans le fait qu'elle est bien plutôt ce qui ne se montre pa;
dans la vérité de ce champ et, comme telle, l'essence ontologique
plus ancienne que lui, de la non-vérité. Dès qu'elle est comprise dans SÎ
nature ontologique de fondement, la transcendance se dérobe à h
phénoménalité de l'horizon. Qu'au moment où elle se dérobe ains:
à la lumière de cette phénoménalité, la transcendance soit puremeni
et simplement réalisée dans la nuit de la non-vérité, cela atteste
l'échec, dans la double direction où elle s'engage, de la problématique
qui voulait lui assigner un statut phénoménologique positif et, pai
là, déterminer dans sa réalité l'être du fondement.

§ 2 9 . M I S E EN É V I D E N C E DU MOTIF ONTOLOGIQUE
DE L'IMPUISSANCE DE LA PROBLÉMATIQUE
A É D I F I E R UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DU FONDEMENT
ET A DONNER UN CONTENU
A L ' I D É E DE LA STRUCTURE FORMELLE DE L'AUTONOMIE

Que la problématique qui vise à élucider l'essence du phénomène


échoue dans sa tentative de déterminer la réalité du fondement,
c'est-à-dire précisément au moment où elle est amenée en présence
de ce qui constitue sa tâche la plus propre et la plus fondamentale,
cela l'amène à réfléchir aux raisons ultimes de cet échec. Le rejet de
l'étant hors de la structure interne de l'essence de la manifestation
signifie que c'est cette essence elle-même qui se manifeste. C'est
précisément parce qu'elle se manifeste que l'essence de la manifes-
tation peut accomplir son œuvre et être ce qu'elle est. L'essence est
agissante si elle se montre. Parce qu'elle se montre, elle est l'essence de
la manifestation. Qu'elle soit l'essence de la manifestation, cela implique
encore, toutefois, que cette manifestation de soi de l'essence qui
375
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE

s'accomplit s'accomplisse aussi par elle. La possibilité de la manifes-


tation de soi de l'essence de la manifestation réside dans cette essence
même. L'essence est le fondement de sa manifestation. En tant que l'essence
est le fondement de sa manifestation, elle est autonome. Au concept
de l'autonomie de l'essence appartient aussi, toutefois, la première
présupposition, l'idée que la manifestation qui s'accomplit par la
médiation de l'essence de la manifestation est la manifestation de
cette essence même. L'élaboration de la structure formelle de l'idée
de l'autonomie a mis en lumière cette double présupposition comme
ce qui est impliqué dans le concept de 1' « essence » de la manifes-
tation. La première condition, la manifestation de l'essence a été
pensée comme la signification positive de la Selbstàndigkeit. L'imma-
nence du devenir phénoménal à l'essence de la phénoménalité désigne
cette essence elle-même comme ce qui se phénoménalise à l'intérieur
de ce devenir. Celui-ci, toutefois, trouve sa condition dans l'essence.
La possibilité de la Selbstàndigkeit est ce qui doit être exhibé si du
moins la manifestation de l'essence est autre chose qu'un vœu. A
la double exigence à laquelle doit satisfaire l'essence de la manifes-
tation satisfait aussi l'affirmation selon laquelle le champ où l'Erschei-
nen parvient à l'intuition de soi est constitué de l'Erscheinen lui-même
et par lui. "L'Erscheinen désigne l'acte d'apparaître considéré en et
pour soi, c'est-à-dire l'essence de la manifestation elle-même. Que
l'acte d'apparaître apparaisse, cela signifie que l'essence de la mani-
festation se montre et, comme telle, est susceptible d'agir. Que cette
manifestation de l'acte d'apparaître soit le fait de l'acte d'apparaître
lui-même, cela veut dire que cet acte est le fondement de sa propre
manifestation.
A la détermination de la nature de l'Erscheinen, c'est-à-dire de
l'essence de la manifestation, appartient encore une présupposition,
à vrai dire essentielle : si l'Erscbeinen qui parvient à l'intuition de soi
dans le champ phénoménologique est cet Erscheinen considéré en
tant qu'il est ce qui crée la phénoménalité de ce champ (en tant que ce
2 44
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

champ est constitué par lui), c'est que l'acte d'apparaître qui est le
fondement de sa propre manifestation se montre aussi en tant qu'il
est ce fondement. C'est comme ce fondement qu'il est lui-même de sa
propre manifestation que l'acte d'apparaître apparaît. Dans cette déter-
mination de l'être du fondement comme ce qui se montre, la signi-
fication positive de la Selbstândigkeit, la manifestation de l'essence, ne
se recouvre-t-elle pas purement et simplement avec ce qui constitue
sa possibilité même ? Cette possibilité cesse d'être abstraite, elle est
autre chose qu'une condition = x, si elle s'exhibe dans le champ
qu'elle fonde de la phénoménalité comme cela même qui le fonde. A
sa tâche s'égale la problématique qui vise à élucider l'essence du
phénomène, elle atteint son but quand est déterminé dans sa réalité
ce qui rend possible la manifestation de l'essence de la manifestation,
c'est-à-dire l'être du fondement. La détermination dans sa réalité de
la possibilité de la manifestation de l'essence appartient à la phéno-
ménologie du fondement. Avec la phénoménologie du fondement la
« Selbstândigkeit » de l'essence est autre chose qu'une pré supposition, elle est
ce qui se montre dans sa possibilité.
L'élaboration de la structure formelle de l'idée d'autonomie
reste cependant formelle, les conditions qu'elle énumère comme
constituant ensemble la phénoménalité concrète demeurent en fait
des présuppositions vides aussi longtemps qu'il n'est pas répondu
à cette question : qu'est-ce qu'apparaître ? Que l'acte d'apparaître
apparaisse, qu'il soit le fondement de sa propre apparition, et qu'il
apparaisse justement en tant qu'il est ce fondement, cela donne sans
doute à penser que cet acte d'apparaître se suffit à lui-même, mais cela
ne veut encore rien dire aussi longtemps que la signification du mot
« apparaître » demeure en fait et chaque fois totalement indéterminée.
La distinction instituée par la problématique entre YErscheinen et sa
manifestation, entre l'acte d'apparaître compris comme ce qui se
phénoménalise dans le champ phénoménologique de l'être et ce même
acte considéré en lui-même en tant qu'il fonde la phénoménalité de ce
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 37 5

champ où il s'apparaît, a-t-elle un sens et peut-elle être maintenue si ce


qu'il convient d'entendre par « apparaître » reste non seulement
indéterminé mais aussi et en conséquence complètement indiffé-
rencié ? Le partage dans l'œuvre de la manifestation entre ce qui
accomplit cette œuvre et ce qui se trouve par elle accompli, peut- il se
prévaloir, malgré son apparence logique, de quelque légitimité si ce
qu'il convient de penser sous chacun des deux termes qu'il sépare
se trouve être en fait la même chose, 1' « apparaître » ? Un tel partage
n'est-il pas, justement, purement « logique » ? L'effort, au contraire,
de la problématique pour identifier avec la visibilité du champ
ouvert de la phénoménalité le pouvoir qui ouvre ce champ et qui le
rend « visible », n'est-il pas bien inutile si l'unité que cette probléma-
tique cherche à promouvoir et à fonder n'est en fait rien d'autre que
l'identité vide de la tautologie ? Derrière le recouvrement de l'Erschei-
nen et du champ phénoménal où cet Erscheinen parvient à l'intuition de
soi, qu'y a-t-il d'autre, en effet, si ce champ est fait de l'Erscheinen
lui-même, s'il est en fait lui-même cet Erscheinen, que le pur et simple
acte d'apparaître, d'ailleurs totalement indéterminé, qu'on trouve
seulement bon de nommer deux fois ? Pourquoi tant de distinctions ?
Quand celles-ci se révèlent illusoires, n'est-ce pas l'idée même d'une
structure formelle de la Selbstàndigkeit de l'essence qui apparaît
inutilement compliquée ou, pour mieux dire, vide et sans fondement ?
A y regarder de près, toutefois, l'élaboration de la structure
formelle de la Selbstàndigkeit n'est pas en elle-même formelle, elle
est prise au contraire dans le progrès de la problématique qui vise
l'essence de la manifestation. L'élaboration de la structure formelle de la
« Selbstàndigkeit » de l'essence s'est poursuivie comme une élucidation. C'est
dans le travail même de celle-ci que l'idée de l'autonomie s'est fait
jour. Loin d'être une présupposition de l'analyse, elle est bien
plutôt son résultat. Ou bien, si l'idée de l'autonomie est une présup-
position, c'est seulement en un sens dérivé, au sens où ce qu'elle indique
est dans l'ordre de la réalité la présupposition absolue. C'est précisément au
244L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

moment où elle entre en rapport avec cette présupposition absoluej


c'est-à-dire avec ce qui constitue l'essence même de toute réalité, que
la problématique rencontre aussi l'idée de l'autonomie où se défi-
nissent les conditions de cette réalité, c'est-à-dire son essence même.
La structure formelle de l'idée de l'autonomie est l'expression de la structure
interne de l'essence. Pour cette raison l'idée de l'autonomie n'est
ni formelle ni vide. Encore convient-il de remarquer que le mouve-
ment de la pensée ne s'est pas fait de cette idée, comme d'une idée
directrice pour la recherche, à la réalité que cette recherche vise à
expliciter. C'est au contraire, comme il a été remarqué et comme
l'atteste le cours entier suivi pat la problématique, de l'élucidation
même de ce qui a été compris comme la réalité, à savoir l'essence de la
manifestation, qu'est née l'idée de l'autonomie comme ce qui réunit
dans son concept les conditions qui ont été dégagées par l'analyse
dans son mouvement propre. Pour la pensée enfoncée dans son
travail ontologique d'élucidation, l'idée de l'autonomie est à poste-
riori. A cette pensée il arrive cependant que, parvenue à ce point de sa
recherche où elle se trouve amenée en présence de ce qui fait de
l'essence de la manifestation ce qu'elle est, une essence, c'est-à-dire de
son objet même, l'idée de l'autonomie se présente à elle comme ce
dont le concept retient en soi tout ce qu'elle a acquis dans son
mouvement passé, de telle manière, toutefois, que ce contenu,
brusquement synthétisé et éclairé par elle, soit aussi ce qui définit
d'une façon rigoureuse la tâche à laquelle il lui faut maintenant
s'égaler pour parvenir à son but. L'idée de l'autonomie n'est encore
qu'une question, mais c'est une question élaborée par le progrès
phénoménologique de l'analyse, c'est une question qui est un résultat,
une question philosophique. Avec la question contenue dans l'idée
de l'autonomie, la problématique qui vise l'essence de la manifes-
tation devient transparente à elle-même, elle se comprend dans son
but. L'idée de l'autonomie est maintenant une idée directrice.
Que l'autonomie de l'essence, toutefois, ne soit encore pour nous
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 37 5

qu'une idée, une idée directrice, cela montre que si le but qu'elle
Doursuit est maintenant clairement défini aux yeux de la probléma-
rique qui vise l'essence, les moyens lui manquent encore, cependant,
pour parvenir à ce but. Loin d'être abstraite ou vide, l'idée de l'auto-
nomie est l'indice d'un travail ontologique concret, elle est ce qui
permet à la problématique de prendre conscience de sa propre
insuffisance dans l'impossibilité où elle se trouve de fournir à cette
idée un contenu effectif. Est-ce par hasard si c'est précisément au
moment où elle se montre incapable de lui donner un contenu effectif
que la problématique se retourne contre l'idée qui jaillit pourtant de
son progrès même pour la mettre en cause et se demander si, finalement,
cette idée a un sens ? Quand donc la problématique se montre-t-elle
incapable de donner à l'idée de l'autonomie un contenu effectif?
Quand il s'agit pour elle de déterminer dans sa réalité l'être du
fondement. L'idée de l'autonomie n'est que l'idée de cette détermination
nécessaire. C'est parce que cette détermination échoue, parce qu'elle
se laisse reconnaître, en fait, comme une indétermination ontolo-
gique foncière, que l'idée de l'autonomie apparaît formelle et
vide.
En quoi consiste, plus précisément, le caractère « formel » et
« vide » de cette idée ? En ceci qu'elle donne comme le fondement de
l'apparence cette apparence même. Mais le contexte de la problé-
matique confère à cette tautologie vide un sens singulier. Et d'abord,
dans ce contexte, ce qu'il convient d'entendre par l'apparence se
trouve être rigoureusement défini : l'apparence désigne la visibilité
de l'horizon transcendantal de l'être. Précisément parce que l'idée de
l'autonomie de l'essence intervient dans le cours du progrès phéno-
ménologique de l'analyse, les éléments qui composent sa structure
formelle et qui sont réunis par elle ne sont, primitivement, ni indéter-
minés ni incertains. Pas plus que le concept de l'apparence (qui est
celle de l'horizon), l'idée du fondement n'est, à l'origine, une simple
présupposition logique. Le fondement est la transcendance elle-même.
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

A l'origine, c'est-à-dire dans le mouvement du processus d'élucidatioi


où ils interviennent, les éléments qui composent la structure formelL
de l'idée de l'autonomie sont différents. La compréhension d<
cette différence est identiquement celle de leur unité. C'est lorsqu<
l'être propre du fondement est déterminé que ce qu'il fonde peu
être compris à partir de lui, c'est-à-dire dans son unité par rappor
à lui. Déterminer l'être propre du fondement, c'est mettre en lumière le mod>
originaire de révélation de la transcendance elle-même. Parce qu'elle ne dispose
pas de l'idée de ce mode de révélation originaire et propre, la problé-
matique ne peut déterminer l'être de la transcendance autrement qu'er
conférant à celle-ci le statut phénoménologique de l'horizon. L'indi-
gence des moyens est ce qui amène la problématique qui se meut à l'intérieur
des présuppositions ontologiques du monisme à identifier les éléments structu-
raux distingués par elle dans l'essence. Au moment où le fondemenl
se recouvre avec l'apparence qu'il fonde, où il est lui-même cette
apparence comme telle, la distinction entre ces éléments confondus
n'est plus assurément qu'une complication inutile de l'analyse, leui
identité est l'identité vide de la tautologie. Mais le terme identique
qu'on nomme inutilement deux fois est-il autre chose qu'un mot
vide ? Il est l'apparaître qui veut tout dire et qui ne veut rien dire,
l'apparaître qui apparaît, qui fonde son apparaître et qui apparaît
en tant que tel. Comme si le formalisme de tous ces rapports où il est
pris pouvait effectivement dire en quoi consiste l'acte d'apparaître et
comment il est véritablement possible.
Ou bien, si cet acte d'apparaître a un sens, c'est dans le contexte
de la problématique où il désigne la manifestation de l'être sous la
forme d'un horizon. Que cette manifestation ne soit possible que
dans et par la transcendance, cela place cette problématique en face
de la tâche qui est la sienne, à savoir la détermination de l'être de la
transcendance elle-même. A vrai dire, c'est bien une telle détermi-
nation qui a été tentée, c'est le projet de cette détermination qui se
trouve élaboré et défini dans l'idée de la structure formelle de l'auto-
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 3 75

nomie. Que l'idée de la structure formelle de l'autonomie perde son


sens au moment où la problématique se révèle incapable de remplir
la tâche que cette idée lui indique : déterminer dans sa réalité l'être du
fondement, c'est-à-dire le mode originaire de révélation de la trans-
cendance elle-même, cela amène enfin cette problématique devant la
question de savoir pourquoi une telle détermination, toujours et
inévitablement, échoue.
Pourquoi la problématique à qui la transcendance fournit l'idée
d'un fondement se montre-t-elle cependant incapable de déterminer
l'être de ce dernier ? Pour quelle raison la transcendance se dérobe-t-elle
à la pensée au moment même où celle-ci veut la saisir ? Comme appar-
tenant déjà à l'élaboration d'une réponse à cette interrogation,
deux questions peuvent encore être posées : à quelle pensée la
transcendance se dérobe-t-elle de telle manière que la saisie de l'être
du fondement se révèle précisément impossible pour elle ? Que signi-
fie, d'autre part, « se dérober » ? Se dérober signifie ne pas se mon-
trer. La pensée à laquelle la transcendance ne se montre pas est la
pensée qui pense la manifestation comme la manifestation de l'horizon.
Que la transcendance ne se montre pas à la pensée qui pense la mani-
festation comme la manifestation de l'horizon, cela signifie que la
transcendance ne se manifeste pas sous la forme de cet horizon, cela
signifie qu'elle n'est pas ce qui se phénoménalise dans le champ
phénoménologique constitué par lui. La compréhension de l'impuissance
de la pensée qui se meut à l'intérieur des présuppositions ontologiques du
monisme à donner un contenu effectif à l'idée de la structure formelle de
l'autonomie en déterminant dans sa réalité l'être du fondement est une répé-
tition, elle répète dans sa signification, dans son progrès et dans ses résultats
la problématique qui vise l'essence de la réceptivité lorsque cette probléma-
tique se comprend elle-même dans le rôle central qui est le sien. Ce qu'une
telle répétition amène à la lumière, ce n'est rien de moins que l'insuffi-
sance radicale des présuppositions qui définissent ensemble ce qui a
été désigné sous le titre du monisme ontologique.
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

L'insuffisance de ces présuppositions, insuffisance qui s'exprime


dans l'impossibilité pour la pensée qui se meut en elles de saisir dans
sa réalité l'être du fondement, ne conduit-elle pas cependant la
problématique à prendre conscience de la situation paradoxale qui
est la sienne ? Comment une telle problématique peut-elle manquer le
fondement quand l'idée de celui-ci se présente à elle, et cela non pas
comme l'idée formelle d'un fondement en général, d'ailleurs totalement
indéterminé, mais comme l'idée même de la transcendance ? Cette
problématique est-elle si démunie si elle se trouve en fait en posses-
sion du pouvoir qui assure la manifestation de l'être ? Quand elle se
trouve en présence de ce pouvoir, la problématique qui vise à saisii
l'essence de la manifestation a-t-elle véritablement échoué ? Mais la
philosophie se donne souvent ce qu'elle n'a pas. L'idée d'un fonde-
ment contenant en soi la possibilité ultime de la manifestation peul
bien se présenter à elle sous la forme de l'idée déterminée de la
transcendance, la problématique est-elle véritablement en possessior
de ce fondement tant qu'elle n'a pas tiré au clair l'origine de la
connaissance qu'elle en prend, l'origine de l'idée de la transcendant
elle-même ? Avec l'idée de la transcendance quelque chose est donné à h
problématique qui n'appartient pas cependant aux présupposition s qu'ell
reconnaît comme les siennes si la manifestation de la transcendance n'est pa.
l'œuvre de la transcendance elle-même. Que la manifestation de la trans
cendance ne soit pas l'œuvre de la transcendance elle-même, c'es
là justement ce qui éclaire le paradoxe où se perd cette problématiqu*
quand elle ne peut assigner un fondement à l'idée du fondement su:
lequel elle prétend se fonder. Ce qui demeure sans fondement, toute
fois, ce n'est pas seulement l'idée du fondement, c'est le fondemen
lui-même. L'impuissance de la problématique à déterminer dans s:
réalité l'être du fondement trouve son origine dans l'impuissance di
fondement lui-même à se produire en et par lui-même dans 1;
dimension effective de la phénoménalité. L'impuissance du fondemen
à se produire en et par lui-même dans la dimension effective de la phénomè
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375

nalité est identiquement l'impuissance de la transcendance à assurer elle-même


sa propre manifestation.
Avec la manifestation de l'horizon ouvert par la transcendance,
la problématique qui comprend celle-ci comme le fondement ne
dispose-t-elle pas cependant d'une dimension réelle et effective de la
phénoménalité ? Parce que cet horizon est ouvert par la transcen-
dance, il n'est rien, on l'a vu, aussi longtemps que l'être de celle-ci
n'est pas donné. Comme elle ne contient pas en elle les conditions de
la manifestation effective de l'horizon, la philosophie de la transcen-
dance ne peut non plus fournir un fondement à la manifestation de la
transcendance elle-même, elle ne peut dire en quoi cette manifestation
consiste ni comment elle s'accomplit. A la rigueur, c'est la totalité
des conditions d'une manifestation quelconque qui lui échappe. La
manifestation telle que la comprend la pensée qui se meut à l'intérieur
des présuppositions ontologiques du monisme n'est pas seulement
unilatérale, elle est abstraite en ce sens que, sur le fond de ces seules
présuppositions, elle ne se produit pas.
Ou bien, si l'horizon se manifeste effectivement, si l'être se
montre, c'est que la transcendance qui rend cette manifestation
possible est quelque chose plutôt que rien. La réalité de la transcen-
dance est ce qui se trouve constamment présupposé par le monisme
ontologique sans que cette présupposition ultime fasse cependant
partie des présuppositions par lesquelles il se définit. Comment la
réalité de la transcendance peut-elle ne pas être donnée à une pensée
qui fait consciemment et explicitement de la transcendance elle-même
le fondement sur lequel elle repose ? Comment la transcendance peut-elle
être une présupposition étrangère à la philosophie de la transcendance ?
Cela ne se peut que si la transcendance présuppose autre chose qu'elle,
si, paradoxalement, la réalité de la transcendance n'est pas constituée
par cette transcendance elle-même. Être réelle, pour la transcendance,
cele veut dire être donnée, être reçue. La réalité de la transcendance
est identiquement sa manifestation. Parce que sa propre manifesta-
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

tion n'est pas l'œuvre de la transcendance, la réalité de celle-ci ne


réside pas en elle. La réalité de la transcendance réside dans le pou-
voir qui assure sa manifestation, dans l'essence qui la reçoit. L'essence
qui assure la réceptivité de la transcendance est l'essence originaire
de la révélation.
Il est besoin d'une détermination ontologique de l'essence origi-
naire de la révélation. La détermination ontologique de l'essence
originaire de la révélation fait apparaître celle-ci comme l'imma-
nence.

§ 3 0 . DÉTERMINATION ONTOLOGIQUE DE L'ESSENCE ORIGINAIRE


DE LA RÉVÉLATION COMME IMMANENCE
CONTENU IMMANENT ET CONTENU TRANSCENDANT

La compréhension de son impuissance à donner un contenu


à l'idée, qu'elle fait surgir elle-même, de la structure formelle de
l'autonomie amène la problématique qui vise l'essence du phénomène
devant l'indigence des moyens dont elle dispose, devant l'insécurité
et l'indétermination des horizons ontologiques ultimes qui sont les
siens. Sa propre carence au point de vue ontologique est ce qui
s'offre à elle, tandis que le fondement qu'elle prétendait assigner à
toute manifestation possible en général lui échappe. La mise en
lumière de l'insuffisance et de l'indétermination des présuppositions
ontologiques du monisme cesse toutefois d'avoir une signification
purement négative lorsque précisément cette insuffisance est comprise.
La compréhension dans son origine et dans son motif ontologique pro-
fond de l'échec auquel se heurte la problématique quand elle veut
saisir dans sa réalité l'être du fondement, enferme en elle des éléments
qui appartiennent à une détermination positive de cette réalité, elle a
déjà, comme telle, une signification positive. De quels éléments
positifs la problématique qui voit l'être du fondement lui échapper
peut-elle se prévaloir ? Où est la détermination de la réalité quand
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE375

celle-ci n'est plus rien d'autre que l'indéterminé et l'inconnu ? Ce


pour quoi cette réalité lui échappe, c'est là du moins ce qui devient
perceptible à la problématique qui comprend le motif de son échec.
La raison pour laquelle l'être du fondement se dissimule à ses yeux
est maintenant là pour elle. Cette raison est contenue dans le fondement,
elle est le fondement lui-même.
La raison pour laquelle l'être du fondement échappe à la
problématique qui comprend ce fondement comme la transcen-
dance, réside dans le fait que la manifestation de la transcen-
dance n'est pas l'œuvre de la transcendance elle-même. Ce qui est
impliqué dans ce fait, au titre d'une détermination positive de l'être du
fondement, doit maintenant être pensé. Que signifie, pour une
manifestation, « ne pas être l'œuvre de la transcendance » ? Œuvrer,
pour celle-ci, c'est ouvrir un horizon. La formation phénoménolo-
gique de l'horizon transcendantal de l'être dans l'acte créateur de
l'extériorité, telle est l'œuvre de la transcendance. Ne pas être l'œuvre
de la transcendance, cela signifie donc, pour une manifestation, surgir et
s'accomplir indépendamment du mouvement par lequel l'essence s'élance et se
projette en avant sous la forme d'un horizon, surgir, s'accomplir et se
maintenir indépendamment du processus ontologique de l'objectivation, c'est-
à-dire précisément en l'absence de toute transcendance. La manifestation
qui se produit en l'absence de toute transcendance est cependant la
manifestation de la transcendance elle-même. Qu'une manifestation,
la manifestation de l'essence comprise comme la transcendance, se
produise en l'absence de toute transcendance, cela veut donc dire :
l'acte originaire de la transcendance se révèle indépendamment du mouvement
par lequel il s'élance en avant et se projette hors de soi. L'acte qui se révèle
indépendamment de son propre élan en avant, indépendamment du mouvement
par lequel il se projette hors de soi, se révèle en lui-même, de telle manière que
cet « en lui-même » signifie : sans se dépasser, sans sortir de soi. Ce qui
ne se dépasse pas, ce qui ne s'élance pas hors de soi mais demeure en soi-même
sans se quitter ni sortir de soi est, dans son essence, immanence. U immanence
2 44
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

est le mode originaire selon lequel s'accomplit la révélation de la transcendance


elle-même et, comme telle, l'essence originaire de la révélation.
La compréhension de l'impossibilité où se trouve la pensée qui
se meut à l'intérieur des présuppositions ontologiques du monisme,
de donner un contenu à l'idée de la structure formelle de l'autonomie
et de déterminer dans sa réalité l'être du fondement, est apparue
comme une répétition de la problématique de la réceptivité. Comme la
compréhension de l'impuissance de la pensée qui se meut à l'intérieur
du monisme a une signification positive qui s'exprime dans la mise
en lumière d'une structure où cette impuissance trouve son motif onto-
logique ultime, le résultat auquel parvient, lorsqu'elle se comprend
elle-même, la problématique qui vise l'essence de la réceptivité
n'est pas seulement négatif. Ce résultat consiste dans le dédoublement du
concept de réceptivité, concept qui reçoit deux sens bien distincts selon
qu'il se réfère à l'horizon dans lequel l'essence s'objective ou concerne,
au contraire, le pouvoir originaire qui déploie cet horizon. Ce qui
diffère, en effet, dans chacun de ces deux cas, ce n'est pas seulement
la réalité qu'il s'agit chaque fois de recevoir, mais, plus essentiellement,
le mode de réception de cette réalité considéré en lui-même. A vrai
dire, la réalité ne se différencie qu'en raison de ce mode de réception
qui la concerne et lui convient. Ou, pour être plus exact, la réalité,
quand il s'agit de la réalité ontologique, n'est pas discernable du
mode de réception dans et par lequel elle se définit. C'est précisément
parce que le mode selon lequel s'accomplit originairement leur réception n'est
pas le même que la transcendance et l'horizon sont des réalités ontologiques
différentes. Le mode selon lequel s'accomplit la réception de l'horizon
est la transcendance. Parce qu'elle est constituée par la transcen-
dance, la réceptivité qui assure la réception de l'horizon se trouve
déterminée dans sa nature propre. Et c'est parce que cette réceptivité
est ainsi déterminée dans sa nature et son essence propres que la réalité
qui se trouve reçue par elle est, elle aussi, déterminée, est un horizon.
Mais, comme l'a montré la problématique de la réceptivité, le
375
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE

mode selon lequel s'accomplit la réception de l'horizon n'est pas celui


qui fonde la réceptivité de la transcendance elle-même. En tant que
celui-ci n'est pas le pouvoir qui forme l'horizon dans l'acte par lequel
il s'élance hors de soi, il n'est pas seulement « différent » d'un tel
pouvoir, sa caractérisation est positive et s'exprime comme suit :
dans la structure interne de ce mode originaire de réceptivité la transcendance
n'est pas comprise. Car c'est la structure interne d'une essence qui se
trouve définie et déterminée, s'il est vrai qu'en elle la transcendance
n'agit pas. Une essence où la transcendance n'agit pas est une essence
qui ne se divise pas, qui ne se sépare pas de soi, mais demeure au
contraire en soi-même. L'essence de la réceptivité originaire qui assure la
réception de la transcendance elle-même est l'immanence. La détermination
de l'essence originaire de la réceptivité, toutefois, est identiquement
celle de son contenu. En tant qu'il est constitué par l'immanence,
le mode originaire de la réceptivité est l'acte d'atteindre son contenu sans se
mouvoir ni se dépasser vers lui, de telle manière que la réalité ontologique
constituée par ce contenu pur ne lui est en aucune façon transcendante et ne se
trouve point posée devant lui à la façon d'un horizon. Que son propre
contenu ne soit point transcendant au pouvoir qui assure sa récep-
tion, que la réalité ontologique qu'elle atteint sans se dépasser vers
elle ne soit, comme telle, ni extérieure ni étrangère à l'essence de
la réceptivité considérée dans le mode originaire de son accomplisse-
ment, cela fait apparaître un tel contenu comme un « contenu immanent».
Le caractère « immanent » de ce contenu a cependant la signifi-
cation ontologique la plus rigoureuse. En désignant comme imma-
nent le contenu qui appartient à l'essence de la réceptivité considérée
dans le mode originaire de son accomplissement, on ne veut pas
seulement dire que ce contenu est donné au pouvoir qui est justement
celui de le recevoir. C'est en ce sens trop général et qui demeure en
fait ontologiquement indéterminé qu'on emploie l'expression de
« contenu immanent » pour indiquer la propriété qu'a ce dernier
d'être « donné en fait » et de se trouver ainsi effectivement aperçu
M. H E N R Y |0
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

et saisi par un pouvoir d'appréhension. On parlera de cette manière


d'un contenu « immanent à la conscience », voulant dire par là qu'un
tel contenu entre de manière effective dans la sphère de cette conscience
et se trouve de la sorte réellement atteint par celle-ci. Ce qui demeure
totalement indéterminé dans le concept d'immanence lorsque celui-ci,
appliqué à un contenu quelconque, désigne le caractère en vertu
duquel un tel contenu se trouve être effectivement reçu par la
conscience, ce n'est rien de moins, toutefois, que le mode même selon
lequel s'opère cette réception, c'est-à-dire la « conscience » elle-même. Mais
l'indétermination ontologique du mode selon lequel s'opère la
réception d'un contenu est identiquement l'indétermination ontolo-
gique de ce contenu lui-même. C'est une seule et même indétermi-
nation qui concerne l'acte d'apparaître considéré dans sa forme et
dans son contenu ontologique pur, c'est-à-dire finalement l'essence
même de la manifestation, essence que la problématique avait pour-
tant comme tâche d'élucider.
Ou bien, si l'indétermination ontologique du pouvoir qui assure
la réception d'un contenu se trouve être levée par la problématique
qui vise l'essence de la manifestation lorsqu'elle prend conscience
de la tâche qui est la sienne, cette détermination ne s'accomplit
point librement mais conformément à des présuppositions qui
interdisent toute compréhension ontologique rigoureuse du caractère
« immanent » d'un contenu. Quand un tel caractère ne signifie pas
simplement, en effet, pour le contenu qu'il prétend déterminer,
« être reçu par la conscience », c'est-à-dire finalement, et d'une
manière totalement indéterminée, « apparaître », quand le mode selon
lequel s'opère cette réception se trouve enfin être pris en considé-
ration et que la structure interne de ce mode fait problème, il apparaît
alors que la compréhension de cette structure s'opère toujours et
inévitablement, que ce soit d'une manière explicite ou non, à la
lumière d'une philosophie de la transcendance, de telle manière que
le contenu reçu par la conscience et à ce titre « effectivement donné »
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375

revêt la signification d'être tel en tant que la conscience Vatteint dans l'acte
par lequel elle se transcende vers lui. U immanence reçoit paradoxalement le
sens de l'objectivité.
La désignation d'un contenu comme immanent ne détermine-
t-elle pas pourtant celui-ci d'une façon plus précise, en l'opposant
par exemple au contenu « transcendant » de la conscience ? Si une
telle opposition a un sens, s'il y a véritablement lieu d'instituer une
distinction dans le cours de notre expérience entre les contenus
qui lui appartiennent en tant que contenus immanents et ceux qui
ne sont encore que transcendants par rapport à elle, n'est-ce pas le
mode même selon lequel ces contenus sont reçus par la conscience
dans l'expérience qu'elle en fait qui doit alors et chaque fois être
différent ? Et si l'immanence désigne précisément le mode selon
lequel s'opère la réception d'un contenu lorsque celui-ci revêt cette
qualification d'être immanent, ne doit-elle pas, dès lors, être déter-
minée en tant que telle et constituer par suite l'essence particulière
d'un mode spécifique de réceptivité ? A vrai dire, dès que la problé-
matique se pose les questions les plus simples, et pourvu que celles-ci
aient une signification ontologique rigoureuse, les évidences sur-
gissent devant elle. La distinction effectuée dans la phénoménologie
husserlienne entre les contenus immanents et les contenus transcen-
dants de l'expérience est inessentielle parce que l'essence de ces
contenus précisément est la même : le pouvoir ontologique qui les rend
ultimement possibles en assurant leur réception est dans tous les cas la
transcendance. Transcendant à la conscience apparaît en effet le contenu
primitivement désigné d'une façon impropre comme immanent,
dès que la problématique ne se borne plus à constater le caractère en
vertu duquel un tel contenu appartient à titre de donné à l'expérience
réelle de la conscience mais s'interroge au contraire sur la condition
de possibilité de ce donné, c'est-à-dire sur le pouvoir ontologique
qui en assure originairement la réception. Dès lors, le contenu,
immanent à la conscience en tant qu'il entre dans la sphère de son
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

expérience effective, en tant qu'il est précisément un contenu de


cette conscience, apparaît comme transcendant au contraire, s'il est
vrai que ce qui lui permet d'entrer dans la sphère de cette expérience
effective n'est rien d'autre que le pouvoir ontologique qui le projette
dans l'avant-plan de lumière où il lui est permis de se manifester, rien
d'autre, par conséquent, que la transcendance elle-même.
Où se trouve alors le principe d'une distinction entre contenus
immanents et contenus transcendants s'il ne réside pas dans l'essence
qui assure leur réception, si une telle distinction est sans fondement au
point de vue ontologique ? Les contenus sont dits immanents ou transcen-
dants au cours de l'expérience selon qu'ils sont simplement visés
sans être donnés (comme par exemple les faces d'un cube que je ne
vois pas) ou, au contraire, donnés et atteints en personne par la
conscience dans l'acte par lequel elle s'oriente vers eux pour les
saisir (1). Qu'il trouve ou non son remplissement intuitif adéquat,
cet acte d'« orientation vers » est la condition ontologique des contenus
« immanents » aussi bien que transcendants et, comme telle, leur
essence commune. Parce qu'ils trouvent la condition de leur possi-
bilité dans l'acte d'orientation de la conscience, c'est-à-dire dans la
transcendance, ces contenus appartiennent à un seul et même milieu,
au milieu ontologique transcendant de l'horizon. La distinction
entre contenus immanents et transcendants est me distinction intérieure
à ce milieu auquel elle ne permet pas d'opposer un autre milieu ontologique,
une autre dimension d'existence et de révélation. Qu'une telle distinction soit
inessentielle, cela se voit dans le fait que les contenus qu'elle dépar-
tage sont susceptibles en fait de s'échanger, un contenu transcen-
dant pouvant devenir immanent et inversement. Le caractère en
vertu duquel un contenu est dit immanent est donc contingent par rapport à ce
contenu, puisqu'aussi bien celui-ci est capable de revêtir le caractère

(1) I^a distinction husserlienne de l'immanence et de la transcendance des


contenus d'expérience revêt d'autres aspects dont l'analyse, qui n'a pu prendre
place ici, confirmerait les thèses générales défendues dans cet ouvrage.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375

opposé, le caractère de transcendance. Cette contingence des caractères


trouve assurément sa raison dans l'essence : c'est la finitude inhérente
à l'horizon de la transcendance qui veut que les divers contenus
susceptibles d'apparaître en lui ne puissent le faire que successivement,
de telle manière qu'une manifestation effective s'accomplissant dans
un mode de présentation originaire constitue nécessairement, par
rapport à chacun de ces contenus, une détermination passagère et,
comme telle, contingente.
De quels contenus est-il question, toutefois, quand l'immanence
et la transcendance sont pour eux des déterminations contingentes ?
Il s'agit manifestement dans ce cas de contenus susceptibles d'appa-
raître « à l'intérieur de l'horizon de la transcendance », c'est-à-dire de
contenus ontiques. La distinction entre contenus immanents et trans-
cendants au sens de contenus ontiques réellement donnés ou simple-
ment visés, n'est pas seulement inessentielle, elle apparaît en fait fonciè-
rement inadéquate par rapport à une problématique dont le but est
la détermination de l'essence de la manifestation et de son contenu
ontologique pur. Or si le mode particulier selon lequel se donne un
contenu ontique est contingent par rapport à celui-ci et, comme tel,
variable, c'est une loi de l'essence que le contenu qui lui appartient en propre
ne soit point contingent mais au contraire rigoureusement déterminé par elle.
Parce qu'il trouve son origine dans l'essence de la transcendance,
le contenu ontologique pur de cette essence est, on l'a vu, radica-
lement déterminé par elle, la transcendance, le fait d'être transcendant,
désigne le mode d'être essentiel ou, plus exactement, l'essence de ce
contenu. Être immanent, de la même manière, pour un contenu ontologique
pur, c'est se trouver radicalement déterminé dans son être par un mode spéci-
fique d'apparition et de révélation, par l'essence originaire de la révélation en
tant que celle-ci réside dans l'immanence.
En quoi consiste la détermination d'un contenu immanent par
l'essence originaire de la révélation ? Dans le mode évidemment selon
lequel cette révélation s'accomplit. Sur le fond de sa détermination
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

ontologique radicale par l'essence de l'immanence, c'est-à-dire par


un mode originaire de réceptivité qui se trouve en possession de son
contenu sans se mouvoir ni se dépasser vers lui, un tel contenu a été
compris dans sa structure ontologique comme ce qui s'offre sans se
pro-poser à la façon d'un horizon, comme ce qui se révèle autrement
que sous la forme d'un dehors et sans devenir tel. Pareille compréhen-
sion suffit à écarter comme radicalement impropre la subsomption
sous le concept de l'immanence de tout contenu réellement donné à
la conscience lorsqu'être donné signifie s'offrir à titre de contenu
transcendant, c'est-à-dire dans et par la médiation d'un horizon.
Impropre, une telle subsomption ne l'est pas seulement en tant
qu'elle laisse la pensée, oublieuse de son dessein ontologique premier,
en revenir à la considération des contenus ontiques et de leurs
caractères variables, mais, plus profondément et plus gravement,
parce que sur le plan ontologique lui-mrn elle donne comme appartenant
à l'essence d'une structure ontologique fondamentale ce qui s'en
trouve par principe exclu. Donner une signification ontologique
rigoureuse au concept de l'immanence, c'est comprendre au contraire
la structure interne de l'essence qu'il vise comme définie par cette
exclusion hors d'elle de toute transcendance. Faute de donner une
telle signification au concept de l'immanence, la problématique
s'égare complètement et s'interdit définitivement de saisir dans sa
nature propre ce qui constitue la possibilité la plus ultime de l'essence
qu'elle vise.
Mais la définition de la structure interne de l'immanence par
l'exclusion hors d'elle de toute transcendance n'a pas seulement pour
effet de rendre décidément impossible la désignation comme « imma-
nent » de tout contenu ontologiquement transcendant, qu'il s'agisse
d'un contenu ontique ou du contenu ontologique pur constitué par
l'horizon lui-même, en elle se trouve la détermination positive de
l'essence d'un contenu immanent entendu dans un sens ontologique
strict. Une telle détermination exige d'abord que soit rappelé préci-
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 3 7 5

sèment le caractère ontologique d'un tel contenu, car c'est du contenu


qui appartient en propre au pouvoir ontologique qui assure sa récep-
tion que la problématique a montré qu'il se trouve radicalement
déterminé dans son être par l'essence qui le reçoit. Appartenir à
l'essence, cela signifie entrer à titre d'élément constitutif dans la
structure interne de celle-ci. Comment un contenu ontologique pur
entre-t-il dans la structure interne de l'essence ? Cela dépend de la
nature de cette essence, c'est-à-dire précisément de sa structure interne.
En tant que la transcendance est exclue de la structure interne de
l'essence de l'immanence, le contenu ontologique propre de celle-ci
ne lui est point extérieur, l'essence de l'immanence n'est pas séparée de son
contenu. Ne pas être séparée de son contenu, cela signifie, pour
l'essence de l'immanence, ne pas tenir ce contenu devant elle, ne pas
le recevoir comme quelque chose d'autre dans le milieu de l'altérité,
comme quelque chose de différent. Où réside la réalité d'un contenu
ontologique pur qui n'est pas extérieur à l'essence à laquelle il appar-
tient, en quoi consiste la réalité ontologique de ce contenu si elle n'est ni séparée
ni différente de la réalité ontologique de l'essence elle-même ? Le contenu
ontologique pur de l'essence de l'immanence est constitué par elle. Donner
une signification ontologique rigoureuse au concept d'un contenu
immanent, c'est comprendre ce contenu dans son identité ontologique
avec l'essence qui le reçoit, c'est le comprendre comme cette essence
même. La réalité ontologique d'un contenu immanent à l'essence
est identiquement la réalité ontologique de l'essence elle-même.
Le concept d'immanence intervient dans la problématique qui vise
à saisir l'essence originaire de la réceptivité, il désigne le mode selon
lequel s'accomplit la réception d'un contenu, plus précisément,
la structure interne de la possibilité d'une réception originaire
en général. En tant que l'essence originaire de la réceptivité se trouve
définie dans sa structure interne par l'immanence, il apparaît qu'elle
constitue elle-même le contenu pur qu'elle reçoit. Ce que reçoit
l'essence originaire de la réceptivité, c'est elle-même.
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

Recevoir un contenu, c'est être affecté par lui. En tant que le


contenu que reçoit l'essence originaire de la réceptivité est constitué
par elle, c'est par elle aussi que cette essence est affectée lorsqu'elle
reçoit le contenu qui lui appartient, lorsqu'elle se reçoit elle-même.
Être affecté par soi, s'affecter soi-même, c'est se constituer comme
auto-affection. L'auto-affection est la structure constitutive de l'essence
originaire de la réceptivité.
A la pensée qui pense l'auto-affection comme constituant la
structure de l'essence originaire de la réceptivité, cette question se
présente inévitablement : l'auto-affection ne désigne-t-elle pas au
contraire le mode selon lequel l'essence s'affecte conformément aux
présuppositions ontologiques du monisme ? N'a-t-elle pas été
comprise comme le processus ontologique par lequel l'essence
s'objecte et se pro-pose à elle-même sous la forme d'un horizon ?
Se pro-poser à soi-même sous la forme d'un horizon, n'est-ce pas là précisé-
ment la manière dont l'essence s'affecte elle-même et, comme telle, l'essence
de l'auto-affection ? L'auto-affection du temps dans le schématisme
ne manifeste-t-elle pas en elle cette structure ontologique ultime
comme constituant la possibilité même d'une auto-affection en
général ? Si le temps originaire de l'affection de soi s'affecte
en effet par la médiation de l'horizon du temps pur où il se
projette dans l'unité tridimensionnelle de la succession, n'est-ce
point parce que cette affection par la médiation d'un horizon est
la seule façon pour l'essence de s'affecter elle-même, c'est-à-dire
de se manifester?
Ou bien, l'évidence qui surgit devant la problématique aux
prises avec cette question ne définit-elle pas clairement la tâche qui
est maintenant la sienne si elle veut maintenir et préserver dans sa
pureté l'essence originaire qu'elle vient de dégager dans son progrès :
mettre en lumière et par là même dissiper l'ambiguïté fondamentale
du concept de l'auto-affection ?
375
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE

§ 3 1 . L ' A M B I G U Ï T É FONDAMENTALE DU CONCEPT DE L'AUTO-AFFECTION


AUTO-AFFECTION ET AFFECTION PAR SOI

Dès le moment où, se donnant pour tâche de saisir les conditions


susceptibles de rendre agissante l'essence de la manifestation, la
problématique s'est efforcée de penser la première de ces conditions
comme la manifestation de l'essence, cette manifestation a été comprise,
en fait, non pas comme une manifestation pure et simple, mais d'une
manière déterminée comme la manifestation de l'essence à soi-même.
L'apparaître de l'acte d'apparaître a été interprété par la probléma-
tique comme un s'apparaître de l'apparaître, et cela spontanément.
Ce qui se fait jour dans cette interprétation spontanée, c'est une
compréhension ontologique adéquate de ce qui constitue la possi-
bilité pour l'essence de se manifester. La possibilité ontologique de la
manifestation de l'essence réside dans la rétro-référence de l'essence à elle-
même. Cette rétro-référence qui désigne le renvoi à elle-même de
l'essence signifie plus précisément que c'est à elle-même que l'essence
se manifeste et que c'est seulement parce qu'elle se manifeste à elle-
même qu'elle peut être ce qu'elle est, une essence agissante, une
essence qui se manifeste. L'apparaître de l'acte d'apparaître, c'est-
à-dire de l'essence, trouve ainsi sa condition dans le fait qu'un tel acte
n'apparaît pas simplement mais doit encore être compris comme ce
qui s'apparaît à lui-même. L'apparaître de l'acte d'apparaître ne
constitue point, toutefois, par rapport à celui-ci, une simple propriété
contingente et en quelque sorte surajoutée. Que l'acte d'apparaître
apparaisse, c'est là au contraire ce qui fait de lui ce qu'il est : l'appa-
raître lui-même et comme tel. Parce que l'apparaître de l'acte d'appa-
raître trouve sa condition dans le s'apparaître à soi-même de cet
acte, c'est dans ce rapport à soi, dans le fait de s'apparaître ainsi à
soi-même, que réside ce qui rend ultimement possible un tel acte
considéré en et pour soi. La rétro-référence de l'acte d'apparaître à lui-
même est ce qui détermine cet acte dans son essence.
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

L'intervention du concept de l'auto-affection dans la problé-


matique qui vise l'essence de la manifestation cesse d'apparaître
contingente quand la réflexion s'interroge plus avant sur les condi-
tions qui rendent cette essence possible, c'est-à-dire qui la détermi-
nent. Si la première de ces conditions, la manifestation de l'essence,
trouve à son tour sa possibilité dans le renvoi à soi-même de l'acte
d'apparaître, c'est que le concept de l'auto-affection n'est ni formel
ni vide mais se donne au contraire pour contenu ce qui assure la
possibilité ultime et dernière d'une telle manifestation. L'auto-affection
désigne la rétro-référence à elle-même de l'essence de la manifestation,
c'est-à-dire cette essence même saisie dans ce qui constitue la possibilité
ontologique de sa propre manifestation. L'essence s'affecte elle-même parce
qu'elle n'est agissante que si elle se manifeste et qu'elle ne se manifeste
que si sa propre manifestation n'est point perdue pour elle mais
recueillie au contraire en elle et par elle, de telle manière que, recueillie
par l'essence et retenue en elle, elle se manifeste à elle et parvienne
ainsi à l'effectivité de sa condition phénoménale : l'essence s'affecte
parce qu'elle se manifeste à elle-même. Ou plutôt, l'essence ne se manifeste
à elle-même, ne se manifeste, que parce qu'elle est susceptible de s'affecter
elle-même. C'est dans la propriété qu'a l'essence de se reprendre
sans se laisser aller dans le délaissement où elle serait livrée à la nuit
de la non-phénoménalité, c'est dans sa capacité de se retenir hors
de ce délaissement et de se maintenir au contraire près de soi que
réside précisément la possibilité pour elle, en demeurant auprès de soi,
de se manifester à soi-même, d'être pour soi, la possibilité pour l'essence
de la manifestation de se manifester effectivement. Parce que la
possibilité pour l'essence de se manifester à soi-même réside dans sa
capacité de se recevoir elle-même, de se retenir et de se maintenir
près de soi, la manifestation de l'essence de la manifestation trouve
la condition de son effectivité dans le processus ontologique par
lequel l'essence est susceptible de s'affecter elle-même, c'est-à-dire
dans l'auto-affection. La manifestation de l'essence de la mani-
375
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE

festation a été pensée cependant comme la condition qui rend


effective l'essence elle-même en lui permettant d'être ce qu'elle est :
l'acte d'apparaître lui-même en tant qu'il apparaît. U auto-affection
détermine l'essence de la manifestation comme ce qui la rend possible.
Plus profonde et plus évidente apparaît l'œuvre de l'auto-affection
en tant qu'elle rend possible la manifestation de l'essence et, par là,
l'essence de la manifestation, plus urgente aussi et plus nécessaire
est pour la problématique la tâche de tirer au clair et de saisir dans sa
nature propre la structure ontologique interne de l'auto-affection
elle-même. Car si cette structure est constituée par la relation à
soi de l'essence, relation où celle-ci trouve la condition de sa mani-
festation, rien n'est dit de plus au sujet d'une telle structure tant que
la relation de l'essence à elle-même n'est pas élucidée ni saisie dans sa
possibilité intrinsèque. Déterminé en tant qu'il a pour contenu la
nécessité ontologique en vertu de laquelle l'essence entre en rapport
avec soi dans le devenir phénoménal effectif où elle se réalise, le
concept de l'auto-affection apparaît en fait indéterminé et demeure
comme tel dans une obscurité ontologique foncière aussi longtemps
que la problématique n'a pas statué sur la nature du pouvoir qui
permet à l'essence d'entrer ainsi en rapport avec soi, c'est-à-dire de se
manifester. C'est donc la nature du pouvoir qui permet à l'essence de
s'affecter elle-même qui est maintenant en question, c'est la structure
interne de l'auto-affection qui doit être élucidée par la problématique
si celle-ci veut entrer en possession de ce qui constitue la possibilité
ultime de toute manifestation, c'est-à-dire de l'objet de sa recherche.
Au moment même, toutefois, où, voulant tirer de son indé-
termination le pouvoir ontologique qui rend possible la mani-
festation de l'essence, la problématique s'interroge sur la nature de ce
pouvoir, c'est-à-dire sur la structure interne de l'auto-affection, il lui
apparaît qu'elle se trouve en possession des éléments qui lui permet-
tent de définir cette structure d'une manière rigoureuse. La possi-
bilité pour l'essence de s'affecter elle-même est identiquement celle de se
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

recevoir. L'auto-affection désigne l'essence de la réceptivité en tant que


cette réceptivité est le fait de l'essence et, en même temps, la concerne.
En tant que la réceptivité est le fait de l'essence, c'est-à-dire en tant
que celle-ci est ce qui reçoit, l'essence est affectée. En tant que la
réceptivité concerne l'essence, c'est-à-dire en tant que celle-ci constitue
le contenu ontologique qui se trouve être reçu, c'est par elle-même
que l'essence est affectée. L'auto-affection est la structure interne de
l'essence dont le propre est de se recevoir elle-même. La compréhen-
sion ontologique de la structure de l'auto-affection dépend visible-
ment du lien qui unit l'essence et son contenu quand ce contenu est
constitué par elle. La nature de ce lien, c'est-à-dire la manière dont
l'essence reçoit son contenu, ce contenu qui est constitué par elle,
c'est là précisément ce qui se trouve élucidé par la problématique de la
réceptivité. Une telle élucidation met la problématique en face de la
situation suivante :
Ce qui fonde la possibilité pour l'essence de la manifestation de se
recevoir elle-même, c'est-à-dire de se manifester à elle-même, la
possibilité pour l'essence de la manifestation de se manifester, a
d'abord été compris comme le processus ontologique par lequel
cette essence s'objective et se pro-pose à elle-même sous la forme
d'un horizon. L'horizon constitue ainsi le contenu ontologique
pur que l'essence reçoit. Cependant, le résultat le plus important
de la problématique de la réceptivité a été de montrer que le pouvoir
ontologique qui assure la réception de l'horizon et a celui-ci pour
contenu, constitue lui-même, en tant que tel, en tant qu'élément
ontologique pur, un contenu. La transcendance est reçue. Le progrès
décisif de la problématique de la réceptivité s'opère lorsqu'elle se
représente à la lumière de quelles présuppositions implicites le
problème de la réceptivité avait toujours été (et par elle aussi d'abord)
interprété comme celui de la réception d'un contenu extérieur. De
telles présuppositions commandent la compréhension spontanée et
pré-critique de l'essence de la manifestation comme représentation.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE375

C'est parce que la représentation pro-jette essentiellement devant elle


ce qu'elle se représente que le problème se pose de savoir comment
elle peut recevoir le contenu ainsi projeté. L'interprétation ontolo-
gique de l'essence de la réceptivité comme consistant dans la possi-
bilité de la réception d'un contenu extérieur trouve ainsi son origine
dans l'horizon constitué par les présuppositions ontologiques du
monisme, c'est-à-dire essentiellement dans la compréhension de
l'essence de la manifestation comme représentation. Le résultat
le plus immédiat et le plus évident d'une telle interprétation fut de
rendre inaccessible à la pensée philosophique l'idée même d'une réception
qui ne serait pas par essence la réception d'un contenu extérieur et comme tel
étranger au pouvoir qui le reçoit.
L'incapacité de s'élever à l'idée d'une réception qui ne serait pas
par principe celle d'un contenu extérieur au pouvoir qui la rend
possible, est-elle véritablement le fait, toutefois, de la pensée qui se
meut à l'intérieur de l'horizon du monisme et peut-elle lui être légiti-
mement imputée si le contenu ontologique pur que se représente
l'essence de la manifestation est constitué par cette essence même ?
C'est seulement à la pensée qui pense la réceptivité comme consistant
en général dans la réception d'un contenu ontique que le reproche
peut être fait de ne pas s'élever à la conception d'une essence dont le
propre est de se recevoir elle-même. Dès que la problématique de la
réceptivité est capable au contraire de se comprendre dans sa signifi-
cation ontologique propre, dès que le contenu dont il s'agit de fonder
la réception est interprété, non plus comme un étant, mais comme
l'élément ontologique pur qui permet à celui-ci d'apparaître, c'est
manifestement l'essence elle-même qui constitue le contenu qu'elle
reçoit. De quel droit un tel contenu peut-il être qualifié d ' « exté-
rieur » à l'essence s'il n'est en fait rien d'autre que celle-ci ? La problé-
matique qui comprend le contenu ontologique pur dans lequel
l'essence se projette pour se représenter à elle-même comme constitué,
par conséquent, par cette essence même, se trouve ainsi être en
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

possession de l'idée d'une réceptivité dont le contenu ne lui est


point étranger.
Comment, cependant, l'essence de la manifestation est-elle suscep-
tible de recevoir ce contenu ontologique qui n'est pas différent d'elle,
comment se le représente-t-elle, non pas comme une réalité étrangère,
mais comme cette réalité qu'elle est elle-même ? Précisément parce
que recevoir un tel contenu constitué par elle-même signifie pour
l'essence se le représenter, parce que la représentation est l'acte
ontologique qui pose son contenu devant soi, la réception de l'essence
par soi dans la représentation est encore la réception d'un contenu
extérieur, une réception qui s'opère dans et par l'extériorité. C'est l'ambi-
guïté même du concept de « contenu extérieur » qui surgit alors avec
évidence devant la problématique. Extérieur à l'essence, le contenu
représenté par elle ne l'est assurément pas, en ce sens qu'il n'est pas
différent d'elle. Ce caractère du contenu de n'être pas différent
de l'essence est identiquement son caractère ontologique pur. Un tel
caractère trouve son origine dans le fait que le contenu qu'il qualifie
entre dans la structure unitaire de l'essence, c'est-à-dire dans le
processus ontologique de l'objectivation considéré dans son ensemble.
Parce que c'est l'essence elle-même qui s'objective dans le contenu
ontologique pur qu'elle se représente, un tel contenu lui appartient, et
cela en un double sens, comme élément même du processus qui la
constitue, et parce que cet élément, intérieur à l'essence, est sa propre
représentation. Mais si le contenu ontologique pur que l'essence se
représente lui appartient en sorte qu'il ne lui est point étranger, le
mode de cette appartenance est ce qui doit être déterminé au point
de vue ontologique. Uextériorité désigne précisément le caractère ontolo-
gique de cette appartenance, c'est-à-dire le mode conformément auquel s'ac-
complit la réception par l'essence de ce contenu pur qu'elle est elle-même.
Donner une signification ontologique rigoureuse au concept d'un
contenu extérieur, c'est l'étendre à toute réalité représentée en
général, et d'abord à la réalité ontologique de l'essence elle-même en
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE375

tant qu'elle se projette sous la forme d'un horizon dans le milieu


pur de l'extériorité. Précisément parce qu'il est constitué par cet
horizon, c'est-à-dire par un milieu d'extériorité pure, le contenu
ontologique que se représente l'essence dans l'acte par lequel elle
s'objective en lui, est un contenu extérieur, et cela en un sens radical
conformément auquel Vextériorité qui le qualifie n'est pas une propriété
surajoutée mais détermine au contraire ce contenu lui-même dans sa réalité
ontologique propre. Ce qui est donc visé par la problématique qui se
meut à l'intérieur des présuppositions du monisme quand elle se
prétend en possession d'un mode de réceptivité dont le contenu ne
lui est pas « extérieur », c'est donc simplement le caractère ontologi-
quement pur d'un tel contenu, le fait que celui-ci n'est constitué
par rien d'autre que par l'essence et, comme tel, lui est identique.
C'est cependant dans le milieu ontologique de l'extériorité que ce
contenu est ce qu'il est, un contenu qui se manifeste à l'essence
et qui lui apparaît. Que ce contenu soit l'essence elle-même ne change
rien au mode de manifestation qui le détermine essentiellement comme un
contenu « extérieur ». C'est sous la forme d'un horizon que l'essence
se manifeste à elle-même. L'identité de l'essence et de son contenu
est une identité dans la différence si le milieu de l'extériorité est aussi
celui d'une altérité radicale. Si c'est l'essence qui se manifeste à
elle-même, elle se manifeste toutefois comme autre qu'elle-même,
comme cela même qui est l'autre.
Ici, cependant, ce sont les fondements mêmes d'une ontologie
phénoménologique qui peuvent sembler être mis en question. La
possibilité de l'édification d'une ontologie phénoménologique repose,
en effet, sur l'identité de la réalité ontologique et de l'apparence comme telle.
Que devient cette identité si la manifestation d'un contenu radicale-
ment autre par rapport à l'essence est cependant interprétée comme la
manifestation de l'essence elle-même ? Que ce soit l'essence elle-
même qui se manifeste dans l'horizon de l'altérité, c'est là une présup-
position vide si l'aspect de cet horizon est précisément le seul élément
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

phénoménologique dont dispose la problématique. Sur quoi se fonde


celle-ci pour dépasser l'apparence qui lui est donnée vers l'affirmation
métaphysique selon laquelle une telle apparence est celle de l'essence
elle-même ? Ou bien cette affirmation n'a-t-elle en fait aucun caractère
métaphysique et veut-elle simplement identifier l'essence avec l'appa-
rence phénoménologique dont elle dispose, avec l'apparence de
l'horizon comme telle ? Dans le contenu phénoménologique de cette
apparence, toutefois, il y a un caractère d'altérité dont la probléma-
tique ne peut plus rendre compte si l'essence s'identifie véritable-
ment avec un tel contenu. Qu'elle ne s'identifie pas avec lui, c'est
là, au contraire, ce qu'a montré tout le contexte de la problématique.
Comment, cependant, un contenu ontologique pur peut-il ne pas être
identique à l'essence ? N'est-ce pas l'essence elle-même qui s'objective
sous la forme de l'horizon qu'elle se propose et dans lequel elle se
projette pour se manifester à elle-même ?
Ou bien n'est-il pas temps pour la problématique de s'en tenir
d'une façon plus rigoureuse à ses propres résultats ? Car l'horizon
transcendantal de l'être n'est pas l'essence, mais le produit de son imagination.
Dans son acte imaginatif, toutefois, c'est-à-dire en tant qu'intuition
créatrice, l'essence est incapable de produire autre chose que le
néant : ce qu'elle crée n'est rien d'ontique. Loin d'impliquer son iden-
tité ontologique avec l'essence, le caractère ontologiquement pur de l'horizon
le désigne seulement comme ce qui se trouve créé par elle. Dans ce lien de
création le créé ne se confond pas avec ce qui le crée. Le contenu
ontologique pur de l'essence de la représentation trouve en elle une
origine avec laquelle il ne se recouvre pas. Que le contenu pur qu'elle
se représente ne se recouvre pas avec l'essence elle-même, cela rend
plus évidente l'ambiguïté de l'affirmation selon laquelle « l'essence
se manifeste à elle-même sous la forme d'un horizon ». Ce qui se
manifeste sous la forme de l'horizon transcendantal de l'être, c'est la
forme phénoménologique de cet horizon lui-même, ce n'est pas
l'essence. Ou bien, si l'horizon manifeste l'essence, c'est dans un
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE375

tout autre sens, au sens où manifester signifie être l'apparence de


quelque chose, de telle manière cependant que ce qui se manifeste
dans cette apparence n'est pas la chose dont elle est l'apparence mais
renvoie seulement à cette chose comme à ce qui ne se montre pas
dans le contenu phénoménologique effectif de l'apparence elle-même.
En ce sens manifester signifie tout autant cacher, plus précisément,
indiquer quelque chose comme différent dans son essence de l'appa-
rence qui l'indique. Celle-ci est une « simple apparence », non
l'essence même qui se cache « sous » elle. Dans l'expression, « l'essence
se manifeste à elle-même sous la forme d'un horizon », la forme de
l'horizon est la « simple apparence » « sous » laquelle l'essence se
cache. Ainsi l'affirmation selon laquelle l'essence se manifeste dans
l'horizon qu'elle s'oppose reprend-elle inévitablement sa signifi-
cation métaphysique conformément à laquelle la réalité transgresse
l'apparence où elle était censée se manifester. Corrélative de cette
signification métaphysique et de l'opposition qu'elle institue entre
l'apparence et la réalité, est l'affirmation du caractère inadéquat de
toute apparence comme telle. La signification « critique » de cette
affirmation qui se fait jour tout au long de la philosophie classique
atteste seulement l'impuissance de celle-ci à édifier une phénomé-
nologie du fondement, c'est-à-dire de l'essence elle-même. C'est de la
manifestation de l'essence sous la forme d'un horizon qu'il convient,
à vrai dire, d'affirmer le caractère inadéquat, c'est de la forme de
l'horizon seulement, c'est-à-dire de la forme de toute manifestation
effective telle qu'elle est comprise à l'intérieur de l'horizon du
monisme, qu'on peut dire avec Fichte que « toujours la forme nous
voile l'essence ».
Encore cette dernière proposition est-elle incorrecte. La disso-
ciation entre l'apparence et la réalité témoigne toujours d'une
confusion. La forme de l'horizon ne peut être comprise comme
« voilant » l'essence que pour autant que la présupposition est faite
que c'est l'essence elle-même précisément qui se manifeste sous la
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

forme de cet horizon. Le contenu phénoménologique effectif de


l'horizon est donc l'essence elle-même sous une certaine forme.
Celle-ci, simplement, est « inadéquate ». Avec la présupposition de
l'identité ontologique de l'essence et du contenu phénoménologique
pur de l'horizon dans lequel elle s'objecte, le rapport de l'essence
et de ce contenu est mal compris. La compréhension ontologique
rigoureuse de ce rapport exige de la problématique qu'elle reste
fidèle à ses présuppositions phénoménologiques fondamentales et
s'en tienne par conséquent, d'une façon stricte, à ce qui apparaît.
Ce qui apparaît « sous la forme de l'horizon » est le contenu phénomé-
nologique de cet horizon lui-même et rien de plus : en lui l'essence
qui le crée ne se montre pas. Parce que l'essence ne se montre pas
dans le contenu phénoménologique de l'horizon, on ne peut pas
dire de celui-ci qu'il est néanmoins l'essence même « sous une certaine
forme ». Car la réalité ontologique n'est pas dissociable de la forme dans
laquelle elle se montre, étant elle-même cette forme comme telle. La réalité
ontologique de l'horizon transcendantal de l'être est identiquement
le contenu phénoménologique de cet horizon, comme la réalité
ontologique de l'essence est le contenu phénoménologique pur dans lequel
elle se montre elle-même en tant que telle.
La dissociation ontologique de l'essence et du contenu pur
qu'elle s'oppose dans la représentation amène la problématique
devant cette évidence : en recevant le contenu ontologique pur qu'elle se
représente, ce n'est pas elle-même que l'essence reçoit. La possibilité de se
recevoir elle-même a cependant été pensée comme constituant pour
l'essence la possibilité de se manifester à elle-même, la possibilité
d'être ce qu'elle est, l'essence de la manifestation. Cette possibilité
pour l'essence d'être ce qu'elle est n'est donc pas constituée par
l'acte dans lequel elle reçoit le contenu pur qu'elle se représente,
c'est-à-dire l'horizon qu'elle projette. La possibilité ontologique interne
de l'essence de la manifestation ne réside pas dans la représentation. La
compréhension de la structure interne de l'essence de la manifes-
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE375

tation telle qu'elle se fait jour à l'intérieur de la problématique de la


réceptivité, c'est-à-dire la compréhension de cette structure comme
constituée ultimement par la possibilité pour l'essence de se recevoir
elle-même, met à nu l'insuffisance radicale des présuppositions ontolo-
giques du monisme, l'impossibilité décisive pour la pensée philoso-
phique de continuer à interpréter l'essence de la manifestation à
partir de celle de la représentation. Mais le résultat de la probléma-
tique de la réceptivité n'est pas seulement négatif. La possibilité pour
l'essence de se recevoir elle-même réside dans l'essence originaire de la récep-
tivité,, dans l'essence d'une réceptivité dont le propre est de se recevoir elle-même.
Car ce n'est pas l'horizon de l'être que l'essence reçoit dans l'œuvre
originaire qui est la sienne. Assurément l'horizon est reçu et c'est
l'essence qui accomplit cette réception. Précisément, la réceptivité
originaire est la réceptivité qui reçoit l'essence elle-même en tant que
celle-ci assure la réception de l'horizon. Il y a donc, conformément
aux résultats de la problématique, deux réceptivités : i° la réceptivité
qui reçoit l'horizon ; z° la réceptivité qui se reçoit elle-même. La première
est une réceptivité dans la représentation, la seconde, une réceptivité dans
l'immanence. L'une et l'autre sont le fait de l'essence. Le dédoublement
du concept de réceptivité tel qu'il s'opère à l'intérieur de la problé-
matique qui vise celle-ci, nous autorise par conséquent à dire qu'il y
a deux façons pour l'essence de recevoir, deux modes spécifiques de
réceptivité. Conformément au premier de ces modes, à celui qui
s'accomplit dans la représentation, la réceptivité est la représentation
elle-même, l'acte de poser devant soi et ainsi de se pro-poser un
contenu qui trouve son origine ontologique exclusivement dans cette
projection et se recouvre par conséquent avec l'extériorité comme
telle. Conformément au second de ces modes, à celui qui s'accomplit
dans l'immanence, la réceptivité est le pouvoir de se recevoir elle-
même. Recevoir dans le premier sens signifie créer le contenu qu'on reçoit, de
telle manière que la création de ce contenu soit identiquement sa réception.
Recevoir dans le second sens signifie, non plus créer le contenu qu'on reçoit,
2 44
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

mais être ce contenu, de telle manière que celui-ci ne soit rien d'extérieur à
l'être qui le reçoit. De telle manière aussi que l'être qui reçoit ce contenu qui
ne lui est pas extérieur mais identique, ne soit plus libre par rapport à lui,
mais le reçoive au contraire passivement comme quelque chose qui ne dépend
pas de lui et qu'il n'a pas créé, comme ce quelque chose d'incréé qu'il est
lui-même.
Avec le dédoublement du concept de la réceptivité la problé-
matique éclaire de la manière suivante le rapport qui existe entre la
forme de cette réceptivité et son contenu. Quand il s'agit de la
réceptivité de la représentation, forme et contenu sont différents. La
forme réside dans l'essence, elle est identiquement celle-ci dans la
réalité de l'acte imaginatif par lequel elle dessine un horizon. L'horizon
lui-même est un produit purement imaginaire, sa réalité ontologique
n'est pas celle de l'essence, n'est pas la réalité. Ce que crée l'essence
est seulement une image. L'horizon transcendantal de l'être définit le
milieu ontologique de l'irréalité. Parce qu'ils sont, l'une, l'essence,
l'autre, son produit imaginaire, la forme et le contenu de la réceptivité
qui réside dans la représentation diffèrent, au point de vue ontologique,
comme la réalité et l'irréalité. C'est sa propre réalité, au contraire, non
le simple produit de son imagination, que l'essence reçoit dans le
mode originaire de réceptivité qui est le sien. Parce qu'il est constitué
par l'essence elle-même, le contenu de la réceptivité dans le mode
originaire de son accomplissement est identique à sa forme. La
mise en lumière de l'essence originaire de la réceptivité est ce qui permet seule
à la problématique de se trouver en présence d'une réceptivité dont la forme
et le contenu soient ontologiquement identiques. L'identité ontologique de
la forme et du contenu de la réceptivité définit la structure d'une
essence dont le propre est de se recevoir elle-même. Parce qu'une
telle identité ne se réalise que dans la forme originaire de la réceptivité,
celle-ci assure seule la possibilité pour l'essence de se recevoir elle-
même, elle constitue la structure ontologique de l'essence en tant que réception
originaire de soi. Si le dédoublement de son concept a montré qu'il
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375

y a pour la réceptivité deux modes d'accomplissement définis et


distincts, celui de ces modes où se réalise l'identité ontologique entre
la forme et le contenu de cette réceptivité est déterminé. IIy a deux
façons pour Vessence de recevoir, il n'y en a qu'une de se recevoir elle-même.
La dualité des pouvoirs qui assurent dans l'essence la possibilité d'une
réceptivité en général ne saurait masquer plus longtemps aux yeux de
la problématique l'unicité du mode de réceptivité qui permet à
l'essence de se recevoir elle-même, l'unique dimension ontologique
d'approche et de saisie de la réalité originaire de l'essence, c'est-à-dire
de l'être lui-même.
La possibilité pour l'essence de se recevoir elle-même est celle
de s'affecter, est l'auto-affection. De la possibilité de s'affecter elle-
même il a été montré qu'elle est identiquement pour l'essence celle
de se manifester à elle-même, c'est-à-dire d'être ce qu'elle est,
l'essence de la manifestation. Mais cette possibilité ultime dont l'élu-
cidation constitue la tâche dernière de la problématique, demeurait
elle-même indéterminée : l'auto-affection n'était qu'une simple pré-
supposition tant qu'elle n'avait pas été préalablement saisie dans ce
qui constitue à son tour sa possibilité propre, c'est-à-dire dans son
essence. Celle-ci est maintenant déterminée : la possibilité de l'auto-
affection réside dans l'essence originaire de la réceptivité, c'est-à-dire dans
l'immanence.
La détermination ontologique de ce qui constitue la possibilité
de l'auto-affection lève l'ambiguïté qui pèse sur le concept de celle-ci.
Lever une telle ambiguïté, c'est pour la problématique rejeter la
signification qu'elle est tout d'abord tentée de lui accorder. Au
dédoublement du concept de la réceptivité correspond en effet un
dédoublement du concept de l'affection. En tant que la réceptivité
consiste dans le processus ontologique de l'objectivation et que
recevoir signifie se pro-poser le contenu ontologique pur d'un
horizon, c'est par celui-ci d'abord que l'essence est affectée. « Affecter
purement l'acte d'objectivation, disait Heidegger, en tant qu'il est
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

orientation pure vers... veut dire qu'on lui suscite quelque opposi-
tion (i). » Avant de recevoir le contenu pur qu'il s'oppose et qui
l'affecte, c'est lui-même, toutefois, que, conformément au mode
originaire de la réceptivité, l'acte d'objectivation reçoit, c'est par lui
d'abord qu'il est affecté. Plus originaire que l'affection de la transcendance
par l'horizon est l'affection de la transcendance par elle-même. Le caractère
originaire de l'affection de la transcendance par elle-même a, en ce
qui concerne l'ouverture projetante de l'horizon, la signification
suivante : dans l'acte originaire par lequel elle projette l'horizon
qu'elle se suscite à elle-même et par lequel elle s'affecte, la transcen-
dance est déjà affectée. Que la transcendance soit déjà affectée dans
l'acte par lequel elle forme l'horizon veut dire que son affection
originaire est indépendante de cet horizon, indépendante de l'acte qui
le forme en tant que tel. L'indépendance de cette affection originaire à
l'égard de l'acte qui forme l'horizon est identiquement son indépen-
dance à l'égard du processus ontologique de l'objectivation, l'indé-
pendance de l'affection originaire de la transcendance à l'égard de la transcen-
dance elle-même. L'essence originaire de l'affection réside dans l'immanence.
La mise en lumière d'une affection originaire dans son opposition
ontologique radicale avec l'affection de la transcendance par l'horizon
qu'elle se suscite à elle-même, ne donne-t-elle pas un sens à l'ambi-
guïté qui pèse sur le concept de l'affection ? N'introduit-elle pas cette
ambiguïté dans la problématique comme un élément positif de celle-ci
ou, pour mieux dire, décisif ? Une telle ambiguïté doit-elle être levée
ou seulement approfondie ? Ou bien l'approfondissement de cette
ambiguïté qui se découvre au progrès de l'analyse et se donne
finalement comme son résultat le plus positif, n'est-il pas identi-
quement la mise en lumière d'une autre ambiguïté, celle-là purement
négative, conformément à laquelle le concept de l'affection a constamment
été confondu par la problématique qui se meut à l'intérieur des présupposition s

(i) K, 244.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE375

ontologiques du monisme avec celui de l'auto-affection ? Car l'affection de la


transcendance par l'horizon qu'elle projette n'est pas une affection de
la transcendance par elle-même si la dissociation ontologique de
l'essence et du contenu pur qu'elle se représente doit être maintenue,
s'il est vrai de dire, conformément à cette dissociation, qu'en recevant
le contenu ontologique pur qu'elle se représente, ce n'est pas elle-
même que l'essence reçoit. Parce qu'elle n'est pas une affection
de la transcendance par elle-même, l'affection de la transcendance
pat l'horizon ne saurait être comprise par la problématique, si celle-ci
veut du moins garder quelque rigueur, comme une auto-affection.
U auto-affection ne réside ni dans la transcendance ni dans la représentation.
Pour cette raison, il est faux de dire que « l'affection pure de soi...
détermine... l'essence profonde de la transcendance » (i) si, comme il
convient de le faire et comme le fait Heidegger, on entend par affec-
tion pure de soi l'auto-affection elle-même. Celle-ci, pour la même
raison, ne peut non plus être interprétée, ainsi que le veut encore
Heidegger (2), comme constituant l'essence du temps lui-même en
tant qu'il « est impliqué dans la possibilité intrinsèque de l'acte
d'objectivation », c'est-à-dire précisément comme transcendance.
A vrai dire, l'interprétation de l'auto-affection comme transcen-
dance n'est point due au hasard et ce n'est pas d'une façon contin-
gente ou absurde qu'elle intervient dans la problématique. Lorsqu'elle
a été comprise comme constituant la possibilité ultime de l'essence
de la manifestation, l'auto-affection est ce qui doit être déterminé
à son tour quant à sa structure et à sa possibilité. Pour déterminer
celles-ci, la transcendance est la seule essence dont dispose la problé-
matique aussi longtemps qu'elle se meut à l'intérieur de l'horizon
du monisme. Précisément parce que la transcendance est comme telle

(1) K, 345. Cf. supra, § 34.


(2) Cf. ID., 244 : « le temps, auto-affection pure, forme la structure essentielle
de la subjectivité » ; dans le même passage le temps est qualifié à nouveau d* « affec-
tion pure de soi ».
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

créatrice d'une affection, celle-ci est interprétée comme ce qui est


susceptible de fournir un contenu au concept de l'auto-affection
dont la structure formelle est identiquement celle de l'essence de la
manifestation. Avec une telle interprétation, la confusion est faite entre
le concept d'une affection en général et celui, rigoureusement déterminé, de
l'auto-affection, plus précisément, entre l'affection de l'acte d'objectivation
par le contenu pur qu'il s'objecte et l'affection originaire de cet acte par
lui-même. Parce que cette affection originaire trouve sa possibilité
dans l'essence de l'immanence, le concept de l'auto-affection est à la
fois clairement défini et univoque. L'ambiguïté du concept de l'auto-
affection ne signifie nullement qu'il y a pour l'essence deux manières de
s'affecter elle-même, à vrai dire elle ne signifie rien. Elle est seulement le
fait d'une problématique qui, ne disposant pas du soubassement
ontologique ni des moyens catégoriaux suffisants, se meut dans
l'équivoque et la confusion.
Le concept de l'auto-affection n'est-il pas susceptible cependant
de revêtir une seconde signification conformément à laquelle il
concerne, non plus l'essence originaire de l'affection mais, précisé-
ment, l'affection de l'acte d'objectivation par le contenu pur qu'il se
représente ? Dans l'affection de l'acte d'objectivation il y a ceci de
particulier que le contenu ontologique pur qui l'affecte se trouve aussi
être produit par lui. La transcendance est créatrice de l'horizon
par lequel elle est affectée, créatrice par conséquent de sa propre
affection. En tant que l'affection par l'horizon de la transcendance
trouve son origine dans celle-ci, n'est-ce point la transcendance
elle-même qui s'affecte par la médiation de cet horizon ? L'affection
par soi de la transcendance n'est-elle pas, comme telle, une auto-
affection ?
Que signifie, cependant, pour la transcendance, être affectée
« par soi » ? Visiblement la signification de cette affection par soi est
double. D'une part, la transcendance s'affecte elle-même en tant
qu'elle crée elle-même l'horizon par lequel elle est affectée. Être
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 3 75

affectée par soi veut dire ici, pour la transcendance, être affectée par
un contenu ontologique qui trouve son origine en elle-même.
U affection par soi de ia transcendance a me signification métaphysique qui
concerne l'origine ultime de cette affection. Mais le problème, on l'a vu, est
celui du fondement de cette signification métaphysique, s'il est vrai
que, dans le contenu phénoménologique de l'affection de la trans-
cendance par l'horizon, il n'y a rien de plus que cette affection elle-
même, c'est-à-dire la pure apparence de l'horizon comme telle,
si le pouvoir qui la suscite n'est point compris dans cette apparence.
Que celle-ci soit le fait de la transcendance, c'est là une affirmation
que la problématique ne peut promouvoir que pour autant qu'elle
dispose d'une affection dont le contenu phénoménologique effectif soit constitué
par l'essence de la transcendance elle-même. Une telle affection existe,
c'est elle précisément qui a été pensée sous le concept de l'auto-
affection. Loin de se recouvrir avec celui de l'affection par soi de la trans-
cendance dans l'horizon, le concept de l'auto-affection en est la simple pré-
supposition.
Avec l'auto-affection le concept de l'affection par soi de la
transcendance trouve sa seconde signification. Conformément à
celle-ci, la transcendance s'affecte elle-même en tant qu'elle constitue
elle-même le contenu ontologique pur par lequel elle est affectée.
Être affectée par soi veut dire maintenant, pour la transcendance,
non plus créer le contenu qui l'affecte, mais être ce contenu. C'est
seulement lorsqu'elle est prise dans cette seconde signification que
l'affection par soi de la transcendance peut être définie en toute
rigueur comme une auto-affection.
L'interprétation de l'affection par soi de la transcendance comme
auto-affection laisse cependant subsister un doute sur la légitimité de
l'identification qu'elle opère. Plutôt c'est, réciproquement, la
compréhension de l'auto-affection originaire de la transcendance
comme « affection par soi » qui risque de plonger à nouveau la
problématique dans l'ambiguïté. Dissiper celle-ci revient à mettre en
2 44
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

lumière un nouveau sens du concept de l'affection par soi. Lorsqu'il


s'applique à la transcendance, le concept de l'affection par soi ne
doit-il pas désigner nécessairement l'affection qui est l'œuvre de la
transcendance, une affection dont le mode d'accomplissement, c'est-à-dire
l'essence, est constitué par la transcendance elle-même ? Un tel mode
d'accomplissement, constitué par la transcendance, réside dans
l'objectivation. Affecter de cette manière, c'est faire surgir un horizon.
S'affecter elle-même, être affectée par soi, c'est, pour la transcendance,
se soumettre en le recevant à l'horizon qu'elle suscite et se propose à
elle-même. Quand l'affection de la transcendance est l'auvre de la transcen-
dance elle-même, le contenu de cette affection n'est plus constitué par la
transcendance. Ainsi s'inverse le rapport des concepts de l'auto-affection
et de l'affection par soi. Ce n'est plus leur identité, c'est leur exclusion
réciproque qui s'impose à la problématique quand l'affection par soi
de la transcendance est pensée comme trouvant dans celle-ci le mode
même de son accomplissement.
Cette exclusion met la problématique devant le paradoxe suivant :
ce n'est précisément pas par elle, c'est-à-dire conformément au
processus ontologique qui la définit, que la transcendance peut être
29-10-18 affectée par elle, c'est-à-dire de telle manière que le contenu qui
l'affecte soit constitué par sa propre essence. Dans ce paradoxe se
découvre à nouveau l'ambiguïté du concept de l'affection par soi,
selon qu'il désigne l'affection qui trouve dans la transcendance
le mode de son accomplissement ou celle qui y trouve son propre
contenu. Conformément à cette ambiguïté, le concept de l'affection
par soi de la transcendance se recouvre ou ne se recouvre pas avec
celui de l'auto-affection dont la détermination ontologique rigou-
reuse a cependant été pensée comme rendant possible celle de
l'essence de la manifestation qui fait le thème de la problématique.
A celle-ci il ne suffit pas, pour atteindre son but, de signaler cette
ambiguïté, l'éclaircissement du paradoxe devant lequel elle se trouve
et selon lequel ce n'est point par elk-mîme que la transcendance peut
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 3 75

s'affecter elle-même exige que soient compris la nature et le rapport


des deux modes d'affection qui tombent sous les concepts de l'affec-
tion par soi et de l'auto-affection. La compréhension du rapport qui
existe entre l'affection par soi de la transcendance, plus précisément
entre l'affection dont le mode d'accomplissement réside dans la
transcendance et celle qui, comme auto-affection, a cette transcen-
dance comme contenu, est identiquement la compréhension du
rapport qui existe entre la transcendance et l'immanence.

§ 3 2 . IMMANENCE ET TRANSCENDANCE

Ce n'est pas en présence d'un paradoxe, à vrai dire, mais plutôt


devant son affirmation la plus propre et conforme en tous points aux
évidences essentielles surgies dans son progrès que se trouve la
problématique lorsqu'il lui apparaît que l'auto-affection de la trans-
cendance ne se recouvre pas avec l'affection dont le mode d'accomplis-
sement réside dans la transcendance elle-même mais, bien au contraire,
l'exclut. La répétition des résultats de la problématique de la récep-
tivité dans la détermination de l'essence originaire de la révélation
a montré, en effet, comment la réalité se subordonne à la structure
interne des modes conformément auxquels s'opère sa réception, et
cela d'une façon d'autant plus décisive pour l'intelligence ultime de
l'être que cette réalité à recevoir est la réalité ontologique elle-même.
A l'affection qui trouve son principe dans la transcendance, c'est-à-
dire dont le mode d'accomplissement est constitué par celle-ci, il
appartient, conformément à son essence, que la réalité qui l'affecte
revêt nécessairement la forme d'un horizon et se trouve définie, en
fait, par celui-ci. Avec la réalité ontologique de l'horizon transcen-
dantal de l'être, toutefois, la réalité de la transcendance elle-même ne
se recouvre pas. La condition pour que le contenu ontologique pur
d'une affection soit constitué par la réalité de la transcendance elle-
même, c'est que le mode originaire de réceptivité où cette affection
2 44
312 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

trouve son essence ne soit pas la transcendance. Loin de constituer


un paradoxe, l'exclusion de la transcendance hors de la structure interne de
l'essence qui la reçoit est l'évidence qui surgit devant la problématique dès
que celle-ci se rend perceptible la surbordination de la réalité ontologique au
pouvoir de réceptivité qui la détermine. Car si l'appartenance de la trans-
cendance à la structure interne d'un pouvoir de réceptivité fait inévi-
tablement du contenu ontologique pur de celui-ci quelque chose de
transcendant, un horizon, ce que, précisément, la transcendance
n'est pas, c'est que la possibilité pour la transcendance d'être ce
qu'elle est, autre chose qu'un horizon, réside dans l'existence
d'un mode de réceptivité autre qu'elle. Plus précisément, dans
l'existence d'un mode de réceptivité qui atteint son contenu sans
se dépasser vers lui et sans le recevoir comme quelque chose de
transcendant.
C'est de cette manière, en effet, que s'opère maintenant la subor-
dination de la réalité à l'essence du pouvoir qui la reçoit : quand la
transcendance n'est pas présente dans la structure interne de cette
essence, la réalité reçue par celle-ci ne prend pas devant elle la forme
d'un horizon, elle n'est plus rien qui soit devant et, dans cette
absence de toute distance, s'identifie au contraire avec l'essence
même. Un tel mode de réceptivité qui ne se transcende pas vers son
contenu mais trouve bien plutôt celui-ci en lui-même, c'est-à-dire
dans l'essence, existe. Car l'exclusion de la transcendance hors de
l'essence originaire de la réceptivité s'est révélée aux yeux de la
problématique avoir une signification positive qui s'exprime dans la
détermination d'un mode spécifique de réceptivité dont la structure
interne est constituée par l'immanence. La surbordination de la
réalité à ce pouvoir originaire de réceptivité signifie la possibilité
d'une réalité ontologique pure qui ne se trouve plus définie en son
essence par l'extériorité, la possibilité d'une réalité autre que l'horizon,
la possibilité ontologique originaire de la transcendance elle-même. Ce qui
rend possible une chose, c'est là, toutefois, ce qu'on appelle propre-
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE375

ment son essence. Avec la mise en lumière de l'essence originaire de


la réceptivité, la problématique rencontre la possibilité ultime qu'elle
vise en tant qu'elle cherche le fondement dernier de toute manifes-
tation. immanence est l'essence de la transcendance.
La compréhension de l'essence de la transcendance comme
immanence constitue-t-elle véritablement, toutefois, une détermi- FUCK!:
nation positive de la réalité de la transcendance elle-même ? Ne l'immanen
s'opère-t-elle pas d'une manière purement négative qui laisse tota- ce est
lement indéterminée, en fait, la réalité qu'elle prétend au contraire l'essence
déterminer dans son essence ? Que la réalité ontologique qui se de la
donne à un pouvoir de réceptivité dont la structure interne n'enferme trascenden
pas en elle la transcendance, ne soit, sur le fond de sa détermination ce!!!!
ontologique radicale par l'essence de ce pouvoir, rien d'extérieur
ni de transcendant, cela laisse assurément ouverte la place pour un
contenu ontologique pur essentiellement différent de tout ce qui est
susceptible de se proposer à nous sous la forme d'un horizon. D'un
tel horizon sans doute la transcendance précisément diffère essen-
tiellement, et cela parce que le pur produit imaginatif de l'acte
d'imagination ne se recouvre pas avec la réalité ontologique de cet
acte lui-même. Ce qui résulte, toutefois, de cette détermination
éidétique du contenu ontologique pur de l'essence originaire de la
réceptivité et, d'autre part, de la réalité de la transcendance consi-
dérée en elle-même, ce n'est encore que la similitude de leur structure
ontologique formelle. Ce que la problématique est en mesure d'affirmer
à priori, sur le fond de cette similitude, c'est la pure possibilité
pour la transcendance de constituer le contenu ontologique de
l'essence originaire de la réceptivité et de trouver ainsi dans l'imma-
nence la condition ultime de sa réalité. Que cette pure possibilité, au
contraire, soit effective, que la réalité de la transcendance constitue
précisément le contenu ontologique pur de l'essence originaire de la
réceptivité et trouve ainsi sa condition dans cette essence, c'est-à-dire
dans l'immanence, n'est-ce pas là ce qui doit être montré ?
314 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

Ou bien faut-il rappeler ici à nouveau le sens de la problématique


de la réceptivité ? Recevoir signifie rendre manifeste, révéler.
L'essence de la réceptivité qui reçoit un contenu ontologique pur,
ne laisse pas celui-ci dans l'indétermination, la réalité de ce contenu
n'est pour elle ni mystérieuse ni cachée : elle le reçoit précisément, il
se manifeste à elle, de telle manière que c'est la réalité ontologique de
ce contenu pur qui s'exhibe dans cette manifestation. Le concept de la
réceptivité appartient à la phénoménologie. Cette appartenance ne saurait
être oubliée au moment où la problématique entreprend le travail
ontologique d'élucidation dans lequel le concept de la réceptivité
se trouve élaboré. La distinction instituée entre les modes de récep-
tivité conformément auxquels s'opère en général la réception d'un
contenu est une distinction entre les modes fondamentaux de révéla-
tion de ce contenu et, quand celui-ci a la signification d'être un contenu
ontologique pur, entre les modes fondamentaux de révélation de la
réalité ontologique elle-même. Celle-ci est donc révélée tandis que
s'accomplit le pouvoir de réceptivité conformément aux modes qui
sont les siens. La différenciation de la réalité ontologique en tant
qu'elle résulte elle-même de la différenciation de la structure interne
de ces modes n'est une différenciation réelle qu'en raison de son caractère
phénoménologique. Comme la réalité du contenu ontologique pur de la
réceptivité qui réside dans la représentation, c'est-à-dire encore dans
la transcendance, est la réalité phénoménologique originelle de l'horizon
transcendantal de l'être, la réalité du contenu ontologique pur qui se
donne au pouvoir originaire de la réceptivité ne saurait se définir
sur le plan de la spéculation et d'une manière purement négative :
c'est \ine réalité phénoménologique, une réalité qui s'exhibe en
elle-même telle qu'elle est. Pour cette raison le contenu ontologique
qu'elle constitue n'est pas simplement quelque chose = x dont
nous saurions seulement qu'il n'est pas l'horizon et dont nous
pourrions penser en conséquence qu'il est peut-être la transcen-
dance. La réalité du contenu ontologique pur de l'essence originaire de la
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE375

réceptivité est la réalité phénoménologique de la transcendance elle-même.


C'est justement pour cela que l'immanence qui constitue la structure
interne de ce mode originaire de réceptivité se révèle être l'essence
de la transcendance, parce qu'elle la révèle et la rend ainsi possible dans
son être même. La coïncidence de la structure formelle du contenu
ontologique pur de l'essence originaire de la réceptivité avec celle de
la réalité de l'acte de la transcendance considéré en lui-même n'est
pas due au hasard. Cette coïncidence, à vrai dire, n'en est pas une :
c'est d'une seule et même structure qu'il s'agit. La réalité qui s'illumine
dans la réceptivité s'accomplissant selon le mode originaire de son exercice
se révèle être identiquement la réalité de la transcendance elle-même et,
conformément à la structure de cette révélation, une réalité qui n'est rien de
transcendant. La possibilité de la subsomption sous ce caractère
phénoménologique fondamental de la réalité originaire de la trans-
cendance ne peut se donner pour une coïncidence et paraître telle
aux yeux de la problématique que parce que celle-ci fait se recouvrir
des éléments qu'elle avait elle-même distingués dans le progrès
de son analyse. Cette dernière s'était poursuivie dans deux directions
différentes, l'une visant le statut phénoménologique originaire de la
transcendance, l'autre, la structure ontologique formelle — c'est-à-
dire encore le statut phénoménologique — du contenu pur de
l'essence originaire de la réceptivité. C'est une seule et même réalité,
toutefois, la réalité originelle de la transcendance, qui se trouve
concernée par ce double travail d'élucidation et la coïncidence ou la
subsomption à laquelle celui-ci aboutit n'est que la reconnaissance
sur le plan de la pensée discursive de cette identité ontologique
fondamentale.
Ce n'est pas en vain, du reste, qu'un tel travail se poursuit.
La signification phénoménologique du pouvoir de réceptivité qui
rend manifeste en sa réalité propre l'acte originel de la transcendance
n'est pas reconnue en dehors du mouvement d'analyse de la pensée
où la nature de ce pouvoir se trouve élucidée. Car il ne suffit pas de
312 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

constater le contenu de la révélation qui s'accomplit dans la récep-


tivité originaire de l'essence. Comment s'accomplit une telle révéla-
tion, c'est là encore ce qui doit être compris. La révélation du contenu
de cette réceptivité originaire n'est pas dissociable, à vrai dire, de ce « comment»,
étant elle-même ce comment comme tel. C'est à l'intérieur de celui-ci, à
l'intérieur d'un mode spécifique de réceptivité, que la transcendance
se montre en elle-même telle qu'elle est. La possibilité la plus ultime
pour la transcendance d'être ce qu'elle est ne réside pas, en effet, dans
la simple révélation de sa réalité propre. Ou plutôt, cette révélation
n'est possible comme telle, comme révélation de l'acte originaire de la
transcendance considéré en lui-même, que pour autant qu'elle ne
s'accomplit point librement ni d'une manière indéterminée, mais de
telle sorte que la réalité qu'elle révèle, la réalité révélée de l'acte
originairement formateur de l'horizon, c'est-à-dire encore la réalité
phénoménologique originelle de la transcendance, ne soit, en elle-
même, rien de transcendant. Voilà pourquoi l'immanence est l'essence
de la transcendance. L'immanence est l'essence de la transcendance parce
qu'elle la révèle, mais, plus précisément et plus profondément, parce
qu'elle la révèle de cette manière déterminée qui la rend possible dans son
essence.
L'identité de la structure formelle de la réalité de la transcendance
et, d'autre part, de ce qui a été compris comme le contenu ontologique
pur de l'essence originaire de la réceptivité, prend ici sa pleine
signification. Celle-ci ne repose pas seulement sur le pouvoir phéno-
ménologique de l'essence mais, plus ultimement, sur la structure
interne d'un tel pouvoir, c'est-à-dire sur le mode selon lequel il
accomplit l'œuvre de révélation qui est la sienne. Parce que l'essence
de la réceptivité est le pouvoir de rendre manifeste, son contenu se
montre à nous et, dans cette manifestation, telle du moins qu'elle
s'accomplit à l'intérieur du mode originaire de la réceptivité, il se
révèle être la réalité même de la transcendance et, en même temps, une
réalité qui n'est rien de transcendant. L'identité de la transcendance et
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375

du contenu immanent de l'essence est ce que nous voyons. Mais


cette identité n'est pas seulement constatée, elle est encore comprise.
La nécessité éidétique en vertu de laquelle la présentation originelle
de la transcendance s'accomplit avec la structure formelle d'un contenu
immanent est ce qui s'annonce dans cette compréhension. Celle-ci,
toutefois, n'est pas notre fait. Elle n'est rien d'extérieur ni d'étranger
à la révélation immédiate de la réalité originaire de la transcendance,
mais lui appartient au contraire par essence ou, pour mieux dire,
s'identifie avec elle. La compréhension du caractère immanent de la
transcendance elle-même ne se superpose pas à notre vision, elle
définit la nature de celle-ci. L'immanence de la transcendance est sa rêvé-
lation. Pour cette raison, le nom de compréhension ici employé pour
désigner la saisie originelle de la transcendance dans sa structure
ontologique propre se révèle foncièrement inadéquat : pareille saisie
ne se produit précisément pas sur le mode d'une compréhension,
c'est-à-dire sur le fond de la transcendance en elle. Dans cette exclusion
de la transcendance hors de la structure interne du pouvoir qui la
révèle en elle-même, réside la nécessité éidétique en vertu de laquelle
la révélation de la transcendance est une révélation immanente. Cette
nécessité n'est pas différente de l'essence de la révélation, elle la
constitue, elle est incluse en elle, elle se manifeste. La raison de la structure
formelle du contenu ontologique pur de l'essence originaire de la
révélation est identiquement cette essence même. La structure de la
raison est la structure de la phénoménalité. Parce qu'elle est la structure de la
phénoménalité, la structure de la raison est une structure phénoménologique.
La structure de la raison, c'est-à-dire le mode déterminé selon
lequel s'opère la révélation, est la structure même de celle-ci, elle est
cette révélation elle-même dans le mode concret de son accomplissement effectif.
Dans l'accomplissement effectif et concret de la révélation originaire
de la réalité ontologique de la transcendance se révèle la structure de
cette révélation. La révélation de cette structure est la révélation
elle-même dans le comment révélé de sa révélation, et le comment

M. H E N R Y 11
318 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

révélé de cette révélation est notre vision elle-même telle


qu'elle est. Parce que nous vivons cette vision telle qu'elle est,
parce que la révélation est révélée dans le comment de la struc-
ture de son accomplissement concret, la détermination par ce
comment de la réalité qu'il révèle est incluse en lui, non point comme
une loi inconnue ou une prescription mystérieuse de l'essence,
mais comme cela même qui est révélé au sein de cette révélation, dans
son identité phénoménologique avec elle. Le caractère immanent
de la transcendance n'est pas posé à priori par l'analyse lorsqu'elle
élucide dans le mode qui est le sien, et selon les méthodes qui lui
appartiennent, les conditions qui rendent possible l'acte d'objectiva-
tion, un tel caractère qui constitue la structure ontologique formelle de l'acte
originaire de la transcendance surgit en même temps que la réalité de celui-ci
comme identique en son essence avec ce surgissement même. Pour cette
raison, le caractère immanent de l'essence est un caractère phénoménologique,
et cela en un sens radical conformément auquel cette immanence constitue le
milieu phénoménologique originaire de révélation de la transcendance elle-même.
Dans la révélation de la transcendance réside toutefois sa propre
réalité. Le caractère immanent de la transcendance n'est pas un
caractère, voire un caractère phénoménologique, qui se superpo-
serait à sa réalité, il constitue l'essence de celle-ci. La détermination
de la structure ontologique formelle de la transcendance comme
contenu immanent cesse d'avoir une signification purement néga-
tive quand elle n'est pas autre chose que la révélation même de
la réalité originaire de la transcendance dans la positivité de son
accomplissement phénoménologique effectif et concret. Que le
comment de l'accomplissement de cette révélation se révèle en elle comme ce
qui la détermine en son essence, c'est là justement ce qui détermine phénomé-
nologiquement et d'une manière ultime l'essence originaire de la transcendance
comme immanence.
29-10-18
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 37 5

§ 3 3 . L ' I N T E R P R É T A T I O N ONTOLOGIQUE
D E L'ESSENCE D E LA TRANSCENDANCE COMME IMMANENCE
ET LA POSSIBILITÉ INTERNE DU DÉPASSEMENT

L'interprétation ontologique de l'essence de la transcendance


comme immanence rend claire la possibilité interne du rapport
transcendantal de l'être-au-monde et la détermine. La possibilité
interne du rapport transcendantal de l'être-au-monde réside dans le fait
qu'il n'est pas un simple « rapport » au sens ordinaire, mais un « se rap-
porter à », de telle manière que dans ce « se rapporter à » et par lui, c'est
le rapport lui-même qui se rapporte à ce à quoi il se rapporte. Où réside
l'essence d'un rapport qui n'est pas un simple rapport mais se
rapporte lui-même à ce à quoi il se rapporte ? Quand, à propos d'une
figure géométrique par exemple, nous déclarons que ses côtés
entretiennent entre eux des rapports (de grandeur, de position, etc.),
aucun d'eux pourtant ne « se rapporte » aux autres. Et de même,
lorsque nous disons de la table qu'elle se trouve avec le mur dans
un certain rapport (contre lui, à côté de lui, etc.), la table pourtant
ne « se rapporte » pas au mur. Pour quelle raison doit-il en être ainsi,
pourquoi aucun des côtés de la figure n'est-il susceptible de se
rapporter aux autres, pourquoi la table ne peut-elle, comme le dit
Heidegger, « toucher le mur » (1) ? Parce que ni l'un ni l'autre ne
sont capables de « se dépasser vers » ce avec quoi ils pourraient alors
entretenir un « rapport ». La possibilité de ce rapport entendu en un
sens- transcendantal ne saurait toutefois être simplement décrite
comme trouvant par exemple son essence dans la transcendance. Ou
plutôt cette description doit être telle qu'elle soit identiquement la
mise en lumière de la possibilité de la structure interne de la trans-
cendance elle-même. Avec la compréhension du rapport transcen-
dantal de l'être-au-monde comme incluant en son essence un « se

(1) sz, 55-


320
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

rapporter à », cette mise en lumière s'accomplit. Le « se rapporter à »


du rapport ne trouve pas sa condition dans la transcendance, il est au contraire
ce qui la rend possible.
Qu'est-ce que « se rapporter à », en quoi consiste la possibilité
de la transcendance elle-même ? « Se rapporter à » signifie « s'apporter
soi-même auprès de ». « S'apporter soi-même auprès de », c'est, pour
le mouvement qui se porte vers, ne pas se séparer de soi, rester au
contraire près de soi, demeurer en soi, de telle manière que ce
« soi », maintenu et conservé dans le mouvement, se trouve porté
avec lui auprès de quoi ce mouvement se porte. Le « soi » maintenu et
conservé dans le mouvement et qui se trouve porté avec lui auprès de
quoi le mouvement se porte, est ce mouvement lui-même. Que le
mouvement ait un « soi », cela veut dire : ce mouvement, le mouve-
ment de se porter auprès de, se maintient près de soi dans son
accomplissement même et ce maintien pris de soi du mouvement dans son
accomplissement est identiquement sa révélation originaire à lui-même. Là
où existe un rapport, il existe pour soi. L'être-pour-soi du rapport
qui le rend possible comme rapport, toutefois, est déterminé. Dans
l'essence de la révélation originaire du mouvement qui s'apporte soi-même
« auprès de » est incluse la possibilité pour celui-ci de demeurer près de soi
dans son accomplissement et d'être ainsi possible comme mouvement de
« s'apporter soi-même auprès de » et comme acte de « se rapporter à ».
L'auto-révélation originaire qui détermine dans sa possibilité intrinsèque le
mouvement de « s'apporter soi-même auprès de », c'est-à-dire encore la
possibilité ultime de la transcendance qui la constitue en son essence comme
acte de « se rapporter à », est l'immanence.
Ici doivent être levées les graves confusions qui apparaisssent
comme d'une manière inévitable, dès qu'il est question pour la
problématique de saisir la transcendance dans son « essence ».
Celle-ci est effectivement décrite comme l'acte de « se rapporter
à », de « se dépasser vers ». Que signifie un tel dépassement, comment
faut-il comprendre dans sa structure et dans sa possibilité l'acte qui
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 3 75

l'accomplit ? Il n'est pas inutile de remarquer que le dépassement qui


qualifie la transcendance dans son essence comme cet acte de « se
dépasser vers » et, par suite, comme un « rapport » au sens transcen-
dantal, est interprété le plus souvent et d'abord d'une manière
négative, et cela à partir de la considération de l'étant. La possibilité
interne de la transcendance se définit à partir de celle dont l'étant se
trouve privé. Pourquoi la table ne peut-elle toucher le mur ? Parce
qu'elle ne peut « se dépasser » vers lui. Ne pouvant se dépasser vers
lui, elle reste « en elle-même » et, ainsi prisonnière d'elle-même,
enfermée en elle-même, elle est sans rapport avec ce qui se trouve
autour d'elle, avec le mur par exemple. Se dépasser vers celui-ci,
cela signifierait au contraire, pour la table, sortir de soi, être hors
de soi et, dans cette extériorité par rapport à soi, se trouver « auprès
de », auprès du mur et de tout ce qui l'entoure en général. Ce serait,
plus précisément, créer, dans cette sortie hors de soi, un « voisi-
nage », ce pur milieu d'échange où il lui serait loisible de retrouver
toutes choses et de se retrouver soi-même parmi elles dans la lumière.
« Être hors de soi auprès de», telle est la possibilité fondamentale dont
la table se trouve être privée.
Cette possibilité qui n'est pas celle de la table est comprise au contraire
comme constituant l'essence du rapport, l'essence de la transcendance elle-
même. Une telle compréhension, s'opérant d'une manière purement
négative à partir de la considération de l'étant, demeure, malgré
son apparente clarté, foncièrement obscure, elle laisse place à l'incer-
titude et à l'équivoque, et aboutit finalement, loin de la comprendre,
à passer sous silence, et cela d'une manière décisive pour le cours
ultérieur de la problématique, c'est-à-dire pour la philosophie de la
transcendance elle-même dans son ensemble, 1' « essence » de celle-ci.
L'équivoque concerne le genre de réalité qui se trouve « être dépassée »
dans la « sortie hors de soi » de cette réalité et, par suite, la nature
d'un tel dépassement. Quand il s'agit de la table, la réalité dépassée
est la table elle-même. C'est à la condition de se dépasser ainsi elle-
322
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

même, de se trouver hors de soi, que la table pourrait, semble-t-il, se


rapporter au mur. « Se dépasser vers » au sens de « être hors de soi
près de » signifierait donc, en ce qui concerne la table, constituer
soi-même la réalité qui se trouve dépassée dans le dépassement.
Qu'en est-il alors de ce dernier ? Sommes-nous ici sur le plan d'une
simple analyse éidétique qui se déroule dans la fiction ou bien un tel
dépassement dans lequel l'étant constitue la réalité dépassée existe-t-il
réellement ? Le dépassement de l'étant est le monde. Ainsi la phénoménalité
peut-elle paraître enfermée dans le concept d'un dépassement où la réalité
qui opère celui-ci se trouve aussi être dépassée par lui. Une telle réalité sans
doute ne se laisse pas ramener à celle d'un étant quelconque. La
table ne touche pas le mur. Mais l'homme ? Nous ne savons point
encore, il est vrai, ce qu'est celui-ci : ne serait-il pas justement
cet étant capable de se dépasser lui-même et de se trouver ainsi
dehors dans la lumière, « homme parmi les hommes, chose parmi les
choses » ?
Cette possibilité pour l'homme de se dépasser soi-même et de se
retrouver ainsi hors de soi au milieu du monde est assurément
remarquable et digne d'être notée. Encore faudrait-il montrer en
quoi elle consiste et comment elle est elle-même possible. Si elle se
posait cette simple question, la problématique tomberait sans doute
dans l'embarras : de la possibilité d'opérer un dépassement quel-
conque et, par exemple, le dépassement de soi, l'homme comme étant
se trouve, comme celui-ci en général, foncièrement privé. Pas plus
que la table, la main de l'homme, considérée comme une réalité
ontique, ne peut toucher le mur. Elle se trouve à côté de lui dans le
monde. Le monde précisément, le monde qui développe son horizon
au-delà de tout étant, n'est-il pas le dépassement lui-même ? Celui-ci
ne réside-t-il pas dans l'être-au-delà-de-l'étant, dans cette extériorité
radicale qui est « ce qui est plus objectif que tout objet » et qui est
aussi la lumière ? L'objectivité elle-même, toutefois, ne se rapporte
à rien. Dans l'objectivité il n'y a pas de rapport. C'est précisément parce
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 3 7 5

que l'objectivité ne se rapporte à rien, que rien en elle ne se rapporte


à autre chose. Ce n'est pas la nature particulière de la main, c'est sa nature
objective qui l'empêche de se rapporter au mur. Ainsi une manifestation, à
supposer qu'elle fût effective, ne suffit pas à fonder la possibilité d'un
rapport, elle peut, bien au contraire, le rendre impossible. Si la main ne
peut toucher le mur bien que leur contiguïté spatiale se manifeste dans le
monde, si cette manifestation particulière mais pure en elle-même ne
constitue pas encore un rapport au sens transcendantal, c'est que la réalité
phénoménologique de celui-ci n'est pas la phénoménalité du monde.
L'identité formelle de structure entre le dépassement de l'étant
dans le monde et, d'autre part, l'essence de la transcendance elle-
même — identité qui s'exprime dans une compréhension ontolo-
gique monotone du dépassement comme acte de « se dépasser vers »
— se révèle finalement illusoire et fallacieuse. Se dépasser vers le
monde, pour l'étant-homme, c'est être soi-même la réalité dépassée
dans le dépassement, c'est-à-dire dans le monde, c'est se manifester
comme tel, c'est-à-dire comme un étant. Dans cette manifestation de
l'homme comme étant, cependant, il n'y a pas de rapport : homme
parmi les hommes, chose parmi les choses, l'homme ne se rapporte à
rien. Se dépasser vers, au sens de la transcendance, se rapporter à, c'est être
soi-même le dépassement, un dépassement qui ne se dépasse pas lui-même et
qui est précisément possible comme tel, comme cela même qui ne se dépasse
pas mais demeure au contraire en soi, comme immanence. Ainsi l'acte de
« se dépasser vers » qui définit la possibilité d'un rapport au sens
transcendantal trouve-t-il sa condition dans le « ne pas se dépasser
soi-même » qui qualifie la transcendance dans son essence. Confor-
mément à ce « ne pas se dépasser soi-même » inclus en elle comme sa
possibilité la plus propre, il apparaît que la transcendance ne s'en
va jamais au-delà d'elle-même et qu'à aucun moment non plus
elle ne reste en deçà de son propre dépassement. Ne pas s'en aller
au-delà de soi, cela signifie pour la transcendance ne pas se manifester dans m
monde. Ne jamais rester en deçà de son propre dépassement, c'est,
320 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

toujours pour la transcendance, n'être jamais un étant. Ne s'en allant


jamais au-delà de soi et ne restant jamais en deçà de son propre
dépassement, la transcendance ne laisse pas son essence en dehors
d'elle, dans un esprit étranger. Elle la conserve au contraire en elle,
elle est le dépassement en lui-même et ainsi possible comme dépas-
sement.
La compréhension de la transcendance à partir du dépassement
de l'étant dans le monde a donc seulement pour effet de passer sous
silence ce qui constitue la structure interne de la transcendance
elle-même, son essence et sa possibilité. Car la structure de la trans-
cendance n'est pas mise en lumière ni conservée mais démembrée
au contraire entre l'étant et le monde quand l'acte de se dépasser
vers qui la qualifie est interprété comme l'être-au-delà-de-soi-de-
l'étant, de telle manière que la réalité qui se dépasse se révèle être
celle-là même qui se trouve dépassée dans le dépassement, de telle
manière aussi que le dépassement est compris comme le monde lui-
même. Entre l'étant et le monde, toutefois, la structure de la trans-
cendance ne se trouve pas simplement brisée, la réunion des deux
termes entre lesquels elle s'éparpille, l'unité synthétique de l'être-au-
delà-de-soi-de-1'étant ne la contiendrait pas. La transcendance n'est
ni l'étant ni le monde. Avec l'interprétation de la transcendance
comme être-au-delà-de-soi-de-l'étant, l'essence de celle-ci n'est pas
simplement omise, elle se trouve en fait complètement travestie. La
confusion où se perd la problématique au moment même où elle se
montre incapable de saisir la transcendance dans son essence, devient
visible lorsque celle-ci est explicitée comme « transcendance du
monde ». Le dépassement de l'étant dans l'horizon transcendantal
de l'être est le contenu réel de ce concept, la phénoménalité du monde,
sa seule référence phénoménologique. Parce que cette dernière
semble du moins pouvoir être invoquée, la possibilité interne du
dépassement est cherchée dans le monde, celui-ci se recouvre avec la
transcendance dans « la transcendance du monde », le lien vivant d'un
3 75
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE

« se rapporter à » et d'un « se dépasser vers » au sens d'un « s'apporter


soi-même auprès de » se perd dans le rapport d'indifférence de la
lumière et des choses.
Comme l'interprétation de la transcendance à partir du dépas-
sement de l'étant manque son but et aboutit à un faux concept,
elle donne aussi au concept antithétique de l'immanence une signifi-
cation fallacieuse et vide. Quand la transcendance désigne l'être-hors-
de-soi de l'étant, où réside au contraire l'immanence, sinon dans
l'étant lui-même, plus précisément, dans l'être-à-l'intérieur-de-soi
de l'étant ? Dans la mesure cependant où l'étant se trouve par lui-
même incapable de sortir de soi et d'être ainsi « hors de soi auprès
de », l'être-à-l'intérieur-de-soi n'est pas une propriété qui lui serait
surajoutée ni même une simple détermination parmi d'autres. Dans
l'être-à-l'intérieur-de-soi l'étant trouve sa qualification la plus propre.
U immanence reçoit la signification d'être une catégorie ontique. C'est préci-
sément lorsqu'elle reçoit cette signification que l'immanence vaut
comme le concept antithétique de la transcendance. Au « sortir de soi »
qui appartient à la transcendance s'oppose le « rester en soi-même »
qui est le partage de l'être immanent. Comme l'être-hors-de-soi
de la transcendance est cependant compris à partir de l'étant comme
la possibilité même dont celui-ci se trouve privé, de la même manière
le rester-en-soi-même de l'étant s'entend dans sa relation au sortir-
de-soi de la transcendance et comme la simple privation de celui-ci.
« Un être non libre, écrit un commentateur de Heidegger, serait un
être si absolument replié sur soi qu'il s'affirmerait constitutionnelle-
ment incapable d'être auprès de l'autre (1). » L'être non libre,
c'est-à-dire privé de la possibilité de sortir de soi et de se trouver
ainsi « hors de soi auprès de », est justement l'étant. Cette privation
de la liberté qui le contraint au contraire à rester en lui-même est

(1) A. de WAELHENS in introduction à De r essence de la vérité, trad. A. de


WAELHENS et W . BIEMEL, Nauwelaerts & Vrin, i/juvain-Paris, 1948, 36.
322 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

l'immanence. Dans le jeu de ces significations négatives le contenu


des concepts se perd, leur substance s'écoule hors d'eux-mêmes. La
possibilité interne des structures qu'ils désignent n'est plus un
problème, celles-ci ne sont pas même décrites. Sur la ruine de ces
concepts, on voit s'édifier une prétendue philosophie de l'existence
qui repose sur la simple opposition de 1' « existence » et de la « chose »,
opposition dont le vide lui permet de se recouvrir plus ou moins avec
celle, traditionnelle et également vide, du « sujet » et de 1' « objet ». Ou
bien si cette opposition n'est pas complètement vide, elle désigne
le simple contraste entre l'être qui va hors de soi et celui qui reste
en lui-même, 1' « en-soi ». Mais comme ces deux possibilités qui
prétendent qualifier l'être dans sa structure sont comprises en réalité
à partir de l'étant, elles sont elles-mêmes aussi vides que leur oppo-
sition. Comme l'étant ne peut s'en aller hors de soi, comme cette
dernière possibilité est seulement comprise d'une manière négative
comme celle-là même dont il est privé, on ne voit pas comment cet
étant pourrait une fois la revendiquer au contraire comme la sienne.
Dans le « privilège » qu'a l'homme d ' « exister » se concentre l'absur-
dité de la philosophie de l'existence. Et même si en vertu de ce
privilège singulier qui est le sien, l'homme se trouvait uni à l'existence
qui, comme être-à-l'extérieur-de-soi-de-l'étant, n'est que l'extériorité
indifférente et sans rapport, cette possibilité ne serait encore en
aucune façon celle d'un dépassement, à vrai dire elle ne serait rien.
Pas plus que le concept de la transcendance ne trouve son contenu dans
l'être-à-l'extêrieur-de-soi-de-l'étant, pas davantage celui. de l'immanence dans
l'étant lui-même comme privé en sa nature de cette possibilité de se dépasser
ainsi soi-même. Car la table n'est pas plus « en elle-même » qu'elle n'est
« hors de soi ». La pensée qui dote l'étant d'une intériorité obéit à la
même illusion que celle qui voit en lui l'origine d'un rapport, qui
croit que la table touche le mur. Quand ils sont débarrassés des
significations aberrantes que leur confère dans une pseudo-genèse
philosophique une origine ontique qu'ils n'ont pas, les concepts
3 75
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE

de la transcendance et de l'immanence cessent de s'opposer. Ce


n'est pas parce que la table reste en elle-même qu'elle n'est pas
susceptible de toucher le mur, bien au contraire : c'est parce qu'elle ne
reste pas en elle-même qu'elle ne peut se dépasser vers lui et que la possibilité
d'un dépassement lui est par principe refusée. C'est parce que l'immanence
n'est pas une catégorie de l'étant qu'à celui-ci la transcendance
non.plus n'appartient pas. L'immanence est une catégorie ontolo-
gique pure, elle est la catégorie ontologique fondamentale qui rend
possible le dépassement lui-même comme tel.
Une fois écartées les significations fausses qu'ils reçoivent
lorsqu'ils sont interprétés à partir de l'étant comme exprimant la
possibilité ou l'impossibilité d'un dépassement de celui-ci, les
concepts de la transcendance et de l'immanence se laissent saisir dans
leur rapport vrai qui n'est pas un rapport d'opposition mais de
fondation. La compréhension de l'essence de la transcendance comme
immanence montre la vanité des critiques qui reposent au contraire
sur la simple opposition de leurs concepts. Vaine en effet est la pré-
tention de mettre en cause la valeur philosophique du concept
d'immanence, de lui refuser plus précisément toute signification
ontologique possible, quand le fondement qu'elle se donne n'est
autre que l'extension de la transcendance à la totalité du champ phénomé-
nologique de l'être (1). Ce qui se trouve mis en lumière en même temps
que cette extension, ce n'est point le rejet de l'immanence hors de la
structure interne du pouvoir ontologique de l'essence mais seule-
ment son appartenance à celle-ci. Si la compréhension des concepts
ontologiques purs de l'immanence et de la transcendance est diffé-
rente, leur extension, en effet, est identique. L'extension de la trans-
cendance à la totalité du champ phénoménologique de l'être signifie

(1) Cette extension, constamment affirmée par MERLEAU-PONTY (cf. par ex.
PhP, 192-193), est justement ce qui l'amène à rejeter le concept d'immanence :
celle-ci est véritablement chez lui une catégorie ontique, elle ne désigne plus rien
d'autre que la « chose ».
328 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

l'universalité de l'immanence comme structure ontologique fondamentale de


toute manifestation possible. Parce que l'extension des concepts d'imma-
nence et de transcendance compris comme concepts ontologiques
est identique, la tentative de dissocier les réalités qui forment leur
contenu pur en rejetant celles-ci chacune hors du champ d'action de
l'autre, se révèle absurde. Saisir ces concepts au contraire dans
l'identité de leur extension, c'est pénétrer plus avant dans leur
compréhension et appréhender le lien qui les unit. Ce lien n'est pas
extérieur mais réside au contraire dans la transcendance elle-même si
l'essence de celle-ci est l'immanence. La compréhension ontologique
de la transcendance dans son essence est identiquement celle de
l'immanence en elle. Dans cette compréhension se fait jour ce qui
constitue la possibilité interne du dépassement, à savoir son maintien
prés de soi, le demeurer-en-soi-même du mouvement de dépasse-
ment dans le dépassement même. Conformément à cette compréhen-
sion de ce qui constitue la possibilité interne du dépassement,
il apparaît que, là où il existe un rapport, il existe d'abord en lui-
même. Si l'homme accomplit un dépassement, s'il est capable de se
transcender vers le monde, c'est qu'il est faux de dire que « l'homme
n'est jamais en deçà du monde, homme d'abord » (i). En deçà du
monde demeure et persiste, sinon l'homme lui-même, du moins la
réalité qui accomplit le dépassement, et ce demeurer-en-deçà-du-
monde du dépassement est sa réalité même. Seul l'oubli de ce qui,
dans la transcendance, constitue sa possibilité la plus ultime, peut
conduire la problématique à nier purement et simplement la signi-
fication ontologique du concept de l'immanence.
Le moment abstrait de cette négation où la transcendance se voit
privée de son essence est aussi celui d'une affirmation non moins
abstraite et vide dans laquelle le rapport de transcendance se trouve
simplement posé. D'autant plus immédiate est cette position, d'autant

(i) HEIDEGGER, Ueber den Humanismus, Klostermann, Frankfurt a. M., 1 9 4 9 , 3 5 .


TRANSCENDANCE ET IMMANENCE375

plus catégorique la manière dont elle s'opère. L'affirmation du rapport


de transcendance en dehors de tout contexte philosophique conte-
nant au moins une indication sur la possibilité interne d'un tel
rapport ne se laisse pas aisément reconnaître dans sa gratuité, car
celle-ci est interprétée non moins immédiatement comme un caractère
de l'élément réel et, en même temps, comme ce qui fonde sa réalité.
Dans l'absence de fondement du rapport réside en effet le carac-
tère en vertu duquel celui-ci est le fondement, 1' « absolu ». Quand
l'absolu n'a pas de fondement, c'est-à-dire en fait quand sa possibilité
positive interne ne peut être exhibée, son avènement n'en est que plus
surprenant. Le rapport surgit comme l'éclair, il est le simple Trait,
der reine Be%ug. Cette simplicité qui est l'absence de tout fondement
ne désigne pas seulement le rapport comme le fondement, elle le
qualifie encore comme fondement sans fondement. Être un fonde-
ment sans fondement, telle est l'essence du rapport, telle est la nature
contingente de l'absolu. Dans cette contingence l'absolu acquiert le
pathétique qui lui fait justement défaut. La carence ontologique
de la problématique est la source des prestiges existentiels dont elle
se pare. L'existence, écrit un commentateur, est « une sorte d'absolu
sans origine et sans destin, la Relation elle-même, à la fois irrempla-
çable... et injustifiable (i). » Ainsi voit-on sa propre impuissance à
« justifier » la relation, c'est-à-dire à saisir celle-ci dans ce qui la rend
possible, conduire la problématique à absolutiser le rapport de
transcendance en faisant de l'absence de fondement le caractère et
l'essence du fondement lui-même. Le moment existentiel où l'absolu
« sans origine et sans destin » surgit dans la nudité de sa contingence
est aussi le moment du réalisme. Le réalisme est la réalisation de ce
qui n'est pas la réalité mais la présuppose. Le réalisme est l'abstrac-
tion. La réalisation abstraite de l'absolu dans la « Relation » ne

(I) G. VARET, L'ontologie de Sartre, Presses Universitaires de France, Paris,


1948, 177.
330 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

suffit pas cependant à faire de celle-ci la relation réelle vivante, la


relation qui se rapporte elle-même à ce à quoi elle se rapporte. L'adjonc-
tion d'ufte majuscule ne remplace pas le travail ontologique d'éluci-
dation qui met à nu la structure concrète de la réalité. Celle-ci n'est
pas le rapport, elle est présupposée par lui. Elle est l'être du rapport,
ce qui le rend possible. Avec l'omission de l'essence de la transcen-
dance la philosophie de l'être s'en tient, malgré l'apparence, au
niveau de la philosophie de la conscience, lorsque celle-ci déclare
simplement : « La conscience (n'est) précisément que rapport,
renvoi, signification vers ou pour... (i). »

§ 34. CONSCIENCE DU MONDE ET CONSCIENCE SANS MONDE

Avec la détermination de l'essence de la transcendance comme


immanence, le rapport transcendantal de l'être-au-monde n'est plus
affirmé simplement mais saisi au contraire dans sa possibilité intrin-
sèque. Celle-ci réside dans la manifestation du rapport lui-même.
C'est cette possibilité comprise comme possibilité phénoménologique
qui se trouve déterminée dans la mise en lumière de 1' « essence »
de la transcendance. Parce que la possibilité phénoménologique
originelle du rapport constitue sa réalité même, la détermination
de la structure interne de cette possibilité est identiquement celle de la
réalité du rapport, elle est la saisie de celui-ci dans sa vraie nature.
Saisir le rapport transcendantal de l'être-au-monde dans sa vraie
nature, à partir de la structure interne de sa possibilité phénoméno-
logique la plus ultime, c'est le comprendre dans son opposition
radicale à l'être du « monde » et à la phénoménalité qui le constitue.
La transcendance n'est pas dans le monde. Ne pas être dans le monde,
cela signifie pour elle, non pas simplement ne pas survenir à l'inté-
rieur du monde à la manière de l'étant, mais, plus précisément

(1) G. VARET, L'ontologie de Sartre, op. cit., 1 1 j.


TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 3 7 5

et d'une manière plus décisive pour la compréhension de la nature de


1' « Être-dans », ne pas survenir comme cela même qui est le monde. Le
n'être-pas-dans-le-monde de l'être-dans-le-monde constitue cependant
sa possibilité la plus propre. Celle-ci, la possibilité d'un survenir de
la transcendance, la possibilité phénoménologique ultime pour que
la transcendance soit, réside tout entière dans la phénoménalité
effective de ce qui n'est pas le monde, dans la révélation originaire
immanente du mouvement lui-même. Avec la révélation originaire imma-
nente du mouvement telle qu'elle s'accomplit dans son indépendance
radicale à l'égard du monde et de la phénoménalité qui lui appartient,
se trouve mis en lumière le fondement phénoménologique de l'oppo-
sition décisive des concepts du mouvement et de l'objectivité.
Conformément à cette opposition il apparaît que le mouvement est
essentiellement possible comme non objectif. Possible signifie réel. La
possibilité du mouvement est la réalité phénoménologique de sa
manifestation originaire. Que le mouvement soit possible comme
non objectif veut dire qu'il se tient toujours en deçà du monde, hors
du champ de l'horizon, — que, bien qu'il soit celui de se rapporter
au monde, le mouvement pourtant n'est jamais dans le monde.
La réalité du mouvement est l'essence de l'imagination. L'essence
de l'imagination est identiquement sa manifestation, sa « conscience ».
Pas plus que la réalité du mouvement, la conscience de l'imagination,
qui lui est identique, ne réside dans l'objectivité. A la question
posée par Husserl de la possibilité d'une consciene sans monde (1),
la réponse est donnée avec la conscience de l'imagination. La conscience
de l'imagination est une conscience sans monde. L'imagination n'est-elle
pas cependant le pouvoir de susciter un monde et, comme telle, sa
conscience ? Qu'on ne confonde pas celle-ci, toutefois, cette conscience du
monde, avec la conscience de l'imagination. A l'imagination sans doute le
monde appartient comme cela même qu'elle imagine dans l'acte de sa

(1) Ideen I, 160-164.


328 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

transcendance et il est vrai de dire, en ce sens, que l'imagination est


une conscience du monde. Son appartenance à l'imagination comprise
comme conscience du monde signifie, en ce qui concerne celui-ci, sa
manifestation à titre d'élément phénoménologique, la manifestation
de son néant. La manifestation du néant du monde se produit ainsi
dans l'imagination, plus exactement dans la conscience de celle-ci. C'est
parce que l'imagination est consciente qu'elle est aussi consciente
de ce qu'elle imagine. L'appartenance du monde à l'imagination ne- signifie
nullement son appartenance à la conscience de l'imagination : de l'essence
de cette conscience, bien au contraire, le monde se trouve radicale-
ment exclu. L'exclusion du monde hors de la conscience de l'imagi-
nation résulte de la détermination du mode originaire de révélation
de l'imagination comme immanence. La signification de cette déter-
mination — celle de la conscience de l'imagination comme conscience
sans monde — est que la manifestation de l'imagination n'est pas
constituée par la phénoménalité du monde. Dans la manifestation
de l'imagination réside, non la phénoménalité du monde, mais ce
qui rend celle-ci possible, ce dans quoi cette phénoménalité parvient
à l'effectivité. Que le monde se forme dans l'acte d'imagination, cela
veut dire en effet : le monde parvient à la phénoménalité effective, il se
phénoménalise dans cet acte, plus exactement dans la révélation originaire
immanente à celui-ci et constitutive de sa réalité. La révélation originaire
immanente de l'acte d'imagination est la « conscience de l'imagi-
nation » à l'intérieur de laquelle aussi ce qu'elle imagine, à savoir le
monde, se phénoménalise et devient lui-même conscient.
Dans la « conscience du monde » se trouve donc impliqué, non
pas le simple concept de la phénoménalité, mais bien plutôt sa
division conformément aux résultats les plus importants de la problé-
matique. Il ne s'agit pas seulement de dire que la conscience du
monde est toujours aussi et d'abord conscience de soi, comme si la
conscience, au même titre que le monde, était retenue sous son
propre concept, comme si le concept de la conscience avait pour
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE375

contenu, non pas seulement le monde, mais également cette conscience


elle-même. Car le concept de la conscience est un concept vide aussi
longtemps qu'il se trouve appliqué à la fois à celle-ci et au monde.
Ce n'est pas seulement, en effet, le contenu de la conscience qui varie
dans chacun de ces deux cas, c'est la structure de la phénoménalité.
Ainsi s'explique l'emploi réservé qui est fait du mot conscience dans
ces recherches. On ne peut même pas dire, en vérité, que la conscience
s'accomplit de deux manières différentes, comme si elle dominait
encore de quelque façon ces deux modes de son accomplissement.
C'est la phénoménalité, c'est la conscience elle-même qui est diffé-
rente, en sorte que le mot de conscience ne veut rien dire, à moins
qu'il ne soit pris dans ce sens absolument général et vide où il
désigne simplement la manifestation. Celle-ci cependant est toujours
entendue à l'intérieur de l'horizon du monisme. La conscience, dès
lors, est comprise en général comme conscience du monde. Ce qui se
trouve passé sous silence à l'intérieur d'une telle compréhension, ce
n'est pas seulement la question de la structure interne de la phéno-
ménalité de la « conscience de soi » — structure qui se trouve en fait
interprétée à partir de celle de la conscience du monde (i) —, la
nature de celle-ci se trouve elle-même être manquée en même temps
que sa possibilité. Si le monde se phénoménalise dans la révélation originaire
immanente de l'acte d'imagination, c'est que la conscience du monde n'est
effective que sur le fond en elle d'une conscience à laquelle le monde n'appartient
pas. La conscience du monde est toujours aussi une conscience sans
monde.
« Avec » ou « sans monde », ce sont donc là non des propriétés
surajoutées à la conscience, mais des déterminations structurales
de la phénoménalité de la conscience elle-même. Dans l'opposition

(i) Cette compréhension radicalement impropre de la conscience de soi à


partir de la structure de la phénoménalité de la conscience du monde se voit par
exemple dans la définition hégélienne de l'esprit comme « négation de la négation ».
334
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

radicale de ces déterminations, le concept de conscience se divise.


Autre est la phénoménalité du monde, autre celle de l'imagination.
La conscience cependant est une. Il n'y a pas deux consciences sans
lien entre elles et dont nous ne saurions pas comment elles peuvent
se joindre, comment la conscience du monde est aussi, en même temps,
dans l'unité d'un même événement phénoménologique, conscience de soi. Si la
conscience de soi et la conscience du monde ne surgissent point
séparément comme deux essences juxtaposées, enfermées chacune
dans sa vérité propre comme dans un monde de lumière clos sur
lui-même et sans communication avec l'autre, s'il n'y a pas deux
dimensions fondamentales de phénoménalité se suffisant chacune à
elle-même et, dans cette suffisance, ignorant l'autre, c'est que la
conscience du monde précisément ne se suffit pas à elle-même, c'est
qu'elle n'est pas une essence. Ou plutôt elle n'est telle, elle n'est une
manifestation effective qui se suffit à elle-même et subsiste par elle-
même dans cette suffisance que pour autant qu'elle est aussi et
indissolublement autre chose. Ce qu'elle est aussi et indissolublement,
la problématique l'a montré. La conscience du monde est identique-
ment la dimension originaire de révélation d'où le monde est absent
et dans laquelle pourtant il se phénoménalise, elle est la conscience
sans monde de l'imagination. Parce que la simple manifestation du
monde comme monde ne devient effective que dans la révélation
originaire immanente de l'imagination, elle lui est unie. L'unité de
la conscience du monde avec la conscience de soi est sa possibilité
même. Parce que cette possibilité est une possibilité phénoménolo-
gique, cette unité est, elle aussi, phénoménologique. La possibilité
de la conscience du monde est la conscience elle-même comme
conscience, non pas du monde, mais de l'imagination, comme
conscience sans monde. Dans la possibilité de la conscience du
monde réside toutefois son essence même, l'essence de la conscience
en général. Loin d'être une possibilité hypothétique et vide surgie par hasard
devant la réflexion philosophique à titre de problème, la possibilité d'une
3 75
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE

conscience sans monde est la possibilité ontologique originaire de la conscience


elle-même et, comme telle, son essence.
La détermination de l'essence de la conscience comme conscience
sans monde a une signification phénoménologique rigoureuse,
elle signifie la réalité phénoménologique effective d'une révélation
qui n'a pas la forme du monde, l'existence d'une dimension originaire
de phénoménalité où celle-ci ne se phénoménalise pas dans l'exté-
riorité ni comme la phénoménalité de cette extériorité même. Dans la
phénoménalité qui ne se phénoménalise pas dans l'extériorité réside
cependant la possibilité phénoménologique de la phénoménalité de
l'extériorité elle-même. La question de l'essence de la phénoménalité
se concentre sur la question de la possibilité phénoménologique
d'une dimension effective et originfelle de révélation où se phénomé-
nalise, comme phénoménalité qui n'est pas celle du monde, la
phénoménalité du monde lui-même. La possibilité de la réalité
phénoménologique effective de la révélation où se forme l'aspect
phénoménologique de l'extériorité et d'où la forme de l'extériorité
est exclue, réside dans l'essence où la transcendance n'agit pas.
L'absence d'un monde est identiquement celle de l'imagination.
C'est parce que le pouvoir d'ouvrir l'horizon et de se transcender
vers lui n'est pas à l'œuvre dans l'essence originaire de la révélation
que celle-ci ne revêt pas la forme du monde et que la phénoménalité
qui se phénoménalise originairement en elle n'est pas celle de l'exté-
riorité. La conscience est possible comme conscience sans monde en
tant qu'elle ne se transcende pas vers celui-ci, en tant que la trans-
cendance n'est pas présente en elle. La conscience sans monde est
cependant la « conscience » de la conscience du monde, la conscience
de l'imagination, ha réalité phénoménologique de la dimension originaire
de révélation oà il n'y a pas de monde parce qu'en elle la transcendance n'agit
pas est la réalité phénoménologique de la transcendance elle-même.
Ainsi la problématique se trouve-t-elle en présence d'une double
évidence suivant laquelle il apparaît, d'une part, que la phénoménalité
336L'ESSENCEDE LA MANIFESTATION

se phénoménalise originairement dans une sphère d'où toute trans-


cendance est absente et, d'autre part, que c'est dans la réalité phéno-
ménologique effective de cette sphère sans transcendance que se
phénoménalise et trouve sa réalité la transcendance elle-même. La
réalité de la transcendance réside dans l'essence qui ne se transcende
pas. Parce que sa réalité, comprise comme réalité phénoménologique,
réside dans l'essence qui ne se transcende pas, la transcendance ne
peut prétendre caractériser la phénoménalité dans sa structure el
dans sa possibilité, elle ne constitue pas son essence. Tout momem
de l'essence ne possède pas le caractère de la transcendance. Dans la structure
phénoménologique de l'être total du processus ontologique d'en-
semble de la transcendance se trouve inclus, comme constituant la
possibilité phénoménologique ultime de cette structure, le momenl
de l'essence qui n'a pas le caractère de la transcendance, le momenl
de l'essence qui ne se transcende pas. En tant qu'il constitue la
possibilité phénoménologique ultime de la structure du processus
ontologique d'ensemble de la transcendance, le moment de l'essence
qui n'a pas ce caractère de transcendance est le moment essentiel où
se phénoménalisent à la fois et originairement la transcendance et le
monde lui-même. La détermination de l'essence de la phénoménalité
exige que soit mis en lumière en elle le moment où elle ne se trans-
cende pas et que la problématique se porte devant l'évidence qui est
maintenant la sienne et qui est celle d'une sphère d'existence sans trans-
cendance comme sphère d'existence de la transcendance elle-même.
Avec la saisie dans le rapport transcendantal de l'être-au-monde
de l'élément qui ne se rapporte pas à celui-ci, qui ne se transcende
pas, le mouvement de la transcendance ne se trouve pas seulement
fondé dans sa possibilité phénoménologique, c'est-à-dire dans son
essence. La détermination de l'essence de la transcendance comme
immanence est identiquement la mise en lumière de ce qui rend
possible la cohérence de la structure interne de l'essence de la
manifestation.
3 75
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE

§ 3 5 . L A COHÉRENCE DE LA STRUCTURE I N T E R N E DE L'ESSENCE

Ce qui assure dans l'essence la possibilité de la cohérence de sa


structure interne a été compris comme ce qu'il y a en elle de plus
essentiel. Cette compréhension, cependant, s'accomplissait à l'inté-
rieur de l'horizon du monisme et se trouvait d'ores et déjà déter-
minée par lui. Parce que l'essence était interprétée comme l'acte de
s'en aller hors de soi, la possibilité de la cohérence de sa structure
interne se présentait comme celle de retenir et de maintenir l'horizon
suscité dans la transcendance, de le recevoir. Parce que la réception de
cet horizon était saisie comme identique à l'opposition elle-même,
à la transcendance, celle-ci se proposait en fin de compte, en tant
qu'intuitive dans sa nature, comme assurant par soi la cohérence de la
structure qu'elle développe.
Avec la compréhension de la cohérence de la structure unifiée de
la transcendance comme trouvant son essence dans la transcendance
elle-même, la problématique ne parvient pas, toutefois, en présence
d'un tel fondement, elle se trouve bien plutôt renvoyée à celui-ci
comme à un problème. Si la cohérence de la structure développée
par la transcendance réside dans celle-ci, c'est qu'elle se révèle fonciè-
rement dépendante, elle dépend de la cohérence de la structure interne
de l'acte d'objectivation considéré en lui-même. Car la transcendance
ne peut retenir l'horizon qu'elle crée, elle ne peut le recevoir dans
l'acte même par lequel elle le pose devant elle que pour autant qu'elle
est capable d'abord de se retenir elle-même dans l'unité originai-
rement cohérente de sa structure propre. Au mouvement de la
transcendance qui forme et qui reçoit l'horizon appartient donc,
comme ce qui le rend possible, quelque chose comme l'unité d'une
cohérence originaire. E'unité originairement cohérente du mouvement de la
transcendance réside dans le maintien près de soi de ce mouvement dans son
accomplissement. Ce qui rend possible le maintien près de soi du
mouvement de dépassement de la transcendance a été compris
334 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

comme identique en son essence avec la révélation originaire de ce


mouvement à lui-même. Ce qu'une telle compréhension met en
lumière, d'une façon plus précise, c'est la structure interne du mode
originaire de révélation du mouvement dans son identité ontologique avec la
possibilité pour ce mouvement de demeurer auprès de soi dans son accomplis-
sement et comme constituant par conséquent cette possibilité même. La
possibilité pour le mouvement de la transcendance de demeurer
auprès de soi dans son accomplissement est ainsi identiquement la
structure de son mode originaire de révélation. Dans cette possibilité
de demeurer auprès de soi se trouve cependant le fondement de
l'unité avec soi du mouvement et, par conséquent, la possibilité
pour lui de constituer une structure cohérente. L'unité originairement
cohérente du mouvement de la transcendance considéré dans sa structure propre
réside dans l'immanence.
Parce qu'elle le rend possible, l'unité originairement cohérente
de l'acte d'objectivation se trouve être du même coup ce qui rend
possible la cohérence de la structure que cet acte engendre, la cohé-
rence et l'unité de la structure d'ensemble développée par l'essence
dans le processus de l'objectivation. L'unité de cette structure
d'ensemble, l'unité cohérente de la transcendance et de l'horizon
repose ainsi sur l'unité de la transcendance elle-même comme acte
de créer et de retenir l'horizon. Ici doivent être rejetés à nouveau les
résultats de la problématique du schématisme, plus précisément la
prétention de donner l'unité phénoménologique de la formation et de
la réception de l'horizon comme le fondement déterminé et suffisant
de l'unité de la structure d'ensemble que la transcendance développe
et finalement comme l'unité de l'essence de la transcendance elle-
même. Avec l'unité de la spontanéité et de la réceptivité de la transcendance
à l'égard de l'horizon, l'unité qui fonde la cohérence interne de l'acte de la
transcendance considéré en lui-même n'a rien à voir. L'unité de la sponta-
néité et de la réceptivité désigne simplement l'acte qui forme l'horizon
comme identique dans son essence avec celui qui le reçoit. Ce qui est
3 75
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE

pensé sous le concept de cette unité, c'est un seul et même acte, l'acte
de la transcendance, ce n'est pas la possibilité interne de cet acte de demeu-
rer un en lui-même dans son accomplissement. Parce que la possibilité
interne de l'unité originelle de l'acte de la transcendance n'est ni
pensée ni saisie, ce n'est pas cet acte en lui-même qui, finalement, se
trouve pris en considération mais plutôt son rapport à l'horizon qu'il
crée. Parce qu'elle concerne seulement l'acte de la transcendance
dans son rapport avec l'horizon, l'unité de la spontanéité et de la
réceptivité se révèle être identiquement l'unité de la structure totale
engendrée par cet acte, Vunité de l'essence et du milieu pur qu'elle imagine,
non l'unité interne de l'essence elle-même.
Ainsi apparaît ce que contient d'équivoque une expression
comme celle de la « cohérence de la structure interne de l'essence de la
manifestation ». La structure interne de l'essence ne comprend en
elle à la rigueur que la réalité de celle-ci. Dans la totalité synthétique
de la structure d'ensemble constituée par la transcendance réside au
contraire, avec l'essence elle-même, le pur produit imaginaire de son
activité. La subsistance de cette structure d'ensemble est sans doute un
problème : elle est assurée par l'acte de la transcendance comme
acte de créer et de retenir l'horizon. L'unité de la spontanéité et de la
réceptivité de la transcendance à l'égard de l'horizon est ainsi le
fondement de la cohérence de la structure d'ensemble que suscite la
transcendance dans sa liberté, ha cohérence de cette structure d'ensemble
n'est pas celle de l'essence dans sa structure interne, elle la présuppose.
L'unité de l'essence et de son produit imaginaire, unité qui trouve son
fondement dans celle de la spontanéité et de la réceptivité de l'acte
de la transcendance à l'égard de l'horizon, renvoie à l'unité interne
de cet acte et à sa cohérence originaire comme à un fondement
dernier, he schématisme renverse les termes, donne pour l'unité de l'essence,
pour l'unité originairement cohérente de la transcendance elle-même, l'unité
de la structure d'ensemble que la transcendance développe. Avec un tel
renversement dans la hiérarchie des essences se découvre justement,
336 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

comme sa condition préalable, la confusion de la structure interne


de l'essence avec la structure d'ensemble qui trouve seulement en
elle son fondement. La cohérence de cette structure d'ensemble,
improprement désignée comme « structure... unifiée de la transcen-
dance » (x) se trouve ainsi prise pour la cohérence de la transcendance
elle-même et pour l'unité de sa structure interne. L'unité propre de
cette structure et ce qui la rend possible, l'immanence comme telle,
c'est-à-dire encore 1' « essence » de la transcendance, sombrent à la
faveur de cette confusion dans l'oubli.
Que l'unité de la spontanéité et de la réceptivité, ou encore de la
pensée et de l'intuition, ne puisse constituer l'unité essentielle et
originelle de la connaissance ontologique, « la possibilité interne de
l'unité essentielle de la synthèse véritative pure » (2), on le voit à la
manière dont elle s'accomplit dans le schématisme, avec la mise en
lumière dans la pensée et dans l'intuition et comme leur essence commune, non
pas de la transcendance, mais précisément de la structure d'ensemble que
celle-ci développe. La reconnaissance de l'unité « essentielle et origi-
nelle » des éléments purs de la connaissance se fait en effet par la
détermination de ceux-ci en leur essence comme « représentations ».
La représentation est l'essence commune qui permet à la pensée et à
l'intuition de s'unir parce qu'elle constitue d'abord l'essence de
chacune d'elles. Être l'essence d'une chose veut dire la rendre
possible. La représentation est l'essence de la pensée, elle constitue
son unité interne, parce qu'elle la rend possible en la manifestant. De
même en est-il pour l'intuition. L'unité interne de la pensée est donc
en elle celle de la représentation, c'est, chaque fois, l'unité de la trans-
cendance et de l'horizon. A l'unité de la pensée se trouve donc substituée,
sous le concept impropre de son unité « interne », l'unité de la pensée
et de ce qu'elle pense, c'est-à-dire de ce qu'elle représente. De la

(1) K, 176.
(2) i d . , 99.
3 75
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE

même manière, le concept de l'unité de l'intuition ne concerne


pas le moment de la réalité que, parallèlement à la pensée pure,
l'intuition, considérée en elle-même, désigne dans l'essence. L'unité
de l'intuition et de ce qu'elle intuitionné, c'est-à-dire encore l'unité
de la représentation comme unité de la transcendance et de l'horizon,
est ce qui se trouve visé en fait par la problématique sous le concept
également impropre de l'unité « interne » de l'intuition. Dans la mesure
cependant où l'intuition ne trouve pas simplement sa condition dans
la représentation mais se donne au contraire comme ce qui, en
recevant l'horizon, assure ainsi elle-même l'unité de celle-ci, c'est-à-
dire sa possibilité, le concept de l'unité de l'intuition renvoie la
problématique au sens qui est le sien. U unité de l'intuition ne repose plus
sur l'unité de la représentation : elle la fonde. Mais comment ? Quel sens
convient-il de reconnaître au concept de l'unité de l'intuition pour que
celle-ci constitue le fondement de la représentation et de son unité ?
L'intuition est-elle une en tant qu'elle unifie la représentation et la rend
ainsi possible dans la cohérence de sa structure d'ensemble ? Ou bien
au contraire et de toute évidence, l'intuition, c'est-à-dire la transcendance elle-
même, n'est-elle capable d'unifier la représentation, c'est-à-dire la structure
d'ensemble que la transcendance développe, que pour autant qu'elle est elle-même
me dans l'unité originairement cohérente de sa structure propre.
Le concept de l'unité de l'intuition se réfère dès lors et par
nécessité à ce qui a été compris comme la réalité. C'est pourquoi il ne
désigne pas seulement l'unité de l'intuition mais aussi bien celle de la
pensée, l'unité de l'imagination et de la transcendance en général.
Une telle unité comme unité interne de l'essence, comme unité
immanente, est l'unité primordiale, l'unité de la réalité elle-même.
C'est sur le fond de cette unité qui constitue en chacune d'elles
l'unité de leur structure interne que la pensée et l'intuition sont une,
non par la médiation de l'unité de la représentation qui présuppose
elle-même, comme sa possibilité, l'unité interne de l'acte de la
transcendance considéré en lui-même. L'unité interne de la pensée,
33 8 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

celle de l'intuition, l'unité interne de l'acte de la transcendance, enfin,


où la représentation trouve elle-même son unité, ne sont en vérité
qu'une seule et même unité, l'unité de la réalité. C'est sur le plan de
cette réalité, à l'intérieur de la structure interne du pouvoir de la
connaissance considéré en lui-même, que les modes conformément
auxquels celui-ci s'accomplit s'unissent originairement de manière
à produire ensemble la représentation ainsi que son unité dans le
maintien de l'horizon. Le pouvoir, en d'autres termes, qui rend
possibles l'intuition et la pensée en faisant d'elles des « représenta-
tions » et qui les réunit originairement dans l'unité qui lui appartient
en propre, réside tout entier dans la réalité. Cette unité qui est la sienne
et qui est la leur (et cela dans le double sens de leur unité interne
et de l'unité qui les réunit), l'unité, par conséquent, de la pensée et de
l'intuition ne saurait être découverte dans la structure de la repré-
sentation et comme l'unité de celle-ci, puisqu'elle est, bien au contraire,
ce qui la rend possible.
La représentation ouvre l'horizon transcendantal de l'être et
dans cet acte de l'ouvrir et de le tenir ouvert elle l'unifie originelle-
ment. Dans l'unité de la représentation réside le fondement de ce qui
se trouve représenté en elle, le fondement de l'unité du monde
compris dans son concept pur. La détermination systématique du
concept d'unité ne peut s'accomplir sur le plan ontologique que par
la distinction de trois sortes d'unités : i° l'unité de l'horizon. C'est
parce qu'il se manifeste à l'intérieur de cet horizon que l'étant se
trouve atteint, non pas « dans la dispersion et l'isolement » (i),
mais précisément dans la cohérence d'un complexe d'ores et déjà
synthétisé et unifié. L'unité n'advient à l'étant que pour autant qu'il se
manifeste, elle réside dans sa manifestation même. Voilà pourquoi une
unité peut s'établir entre des étants radicalement différents, apparte-
nant à des genres, à des essences, à des régions radicalement diffé-

(i) Cf. K , 1 4 1 .
3 75
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE

entes, parce qu'elle réside dans l'unité du champ d'intuition où,


nalgré ces différences, ils sont susceptibles d'apparaître et de se
uxtaposer les uns aux autres. Toute unité est par principe phênomênolo-
ique, Vunité des phénomènes leur appartient en tant que tels (i). Voilà
>ourquoi encore le problème de la détermination systématique du
:oncept d'unité intervient et n'a à intervenir que sur un plan ontolo-
[ique. La manifestation ne peut cependant unifier ce qu'elle unifie
lue si elle est elle-même une, que si elle est effective. La possibilité
jour l'horizon de lier originairement en une synthèse l'étant rencontré
:n lui se réfère à un pouvoir synthétique qui unifie constamment
'horizon lui-même. Un tel pouvoir est selon Kant l'imagination.
: Toute synthèse est produite par l'imagination (2). » L'imagination
ynthétise et unifie originellement l'horizon en tant qu'elle le forme
:t le reçoit. L'unité de l'horizon renvoie donc à : 2 0 l'unité de la
•eprêsentation comme unité de l'essence et de ce qu'elle se représente, comme
inité de la transcendance et de l'horizon, unité qui présuppose à son
our l'unité originellement immanente de l'acte de la transcendance
;onsidéré en lui-même, à savoir : 30 l'unité interne de l'essence elle-même.
1,'élaboration et la discussion de toute question relative à l'essence
le l'unité, aux problèmes de l'unité de la pensée et de l'intuition,
le la spontanéité et de la réceptivité, etc., ne peuvent se faire que sur
e fond de ces distinctions et de leur soubassement ontologique
rigoureusement déterminé (3).

(1) Si le temps est donné par Husserl comme la condition de l'unité de phéno-
nènes structurellement différents — on peut placer l'un à côté de l'autre des objets
ippartenant à des espaces et à des temps différents « en tant qu'on les place dans un
hamp temporel » (EU, 213) — c'est précisément parce que le temps est lui-même
lompris comme constituant un champ phénoménologique et, comme tel, unifié,
l'unité d'une intuition » : « l'unité de l'intuition du temps est la condition de
>ossibilité de toute unité de l'intuition pour une quelconque pluralité liée d'objets
[ui sont tous des objets temporels » (id. 214).
(2) K, 138.
(3) IfiL confusion de ces diverses unités, la substitution à l'unité fondamentale
le l'essence des unités secondaires qui reposent sur elle et en dérivent, n'est pas
340 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

§ 3 6 . L A SIGNIFICATION ONTOLOGIQUE ESSENTIELLE


DU CONCEPT D ' I M M A N E N C E : L'IMMÉDIAT

Dans son unité interne, comme unité radicalement immanente,


comme unité primordiale, réside la possibilité fondamentale de
l'essence, la possibilité pour elle d'être elle-même. L'essence est
l'action, elle est le devenir de l'extériorité, le pouvoir qui la produit.
Comment l'essence est-elle agissante, qu'est-ce qui lui permet d'être
cette action, de s'unir à elle et de faire ce que cette action fait, sinon
l'action précisément par laquelle elle s'unit à son action, sinon le
pouvoir par lequel elle entre en possession de son propre pouvoir ?
L'action par laquelle l'essence s'unit à son action est son action
originaire, le pouvoir par lequel elle entre en possession de son
propre pouvoir, son pouvoir fondamental. En quoi consiste celui-ci ?
Où l'essence puise-t-elle la force de s'unir à elle-même, de manière
à pouvoir, dans cette forte réunion avec soi, être elle-même, de
manière à pouvoir agir ? A la question qui concerne la possibilité
fondamentale de l'essence, la possibilité pour elle de se réunir avec
soi dans l'unité de son être propre, la problématique a répondu. La
structure ontologique où s'accomplit la réunion de l'essence avec soi est celle
de la réceptivité originaire par laquelle l'essence se reçoit elle-même dans
l'immanence.
Que l'immanence se réfère à la structure ontologique interne
de l'essence elle-même comme ce qui la rend possible et constitue

seulement le fait du schématisme, elle constitue encore l'origine de la conception


hégélienne de l'unité comme identique à la différence, conception qui ne fait qu'expri-
mer, sous le couvert de la « dialectique », la substitution à l'unité originaire de
l'essence de l'unité de la structure d'ensemble que la transcendance développe dans
le processus d'opposition de la représentation. Une telle substitution, cependant,
est éclairante si son motif profond réside dans le projet de parvenir à une détermi-
nation phénoménologique du concept de l'unité : c'est précisément parce que la phéno-
ménalité se fonde selon Hegel dans le processus de l'opposition et de la différence
que l'unité se trouve dés lors identifiée avec celles-ci.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375

ainsi son essence, l'essence de l'essence, c'est ce qui confère à son


concept sa signification essentielle. Cette signification est perdue au
contraire quand à la possibilité interne de l'essence et à la question
de sa détermination se trouve substituée, sous le concept de l'imma-
nence et comme son contenu propre, la simple appartenance de
l'essence à ses déterminations. Avec la prise en considération du
rapport d'inhérence modale la pensée perd de vue ce qui constitue la
possibilité ultime de l'essence, elle ne pénètre pas à l'intérieur de
celle-ci, mais, incapable plutôt de s'en aller ainsi jusqu'au fondement
radical de l'être et de l'existence, elle reporte son attention sur ce qui
trouve sa possibilité dans un tel fondement et se contente de recon-
naître la présence de celui-ci dans ce qu'il rend possible. La présence
du fondement dans ce qu'il rend possible, l'immanence de l'essence à
ses déterminations, c'est là ce qui se trouve pensé désormais sous le
concept de l'immanence, ce qui se donne pour le « caractère immanent
de l'essence. » La signification traditionnellement reconnue au concept de
l'immanence de l'essence comme déterminant dans sa nature le rapport de
l'essence et de ses modes recouvre l'impuissance de la pensée à saisir la
signification essentielle conformément à laquelle un tel concept se réfère
par nécessité à la structure ontologique interne de l'essence et au problème
de la détermination de cette structure.
Que peut valoir, en l'absence d'une telle détermination, l'inter-
prétation philosophique du rapport qui unit l'essence à ses modes,
quel sens donner à l'immanence en eux de celle-ci, en quoi une telle
immanence est-elle susceptible de les rendre possibles et de les
fonder ? Car l'essence ne peut rendre possibles ses propres modès
que pour autant qu'elle est elle-même possible. Avec l'immanence
de l'essence dans la conscience naturelle — quand ce n'est pas celle,
beaucoup plus vague et totalement indéterminée, de 1' « Esprit »
ou de la « Raison » dans les différents « individus » — la philosophie
classique se satisfait à bon compte. De quel résultat, en effet, peut-elle
se prévaloir, qu'est-ce qui se trouve pensé par elle à titre de contenu
342 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

effectif quand la possibilité de la connaissance n'est pas cherchée


ailleurs que dans l'immanence de l'essence aux différents modes où
cette connaissance s'accomplit, sinon la tautologie où la possibilité
de la connaissance est simplement nommée ?
Ou bien avec le concept du rapport d'immanence de l'essence à
ses modes, la pensée ne va-t-elle pas au-delà de la simple tautologie,
l'idée qui l'anime secrètement dans l'élaboration de ce rapport et
qui se dissimule en fait derrière celui-ci, n'est-elle pas celle qui sert de
thème directeur et de fondement à l'ontologie, l'idée de la possibilité
du fondement lui-même, de la possibilité interne de l'essence. Ce qui
est visé, au moins confusément, sous le concept de la présence de
l'essence dans ses modes et saisi par lui comme rendant possible
l'action de ces derniers, n'est-ce point en réalité ce qui rend possible
l'action de l'essence elle-même, la présence de celle-ci, l'unité de
l'essence avec soi dans cette forte réunion où il lui est donné d'être
ce qu'elle est et d'agir ? La signification ontologique essentielle du
concept de l'immanence est le contenu inaperçu de la pensée qui
s'en tient au rapport d'immanence. Celui-ci pour cette raison n'est
pas absent des philosophies qui prétendent refuser toute signification
ontologique à l'idée de l'immanence et se constituer indépendam-
ment d'elle. L'immanence de l'essence au contenu effectif de l'expé-
rience et, par exemple, du savoir réel au savoir naturel, atteste
l'impossibilité pour la pensée d'oublier totalement ce qu'elle se
cache sous un tel rapport, la révélation immanente où l'essence se donne
originellement à elle-même dans l'action par laquelle elle se rend présente,
par laquelle elle se rend susceptible d'agir. L'obscurité qui est celle, chez
Hegel aussi bien que chez Heidegger, du statut du savoir naturel
et de l'immanence en lui du savoir réel, appartient en réalité au
concept inélaboré de cette immanence en tant que celui-ci ne désigne
pas seulement, d'une manière explicite et dans l'évidence de son
contenu, le rapport de l'essence à ses modes, mais encore, quoique
de façon cachée, la structure propre de celle-ci, la structure interne du
3 75
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE

savoir réel et son fondement. Car sans doute l'essence ne peut agir que si
elle est là, le savoir naturel n'est possible que si l'essence est présente
en lui, si elle lui est immanente. Cette possibilité pour l'essence d'être
là, toutefois, lui appartient en propre, elle est sa propre possibilité, la
possibilité pour l'essence de la présence d'être elle-même présente
et d'être ainsi ce qu'elle est, l'essence de la présence. Parce que la
possibilité pour l'essence d'être présente et agissante dans le savoir
naturel repose sur sa propre possibilité, l'action de l'essence à
l'intérieur de celui-ci doit être, non pas simplement nommée, mais
saisie dans sa structure ontologique interne et dans sa possibilité.
L'essence immanente est celle de l'immanence.
Que l'essence parvienne elle-même en soi, que son pouvoir,
celui de parvenir dans la lumière de l'extériorité, soit d'abord celui
de parvenir dans ce parvenir, de s'unir à lui, de se réunir ainsi avec
soi dans la force de son unité interne, cela ne veut-il pas dire simple-
ment qu'un tel pouvoir existe, que l'essence doit être présente pour
agir ? Ou plutôt qu'elle est effectivement présente et qu'ainsi elle
agit ? Le contenu ontologique du concept de l'immanence compris
« dans sa signification essentielle » n'est-il pas constitué, au même
titre que celui qui se trouve visé par la pensée dans le « rapport
d'immanence » de l'essence à ses modes, par la simple présupposition
de celle-ci dans la tautologie où l'essence est reconnue et nommée
sans plus, où on dit qu'elle « est ». Mais que signifie être ? Avec la
détermination de la possibilité fondamentale de l'essence comme
possibilité pour elle de parvenir elle-même en soi, c'est la structure
interne de l'essence, la structure originaire de l'être lui-même, qui se
trouve décrite et saisie par la problématique. C'est seulement, en
effet, sur le fond en lui de cette structure où l'essence se reçoit origi-
nairement elle-même dans l'immanence que l'être est susceptible de
s'unir à lui-même et d'être ainsi ce qu'il est, que l'être est susceptible
d'être. Car l'être n'est pas quelque chose de mort ou de tout fait, il
n'est rien qui soit donné simplement. Son être, l'être ne l'obtient
344 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

que par l'œuvre en lui de l'essence qui le fait être dans l'unité origi-
naire qui le constitue. Car l'unité non plus n'est pas quelque chose
de mort. Elle est une oeuvre justement et un accomplissement. La
manière dont s'accomplit cette œuvre, l'œuvre intérieure de l'être, c'est
là ce que se représente la pensée qui dispose des catégories ontolo-
giques fondamentales où se trouve définie la possibilité pour l'être de
parvenir originellement en lui.
La possibilité pour l'être de parvenir originellement en lui le
détermine comme l'immédiat. Non pas comme l'immédiat de la
conscience naïve qui s'en tient au donné et le considère comme allant
de soi, non pas comme celui de la pensée qui, remontant à la condi-
tion ontologique de ce donné, c'est-à-dire à l'être lui-même, prend
cependant celle-ci à son tour comme quelque chose de donné sim-
plement et qui se suffit à soi-même. Car sans doute la condition
ontologique de possibilité du donné se suffit à elle-même, si juste-
ment elle est la condition. Ce en vertu de quoi elle est la condition,
ce par quoi elle se suffit à elle-même, c'est là cependant ce qui doit
être exhibé par la problématique. C'est cette possibilité en vertu de
laquelle l'être se suffit à lui-même et se trouve être ainsi la condition
en un sens absolu, possibilité qui est identiquement pour lui celle
de parvenir originairement en lui-même, qui est pensée sous le
concept de l'immédiat et le détermine comme le concept fondamental
de l'ontologie. L'immédiat est l'être lui-même comme originairement donné
à lui-même dans l'immanence. Parce que cette donation originaire de
l'être à soi qui le constitue proprement ne s'accomplit ni par hasard
ni par miracle, mais dans l'immanence et comme cette immanence
même, le concept de l'immédiat ne demeure pas indéterminé, l'immé-
diat n'est pas un simple nom pour dire, en l'absence de tout contexte
philosophique valable et comme une simple tautologie, que l'être est,
mais désigne au contraire sa possibilité interne et se réfère par suite
à une essence, à l'essence fondamentale où cette possibilité trouve sa
réalité.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 345

La détermination ontologique du concept de l'immédiat écarte


la prétention de saisir la condition de toute présence dans l'objecti-
vation et de comprendre par suite celle-ci comme l'universelle médiation
où tout ce qui est trouve son être. Car sans doute tout ce qui est ne trouve
son être que par la médiation de l'essence qui lui fait le don de la
présence, tout étant, si du moins nous en parlons comme d'un
phénomène, ne peut être tel qu'en obéissant à la forte loi de cette
médiation. Ainsi celle-ci se donne-t-elle nécessairement comme la
loi. La nature interne de la médiation qui constitue la loi de tout
ce qui est, c'est là cependant le thème propre de l'ontologie. Avec les
présuppositions qui sont traditionnellement les siennes une confusion
se produit cependant aux yeux de la problématique entre la nécessaire
référence de l'étant à l'élément ontologique formel pur où il entre
dans la condition phénoménale et par lequel il se trouve médiatisé,
et, d'autre part, le développement interne de l'élément ontologique
pur par lequel cet élément parvient lui-même dans la lumière de la
condition phénoménale, c'est-à-dire dans sa propre réalité : l'une
comme l'autre sont appelés par elle « médiation ». Parlant de la
monade moi comprise par lui comme constituant identiquement la
conscience, c'est-à-dire l'essence de la présence comme telle, Schelling
déclare : « Aucun opposé objectif n'arriverait jamais en elle s'il
n'était posé en même temps par l'action par laquelle elle se pose
elle-même (i). » La possibilité pour l'essence d'accomplir son œuvre
à l'égard de tout ce qui est présent et qui trouve ainsi en elle sa média-
tion, présuppose assurément, en ce qui concerne l'essence, qu'elle
ait d'abord accompli son œuvre à l'égard d'elle-même, que l'essence
de la présence se soit d'ores et déjà rendue présente à elle-même dans
l'acte primitif et fondamental par lequel elle se réalise, dans l'action,
dit Schelling, par laquelle elle se pose elle-même. Celle-ci cependant
est comprise comme l'objectivation. La position de soi de l'essence

(I) IT, 54-

M. H E N R Y 12
346 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

est, selon Schelling, une position de l'essence devant soi. C'est


précisément parce que la position de soi de l'essence est, selon
Schelling, une position de l'essence devant soi que l'action par
laquelle l'essence se pose elle-même se révèle être identiquement
celle par laquelle tout opposé objectif arrive en elle, par laquelle
l'étant se manifeste à elle comme un objet. Ainsi la manifestation de
l'étant ne présuppose-t-elle pas seulement l'accomplissement de
l'œuvre interne de l'essence dans l'action par laquelle celle-ci parvient
originairement en soi, elle se montre encore identique dans sa struc-
ture à cette action originaire interne de l'essence elle-même (i). La
médiation désigne à la fois, sur le fond de l'identité de leur structure ontologique
interne, l'action par laquelle l'essence rend l'étant manifeste et celle par laquelle
elle se manifeste elle-même. Parce que la médiation désigne indifférem-
ment cette double action, elle n'est pas seulement la loi de l'étant et de
tout ce qui est, elle est la loi de l'essence, la loi de l'être lui-même.
Ou plutôt, parce que cette double action n'en fait qu'une, parce que
sa structure est partout la même, il n'y a qu'une seule loi, une seule
action : l'objectivation est la loi universelle de tout ce qui est et de
l'être lui-même, l'universelle médiation.
Ce qui manque cependant à la médiation dans sa prétention
à l'universalité, ce n'est rien de moins que la possibilité de l'objecti-
vation elle-même, c'est sa propre possibilité. Car l'objectivation n'esi
possible que si l'essence qui s'objective parvient originairement en soi commi
dans cette objectivation même, de manière à être celle-ci et à accomplir ci

(i) Ainsi en est-il chez Heidegger où la possibilité ontologique, c'est-à-dire h


médiation elle-même, la vérité entendue en un sens ontologique, est explicitemen
interprétée, à la suite de Kant, comme la possibilité de la connaissance ontique
de telle manière que « si la connaissance ontologique dévoile l'horizon, sa vérit
consiste à permettre la rencontre de Vêtant à Vintérieur de cet horizon » [K, 180, souligna
par nous), — de telle manière que la structure interne de cette vérité, c'est-à-dir
de l'élément ontologique lui-même, est identiquement celle de la manifestation d
l'étant : » la vérité elle-même doit être entendue à la fois comme dévoilement d
l'être et comme caractère manifeste de l'étant » [ibid., souligné par nous).
3 75
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE

qu'elle accomplit, le devenir de l'extériorité et son surgissement phénoménolo-


gique. Et que ce parvenir originaire de l'essence en soi-même ne soit pas
constitué par l'objectivation, qu'il ne puisse, comme le veulent Hegel et
Heidegger, en être la conséquence, cela résulte justement de ce qu'il en est la
condition.
Le parvenir originaire de l'essence en soi-même, ce qui la déter-
mine comme l'immédiat, ne peut en aucune façon se comprendre à
partir d'une nécessité d'ordre intellectuel et comme une simple
exigence logique, celle selon laquelle l'essence par laquelle toute
présence est médiatisée ne peut plus être médiatisée à son tour et
constitue, par suite, l'immédiat. Une telle détermination du concept
de l'immédiat, à laquelle la médiation elle-même peut prétendre,
résulte d'une décision unilatérale de la pensée qui, apercevant la
nécessité pour l'essence de parvenir originairement en soi, déclare
qu'il en est ainsi, que l'essence parvient originairement en soi et que
telle est sa nature. « Obéissant » à l'axiome selon lequel « il faut bien
s'arrêter », la pensée prend seulement ses désirs pour la réalité. C'est
dans celle-ci, au contraire, que réside l'immédiat, c'est en elle qu'il
doit être exhibé, et cela comme la structure fondamentale qui la
constitue.
La mise en évidence de l'immédiat comme constituant, non une
simple exigence logique, mais la structure même de la réalité et son
essence, est identiquement celle de la structure interne de l'imma-
nence.
SECTION III

LA STRUCTURE INTERNE
DE L'IMMANENCE
ET LE PROBLÈME
DE SA DÉTERMINATION 30-10-2018
PHÉNOMÉNOLOGIQUE :
L'INVISIBLE

§ 3 7 . L A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE

C'est par référence à la transcendance et par l'exclusion de celle-ci


hors de sa structure interne que l'immanence a été définie. La signifi-
cation positive d'une telle définition a été montrée avec la mise en
évidence des déterminations structurelles essentielles qu'elle comporte.
Avant de pousser plus avant l'analyse de celles-ci et la compréhen-
sion de leur caractère décisif pour une interprétation philosophique
adéquate de la nature ultime de l'essence, il importe de remarquer ce
qui résulte déjà, d'une manière purement négative, de l'exclusion.
Là où il n'y a pas de transcendance, il n'y a ni horizon ni monde.
L'horizon du monde, loin d'être une structure universelle de toute
manifestation et de constituer par suite l'essence de celle-ci, se trouve
bien au contraire exclu de cette essence considérée en elle-même.
Pareille exclusion est identiquement celle de toute réalité intra-
354 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

mondaine en général- Ici se fait jour pour la pensée qui veut parvenir
à l'essentiel la nature étrange du chemin qu'il lui faut suivre si du
moins elle veut atteindre son but. Suivre un tel chemin pour elle, en
effet, ce n'est pas « se diriger vers » mais au contraire « se détourner
de », de telle manière cependant que, dans ce mouvement par lequel
elle se détourne de ce qui forme son objet naturel, elle n'abandonne
pas seulement celui-ci et l'infinie richesse de ses déterminations
multiples mais, plus essentiellement et d'une manière plus décisive
pour la compréhension de l'indigence et du dénuement auxquels elle se
voue, la nature même du séjour qui était le sien auprès des choses,
cet acte de se diriger vers avec lequel pourtant elle pouvait paraître
se confondre. Ainsi s'ajoute à la perte de tout ce qui est, celle, plus
essentielle, de l'être lui-même, en même temps que s'annonce à la
pensée, avec le caractère ontologique de la privation dont elle
est frappée, sa vraie détresse. Car c'est sa propre possibilité, la
possibilité de penser, qui lui est retirée quand elle doit se détourner
du milieu ontologique où elle se trouve éclairée par la vérité. C'est
pourquoi ce détournement qui lui est prescrit pourtant comme le
chemin, l'abandon de l'étant dans son ensemble, signifie seulement
aux yeux de la pensée son propre abandon, mesure sa propre
impossibilité.
Cet abandon pourtant est celui de l'essence, c'est dans cette
indigence extrême où rien ne subsiste du monde, et pas davantage le
monde lui-même, qu'elle se tient comme dans sa possibilité. Indigence
et détresse, perte et abandon, caractérisent l'essence relativement à ce
dont elle se trouve privée. De quoi donc l'essence est-elle privée ?
Quand le caractère de sa privation a été compris et ce dont elle
manque saisi lui-même comme être-à-l'extérieur-de-soi de l'être,
comme extériorité et altérité, c'est de celle-ci que l'essence se trouve
privée. L'être-autre est autre que l'essence. L'élément étranger où
grandissent les riches déterminations de l'existence, c'est là ce qui lui
est étranger. L'indigence de l'essence réside dans le fait qu'elle ne renferme
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 351

rien d'autre. C'est parce que l'essence ne renferme rien d'autre que la
pensée qui se tourne vers elle se détourne nécessairement de tout ce
qui est autre qu'elle, de cela même qui est l'autre, de l'être enfin
compris comme altérité et comme extériorité. Parce qu'elle se
détourne de ce milieu pur, de ce qui s'y manifeste et de ce qui s'y
rapporte, la libération de l'essentiel se poursuit comme un retrait.
Voilà pourquoi toute approche de l'essence revêt immédiatement la
forme de l'épargne, pourquoi toute proximité, si du moins elle
concerne l'origine, sera « économisante ». Épargne, économie,
signifie ici, toutefois, rejet, abandon. C'est pourquoi il y a dans cette
épargne, dans le projet de cette économie, un certain courage, celui
non d'un renoncement provisoire mais d'une pauvreté qui se fait
et se veut essentielle. Essentielle est la pauvreté qui laisse aller, au
lieu de s'y joindre, les multiples configurations de l'être, la forme
même de son séjour auprès de la terre, la Maison et l'Année, La parole
même où toute chose est contenue, le nom et l'appellation, ce qui
désigne et ce qui montre, à cela aussi il faut renoncer dans cette
pauvreté qui est faite de silence. Mais que reste-t-il alors ?
Ce qui reste quand, avec l'altérité et l'extériorité, le milieu de
l'être et toutes ses déterminations, ses configurations et le mouve-
ment vers elle de la pensée, ont été rejetés ou supprimés, c'est l'essence
elle-même. Car rien n'est retiré à l'essence qui se trouve au contraire libérée
et reconnue dans son intégrité quand s'opère dans la pensée le retrait de
l'être transcendant et de la transcendance elle-même : rien n'est retiré parce
que l'essence ne renferme rien d'autre et que la suppression de l'altérité est
seulement la suppression de l'élément étranger par rapport à l'essence, de ce
qui la recouvre et la dissimule à nos yeux.
C'est ici le moment où la détermination négative de la structure
interne de l'essence à partir de l'exclusion hors d'elle de toute transcen-
dance manifeste sa signification positive. Si la pensée qui se voue à la
garde de l'essentiel s'accomplit comme un retrait et comme un rejet,
c'est que, se comportant de la sorte, elle obéit à une prescription qui
352 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

est celle de l'essence elle-même. Le retrait de l'élément transcendant


n'a pas pour simple effet de mettre celle-ci à nu, sans dire autrement
ce qu'elle est, d'écarter un obstacle devant le regard qui veut parvenir
jusqu'à elle. C'est dans l'essence qu'il n'y a rien de transcendant, c'est en
elle, dans sa nature interne, que pénètre la pensée de l'exclusion.
Celle-ci ne signifie pas simplement : tout ce qui a trait à l'être trans-
cendant, tout ce qui s'en va dans l'extériorité est extérieur et comme
tel étranger à l'essence — mais plus précisément : dans l'essence il n'y
a rien d'extérieur, rien d'étranger.
Ainsi se présentent à nouveau à la pensée pour surgir dans
la répétition avec la plénitude de leur positivité ontologique concrète
les déterminations structurelles qui résultent de l'exclusion et qui
sont celles de l'essence. Comme, en celle-ci, rien ne s'écarte et ne va
vers le dehors, comme le mouvement créateur de l'extériorité n'est
pas présent en elle et n'y a ni action ni effet, l'essence, comme il a
été dit, ne se divise pas, elle ne se sépare pas de soi, aucune distance
ne s'institue entre elle et elle. Il n'y a dans l'essence ni opposition ni
représentation. Parce que l'acte qui pose devant n'est pas compris
dans l'essence, parce qu'il n'est pas constitutif de celle-ci mais se
trouve au contraire radicalement étranger à sa nature, rien n'est posé
dans l'essence devant elle. C'est en ce sens maintenant qu'il n'y a pas,
dans l'essence, d'opposition : il n'y a en elle rien d'opposé. C'est
pourquoi le concept d'intuition à l'aide duquel la pensée philoso-
phique traditionnelle a cru pouvoir décrire la saisie immédiate de la
réalité, plus exactement la nature même de cette saisie considérée en
tant que telle, se révèle foncièrement impropre, parce qu'il implique
l'opposition, dans l'intuition elle-même, de l'intuitionnant et de
l'intuitionné. Même si cette opposition est finalement comprise comme
ce qui doit être surmonté, voire supprimé, et cela par l'intuition
précisément dans son accomplissement (en tant que celle-ci vise
à« s'unir», à « se confondre » avec la réalité intuitionnée), elle demeure
comme la condition même de cet acte et de la téléologie à laquelle il
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 353

obéit : un intérêt le dirige, qui se rapporte à une « réalité », non pas,


malgré l'apparence, en raison de celle-ci mais de la structure de
toute saisie possible en général. C'est pourquoi pareille « réalité »
revêt nécessairement la forme de l'opposition, se trouve constituée par
elle. Si, comme le veut Hegel, « il n'y a d'intérêt que là où il y a oppo-
sition » (1), c'est qu'// n'existe dans l'essence ni intérêt ni quoi que ce soit de
semblable et, moins que toute autre chose, un intérêt à l'égard de soi. 11
n'existe en elle aucune « réalité » avec laquelle elle pourrait vouloir
se confondre, parce qu'il n'y a en elle rien d'opposé. C'est pourquoi
encore l'essence ne veut rien, ne se propose rien. Elle est sans projet
et sans désir. Parce qu'elle ne veut rien, parce qu'elle n'a ni projet
ni désir, parce qu'il n'y a rien en elle dont elle soit séparée, tout en
elle aussi est repos, elle est, dans cette absence de trouble, sans rien
qui la divise, le calme de son absolue simplicité. Car le calme qui
grandit dans l'essence ne vient pas en elle de ce qu'elle a laissé hors
d'elle les figures périssables où l'être se destine à nous dans le temps
et dans la mort, pas davantage de ce qu'à ces figures elle a cessé de se
joindre. C'est ainsi sans doute que l'essence se repose quand elle ne
s'en va plus hors de soi, quand, immobile, elle ne crée plus rien. La
source de ce repos cependant n'est pas la simple privation. C'est en
elle que l'essence se repose. « En elle », cela ne signifie pas seulement
que, en l'absence de toute transcendance, l'essence cesse de s'en aller
« en dehors d'elle », dans l'extériorité. « En elle » désigne l'endroit où
l'essence se repose, ce qui lui reste, ce qui lui est donné, quand,
dans sa parfaite immobilité, elle ne se propose et ne se donne plus
rien d'autre : l'essence elle-même. « En elle » désigne l'endroit
où l'essence se repose comme constitué par elle. C'est parce que
l'endroit où l'essence se repose est constitué par elle, que l'essence
est elle-même, comme telle, le repos.
Parce que l'endroit où l'essence se repose est constitué par elle,

(1) L , 73-
354 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

il n'y a dans le repos de l'essence rien d'autre qu'elle. L'essence repose


dans la solitude et, parce que le repos constitue sa nature, elle est
elle-même, comme telle, solitude. Qu'est-ce que la solitude qui
appartient à l'essence comme sa nature même ? Pas plus que le repos,
la solitude de l'essence n'est simple privation. L'essence ne reste pas
seule comme une chose quand on a enlevé toutes les autres. Quand
plus rien d'autre ne subsiste, l'essence reste seule avec soi. La solitude
a un contenu. Ce qui est contenu dans la solitude de l'essence est
l'essence elle-même. C'est pour cela que l'essence est solitude,
parce que son contenu est constitué par elle. Mais l'essence n'est pas
en elle comme un contenu mort, mais comme ce avec quoi elle est
liée immédiatement, avec quoi elle a rapport. C'est là ce qui demeure dans
la solitude de l'essence, la relation de l'essence avec soi comme constitutive
de cette essence même et de sa solitude.
La solitude de l'essence se laisse comprendre dès lors dans ce
qu'elle est : elle est l'unité de l'essence. C'est pourquoi la compréhen-
sion de l'essence de cette solitude vaut comme une répétition, est
identiquement celle de la signification reconnue par la problématique
au concept de l'unité appliqué à l'essence. Comme l'unité de l'essence
n'a rien à voir avec la simple identité extérieure d'une chose avec soi
telle qu'elle se trouve énoncée dans la tautologie, mais réside au
contraire dans l'œuvre intérieure par laquelle l'essence parvient en elle
avec l'acte même par lequel elle se donne à elle-même, ce que désigne,
de la même manière, le concept de la solitude de l'essence, c'est la
structure même de celle-ci dans sa positivité ontologique interne. Ce
qui est impliqué dans cette positivité comme la constituant, c'est la
relation de l'essence avec soi, relation telle qu'en elle l'essence jouit de soi,
a l'expérience de soi, se révèle à elle-même dans ce qu'elle est, telle qu'elle est.
Ce qui a l'expérience de soi, ce qui jouit de soi et n'est rien d'autre que cette
pure jouissance de soi-même, que cette pure expérience de soi, c'est la vie.
La solitude est l'essence de la vie.
Parce qu'elle est l'essence de la vie, la solitude n'est pas un
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 355

moment de celle-ci, une détermination intervenant dans son histoire


qui lui écherrait par suite des circonstances ou qu'elle serait suscep-
tible de se donner librement, elle ne résulte pas d'un choix en rapport
avec des préoccupations d'ordre moral, d'un impératif. La solitude
n'est pas une catégorie de la psychologie ou de l'éthique, mais une
catégorie ontologique fondamentale, elle constitue une structure
absolument universelle, la structure même de l'essence. Ce qui a
l'expérience de soi précisément, ce qui jouit de soi, n'est pas ceci
ou cela, c'est l'essence. Car l'essence seule se rapporte originairement
à soi, dans cette relation qui la révèle à elle-même dans sa réalité. Mais
la révélation à soi de l'essence dans sa relation originaire à soi-même
est la Parousie. La Parousie est l'essence de la vie. La Parousie qui est
l'essence de la vie, c'est donc là le contenu de la solitude. La solitude
est la solitude de l'absolu, mais de l'absolu dans son absoluité, dans
la profusion et dans la jouissance de son être propre.
C'est en ce sens que la solitude est l'unité, non l'unité extérieure
du terme isolé, mais l'unité qui réunit, l'unité de l'essence qui est la
réunion de l'essence avec soi. La réunion de l'essence avec soi n'est
rien d'autre, toutefois, que l'essence elle-même. C'est pourquoi il
n'y a pas à proprement parler un problème de l'unité de l'essence.
Pareille unité ne se propose comme un problème qu'à l'intérieur de
l'horizon du monisme, lorsque la structure de l'essence est inter-
prétée de telle manière que c'est une question précisément de savoir
comment elle peut demeurer une, et cela en dépit de cette structure
qui est la sienne, ou, du moins, à l'intérieur de celle-ci. Une au
contraire est nécessairement, et cela en raison de ce qu'elle est,
l'essence qui ne renferme rien d'autre. Mais l'unité de l'essence qui ne
renferme rien d'autre ne s'établit pas simplement sur le fond
en elle de l'identité ontologique rigoureuse de la forme et du contenu.
L'unité désigne la relation de l'essence avec soi, la relation de la forme
et du contenu, relation telle qu'elle permet justement leur identité. C'est
pourquoi l'unité est, comme il a été dit, une œuvre et un accomplis*
356 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

sement. Elle est ce qui permet, ce à l'aide de quoi l'essence précisément


entre en relation avec un contenu, de telle manière aussi que ce
contenu est constitué par elle. La nature de cette relation, la maniéré
dont l'essence se donne à elle-même, c'est donc là ce qui est désigné sous
le concept de l'unité, et c'est cela aussi l'essence. Mais l'essence est son
propre contenu. La manière dont l'essence se donne originairement
à elle-même, dont elle se révèle, c'est là ce qui se donne originai-
rement à soi, ce qui se révèle dans la révélation de l'essence et la
constitue. Voilà pourquoi le contenu de la révélation est la révélation
elle-même, pourquoi c'est la Parousie elle-même qui se rend présente
à elle-même dans la Parousie, parce que la révélation est en elle-même,
parce que la Parousie est dans sa structure, l'Unité.
Parce que le contenu de la révélation est la révélation elle-même,
parce que c'est la Parousie elle-même qui se rend présente à elle-même
dans la Parousie, la nature de celle-ci, l'essence de la présence, se
trouve rigoureusement déterminée dans sa nature et dans ses carac-
tères : à l'essence qui se donne à elle-même dans l'unité et comme cette unité
même, il appartient de se donner à elle-même dans la totalité de sa réalité.
Que l'essence se donne à elle-même dans sa réalité, cela résulte de ce
qu'elle se donne dans l'unité : à la structure de celle-ci rien d'autre,
rien d'extérieur ou d'étranger n'appartient. L'élément irréel est par
principe exclu de l'essence qui ne se dépasse vers aucun contenu transcendant et
qui n'a, comme telle, jamais affaire avec l'extériorité, c'est-à-dire précisément
avec l'irréalité comme telle. C'est avec elle-même, au contraire, avec sa
propre réalité, non avec un contenu irréel quelconque, que l'essence
a affaire dans l'unité. Avoir affaire à, cela veut dire se rendre présent,
se donner, recevoir. U unité désigne le mode originaire de présence de l'essence
à elle-même. C'est ce mode de présence, cependant, qui se trouve
désigné habituellement sous le concept de « proximité », concept
dont le caractère ambigu se laisse reconnaître une nouvelle fois. Si
par proximité on entend la présence elle-même comme telle, il y a
lieu assurément de parler d'une proximité de l'essence qui est
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 357

aussi bien, dans ce cas, l'essence de la proximité. Celle-ci, on l'a vu


cependant, se trouve comprise à l'intérieur de l'horizon du monisme,
bien plus, elle désigne, et cela d'une manière explicite, la compréhension de
l'essence de la présence à l'intérieur de cet horizon : « proximité » veut dire
« présence » sur le fond d'une certaine distance et par la médiation de
celle-ci, ou plutôt s'identifie avec elle (1). La proximité ainsi comprise
se réfère par nécessité, dès lors, à l'irréalité, elle est l'irréalité comme
telle. Pareille proximité ne peut signifier par rapport à l'essence
et à sa réalité qu'un êloignement insurmontable, et cela précisément
parce qu'elle est comprise comme un mode de l'éloignement ou
plutôt comme lui étant identique : la proximité de l'essence est par
principe impossible. C'est pourquoi l'idée d'une « proximité absolue »
doit à nouveau être mise en cause. Elle ne désigne pas en fait la
proximité de l'absolu, un mode de présence pour celui-ci, dans ce
qu'il est, tel qu'il est, mais, sur un tout autre plan, une manière
privilégiée de se donner pour ce qui se donne toujours et nécessai-
rement cependant d'une manière impropre, pour l'étant. Celui-ci,
il est vrai, ne se donne de cette manière qu'en raison de son mode
de donné. C'est l'horizon, a-t-on vu, qui est fini, c'est-à-dire aussi
bien la proximité, l'irréalité où elle grandit. Ce n'est pas la finitude de
l'horizon, toutefois, qui rend impossible la proximité de l'absolu mais son
irréalité, c'est le mode selon lequel cette proximité s'accomplit. Lorsque
celle-ci cependant cesse de croître dans le milieu qui est compris
comme le sien, les caractéristiques ontologiques qui lui appartiennent
s'évanouissent aussi. Quand il s'agit de la réalité il n'y a plus de finitude.
A celle-ci échappe par principe ce qui se donne à soi dans l'unité,
c'est-à-dire dans la réalité : que l'essence se donne à elle-même dans sa
totalité, cela résulte justement de ce qu'elle se donne à elle-même dans sa
réalité, de ce qu'elle est cela même qui se donne à soi dans la réalité et comme
cette réalité même.

(1) Cf. supra, § 9.


362
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

A l'essence qui, comme unité, se donne à elle-même dans la


totalité de sa réalité, rien ne manque, il n'y a rien en elle qu'elle ne
soit pas encore et, pour cette raison, elle ne se projette vers rien.
L'essence qui ne se projette vers rien, à laquelle rien ne manque, ne
saurait attendre son accomplissement d'autre chose et pas davantage
d'elle-même, elle s'est d'ores et déjà accomplie, à elle on ne peut
dire « deviens ce que tu es ». A ce qui ne peut devenir autre chose,
et pas davantage ce qu'il est, manque de toute évidence un pouvoir,
le pouvoir-être au sens précisément de pouvoir être autre chose, de
pouvoir être ce qu'on n'est pas ou éventuellement ce qu'on n'est pas
encore. Le « ne pas » du « ne pas être » ou du « ne pas être encore »
est la condition d'un tel pouvoir qui apparaît comme tel, comme
essentiellement déterminé par ce « ne pas », essentiellement fini. Le
« ne pas » qui détermine essentiellement le pouvoir-être dans sa possibilité et
dans sa finitude trouve son fondement ontologique dans l'irréalité. Seul ce
qui se tient en rapport avec celle-ci et vit à sa lumière, ce qui se
rapporte à soi comme à quelque chose d'irréel, peut vouloir devenir
ce qu'il se représente ainsi, peut vouloir la réalisation de ce qui
n'existe encore que dans l'irréalité, de ce soi qui n'est « pas encore »
réel. A cette condition-là seulement l'essence peut devoir obéir à la
prescription de devenir ce qu'elle est, à la condition de porter en elle
l'irréalité, et cela à titre d'élément constitutif de son être même.
Mais cette condition qui trouve précisément son explicitation dans l'inter-
prétation ontologique de l'essence comme Projet et Souci, comme pouvoir-être,
se trouve radicalement exclue au contraire de ce qui constitue à proprement
parler la structure interne de celle-ci. C'est pourquoi l'essence considérée
en elle-même se trouve entièrement dépourvue du pouvoir ici en
question, d'un pouvoir quelconque relativement à son être propre :
là où il n'y a rien d'irréel, il n'y a pas non plus de réalisation possible.
L'absence d'un pouvoir quelconque relatif à son être propre est
identiquement dans l'essence celle du « ne pas » du « ne pas être »
ou du « ne pas être encore », l'absence de toute finitude. Pareille
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 359

absence doit alors recevoir son vrai nom, car elle ne signifie plus
une privation mais le tout de la réalité. Dans le non-pouvoir l'essence
trouve son pouvoir suprême, son impuissance est celle de la pléni-
tude (1).
Cette plénitude de l'essence séparée de toutes les déterminations
du monde et à laquelle pourtant rien ne manque, cette richesse d'une
réalité sans limite qui se perd dans sa propre profusion et se confond
entièrement avec elle, l'expérience de l'être dans sa nudité, dans
sa simplicité, dans sa totalité, cette expérience sans partage qui est
l'être lui-même, c'est là ce que le jeune Hegel se représentait comme
le contenu de la conscience religieuse. Pareille profusion qui lui est
donnée comme cela même qu'elle est, cette conscience la vivait
plus particulièrement dans le symbole de l'eau. L'élément liquide
ne connaît « aucune lacune, aucune limitation, aucune diversité ou
détermination » (2). C'est pourquoi l'expérience d'un tel élément

(1) Il se peut que l'irréalité ou, plus exactement, son inclusion dans l'essence,
ne constitue pas un obstacle à l'existence et à la saisie d'une totalité : « I,e phénomène
du Pas-encore qui naît de l'anticipation de soi-même n'est pas davantage que la
structure du Souci en général un argument contre la possibilité et l'existence d'un
état de totalité » (SZ, 259). C'est cette anticipation de soi dans le projet qui cons-
titue bien au contraire, selon HEIDEGGER, la possibilité pour le Dasein de parvenir
à la saisie de sa totalité, et cela parce que l'élan qui anticipe sa possibilité ultime et
dernière, absolument indépassable, révèle en même temps « toutes les possibilités
situées en deçà de cette dernière » (ID., 264). I*a totalité ainsi révélée par l'élan
anticipateur doit cependant être comprise dans ce qu'elle est et comme ce qui
fonde en même temps la possibilité de la révélation, elle doit être comprise comme
finitude. C'est la finitude de l'horizon, en effet, qui constitue la signification ontolo-
gique de l'être-pour-la-mort ou, pour mieux dire, qui lui est identique. Iya vue portée
sur l'existence humaine dans son ensemble par l'être-pour-la-mort n'est ainsi rien
d'autre que cette finitude même et, pour cette raison, elle se développe tout entière
sur le plan de l'irréalité. E n d'autres termes, la totalité ici en question est une totalité
comprise, surgissant à l'intérieur de l'acte anticipateur de la transcendance et comme
l'horizon même de celle-ci. Elle ne concerne en aucune façon la réalité de l'essence,
de telle manière que la possibilité pour cette dernière de former en elle-même une
totalité et d'être saisie comme telle n'est pas même prise en considération et ne
constitue en aucune façon le problème posé.
(2) CD, 98.
360 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

est étrangère à toute distinction comme à toute finitude. « Le senti-


ment de cette plénitude est le moins dispersé, le plus simple... »
Se donner le sentiment de cette plénitude, entrer dans l'élément qui
la contient, en faire précisément l'expérience, c'est le vœu que la
conscience religieuse réalise dans le baptême : « en celui qui est
immergé, il n'y a qu'un sentiment et l'oubli du monde, une solitude
qui a tout rejeté de soi, qui s'est arraché de tout, la suppression de
tout ce qui existait jusque-là, une initiation exaltante... » (1). L'expé-
rience de l'être dans sa simplicité et dans sa totalité se réalise autrement,
toutefois, que dans la représentation de la conscience religieuse ou dans un
mode déterminé de sa vie, elle se réalise dans l'être lui-même, de telle manière
que cette expérience de l'être dans sa totalité constitue l'être lui-même dans
sa simplicité et, comme telle, une structure ontologique absolument univer-
selle et indépendante à l'égard de toute compréhension comme de toute déter-
mination particulière. L'expérience de soi de l'être dans sa totalité
le détermine dans sa simplicité et le constitue parce qu'il est précisé-
ment l'acte de se donner à soi-même et que la structure de cet acte
est telle que, sur le fond en lui de cette structure avec laquelle il
s'identifie, l'être se donne nécessairement à lui-même dans sa réalité,
c'est-à-dire justement dans sa totalité. Une telle structure, confor-
mément à laquelle il se donne à lui-même et avec laquelle il s'iden-
tifie, n'est rien d'autre cependant que la simplicité. C'est celle-ci
en fait qui détermine l'être comme ce qui se donne à lui-même dans
sa réalité et dans sa totalité, dans la totalité de sa réalité. La simpli-
cité de l'être, c'est-à-dire, en l'absence de toute distinction et de
toute finitude, son omniprésence à lui-même, résulte en lui de la
simplicité qui le constitue dans sa nature la plus intime et le détermine
à être ce qu'il est, le sentiment simple de sa plénitude. Ainsi déterminé
en lui par ce qu'il est comme l'expérience simple de soi dans sa
totalité, l'être s'offre à lui et se donne à lui-même avec les caractères

(1) CD, 98.


LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 361

que lui confère à priori la structure de cette expérience, c'est-à-dire


sa propre structure.
Conformément à celle-ci, il apparaît qu'il n'y a dans l'être, comme
contenu phénoménologique positif constitutif de son effectivité,
rien de plus et rien de moins que l'être lui-même, rien de plus et
rien de moins que ce contenu dans l'effectivité de sa phénoména-
lité. Ainsi la réalité de l'être s'épuise-t-elle dans l'expérience origi-
naire qu'il a de soi, de telle manière qu'il n'y a rien au-delà de cette
expérience et qu'en elle l'être est tout entier présent à lui-même.
L'absence d'un au-delà ne signifie pas, en ce qui concerne le contenu
phénoménologique positif de cette expérience, une limitation de
celui-ci, plus exactement, une limitation de l'être lui-même, son
inscription à l'intérieur des dimensions effectives de ce contenu
mais, bien au contraire, le caractère adéquat de ce dernier, le caractère
adéquat de la phénoménalité elle-même. Le caractère adéquat du contenu
phénoménologique comme tel (quand il s'agit du moins du contenu
ici en question, c'est-à-dire du mode originel selon lequel la phéno-
ménalité se phénoménalise), l'absence de toute finitude, non celle-ci,
c'est donc là ce qui est impliqué dans celle d'un au-delà. C'est avec
cette restriction qu'il convient d'entendre, non l'identité vide de la
phénoménalité dans la tautologie où elle laisse aussi bien hors d'elle
la réalité, mais le recouvrement rigoureux de celle-ci et de l'appa-
rence, recouvrement dans lequel l'être trouve sa structure ultime
et, si l'on veut, son privilège : « chance, dit Kafka, que le sol sur
lequel tu te tiens ne peut être plus large que les deux pieds qui
le couvrent » (1). Mais cette vérité, celle de la vérité elle-même
dans sa structure originaire et universelle, est aussi bien tragique,
car elle signifie l'irrémissible et le définitif, l'instauration d'un
monde absolu duquel rien ne peut être soustrait, auquel rien ne
peut être ajouté, où, sans détour et sans mensonge, les choses sont

(1) K a f k a , Journal intime, Grasset, Paris, 1945, 253.


362 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

ce qu'elles sont, l'être est ce qu'il est, dans cette adéquation parfaite
qui est l'être lui-même. C'est pourquoi, c'est le caractère parfait de
cette adéquation et de ce qu'elle signifie en général pour la structure
universelle de l'être que Kafka a exprimé encore quand il a parlé de
ces flèches exactement ajustées aux plaies qu'elles ont faites (1).
Privilège ou, dans ce monde sans déchirement, déchirement d'une
blessure, joie ou souffrance, ou bien encore, et cela pour des raisons
essentielles qui seront exposées, l'un et l'autre en même temps, telle
est en tout cas la structure de l'être dans l'unité, son unité indisso-
luble avec soi dans l'expérience adéquate qui le constitue.
La nature de l'expérience de l'être comme expérience adéquate,
comme expérience de soi de l'être dans la totalité de sa réalité et
dans son unité avec soi, le caractère indissoluble de cette unité
expriment une impossibilité inscrite dans l'essence comme sa struc-
ture même. Sur quelle structure se fonde dans l'essence l'impossi-
bilité ici en question et que signifie-t-elle d'abord ? Toute impossi-
bilité implique l'absence d'un pouvoir en relation avec lequel, au
contraire, quelque chose serait possible. Ce qui est impossible dans
l'expérience de l'être, et cela conformément à sa structure, c'est la
non-adéquation, la non-coïncidence de l'être avec soi dans la totalité
de sa réalité. Quel pouvoir manque quand il est impossible à l'être
de ne pas coïncider avec soi, de ne pas s'identifier à soi dans l'unité
absolue où, prisonnier de lui-même et de sa réalité, il demeure en
soi ? Manifestement le pouvoir de s'en aller hors de soi, de poser
autre chose que sa propre réalité et de lui échapper, c'est-à-dire
encore la « liberté ». « L'être absolu, disait Fichte, est dans cette
partie de la forme cette liberté qui lui est propre, en dehors de lui-
même (2). » La liberté, tel est, bien au contraire, le pouvoir dont
l'être absolu se trouve dépourvu, de telle manière qu'il n'y a en

(1) Journal intime, op. cit., 202.


(2) Cf. supra, § xo, souligné par nous.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 363

lui aucune partie, aucune « forme » qui lui soit extérieure, rien qu'il
ne soit pas ou qu'il ne soit pas encore dans l'actualité de sa réalité.
La structure sur laquelle repose l'impossibilité pour l'être de ne pas être
tout entier présent à lui-même, l'impossibilité pour lui de rompre le lien
qui l'attache à lui-même, de s'arracher à soi et d'exister hors de soi, est
la non-liberté.
Ce qui est impliqué dans le concept de celle-ci doit cependant
être précisé car, partout où il y a une essence et des lois d'essence,
il y a une prescription, une règle et, justement, l'impossibilité d'outre-
passer celle-ci. La non-liberté appartient en général à l'essence comme
cela même qui la constitue. Et comme l'empire des essences s'étend
sur la totalité de ce qui est, comme rien n'est soustrait à sa juridic-
tion, on peut dire, sans crainte de se tromper, que tout obéit à des
lois, que tout est déterminé. La liberté elle-même, si du moins il
nous est possible d'en parler d'une manière cohérente, si elle n'est
pas tantôt ceci et tantôt cela, se trouve soumise dans sa nature à une
détermination structurelle avec laquelle, bien plus, elle se confond.
C'est une détermination de ce genre qui a été rencontrée par la
problématique lorsqu'elle a montré, justement à propos de la liberté,
que le produit de celle-ci revêt la forme d'un horizon, et cela néces-
sairement. Déterminé, le produit de la liberté l'est parce que la liberté
elle-même est déterminée en tant que liée nécessairement à ce qu'elle
a produit et, d'une manière plus ultime, en raison de la nature même
de ce lien, c'est-à-dire de sa propre nature. La détermination struc-
turelle de l'horizon est cependant une détermination qui s'accomplit
à partir de la liberté et par elle, c'est la liberté qui constitue la loi de
cette détermination et qui s'exprime en elle. C'est pourquoi ce qui
est lié, parce qu'il l'est par la liberté, est aussi bien délié, se développe
dans l'extériorité. La nécessité qui détermine la structure interne de l'être
ne se ramène nullement, au contraire, à une simple nécessité d'ordre éidétique,
à celle par exemple qui appartient à l'eidos de la liberté, c'est la négation
ou l'absence de celle-ci qu'elle exprime, de telle manière qu'elle ne signifie
364 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

pas simplement, comme non-liberté, nécessité d'une structure en général,


mais nécessité d'une structure déterminée, de cette structure précisément qui
se trouve déterminée, et cela d'une façon essentielle, par l'absence en elle de
toute liberté et, en ce sens rigoureux, comme non-liberté. Qu'en est-il de
cette structure déterminée en elle par l'absence de toute liberté,
comment faut-il comprendre plus avant l'essence de la non-liberté ?
La liberté a une signification ontologique. Être libre, pour un
pouvoir ontologique pur, c'est-à-dire pour le pur pouvoir de susciter
une manifestation, c'est être capable de poser autre chose que sa
propre réalité, c'est porter en soi un pouvoir déterminé, celui jus-
tement de poser autre chose que soi. Le pouvoir de poser autre
chose que soi est, comme tel, créateur. La création ne signifie en
aucune façon au point de vue ontologique la position de l'élément
radicalement autre par rapport à l'élément ontologique lui-même
mais seulement celle de l'élément étranger à sa réalité (encore que
produit par elle). C'est le milieu de l'altérité, non l'étant, le milieu
de l'irréalité et de l'idéalité comme pur milieu ontologique, qui se
trouve produit par la liberté en tant que créatrice. En tant que telle
la liberté comporte assurément, à l'égard de l'étant lui-même, un
certain pouvoir, celui précisément de le rendre manifeste. Sans doute
un tel pouvoir est-il limité, et cela parce que l'étant demeure en lui-
même foncièrement étranger à une lumière dont il ne revêt jamais
qu'un éclat emprunté et à laquelle il se dérobe bien vite. Cette
limite de son pouvoir, la liberté, il est vrai, la trouve en elle-même,
de telle manière que, comme il a été montré, la finitude ne concerne
pas primitivement l'étant ni son rapport à la manifestation mais cette
manifestation elle-même en tant que telle, en tant, plus exactement,
que produite par la liberté. C'est pourquoi la finitude ne limite pas
à proprement parler le pouvoir de la liberté mais le qualifie propre-
ment dans ce qu'il est, le pouvoir d'instituer dans l'irréalité une
dimension idéale de rencontre et d'approche pour l'étant mais d'abord,
et à vrai dire exclusivement, cette dimension elle-même dans sa
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 365

positivité phénoménologique propre. C'est à l'égard de cette dimen-


sion et de l'horizon ouvert par elle que la liberté se révèle détentrice
d'un pouvoir qu'elle mesure à ce milieu pur. Parce qu'elle le crée,
celui-ci lui est soumis comme ce à quoi aussi elle mesure toute chose.
Se soumettre un tel milieu, et cela dans l'acte même par lequel elle
se lie à lui, c'est donc là l'opération de là liberté, son activité propre,
ce qui constitue enfin le pouvoir ontologique lui-même comme iden-
tique précisément à la liberté. Comment un tel pouvoir pourrait-il
être compris au contraire comme non-liberté, comment serait-il
susceptible d'être privé de cela même qu'il est ?
Ou bien la liberté qui crée l'horizon dont l'ouverture lui est
imputable et vis-à-vis duquel elle a maîtrise et pouvoir, ne doit-elle
pas être saisie dans ce qu'elle est ? C'est de la structure interne du
pouvoir qui constitue le fondement et l'essence de toute manifesta-
tion que, rappelons-le, il est question. Un tel pouvoir, considéré
en lui-même, ne se donne-t-il pas dès lors, et cela avec évidence, dans
son indépendance radicale à l'égard de l'acte qui crée l'horizon, dans
son indépendance radicale à l'égard de la liberté ? Libre, celle-ci
l'est dans sa relation à l'horizon, relation qui constitue précisément la
liberté elle-même, non dans sa relation à soi, relation qui est comme telle,
comme radicalement indépendante à l'égard de la liberté, l'essence de la
non-liberté. Que le pouvoir ontologique qui constitue le fondement
de toute manifestation possible se laisse comprendre en lui-même
comme déterminé par l'essence de la non-liberté, cela veut dire :
un tel pouvoir qui domine l'horizon, suscité et assumé par lui, de
l'irréalité, n'a plus à l'égard de lui-même et de sa propre réalité
aucun pouvoir, aucune possibilité de se poser lui-même, de susciter
son être ou de l'assumer. Ici, dans la structure interne de l'essence
originaire de la révélation, à l'intérieur du rapport originaire de
l'être à soi, cesse toute maîtrise, toute faculté d'agir ou d'opérer,
tout ce qui se donne habituellement comme le fondement d'une
responsabilité ou d'une imputabilité, comme une origine ou comme
366 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

une cause, toute possibilité d'assumer et de prendre attitude. L'impos-


sibilité pour l'être de prendre attitude à l'égard de soi, de se mettre
en question, ne résulte pas simplement de l'incompatibilité éidétique
de la liberté et de la réalité : celle-ci sans doute ne saurait se soumettre
au pouvoir de l'irréel. Si une telle impossibilité concerne, non la
simple exclusion de l'irréalité, mais la structure interne de la réalité
elle-même et sa détermination ontologique positive, que signifie-t-elle
en ce qui concerne celle-ci, que signifie, pour le pouvoir ontologique
considéré dans sa relation fondamentale à soi, ne plus pouvoir ?
Ce qui n'a plus à l'égard de soi et de sa propre réalité aucun
pouvoir se révèle être en sa nature la plus intime essentiellement
passif. La passivité est la détermination ontologique structurelle de l'essence
originaire de la révélation, c'est-à-dire de l'être lui-même considéré dans sa
réalité interne comme fondamentalement déterminé en lui par l'essence de
la non-liberté. Au moment où le concept de passivité intervient dans
la problématique pour déterminer la structure interne de l'essence
originaire de la révélation, c'est-à-dire de l'être lui-même dans sa
réalité, il importe d'en préciser la signification afin de reconnaître
précisément celle qui lui convient dans cet usage ontologique fonda-
mental. La passivité ne saurait désigner tout d'abord, comme le
voulait Descartes, l'action d'une réalité étrangère. C'est la relation
de l'être avec lui-même, avec sa propre réalité, non avec une réalité
étrangère, qui se trouve décrite et subsumée sous le concept de
passivité, si celui-ci du moins doit recevoir sa signification ontolo-
gique fondamentale. Ainsi se trouve écartée une compréhension
radicalement impropre, encore que traditionnelle, conformément à
laquelle la passivité s'entend nécessairement à l'intérieur de sa rela-
tion à quelque chose d'autre qui lui est en quelque sorte imposé,
par exemple donné, et vis-à-vis de quoi elle se détermine dès lors,
dans le fait d'être ainsi affectée par autre chose, à être ce qu'elle est,
passive. Ce vis-à-vis de quoi la passivité se détermine à être ce qu'elle
est, est interprété tout d'abord sans doute, et par exemple chez Des-
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 367

cartes, comme l'étant, l'action exercée sur ce qui se propose au


contraire comme passif, d'abord assimilée à un comportement
d'ordre ontique. L'étant cependant n'est autre que par l'altérité.
C'est dans sa relation à celle-ci que la passivité est comprise comme
ce qu'elle est. La nécessité en vertu de laquelle le milieu ontologique
de l'altérité se tient devant elle et s'impose à elle comme ce à quoi
elle est soumise, n'est rien d'autre toutefois que la liberté. La vraie
nécessité concerne celle-ci, la liberté elle-même comme étant ce qu'elle est.
Ainsi se trouve définie la nature du lien qui doit être subsumé sous
le concept de passivité en tant que ce dernier se montre capable de
désigner la structure interne du pouvoir ontologique : c'est à lui-
même, non à l'altérité, que celui-ci se trouve soumis dans la passivité qui
le détermine à être ce qu'il est. La passivité qui détermine fondamenta-
lement le pouvoir ontologique est, comme passivité de l'être à
l'égard de soi, non d'autre chose, une passivité dans l'unité. Comment
une telle passivité peut-elle se maintenir dans son concept ? Comment
ce qui est donné et comme tel reçu peut-il être cela même qui le
reçoit ? Être soi-même ce qu'on reçoit et comme tel essentiellement passif
à l'égard de soi, telle est cependant l'essence de la vie et, quand celle-ci désigne
la révélation elle-même dans son effectivité concrète, quand la passivité
à l'égard de soi n'est autre que l'expérience de soi, c'est-à-dire précisément
cette révélation elle-même, l'essence de l'esprit. « A l'esprit, à la vie, disait
le jeune Hegel, ce qu'ils reçoivent n'est pas donné, ils le deviennent
par eux-mêmes, cela passe en eux de telle sorte que cela est désor-
mais une modification d'eux-mêmes, leur vie (1). » Ce que reçoit
la vie, ce que reçoit l'esprit, n'est pas, toutefois, une modification
d'eux-mêmes. C'est pourquoi, à vrai dire, ils ne le deviennent pas,
ils le sont, et cela depuis toujours, parce que, depuis toujours, c'est
là ce qu'ils sont, ce qu'ils reçoivent en tant précisément qu'ils le sont eux-
mêmes et qu'ils le reçoivent.

(1) CD, 118.


368 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

En tant que la vie et l'esprit sont eux-mêmes ce qu'ils reçoivent,


la passivité qui les détermine et qui, Comme passivité à l'égard de soi
ou encore comme passivité dans l'unité, constitue leur être même,
n'a rien à voir avec celle qui caractérise la relation à l'être étranger.
A la soumission à l'être qui se donne comme autre dans l'élément
de l'altérité, soumission qui constitue toutefois la liberté elle-même
et sur laquelle se fonde en conséquence la possibilité de prendre
attitude et d'assumer ainsi ce qui est distingué, l'être objectif, dans
le service, la crainte, le défi ou l'idée, s'oppose décidément ce qui se
trouve déterminé en soi par l'absence de tout choix, ce dont la
soumission à l'égard de soi ne signifie plus une possibilité mais au
contraire, et cela d'une manière insurmontable aussi bien que décisive,
l'impossibilité de celle-ci, l'impossibilité de toute possibilité en géné-
ral. Ce qui se trouve fondamentalement déterminé en soi par l'impos-
sibilité de toute possibilité à l'égard de soi, de toute prise de position
et de toute assomption concernant son être propre, doit être reconnu
comme ce qui fait depuis le début le thème de la problématique, et
cela en tant qu'elle se veut et se comprend dans son caractère origi-
naire, comme ayant l'origine pour thème. Car l'origine est précisément
ce qui n'a à l'égard de soi aucun pouvoir, aucune possibilité de se vouloir ou
de se comprendre, de se dépasser ou de dominer son être de quelque manière
que ce soit et d'abord en l'assumant. L'origine est ce qui échappe, non
pas comme quelque chose d'hypothétique ou de mystérieux, mais
au sens de ce qui échappe à un pouvoir, de ce qui lui est soustrait.
Que l'origine échappe à un pouvoir quelconque la concernant,
qu'elle lui soit soustraite, cela veut dire précisément qu'elle est
l'origine, cela veut dire : elle est ce à partir de quoi un pouvoir est
possible, ce à partir de quoi il se développe, de telle manière cepen-
dant qu'il ne peut jamais revenir sur elle, jamais la reprendre et,
à plus forte raison, la poser ou la créer. En tant qu'elle est le « ce
à partir de quoi » d'un pouvoir, l'origine n'est jamais le « ce sur quoi »
de celui-ci mais au contraire, comme il vient d'être dit, ce qui lui
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 369

échappe et s'y dérobe, son au-delà. En tant que le « ce à partir de


quoi » d'un pouvoir est son « au-delà », l'au-delà de tout pouvoir
et de toute possibilité de pouvoir en général, l'impossibilité, c'est
à partir de celle-ci, à partir de l'impossibilité, que s'accomplit toute possi-
bilité. Ce à partir de quoi s'accomplit toute possibilité et qui, comme
impossibilité, se tient au-delà d'elle, est l'irrémissible, est l'absolu.
L'absolu n'est pas tel parce qu'il se tient au-delà de tout pouvoir, c'est parce
qu'il est l'absolu, parce que telle est sa nature interne, qu'il se tient dans
cet au-delà, au-delà de tout pouvoir et de toute possibilité de pouvoir en
général. Quelle est la nature interne de l'absolu ? La nature interne
de l'absolu est la passivité. L'être absolu est l'être qui, originairement
et fondamentalement passif vis-à-vis de soi, n'a comme tel et en
conséquence vis-à-vis de soi aucun pouvoir, est l'être qui est ce qu'il
est, de telle manière qu'il ne peut pas ne pas être ce qu'il est et qu'il
ne peut pas non plus l'« être », au sens où être signifie encore pouvoir,
pouvoir être, assumer. L'être est ce qu'il est au sens où être signifie
la révélation originaire immanente de soi dans l'unité.
Que la structure interne de l'être réside dans sa passivité ori-
ginaire à l'égard de soi et, comme telle, dans l'essence de la non-
liberté, c'est ce qui se découvre à toute compréhension qui s'approche
de l'essentiel. Pour rare que soit celle-ci, elle ne pouvait pas cependant
ne pas se produire dans l'histoire de la pensée humaine, au moins
sous la forme d'une expérience, quand bien même les structures
ontologiques ultimes qui lui servent de fondement ne seraient pas
élaborées. Les circonstances dans lesquelles se produit une telle
expérience peuvent être par elles-mêmes éclairantes. Car si la struc-
ture irréductible de l'essence surgit en général dans la libre imagina-
tion, combien cela doit-il être vrai aussi de la liberté elle-même,
en tant qu'elle se heurte à la nécessité non seulement comme à son
contraire mais comme à son essence. Que l'infrangible nécessité
du lien de l'être à soi dans l'unité et dans la passivité originaire à
l'égard de soi, que la non-liberté, constitue l'essence de la liberté
374
384L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

elle-même, c'est là ce qui se découvre à celle-ci au point le plus


extrême de son exercice, dans la volonté la plus extrême de son
pouvoir et de sa puissance. Le moment de cette découverte de son
essence, de la découverte en elle de l'absolue nécessité, se donne dès
lors à la liberté comme celui où, dans cette forme extrême de son
pouvoir et de sa volonté de pouvoir, elle prononce le oui, l'affirmation
non plus d'elle-même, mais de son essence, de la nécessité, non
comme de ce qui la blesse mais constitue au contraire sa nature la
plus intérieure et le permanent en elle. Ainsi voit-on chez Nietzsche
le défi s'invertir et se comprendre dans l'amour du destin, c'cst-à-dire
aussi bien dans l'amour de soi, car le destin n'est pas une suite exté-
rieure d'événements astreints à se produire ou à se reproduire d'une
manière inévitable, mais la structure interne de l'être comme origi-
nellement et fondamentalement constitué par l'essence ultime de
la non-liberté.
La compréhension d'une expérience comme celle de Nietzsche
qui, en tant qu'expérience de la structure interne de l'être, aboutit
finalement à l'amour et à l'acquiescement, doit cependant prendre
garde à ne pas se méprendre sur elle-même et sur sa signification
propre, et cela au moment même où elle se croit en possession de
celle-ci. Car, si elle le fonde et en même temps se trouve comprise
par lui, la structure ultime de l'être n'est pas contenue cependant
dans le phénomène du oui et de l'acquiescement. Acquiescer, dire
oui ou, de la même façon, refuser, affronter dans le défi, sont diverses
manières de prendre attitude, divers modes d'un pouvoir qui est celui
de la liberté. En tant que l'acquiescement et le consentement sont
diverses manières de prendre attitude et, comme tels, des modes de
la liberté, ce à quoi ils s'adressent, ce à quoi ils se soumettent, n'est
rien d'autre cependant que ce qui se trouve soumis à celle-ci et à son pouvoir.
Ainsi l'être devient-il dans le oui du consentement le « ce sur quoi »
qu'il n'est jamais d'un pouvoir qu'il n'a jamais non plus. Ainsi la
passivité ontologique qui constitue la structure interne de l'être comme struc-
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 371

ture du rapport originaire de l'être à soi, est-elle confondue avec la passivité


qui n'est qu'un mode de la liberté et du pouvoir de prendre attitude, avec cette
passivité dont Kierkegaard pouvait dire justement qu'« il faut tou-
jours qu'il y ait en elle assez d'activité pour qu'elle puisse garder
sa passivité » (1).
Pas plus que l'acquiescement à ce qui, dans l'être, constitue sa
nature la plus intérieure ne peut être confondu avec celle-ci, pas
davantage cette structure ne saurait être comprise comme ce qui
se .découvre à un tel acquiescement, comme si celui-ci, à défaut de
se recouvrir avec elle, portait du moins en lui, dans l'expérience qu'il
instaure et qui le constitue proprement, le pouvoir de la révéler.
La structure la plus intérieure de l'être est la structure interne de la révélation
en tant qu'elle se révèle intérieurement elle-même : loin de la révéler, l'expé-
rience de l'acquiescement la présuppose au contraire comme ce qui le révèle
originairement à lui-même en tant qu'elle se révèle originairement à soi.
Que la structure la plus intérieure de l'être, c'est-à-dire l'être
lui-même comme originairement donné à lui-même dans la passivité
fondamentale de la non-liberté, c'est-à-dire encore la structure interne
de l'immanence, constitue précisément la structure de la révélation
elle-même et, comme telle, l'essence du Logos, c'est là du moins
ce qu'il faut comprendre.

§ 3 8 . L A STRUCTURE I N T E R N E D E L'IMMANENCE
E T L E PROBLÈME DE SA COMPRÉHENSION COMME RÉVÉLATION : F I C H T E

C'est une question d'abord de savoir si dans l'histoire de la


pensée philosophique ce qui constitue à proprement parler la struc-
ture interne de l'immanence a jamais été véritablement compris,
Dans la mesure toutefois où une telle structure a été pressentie ou,
du moins, a semblé l'être, il est remarquable qu'elle a été interprétée

(1) Le Concept d'Angoisse, op. cit., 208.


3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

le plus souvent, pour ne pas dire presque toujours, non pas comme
constitutive précisément de l'essence et de la possibilité d'une révé-
lation, mais comme excluant celle-ci pour désigner au contraire ce
qui se trouve par principe étranger à l'élément de la phénoménalité,
à savoir l'étant. Et c'est ainsi que, au moment même où son idée se fait
jour, l'immanence se trouve rejetée hors du domaine propre de l'ontologie
pour recevoir au contraire, comme on l'a vu, la signification d'être une caté-
gorie ontique. Or, ce n'est pas, si l'on y réfléchit, l'analyse de l'étant
qui aboutit à sa détermination thématique comme être immanent,
détermination d'ailleurs absurde, car, comme on l'a vu aussi, l'étant
ne demeure pas plus en lui-même qu'il ne s'en va hors de soi. La
pensée de l'immanence intervient en réalité sur un plan ontologique,
elle prend forme et se détermine initialement dans son opposition
au concept de la transcendance. Celle-ci étant comprise cependant
comme le pouvoir où la phénoménalité, identifiée avec l'extériorité,
acquiert un fondement, l'immanence d'où un tel pouvoir se trouve
radicalement exclu se trouve exclue à son tour de ce dernier, c'est-
à-dire de l'essence de la phénoménalité, et interprétée dès lors
comme radicalement étrangère à celle-ci, — comme étrangère non
pas seulement à la phénoménalité elle-même dans son effectivité
mais à son essence, à ce qu'il pourrait y avoir de non-phénoménal
dans l'élément ontologique lui-même. Et c'est ainsi que le concept
de l'immanence se laisse paradoxalement appliquer à l'étant. C'est
à partir de celui-ci, sans doute, que dans la philosophie moderne la
transcendance elle-même se trouve pensée, et cela faute de pouvoir
l'être à partir d'elle-même et de son fondement. Pensée à partir de
l'étant comme cela même dont celui-ci est privé, la transcendance
offre ainsi à ce qui lui sert de concept antithétique la possibilité,
et même l'obligation, de désigner l'étant lui-même. Ainsi l'immanence
signifie-t-elle premièrement la non-phénoménalité, secondairement
ce qui se révèle caractérisé par celle-ci, et cela de telle manière que la
genèse des concepts ontologiques purs telle qu'elle s'accomplit
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 373

paradoxalement à partir de l'étant vient corroborer cette double


signification.
Ce qui est impliqué dans le contenu du concept de l'immanence
tel qu'il se trouve déterminé sur un plan ontologique pur et d'une
manière négative, dans son opposition à celui de la transcendance,
l'idée d'une subsistance et d'une permanence en soi-même, et cela
en ce qui concerne l'être, ne se laisse pas si facilement oublier, si le
fait de demeurer ainsi en soi-même dans l'identité primitive avec soi
se donne inévitablement, au moment même où l'immanence est
saisie dans son opposition radicale au concept traditionnel de la
phénoménalité, comme un caractère proprement ontologique et en
même temps fondamental, comme constitutif par conséquent de
l'être lui-même. C'est pourquoi, dès qu'il est question de saisir
celui-ci dans sa structure la plus intime et la plus essentielle, l'idée
de l'immanence se présente à la problématique, et cela en dépit de son
incompatibilité phénoménologique avec le concept régnant de la
phénoménalité. Ainsi voit-on l'absolu être finalement compris chez
Fichte, non plus comme surgissement et devenir de l'existence
dans l'altérité, comme être-à-l'extérieur-de-soi de l'être, mais au
contraire comme la persistance et le maintien de celui-ci en lui-
même, et cela sous la forme de l'amour. L'amour, dit Fichte dans
la dixième Conférence, s'appuie directement sur lui-même, parce
qu'« il est directement l'absolu se supportant et se maintenant lui-
même ». Et encore : « cet amour n'est rien d'autre que le maintien de
soi par l'être absolu » (1). Que le maintien de soi par l'être absolu
signifie précisément la permanence et la persistance de celui-ci en
lui-même, au sens de l'immanence, cela se voit dans le fait qu'immé-
diatement après avoir posé l'amour comme ce maintien en soi
constitutif de l'être absolu, Fichte lui oppose la réflexion, non comme
une modalité psychologique opposée à une autre, mais comme une

(1) VB, 256.


3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

structure universelle identifiée par lui au processus de la division et


de la différence. « Ce n'est pas, écrit Fichte à la suite des propositions
précédemment citées, la réflexion, laquelle en vertu de son essence
se divise et s'oppose ainsi à elle-même, c'est l'amour qui est la source
de toute... réalité. » Source de toute réalité, l'amour est aussi,
selon Fichte, celle de la béatitude. Et c'est parce que l'amour est
compris comme trouvant sa structure dans l'immanence, comme
ce qui n'est pas séparé de soi, que la recherche par les hommes de la
béatitude doit être dite vaine si elle se poursuit « en quelque chose
d'autre que dans ce qui ici déjà les entoure de si près qu'il ne peut
être rapproché davantage durant toute l'éternité » (i). N'étant pas
séparé de soi, mais demeurant éternellement un, dans l'unité avec
soi, l'amour se donne nécessairement dès lors avec les caractères
ontologiques fondamentaux qui appartiennent en général à la struc-
ture de l'unité, c'est-à-dire dans la réalité et par suite aussi dans sa
totalité : « l'amour est éternellement ramassé totalement en soi...
a en soi la réalité dans sa totalité » (2). « Aussi, poursuit Fichte, la
division de la vie divine une en divers individus n'est nullement
dans l'amour mais bien uniquement dans la réflexion. » Celle-ci,
par suite, ne se révèle pas seulement étrangère à la structure interne
de l'amour, c'est-à-dire encore de la vie, mais, de plus, foncièrement
incapable de la comprendre et de la rendre manifeste dans ce qu'elle
est. Elle la transforme au contraire, et cela de telle manière que,
loin de se trouver révélé par cette transformation, ce qui fait l'essence
de la vie et de l'amour se trouve bien plutôt être perdu en elle :
« c'est ce contenu et cette matière de l'amour que la réflexion de la
vie transforme tout d'abord en une essence solidifiée » (3).
Avec l'opposition à la réflexion d'une structure d'où celle-ci

(1) VB, 108.


(a) I D . , 261.
(3) I D . , 256.
LA S T R U C T U R E I N T E R N E DE L'IMMANENCE 375

se trouve radicalement exclue, et qui ne peut non plus être comprise


par elle, se fait jour chez Fichte une nouvelle philosophie de l'existence
dans laquelle cette dernière ne désigne plus la simple opposition
à soi de l'être dans l'extériorité ni son fondement, à savoir le dépas-
sement de l'être lui-même, mais ce qui au contraire ne saurait être
dépassé et qui, ne pouvant ainsi se dépasser soi-même, ne peut non plus
revenir sur soi pour se poser soi-même ni tenter de se déduire ou de se com-
prendre. Mais l'impossibilité de se dépasser soi-même et de revenir
sur soi est celle de l'être qui, originairement lié à lui-même dans
l'unité, ne peut être sans se trouver, et cela comme déjà donné à
lui-même, est celle de l'origine et de l'être immanent. « L'existence,
écrit Fichte, ne saurait être sans se trouver, se concevoir, se sup-
poser... », et il ajoute, en une proposition essentielle : « de par le
caractère absolu de son existence et du fait qu'elle est liée à cette
existence qui est sienne, toute possibilité lui est coupée de dépasser
cette dernière et de se comprendre, et de se déduire encore au-delà
de cette dernière, ... elle est déjà donnée..., sans pouvoir s'expliquer
comment et pourquoi elle est telle (1). » L'existence qui, liée à elle-
même, ne peut se dépasser soi-même, se montre du même coup
radicalement indépendante à l'égard de ce qui se produit dans un tel
dépassement, à l'égard de la représentation de soi et du concept, de l'exis-
tence primitivement reconnue comme existence dans l'extériorité, comme
existence objective : « cette existence elle-même, dit Fichte, repose et se
fonde sur elle-même, antérieurement à toute notion qu'elle a d'elle-
même et insoluble pour cette notion qu'elle a d'elle-même » (2).
Que l'existence ainsi comprise d'une manière essentielle comme anté-
rieure à toute notion qu'elle peut avoir d'elle-même et comme
radicalement indépendante à l'égard de celle-ci, constitue précisé-
ment l'être même de l'absolu, c'est ce que Fichte affirme incondition-

(1) VB, 144.


(2) ID., 145, souligné par nous.
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

nellement : « d'où lui vient, demande-t-il à propos de l'existence,


cet être complètement indépendant de tout son être découlant de sa notion
d'elle-même et qui, au contraire, précède celui-ci et le rend possible ?...
C'est là la forte et vivante existence de l'absolu lui-même qui est
seul capable d'être et d'exister, et en dehors duquel rien n'est ni
n'existe véritablement » (i).
La modification radicale que subit la théorie de l'existence lors-
qu'elle concerne l'existence de l'absolu lui-même, c'est-à-dire l'exis-
tence véritable, ce qui seul « est et existe véritablement », a été
aperçue par Fichte et même explicitement affirmée par lui. C'est
pourquoi « après avoir reconnu dans la conscience avec toute sa
forme diverse que nous prenions auparavant pour l'existence véritable,
me simple existence de seconde main et la simple manifestation de cette
existence et reconnu l'amour dans l'existence vraie et absolue » (2),
Fichte en vient à modifier de la même manière et non moins expli-
citement sa théorie du Verbe, c'est-à-dire l'interprétation donnée
par lui du début de l'évangile de saint Jean. « Au début était le
Verbe » ne signifie plus : au début était l'absolu dans la forme cons-
ciente de son existence, c'est-à-dire dans son extériorité par rappon
à soi, mais au début était l'amour, c'est-à-dire encore l'absolu, mai;
comme ce qui reste en soi, comme « éternellement ramassé totale
ment en soi ». L'existence ne signifiant plus, en ce qui concernt
l'absolu, l'extériorité de celui-ci par rapport à soi, à son être origi
naire et propre, il n'y a plus de différence entre celui-ci, entre l'être e
l'existence, et cela précisément parce que l'existence a cessé d'être la diffé
rence : « toute la différence signalée... entre être et existence, et l'abseno
de rapport entre l'un et l'autre se révèle ici n'exister que pour nous.,
mais nullement comme existant en soi et directement dans l'exis
tence divine » (3). Et l'identité ici posée de l'être et de l'existenc

(1) VB, 145, souligné par nous.


(2) ID., 258, souligné par nous.
{3) I D . , 155.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 377

doit être comprise rigoureusement comme caractérisant en fait d'une


façon positive la structure interne de l'existence elle-même, de telle
manière qu'elle ne signifie plus, sur le fond de la compréhension
de cette structure au contraire comme opposition et comme diffé-
rence et de la simple affirmation de son immanence à l'être, l'extério-
rité de celui-ci, l'être hors de soi. C'était là précisément la première
philosophie fichtéenne du Verbe, conformément à laquelle celui-ci
se trouvait sans doute être identique à l'absolu, être « en Dieu »,
au sens toutefois où « en » signifie en réalité « hors de », où l'être-en-
Dieu du Verbe signifie l'être-hors-de-soi de Dieu lui-même, le devenir
de l'absolu dans l'extériorité, et cela comme devenir primitif consti-
tutif de l'origine elle-même dans sa réalité.
Au moment même où elle se trouve ainsi modifiée, d'une manière
aussi décisive qu'explicite, la philosophie de l'existence ne saurait,
sans se perdre elle-même, oublier totalement la signification onto-
logique fondamentale à partir de laquelle elle se définit et qui lui
confère sa place dans la problématique. Conformément à une telle
signification, existence veut dire manifestation. De l'existence véritable
qui est celle de l'absolu lui-même et à laquelle la structure de l'altérité
se trouve être radicalement étrangère, il faut montrer comment elle
est en elle-même et demeure, en dépit de cette exclusion, une mani-
festation. Qu'il en soit bien ainsi et que l'existence sans différence
de l'absolu en soit effectivement une, soit une expérience, c'est là
chez Fichte une présupposition. Celle-ci est visible dans le fait que
l'amour apporte la béatitude, ce qui constitue le thème fondamental
de la pensée religieuse de Fichte, laquelle repose précisément sur la
nouvelle philosophie de l'existence. La béatitude est une expérience,
une forme de l'existence ou plutôt l'existence elle-même telle que
la comprend maintenant Fichte, et cela en tant qu'elle n'est rien
d'autre que « l'absolu se supportant et se maintenant lui-même »,
rien d'autre que l'amour. Celui-ci ne présuppose pas seulement, en
tant qu'il donne la béatitude, l'existence consciente, son pouvoir de
M. H E N R Y 13
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

révélation à l'égard de l'être de l'absolu est explicitement affirmé : « qu'est-ce


qui donne la certitude de Dieu si ce n'est l'amour ? », lequel est immé-
diatement caractérisé comme « appuyé uniquement sur lui-même »
et par suite comme radicalement opposé à la « réflexion », c'est-à-
dire à l'ancien concept de l'existence. C'est en tant que tel, en tant
que radicalement et explicitement opposé à la réflexion que l'amour
est dit, non pas seulement source de toute « réalité », mais « source de
toute certitude, de toute vérité » (i). Voilà pourquoi, parce que l'exis-
tence absolue est identiquement la révélation de l'absolu, Fichte
pouvait, dès la troisième Conférence, dire de l'existence, en tant
qu'immanente précisément, en tant qu'elle « ne saurait être sans se
trouver, se concevoir, se supposer », qu'« il est de son essence de se
saisir elle-même » (2). Qu'à l'existence en tant qu'elle ne peut être
sans se trouver comme originairement et déjà donnée à elle-même,
en tant qu'immanente, il appartienne de se saisir elle-même et d'être
ainsi en elle-même révélation, c'est là, toutefois, ce qui ne saurait être
présupposé simplement, ce qui doit être fondé au contraire, et cela
dans une essence. La mise en lumière d'un mode originaire de révélation
comme trouvant précisément sa structure dans l'immanence est seule suscep-
tible de fournir le fondement ontologique sans lequel la signification phéno-
ménologique impartie au nouveau concept fichtéen de l'existence ne peut être
tout au plus qu'une présupposition et, finalement, pas même cela : parce
qu'une telle mise en lumière ne s'accomplit pas che% Fichte, parce que le
travail ontologique qui devrait y conduire n'est ni entrepris ni même simple-
ment esquissé, le concept régnant et traditionnel de la phénoménalité doni
les droits n'ont ainsi jamais été véritablement contestés, reprend inévitable-
ment son pouvoir et, quand elle n'éclate plus dans l'extériorité mais se confond
au contraire avec la simplicité de l'être primitif, l'existence retombé avec
lui dans l'indétermination et dans la nuit.

(x) VB, 256, souligné par nous.


(a) I D . , 144.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 379

Ici la pensée de Fichte se meut dans l'incertitude, la présupposi-


tion de l'existence primitive ne peut se maintenir, à titre de présup-
position constante, de présupposition effective, inévitablement les
contradictions apparaissent. Qu'est-ce qu'une existence qui ne se
divise pas dans l'extériorité, qui ne se produit pas dans la représen-
tation ? C'est précisément une existence qui n'offre d'elle aucune
« reproduction », une existence « sans image ». Il est remarquable
qu'au moment où elle se trouve comprise de la sorte par Fichte, son caractère
phénoménologique devienne brusquement incertain ou, pour mieux dire, soit
mis en cause et finalement nié. « Aux degrés inférieurs de la vie spiri-
tuelle de l'homme, dit Fichte, l'être divin ne se révèle pas en tant
que tel à la conscience... au point central de la vie spirituelle... il se
découvre en tant que tel à la conscience... il entre dans la forme qui
vient d'être démontrée la forme nécessaire de l'existence et de la
conscience comme une image et une reproduction ou comme une
notion qui se donne expressément pour une simple notion sans aucune-
ment se faire passer pour la chose elle-même (1). » L'existence de
l'être dans l'extériorité, c'est-à-dire encore la représentation de
l'absolu, ne se recouvre pas avec ce dernier, elle n'en est, selon l'affir-
mation explicite de Fichte, qu'une simple réplique, une simple
reproduction, « une image ». Celle-ci constitue cependant la manifestation
de l'être absolu et détermine comme telle « le point central de la vie spiri-
tuelle ». Sans elle, au contraire, l'absolu n'est pas découvert et celui qui ne
vit pas dans cette image ne vit pas non plus en présence de l'absolu
mais s'en tient pour cette raison « aux degrés inférieurs de la vie
spirituelle ».
Qu'en est-il cependant, à ce stade, de l'absolu ? Comment peut-il
encore déterminer, en l'absence de toute représentation, de toute
image, une « vie spirituelle » ? « Directement avec son existence réelle
et sans image, il est de tout temps entré dans la vie réelle des hommes,

(1) VB, 146.


3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

simplement sans être reconnu, et continue aussi à y pénétrer une fois


qu'il est reconnu, sauf qu'en outre il est aussi reconnu dans son
image (i). » Ainsi l'existence de l'absolu qui, comme existence sans
image, comme existence immanente, se trouve déterminée d'une
manière explicite comme l'élément de la réalité, se donne-t-elle en
même temps, d'une manière non moins explicite, comme ce qui
n'est pas « reconnu », comme ce qui ne se manifeste pas. La manifes-
tation de cette existence, c'est-à-dire de l'absolu lui-même, est sans
doute possible, du moins le semble-t-il ici, elle appartient toutefois
à la représentation et lui est réservée, de telle manière qu'elle ne se
produit qu'avec celle-ci. En d'autres termes, la manifestation de
l'existence immanente est contingente par rapport à celle-ci, elle s'ajoute
à elle d'une manière synthétique, comme la représentation, et cela précisé-
ment parce que la structure interne de l'immanence n'a pas été reconnue et
comprise comme la structure même de la révélation. Parce qu'elle n'a pas
été reconnue et comprise comme celle de la révélation, la structure
interne de l'immanence se trouve en elle-même et comme telle
livrée à la nuit. C'est pourquoi, tandis que la pensée identifiée à la
« forme imagée » apparaît comme le seul mode de manifestation de
l'absolu — « c'est seulement dans la pensée pure que notre union
avec Dieu peut être reconnue » (2) — l'existence divine au contraire
se donne, indépendamment de sa réflexion dans l'altérité, comme
essentiellement cachée. « C'est en elle, dit Fichte, cette existence
divine immédiate, qu'était la vie, le fondement le plus profond de
toute existence vivante, substantielle, mais demeurant éternellement
cachée au regard (3). » Et plus loin, commentant la parole selon laquelle
« personne n'a jamais vu Dieu », Fichte écrit : « l'essence divine est
cachée en elle-même, elle ne se manifeste que sous forme de savoir » (4).

(1) VB, 146, souligné par nous.


(2) I D . , 147.
(3) I D . , 189.
(4) ID., 194, souligné par nous.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 381

Ou bien ne serait-ce pas seulement pour nous, à notre regard


d'homme, que l'absolu demeure caché, de telle manière qu'un savoir
qui est seulement le nôtre doit alors s'y ajouter d'une manière extrinsèque,
et cela comme une conséquence de notre limitation ? L'opposition à l'absolu
de l'existence, c'est-à-dire encore d'un savoir qui lui est comme tel
opposé, ne saurait, dès lors, être considérée comme intérieure à
l'absolu lui-même, comme une opposition le concernant ou le
constituant, mais, au contraire, comme la simple addition extérieure
à son être, identique avec son existence véritable, d'une existence
« de seconde main », du savoir propre à l'homme. C'est parce qu'il
n'y a « pas de séparation entre l'absolu ou Dieu et le savoir dans sa
racine la plus profonde » (1) que, comme on l'a vu, « toute la diffé-
rence signalée... entre être et existence... se révèle n'exister que pour
nous, comme conséquence de notre limitation » (2). Et c'est seulement
par rapport à ce savoir essentiellement fini qui est le nôtre et qui lui
est extérieur que l'absolu peut et doit, dès lors, être interprété comme
se dérobant à une lumière qui, parce qu'elle ne lui est pas consubstan-
tielle dans l'identité d'un embrasement unique, ne saurait éclairer
en lui sa vraie nature. La possibilité pour celle-ci de se révéler en
elle-même telle qu'elle est demeure, elle est soustraite simplement
au pouvoir de l'homme et de sa vision. « L'œil de l'homme, dit Fichte,
lui cache Dieu (3). »
L'intervention de l'homme dont le sens est ainsi de réserver la
possibilité d'une manifestation de l'être absolu lui-même, plus exac-
tement, de laisser ouverte, à l'intérieur de la problématique, la place

(1) VB, 145.


(2) Id., 1 5 5 , souligné par nous.
(3) Ir»., 2 5 9 . 1 , a suite du texte montre cependant que — comme notre analyse v a
l'établir — l'impossibilité de voir l'absolu ne saurait être le fait de l'homme mais
tient à la nature même de la vision, telle que la comprend Fichte. C'est pourquoi il
apparaît finalement que, pas plus que l'homme, l'absolu, Dieu lui-même ne peut se
voir lui-même tel qu'il est : « IYUI-même est caché à lui-même par cet œil qui est
le sien » (ibid.).
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

pour une interprétation ontologique ultime de la structure interne


de l'immanence comme révélation, peut-elle cependant recevoir et
garder un tel sens ? N'est-elle pas plutôt philosophiquement sus-
pecte ? Car l'homme n'a par lui-même aucun pouvoir, pas même
celui de rendre une connaissance inadéquate et « finie » : toute manifestation
en général, quels que soient ses caractères et précisément avec tous ses carac-
tères, se fonde chaque fois sur une structure ontologique déterminée. C'est
de l'analyse éidétique de celle-ci qu'il s'agit. Si une manifestation
n'a pas le pouvoir de révéler mais, paradoxalement, celui de cacher
l'absolu, en ce qui concerne du moins son être originaire et propre,
une telle manifestation et son fondement doivent être élucidés en
eux-mêmes, abstraction faite de toute considération d'ordre anthro-
pologique. Et de même, s'il existe un mode dont le pouvoir originaire
s'exprime dans la révélation de l'être absolu en lui-même et tel qu'il
est, son élaboration et la détermination de sa structure constituent,
de toute évidence, la tâche fondamentale de l'ontologie. A celle-ci
appartient encore, toutefois, et cela comme partie intégrante de son
travail, la compréhension du rapport qui unit les deux modes essentiels
conformément auxquels s'accomplit toute manifestation possible
en général, celui qui cache l'absolu et celui qui le révèle. Précisément,
la compréhension de ce rapport a montré qu'il n'y a pas de connaissance finie
qui ne soit en son essence révélatrice de l'absolu. Si la transcendance repose
dans l'immanence, celle-ci est présente, de par son œuvre propre,
partout où il existe un rapport, en l'homme, par conséquent, pour
autant que celui-ci a la possibilité de se rapporter à quelque chose
en général. Faudrait-il dire alors que l'existence immanente de
l'absolu dont l'essence consiste dans la révélation originaire de soi,
perd justement ce pouvoir de se révéler soi-même lorsqu'elle se
produit « dans l'homme » ? Ou encore, justement, qu'elle ne se
produit pas dans l'homme et que, finalement, l'existence humaine
est séparée de l'existence absolue ? Mais c'est là, on vient de le voir,
une impossibilité éidétique et, comme telle, une absurdité, si l'exis-
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 383

tence immanente de l'absolu est l'essence de toute existence possible en général.


Et comment Fichte aurait-il pu maintenir d'une façon absurde pareille
séparation, lui qui affirme : « apercevoir l'unité absolue de l'existence
humaine et divine est bien certainement la connaissance la plus
profonde à laquelle l'homme puisse s'élever » (1) ? Qu'à cette connais-
sance de l'unité, toutefois, l'homme s'élève ou non, celle-ci existe
comme structure ontologique universelle et, par suite, indépassable.
C'est cette structure qui constitue en réalité le fondement de toute
la philosophie religieuse de Fichte, de sa conception du Christ qui
a su reconnaître en lui l'identité de son être et de celui de Dieu
— se donnant en cela non comme l'exception ou le paradoxe mais
comme la loi universelle de toute existence qu'il appelle seulement
à reconnaître en elle cette loi comme son destin le plus propre et le
fondement assuré de son salut —, de son interprétation de la vérité
qui, comme identique à l'existence en l'homme de l'absolu, « existe »,
est « accessible aux hommes » (2), est un bien, de son horreur enfin, qui
l'apparente aux plus grands penseurs religieux et, par exemple, à
Kierkegaard, pour tout ce qui méconnaît une telle vérité dans ce
qu'elle est, comme la révélation de l'absolu lui-même dans son être
intime, pour tout scepticisme comme pour tout relativisme en géné-
ral (3). Pourquoi donc alors Fichte n'a-t-il pu écarter les thèses qui sont
proprement celles de ce scepticisme et de ce relativisme, pourquoi dit-il
que « nous ne savons rien de cette vie divine immédiate, car au premier
contact de la conscience elle se transforme déjà en un monde mort » (4),
et encore que « toujours la forme », c'est-à-dire l'existence, la manifes-
tation en tant que telle, « nous voile l'essence » ? Pourquoi sa pensée
sombre-t-elle comme d'une manière inévitable au niveau de celle de
la philosophie classique et se voit-elle contrainte comme celle-ci

(1) VB, 191.


(2) ID., 271, souligné par nous.
(3) Iyà-dessus, cf. ID., 268-285.
(4) ID., 1 7 6 - 1 7 7 , souligné par nous.
3 84 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

d'abandonner finalement l'absolu et en même temps l'essence de


la conscience elle-même à l'indétermination foncière de ce qui échappe
dans l'inconscience et dans la nuit (i) ? Pourquoi, sinon parce que
les conceptions dernières de Fichte concernant la manifestation
elle-même, sa structure et sa possibilité, étaient précisément les mêmes
que celles de la philosophie classique, les mêmes que celles du
monisme ontologique en général ?
Car ce n'est pas l'homme, on l'a vu, qui peut être tenu pour
responsable de la dissimulation de l'absolu et de son évanouisse-
ment. Que l'absolu, tel que le comprend justement Fichte comme une
existence primitive dans l'immanence, ne se manifeste pas, cela tient
à l'absolu lui-même et à sa nature, plus précisément au fait que la
structure interne de l'immanence n'est pas saisie par Fichte comme
originairement révélatrice de soi, comme celle de la révélation. Pour
lui comme pour tant d'autres penseurs, il n'existe, en ce qui concerne
la manifestation, qu'un seul pouvoir, celui du monisme, auquel
l'existence en tant qu'immanente se dérobe dès lors nécessairement,
et cela non pas en raison d'une déficience de ce pouvoir, parce que la
connaissance qu'il suscite serait une connaissance déformante,
— précisément, elle ne déforme rien — , mais parce qu'elle est une
connaissance de l'idéalité, non de la réalité. Celle-ci, la réalité de
l'absolu, c'est là précisément ce qu'il fallait comprendre, non pas
seulement, et cela d'une manière déterminante sans doute, comme
constituée dans sa structure interne par l'immanence, mais encore
comme une réalité phénoménologique, comme la réalité phénomé-
nologique d'un absolu qui cesse d'être dès lors ce dont on peut dire
tout ce qu'on veut, en sorte que tout ce qu'on en dit, et par exemple
le caractère immanent qu'on lui attribue, devient pure hypothèse
sur un être lui-même purement hypothétique. La réalité phénomé-
nologique de l'absolu n'est rien d'autre toutefois que son appartenance ori-

(i) Cf. supra, § 14.


LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 385

ginaire à soi dans l'immanence, que le mode selon lequel il se maintient


et demeure en lui-même. C'est pourquoi, à y regarder de près, la
compréhension de la structure interne de l'immanence comme révélation ne saurait
s'ajouter à la simple compréhension de cette structure, elle lui est identique.
Une telle compréhension qui est identiquement celle de la
structure interne de l'immanence et de l'essence originaire de la
révélation, est précisément celle qui manqua à Fichte pour lui
permettre de donner un contenu effectif aux intuitions fondamentales
de sa pensée religieuse, comme elle devait manquer plus tard, avec,
toutefois, des conséquences infiniment plus graves, à toute l'onto-
logie moderne. Elle ne s'est, à vrai dire, presque jamais rencontrée
dans l'histoire, si ce n'est cependant chez un penseur d'exception
qu'on appela autrefois, à juste titre, un maître : Eckhart.
02-nov.-2018
§ 39. ECKHART

La compréhension des structures ontologiques ultimes qui


constituent l'essence de la réalité n'est pas apparemment le but que
se propose Eckhart. Seule l'intéresse l'édification des âmes et l'acti-
vité à laquelle il se consacre pour y parvenir n'est pas d'ordre spé-
culatif, c'est la prédication. Eckhart prêche à l'âme son union pos-
sible avec Dieu. Il lui enseigne ce qu'elle doit faire pour s'élever à
cette union où elle trouvera à la fois son salut et la béatitude. Ce
n'est donc pas la structure interne de l'absolu lui-même ou Dieu,
c'est le rapport de l'homme à celui-ci qui constitue le thème de la
pensée et de la prédication d'Eckhart. Se rapporter à Dieu, toutefois,
se rendre l'absolu manifeste, n'est possible que par l'œuvre de la
manifestation, par l'œuvre de l'absolu lui-même. C'est pourquoi,
comme la problématique l'avait nécessairement reconnu dès le
premier moment de son effort pour se saisir et se comprendre dans son
but et dans ses moyens (1), la relation à l'absolu dépend de la nature de

(1) Cf. supra, Section I, § 8.


3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

celui-ci et de sa structure interne ou plutôt leur est identique : l'union exis-


tentielle de l'homme avec Dieu n'est possible que sur le fond de leur unité
ontologique. Tel est précisément l'enseignement d'Eckhart : c'est
l'absolu dans l'accomplissement effectif de son œuvre qui constitue
selon lui l'essence de l'âme, essence qui, comme telle, n'est pas diffé-
rente de cette œuvre ou, comme le dit Eckhart, de l'opération de
Dieu. « Quand Dieu fit l'homme, déclare-t-il, il opéra dans l'âme
son opération propre, égale à lui-même et continûment opérante.
Cette opération était si grande qu'elle ne devint rien d'autre que
l'âme ; mais l'âme ne fut rien d'autre que l'opération de Dieu (i). »
L'identité ici affirmée entre l'essence de l'âme et l'opération de
Dieu doit être comprise dans sa signification radicale. Car l'opération
avec laquelle l'âme se trouve identifiée dans son essence ne s'ajoute
en aucune façon, comme le ferait, à proprement parler, une création,
à l'être originaire et intime de Dieu lui-même, elle ne constitue rien
d'extrinsèque par rapport à lui mais s'identifie au contraire avec son
propre fond. Voilà pourquoi cette opération de Dieu est dite « égale
à lui-même » et encore « continûment opérante », parce qu'elle n'est
précisément pas une activité qui s'ajouterait pour un temps et d'une
manière contingente à l'œuvre interne qui constitue l'essence de
l'absolu mais n'est rien d'autre que celle-ci. L'identification de l'es-
sence de l'âme avec l'opération de Dieu signifie donc son identifi-
cation avec l'essence éternelle de l'absolu, signifie que l'essence de
l'âme est l'essence même de Dieu. Que l'essence de l'âme soit l'essence
même de Dieu, c'est ce qu'Eckhart affirme inconditionnellement :
« elle est, dit-il, la même chose qu'il est », « elle est elle-même le
Royaume de Dieu » (2), et cela parce que « le Fond de Dieu et le
Fond de l'âme (n'est) qu'un seul et même Fond » (3).
Parce que le Fond de l'âme est constitué par Dieu lui-même,
Tratados y sermones de M. Eckhart, en Siruela.
(1) T, 244-245, souligné par nous.
(2) ID., 252.
(3) ID., 1 9 1 .
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 387

parce qu'elle trouve en lui son essence, elle ne procède pas de lui,
elle n'a pas été posée hors de lui ni en lui par une action qui, s'ajou-
tant à l'essence éternelle de Dieu, lui aurait ajouté, précisément,
l'âme, elle n'a pas été créée. Parlant au nom de l'homme, Eckhart
dit : « Je suis non-né » (1) et, d'une manière générale, rejette pour lui,
en tant qu'il doit être compris dans son essence, la condition de créature.
Que signifie un tel rejet, c'est-à-dire aussi bien l'affirmation d'une
indépendance radicale de l'homme à l'égard de toute création divine,
à l'égard de Dieu lui-même ? L'indépendance de l'homme à l'égard de
la création, à l'égard de Dieu lui-même, signifie son identité avec lui.
Cette identité d'essence, Eckhart ne l'exprime pas seulement dans
l'affirmation de l'indépendance de l'âme à l'égard de Dieu mais,
d'une manière plus extrême, dans celle de la dépendance de Dieu à
l'égard de l'âme. « La nature de Dieu, son Essence, sa Déité dépendent
de l'opération nécessaire qu'il effectue dans l'âme (2). » Et s'identi-
fiant avec l'homme considéré dans son essence, c'est-à-dire précisé-
ment dans son indépendance à l'égard de toute création, Eckhart
affirme, plus explicitement encore : « ici, je fus cause de moi-même
et de toutes choses. Si je l'avais voulu alors, le monde entier et moi
ne serions pas... Que Dieu soit Dieu, j'en suis une cause. Si je n'étais
pas, Dieu ne serait pas non plus » (3). L'essence de l'âme étant Dieu,
en effet, la suppression de celle-ci telle qu'il nous est loisible de
l'opérer dans l'imagination éidétique, est la suppression de Dieu
lui-même. C'est pourquoi la signification de ces thèses radicales,
leur vérité, est bien celle qu'Eckhart exprime lui-même dans la suite
du texte : « que Dieu et moi sommes un » (4).
L'identité ontologique de l'âme et de Dieu peut-elle être comprise
cependant comme le contenu essentiel de la pensée d'Eckhart, son

(1) T, 258.
(2) ID., 245, souligné par nous.
(3) Id., 258.
(4) I D - , 259.
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

affirmation est-elle susceptible seulement d'être maintenue si, loin


de se réaliser d'une manière nécessaire et d'être effective à priori,
l'union de l'homme avec Dieu ne s'accomplit au contraire qu'au
terme d'un progrès et sous certaines conditions qui apparaissent
contingentes et, comme telles, étrangères à la structure de l'essence ?
Ces conditions, explicitement nommées par Eckhart, sont notamment
l'amour, la pauvreté, l'humilité. De l'amour, il est vrai, Eckhart
affirme avec force — et ce n'est pas là un des aspects les moins ori-
ginaux et les moins profonds de sa pensée — qu'il ne saurait accomplir
ni réaliser par lui-même notre union avec Dieu. Commentant la
parole de Saint Jean selon laquelle « l'amour unit », il la corrige en ces
termes : « mais l'amour ne transporte jamais en Dieu ; il ne fait que
consolider ce qui est déjà uni. L'amour n'unit d'aucune façon, mais
il renforce les liens de ce qui est uni », et en conclusion : « l'amour
unit dans une opération, non dans une essence » (i), ce qui signifie
que l'unité ontologique de structure entre l'âme et Dieu ne saurait reposer
sur l'amour considéré comme une détermination existentielle mais se trouve
au contraire présupposée par lui. L'amour, il est vrai, désigne aussi
bien, dans la pensée religieuse traditionnelle, l'essence même de Dieu,
non plus une opération, mais l'opération de l'absolu telle qu'elle
s'accomplit en lui conformément à sa structure et comme cela même
qu'il est. Mais lorsque l'amour reçoit cette signification ontologique,
son identification avec l'être même de Dieu rend plus évidente, au
lieu de la mettre en cause, l'identité d'essence qui existe entre celui-ci
et l'homme. C'est parce qu'une telle identité existe, en effet, qu'ai-
mant l'âme, Dieu s'aime lui-même, et cela de telle manière qu'il n'y
a en réalité qu'un seul amour, une seule opération, et que l'amour dont
Dieu aime l'âme n'est rien d'autrefinalementque l'amour dont l'âme
aime Dieu, rien d'autre que l'amour dont Dieu s'aime lui-même.
« C'est parce qu'il opère dans l'âme, dit Eckhart, que Dieu l'aime éga-

(i) T, 153.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 389

lement comme son œuvre. » Cette opération dont Eckhart dit dans
le même passage qu'elle est identiquement l'amour, n'est pas « une
opération » mais l'essence même de l'absolu, c'est-à-dire, comme il le
dit encore, Dieu lui-même. Et Eckhart ajoute : « Dieu s'aime lui-
même... Mais dans l'amour dont Dieu s'aime lui-même, Il aime aussi
toutes les créatures, non en tant que créatures, mais en tant qu'elles
sont Dieu (1). »
Ce qui vient d'être dit de l'amour, peut-il l'être, toutefois, de la
pauvreté, de l'humilité ? Ces dernières ne sont-elles pas visiblement
des modes déterminés de l'existence, déterminés et en même temps
contingents, ne se recouvrant nullement comme tels avec l'essence
de celle-ci ? Pareils modes qui constituent seulement pour l'existence
des déterminations possibles parmi d'autres, ne se donnent-ils pas
cependant comme la condition de l'union avec Dieu, union qui
devient elle-même, dès lors, contingente et problématique, au lieu
d'être inscrite dans l'essence ? Comment l'union avec Dieu dépend-
elle de la pauvreté, de l'humilité ? E n tant qu'elle ne se réalise que
dans l'homme qui renonce au monde et à lui-même de manière à
n'être plus rien, car c'est seulement s'il n'est plus rien qu'il y a place
en lui pour l'opération de Dieu, c'est-à-dire pour Dieu lui-même.
Le dépouillement radical de l'homme compris comme la condition
de la présence en lui de Dieu, n'est-ce point là le thème fondamental
et en même temps le sens dernier de la « mystique » d'Eckhart ? E n
tant que celle-ci présuppose un tel dépouillement comme sa condi-
tion, comme une condition qui doit s'accomplir d'abord pour qu'elle
soit elle-même possible, elle se trouve liée à un devoir, suspendue,
dans sa réalisation, à une éthique. Voilà pourquoi la pensée religieuse
d'Eckhart revêt une forme édifiante, pourquoi elle s'exprime dans
la prédication, parce qu'elle vise une transformation de l'existence
au terme de laquelle seulement celle-ci pourra se trouver véritablement

(1) T, 245.
384L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

unie à Dieu. « L'homme doitëtze vide, dit Eckhart, ... il doit laisser
Dieu opérer ce qui lui plaît et rester pour sa part entièrement dis-
ponible (i). » Le vide que l'homme doit ainsi laisser se faire en lui
doit être absolu, de telle manière que ce qui se trouve opéré en
lui et lui-même ne soient plus rien d'autre que l'opération de Dieu,
ne soient plus rien d'autre que Dieu. Si l'homme est « dépouillé de
toutes choses » et « qu'il reste néanmoins en lui un lieu où Dieu
puisse opérer », c'est qu'« il n'est pas encore pauvre de la pauvreté
la plus intime... il n'y a vraiment pauvreté en esprit que lorsque
l'homme est à tel point dépouillé... que Dieu, s'il voulait opérer
dans l'âme, devrait être lui-même le lieu de son opération » (2).
Et encore : « Si Dieu trouvait l'homme en cette pauvreté, c'est sur
soi-même qu'il devrait exercer son opération et II serait lui-même
le lieu de son opération (3). » C'est donc la pauvreté ou, ce qui revient
au même, l'humilité qui est la condition de l'union avec Dieu.
« L'homme humble et Dieu ne font qu'un (4). » « C'est ici, dit encore
Eckhart, le baiser entre l'unité de Dieu et l'homme humble ». Parce
que c'est dans l'homme humble seulement que se réalise l'union avec
Dieu, de lui seul finalement peut être affirmée la conséquence extrême
de cette union, en tant qu'elle signifie l'unité, la dépendance de Dieu
à l'égard de l'homme : « l'homme humble n'a pas besoin de demander
mais il peut commander à Dieu » (5). Ainsi se trouve clairement
formulée la condition à laquelle obéit l'union et (parce que cette
condition est identifiée avec des modes déterminés de l'existence),
de telle manière que l'union ici en question, c'est-à-dire finalement
l'unité entre l'homme et Dieu, ne peut précisément plus être comprise
comme une unité ontologique.

(1) T , 256, souligné par noua.


(2) I d . , 257.
{3) I d . , 258, souligné par nous.
(4) I d . , 185-186.
(5) I D . , 189.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 391

Ou bien en dépit de leur détermination, ou plutôt en raison même de celle-ci,


l'humilité et la pauvreté ne doivent-elles pas être interprétées au contraire
comme portant en elles une signification ontologique, leur intervention dans
la problématique, comme appartenant au mouvement d'une pensée qui vise
l'essence et, précisément, la détermination de celle-ci et de sa structure interne ?
Humilité et pauvreté ne contrediraient plus, dès lors, en tant qu'elles
servent à établir entre l'homme et Dieu l'union et, finalement, l'unité,
le caractère ontologique de celle-ci, elles nous aideraient bien plutôt
à le saisir, à comprendre véritablement enfin ce qu'il faut entendre
sous le concept de cette unité. Car si elle revendique pour elle un
tel caractère, un caractère ontologique, l'unité ne saurait désigner
simplement l'union de l'homme et de Dieu ni son fondement. De
quelle signification ontologique positive l'unité ainsi comprise pour-
rait-elle se prévaloir ? Que l'homme soit un avec Dieu parce qu'il
trouve en celui-ci son essence, cela ne dit ni ce qu'est l'homme, ni ce
qu'est Dieu, parce que cela ne dit rien de cette essence qui constitue
à la fois l'être de l'homme et celui de Dieu lui-même. Formuler une
telle unité qui n'exprime rien d'autre, en un sens, que l'identité
extérieure de l'essence avec soi dans la tautologie, n'est pas assurément
sans conséquence : c'est parce que l'essence de l'homme réside en Dieu
et se trouve constituée par lui que toute la problématique d'Eckhart qui
se donne comme thème apparent l'homme et le problème de ses rapports et,
finalement, de son union avec Dieu, se ramène en réalité à la détermination
de celui-ci, à la détermination de l'essence et de sa structure interne. Ainsi se
profile, derrière la question existentielle du destin de l'homme et son
examen, l'analyse éidétique fondamentale qui vise l'être même de
l'absolu. Pareille analyse, à vrai dire, ne se profile pas seulement à
l'arrière-plan, comme si les considérations qui la précèdent lui
demeuraient extérieures. Les déterminations que revêt l'existence pour que
se réalise en elle son union avec Dieu et qui consistent dans l'acte par lequel
elle rejette hors d'elle tout ce qui diffère précisément de l'être intime et ori-
ginaire de Dieu lui-même, c'est-à-dire de l'essence, agissent à l'égard de celle-ci
384L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

comme une destruction. Telle est la signification ontologique qu'il


convient de reconnaître à leur intervention dans la problématique et,
en même temps, la raison du rôle central qu'elles y jouent : parce
qu'elles accomplissent le retrait de tout ce qui n'est pas l'essence, humilité
et pauvreté mettent à nu la structure de celle-ci. Encore le sens de cette
destruction doit-il être bien compris. Mettre à nu la structure de
l'essence ne consiste pas simplement à enlever ce qui la recouvre,
c'est encore pénétrer en elle, la faire apparaître dans ce qu'elle est.
Ainsi s'accomplit le travail ontologique pensé sous les concepts de
l'humilité et de la pauvreté : la signification de celles-ci n'est pas seulement
de libérer l'essence, elles déterminent sa structure interne. Dans l'humilité
et la pauvreté réside cependant le principe de l'union de l'âme avec
Dieu, ce qui a été primitivement compris comme l'unité. Si celle-ci
ne peut consister dans la simple affirmation extérieure de l'identité et
concerne au contraire, au même titre que l'humilité et la pauvreté avec les-
quelles, comme fondement de l'union réalisée par elles, elle s'identifie, la
détermination de la structure interne de l'essence, sa signification ontologique
alors doit être montrée, et cela précisément comme étant la même que la
leur. Comment l'unité se rêfere-t-elle à l'essence de telle manière que la
signification qu'elle revêt pour la détermination de sa structure interne se
révèle être ontologiquement la même que celle qu'il convient de reconnaître
à l'humilité et à la pauvreté, elles-mêmes saisies dans leur signification
ontologique radicale ?
La détermination de la structure interne de l'essence par l'unité
a ^té comprise par la problématique avec la mise en lumière d'un
mode originaire de réceptivité dont le contenu est constitué par la
réalité même de l'essence. L'essence dont le contenu est constitué
par sa propre réalité ne renferme rien d'autre. « Dieu, dit Eckhart,
est immanent à cette pure essentialité de lui-même qui ne renferme
rigoureusement plus rien d'autre (i). » Ainsi la structure interne de

d) T, 131.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 393

l'absolu est-elle pensée par Eckhart à partir de l'exclusion hors d'elle de


l'altérité. Car c'est par celle-ci, on l'a vu, que tout ce qui est autre se
révèle être tel. L'altérité n'est pas, en effet, une catégorie vide, pure-
ment logique, où il convient de ranger d'une manière formelle tout
ce qui n'est pas la réalité de l'essence et se révèle, comme tel, « autre »
qu'elle, elle se trouve déterminée ontologiquement, au contraire,
d'une manière rigoureuse, et cela comme constitutive précisément
d'un milieu ontologique, comme horizon et comme monde. Comme
celle de l'altérité, la signification de l'exclusion, dès lors, se trouve
elle-même déterminée. L'exclusion est celle du monde et, identique-
ment, de ce qui se manifeste en lui. Le contenu de ce qui se manifeste
dans le monde, en tant précisément qu'il se manifeste en lui et dans
sa représentation, constitue chaque fois ce qu'on appelle « une image ».
Le « monde » et toutes ses « images », c'est là justement, selon Eckhart,
ce qui se trouve rejeté hors de l'absolu, ce qu'il faut exclure de celui-ci,
si du moins sa structure interne doit être comprise. « Si tu veux
trouver la nature sans voile, dit-il, il faut briser toutes les images ;
plus on avance dans ce travail, plus on approche de l'Essence (1). »
Le rejet de toutes les images est identiquement celui du milieu pur
où elles sont telles et qui, comme altérité, est aussi celui de l'exté-
riorité. C'est pourquoi, comme l'affirme inlassablement Eckhart,
la libération de l'essence implique que la pensée se détourne de tout
ce qui est extérieur. « Dieu est en nous, mais dit-il, nous sommes hors
de nous (2). » Et, décrivant d'une manière plus explicite ce mouve-
ment de la pensée pour se détouner de tout ce qui est extérieur et,
notamment, des attributs qui sont les déterminations transcendantes de
l'être, il le comprend comme celui de la raison elle-même pour se
saisir dans sa propre essence et dans son propre fond : « la raison,
dit-il, regarde au-dedans... », elle « pénètre à l'intérieur ; rien d'exté-

(1) T, 213.
(2) ID., 200.
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

rieur ne lui suffit, ni bonté, ni sagesse, ni vérité... elle fait irruption


jusqu'au Fond d'où jaillissent Bonté et Vérité, elle saisit toutes choses
in principio, à la source primitive, où Bonté et Vérité ont leur origine
première avant même de recevoir un nom, avant même qu'elles
fassent irruption... La raison rejette ces attributs, elle va de l'avant,
se fraie un passage jusqu'à la Racine... » (i). Le rejet de toutes les
images et de tous les attributs est aussi celui des « formes » (2), c'est,
d'une manière générale, celui de tout ce qui se sépare de l'essence et se
trouve posé hors d'elle, de l'acte même de poser l'extériorité et
l'altérité, le rejet de toute création. Ainsi est explicitée, dans sa signifi-
cation ontologique radicale en même temps que décisive, la nécessité sans cesse
affirmée par Eckhart de dépasser le plan de la créature et de la création,
le plan du créé, pour parvenir à l'essence et à son ouverture, la néces-
sité, comme il le dit, de laisser « tout le créé pour atteindre à ce Fond
qui est Abîme » (3). C'est justement parce qu'« il y a dans l'âme quelque
chose qui dépasse l'essence créée » (4) qu'elle se trouve être identique
en son Fond à celui de Dieu lui-même, identique à l'absolu. Et que le
dépassement de l'essence créée signifie celui de l'être extérieur et de
son milieu pur, c'est ce qui résulte de maints passages et, par exemple,
de celui où il est dit, par opposition précisément au plan de la créa-
ture, qu'« il faut qu'il y ait quelque chose de plus intime et de plus
élevé, quelque chose d'incréé qui échappe aux mesures et à la forme » (5).
Ainsi apparaît de plus en plus nettement la manière dont Eckhart
pense l'approche et la libération de l'essentiel à partir du rejet hors
de lui de tout ce qui n'est pas lui, c'est-à-dire d'abord comme un
retrait. « Quand un artiste fait une statue, dit-il, ... il n'ajoute pas au
bois, il lui enlève quelque chose, il fait tomber sous son ciseau tout

(1) T, 224.
(2) Cf. par exemple ID., 202.
(3) ID., 203.
(4) ID., 231.
(5) ID., 85, souligné par nous.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 395

l'extérieur... et alors peut resplendir ce qui se trouvait caché au-


dedans (1). » Et c'est de cette façon qu'Eckhart comprend la parabole
du trésor enfoui dans un champ (2). Le rejet hors de l'essence de
l'élément autre qu'elle ontologiquement interprété et saisi comme
élément de l'altérité et de l'extériorité, telle est, derrière la signifi-
cation existentielle apparente « du renoncement au monde », la
signification ontologique d'un tel renoncement, c'est-à-dire encore de
l'humilité et de la pauvreté : celles-ci interviennent dans le développe-
ment d'une analyse éidétique et lui appartiennent. C'est précisément
parce que telle est la signification ontologique de leur intervention
dans la problématique qu'humilité et pauvreté rendent possible
l'union de l'homme avec Dieu, parce qu'elles libèrent en fait
l'essence de celui-ci, l'essence de l'absolu. Qu'elles n'aboutissent pas,
en conséquence, à une simple modification de l'existence humaine,
comme feraient, à proprement parler, des déterminations existen-
tielles, mais bien à la mise en lumière en elle de son essence, c'est-à-
dire de l'absolu, c'est ce qu'affirme Eckhart : « ici, dit-il, dans cette
pauvreté, l'homme retrouve l'être éternel qu'il a été, qu'il est actuel-
lement et qu'il demeurera éternellement » (3), c'est-à-dire précisément
l'être de l'absolu, libéré dans cette pauvreté et par elle. Celle-ci
se donne toujours comme ce qui permet de retrouver ce qui était
déjà, ce qui signifie mettre à nu l'essence, et cela en écartant d'elle
ce qui la recouvre et qui est lui-même compris comme le plan de la
création et des « créatures ». Ces dernières une fois écartées, se découvre
la région originaire de l'essence, celle où, dit encore Eckhart,
« je suis ce que j'étais » (4). Humilité et pauvreté n'interviennent pas
seulement, toutefois, dans l'analyse éidétique à titre de moment, comme une
condition préalable permettant le dévoilement de l'essence mais étrangère

(1) T, 1 0 8 .
(2) Ibid.
(3) ID., 258.
(4) ID., 259.
384L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

en même temps à la nature de celle-ci. La condition du dévoilement de l'essence


lui appartient nécessairement comme lui étant identique. L'identité ontolo-
gique de l'essence et des déterminations dans lesquelles s'accomplit sa mani-
festation est reconnue par Eckhart et explicitement affirmée par lui :
« la vertu qui a nom humilité, dit-il, est enracinée au Fond de la Déité
où elle est insérée de façon à n'avoir d'être que dans l'unité éternelle
et nulle part ailleurs » (i). Comment pareille identité est-elle possible,
comment le rejet hors de l'essence de l'élément autre peut-il cons-
tituer, non pas simplement la mise à découvert de celle-ci, dans le
retrait de ce qui la recouvre, mais au contraire sa structure interne
elle-même comprise comme l'unité ?
Ou bien ne sufïit-il pas une fois de plus à la problématique de se
remémorer ses propres résultats, si, comme elle l'a établi, l'exclusion
n'écarte pas seulement un obstacle devant la pensée qui veut par-
venir jusqu'à l'essentiel, si c'est dans l'essence qu'il n'y a rien d'autre,
rien d'étranger, et cela parce qu'il n'y a en elle aucune opposition,
aucune différence? Telle est aussi, justement, l'affirmation réitérée
d'Eckhart : « aucune différence, dit-il, n'existe... dans la nature de
Dieu » (2). Ce qui ne porte en soi, dans sa nature, aucune différence,
aucune opposition et, par suite, rien d'autre, rien d'étranger, c'est
là précisément ce qui constitue l'unité. « Il n'y a, dit Eckhart, rien
d'étranger dans l'unité (3). » Parce que l'unité constitue la nature même
de Dieu, la nature de l'absolu, c'est à l'intérieur de celui-ci, compris
comme unité, qu'il n'y a ni opposition ni différence. Ainsi se trouve
déterminée « l'essence de l'être primitif dans son unité simple, où
il n'y a de différence d'aucune sorte » (4). Parce que c'est à l'intérieur
même de l'absolu, dans sa structure interne, qu'il n'y a aucune diffé-
rence, il ne saurait y avoir, partout où est présente une telle structure

(1) T, 189.
(2) ID., 108, souligné par nous.
(3) ID., 182, souligné par nous.
(4) ID,, 122, souligné par nous.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 397

et agissante l'essence de l'absolu, là où la réalité est constituée par


elle, aucune différence non plus et par suite aucune opposition,
aucune distinction. Voilà pourquoi Eckhart affirme que Dieu engendre
l'homme « sans aucune distinction » (1), parce que, comme il le dit dans la
même proposition, « tout ce que Dieu opère est unité », parce qu'il n'y a dans
la réalité originaire de la révélation et, par suite, dans l'homme où celle-ci
s'accomplit, aucune différence précisément, aucune opposition ni aucune
distinction. C'est donc de la structure interne de l'opération de Dieu,
c'est-à-dire de son essence, qu'il est question et c'est parce que celle-ci
est comprise comme l'unité que rien de distinct, rien d'opposé ni de
créé ne se produit en elle. Loin d'impliquer l'identification de la créature
avec l'absolu, c'est, bien au contraire, son exclusion hors de celui-ci qui se
trouve affirmée, d'une manière radicale, par Eckhart dans le rejet de la
distinction et aussi bien de toute différence. Une telle exclusion est un
thème constant de la problématique eckhartienne dans laquelle elle
intervient non pas à titre d'antithèse, pour corriger ce que pourrait
avoir d'excessif l'identité d'essence posée entre l'homme et Dieu,
mais comme le strict corollaire de celle-ci. Ce n'est pas bien que Dieu
engendre l'homme « sans aucune différence », c'est parce que —
« l'opération du Père étant unité » (2) — il en est ainsi, qu'il est vrai
de dire : « là où finit la créature, là commence l'Être de Dieu » (3).
S'élever à l'intelligence de ce « parce que », c'est-à-dire aussi bien à
celle de l'identité entre l'inclusion de l'homme en Dieu et l'exclusion hors
de celui-ci de toute créature, c'est là comprendre Eckhart, c'est comprendre
l'essence et tout ce qui a part à sa manifestation, comme manifesta-
tion de soi, dans sa détermination radicale à partir de l'exclusion de
toute différence et de toute distinction, c'est comprendre comment
et pourquoi, pour parler comme Eckhart, « lorsque l'homme se
trouvait encore dans l'éternelle façon de Dieu, rien d'autre ne vivait en

(x) T, 149.
(2) Ibid.
(3) I D . , 144.
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

lui » (i). A ceux qui le condamnèrent comme si, dupe de son enthou-
siasme et peut-être aussi de son amour, Eckhart avait, dans l'identi-
fication prétendue de la créature avec Dieu, comme exagéré les
sentiments et les idées que lui suggérait son âme « mystique », il
ne manqua qu'une chose, la compréhension de sa pensée.
La détermination de la structure interne de l'essence comme unité
à partir de l'exclusion hors d'elle de la différence trouve son fonde-
ment ontologique dans ce qui rend possible une telle exclusion, dans
celle du processus ontologique sur lequel repose toute distinction
et toute différence, processus pensé par Eckhart comme celui de la
création, non plus au sens de la créature, mais de ce qui la crée et lui
donne naissance dans le monde, au sens d'un pouvoir et d'une acti-
vité, celle-ci explicitement reconnue comme telle, comme « activité »,
comme « opération », ou comme « médiation ». Que l'unité de
l'essence repose ultimement sur l'exclusion hors d'elle du processus
ontologique créateur de l'extériorité, de ce qu'Eckhart appelle
encore la « naissance », c'est là ce qui se trouve clairement énoncé.
« Dieu, dit-il, est l'unité dans cette union naturelle antérieure à toute
naissance (2). » Qu'une telle naissance signifie le processus créateur
de l'extériorité, l'entrée dans le monde saisie dans sa possibilité ontologique
et dans son fondement, cela résulte de ce qu'elle est mise en relation
avec les images extérieures, non avec telle ou telle d'entre elles,
mais comme ce qui les rend possibles en général, précisément comme
leur fondement. Parce qu'elle fonde la possibilité des images exté-
rieures en général, la naissance ainsi entendue dans cette signification
ontologique reçoit le même concept antithétique qu'elles, celui
qu'Eckhart qualifie, dans son langage en apparence existentiel, de
« virginité » ou encore de « pureté ». Celles-ci, parce que, comme unité,
la structure interne de l'essence laisse hors d'elle l'extériorité et son

(1) T, 256, souligné par nous.


(2) ID., 81, souligné par nous.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 399

fondement, désignent, au même titre que l'humilité et la pauvreté,


cette structure même de l'essence et, identiquement, la possibilité
d'un état d'union avec elle. Voilà pourquoi Eckhart écrit : « La
personne par qui Jésus fut reçu ne pouvait qu'être vierge, c'est-
à-dire... libre de toutes images étrangères, aussi disponible qu'avant sa
naissance » (1). Se libérer de toutes les images, entrer dans cet état
qui vient d'être compris comme celui d'une union avec l'absolu,
réaliser en fait les conditions qui définissent la structure interne de celui-ci,
c'est donc rejeter le processus ontologique par lequel en général l'étant se
phénoménalise, et cela comme une « image », c'est rejeter ce qui dans le monisme
se donne comme la présupposition de toute manifestation possible et se trouve
désigné par lui sous le titre général de « médiation ». Ainsi est rendue
claire, dans le rejet explicite de celle-ci, l'importance décisive de la
problématique instituée par Eckhart, en même temps que se dévoile
sans équivoque, au terme de ses préoccupations éthiques et comme
leur vérité, son caractère ontologique essentiel : « l'homme, dit-il,
doit sortir de toutes les images... devenir absolument étranger et
dissemblable à toutes choses, s'il veut... recevoir lafiliationdans le sein
du Père. Car toute médiation est étrangère à Dieu» (2).
Cette médiation qui consiste dans l'événement où l'étant trouve
son être, c'est, pour en souligner le caractère créateur, comme acti-
vité, comme opération, qu'Eckhart la désigne le plus souvent. Et
c'est par opposition à celles-ci, c'est-à-dire en fait à la transcendance
elle-même, qu'il pense, pour en déterminer la structure interne,
l'absolu. Une telle détermination, s'accomplissant à partir du concept de
la transcendance et par l'exclusion de celle-ci, de ce qui dans l'absolu constitue
à proprement parler sa structure interne, amène dans la problématique la
distinction essentielle instituée par Eckhart à l'intérieur de l'élément
ontologique lui-même entre Dieu et ce qu'il appelle la Déité. Cette dernière

(1) T, 1 2 3 , souligné par nous.


(2) ID., 108, souligné par nous.
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

seule constitue la réalité ontologique, et cela précisément en tant que


la transcendance n'est pas agissante en elle, n'opère pas en elle, en
tant qu'il n'y a pas en elle d'« opération ». « La Déité n'opère pas,
dit-il..., il n'y a point d'opération en elle, jamais elle n'a jeté les
yeux sur une opération quelconque (i). » Cette absence au sein
de la Déité d'« une opération quelconque » est identiquement en elle
celle de toute activité. « Dans la pure Déité, dit Eckhart, il n'y a
plus absolument aucune activité. » Et que l'activité identifiée dans
son concept à celui de l'opération désigne comme celle-ci le fonde-
ment ontologique du monde où s'informe l'étant, c'est ce que
montre le contexte immédiat dans lequel il est dit, toujours de la
Déité, qu'elle est l'endroit « où il n'y a plus ni opérations, niformes» (2).
Telle est donc l'essence de la Déité, l'essence de Dieu lui-même dans
sa nature la plus intime, ce qu'Eckhart appelle encore « l'Essentialité
divine où, dit-il, Dieu s'abstient de toute activité » (3). Dieu au
contraire, et son concept, au lieu de viser en général l'élément onto-
logique, est alors pris dans un sens restrictif, désigne l'« opération »
elle-même, l'acte créateur du monde, l'origine de l'altérité et son
fondement : « Dieu opère », dit Eckhart (4). C'est en quoi précisé-
ment il diffère de la Déité : « Dieu et la Déité diffèrent comme l'opé-
ration et la Non-opération (5). » Cette référence de Dieu ainsi compris
ontologiquement (et cependant d'une façon conforme à sa fonction
métaphysique traditionnelle) comme l'acte de sortir de soi de l'absolu,
à l'essence de la création et de ce qui se trouve produit par elle, est
explicite : « avant qu'il y eût des créatures, dit Eckhart, Dieu n'était
pas encore Dieu, mais II était ce qu'il était. Lorsque la créature fut
et qu'elle reçut sa nature de créature, Dieu n'était pas Dieu en lui-

(1) T, 246.
(2) ID., 242, souligné par nous.
(3) I D . , 250.
(4) I D . , 246.
(5) Ibid.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 401

même, il était Dieu dans la créature » (1). C'est pourquoi : « Si Dieu


est appelé Dieu, c'est de la volonté des créatures ». Et encore, tout
aussi clairement : « Ce n'est que lorsque l'âme devint créature qu'elle
eut un Dieu » (2), ce qui veut dire qu'elle se trouva soumise, dès lors,
au pouvoir ontologique de l'extériorité. C'est parce que celui-ci
est exclu au contraire de ce qui constitue l'essence même de Dieu,
parce que le fondement de l'altérité est étranger à son propre fonde-
ment, à la Déité, que celle-ci est l'unité, que, comme le dit Eckhart,
« tout ce qui est dans la Déité est Unité » (3).
Qu'est-ce donc qui est dans la Déité, de quoi est faite l'essence
de Dieu de telle manière qu'elle se laisse comprendre comme l'Unité ?
Visant non plus Dieu lui-même entendu dans le sens restrictif de
son concept, mais, cette fois, son essence, Eckhart dit, en une propo-
sition fondamentale : « tout ce qui est en Dieu est Dieu » (4). Ainsi
est rendue à sa positivité ontologique propre l'affirmation selon
laquelle il n'y a dans l'absolu rien d'autre, rien d'étranger. Que
l'essence ait un contenu lui appartenant et que celui-ci soit constitué
par elle, c'est là ce qui confère une intelligibilité aux déterminations
ontologiques fondamentales sous lesquelles Eckhart comprend
comme « solitude » et comme « désert » ce qui forme la structure
interne de cette essence, c'est-à-dire la nature même de la Déité.
L'exclusion hors de celle-ci de toutes les formes de l'être et de ses
configurations a pour corrélat la présence en elle de leur fondement
radical et dernier, sa propre présence à elle-même comme consti-
tutive d'un tel fondement. Ce qu'il y a « dans le tréfonds de la nature
divine et de sa solitude » (5), cette nature divine elle-même comme
réalité ontologique absolue, explique pourquoi « la puissance »

(1) T, 256.
(2) I D . , 248.
(3) I D . , 246.
(4) ID., 1 3 1 .
(5) Id., x 12.
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

qui « va jusqu'au fond... saisit Dieu dans son unité et dans sa solitude...,
dans son désert et dans son propre fond » (i). Parce que c'est le propre
fond de Dieu, la Déité qui constitue l'essence de ce désert, le contenu
de cette solitude, celle-ci et les déterminations dans lesquelles elle se
réalise et qui lui sont identiques, humilité et pauvreté, pureté et
virginité, ont donc précisément un contenu, à savoir la Déité elle-
même, sont, comme telles, l'expérience de Dieu, c'est-à-dire sa
propre réalité. Voilà pourquoi l'humilité par exemple pouvait être
dite enracinée au Fond de la Déité, insérée en elle, de façon à n'avoir
d'être qu'en elle, parce que finalement, ayant la Déité pour contenu,
elle lui est identique.
La possibilité pour la Déité de constituer elle-même son propre contenu
et d'être ainsi, au sein de sa solitude et dans le désert de son Fond, la
réalité ontologique absolue, est cependant m problème, son fondement réside,
comme la problématique l'a montré, dans l'unité entendue non plus à partir
de la simple identité de la forme et du contenu mais précisément comme ce qui
rend possible me telle identité, comme le mode originaire conformément
auquel celle-ci s'accomplit : tel est précisément le concept eckhartien de
l'unité qui désigne non la simple présence de l'essence en elle mais son pou-
voir fondamental de parvenir en soi-même, de se recevoir elle-même et de se
réunir ainsi avec soi, de telle manière que cette unité de l'essence avec soi
résulte en elle de l'unité fondamentale qui la constitue. Cette unité fonda-
mentale constitutive de la structure interne de l'essence et de la
possibilité pour elle d'être une, de se réunir avec soi et en même
temps d'être elle-même son propre contenu, c'est comme un pou-
voir ontologique, en effet, que la pense Eckhart quand il prétend
subsumer sous son concept et déterminer par elle l'essence de la
Déité. C'est pourquoi une telle unité est nécessairement comprise
par lui, ainsi que devait le faire à son tour la problématique, comme
une œuvre et un accomplissement, comme l'œuvre même de l'essence.

(i) T, 167, souligné par nous.


LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 403

« Celui qui veut saisir en son entier l'oeuvre intérieure, dit-il, devient
étranger même à la bonté, à la vérité, à tout ce qui, ne fût-ce qu'en
pensée et par le nom seul, supporte l'apparence et l'ombre de la
distinction quelle qu'elle soit ; il se confie à l'unité qui est libre de
toute diversité et de toute limitation, l'unité où se dépouille et se
perd toute différence (1). » Ce caractère actif et ontologiquement
fondateur de l'unité, Eckhart l'exprime encore quand, parlant de la
possibilité pour l'âme de s'unir à l'absolu, il déclare au sujet de
celle-ci que c'est « à l'aide de l'Égalité qu'elle réussit à parvenir à
Dieu» (2), quand enfin, au sujet de cette égalité elle-même, c'est-à-dire
de l'unité, il dit de son œuvre qu' « elle l'accomplit sans cesse, nuit
et jour » (3). Ainsi se détermine dans son contenu ontologique
essentiel ce qui appartient en propre à la pensée d'Eckhart : l'essence
qui subsiste dans le rejet hors d'elle du pouvoir créateur de l'exté-
riorité et, par conséquent, de celle-ci, n'est pas l'unité morte de
l'étant ni son identité vide dans la tautologie, c'est dans sa solitude
et en l'absence de tout rapport avec le monde, dans la « pureté » qui
caractérise cette absence de rapport, l'essence de l'absolu lui-même,
son pouvoir originaire et fondamental de parvenir en soi, de telle
manière cependant que, dans ce parvenir et par lui, il demeure
en soi dans l'unité ontologique structurelle de son développement
intérieur et de son accomplissement. « Il y a quelque chose dans
l'âme, dit Eckhart, qui dépasse l'essence créée... C'est une parenté
d'essence divine, une Unité en soi-même, sans rapport... avec quoi
que ce soit... Pays étranger, désert trop innommable pour qu'on le
nomme... mystère incréé au-dedans de toi-même... » Et caracté-
risant encore cette unité dans son absence de rapport avec le monde
comme « pureté », il ajoute : « c'est dans cette Pureté que Dieu, le

(1) T, 87, souligné par nous.


(2) ID., 241, souligné par nous.
(3) ID-, 86.
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

Père éternel, puise la plénitude et le Fond sans fond de sa totale


Déité. Cet Abîme, il l'engendre..., mais tout en engendrant, il
demeure en lui-même ; mais, tout en demeurant lui-même, il
engendre... car il reste Unité absolue tout en jaillissant en lui-
même » (i).
Parce que, dans l'accomplissement de l'œuvre intérieure par
laquelle il se réalise, et conformément à la structure interne qui le
détermine en son essence comme l'unité, l'absolu « demeure en
lui-même », il se laisse comprendre sans équivoque comme imma-
nence. C'est à la lumière de ce concept ontologique fondamental
que se trouve pensé d'une manière constante dans l'œuvre d'Eckhart
ce qui constitue la nature et le Fond de l'essence. C'est pourquoi en
l'absence de tout dépassement, celle-ci est comprise au contraire
comme le repos, et cela en un sens positif conformément auquel
l'essence se repose « en elle », parce que son contenu est constitué
par elle. « C'est une Unité reposant en elle-même, dit Eckhart, et ne
recevant rien du dehors (2). » C'est cette manière pour l'essence,
tandis que rien ne l'affecte, de reposer sur elle-même et de constituer
ainsi elle-même le sol sur lequel elle se tient qu'Eckhart exprime
quand, voulant faire comprendre ce qui fait véritablement sa nature
la plus intime, il la désigne comme le Fond justement, « le Fond
absolument simple » (3), comme le « Lit », le « Ruisseau », la
« Source » (4), la « Source la plus profonde » (5). Ici, au cœur de ce
qui est, se découvre plus avant la raison essentielle de l'union à
partir et autour de laquelle se développe la problématique instituée
par Eckhart : c'est parce qu' « II est celui qui opère en lui-même » (6), que

(1) T, 231-232.
(2) I D . , 236.
(3) I D . , 143.
(4) I D . , 246.
(5) I D . , 144.
(6) ID., 258, souligné par nous.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 405

l'âme oà Dieu opère son opération lui est identique, que « Dieu et moi
sommes un dans l'opération » (1).
Parce qu'elle opère en elle-même et repose ainsi en elle, l'essence
« ne veut rien» (2), elle « demeure dans sa nudité sans aucun besoin» (3).
Tel est le calme de l'essence (4), celui qui grandit dans l'âme tandis
que, coopérant avec Dieu, c'est-à-dire renonçant à toute activité (5), elle
entre dans cet état de pauvreté qui appartient en propre à l'essence
et où elle est dite ne rien vouloir, dans cette nudité où elle n'a aucun
besoin. Ne voulant rien et n'ayant, dans le calme où elle repose,
aucun besoin, l'essence est, dans cette pauvreté, essentiellement dému-
nie à l'égard d'un pouvoir quelconque de se rapporter à autre chose,
à quelque chose qu'elle n'aurait pas ou qui ne serait pas encore.
U horion de l'irréalité et la possibilité de se rapporter en lui à quelque chose
d'irréel, la possibilité d'un manque en général, c'est là ce qui manque à
l'essence dans sa pauvreté. « Ce Fond secret, dit Eckhart, n'a ni passé
ni futur, il n'attend rien qui puisse s'ajouter à lui, car il ne peut ni
gagner ni perdre... (6). » Un tel manque se comprend dès lors dans
son vrai sens, comme appartenant en propre à la réalité, — l'absence
d'un horizon, comme celle de toute finitude.
La réalité ne se laisse point déterminer, toutefois, d'une manière
négative et par la simple exclusion hors d'elle du pouvoir fini de
l'horizon. Elle ne peut être ce qu'elle est, la réalité, que parce que le
contenu de celle-ci lui est donné, et cela dans sa totalité. Telle est
précisément la réalité, l'acte de se donner dans l'unité la réalité de son propre
contenu, la réalité et par suite la totalité de celui-ci. C'est de la structure
de cet acte que le pouvoir de l'altérité, celle-ci, l'irréalité et la finitude

(1) T, 1 5 1 , souligné par nous.


(2) ID., 254.
(3) ID., 241.
(4) ID., 202.
(5) Cf. ID., 60.
(6) ID., 256.
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

se trouvent exclus. Voilà pourquoi un tel acte, interprété d'une


manière négative, ne saurait exhiber un contenu fini, pourquoi
« Dieu ne peut donner peu », et pourquoi au contraire, déterminé
d'une manière positive dans sa structure interne comme unité, « il
doit donner tout à la fois » et se trouve être comme tel constitutif
de Dieu lui-même, dont le « don est simple..., parfait, sans division,
sans relation avec le temps... ». Et que ce don qui est le « tout » de la
réalité constitue l'essence de celle-ci et, comme essentiellement
déterminé en sa structure par l'unité, l'essence de la vie, c'est ce qui
est affirmé quand, parlant de lui et de son caractère absolu, Eckhart
dit : « de cela je suis aussi certain que de vivre » (i). Ainsi se trouvent
reconnues, en même temps que sa structure interne, les détermi-
nations ontologiques qui appartiennent en propre à la réalité et
conformément auxquelles celle-ci se donne nécessairement dans
sa totalité. Ainsi est compris, à partir de son essence et comme
lui appartenant, le caractère adéquat de l'expérience de l'être, l'adap-
tation rigoureuse en elle de la forme au contenu, de telle manière
que rien n'échappe de celui-ci, que, comme dit Eckhart, « ce qui
remplit touche à tous les bouts et ne fait défaut nulle part, il a largeur
et longueur, hauteur et profondeur » (2). Le caractère adéquat de
cette expérience et son adaptation rigoureuse à un contenu constitué
par elle, la détermination à partir d'elle, et comme lui étant iden-
tique, de la réalité, c'est là ce qui rend intelligible la nature de celle-ci,
la manière dont elle se propose à elle-même dans sa propre profusion,
la « plénitude » et la « douceur » (3) de l'être. Cette plénitude et cette
douceur, en effet, Eckhart ne s'est point contenté de les nommer, il
les a saisies dans le fondement, à partir de la structure la plus intérieure
de la réalité, en tant que celle-ci constitue elle-même, comme unité,

(1) T, 138, souligné par nous.


(2) ID., 173.
(3) ID., 122.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 407

son propre contenu. « La joie du Seigneur, dit-il, c'est le Seigneur


lui-même (x). »
A la détermination, telle qu'elle s'accomplit à partir du fondement et de
sa structure la plus intérieure comprise comme l'unité, de ce qui constitue,
avec ses caractères phénoménologiques propres, l'expérience de l'être, sa pléni-
tude et sa douceur, il manque, toutefois, l'explicitation d'une présupposition
où se trouve contenu, à vrai dire, l'apport essentiel de la pensée d'Eckhart,
celle selon laquelle l'unité précisément se trouve comme telle déterminer une
expérience, l'expérience de soi de l'être dans la jouissance de soi, la pré suppo-
sition ontologique fondamentale conformément à laquelle la structure interne
de l'immanence est celle de la révélation.

§ 40. L A PRÉSUPPOSITION ONTOLOGIQUE FONDAMENTALE


DE LA PENSÉE D'ECKHART ET L'ESSENCE ORIGINELLE DU LOGOS

La compréhension de la structure interne de l'immanence comme


celle de la révélation, comme constituant, d'une manière plus précise,
l'essence originaire de celle-ci, est chez Eckhart une présupposition
constante de sa pensée et en même temps l'objet de ses affirmations
les plus explicites. C'est d'une façon explicite, en effet, que l'essence
qui est à elle-même son propre contenu se trouve interprétée, sur le
fond en elle de cette identité, non comme l'étant mort et perdu dans
sa nuit, mais au contraire comme Raison, c'est-à-dire comme un
pouvoir d'intelligibilité dont le contenu intelligible est d'ailleurs
constitué par lui, comme un pouvoir de révélation par conséquent,
et cela précisément en tant qu'elle demeure en elle-même et ne se
rapporte à rien d'autre. Ainsi voit-on qu'immédiatement après avoir
déclaré que le contenu de l'essence qu'il appelle le Seigneur est
constitué par elle « et rien d'autre », Eckhart ajoute : « et le Seigneur,
c'est la Raison vivante, essentielle et existante, qui se comprend elle-même,

(1) T, 196.
3 84 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

qui n'est et ne vit absolument qu'en elle-même » (i). Parce qu'elle n'est et
ne vit absolument qu'en elle, la Raison qui se comprend elle-même,
c'est-à-dire dont le pouvoir phénoménologique consiste dans la
révélation de soi, ne se révèle pas, précisément, d'une manière
conforme au mode de manifestation qui a été pensé dans ces recher-
ches sous le titre de « compréhension »-mais, bien au contraire, selon
la structure de l'unité. C'est comme fondamentalement déterminée
en elle par celle-ci qu'il convient d'entendre la compréhension
qui, selon Eckhart, affecte l'essence et lui appartient, en sorte que,
s'accomplissant sans aucune médiation, elle la révèle telle qu'elle est,
non dans le milieu de l'altérité, mais en elle-même, dépouillée de tout
élément étranger : « Une intelligence une est si pure en elle-même, dit
Eckhart, qu'elle comprend sans intermédiaire l'Être divin dans sa
Pureté et sa Nudité (2). » Cette nécessité d'entendre l'essence de la
révélation qui s'accomplit comme unité dans son opposition radicale
au processus ontologique de l'objectivation est visible dans la
critique instituée par Eckhart, au nom de l'unité précisément, contre
l'intuition qui trouve dans un tel processus son fondement : « Tant
que nous sommes encore occupés à regarder, nous ne sommes pas
encore un avec ce que nous regardons. Tant que quelque chose est
encore l'objet de notre intuition, nous ne sommes pas encore un dans
l'Un. » En l'absence de toute intuition cependant, quand le processus
qui lui sert de fondement ne s'accomplit pas, une manifestation se
produit, qui est la révélation de l'essence elle-même dans sa réalité.
« Car, ajoute Eckhart, là où il n'y a que l'Un, on ne voit que l'Un (3). »
Ce qui, sur le fond en lui de l'unité, constitue lui-même son propre
contenu, a été compris comme la vie : parce que l'unité est comme telle
fondatrice d'une révélation, la vie aussi est, comme constituée par l'unité,
constitutive et fondatrice d'une révélation, elle est en elle-même révélation.

(1) T, 196, souligné par nous.


(2) I D . , 190.
(3) ID., 241, souligné par nou9.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 409

« Connaître Dieu seul, voilà la vie éternelle », dit Eckhart (1), c'est-
à-dire la vie même dans son essence, en tant qu'elle se rapporte à
elle-même dans l'unité et non, dans l'altérité, à un horizon fini. Parce
que celui-ci est exclu de la réalité qui est celle de l'essence et de la vie,
comme déterminée en elles par l'unité, c'est cette réalité par essence
infinie qui se révèle dans l'unité précisément et dans sa parfaite
adéquation. Voilà pourquoi « personne ne sait mieux ce qu'est la vie
éternelle que la vie éternelle elle-même » (2), pourquoi « ce qui
est au plus haut point, on le connaît également au plus haut point »,
pourquoi, enfin, à « un être surabondant » correspond « une connais-
sance surabondante ». Celle-ci ne saurait être considérée, toutefois,
comme une modalité particulière de l'existence, une modalité privi-
légiée, par exemple; c'est une structure ontologique qui se trouve
déterminée à la fois comme unité et comme révélation. C'est elle qui
constitue cette « première Image où toutes choses sont unité », où
réside, selon Eckhart, le « repos » et qu'il appelle encore sans équi-
voque « Dieu » (3). C'est en elle que s'accomplit l'expérience de
l'absolu qui, comme expérience adéquate de sa réalité dans l'unité,
laisse hors d'elle toutes ses déterminations transcendantes, dans
cette région ontologique originaire où l'âme « peut goûter Dieu
avant qu'il devienne d'aucune façon Vérité ou cognoscibilité ».
« C'est là, ajoute Eckhart, qu'elle connaît de la manière la plus pure,
qu'elle assume l'être dans sa parfaite Egalité (4). »
Ainsi est découvert, avec l'interprétation de la structure de l'unité
comme constitutive de « la connaissance la plus pure », c'est-à-dire de
l'essence originaire de la révélation, le fondement ultime de l'union,
mise par Eckhart au centre de sa méditation, de l'âme et de Dieu. Que
peut signifier une telle union, en effet, sinon la manifestation à l'âme

(1) T, 77- — Jean, 1 7 , 3-


(2) ID., 220.
(3) ID., 131.
(4) ID., 1 3 1 , souligné par nous.
M. H E N R Y 14
384L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

de Dieu lui-même dans son unité avec elle ? La détermination de


l'essence de l'âme comme constituée par celle de l'absolu demeure
une simple affirmation spéculative, en effet, aussi longtemps que
cette essence ne se manifeste pas dans l'âme comme la sienne propre.
Mais cette manifestation dans l'âme de l'essence est le fait de celle-ci :
c'est l'essence en réalité qui se manifeste à elle-même, de telle manière que
l'union de l'âme avec Dieu n'exprime rien d'autre que l'unité interne de
l'essence elle-même et ne devient effective dans la manifestation que pour
autant que cette unité se trouve être comme telle constitutive d'une manifes-
tation, pour autant que la structure interne de l'immanence est celle de la
révélation. Que l'union ne soit effective que dans la manifestation,
c'est-à-dire pour autant que son concept soit reconnu dans sa signi-
fication phénoménologique positive, c'est là ce qu'affirme Eckhart :
« si l'homme est heureux, dit-il, ce n'est point parce que Dieu est en
lui et lui est si proche et qu'il a Dieu, mais c'est parce qu'il connaît
combien Dieu lui est proche, c'est parce qu'il sait qui est Dieu » (i).
La connaissance de Dieu où se fonde, la signification phénoménologique,
c'est-à-dire effective, de l'union, est cependant le fait de Dieu lui-même, de
telle manière que l'autorévélation de l'absolu, telle qu'elle s'accomplit dans
l'unité, détermine, dans son unité avec elle et, par suite, comme lui étant
phénoménologiquement identique, l'essence même de l'âme. « Dans le même
acte de connaissance où Dieu se connaît lui-même..., dit Eckhart, l'âme
reçoit sans médiation son essence de Dieu (2). » Voilà pourquoi, parce que
l'essence de l'âme, sa révélation, est constituée par celle de Dieu, par
la révélation originaire de l'absolu à lui-même dans l'unité, rien
ne pénètre en elle que dans cette forme absolue de la révélation
constitutive de son essence, « rien ne pénètre... au cœur de l'homme
qu'à travers toute la douceur de Dieu » (3), pourquoi « c'est de façon

(1) T, 1 9 7 .
(2) ID., 168, souligné par nous.
(3) I D - . 94-
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 411

divine que prend forme en lui tout ce qui lui advient » (1). Ce qui
pénètre en l'âme, cependant, dans cette forme absolue de la révélation qui
constitue son essence même et qui, comme fondamentalement déterminée en
elle par l'unité, est la révélation originaire de l'absolu à lui-même, c'est
précisément celui-ci, Dieu, tel qu'il est en lui-même, dans sa nudité. C'est
pourquoi, comme le dit Eckhart, l'homme est un théognoste, « ein Gott-
wissender Mensch ». C'est parce qu'il est tel, un homme qui connaît
Dieu, que ce dernier, selon Eckhart qui rapporte ici les paroles
mêmes de l'évangile de saint Jean, s'est adressé à lui en ces termes :
« je ne vous ai pas appelés serviteurs mais je vous ai appelés mes
amis. Le serviteur ne connaît pas la volonté de son maître, mais l'ami
sait tout ce que sait son ami » (2). Et c'est parce qu'il est tel aussi que
tous ceux qui participent à son essence pourront dire, comme le
rapporte encore Jean : « Vous, vous adorez ce que vous ne connaissez
pas; nous, nous adorons ce que nous connaissons » (3).
L'interprétation de la structure de l'unité comme constitutive
d'une expérience ne confère pas seulement à l'union de l'homme
avec Dieu son fondement ultime, elle détermine encore d'une
manière rigoureuse la nature de cette expérience, c'est-à-dire l'essence
même de la révélation. Parce que celle-ci s'accomplit dans l'unité,
elle surgit et devient effective indépendamment du processus onto-
logique de l'objectivation et de la phénoménalité produite par lui,
elle se manifeste et sa manifestation n'est pas celle d'un horizon
ni de l'extériorité. « L'image, dit Eckhart, est sans image », et cela
« parce qu'elle n'est pas vue dans une autre image ». C'est parce que
la révélation de l'essence n'est pas l'être-vu dans l'image de l'altérité
que l'âme dont le pouvoir de révélation repose sur celui de l'essence
ou plutôt lui est identique, comme constitué par lui, « comprend et

(X) T , 41.
(2) I D . , 169.
(3) I D . , 1 9 5 — J E A N , 4, 6-26.
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

connaît », dans ce pouvoir précisément et par lui, « immédiatement


et sans image ». L'image cependant, ce qui est « au préalable purifié et
criblé dans l'air et la lumière, pour arriver ensuite, sous forme
d'image, à mon œil » (i), cette forme même de l'image, plus pré-
cisément, se manifeste. Ainsi y a-t-il, à côté de la révélation originaire
de l'essence telle qu'elle s'accomplit « sans image », une phénoménalité
propre de celle-ci et telle qu'en elle des « images » justement soient
possibles, et en général des phénomènes au sens de phénomènes du
monde. Ainsi se divise dans l'analyse éidétique essentielle le concept
de la phénoménalité. Cette division est celle instituée par Eckhart
entre ce qu'il appelle « la connaissance du soir » qui s'accomplit sous
forme d ' « images », c'est-à-dire dans l'extériorité, et se trouve ainsi
saisir, et cela par principe, la « créature » elle-même comme telle, et, d'autre
part, la « connaissance du matin » dont la structure est l'unité et
n'enferme en elle, comme telle, rien de distinct ni de représenté, à
laquelle la créature ne peut se donner qu'à la condition d'être saisie, non en
elle-même, mais dans son être-identique à celui de Dieu, c'est-à-dire préci-
sément à la condition d'être saisie dans l'Unité. « Quand on connaît
les créatures telles qu'elles sont en elles-mêmes — ce que j'appellerai
une connaissance du soir —, on ne voit la création que dans des
images distinctes. Mais quand on connaît les créatures en Dieu — ce
que j'appellerai une connaissance du matin —, on voit la créature
sans la moindre distinction, sans aucune des images qui la représen-
taient et sans ressemblance avec quoi que ce soit, dans l'Unité qui
est Dieu même (2). »
C'est cette même distinction dans la structure de la connaissance
ontologique entre une manifestation s'accomplissant dans l'unité
et une autre dans l'extériorité qu'Eckhart exprime encore en disant
de l'homme, avec l'Écriture, « qu'il est en nous un homme extérieur

(l) T, 221-222.
(3) I D . , HO.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 413

et un autre, l'homme intérieur » (1). Car, une fois écartée la signifi-


cation existentielle qu'une telle distinction revêt d'abord dans l'ana-
lyse, son fondement ontologique apparaît en même temps que sa
vraie signification. L'homme intérieur est l'homme noble, « noble
parce qu'il est un et que dans l'Unité il connaît également Dieu et
la créature » (2) : c'est la structure ontologique interne d'un mode
de manifestation qui se trouve pensé, de telle manière que le contenu
de cette manifestation est toujours constitué, en réalité, par l'essence
elle-même. Mais la signification ontologique en vertu de laquelle la
distinction instituée par Eckhart entre l'intérieur et l'extérieur
concerne le pouvoir de manifestation considéré en lui-même et sa
structure pure, n'a pas à être induite par nous comme un fondement
dernier pour les thèmes édifiants qui interviennent dans sa problé-
matique, elle est explicitement affirmée par lui : « l'âme a deux yeux,
dit-il, un œil intérieur et un œil extérieur. L'œil intérieur de l'âme
regarde vers l'essence et la reçoit directement de Dieu ; c'est l'œuvre
qui lui est propre. L'œil extérieur... se tourne au contraire vers les
créatures et les perçoit en images. Mais l'homme qui rentre en
lui-même de manière à percevoir Dieu dans son propre goût et dans
son propre fond, celui-là est affranchi de toutes les choses créées et
est retranché en lui-même comme dans une véritable forteresse de
Vérité (3). »
La révélation de l'essence dans l'unité ne se juxtapose pas simple-
ment, toutefois, à la manifestation de l'horizon, elle la fonde. C'est
pourquoi il ne suffit pas de dire qu' « autre est la puissance par laquelle
l'œil voit, et autre la puissance par quoi il connaît qu'il voit », mais,
d'une manière plus essentielle, que « la puissance qui produit en nous
la conscience de notre vision est plus noble et plus haute que celle qui

(1) T, 105.
(2) ID., IIO, souligné par nous.
(3) I D . , 169.
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

produit la vision même » (i). Tout donné cependant a un droit


équivalent à celui de n'importe quel autre donné. L'affirmation, en
ce qui concerne les donnés purs eux-mêmes, d'une plus haute dignité
de l'un par rapport à l'autre demeure spéculative aussi longtemps
qu'elle se réfère simplement à la reconnaissance du lien de fondation
qui les unit. Ou bien cette reconnaissance doit s'accomplir elle-même
autrement et ailleurs que sur le plan de la spéculation, avec la mise en
lumière à l'intérieur de la vision effective et comme son contenu phénoménolo-
gique originaire, du contenu phénoménologique originaire de l'essence. C'est
parce que celui-ci constitue effectivement le contenu phénoménolo-
gique originaire de la vision que tout ce qui se manifeste en elle se
manifeste originairement en lui et lui appartient. Mais le contenu
phénoménologique originaire de la vision est, comme contenu
phénoménologique originaire de l'essence, l'Unité. Voilà pourquoi
celle-ci enferme en elle, dans sa réalité phénoménologique qui est
celle de l'essence, tous les phénomènes, pourquoi « Dieu a toutes
choses cachées en lui, non pas de telle sorte que ceci ou cela soit
distinct, mais toutes choses ne font qu'un, conformément à son
Unité » (2). L'unité de tous les phénomènes dans le milieu ontolo-
gique où se révèle originairement leur manifestation est un thème
constant de la pensée d'Eckhart : là-haut, dit-il, on connaît vraiment
les choses « telles qu'elles sont, toutes indivises et proches les unes
des autres; les choses qui sont ici-bas éloignées les unes des autres
sont rapprochées là-haut, parce que toutes n'y sont que dans le
présent » (3). Le milieu ontologique où s'accomplit l'unité de tous
les phénomènes n'est pas cependant l'objet d'une affirmation méta-
physique et ne constitue comme tel aucun arrière-monde, c'est le
milieu, coextensif à leur manifestation, où celle-ci se révèle et parvient
originairement dans l'effectivité. Dans l'effectivité de cette mani-

(1) T, 110-m.
(2) I D . , 2x3.
(3) Id., 130.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 415

festation, par suite, et partout où elle s'accomplit est présente l'unité,


et cela comme un contenu phénoménologique originaire. L'âme en
tant qu'elle voit « possède une puissance dans laquelle tout devient
un », et c'est ainsi que par essence, c'est-à-dire dans l'effectivité
de sa réalité phénoménologique, « elle rassemble ce qui est dispersé
et partagé » (1), « comprend avec unité toute diversité en
elle-même » (2).
En tant que la révélation de l'essence dans l'unité ne se juxtapose
pas simplement à la manifestation de l'horizon, mais fonde encore
phénoménologiquement l'effectivité de celle-ci, elle constitue, préci-
sément, le fondement phénoménologique universel effectif de toute
manifestation possible en général, l'essence du Logos. Ainsi devient
intelligible chez Eckhart, comme le point où se rassemblent et
culminent les intuitions ultimes de sa pensée, la théorie du Verbe.
Celui-ci, compris par lui conformément à la tradition religieuse, est
encore appelé le Fils de Dieu. Cela signifie que la révélation dans son
accomplissement phénoménologique effectif est l'œuvre de l'absolu.
Comment s'accomplit cette œuvre, comment la révélation surgit-elle
dans l'effectivité, c'est, on l'a vu, dans l'unité. Pour cette raison un tel
surgissement, celui de la révélation dans l'effectivité de sa phénomé-
nalité originelle, est l'acte de demeurer en soi-même de l'absolu,
un tel acte, le surgissement originel de la révélation. Parlant de la
Déité comprise comme Abîme, c'est-à-dire de la révélation originaire
de soi de l'essence dans l'unité, Eckhart dit, dans un texte déjà cité et
ici rétabli dans son intégrité, que Dieu « l'engendre dans son Fils
unique pour que nous soyons aussi le même Fils. Mais tout en
engendrant il demeure en lui-même, mais tout en demeurant lui-
même, il engendre et se manifeste » (3). Ainsi se trouve déterminé

(1) T, 158.
(2) ID., 190 : <T Si l'âme habitait au-dedans d'elle-même, dit encore Eckhart,
le monde entier lui serait présent » (ID., 203).
(3) ID., 231-232, souligné par nous.
3 84 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

à la fois dans son caractère phénoménologique et dans sa structure ce


qui constitue l'œuvre interne de l'absolu en son accomplissement
originel. Celle-ci, en raison d'un tel caractère, se laisse comprendre
comme l'essence même du Logos. « Qu'est-ce que la Parole de Dieu,
dit Eckhart, c'est opération de Dieu (i). » Pareille œuvre, conformé-
ment à sa structure, à la structure de cette opération qui constitue
l'essence du Logos, détermine celui-ci dans son identité avec elle.
Tel est le fondement ontologique structurel qui préside à l'établis-
sement des rapports existant entre Dieu et son Verbe, entre le Père et
le Fils. Commentant la parole de saint Jean selon laquelle « le Verbe
était en Dieu », Eckhart ajoute : « Il lui était absolument égal, il
était en lui sans médiation, ni plus bas, ni plus haut, mais égal (2). »
En quel sens rigoureux et radical ces propositions doivent s'entendre,
Eckhart prend soin de nous l'indiquer quand, dans un autre passage,
ontologiquement plus explicite, il rejette comme appartenant encore,
dans sa référence à « l'archétype éternel », au plan de la transcendance, le
concept de l'égalité qui, comme tel, se révèle finalement impropre à
caractériser les rapports du Fils et du Père : « dans l'archétype...
le Fils est égal au Père. Mais dans l'Essence où ils sont un, ils ne
sont même plus « égaux », car l'égalité suppose déjà la différence » (3).
C'est avec cette signification ontologique ultime, comme radica-
lement exclusive de tout rapport de transcendance, que doit s'entendre
l'unité, affirmée par Eckhart, du Père et du Fils, de l'essence et du
Verbe. C'est pourquoi une telle unité n'a, malgré l'apparence, rien
à voir avec celle que, par exemple, le jeune Hegel reconnaîtra entre
Jésus et Dieu et dont il affirmera, à l'encontre de la mentalité juive,
l'existence. Entre Jésus et son Père, c'est-à-dire aussi bien entre
l'homme et Dieu, il n'y a selon lui, au-delà des déterminations figées

(1) T, 203.
(2) I D . , 148.
(3) ID., 249, souligné par nous.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 417

de l'entendement qui sépare irréductiblement deux natures, que


l'homogénéité de la vie (1). Ce n'est pas la structure interne de celle-ci
comprise comme révélation et précisément comme Logos qu'il prétend carac-
tériser. Ce dernier ne surgira au contraire dans l'effectivité de la
manifestation qui constitue son essence même que sur le fond en lui,
non de l'unité, mais précisément de la différence, et par la médiation
de celle-ci. C'est pourquoi « il est le Verbe qui, prononcé, laisse
aliéné et vide celui qui le prononce, mais est entendu non moins
immédiatement » (2), dans cette aliénation même. Que l'être-entendu
du Verbe, c'est-à-dire le Verbe lui-même, l'être-entendu de l'essence, ne
soit pas l'être-aliéné de celle-ci mais sa réalité, l'essence elle-même dans l'acte
originaire par lequel elle accomplit la révélation, prononce le Verbe et
l'écoute, c'est ce qu'affirme inconditionnellement la simplicité du langage
essentiel : « ce qui écoute et ce qui est entendu estjustement même chose dans la
Parole éternelle » (3). Parce que ce qui est entendu dans la Parole de l'essence
est l'essence qui prononce la parole, qui accomplit l'ctuvre de la mani-
festation, c'est celle-ci, l'essence qui accomplit cette ouvre, qui se manifeste
en elle : « tout ce qu'enseigne le Père éternel, dit Eckhart, c'est son Essence,
sa Nature et sa totale Déité ». Ce qui se manifeste cependant, l'être-
entendu comme tel, c'est le Verbe. En celui-ci donc se manifeste tout ce qui
se manifeste, l'essence qui accomplit l'œuvre de la manifestation, le Père.
Cela aussi est contenu dans la simplicité de la parole essentielle et c'est
pourquoi Eckhart ajoute : « Il nous révèle tout ensemble dans son Fils
unique. »
La signification ontologique ultime de la théorie du Logos, la
détermination de l'essence de la révélation effective à partir de l'unité
et comme constituée par elle, Eckhart les a exprimées rigoureusement
avec la distinction des trois Verbes. Indépendante de la manifesta-

(1) Iyà-dessus, cf. CD, 84-85, 87, 89.


(2) PhE, II, 274.
(3) T, 176, souligné par nous.
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

tion qui s'accomplit hors de moi ou en moi mais toujours dans la


représentation, dans un monde, se tient en elle, dans l'unité, l'essence
originaire du Logos, le fondement de toute Raison. « Il est un Verbe
qui a été prononcé, dit Eckhart, par exemple : ange, homme ou une
créature quelconque. Mais il est un autre Verbe qui est pensé mais
demeure inexprimé ; celui-là, je le recueille en moi à ce niveau précis
où la représentation est encore possible. Mais il est encore un troisième
Verbe, qui reste impensé et inexprimé et ne sort jamais mais demeure
éternellement dans celui qui le dit; il est toujours saisi comme sur le
point de sortir et il demeure néanmoins dans le Père. La raison dirige,
opère toujours au-dedans. Plus une chose est fine et spirituelle, plus
fortement elle opère au-dedans. Ainsi plus forte et plus fine est la
raison, plus intérieur aussi est pour elle l'objet connu et plus étroite
devient son union avec lui..., même la béatitude de Dieu repose
sur l'opération interne de la raison là où le Verbe éternel demeure
en lui-même (i). »
L'interprétation ontologique ultime, à laquelle Eckhart s'est
élevé, de la structure interne de l'immanence comme constitutive
de l'essence du Logos, demande encore pour s'accomplir : i ° que
l'élaboration de cette structure soit poussée plus avant de manière
à rendre apparente la totalité de ses caractères ontologiques en même
temps que l'unité significative fondamentale qu'ils lui prescrivent;
2° que deviennent intelligibles les raisons pour lesquelles cette struc-
ture constitutive de l'essence du Logos n'a précisément jamais été
comprise comme telle, pour lesquelles, en d'autres termes, se dissimule,
et cela d'une manière essentielle, la révélation elle-même dans
l'effectivité de son accomplissement originaire; 30 que soit montré
enfin et déterminé sans équivoque ce qui constitue, au sein même
de l'acte par lequel elle se « dissimule », le contenu phénoménologique
positif, l'effectivité de cette révélation.

(1) T, 164, souligné par nous.


LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 419

§ 4 1 . IMMANENCE ET SITUATION ABSOLUE 04-11-2018

L'élaboration de l'immanence dans sa structure interne a rendu


manifeste en elle la fin d'un pouvoir. A la lumière de l'idée de cette
fin, l'immanence se laisse comprendre comme essentiellement affectée
par quelque chose comme une impuissance, par une impossibilité.
Celle-ci ne saurait demeurer toutefois dans l'indétermination qui
appartient à la généralité de son concept. Elle ne concerne pas,
conformément au sens habituel de ce dernier, la simple privation du
pouvoir de faire quelque chose, c'est-à-dire d'une possibilité qui
s'enracine originellement, de par sa direction, dans la sphère irréelle
de l'altérité. C'est à l'égard de soi que l'essence se révèle foncièrement
impuissante, c'est la relation de l'être avec soi, non avec autre chose,
que le concept de l'impossibilité vient déterminer. Quelle sorte
d'impossibilité affecte l'être lui-même dans sa relation originelle
à soi, c'est-à-dire dans son essence, devient transparent si, d'autre
part, la possibilité désigne, conformément à la signification spéci-
fique qui à été reconnue à la liberté dans le cadre de ces recherches,
le dépassement. L'impossibilité qui détermine la relation originelle
de l'être avec soi signifie, dès lors, non pas simplement et en général
l'impossibilité du dépassement mais, pour l'être, l'impossibilité de se
dépasser soi-même.
Celle-ci se laisse entendre à son tour de deux manières, et tout
d'abord comme impossibilité de « sortir de soi ». Pareille « sortie » ne
désigne habituellement rien d'autre, cependant, que la transcendance
et, comme acte de sortir « hors de soi », le surgissement de l'altérité
précisément, la relation à l'autre. Que l'impossibilité de se dépasser
soi-même, ainsi ramenée à la simple impossibilité d'un dépassement en
général, soit susceptible, comme telle, de caractériser la relation de
l'être avec soi, cela ne se peut que d'une manière purement négative,
par la simple exclusion, hors de la structure de cette relation même,
de l'altérité. La relation de l'être avec soi, considérée en elle-même et
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

non d'une manière extérieure à partir de sa pure opposition à la


relation d'altérité, ne peut trouver la condition nécessaire à une
détermination de ce qui constitue proprement sa nature que pour
autant que l'être se donne à lui-même, en tant que soi, comme le
terme de cette relation. C'est donc par rapport au soi de l'être que
doit être entendue, non pas sans doute le dépassement, mais précisé-
ment l'impossibilité de celui-ci ou, si l'on préfère, son essence.
Ainsi se découvre la seconde manière d'entendre l'impossibilité
pour l'être de se dépasser soi-même, celle conformément à laquelle
ce dernier constitue lui-même, en tant que « soi », le terme d'une
relation qui peut se trouver déterminée alors, et cela d'une façon
essentielle, comme « relation de l'être avec soi ». Que dans cette
essentielle relation avec soi l'être ne puisse se dépasser, veut dire :
en raison de ce qu'il est et qui le détermine dans sa structure interne
comme l'être précisément qui est ce qu'il est, il ne peut se séparer de
lui-même, se retirer de soi, revenir en deçà de ce qu'il est, ouvrir
enfin une dimension de repli à la faveur de laquelle il lui serait
loisible justement de s'échapper, de se détacher de soi, de s'arracher
à soi-même et à son essence. Ainsi se trouve déterminée, en ce qui
concerne sa relation à soi, l'impossibilité pour l'être de se dépasser
comme impossibilité pour lui de se séparer de ce qui constitue son
être propre, de telle manière que cette impossibilité ne prend pas seule-
ment forme et sens dans sa référence explicite à la relation de l'être à soi
mais constitue encore elle-même le soi de l'être, la possibilité fondamentale
et ultime pour que se concrétise en lui quelque chose comme une ipséité.
Mais cette dernière remarque est prématurée. Il suffit que soit
montrée ici la nécessité pour l'interprétation de l'être à partir de
l'impossibilité du dépassement, de se maintenir dans la direction
originelle prescrite par la question de la relation à soi à l'intérieur
de laquelle seulement le phénomène de cette impossibilité est suscep-
tible de recevoir son sens positif. Cependant, on l'a vu, la relation
de l'être à soi n'est pas telle, essentiellement déterminée par l'impos-
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 421

sibilité pour lui de se séparer de soi dans le dépassement, parce que


celui-ci, c'est-à-dire l'essence de la transcendance, en est princi-
piellement absent, c'est bien au contraire la positivité interne de
cette relation originelle qui fait apparaître en elle l'exclusion comme
ce qui en résulte. Ce que signifie l'impossibilité apparaît donc finalement
comme ne pouvant se comprendre qu'à partir de cette positivité de la relation
originelle de l'être avec soi et de ce qui la fonde, à partir de la cohérence de
l'essence dans l'unité originaire qui lui appartient et la constitue. Impossi-
bilité veut dire par conséquent, unité, nécessité de cette unité, lien,
lien qui ne peut être délié et, en ce sens précisément, « impossi-
bilité ». Parce que l'impossibilité pour l'être de se dépasser résulte
de la force avec laquelle il cohère originairement avec soi dans
l'unité primordiale, c'est celle-ci, la structure interne de l'essence,
qui est ici pensée par la problématique, et qu'elle le soit à la lumière
du concept de l'impossibilité atteste précisément le caractère à la fois
ultime et originel, insurmontable et indépassable, de cette unité et la
détermine ainsi dans sa positivité ontologique spécifique et dans ce
qu'elle est. C'est une même compréhension qui s'institue à travers
ces déterminations positives ou négatives, et l'impossibilité pour l'être
de se dépasser lui-même, de se retirer en deçà de son être et de lui
échapper, signifie identiquement son attachement irrémissible à soi,
le caractère irréductible du lien qui l'enchaîne à lui-même dans la
relation originelle qui le constitue.
Où conduit cependant la détermination de l'être à la lumière
du concept de l'impossibilité si elle n'est pas la simple répétition
par l'analyse éidétique des caractères ontologiques fondamentaux
qui constituent la structure interne de l'essence comme immanence ?
En quoi, plus exactement, une telle répétition se montre-t-elle
féconde ? Comment manifeste-t-elle sa nécessité ? Qu'est-ce donc
que cela, être lié et rivé à soi-même par l'attachement irrémissible
à soi de ce qui constitue soi-même, dans l'unité originaire, son propre
contenu et s'identifie avec lui ? L'évidence du progrès réalisé dans la
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

répétition des déterminations ontologiques structurelles de l'essence


qui a été comprise comme celle de l'immanence se tient alors devant
nous : ce qui, conformément au lien originel qui l'attache à lui-même, ne
peut ni se couper de soi ni survoler son être, ce qui n'est pas susceptible de se
contempler de l'extérieur, ni de prendre à aucun moment vis-à-vis de soi un
libre point de vue, c'est ce qui est situé. La détermination ontologique structu-
relle de l'immanence fournit son fondement transcendantal au concept de
situation qui, comme tel, comme essentiellement déterminé par ce qui dans
l'être constitue sa structure interne et son fondement, est, en ce sens ultime et
« fondamental », un concept ontologique.
Des déterminations telles que « impossibilité de survoler son
être propre et de le considérer de l'extérieur », « impossibilité »,
précisément, « de se trouver placé à l'extérieur de soi et, par suite,
de prendre sur soi un point de vue extérieur », « impossibilité »,
enfin, « de se couper de soi, de se retirer en deçà de son être et, en
quelque sorte, de s'en défaire », appartiennent sans doute à l'être-en-
situation et le définissent habituellement aux yeux de la conscience
précritique comme devant la réflexion. Celle-ci a tenté d'exprimer
philosophiquement ces diverses impossibilités de diverses manières
qui ne sauraient trouver dans le cadre de cette analyse leur exposé
ni même un simple rappel. Qu'il suffise d'indiquer ici, à titre d'exem-
ples, la critique générale dirigée plus spécialement contre la philo-
sophie classique et concernant la prétention de parvenir à une vérité
absolue, c'est-à-dire à une vérité qui ne serait solidaire d'aucun
point de vue particulier et ne trouverait point en celui-ci la condition
de son développement nécessairement progressif dans l'obtention
de l'universalité, — l'idée que cette dernière ne peut s'accomplir
et se comprendre que comme le surgissement d'une signification
nouvelle à partir des significations préexistantes qui déterminent
l'existence-en-situation, — l'affirmation du caractère insurmontable
et insuppressible de celle-ci et le rejet corrélatif d'un quelconque
« point de vue de Sirius », c'est-à-dire de la possibilité précisément de
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 423

surmonter cette situation et le point de vue qui lui appartient et la


constitue, — la mise en évidence, enfin, du caractère insubstituable
et « unique » de chaque situation et de chaque existence, et de ce qui
en résulte chaque fois pour cette dernière, la nécessité de n'atteindre
les autres que latéralement, à partir de soi et à l'intérieur de son
point de vue propre, l'impossibilité de dominer jamais l'ensemble des
situations possibles ni de le vivre précisément comme un ensemble
de possibilités parmi lesquelles il lui serait loisible de chosir comme
d'en haut et dans la transparence d'une sorte d'intelligibilité totale
celle qu'elle préfère et qui lui convient.
En toutes ces thèses, à leur racine et comme ce qu'elles formu-
lent, se trouvent les déterminations qui ont été reconnues être celles
de l'être-en-situation et, plus avant, une même impossibilité qui leur
confère leur unité aperçue ou cachée. Aussi longtemps, toutefois,
que l'origine ontologique de cette impossibilité n'a pas été elle-même
dévoilée, les déterminations qui l'expriment et leur unité présomptive
demeurent incertaines à l'égard d'elles-mêmes et de leur fondement.
Dans une telle incertitude qui signifie la non-aperception du lien originel
qui les unit à l'être en tant qu'elles constituent elles-mêmes sa structure et lui
appartiennent, de telles déterminationsflottenten l'air, se donnent comme
extrinsèques par rapport à lui. L'être-en-situation devient quelque chose
de contingent par rapport à l'être et, bien plus, cette contingence est
comprise comme celle de la situation. Les déterminations qui expri-
ment celle-ci et la constituent viennent donc s'ajouter d'une manière
synthétique à ce qui originellement ne les contient pas. Cet apport
synthétique d'un ensemble de déterminations extrinsèques était
déjà visible dans la philosophie classique du corps. Que signifie
l'intervention de celui-ci, en effet, dans la problématique de la vérité
et de l'existence, sinon qu'un tel apport se donne comme respon-
sable de la limitation qui vient affecter l'être d'une manière décisive
encore que totalement mystérieuse. L'idée même de limitation ne
peut se comprendre qu'à partir de la présupposition, explicite
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

ou non, d'une intervention extérieure à l'originel et qui le contraint.


C'est pourquoi la persistance de cette idée et son maintien à l'inté-
rieur des philosophies qui prétendent déterminer le concept de
situation à partir de l'élément ontologique lui-même et de son
essence, rend suspecte leur tentative et, plus encore, le résultat dont
elles croient s'être assuré. Car, s'il s'accomplit effectivement à partir
d'un tel élément et en lui, le surgissement originel de la situation
n'implique aucune idée de limite ou de contrainte imposée à l'être
mais signifie au contraire, en ce qui concerne celui-ci, sa propre
expansion et la libération de son essence.
La détermination de l'essence de la situation à partir de l'être
ne peut en tout cas être affirmée simplement, elle doit se reconnaître
à ceci : la nature des déterminations qui caractérisent ensemble l'être-en-
situation est identiquement celle de l'être lui-même, de telle manière que
sa mise en évidence rend compte de l'impossibilité qu'elles expriment toutes
également et qui constitue leur essence en même temps qu'elle fonde leur
unité. A quelle condition cependant la nature de l'être rend-elle
compte de l'impossibilité exprimée dans les déterminations de l'être-
en-situation ? A la condition d'être déterminée elle-même par cette impossi-
bilité, par l'impossibilité pour l'être de se dépasser soi-même. La préten-
tion d'assigner une origine transcendantale au concept de situation dans sa
détermination à partir de la structure interne de l'élément ontologique pur
présuppose la constitution de cette structure comme immanence et sa mise
à découvert par la problématique. Le travail de celle-ci permet seul en
fin de compte que soient reliés dans l'unité originaire et fondamen-
tale de l'essence, au lieu d'être laissés à leur liberté, les caractères sous
lesquels se trouve habituellement pensé l'être-en-situation, et la
poursuite de ce travail dans la direction prescrite par un tel résultat
se donne nécessairement, dès lors, comme déterminant conjoin-
tement immanence et situation et comme l'approfondissement de
leurs concepts corrélatifs : parce qu'elle enferme en elle, comme étant
précisément les siennes, les déterminations ontologiques structurelles qui
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 425

déterminent l'essence de la situation, l'immanence ne fonde pas seulement


celle-ci, elle reçoit d'elle en retour, et de l'élucidation thématique de son
concept, une lumière accrue sur ce qui constitue en elle sa nature la plus intime
et la plus essentielle.
A la lumière de ce qui constitue dans l'immanence sa nature la
plus intime et la plus essentielle, c'est-à-direfinalementl'essence de la
non-liberté où l'impossibilité pour l'être de se dépasser soi-même trouve son
origine ontologique ultime et, par suite, le concept de situation, son
fondement radical et dernier, celle-ci ne reçoit pas seulement la déter-
mination positive d'être l'insurmontable et l'irrémissible attachement
à soi de l'être et, comme telle, de s'identifier à lui, elle manifeste
encore en cela une détermination négative qui, pour être telle, n'en
est pas moins décisive en ce qui concerne le problème de son éluci-
dation par la pensée philosophique et l'effort de celle-ci pour le
résoudre. En tant qu'il trouve son fondement dans l'essence où réside
originellement l'impossibilité qui le détermine, le concept de situation ne
se révèle pas seulement étranger à l'idée de la liberté, il manifeste à l'égard
de celle-ci et de ce qu'elle rend chaque fois possible une incompatibilité d'ordre
éidétique. Conformément à celle-ci, il apparaît que c'est précisément
parce que la liberté est exclue de la structure qui détermine sa réalité
que l'être en tant que tel est situé. Dans la liberté réside cependant
l'origine du monde et, avec le surgissement de celui-ci, la possibilité
de prendre attitude. Les diverses modalités selon lesquelles une telle
possibilité se réalise indiquent chaque fois, à l'intérieur du monde et
dans le milieu ouvert par lui, ce qu'il en est de l'acte de se rapporter à
et s'expriment dans un comportement effectif tel que « accepter » ou
« refuser », « choisir », « prendre sur soi », « souffrir », « assumer », etc.
A chacun de ces comportements correspond une « vue », non théo-
rique, mais liée en lui à ce qui le rend possible, et sur cette vue
se fonde à son tour la possibilité de prendre un point de vue. Celle-ci
ne s'accomplit pas non plus, originellement, d'une manière théorique
mais précisément sous la forme de ces comportements où se déter-
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

mine la tonalité affective de l'existence. Que de tels comportements ne


soient possibles que par la liberté et liés à elle, rendprincipiellement absurde
l'idée de leur intervention à l'intérieur de la sphère originelle d'existence où
s*historialise et prend forme quelque chose comme la possibilité ontologique
concrète d'une situation et d'un être-en-situation : celle-ci est précisément ce
qui ne peut être choisi, ce qu'on ne peut « accepter » ou « refuser ».
Aux dissertations interminables et habituellement pathétiques
qui prescrivent justement cette nécessaire « acceptation » par l'homme
d'une situation qu'on donne en même temps, toutefois, comme le
produit de sa liberté, l'analyse éidétique oppose l'évidence de ses
résultats. Encore cette impossibilité de choisir, inscrite dans l'essence
de la situation comme ce qui la détermine, ne doit-elle nullement être
comprise comme s'il s'agissait d'une limite imposée à la liberté et
rencontrée par elle dans l'exercice de son pouvoir. C'est pourquoi la
discussion ne vise pas l'impossibilité, universellement admise et
acceptée comme allant de soi, de refuser une situation, mais bien
celle, non moins généralement refusée, de l'accepter. Ces deux
impossibilités pourtant n'en font qu'une, l'impossibilité originelle où se trouve
l'essence de prendre attitude à l'égard de soi, l'impossibilité de la liberté
comme impossibilité constituée, non par celle-ci, mais par son essence,
comme impossibilité non constituée. Qu'elle ne soit pas constituée et ne
puisse l'être, désigne l'impossibilité qui détermine l'essence de la
situation comme radicalement étrangère à ce qui relève de la liberté,
à la possibilité d'un comportement quelconque en général. C'est
pourquoi une telle impossibilité n'est pas elle-même un comporte-
ment et ne prend pas non plus naissance en lui, elle est plutôt le non-
comportement et, manifestant en cela la force insurmontable de ce
qui situe originellement, de ce qui situe ce comportement lui-même,
l'essence de la non-liberté.
Car la détermination ontologique originelle du concept de situation dans
son opposition radicale à la liberté concerne justement et d'abord la liberté
elle-même. Celle-ci ne peut accomplir son œuvre, être le libre dépasse-
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 427

ment qui s'avance vers un monde que pour autant qu'elle demeure
en elle et s'y maintient comme ce qu'elle est. Demeurant en elle et
s'y maintenant, c'est comme telle, comme ce qu'elle est chaque fois
et a à être, qu'elle existe et peut être le libre dépassement qu'elle est.
La transcendance a un soi, elle est la transcendance de son soi. C'est à partir
de celui-ci seulement et comme celui-ci qu'elle existe, de telle manière que ce soi
n'est jamais ce qu'elle transcende, mais ce qui transcende, ce qu'elle est et a à
être pour être ce qu'elle est. Comment la transcendance a-t-elle, comme
cela même qu'elle ne transcende jamais, un « soi » ? Comment
se maintient-elle à l'intérieur de son propre dépassement pour être
celui-ci et avoir à l'être ? Avec la libération de ce qui, dans l'essence,
constitue sa structure interne, la problématique ne donne pas seule-
ment une réponse à ces questions fondamentales, elle dit, plus avant,
ce qu'il en est de ce soi de la transcendance et ce que signifie pour elle
« être comme ce qu'elle est et a à être ». De telles déterminations
demeurent obscures et en fait non comprises aussi longtemps que
la pensée est tentée de les interpréter à partir du dépassement, c'est-
à-dire de la transcendance elle-même. Qu'expriment-elles d'autre
alors, en effet, que la simple tautologie, mais d'une manière bizarre
et inutilement compliquée ? Ou bien la transcendance ne se donne-
t-elle pas en elles, en l'absence de tout autre fondement, comme la
seule origine à partir de laquelle elle a, précisément, à être ce qu'elle
est et, comme telle, à assumer, dans ce qui constitue alors son délais-
sement le plus insurmontable, le mode d'existence qui est chaque
fois le sien ? Ou bien encore et au contraire, la détermination ontologique
fondamentale de la transcendance à partir de l'être-soi et comme être-laissè-
à-soi vient-elle, non de celle-ci, mais précisément de ce qui la laisse invinci-
blement à elle-même dans l'impossibilité pour elle de se dépasser ? A partir
de cette impossibilité seulement, et de l'essence qui la contient,
s'entendent et s'éclairent, dans leur opposition radicale à celles de la
tautologie, les déterminations ontologiques structurelles qui vouent
la transcendance à l'existence qui est la sienne et font l'être-laissé-
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

à-soi du dépassement pour être ce dépassement qu'il est. En même


temps est levée l'équivoque qui concerne, dans la philosophie de la
transcendance, l'être de celle-ci en tant précisément qu'elle « a à
l'être », équivoque qui subsiste au contraire aussi longtemps que
l'origine d'une telle détermination et de la prescription par elle
adressée à la liberté n'a pas été elle-même tirée au clair. Que celle-ci
ait à être ce qu'elle est, ne vient pas d'elle mais de son anti-essence fonda-
mentale. Dans l'essence de cette anti-essence réside, en même temps que
l'impossibilité pour la liberté de se dépasser, impossibilité qui la livre à
elle-même, ce qui en résulte, l'être-en-situation de la transcendance et de ce
qu'elle produit.
C'est là, en effet, ce que signifie pour la transcendance, avoir un
soi, être la transcendance de son soi. La transcendance n'est pas ce qu'elle
est, livrée à elle-même, sur le fond de sa propre essence, dans son abandon à
elle-même, c'est comme déterminée indépendamment d'elle, au contraire,
et par ce qui constitue précisément son anti-essence, qu'elle est telle et revît
encore dans cette détermination les caractères ontologiques ultimes qui la
définissent comme ce qu'elle est, l'être-soi de ce qui ne peut se séparer de soi,
l'être-situé de ce qui, dans cette unité constitutive du soi, ne peut se dépasser
soi-même ni échapper à sa « condition ». Ne pouvant échapper à sa
condition ni congédier celle-ci, le dépassement est, pour cette raison
seulement, ce qu'il est : c'est sur le fond en lui de son anti-essence qu'il
réalise son essence. Qu'il réalise son essence, cela ne veut pas dire
simplement : il s'accomplit selon une certaine structure qui est juste-
ment la sienne, la structure de la transcendance, cela veut dire : il
s'accomplit de telle manière qu'à aucun moment il ne peut reprendre ce qu'il
accomplit, son dépassement et ce qu'il produit, l'éloignement et
l'être-éloigné, — à aucun moment il ne peut le reprendre ni échapper
à sa loi, à cette loi qui est la sienne, qui est son essence, parce qu'il se
situe à l'intérieur de celle-ci, à l'intérieur de ce dépassement qui toujours
éloigne ce qu'il ne peut jamais rejoindre. Qu'il soit ce dépassement
qui toujours éloigne ce qu'il ne peut jamais rejoindre, cela ne se peut
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 429

donc, en fin de compte, que parce qu'il est toujours le dépassement


et ne peut jamais lui échapper. Avec la mise en lumière de ce qui
constitue le fondement ultime de ce « jamais » et de ce « toujours »,
la problématique se donne les éléments transcendantaux à partir
desquels devient intelligible quelque chose comme le caractère indé-
passable du dépassement. Un tel caractère, non le dépassement, constitue
l'être-situé en général, l'étre-situé du dépassement lui-même par conséquent.
C'est seulement parce que comme être-situé il est constitué par un tel caractère
que le dépassement se donne précisément et se laisse entendre comme ce qui
ne peut être dépassé. Voilà pourquoi « le Dasein ne peut vaincre son
éloignement du Zuhanden », non seulement parce que, comme le dit
Heidegger, « il est essentiellement éloignement, c'est-à-dire spa-
tial » (1), mais pour cette raison plus ultime, et explicitée par la pro-
blématique, qu'il réalise en lui l'essence de son éloignement, — parce
que, sur le fond en elle de son anti-essence, la transcendance ne peut être
transcendée.
Qu'elle ne puisse être transcendée, c'est-à-dire aussi bien qu'on
ne puisse lui échapper ni se soustraire à son action, détermine la
transcendance comme ce dont l'œuvre s'accomplit toujours, le
surgissement de l'extériorité comme le destin irrévocable de l'être.
Dans un tel surgissement prennent forme cependant et s'historialisent
la possibilité et l'effectivité d'une vue et d'un point de vue. C'est le
caractère irrévocable de celui-ci, par conséquent, qui se trouve
prescrit par la transcendance en tant qu'elle ne peut être trans-
cendée, en tant qu'elle est située. La détermination ontologique
originaire de l'être-en-situation n'a-t-elle pas fait apparaître cepen-
dant comme constitutive de son essence et de sa possibilité, non pas
le surgissement d'une vue précisément ni le développement et la
persistance en elle d'un point de vue, mais, bien au contraire, l'impos-
sibilité de celui-ci ? L'impossibilité de prendre un point de vue,

(r) SZ, 108.


3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

l'impossibilité originelle pour l'être de se rapporter à soi, à l'intérieur


d'un comportement et par lui, prennent-elles place dans l'essence et
peuvent-elles le faire si celle-ci se laisse déterminer d'autre part, et
cela précisément en tant que située, comme l'accomplissement inlas-
sable et insurmontable de l'extériorité ? Ou bien le caractère inlas-
sable et insurmontable de cet accomplissement ne résulte-t-il pas de
l'impossibilité pour celui-ci de prendre attitude à l'égard de soi ?
Bien plus, ne lui est-il pas identique ? Ici s'ordonnent et s'organisent
entre elles les déterminations ontologiques de structure à partir
desquelles la problématique se trouve contrainte de penser ce qui
constitue l'essence d'une situation et l'être-situé en général : insurmon-
tabilitê du point de vue et impossibilité d'en prendre un sont solidaires
et déterminées entre elles comme la transcendance et l'immanence. Ou plus
exactement, si l'insurmontabilité est comme telle l'impossibilité de prendre
un point de vue, elle n'advient à celui-ci comme son caractère le plus propre que
pour autant qu'il se montre lui-même capable de manifester en lui une telle
impossibilité, c'est-à-dire sa propre négation, pour autant que la transcen-
dance se laisse déterminer dans son essence comme immanence.
Les déterminations ontologiques qui appartiennent à l'être-en-
situation peuvent paraître singulières ou contradictoires à la conscience
naïve, voire philosophique, elles alimentent pourtant les représen-
tations par lesquelles celle-ci tente spontanément de se rendre
accessible ce qui constitue sa propre situation. C'est ainsi que
cette dernière se trouve souvent interprétée et comprise à partir de
l'idée d'un centre, lequel détermine une perspective et, empêchant
celle-ci de se confondre avec toutes les autres, fait justement qu'elle
est située. Dans cette représentation d'un centre qui vient spécifier
chaque fois perspectives et points de vue, se fait jour aussi l'idée de
l'impossibilité comme essentielle justement à cette spécification et la
constituant. Une telle impossibilité est celle, pour le point de vue, de
se changer. C'est sur le fond en lui de cette impossibilité que celui-ci
(pour autant qu'il désigne, non une simple façon de voir, mais
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 431

l'existence elle-même ) n'est pas susceptible précisément de s'échanger


avec d'autres, se donne comme « unique » et « irréductible ». En quoi
consiste, toutefois, pareille impossibilité et comment advient-elle
comme son caractère le plus propre à ce que nous appelons chaque
fois une « perspective », un « point de vue » ? Ceux-ci ne sont tels,
incapables de se changer et, par suite, de s'échanger, que pour autant
qu'ils se développent à partir d'un « pointfixe», à partir d'un « centre ».
Mais comment comprendre à son tour la « fixité » de ce « point »
à partir duquel se développe la perspective, fixité qui le détermine
précisément comme le « centre » ? Un point est dit fixe quand il ne
peut se déplacer dans l'espace ni occuper à l'intérieur de celui-ci une
autre position que la sienne, quand il ne peut s'en aller à l'extérieur
de soi. Bien qu'elle ne puisse se comprendre que dans sa relation essentielle à
l'extériorité, l'idée de centre se définit par la négation de celle-ci et de ce qui
la produit. Ainsi le point qui sert de centre par exemple à un cercle
se donne-t-il immédiatement comme impliquant par nécessité autour
de lui l'existence d'un espace, essentiellement orienté par rapport à
lui, mais, non moins immédiatement, comme ce qui nie cet espace,
cet « autour » auquel, en tant que centre, il n'appartient jamais. Le
centre représente dans l'extériorité ce qui la nie. Mais l'extériorité de
l'espace présuppose l'extériorité pure et la représente à son tour, sa négation
doit s'entendre comme elle en un sens transcendantal. Les structures ontolo-
giques ultimes qui donnent sa forme et son sens à la représentation
habituelle des caractères de l'être-en-situation se découvrent alors
avec évidence à la problématique : comme représentation dans l'extériorité
de l'espace de ce qui la nie, elle est celle, par la conscience naïve, de l'immanence.
La détermination ontologique originaire de l'essence de la
situation comme immanence renvoie inévitablement l'analyse à une
considération d'ordre historique. C'est dans la philosophie contem-
poraine de l'existence, en effet, que, pour la première fois sans doute,
et cela en relation avec le souci de saisir celle-ci dans son caractère
concret, le concept de situation se trouve élucidé pour lui-même et
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

constitue à ce titre le thème explicite de la problématique. Qu'une


telle philosophie se développe exclusivement à l'intérieur du champ
ouvert par l'idée de la transcendance et demeure au contraire aveugle
sur ce qui constitue la possibilité dernière de celle-ci, c'est-à-dire aussi
bien l'essence qui la détermine comme originellement située, rend visible
déjà et en même temps inévitable l'échec auquel elle se prépare. La
mise en évidence de ce dernier, sa compréhension à partir du motif
profond qui le détermine constituent du même coup, à l'égard
des thèses ici avancées par la problématique, une vérification et, si
celle-ci en est véritablement une, une répétition de leur contenu
ontologique essentiel,

§ 4 2 . L A DÉTERMINATION ONTOLOGIQUE D E L'ESSENCE DE LA SITUATION


COMME IMMANENCE ET L'AMBIGUÏTÉ FONCIERE D E LA « N L C H T I G K E I T »

Dès qu'il fait le thème explicite d'une problématique, le concept


de situation se laisse entendre dans sa signification ontologique pure.
La compréhension de celle-ci implique le rejet du réalisme qui confie
à l'étant et considère comme lui appartenant le caractère en vertu duquel il
se montre toujours dans une certaine situation. Il est vrai que la phénomé-
nologie de la perception naïve manifeste sans tarder les hésitations de
celle-ci dans le mouvement par lequel elle se trouve inévitablement
renvoyée, dès qu'elle s'interroge sur ce qui fait la situation d'un
objet, hors de celui-ci. Ainsi voyait-on déjà Aristote renoncer à
saisir l'essence du lieu à l'intérieur de la chose pour la penser au
contraire comme sa limite. Être situé implique en effet une relation
entre ce qui est situé et un milieu à l'intérieur duquel précisément
il se situe, milieu qui est compris généralement comme l'espace. Être
situé veut donc dire se trouver dans l'espace, occuper une certaine
position à l'intérieur de celui-ci. Mais l'espace n'est pas indifférent,
n'est pas d'abord un espace objectif. La détermination objective de
l'espace et des positions qu'il renferme implique une modification
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 433

ie la préoccupation ambiante et la transformation de la vue qu'elle


:omporte dans celle du découvrir théorique. La situation n'est
Das primitivement celle des réalités données mais des outils, comme
:elle elle se réfère nécessairement au Souci. Celui-ci, conformément à
:e dont il se soucie, détermine chaque fois une situation, c'est lui qui
< décide de la proximité... de l'ustensile... dans le monde ambiant » ( 1).
Décidant de la proximité de ce dont il se soucie, c'est de sa propre
situation qu'il décide du même coup. « Mon corps, dit M. Merleau-
Ponty, est là où il y a quelque chose à faire (2). » Ainsi l'existence se
:omprend-elle à partir de ce qu'elle projette, de telle manière que, se
zomprenant de la sorte, elle détermine aussi en cela sa situation.
La détermination existentielle du concept de situation n'a cependant rien
l'originel, précisément elle trahit son indigence dès qu'on approche ce qui fait
"origine de toute situation. Pareille origine se découvre dans l'angoisse.
En celle-ci ce qui formait chaque fois l'objet de la préoccupation
îombre dans l'indifférence tandis que se révèle le néant du monde.
( Le monde ainsi ouvert ne peut plus libérer l'étant que dans le
•aractère de la non-situation. » Ne se préoccupant plus de l'étant qui
Dour elle ne veut plus rien dire, la préoccupation ne saurait désormais
ie comprendre à partir de lui, elle « ne trouve rien à partir de quoi elle
Dourrait se comprendre » (3). L'effondrement du concept existentiel
le la situation nous met cependant en présence de son fondement
ontologique. Le monde qui se montre dans l'angoisse ne manifeste
Das seulement en elle le caractère absurde de la préoccupation quoti-
dienne, comme monde et comme être-dans-ie-monde il la rend
chaque fois possible. Loin de se trouver résolu par la considération
ie ce qui détermine une situation au point de vue existentiel, le
Droblème de celle-ci se concentre au contraire sur la condition de

(1) SZ, 107.


(2) PhP, 289.
(3) SZ, 343.
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

possibilité d'une telle détermination, sur le monde et l'être-dans-le-


monde comme tels.
Que veut dire cependant, pour le problème de la situation, se
concentrer sur le monde et sur l'être-dans-le-monde ? La prise en
considération de ces derniers, telle que la nécessité s'en trouve
établie par la problématique, les dêsigne-t-elle comme l'origine
ultime du concept de situation, comme le pouvoir même qui situe
originellement et à partir duquel toute situation doit se comprendre
comme n'étant possible que par lui ? Disposant autour d'elle un
monde, la transcendance ouvre la place et éloigne les régions à l'inté-
rieur desquelles elle laisse chaque fois arriver ce à partir de quoi
elle se comprend et se situe elle-même. Le monde à partir duquel
et dans lequel est susceptible de s'instituer quelque chose comme
une situation ne flotte pas librement en l'air, toutefois, dans l'indé-
termination de ce qui est sans attache, et pas davantage le pouvoir qui
le fonde. Ce n'est pas la liberté qui situe originellement mais elle est située.
Se concentrer sur l'être-dans-le-monde ne veut pas dire pour la
problématique de la situation, comprendre celle-ci à partir du monde
et de ce qui le fonde, mais, plus originellement, déterminer la situation
de l'être-dans-le-monde lui-même en tant que tel.
La tâche de déterminer la situation de l'être-dans-le-monde
est laissée, dans la philosophie de la transcendance, à celle-ci, c'est-à-
dire à l'être-dans-le-monde lui-même. Comment la transcendance
fonde-t-elle elle-même sa propre situation, comment entre-t-elle
d'elle-même dans cette situation déterminée qui est la sienne ? A
cette question qui ne lui est pas imposée en vertu d'une dialectique
extérieure, la philosophie de la transcendance s'efforce de répondre, la
tâche de fonder à partir de la transcendance elle-même sa propre
situation constitue en fait une de ses visées ultimes encore que le
plus souvent cachée. Pareille visée devient apparente pourtant et se
laisse reconnaître dans la tentative faite par elle pour déterminer ce
qu'il en est véritablement de l'être de la transcendance en tant qu'elle
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 435

doit être comprise comme un fondement. En tant que telle, préci-


sément, la transcendance apparaît comme située. Comment le fait d'être
un fondement signifie-t-il identiquement pour la transcendance
être située, de telle manière que celle-ci constitue comme telle,
en tant qu'elle est en général un fondement, celui de sa propre
situation ?
Fonder, être un fondement, ne veut pas dire simplement « faire
régner un monde ». Celui-ci, précisément, n'étend son règne sur
l'ensemble de l'existant que pour autant que la transcendance qui
le projette se trouve au milieu de lui. Se trouvant au milieu du
monde, et cela en tant qu'elle le projette, comme être-dans-le-monde
par conséquent, la transcendance se sent au milieu de lui et de
l'existant, elle est investie par lui et, comme le dit encore Heidegger,
« accordée au ton de cet existant qui la pénètre ». En tant qu'elle
est investie par l'existant, accordée à son ton, la transcendance
trouve en lui un « fondement », « elle a pris base dans l'existant » (1).
Fonder, être un fondement, c'est donc pour la transcendance « se
fonder ». Que signifie cette nouvelle manière de fonder qui appartient
pourtant au fondement lui-même en tant que tel, c'est-à-dire à la
transcendance ? Qu'advient-il à celle-ci en tant que, dans le projet,
c'est-à-dire aussi bien en vertu de sa nature même, elle ne « donne »
pas seulement mais « prend elle-même un fondement » (2) ?
Prendre un fondement, prendre base dans l'existant, se sentir
et se trouver au milieu de celui-ci, c'est être situé. Dans l'investisse-
ment de la transcendance par le monde réside ce qui fait chaque fois
sa situation. Mais l'investissement par le monde est identique au
projet de celui-ci et en résulte. « Le Dasein ne pourrait être... pénétré
par la tonalité de l'existant ni par conséquent être environné par lui,
pris par lui, traversé par son rythme... si cet investissement par

(1) WG, 99-


(2) ID., 98.
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

l'existant n'était accompagné de l'éclosion d'un monde. » Et encore :


« si le Dasein est investi par l'existant, ce n'en est pas moins unique-
ment comme être-dans-le-monde » (i). Voilà pourquoi, parce que
l'investissement par le monde repose sur le projet de celui-ci, la
transcendance « éprouve sa situation dans un projet » (2), pourquoi il
est dit encore que « bien que se sentant au milieu de l'existant et
bien que pénétré de sa tonalité, c'est comme un libre pouvoir-être que le
Dasein se trouve jeté parmi l'existant » (3). Parce que l'investisse-
ment repose sur le projet ou plus exactement est inclus en lui comme
ce qui le détermine, comme ce qui détermine l'acte de fonder dans
son intégrité, il est vrai de dire alors que « le Dasein fonde, « institue »
le monde uniquement en tant que lui-même « se fonde » au milieu de
l'existant » (4). Ainsi /'être-en-situation de la transcendance ne s'ajoute-t-il
pas finalement à la réalité de son projet, il appartient au contraire, au
même titre que celui-ci, à l'acte de fonder considéré dans la cohérence de sa
structure d'ensemble, c'est-à-dire à la transcendance elle-même.
L'appartenance à la transcendance de ce qui constitue chaque fois
sa situation ne la détermine pas seulement, en tant qu'elle agit comme
un fondement, comme le fondement de sa propre situation, elle dit
encore, plus avant, ce qu'est celle-ci. Car la transcendance ne se trouve
pas simplement investie par le monde et, comme jetée en lui, inexo-
rablement liée à l'étant qu'elle subit. Elle ne le subit, précisément,
et ne se sent véritablement au milieu de lui, son investissement
n'est effectif que pour autant qu'il s'accomplit comme une privation.
En raison de celle-ci et parce que ce qui se donne à sentir dans le projet
implique le retrait de certaines possibilités, la transcendance n'est
pas seulement, dans son impuissance, jetée au monde, elle comprend
encore en lui la finitude de son destin. Parce que l'investissement

(1) WG, 100.


(2) ID., 104.
(3) ID., 110.
(4) ID., 100.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 437

effectif par l'existant trouve en celle-ci l'origine de sa propre fini-


tude, l'être-en-situation de la transcendance aussi se trouve déter-
miné par elle. Mais la finitude transcendantale de l'horizon signifie
identiquement la mort (1). Que son projet lui rende visible celle-ci,
détermine la transcendance du Dasein comme ce qui le situe non
point d'une manière générale et encore indéterminée, mais dans et
par la relation à ce qui signifie chaque fois sa propre mort. C'est
donc comme être-pour-la-mort, pour sa mort, que se trouve déter-
miné VIn-der-Welt-Sein en tant que tel, c'est-à-dire aussi bien la
transcendance elle-même. Une telle détermination qui lui appartient en
vertu de ce qu'elle est, apporte la transcendance dans sa situation et lui rend
visible la vérité particulière et concrète de celle-ci. Parce que cette vérité
n'est pas occasionnelle et ne concerne pas seulement un moment
(par exemple le dernier) de son histoire mais sa structure, parce que
la transcendance la porte en elle comme sa loi propre et comme ce
qu'elle produit, ce qui fait non seulement sa situation, mais, chaque
fois, le caractère concret et particulier de celle-ci, ne lui appartient-il
pas en vertu de ce qu'elle est ?
La prétention de la transcendance de constituer elle-même la
possibilité interne et le fondement de sa situation, et en même temps
la spécificité de celle-ci, apparaît illusoire dès que, s'interrogeant
d'une façon plus radicale sur ce qui fait véritablement l'essence et le
fondement d'une situation, l'essence et la situation du fondement
lui-même, la philosophie de la transcendance voit se dresser devant
elle les déterminations ontologiques structurelles qui sont étrangères
à ses présuppositions. En tant qu'elle projette le monde qui l'investit
et se trouve ainsi au milieu de lui, dans le monde, la transcendance
se donne chaque fois une situation. Cette dernière n'est rien d'autre
finalement que l'être-dans-le-monde lui-même comme tel, elle est le
Dasein en tant que l'être de celui-ci se trouve compris ontologique-

(1) Parce que l'horizon est celui du temps.


3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

ment comme transcendance. Être situé, toutefois, ne veut pas dire


simplement, se trouver dans une certaine situation. Ou plutôt, c'est
le fondement de ce « se trouver » qui doit être exhibé et saisi. Pourquoi
la transcendance se trouve-t-elle dans la situation qui est la sienne,
c'est-à-dire dans le Dasein, puisque celui-ci constitue, comme tel,
la possibilité et l'essence d'une situation et d'un être situé en général ?
Le fondement de ce « se trouver » qui amène la transcendance dans le
Dasein réside-t-il dans la transcendance elle-même, c'est-à-dire dans
la liberté ? « Le « Dasein » a-i-il... décidé librement et pourra-t-il décider
là-dessus, à savoir s'il veut ou non venir dans le « Dasein » (i) ? »
A cette question fondamentale où se trouve explicitement posé
le problème de savoir si la transcendance constitue véritablement
elle-même le fondement de sa propre situation, si elle s'apporte elle-même
dans celle-ci, la philosophie de la transcendance a répondu. Jetée dans
le monde en vue duquel elle existe et qui lui appartient, la transcendance
ne subit pas seulement celui-ci mais, plus fondamentalement, l'acte originel
par lequel elle se temporalise en lui. « C'est comme un libre pouvoir-être,
disait Heidegger, que le Dasein se trouve jeté parmi l'existant.
Qu'il soit en puissance un « soi-même » et qu'il le soit en fait propor-
tionnellement chaque fois à sa liberté, que la transcendance se tempo-
ralise comme acte proto-historial, tout cela n'est pas au pouvoir de cette
liberté elle-même. » Que l'acte par lequel la transcendance se temporalise
dans un monde ne soit pas au pouvoir de la liberté, c'est-à-dire de la transcen-
dance elle-même, c'est là cependant ce qui situe originellement celle-ci. « Mais,
poursuit le texte que nous commentons, une telle impuissance, le fait
qu'il se trouve jeté, abandonné, n'est pas simplement le résultat de
l'empiétement de l'existant sur le Dasein, cette impuissance détermine
l'être de l'homme comme tel (2). » Ainsi voit-on l'être-en-situation
de la transcendance, son abandon dans la Geworfenkeit, explicitement

(1) SZ, 228.


(2) WG, 110, souligné par nous.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 439

rapportés à l'impuissance qui caractérise originairement la trans-


cendance en tant qu'elle n'a pas le pouvoir de s'apporter elle-même
dans sa situation. Parce que cette impuissance de la transcendance
doit s'entendre de la sorte, avec cette signification originaire, parce
qu'elle « n'est pas simplement le résultat de l'empiétement de l'exis-
tant », c'est-à-dire de l'investissement par le monde identique à son
projet, la situation qu'elle détermine et qui se trouve constituée par
elle ne réside pas non plus dans un tel investissement, c'est-à-dire
dans le Dasein comme tel, dans l'être-dans-le-monde lui-même comme
tel. Ainsi se trouve complètement modifié, à l'intérieur de la phi-
losophie de la transcendance et par elle, le concept de situation que
le Dasein, c'est-à-dire aussi bien la transcendance, se montre main-
tenant incapable de fonder. Une telle modification du concept de
situation signifie, d'une manière plus précise, son dédoublement.
Dans l'investissement la transcendance fonde chaque fois une situation,
non le fait pour elle de se trouver dans celle-ci. En cela réside toutefois
l'essence de la situation, non dans la situation elle-même, mais dans
le fait de se trouver ainsi en elle, dans le fait pour la transcendance de
venir dans le Dasein, de telle manière cependant que cette venue ne dépend
pas d'elle mais lui est au contraire imposée comme ce qui ne trouve pas en elle
son fondement. Ainsi surgit devant la problématique de la transcen-
dance, à la lumière de ce qui constitue véritablement, dans le dédou-
blement de son concept, l'essence de la situation, l'évidence qui la
condamne : être situé veut dire, pour la transcendance, ne pas être le fon-
dement de sa situation.
Que la transcendance ne soit jamais elle-même le fondement
de sa situation et que, d'abord et d'une manière générale, le problème
de cette situation et de ce qui la fonde renvoie, en vertu de son carac-
tère essentiel, à celui du fondement, tout cela est contenu aussi dans
Sein und Zeit, et de façon d'autant plus manifeste que la prétention
de résorber la Befindlichkeit dans l'activité fondatrice de la transcen-
dance n'y constitue ni le thème unique ni la préoccupation explicite
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

de la problématique. Dès qu'il est question de déterminer l'être-


en-situation du Dasein, c'est à la transcendance sans doute, c'est-
à-dire au Dasein lui-même, qu'il est fait appel. Celui-ci apparaît,
sur le fond en lui de la transcendance, comme un pouvoir-être qui,
parce qu'il projette et choisit ses propres possibilités, se trouve comme
tel livré à lui-même en tant qu'il lui appartient, à lui seul, de décider
chaque fois de son être. N'ayant rien ni personne à qui recourir, mais
décidant chaque fois lui-même de ce qu'il est et peut être, le Dasein
est, dans son existence, le fondement de son pouvoir-être. Parce qu'il
est ce fondement et parce qu'être celui-ci veut dire être livré à
lui-même pour décider chaque fois sans recours mais seulement
à partir de soi ce qu'il est et a à être, parce que, dans son abandon
à lui-même, il n'existe et ne peut exister que comme ce fondement
près duquel il est congédié pour être comme soi l'être du fondement,
le Dasein est situé. L'être-en-situation du Dasein, son abandon dans la
Geworfenheit, c'est donc là ce qui lui appartient en tant qu'il est, dans
le projet, comme pouvoir-être par conséquent et comme transcen-
dance, le fondement de ce qu'il est chaque fois. Parce que l'être-en-
situation lui appartient en tant qu'il est lui-même le fondement de son
pouvoir-être, n'est-il pas aussi lui-même, comme tel, comme trans-
cendance, le fondement de sa situation (i) ?

(i) Cet aspect de la pensée de Heidegger est assurément celai qui a été le plus
souvent et le mieux compris par l'existentialisme français notamment. Que
1* « homme » ait à décider lui-même, dans son libre projet et par lui, de ce qu'il est
chaque fois et peut être, qu'il n'y ait pour lui, en ce sens, aucun recours et qu'il
doive assumer lui-même ce qui lui arrive, c'est-à-dire en fait la situation qu'il pro-
duit dans sa liberté et aussi bien les valeurs à la lumière desquelles il la pense et
se comprend lui-même, qu'à la guerre, par exemple, il n'y ait pas de victimes inno-
centes, toutes ces thèses et les divers développements auxquels elles donnent lieu
en sont, sinon l'expression pure, du moins la traduction immédiate sur un plan
psychologique. Pourquoi l'abandon de l'homme à lui-même ainsi compris et inter-
prété comme déterminant sa situation ne contient pas l'essence de celle-ci et contri-
bue bien au contraire à masquer les structures ontologiques ultimes qui la consti-
tuent, c'est là ce que rend apparent la suite de la présente analyse.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 441

Que veut dire cependant pour le Dasein être le fondement de


son pouvoir-être, être un fondement ? Donnons ici la parole à
Heidegger lui-même : « Être un fondement veut dire ne jamais...
être maître de son être le plus propre. » Ainsi le Dasein n'est-il le
fondement de son pouvoir-être et par conséquent de ce qu'il est
chaque fois que pour autant qu'il ne peut jamais se rendre maître
de ce qui le constitue lui-même ultimement. « Le Soi, dit Heidegger,
qui a comme tel à poser le fondement de lui-même ne peut jamais se
rendre maître de celui-ci. » Ne jamais se rendre maître de son être le
plus propre, cela ne signifie-t-il pas, en effet, n'en être pas, n'en
être jamais le fondement ? « Le Dasein, dit Heidegger, n'est pas en
tant que soi le fondement de son être (1). » Mais comment le Dasein
peut-il être le fondement de ce qu'il est chaque fois et en même temps
n'être pas en tant que soi le fondement de son être, être et ne pas être
le fondement de celui-ci ? Comment de telles déterminations contra-
dictoires sont-elles suceptibles néanmoins de s'unir en lui et, bien
plus, de composer ensemble ce qui constitue chaque fois sa situation.
Le concept de celle-ci peut-il se maintenir et pour cela préserver son
unité s'il se réfère aussi manifestement à des déterminations ontolo-
giques opposées ? A moins que, conformément aux résultats essentiels de la
problématique, il ne se dédouble et ne laisse paraître, dans ce dédoublement
et par lui, les structures ontologiques élémentaires qui le fondent véritablement.
Mais si l'être-livré-à-lui-même du Dasein qui le détermine comme le
fondement de son pouvoir-être ou, encore, comme « un étant dont
l'être a à assumer l'être fondement » (2), constitue comme tel,
dans l'abandon qu'il signifie chaque fois, son être-situé, comment
la détermination inverse, le fait pour le Dasein de n'être jamais le
fondement de son être, se rapporte-t-elle, elle aussi, au concept de
la situation, et cela comme ce qui le fonde originellement ? Donnons

(1) SZ, 284-285.


(2) I D . , 285.

M. H E N R Y 15
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

ici encore la parole à Heidegger : « En existant le Dasein est déjeté,


non apporté de lui-même dans son Da (i). » L'essence de la situation,
ontologique ment saisie et interprétée par Heidegger comme « Geworfenheit »,
réside dans le fait pour le « Dasein » de ne pas s'apporter lui-même dans son
« Da », c'est-à-dire de n'être jamais le fondement de ce qu'il est. Une telle
détermination, elle seule, confère au Dasein, en même temps que sa
situation originelle, les caractères qui déterminent existentiellement
celle-ci et la font apparaître précisément comme ce qu'elle est.
Que le Dasein qui « est en existant le fondement de son pouvoir
être... n'ait pas posé lui-même le fondement, cela repose dans sa lourdeur
qui lui fait apparaître la Stimmung comme un fardeau » (2).
Ainsi ontologiquement saisie et interprétée à la lumière' du
phénomène originel qui la détermine comme ce qu'elle est, la Gewor-
fenheit ne diffère-t-elle pas, et cela en vertu d'une opposition struc-
turelle radicale, du simple abandon à lui-même qui affecte le Dasein
en tant précisément qu' « il est en existant le fondement de son
pouvoir-être », abandon primitivement compris comme la Gewor-
fenheit elle-même ? Qu'une telle compréhension ne soit pas totale-
ment impropre et ne doive être écartée que dans sa prétention à l'origi-
narité, bien plus, qu'elle soit possible, résulte de ce que l'être-fondement
ne s'oppose pas simplement dans le « Dasein » à ce qui le détermine au
contraire, dans la « Geworfenheit » authentique, comme originellement situé,
mais trouve encore dans cette détermination originelle de sa situation authen-
tique, dans le n'être-pas-fondement de soi de son être, son propre fondement.
Ainsi se découvre, entre les structures ontologiques essentielles où
le concept de situation puise son effectivité concrète, leur vrai
rapport comme rapport non pas seulement d'opposition mais de
fondation : c'est parce que le « Dasein » n'est pas le fondement de son être
qu'il lui est livré pour être, comme cet être dont il n'est pas le fondement, le

(1) SZ, 284. — « Seiend ist das Dasein geworfenes, nicht von ihm selbst in
sein Da gebracht. »
(2) Ibid., souligné par nous.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 443

fondement de son pouvoir-être. C'est à la lumière de ce « parce que » qu'il


convient d'entendre, comme ce qui rend possible dans la préser-
vation de l'unité le concept de situation, la relation dans le Dasein
entre l'être et le n'être-pas-fondement de son être, le « pourtant »
de leur opposition. « Le Soi, dit Heidegger dans une proposition
déjà citée mais ici rétablie dans son intégrité, qui a comme tel à poser
le fondement de lui-même ne peut jamais se rendre maître de celui-ci
et a pourtant en existant à assumer l'être-fondement. »
Que l'abandon à lui-même du Dasein qui le détermine à assumer
en existant l'être-fondement repose sur le n'être-pas-fondement de
soi de son être, désigne la structure de cette détermination comme
l'essence originelle de la Geworfenheit. Ainsi le comprend Heidegger.
Au n'être-pas-fondement de soi qui détermine l'être du Dasein
appartient par essence un « ne... pas... », lequel constitue la « Gewor-
fenheit » comme telle. « Ce « ne... pas... », dit Heidegger, appartient
au sens existential de la Geworfenheit. » En tant que, comme fondement
de son pouvoir-être, le Dasein n'est pas le fondement de son être,
il apparaît ainsi essentiellement affecté par ce « ne... pas... » ou,
comme le dit encore Heidegger, par une Nichtigkeit. « Étant fonde-
ment, déclare l'auteur de Sein und Zeit, il est lui-même une Nichtigkeit
de lui-même (1). » La détermination ontologique effective de la « Gewor-
fenheit » exige cependant que soit tirée au clair l'essence de cette « Nichtigkeit »
qki la constitue. La question concernant l'essence de la Nichtigkeit
se laisse formuler, conformément à ce qui vient d'être dit, de la manière
suivante : que signifie pour le Dasein ne pas être le fondement de son
être et d'abord, d'une manière générale, ne pas être un fondement ?
Une telle détermination d'apparence négative doit se comprendre,
manifestement, dans son opposition à la détermination positive
correspondante. Comment donc, en quoi le Dasein est-il et peut-il
être un fondement ? Comme transcendance, et cela d'autant plus

(1) SZ, 284.


3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

clairement que celle-ci constitue son être et en même temps l'essence du fonde-
ment. Ainsi surgit dans l'évidence éidétique la possibilité ici recherchée
comme l'essence de la Nichtigkeit et, identiquement, de la Gewor-
fenheit, la possibilité pour le Dasein de n'être pas le fondement de
lui-même : n'être pas ce fondement veut dire ne pas se trouver déterminé
dans son être comme transcendance.
Une telle détermination, la non-détermination de l'être du
Dasein par la transcendance, ne peut cependant demeurer simplement
négative si elle contient la positivitê ontologique concrète de l'être-en-situation
et, plus précisément, l'être-en-situation du « Dasein » lui-même. De celui-ci
cependant elle ne constitue pas seulement la situation mais identi-
quement son être même si le « Dasein » se révèle situé en tant que tel et si
par ailleurs il est autre chose que rien. Ainsi l'entend Heidegger :
« Nichtigkeit ne veut dire en aucune façon ne pas être donné, ne pas
exister (nicht bestehen), mais signifie un « ne... pas... » qui constitue cet
être du « Dasein », sa « Geworfenheit ». » Et encore : « La Nichtigkeit
existentiale n'a en aucune façon le caractère d'une privation, d'un
manque... (i). » En quoi consiste cependant la positivitê ontologique de la
« Nichtigkeit » ? A quoi renvoie la détermination qui la constitue au même
titre que la « Geworfenheit », le « n'être-pas-fondement » qui veut dire « ne
pas se trouver déterminé dans son être comme transcendance » ? A quoi
renvoie-t-elle, à quelle structure effective, de telle manière qu'elle ne
signifie pas une simple privation, un manque, mais laisse au contraire
paraître en elle une essence ? Où réside celle-ci ? Ces questions
fondamentales trouvent leur réponse dans le travail éidétique d'éluci-
dation où s'élabore le sens de l'être : la positivitê ontologique concrète de la
détermination structurelle essentielle que laisse paraître en elle la « Nichtig-
keit » réside dans l'immanence. Pour cette raison la « Nichtigkeit v>se révèle
identique à la « Geworfenheit » et la fonde, parce que l'immanence porte en
elle comme sa structure même l'essence de la situation.

(x) SZ, 284-285, souligné par nous.


LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 445

Parce que la positivité ontologique de la Nichtigkeit réside dans


l'immanence, ce qui fait cette positivité et, identiquement, l'essence
de la situation, ne se laisse pas reconnaître à l'aide des présuppositions
qui sont celles de la philosophie de Heidegger. C'est pourquoi, à
l'intérieur de celle-ci, la signification de la Nichtigkeit se trouve
nécessairement travestie. Ce travestissement s'accomplit de deux
façons. En tant que le Dasein est dans son existence le fondement de
son pouvoir-être, il se comprend à partir des possibilités qu'il
projette, de telle manière que ce projet s'accomplit aussi, ainsi qu'on
l'a vu, comme un retrait. « Pouvant-être, dit Heidegger, le Dasein
se tient... dans l'une ou l'autre possibilité, constamment il «'est pas
l'autre et s'est privé d'elle dans son projet existentiel (1). » Que
le Dasein ne soit pas dans la possibilité dont il se trouve ainsi privé
en tant qu'il se tient dans son projet à l'intérieur d'une possibilité
effective, c'est là ce qui détermine celui-ci comme essentiellement
nichtig. La « Nichtigkeit » ainsi comprise se réfère à la finitude qui affecte le
projet des possibilités dans son accomplissement effectif, c'est-à-dire à la
liberté elle-même. « La liberté, est-il dit, n'est que dans le choix
d'une possibilité, c'est-à-dire dans le fait d'assumer le non-choix... de
l'autre (2). » La « Nichtigkeit » qui se réfère à la finitude de la liberté,
c'est-à-dire à la transcendance elle-même considérée dans son activité fonda-
trice, n'a cependant rien à voir avec celle qui désigne la simple suppression de
èeite activité, l'impuissance de la transcendance à se fonder elle-même. Ainsi
se laisse reconnaître l'ambiguïté fondamentale de la Nichtigkeit
heideggerienne selon qu'elle traduit le mode fini conformément
auquel, se projetant à partir de soi vers ses possibilités, le Dasein se
trouve déterminé comme l'être-fondement ou, au contraire, le « ne...
pas... » qui affecte essentiellement celui-ci en tant qu'il n'est jamais
lui-même le fondement de son être.

(1) SZ, 285.


(2) Ibid.
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

C'est à la lumière de ces deux significations foncièrement diffé-


rentes et finalement confondues par Heidegger, et comme l'expression
même de cette confusion, qu'il convient de lire le texte suivant : « le
projet n'est pas seulement, comme déjeté, déterminé par la Nichtigkeit
de l'être-fondement, mais comme projet même il est essentiellement
nichtig » (i). Sur la Nichtigkeit qui détermine originellement l'être-
fondement en tant qu'il n'est jamais lui-même le fondement de son
être, non sur le simple caractère nichtig du projet, repose cependant
ce qui fait chaque fois la possibilité et l'essence d'une situation,
l'essence de la Geworfenheit elle-même. C'est pourquoi la Nichtigkeit
de celle-ci diffère totalement de celle qui appartient au projet en t^nt
que tel, c'est-à-dire à l'acte fondateur de la transcendance. Ainsi
paraît à son tour l'équivoque contenue dans cette autre proposition :
« dans la structure de la Geworfenheit aussi bien que dans celle du
projet se trouve essentiellement une Nichtigkeit » (2). Parce que
celle-ci comprise comme constituant à la fois la structure de la
Geworfenheit et celle du projet demeure en tant que telle dans une
indétermination ontologique totale et, de plus, foncièrement ambiguë,

(1) SZ, 285.


(2) Ibid. — ^'ambiguïté de la Nichtigkeit n'est pas seulement celle de la
Geworfenheit, elle affecte encore le concept heideggerien de la finitude. Celle-ci, en
effet, ne concerne pas simplement le projet effectif des possibilités, c'est-à-dire
aussi bien l'acte de la transcendance considéré comme un fondement. Que
l'accomplissement d'un tel acte ne soit pas au pouvoir de la transcendance elle-même,
c'est là ce qui se donne dans Vom Wesen des Grundes comme la raison pour laquelle
« il faut éclaircir par la constitution même de son être ce qu'est essentiellement la
finitude du Dasein » (op. cit., p. i i o - i i i ) . Dans la mesure où une telle finitude se
trouve ainsi explicitement rapportée au n'être-pas-fondement de soi de l'être-fonde-
ment du Dasein, son concept échappe nécessairement à la philosophie de la trans-
cendance et, loin de caractériser le mode concret selon lequel celle-ci s'accomplit,
désigne au contraire la fin de son pouvoir, le règne de l'anti-essence. Mais parce
que l'idée même de finitude garde chez Heidegger, et cela à bon droit, une relation
essentielle au mode de fonder qui appartient à la transcendance, la signification
ultime ici aperçue et qui marque en fait la fin de toute finitude se trouve immédia-
tement rapportée à celle-ci et, par suite, complètement oubliée.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 447

indéterminés aussi et totalement ambigus sont les thèmes existentiels


qui prétendent se fonder sur elle et, plus spécialement, la détermi-
nation existentiale formelle de la culpabilité comme être-fondement
d'une Nichtigkeit. L'affirmation de la culpabilité du Dasein (1) renvoie
ultimement toutefois à la structure ontologique de celui-ci et c'est
l'ambiguïté de cette structure, c'est-à-dire de la Nichtigkeit elle-
même, qui rend finalement inutilisable sur le plan philosophique
l'affirmation donnée comme essentielle selon laquelle « le Souci
lui-même est dans son essence traversé de part en part par la Nichtig-
keit » (2).
De la Nichtigkeit considérée en général et dont le concept inclut
aussi en lui, dans son indétermination ontologique foncière, le
n'être-pas-fondement de soi où l'être du Dasein puise la possibilité
effective de sa situation, Heidegger a tenté une interprétation elle-
même générale, non rapportée à la finitude du projet. Pareille inter-
prétation ne constitue rien d'autre toutefois qu'une seconde manière
de travestir la signification ontologique originelle de la Nichtigkeit.
De celle-ci comprise comme déterminant en général l'être du Dasein
et, par suite, comme le fondement de sa culpabilité, Heidegger constate
lui-même le caractère incertain : « le sens ontologique de la Nichtheit
de cette Nichtigkeit existentiale demeure obscur ». A quoi tient
cette obscurité ? « Cela vaut, dit-il, de l'essence ontologique du
<Kne... pas... » en général » (3). C'est parce qu'une telle essence reste
inéclaircie que l'ontologie et la dialectique qui font constamment
usage de la négation sans fonder celle-ci et sans en faire seulement
un problème, demeurent en fait aveugles à l'égard de leur présuppo-
sition fondamentale, de ce qui fait l'origine du nicht et de la Nichtigkeit.
Comment lever cette obscurité, l'obscurité de la Nichtigkeit elle-

(1) « I,e Dasein comme tel est coupable », SZ, 285.


(2) I D . , 285.
(3) Ibid.
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

même ? Par « un éclaircissement thématique du sens de l'être en


général » (i). L'éclaircissement thématique du sens de l'être, identique
précisément à celui du néant, se fait cependant dans l'heideggerianisme
par la découverte de la transcendance et de son essence. Ainsi la
« Nichtigkeit » dont la signification philosophique ultime consiste dans la
mise en question du pouvoir ontologique de la transcendance à l'égard de son
être propre, c'est-à-dire de la possibilité pour elle de constituer un fondement
véritable, se trouve-t-elle renvoyer finalement à celle-ci, c'est-à-dire à la
transcendance elle-même comme à ce fondement. Dans un tel renvoi et par
lui la philosophie de la transcendance en revient aux pr^suppositions
qui sont les siennes et s'y tient, de telle manière toutefois que le
phénomène essentiel auprès duquel elle se trouve apportée par son
progrès se trouve dès lors être perdu.

§ 4 3 . SITUATION ET TEMPORALITÉ
L ' H É T É R O G É N É I T É ONTOLOGIQUE DE LEURS STRUCTURES ORIGINELLES
ET SON INTERPRÉTATION DANS LA PHILOSOPHIE DE LA TRANSCENDANCE :
L ' I D É E D E CONTINGENCE ET LA CHUTE DU « D A S E I N »

Heidegger a tenté de déterminer plus avant, à l'intérieur des


présuppositions qui sont les siennes, l'essence de la situation.
L'accomplissement effectif et concret de la transcendance dans le
Dasein n'implique pas seulement, en effet, le projet des possibilités.
De celles-ci il a été dit que c'est à partir d'elles que le Dasein se
comprend. Que signifie, pour le Dasein, se comprendre à partir des
possibilités vers lesquelles il se projette ? Non pas simplement se
projeter, précisément, vers de telles possibilités, mais revenir sur soi
à partir d'elles, de telle manière que c'est seulement dans ce revenir
et par lui que le Dasein se découvre à lui-même et se comprend tel
qu'il est. Une telle découverte par le Dasein, revenant sur soi à

(1) SZ, 386.


LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 449

partir des possibilités qu'il projette, de ce qu'il est dans ce projet est
celle de sa situation. La situation spatiale du Dasein, par exemple,
n'a rien à voir avec le simple fait pour une réalité donnée de se
trouver là où elle est dans l'espace, rien à voir non plus avec l'être-
en-situation d'un outil tel qu'il se détermine à partir d'une région,
elle présuppose au contraire la découverte de celle-ci, celle d'un
espace que le Dasein dispose et met en place, à partir duquel « il
détermine chaque fois son propre lieu, de telle sorte qu'il revient
de l'espace mis en place sur la place qu'il a occupée » (1). Parce que
c'est seulement à partir de l'espace mis en place dans la transcendance
de l'horizon ouvert qu'il revient sur sa place pour la déterminer et la
comprendre, « le Dasein conformément à sa spatialité n'est jamais
d'abord ici mais là-bas ; c'est à partir de ce là-bas qu'il revient sur son
ici, et cela seulement de telle manière encore une fois qu'il explique son
être se souciant pour... à partir du Zuhanden qui est là-bas » (2). Un tel
revenir sur soi, à partir de l'objet de son souci, du Dasein se souciant
détermine en général sa situation et constitue par suite la structure
de celle-ci.
Pareille structure devient visible notamment dans le cas des
déterminations existentielles qui concentrent le Dasein sur sa propre
situation. Ainsi en est-il dans la peur, laquelle ne se ramène pas à
l'intuition d'un objet menaçant ni à la simple attente de celui-ci
comme d'un mal futur. La crainte éprouvée devant ce dernier n'est
telle et ne^peut être par suite ressentie comme peur que pour autant
que le Dasein ne se projette pas seulement dans l'attente au-devant
du terme menaçant qui s'approche, mais revient encore sur soi à
partir de celui-ci pour se comprendre, dès lors, dans sa soumission
par rapport à lui, à la lumière du danger qu'/7 encourt lui-même dans son
existence propre. C'est parce que « le s'attendre de la peur laisse le

(1) S Z , 368.
(2) ID., 107-108.
3 84 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

terme redoutable revenir en arrière sur le pouvoir-être factice se


souciant », que la peur éprouvée par celui-ci le concerne, n'est pas
seulement une « peur devant » mais une « peur pour » (i) et, comme
peur pour soi du Dasein ainsi menacé, le découvre à lui-même dans
l'effectivité d'une situation concrète. Que celle-ci résulte toujours du
mouvement par lequel le Dasein revient en arrière sur soi à partir
de ce qu'il projette devant soi et se découvre à la faveur de ce revenir,
se voit aussi dans l'angoisse. C'est parce que, se tenant en face de la
mort et venant se briser sur elle, le Dasein se trouve rejeté dans
l'angoisse sur son existence factice, qu'il aperçoit en ellç, à la faveur
de la tonalité affective qu'elle réalise, le caractère inéluctable de sa
condition et se laisse saisir, à la lumière de celle-ci, dans sa vérité,
comme être-pour-la-mort.
Qu'une situation, celle du Dasein lui-même, non d'un objet
quelconque, trouve la structure qui la constitue et prenne forme dans
l'acte par lequel le Dasein revient sur soi à partir de ce qu'il projette,
pose la question de savoir ce qu'il en est, plus précisément, de cet
acte et implique que soit élucidée la nature de ce à partir de quoi il
s'accomplit comme de ce sur quoi il « revient ». Ce à partir de quoi
s'accomplit l'acte du Dasein qui revient sur soi n'est jamais un étant
même si, dans la peur par exemple, il semble en être ainsi : le terme
menaçant qui s'approche et devant lequel le Dasein éprouve la peur
n'est tel et ne peut précisément approcher que pour autant que s'est
ouvert pour lui l'horizon où il se manifeste comme ce qui arrive,
l'horizon du futur. C'est à partir de celui-ci, en réalité, que le Dasein
revient sur soi de telle manière que, dans ce retour en arrière tel
qu'il s'accomplit à partir du futur, il se découvre à lui-même comme
étant déjà, comme l'étant qui, en tant qu'il est, est déjà été. Ce sur
quoi revient le Dasein à partir de l'horizon qu'il projette du futur
est le Dasein lui-même en tant que passé, non au sens de ce qui n'est

(i) S Z , 341-
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 451

plus, d'une réalité qui n'est plus donnée, mais au sens de ce qui,
étant encore, était déjà. L'acte de revenir à partir du futur qu'il
projette sur l'être-été de cet acte, c'est-à-dire du Dasein lui-même, est la
temporalité. C'est comme temporalité, comme modes de celle-ci et
de sa temporalisation, que se trouvent saisies par Heidegger et
décrites par lui la peur et l'angoisse en tant qu'elles laissent paraître
en elles, comme cela même qu'elles découvrent, l'abandon du
Dasein dans la Geworfenheit, sa situation. Le caractère concret de
celle-ci, le fait qu'elle signifie précisément l'abandon du Dasein, sa
déréliction, ne résulte pas simplement, toutefois, de l'accomplissement
de la temporalité. Ce dernier, plutôt, doit être compris non comme le
simple retour du futur sur le passé, mais à partir de la détermination
la plus originelle de ces ekstases, à partir de l'horizon fini de la mort
et de ce qui, se rapportant à celle-ci, lui est d'ores et déjà, dès sa
naissance par conséquent, livré. L'être-ayant-été comme livré à la
mort dès sa naissance, l'être qui porte en lui co-originairement
naissance et mort, non comme ce qui n'est plus ou comme ce qui
n'est pas encore « réel », mais comme ce qui surgit inlassablement
de l'accomplissement de la temporalité et comme cet accomplissement
même, est comme tel, comme essentiellement déterminé en lui
par la temporalité, comme transcendance et comme Dasein, situé.
La situation du Dasein, toutefois, ne se confond pas avec la
temporalité, elle prend naissance en elle. Dans le projet du futur
il n'y a riei^d'autre que la mort. C'est seulement dans l'acte de revenir
sur soi à partir de celle-ci que le Dasein se comprend dans son abandon,
comme lui étant livré. Parce que cette compréhension par soi du
Dasein dans sa déréliction s'accomplit dans un tel acte, comme un
retour en arrière, elle surgit dans l'ekstase du passé, prend sa forme
et la présuppose. Voilà pourquoi le concept de situation apparaît
originellement lié au passé, parce que la Geworfenheit de l'existence
se découvre à l'intérieur de celui-ci, dans l'ekstase de son horizon.
« Dans la Befinàlichkeit le Dasein est surpris comme l'étant qu'étant
3 84 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

encore il était déjà, c'est-à-dire qu'il est constamment été. Le sens


existential premier de la facticité repose dans la Gewesenheit » (i).
Celle-ci, à vrai dire, ne se recouvre en aucune façon avec le passé,
elle se découvre en lui. « L'être-déjà, dit Heidegger, est ouvert dans
l'horizon du passé (2). » Dans la structure constitutive de l'être-en-
situation et ici pensée à la lumière du lien qui unit déréliction et
passé, il y a donc lieu de distinguer, d'une part, l'horizon pur du
passé dont l'ekstase se temporalise co-originairement avec celle du
futur et à partir d'elle, d'autre part, ce qui se manifeste à l'intérieur
de cet horizon, le Dasein lui-même comme étant déj^ là, comme
être-ayant-été. Celui-ci se ramène si peu au contenu ontologique pur
de l'horizon ouvert par la temporalité dans l'ekstase du passé qu'il se
manifeste en elle comme ce qui était déjà, comme antérieur par
conséquent à l'ouverture de cet horizon. Loin que le découvrir ekstatique
comprenant qui revient en arrière puisse fonder l'être-dêjeté du « Dasein »,
sa situation, il la découvre au contraire comme ce qui ne dépend pas de lui ni
de l'acte ontologique de sa liberté.
Ce que signifie l'antériorité, découverte dans l'ekstase du passé,
de l'être-ayant-été par rapport à l'ouverture de cette ekstase se laisse
alors reconnaître : antériorité veut dire indépendance. Ce que signifie
à son tour celle-ci est clair pour nous. L'indépendance de ce qui se découvre
dans l'ekstase du passé relativement à cette découverte telle qu'elle s'accomplit
dans la temporalisation originelle de la temporalité, c'est-à-dire aussi
bien dans la transcendance elle-même, est celle de l'immanence. Pour cette
raison le contenu d'une telle découverte se révèle originellement situé, indé-
pendamment de cette découverte elle-même, parce que sa structure est comme
immanence celle de la situation. Pour autant toutefois que l'être, auquel
la détermination ontologique de la situation appartient en raison de
sa structure même, originellement par conséquent, se découvre

(1) SZ, 328.


(2) ID., 365.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 453

dans l'ekstase du passé, il s'y découvre précisément comme situé


en raison de ce qu'il est, comme « déjà » situé, La signification ontolo-
gique ultime de ce déjà permet seule que soit rendu intelligible le lien
qui peut exister entre le concept originel de la situation et le passé.
Elle seule rend nécessaire et fonde la distinction instituée entre le passé
proprement dit (« Vergangenheit ») et l'être-ayant-été (« Gewesenheit ») en
même temps qu'elle désigne celui-ci comme ce qui se découvre au passé dans
son hétérogénéité radicale par rapport à lui, c'est-à-dire au mode temporel de sa
propre découverte. Dans l'incapacité du passé proprement dit à réduire
à lui-même ce qui lui échappe, l'être-ayant-été où se manifeste dans le
temps ce qui lui est étranger, réside sa « profondeur ». Dans la
profondeur du passé se cache l'origine de l'être. A la lumière de celle-ci
seulement, de ce qui constitue la structure ontologique de l'être
comme être-situé, doivent s'entendre ces propositions où Heidegger
pense déterminer, et cela comme essentiel, le lien qui unit la Befind-
lichkeit au passé : « L'acte d'apporter devant le fait (das Dass) de la
déréliction propre — que ce soit authentiquement en découvrant ou
inauthentiquement en cachant — ne devient existentialement possible
que si l'être du Dasein est, conformément à son sens, constamment
été. L'acte d'apporter devant l'étant déjeté qu'on est soi-même ne
crée pas seulement l'être-été (das Gewesen), mais son ekstase rend
seule possible le se trouver sur le mode du se trouver en situation (1). »
Qu'un tel lien soit inessentiel et que la signification explicite des
propositions qui l'énoncent doive en fait être renversée, résulte de ce
que l'ekstase du passé crée seulement l'horizon de celui-ci et, par
suite, le mode, pour autant qu'il s'accomplit temporellement, de la
découverte de la Befindlichkeit, non la structure interne de celle-ci en
tant qu'elle réside originairement dans l'immanence.
Que la structure interne de la situation réside originairement
dans l'immanence, la philosophie de la transcendance le laisse paraître

(1) SZ, 340.


3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

en elle quand, ainsi qu'on l'a vu, elle se trouve contrainte de déter-
miner le fondement de l'être-situé à partir de l'idée d'un fondement
qui, comme transcendance précisément, n'est pas le fondement de
lui-même, à partir de l'idée de la Nichtigkeit. Parce que l'abandon de
l'existence à elle-même, constitutif de sa situation, réside dans
l'essence de cette Nichtigkeit originelle, il se montre comme tel
radicalement étranger à tout ce qui revêt la structure ou la forme d'une
ekstase, au surgissement du passé dans la temporalisation première
de la transcendance par conséquent. C'est pourquoi l'affirmation
par laquelle Heidegger prétend caractériser ce qui constitue la
facticité du Dasein comme un état caché (Verschlossenbeii) et selon
laquelle celui-ci « co-détermine le caractère ekstatique de l'abandon
de l'existence au fondement nichtig d'elle-même » (i) doit être rejetée.
L'incompatibilité éidétique de l'ekstase temporelle et du propre fondement
« nichtig » de celle-ci, de ce qui se trouve déterminé comme « Nichtigkeit »
par cette incompatibilité même, rend également inintelligible, incapable
en tout cas d'exhiber en elle l'essence originelle de la Geworfenheit,
l'idée donnée pourtant par Heidegger comme décisive pour la
compréhension de celle-ci, d'un « rapport ekstatiquement temporel
du Dasein au fondement déjeté de lui-même » (2). Loin de pouvoir
se fonder sur la temporalité, le concept ontologique originel de l'être-
en-situation se trouve au contraire brisé par elle.
Ainsi voit-on, avec l'intervention de la temporalité dans la
définition de ce concept originel, la problématique contrainte
d'enfreindre les prescriptions qui définissent ensemble, en même
temps que ses caractères ontologiques fondamentaux, l'essence de
la situation. Parmi celles-ci, la plus essentielle, celle qui constitue le
fondement de toutes les autres, a été reconnue comme l'impossibilité
pour l'existence de prendre attitude à l'égard de soi, en ce qui concerne

(1) SZ, 348.


(2) I D . , 345.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 455

du moins son être réel, originaire et propre. Dans l'acte de revenir en


arrière sur s'ouvre cependant la dimension à l'intérieur de laquelle se
meut, comme lui étant identique, une telle possibilité, celle pour le
Dasein de prendre attitude précisément et, dans la lumière de cette
ekstase, d'« assumer » ce qu'elle lui découvre, la Geworfenheit qui lui
appartient et le constitue. Ainsi voit-on, et cela en dépit des évidences
surgies dans l'analyse éidétique et de leur apodicticité, les libres déter-
minations de l'existence intervenir dans la définition de l'être-en-
situation et, bien plus, être comprises comme lui appartenant.
L'appel du « Gewissen » par exemple est-il autre chose qu'un appel à la
liberté si, dans l'événement par lequel il se trouve revenir par-delà la
faute sur l'être-coupable originel qu'il est lui-même, le Dasein ne
découvre pas seulement sa situation mais se trouve encore invité à la
reprendre à son compte pour « assumer » ainsi pleinement en elle
l'être déchu qu'il est. Parlant de cet appel tel qu'il se laisse comprendre
dans sa connexion essentielle avec le surgissement primitif de le
temporalité, Heidegger le caractérise, par rapport au Dasein et pour
lui, comme un « appel en avant dans la possibilité d'assumer soi-même
en existant l'étant déchu qu'il est, en arrière, dans la Geworfenheit,
pour la comprendre comme le fondement nichtig qu'il a à reprendre
dans l'existence » (1). Que la possibilité d'assumer ainsi librement,
dans des actes déterminés de l'existence, le fondement déjeté de
celle-ci se réalise précisément dans la liberté et par elle, dans la forme
de son accomplissement ontologique originel comme temporalité,
Heidegger l'indique clairement : « Seul un étant qui dans son être
est essentiellement avenir, tel que, libre pour sa mort, il puisse en
se brisant sur elle se laisser rejeter sur son Da factice, c'est-à-dire
seul un étant qui, en tant qu'avenir, est co-originairement ayant-été,
peut, en se transmettant à lui-même la possibilité dont il hérite,
assumer sa propre déréliction et, dans l'Augenblick, être pour « son

(1) SZ, 287.


3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

temps » (i). » Ainsi s'introduit d'une façon équivoque chez Heidegger


le concept de répétition comme répétition de ce qui se présente d'abord
sous la forme d'une réalité transcendante dans l'ekstase du passé. Ce qui
se présente d'abord sous la forme d'une réalité transcendante dans
l'ekstase du passé n'est rien d'autre toutefois que l'être déjeté du Dasein,
sa déréliction, qu'il lui faut alors, se transmettant à soi-même ce qu'il
est« d'une façon immédiate » dit Heidegger mais, en fait, « par ekstase
temporelle » (2), prendre sur soi, assumer, accepter, alors que rien
ne répugne davantage à la structure interne originelle de la Gewor-
fenheit, c'est-à-dire de la situation elle-même, que la liberté incluse en
de tels actes comme ce qui les rend possibles. La juxtaposition de ces
déterminations ontologiques hétérogènes est visible dans la philo-
sophie du destin. Car le Dasein ne peut en celui-ci « choisir » la
possibilité dont il « hérite », et, par suite, se comprendre en lui dans sa
« super-puissance impuissante », « dans la super-puissance de son
projet... sur la dette qui l'engage en propre » (3), que pour autant que
s'ajoute à celle-ci, à la déréliction dans la Geworfenheit, le pouvoir du
Dasein précisément de revenir sur elle et de la reprendre dans la liberté
du projet. Ainsi le Dasein, dont il est dit pourtant qu' « il ne revient
jamais en deçà de sa déréliction » (4), se trouve-t-il revenir précisé-
ment sur elle, au-delà et en deçà, dans l'ekstase de l'horizon où il la
recueille, comme si l'hyper-pouvoir de cet acte par lequel il 1' « assume »
aussi bien venait composer, avec l'impuissance qui détermine

(1) SZ, 385 (traduit par CORBIN in Qu'est-ce que la Métaphysique ?, op. cit.,
190).
(2) « E n répétant dans le destin les possibilités ayant été, le Dasein se reporte
à ce qui, avant lui, a déjà été une présence, d'une façon immédiate, c'est-à-dire par
ekstasis temporelle. Mais avec cette autotransmission de l'héritage, la « naissance •
se trouve alors, dans le revenir à partir de la possibilité indépassable de la mort,
rejointe dans l'existence... pour que celle-ci accepte, libre d'illusion, la déréliction
du Da propre • (ID., 391, souligné par nous ; cf. CORBIN, op. cit., 199).
(3) I D . , 3 8 5 ; cf. CORBIN, op. cit., 189.
(4) I D . , 284, 383-
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 457

ontologiquement l'essence de la situation, la structure de celle-ci


en même temps que son ouverture originelle dans la conscience
du destin.
Avec l'incompatibilité éidétique des déterminations qui compo-
sent ce destin, la problématique est renvoyée au dédoublement,
par elle mis en lumière, du concept de situation. Ce n'est pas la réalité
originelle de celle-ci mais sa compréhension qui se trouve définie dans ce qui
constitue précisément la structure ontologique ultime de tout acte possible de
compréhension, dans l'éclatement ekstatique de la temporalité où s'accomplit
concrètement la transcendance. Parce que, dans l'acte de revenir en arrière
à partir de l'horizon fini du futur sur l'être-déjeté du Dasein, ce n'est
pas l'essence de ce dernier, comme originellement livré à lui-même,
qui se trouve définie, mais la compréhension ontologique de celle-ci,
parce qu'une telle compréhension se fonde sur la liberté, elle est
susceptible, pour cette raison, de s'accomplir de diverses manières
correspondant chacune à une détermination particulière de l'exis-
tence. Conformément à cette modalisation possible inscrite dans
sa structure même, la compréhension de l'être-déjeté du Dasein
se réalise chaque fois dans un acte déterminé de l'existence, de telle
manière que, dans cet acte de se comprendre existentiellement soi-
même, celle-ci peut se rendre manifeste mais aussi se cacher ce qui
constitue proprement sa situation. Voilà pourquoi la découverte de
cette situation dans sa vérité s'accomplit finalement à l'intérieur d'une déter-
mination existentielle particulière en même temps que privilégiée. C'est dans
la décision résolue (non dans le simple accomplissement inlassable
de la temporalité) par laquelle il s'élance au-devant de la mort que le
Dasein se saisit comme d'ores et déjà livré à celle-ci dans l'abandon
insurmontable de l'être-ayant-été. C'est à l'intérieur de cette décision
et de la Stimmung qui la prépare et la rend possible, que s'est placée
en fait la problématique pour décrire la vérité, qui ne se révèle qu'en
elles, de la situation. Ainsi l'horizon à partir duquel se produit le
revenir en arrière comprenant était-il, comme dans l'élan anticipateur
384L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

de la décision, d'ores et déjà saisi comme celui de la mort, de telle


manière que c'est seulement à partir de celle-ci que l'être-ayant-été
peut se découvrir dans la finitude essentielle de sa déréliction.
« L'élan anticipateur de la possibilité dernière et la plus propre, dit
Heidegger, est le revenir comprenant sur l'être-été (« Gewesen »)
le plus propre (i). » Que celui-ci, l'être-déjeté du Dasein constitutif de
sa situation, ne se découvre que dans la décision résolue et par
elle, Heidegger l'affirme explicitement : « la situation a son fondement
dans l'Entschlossenheit », elle est, dit-il, « le Da ouvert dans l'Ent-
schlossenheit ». Et, d'une manière plus catégorique encorç : « Il n'y a
de situation que dans et par l'Entschlossenheit (2). » En celle-ci donc se
découvre, en même temps que ce qui fait la situation effective et
concrète du Dasein et comme cette situation même, la vérité de
l'existence. « Avec le phénomène de l'Entschlossenheit nous sommes
conduits devant la vérité... de l'existence (3). » A toute vérité appar-
tient, comme s'appropriant ce qui se découvre en elle, un être-certain
(Gewisssein) qui lui est co-originaire. Parce que la situation ne se
laisse pas évaluer comme une réalité donnée, la certitude qui appar-
tient à la vérité de sa découverte n'a rien à voir avec celle qui porte
sur un état de choses, elle implique précisément un acte de l'existence
et ne se maintient qu'en lui et par lui, pour autant précisément que se
maintient un tel acte, pour autant que la décision résolue s'accomplit
comme « décision authentique pour la répétition d'elle-même » (4).
Ainsi voit-on un mode spécifique de l'existence constituer, en même
temps que l'authenticité de celle-ci, l'essence de sansituation, de telle
manière que cette dernière ne se possibilise qu'à l'intérieur d'un tel
mode en dehors duquel au contraire il n'y a point place pour elle, de
telle manière qu' « au Man », par exemple, « la situation est essen-

(1) SZ, 326, souligné par nous.


(2) ID., 299-300.
(3) I D . , 307.
(4) ID., 308.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 459

tiellement fermée » (1). Ainsi l'essence de la situation dont la structure


ontologique est définie par son indépendance radicale à l'égard de tout ce que
l'existence peut faire ou être (quoiqu'elle fasse, précisément, elle est située)
se trouve-t-elle dépendre au contraire de l'authenticité de celle-ci.
Avec l'intervention des thèmes existentiels dans la détermination
du concept de situation, la philosophie de la transcendance ne
s'abandonne pas pour autant au subjectivisme, elle garde au phéno-
mène dont elle veut saisir la structure une assise ontologique. Authen-
ticité et inauthenticité ne se juxtaposent pas simplement, en effet,
comme des déterminations équivalentes de l'existence, leur rapport
est de fondation, C'est la réalité objective de la situation qui se
découvre dans 1 'Entschlossenheit, c'est elle aussi que fuit l'existence
inauthentique, de telle sorte qu'elle détermine encore celle-ci, et la
dissimulation qu'elle renferme, comme cela même qui les rend
possibles. Tous les modes de l'existence attestent également sa déré-
liction. Celle-ci réside dans la structure même de l'existence comme
structure ontologique universelle. Une telle structure est celle de la
temporalité qui, de l'horizon fini qu'elle projette, revient sur elle-même pour
se découvrir, liée à lui, dans la finitude essentielle de sa situation, de telle
manière qu'elle constitue celle-ci à la fois comme ce qui la découvre et comme
et qui est découvert en elle. Que l'existence puisse, après cela, regarder
en face ou se dissimuler ce qu'elle est, comme existence, n'empêche
pas mais présuppose l'enracinement ontologique de sa situation dans sa
structure même. Ainsi, le passage du plan ontologique au plan existen-
tiel ne. pouvant lui être imputé comme une objection, la philosophie
de la transcendance est-elle en mesure de prétendre à une définition
ontologique de l'être-en-situation comme temporalité. Aussi manque-
t-elle ce dernier, et cela d'autant plus gravement que son échec se produit
sur le plan ontologique lui-même, si la structure originelle de la situation se
définit par son indépendance radicale à l'égard de la temporalité.

(1) SZ, 300.


3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

Cette indépendance, pourtant, la philosophie de la transcendance


l'a reconnue mais, faute de pouvoir la comprendre à partir de la détermi-
nation ontologique originelle de l'être-en-situation, elle l'interprète comme celle
de l'étant. C'est comme un étant en effet que surgit le Dasein en tant
qu'il revient sur lui-même dans l'ekstase du passé, en tant qu'il
est le dépassé. « Ce qui est dépassé, dit Heidegger, c'est précisément et
uniquement l'étant lui-même, et en fait tout étant qui peut se
trouver dévoilé au Dasein ou le devenir; par conséquent aussi et préci-
sément cet étant qu'il est lui-même par son existence (1). » Ainsi s'accomplit,
dans le rapport ekstatique du « Dasein » à lui-même, une chute essentielle,
telle que ce que désigne primitivement un tel rapport se trouve compris en lui
comme le « ce sur quoi » de ce rapport et comme un étant. Dans l'accomplis-
sement de ce rapport ekstatique, c'est-à-dire de la temporalité origi-
nelle, prend naissance, toutefois, et se constitue, selon Heidegger, la
possibilité effective de la situation : celle-ci se trouve libérée en même
temps que l'étant et comme situation de cet étant même. C'est comme
étant que le Dasein est situé, c'est comme tel qu'il se donne dans
l'acte par lequel il revient en arrière sur soi, comme antérieur à cet
acte et, par suite, comme radicalement indépendant à l'égard de sa
propre manifestation dans l'ekstase du passé. En tant que, comme
être situé, il apparaît et se donne toujours en réalité, comme « déjà »
situé, le Dasein, parce que cette détermination lui échoit du fait qu'il
est un étant, renvoie inévitablement la problématique à la considé-
ration de celui-ci et de son rapport avec l'être. Car c'est l'étant
lui-même qui se montre comme tel étranger à la lumière de l'être, de
telle manière qu'il n'entre en elle et ne se manifeste que comme
autre qu'elle, comme antérieur à son action, dans son opposition
irréductible à ce qui compose, comme transcendance et comme
monde, le règne de la manifestation. Ainsi s'opère, d'une façon
avouée ou non, la compréhension de l'être-en-situation à partir

(1) WG, 64, souligné par nous.


LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 461

de son indépendance et de ce qui la fonde. L'hétérogénéité ontico-


ontologique de l'étant à l'égard de la temporalité recouvre l'hétérogénéité
ontologique de celle-ci et de ce qui, en tant qu'elle n'est pas elle-même son
propre fondement, la fonde et la situe, et lui est substituée.
Cette substitution, la confusion qu'elle instaure entre l'impuissance
ontologique de la transcendance à l'égard d'elle-même et son impuissance
métaphysique à l'égard de l'étant (le fait qu'elle n'est pas « créatrice »), la
nécessité où se trouve la problématique pour accomplir une telle
substitution précisément et traiter l'impuissance de la transcendance
à l'égard d'elle-même comme impuissance à l'égard de l'étant,
d'inclure celui-ci dans le Dasein, c'est-à-dire aussi bien de laisser
déchoir la transcendance au rang d'un étant, tout cela s'accomplit et
devient visible quand, parlant de l'homme considéré dans son
existence, Heidegger dit de lui qu' « ordonné à l'étant qu'il n'est
pas, il n'est pas non plus fondamentalement maître de l'étant qu'il
est lui-même » (1). Qu'une telle confusion ne soit ni accidentelle
ni privée de conséquence, qu'elle tienne à la carence ontologique des
horizons ultimes de la philosophie de la transcendance et se retrouve
par suite en toute pensée qui se meut à l'intérieur de ceux-ci, on le
voit par exemple dans l'affirmation formulée par Sartre selon laquelle
« le pour-soi se saisit dans l'angoisse, c'est-à-dire comme un être qui
n'est fondement ni de son être, ni de l'être de l'autre, ni des en-soi qui
forment le monde... » (2). Ce qui ne trouve pas son fondement dans
la transcendance, ce qui échappe à son pouvoir et ne tient pas d'elle
sa « raison », est contingent et, parce que l'acte de la transcendance
demeure ontologiquement fondateur, se manifeste comme tel. Ainsi
l'étant se manifeste-t-il, dans son indépendance radicale à l'égard de sa propre
manifestation, avec la caractéristique essentielle de la contingence. Celle-ci
affecte le Dasein lui-même en tant que, dans l'acte par lequel il revient

(1) K, 284.
(2) EN, 642, souligné par nous.
384L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

sur soi et se manifeste, il se manifeste comme un étant. Dans l'indé-


pendance radicale de l'étant-D^JW» à l'égard de l'acte par lequel
il revient sur soi, à l'égard de la temporalité, réside cependant le
fondement de sa situation. La contingence transit l'essence de celle-ci
comme sa détermination la plus propre. Ainsi interviennent les thèmes
existentiels qui se trouvent inévitablement développés par la problé-
matique dès qu'elle s'interroge sur ce qui constitue précisément
l'être-situé du Dasein lui-même, la situation de l'homme. Que celui-ci,
que le « Dasein » ne trouve pas comme étant son fondement dans la transcen-
dance comprise cependant comme le seul fondement, détermine le caractère
insurmontable de son abandon et, parce que l'idée de cette absence
de fondement, l'idée de la contingence, emporte inévitablement
en elle une appréciation d'ordre axiologique, un tel abandon, le fait
même pour l'homme d'être situé, signifie dès lors, dans une perspec-
tive éthique et métaphysique à la fois, sa propre culpabilité.
Ainsi se détermine plus avant le concept de situation à partir
de celui de la contingence, c'est-à-dire, plus précisément, de l'hétéro-
généité de l'étant à l'égard de la transcendance comprise comme un
fondement. C'est parce que l'activité fondatrice de celle-ci ne peut
résorber en elle l'étant qu'elle libère, que, dans l'acte par lequel il
revient sur soi, le Dasein se manifeste comme quelque chose d'absurde
avec la contingence qui co-détermine comme leur essence même les
déterminations structurelles constitutives de sa situation, facticité,
Gewesenheit, Geworfenheit. Voilà pourquoi le Dasein « se trouve
toujours seulement comme fait déjeté » (i), pourquoi il est vrai de dire,
en ce sens, que « l'acte d'apporter devant l'étant déjeté qu'on est
soi-même... crée l'être-été (Gewesen) ». C'est parce que le rapport du
« Dasein » au fondement déjeté de lui-même est compris comme ekstatique-
ment temporel que ce fondement apparaît précisément comme dêjeté. C'est
parce qu'il revient en deçà de sa déréliction que celle-ci, en réalité,

(I) SZ, 328.


LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 463

est ce qu'elle est, que l'essence de la situation se laisse saisir comme la


contingence. Sous le concept de celle-ci se cache cependant la détermination
ontologique originelle de l'être-en-situation, le n'être-pas-fondement de la
transcendance à l'égard non de l'étant mais d'elle-même. Que la transcen-
dance ne soit pas elle-même le fondement de son être et ne puisse
par conséquent lui conférer une raison, quelque chose comme une
légitimation, détermine celui-ci en effet comme « contingent ».
Une telle contingence signifie le règne de l'anti-essence. C'est à la lumière de
cette signification originelle que doivent s'entendre les multiples
affirmations auxquelles se trouve contrainte la philosophie de l'exis-
tence et selon lesquelles celle-ci n'est pas son propre fondement.
C'est elle qui, lorsque la liberté est comprise comme ce fondement
fGrund), amène la problématique à le décrire au contraire, à
Dartir de ce qu'il y a en lui de plus essentiel, comme le non-fonde-
ment et comme l'abîme (Abgrund) (1). Mais parce que ce qui constitue
.'essence de ce dernier, l'essence du fondement, n'est pas saisi dans
a positivitê de sa structure ontologique propre, celle-ci se trouve
nterprétée finalement, sous le couvert du concept de contingence
:t à la faveur de son ambiguïté, à partir de la simple opposition de
'être et de l'étant, à partir de la contingence de celui-ci. « Le fait
jue le pour-soi n'est pas son propre fondement » se ramène ainsi à
: la nécessité » pour lui « d'exister comme un être contingent engagé
jarmi les êtres contingents » et le détermine comme lié à un corps,
equel, bien qu'il soit décrit « tel qu'il est sur le plan du pour-soi »,
;e donne comme la présence mystérieuse de l'en-soi au sein de celui-ci,
:omme « l'en-soi dépassé par le pour-soi néantisant et ressaisissant le
)our-soi dans ce dépassement même » (2).
Que se passe-t-il cependant quand la structure originelle de

(1) « Mais parce qu'elle est précisément cette base, la liberté est l'Abîme du
ïasein », WG, 109.
(2) EN, 371-372-
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

l'être comme être-situé, le n'être pas-fondement de soi de la transcen-


dance, se trouve confondu, sous le titre de contingence, avec le
caractère irréductible de l'étant ? De quel élément dispose alors
la problématique pour déterminer l'essence de la situation ? La
question de cette détermination ontologique, de la détermination de
la situation de la transcendance elle-même, n'est même plus posée. Une
telle détermination se produit plutôt d'une manière confuse, à la
faveur de la chute qui a été décrite, en sorte que c'est l'insertion de
la transcendance dans le Dasein compris comme un étant qui la
revêt des caractères de l'être-situé : ceux-ci appartiennent à l'étant
lui-même en tant que tel. C'est l'être-déjeté de l'étant qu'il est qui confère
au Dasein sa déréliction. Ainsi se trouve complètement oubliée
la signification ontologique de la problématique qui vise l'essence
de la situation. Ainsi s'accomplit d'une façon absurde la détermi-
nation de celle-ci, si l'étant ne tient sa situation que de la transcendance,
si le concept de situation concerne, non l'étant lui-même, mais sa place, si
« le fait d'avoir une situation est la détermination ontologique de
l'être de cet étant, non une proposition ontique sur celui-ci » (1),

§ 4 4 . L E CONCEPT DE SITUATION DANS L'EXISTENTIALISME


L A F A I L L I T E DE L'ONTOLOGIE ET L E RÉALISME :
« NATURE ET LIBERTÉ »

E n prétendant déterminer à partir de l'étant, et cela faute de pou-


voir le faire à partir de la transcendance elle-même, de ce qui, plus
exactement, livrant celle-ci à elle-même, la constitue comme origi-
nellement située, l'essence de la situation, la problématique se meut
dans un cercle. Parce que des deux éléments dont elle dispose aucur
n'enferme en lui la possibilité interne de l'être-situé, elle se trouve
renvoyée de l'un à l'autre. L'idée qui se fait jour alors d'un concepi

(1) S Z , 84.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 465

« dialectique » de la situation, l'interprétation de celle-ci comme dialectique


de la liberté et de la nature, éclaire singulièrement l'impuissance dont
elle procède. Ainsi voit-on chez Sartre, d'une part, la situation être
primitivement définie à partir de la liberté : c'est seulement à la
lumière de la fin projetée par elle que l'existence découvre chaque
fois la situation qui est la sienne, de telle manière qu'elle porte la
pleine responsabilité de ce qu'elle est, que tout arrive par l'homme
et qu' « il n'y a pas de situation inhumaine » (1). La liberté cependant,
pour autant qu'elle ne se trouve pas décrite d'une manière purement
psychologique et que la problématique veuille, au contraire, lui
assigner un fondement ontologique dans le néant de la transcendance,
se montre comme telle identique à un pouvoir d'arrachement et de
dépassement par lequel l'homme, considérant toute chose et lui-
même « à la lumière d'un non-être » (2), se retrouve toujours au-delà de
ce qui est, séparé, dans cet exil qui est sa liberté même. Celle-ci,
loin de pouvoir fonder la situation de l'homme le détermine au contraire
comme une subjectivité impersonnelle et vide, séparée de tout contenu, sans
insertion possible dans le réel. D'où, d'autre part, le problème propre à
l'existentialisme, celui, après que l'homme ait été compris comme
ce pouvoir d ' « échappement » et de « dégagement », de son « enga-
gement » nécessaire dans le monde et, plus généralement, l'affirmation
par exemple que « la condition humaine... ne peut... être congé-
diée » (3). Une telle proposition, toutefois, ne saurait être affirmée
simplement et, parce que la philosophie de l'existence se montre
incapable de lui donner un fondement dans la structure interne de la
subjectivité comme structure constitutive de celle-ci, comme immanence,
elle n'a pas d'autre moyen que de lier, en dépit de leur hétérogénéité,
en dépit du pouvoir ontologique négateur qui définit la liberté

(1) EN, 639.


(2) I D . , 511.
(3) F . JEANSON, Le Problème moral et la Pensée de Sartre, op. cit., 342.
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

comme ce qui précisément n'est pas l'étant, celui-ci et celle-là, de telle


manière que chaque terme, se trouvant lié à l'autre, reçoit, dans
ce lien et par lui, quelque chose comme l'ersatz d'une situation
Précisément la liberté, ou encore l'existence, le pour-soi, n'étant rier
d'autre que ce qui n'est pas l'étant, l'en-soi, dit Sartre, son être s'épui-
sant dans cette négation, elle ne cesse de porter en elle ce qu'elle ne
cesse de nier pour être ce qu'elle est, le rien « qui n'est rien que parce
qu'il n'est pas l'en-soi ». Voilà pourquoi, parce que « le terme origine
de la négation interne, c'est l'en-soi, la chose qui est là », parce que.
lié à elle, le pour-soi est « écrasé sur ce qu'il nie » (i), ce qu'il nie.
« l'en-soi dépassé demeure et le hante comme sa contingence origi-
nelle », — pourquoi le pour-soi « ne peut s'empêcher d'être à distance de
soi ce qu'il est », c'est-à-dire « cette contingence, cette lourdeur i
distance... qu'il n'est jamais mais... a à être comme lourdeur dépassée
et conservée dans le dépassement ». Parce qu'une telle lourdeur qu:
signifie identiquement « facticité », « passé » (2), se trouve conservée
dans le dépassement, parce qu'elle demeure en lui et s'y attache comme
sa contingence originelle, elle le situe précisément et le détermine
par ce lien, bien qu'elle ne soit elle-même déterminée, comme contin-
gence, comme cet être-là individué et situé, que par lui. Ainsi se des-
sine le cercle dans lequel le donné brut et la liberté se situent et se
déterminent réciproquement. « La facticité de ma place, dit Sartre,
ne m'est révélée que dans et par le libre choix que je fais de rxiz
fin... Mais, réciproquement, la facticité est la seule réalité que k
liberté peut découvrir, la seule qu'elle puisse néantiser par la positior.
d'une fin... Car si la fin peut éclairer la situation, c'est qu'elle esl
constituée comme modification projetée de cette situation (3). >:
Et, d'une façon plus manifeste encore : « c'est par son dépassemeni

(1) EN, 225.


(2) ID., 162, souligné par nous.
(3) I D . , 574-575-
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 467

nême du donné vers ses fins que la liberté fait exister le donné comme
•e donné-«,... mais en même temps... elle se choisit comme ce dépasse-
nent-« du donné » (1). Ainsi faut-il définir la situation comme
t éclairée par des fins qui ne sont elles-mêmes projetées » — et fau-
Irait-il ajouter « situées » — « qu'à partir de l'être-là qu'elles éclai-
rent », et dire encore que « la fin n'éclaire le donné » — et faudrait-il
ijouter « le situe » — « que parce qu'elle est choisie comme dépasse-
nent de ce donné » (2). Mais il n'est pas meilleure façon de sortir d'un
;ercle que de le réaliser, et cela dans la plus extrême confusion : « la
iituation, dit Sartre, produit commun de la contingence de l'en-soi et
le la liberté, est un phénomène ambigu dans lequel il est impossible
lu pour-soi de discerner l'apport de la liberté et de l'existant brut » (3).
Une telle incertitude qui voit sous les mêmes concepts être
iubsumées tour à tour les réalités les plus différentes, chaque terme
îe conférer la détermination de l'être-situé au terme opposé que
>our autant qu'il la tient lui-même de celui-ci, se retrouve dans la
jhilosophie de Jaspers où l'essence de la situation est explicitement
lécrite comme une dialectique de la nature et de la liberté, tandis
lue l'union de ces éléments hétérogènes ne peut soulever d'objection
puisqu'elle se donne justement pour un « paradoxe » et qu'il suffit
omme toute de considérer la réalité comme constituée par des para-
loxes de ce genre pour trouver en chacun d'eux une preuve évidente
le sa vérité. Ainsi la situation de l'homme se comprend-elle aisément

(1) EN, 590.


(2) Id., 635-636.
(3) I d . , 568. — Remarquons, comme signe de cette confusion encore, que si
ans ce texte la contingence caractérise l'en-soi, ailleurs, comme on l'a vu, ce n'est
lus celui-ci, l'étant, mais la liberté elle-même qui, en tant qu'elle apparaît, comme
Dndement, sans fondement, se donne au contraire pour l'essence même de cette
ontingence. De même la facticité désigne tantôt, comme dans une proposition
•récitée, l'en-soi, tantôt la structure interne de la liberté elle-même, cf. par exemple
612 : « Nous retrouvons ici cette condamnation à la liberté que nous définissions
lus haut comme facticité. »
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

à partir de l'historicité de celui-ci, historicité qui consiste dans « l'union


de l'existence et de l'être empirique » (i), c'est-à-dire encore dans
celle « de la liberté et de la nécessité, de la possibilité sans résistance
et du donné irrécusable, du temps », enfin, « et de l'éternité » (2).
C'est le réalisme le plus naïf, en fait, qui se trouve à l'origine de ces
conceptions où la situation de l'homme est finalement interprétée
à partir de son insertion dans le milieu de l'être objectif. Ce qui est à
remarquer à propos d'une telle union encore décrite comme « syn-
thèse du monde en tant qu'il affecte la liberté, et de la liberté en tant
qu'elle assume le monde » (3), c'est que, faute de pouvoir être
comprise comme l'essence même de celle-ci, la nécessité qui la contraint
et la détermine comme originellement située se voit finalement inter-
prétée, à partir de cette insertion de l'homme comme être objectif
dans le contexte du monde objectif, comme la nécessité des choses,
de telle manière que son rapport avec la liberté devient extérieur,
qu'elle ne peut plus être en effet qu'assumée par celle-ci, qu'elle lui
préexiste et que la structure de la situation, loin de résulter de
l'action de la liberté, se montre en fait étrangère à elle, réside dans la
nature même des choses. Comme toujours, la faillite de l'ontologie
laisse le champ libre au réalisme.
De cette faillite, de ce réalisme aussi par conséquent, témoigne
l'interprétation du phénomène de l'être-en-situation proposée à sor
tour par M. Merleau-Ponty. On trouve, à vrai dire, dans la Phénomé-
nologie de la Perception quelque chose comme le pressentiment d'unt
philosophie de l'immanence, lequel se fait jour justement à propos di
problème qui nous occupe, celui de la situation. Un tel problèm<
est introduit à partir d'une critique de l'intellectualisme et de la philo
sophie classique, plus précisément de la réflexion, quand il est monta

( 1 ) J A S P E R S , Philosophie, II, 121, cité p a r M . D U F R E N N E e t P . R I C Œ U R ii


Karl Jaspers et la Philosophie de l'Existence, Éditions du Seuil, Paris, 1947, 17c
(2) C f . M . D U F R E N N E et P . R I C ΠU R , op. cit., 180.
(3) I D - , 383.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 469

au sujet de celle-ci qu'elle « ne s'emporte jamais elle-même hors


de toute situation », que « l'analyse de la perception ne fait pas dispa-
raître le fait de la perception, l'ecceité du perçu, l'inhérence de la
conscience perceptive à une temporalité et à une localité » (1). « La
réflexion radicale, est-il dit plus précisément, est conscience de sa
propre dépendance à l'égard d'une vie irréfléchie qui est sa situation
initiale, constante et finale (2). » Si la vie irréfléchie définit la situation
de la réflexion, et cela parce qu'elle constitue sa structure interne, parce
que la réflexion elle-même est un mode de la vie, il importe de déterminer
ce qui constitue cette situation qui est celle de la vie et, par conséquent
aussi, de la réflexion. La vie, l'existence n'est cependant rien d'autre,
pour Merleau-Ponty, que la transcendance. La nature de celle-ci,
toutefois, ne se trouve pas élucidée en et pour-soi, de telle manière
qu'elle puisse apparaître comme constitutive par elle-même d'une situation.
Plutôt, cette élucidation s'accomplit d'une manière négative, à partir
de la simple opposition à la pensée, c'est-à-dire aussi bien à la réflexion,
d'une existence plus ancienne, laquelle se donne dans cette opposi-
tion comme privée du pouvoir d'intelligibilité qui appartient à la
conscience réflexive comme telle et la caractérise et, parce qu'aucun
autre mode de manifestation ne se trouve défini dans sa positivité
ontologique propre, comme privée finalement de toute lumière,
comme quelque chose d ' « aveugle ». Parce qu'elle est ainsi comprise
comme quelque chose d'aveugle, parce que son statut phénoménolo-
gique et par suite ontologique devient totalement incertain, l'exis-
tence se dégrade, elle apparaît comme une force mystérieuse située
au-dessous du moi de la conscience, une sorte de substrat naturel
constitué par un ensemble de fonctions anonymes. La présupposition
empruntée à Heidegger (3), selon laquelle celles-ci ne peuvent s'accomplir que

(1) PhP, 53.


(2) I D . , I X .
(3) SZ, 107. — « L a vue et l'ouïe sont les sens du lointain non pas sur le fond de
leur portée mais parce que le Dasein comme éloignant se tient en eux prédominant. »
3 84 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

sur le fond en elles de la transcendance qui les lie au monde, devient sans objet
quand elle ne signifie plus identiquement le surgissement effectif de la phéno-
ménalité. C'est pourquoi un tel lien perd finalement son caractère
transcendantal et devient véritablement « naturel », son accomplisse-
ment dans les fonctions du corps se confond avec celui d'un processus
ontique. C'est l'insertion de la conscience dans une nature empi-
rique qui, conformément aux présuppositions du réalisme, détermine
l'homme et le situe. La définition d'un monde où l'ego n'a point
part se donne paradoxalement comme constitutive de la situation
de celui-ci, alors que, comme le mettra en évidence la problématique
de l'ipséité mais comme peut le comprendre en fait toute pensée
fidèle aux enseignements de l'intuition phénoménologique, la situation
de l'ego réside nécessairement dans sa structure même et lui est identique.
C'est à la lumière de ces remarques qu'il convient d'apprécier le
texte suivant, l'ambiguïté et l'indétermination inscrites en lui. « Il y a
donc, écrit M. Merleau-Ponty, un autre sujet au-dessous de moi, pour
qui un monde existe avant que je sois là et qui y marquait ma place.
Cet esprit captif ou naturel, c'est mon corps, non pas le corps momen-
tané qui est l'instrument de mes choix personnels et se fixe sur tel
ou tel monde, mais le système de « fonctions » anonymes qui enve-
loppent toute fixation particulière dans un projet général. » Parce
que « cette adhésion aveugle au monde », ce qui est pour le sujet « le
fait de sa naissance », « une communication avec le monde plus
vieille que la pensée », s'opposent simplement à celle-ci, laquelle
concentre au contraire en elle le principe de la phénoménalité,
« ils engorgent la conscience et sont opaques à la réflexion », déter-
minent « l'expérience vitale du vertige et de la nausée qui est la
conscience... de notre contingence » (i). Ainsi voit-on retomber dans
le dualisme de celle-ci et de celle-là une pensée dont le dessein le
plus remarquable était pourtant de lui échapper. C'est finalement,

(i) PhP, 294.


LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 471

comme une incarnation mystérieuse, l'insertion de la spiritualité


dans ce qui n'a pas de nom qui constitue le propre de la situation
et de la condition de l'homme, ainsi que l'atteste encore cette propo-
sition : « si les prétendus instincts de l'homme n'existent pas à part
de la dialectique spirituelle, corrélativement cette dialectique ne se
conçoit pas hors des situations concrètes où elle s'incarne » (1).
Le concept de situation a une signification ontologique. Cela
signifie qu'il ne peut se comprendre qu'à partir de la phénoménalité pure
comme constitutive par elle-même de la possibilité et de l'effectivité d'une
situation, comme identique à l'essence de celle-ci. C'est pourquoi après avoir
montré comment se détermine la situation existentielle de l'étant-
Dasein, comment « le « ici » d'un « ici-je » se comprend toujours à
partir du « là-bas » d'un Zuhanden » vers lequel se projette la préoc-
cupation, Heidegger ajoute : «« ici » et « là-bas » ne sont possibles que
dans un Da, c'est-à-dire s'il existe un étant qui a ouvert la spatialité
comme être du Da ». Mais celle-ci doit s'entendre à son tour en un
sens transcendantal, elle implique que « cet étant porte dans son être
le plus propre le caractère de n'être pas caché (« den Charakter der
Unverschlossenheit »). L'expression « Da », poursuit Heidegger, signifie
cette ouverture essentielle » (2). C'est parce que la temporalité constitue,
d'après lui, le mode originel selon lequel s'accomplit cette ouverture
essentielle qu'elle confère sa possibilité ontologique au concept de
situation et fonde la structure de celle-ci. « La temporalité ekstatique
éclaire le Da originairement (3). » Le dessein de conserver pur le
contenu de son concept implique cependant que l'être-là soit saisi

(1) MERLEAU-PONTY, La Structure du Comportement, Paris, Presses Universi-


taires de France, 1949, 196.
(2) SZ, 1 3 2 - 1 3 3 , souligné par nous.
(3) ID., 351 — et encore : « 1/Erschlossenheit du Da et les modifications fonda-
mentales existentielles du Dasein, authenticité et inauthentitité, sont fondées dans
la temporalité » (ID., 350) — « Parce que la temporalité constitue d'une façon
ekstatique horizontale l'être-éclairé du Da, elle est originairement toujours déjà
explicable et par suite connue dans le Da S (ID., 408).
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

dans ce qui le fonde ultimement. Une telle saisie de ce qui, le donnant


originellement à lui-même, le constitue précisément comme l'être-là originel
et le fondement de tout être-là concevable, permet seule que soit évitée la
chute de son concept, son interprétation à partir des déterminations
que l'étant emprunte à l'être lui-même. Pourquoi cette chute se
produit-elle ? Pourquoi l'analyse de l'être-situé doit-elle s'achever
dans la confusion sinon parce que la structure constitutive de celui-ci,
l'essence originelle de la révélation, demeure cachée ? Ici la problé-
matique rencontre la seconde question qu'elle s'est posée dans sa
tentative pour déterminer cette structure originelle, celle qui concerne
les raisons pour lesquelles se dissimule la révélation elle-même dans
l'effectivité de son accomplissement originaire.
SECTION III

LA STRUCTURE INTERNE
DE L'IMMANENCE
ET LE PROBLÈME
DE SA DÉTERMINATION
PHÉNOMÉNOLOGIQUE :
L'INVISIBLE
(suite)

§ 4 5 . L A DISSIMULATION DE L'ESSENCE ORIGINAIRE


DE LA RÉVÉLATION ET SON OUBLI

Les raisons pour lesquelles se dissimule l'essence de la révélation


dans son accomplissement originaire ont été évoquées par la pro-
blématique et déjà comprises par celle-ci, puisqu'elles trouvent leur
origine dans un ensemble de présuppositions avec lesquelles en
réalité elles se confondent. De telles présuppositions constituent ce
qui a été appelé le monisme. A la pensée qui ne conçoit pour la
phénoménalité aucune forme de réalisation autre que la manifestation
d'un horizon transcendant, c'est-à-dire l'objectivité, échappe néces-
sairement et se dérobe ce qui constitue pourtant le fondement de
celle-ci. L'inaptitude de cette pensée à saisir le mode originel selon
50 z
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

lequel se phénoménalise la phénoménalité ne peut être simplement


constatée, toutefois, ni comprise comme un « préjugé ». Si celui-ci
(à supposer qu'on puisse en philosophie parler de « préjugé » et que,
parmi tous ceux qu'on dénonce si aisément, le seul qui mérite d'être
retenu ne consiste pas à croire précisément qu'il existe des préjugés)
étend son pouvoir sur l'ensemble du développement de la pensée
philosophique, c'est que son origine, ce qui fait justement qu'il n'est
pas un préjugé, doit être montrée. Aussi bien a-t-on pu voir la
problématique s'efforcer de circonscrire non seulement ce qui fait
l'insuffisance du monisme mais, plus avant, ce dont résulte cette
insuffisance ou son motif. La mise en évidence de celui-ci n'était-elle
pas contenue dans la remarque selon laquelle Y impuissance de la
problématique qui se meut à l'intérieur de l'horizon du monisme à édifier une
phénoménologie du fondement et à donner un contenu à l'idée de la structure
formelle de la « Selbstândigkeit » repose sur l'impuissance de ce fondement
à se produire lui-même dans la lumière de la phénoménalité (i) ? Ainsi la
dissimulation de l'essence était-elle rapportée, non à une incompréhen-
sible défaillance de la pensée, mais à cette essence même, à la structure
ontologique de la réalité. Voilà pourquoi, d'ailleurs, ce qui ne fut
d'abord qu'un ensemble de pensées vivantes, essentiellement diffé-
rentes dans leurs démarches et leurs visées, peut apparaître après
coup comme l'unité d'une tradition affectée d'une même insuffisance,
parce qu'il y a de celle-ci une raison, et cela dans la nature des choses,
dans la nature de la raison elle-même.
Cette reconnaissance dans l'essence d'un fondement de sa propre
dissimulation, c'est-à-dire encore de l'essence comme ce fondement,
la problématique qui institue une critique générale du monisme
l'accomplissait cependant en se plaçant à l'intérieur de celui-ci et de la
perspective qui est la sienne. Ainsi la transcendance à laquelle renvoie
la phénoménalité identifiée à l'horizon se dérobait-elle brusquement

(i) Cf. supra, § 30, 31.


'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

devant une pensée aux prises dès lors avec« l'inconnu». La compréhen-
sion de celle-ci et du mouvement dialectique où elle se perd, de ce qui
constitue à proprement parler le destin du monisme, demeurait
cependant négative : la transcendance se dérobe parce qu'elle n'assure pas
elle-même la possibilité de sa propre manifestation, tel était son contenu.
La prétention de reconnaître dans le fondement lui-même, et cela
comme lui étant identique, la raison de sa propre dissimulation ne
signifiait rien d'autre finalement que la non-reconnaissance en lui
du pouvoir susceptible de le révéler originairement. Elle ouvrait la
voie, pour cette raison, à une recherche et à une détermination
positive de ce pouvoir, c'est-à-dire précisément de l'être réel du
fondement. Une telle détermination est l'œuvre accomplie par la
problématique. L'essence de la transcendance réside dans l'immanence.
Dans la positivitê de cette dernière, non dans le simple fait pour la transcen-
dance de ne pas assurer elle-même sa propre manifestation, doit être cherchée,
si elle en est une, la raison de la dissimulation, et cela de telle manière que la
mise en évidence de cette raison, identique à l'essence, appartienne à l'éluci-
dation de celle-ci et de sa structure interne.
Comment la dissimulation trouve-t-elle sa raison dans la posi-
tivitê de l'essence et lui est-elle identique ? Qu'est-ce qui fait, dans
la structure interne de l'immanence, qu'elle se dérobe ? Ou bien
n'appartient-il pas à celle-ci, conformément aux résultats éidétiques
les plus importants obtenus par la problématique, de ne pas s'en
aller hors de soi dans l'extériorité mais de se retenir au contraire en
elle ? Dans cet acte de se retenir en soi, c'est-à-dire aussi bien dans son
essence originelle, est incluse la raison pour laquelle l'immanence précisément
ne s'avance pas dans l'extériorité et ne se montre pas en elle comme cette
extériorité même ni comme la phénoménalité qui la constitue. La non-
appartenance de l'essence à l'extériorité et à sa phénoménalité propre,
le fait qu'elle ne se montre pas dans celle-ci, c'est là ce qui détermine
sa dissimulation. Parce que cette non-appartenance, la non-manifes-
tation de l'essence dans la manifestation de l'horizon et dans le
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

monde, est incluse dans sa structure, dans l'acte de l'essence de se


retenir originellement en elle, la dissimulation ne concerne pas
seulement l'essence, elle est son œuvre. Pour cette raison aussi elle
n'est ni accidentelle, ni provisoire et ne peut être surmontée. L'idée
d'une manifestation de l'essence dans le monde est par principe
absurde. La dissimulation est inscrite dans l'essence comme ce
qu'elle est, elle lui advient de par sa volonté propre. C'est pourquoi
encore elle se produit nécessairement et ne cesse de se produire en
elle. Ainsi y a-t-il dans l'essence un événement qui fonde sa dissimu-
lation en même temps qu'il en explique la nature et l'objet. Ce qui
se dissimule, c'est l'essence elle-même. La nature de cette dissimu-
lation est la non-manifestation dans le monde et celle-ci définit à
son tour la nature d'une absence qui se trouve dès lors être comprise,
car elle s'explique à partir d'une présence et sur le fond de celle-ci.
L'absence est l'absence de l'essence originelle de la présence, absence voulue
et prescrite par elle.
Que l'essence originelle de la présence se retienne hors du monde
et se trouve par principe absente de celui-ci, c'est là ce qui fait sa
pudeur. Celle-ci, pour cette raison, parce qu'elle s'enracine dans la
structure interne de l'essence et lui est identique, n'est pas une déter-
mination fortuite, susceptible d'advenir à l'existence à un moment
donné de son histoire, une détermination psychologique par
exemple. Elle est plutôt le fond même de toute existence concevable,
sa possibilité interne, son essence. « C'est, dit Hôlderlin, dans des
huttes qu'habite l'être humain. » Que ce séjour dans lequel « il
s'enveloppe d'un vêtement pudique » (i) soit essentiel à un tel être
et définisse son humanité, résulte justement de ce qu'il ne peut être
changé pour un autre, résulte, plus ultimement, de ce qui l'institue
comme un don qui ne cesse de se former, de l'essence. Car si les
déterminations concrètes de l'existence présentent toutes les vicissi-

(i) HÔLDERLIN, Œuvres, éd. von Hellingrath, IV, 246.


'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

tudes d'une histoire, si elles se montrent susceptibles de croître et,


semble-t-il, de disparaître en indiquant chaque fois une cause de leur
devenir, elles ne sont possibles en réalité qu'à partir des structures
de l'essence et par elles. Dans la pudeur l'homme éprouve sa diffé-
rence d'avec l'être extérieur et étranger, et en prend conscience.
Que cette conscience devienne plus aiguë et s'exaspère lorsqu'elle
assiste impuissante, dans le sentiment de la mort par exemple, ou
dans le désir, aux déterminations de son être objectif et à leur mouve-
ment propre, ou qu'elle demeure au contraire latente comme ce
tremblement secret qui ne cesse d'affecter l'existence, elle repose en
tout cas sur l'essence, sa possibilité est la négation, qui ne cesse de s'ac-
complir dans l'immanence, de l'extériorité, le refus de celle-ci. Parce qu'un
tel refus est celui de l'essence et ne relève comme tel d'aucune
volonté particulière, il n'admet pas non plus, comme son envers,
la détermination opposée. L'être-à-l'extérieur-de-soi dans l'objec-
tivité peut bien solliciter l'existence et définir le xéXoç explicite ou
non de son projet, l'échec de ce dernier comme de tout comporte-
ment visant l'exhibition de l'essence et son étalement dans le monde
est prescrit par celle-ci et par ce qui constitue en elle la possibilité
ultime de son être-soi ou sa pudeur.
Parce que, dans sa pudeur, elle se retient hors du monde et ne
paraît point en lui, l'essence demeure cachée. L'être-caché caractérise
l'essence et lui appartient en vertu de sa structure interne, affecte
essentiellement celle-ci, à savoir précisément l'immanence comme
telle. Mais l'immanence constitue la nature la plus intérieure de
l'absolu, l'absolu lui-même, son essence. Voilà pourquoi l'absolu se
laisse comprendre à partir de cet état caché et comme ce qui se
maintient en lui, pourquoi « personne n'a jamais vu Dieu », pourquoi
celui-ci, enfin, est le « Dieu caché ». Ainsi est trouvé aux propositions
qui traduisent d'abord l'insuffisance de la problématique, un fonde-
ment ontologique susceptible, dès lors, de leur conférer un sens
acceptable. Ainsi doivent s'entendre, à l'intérieur de celui-ci, les
50 z
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

affirmations précitées selon lesquelles l'existence divine se donne,


indépendamment de sa réflexion dans l'altérité, comme essentielle-
ment cachée, selon lesquelles « l'essence divine est cachée en elle-
même » (1). Car cet être-caché est un nom de l'immanence et son
concept concerne, par suite, l'ensemble des caractères qui consti-
tuent celle-ci et lui appartiennent. Si, par exemple, « la Gemrfenheit...
demeure cachée », si « cet état caché n'est pas... un simple non-savoir
mais constitue la facticité du Dassin » (2), c'est que l'être de celui-ci
réside positivement dans l'immanence et se trouve comme tel situé et,
en même temps, dans cet état où il se dissimule, lui et ce qui constitue
le caractère insurmontable de sa situation originelle. Mais l'immanence
ne fonde pas seulement, chaque fois, une situation, elle est l'essence
de la vie. Voilà pourquoi celle-ci est ce qu'on ne voit jamais et
échappe perpétuellement à notre regard, pourquoi, comme il était
dit encore, « c'est en elle, cette existence divine immédiate, qu'était
la vie, le fondement le plus profond et toute existence vivante,
substantielle, mais demeurant éternellement caché au regard. »
Parce que l'essence demeure cachée en elle-même et échappe
perpétuellement au regard, parce qu'elle est comme telle la dissimu-
lation, elle tombe dans l'oubli. La nature de celui-ci doit être élucidée.
De l'oubli en général, il convient tout d'abord de reconnaître le
caractère positif. L'oubli n'est pas rien, il a un objet. C'est en cela
qu'il diffère d'un phénomène simplement négatif, d'une pure absence,
d'un néant. Ce qui est oublié peut assurément ne plus exister, comme
dans le cas d'un objet qui a été détruit. Quelle que soit l'importance
de ce dernier, qu'il s'agisse d'une chose insignifiante ou au contraire,
par exemple, d'une civilisation disparue sans laisser de traces, son
appartenance à un monde, l'ensemble des rapports d'univers qu'il
soutenait et, d'une certaine façon, soutient encore avec la totalité

(1) Cf. supra, § 38.


(2) SZ, 348.
'^A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

de ce qui est, sa nécessité en un mot, lui confère une existence idéale


qui rend possible, au moins en principe, sa remémoration dans le
souvenir. C'est dans sa référence à celui-ci précisément que l'oubli
est tout d'abord et le plus souvent compris. Sa positivité ne trouve-
t-elle point son expression dans le fait qu'il est susceptible de se
muer en son contraire, dans « le souvenir correspondant » ? Mais la
réalité oubliée n'appartient pas forcément au passé, sa présentation
à la conscience se s'accomplit pas nécessairement à l'intérieur d'un
mode de pensée tel que le souvenir. Ce que nous oublions d'essentiel,
n'est-ce point, d'une certaine façon, ce qui est toujours là ? Et s'il est
toujours là, si cet être-essentiel consiste justement dans le fait qu'il est
l'essence universelle et toujours présente de la présence, l'essence de
tout être-là possible et concevable, comment pouvons-nous l'ou-
blier ? En n'y pensant pas. C'est donc là ce qui constitue la nature de
l'oubli. Celui-ci n'est principiellement possible que sur le fond de la
présence de quelque chose à quoi l'on ne pense pas, et comme cet
acte de n'y pas penser. L'oubli est le fait de la pensée et, quand il s'agit
de cet oubli ontologique fondamental ici en question, de l'oubli de
la présence pure, le fait pour la pensée de ne pas penser à cette essence
qui, cependant, la rend possible et se trouve comme telle toujours
présente.
Quelle pensée ne pense pas à l'essence qui la rend possible ?
N'est-ce point celle de la conscience naturelle qui se voue à l'étant ?
Parce qu'une telle conscience définit un mode déterminé de l'exis-
tence et le constitue, c'est à celui-ci manifestement que renvoie
l'oubli de l'essence (1), sa formation présuppose l'existence libre et
elle apparaît contingente. Ou bien si « cet oubli n'est ni fortuit, ni

(1) Cf. K, 290 : « Une analytique du Dasein doit s'efforcer, dès le départ, de
mettre en pleine lumière le Dasein dans l'homme selon ce mode d'être qui, par
nature, le maintient dans l'oubli, lui et sa compréhension de l'être... Ce mode d'être
du Dasein — décisif seulement du point de vue d'une ontologie fondamentale —
nous le nommons l'existence quotidienne (AUtàglichkeit). »
50 z
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

temporaire, s'il ne cesse de se former et se forme nécessairement» (i),


c'est que le mode d'être qui l'entretient a une prééminence spécifique
dans l'existence et, comme mode déchu de celle-ci, la détermine
depuis le début de son histoire et, le plus souvent, jusqu'à sa fin.
La possibilité d'autres modes demeure cependant ouverte et elle
se réalise par exemple dans le savoir philosophique. Que ce dernier
agisse comme un « Re-mémorial » et qu'en lui l'intelligence de l'être
soit arrachée enfin à l'oubli où la maintient la conscience naturelle,
que celui-ci atteste précisément, dans sa connexion avec le Re-
mémorial qui définit l'acte fondamental de l'ontologie comme
toujours possible, sa positivité, cela ne montre-t-il pas que la pensée
qui se détourne de l'essence, parce que ce détournement est son fait,
peut encore s'ouvrir à elle ?
Ou bien l'oubli de l'essence ne caractérise-t-il pas au contraire
toute pensée comme telle ? N'appartient-il pas à la nature même de
celle-ci comme ce qui, d'une certaine façon, ne peut être surmonté ?
C'est dans ce sens alors qu'il est le fait de la pensée, comme ce qui
relève non d'une détermination particulière de celle-ci, d'une direc-
tion qu'elle se donne librement, mais de ce qu'elle est, de cette
direction originelle qui lui est prescrite comme la sienne, en tant
qu'elle est depuis toujours et par nature la pensée de l'extériorité. Car
ce n'est point le thématisme qui manque l'essence. A celui-ci sans
doute il appartient de viser ou non la condition de sa propre possi-
bilité. Et il peut se faire, en outre, que cette dernière lui échappe,
alors même qu'il se dirige explicitement vers elle, si, comme il a été
dit, l'horizon ne se laisse pas thématiser. Mais ce n'est point dans
l'oubli de celui-ci, alors, que vit la pensée. Elle l'éprouve, au contraire,
dans l'acte même par lequel il se dérobe et finalement lui échappe,
comme le mystère qu'elle préserve, il est la chose importante, l'objet
de son souci. Elle sait seulement que ce qu'elle a à sa disposition,

d) K, 289.
'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

elle ne l'a pas explicitement à sa disposition. Mais l'extériorité


pure est le milieu où elle se meut si elle n'est pas et, d'une certaine
façon, ne peut jamais être à proprement parler « son objet ». A la
pensée qui se meut en général dans l'extériorité comme à celle qui,
dans le Re-mémorial qu'elle croit authentique de l'être, se donne
explicitement pour thème l'objet de l'ontologie, cette extériorité
même, échappe nécessairement au contraire et se dérobe par principe
la condition la plus ultime de celle-ci. Voilà pourquoi et comment
l'oubli est le fait de la pensée, pourquoi et comment il est l'oubli de
l'essence : parce que la pensée se dirige vers l'extériorité hors de laquelle se
retient, en raison de sa structure même, l'essence originelle de la présence pure,
l'immanence.
Parce que la pensée se dirige vers l'extériorité hors de laquelle se
retient, en raison de sa structure même, l'immanence, l'oubli de
l'essence dans lequel elle vit n'est pas susceptible, pour cette raison,
de se transformer dans la détermination contraire. Celle-ci plutôt
— cette remémoration qu'on oppose à l'oubli —, parce qu'elle ne
cesse, sur le fond en elle de la pensée, de se diriger, consciemment
cette fois, vers l'extériorité du milieu qu'elle pense, manque, plus
inévitablement encore, la condition qu'elle cherche de sa propre
possibilité. Ainsi voit-on, au moment même où elle prétend vaincre
l'oubli de l'essence qui l'éclairé et croit pouvoir, de plus, avec l'être-
au-delà de l'essence comme être-au-delà de toute saisie thématique,
comme transcendance de l'horizon, se donner la théorie de cet oubli, la
pensée retomber dans un oubli plus profond. Dans le caractère
insurmontable de celui-ci réside l'origine puissante du monisme. Le
monisme ontologique est la théorie de la pensée. Qu'il dépasse celle-ci vers
ses conditions, vers l'intuition et, finalement, la transcendance eksta-
tique d'un horizon, cela ne montre-t-il pas justement qu'il ne cesse de
se mouvoir en réalité dans la direction prescrite par elle et par
sa visée. C'est pourquoi la recherche qu'il instaure demeure soumise
à la téléologie immanente qui gouverne toute conscience d'objet.
50 z
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

Parce que le Re-mémorial de l'être s'accomplit dans la pensée et vise


à travers elle son objet, il répète en réalité, à l'égard de l'immanence
originelle, l'oubli de la conscience naïve et le porte à l'absolu. Ainsi
dans la pensée l'oubli de l'essence ne peut-il se changer en son contraire,
puisque celui-ci, bien plutôt, lui est identique.
Où réside la positivité de l'oubli, s'il ne peut se muer dans la
détermination opposée ? A quoi renvoie-t-il, à quelle réalité, s'il est
quelque chose plutôt que rien et s'il doit être compris, effectivement,
comme un oubli ? L'essence originelle de la présence pure est ce
qui le détermine comme tel. Comment cependant pareil oubli
relève-t-il de la pensée ? Comment peut-il lui être imputé comme son
oubli ? Car on ne peut oublier, semble-t-il, que ce avec quoi on a
quelque rapport. En quoi consiste celui-ci ? Qu'est-ce qui relie la
pensée à l'essence de telle manière qu'elle puisse être dite, dans la
méconnaissance de ce lien, 1' « oublier » ? Ou bien l'essence n'est-elle
point celle de la pensée, l'unité originelle avec soi de l'acte qui
vise l'objet, sa possibilité dernière, sa substance et sa vie ? Ce qu'oublie
la pensée de l'extériorité quand elle manque l'essence qui se retient hors de
celle-ci, c'est elle-même. Ainsi se découvre, après ce qu'il a de fatal, le
caractère à la fois positif et essentiel de cet oubli, comment enfin il est
celui de la pensée et lui est véritablement imputable comme le sien,
parce qu'il est son fait, parce que, plus gravement et d'une façon
déterminante pour tout ce qu'elle comprend ou se représente au sujet
d'elle-même, il est pour elle l'oubli de sa propre essence, l'oubli de
soi.
La détermination de ce que, sur le fondement de l'oubli essentiel
qui est le sien, la pensée se représente au sujet d'elle-même et de son
rapport à l'essence, c'est-à-dire finalement au sujet de celle-ci, la
détermination de la philosophie comprise comme ontologie fondamentale,
est la suivante. Parce que la pensée qui vise l'extériorité manque par
principe l'essence qui se retient hors de celle-ci, elle la nie. Le rapport
à l'extériorité dans lequel elle se meut, la transcendance, c'est là son
'^A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

fondement suffisant, l'essence hors de laquelle il n'y a rien. Quelle


détermination essentielle autre que ce mouvement vers le dehors
qui est le sien la pensée pourrait-elle bien reconnaître et nommer ?
Où est cet « intérieur » dont parlent certains ? Nous avons beau
chercher et nous tendre vers lui, nous ne saisissons rien de tel.
Toujours le monde est là et nous ne trouvons que l'extériorité et
notre propre ouverture à celle-ci. Ainsi doivent être rejetées les
représentations naïves d'une connaissance d'abord enfermée dans le
sujet et astreinte par suite à « sortir » de sa prétendue sphère intérieure
pour parvenir hors de celle-ci jusqu'à l'objet. « Plus on affirme catégo-
riquement que la connaissance est tout d'abord et proprement « à
l'intérieur », qu'elle n'a absolument rien du mode d'être d'un étant
physique et psychique, plus on croit avancer sans présupposition
dans la question... de la connaissance et de l'élucidation du rapport
entre le sujet et l'objet. » Mais, — abstraction faite des difficultés
relatives à la question de savoir comment le sujet connaissant peut
sortir de sa sphère intérieure et, « en risquant le saut », parvenir
jusqu'à une sphère « autre et extérieure », jusqu'à l'objet — « sur
ce que signifie positivement l'intérieur de l'immanence dans laquelle la
connaissance est tout d'abord enfermée et sur la manière dont le
caractère d'être de cet « être-à-1'intérieur » de la connaissance se
fonde dans le mode d'être du sujet, règne le silence » (1). En réalité
« dans l'acte de se diriger sur... et de saisir, le Dasein ne sort pas en
quelque sorte préalablement de sa sphère intérieure, dans laquelle il
serait d'abord enfermé, mais il est, conformément à son mode d'être
primaire, toujours déjà « dehors »... », et cela non seulement dans la
perception proprement dite mais aussi bien dans la simple pensée,
dans la représentation ou dans le souvenir. « Même l'oubli de quelque
chose, dans lequel apparemment tout rapport d'être à ce qui était
connu autrefois s'est effacé, doit être saisi comme une modification

(1) SZ, 60, souligné par nous.


50 z
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

de l'Être-dans originaire; de la même façon toute illusion et toute


erreur » (i). Ainsi se trouve rejeté par la pensée, conformément au
TéXoç qui l'anime et détermine structurellement la direction de sa
visée, le concept même de l'immanence, toute possibilité pour
l'essence de se retenir originellement en elle et de composer ainsi,
dans cet acte de se retenir originellement en soi, quelque chose comme
une intériorité. « Il n'y a pas de sphère de l'immanence, pas de
domaine où ma conscience soit chez elle... pas d'intimité de la
conscience », et cela parce que celle-ci, dans la vision par exemple,
« ne se possède pas et au contraire s'échappe dans la chose vue » (2).
Telle est, comprise par la pensée, la structure universelle de l'exis-
tence, en sorte que même le corps, sur le fond en lui de cette structure,
« ne retombe jamais tout à fait sur lui-même », que « l'existence corpo-
relle ne repose jamais en elle-même » (3).
Mais la pensée porte en elle l'essence qu'elle nie. Parce que
celle-ci constitue sa vie, cette vie immanente originelle qui est la
sienne dans l'acte même par lequel elle se tourne vers le dehors, la
négation qu'elle formule quand, s'identifiant à un tel acte, elle le
pense et se pense elle-même à la lumière du -réXoç qui le détermine
dans l'extériorité, perd son assurance et devient ambiguë. Et cela
non seulement parce que pour nous le contenu de sa négation demeure
énigmatique quant à son origine, en sorte que le problème de celle-ci se
pose inévitablement et que la simple dénonciation du « préjugé » de
l'intériorité préalable du sujet de la connaissance demeure en vérité
aveugle à l'égard de ce qu'elle dénonce, se maintient ainsi sur un
plan préphilosophique et perd finalement toute signification. Pour
elle, pour la pensée qui, conformément au réXoç de l'intentionnalité,
s'enfonce dans la connaissance de l'objet, l'intériorité de celle-ci

(1) SZ, 62.


(2) PhP, 431-432.
(3) id., 192-193-
'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

n'est pas d'abord, en dépit de cette direction constante qu'elle se


donne et qui lui appartient par principe, l'idée inadéquate à la
lumière de laquelle elle se comprend mal, ce « préjugé », plutôt, est le sien,
il est ce qu'elle dit spontanément d'elle-même dans la vérité du langage
naturel (1). Au moment de la négation de l'immanence par la conscience
philosophique préexiste celui de son affirmation immédiate dans la
vie. De quelque façon que celle-ci se figure cette immanence, que
les représentations qu'elle s'en donne trouvent inévitablement leur
contenu dans la pensée de l'étant et lui appartiennent, qu'elle se
comprenne par exemple comme une « boîte », c'est elle-même
qu'elle exprime ainsi spontanément et l'intériorité absolue de l'imma-
nence originelle qui constitue proprement son essence est ce qu'elle
formule confusément. C'est pourquoi de telles représentations ont
pour elles la force de leur origine transcendantale, elles se frayent
un chemin jusqu'à la conscience philosophique, se maintiennent en
celle-ci et, finalement, s'y juxtaposent à la négation théorique de
l'essence qui les nourrit. L'immanence n'est rien, de telle manière
cependant que ce rien devient insensiblement quelque chose et, en
fin de compte, le nom d'une essence.
Ainsi voit-on, après qu'elle a été niée comme une fiction
d'ailleurs inexpliquée, après qu'il a été dit qu'il n'y a pas de sphère
de l'immanence, pas de possession de la conscience par elle-même,
pas d'intimité de cette conscience ni de domaine où elle soit chez
elle, l'intériorité de celle-ci s'introduire à nouveau dans la problé-
matique et être implicitement admise par elle. « Il lui est bien essentiel
de se saisir », affirme-t-on de la vision, c'est-à-dire en fait de la
conscience perceptive et de toute conscience en général, « et si elle
ne le faisait pas elle ne serait vision de rien ». Cette saisie de soi de la

(1) I<a théorie du langage naturel n'a pu être exposée ici malgré son impor-
tance. Elle seule fonde en effet la possibilité pour la pensée d'accomplir le Remé-
morial authentique de ce qui constitue sa propre essence. Une telle possibilité n'est
rien d'autre que celle de la philosophie de l'immanence elle-même.
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

vision dans la conscience comme saisie par soi de celle-ci, ce quelque


chose d ' « essentiel » qui donne au pseudo-concept de l'immanence
un contenu singulièrement positif, ne demeure pas toutefois, contrai-
rement à ce que la problématique avait tout d'abord affirmé dans un
premier temps de son analyse, totalement indéterminé, son élabora-
tion ontologique se poursuit au contraire, et cela conformément aux
prescriptions qui sont celles de l'essence. C'est pourquoi le texte
que nous commentons ajoute toujours à propos de la vision : « mais
il lui est essentiel de se saisir dans une sorte d'ambiguïté et d'obscurité» (i).
Que de telles déterminations n'affectent pas simplement une pensée
qui se contredit et devient incertaine dès qu'elle se trouve en présence
du fondement dernier, et qui ne peut être indéfiniment éludé, de
toute conscience possible, qu'elles appartiennent à l'essence et
puissent comme telles servir à la définir, on le voit dans le fait
qu'elles ne sont pas citées seulement comme des déterminations
inexpliquées de la conscience, mais trouvent encore en celle-ci, dans
l'essence, une raison. C'est parce que le fondement de l'extériorité se retient
hors de celle-ci et ne se manifeste pas en elle que la conscience où il réside est
dite « obscure » et, précisément, ne se montre pas. Voilà pourquoi elle
n'est pas facile à saisir, en elle ni dans les modalités structurelles
par lesquelles elle est censée constituer le monde, pourquoi elle
demeure quelque chose d'ambigu. « Il n'est pas facile de mettre à nu
l'intentionnalité motrice, dit M. Merleau-Ponty, elle se cache derrière
le monde objectif qu'elle contribue à constituer (2). » « Tout ce qui, en
quelque manière, est là pour moi.., affirme d'une manière plus
générale un commentateur de Husserl (3), me cache ma subjectivité
transcendantale. » Et, toujours dans le même sens, parlant de « la
vérité immanente au donné », un autre commentateur dira d'elle

(1) PhP, 432, souligné par nous.


(2) ID., 1 6 1 , note, souligné par nous.
(3) Ideen I, 92, note de P. RICCEUR.
'^A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

qu'elle est « donnée dans une évidence originaire dont la forme d'im-
mêdiateté dissimule le mouvement qui l'a engendrée » (1).
Ce n'est pas seulement parce que « l'intentionnalité qui les
produit reste en elles à l'état implicite » (2) que les « productions »
propres aux sciences positives demeurent naïves, inexplicitées quant
au sens ontologique constitutif de leur être. Ou plutôt, c'est à l'origine
de cet « état implicite » qu'il convient de remonter si l'on veut
véritablement dissiper mais d'abord comprendre le caractère naïf des
sciences, lequel se fonde ultimement dans la structure cachée du pouvoir consti-
tuant lui-même et des intentionnalités spécifiques par lesquelles il s'exprime.
Ainsi s'éclaire, à partir de la non-manifestation dans le donné de
l'intuition donatrice, la méconnaissance habituelle de cette donation.
Ainsi se trouve compris finalement non comme ce qui n'est rien
mais comme celle-ci, comme la condition de l'objectivité, l'élément
obscur qui se retient hors d'elle. Parce que l'élément obscur est la
condition de l'objectivité, « l'obscurité de la salle nécessaire à la clarté du
spectacle » (3) et, finalement, la condition et l'essence de toute présence
possible, il est comme tel, comme sa condition, « ce qu'il y a d'opaque
dans mon présent » (4), et cela de quelque manière que celui-ci s'ac-
complisse, partout et toujours, en sorte que « penser la pensée » par
exemple, « ce n'est jamais éliminer, c'est seulement reporter plus
haut l'opacité de la pensée pour elle-même » (5).
Parce qu'il y a en elle quelque chose d'opaque et que sa propre
essence se dissimule, la pensée tombe dans l'oubli. Parce qu'elle ne
peut cependant, et pour cette raison, dans l'acte même par lequel
elle se pense elle-même, éliminer totalement mais seulement reporter

( 1 ) T R A N D U C THAO, Phénoménologie et matérialisme dialectique, Minh-TÀN,


Paris, 1951, 178.
(2) HUSSERL, F ormaie und transzendentale Logik, Niemeyer, Halle, 1929, 12.
(3) PhP, 117, souligné par nous.
(4) ID-, 399-
(5) ID-, 454-
50zL'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

plus haut sa propre opacité pour soi, la pensée ne tombe pas simple-
ment, à vrai dire, dans cet oubli mais, — et cela conformément à la
positivité qui appartient au concept de ce dernier et le rend possible
en général —, elle le vit comme tel, comme l'oubli par elle de sa propre
essence. Ainsi paraît celui-ci au sein même de la pensée qui l'accomplit.
« L'essence de la conscience est d'oublier ses propres phénomènes (i). »
Que ceux-ci se trouvent interprétés ou non comme de simples événe-
ments psychologiques, comme des déterminations intentionnelles
spécifiques en tout cas, importe peu ici : c'est sur le fond en elle de sa
propre essence que la conscience les oublie comme cela même qu'elle est.
Comment s'accomplit pareil oubli ? Que la conscience qui vise
l'extériorité manque l'essence qui se retient hors de celle-ci et ne puisse
par principe la tenir dans sa visée, que sur l'objet de cette dernière
elle se fuit elle-même, de telle manière que sa connaissance n'est que
l'ignorance de soi, tout cela a été dit. Qu'il en soit ainsi cependant,
c'est là maintenant l'affirmation de la pensée de l'objet, l'autonégation
de la négation de l'immanence. « Mon acte de perception m'occupe...
assez pour que je ne puisse, pendant que je perçois effectivement la
table, m'apercevoir la percevant (2). » Parlant des êtres sensibles
qui m'entourent, ce papier sous ma main, ces arbres sous mes yeux,
Merleau-Ponty dit encore que « ma conscience se fuit et s'ignore en
e u x » (3). La définition de l'existence comme échappement à soi implique ce
qu'elle niey l'immanence est sa pré supposition consciente.
Parce que, selon la philosophie de l'existence, la conscience
oublie ses propres phénomènes, « elle peut se les rappeler » (4).
L'idée dans l'existence, et dans la philosophie qu'inévitablement
l'existence se donne d'elle-même, d'un Remémorial possible ou
nécessaire atteste en elle la positivité de son oubli, la réalité de ce

(1) PhP, 71, souligné par nous.


(2) I D . , 275.
(3) I D . , 423.
(4) ID-. 7 i .
'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

qu'elle nie. Ainsi voit-on naître et se développer dans la pensée de


'objet, au sein même de son mouvement vers lui et de la saisie qu'il
iccomplit, le sentiment que celle-ci, et cela en raison de cette direction
p i est la sienne, n'est point exhaustive : quelque chose en elle est
Derdu, quelque chose d'essentiel qu'il s'agit de retrouver. Que la
Derte de l'essence résulte dans la pensée de l'objet de sa direction et
ion de la finitude d'un contenu entouré d'horizons, le caractère
iu Remémorial où prend corps au contraire et s'historialise concrè-
:ement pour la première fois dans la philosophie occidentale la
oossibilité d'une ontologie, l'atteste. Ce n'est pas à la tèlêologie de la
Censée ni à son projet d'une explicitation systématique du cogitatum dans le
iévoilement successif des horizons qu'il implique qu'obéit en réalité l'bKoyr\,
die est rk-Koyjr) du monde, sa mise hors circuit, et cela avec la signification
r
adicale de concerner ce monde comme tel, l'extériorité elle-même et le mouve-
ment vers elle de l'intentionnalité, la tèlêologie, précisément, immanente à
celle-ci. Que cette signification radicale de rèrro^vj lui échappe et ne
se montre pas non plus dans les résultats auxquels elle parvient, que
dans l'examen des problèmes constitutifs la pensée s'en tienne d'une
manière exclusive au mouvement de la conscience vers le monde
et que l'explicitation de celui-ci et de ses structures typiques se
poursuive elle-même conformément au T É X O Ç de l'intentionnalité et
selon le mode de dévoilement qui lui appartient et la caractérise, que
le Remémorial se meuve encore dans l'oubli de l'essence, celle-ci en tout
cas le détermine et le rend possible. Ainsi devient transparente la question
que l'èiro^T) se pose au sujet d'elle-même, la question de sa possibilité et de
son origine. Parce que cette possibilité réside ultimement dans l'imma-
nence originelle de la vie transcendantale, la pensée qui la cherche
dans le monde ne la trouve pas. Au phénoménologue qui s'interroge
sur ce qu'il fait, la réduction, parce qu'elle ne laisse point paraître son
origine dans la pensée et comme un « motif », apparaît dès lors sans
fondement, elle est, selon la parole célèbre de Fink, « immotivée ».
Qu'elle se produise cependant et que, bien plus, le phénoménologue
50 z
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

se pose précisément à son sujet la question de sa possibilité et de son


origine, qu'il ne puisse y répondre autrement qu'en disant que la
réduction « se suppose elle-même » (x) ou, d'une manière plus signi-
ficative encore, que « ses motifs véritables résident dans les profondeurs
de la subjectivité transcendantale », non dans « l'homme » mais dans
« l'ego transcendantal que nous sommes vraiment sans le savoir » (2),
que le Kemêmorial porte en lui et pour lui, comme les signes certains de sa
positivité, ceux de l'oubli qu'il accomplit, tout cela n'est-il pas éclairant ?
Ainsi voit-on avec l'intervention, au sein même de la philosophie
de l'existence, du concept d'oubli et la mise à jour de sa signification
positive telle que l'atteste encore l'idée d'un Remémorial, l'immanence
n'être plus seulement niée par elle, mais présupposée au contraire,
et cela comme ce qui rend possible cet oubli et le détermine, comme
ce qui se cache. La détermination phénoménologique positive de l'immanence
explique le statut de l'existence à l'intérieur de la philosophie qui prend
celle-ci pour thème et son « obscurité », l'obscurité de l'existence elle-même.
Qu'une telle obscurité soit celle de l'essence et constitue son caractère
phénoménologique le plus remarquable, que celui-ci, bien plus, se
trouve compris dans son opposition explicite à la lumière de l'exté-
riorité identifiée à celle de la conscience, devient transparent à la
pensée qui, précisément, pense toute chose à partir de l'essence. « Celui
qui perçoit, dit Merleau-Ponty, n'est pas déployé devant lui-même
comme doit l'être une conscience (3). » Ce qui n'est pas déployé devant soi,
ce « qui reste toi jour s en deçà de notre perception », n'est pas rien toutefois,
c'est l'existence qui rend possible toute connaissance comme son
fondement, ce « savoir latent » (4), « préconscient » (5), « habituel»,

(1) FINK, Die phânomenologische Philosophie Edmund Husserls in der gegen-


wârtigen Kritik, Kantstudien, X X X V I I I , 3 / 4 , 1 9 3 3 , 3 4 6 .
(2) G . B E R G E R , Le cogito dans la philosophie de Husserl, Aubier, Paris, 1 9 4 1 ,
58, souligné par nous.
(3) PhP, 275, souligné par nous ; la présupposition du monisme est ici évidente.
(4) ID., 275, souligné par nous.
(5) ID-, 96, 279-
'^A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

( cette science implicite ou sédimentée », que nous utilisons constam-


nent sans jamais la mettre en question, qui est notre « acquis »
permanent, une « épaisseur historique », une « tradition » (1). Parce
:[ue l'obscurité de ces déterminations est celle de l'essence, elles
zoncernent l'existence sous sa forme la plus profonde, le corps. C'est
''immanence du corps originel qui fait de lui ce « savoir latent » et le détermine
ïhénoménologiquement, dans son opposition radicale à la conscience qui
ùgnifie l'extériorité, comme quelque chose d'obscur (2), d'« insaisissable» (3),
:omme ce qui est « négligé », « passé sous silence » (4). C'est elle, par
:onséquent, qui fait dire de ce corps par M. Merleau-Ponty, comme
?ar Descartes, qu'il obscurcit l'esprit et, parce qu'il fonde en général
a perception, que cette « obscurité gagne le monde perçu tout
;ntier » (5). Que celle-ci demeure le plus souvent incomprise en ce
}ui concerne son fondement ontologique radical et dernier, qu'elle
îe soit plus rien d'autre que l'obscurité d'une pensée incertaine et
aisse s'introduire alors, dans la sphère d'existence nouvelle et abso-
ument originale qu'elle indique pourtant, des déterminations étran-
gères et, par exemple, dans le cas du corps, les figures de l'étendue
;t les processus qui s'y accomplissent en troisième personne (6),
qu'elle se trouve confondue avec la zone d'ombre qui affecte toute

(1) PhP, 275.


(2) Cf. : « en disant que cette intentionnalité n'est pas une pensée, nous voulons
lire qu'elle ne s'effectue pas dans la transparence d'une conscience et qu'elle prend
jour acquis tout le savoir latent qu'a mon corps de lui-même », PhP, 269.
(3) EN, 393-
(4) H>., 395-
(5) PhP, 232.
(6) Cf. par exemple, PhP, 376 : « Je savais sourdement que la perception globale
:raversait et utilisait mon regard, ce caillou m'apparaissait en pleine lumière devant
es ténèbres bourrées d'organes de mon corps », souligné par nous. — Nous avons
lécrit ailleurs cette insertion dans la nuit de l'immanence, plus ou moins confondue
ivec l'inconscient, de n'importe quoi et la création corrélative des grandes mytho-
ogies philosophiques, celle, précisément, de l'inconscient transcendantal par
exemple ; là-dessus cf. notre ouvrage Philosophie et phénoménologie du corps,
Presses Universitaires de France, Paris, chap. I.
50 z
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

conscience d'objet et que le corps dont elle constitue le mode ori-


ginel de révélation devienne à son tour un phénomène marginal
de cette conscience, le simple accompagnement de l'acte perceptif,
sa répercussion et son sillage dans la sensibilité (i), c'est l'immanence
principielle de l'essence qui est au fond de cette obscurité, c'est elle
qui alimente les confusions que celle-ci suscite dans la pensée.
Le pressentiment de l'immanence, au sein même de sa négation
et de son oubli, ne se laisse pas seulement reconnaître à l'intérieur
des thèses contemporaines sur l'existence, la philosophie classique
le porte en elle à travers l'ensemble de son développement. A la
détermination de la réalité à partir de l'objectivité où elle se concrétise
phénoménalement, se juxtapose l'idée de ce qui au contraire ne se
manifeste pas en celle-ci. Un tel élément, par principe non objectif,
n'est pas rien pour autant mais, plutôt, la condition de l'objectivité
elle-même. Qu'il se retienne hors de celle-ci dans l'acte même par lequel il
la fonde, détermine positivement /'« obscurité » de l'esprit, donne un
sens aux propositions répétées selon lesquelles il est « l'insai-
sissable » (2), « l'inconnaissable », « l'incoordonnable » et, selon
le mot d'Alain, un « éternel absent ». Le concept traditionnel de
l'esprit ne peut se comprendre qu'à partir de celui de l'immanence, comme sa
formulation à la fois aveugle et inévitable. Ainsi voit-on, dans le Système

(1) Ces confusions et, d'autre part, leur origine, laquelle réside ainsi dans le
statut phénoménologique du corps originel comme corps immanent, sont visibles
par exemple dans le texte suivant : « Ifi corps par lui-même, le corps en repos n'est
qu'une masse obscure ; nous le percevons comme un être précis et identifiable
lorsqu'il se meut vers une chose, en tant qu'il se projette intentionnellement vers
le dehors, et ce n'est d'ailleurs jamais que du coin de l'œil et en marge de la cons-
cience, dont le centre est occupé par les choses et par le monde » (PhP, 372). — C'est,
de la même manière, d'un corps marginal, d'une première couche transcendante
de la sensibilité constituée par les sensations qui accompagnent l'accomplissement
du mouvement, non de l'être originel de celui-ci, c'est-à-dire du corps immanent,
que parle en réalité Sartre dans les propositions précitées qui présentent ce corps
comme * insaisissable », * négligé », « passé sous silence », etc.
(2) » L& connaissant, dit Sartre... n'est pas saisissable », EN, 225.
'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

? l'Idéalisme transcendantal où se concentrent en un ensemble les


lèses fondamentales de la philosophie classique, Schelling identifier
1 phénoménalité avec l'objectivité comme telle et, dans le même
împs, poser, comme la condition de cette dernière, comme l'absolu,
: « non-objectif ». Car l'objectivité présuppose sa « production ».
arce qu'elle n'est pas elle-même objective, celle-ci est « inconsciente ».
)u'elle existe pourtant, et cela comme l'absolu, que la non-phéno-
lénalité soit le nom de l'essence, Schelling se préoccupe de le
lontrer ou plutôt, en raison de cette non-phénoménalité du principe
e la phénoménalité, de le démontrer. Pareille démonstration
accomplit de la manière suivante. L'accord manifesté dans l'expé-
tence entre nos idées et la réalité présuppose la production de celle-ci
ar l'esprit. Ce que nous appelons la réalité, toutefois, n'est-ce point
2 qui ne dépend pas de nous et nous semble étranger à notre activité,
ntérieure à son exercice ? C'est que l'activité créatrice de la réalité
bjective, sa production précisément, est inconsciente. Voilà pour-
uoi ses produits nous étonnent, pourquoi ils nous semblent être
1 devant nous sans notre intervention, parce que celle-ci n'est pas
onsciente. L'inconscience de la production est le fondement de la réalité (1).
lais cette thèse qui forme le contenu principal du Système de l'Idéa-

(1) I/étranger, selon Schelling, est ce qui est produit inconsciemment par le
loi. I^e monde, d'une manière générale, ne paraît objectif à la conscience que dans la
lesure où il existe sans sa participation, c'est-à-dire est produit par un acte trans-
:ndantal inconscient. Ainsi s'explique la connaissance, l'accord qu'elle réalise,
;lon la pensée traditionnelle, entre la notion et l'objet, accord qui « est inexplicable
ins une identité primitive dont le principe se trouve nécessairement au-delà
: la conscience » (IT, 213). E t de la même manière l'union, qui fait l'histoire, de la
berté et de la nécessité (« l'histoire » n'est possible que par « l'union de la liberté et de
. nécessité... Par ma liberté et tandis que je crois agir librement doit se produire
ins que j'en aie conscience, c'est-à-dire sans ma participation, quelque chose que
: ne prévois pas... ». D'où « le devoir de demeurer entièrement tranquille «ar le
sultat de mes actions » (ID., 325-326-327), le destin, la providence, la génialité
afin, qui est l'union du génie avec l'activité inconsciente qui crée le monde (cf. ID.,
53).
50 z
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

lismey demande, si elle doit être comprise dans sa signification onto-


logique ultime, une interprétation plus radicale. C'est parce qu'elle
se retient hors de l'extériorité que l'essence peut s'ouvrir à celle-ci, c'est parce
qu'elle ne se montre pas en elle qu'elle est sa condition. S'ouvrir à l'exté-
riorité, c'est là cependant l'acte originel de l'intuition. Parce qu'en
s'ouvrant à l'extériorité celui-ci ne se montre pas en elle, ne se
montre pas, il n'est pas connu. Ainsi s'expliquent, parce que ce qui
n'est pas devant, dans la lumière, se trouve, et cela comme la condition
de celle-ci, en deçà d'elle, dans la nuit, c'est-à-dire finalement à
partir de l'interprétation ontologique de l'essence de la transcen-
dance comme immanence, les thèses fondamentales de Schelling (i),
l'idée que l'intuition en elle-même, « le non-objectif... échappe à la
conscience » (2). Voilà pourquoi, comme il est dit explicitement,
« le moi ne peut avoir une intuition et avoir en même temps l'intuition
de lui-même comme ayant intuition », pourquoi « le moi, en ayant
l'intuition, ne sait pas qu'il a intuition » (3).
Parce que le moi, en ayant l'intuition, ne sait pas qu'il a l'intuition,
parce que celle-ci est inconsciente, elle s'oublie elle-même et se perd

(1) Ces thèses, parce qu'elles se fondent ultimement dans la structure ontolo-
gique universelle de la réalité, ne sont pas, bien entendu, propres à Schelling. On les
trouve partout, plus ou moins clairement formulées, avec leur sens positif — par
exemple dans cette proposition de I^achelier : « soutenir que cette perception [par
exemple d'un mouvement] s'interpose... entre la conscience et son objet, c'est
avouer que cet objet reste en lui-même étranger à la conscience et nier le fait même
qu'on se propose d'expliquer » (Psychologie et Métaphysique, op. cit., 21), à laquelle
fait écho ce texte de MERLEAU-PONTY dans la Phénoménologie de la Perception :
« je perçois les choses directement sans que mon corps fasse écran entre elles et
moi » — ou au contraire simplement négatif, dans les conceptions d'ailleurs absurdes
des néo-réalistes américains qui posent l'inconscience de la connaissance de l'objet,
la postériorité de la conscience par rapport à la connaissance, conception qui ont
été reprises au moins partiellement par certains commentateurs de Freud pour
l'appui qu'elles peuvent apporter à la doctrine de l'inconscient. I^à-dessus cf.
DALBIEZ, La méthode psychanalytique et la doctrine freudienne, Desclée de Brouwer,
Paris, 1949, I I , 10.
(2) IT, 9.
(3) ID., 81-82.
'^A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

ins l'objet (1). L'oubli de soi de l'intuition dans l'objet auquel elle
:>uvre appelle et rend nécessaire sa remémoration. Le but de la
îilosophie transcendantale est justement de rendre à la conscience
n acte d'intuition qui primitivement lui échappe (2). Comme celle
: son oubli, l'idée d'un Remémorial de l'essence est présente chez
:helling. Comment s'accomplit pareil Remémorial, pourquoi il
houe et répète inévitablement l'oubli dont il procède, la probléma-
jue qui l'a montré le comprend maintenant. A l'idée du Remémorial
t liée en général dans la philosophie classique celle de la méthode. Que cette
irnière revête la forme de l'analyse réflexive et ne puisse ainsi que
ojeter, par le moyen de l'induction, les conditions de l'objet,
îst-à-dire aussi bien l'essence elle-même, dans un arrière-monde,
1e celle-ci se ramène à cet ensemble de conditions = x, de telle
anière que rien n'autorise en réalité à concevoir comme esprit
à appeler de ce nom un inconscient capable d'accueillir en lui
importe quelles déterminations et, par exemple, le pouvoir de
éer le monde, qu'à la faveur de cette confusion et dans son délire
sujet constructeur de l'univers s'imagine aussi en être l'auteur,
l'il nous faille au contraire à la fois plus de certitude et plus d'humi-
é, que le sens de celle-ci amène la pensée, consciente de son impuis-
nce, à réduire la condition qu'elle cherche de la possibilité de
xpérience à un ensemble de « fonctions » purement « logiques »
à perdre ainsi, non plus en l'identifiant à l'acte d'un super-étant,
lis en la dépouillant de toute réalité et dans le vide de l'irréel,
réalité ontologique (3), qu'il ne subsiste plus de celle-ci finalement

(1) « I/intuition en elle-même, disait Schelling, se perd dans l'objet », là-dessus,


supra, § lif-
ta) Cf. IT, 9, 363.
(3) Comme le note justement G. BERGER (Le cogito dans la philosophie de Husserl,
. cit., 123) : « le transcendantal... ne caractérise pas même chez Kant une certaine
ion de l'être, celle de l'à priori par exemple ». C'est pourquoi cette région « pure »
L devrait définir le domaine de l'ontologie n'est pas quelque chose de réel, en
sens que Kant n'a pu en faire un phénomène, objet d'une « appréhension directe »,
50 z
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

qu'une mythologie transcendantale (i) constituée au hasard des


hypothèses ou des préférences subjectives, rien de tout cela n'importe
ici. Ce qui importe, c'est l'origine ultime que ces développements
trouvent dans la nature des choses, dans l'essence qui se retient
hors de l'extérioiité et qui pourtant, parce qu'elle est la condition

elle est seulement posée par une « réflexion critique ». « Ce n'est pas la révélation
d'une réalité absolue, fût-ce celle d'un acte, c'est la mise en évidence des conditions
à priori sans lesquelles aucune connaissance ne serait possible. » Encore « cette
élaboration philosophique » se fait-elle « dans le monde » (ID., 124). Ainsi s'explique
que, finalement, le sujet kantien soit non « éprouvé » mais « admis » (ID., 127).
(1) On peut trouver un exemple remarquable de cette mythologie dans Y Allure
du Transcendantal de BÉNÉZÉ (Vrin, Paris, 1936). C'est souvent lorsqu'une pensée
s'exténue et n'offre plus d'elle-même, dans le mouvement de l'histoire, qu'une
formulation extérieure de ce que furent ses intentions initiales que les insuffisances
et les lacunes de celles-ci paraissent au grand jour. C'est là ce qui fait l'intérêt du
livre auquel il est fait ici allusion et dans lequel on voit se développer jusqu'à
l'absurdité la plus évidente les conséquences qui résultent dans la philosophie de
l'esprit de la dissimulation originelle de celui-ci et, en même temps, de l'inaptitude
de la problématique à lui reconnaître un fondement dans l'essence. « On ne peut
saisir la conscience transcendantale elle-même », affirme M. BÉNÉZÉ (ID., 18), ce
qui l'amène à déclarer au sujet de celle-ci qui constitue cependant le fondement
de toute connaissance, l'absolu, précisément qu'elle est cet « absolu », qu'elle est
« indubitable », et cela bien qu'elle ne soit pas connue, qu'elle ne soit pas une « cons-
cience » (0 seule est absolue la conscience transcendantale, non pas même en tant
qu'elle est conscience, mais en tant qu'elle est indubitable » (ID., 259-260), et encore
que « la conscience transcendantale n'est pas une conscience » (ID., 244)) et, dans
le même temps et pour cette raison sans doute, qu'elle n'est qu'une « fiction didac-
tique » et que c'est à ce titre seulement qu'il convient de la garder (ID., 11) et que
d'ailleurs « il ne nous est pas permis d'appeler conscience ce qui échappe au doute
cartésien » (ID., 94). Entre ces affirmations extrêmes, également absurdes et contra-
dictoires, se situe toute la série des propositions classiques selon lesquelles le trans-
cendantal n'est qu'une « forme », un « cadre vide » (ID., 261), une « forme transcen-
dantale impersonnelle parce qu'elle est vide » (ID., 268), etc. Parce que la conscience
transcendantale est inconnue en elle-même, le problème de son analyse, d'une
« analyse transcendantale de la conscience » (ID., 17), se pose comme celui de la
méthode. Celle-ci consiste à « surprendre le transcendantal à propos du connaissant
et à propos du connu » (ID., 93). « Ce sera... par l'examen introspectif de la conscience
empirique associé à l'observation du monde que nous saisirons l'activité transcen-
dantale » (ID., 13). Dans le monde et dans ses structures organisées on cherchera
le reflet du pouvoir constructeur, on tentera de saisir en lui « l'allure du transcen-
'^A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

e celle-ci, ne se laisse pas si facilement oublier. Qu'elle soit consciente


e l'oubli dans lequel elle se meut et conçoive au moins l'essence
omme ce qui lui échappe, c'est là sans doute le caractère le plus
îtéressant, le plus essentiel, de la philosophie, qu'elle soit celle de
« esprit » ou de l'« existence ». Par un tel caractère, en effet, la réflexion
:aditionnelle ou contemporaine se rattache à l'essence et, si elle ne
arvient pas à la détermination ontologique positive de sa structure
lterne comme immanence, elle peut apparaître du moins en maints
e ses développements comme le pressentiment de celle-ci.

intal ». Iya détermination de celui-ci à partir de la conscience empirique pourra


: faire de la même manière, « à la condition que nous sachions transposer sur le
lan transcendantal ce que nous aurons surpris sur le plan empirique » (ID., 13).
Iya conscience transcendantale est la conscience empirique élevée à la dignité
e l'absolu » (ID., 94), dit encore M. Bénézé selon lequel il s'agit somme toute
' « hypostasier l'insuffisance du monde dans le transcendantal », en sorte que « le
anscendantal est ce qui n'est pas empirique mais par défaut, par insuffisance de
:lui-ci », et cela bien qu'on ne puisse « rien tirer du relatif qui légifère sur l'absolu »
d., 21). Toutes ces difficultés expliquent sans doute pourquoi sera finalement
ibstituée à cette étrange conscience transcendantale, l'une de ses créations, le
ijet, lequel n'est qu'une notion construite, on ne sait comment d'ailleurs (« nous
e nous soucions pas de savoir comment la notion est construite, c'est-à-dire
jmment on passe de la conscience transcendantale à ses créations » (ID., 237)), bien
11e la théorie de cette construction soit partiellement donnée — « le sujet apparaît
)mme un ensemble d'objets groupés autour de l'un d'eux, le corps, qui joue le
île de substance » (ID., 257) — sans être pour autant elle-même exempte de contra-
ictions puisque le texte précité ajoute qu'il faut se délivrer de la substance du
ijet comme on s'est délivré de celle de l'objet. Que les thèses soutenues par
[. Bénézé ne soient point isolées et, par suite, que le parallélisme qui s'y établit
ître la philosophie classique et celle dite de l'existence ne soit point factice, on le
marquera en comparant par exemple avec ce qu'écrit un commentateur de
.-P. Sartre lorsqu'il nous parle du « surgissement néantisant hors de l'être d'une
jnscience transcendantale dont l'action interne ne peut être décelable que sur cette
pparition du monde » (VARET, L'ontologie de Sartre, op. cit., 61, souligné par nous),
.u'elle ne puisse être « décelée » ou, comme le disait M. Bénézé, « surprise » que par
îtte voie indirecte, tient au fait que l'essence ne se montre pas en elle-même, que
le néant est... anti-phénoménologique » (ID., I 71). Ainsi s'explique «le tabou existen-
aliste de l'existence comme métaproblématique » (ID., 135). E t voilà pourquoi,
arce que la néantisation qui est l'essence de l'existence ne se montre pas, « la seule
aose à faire c'est de décrire le résultat de cette néantisation » (ID., 62).
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

Dans l'histoire de la pensée occidentale, toutefois, pareil pres-


sentiment ne demeure pas seulement implicite, le contenu philo-
sophique essentiel dont il approche dans l'ambiguïté trouve sa
formulation explicite dans la critique de la connaissance.
05 nov. 2018
§ 4 6 . L A CRITIQUE DE LA CONNAISSANCE. L ' E S S E N C E DE LA RELIGION

Par critique de la connaissance, on n'entend pas ici, comme on


le fait traditionnellement depuis Kant, la détermination des conditions
positives de la connaissance de l'objet. C'est seulement la possibilité
pour une telle connaissance, ainsi définie dans sa positivité, d'atteindre
l'essence, l'« absolu », qui est en question. Pareille possibilité constitue
d'ailleurs, chez Kant lui-même, l'objet d'une problématique expli-
cite. Celle-ci se développe parallèlement à la détermination des
conditions positives de la connaissance, en étroite solidarité avec
elle, de telle manière toutefois que son originalité se conserve et se
trouve marquée avec force par l'intervention du concept de finitude.
On trouve dans l'ontologie moderne, il est vrai, une interprétation
positive de celui-ci en tant qu'il entre lui-même dans la définition
de la connaissance et de ses conditions. Déjà chez Kant la finitude
de la connaissance apparaît identique à son effectivité si l'horizon
du temps qui constitue l'extériorité originelle du monde détermine,
et cela d'une manière essentielle, le processus phénoménologique
dans son accomplissement effectif, c'est-à-dire la nature même de
toute expérience possible. Qu'une telle expérience ne soit point
selon Kant celle de l'absolu, que dans l'ontologie contemporaine
réflectivité de la manifestation pure n'épuise pas non plus le tout
de la réalité et laisse au contraire hors d'elle l'essence originelle de
celle-ci, cela ne montre-t-il pas que la finitude ne désigne pas simple-
ment ni d'abord le mode positif selon lequel toute connaissance
s'accomplit, une détermination appartenant à son effectivité et pou-
vant servir à la définir mais, plutôt, sa limite, l'inévitable référence
'^A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

Le cette connaissance à ce qui invinciblement lui échappe ? Parce


[ue l'essence originelle de la réalité lui échappe, la connaissance est
inie, de telle manière que le concept de cette finitude retrouve une
ignification négative. La tentative de résorber celle-ci dans la
>ositivité de l'expérience historique échoue, son motif même témoigne
:ontre elle. La critique de la connaissance ne se ramène pas à la détermi-
nation de sa structure interne, de sa nature et de sa possibilité, elle n'est pas
[avantage la mise en évidence du caractère nécessairement progressif et
ndéfini de son travail d'êlucidation, mais désigne au contraire celui-ci comme
mncipiellement incapable de concerner la réalité non plus que l'essence qui
a constitue.
Par connaissance on n'entend pas, lorsqu'il s'agit d'une critique
générale visant sa nature et sa possibilité ou, comme c'est le cas ici,
on impuissance de principe en ce qui concerne la réalité et le pro-
>lème de sa détermination, un acte particulier de l'esprit, un acte
le saisie explicitement dirigé sur quelque chose. Pareil acte présup-
>ose en général, outre la pré-donation passive qui lui fournit le
:ontenu impressionnel sur lequel il se dirige pour le déterminer, le
nilieu où cette pré-donation elle-même est susceptible de s'accomplir,
e milieu ontologique originel de la connaissance pure. Sur celui-ci se fonde
out « acte » de l'esprit, toute saisie active ayant la connaissance
l'objectivités déterminées pour but et la constituant. Le progrès
le cette connaissance concrète et active ne dépend pas seulement en
tonséquence de l'effort de l'esprit ni de l'importance de son travail
:ffectif,. sa détermination originelle réside dans le milieu pur où il
'effectue. La détermination de la connaissance par ce milieu et
:onformément aux propriétés éidétiques prescrites par lui, est
louble. Parce que le milieu où se meut tout acte de connaissance
:st un domaine de rencontre constitué par l'extériorité pure hors
le laquelle se retient au contraire l'essence originelle de la réalité,
;on inaptitude de principe à saisir celle-ci est la première détermina-
ion ontologique structurelle de la connaissance. Qu'une telle déter-
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

mi nation ne caractérise pas tel ou tel acte de saisie considéré dans sa


particularité, dans sa relation à la liberté de l'esprit ou à la spécificité
de son contenu, que son incapacité à saisir l'essence originelle de
la réalité concerne la connaissance elle-même, sa structure et sa
possibilité, tout acte de saisie possible par conséquent, c'est là préci-
sément le fondement ontologique de la « critique de la connaissance »
entendue dans sa signification radicale, son motif et ce qu'elle dévoile.
La connaissance doit être critiquée parce que l'absolu écarte de lui
toute approche s'accomplissant dans le milieu où elle se meut, c'est-
à-dire par elle. Dans l'acte constitutif de son essence par lequel il
écarte de lui toute approche, toute saisie possible s'accomplissant
dans le milieu où se meut la connaissance, réside le caractère inacces-
sible de l'absolu, comme caractère non provisoire mais insurmon-
table. L'absolu, cependant, n'est pas rien, il est l'essence de la vie.
Voilà pourquoi « la vie divine... subsiste dans le seul endroit où
elle peut être... inaccessible à l'intellect » (i), pourquoi toute déter-
mination appartenant à celui-ci, toute connaissance, toute pensée,
n'est pas saisie mais perte de l'être, et cela non en fait mais en droit.
« Plus une chose est connaissable, dit Nietszche en une proposition
essentielle, souvent citée et pourtant incomprise dans son fondement
ontologique radical et dernier, plus elle s'éloigne de l'être. »
Le milieu où se meut la connaissance, dans lequel elle n'approche
pas l'être mais plutôt s'éloigne de lui, est l'objectivité. Dès qu'une
pensée a affaire à la vie, dès qu'elle se produit à partir de son essence,
de cette essence de la vie qui est aussi la sienne, elle ne reconnaît
plus dans l'objectivité le moyen de parvenir à ce qui lui importe le
plus, à elle-même, la connaissance n'est plus pour elle un moyen de
connaître, le milieu absolu de l'extériorité ne constitue plus un accès,
mais son contraire, non plus une voie, mais ce qui interdit tout accès
et barre toute voie, une cloison et un mur. C'est pourquoi dans le

(i) VB, 160, souligné par nous.


'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

nonde spirituel où la vie se rapporte à la vie, l'esprit à l'esprit, où


'absolu se rapporte à lui-même, il n'y a point place pour la connais-
ance objective qui ne pourrait s'y produire que comme une « faille »,
[ui ne pourrait que le détruire. « Entre l'esprit et l'esprit il n'y a pas
ette faille de l'objectivité (i). » Que l'essence originelle de la vie ne se
manifeste point dans l'objectivité et que celle-ci ne puisse en conséquence nous
nir à cette essence mais seulement nous séparer d'elle, séparer d'avec soi
out ce qui est vivant, le jeune Hegel en avait eu encore l'intuition
[uand, à propos de la première communauté religieuse formée par le
Christ et ses disciples, et parlant de la disparition de celui-ci, il
contre dans la suppression de son être-objectif non la suppression précisè-
rent mais la condition de son rapport avec eux : « quand il se fut éloigné,
lit-il, tomba aussi cette objectivité, cette cloison entre eux et Dieu » (2).
Le milieu ontologique de la connaissance ne la détermine pas
eulement comme principiellement incapable d'atteindre l'essence,
'essence de la réalité et de la vie, il confère encore au mode de son
ccomplissement effectif une structure définie. Parce que la trans-
endance de la temporalité constitue l'extériorité originelle, ce qui
e montre en celle-ci s'entoure d'horizons, est pris dans le déroule-
nent du processus phénoménologique, se donne avec la caractéris-
ique essentielle de « passer ». L'explicitation intentionnelle du cogi-
atum s'appuie sur le contenu effectif de l'expérience et la prolonge,
ii en elle l'esprit se tourne activement vers ce qui lui arrive, la façon
lont s'accomplit cette saisie active est chaque fois déterminée par le
node de présentation du donné et lui obéit. La connaissance dont il
:st question avec le projet philosophique d'une critique explicitement
>rientée vers elle et vers sa possibilité, ne se laisse pas identifier
. l'ensemble des actes concrets de saisie dans lesquels l'esprit déter-
nine le donné ni à leur simple description, le milieu où elle se meut

(1) CD, 89.


(2) ID., 92, souligné par nous.
M. H E N R Y 17
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

lui prescrit cependant de s'accomplir en de tels actes et par eux.


S'accomplissant dans les actes de saisie qui se modèlent sur le dérou-
lement phénoménologique de nos expériences, la connaissance du
donné ne cesse de se tendre vers ses horizons, elle revêt la forme de la
discursion. Avec la venue dans le champ' de l'évidence présente du
donné des contenus primitivement impliqués par lui, elle progresse,
de telle manière cependant que, dans le surgissement continu des
horizons, de nouvelles configurations et de nouveaux contenus ne
cessent de se proposer à son travail d'élucidation. Pour toutes ces
raisons, la connaissance se poursuit nécessairement comme une recherche :
telle est la seconde détermination structurelle qui lui est prescrite
par le milieu ontologique où elle se meut.
Conformément à la première détermination, toutefois, cette
recherche est vaine et, non moins nécessairement, l'essence du réel,
qui sous-tend en réalité son projet systématique d'élucidation et
qu'elle vise ultimement en celui-ci, lui échappe. Ici doit être entendue
la parole qui surgit en dehors de tout contexte philosophique explicite
ou thématiquement constitué, avec d'autant plus de force pourtant,
et dans la simplicité du langage originel : « qui cherche ne trouve
pas » (i). Parce que l'essence qu'elle vise ultimement se retient hors
du milieu ontologique où se produit sa recherche, la connaissance
ne la trouve pas. Parce qu'elle ne la trouve pas, elle la recherche. Dans
la structure de la réalité réside, outre le motif de son échec, l'origine
de la connaissance. Celle-ci cependant, parce qu'elle ne trouve pas
ce qu'elle cherche, poursuit sa recherche plus avant. Dans le mode
concret selon lequel se poursuit cette recherche, l'échec auquel elle
se heurte ne se trouve pas simplement répété. Se tournant chaque fois
vers autre chose, vers l'explicitation des horizons nouveaux qui se
proposent à elle, s'avançant toujours plus loin sur le chemin de
l'extériorité, elle ne cesse de s'éloigner de ce qu'elle cherche et dont

(x) KAFKA, Journal intime, Grasset, Paris, 1945, p. 300.


'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

elle croit au contraire approcher. Suivre un chemin de telle manière


que, croyant approcher du but, on ne cesse de s'en éloigner, c'est
là proprement s'égarer. Toute recherche connaissante a, en ce qui
concerne son but ultime, le caractère d'un égarement (1) ou, parce
que « se tourner vers » signifie en réalité pour elle « se détourner de »,
celui d'un détournement. Voilà pourquoi « la vie », en tant qu'elle
est cette recherche, « est un perpétuel détournement qui ne permet
pas même de se rendre compte de quoi il détourne » (2), c'est-à-dire
d'elle-même, pourquoi, parce que cette essence de la vie n'est point
détruite mais manquée seulement dans la connaissance (3), « il y
a un but mais pas de chemin », pourquoi enfin, parlant de celle-ci,
Kafka dit, plus explicitement encore : « Qui s'efforce particulière-
ment d'y atteindre, est suspect de s'efforcer contre elle (4). »
Toute l'œuvre romanesque de Kafka raconte, avec infiniment
d'humour et de drôlerie, les péripéties d'une telle recherche — qu'elle
soit celle de la réflexion ou prenne ou contraire la forme d'un compor-
tement « réel » —, ses échecs, comment elle rebondit et, consciente
de s'égarer, tente de se ressaisir, de s'assurer d'elle-même et, dans ce
retour sur soi, s'écarte encore un peu plus de celui-ci, de ce soi qu'elle
cherche, s'obstine dans son erreur et s'égare de plus belle. Ainsi
s'explique, à partir de l'incompatibilité éidétique de l'être et de la
connaissance, l'antinomie qui est au centre d'une telle œuvre, l'inver-
sion qu'elle décrit, les contradictions qui en résultent. L'idée qu'il y
a deux mondes, que tout ce qui se passe dans l'un est sans rapport
avec la réalité, sans importance dans l'autre, que les moyens vont à
l'encontre du but recherché, servent seulement à masquer celui-ci,

(1) « Toujours à nouveau je m'égare ; c'est un chemin forestier », Journal intime,


op. cit., 224.
(2) I D . , 290.
(3) « Nous avons été chassés du Paradis, mais le Paradis n'a pas été détruit pour
cela », ID., 302.
(4) !!>•, 304-
50zL'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

c'est-à-dire aussi bien, dans la direction principielle où se perdent toute


action et toute pensée, son absence, l'absence de l'être et de la vie, le renver-
sement des valeurs, l'inversion des perspectives, expriment et
commentent cette incompatibilité. Celle-ci n'est pas seulement
reconnue, elle est comprise dans son fondement, saisie dans sa struc-
ture. Que l'essence qui demeure en elle-même de la vie ne se laisse
point rencontrer dans le milieu vers lequel se dirige l'acte de la
connaissance, dans la dimension ontologique de la division et de
l'altérité, c'est ce qu'exprime explicitement Kafka, : « la vérité est
indivisible, elle ne saurait donc se connaître, celui-là doit être mensonge qui
veut la connaître » (i). Parce que l'acte de la connaissance qui divise
et se donne dans l'altérité un objet irréel manque l'essence qui est,
en lui d'abord, celle de l'être et de la vie, ce qu'il détermine ne porte
pas le caractère de la réalité, ne manifeste pas la vérité de celle-ci.
L'exposition dans le néant n'est pas celle de l'être et son langage
n'est pas véridique, en celui-ci plutôt se dissimule ce qu'il prétend
dire. « Aveu et mensonge sont identiques. Pour pouvoir avouer,
on ment. Ce que l'on est, on ne peut pas l'exprimer, puisque juste-
ment on est cela ; on ne peut communiquer que ce que l'on n'est pas,
c'est-à-dire le mensonge (2). » Parce que le langage de la connais-
sance ne manifeste pas la vérité de l'être, parce que la vie n'est point
présente dans le milieu où progresse toute pensée, la recherche ici
n'atteint qu'une essence morte et des déterminations figées (3).
La conscience malheureuse n'est pas seulement la conscience sensible,
ce n'est pas à celle-ci précisément, mais à toute connaissance, à toute
pensée, que s'adresse l'interrogation qui est celle de l'essence elle-

(1) Journal intime, op. cit., 269, souligné par nous.


(2) KAFKA, Cahiers divers, feuilles volantes, in Préparatifs de noce à la campagne,
Gallimard, Paris, 1957, p. 301. « ha. loi intérieure, dit encore KAFKA, ... n'est
pas communicable parce qu'elle n'est pas saisissable et, pour cette raison, elle
n'en inspire pas moins à se communiquer » (Journal intime, op. cit., 306-307).
(3) « Ifi ciel », c'est-à-dire le monde, « est muet, dit KAFKA, il n'est que l'écho
du mutisme » (Journal intime, op. cit., 299).
'^A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

même, sa parole la plus essentielle : « Pourquoi cherchez-vous parmi


les morts celui qui est vivant ? »
L'opposition structurelle de l'être et de la connaissance est
l'intuition centrale de la religion. La conviction qui caractérise
celle-ci est la conscience immédiate de l'être, laquelle s'exprime
non moins immédiatement dans le sentiment que cet élément essen-
tiel dont elle vit et qui constitue aussi l'essence de toute vie, ne se
laisse point rencontrer sur le chemin suivi par la connaissance et ne
peut être saisi par elle. A partir de cette double intuition et de son
unité originelle s'expliquent les différentes formes susceptibles d'être
prises par la religion et dans lesquelles celle-ci s'exprime également.
Le retrait de l'absolu hors du champ de toute connaissance possible
explique et fonde sa négation théorique, détermine le contenu
philosophique de l'athéisme. Lorsque ce dernier ne se laisse pas
ramener à sa formulation naïve, à la simple systématisation des thèses
de la conscience naturelle qui prétend s'en tenir fermement aux déter-
minations objectives, à ce qu'on peut voir et toucher, sa vérité
apparaît dans le refus de chercher en celles-ci et dans le milieu où elles se
manifestent autre chose que ce qu'elles sont en effet, les déterminations du
monde. Que dans un tel refus et par lui l'essence originelle de l'être
et de la vie ne se trouve point niée mais préservée au contraire avec
le maintien hors du monde de la dimension ontologique où elle
s'accomplit, le terme de cet athéisme devenu conscient de soi, ce
à quoi il nous invite, l'indique clairement. Le rejet du concept de Dieu
est celui d'un absolu transcendant, extérieur à la vie, est le rejet de l'extériorité
comme incapable d'enfermer en elle l'essence de celle-ci. L'invitation expres-
sément faite à la conscience de ne plus se perdre dans l'irréalité du
milieu où elle aliène son essence, l'abandon corrélatif des représen-
tations où cette aliénation s'accomplit, c'est-à-dire précisément du
concept de Dieu, le retour à la vie et à la sphère originelle d'existence
où réside sa possibilité concrète, définissent celle-ci, constituent les
moments d'une analyse éidétique où la structure originelle de l'être
50 z
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

se trouve reconnue et posée. Ainsi voit-on, dans Nie/s Lybne,


Jacobsen comprendre explicitement et décrire l'athéisme comme le
refus de substituer à la réalité immanente de la vie un monde du rêve
ou de l'espoir dont le seul effet est de nous détourner de celle-ci et de
nous empêcher de la vivre dans sa splendeur. Ce n'est point la réalité
de la vie ni son absoluité, c'est la prétention de la trouver dans l'irréa-
lité de la représentation qui se trouve mise en cause par l'athéisme.
S'« il peut être utile d'éviter le nom de Dieu », ce n'est donc pas,
comme le pense Hegel, parce qu'il s'agit là précisément d'un nom,
lequel « n'est pas immédiatement et en même temps concept » (i),
mais, bien au contraire, en raison de la structure même de celui-ci et de son
mouvement.
Que dans l'être qui demeure en lui-même réside au contraire
et se trouve constituée, dans son irréductibilité au milieu de ce mou-
vement, la réalité de l'essence et de la vie, celle-ci en fait identique-
ment l'expérience, fait l'expérience de sa propre réalité, dans la
religion. La foi est l'expérience interne de la vie et de son essence,
et son opposition traditionnelle au savoir exprime philosophiquement
l'hétérogénéité ontologique structurelle de l'être et de la connais-
sance. C'est pourquoi, comme le comprend ou, plutôt, le vit spon-
tanément la conscience religieuse, la croyance par laquelle elle se
définit n'est pas une fuite hors de la réalité mais l'appréhension
immédiate de celle-ci, l'expérience originelle de l'être constitutive de l'être
lui-même et de sa structure. « Croire, dit Kafka, signifie : libérer en soi
l'indestructible, ou plus exactement, se libérer, ou plus exactement :
être indestructible, ou plus exactement : être (2). » L'identité ontolo-
gique de l'être et de la croyance (Glauben ist Sein) est le thème
constant de toute pensée religieuse authentique qui la vit et l'exprime
aussi bien comme l'hétérogénéité corrélative de l'être et de la connais-

(1) PhE, 1, 57.


(2) KAFKA, Journal intime, op. cit., 298.
'^A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

sance. Que celui-ci se dérobe à celle-là, ne détermine plus sa négation


théorique dans la pensée mais, bien plutôt, la compréhension de sa
structure interne. Une telle structure rend compte de l'impossibilité
qui affecte principiellement le projet même d'une saisie connais-
sante de l'absolu, c'est-à-dire aussi bien tout enseignement concernant
ce dernier et s'accomplissant par voie de connaissance. « Dieu,
disait le jeune Hegel, ne peut être objet d'étude ou d'enseignement,
car il est la vie et ne peut être compris que par la vie (1). » L'impossi-
bilité qui affecte principiellement le projet d'une saisie connaissante
de l'absolu appelle dans l'existence et rend légitime la détermination
de se tenir à l'écart d'un tel projet, donne sa signification métaphy-
sique et religieuse à l'état d'ignorance. « L'ignorance de Socrate,
devait dire Kierkegaard, et cela non par hasard, était une sorte de
crainte et de culte de Dieu. » Elle n'était pas seulement, à vrai dire,
comme la transposition en Grèce de l'idée judaïque de la crainte
de Dieu, mais remontait encore à l'origine de celle-ci, à l'acte de
l'essence de se retenir en soi. Voilà pourquoi, parce qu'elle vaut
finalement comme la reconnaissance et la préservation de l'absolu
lui-même et de sa structure interne, l'ignorance de Socrate se laisse
comprendre comme essentiellement ambiguë, identique plutôt à
son contraire, pourquoi « la divinité a reconnu en lui le plus grand
des savoirs » (2).
Socrate, il est vrai, posait des questions. Toute interrogation
n'est-elle pas comme une invitation à la connaissance, ou plutôt
sa première démarche, le surgissement dans une certaine direction
et à l'intérieur d'un cadre défini, de l'horizon où quelque chose doit
pouvoir se montrer et être saisi ? A ses questions, toutefois, Socrate,
on le sait, n'attendait pas de réponse, si ce n'est pour en faire appa-
raître immédiatement le caractère illusoire. La dialectique telle qu'il

(1) CD, 96-97.


(2) D, 198.
50 z
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

la comprend ne vise pas la constitution progressive d'un savoir,


mais plutôt le non-savoir et s'achève en lui. Celui-ci constitue l'essence
du trouble inhérent à toute question, à la connaissance elle-même
en tant que l'essence nécessairement lui échappe. Cette dissimulation
de ce qu'elle cherche, la connaissance qui interroge peut bien l'éprou-
ver comme une détermination extérieure ou provisoire, elle lui
appartient en réalité et surgit en même temps qu'elle. Le trouble dans
lequel elle vit cette dissimulation ne précède donc pas sa propre
question et n'en résulte pas non plus comme une conséquence,
il est produit par elle et lui est identique. « Si personne ne me demande
ce qu'est le temps, dit saint Augustin, je le sais ; si quelqu'un me le
demande je ne le sais pas (i). »
L'échec du savoir spéculatif dans sa prétention de saisir l'être
de l'absolu, c'est-à-dire l'essence du divin, donne sa signification
philosophique à la distinction instituée par Fichte, à propos de celui-ci
précisément, entre l'élément « historique » et l'élément « métaphy-
sique » du phénomène. Que le fait primitif du christianisme — l'être-
fondé-en-Dieu de Jésus, son essence divine — ne se laisse pas inclure
dans une métaphysique, qu'il ne soit pas « la suite nécessaire d'une
loi supérieure et plus générale et ne puisse en être déduit » (2), qu'il
n'admette point au-delà de lui la transcendance d'un horizon de
compréhension à partir duquel il serait explicable (3), ne résulte
pas d'une défaillance provisoire de la connaissance mais de la nature
de celle-ci et du milieu ontologique où elle se meut, résulte de la
nature de ce fait lui-même comme foncièrement étranger à un tel
milieu. Pareille étrangeté détermine ce qu'il y a « d'historique » en

(1) Confessions, liv. XI, chap. 13-28.


(2) VB, 286-287.
(3) En ce qui concerne le fait primitif du Christianisme, « ce fait se trouve trans-
formé en métaphysique par un usage de l'entendement qui s'élève au-dessus du
fait quand on s'efforce d'en comprendre la raison et si par exemple dans ce but
on édifie une hypothèse sur la façon dont l'individu Jésus, en tant qu'individu,
procède de l'essence divine » (ID., 287-288).
'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

Jésus et cette historicité du fait primitif du christianisme ne signifie


rien d'autre à son tour que la définition de son essence comme imma-
nence. A partir de celle-ci seulement et de sa structure interne s'éclaire
le rejet de toute connaissance possible la concernant. Voilà pourquoi,
comme le note Fichte, Jésus « n'explique absolument rien du monde
au moyen de son principe religieux, et ne déduit rien de ce prin-
cipe » (1), pourquoi, en ce qui concerne son être propre, il écarte
la possibilité même d'une connaissance spéculative. Seule compte à
ses yeux son existence historique, l'expérience intérieure de Dieu,
c'est-à-dire Dieu lui-même comme constitutif de cette existence et,
par conséquent, de son être. Parce que dans la structure interne de cette
expérience originelle la transcendance n'est pas incluse, à ce qui se révèle
en elle on ne peut venir à partir d'un horizon et l'être de Jésus ne peut être
compris. « Pour Jésus, dit Fichte avec une profondeur infinie, une
telle transcendance était pure impossibilité ; car à cet effet il lui
aurait fallu dans sa personnalité se distinguer de Dieu, se poser à
part, s'étonner devant lui-même comme devant un phénomène
curieux et prendre à tâche de résoudre l'énigme de la possibilité
d'un individu tel que lui (2). » L'interdiction expressément formulée
par Jésus et sans cesse opposée par lui à ceux qui veulent établir
une distinction entre lui et son Père, l'impossibilité corrélative de le
connaître dans le milieu de l'extériorité s'expliquent ainsi à partir
du caractère historique de son existence et de la structure prescrite
à celle-ci par un tel caractère. C'est pourquoi, parlant de cette exis-
tence de Jésus et de ce qu'elle fut pour lui, Fichte peut encore dire
qu'« il ne la connaissait pas sous forme de concept général, à la manière
dont le philosophe spéculatif la connaît et cherche à la définir ;
car il ne puisait pas dans le concept mais purement et simplement dans
sa conscience de soi. Il la considérait historiquement » (3). C'est parce

(1) VB, 290.


(2) ID., 292-293.
(3) id-, 292.
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

que, en raison de la structure de son existence, Jésus ne pouvait proposer


celle-ci à une connaissance que son enseignement devait dès lors être ce qu'il est,
non précisément la communication extérieure d'une connaissance, mais la
transmission de son existence même, et cela dans le milieu ontologique qui
est le sien, dans la sphère d'existence originellement immanente qui est
l'essence de la vie : « La seule initiation... qu'il put donner à ses disciples,
c'était de devenir semblable à Lui (i). »

§ 4 7 . L A CRITIQUE DE LA CONNAISSANCE
A L'INTÉRIEUR DU RATIONALISME

L'incompatibilité éidétique de l'être considéré dans sa structure


interne et de la connaissance ne constitue pas seulement l'une des
intuitions fondamentales de la religion, son appartenance à la réalité
qu'elle définit la rend perceptible et agissante à l'intérieur même des
pensées qui prétendent au contraire fonder sur la connaissance
elle-même et sur son développement systématique une approche
suffisante et adéquate de l'être. La manifestation de cette incompatibilité

(1) VB, 292. — Que l'impossibilité de parvenir à l'essence par le moyen du savoir
ne présuppose pas l'inexistence de celle-ci et s'enracine au contraire dans la posi-
tivité de sa structure interne, Kafka, penseur religieux, devait le reconnaître à sa
manière. Aussi voit-on dans le Journal, au moment même où l'échec de toute
recherche humaine lui est explicitement imputé, se faire jour au contraire la néces-
sité de fonder sur l'essence elle-même, et comme identique en fait à celle-ci, la
possibilité effective de parvenir jusqu'à elle. Une telle possibilité fondée sur la
structure de l'essence se laisse comprendre, dès lors, à partir de son opposition
radicale à la connaissance, et la pensée qui se laisse conduire par elle, c'est-à-dire
par l'essence elle-même, retrouve la signification métaphysique et religieuse des
« moyens » qui furent depuis l'origine ceux de la religion, la signification des techni-
ques religieuses, tandis que se découvre à elle, dans le même temps et pour cette
raison, l'essence, que méconnaît nécessairement tout savoir positif, de la réalité
et de la vie. Parlant de celle-ci, Kafka dit qu'elle est « répandue autour de chacun,
dans sa plénitude, mais voilée dans la profondeur, invisible... Elle se trouve là-bas
point hostile, point réfractaire ni sourde. 1/invoque-t-on par le mot juste, par son
nom véritable, alors elle vient. C'est là le caractère de la magie qui ne crée pas
mais qui invoque » (Journal intime, op. cit., n ) .
'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

est au sein du rationalisme la contradiction à laquelle il se trouve inévitable-


ment conduit, sa transformation intérieure en son contraire. Plus catégorique
est l'identification de l'expérience de l'être à l'acte de la connaissance,
plus explicite la compréhension de cette dernière à partir de la
projection d'un horizon et comme une saisie s'accomplissant en lui,
plus inévitable aussi le moment où, se heurtant à la réalité qu'elle ne
peut précisément appréhender dans sa connaissance, la pensée se
voit contrainte de renoncer à celle-ci et à la direction prescrite par
elle. Ce retournement des positions est visible par exemple dans le
livre consacré par Jean Laporte à Descartes et, précisément, à son
« rationalisme ». Après avoir affirmé que toute connaissance consiste à
« voir », c'est-à-dire à « prendre conscience des objets qui lui sont
présents » (1), il faut avouer que la réalité ne se laisse ni reconnaître ni
saisir dans une appréhension de cette sorte. L'irréalité du milieu où
elle se meut met en cause la validité des critères par lesquels la connais-
sance tentait d'asseoir sa signification ontologique. « Clarté et dis-
tinction ne sont pas marques de réalité mais de possibilité (2). »
Aussi quand, après avoir déterminé l'essence de l'âme comme pensée,
c'est-à-dire en fait après l'avoir identifiée et confondue avec la
connaissance elle-même et finalement avec l'irréalité de son milieu,
le cartésianisme veut ajouter à celle-ci l'élément de la réalité et se
donne, avec la prise en considération du thème de l'union substan-
tielle, pour une problématique de l'existence concrète, les présuppo-
sitions ontologiques fondamentales par lesquelles il se définit primi-
tivement comme un rationalisme deviennent inopérantes et doivent
être congédiées. Si l'appareil conceptuel de la connaissance, c'est-à-
dire la détermination éidétique des modes positifs de son accomplis-
sement, n'est plus d'aucun secours à la pensée qui souhaite atteindre

(1) J . IAPORTE, Le Rationalisme de Descartes, Presses Universitaires de France,


Paris, 1900, 21, 76.
(2) ID., 206 ; cf. ID., 143-144.
50 z
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

la structure interne de l'existence, en faire l'expérience, si celui qui


« veut apercevoir clairement son union avec le corps doit se détour-
ner... d'une connaissance de cette sorte » (i), de la connaissance par
idée claire et distincte, c'est-à-dire en fait de toute connaissance,
si « pour « bien concevoir » l'union substantielle il faut « l'éprouver
en soi-même sans philosopher »... il faut la vivre », si la voie par
laquelle on parvient à la conception de cette union « contraste
étrangement avec la voie ordinaire des conceptions scientifiques
ou métaphysiques » et implique la renonciation à l'orientation pro-
fessionnelle du philosophe (2), c'est qu'il n'y a pas de transcendance de
la réalité et que, pour cette raison, le retournement dialectique du rationa-
lisme s'est accompli (3).
A la compréhension de celui-ci, c'est-à-dire à tout acte de
compréhension comme tel, échappe en général la réalité, non seulement
l'existence concrète pensée sous le titre de l'« union », mais ses déter-
minations comme déterminations intérieures de l'être, la volonté et l'action.
L'impossibilité, vécue par Descartes et exprimée par lui comme
impliquant le caractère provisoire de la morale, de donner à l'action
un fondement assuré, assumé et fourni par la connaissance elle-même, ne
tient pas à l'inachèvement de celle-ci, à la nécessité pour l'homme
d'agir avant que ne prenne fin l'exploration, jamais exhaustive, de la
situation historique concrète qui est chaque fois la sienne. Avec le
thème de l'urgence le rationalisme croit promouvoir ou maintenir
dans le domaine de l'éthique la validité de ses propres critères et se
borne à constater que les « circonstances » en rendent l'application
malaisée ou seulement partielle et progressive. Mais quand il s'agit
de définir ce qui constitue proprement ce domaine de l'éthique, quand

(x) J . I,APORTE, Le Rationalisme de Descartes, op. cit., p. 253.


(2) Ibid. Cf. DESCARTES, Lettre à Elisabeth, 28 juin 1643, AT, III, 693-694.
(3) Telle est selon nous la signification radicale de la critique de la raison insti-
tuée par Pascal, de l'opposition à celle-ci d'une nature à laquelle il est recouru comme
à un fondement. Cf. PASCAL, Pensées, I^afuma, Delmas, Paris, 1952, 246.
'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

la pensée vient se heurter au problème de la détermination intérieure


de l'action elle-même, l'analyse éidétique de celle-ci laisse paraître en
même temps son enracinement originel dans l'être et son opposition structurelle
à la sphère de la connaissance. Telle est la signification de la probléma-
tique cartésienne de la volonté. Que la nature de celle-ci ne se laisse
pas ramener à celle de l'entendement, qu'elle échappe à toute saisie
possible s'accomplissant sur le mode de l'évidence — et, aussi bien, de
la pensée confuse —, c'est là précisément ce qui la détermine non
comme une moindre réalité mais comme l'essence originelle de
celle-ci. Parce qu'elle constitue l'essence originelle de la réalité,
la volonté ne s'oppose pas seulement à la connaissance comme ce qui
se tient toujours et inévitablement au-delà de son acte d'appréhen-
sion, elle constitue encore ce qu'il y a de réel dans celui-ci. A i n s i voit-on
la connaissance trouver elle-même son fondement dans ce qui se
refuse par principe à l'idéalité du milieu qu'elle développe, dans cet
acte du « je pense » ultimement compris et interprété comme un « je
peux ». Ainsi se manifeste à nouveau, à l'intérieur même de l'horizon
dessiné par elles, la faillite des présuppositions en vertu desquelles
la pensée croit saisir immédiatement l'être sur le plan de la connais-
sance. Le volontarisme ne s'oppose pas simplement à l'intellectualisme, il
en est la conséquence. Il est réconfortant de penser que l'interprétation
du cartésianisme, comme de toute pensée authentique, n'obéit pas
seulement aux préférences subjectives des commentateurs et des
spécialistes, et répète, comme malgré elle, les prescriptions de l'essence.
Après avoir tenté, à la suite de Descartes, d'asseoir le caractère de
l'action humaine sur celui de la connaissance et sur la finitude de
celle-ci dans son accomplissement nécessairement temporel (1),
Jaspers en vient à l'essentiel, à l'identification du vouloir et de l'être (2).
C'est parce que celui-ci échappe principiellement à la connaissance que

(1) I^à-dessus, cf. JASPERS, Descartes et la philosophie, ttad. H . POLLNOW,


Alcan, Paris, 1938, 70-71.
(2) Cf. Philosophie, J . Springer, Berlin, 1932, II, 186.
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

l'action revît la forme de l'audace et du risque (i), en sorte que l'apparente


gratuité de la décision dans son surgissement abrupt ne signifie
par l'arbitraire de ce qui est sans fondement mais détermine l'être de
celui-ci dans son opacité foncière à la phénoménalité du monde (2).
Toute la philosophie de Jaspers atteste l'opposition irréductible
de l'être et de la connaissance. C'est à la lumière de cette opposition
et par elle, comme foncièrement étrangère, par conséquent, à ce
qui fait la clarté de la pensée ou encore de la raison, que l'existence
qui constitue ici le thème principal de la problématique, se trouve
précisément être définie. D'où l'instauration chez Jaspers d'une cri-
tique de la connaissance dont la signification philosophique est de
faire apparaître au sein même du savoir et de son développement ce
qui nécessairement lui échappe. Ce qui échappe au savoir, et cela
nécessairement, ce qui se tient au-delà du milieu ontologique où il
se meut, au-delà de toute objectivité et de toute représentation possible,
est appelé transcendance. Celle-ci vaut comme détermination de
l'être réel et concerne pour cette raison l'existence elle-même, qui lui
est liée secrètement. Parce que, en ce qui concerne du moins son
être réel, l'existence ne se laisse pas saisir dans une représentation ni
réduire à l'être objectif ou, comme le dit souvent Jaspers, à l'être
empirique, elle demeure affectée d'une obscurité essentielle et, dans
son intimité ineffable, se refuse au savoir. Pour cette raison aussi,
parce que les déterminations qu'elle se donne sont celles de l'être
et se produisent à partir de lui, l'existence, on l'a vu, les assume dans

(1) « Être fidèle à moi-même, pourront dire M. Dufrenne et P. Ricœur dans leur
commentaire, c'est toujours oser parce que je ne sais jamais ce que je suis 1 (Karl
Jaspers et la philosophie de Vexistence, 0. c., 150, souligné par nous).
(2) Ainsi se trouve écartée une philosophie aberrante du choix. Que ce dernier
ne résulte pas de l'examen des motifs, on le voit dans le fait qu'un tel examen, s'il
n'a pas pour effet de le différer indéfiniment et de le rendre finalement impossible,
en souligne seulement le caractère inexplicable et mystérieux. Le paralogisme de
toute théorie intellectualiste de l'action est de chercher dans la sphère de l'idéalité
l'origine des déterminations réelles.
'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

le risque et son accomplissement en elles revêt chaque fois la forme


d'un « saut ». C'est pourquoi encore le projet de constituer une psy-
chologie de l'existence, de ses diverses déterminations comme de ses
attitudes fondamentales, une psychologie des Weltanschamngen par
exemple, se limite nécessairement à la description de simples possi-
bilités, tandis que l'actualisation de celles-ci dans une existence
singulière, ce qui fait la réalité effective de cette existence, échappe
nécessairement au dessein du savoir objectif comme à sa réalisation (x).
Parce que, dans sa transcendance, la réalité se retient au-delà
de toute représentation possible, la conscience ne peut s'ouvrir
à elle que si à son tour elle dépasse celle-ci et s'oriente délibérément
au-delà du monde et de l'objectivité. Cet effort de la conscience pour
dépasser elle-même toute objectivité comme telle et toute repré-
sentation, est l'acte de transcender, lequel se manifeste précisément
comme cet effort, comme un élan et une impulsion. Ceux-ci devien-
nent visibles à leur tour dans la Raison et dans le mouvement par
lequel elle ne cesse, comme l'avait reconnu Kant, de se projeter
au-delà des productions de l'entendement et de sa pensée, dans la foi
et, d'une manière générale, dans toutes les déterminations de l'exis-
tence qui s'accomplissent en elle à partir de sa réalité originelle,
c'est-à-dire finalement à partir de la transcendance. C'est cette
transcendance de la réalité et la nécessité corrélative pour la conscience

(1) Que la psychologie ne puisse rendre compte du saut qualitatif, et cela parce
que ce dernier se produit dans une dimension ontologique radicalement différente
de celle où se meut la psychologie, KIERKEGAARD l'avait déjà noté (Le Concept
d'Angoisse, op. cit., 64 sqq.). L'impuissance de celle-ci, et en général du savoir, n'est
pas seulement affirmée, toutefois, par Kierkegaard (c'est là encore le sens de la thèse
selon laquelle il y a contradiction à vouloir s'affliger de la culpabilité sur le terrain
esthétique, cf. ID., 57), elle s'accompagne chez lui, contrairement à ce qui a été
dit à la suite de certaines affirmations de HEIDEGGER (cf. infra, § 70, note), de la
définition au moins implicite d'une ontologie positive de la subjectivité, ontologie
qui joue à l'égard de la philosophie de l'existence le rôle d'un fondement essentiel
et l'empêche en conséquence de dégénérer dans la littérature et le verbalisme ou,
comme on va le voir, dans le vide et la confusion d'un quelconque « irrationalisme ».
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

qui ne veut pas renoncer à celle-ci, d'accomplir l'acte de transcender


qui déterminent l'échec de l'ontologie, c'est-à-dire d'une représenta-
tion objective de l'être et de sa saisie comme totalité. L'éclatement de
cette dernière et son impossible avènement, le recul à l'infini des
objectifs du savoir, l'échec de la connaissance, attestent au sein même
de celle-ci et pour elle, la réalité de ce qui à la fois la sous-tend et lui
demeure foncièrement étranger.
Comment se manifeste à la connaissance la réalité de ce qui lui
demeure foncièrement étranger ? L'impuissance du savoir à se
produire comme un tout et comme un système achevé, le mouvement
de la conscience qui la porte invinciblement au-delà des objectivités
constituées de l'entendement, ce qui -fait la réalité de ce mouvement et,
pareillement, de tout effort, de tout élan, de toute impulsion, la réalité
de l'existence elle-même et ce qui la détermine, l'acte de transcender et la
transcendance, tout cela ne peut être affirmé simplement. Si la philosophie
de l'existence est autre chose qu'une métaphysique arbitraire, elle a
besoin pour la réalité par laquelle elle prétend se définir d'un fonde-
ment assuré. Ce dernier ne peut consister que dans la détermination
du statut phénoménologique de cette réalité. Mais la critique de la
connaissance esquissée par Jaspers se développe à l'intérieur même de
ce qui constitue l'horizon ultime de celle-ci, l'horizon du rationalisme
et, aussi bien, des doctrines qui lui sont opposées, de l'empirisme par
exemple. La question qui vient d'être rencontrée se développe dès lors
et se laisse formuler d'une manière rigoureuse : comment se manifeste,
dans le milieu ontologique de la représentation, ce qui se refuse par principe
à la phénoménalité de celui-ci et « nécessairement lui échappe » ?
La contradiction incluse dans cette question ne saurait en aucune
façon constituer le principe de sa solution. Quand on a dit et répété
que la « pensée métaphysique » se propose justement pour objet de
penser ce qui ne peut plus être pensé, et, renonçant pour cela à
l'usage des catégories qui sont les siennes, c'est-à-dire, finalement,
à sa structure même et à sa propre forme, de saisir, dans cet acte
'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

de se transcender formellement soi-même, le caractère insurmon-


table de son échec, que la compréhension de celui-ci — et, bien plus,
la volonté non d'y échapper mais de s'enfoncer en lui plus avant et,
en quelque sorte, de s'y vouer — est identiquement, toutefois, celle
de l'être lui-même comme échappant principiellement à tout effort
d'appréhension, que, par conséquent, « dans cet échec du savoir, c'est
l'être lui-même qui vient à ma rencontre » et qu'ainsi la « passion de
l'échec est la suprême lucidité » (1), il convient de donner à ces
développements et à la « dialectique escarpée » qu'ils définissent
quelque appui dans la réalité. Si, comme l'affirme Jaspers lui-même,
« le non-être, révélé par l'échec, de tout être qui nous est accessible,
est l'être de la transcendance » (2), il faut dire, s'il n'est pas rien du
tout, ce qu'est phénoménologiquement ce non-être identique à
l'être absolu. L'immanence de la transcendance, et par là ilfaut entendre sa
représentation dans le monde comme être donné à la pensée et comme objet, est
selon Jaspers sa seule manifestation possible. De même en est-il pour
l'existence qui ne peut se manifester elle aussi que sous la forme de
l'être empirique. A l'incapacité de principe où se trouve ce dernier
d'exhiber en lui, dans sa représentation, ce qui se refuse par nature à
celle-ci, Jaspers pense échapper avec sa théorie du « chiffre ». L'entité
objective constitue l'unique donné phénoménologique, le seul contenu
possible pour la pensée (3), de telle manière cependant que, dans
l'existence authentique, elle se donne à celle-ci avec la signification essentielle

(1) M. DUFRENNE et P. RICCEUR, Karl Jaspers et la philosophie de l'existence,


op. cit., 262.
(2) Philosophie, op. cit., I I I , 234, cité par M. DUFRENNE et P. RICCEUR, op. cit.,
323-
(3) « Il n'est pas de pensée qui puisse procéder sans objet. Pour autant que
l'existence apparaît dans l'être empirique, ce qui est ne peut être pour elle que sous
la forme de la conscience ; dès lors cela même qui est transcendance doit adopter
pour l'existence assujettie à l'être empirique la forme de l'être objectif « (JASPERS,
Philosophie, op. cit., I I I , 6, traduit par M. DUFRENNE et P. RICCEUR in op. cit.,
261). On le voit, pour Jaspers, conscience et connaissance objective sont deux termes
identiques.
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

de renvoyer à autre chose, d'être une « apparence » comme « apparence de... »


(« Erscheinung »). Que « l'apparence » soit, dans le chiffre, « apparence
de », qu'elle se donne en lui avec la signification de renvoyer à
autre chose, à savoir à l'être lui-même comme irréductible précisément
à cette apparence, c'est-à-dire à la pure représentation comme telle, c'est là
maintenant ce qui requiert une explication. Loin de pouvoir déterminer la
structure originelle de l'être dans son hétérogénéité ontologique radicale par
rapport à la représentation, la signification que celk-ci revêt dans le chiffre
présuppose au contraire une telle détermination, l'effectivité du contenu
phénoménologique originel de l'être absolu, comme sa condition.
Avec sa philosophie du chiffre Jaspers suppose résolu le pro-
blème de l'être de la transcendance telle qu'il la comprend et celui
de la possibilité même de son affirmation. Ou bien la signification
qu'a l'apparence de se dépasser doit lui appartenir, entrer dans son
contenu phénoménologique effectif, et le dépassement lui-même se
manifester comme tel. La manifestation du dépassement, l'être au-delà
de l'entité comme être effectif, est le contenu phénoménologique de l'objectivité
pure, la manifestation de la transcendance comme transcendance de l'horizon,
c'est-à-dire précisément la représentation. Loin d'échapper à celle-ci, la
pensée qui, pour l'accomplir, s'appuie sur le caractère effectif et
concret du dépassement, se meut en elle, est la pensée du monde.
La transcendance de la raison par rapport à l'entendement ne signifie
rien d'autre que cette transcendance du monde originel. Ainsi voit-on
encore Jaspers tenter d'asseoir la signification qu'a l'apparence de
renvoyer à ce qui se retient par principe hors d'elle sur l'évanouisse-
ment de l'entité (i). Un tel évanouissement n'est cependant rien d'autre que

(i) « L'objectivité, qui est l'apparence de la transcendance, doit être évanouis-


sante pour la conscience, car elle n'est pas l'être consistant » (JASPERS, Philosophie,
I I I , 15). E t encore : « La transcendance immanente est l'immanence qui, en même
temps, se dissipe à nouveau ; elle est la transcendance qui, dans l'être empirique,
est devenu parole sous forme de chiffre » (ID., I I I , 135 ; cf. M. DUFRENNE et
P. RICŒUR, op. cit., 290, 384). Sur la prétention de saisir dans l'évanouissement
de l'entité la manifestation de l'essence, cf. infra, Appendice.
'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

le temps, lequel constitue précisément la structure ontologique originelle de la


représentation et son horizon. Ce qui se manifeste en celle-ci et, confor-
mément à sa. loi, disparaît, ne saurait donc conduire au-delà d'elle.
Cette expression muette par laquelle toute chose se fait chiffre,
l'étrangeté foncière où elle entre alors, il n'appartient pas au philo-
sophe de les interpréter librement. Si le silence effrayant de la Terre
nous semble quelquefois être une parole, la nature de celle-ci et ce
qu'elle énonce nous sont connus. C'est pourquoi un tel langage ne
dit rien de plus que ce qu'il dit, il est le langage des choses, leur
manifestation.
A celle-ci, en tout cas, Jaspers n'oppose que l'inconnu. Si l'être
absolu dont il parle échappe à la représentation, c'est-à-dire, selon
l'auteur de la Philosophie, à toute manifestation possible en général,
c'est qu'il partage avec l'étant que le monde manifeste obscurément
au moins un caractère, à vrai dire essentiel, son hétérogénéité foncière
par rapport à l'élément ontologique de la manifestation pure. Parce qu'elle
s'accomplit à l'intérieur d'un horizon qui est ultimement le même
que celui du rationalisme, la critique de ce dernier perd toute signi-
fication ontologique. Loin de mettre en cause la prétention à l'universa-
lité d'une forme déterminée de manifestation et de pouvoir concerner,
par suite, le problème spécifiquement ontologique de la structure
interne de la phénoménalité pure comme telle, elle débouche sur ce
qui n'a point de nom et qu'elle appelle, d'une manière totalement
illégitime, l'être, l'absolu. Un tel « être » conçu en réalité à l'image des
déterminations mondaines et leur empruntant les caractères qu'elles
semblent manifester — force, inconscience, irrationalité — n'est
le plus souvent qu'une sorte de super-étant. Le volontarisme par
exemple s'achève avec la simple promotion métaphysique des
puissances naturelles, le concept prestigieux de l'action qu'il croit
pouvoir opposer, comme le Faust de Goethe, au Verbe originel,
demeure bien entendu sans aucun statut, et le problème de celui-ci
n'est ni posé ni même aperçu. Ainsi privée de toute signification
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

ontologique, la critique du rationalisme trouve son aboutissement


naïf dans un irrationalisme élémentaire. Celui-ci, il est vrai, a été
refusé explicitement par Jaspers. Mais les préférences subjectives des
philosophes et leurs intentions sont sans pouvoir devant la logique
intérieure du système. Que l'existence doive être éclairée mais qu'elle
ne puisse l'être que d'une manière indirecte par une lumière à laquelle
elle demeure foncièrement étrangère dans son « être » originel et
propre, n'arrache pas mais rejette irrémédiablement celui-ci dans la
nuit des déterminations brutes. L'éloge de l'intellectualisme, l'appel
à l'unique philosophie occidentale, ne tempèrent pas mais fondent un
irrationalisme du chaos.

§ 4 8 . SIGNIFICATION ONTOLOGIQUE DE LA CRITIQUE DU RATIONALISME

Autrement significative, autrement importante dans l'histoire


de la pensée philosophique et de son développement, est la critique
du rationalisme qui se révèle capable, non de lui opposer simplement
le caractère abscons de ce qui demeure en soi étranger à la lumière
de la phénoménalité (1), mais de mettre en question la structure de celle-ci
telle qu'il la comprendy c'est-à-dire précisément l'horizon ontologique qui est

(1) Une telle critique d'ailleuts mérite à peine ce nom. Elle est bien plutôt,
comme on vient de le voir à propos de Jaspers mais comme le montrerait en général
l'histoire du rationalisme, le fait de celui-ci en tant qu'il n'a pu se développer,
c'est-à-dire tenter de promouvoir le règne de la raison, sa lumière, sans se heurter
à l'élément qui n'apparaît en elle que pour lui manifester son hétérogénéité radicale,
à l'étant. Ainsi subsiste dans l'objet de la connaissance quelque chose d'irrationnel
qu'elle ne peut réduire tout à fait, bien qu'elle y tende sans cesse. Que cet élément
irréductible aux déterminations intelligibles de la connaissance reparaisse, selon la
philosophie classique, du côté du « sujet », ne montre pas seulement le caractère purement
problématique de ce dernier. L'affinité paradoxale qu'entretient alors l'esprit avec le
terme opaque et impensable qui le détermine à construire l'objet et qui sert de substrat
à celui-ci, rend encore son concept principiellement absurde, comme dépouillé préci-
sément de toute signification ontologique. C'est cette absurdité d'un concept non
ontologique de t l'esprit » qui fait le fond du volontarisme ou encore de la philo-
sophie de l'existence au sens de Jaspers.
'^A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

ultimement le sien. Or il est remarquable qu'une telle critique s'est pro-


duite dans la philosophie moderne, et cela au moment même où le
rationalisme trouvait son plein développement et, pour la première
fois -peut-être, un fondement ontologique explicite. Est-ce par hasard
si c'est précisément chez Malebranche où l'extériorité est posée sans
équivoque comme la condition de l'intelligibilité des phénomènes,
c'est-à-dire comme constitutive de leur phénoménalité pure, que,
brutalement, le concept de celle-ci se divise et laisse paraître un mode
foncièrement autre de sa réalisation ? La connaissance transcendanta-
lement comprise à partir de l'étendue, c'est-à-dire précisément de la
spatialité originelle de l'extériorité pure comme telle, se trouve
immédiatement atteinte dans sa prétention à l'universalité. Quelque
chose lui échappe qui n'est pas l'étant et qui cependant n'est pas rien,
quelque chose dont l'effectivité est constituée par la phénoménalité elle-même
et le mode ontologiquement pur selon lequel elle se phénoménalise. L'affirma-
tion centrale de la philosophie de Malebranche, l'affirmation selon
laquelle l'âme ne peut être connue, doit être comprise en effet. Elle ne
signifie en aucune façon, si nous voulons la reconnaître toutefois et
la saisir dans sa portée ontologique décisive, que la substance de
l'âme nous demeure inconnue, se trouve située au-delà de toute
manifestation possible comme principiellement incapable d'entrer
dans le contenu phénoménologique de celle-ci et ne pouvant non
plus être figurée par lui comme par un modèle. Ce dernier point
mérite d'être approfondi. L'idée qu'une réalité métaphysique, celle
d'une substance en soi inaccessible, se trouve liée cependant à la
manifestation d'un contenu phénoménologique effectif, et cela de
telle manière que les configurations et les structures que celui-ci
laisse paraître en lui correspondent aux configurations et aux struc-
tures originelles de la substance elle-même et, bien plus, la déter-
minent, est présente chez Malebranche. C'est précisément parce
qu'elle se montre identique à l'essence de la phénoménalité pure et
que ses déterminations sont comme telles « intelligibles », que l'éten-
50zL'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

due doit être comprise comme 1' « attribut » essentiel d'une substance
correspondante dont elle fonde ou plutôt constitue la connaissance.
A cette substance étendue, c'est-à-dire à la matière créée, Male-
branche juxtapose, il est vrai, celle de l'âme à laquelle ne correspond
plus toutefois, du moins pour nous, aucun attribut intelligible, aucun
« archétype ». C'est en ce sens assurément que l'âme ne peut être
connue, au sens où les propriétés essentielles qui déterminent sa substance
métaphysique ne nous sont pas représentées dans le milieu de l'extériorité
et ne peuvent l'être. Cette impossibilité pour les propriétés essentielles
qui déterminent la substance métaphysique de l'âme d'être repré-
sentées dans le milieu de l'extériorité et de trouver ainsi en lui la
phénoménalité constitutive de leur intelligibilité, Malebranche
l'exprime en disant que nous n'avons pas d ' « idée » de l'âme. « Idée »
ne désigne pas primitivement chez Malebranche la conception parti-
culière d'un rapport déterminé ni son contenu idéal spécifique mais,
précisément, cette idéalité elle-même, le milieu où un tel rapport
est susceptible de se manifester, la conception saisie dans sa possi-
bilité ontologique universelle comme identique à la spatialité trans-
cendantale du monde pur, à 1' « étendue ». L'idée est justement une
détermination de celle-ci. C'est pourquoi encore, pour Malebranche,
toute connaissance est comme telle une connaissance par idée et trouve en
cette dernière et dans l'effectivité du milieu qu'elle détermine chaque
fois, sa propre effectivité (i). C'est précisément parce que nous
n'avons pas d'idée de l'âme et qu'ainsi une connaissance de celle-ci
est à la rigueur impossible, que, pour tenter d'asseoir néanmoins

(i) E n cela consiste le rationalisme de Malebranche. Pour celui-ci sans doute,


comme pour les cartésiens en général, il existe, à côté de la connaissance rationnelle,
une connaissance sensible dont l'originalité ne peut être niée. Pareille originalité
tient cependant au caractère spécifique du contenu sensible, non à la possibilité
pour lui d'être un contenu, possibilité qui se trouve précisément être constituée
par l'étendue. C'est l'insertion des qualités sensibles dans l'étendue qui permet leur
« connaissance », l'établissement entre elles de rapports, l'intelligibilité de ceux-ci
et, finalement, la détermination par eux de ces qualités elles-mêmes.
'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

une telle connaissance et donner à l'idée même d'une psychologie


quelque chose comme un fondement, Malebranche fut contraint de
recourir à un détour. Le projet de reconstruire la substance inconnue
de l'âme parallèlement à celle de l'étendue, c'est-à-dire à partir
du contenu phénoménologique où celle-ci nous est accessible,
l'effort donc pour reconstituer conformément à celui de l'étendue un
archétype intelligible de l'âme, pour en déduire les propriétés qui
doivent appartenir à la réalité métaphysique de l'âme elle-même et
constituer sa substance, cet étrange chemin suivi par la pensée et qui
définit cependant la méthode même de la psychologie, tout cela
repose sur l'affirmation centrale précitée et en résulte (1).
La signification de celle-ci est-elle préservée cependant avec la
mise en évidence de ses conséquences en ce qui concerne la psycho-
logie, avec la tentative, plus exactement, de maintenir celle-ci sur une base
rationnelle alors que justement une telle base fait ici totalement défaut ?
Pareille tentative ne montre-t-elle pas au contraire que, loin de
prendre conscience de ses nécessaires limites, le rationalisme entend
avec Malebranche maintenir la validité de ses propres présuppo-
sitions là même où la réalité ne se laisse plus enfermer à l'intérieur de
l'horizon qu'elles dessinent ? L'affirmation selon laquelle nous
n'avons pas d'idée de l'âme demeure en tout cas purement négative
quand elle se borne à constater l'absence de tout fondement phéno-
ménologique assignable pour l'édification et le développement d'une
connaissance rationnelle dans un domaine d'être déterminé, et la
nécessité corrélative de pallier cette absence par un expédient. Telle
n'est pas précisément la signification originelle de cette affirmation che% Male-
branche. Celle-ci n'intervient pas à l'intérieur d'une problématique
explicitement orientée vers la question de la possibilité d'une
connaissance rationnelle de la réalité métaphysique de l'âme comprise

(1) Là-dessus, cf. M. GUÉROULT, Étendue et Psychologie chez Malebranche,


op. cit., Leçons VIII-XIII.
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

et définie comme une substance en soi inconnue et inconnaissable,


elle prend naissance dans la description des modalités phénoménologiques
de la conscience, c'est-à-dire de l'âme primitivement identifiée à celle-ci, et
c'est la positivité de cette manifestation effective qui lui sert de substrat.
Encore la nature de cette manifestation doit-elle être comprise,
car c'est d'elle qu'il s'agit ici, non d'une pluralité de phénomènes
déterminés. L'irrationalité des modifications psychologiques ne signi-
fie en aucune façon leur insubordination de principe à une pure léga-
lité de type à priori, l'impossibilité par exemple d'établir entre elles
des rapports rationnels, l'obligation faite à l'esprit d'enregistrer pas-
sivement leur contenu sans pouvoir prétendre jamais les comprendre
véritablement ni les déduire. Ou plutôt, c'est l'origine de cette
insubordination qui doit être élucidée, car, pas plus qu'il ne songe
d'abord à expliquer celle-ci à partir de la simple absence d'un arché-
type, Malebranche ne se contente précisément de la constater.
Le caractère imprévisible du cours suivi par les modifications inté-
rieures de notre âme, la contingence de l'histoire qu'elles composent
ensemble, n'expriment encore que le fait de leur insubordination.
L'eidos de celle-ci réside en chacune d'elles dans la positivité de leur
essence commune, dans la structure interne de leur phénoménalité pure.
La manifestation effective qui sert de substrat à la critique du rationalisme est
constituée par les « phénomènes de l'âme » considérés, non dans leur parti-
cularité ou dans leur multiplicité, mais précisément dans leur manifestation
pure identique à l'âme elle-même. Celle-ci ne désigne plus la réalité
métaphysique d'une substance = x mais la manifestation effective
d'une sphère d'existence définie et constituée par cette manifestation,
l'essence originelle de la conscience phénoménologique. C'est comme
une détermination de celle-ci et de la phénoménalité qui la constitue,
comme une détermination éidétique de la structure interne de cette
phénoménalité elle-même, que vaut la problématique décisive ici
instituée par Malebranche. Que nous n'ayons point d'idée de l'âme,
cela veut dire : celle-ci, l'essence d'une révélation dont l'effectivité se révèle
'^A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

être fondatrice de l'existence, se phênoménalise sans être aperçue dans l'étendue


intelligible ni s'y proposer comme un contenu.
Telle est la signification ontologique rigoureuse de l'opposition
essentielle qu'établit Malebranche entre la conscience et la connais-
sance. Que l'élément opposé à celle-ci se trouve être précisément la
conscience, non l'x d'une substance mystérieuse, que cette conscience
soit comprise selon le mode phénoménologique spécifique de son
effectivité propre et que, bien plus, cette effectivité constitue et
définisse, dans sa spécificité, l'existence originelle, on le voit dans le
fait que la détermination éidétique de l'âme à partir de son hétéro-
généité structurelle par rapport à l'idée intervient précisément dans
une discussion du cogito et comme un élément décisif pour l'inter-
prétation de ce dernier. Ce que Malebranche reproche à Descartes,
c'est justement de confondre la phénoménalité qui dans le cogito se
révèle originellement fondatrice de l'existence, comme lui étant
identique, avec celle qui constitue le substrat de toute connaissance,
avec la phénoménalité de l'extériorité pure comme telle. Non seule-
ment Descartes commet une telle confusion mais il la porte en
quelque sorte à son point extrême quand, non content d'assimiler
le je pense à une connaissance, il prétend voir en lui le premier fait
et, bien plus, le prototype de celle-ci. Dans une telle prétention se
trouve assurément incluse, comme son fondement proprement philo-
sophique, l'idée que tout être réel repose sur sa propre apparence, est
défini par elle et par le mode concret conformément auquel elle
s'accomplit. Précisément le mode selon lequel s'accomplit la révé-
lation originelle de l'existence dans le cogito n'a rien à voir avec celui
qui constitue le milieu de la connaissance telle que la comprend
Descartes. Le rejet de celle-ci hors de la structure interne de la
phénoménalité qui délimite la sphère concrète de l'existence origi-
nelle, c'est donc là ce qu'implique, conformément à son fondement
philosophique, le rationalisme universel identique à la philosophie elle-même
et défini par l'extension du Logos à la totalité des dimensions ontologiques
50zL'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

fondamentales qui lui appartiennent et le constituent. Ce n'est rien de


moins que le projet ou en tout cas la possibilité de l'instauration d'un
tel rationalisme qui se fait jour dans la critique dirigée par Male-
branche contre le cogito de Descartes. C'est pourquoi la signification
de cette critique ne doit pas être limitée. Que le cogito ne soit pas une
liaison idéelle de natures simples, qu'il ne présente pas en lui les
configurations et les enchaînements qui sont ceux de la connaissance
et ne puisse non plus y être ramené, ne résulte pas de la simple
opposition à l'unité de l'intuition originelle qu'il est censé exprimer
du caractère nécessairement discursif de la pensée où celle-ci trouve
son explicitation. C'est le mode de manifestation qui appartient au
cogito et le définit, qui ne se laisse pas identifier à celui d'une nature
simple, à celui de l'intuition elle-même par conséquent.
Le fondement ontologique structurel de cette opposition ultime
est présent dans la philosophie de Malebranche : si nous n'avons pas
d'idée de l'âme, c'est parce que celle-ci n'est pas séparée de soi. C'est sur le
fond de sa structure interne par conséquent, parce que celle-ci exclut
la possibilité même d'une séparation, que l'âme manifeste son
opacité foncière à toute saisie s'accomplissant dans le milieu de la
connaissance et par elle. Voilà pourquoi le cogito devait se trouver
rejeté par Malebranche hors de la sphère des vérités nécessaires de
type mathématique, hors de la sphère des idées et de ce qui constitue
en général l'ordre intellectuel de la connaissance : non pas précisé-
ment à cause du caractère spécifiquement « intellectuel » de celle-ci
mais en raison de la structure même du milieu phénoménologique
qui lui sert de fondement. Pour cette raison encore la sphère d'exis-
tence originelle définie par le cogito devait constituer un « monde »
à part, foncièrement étranger à celui de la connaissance et irréduc-
tible à ce dernier. Que la nécessité logique soit bannie de ce « monde
psychologique » où il n'y a ni séparation ni altérité, où l'idéalité
n'a point place, c'est là une simple conséquence. Le caractère
insurmontable de celle-ci renvoie à l'eidos où elle s'enracine, à
'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

la structure du Logos originel identique au cogito lui-même (1).


Que Malebranche, après cela, n'ait vu dans cette conséquence,
dans l'impossibilité d'établir entre les modifications de l'existence des
connexions idéales de type mathématique, que son aspect négatif,
cela est vrai. Une telle impossibilité signifie à ses yeux celle de toute
connaissance, et cela à juste titre si par connaissance on entend avec
lui l'établissement, sur le fond de l'étendue intelligible et entre les
déterminations de celle-ci, entre les natures simples, de connexions
de ce genre et leur enchaînement. Au moment même oà il met en cause
le milieu phénoménologique de l'extériorité dans sa prétention de constituer la
nature et l'essence de toute manifestation possible, Malebranche reste dupe
du préjugé qui consiste à considérer comme seuls rationnels les énoncés se
fondant sur la phénoménalité d'un tel milieu et sur les configurations qui lui
appartiennent en propre. L'éclatement du rationalisme vers son accomplisse-
ment universel va de pair avec le maintien de son concept traditionnel tel
qu'il se trouve élaboré à l'intérieur de l'horizon du monisme. Ainsi voit-on,
après qu'il l'ait comprise à partir de la structure même de l'existence
originelle, Malebranche déplorer l'absence de toute idée relative à
celle-ci, interpréter une telle absence comme le terme et non le commen-
cement d'une recherche, comme fermant une voie au lieu de l'ouvrir, et se
préoccuper alors d'y remédier de la façon qui a été dite. Le cogito
considéré en lui-même ne mène plus, dès lors, à grand-chose et se
trouve abandonné, de telle manière que son abandon par les cartésiens
correspond paradoxalement au moment où l'un d'eux en découvre,
sans toutefois l'élucider pleinement, la signification décisive (2).

(1) Il n'est pas possible, bien entendu, d'instituer ici, même sous la forme d'une
simple esquisse, une problématique du cogito à proprement parler. En raison de la
nature complexe de ce dernier comme des multiples questions qu'il soulève, seuls
ont pu être abordés dans le cadre de la présente analyse les points qui se rapportent
directement à l'objet de celle-ci.
(2) Celle-ci devait d'ailleurs passer totalement inaperçue dans le cours ultérieur
de la philosophie occidentale, si ce n'est toutefois chez Maine de Biran à qui il
était réservé de lui donner un développement infini.
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

Du moins Malebranche maintient-il fermement, et cela comme


constituant la dimension ontologique absolument originale où
se développent les modalités concrètes de notre existence et cette
existence elle-même, Peffectivité phénoménologique de ce qui se
manifeste autrement que dans la forme de l'étendue. L'effectivité
de cette manifestation sui generis place son contenu hors des atteintes
de la critique et confère ainsi, qu'on le veuille ou non, aux propo-
sitions qui l'énoncent quelque chose comme une rationalité absolue.
Voilà pourquoi, comme l'a reconnu Malebranche, on ne saurait
mettre en cause ce que le « sens intime » nous apprend de notre
existence et de ses modifications, pourquoi, bien plus, il définit la
seule voie d'accès à celles-ci, parce qu'il constitue précisément leur essence,
l'unique mode possible de leur révélation. Ce qui nous apprend quelque
chose au sujet de quelque chose et le dévoile tel qu'il est, c'est là ce
qu'on appelle une connaissance. Que celle-ci, sous prétexte qu'elle ne
s'accomplit pas dans l'étendue ni par la médiation des idées, soit dite
imparfaite, non véritable, n'enlève rien au contenu phénoménologique du
phénomène qu'elle constitue par elle-même, atteste seulement l'impuissance
de la pensée à égaler sa propre découverte.

§ 4 9 . L A SIGNIFICATION ONTOLOGIQUE
DE LA CRITIQUE DE LA CONNAISSANCE CHEZ ECKHART

L'extension du Logos à la totalité de ses dimensions ontologiques


fondamentales et son épanouissement dans le concept exhaustif de la
phénoménalité, c'est là au contraire ce qui caractérisait la pensée
d'Eckhart. C'est pourquoi la critique de la connaissance reçoit chez
celui-ci sa signification radicale, laquelle ne consiste pas seulement
dans la mise en évidence d'une dimension phénoménologique en soi
étrangère à l'extériorité mais encore dans la détermination de cette
dimension originelle et de sa structure interne. C'est à partir de
celle-ci, à partir de la structure interne de l'être lui-même, que se trouve
'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

comprise l'impossibilité pour la connaissance d'atteindre ce dernier. Encore


cette compréhension ne s'accomplit-elle point en quelque sorte par
hasard, dans le surgissement abrupt d'une intuition non reliée au
système et subsistant sans profit en marge de celui-ci. L'élucidation
de la structure interne de la révélation constitutive de l'être et de sa
réalité est le thème explicite et central de la problématique instituée
par Eckhart. Au contenu essentiel de celle-ci se rattache par consé-
quent, en tant qu'elle s'enracine dans la nature même du Logos, la
critique de la connaissance. Les propositions dans lesquelles une
telle critique trouve sa formulation explicite ne constituent jamais,
par suite, de simples affirmations mais sont constamment fondées.
Parce que le mode de cette fondation est phénoménologique, parce
que leur vérité est aperçue dans la structure du Logos originel
constitutif de l'être absolu, les énoncés qui composent ensemble la
critique de la connaissance manifestent entre eux l'unité qui est celle
de cette structure, déterminent les moments successifs d'une seule
analyse qui est celle de l'être. C'est à l'intérieur de ce travail ontolo-
gique d'élucidation et comme lui appartenant que s'accomplit fina-
lement chez Eckhart la critique de la connaissance. Ainsi s'explique
son caractère systématique. Les intuitions fondamentales de la religion
se retrouvent en elle, non plus dans la dispersion de leur surgissement
historique, mais véritablement comprises, saisies dans une vision
interne de l'être et la constituant. C'est pourquoi l'exposé théorique
de cette critique inclut en lui comme le motif de celle-ci, ou plutôt
comme son contenu même, les déterminations ontologiques struc-
turelles de la réalité élaborées par Eckhart et d'une manière générale
par la problématique, et les répète. Pour cette raison, la critique de la
connaissance, telle qu'elle s'accomplit chez Eckhart, ne pourra ici
qu'être retracée dans ses grandes lignes.
La détermination structurelle essentielle de l'être, mise en
évidence dans la théorie du Logos, a la signification suivante :
l'expérience de l'être, identique à l'être lui-même, n'est possible
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

que sur le fond de l'unité et par elle. Dans la structure de celle-ci par
conséquent et dans son maintien, réside la possibilité interne de l'être,
son essence. Une telle possibilité se trouve exclue au contraire, et cela
par principe, du milieu ontologique qui est celui de la connaissance.
Ainsi se fonde pour cette dernière, dans la structure même de l'être,
l'impossibilité de parvenir jusqu'à lui. Une telle impossibilité n'exprime
pas autre chose que l'opposition irréductible de deux essences phénoménolo-
giques : c'est parce que la phénoménalité qui constitue sa réalité n'a rien à
voir avec celle qui définit le milieu de la connaissance que l'être ne peut se
montrer en celle-ci. Parce que la phénoménalité constitutive de l'être et
celle de la connaissance n'ont entre elles rien de commun, parce
qu'elles diffèrent dans leur nature, dans ce qui fait leur phénoménalité
même, l'effectivité de l'une implique chaque fois en elle, dans le surgissement
de son contenu manifeste, la non-effectivitê de l'autre. L'opposition irré-
ductible des essences phénoménologiques a cette signification
ultime. Conformément à celle-ci, parce que la manifestation d'une
essence détermine en elle la non-manifestation de son anti-essence
phénoménologique, toute apparition est identiquement, en ce qui concerne les
donnés purs originels qui structurent fondamentalement la réalité et la défi-
nissent, une disparition. C'est pourquoi la connaissance ne peut déve-
lopper le milieu où devient visible ce qu'elle atteint, un tel milieu ne
peut devenir visible en lui-même sans faire s'évanouir hors de sa
lumière ce qui demeure, en son contenu phénoménologique essentiel,
irréductible à celle-ci. Dans son développement positif la connais-
sance accomplit chaque fois l'œuvre de cacher. Rien de ce qu'elle
produit — ni les objectivités qu'elle libère, ni le milieu idéal où se
meuvent les multiples déterminations de l'être transcendant — ne
compose une approche de l'essentiel, ne constitue, à quelque
degré que ce soit, fût-ce sous la forme d'une « simple apparence »,
une manifestation de l'absolu. « La moindre image créée qui se
présente en toi de quelque manière que ce soit est tout aussi grande que
Dieu... parce qu'à la totalité divine elle barre le chemin qui mène
'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

à toi. C'est justement, ajoute Eckhart, au moment où l'image entre


en toi que Dieu doit céder la place avec toute sa divinité (x). »
La signification phénoménologique de ces propositions, leur
référence aux structures éidétiques de la phénoménalité pure appa-
raissent sans équivoque quand, parlant de tout ce qui, hors de nous
ou en nous, constitue une première couche de transcendance, une
« connaissance », et, par exemple, de la joie, de la crainte, de l'assu-
rance et de toutes les déterminations de l'existence en tant précisé-
ment qu'elles sont connues, qu'elles ne sont « qu'un intermédiaire »,
Eckhart, s'inspirant de Boèce, déclare : « pendant que tu regardes ces
choses et qu'elles te regardent, tu ne vois pas Dieu » (2). C'est parce
que la phénoménalité de celui-ci, constitutive de son être, et, iden-
tiquement, de la possibilité de parvenir jusqu'à lui, n'est pas l'exté-
riorité où se meut le savoir, c'est parce que, comme le répète Eckhart
dans une proposition qu'il emprunte cette fois à saint Paul, « Dieu
habite dans une lumière à laquelle il n'est pas d'accès » (3), qu'il
se dérobe précisément à toute connaissance et « meurt à l'âme »
lorsque l'âme « se tourne vers les choses extérieures » (4). C'est cette
incompatibilité des structures phénoménologiques essentielles qu'ex-
prime encore Eckhart quand, à propos de « la vérité » comprise par
lui comme l'essence originelle de la révélation dans son opposition au
milieu idéal de la connaissance, il dit simplement : « la vérité est
chose intérieure et on ne peut la trouver dans ses manifestations
extérieures » (5). C'est parce que, sur le fond de l'incompatibilité de
leurs structures phénoménologiques essentielles, la vérité ne peut être
trouvée dans ses « manifestations extérieures », ne peut se manifester
dans le milieu de la connaissance, que toute recherche s'accomplissant

(1) T, 144.
(2) Id., 221.
(3) Id-, 130.
(4) Id., 201.
(5) ID., 239.
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

en celui-ci la manque inévitablement, manque l'absolu lui-même


phénoménologiquement interprété et compris comme l'essence de
cette vérité originelle. Parlant de ce dernier, c'est-à-dire de Dieu,
Eckhart dit : « Plus on te cherche, moins on te trouve » — et, s'adres-
sant à l'homme : « Tu dois le chercher de façon à ne jamais le trouver,
si tu ne le cherches pas, tu le trouves (i). »
Ainsi se trouve fondé, dans le milieu où se développe la recherche
qui caractérise toute connaissance comme telle, l'échec de celle-ci.
Ce qui, dans la structure de ce milieu, fonde un tel échec pressenti et
intuitivement affirmé par la pensée religieuse, Eckhart le donne à
entendre. Commentant la prière, faite à Moïse par les Juifs, de leu]
transmettre les paroles qu'ils ne pouvaient entendre eux-mêmes de h
divinité, « ils se tenaient à distance, dit Eckhart, et c'est justement à
cause de cela qu'ils ne pouvaient entendre Dieu » (2). L'impossibilité
de parvenir à ce dernier, de « l'entendre », impossibilité visible encor*
dans la faillite de toute perception (3), réside ainsi dans la structur<
même du milieu ouvert par la distance phénoménologique et constitu<
par elle, dans l'objectivité. La signification que revêt celle-ci d<
constituer non une voie mais un obstacle pour celui qui veut si
joindre à l'essence, Eckhart l'affirme aussi quand, avant le jeun<
Hegel, il relève la parole du Christ à ses disciples — « non pas seule
ment [à] ses disciples d'alors mais [à] tous ceux qui deviendraien
encore ses disciples et voudraient le suivre vers la plus haute perfec
tion » —, « il est bon pour vous que je m'en aille ». Précisémen
parce qu'elle ne concerne pas seulement ses disciples d'alors, 1
disparition du Christ ne s'accomplit pas comme un simple événemen
historique, elle trouve à la fois son fondement et sa significatio;
dans la structure ontologique du Verbe lui-même, c'est-à-dire e:

(1) T, 191.
(2) I D . , 214.
(3) « Si peu que nous percevions de la Déité, dit ECKHART, la multiplicité e.<
déjà là » (ID., 249).
'^A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

Dieu. Celui-ci, si du moins la problématique vise en lui son essence


originelle, l'essence du Logos, ne saurait à la rigueur disparaître du
monde pour cette raison qu'il ne s'y est jamais montré. Parce que
l'impossibilité pour Dieu de se manifester dans le monde s'enracine
en lui, dans l'essence originelle de sa Déité, c'est la préservation de
celle-ci, la préservation de sa propre essence que poursuit le Christ
dans l'invitation adressée aux disciples de ne pas s'attacher « avec
dilection » à sa propre personne, plus exactement, comme le dit Eckhart,
à « sa forme humaine » (1), c'est-à-dire à son apparence objective, dans
l'interdiction qui leur est faite de confondre cette apparence avec son
être propre.
L'incompatibilité éidétique de celui-ci et de celle-là ne détermine
pas seulement l'attitude immédiate de Jésus, elle fonde che\ Eckhart
la critique qu'il dirige contre le concept de Dieu. Parce que l'essence origi-
nelle du Logos n'est pas la phénoménalité de la connaissance, en
effet, tout ce qui se phénoménalise en celle-ci, Dieu lui-même en tant
qu'il est connu, se révèle être sans rapport avec elle, sans rapport avec
la Déité. Voilà pourquoi « le dessein bien arrêté de Dieu, c'est
que l'âme perde Dieu », parce que « tant que l'âme a encore un
Dieu, connaît un Dieu, a la notion d'un Dieu, elle est encore éloignée
de Dieu » (2). Ici surgit dans sa transparence l'affirmation singulière
selon laquelle « nous devons nous affranchir de Dieu même » (3).
Si rien ne suffit à la Raison, « pas même Dieu en personne » (4), si
celui-ci « ne peut me suffire avec tout ce qu'il est comme Dieu » (5),
c'est que le mode selon lequel il se phénoménalise dans la connais-
sance et qui détermine son concept laisse échapper l'essence originelle
de la Déité, laquelle constitue identiquement, toutefois, l'essence même de

(1) T, 240.
(2) I D . , 248.
(3) I D . , 254.
(4) I D . , 224.
(5) I D . , 259.

M. HENRY 18
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

l'âme. C'est pourquoi celle-ci ne peut s'apaiser en Dieu, ne se retrouve


pas en lui, « pourquoi je prie Dieu de me libérer de Dieu; car mon
être essentiel est au-dessus de Dieu » (x). Que ces prescriptions
et l'éthique qu'elles composent apparemment s'enracinent dans
les structures éidétiques de la phénoménalité pure, que, pensé
à la lumière de celles-ci, l'impératif qu'elles formulent d'abord
n'exprime rien d'autre que le rejet du Dieu transcendant qui n'est
pas l'essence, Eckhart l'affirme simplement : « Nous ne devons
d'aucune façon saisir Dieu hors de nous-mêmes ni le supposer hors
de nous, nous devons au contraire le considérer comme notre bien
propre, comme une réalité qui nous appartient. » C'est pourquoi
encore, « nous ne devons pas... œuvrer... pour Dieu... ni pour aucun
bien extérieur à nous, mais uniquement pour l'amour de ce qui est
notre essence propre et notre propre vie et qui réside en nous » (2).
Que l'essence ne réside pas hors de nous mais dans notre propre vie,
et cela parce qu'elle est l'essence même de cette vie qui est la nôtre (3), ce
que Niels devait pressentir plus tard à sa manière, tout cela est
dit ici et fondé. Le contenu philosophique de l'athéisme est présent che%
Eckhart, compris par lui dans sa vérité, à partir de l'hétérogénéité structurelle
des dimensions phénoménologiques fondamentales élaborées dans la problé-
matique du Logos et comme l'expression de cette hétérogénéité.
Celle-ci, l'impossibilité d'ordre éidétique qu'elle oppose à la
prétention de saisir l'essence originelle de la Déité dans la dimension
de l'extériorité, de la connaître, trouve sa formulation la plus rigou-
reuse et la plus explicite dans la théorie de l'archétype éternel qui
désigne précisément la première manifestation de Dieu dans le
milieu de l'altérité et implique comme tel l'affection de l'esprit par ce
dernier comme par une réalité transcendante. Pour cette raison

(1) T, 258.
(2) I D . , 150.
(3) 1 Qu'est-ce que la vie ? L'essence de Dieu est ma vie », ID., 148.
'^A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

précisément, une opposition radicale s'institue entre l'essence et son arché-


type : loin de pouvoir consister en celui-ci, la révélation de l'essence présup-
pose au contraire sa suppression et son anéantissement. Voilà pourquoi,
comme le dit Eckhart en une proposition essentielle empruntée à
saint Denis : « le plus grand plaisir de l'esprit réside dans le néant de son
archétype » (1). Dans le néant de son archétype, quand cesse toute
transcendance, l'essence retrouve son unité, s'accomplit. Le plus
grand plaisir de l'esprit est sa possibilité. Parce que l'accomplisse-
ment de l'esprit réside dans l'unité, rien de transcendant ne subsiste
alors, l'essence elle-même n'est, en raison de cette possibilité de son
accomplissement, plus rien de transcendant. « Dieu est quelqu'un
dont le néant remplit le monde entier et son quelque chose n'est
nulle part (2). » Parce que l'essence elle-même n'est, dans son accom-
plissement, plus rien de transcendant, « c'est là », dans cet accomplis-
sement de son essence, « que Dieu disparaît » (3). La disparition de
Dieu est, dans le néant de toute connaissance, celle de son archétype.
« Puisqu'alors Dieu n'existe plus pour l'esprit, cet archétype éternel
n'est plus présent non plus à l'esprit (4). »
C'est à la lumière de ces propositions fondamentales que doivent
s'entendre les prescriptions morales ou les constatations d'ordre
psychologique qui confèrent à la doctrine son aspect pratique.
S' « il ne s'agit pas de penser à Dieu de façon constante et régulière »,
ce n'est pas parce que « pour notre nature ce serait un dessein impos-
sible ou très difficile », mais parce que, Dieu n'étant en sa réalité
rien de transcendant, celle-ci ne saurait en aucun cas être atteinte
par la pensée. « Ce qu'il faut avoir, dit Eckhart, c'est un Dieu en subs-
tance qui soit au-dessus de la pensée ». L'hétérogénéité éidétique
irréductible reconnue entre la réalité de Dieu et la manifestation

(1) T, 249, souligné par nous.


(2) Ibid., proposition empruntée par Eckhart à Proclus.
(3) I D . , 246.
(4) ID., 249, proposition empruntée par Eckhart à saint Denis,
50 z
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

transcendante de son concept s'exprime dans le caractère de dépen-


dance qui affecte celle-ci en tant que son effectivité demeure chaque
fois subordonnée à un acte spécifique de l'esprit. « Quand la pensée
disparaît, dit Eckhart, Dieu disparaît également (i). » A la contin-
gence de sa manifestation dans le milieu de la pensée, contingence
prescrite par la structure de ce milieu et liée aux libres déterminations
de l'esprit, s'oppose irréductiblement, dans son indépendance radi-
cale à l'égard de telles déterminations, l'être originel de Dieu,
l'accomplissement inlassable de son essence dans l'œuvre première
du Logos, et la permanence de celle-ci (2). C'est cette permanence de
l'essence originelle de Dieu, son indifférence ontologique au pro-
cessus de la connaissance, à ses progrès et à ses niveaux, qu'exprimeni
en fait les thèmes existentiels et religieux qui dominent la prédicatior
d'Eckhart, l'imputation à l'existence libre et à sa seule liberté de
l'éloignement où elle se tient par rapport à Dieu, son unité indissolubh
avec lui au contraire sur le plan de la réalité. « L'homme peut se détourne!
de Dieu, dit Eckhart; aussi loin que l'homme s'en aille, Dieu reste li
et l'attend (3). » Et encore : « Que l'homme soit près ou loin, Dieu
lui, ne s'éloigne jamais. Il reste toujours dans le voisinage; et s'il n<
peut demeurer en nous », c'est-à-dire dans notre pensée, « il ne s'er
va jamais plus loin que de l'autre côté de la porte ».
Ainsi s'explique enfin la critique dirigée par Eckhart contre
la croyance et la foi considérées comme des modes de la connaissance
comme la représentation, dans le milieu de celle-ci et par la médiation dt
la distance qui le constitue, d'un Dieu lointain. « Car c'est un grave
inconvénient pour l'homme de croire Dieu loin de lui (4). » Parce
que Dieu ne s'éloigne jamais, parce qu'il « ne se sépare jamais d<

(1) T, 33.
(2) « Ce Dieu là, dit E C K H A R T parlant du Dieu réel qui n'est pas celui auque
l'homme peut ou non penser, ne passe pas t (ID., 33).
(3) ID., 186.
(4) I D . , 47.
'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

l'homme » (1) et constitue au contraire en lui sa réalité essentielle et


persistante (2), la possibilité d'une relation extrinsèque à celle-ci se
trouve, comme telle, privée de sens. C'est pourquoi encore il est dit de
l'âme, qui désigne précisément dans l'homme cette réalité essentielle
identique à la vie même de l'absolu, qu' « elle n'est plus réduite à
l'apparence, à la conjecture, à la foi... », que « tout ce qu'elle a jusque-là
cru et connu à l'aide de simples mots et de simples démonstrations,
tout ce qui lui est représenté sous forme de symbole... elle n'a plus
besoin de le demander à personne », et cela, ajoute Eckhart, parce
que « elle est parvenue à la Vérité » (3).
La détermination de la réalité de l'âme, dans son identité à celle
de l'absolu, comme « vérité » appartient à l'œuvre accomplie par la
problématique, donne sa signification ontologique à la critique de la
connaissance. Que l'être qui s'oppose à celle-ci ne soit, dans cette
opposition, rien d'obscur ni d'abscons, non l'élément ténébreux où
se perd le rationalisme, mais, précisément, Raison et Révélation et,
bien plus, l'accomplissement originel de celle-ci constitutif comme tel
de la réalité, c'est là, on le sait, le contenu essentiel de la pensée
d'Eckhart, son affirmation explicite aussi bien que sa présupposition
constante. Le caractère le plus remarquable d'une telle pensée s'ex-
prime alors dans l'idée d'une manifestation dont l'essence n'est plus consti-
tuée par l'extériorité de l'être par rapport à soi, mais au contraire par celui-ci,
de telle manière que, pour la première fois peut-être dans l'histoire de la
philosophie occidentale, et comme il ne le sera plus avant longtemps, le concept
de l'être se trouve sauvegardé. Pour cette raison en effet, parce qu'elle
ne consiste plus dans l'extériorité de l'être par rapport à soi, la mani-
festation de celui-ci n'est plus une image, une simple représentation de l'être,
différente de sa réalité, elle réside au contraire en lui, c'est l'être lui-même qui
se phénoménalise en elle, elle est véritablement la manifestation de l'être.

(1) T, 186.
(2) « Ce qui m'est inné demeure » (ibid.).
(3) ID., 242, souligné par nous.
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

Parce que la manifestation de l'être n'est pas différente de celui-ci,


parce que la phénoménalité de cette manifestation est la propre
réalité de l'être lui-même, celle-ci est présente, comme lui étant
identique, partout où une telle manifestation se produit. C'est là
ce que signifie, pour la manifestation de l'être, résider en lui : être
l'être lui-même, sa réalité.
Dans la substantialité de cette manifestation constituée par l'être
lui-même et sa réalité ne consiste pas seulement, comme radicalement
étrangère à l'irréalité du milieu de la connaissance et à son idéalité,
l'essence de la vie, l'identité en celle-ci de l'être et de la phénoménalité
a encore une conséquence décisive, aperçue par la problématique et ici
pleinement transparente. C'est parce que la manifestation de l'être est
identique à sa réalité et ne peut se produire qu'en elle, que la relation de
l'âme à Dieu qui trouve sa possibilité dans une telle manifestation et se
confond avec elle, ne peut elle aussi s'accomplir que dans la réalité de l'être et
comme identique à celle-ci. L'identité ontologique de l'âme et de Dieu exprime
sur le plan métaphysique et signifie identiquement l'identité dans l'être de sa
réalité et de sa phénoménalité. Que la manifestation de l'être absolu ou
Dieu, sa manifestation à l'âme par conséquent, ne puisse se produire
que dans la réalité même de Dieu, dans la réalité de l'être absolu
lui-même, c'est là le contenu de cette proposition essentielle emprun-
tée à l'Écriture et comprise ici dans sa signification rigoureuse :
« Seigneur, dans ta lumière on connaîtra la lumière (x). » D'une
manière tout aussi explicite Eckhart dit : « Jamais je ne pourrai voir
Dieu, si ce n'est là où Dieu se voit lui-même (z). » « Pour que mon
âme puisse connaître Dieu il faut qu'elle soit céleste. » Que la phéno-
ménalité de cette manifestation dans laquelle l'âme doit entrer et
se tenir — dans laquelle, conformément à son essence, elle se tient —
pour parvenir à Dieu, soit constituée non par une image ou une

(i) T, 121. Psaume 36,10; souligné par nous.


{2) Ij>., 223.
'^A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

représentation de celui-ci, par quelque contenu intelligible dans le


néant, mais par la réalité même de Dieu et par ce qui en lui constitue
son être le plus substantiel et le plus véritable, son être en soi et,
comme le dit Eckhart, sa Bonté, cela aussi est affirmé et répété par
lui : « Pour... connaître l'être véritable, il faut le connaître là où il est
l'Être en soi, c'est-à-dire en Dieu », « pour... connaître le Bien, il...
faut le connaître là où ce Bien est bon en soi » (i), « tout ce qui lui
appartient, l'homme bon le reçoit de la Bonté et dans la Bonté». « C'est
là, ajoute Eckhart, qu'il vit et demeure, et c'est là qu'il se connaît
lui-même (2). » Parce que la réalité de l'être dans laquelle elle se
tient est identiquement sa phénoménalité, l'âme, en tant précisément
qu'elle se tient dans cette réalité et se trouve constituée par elle, se
connaît elle-même en elle, se manifeste à elle-même dans cette
manifestation originelle de soi qui est l'essence de la vie. Dans
l'essence, dit Eckhart, « je me connaissais moi-même (3). » Parce que
la réalité dans laquelle elle se connaît est la réalité de l'être absolu
lui-même, c'est ce dernier en fait, c'est la réalité de l'être absolu
qu'elle connaît quand elle se connaît elle-même. Voilà pourquoi,
dans cette réalité qui constitue identiquement sa propre réalité et
celle de l'être absolu, l'âme parvient à celui-ci, à Dieu. Parlant de
cette réalité qui constitue dans l'âme son essence et fait sa « noblesse »,
Eckhart dit que« par elle l'homme arrive merveilleusement à Dieu » (4).
L'identité dans l'être de la phénoménalité et de la réalité, l'apparte-
nance à celle-ci de sa manifestation, de l'âme elle-même comme
constituée par cette manifestation de l'être dans sa réalité, la déter-
mination enfin de cette manifestation de l'être comme celle précisé-
ment de sa réalité, tout cela est contenu dans la parole trop dense :
« en Dieu... l'âme connaît selon l'être. »

(1) T, 198-199, souligné par nous.


(2) ID., 70, souligné par nous.
(3) ID., 258.
(4) I D . , 117.
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

La signification ontologique de la critique de la connaissance


rend ambigu le concept de celle-ci. Un tel concept ne désigne plus
seulement, en effet, le milieu de l'extériorité ni l'ensemble des actes
de saisie qui s'accomplissent en lui. Précisément parce que la réalité
de l'être considéré en lui-même, comme être en soi, est sa phéno-
ménalité, il constitue, en tant que tel, quelque chose comme une
« connaissance ». Le concept de celle-ci, dès lors, s'applique à lui et le
détermine, comme on le voit dans les propositions précitées. Ainsi
peut-on trouver, à l'intérieur de la problématique instituée par
Eckhart, deux séries d'affirmations rigoureusement opposées et
d'apparence contradictoire. Cette contradiction prend la forme de
l'antinomie quand il est dit que tant que l'âme se connaît elle-même,
elle ne connaît pas Dieu (i), que c'est en Dieu qu'elle se connaît
elle-même et qu'ainsi la connaissance de Dieu est identiquement
pour elle la connaissance de soi (2), que, dès que l'âme a conscience
de Dieu et d'elle-même, elle s'écarte de celui-ci et le perd (3), que
mon œil et l'œil de Dieu sont un seul et même œil (4), que la vue
de Dieu et ma vue sont totalement dissemblables (5), que la béatitude
de l'homme ne repose pas sur la présence en lui de Dieu, mais sur la
connaissance qu'il en a (6), que la connaissance n'est pas le fonde-
ment de sa béatitude et n'a rien à voir avec elle (7), etc. Que toutes
ces contradictions cependant et l'antinomie qu'elles composent
ensemble ne soient qu'apparentes, la problématique le pressent qui
trouve plutôt en elles une simple confirmation de ses évidences
fondamentales et leur actualité. Avec la signification ontologique
qu'il revêt dans la critique dirigée contre lui, le concept de la connais-

(1) T, 199.
(2) Cf. supra, § 40.
(3) T, iio-iix.
(4) ID., 179.
(5) ID., III.
(6) ID., 197.
(7) I D . , III.
'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

sance ne sombre pas dans l'ambiguïté, celle-ci, plutôt, est enfin


levée. C'est la connaissance qui se développe dans le milieu de l'exté-
riorité et dont la phénoménalité est constituée par ce dernier qui se
trouve rejetée par Eckhart comme ne pouvant atteindre l'essence
ni la révéler, comme ne pouvant la « connaître ». C'est elle qui définit
cette « vue de l'homme » totalement dissemblable de la « vue de Dieu »,
de sa réalité. C'est lorsqu'elle se connaît en elle, dans l'extériorité,
que l'âme ne connaît pas Dieu, mais seulement un soi transcendant
qui lui masque l'être absolu comme le lui masque le concept de Dieu
lui-même. C'est parce qu'elle ne tire pas son origine de ce concept,
enfin, et réside au contraire dans la réalité même de Dieu que la
béatitude ne trouve pas, elle non plus, son fondement dans une telle
connaissance.
Le rejet de cette dernière tel qu'il s'accomplit concrètement
dans les déterminations religieuses de l'existence, en fait dans son
essence, reçoit dès lors le sens qui lui a été reconnu par la problé-
matique, celui de libérer l'être et sa réalité. En celle-ci, dans la
phénoménalité qui la constitue, l'âme se manifeste à elle-même, se
« connaît » elle-même et connaît Dieu, comme identique à cette
réalité et à sa phénoménalité originelle. « Aussi longtemps qu'elle
se voit et se connaît elle-même, elle ne voit ni ne connaît Dieu.
Mais si elle se perd pour l'amour de Dieu et renonce à toutes choses,
...alors elle se connaît elle-même... de la manière la plus parfaite en
Dieu (1). » Ainsi se comprend, à la lumière du renoncement et de sa
signification ontologique comme renoncement aux déterminations
de l'être qui se proposent dans la connaissance, la prescription d'appa-
rence morale faite à l'homme par Eckhart et qui est en réalité celle
de l'essence : « qu'il ne sache plus rien de lui-même ni du monde
entier et ne connaisse que Dieu seul. » Ce qu'il en est de cette connais-
sance de Dieu donnée à 1' « homme bon dépouillé..., de lui-même »

(1) T, 199.
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

et du monde, à cet homme bienheureux qui ne se connaît plus


lui-même (i), on le voit dans le fait qu'elle trouve précisément son
essence dans la pauvreté, c'est-à-dire dans le rejet de l'altérité qui
constitue traditionnellement le milieu de la connaissance. Ainsi
devient pleinement transparent ce texte dont seule avait été commen-
tée la dernière proposition : « Pour arriver à cette pauvreté l'homme
doit vivre de telle manière qu'il ne sache pas même qu'il ne vit ni
pour lui-même, ni pour la vérité, ni pour Dieu, de quelque façon que
ce soit. Bien plus, il faut qu'il soit à ce point vide de tout savoir qu'il ne
sache ni ne connaisse ni ne sente que Dieu vit en lui : il faut qu'il soit vide
de toute connaissance qui pourrait encore se manifester en lui. Car lorsque
l'homme se trouvait encore dans l'éternelle façon de Dieu, rien
d'autre ne vivait en lui; ce qui vivait, c'était lui-même (2). » Dans
une telle pauvreté résident à la fois, comme identiques en leur
essence, la connaissance et l'inconnaissance de Dieu. Quand* l'âme
renonce à toute connaissance et d'abord au projet de celle-ci, quand
elle renonce à elle-même, à son être propre tel qu'il lui apparaît dans
cette connaissance et, pareillement, abandonne jusqu'à l'idée de Dieu,
la réalité de ce dernier alors, sa propre réalité comme réalité absolue,
se découvre à elle et lui est donnée. « Quand l'âme se perd ainsi
complètement... elle trouve qu'elle est cela même qu'elle cherchait
sans l'atteindre... ce n'est qu'ainsi que, sans le chercher, elle trouve le
Royaume de Dieu (3). »
La révélation à l'âme de sa propre réalité comme réalité absolue
est le fondement et l'essence de sa Béatitude. Parce que celle-ci
réside dans une telle révélation, dans la révélation à l'âme de la
réalité, elle n'a rien de commun avec le savoir ni avec ce qui se
manifeste en lui, « elle ne repose ni sur la connaissance, ni sur l'amour»,
mais précisément sur cette réalité secrète de l'âme qui est son essence.

(1) T, 77, souligné par nous.


(2) ID., 256, souligné par nous ; cf. supra, § 39.
(3) I D . , 251.
'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

« Celui qui découvre ce Fond secret a compris sur quoi repose la


béatitude. » Que celui-ci, ce fond secret sur lequel repose la béatitude,
n'ait rien de commun avec le savoir, avec la « connaissance », Eckhart
l'affirme explicitement : « Ce quelque chose ne connaît pas... il ne
peut non plus, si peu que ce soit, connaître que c'est Dieu qui agit
en lui » — mais, parce que sa structure est celle de la réalité et de sa
révélation, il constitue précisément le fondement de la révélation et
son essence, « il est lui-même ce qui jouit de soi-même à la façon de
Dieu » (1). Voilà pourquoi, parce que la réalité sur laquelle se fonde
la béatitude est sa propre révélation et constitue ainsi en elle-même
quelque chose comme une connaissance, il est vrai de dire que
« ce qui importe à notre béatitude, c'est que nous sachions et connais-
sions le bien suprême », que, « si l'homme est plus heureux qu'un
morceau de bois, c'est parce qu'il connaît Dieu et sait combien
Dieu lui est proche » (2), et, en même temps, parce que la structure
de cette révélation est radicalement étrangère à celle du savoir, que
« dans le fond même de Dieu... là où l'âme puise tout ce qu'elle est,
elle ne sait rien du savoir ni de l'amour, ni... de quoi que ce soit » (3).
Que la structure de la révélation constitutive de la réalité absolue
soit radicalement étrangère à celle du savoir, on le voit dans le fait
qu'après avoir défini cet état d'ignorance dans lequel se tient l'âme
au fond de Dieu comme son apaisement dans l'être et la connaissance
de celui-ci (4), Eckhart décrit le surgissement du savoir qui est la conscience
de l'extériorité comme la destruction de cet état, comme la perte par l'âme
de son essence absolue ou divine (5) et sa chute dans le monde de la
création, ces deux termes étant, comme on sait, synonymes. « Qu'elle

(1) T, 256-257=
(2) I D . , 197.
(3) I D . , IIO.
(4.) « Elle s'apaise entièrement dans l'être de Dieu ; tout ce qu'elle sait, c'est
qu'elle est là, et elle ne connaît que Dieu » (ibid.).
(5) Une telle « perte » ne s'accomplit bien entendu que dans la visée de la cons-
cience et comme ce qui résulte justement du mouvement de cette visée.
50 z
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

prenne pourtant conscience de la vision de Dieu, de son amour et de


son savoir, la voici qui retombe aussitôt et qui est rejetée au plus
haut degré de la hiérarchie naturelle. » Cette opposition structurelle
de la réalité et du savoir, opposition telle que tout ce qui se meut en
celui-ci s'écarte de celle-là et la perd, Eckhart l'exprime à l'aide d'une
image : « Celui qui se sait blanc ajoute déjà une superstructure...
quelque chose à l'essence de sa blancheur. » Qu'une telle addition
soit en réalité une soustraction, que l'extériorité du concept supprime
la réalité, c'est ce qui est immédiatement affirmé : « se savoir blanc
est bien inférieur et beaucoup plus extrinsèque qu'être blanc ». C'est
parce qu'un tel savoir est « bien inférieur », manque l'essence de la
réalité qui est identiquement celle de la vie, qu'il est dit encore,
de l'homme noble, qu'il « prend et puise tout son être et toute sa vie,
toute sa béatitude uniquement... en Dieu seul, mais non dans la
connaissance, la contemplation et l'amour de Dieu » (i).
Parce qu'elle s'oppose radicalement au savoir, la réalité prend
forme et se constitue en l'absence de celui-ci. « Dieu est en ce lieu
et je ne le savais pas (2). » Parce que la réalité prend forme et se
constitue en l'absence du savoir, dans cette absence aussi prend forme
et s'institue l'union avec elle, avec l'être absolu. A la question de la
possibilité de cette union « bien plus intime que ne l'est celle d'une
goutte d'eau et du vin après qu'on a versé une goutte d'eau dans un
tonneau de vin » : « comment cela se peut-il puisque je n'en ai pas
conscience ? » (3), il est répondu. L'absence de savoir n'est pas
seulement contemporaine de l'union, elle en est la condition. L'union
avec la réalité n'est cependant rien d'autre que sa révélation. La
possibilité de celle-ci réside dans le non-savoir. « On ne peut voir Dieu

(1) T, IIO-IIX, souligné par nous.


(2) ID., 198, emprunté au Iyivre de Jacob.
(3) ID., 52. « Pourquoi n'en as-tu pas conscience ? » demande encore ECKHART
dans un autre passage (ID., 135) < parce que toi-même tu n'es pas là vraiment chez
toi ».
'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

que par la cécité, le connaître que par la non-connaissance, le comprendre que


par la déraison (1). »
Que la révélation de l'essence absolue réside dans le non-savoir
et soit constituée par lui, ne détermine pas seulement l'œuvre de
celle-ci comme la dissimulation originelle qui rend caduque l'entre-
prise de la connaissance. Parce que cette œuvre est celle de la révéla-
tion, sa détermination dans le non-savoir dit ce qu'est la phénomé-
nalité effective de l'essence en tant qu'elle ne se manifeste pas dans
le monde et ne peut être connue, en tant qu'elle n'a pas de visage.

§ 50. L E NON-VISAGE DE L'ESSENCE

En tant qu'elle ne se manifeste pas dans le monde, dans le pur


milieu de visibilité où toute chose devient visible en elle-même, en
tant qu'elle n'est ni celle-ci ni celui-là, l'essence est invisible. Privée
de la lumière qui surgit dans l'ouverture de l'horizon par la trans-
cendance, foncièrement étrangère à cette lumière qui est celle du
monde et définit depuis Parménide le jour de la présence et son
effectivité, elle se retient au contraire dans la nuit et se laisse transir
par elle. Comment l'essence se trouve soumise à cet empire de la
nuit, avec quelle force elle se retient en lui et s'y abandonne, ce qu'elle
est le dit. Aucun horizon de lumière, pas même la possibilité ou
l'esquisse de celui-ci ne se lève en ce qui cohère avec soi dans l'unité
absolue de son immanence radicale. Ainsi s'accomplit dans l'essence,
sur le fond de sa structure même et comme constituée par celle-ci,
l'œuvre de la Nuit. Parce qu'une telle œuvre repose sur la structure
de l'essence et se trouve constituée par elle, ce qu'elle accomplit
n'est ni accidentel ni provisoire, mais lié à l'essence comme lui
étant identique et comme sa réalité. La nuit est la réalité de l'essence
et c'est comme telle, comme sa réalité même et comme son essence,

(1) T, 241, souligné par nous.


50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

qu'elle la transit. Dans la réalité de l'essence réside l'essence du fon-


dement. Que celui-ci ne se laisse pas saisir et échappe à toute connais-
sance, qu'il s'enveloppe dans la nuit et demeure en elle, qu'il soit
l'Abîme, résulte de son essence. Le pouvoir de la nuit est le pouvoir
de l'essence, l'invisible ce qu'elle réalise et accomplit en raison de
ce qu'elle est. 06 de noviembre de 2018
Ce que réalise l'essence, ce qu'elle accomplit en raison de ce
qu'elle est, est la révélation, la révélation originelle de soi où réside
sa réalité. Ce qu'est en sa réalité l'essence en tant qu'elle accomplit
l'œuvre de la révélation, en tant qu'elle se révèle elle-même originellement,
la problématique l'éprouve dès lors dans son évidence contraignante :
la révélation originelle de l'essence à elle-même constitutive de sa réalité est
l'invisible. Parce qu'il constitue la révélation originelle de l'essence à
elle-même et de sa réalité, l'invisible n'est pas le concept antithétique de
la phénoménalité, il en est la détermination première et fondamentale.
Encore cette proposition doit-elle être comprise. Elle ne signifie
en aucune façon l'inclusion dans l'essence de la phénoménalité
d'un élément étranger à son effectivité phénoménologique, fondement
obscur de celle-ci et qui, en lui-même, ne se manifesterait pas. L'invi-
sible est co-extensif à l'essence originelle de la phénoménalité, co-intensif
à son effectivité. Co-extensif à l'essence originelle de la phénoménalité,
co-intensif à son effectivité, l'invisible se phénoménalise en lui-même en tant
que tel, il est de part en part phénomène, révélation et, bien plus, l'essence
de celle-ci. La nuit transit l'essence de la révélation comme ce qui se révèle
en elle et comme ce qu'elle est. La nuit est la révélation de l'essence de la
révélation, elle constitue l'effectivité de son contenu phénoménologique spéci-
fique et le définit.
Ainsi se trouve déterminé, dans la positivité de sa signification
phénoménologique propre, le concept de l'« invisible ». Confor-
mément à celle-ci, l'invisible n'est rien d'« obscur » au sens de ce
qui demeure en soi-même étranger à l'élément de la révélation,
l'immanence dont il caractérise la réalité n'est pas « ténébreuse » au
'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

sens des alchimistes. Ainsi s'éclaire d'un jour singulier le pressenti-


ment qui fut depuis le début celui de la problématique, l'idée que le
fait de ne pas apparaître demeure totalement indéterminé et son
concept privé de sens aussi longtemps que l'apparaître lui-même n'a
pas été reconnu dans ses déterminations structurelles fondamentales
à l'intérieur du travail exhaustif de son êlucidation rigoureuse, l'idée
que ce qui n'apparaît pas n'est peut-être tel qu'au regard d'une
conception unilatérale et abstraite de l'essence (1). Avec l'accomplis-
sement de ce travail d'élucidation tombe au contraire la définition
immédiate de l'invisible comme simple privation de la phénoménalité.
La prétention de chercher l'origine de toute connaissance dans le
visible et dans ses pouvoirs, prétention explicitement formulée
par Kant (2) et qui domine en fait l'ensemble du développement de la
philosophie occidentale, perd ses droits et se trouve renversée, si
la négation incluse dans le concept de l'invisible n'est pas celle de la phéno-
ménalité mais détermine le mode selon lequel celle-ci se phénoménalise ori-
ginairement et nous aide à le concevoir.
La détermination par le concept de l'invisible du mode selon
lequel se phénoménalise originairement la phénoménalité, la déter-
mination originelle de celle-ci, doit être pensée. L'invisible n'est pas
seulement révélation en lui-même de part en part, il définit justement la
nature de cette révélation. Si l'élaboration ontologique de l'essence de
la manifestation se concentre sur la question de savoir comment sa
manifestation précisément s'accomplit, sur ce « comment » en tant
que tel, la détermination structurelle de ce dernier trouve ici sa signi-
fication phénoménologique, positive et concrète. L'invisible constitue,
dans la positivité de son effectivité phénoménologique spécifique, le « comment»
de la révélation de l'essence de la révélation et le détermine phénoménologi-

(1) Cf. supra, § 8.


(2) « Nous n'avons pas d'autre source de la connaissance, à part ces deux-là
(la sensibilité et l'entendement) », Critique de la Raison pure, op. cit., 252.
50zL'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

quement. Conformément à la détermination phénoménologique de


son comment, de ce comment qui la constitue, c'est dans l'invisible
et comme cet invisible lui-même que se révèle l'essence de la révélation. Se
révélant dans l'invisible et comme cet invisible lui-même, sous la
forme de celui-ci par conséquent, l'essence demeure cachée dans sa révé-
lation même. L'état caché de l'essence est sa détermination essentielle,
il est l'état de l'essence comme phénoménologiquement effective,
son vêtement originel, non ce qui la recouvre ou la dissimule, mais
ce qui la révèle car, comme le dit Kierkegaard du lis des champs,
« il n'y a pas de différence entre son vêtement et son être ». L'état
caché de l'essence est sa parure, sa manière de se donner, sa phéno-
ménalité enfin, « le jour qui convient à sa propre nature » (i). « Rien n'est
si bien caché, dit encore Eckhart, qui ne puisse être découvert » (2),
de telle manière cependant que cette découverte, la découverte de
l'essence absolue, consiste dans cet état caché qui est le sien et se trouve
constituée par lui. Voilà pourquoi, parce que l'être-caché de l'essence,
non son aperception dans la lumière, constitue comme tel, dans sa
nuit, dans cette nuit essentielle de l'essence, sa révélation et l'effec-
tivité de sa phénoménalité, sa « vérité », « la vraie lumière brille dans les
ténèbres bien qu'on ne s'en aperçoive pas » (3).
Ainsi s'éclaire dans la lumière de la nuit et comme exprimant en soi
la détermination par celle-ci de l'essence originelle de la phénomé-
nalité et de son effectivité, le paradoxe auquel se mesure en fin de
compte toute recherche phénoménologique fondamentale portant
sur l'essence : comment celle-ci, comment l'absolu de la manifes-
tation peut-il être ce qui se manifeste le moins, comment la réalité

(1) T, 167 : « où l'âme demeure dans le jour qui convient à sa propre nature,
elle connaît toutes choses au-delà du temps et de l'espace, et rien ne lui est proche
ni lointain » ; souligné par nous.
(2) I D . , 174.
(3) ID., 108. C'est la version que donne Eckhart du verset de l'évangile de saint
Jean.
'^A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

effective de la révélation demeure-t-elle en elle-même cachée, de


telle manière que nous les hommes, et aussi les philosophes, ne
cessions de la méconnaître et de l'ignorer ? Parce que, sur le fond de
la détermination par l'invisible de la phénoménalité effective de
l'essence originelle de la phénoménalité, une telle question n'exprime
finalement rien d'autre que le résultat d'une analyse éidétique et la
promotion de son contenu dans la vérité de l'évidence, sa formulation
historique peut être retenue hors de la confusion où elle s'accomplit
et la problématique faire écho à ce qui, en l'absence de tout contexte
ontologique susceptible de lui conférer un cadre et un sens, ne pour-
rait constituer en effet qu'une interrogation oratoire : « Le mystère
des données primordiales, écrit Renouvier dans son Traité de Psycho-
logie rationnelle (1), est l'inévitable extrémité de la spéculation...
mais l'être, c'est-à-dire le phénomène, serait-il vraiment un mystère ?
Faut-il traiter de mystérieux ce qui est la lumière même, lumière
de tout et lumière de soi ? »
La détermination par le concept de l'invisible de la phénoménalité
de l'essence ne définit pas seulement l'œuvre de celle-ci dans son
accomplissement effectif, elle la rend possible. Car si l'essence est à
l'œuvre dans la vie naturelle, si elle est présente et agissante, phéno-
ménologiquement effective, avant qu'une représentation ne la repré-
sente dans le renversement, comme la condition précisément de
celui-ci et en général de la représentation, c'est que cette effectivité
phénoménologique trouve la réalité de sa possibilité ultime dans
ce qui se phénoménalise avant toute représentation et en l'absence
de celle-ci. L'invisible ne rend pas seulement possible l'immanence de
l'essence, il détermine l'essence de l'immanence et la constitue. Déterminant
l'essence de l'immanence et la constituant, rendant possible l'imma-
nence de l'essence, l'invisible rend l'essence agissante et lui permet
d'agir partout où elle agit. C'est en cela que réside son pouvoir, le

(1) op. cit., n, 107.


50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

pouvoir de la nuit. C'est par là que la nuit accomplit l'œuvre de la


révélation, en tant qu'elle est en elle-même révélation, en tant qu'elle
détermine l'essence de celle-ci, en tant que, la déterminant comme
l'essence de la nuit et comme l'invisible, elle la rend effective dans
l'immanence où elle agit.
L'œuvre de la nuit, l'accomplissement par elle de la révélation
dans sa possibilité et dans son effectivité, la détermination de celle-ci
comme invisible, comme l'invisible et originelle lumière de la Nuit,
au dire authentique de la poésie il appartient de les nommer. Parce
qu'une telle nomination est leur révélation, parce que celle-ci révèle
l'essence de la révélation et se fonde sur elle, elle la célèbre et, confon-
due avec son objet, revêt en lui la forme de l'hymne. Célébrons la
Nuit, dit Novalis, « la sainte, la mystérieuse Nuit » (i). Car la
Nuit ne s'oppose pas simplement à la lumière du jour, elle n'en est
pas seulement la privation. C'est par opposition à la lumière sans
doute — à cette lumière qu'il comprend ontologiquement comme la
phénoménalité du monde pur et dont il connaît mieux qu'un autre
l'œuvre et la splendeur : « la lumière... avec ses couleurs, ses rayons
et ses ondes, sa douce omniprésence... qui éveille tous les êtres... elle
que respire le monde géant des astres infatigables, nageant et dan-
sant dans son flot azuré, et la pierre étincelante et la plante pensive...
et l'ardent animal sauvage... et plus qu'eux tous l'Étranger superbe
aux yeux profonds... elle (qui) appelle les forces l'une après l'autre
à des métamorphoses sans nombre, nouant et dénouant des alliances
infinies, environnant de sa céleste image toutes les créatures terres-
tres », elle dont seule la présence « nous révèle en sa miraculeuse
splendeur le royaume de ce monde » — que Novalis pense tout
d'abord l'essence de la Nuit : « loin d'elle, je me détourne vers
l'ineffable... Nuit. Le monde est loin — sombré dans l'abîme ».
Mais cette absence du monde et de sa lumière n'est pas rien, n'est

(I) Hymnes à la Nuit, trad. Geneviève BIANQUIS, Aubier, Paris, 1943, 79.
'^A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

pas l'absence de la phénoménalité. Le baume précieux qui coule goutte


à goutte de la gerbe de pavots que la Nuit tient à la main (1) n'agit
pas seulement comme l'oubli où s'abolit toute chose, n'est pas le
sommeil du néant et de l'inconscience. En lui fulgure la vérité :
« Nuit vraie, dit Novalis (2), gracieux soleil de la Nuit (3). » Soleil
si éclatant (4), vérité si fulgurante que « la lumière semble pauvre...
à présent » et que son essence désertée cherche en vain d'autres soleils
pour nous séduire. « C'est parce que la Nuit détourne de toi tes
fidèles que tu as semé dans l'espace infini ces globes lumineux,
destinés à proclamer ta puissance — à annoncer ton retour — au
temps où tu es loin. » Mais « plus divins que les étoiles scintil-
lantes nous semblent les yeux infinis que la Nuit a ouverts en nous » (5).
Car la Nuit n'est pas seulement la lumière de l'invisible ni ce
qu'elle nous fait voir, l'invisible lui-même, elle est le pouvoir qui la
produit, pas seulement l'effectivité de la phénoménalité dans sa
fulguration originelle, mais son essence. C'est pourquoi Novalis
l'appelle « la Mère » (6) et nomme « celui dont elle est la Mère, l'amour
créateur » (7). L'amour créateur, ce qui donne l'être, est la révélation.
Parce qu'elle révèle celle-ci et lui donne l'occasion de se produire,
la Nuit est la Mère, elle accomplit en elle, dans sa complaisance (8),
l'œuvre la plus essentielle, l'œuvre protectrice du sacré où le sacré
lui-même se révèle, où se révèle la révélation. Ainsi le veut, en sa
trop dense rigueur, la parole de l'Hymne : « La Nuit fut désormais
le sein fécond d'où naissent les révélations (9). » Que cette source

(1) Hymnes à la Nuit, op. cit., 77-79.


(2)ID., 83.
(3)ID., 81.
(4) < Ifi. soleil brille sans arrêt », disait Eckhart.
(5) Hymnes à la Nuit, op. cit., 79-81, souligné par nous.
(6) I D . , 79.
(7)ID., 91.
(8) « Aurais-tu, toi aussi, quelque complaisance pour nous, sombre Nuit? » (ID., 79).
(9) « Der Offenbarungen màchtiger Schoss », ID., IOI.
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

de la révélation, le pouvoir qui la produit, ne se tienne pas hors


d'elle ni de son effectivité, mais constitue plutôt celle-ci et ainsi
la révèle, cela tient justement à ce que c'est en elle-même, dans
la Nuit, qu'elle accomplit son œuvre. « Source cristalline », dit
Novalis (i).
Parce qu'elle est le pouvoir de la révélation, parce que celle-ci
la transit, la Nuit se laisse comprendre enfin comme ce qu'elle est.
Non l'innommable demeure inhabitée dont les poètes chantaient
en vain les symboles apaisants, « un éphèbe rêveur au flambeau
renversé, Et la vie exhalée en un soupir de harpe, Et la fraîcheur du
fleuve où meurt le souvenir » (2). Dans la force de la révélation, dans
son irruption triomphante réside le pouvoir de l'être, l'essence de la
vie. Ainsi s'éclaire, à la lumière de son pouvoir, ce qu'il en est ulti-
mement de la Nuit, ce qu'elle détermine dans son concept, « porte
sous son manteau » (3) : toute vie est par essence invisible, l'invisible
est l'essence de la vie.
Mais la vie s'atteste elle-même, elle rend elle-même témoignage
de ce qu'elle est. L'auto-attestation de la vie, le témoignage qu'elle
rend d'elle-même, est son essence, sa révélation. A celle-ci, à la
Nuit, il appartient de révéler qu'elle est, dans cette révélation, la vie.
C'est la Nuit elle-même qui parle dans l'Hymne, c'est à elle que
s'adresse Novalis : « Tu m'as révélé la Nuit comme l'essence de
la vie (4). »

(1) Hymnes à la Nuit, op. cit., 89.


(2) ID., 99-101.
(3) ID., 79.
{4) ID., 81 : « du hast die Nacht mir zum Leben verkiindet ». Cette
révélation dans la Nuit de la Nuit comme constituant l'essence de la vie
constitue aussi, selon Novalis, l'humanité de l'homme. « Tu m'as fait homme »,
ajoute-t-il immédiatement. Ainsi se trouve posé, avec la définition de l'homme à
partir de cette révélation de la Nuit comme constitutive de l'essence de sa vie, un
concept ontologique et prégnant de l'humanité.
'^A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

§ 5 1 . V I S I B L E ET INVISIBLE

La détermination ontologique positive de la Nuit comme consti-


tuant, dans son être identique à celui dé la vie, réflectivité originelle
de la phénoménalité pure et son essence, nous apporte devant l'intel-
ligence du rapport qu'elle entretient avec le concept qui lui sert
en apparence d'antithèse, celui de la lumière qui constitue notre
monde et lui assigne ses limites. Précisément parce qu'il n'est pas le
concept antithétique de la phénoménalité, l'invisible n'est pas non plus celui
du visible. La nuit ne s'oppose-t-elle pas au jour ? Comprise comme
phénoménologique en elle-même, ne demeure-t-elle pas cependant
étrangère à la lumière de celui-ci, essentiellement différente ? Diffé-
rente sans doute, non opposée. Ou plutôt c'est la nature de cette
opposition qui doit être élucidée. Car l'opposition présuppose en
général un lien. Que ce dernier puisse s'établir entre des « contraires »
et subsiste dans cette forme extrême de l'opposition, montre juste-
ment sa permanence essentielle en celle-ci et la détermination par lui de
toute opposition comme telle. Mais la possibilité d'un tel lien réside à son
tour dans l'homogénéité d'une essence et la présuppose. Une baleine
ne s'oppose pas à une équation. L'affinité des contraires, leur coappar-
tenance secrète à une essence commune, ne fonde pas seulement le
lien qui les unit, elle le rend effectif dans le passage des contraires l'un
dans l'autre et dans sa possibilité. Toute opposition est par essence
dialectique. C'est la manière dont chaque terme vit en lui la possi-
bilité de son passage dans le contraire, c'est la force qu'il déploie
pour le refuser qui fait de lui proprement un opposé. En toute oppo-
sition, si elle a un sens, si elle est autre chose que l'indifférence
d'une simple juxtaposition formelle, s'institue un combat, s'ouvre
un enjeu. Ainsi en est-il de l'opposition du visible et de l'invisible telle
qu'elle domine l'intelligence de l'être dans le développement de la pensée philo-
sophique. L'effort vers le jour, la tension vers lui de ce qui se propose
à sa lumière à partir du fondement codéterminent l'appartenance
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

de celui-ci à l'essence de cette lumière identifiée à la phénoménalité


elle-même.
L'appartenance du fondement à l'essence de la phénoménalité,
l'insertion de l'invisible dans le processus dialectique où surgit le monde et
dans son unité ontologique originelle, ne détermine pas seulement celle-ci,
elle trouve son expression phénoménologique dans les modalités concrètes
selon lesquelles un tel processus s'accomplit. Ce qui ne se montre pas est
le premier moment de ce qui se montre, sa détermination originelle
et en même temps son mode-limite. Ce dernier s'inscrit dans une série
à l'intérieur de laquelle son caractère privatif le qualifie positivement
comme le terme à partir duquel celle-ci se développe en des détermi-
nations phénoménologiques de plus en plus riches, vers une clarté
de plus en plus grande. La phénoménalité, sur le fond de son unité
essentielle, se diversifie en une pluralité de degrés tels que chacun
d'eux lui appartient et se révèle être accessible à partir d'elle. Ainsi
Kant pense-t-il pouvoir réfuter l'argument de Mendelssohn en faveur
de la permanence de l'âme en attribuant à celle-ci, c'est-à-dire à la
phénoménalité pure comme telle, « une grandeur intensive » et,
par conséquent, la possibilité de s'accroître mais aussi de diminuer
graduellement jusqu'à se réduire à rien. « La conscience même, dit
Kant, a toujours un degré qui peut toujours diminuer (i). » Ainsi
Husserl montre-t-il comment, à partir du présent vivant où il se donne
primitivement, tout vécu tombant, conformément à la légalité éidétique
qui régit la constitution de la temporalité immanente et domine la vie
concrète de la conscience, dans la rétention, subit en celle-ci et dans
ses phases successives une série de modifications phénoménologiques
dont l'aboutissement est « le tréfonds universel... ce qu'on appelle
l'inconscient qui n'est rien moins qu'un néant phénoménologique
mais qui, ajoute Husserl, est lui-même un mode limite de la conscience » (2).

(1) Critique de la Raison pure, op. cit., 296.


(2) Formate und transzendentale Logik, op. cit., 280, Souligné par nou9.
'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

Parce que le jeu de ces déterminations phénoménologiques


concerne en premier lieu la phénoménalité pure elle-même et lui
appartient, parce qu'elles sont ses déterminations et les modes
concrets de son accomplissement, l'essence de celle-ci les contient
toutes et les fonde également. C'est une seule nature qui s'abîme
dans l'obscurité ou se tourne au contraire vers l'éveil, qui réalise
plutôt en elle, dans son unité dialectique interne, l'effectivité de ce
double mouvement. C'est pourquoi le déroulement du processus
phénoménologique s'accomplit, dans cette tension dialectique,
comme un combat, comme l'échange entre elles des déterminations
phénoménologiques pures et leur incessant passage. C'est comme
ce combat devenu conscient de soi et conduit à son terme, porté
à son paroxysme, que se propose la phénoménologie elle-même si
la téléologie qui l'anime et par laquelle elle se définit, est de rendre
l'invisible visible, de telle manière cependant que celui-ci n'advient
que dans le retour de la puissance contraire d'où il surgit. Ainsi se
trouve déterminé l'invisible dans son opposition au visible, c'est-à-
dire en fait dans son unité dialectique avec lui, non comme le concept
d'une essence séparée, mais dans la fluidité du passage où il ne cesse
de se constituer comme ce qui ne cesse de s'y dérober (x).

(1) C'est de cette façon purement formelle que se poursuit chez Heidegger
l'élaboration ontologique de l'essence la plus originelle de la vérité : le non-dévoile-
ment est la simple présupposition du dévoilement, sa détermination phénoméno-
logique pensée sous la catégorie de l'obscurité ou de la dissimulation résulte de son
opposition dialectique à ce dernier et réside en elle. « I/obnubilation est donc, lors-
qu'on la pense à partir de la vérité comme dévoilement, le caractère de n'être pas
dévoilé et ainsi la non-vérité originelle, propre à l'essence de la vérité » (L'essence
de la vérité, op. cit., 92, souligné par nous). E t encore : « I/obnubilation refuse à
l'àXrjOeiœle dévoilement » (ibid.), de telle manière que c'est dans ce refus et par lui
qu'elle est comprise et se détermine comme ce qu'elle est. C'est précisément parce qu'elle
n'est rien d'autre que le refus du dévoilement que Vobnubilation ne peut se produire
qu'au sein de celui-ci et précisément comme son refus, comme sa limite, comme la loi
de son accomplissement phénoménologique effectif, comme l'errance par laquelle elle
détermine essentiellement le règne de la vérité et avec laquelle finalement elle s'identifie.
Ainsi s'éclaire en son fondement dernier le caractère insurmontable de l'emprise
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

Ou bien la détermination ontologique du concept de l'invisible


et son élaboration par la problématique ne rendent-elles pas princi-
piellement absurde l'insertion de celui-ci, à titre d'élément opposé,
dans l'unité dialectique du processus, l'idée de son passage possible
dans le « visible » ? Dans la positivité de son contenu phénoménolo-
gique propre l'invisible ne constitue-t-il pas plutôt en lui-même une
essence, celle-ci ne trouve-t-elle pas, dans l'effectivité de ce contenu
et dans la spécificité de sa structure phénoménologique, la détermi-
nation de la Selbstândigkeit ? Mais, conformément aux lois qui régissent
le domaine des pures possibilités aprioriques auquel elle appartient,
aucune essence ne peut, en ce qui concerne du moins ses propriétés
essentielles et précisément sa structure, « se transformer ». Si une
transformation est possible à l'intérieur de l'essence et comme le jeu
des déterminations permises par elle, la transformation de l'essence
elle-même n'a aucune signification, pas même « dialectique », elle
en est la suppression pure et simple, telle qu'il nous est loisible
de l'opérer, au moins sur le plan de la fiction. Ainsi l'invisible, s'il
n'est pas le néant de ce qui n'est rien du tout et ne doit pas non plus
le devenir, s'il désigne au contraire l'effectivité d'une dimension origi-
nelle de la phénoménalité et sa structure, sa possibilité interne, ne
saurait-il « se transformer », par exemple en son « contraire ». De
même en est-il pour l'essence transcendantale du monde. Encore
ces deux essences n'ont-elles, conformément à la structure qu'elles

qu'exerce l'errance sur l'ontologie, l'obligation faite à cette dernière, dans la question
unique par laquelle elle s'égale à la métaphysique et à la philosophie elle-même,
de se comprendre et de se proposer comme « la vue du mystère à partir de l'errance »
(ID., 100, souligné par nous), c'est-à-dire encore, pour 1'Entschlossenheit de celui-ci,
la nécessité précisément de « s'accomplir au sein de l'errance aperçue comme telle »
(ibid.). Pour cette raison aussi, toutefois, parce que l'obscurité qui la détermine
et lui confère sa positivité ontologique propre se trouve comprise en tout cas et
de toutes ces façons à partir du règne de la vérité, dans son opposition dialectique
avec lui et, bien plus, comme la loi même de son accomplissement et de son effec-
tivité, la non-vérité n'a principiellement rien à voir avec l'essence pensée dans ces
recherches comme celle de la révélation originaire et saisie en elles comme l'invisible.
'^A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

exhibent chaque fois dans l'effectivité de leur phénoménalité pure


et comme constituant celle-ci, rien de semblable et ne peuvent-elles
en conséquence entrer dans le genre commun d'une essence plus
générale ni être subsumées par lui (i).
Parce que leurs essences n'ont entre elles rien de semblable,
parce qu'elles diffèrent au contraire dans l'hétérogénéité irréduc-
tible de leurs structures, l'invisible et le visible ne sauraient se trans-
former l'un dans l'autre, aucun passage, aucun temps ne les relie
mais ils subsistent l'un à l'écart de l'autre, chacun dans la positivité
de son effectivité propre. Ainsi doit s'entendre, à la lumière de cette
hétérogénéité structurelle essentielle, leur opposition, non comme
une opposition entre deux opposés, telle qu'elle s'institue dans le
lien, mais précisément comme l'opposition de ce qui n'a pas de lien,
comme une opposition dans la différence absolue. Une telle opposi-
tion, dans la différence absolue, est celle de l'indifférence. C'est dans
l'indifférence de cette différence que, finalement, l'invisible s'oppose
au visible, de telle manière qu'il ne se tourne pas vers lui pour l'affronter
en un combat, pour se refuser à lui au terme d'une lutte et à l'inté-
rieur de celle-ci, mais demeure plutôt en lui-même et, tout entier
occupé de soi, l'ignore et ne peut le connaître. Ainsi se détermine,
à partir de l'extériorité de ce qui est sans rapport et comme l'expres-

(i) A moins, bien entendu, qu'il ne s'agisse du concept purement formel de la


phénoménalité ou encore de celui d'essence, concepts dont la généralité concerne
assurément et au même titre l'invisible et le visible. De tels concepts, toutefois,
appartiennent à l'ontologie formelle. Avec leur prise en considération la problé-
matique quitte le plan de la réalité sur lequel elle n'a cessé de se mouvoir et qui
définit au contraire le domaine de l'ontologie matérielle ou concrète dont l'invisible
et le visible constituent précisément les essences fondamentales. Aussi faut-il
remarquer que la plus grande généralité des concepts de l'ontologie formelle tient
seulement à leur abstraction et, précisément, à leur caractère formel. Car c'est à
l'invisible ou au visible, c'est-à-dire finalement à l'effectivité d'une essence concrète,
qu'est emprunté par exemple le concept de la phénoménalité qui, comme tous les
autres concepts appartenant à l'ontologie formelle, trouve ainsi son fondement,
par voie d'abstraction appauvrissante, dans la réalité et dans ses déterminations
fondamentales.
50 z
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

sion de celle-ci, l'impossibilité pour l'invisible de « devenir visible ».


Une telle impossibilité comme impossibilité d'accomplir le passage
n'a pas en soi moins de force que celle qui résulte du passage lui-
même et se constitue en lui, dans la tension des contraires, mais,
parce qu'elle repose sur l'hétérogénéité éidétique des structures
ontologiques ultimes, elle est insurmontable et définitive.
La compréhension de l'invisible dans son opposition insurmon-
table, non dialectique, à ce qui est visible et à son élément s'accomplit
pour la première fois dans le christianisme où elle trouve sa réali-
sation historique concrète. Avec l'apparition de celui-ci se découvre
en effet, comme constituée par l'invisible précisément et par l'effec-
tivité de la phénoménalité qui lui appartient en propre, une dimension
nouvelle et infinie de l'existence telle que tout ce qui se propose dans
le monde et se manifeste en lui à titre de « phénomène » se révèle
désormais être sans rapport avec elle ni avec ce qu'elle comporte
d'essentiel. C'est là en effet la signification de la critique dirigée
par le christianisme contre le « monde » et ses déterminations, celle
de promouvoir, dans son hétérogénéité radicale par rapport à celui-ci
compris en premier lieu comme un pur milieu ontologique, l'effec-
tivité et la réalité de l'essence irreprésentable de l'être et de la vie.
C'est pourquoi une telle critique ne s'accomplit pas d'abord dans la
perspective morale sous laquelle on l'envisage habituellement et
qu'elle a pu susciter par la suite, lorsque le concept du « monde »
revêt lui-même dans le christianisme une détermination plus parti-
culière et nouvelle, elle trouve au contraire son contenu primitif
essentiel dans la simple reconnaissance, sur le plan des structures
ontologiques du réel, de ce qui en celui-ci avait été jusque-là cons-
tamment méconnu. C'est pourquoi encore l'opposition de la vie
dans sa réalité invisible au concept régnant de la phénoménalité
tel qu'il s'exprime dans la compréhension du destin comme l'uni-
verselle loi de toutes choses, n'est pas, si on considère en elle le pou-
voir de protestation et de refus qui l'habite et la force révolutionnaire
'^A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

qu'elle manifesta historiquement, le fait de l'invisible lui-même mais


plutôt d'une pensée en lutte avec l'ancien monde. Que l'indifférence
au contraire caractérise dans le réel l'opposition des structures qui
le divisent, le partage en lui du monde ouvert de la cité où s'accomplit
et se reconnaît dans la lutte la spiritualité des hommes, et de l'invi-
sible où s'enferment au contraire la conscience originelle de la vie
et son essence sacrée, c'est ce que rend clair la parole fameuse :
« Rends à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient
à Dieu. » L'antinomie chrétienne telle qu'elle trouve son expression
la plus saisissante dans les propositions paradoxales du sermon sur
la montagne, et sous toutes ses formes, exprime-t-elle autre chose
que cette indifférence de la vie à l'égard de ce qui passe habituelle-
ment pour ses formes concrètes, autre chose que la liberté où elle
laisse se mouvoir les déterminations de l'être dans la représentation ?
C'est l'absence de rapport entre deux mondes qui se fait jour en
elle, de telle manière que ce qui se manifeste dans l'un, dans le monde
précisément, ne concerne pas la réalité de la vie ni son accomplisse-
ment originel dans l'invisible, de telle manière que « ce qui apparaît
est le contraire de ce qui réside au fond » (1). Un tel « contraire » en
effet n'est pas celui de l'opposition dialectique dont il ne revêt la
forme que pour souligner en elle, et comme son fondement secret,
l'hétérogénéité ontologique structurelle des dimensions ultimes de la phénomé-
nalité, la possibilité pour ce qui se phénoménalise ici comme tris-
tesse, dénuement, etc., de se révéler ailleurs être joie, possession,
béatitude.
Avec l'ambiguïté inhérente au concept de l'apparence et telle
que celui-ci désigne tantôt la « simple apparence » et tantôt la réalité
elle-même, le rapport n'est-il pas maintenu, en dépit de leur hétéro-
généité ontologique formelle, entre les déterminations phénomé-

(1) KIERKEGAARD, cité par J. WAHL in Études kierkegaardiennes, Aubier, Paris,


289.
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

nologiques qui composent ensemble le tout du donné, en sorte que


ce qui se manifeste ici ne se montre pas seulement étranger à ce qui
apparaît là mais constitue encore et précisément son « contraire » ?
Le concept de ce dernier n'implique-t-il pas en lui celui de l'oppo-
sition, comme opposition dialectique et vivante ? Une opposition
de ce genre n'est-elle pas présente dans le christianisme s'il est tout
autre chose qu'une description des essences ou que leur théorie et se
concrétise au contraire dans la tension intérieure d'une existence
aux prises avec l'avènement d'un règne dans le rejet de l'autre ?
L'opposition de l'invisible au monde, du vrai royaume à ce qui
passe, n'a cependant rien à voir originellement avec les détermina-
tions fondamentales d'une éthique. La signification axiologique
qu'elle revêt et qui la détermine sans doute à cet égard comme une
« opposition », se fonde dans l'ontologie et seulement en elle. Une
telle signification est la suivante : ce qui se révèle dans l'invisible et
sous la forme de celui-ci, dans son identité phénoménologique et
ontologique avec lui, est la réalité. Le monde au contraire est le
milieu ontologique de l'irréalité. L'opposition du visible et de l'invisible,
loin d'impliquer leur insertion dans l'unité dialectique d'un seul processus,
exprime au contraire, comme opposition du réel et de l'irréel, l'hétérogénéité
ontologique radicale de leurs essences et trouve en elle son fondement.
C'est précisément parce que leur opposition revêt cette signifi-
cation ontologique radicale, parce qu'ils diffèrent entre eux comme
ce qui est réel et ce qui ne l'est pas, que l'invisible et le visible ne
peuvent se transformer l'un dans l'autre. Car rien de réel ne peut
devenir irréel et rien de ce qui est irréel n'obtient par soi, sur le fond
d'une modification de son être propre, l'être de la réalité. Ainsi se
détermine, avec la découverte de l'invisible comme constituant,
dans l'effectivité de sa phénoménalité originelle, le milieu ontologique
de la réalité et son essence, l'essence du christianisme. C'est parce que
la mise à découvert de l'invisible, telle qu'elle s'accomplit dans
le christianisme, est celle de la réalité dans son opposition au milieu
'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

de l'irréalité ontologiquement saisi et interprété comme celui du


« monde », qu'une telle opposition n'a rien à voir avec celle qui déter-
mine en général l'éthique, l'éthique chrétienne par exemple, avec
l'opposition métaphysique ou morale du Bien et du Mal. Car, et cela
dans le christianisme précisément (1), le Mal n'est pas moins réel
que le Bien et c'est pourquoi il est éternel comme lui.
Parce que la découverte de l'invisible comme constituant l'essence
originelle de la révélation et son effectivité est celle de la réalité,
la critique dirigée contre le christianisme par le jeune Hegel et si
souvent reprise après lui, l'idée que, le Royaume de Dieu tel qu'il
le comprenait n'ayant point place sur terre, Jésus, ne pouvant vivre
en lui mais seulement le porter dans son cœur, le transféra au ciel
et, cherchant en celui-ci un refuge contre le monde, constitua ainsi
dans l'idéalité une vie déçue (2), est seulement absurde. Car c'est
précisément l'idéalité du monde que rejette Jésus, non comme ce qui
est nul ou mauvais en soi, mais comme l'inessentiel, tandis qu'il
indique au contraire le lieu où réside et s'accomplit, dans l'invisible,
l'essence de la réalité et de la vie. Parce que l'essence de la réalité
et de la vie réside et s'accomplit dans l'invisible, on ne peut en effet
la trouver dans le monde, rien de ce qui s'exhibe en celui-ci ne peut la
contenir ni la rendre manifeste. C'est pourquoi la prétention de
reconnaître l'essence du sacré dans ce qu'on peut voir et dans sa
lumière tourne court, en celle-ci d'autres valeurs se substituent à la
réalité, et le dieu grec n'est pas vrai. Encore le Christ ne partage-t-il
point avec celui-ci, fut-ce dans l'instant très court d'une histoire,
la détermination de l'être objectif et son apparence, et n'est-il pas
exact de dire que, si dans la religion grecque, où le dieu demeure
dans le phénoménal et s'y maintient, « le phénomène » pour cette raison
« constitue l'aspect suprême et, d'une manière générale, le tout du

(1) Comme l'a bien compris KIERKEGAARD, cf. D, 194 sqq.


(2) CD, 106, 108 ; — sur la critique dirigée par Hegel contre le christianisme,
cf. infra, Appendice, § 73.
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

divin, dans la religion chrétienne », au contraire, « l'apparition n'est


considérée que comme un moment du divin » (i). Car le divin désigne
dans le christianisme la réalité du Logos originel dans son effectivité
non provisoire, dans son opposition ontologique irréductible à ce qui est pensé
depuis toujours comme /'« apparence ».
Parce que la réalité, conformément à la structure en elle de la
phénoménalité, ne peut prendre place dans le monde ni revêtir en
celui-ci la forme de l'« apparence », la problématique qui se pourvoit
de la dimension ontologique absolument fondamentale et originelle
où la vie trouve dans l'invisible l'effectivité de son essence, n'échappe
jpas seulement aux « objections » que le simple bon sens ne peut
manquer de diriger contre elle, elle en dessine encore l'horizon et
le cadre. Celles-ci, l'intérêt ironique qu'elles manifestent tout d'abord
à l'égard de cette « réalité supérieure », étrangère à notre monde et si
merveilleusement « transcendante », s'expriment finalement dans une
demande trop naturelle, celle de faire voir un peu en quoi consiste
une telle réalité que la pensée se déclare prête à admirer, à condition
toutefois qu'on veuille bien la lui montrer. Car on ne saurait admettre
sur la foi de l'enthousiame l'existence d'on ne sait quelle intuition
mystique ni le contenu étranger à notre monde de son extase roma-
nesque, et seul ce qui est susceptible d'exhiber son objet dans cette
expérience qui est manifestement la nôtre, peut être pris en considé-
ration par la science et revendiquer pour lui la rigueur d'un savoir
rationnel. Il ne s'agit pas ici, remarquons-le, de la question naïve
et encore préphilosophique d'une conscience qui s'en tient à l'étant.
Une telle demande est plutôt celle de la pensée ontologique elle-même qui, en
réclamant une « preuve », vise la réalité, le devenir de la phénoménalité
effective et sa possibilité. Que celle-ci ne se confonde pas avec l'objet
de la conscience naturelle et doive être comprise au contraire comme
ce qui n'est pas l'étant, n'a point pour effet de la soustraire aux pres-

(L) L , 326.
'^A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

criptions qui définissent la réalité. Ainsi voit-on, et cela au sein même


de la vie quotidienne, la conscience pure montrer, comme une suprême
preuve qui peut au besoin se donner dans la mort, sa différence
d'avec l'être-naturel. Ainsi l'essence a-t-elle accepté de se soumettre
elle aussi à la dure loi de la réalité, de manière à être vue et entendue.
Et s'il ne lui appartient pas finalement de se produire ainsi dans le
jour de la présence, si elle se refuse plutôt à sa lumière, c'est dans le
rapport à celle-ci et comme son refus précisément que la non-phênoménalité
qui la détermine ultimement se trouve être pensée, tant il est vrai que la
problématique se montre décidément incapable de saisir l'essence la plus
originelle de la vérité autrement qu'à l'intérieur de son opposition dialec-
tique à l'objectivité, c'est-à-dire dans son unité avec elle.
Mais l'objectivité qui confère sa rigueur au savoir scientifique
et le définit n'a principiellement rien à voir avec celle que l'ontologie
comprend en son fondement comme la transcendance du monde,
elle désigne plutôt l'exigence théorique par laquelle se définit un
tel savoir comme celle de reconnaître la réalité sous toutes ses formes.
Ce que manque la pensée dans sa prétention à l'objectivité quand elle
se donne au contraire de celle-ci une interprétation ontologique et la
comprend ainsi structurellement comme la condition de l'objet,
ce n'est rien de moins que ce qui échappe à cette condition, non pas
seulement à vrai dire une forme de la réalité, mais la réalité elle-même.
C'est l'essence de la vie qui est perdue tandis que la philosophie,
d'accord en cela avec le simple bon sens, s'entête à réclamer une
preuve, au sens où elle l'entend, ne faisant ainsi que répéter les présup-
positions qui sont depuis toujours les siennes et qui lui masquent
l'essentiel. Ainsi voit-on chez Kant où les conditions de la phénomé-
nalité sont explicitement comprises comme l'objectivité, la problé-
matique se montrer incapable de déterminer l'être de la conscience
originelle de l'ego, de sa vie concrète, comme, d'une manière générale,
de tout ce qui a trait à l'essence et, dans son prétendu rejet de la
spéculation, recourir au contraire à celle-ci pour reconstruire comme
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

elle le peut, par le biais d'une morale précisément spéculative, le


règne de la réalité qu'elle pressent mystérieusement derrière l'appa-
rence. Encore cette réalité, parce qu'elle est le produit d'une construc-
tion spéculative, se donne-t-elle finalement comme un arrière-monde,
comme cela même auquel les « fils de la terre » prétendaient ne rien
entendre. Ainsi tourne court l'ironie des demi-habiles, de telle
manière qu'elle ne reconnaît pas seulement l'existence de ce qu'elle
nie d'abord mais la dénature. Car l'invisible n'est rien qui soit au-delà
du visible, rien de « transcendant », il est l'essence originelle de la vie telle
que, s'accomplissant dans une sphère d'immanence radicale, elle ne se lève
jamais dans la transcendance et ne peut non plus se montrer en elle.
Parce que, s'accomplissant dans une sphère d'immanence radi-
cale, l'essence originelle de la vie ne se lève jamais dans la transcen-
dance et ne peut non plus se montrer en elle, rien de transcendant
précisément, aucune entité, aucune détermination objective, ne la
contient ni ne l'exhibe. Cette incapacité de la détermination objective
d'exhiber, comme ce qu'elle est, l'essence originelle de la vie, est
ce qui lui confère son caractère le plus propre, le délaissement où elle
se tient et, dans son être-étranger à l'essence, son insurmontable
abandon. C'est dans ce délaissement de l'entité, dans son abandon
et ce qu'il a d'insurmontable, que prend naissance la tristesse de la
pensée qui la pense. Une telle tristesse est celle de la vie qui ne se
reconnaît pas dans ce qu'on lui présente, c'est elle qui parcourt la
Grèce et manifeste en elle, dans l'extraordinaire déploiement des
valeurs qui ont trait à l'étant ou plutôt à sa demeure, dans la splen-
deur du jour, le pressentiment qu'elle a de ce qu'elle ne connaît
pas. Car la Nuit ne se montre pas dans le jour mais, en lui, elle se
cache plus profondément qu'en elle-même. Pareil pressentiment,
celui de n'être pas l'essence et de ne pouvoir non plus la manifester,
l'entité qui se manifeste dans la lumière ne le manifeste-t-elle pas
quand elle se nie elle-même et revêt dans la tragédie la forme du
masque ? Car celui-ci ne figure qu'en apparence le héros tragique
'^A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

mais plutôt l'impuissance de toute figure comme telle, l'essence


même de la tragédie. Le masque n'exprime rien, en cela réside son pouvoir
expressif infini. Il dit que, là du moins où se lève et fulgure sa pré-
sence nue, dans l'espace qu'il pétrifie, il n'y a rien à dire, rien qui
concerne l'essence. Ce qu'il couvre et cache à notre vue n'est pas
précisément ceci ou cela. Cette forme trop quotidienne, il ne la
rejette pas pour une autre, plus héroïque, et la face qu'il tourne vers
nous n'est plus tout à fait un visage. En elle plutôt se fige tout ce qui
compose une physionomie et lui confère ce que nous appelons sa
vie, l'expression des traits, leur mobilité. Dans l'immobilité du masque,
dans sa fixité effrayante, s'annonce ce qui précisément ne se manifeste
pas en lui et ne peut non plus s'y manifester, l'élément radicalement
autre dans son étrangeté foncière à tout ce qui revêt la forme de
l'être-là, le non-visage. L'effroi est justement le sentiment de l'in-
connu, il est cette « crainte innée » que l'homme ressent « quand il
s'aperçoit qu'une signification se cache sous une forme qui n'exprime
pas, en tant que sensible, cette signification, et qui par suite attire
et repousse, éveillant des pressentiments... » (1).
Le pressentiment de ce qui se cache sous le masque et que celui-ci
ne manifeste pas autrement qu'en le désignant comme l'élément
radicalement autre et qui, précisément, se cache sous lui, c'est la vie
cependant qui l'éprouve, en elle, dans la conscience qu'elle a d'elle-même, se
fonde la signification qu'a l'apparence de n'être qu'une apparence. Voilà
pourquoi celle-ci, la forme, n'est pas seulement ce qui repousse mais
encore ce qui attire, pourquoi elle « éveille des pressentiments ».
Un tel éveil est celui de la vie, ce qu'elle pressent derrière l'apparence,
c'est elle-même. Parce que la signification qu'a l'apparence de n'être
qu'une apparence repose sur la vie et sur la conscience originelle
qu'elle a d'elle-même, une telle signification, le pressentiment que la
forme n'est rien et cache l'essence, est présente partout où celle-ci

(1) L, 225.
M. H E N R Y 19
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

est présente, partout où la vie ne se reconnaissant pas dans l'appa-


rence se cherche derrière elle. Ainsi pénètre le monde hellénique le
principe qui va le détruire. Car on n'explique pas ici, au gré d'une
préférence subjective, l'antérieur par ce qui vint après lui mais seule-
ment ce qui fut un moment le monde des hommes par ce qui est
et fut toujours l'essence agissante et éternellement vivante de la
vie. Elle seule explique et fonde l'ambiguïté du sensible dont il fut
donné aux Grecs d'éprouver plus intensément la splendeur et le déclin.
Que l'apparence cependant ne cesse de nous étreindre et que toujours
l'éternellement visible se propose à nous comme ce qui attire et
repousse, que la détermination la plus extrême qu'il revêt dans le
masque soit d'une certaine façon toujours la sienne et sa manifes-
tation la plus habituelle, l'essence même de celle-ci, l'attitude que,
par exemple, nous prenons devant notre corps, devant ce corps
qu'on voit et qu'on peut toucher, ne le montre-t-elle pas suffisam-
ment (i) ? Car partout où ce qui apparaît laisse paraître en lui comme
son envers ou le donne à deviner, là où il nous semble que se creuse,
comme une fissure dans l'être sans paroles, le chemin vers l'intériorité
de ce qui est vivant, se lève le désir, et ce que nous appelons la
sexualité n'est que notre façon de percevoir dans l'effroi l'ambiguïté
de ce qui ne se réduit plus tout à fait à lui-même. Plus visible en
Grèce où précisément son fondement se tint caché et ne fut pas
reconnu, une sexualité obscure parcourt le monde et le transit.
Mais parce que l'entité ne peut résoudre finalement la signification
qui s'y attache et dont l'origine pourtant est ailleurs, manifester ce
qu'elle cache, l'échec de la sexualité dit assez, dans la vaine répétition
du projet qui la détermine le plus souvent chez les hommes, l'impuis-
sance du monde à exhiber en lui ce qui principiellement lui échappe,
l'opposition irréductible et non dialectique du visible et de l'invisible.

(i) Là-dessus et sur l'interprétation ici esquissée de la sexualité, cf. Philosophie


et phénoménologie du corps, op. cit., conclusion,
'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503

Avec la détermination ontologique positive du concept de


l'invisible, la problématique a-t-elle répondu à la troisième question
qu'elle s'est posée au sujet de l'essence ultime de la révélation et de
son accomplissement originaire, celle de savoir ce qui constitue,
au sein même de l'acte par lequel elle se dissimule, le contenu phéno-
ménologique positif, l'effectivité de cette révélation ? Est-ce bien à
un contenu manifeste que se réfère un tel concept ? Sa signification
est-elle véritablement phénoménologique ? Comprend-elle autre
chose que la négation formelle et vide de ce monde, enfin, qui est
le nôtre, et de la manifestation qui le constitue ? L'invisible ne consiste
t-il pas, comme la non-essence, dans la simple réalisation arbitraire
de cette négation ?
SECTION IV

INTERPRÉTATION ONTOLOGIQUE
FONDAMENTALE
DE L'ESSENCE ORIGINAIRE
DE LA RÉVÉLATION
COMME AFFECTIVITÉ

§ 5 2 . INTERPRÉTATION ONTOLOGIQUE FONDAMENTALE DE L'ESSENCE


ORIGINAIRE DE LA RÉVÉLATION COMME AFFECTIVITÉ :
AFFECTIVITÉ ET IPSÉLTÉ

De la manifestation en général et, d'abord, de celle de l'étant,


les conditions ont été montrées. L'étant, on l'a vu, ne se manifeste,
sa rencontre ne peut se faire qu'à l'intérieur d'un horizon qui doit
lui aussi se proposer sous la forme d'une offre phénoménologique
effective. En tant que l'étant se manifeste, il est susceptible de nous
affecter. « Toute affection, dit Heidegger, est une manifestation par
laquelle s'annonce un étant déjà donné (1). » En tant que la manifes-
tation de l'étant implique celle de l'horizon, toute affection par lui,
toute affection ontique présuppose une affection ontologique et trouve en elle
son fondement. C'et pourquoi le concept de l'affection doit être tiré
de l'incertitude où le laisse trop souvent la philosophie. Ce qu'on

(1) K, 244.
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

appelle une affection, le surgissement immédiat d'un donné et, préci-


sément, sa prédonation passive telle qu'elle s'accomplit antérieure-
ment à toute opération de connaissance, à toute activité de saisie
explicite ou spontanée, n'est pas simple, n'est pas quelque chose
d'originel si, comme on le fait habituellement, on la réduit à ce qui
en elle nous excite ou nous affecte. Le caractère non originel de
l'affection ainsi entendue ne réside pas dans le fait que ce qui se
trouve prédonné en elle et avec quoi on la confond, l'excitant qui
subsiste et se détache sur l'arrière-fond du monde, implique, comme
la condition de son maintien, de cette subsistance précisément et de
ce détachement, les opérations dernières de la synthèse de la cons-
cience interne du temps qui le constituent à titre d'élément identique
de l'affection et comme le âatum de celle-ci. Plutôt, c'est la signifi-
cation de cette synthèse et de ce qu'elle institue qu'il s'agit de
reconnaître et de préserver. Car le maintien dans la rétention de
l'affectant qui nous sollicite et vient à nous à partir de l'avenir, pré-
suppose justement l'ouverture de celui-ci et, conjointement, celle
d'un présent et d'un passé purs où il lui est loisible de se tenir et
d'exercer sur nous sa pression. Ainsi le tout de la nature qui ne
cesse de nous affecter de ses multiples excitations n'est-il comme tel
le sol et le fondement de notre expérience, « le fondement... de tout
ce qu'on appelle... expérience » (x), un champ où les données primi-
tives de la sensibilité s'organisent passivement selon les synthèses
de l'association et du temps, que parce que celui-ci déploie d'abord,
au-delà de ces données et comme ce qui les donne, l'horizon d'un
monde pur. C'est à travers ce monde que vient à nous tout ce qui
nous touche. En lui s'institue notre communication vitale avec l'être
de la nature. Le monde est le milieu de l'affection, c'est lui, plutôt,
qui nous affecte. La pression qu'exerce sur nous l'étant est en réalité
celle du monde. C'est par celui-ci que nous sommes investis et la

( i ) EU, 53-
L'AFFECTIVITÉ 575

passivité de la conscience naturelle à l'égard de l'excitant vers lequel


il lui est loisible ultérieurement de se tourner d'une manière active,
présuppose et cache la passivité ontologique de la conscience pure
à l'égard de l'horizon tridimensionnel du temps qu'elle ne cesse de
susciter et de subir. C'est pourquoi toute affection est en son essence
une affection pure conformément à laquelle « le sujet se trouve affecté
en dehors de l'expérience », c'est-à-dire indépendamment de l'étant.
Ce qu'il en est de cette affection pure, indépendante de l'étant et
qui constitue cependant la condition et l'essence de toute affection
par celui-ci, la problématique l'a montré. L'opposition rend possible
la manifestation de ce qui est comme tel, comme être manifeste,
susceptible de nous toucher, en sorte que l'affectant n'est jamais
l'étant lui-même mais l'objet dont la possibilité réside dans l'être-
opposé, c'est-à-dire dans le monde. L'opposition elle-même, toute-
fois, ne peut s'accomplir que si l'être-opposé formé par l'imagination
se trouve aussi reçu et retenu par elle. Le temps est précisément
dans l'imagination le pouvoir de recevoir en l'intuitionnant ce qu'elle
s'oppose. Recevant en l'intuitionnant le terme de l'opposition,
le temps le rend sensible et, comme tel, phénoménologiquement
effectif. Le pouvoir de rendre sensible, c'est-à-dire de sentir, réside
ainsi dans le temps identique à l'imagination transcendantale et cons-
titue comme tel le sens interne. Parce qu'il désigne la projection de
l'horizon par lequel, en le recevant, l'essence s'affecte elle-même, le
sens interne est encore compris comme la forme de toute autosolli-
citation, comme l'acte dans lequel l'essence se propose à elle-même
ce qu'elle intuitionne. Dans la structure d'un tel acte est incluse l'essence
de la sensibilité. En celle-ci, dans le déploiement phénoménologique
de sa structure, repose à son tour la possibilité du fonctionnement de
chaque sens particulier, si la réception de l'étant déjà donné qu'il
accomplit chaque fois d'une manière spécifique présuppose la percep-
tibilité de l'horizon et, par suite, sa transposition sensible dans l'intui-
tion. Ainsi la sensibilité empirique dont les formes et l'existence
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

même semblent pré-indiquées dans la nature et fondées sur elle,


trouve-t-elle en réalité sa condition dans l'effectivité de la sensibilité
pure dont l'essence est le sens interne.
Le sens interne requiert à son tour un fondement. Si le pouvoir
de sentir quelque chose en général, c'est-à-dire de le recevoir et
d'être affecté par lui, réside dans la formation d'un horizon sensible,
l'acte qui forme celui-ci et ainsi le reçoit doit, s'il est autre chose
que l'objet d'une affirmation métaphysique et si ce qu'il accomplit
est réel, être exhibé lui-même dans sa réalité. La question de la réalité
de la transcendance elle-même a été circonscrite et reconnue comme suit.
L'acte qui forme l'horizon, avant de le recevoir et, aussi bien, de
le former, se reçoit lui-même de telle manière que cette réception
originelle de soi en assure la possibilité dernière. Ainsi par un
progrès décisif, échappant à l'horizon contraignant du monisme,
le problème de la réceptivité ne concerne-t-il plus l'être opposé mais
la possibilité même de l'opposition et le maintien près de soi de l'acte
qui l'accomplit. Le maintien près de soi de l'acte qui accomplit l'oppo-
sition, le maintien près de soi de l'acte de la transcendance dans la récep-
tivité originaire où la transcendance se reçoit elle-même, découvre son
être, s'en empare, se retient elle-même, cohère avec soi dans l'unité
qui la fait être, être ce qu'elle est et lui permet d'agir, l'affection ori-
ginelle de la transcendance non par le monde mais précisément par
l'acte qui le forme, c'est-à-dire par elle-même, l'auto-affection de la
transcendance, son être-déjà-affecté avant qu'elle s'affecte comme
temps, est la condition et le fondement de toute affection ontologique
par le monde comme de toute affection par l'étant, est la condition
du sens interne.
Parce qu'elle est la condition du sens interne, l'auto-affection,
précisément, ne peut plus être confondue avec celui-ci, son concept
ne désigne pas l'ekstase où, dans la transcendance de son aliénation
originelle, le temps de l'affection se sollicite lui-même et s'affecte
par l'horizon du temps pur, mais plutôt la structure, présupposée
L'AFFECTIVITÉ 575

par elle, où l'ekstase ne se produit pas, où la transcendance est


absente. La structure de l'auto-affection a été expliquée et comprise
comme immanence. En celle-ci réside la possibilité absolument
fondamentale pour l'essence, et la constituant, de s'affecter sans la
médiation du sens qui désigne toujours l'affection par quelque chose
d'étranger, la possibilité pour elle de s'affecter elle-même, en sorte
que le contenu de son affection est, comme contenu immanent,
constitué par elle et par sa propre réalité.
La description de la structure interne de l'immanence et de son
essence comme essence originaire de la réceptivité ne demeure-t-elle
pas cependant en quelque sorte formelle, les propriétés qu'elle
découvre et de même les régulations aprioriques qui régissent leur
enchaînement et dont la problématique a fourni la théorie, sont-
elles autre chose que des propriétés d'ordre idéal et purement abs-
traites, si la nécessité surordonnée à l'essence et à la lumière de laquelle
celle-ci se trouve finalement comprise et définie, la nécessité de
l'obtention préalable de soi-même dans le phénomène de l'affection
originelle n'est précisément rien d'autre qu'une nécessité comprise ?
Ce qui est donné comme la condition dernière du sens interne ne se
ramène-t-il pas, en fin de compte, à une condition de possibilité
de l'ordre du « il faut bien que », le contenu de l'analyse éidétique
et de ses prescriptions « essentielles » telles que par elles le sens se
trouve exclu de l'essence, au simple jeu des exigences de la pensée
réflexive ? Ou bien ne suffit-il pas ici, quand la problématique se
concentre enfin sur la dimension ontologique absolument fonda-
mentale dont elle s'est pourvue, de lire en elle, dans l'auto-affection,
ce qu'elle est, l'essence qui la constitue et la rend possible ? L'expé-
rience la plus simple, celle qui s'institue avant l'ekstase et en elle, l'expé-
rience immédiate de soi, le sentiment originaire que l'essence a d'elle-même,
ne se laisse-t-il pas reconnaître et saisir ? C E QUI SE SENT SANS QUE C E
SOIT PAR L'INTERMÉDIAIRE D'UN SENS EST DANS SON ESSENCE A F F E C -
TIVITÉ. L'affectivité est l'essence de l'auto-affection, sa possibilité non
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

théorique ou spéculative mais concrète, l'immanence elle-même saisie non


plus dans l'idéalité de sa structure mais dans son effectuation phénoménolo-
gique indubitable et certaine, elle est la façon dont l'essence se reçoit, se sent
elle-même, de telle manière que ce « se sentir » comme « se sentir soi-même »,
présupposé par l'essence et la constituant, se découvre en elle, dans l'affec-
tivité, comme se sentir soi-même effectif à savoir précisément comme senti-
ment. C'est là ce qui constitue l'essence du sentiment, l'essence de l'affec-
tivité comme telle : se sentir soi-même, de telle manière que le sentiment
n'est pas quelque chose qui se sent lui-même, tel ou tel sentiment, tantôt
celui-ci et tantôt celui-là, mais précisément le fait de se sentir soi-même consi-
déré en lui-même dans l'effectivité de son effectuation phénoménologique,
c'est-à-dire dans sa réalité. Comme tel, comme ce « se sentir soi-même »
phènoménologiquement effectif constitutif de l'essence et la rendant possible,
le sentiment n'est pas différent de celle-ci : l'affectivité est l'essence originaire
de la révélation.
Le pouvoir de sentir quelque chose, c'est-à-dire de le recevoir
et d'être affecté par lui, pour autant que cette affection s'accomplit
par l'intermédiaire d'un sens et, finalement, du sens interne, nous
l'appelons sensibilité. L'affectivité au contraire est la forme de l'essence
dans laquelle celle-ci est affectée non par autre chose mais par elle-
même, de telle manière que cette affection originelle comme auto-
affection, comme sentiment de soi, la constitue et la définit. Ainsi sur-
git, plus forte que les préjugés qui n'ont cessé de la recouvrir devant
le regard de la pensée philosophique, la rendant aveugle en ce qui
concerne l'essentiel, cette évidence irréductible : l'affectivité n'a rien
à voir avec la sensibilité avec laquelle on la confond depuis toujours mais lui
est bien plutôt structurellement hétérogène. Une telle hétérogénéité,
celle des structures, celle des essences, peut s'exprimer comme suit :
la réception de l'être dans l'horizon rendu sensible de la transcendance,
sa réception comme être-autre par conséquent, la sensibilité précisé-
ment, est principiellement absente de ce qui constitue au contraire
la possibilité même du sentiment et son essence. Celui-ci, tout senti-
L'AFFECTIVITÉ 575

ment possible en général, n'est et ne peut être ni l'acte de sentir tel


qu'il s'accomplit dans le sens, ni le contenu de cet acte, à savoir
un contenu sensible, qu'il s'agisse d'un contenu empirique ou d'un
contenu pur. En tant qu'il n'est jamais le contenu d'un sens, jamais
ce qui nous est donné par l'entremise de celui-ci et de son pouvoir
spécifique comme contenu empirique, pas davantage ce qui se propose
ultimement à nous comme contenu sensible pur à l'intérieur du sens
interne en général, le sentiment n'est jamais et ne peut être senti.
Parce qu'il n'est pas susceptible d'être senti, le sentiment ne peut
non plus être perçu, car toute perception, même pure et, comme telle,
indépendante de nos sens, suppose du moins le schématisme de
l'entendement, c'est-à-dire précisément la médiation d'un horizon
sensible. Il n'y a donc pas lieu d'opposer ici une perception empi-
rique du sentiment comme sentiment empirique et, d'autre part,
une perception pure, obéissant par exemple, au même titre que les
fonctions de la raison, et bien que foncièrement différente de celles-ci,
à des régulations aprioriques rigoureuses et nécessaires, perception
qui serait comme telle celle d'un sentiment pur, c'est-à-dire précisé-
ment non empirique, étranger dans son contenu à toute disposition
organique ou psycho-organique du sujet naturel. Car c'est à toute
perception en tant qu'elle présuppose, sinon l'exercice de nos sens,
du moins celui du sens interne et le développement ekstatique d'un
horizon qu'échappe par principe ce qui peut revêtir en soi la forme
d'un sentiment.
En tant que celui-ci, d'autre part, n'est jamais non plus et ne
peut être l'acte de sentir tel qu'il a été compris comme trouvant sa
structure dans le sens interne, l'affectivité considérée elle-même comme
un pouvoir de sentir, ou plus exactement comme celui d'éprouver quelque
chose et d'être affecté par lui, n'a précisément rien à voir avec le sens ainsi défini
ni avec ce qui le fonde, rien à voir avec la transcendance. C'est pourquoi une
proposition comme celle-ci « je sens en moi un grand amour » ou
encore « un profond ennui » est au plus haut point équivoque. Car
50zL'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

il n'y a pas, il n'y a jamais, en ce qui concerne l'amour ou l'ennui,


comme un pouvoir de sentir différent d'eux et qui serait chargé de
les recevoir, de les sentir précisément comme un contenu opposé
ou étranger. C'est l'amour, bien plutôt, ou l'ennui, c'est le sentiment
lui-même qui se reçoit et s'éprouve lui-même, de telle manière que cette capa-
cité de se recevoir, de s'éprouver soi-même, d'être affecté par soi, constitue
précisément ce qu'il y a d'affectif en lui, est ce qui fait de lui un sentiment.
Ni la forme du sens, par conséquent, ni le contenu qu'elle détermine
nécessairement, rien de ce qui fait la sensibilité de ce qui est sensible ne
se retrouve dans l'affectivité de ce qui est affectif. Parler d'un sentiment
sensible est à la rigueur vide de sens, se propose au point de vue
ontologique comme une absurdité. L'affectivité comme telle n'estjamais
sensible.
Parce que l'affectivité n'est jamais sensible, parce que son essence
n'est ni l'acte de sentir ni son contenu, rien de ce qui fait la sensibilité
de ce qui est sensible, le sentiment peut être ce qu'il est, non le
sentiment de quelque chose d'autre — par nature il n'est jamais cela,
jamais le sentiment de quelque chose d'autre, car, pas plus qu'on ne peut sentir
le sentiment, le sentiment lui-même ne peut sentir quoi que ce soit, quoi que ce
soit d'autre que lui — mais précisément ce qu'il est toujours et néces-
sairement, le sentiment de soi. Cette propriété en effet appartient à
l'essence du sentiment et le constitue, à savoir qu'il est lui-même
ce qui éprouve et ce qui est éprouvé, lui-même le pouvoir d'être
affecté et ce qui l'affecte. Qu'une telle propriété lui appartienne, non
toutefois comme une détermination synthétique ou contingente
de son être, mais comme son essence et ce qui le constitue, cela
signifie, ainsi que la problématique l'a reconnu : le sentiment n'est
pas quelque chose qui a en outre cette propriété de s'éprouver soi-
même, mais le « se sentir soi-même » qui vit en lui comme s'éprouver
soi-même, comme être affecté par soi, constitue en tant que tel,
dans l'effectivité de son effectuation phénoménologique, ce qu'il est,
à savoir un sentiment.
L'AFFECTIVITÉ 575

Ce qui se sent soi-même, de telle manière qu'il n'est pas quelque chose
qui se sent mais le fait même de se sentir ainsi soi-même, de telle manière
que son « quelque chose » est constitué par cela, se sentir soi-même, s'éprouver
soi-même, être affecté par soi, c'est là l'être et la possibilité du Soi. A
celui-ci il appartient que ce qui lui est donné originellement et
d'une manière exclusive, comme constituant sa propre réalité, c'est
lui-même, et cela non comme un contenu mort dans la tautologie
sans conscience de la chose identique à elle-même, mais comme
ce qui lui est donné, comme ce qu'il éprouve et qui l'affecte. Dans
le Soi réside et se réalise, s'il est possible, l'identité de l'affectant
et de l'affecté. L'identité de l'affectant et de l'affecté réside et se
réalise, trouve sa possibilité non théorique mais réelle, l'effectivité
de son effectuation phénoménologique, dans l'affectivité. L'affectivité
est ce qui met toute chose en relation avec soi et ainsi l'oppose à
toute autre, dans la suffisance absolue de son intériorité radicale.
L'affectivité est l'essence de l'ipséité.
Parce que l'affectivité est l'essence de l'ipséité, tout sentiment
est en tant que tel, comme sentiment de soi, un sentiment du Soi,
laisse-être, révèle, constitue l'être de celui-ci. Pour cette raison on
ne saurait, en ce qui concerne le pouvoir fondamental qui l'habite de
révéler le Soi et de le constituer, opposer un sentiment à un autre,
comme si certains sentiments avaient seuls, en raison d'une déter-
mination particulière de leur être, de leur profondeur, comme senti-
ments fondamentaux, comme béatitude par exemple ou comme
désespoir, un tel pouvoir, pouvaient seuls, à ce titre, être appelés
les « sentiments métaphysiques du Soi » (1). Ce n'est jamais le contenu
particulier d'un sentiment, la tonalité affective propre qui le diffé-
rencie et l'isole de tout autre, qui peut faire de lui le sentiment
d'un moi, celui-ci, précisément, n'est jamais le contenu particulier
d'un sentiment particulier. Le contenu particulier d'un sentiment

(1) F, 351.
50zL'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

particulier s'identifie avec lui, le déterminant ici comme « haine »


et là comme « amour », comme « béatitude », « tristesse » ou « déses-
poir ». Mais ce n'est pas en tant que haine ou en tant qu'amour, en
tant que béatitude, tristesse ou désespoir, qu'un sentiment est celui
d'un moi, du moi qu'il enferme en lui et révèle. A chacune de ces
déterminations affectives, assurément, à chaque sentiment particulier,
un Soi appartient. Il lui appartient en tant que ce sentiment est chaque fois et
nécessairement le sentiment de soi, non en raison de son caractère particulier,
mais en raison de son caractère affectif-, il est le « se sentir soi-même » qui
vit en lui comme ce qui le rend possible, comme ce qui rend possible l'identité
du sentiment et de son contenu, bref, son essence, l'affectivité en tant que telle.
Pour cette raison aussi un sentiment ne saurait être dit plus
ou moins proche du moi qu'un autre, lui appartenant véritablement
ou situé au contraire à sa surface en quelque sorte et ne l'affectant
que superficiellement, « superficiel » précisément ou « profond ».
Car le sentiment n'est jamais lié au moi selon un rapport plus ou
moins étroit, il ne saurait l'atteindre comme quelque chose d'exté-
rieur susceptible de le toucher plus ou moins, pour, finalement,
s'insinuer en lui, comme disent les auteurs de romans, et le conta-
miner en partie ou totalement, s'il constitue lui-même, dans l'effectivité
de son effectuation phénoménologique, comme se sentir soi-même, comme
sentiment, l'ipséité de ce moi en tant que telle. Pour cette raison encore,
parce que le sentiment constitue lui-même, comme se sentir soi-
même, sur le fond en lui de l'essence de l'affectivité, l'ipséité du
moi qui lui appartient par principe, la libération de celui-ci ne saurait
être fonction du mode selon lequel se détermine chaque fois, comme
tonalité affective particulière, le sentiment dans lequel elle se produit,
comme si, en fonction d'un tel mode et du caractère authentique ou
non de l'existence dont il témoigne, le moi pouvait lui-même se pro-
poser et être compris comme authentique ou non, comme « l'être-soi
véritable » ou seulement comme un moi déchu. Encore moins cette
libération du moi et son historial en des formes d'existence variables,
L'AFFECTIVITÉ 575

axiologiquement, métaphysiquement ou ontologiquement différen-


ciées et hiérarchisées, pourraient-ils être fonction de la nature de
l'objet en présence duquel le sentiment se produit si, comme affecti-
vité, l'ipséité n'a précisément rien à voir avec l'objectivité ni avec le
pouvoir qui la produit. Quant au problème de savoir si, comme
certains psychologues l'ont noté sans pouvoir expliquer en quoi que
ce soit l'objet de leur constatation, le sentiment appartient davantage
au moi qu'un autre « état psychique », qu'une « représentation » par
exemple, ou plutôt si la réduction de l'ipséité à l'essence de l'affecti-
vité laisse subsister la possibilité d'une appartenance de la représen-
tation elle-même ou de toute autre détermination de l'existence à un
moi, les prescriptions insurmontables de l'analyse éidétique sont
à cet égard les suivantes : une représentation, toute représentation en
général, plus généralement encore toute détermination possible de l'exis-
tence, toute forme susceptible d'être revêtue par celle-ci, enferme en elle un
moi et lui appartient pour autant qu'elle est affective et dans la mesure ou elle
l'est.
Que l'affectivité constitue l'ipséité elle-même et son essence,
l'échec du projet qui veut au contraire fonder celle-ci dans le sens
interne le montre clairement. Pareil projet ne se fait jour, à vrai
dire, que parce que le sens interne, c'est-à-dire le temps, se trouve
lui-même compris et interprété comme la forme originaire de toute
affection par soi, comme auto-affection. Ce n'est point par soi
cependant, la problématique l'a montré, mais par le contenu irréel
dans lequel elle s'aliène que l'essence s'affecte comme temps dans le
sens interne : en celui-ci, son Soi, le Soi de l'essence, ne lui est pas pré-
senté, la possibilité pour elle de se sentir soi-même, l'ipséité de l'essence,
ne se réalise pas dans le temps.
Ou bien l'interprétation de ce dernier comme affection par soi
se fonde sur le fait qu'il pose lui-même le contenu par lequel il
s'affecte. Mais l'origine du contenu de l'affection ne peut se substituer à sa
réalité phénoménologique et dans l'ipséité le moi se montre en lui-même, non
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

dans l'apparence étrangère qui est censée procéder de lui. Encore cette
origine du contenu de l'affection du sens ne saurait-elle être posée
simplement comme résidant non dans l'étant mais dans le sens
lui-même, c'est-à-dire dans l'essence. L'affirmation selon laquelle le
sens interne « tient tout de soi » demeure spéculative. Elle signifie
que, dans le sens, c'est le sujet lui-même qui s'affecte, et cela en tant
qu'il est à la fois ce qui pose le contenu de son affection et ce qui le
reçoit. En tant que le sujet n'est pas le contenu de cette affection, son
être demeure mystérieux. En tant qu'il est compris cependant
comme ce qui pose un tel contenu et en même temps le reçoit,
de telle manière que dans le sens « il tient tout de soi », celui-ci,
le Soi du sujet qui est l'origine de l'affection signifie seulement la
tautologie de ce qui à la fois pose et reçoit, ou plutôt qui est compris
comme tel, la tautologie purement logique du sujet logique. Pareille
tautologie, l'identité formelle qu'elle exprime sans d'ailleurs la fonder,
n'a rien à voir avec l'ipséité de l'essence, elle la présuppose tout au
plus. L'ipséité de l'essence, son auto-affection dans l'immanence de l'affec-
tivité pure, c'est là l'être-soi du sujet comme Soi effectif et concret, le Soi
originel de l'affection qui comme tel rend possible toute affection, même
sensible, de telle manière que c'est lui, non le sujet logique, qui forme l'oppo-
sition, que c'est à lui, à un Soi, que l'opposition oppose ce qu'elle oppose,
à lui que se propose l'être opposé, en sorte que c'est lui encore qui reçoit ce
qui ne peut précisément être reçu que par un Soi, rendant ainsi possible toute
opposition et toute réception en général en même temps que leur identité.
Loin de pouvoir fonder l'essence de l'ipséité, le sens interne la présuppose
comme ce qui rend possible sa structure même.
Avec le sens interne la problématique croit pouvoir se donner
l'identité, constitutive du Soi, de l'affectant et de l'affecté. Mais
l'affectant, dans le sens, est l'être-autre, comme tel il ne se recouvre
nullement avec ce qui est par lui affecté. L'identité de l'affectant et de
l'affecté n'est pas comprise dans l'apport du sens, elle se retient
tout entière hors de lui et de ce qu'il exhibe, hors du contenu
L'AFFECTIVITÉ 575

phénoménologique de l'affection qu'il produit. Elle réside dans


l'essence elle-même qui est l'affectant originaire et originairement
aussi l'être affecté comme être affecté non dans le sens mais par elle-
même. L'identité de l'affectant et de l'affecté est l'affectivité et, comme
telle seulement, comme auto-affection de l'essence dans son imma-
nence radicale, son Soi, le Soi de l'essence, l'ipséité.

§ 53. L'AFFECTIVITÉ COMME PASSIVITÉ ONTOLOGIQUE ORIGINAIRE


ET L ' E F F E C T I V I T É D E SON ESSENCE DANS L E « SOUFFRIR »

La structure interne de l'immanence a été comprise finalement


et décrite comme la passivité de l'être à l'égard de soi, comme
passivité ontologique originaire. En celle-ci, dans sa structure, se
trouve défini d'une manière rigoureuse et déterminé ce qu'il en est
ultimement de l'être lui-même, comment, lié à soi, dépourvu du
pouvoir de rompre ce lien, de tout pouvoir concernant son être
propre, et par exemple de celui de le poser, de le vouloir ou de le
comprendre, de le devancer de quelque manière que ce soit, non libre
par conséquent et comme tel essentiellement passif, passif à l'égard
de lui-même, il cohère avec soi dans l'unité absolue de l'expérience
adéquate qui le constitue et le fait être ce qu'il est. Pas plus que
l'immanence toutefois, la structure ultime qui l'explicite et où elle
trouve la concrétion de son être-possible, ne saurait être posée
simplement, comme une structure idéale, comme une condition
prescrite par l'analyse. Ce qui se réalise en elle, aussi bien, dans la
passivité originelle de l'être à l'égard de soi, n'est pas une abstraction,
c'est l'expérience de soi de l'être qui comme expérience adéquate,
comme autorévélation de l'être en lui-même et tel qu'il est, le consti-
tue. A cette expérience qui laisse être l'être lui-même et le constitue,
il appartient que, s'accomplissant conformément à la structure qui la
rend possible, dans la passivité originelle de l'être à l'égard de soi,
elle revêt nécessairement en celle-ci la forme par laquelle, rendue
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

phénoménologiquement effective et concrète, elle se propose à


nous et s'impose, et, se portant témoignage à elle-même dans la
force de sa phénoménalité propre, ne se laisse point contester.
L'expérience de soi de l'être comme originairement passif à l'égard de soi
est sa passion. Celle-ci constitue le prototype et l'essence de toute
passion possible en général. Toute passion est comme telle la passion
de l'être, trouve en lui son fondement et le constitue. L'essence de la
passion cependant réside dans l'affectivité. L'affectivité est la révélation
de l'être tel qu'il se révélé à lui-même dans sa passivité originelle à l'égard
de soi, dans sa passion.
Avec la mise à découvert de l'affectivité comme constituant
l'essence de la passivité ontologique originaire, c'est-à-dire du fonde-
ment ultime de toute réalité, s'établit une connexion, à vrai dire
essentielle, entre l'affectivité elle-même et le concept de passivité par
lequel l'être du fondement se trouve primitivement interprété et
saisi. Une telle connexion s'exprime précisément avec la détermi-
nation de l'être de l'affectivité comme « passion ». La compréhension
de l'affectivité à partir du concept de passivité et, précisément,
comme « passion » se fait jour à un moment crucial du développement
de la pensée philosophique, de telle manière toutefois que la signi-
fication ontologique ultime de la connexion essentielle ici aperçue se
trouve aussitôt falsifiée et perdue. Descartes, s'il range d'emblée
tous les affects sous la rubrique commune de la passion, cherchant
ainsi l'explication de leur essence dans le phénomène de la passivité,
ne dispose point du concept adéquat de celle-ci, comme concept
ontologique et fondamental. La passivité ne désigne point pour lui
la structure interne de l'être, de telle manière que sa réalisation
phénoménologique effective dans l'affectivité puisse concerner celui-ci,
concerner l'absolu lui-même et le constituer. Bien au contraire, l'être
ou la substance est compris dans le cartésianisme comme foncière-
ment étranger au phénomène de l'affection puisque, considéré en
lui-même, « par soi seul », c'est-à-dire indépendamment de ses
AFFECTIVITÉ 587

ttributs, « il ne nous affecte point » (1). C'est l'action d'une réalité


ur une autre que pense Descartes sous le titre de la passivité, celle-ci
.ésignant l'état de la réalité qui subit l'action, comme la subissant
irécisément et comme modifiée par elle. Encore la possibilité dernière
.'une telle action ne fait-elle pas problème, puisque l'altérité de l'être
utre qui exerce sa pression sur l'existant passif n'est l'objet d'aucune
onsidération. Il s'agit en fait d'un processus ontique, analogue à
elui de la causalité naturelle par lequel un étant en détermine un
utre, et qui mérite d'être appelé « action » si on le rapporte au
remier, « passion » au contraire si on le réfère au second, à l'étant
ui subit l'action et se trouve modifié par elle. C'est à l'image d'un tel
rocessus que se trouve conçue dans le cartésianisme la nature du
en qu'il institue entre l'esprit et le corps, la détermination du
remier par le second, détermination telle que par elle surgit juste-
îent l'affectivité comme ce qui vient qualifier l'esprit lui-même
our autant qu'il est « passif » à l'égard du corps, c'est-à-dire « subit »
on « action ».
Il s'ensuit que la passivité ainsi comprise dans son rapport
l'affectivité n'a précisément rien à voir avec celle-ci, avec l'affec-
vité telle qu'elle se propose en elle-même. Par l'affirmation d'une
ction du corps sur l'esprit et, conjointement, de la passivité de ce
ernier, Descartes avance une théorie, d'ailleurs inintelligible et,
ar suite, totalement inutile, de l'origine de l'affectivité, comme origine
<térieure à celle-ci, toutefois, extérieure au contenu phénoménologique effectif
? son être réel. Le processus en troisième personne qui suscite du
ehors la modification affective de la pensée et, par suite, selon
>escartes, le surgissement de l'affectivité elle-même, demeure en
lit foncièrement étranger à la structure de l'essence où l'affectivité
uise sa possibilité interne et qui la détermine à être ce qu'elle est.
l'est cette structure cependant, la structure interne de l'affectivité

(1) AT, v i n , 25.


50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

et son effectivité phénoménologique, que le concept de passivité


vise et prétend déterminer, en sorte qu'il rejette nécessairement les
formulations naïves où se représente l'action des choses les unes sur
les autres, toute signification ontique et, pareillement, la signification
ontologique présupposée par celle-ci et en vertu de laquelle depuis tou-
jours la passivité se trouve comprise et interprétée d'une manière
exclusive comme passivité à l'égard de l'être-autre dans le surgis-
sement de l'altérité.
Visant la structure interne de l'affectivité et son effectuation
phénoménologique, exprimant lui-même la passivité originelle de
l'être comme passivité de l'être à l'égard de soi, le concept de celle-ci
est la pensée même de l'affectivité, revêt sa signification concrète :
tout sentiment est, comme tel, essentiellement passif, passif à l'égard
de soi, de telle manière que, dans cette passivité absolue à l'égard de
soi et de son être propre, il lui est livré, il est livré à lui-même irrémé-
diablement pour être ce qu'il est. Être livré à soi-même irrémédia-
blement pour être ce qu'on est, cela veut dire, cela ne peut que
vouloir dire, s'éprouver soi-même, subir son être propre, faire
l'expérience de soi dans un subir plus fort que toute liberté, que
tout pouvoir d'échappement à soi ou d'arrachement, se sentir soi-
même tel qu'on est dans l'identité absolue du se sentir et de ce qu'il
sent, dans l'identité avec soi du sentiment. C'est la passivité originelle
de l'être à l'égard de soi dans le se sentir soi-même identique comme
tel à l'essence du sentiment, c'est l'être intérieur de celui-ci et son
effectivité phénoménologique qu'exprime en général le concept de la
passion — non la simple détermination extrinsèque de l'être en
lui-même non élaboré de l'affectivité. Bien plus, l'idée d'une telle
détermination, du devenir affectif de la pensée dans sa soumission
à l'action du corps selon les lois de la causalité externe, l'idée de la
passivité comme passivité en troisième personne n'est que la formulation
naïve par la conscience naturelle, à l'aide des moyens dont elle dispose et
qu'elle emprunte nécessairement au contenu habituel de sa représentation,
L'AFFECTIVITÉ 575

de la passivité ontologique originaire inscrite dans la structure phénoménolo-


gique interne de l'affectivité et constituée par elle. Les diverses conceptions,
philosophiques ou non, qui d'une manière ou de l'autre ont pour
contenu et professent l'aliénation de l'homme, la détermination selon
le mode d'un processus naturel de son être-conscient par une réalité
étrangère et plus forte que lui, présupposent l'idée de la passivité,
ne font, plus profondément, que symboliser à leur façon son expé-
rience fondamentale, l'expérience de la passivité comme passivité de
l'être à l'égard de soi et son phénomène originel, ont leur origine
dans l'affectivité.
A celle-ci il appartient que, originellement passive à l'égard de
soi, elle se trouve comme telle essentiellement marquée dans son
être par un déjà. Le sentiment se sent, s'éprouve, est donné à lui-même
de telle manière que, dans cet être-donné-à-soi-même qui le constitue,
il s'apparaît, non pas comme donné, mais précisément comme tou-
jours déjà donné à lui-même. Encore un tel « déjà », parce qu'il vise
l'ultime fondement de toute chose, la réalité et sa compréhension
ontologique adéquate, doit-il être rigoureusement élucidé et saisi.
Car le sentiment ne se découvre pas tel, déjà donné à lui-même, dans
un regard par exemple auquel il se proposerait comme un contenu
antérieur à sa visée ou indépendant d'elle. Le déjà de l'être-donné du
sentiment ne concerne pas le passé de celui-ci, rien qui se propose
comme déjà là au pouvoir qui le découvre. Il concerne ce pouvoir
lui-même, son être d'ores et déjà donné à lui-même dès qu'il s'exerce
et, précisément, la passivité originelle à l'égard de soi de l'essence
dans l'unité de son auto-affection et dans son affectivité. Le déjà de
l'être-déjà-donné-à-lui-même du sentiment concerne son effectivité
phénoménologique et la détermine. Que le sentiment soit toujours
déjà donné à lui-même, cela veut dire, dès qu'il est, sur le fond en lui
de ce qu'il est, du se-sentir-soi-même qui le constitue et le définit, il
s'est toujours déjà senti soi-même, toujours déjà donné à lui-même,
de telle manière qu'il a un contenu et s'apparaît comme débordé par
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

celui-ci, bien qu'un tel contenu lui soit identique. Plutôt, c'est parce
que ce contenu lui est identique, parce que, sur le fond de son
identité avec soi, le sentiment s'est toujours déjà senti soi-même et
porte en lui ce qu'il est comme ce qui l'accompagne invinciblement et
dont il ne peut se défaire, qu'il s'éprouve lui-même comme dépassé
par soi et par sa propre réalité. L'identité avec soi du sentiment le
lie à son contenu, en sorte qu'il lui est soumis et le supporte, et, en
l'absence de tout rapport, ne se rapporte à lui qu'à l'intérieur d'un
« souffrir » et comme ce « souffrir » qui le détermine ultimement et
constitue en lui l'essence de l'affectivité.
Un tel « souffrir », le « se souffrir soi-même » du sentiment dans
sa passivité ontologique originaire à l'égard de soi, est ce qu'il faut
penser si l'essence de l'affectivité doit être expliquée. En lui, dans le
souffrir considéré en tant que tel, prend naissance et se forme l'épais-
seur du sentiment, son être réel, irréductible décidément à la tauto-
logie vide de l'identité que la philosophie, lorsqu'elle s'efforce de la
penser, non comme la condition dernière à laquelle « il faut bien
s'arrêter », mais comme effective, dans l'effectivité de la phénomé-
nalité, se représente comme une pure transparence, comme la translu-
cidité de la conscience. Car la translucidité, si l'on veut, la transpa-
rence du sentiment n'est pas celle d'une vitre, laissant voir autre chose,
toute chose, et par elle-même, en elle-même, rien, le néant. A travers
sa propre transparence le sentiment plonge dans la réalité de son effectivité.
Ainsi s'opère, dans l'immanence du sentiment, son dépassement, le
dépassement du sentir vers ce qu'il sent, de telle manière que, se
dépassant ainsi, le sentir ne se dépasse vers rien, ne se dépasse pas
lui-même, est l'être-saisi du sentiment par sa propre réalité. L'absence
du dépassement est dans le sentiment ce qui le dépasse, son identité avec soi.
Un tel dépassement, celui de l'identité, s'accomplissant en elle, donne
au sentiment son contenu, l'ouvre à celui-ci, le lie indissolublement
à ce contenu qui est lui-même, le charge à jamais du poids de son être
propre. Ce qui est ainsi chargé de soi pour l'être à jamais, c'est là
L'AFFECTIVITÉ 575

seulement à vrai dire ce qu'on appelle un Soi. En celui-ci s'accomplit


le mouvement sans mouvement dans lequel il reçoit, comme un
contenu substantiel et lourd, ce qu'il est, s'en empare, parvient
en soi, éprouve sa propre profusion. Le Soi est le dépassement du
Soi comme identique à soi. L'interprétation de l'essence de l'ipséité
comme affectivité reçoit sa signification ontologique dernière et
devient possible avec l'interprétation de l'affectivité comme trouvant
son essence dans le « souffrir ». Avec la passivité originelle de l'être
à l'égard de soi telle qu'elle se réalise dans le souffrir s'accomplit,
comme dépassement de l'immanence, identique à celle-ci, le dépas-
sement du Soi vers ce qu'il est, l'obtention par lui de son être propre
et, identiquement, le dépassement dans l'identité du sentiment vers
son propre contenu, son surgissement en lui-même dans la profusion
de sa richesse intérieure, le devenir de son être effectif et sa consis-
tance.
En tant que le devenir de son être effectif, l'obtention par lui
de son propre contenu, son surgissement en lui-même dans la
profusion et la consistance de sa réalité intérieure, s'accomplit dans
l'identité de la passivité absolue et comme cette passivité même,
à ce qu'il ressent et éprouve, à lui-même, le sentiment est livré de
telle manière qu'il ne peut ni contester, ni refuser, ni assumer, ni
accepter ce qu'il est dans la transparence de son identité avec soi.
Dans le souffrir s'annonce, comme identique à son essence, l'impuissance du
sentiment. Parce qu'elle s'annonce dans le souffrir et nous aide
à le penser, l'impuissance du sentiment n'a rien à voir avec ce qu'on
entend d'ordinaire par « un sentiment d'impuissance ». Ce dernier se
produit toujours en présence de quelque chose, l'impuissance qu'il
exprime et qui le qualifie concerne en réalité sa relation à un objet,
c'est par exemple l'impuissance de modifier celui-ci, de le supprimer,
l'impossibilité d'échapper à une certaine situation dont les conditions
sont données indépendamment du sujet qui éprouve ce sentiment,
s'imposent à lui. Pareil sentiment, parce qu'il se réfère à une situa-
50zL'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

tion donnée, à un objet et en dépend, est susceptible de se trans-


former. Que le cours des choses vienne à changer, se subordonne
au désir du sujet ou à ses projets au lieu de le contraindre, en celui-ci
une tonalité nouvelle, un sentiment de puissance ou de joie, se
produit. La possibilité de sa transformation dans la modalité opposée
est inscrite dans le sentiment d'impuissance et détermine son concept
à titre de possibilité au moins idéale, imaginaire mais comme telle
effective, et le prisonnier peut toujours rêver son évasion.
L'impuissance du sentiment qui s'annonce dans le souffrir
et en résulte est au contraire l'impuissance du sentiment vis-à-vis
de soi, son impuissance à rompre le lien qui l'attache à lui-même,
le lien de l'identité où son contenu lui est donné comme ce qu'il est.
L'impuissance du sentiment concerne sa structure interne, le souffrir
en lui comme se souffrir soi-même, c'est une détermination éidé-
tique. Comme telle, elle concerne tout sentiment, ne se laisse pas
réduire à une tonalité particulière et ne peut non plus se muer en une
autre. L'impuissance du sentiment ne peut être levée, biffée au profit
de la détermination contraire, sa négation dans l'imagination est
celle de l'essence même de l'affectivité et de ce qu'elle fonde. C'est
pourquoi, en réalité, une telle négation ne peut être pensée, seule
peut l'être la suppression extérieure de l'essence et, parce que celle-ci
fonde chaque fois l'être du Soi, une telle suppression se propose à lui
sous une forme concrète dans l'idée du suicide. Ce dernier révèle
dans son concept l'impuissance du moi à se défaire de soi comme
constitutive de son être, de telle manière qu'elle ne peut être levée
que par la destruction extérieure de celui-ci, comme Alexandre ne
pouvant défaire le nœud gordien le trancha de son épée.
L'impuissance, constitutive de son être-Soi, du moi à se défaire
de soi trouve cependant son fondement dans l'impuissance originelle
du souffrir. Pensée plus avant, celle-ci détermine, négativement
d'abord, l'être du sentiment comme démuni de tout pouvoir en ce
qui concerne l'essentiel et ce qui lui importe le plus, à savoir son
L'AFFECTIVITÉ 575

être propre. Le pouvoir dont, sur le fond en lui de sa passivité origi-


nelle à l'égard de soi telle qu'elle se réalise dans le souffrir, le senti-
ment se trouve essentiellement démuni, la problématique le comprend
ici. C'est le pouvoir précisément de tenir son être à distance, d'y
échapper au moins dans le regard, le pouvoir de toute distance comme
telle, la liberté. Et c'est bien là en effet ce qui caractérise l'être du
sentiment et le détermine, l'impossibilité de se libérer de soi, de
ménager, en arrière de lui-même, comme une position de repli où
il lui serait loisible de se retirer et, se retirant ainsi de soi, d'échapper
à ce que son être peut avoir d'oppressant. En ce qui concerne le
sentiment et son rapport à soi, la prescription de l'eidos est précisé-
ment qu'aucune dimension de repli ne peut être dépliée, de telle
manière qu'il n'y a rien entre lui et lui, pas de recul possible, de telle
manière que, acculé à l'être, à son être, y adhérant point par point,
il lui est livré de cette façon, en toute impuissance, dans la passivité
du souffrir. Le sentiment est le don qui ne peut être refusé, il est la
venue de ce qui ne peut être écarté.
En tant que, dans la passivité du souffrir, le sentiment est donné
à lui-même et ne peut refuser ce qui lui est donné, se fuir, échapper
à son contenu mais se trouve au contraire livré à celui-ci, de telle
manière que, lui étant livré et rivé à lui, il y adhère en tous points
dans l'adhérence parfaite de l'identité et en toute impuissance, en
elle aussi alors, dans la passivité du souffrir, le sentiment parvient
en soi, devient ce qu'il est, surgit en lui-même dans la jouissance de
son être propre. C'est là en effet ce que signifie la passivité du souffrir,
ce qui s'accomplit en elle : l'effectivité de l'être donné. En elle, dans
sa passivité originelle à l'égard de soi, le sentiment s'empare de son
contenu, l'éprouve, s'éprouve lui-même, fait l'expérience de soi,
jouit de soi et, dans cette jouissance comme pure jouissance de soi-
même constitutive comme telle de son être, parvient en celui-ci,
se pose en lui dans l'effectivité. Dans l'impuissance du souffrir se fait
jour la puissance du sentiment. La puissance du sentiment est son jail-
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

lissement, son être-saisi-par-soi, l'adhérence à ce qu'il est, l'unité


absolue où il cohère avec soi et, dans cette cohérence, dans cette
adhérence, dans l'identité absolue avec soi de l'être saisi par soi,
dans son être-Soi et comme ce qui le constitue, l'embrasement de
son être, l'être qui s'éprouve lui-même et, dans cet acte de s'éprouver,
s'illumine, surgit, est la révélation. La puissance du sentiment est le
sentiment lui-même, le sentir comme tel dans son essence, comme se sentir
soi-même, tel qu'il s'accomplit, dans sa possibilité effective, comme souffrir.
La puissance du sentiment ne s'oppose pas à son impuissance, comme
une détermination à une autre, elle lui est identique et réside en elle.
Le sentiment est la force originelle, en lui s'établit le rassemble-
ment édificateur de ce qui est et sans lequel rien ne serait. Dans le
sentiment seul et par lui vient à soi ce qui, venant à soi et se ren-
contrant et s'unissant à soi-même, émerge dans la suffisance de l'être
avec soi, a, comme tel, la puissance d'être.
En tant que la puissance du sentiment réside dans son impuis-
sance et lui est identique, c'est au sein de celle-ci, dans la passivité
du souffrir par conséquent, que s'établit le rassemblement édifica-
teur. C'est pourquoi un tel rassemblement n'opère aucune action,
ne rassemble rien qui soit d'abord séparé, comme s'il devait s'accom-
plir dans la lutte, dans le déchirement de l'être séparé d'avec soi et
comme ce déchirement même. Parce que le rassemblement édifi-
cateur de l'être, l'émergence de l'absolu dans l'absoluité de l'être
avec soi, sa révélation dans la présence et son effectivité, ne corres-
pond à aucune lutte, à aucun effort de l'absolu pour se saisir lui-même,
et pas davantage à celui d'une quelconque connaissance, ignore le
déchirement de l'opposition et ne le suppose pas non plus, est la
passivité absolue du souffrir, il y a dans le sentiment où il s'accomplit
une certaine douceur. La douceur du sentiment est sa force tranquille,
la venue silencieuse de ce qui vient en soi, est avec soi, s'éprouve.
En tout ce qui vient, d'où qu'il vienne et où qu'il aille, quoi qu'il
soit, est la venue silencieuse de ce qui vient d'abord en soi, est la
L'AFFECTIVITÉ 575

douceur de l'être qui vient à lui dans le sentiment. Une telle douceur
où l'être vient à lui sans effort, s'éprouve dans la passivité du souffrir,
dans le sentiment, pénètre tout ce qui est. Considérons le sentiment
de l'effort. Ce qui lui est donné, c'est la tension intérieure de l'exis-
tence qui affronte l'être-opposé et dans cet affrontement se le donne,
c'est l'effort, mais dans la façon dont l'effort est donné à lui-même, dans le
sentiment de l'effort, il n'y a pas d'effort. L'être de l'effort, se réalisant
dans le sentiment, est sa passivité originelle à l'égard de soi, son être-
donné à soi-même dans le souffrir comme se souffrir soi-même, est
sa douceur.
De même en est-il pour le sentiment de l'action, pour toute
action en général, pour tout ce qui est. L'action est l'opération.
Mais l'être de l'action n'est pas l'opération, n'est pas l'action elle-
même. Pas davantage les diverses déterminations dans lesquelles
elles s'expriment, les modes variés de leur déroulement ou de leur
réalisation. L'être de l'action est la non-action, sa passivité ontolo-
gique originaire à l'égard de soi. Toute action est subie, non par
autre chose, par la chose sur laquelle elle s'exerce, par le sujet qui
l'exerce, mais par elle-même. Ou plutôt, c'est là ce que signifie être
le sijjet de l'action, être l'action elle-même en tant qu'elle se subit
elle-même originairement, dans sa passivité ontologique à l'égard
de soi. Être un sujet veut dire « subir », veut dire « être ». L'être
du sujet est l'être lui-même. L'être du sujet est la subjectivité. La
subjectivité constitutive de l'être et identique à celui-ci est l'être-avec-soi,
le parvenir en soi-même de l'être tel qu'il s'accomplit dans la passivité origi-
nelle du souffrir. L'essence de la subjectivité est l'affectivité.
Ce qui silencieusement parvient en soi et se rassemble dans la
toute-puissance de l'être-Soi, et cohère avec soi dans l'impuissance
de l'être livré à soi par sa passivité originelle à l'égard de soi, ce
qui, dans la toute-puissance de cette impuissance, éprouve ce qu'il
est et, dans la douceur de sa propre venue à soi-même, se sent, frémit
en soi dans le frémissement intérieur de sa propre révélation à soi-
50zL'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

même, c'est la vie. Ce qu'est la vie dans sa possibilité dernière et dans


son être-concret, devient transparent. Toute vie est par essence affec-
tive, l'affectivité est l'essence de la vie.
Pas plus que l'interprétation du fondement ultime de toute réalité
comme trouvant son être dans la vie et comme constitué par elle
n'implique de la part de la problématique l'oubli de son dessein
propre, la substitution aux déterminations éidétiques structurelles
de l'être de simples propriétés empruntées à l'étant et leur promotion
naïve dans les conceptualisations pré-philosophiques du vitalisme,
du biologisme, etc., pas davantage l'interprétation ontologique de
l'essence de la vie elle-même comme affectivité n'obéit à un quel-
conque romantisme, à une vision particulière et « subjective » des
choses, vision tributaire de l'attitude déterminée, de repli par exemple
ou de fuite, d'une existence incapable d'affronter ses tâches concrètes
et cherchant en soi et dans le « sentiment » des compensations illu-
soires, un refuge contre le monde. Vivre, comme l'avaient déjà
aperçu les Grecs et comme, plus près de nous, devaient le reconnaître
à leur tour Nietzsche, Heidegger, signifie être, de telle manière qu'il
ne s'agit pas ici, avec l'intervention du sentiment dans son rapport
à la vie, d'un mode particulier et arbitrairement choisi de réalisation
de celle-ci, mais de la structure interne de tout ce qui est. Ainsi
compris dans sa structure interne, c'est-à-dire dans son émergence,
l'être est inséparable de l'affection et trouve dans la possibilité ultime
de celle-ci, dans l'affectivité, sa propre possibilité, radicale et der-
nière, son essence.
La tâche de la problématique s'exprime ultimement dans la
question de la détermination phénoménologique de l'être du fonde-
ment. Pensé à la lumière de cette question et de l'exigence qu'elle
manifeste, exigence qui est celle de la réalité, l'être a été compris
dans son hétérogénéité phénoménologique structurelle au milieu
ouvert de la connaissance, la vie, comme l'invisible. Ce qu'est celui-ci,
comme identique à la vie et à l'être, la simple affirmation de sa
60 j
L'AFFECTIVITÉ

ihénoménalité interne, de l'invisible comme constituant l'essence


nême de la révélation et, bien plus, comme co-extensif et co-intensif
. son effectivité originelle, ne le rend pas évident aussi longtemps
[ue, saisi dans son opposition au règne de ce qui est visible, il se
>résente encore sous la forme d'un concept négatif, aussi longtemps
|ue le caractère non dialectique 'de l'opposition à partir de laquelle
l est pensé n'est lui aussi que l'objet d'une affirmation. Ainsi s'élève
îaturellement « le souhait qu'au lieu de considérations abstraites
:t flottantes sur le dévoilement et le voilement, on puisse fournir
ine information de caractère intuitif sur l'endroit où la chose nommée
L proprement sa place » (i). Cette question, dit Heidegger, celle de
avoir ce qu'il en est finalement de l'invisible considéré en lui-même,
irrive trop tard. Car on ne peut prétendre assigner une place à ce qui
:st la condition de toute place, à « ce en quoi, au sens d'une résidence,
:epose tout « en quel endroit ? » possible d'un « avoir sa place» » (2).
Uabsolu, toutefois, qui fonde toute manifestation possible en général,
'a fonde en tant qu'il se manifeste lui-même et, précisément, dans cette
manifestation de soi. L'essence de la phénoménalité ne se situe pas au-
ielà de son apparence effective mais la constitue. La réalité n'est pas
soustraite aux conditions qui la définissent. Flottantes en effet sont
es considérations selon lesquelles l'être se détourne de nous, se
retenant, se retirant et se réservant. Si « se retirer est ici se réserver
;t pour autant advenir », il faut dire quel est l'être de ce « se retirer »,
:e qui fait de lui un événement, l'Ereignis. Si « le fait d'être affecté
par le réel peut justement isoler l'homme de ce qui le concerne, de
•e qui s'approche de lui d'une façon sans doute énigmatique » (3), cette
ipproche de l'énigmatique, l'affection de l'invisible est le problème.
Et la philosophie marche proprement sur la tête, prétend fonder le

(1) Essais et Conférences, trad. A. PRÉAU, Gallimard, Paris, 1958, 329.


(2) Ibid.
(3) ID., 158-159-
50 z
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

fondement sur ce qu'il fonde, quand elle n'a pas d'autre moyen pour
circonscrire finalement l'être compris comme l'énigmatique que de
recourir au mouvement vers lui de l'homme comme mouvement de
l'homme vers ce qui lui échappe (i). Précisément, l'être n'est pas
tel, énigmatique, invisible, en tant qu'il nous échappe et se retire
loin de nous mais en tant qu'il nous affecte. L'invisible est l'être
compris comme l'affection, l'affection originelle, son effectivité
première et l'essence de toute effectivité, la phénoménalité elle-même,
absolue, irrécusable, telle qu'elle se révèle originairement à elle-
même, est l'affectivité.

06 noviembre 2018

§ 54. INTERPRÉTATION ONTOLOGIQUE DE L'AFFECTIVITÉ


COMME FONDEMENT DE L'AFFECTION ;
L E PROBLÈME DE l'« AFFECTIVITÉ INTENTIONNELLE »

L'affectivité où l'immanence est saisie non plus dans l'idéalité


de sa structure mais dans son effectuation phénoménologique concrète,
où l'invisible se révèle dans l'effectivité de sa phénoménalité, a été
comprise comme telle, comme immanence, dans son hétérogénéité
ontologique irréductible à la forme du sens où se réalise l'affection
de l'essence par l'être étranger. L'immanence cependant est la
condition de la transcendance, la réalité de l'acte qui s'oppose
l'horizon. L'affectivité est la condition de la sensibilité, de telle manière
que le sentir, comme sentir d'un contenu sensible et comme sa réception,
n'est principiellement possible que sur le fond en lui du se sentir soi-même
qui le livre à lui-même et lui donne la réalité de ce qu'il est, n'est principiel-
lement possible que comme affectif L'affectivité n'est pas la condition
du sentir au sens d'une condition dégagée par l'analyse réflexive,
d'une condition logique, elle constitue bien plutôt l'effectivité de
l'acte de sentir considéré en lui-même, sa phénoménalité propre,

(1) Cf. le commentaire de la parole de HÔLDERLIN : » nous sommes un signe,


vide du sens », Essais et Conférences, op. cit., 159-160.
60 j
L'AFFECTIVITÉ

rrécusable et concrète, l'expérience du sentir, identique à celui-ci


:t constitutive de sa réalité. C'est comme tel, en effet, comme affectif
m son essence, dans la réalité de son être effectif et concret, que le
entir est possible, déploie la structure du sens interne. Comme affectif
n son essence, comme se sentir soi-même, comme Soi, l'acte de
entir, l'acte de l'opposition, s'oppose, oppose à un Soi, à ce Soi
;u'il est lui-même, ce qu'il sent, et est affecté par lui, comme Soi-
ffecté, comme un Soi seul peut être affecté par le contenu sensible
e son affection. Ce qui revêt en soi-même la forme d'un Soi, et
ïulement à la condition de revêtir cette forme, l'ego seul peut
;ntir et la thèse selon laquelle l'affection sensible se produit dans une
ohère étrangère à celle de l'ipséité, elle-même circonscrite au domaine
e la pensée claire et attribuée à celle-ci, au je pense de la conscience
îtellectualiste, sans que la raison positive de cette attribution ou
égative de cette restriction soit donnée ou fasse seulement le thème
'une problématique, la thèse selon laquelle « on sent » (i) est onto-
•giquement absurde. Mais ce qui, s'éprouvant soi-même originelle-
lent, est comme tel susceptible d'être affecté, ce qui se trouve
institué en lui-même comme un Soi, le sentir dans sa réalité inté-
eure et vivante, le Soi du sentir qui le rend possible, qui rend pos-
ble l'affection par l'être étranger, réside dans l'essence où le sentir
lise précisément la possibilité concrète de son être-Soi, dans sa
issivité ontologique originelle à l'égard de soi et dans l'affec-
idté.
Parce que l'affectivité constitue ainsi la condition dernière,
:ssence ultime de l'affection, son identification à celle-ci, à la sensi-
lité ou leur simple confusion telle qu'elle s'exprime à travers l'his-
ire de la pensée philosophique et aussi bien dans les conceptions
i sens commun, s'éclaire, le « préjugé » de cette confusion se trouve
la fois fondé et rejeté. Rejeté parce que l'affectivité se réalisant

(I) C'est la thèse de MERLEATT-PONTY, cf. PhP, 249, 277.


6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

concrètement dans le souffrir exclut de soi la structure du sens,


fondé parce que cette structure et l'acte de sentir qui la développe ne
sont principiellement possibles qu'à partir de la cohérence originelle
de cet acte comme cohérence en soi-même dans le souffrir. L'affec-
tivité n'est jamais sensible, la sensibilité est constamment affective, telle
est la loi éidétique qui régit le domaine ultime du fondement.
Constamment affective, la sensibilité peut être ce qu'elle est,
non la représentation théorique, la froide contemplation de la réalité
qu'elle saisit, mais précisément sa saisie dans le sentir et sous la forme
de celui-ci. Car ce n'est pas la spécificité du donné sensible considéré
dans sa diversité qualitative irréductible, dans le quid proprium de
sa matérialité, qui fait la tonalité propre du sentir. Un tel donné ne
constitue encore que le contenu empirique de la sensibilité et ne se
propose à celle-ci que pour autant qu'elle s'exerce, pour autant que
s'exerce son pouvoir pur. La tonalité propre du sentir concerne ce
pouvoir et prétend le caractériser. En quoi consiste celui-ci, le sentir
considéré en lui-même, s'il se trouve déterminé dans son être par une
tonalité propre et se propose comme tel dans son irréductibilité
au pur regard de la connaissance théorique ? Le pouvoir du sens
est la projection et la réception de l'horizon. Parce que celle-ci est
confiée à l'intuition et ne peut être accomplie que par elle, l'acte
du sens est ce qu'il est, non le pur acte de penser, mais précisément
celui d'intuitionner ce qui comme tel, comme reçu dans l'intuition,
se propose nécessairement, dès lors, comme un contenu sensible
quoique pur (i).
L'intuition, cependant, comme il a été montré avec la mise en

(I) « I/essence de la sensibilité, dit HEIDEGGER, se trouve dans la finitude de


l'intuition » (K, 87). Par là Heidegger vise la sensibilité comme astreinte à recevoir
un étant qu'elle n'a pas créé (les instruments de cette réception sont les sens dont
la nécessité réside ainsi dans la finitude de l'intuition et doit être comprise à partir
d'elle), comme sensibilité empirique. Mais la sensibilité pure où se fonde chaque
fois la sensibilité empirique, ne peut s'accomplir elle aussi que dans la réception
du contenu qu'elle se propose, c'est-à-dire en l'intuitionnant.
L'AFFECTIVITÉ 60 j

évidence du caractère circulaire de la problématique du schématisme,


n'est qu'un nom pour la réceptivité. Le contenu que le schématisme
transpose sensiblement pour s'en donner l'apparence effective n'est,
d'autre part, que l'« être-devant » comme « être-étendu-devant »,
le caractère sensible de ce contenu ne signifie rien de plus en réalité
que sa phénoménalité comme phénoménalité de l'être-étendu-devant,
rien de plus, précisément, que l'effectivité de son apparence. Dans
celle-ci, cependant, et dans ce qu'elle nous propose en effet, il n'y a
rien qui constitue à proprement parler la tonalité du sentir. Cette
dernière ne doit-elle pas être cherchée, toutefois, du côté du sens et
de son pouvoir de sentir, non dans son contenu ? Mais quand le
nom de ce pouvoir est l'intuition et, précisément, la réception de
l'être étendu-devant, le laisser-s'étendre-devant l'être-étendu-devant, son
surgissement dans la phénoménalité et cette phénoménalité elle-même en
tant que telle, la tonalité n'est justement pas dans celle-ci, dans le pouvoir
de sentir identifié à ce qu'il sent et pensé comme son émergence. Ou bien
c'est la réalité de ce pouvoir, la réalité de l'acte de sentir saisi en
lui-même comme se sentir soi-même qu'il faut prendre en considé-
ration si la tonalité de cet acte doit être fondée. La tonalité de l'acte
de sentir est son se sentir soi-même, est son affectivité. L'affectivité, elle
seule, permet que la sensibilité soit ce qu'elle est, une existence,
l'épaisseur d'une vie ramassée en elle-même et s'éprouvant elle-
même tandis qu'elle est affectée, souffrant et supportant ce qui
l'affecte, non la froide saisie de celui-ci ou sa contemplation indiffé-
rente. Froideur de la saisie, indifférence de la contemplation et, par exemple,
du regard théorique, ce sont là, toutefois, des tonalités affectives, comme telles
précisément elles appartiennent à la sensibilité et la déterminent, ce
sont les modalités concrètes selon lesquelles s'accomplit chaque fois
l'acte de sentir considéré en lui-même et dans la réalité de son essence,
comme affectif.
Ainsi s'explique à partir de ce qu'elle est, le caractère affectif de
la sensibilité. Le caractère affectif de la sensibilité est son caractère
M. H E N R Y 20
6Oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

essentiel, c'est lui qui détermine la nature de l'acte dans lequel le


sens se donne son contenu comme un acte qui n'est jamais celui de
regarder bouche béante le pur objet de ce regard, qui n'est jamais
privé de tonalité, mais se propose toujours au contraire, et essentiel-
lement, comme affecté par celle-ci et constitué par elle. Le caractère
affectif de la sensibilité est son caractère essentiel parce qu'il ne se
superpose pas simplement comme une coloration variable, passagère
ou l'accompagnant toujours, à son exercice mais le rend possible.
L'opposition peut se produire, le monde est susceptible de nous
affecter et de nous toucher, parce que le pouvoir de l'opposition qui
nous ouvre le monde et est affecté par lui s'affecte lui-même originel-
lement. Le monde ne nous est pas donné pour ensuite et éventuelle-
ment nous toucher et nous émouvoir ou nous laisser dans l'indiffé-
rence, il ne peut précisément nous être donné que comme ce qui
nous touche et nous émeut, et cela parce que l'affection de la transcen-
dance par le monde a sa condition dans l'auto-affection et dans l'affectivité.
La sensibilité est précisément la transcendance en elle-même comme affective
dans son essence. L'essence de la sensibilité se trouve dans l'affectivité.
La sensibilité n'est pas une faculté particulière, déterminant chez
l'être en qui elle s'exerce une forme de vie spécifique par opposition
à d'autres modes possibles de la vie pour lui, à sa vie intelligente
ou active par exemple. La sensibilité désigne l'essence du rapport-
au monde, tout rapport possible à celui-ci par conséquent, quel que
soit le mode selon lequel il s'accomplit, qu'il s'agisse d'un rapport
pratique ou théorique, ou encore d'un rapport « sensible » entendu
au sens étroit comme ce qui se produit par l'entremise d'organes
corporellement déterminés et leur appartient. Parce que la sensibilité
désigne l'essence du rapport au monde et le constitue, celui-ci,
l'être-dans-le-monde considéré en lui-même et comme tel, abstrac-
tion faite du genre de réalité avec laquelle il nous met en rapport et
indépendamment d'elle, se trouve déterminé, à partir de l'essence
de la sensibilité en lui, comme ce qu'il est, comme affecté chaque fois
L'AFFECTIVITÉ 60 j

et essentiellement par une tonalité. Tout rapport est affectif et ne


peut se produire que comme tel. Ce qui se produit dans le rapport
est notre mise en présence de l'être transcendant et notre accord avec
celui-ci saisi dans son ensemble, notre accord avec le tout de l'étant.
Qu'un tel accord où se fonde préalablement tout comportement
particulier à l'égard de l'étant ne soit point pris en considération et
demeure, au sein même du comportement qu'il fonde et par lui,
le plus souvent méconnu et oublié, n'enlève rien finalement à sa
réalité, à ce tremblement secret qui transit notre rapport au monde
et le détermine quel qu'il soit, partout et toujours, comme essentiel-
lement affectif.
Ce qui fonde notre accord avec le tout de l'étant et le constitue
a été interprété dans ces recherches, suivant en cela l'ontologie
contemporaine, comme la compréhension de l'être. Parce que celle-
ci s'accomplit dans le sens et par lui, l'analyse éidétique de la sensi-
bilité est identiquement la sienne et ses propositions la concernent.
Tout comprendre est affectif. Tout acte de compréhension a sa tonalité,
variable sans doute, mais liée à lui et comme telle inévitable. Ce qui,
partout où l'ouverture de l'horizon de l'être et sa compréhension se
trouvent présupposées, en tout comportement par conséquent, en
toute action, en toute perception, en toute connaissance, en toute
représentation, quelle qu'elle soit, se propose comme privé de tona-
lité, comme une absence de Stimmung, n'est en fait qu'une tonalité
particulière et l'impassibilité d'un regard, la froideur du savoir
spéculatif ou l'indifférence d'une contemplation constituent, on
l'a vu, des déterminations affectives parmi d'autres. Ainsi se trouve
posé, avec l'interprétation du comprendre comme affectif, un lien
essentiel tel que le surgissement de l'être-étendu-devant, partout où
il se propose comme la possibilité même d'un objet en général et de
l'objectivité, se propose aussi et nécessairement comme affecté
d'une tonalité et déterminé par elle. C'est pourquoi toutes les
modalités qui impliquent l'objet et s'y rapportent, toutes les moda-
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

lités de la vie représentative sont, indissolublement, des modalités


de la vie affective et doivent être prises comme telles. Pourquoi le
comprendre est affectif, c'est là cependant ce qui doit demeurer
clair. Car la compréhension ontologique de l'être et l'affectivité ne vont
nullement ensemble, comme des composantes co-originaires de l'événement
où surgit la phénoménalité et ne le constituent pas non plus au même titre
ni également. Pour cette raison précisément le lien qui les unit n'est
pas un simple lien de juxtaposition, un rassemblement de propriétés
dont on se borne à constater la simultanéité avant de les inclure
purement et simplement dans un même absolu au titre de la Gleich-
ursprunglichkeit. Mais parce que ce lien est un lien de fondation,
parce que l'affectivité a déjà accompli son œuvre quand se lève le
monde, à tout ce qui se propose en celui-ci et le suppose elle est unie
de façon contraignante et, précisément, comme ce qui le rend pos-
sible en son fondement.
C'est à la lumière du caractère contraignant de ce lien et de la
nécessité éidétique manifestée en lui que doit se comprendre fina-
lement le rapport de l'affectivité et de la représentation en général et,
de même, tout problème particulier impliquant l'intervention de
ce rapport et le concernant. Considérons par exemple la question de
savoir si l'évidence est un sentiment. Elle n'en est pas un, dit Husserl,
et la théorie selon laquelle « un acte de jugement qui reste identique
pour tout le reste de son essence psychologique peut tantôt posséder
cette coloration affective, tantôt en être dépourvu » (i), c'est-à-dire
apparaître tantôt comme évident, tantôt comme non évident, déna-
ture et manque le phénomène considéré, l'essence de l'évidence,
laquelle n'est pas une tonalité subjective emportant notre adhésion
et « qui nous appellerait à la façon d'une voix mystique venue d'un
monde meilleur » mais « un mode spécial de position » (2), consistant

(1) Ideen I, 7 1 .
(2) Id., 484.
L'AFFECTIVITÉ 60 j

en ceci que l'énoncé dans lequel s'exprime la signification visée


par le jugement « la première fois s'ajuste point par point à une
intuition, donnant une « évidence claire » d'un état de chose, tandis
que l'autre fois c'est un tout autre phénomène qui sert de soubas-
sement à l'énoncé, à savoir une conscience non intuitive de l'état
de chose » (1).
Tout acte de position, cependant, quel que soit le mode selon
lequel il s'accomplit et aussi bien dans le cas où la pensée se donne
la réalisation intuitive de la signification qu'elle vise, est en lui-même,
dans son affection originelle par soi et comme se sentir soi-même,
un phénomène affectif. Assurément l'affectivité de l'évidence ne
s'ajoute pas à un jugement dont le contenu et le mode de position
demeureraient par ailleurs inchangés, comme une tonalité monotone
ici jointe à lui et dont il serait, ailleurs, privé. Précisément le lien
de l'affectivité et de la représentation n'est pas un lien synthétique
et comme tel contingent. Parce que ce lien est au contraire un lien
de fondation, le rapport qui existe chaque fois entre l'acte positionnel
et la tonalité qui l'affecte inévitablement se laisse comprendre.
La tonalité affective d'un acte de présentification dans le jugement est la
réalité même de cet acte, loin d'être contingente par rapport à lui, indiffé-
rente au mode de position qu'il effectue, elle varie comme lui et lui est iden-
tique. La tonalité affective d'une présentification s'accomplissant
dans l'évidence est rigoureusement déterminée, éidétiquement liée
au mode de position qui régit cette présentification et comme telle
essentiellement différente de la tonalité liée à une présentification
dont le mode de position est différent. Si « ce sont des lois éidétiques
qui règlent les relations entre les actes positionnels qui n'ont pas
cette constitution spéciale », à savoir celle de l'évidence, « et ceux qui
l'ont » (2), de telles lois éidétiques, aprioriques et scientifiquement

(1) Ideen I, 72.


(2) ID., 485.
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

déterminables, règlent aussi les relations qui existent entre les tonalités
affectives éidétiquement liées à ces actes.
Les corrélations éidétiques qui existent entre les tonalités affec-
tives des actes et leur structure noético-noématique ne se limitent
pas, toutefois, à la sphère de l'évidence ni à celle du jugement, elles
sont universelles et concernent tous les actes intentionnels possibles
quels qu'ils soient. Nos sentiments ne sont ni plus ni moins contin-
gents que nos pensées. Et comme celles-ci laissent voir en elles des
structures typiques absolument déterminées et auxquelles elles
obéissent, de même en est-il de nos sentiments dans leur lien avec
ces pensées et, par elles, avec les choses. Chacun ressent et éprouve,
vit d'une façon différente, d'une façon subjective, un paysage, une
œuvre d'art, un moment de l'histoire, et tout ce qui lui advient, de
telle manière cependant que ces « façons de vivre » sont soumises
aux lois de la perception, de l'imagination, du souvenir, etc. Les
tonalités affectives qui sont liées à ces actes de la perception, de l'ima-
gination, du souvenir et les déterminent inévitablement, ne sont
point contingentes par rapport à de tels actes, elles sont leur réalité
et les modes de leur réalisation. Nous n'éprouvons pas n'importe
quoi devant n'importe quoi. Les sentiments que provoquent en nous les
choses sont la conscience de leur constitution.
L'interprétation du comprendre comme affectif ne signifie pas
seulement l'existence en lui d'une tonalité lui appartenant et déter-
minant chaque fois le mode concret de son accomplissement effectif,
cette proposition aussi semble impliquée par elle et se propose comme
essentielle : toute tonalité, inhérente à un acte de compréhension et
liée à lui comme sa réalité même, est, comme telle, comprenante.
Ainsi se fait jour la thèse selon laquelle l'affectivité ne consiste pas
en un ensemble de modifications ou de qualités subjectives, par elles-
mêmes opaques, irrationnelles, inexprimables, incapables de se
dépasser vers une signification ni de l'atteindre, privées de « sens »
par conséquent, et dont le lien avec nos représentations ne saurait
L'AFFECTIVITÉ 60 j

être dès lors qu'un lien externe, contingent, susceptible de donner


lieu à des phénomènes d'association, de transfert, de sublimation, etc.,
bref à des phénomènes purement mécaniques. Parce que l'affectivité
est en elle-même comprenante, elle se propose d'emblée, au contraire,
comme un phénomène significatif, déploie l'horizon de compréhen-
sion à l'intérieur duquel elle vise l'objet et s'y rapporte, de telle
manière que cette visée de l'objet, la possibilité même de le viser
et de s'y rapporter, de se rapporter à autre chose, lui appartient et
la définit. Ainsi se fait jour dans la philosophie moderne, comme une
de ses découvertes les plus importantes et donnée par elle comme
essentielle, la thèse selon laquelle l'affectivité est intentionnelle.
L'affectivité n'est pas une chose, elle est conscience et, comme telle,
conscience de quelque chose. Ce caractère essentiel de l'intentionna-
lité, toute détermination affective, au même titre que n'importe quel
autre fait psychique, le laisse voir en elle, en effet. Que serait un
amour sans objet, comment circonscrire une haine qui ne serait pas
la haine de Pierre ou de Paul, la haine de tel ou tel groupe social,
d'un trait de caractère, d'une attitude vécue par elle précisément
comme « haïssable » ? Parce qu'un sentiment n'est jamais un fait
brut mais signifie quelque chose, se dépasse vers lui et le comprend,
il est comme tel « compréhensible » et il y a place pour une nouvelle
philosophie de l'affectivité qui, au lieu d'expliquer causalement et
selon les lois d'un mécanisme physiologique ou psychologique, le
jeu de nos émotions et de nos divers sentiments, en recherchera au
contraire le sens et la visée, s'en donnant ainsi l'intelligence comme il
convient de le faire pour une structure finaliste et organisée.
Comment cependant l'affectivité est-elle comprenante, apte à saisir des
significations transcendantes et à les vivre, c'est là ce qui doit être précisé
si rien ne répugne davantage à son essence que la transcendance, si le déploie-
ment d'un horizon de compréhension est ce qui lui est le plus étranger ?
Considérée en elle-même, à vrai dire, l'affectivité ne comprend rien,
elle est, bien plutôt, l'impossibilité de toute compréhension, le
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

non-développement de l'ekstase et, dans cette impossibilité seulement,


dans ce non-développement, ce qu'elle est, l'immanence absolue de la
vie dans sa passivité originelle à l'égard de soi, le souffrir et, comme
telle précisément, l'affectivité. Croyant saisir celle-ci et son caractère
le plus important dans l'intentionnalité, la philosophie moderne n'a
fait que manquer son essence et la perdre à jamais. Saisie comme
intentionnelle, d'ailleurs, l'affectivité partage ce caractère avec tous
les autres faits psychiques, il existe, précisément, des faits psychiques
autres qu'affectifs. L'essentiel, l'essence psychologique, est constituée
par l'intentionnalité ou, pour parler le langage plus rigoureux de
l'ontologie, la transcendance est le fondement de tous les phéno-
mènes psychiques et les détermine tous également, y compris les
phénomènes affectifs. C'est le contraire qui est vrai : l'affectivité est
le fondement universel de tous les phénomènes et les détermine tous origi-
nairement et essentiellement comme affectifs. L'affectivité des phénomènes
réside dans l'auto-affection de la transcendance qui déploie l'horizon.
Elle n'est pas la saisie de celui-ci mais la réalité de l'acte qui saisit,
non la compréhension elle-même, mais sa possibilité dernière et son
fondement. L'affectivité n'est pas comprenante comme le comprendre
est affectif, ces deux propositions ne se juxtaposent nullement
comme des formulations équivalentes de la structure éidétique ultime
du fondement, elles sont entre elles, on l'a vu, dans un rapport de
fondation. L'affectivité n'est comprenante que parce que le comprendre est
affectif et dans la mesure où il l'est.
Parce que le comprendre est affectif, affectif est aussi ce qu'il
comprend, le monde lui-même et son horizon. Par « monde affectif »
il convient tout d'abord de ne pas entendre, à la manière des psycho-
logues, une région déterminée de la réalité ou de l'existence, propre
à chacun, on ne sait quel jardin secret et intérieur où l'imagination,
projetant librement ses désirs, aimerait se reposer et vivre en elle-
même à l'écart du monde. C'est le monde lui-même, ce monde exté-
rieur et « réel », le monde des choses et des objets, qui est affectif et
L'AFFECTIVITÉ

doit être compris comme tel. « Le monde », précisément, non les


choses ou les objets qui le peuplent. Ici encore doit être écartée
l'explication psychologique qui tient les choses pour affectives en
elles-mêmes ou les considère du moins comme colorées affectivement
par la projection sur elles des désirs et des intérêts subjectifs du sujet.
Car ce ne sont pas les choses ou les objets, disons plus précisément,
ce n'est pas l'étant qui est affectif. Ou, si l'on préfère, c'est l'objet,
non pas toutefois au sens naïf et pré-critique où le prend encore la
psychologie, mais l'objet en tant que tel, l'étant considéré en tant qu'il
se manifeste. L'affectivité est liée à la manifestation et lui appartient,
elle concerne le surgissement même de l'objet et sa possibilité, le
monde dans sa mondanité pure, c'est une détermination de l'être
de l'étant, non une simple propriété ontique. En quel sens et comment
le monde est-il affectif ? En tant qu'il est compris par le comprendre,
en tant que la réalité de l'acte qui comprend est l'affectivité.
La manifestation a été interprétée par Heidegger, dans le mouve-
ment le plus profond de la pensée occidentale, prenant sa source
en Grèce, comme l'image, comme la place pure dans laquelle et
par la manifestation préalable de laquelle se manifeste tout ce qui
se manifeste. Mais l'image n'est possible qu'à partir de la réalité.
La réalité de l'image est la non-image, est l'affectivité. L'image
est affective.
« Le souvenir d'une certaine image, dit Proust, n'est que le
regret d'un certain instant ; et les maisons, les routes, les avenues
sont fugitives, hélas ! comme les années (i). » L'affectivité de l'image,
toutefois, ne doit pas être cherchée dans son contenu représentatif
ni dans le lien de ce contenu avec un événement particulier. La tona-
lité de nos images se détermine, il est vrai, en accord avec notre
histoire, mais le pouvoir qu'elles ont de nous toucher et de nous

(i) A la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann, Gallimard, Paris, i960,
I, 427-
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

émouvoir doit être pensé et saisi en lui-même, comme une possi-


bilité pure d'ordre apriorique. L'affectivité de l'image est sa possibilité
interne, est la possibilité de l'être lui-même et son essence.

§ 5 5 . DÉTERMINATION ONTOLOGIQUE D E L'AFFECTION


PAR L ' A F F E C T I V I T É

En tant que l'affectivité fonde l'affection, elle la détermine. Ainsi


s'inverse le sens de la relation que la pensée établit habituellement,
d'accord en cela avec le sens commun, entre ce qui nous affecte et
le sentiment que nous éprouvons, de telle manière que celui-ci,
le sentiment, ne résulte pas simplement de l'affection, comme son effet iné-
vitable et assuré, mais lui est surordonné au contraire comme ce qui la règle
et dont elle-même dépend. Une corrélation assurément ne cesse de se
produire entre les excitations multiples qui nous assaillent et par
lesquelles l'existence se trouve continuellement investie et, d'autre
part, les modalités successives qui composent l'histoire de cette
existence et qu'elle subit en liaison avec ces excitations et comme leur
effet. Comment comprendre le lien qui unit les tonalités successives
de l'existence et l'objet qui les provoque, la problématique l'a donné
à entendre. Car ce lien n'est pas mécanique, n'est précisément pas le
lien de la cause et de l'effet. C'est l'objet, non l'étant, qui nous affecte,
l'objet, c'est-à-dire ce vers quoi se dépasse l'existence, ce qu'elle
constitue, de telle manière que le sentiment qu'elle éprouve en présence
de cet objet est, on l'a vu, la réalité même de l'acte qui le constitue. Ainsi
s'établissent, parallèlement aux corrélations noético-noématiques,
ou plutôt comme leur expression réelle, c'est-à-dire précisément
affective, les corrélations éidétiques qui unissent les tonalités affec-
tives de l'existence et son affection par des objets. Le lien de l'affec-
tivité et de l'affection se laisse comprendre, dès lors, à la lumière de
ces corrélations et se règle sur elle. Les synthèses passives qui domi-
nent le rapport de l'existence et de l'affectant tel qu'il s'accomplit
L'AFFECTIVITÉ 60 j

par exemple dans la perception, signifient la détermination par celui-ci


du sentiment et de ses modalités, et leur subordination au processus
de l'affection, tandis que demeure ouverte, et toujours effective à
quelque degré, la possibilité d'une synthèse active, comme possibi-
lité de la détermination inverse.
La détermination de l'affectivité par l'affection ne se produit
pas simplement, toutefois, elle doit encore être possible. La possibilité
de cette détermination est la possibilité de l'affection elle-même, est
l'affectivité. Ce n'est pas ce qui arrive qui détermine l'affectivité mais
l'affectivité rend possible la venue de ce qui vient et le détermine, détermine
ce qui arrive comme affectif A la détermination des tonalités de l'exis-
tence à partir de l'affectant et selon les modalités de sa constitution,
se surordonne comme son fondement la détermination ontologique
structurelle de l'affection par l'affectivité. Comment se produit cette
double détermination, comment la première, la détermination exis-
tentielle des tonalités, se subordonne à la seconde, qui lui sert de
fondement, et se laisse finalement régler par elle, ce qu'est celle-ci, la
détermination ontologique de l'affection par l'affectivité le dit. La
détermination ontologique de l'affection par l'affectivité exprime le
fait que tout ce qui nous excite et nous touche et doit pouvoir nous
toucher, tout ce qui est reçu, n'est et ne peut être tel que pour autant
que se forme dans la réceptivité qui le reçoit et comme cette récep-
tivité même, comme sa réalité phénoménologique effective et concrète,
quelque chose comme une tonalité. C'est dans l'affectivité de celle-ci
et à travers elle, dans l'affectivité de l'absolu, en lui et à travers lui, que nous
parvient et devient réel en nous tout ce qui nous parvient, tout ce qui est suscep-
tible de nous affecter en général. C'est pourquoi encore la tonalité de
ce parvenir, identique à celui-ci et à sa réalité, doit être comprise, elle
n'est pas d'abord la modalité variable et contingente que revêt l'exis-
tence dans sa dépendance à l'égard de l'être étranger, c'est une propriété
de l'essence et, bien plus, sa structure universelle, la structure univer-
selle de l'affection comme trouvant son essence dans l'affectivité.
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

L'affectivité cependant n'est pas la condition abstraite de l'affec-


tion, elle est l'événement où vient et se rassemble tout ce qui vient,
la venue comme telle, comme venue originelle, et son effectivité
phénoménologique. La tonalité que revêt l'existence, comme tona-
lité « variable et contingente », n'est pas séparable de cette venue,
elle désigne bien plutôt le mode particulier selon lequel celle-ci s'accomplit
chaque fois, c'est une modalité de l'essence, elle puise en elle sa substance
et lui appartient. Comme telle, comme modalité de l'essence, puisant
en elle sa substance et lui appartenant, la tonalité s'explique à partir
d'elle, tient d'elle sa détermination première et dernière. La détermi-
nation ontologique structurelle de l'affection par l'affectivité ne rend pas
seulement possible la détermination existentielle ' des tonalités à partir de
l'affectant, elle la détermine, de telle manière que cette détermination exis-
tentielle se révèle illusoire et que son sens doit être inversé, de telle manière
que le cours et la nature des tonalités qui déterminent l'existence affectée
trouvent, au sein même de cette affection et de la synthèse passive constitu-
tionnelle qui la constitue, leur origine dans l'essence et se produisent à partir
d'elle. C'est de l'essence que dépendent les tonalités, de l'essence,
c'est-à-dire de leur être le plus intérieur, en sorte que, déterminées
par ce qui vient, elles sont, comme constituant chaque fois la réalité
même de cette venue et sa possibilité comme possibilité phénomé-
nologique effective et concrète, codéterminées par celle-ci, c'est-à-
dire aussi bien par leur propre réalité et par l'absolu de la vie en elles.
Les tonalités dépendent de l'essence comme de ce qui ne dépend
de rien, surgit en dehors de toute relation avec quoi que ce soit, dans
la suffisance de son être propre. Une telle suffisance est celle du
sentiment lui-même, comme étranger en lui-même à toute affection
par l'être étranger, comme étant lui-même, dans sa passivité onto-
logique originelle à l'égard de soi. C'est pourquoi le nom de cette
suffisance est l'autonomie. L'autonomie est l'essence de la vie,
identique à l'affectivité elle-même, elle est le fait que la vie se sent, a,
est le sentiment d'elle-même. C'est précisément parce que la vie
L'AFFECTIVITÉ 60 j

est en son essence autonomie qu'elle « dépend des circonstances »,


c'est-à-dire peut être affectée. Car une pierre n'est affectée par rien
et pas davantage un corps quelconque, quel que soit le degré de
complication de son organisation interne, celle-ci fût-elle biologique
et fût-il doué par elle, comme « corps vivant », d'un système
nerveux. Seul ce qui se creuse en soi-même comme un soi, l'entité
absolue qui est le sentiment de soi, l'essence de l'affectivité est,
peut être affectée. Toute dépendance suppose une indépendance absolue,
l'autonomie originelle de l'être, comme être-Soi, et de la vie.
Pareille autonomie n'est pas la liberté au sens où on a coutume
de l'entendre, pas davantage la liberté ontologique qui lui sert de
fondement inaperçu, mais son contraire et, précisément, la passi-
vité originelle de l'être à l'égard de soi et sa suffisance en soi-même,
l'essence de la non-liberté.
En tant que la vie ne « dépend des circonstances » que sur le
fond en elle de son indépendance absolue comme dépendance absolue
de son être à l'égard de soi, ce qu'est cette dépendance à l'égard des
circonstances, l'affection de la vie par l'être étranger, la tonalité
où cette affection se réalise et par laquelle la vie elle-même se trouve
ainsi déterminée, tout cela devient transparent. La tonalité est la
façon dont la vie s'éprouve, un mode du souffrir, le se souffrir soi-
même de l'absolu, tel que ce « se souffrir » de l'absolu dépend de
l'absolu lui-même et lui est identique comme le mode selon lequel
il se réalise et s'accomplit chaque fois et comme son historial. L'his-
torial de l'absolu, son devenir intérieur et le mode selon lequel ce
devenir s'accomplit, c'est là ce qui règle toute affection, sa loi, son
essence, sa réalité. La réalité de l'affection, l'auto-affection de l'être-
affecté, est la réalité de l'absolu et son historial, est la tonalité. La tonalité
ne procède pas de l'affection, de l'affection par l'être étranger, elle est sa
réalité comme réalité de l'absolu lui-même telle qu'elle se réalise chaque fois
en lui, à partir de lui, et comme ce qu'il est.
Parce que la tonalité ne procède pas de l'affection, parce qu'elle
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

est la réalité même de l'absolu telle qu'elle se réalise chaque fois


en lui et son historial, le rapport qu'elle entretient avec l'affectant,
le rapport du sentiment avec les conditions qui sont censées « le
provoquer », se laisse comprendre comme ce qu'il est en effet,
comme exprimant l'indépendance du sentiment à l'égard de ces
conditions dans sa dépendance absolue à l'égard de soi. La dépen-
dance absolue du sentiment à l'égard de soi, sa passivité ontologique originelle
à l'égard de son être propre, c'est là justement ce qui le constitue et le rend
possible, le souffrir comme tel et l'essence de l'affectivité en lui. C'est sur le
fond en lui de ce qu'il est, par conséquent, de ce qui le rend possible
et constitue ainsi chaque fois son essence, que le sentiment se forme,
surgit et persiste, dans sa dépendance absolue à l'égard de soi, c'est-
à-dire aussi bien dans son indépendance absolue à l'égard de l'être
étranger. Pareille indépendance où s'atteste la réalité même du senti-
ment, où celui-ci rend manifeste ce qu'il convient d'entendre comme
sa « spontanéité », devient visible en tout sentiment authentique
comme son caractère le plus propre et le plus essentiel. Tandis que
le langage superficiel se propose de joindre à toute détermination
de la vie quelque événement extérieur susceptible d'en rendre compte,
quelque action, quelque condition sociale, historique, individuelle
ou collective, composant le « milieu » dans lequel elle vit, le monde
auquel elle est liée inévitablement, sinon par des rapports mécaniques
et aveugles, du moins selon le jeu des relations intentionnelles, il
apparaît au contraire, au regard philosophique, que les tonalités
où s'exprime tour à tour l'existence et qui composent ensemble le
cours de son histoire, jaillissent à partir d'elle, « inexplicablement »,
ce qui veut dire sans référence aux conditions qu'on prétend chaque
fois assigner à leur surgissement, sans trouver en celles-ci une raison
suffisante, et cela parce qu'une telle raison réside dans le sentiment
et seulement en lui, dans le mode selon lequel l'absolu s'accomplit
chaque fois en lui-même et à partir de lui.
Ainsi le désespoir, comme Scheler l'a noté avec force, se mani-
L'AFFECTIVITÉ 60 j

feste-t-il, partout où il se manifeste, où il y a lieu de parler d'un


désespoir véritable, comme foncièrement indifférent aux circons-
tances qui l'entourent ou qui l'ont vu naître, en sorte qu'il ne saurait
être modifié par elles, qu'on ne saurait agir sur lui, le provoquer ou le
supprimer, en agissant sur elles, en cherchant par exemple à infléchir
leur cours dans un sens favorable aux aspirations du sujet. Pas
davantage celui-ci n'est-il capable d'agir lui-même sur son propre
sentiment, lequel apparaît ainsi, en fin de compte, dans son indé-
pendance absolue à l'égard de toute condition étrangère à sa nature
propre, comme ne pouvant être donné que là où cesse le jeu des
corrélations transcendantes et leur pouvoir, « là où toutes les voies
semblent supprimées, qui permettraient d'échapper au sentiment
négatif, et où il n'est ni acte ni conduite... aucun comportement
possible de notre part dont on puisse même penser qu'il soit en
mesure de modifier le sentiment » (1). Les mêmes remarques valent
pour la béatitude qui ne saurait dépendre dans l'existence de l'alter-
nance de ses joies et de ses peines, c'est-à-dire de ce que nous apporte
l'événement, mais repose au contraire sur elle-même avec tant de
force que rien de ce qui lui est apparemment opposé, pas même
l'adversité ou les caprices de la fortune, n'est susceptible d'en altérer
la tonalité sereine. Et de même que les obstacles qu'elle rencontre
apparemment dans le monde ne peuvent mettre un terme à son
existence, de même ce qui favorise la béatitude ou semble tel n'est
pas capable en réalité de le faire et c'est pourquoi le projet de la
susciter en modifiant l'ensemble des conditions objectives où elle
devrait s'insérer en quelque sorte naturellement et comme leur effet,
est vain : pas plus que le désespoir, et pour les mêmes raisons, la
béatitude ne saurait être produite. L'ensemble des techniques par
lesquelles les hommes transforment le monde et l'aménagent à
leur convenance peut beaucoup, absolument rien, on le sait toutefois,

(X) F, 351-
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

en ce qui concerne la béatitude, de telle manière que la tentative de


provoquer néanmoins celle-ci n'aboutit qu'à la multiplication des
moyens utilisés à cette fin, à l'invention incessante de nouvelles
techniques de bonheur dont la prolifération insensée dans le monde
moderne manifeste seulement leur totale impuissance quant au
résultat visé.
Il s'en faut de beaucoup cependant que la béatitude et le désespoir
constituent les seules tonalités de l'existence susceptibles de surgir
en elle et de la déterminer en l'absence de toute référence au monde
de son affection, que, comme l'affirme Scheler, ces sentiments donc
soient « les seuls dont on ne puisse même pas concevoir qu'ils soient
produits ni mérités par notre comportement » non plus que par le
simple cours des circonstances ou par leur nature. Si, comme l'ana-
lyse éidétique l'a établi, l'indépendance du sentiment à l'égard de
l'affection, la détermination par lui, bien plutôt, de celle-ci, de toute
affection possible en général, lui appartient en vertu de ce qu'il est,
c'est partout et toujours, de toute tonalité quelle qu'elle soit, que doit
être affirmé son autosurgissement à partir de soi comme déterminant ce qui
l'affecte, comme identique à la réalité de cette affection. Le fait même pour
nos tonalités de dépendre de ce qu'on appelle les vicissitudes de la
vie et de se régler sur elles, et, bien plus, le projet, toujours décelable
en pareil cas, de mener cette sorte d'existence où, nous tournant vers
l'événement, nous nous offrons à lui et lui demandons de nous
apporter le plaisir ou la joie que nous ne trouvons pas en nous-mêmes,
la décision de s'en remettre à ce qui arrive et, pour ainsi dire, de le
laisser passer en nous, pour être ce qu'il est, la disponibilité, la
curiosité, la confiance dans le cours des sensations et des impressions,
l'organisation de ce cours telle qu'elle se poursuit dans les tentatives
parcellaires des individus comme dans l'effort cohérent d'une civi-
lisation pour satisfaire besoins, désirs et tendances et, plus encore,
ceux qu'elle suscite elle-même, l'esthétisme, l'hédonisme, l'utili-
tarisme et leur actualisation chaque fois dans l'existence singulière,
L'AFFECTIVITÉ 60 j

tout cela qui plonge ses racines dans le vide de l'existence, c'est-à-dire dans
sa tonalité, loin de pouvoir déterminer celle-ci, lui est identique et en résulte.
Ainsi s'atteste, au sein même de sa dépendance à l'égard de l'être
étranger, et plus encore en elle, l'autonomie de l'affectivité et la
détermination par elle de toute affection comme telle.
Ainsi doit être rejetée la thèse de Fichte selon laquelle « le senti-
ment... dépend du hasard » (1) et ne saurait comme tel, en raison
de ce caractère contingent et variable de son être, nous permettre
de saisir la vie, au sens où il l'entend, et d'en jouir, c'est-à-dire asseoir
notre rapport à l'absolu, la possibilité de fonder un tel rapport
devant être laissée à ce qui est seul capable de subsister par soi-même
et ainsi de durer, à la conscience de soi identifiée à la connaissance
et à la pensée. Ainsi doivent être écartées les pensées d'inspiration
fort différentes qui, partageant cependant avec celle de Fichte et,
à vrai dire, avec la quasi-totalité des philosophies du sentiment la
conception de la contingence absolue de celui-ci, c'est-à-dire de sa
dépendance à l'égard de l'événement et d'une manière générale de
l'affection, croient pouvoir fonder sur le phénomène de cette dépen-
dance et sur cette contingence même, comprise dès lors comme un
caractère essentiel de l'affectivité, un savoir positif concernant celle-ci,
sa genèse, son développement ainsi que ses principales propriétés.
Telles sont notamment, dans la psychologie qui se dit scientifique,
les théories fonctionnelles qui prétendent éclairer le sentiment et en
définir la nature à partir précisément de sa « fonction », de son rôle,
ces derniers étant de nous adapter aux choses, de permettre entre le
vivant et l'univers l'instauration d'un équilibre essentiel au maintien
de toute vie, fût-elle conscientielle, et à son développement. En vertu
de ce « caractère adaptatif » et par suite de l'« orientation objective»
qu'il lui confère, il est donc « normal » que le sentiment, « s'adaptant
à mille objets divers », suscité par eux, variant avec eux, se modifie

(1) VB, 109-110.


6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

sans cesse, trouvant ainsi dans sa nature même la raison de ce carac-


tère contingent et changeant qui semble le définir, les déterminations
contraires, « stabilité », « subjectivité », s'expliquant par une pertur-
bation de cette fonction essentielle, par une « défonctionnalisation »,
une désadaptation dans lesquelles le sentiment, détaché du milieu
ambiant, étranger désormais à ses fluctuations, cesse de se modifier
conformément à celles-ci et persiste au contraire, à la suite d'une
fixation par exemple, d'une régression ou d'un traumatisme quel-
conque, comme sentiment pathologique anachronique, justiciable
dès lors de l'analyse et destiné, dans la meilleure hypothèse, à être
réduit par elle. La passion où le sentiment tend à s'affirmer au mépris
d'une situation historiquement définie et de ses exigences mou-
vantes, représente comme telle, dans sa permanence, un exemple
typique de désadaptation, laquelle, toutefois, ne peut se comprendre qu'à
partir de l'adaptation elle-même, comme une détermination négative de
celle-ci ou comme son mode-limite, puisque la durée pathologique d'un
sentiment n'est précisément que la persistance de ce qui fut autrefois,
mais toujours en quelque façon, fonctionnellement fondé (i).
Le propre des recherches dites positives est la méconnaissance
habituelle de l'essence du phénomène qu'elles étudient, ce qui les
conduit à attribuer à celui-ci un certain nombre de caractères sans
pouvoir les hiérarchiser entre eux ni les fonder, à les énumérer de
façon gratuite et hasardeuse et à discuter de même et par suite indé-

(X) I<à dessus, cf. PRADINES, Traité de Psychologie générale, Presses Universitaires
de France, Paris, 1948, I, 663 sqq. — Cette justification fonctionnelle de l'affec-
tivité n'exclut pas d'ailleurs, indépendamment de toute fixation pathologique,
une certaine stabilité « normale » et en quelque sorte « saine » du sentiment, stabilité
toujours relative cependant et qui exprime la stabilité de l'adaptation elle-même,
comme il arrive dans le mariage par exemple, à l'intérieur d'une profession, dans
le choix d'une activité suivie, c'est-à-dire lorsque la situation ne se modifie plus
ou seulement de façon insensible, le changement perpétuel de nos affections et la
volonté de le maintenir en leur fournissant toujours de nouveaux objets pouvant
signifier, dans certaines conditions, un refus de l'adaptation elle-même et de ses
exigences et, comme tels, devenir eux-mêmes « pathologiques ».
L'AFFECTIVITÉ

finiment à leur sujet. Ainsi la « subjectivité» apparaît-elle à un moment,


dans le dérèglement de la passion, comme une propriété de l'affec-
tivité, comme une détermination accidentelle de celle-ci par consé-
quent, liée à elle d'une manière contingente et précisément à la
faveur d'un « dérèglement », alors que, comme il a été montré,
l'affectivité constitue la possibilité même de la subjectivité et son essence,
et lui est identique. Ainsi voit-on l'analyse s'orienter de façon absurde
vers la recherche de la fonction du sentiment et du rôle joué par lui
dans l'économie générale du psychisme, s'efforcer d'en rendre
compte à partir du phénomène de l'adaptation, expliquer par exemple
les émotions par une rupture brusque de celle-ci, c'est-à-dire encore
à partir d'elle, se livrer dans cette direction à toutes sortes d'analyses
et de considérations, avant même de se préoccuper de savoir ce
qu'est le sentiment comme tel, avant de se poser la question de son
essence, et sans jamais le faire. En ce qui concerne l'adaptation elle-
même, et si on prétend lui faire jouer le rôle d'un principe d'expli-
cation à l'intérieur d'une problématique de l'affectivité et de ses
modes fondamentaux, il convient alors de prendre préalablement en
considération ce qui rend possible cette adaptation comme telle et
lui sert de fondement, à savoir l'affection. Expliquer l'affectivité par
l'adaptation, c'est l'expliquer par l'affection elle-même, prendre la
condition pour le conditionné et marcher ainsi proprement sur la
tête, d'accord en cela, il est vrai, avec le sens commun, car plus une
pensée est superficielle et inverse l'ordre vrai des choses, plus large
l'audience dont elle est assurée. Si donc sous le titre de l'adaptation
quelque chose doit être pensé, c'est le rapport à l'être extérieur,
rapport qui sans doute est lié indissolublement à l'affectivité comme à
l'essence qui, l'excluant d'elle-même, le fonde toutefois et le déter-
mine ontologiquement.
La détermination ontologique structurelle de l'affection par
l'affectivité contient le principe d'une critique générale du méca-
nisme, c'est-à-dire de l'idée d'une dépendance rigoureuse de l'affecté
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

à l'égard de l'affectant. Par mécanisme on ne saurait entendre en


effet, lorsqu'il s'agit de l'affection, quelque processus en troisième
personne analogue aux relations d'interdépendance qui s'instituent
entre les étants. L'affection elle-même, précisément, ne peut être
ramenée, comme elle l'est constamment dans les sciences dites posi-
tives et dans la psychologie elle-même (en tant qu'elle se conforme à
leurs méthodes afin de mériter par là le titre de science rigoureuse),
à un processus de cette sorte, à une loi de l'étant et à la détermi-
nation de celui-ci par lui-même. Parce que l'affection n'est pas cela et
que son concept doit être tiré de l'ambiguïté sur laquelle repose
tout entière la pseudo-positivité de la psychologie objective, le
mécanisme, lorsqu'il la concerne et lui est appliqué, ne désigne pas
non plus cette détermination d'un étant par un autre, la relation
intérieure et vivante de l'être-affecté à ce qui l'affecte à titre d'objet,
c'est là seulement ce qui est visé maintenant et interprété par lui.
Interprétée à la lumière du mécanisme, ici compris comme une sorte
de mécanisme psychologique par conséquent, et de ses postulats,
la relation de l'affectant et de l'affecté se propose comme la déter-
mination rigoureuse de l'être-intérieur de l'être affecté par ce qui
l'affecte, par l'objet dont il constitue la synthèse passive. Qu'une
telle détermination, bien plutôt, ne soit jamais rigoureuse et que
l'être-intérieur de l'être affecté ne se réduise jamais au simple effet de
ce qui l'affecte, cela résulte de ce qu'il en est au contraire la condition.
Ce qu'on appelle la spontanéité du vivant et qu'on oppose à ce
titre au « mécanisme » n'est qu'une dénomination impropre, l'expres-
sion en termes mondains de ce qui constitue.la nature de l'affection,
à savoir, non pas l'action de l'étant, mais l'événement ontologique
qui la rend possible. Parce .que l'affectivité constitue la structure
originaire de cet événement et sa réalité, la réalité de l'action de l'étant
elle-même comprise dans son effectivité phénoménologique et dans sa possi-
bilité, comme action sur nous, celle-ci, l'action de l'étant, trouve son origine
et sa réalité là où elle se fait sentir, où se creuse l'ipséité, en nous-mêmes et
L'AFFECTIVITÉ 60 j

dans l'essence, trouve en nous, dans l'essence, l'origine et le sens de la déter-


mination qu'elle accomplit chaque fois.
Tels sont les fondements ontologiques structurels qui régissent
la relation essentielle de la vie et de l'être extérieur, c'est-à-dire
l'affection, et à partir desquels seulement une telle relation peut et
doit être comprise. La relation de la vie et de l'être extérieur, trouvant
son fondement dans l'affection et rendue possible par elle, se laisse
comprendre en effet, à partir de la nature de l'affection, comme ce
qu'elle est, comme irréductible à la simple production passive dans
l'être-affecté de ce qu'il éprouve à la suite d'excitations extérieures,
comme impliquant au contraire la détermination par lui et par son
être-soi de la tonalité qui est chaque fois la sienne, la détermination
du sentiment par le sentiment lui-même et par l'essence de l'affectivité
en lui. La relation de la vie et de l'être extérieur, l'histoire d'un être
comprise comme cette corrélation de ce qui lui arrive et de ce qu'il
est, c'est là ce qu'on appelle sa destinée. Si celle-ci ne se laisse pas
réduire à ce qui se produit en nous sans nous et si, à vrai dire, rien
de tel ne se produit jamais, si « la destinée c'est l'ensemble des événe-
ments qui, sans que nous les ayons recherchés..., n'en sont pas moins
éprouvés par nous lorsqu'ils nous arrivent... comme étant en confor-
mité avec ce que nous sommes » (1), cette manifestation de la spon-
tanéité de la vie ne doit pas être traduite simplement en termes
psychologiques, son origine doit être cherchée ailleurs, non dans
l'histoire du sujet ou dans le contenu particulier de ses expériences
antérieures, mais dans ce qui constitue la structure ontologique de
toute expérience possible en général, dans la structure de l'affection
elle-même et dans son essence. Quelque chose comme une destinée
ne peut se comprendre ultimement qu'à partir du destin de l'absolu
lui-même et comme son historial.
La structure ontologique universelle de l'affection est celle de la

(I) S , 289.
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

sensibilité elle-même. Qu'une telle structure trouvant sa possibilité


dernière et la réalité de son être-concret dans l'affectivité de l'essence
et dans son autonomie absolue, c'est-à-dire aussi bien dans ce qui
constitue l'essence de l'ipséité, détermine nécessairement et fonde
tout ce qui nous affecte et peut être senti par nous, c'est là justement
ce qui détermine et fonde la « spontanéité » du sentir, le fondement
ontologique et la mise en évidence dans son apodicticité de ce
qui fut aperçu par Lagneau dans la profondeur de l'intuition et
formulé par lui sur le mode assertorique : « on ne saurait concevoir
une manière de sentir qui doive être considérée comme la vraie pour
nous dans des circonstances données. En effet, cela supposerait soit
que notre nature sensible ne change pas, soit que son développe-
ment est soumis à une loi rigoureuse, c'est-à-dire que cette nature
résulte complètement en nous de son rapport avec le monde exté-
rieur, dont elle ne serait qu'un effet, une résultante. Mais alors
il n'y aurait pas en nous de spontanéité, de nature sensible. Or
c'est la même chose de dire que nous sommes des individus et de dire
que dans ces individus il y a une nature sensible dans laquelle quelque
chose ne résulte pas de l'action du milieu. Si tout dans la nature
sensible était soumis à la nécessité, s'il y avait pour nous une manière
de sentir qui serait la vraie, si à chaque instant notre manière de
sentir résultait du monde extérieur, nous ne sentirions pas (i). »

§ 56. A F F E C T I V I T É ET SENSATIONS

En tant que l'affectivité fonde l'affection et la détermine, elle


ne peut être réduite à ce qui trouve au contraire dans l'affection elle-
même la condition de sa possibilité et son propre fondement, à la
sensation, ni être confondue ou identifiée avec elle. La confusion
de l'affectivité et de la sensibilité, telle qu'elle se fait jour dans le

(1) Célèbres Leçons et Fragments, Presses Universitaires de France, Paris,


1950, 182.
L'AFFECTIVITÉ 60 j

« préjugé » qui a été dénoncé dans ces recherches en même temps


que son origine était montrée, ne signifie pas, à vrai dire, leur simple
identification, mais plutôt l'interprétation de l'affectivité comme
résultant de tout ce qui affecte notre sensibilité, laquelle pour cette
raison n'est point comprise elle-même comme le pouvoir ontolo-
gique pur qui rend possible toute affection possible en général, mais
comme ce qui se produit en lui et nous affecte chaque fois « réelle-
ment », précisément comme l'ensemble de nos sensations. C'est la
sensibilité empirique qui sert de fondement à l'explication que se
donne de l'affectivité le sens commun comme à celle que proposent
à leur tour les recherches « positives ». Assurément le sentiment ne
se ramène pas à la sensation et ne se laisse pas enfermer en elle :
elle passe et il dure, elle est simple et il est complexe, superficielle et il
a toujours une certaine profondeur. Mais la sensation, celle qu'on dit
simple, fugitive, etc., la sensation isolée n'est qu'une abstraction
jamais réalisée, pas même dans les conditions, elles-mêmes abstraites,
du laboratoire. Ce qui est réel, à chaque instant, c'est le tout de nos
sensations, non pas leur somme, mais ce qu'elles composent ensemble,
se fondant l'une dans l'autre, la tonalité affective de l'existence et les
modalités par lesquelles celle-ci passe successivement et dans les-
quelles elle ne cesse de se transformer.
Le tout de nos sensations, leur être-ensemble, le « sens commun »
où s'unit dans une tonalité qui se différencie et se modalise conti-
nuellement sans cesser pour autant d'être une, tout ce qui est produit
par la sensibilité, c'est là ce qu'on appelle la cœnesthésie. La cœnes-
thésie ne constitue pas une dimension à part constituée par certaines
sensations spécifiques, dites internes, mises en évidence par la
psychologie à un moment de son histoire — plus précisément, par les
idéologues français — et venant se juxtaposer dans la sensibilité au
contenu fourni par les cinq sens traditionnels. La sensibilité repré-
sentative appartient elle aussi à la cœnesthésie, et cela non pas
seulement parce que les sensations qu'elle nous procure se lient
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

inévitablement aux sensations internes afférentes à l'exercice des


sens correspondants. Considérée en elle-même, en effet, toute sensa-
tion même représentative comporte un élément irréductible à la
représentation proprement dite, un contenu impressionnel subjectif,
impossible à analyser et à décrire, qui ne peut être qu'éprouvé et
précisément senti, homogène à celui de toute autre sensation, fût-elle
interne, susceptible par conséquent, non plus seulement de se lier à
elle selon le lien externe de l'association, mais de se fondre avec
elle dans l'unité consubstantielle d'une même tonalité. Celle-ci,
le sentiment général qu'à tout instant nous avons de notre être,
le sentiment de l'existence, est donc pensable à partir de ce qu'est
la cœnesthésie elle-même et comme ce qui en résulte.
Que la tonalité qui ne cesse d'affecter l'existence et de la définir
comme son caractère le plus constant, résulte de la cœnesthésie, ne
signifie pas qu'elle diffère en nature de celle-ci, mais parce que
résulter veut dire ici dépendre de l'ensemble des sensations simul-
tanément ou successivement éprouvées comme ce qu'elles produisent
et comme l'unité où elles se fondent toutes, qu'elle lui est identique.
Voilà pourquoi, parce qu'il est identique à la cœnesthésie, le senti-
ment se laisse comprendre comme un sentiment « sensoriel » ou
« sensible », toujours complexe, fait d'éléments multiples bien
qu'indiscernables et fondus en lui, pourquoi et comment, en fin de
compte, l'affectivité est assimilable à la sensibilité elle-même, dans la
richesse de son effectivité concrète, à la sensibilité réelle ou empi-
rique. Pour cette raison aussi, parce qu'elle se confond avec le
contenu impressionnel de la sensation et ce qu'il comporte de
qualitativement ineffable, l'affectivité ne peut être saisie qu'à l'inté-
rieur de celle-ci et son étude doit s'orienter, comme elle le fait
d'ailleurs dans la psychologie positive, vers les tonalités simples
telles que le plaisir ou la douleur, l'agréable ou le désagréable, afin
de découvrir en elles précisément les bases mêmes de l'affectivité et ses
déterminations premières, à partir desquelles il est possible alors de
L'AFFECTIVITÉ 60 j

suivre la formation des sentiments plus complexes dont l'affectivité


toutefois reste toujours homogène à celle de leurs « éléments ».
Ceux-ci, il est vrai, les tonalités premières qui constituent
le fond du sentiment de l'existence et déterminent les modalités dans
lesquelles il ne cesse de se transformer, ne sont pas toujours identifiés
par les psychologues avec la sensation, le problème de cette identi-
fication, c'est-à-dire finalement de la nature des éléments qui consti-
tuent la « base » de l'affectivité, donne lieu à des discussions multiples,
comme on le voit par exemple lorsqu'il est question de savoir si la
douleur est précisément une sensation, si elle est homogène au
plaisir, s'il existe une source unique de la vie affective ou si au
contraire celle-ci doit se comprendre comme une « dichotomie ».
Le fait même cependant que cette différence entre les éléments
fondamentaux de l'affectivité et la sensation proprement dite constitue
un problème, que pour y répondre la psychologie positive soit
contrainte de recourir à des critères extérieurs à la région d'être à
laquelle ces phénomènes appartiennent pour considérer la disposition
des organes auxquels ils sont référés, chercher par exemple s'il existe
des terminaisons nerveuses algiques spécifiques, s'il en est de même
dans le cas du plaisir, sur quelle organisation physiologique reposent
les sensations internes, si le partage dans la sensibilité normale entre
l'agréable et le désagréable tient à cette organisation elle-même ou
seulement à ses modalités fonctionnelles, atteste l'homogénéité pre-
mière de toutes ces impressions, leur indissociabilité sur le plan
phénoménologique de ce qui fait chaque fois leur être-affectif.
Une telle homogénéité du contenu impressionnel et affectif
de la sensibilité n'est pas mise en question, d'ailleurs, mais soulignée
plutôt par sa mise en relation avec le corps entendu comme l'objet
de la physiologie : à l'unité de l'être s'ajoute simplement ici pour la
confirmer, quand ce n'est pas pour la fonder, l'unité de l'explication.
Que celle-ci, l'explication de l'être immanent par une cause trans-
cendante à son contenu effectif et foncièrement étrangère par rapport
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

à lui, se propose et prétende faire valoir ses droits aussi bien dans
le cas de l'affectivité que dans celui de la sensibilité, ou plutôt comme
attestant la communauté d'origine de ce qu'il y a à la fois et identi-
quement d'affectif et de sensible, de qualitativement spécifique,
dans le contenu impressionnel et les tonalités de l'existence subjective
en général, la philosophie de l'affectivité le montre suffisamment,
qui affirme à travers toute son histoire et par-delà l'opposition appa-
rente des doctrines qu' « il n'y a pas de sentiments sans un ensemble de
phénomènes corporels (x). »
Que l'affectivité ne s'identifie pas à la sensation et ne se laisse
pas comprendre non plus comme son effet, cela résulte de ce qu'elle
en est au contraire la condition. Là est le paralogisme de toute théorie
sensualiste de l'affectivité. Un tel paralogisme revient à considérer la
sensation in abstracio, comme quelque chose d'isolé et se suffisant
à soi-même. Considérer la sensation comme quelque chose d'isolé ne
signifie plus ici considérer une sensation isolément, en dehors du
contexte phénoménologique concret auquel elle appartient et où elle
se montre comme une modalisation du sentiment général de l'exis-
tence, le modifiant mais plus encore et toujours d'ores et déjà modifiée
par lui. Le problème concerne en réalité la suffisance ontologique de
la sensation et aussi bien celle du contenu impressionnel d'ensemble où
elle vient se fondre. Précisément, la sensation, le tout de la sensation,
n'a par lui-même aucune suffisance, ce n'est pas la spécificité qualitative
du contenu impressionnel de la sensation, pas davantage la spécificité de la
tonalité d'ensemble où elle vient se fondre qui constitue et fonde chaque fois sa
réalité, l'effectivité de son être phénoménologique et concret. Où réside
la réalité de la sensation ? La sensation est réelle en tant qu'elle est sentie,
La réalité de la sensation réside dans l'être-senti lui-même considéré
en tant que tel et, plus avant, dans l'essence où l'être-senti trouve sa
propre possibilité et l'effectivité de son effectuation, dans l'affectivité.

(I) SARTRE, L'imaginaire, Gallimard, Paris, 1948, 177.


L'AFFECTIVITÉ 60 j

L'affectivité n'est pas une condition extérieure de la sensation,


une forme à l'intérieur de laquelle la sensation serait donnée et où
elle se manifesterait à titre de contenu. La sensation n'est pas un
contenu, le contenu de la sensibilité présupposant, comme tel,
l'existence d'un pouvoir chargé de le recevoir et de le rendre mani-
feste, à savoir précisément la sensibilité et, par suite, l'affectivité elle-
même. Que la sensation soit réelle en tant qu'elle est sentie, dans le
sentir lui-même et par lui, cela veut dire : la sensation, la sensation
originelle n'est pas ce qui nous affecte, l'être que le sens se donne dans l'oppo-
sition, elle est l'affection elle-même, l'être-affecté tel que, affecté par ce qui
l'affecte, il est, dans cette détermination de l'affection et d'abord, affecté par
soi. La sensation originelle s'affecte elle-même, se sent elle-même, présuppose
la dimension ontologique de l'auto-affection et de l'affectivité, se forme et surgit
en elle. C'est de cette façon que l'affectivité est la condition de la
sensation, comme constituant sa réalité même et la substance de son
être phénoménologique effectif et concret. Comme telle, trouvant sa
réalité et l'effectivité de son être concret dans l'affectivité, la sensation,
toute sensation possible en général est affective, l'affectivité de la sensation est
nécessaire à priori, lui appartient, non pas seulement, à vrai dire, comme
un caractère éidétique parmi d'autres, mais comme son essence
même et précisément comme sa substance. Comme telle aussi, parce
que son essence est l'affectivité, la sensation est vivante, est, porte en
elle le frémissement intérieur de la vie, se forme là où se forme la vie,
vibre en elle, avec elle, et la détermine comme sa détermination,
possible à partir d'elle, comme une modalité et une tonalité de la vie
elle-même. Ainsi est levée du même coup l'absurdité qui pèse sur le
concept de « sensation extérieure », comme si rien d'extérieur, de
transcendant, pouvait constituer par soi-même une sensation, porter
en soi l'être-intérieur de ce qui est vivant, le s'éprouver soi-même
seul susceptible comme tel d'éprouver quelque chose comme un
mode précisément de son « s'éprouver soi-même », comme une déter-
mination de son affectivité.
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

« Extérieure », la sensation ne l'est que par sa signification,


dans sa référence à ce dont elle est la sensation. Précisément parce
qu'elle s'accomplit dans le sens, comme un mode du sentir et de la
transcendance en lui, la sensation, toute sensation est par nature la
sensation de quelque chose. Ce dont la sensation est sensation, c'est
précisément l'excitant. L'excitant n'est pas le terme inconnu = x,
déterminable seulement par le progrès scientifique, et agissant sur
un organe sensoriel lui-même étranger à l'expérience sensible, il est
l'objet de cette expérience, c'est comme tel et à ce titre seulement
qu'il nous affecte. En tant que la sensation se réfère à un objet dont
elle est la sensation, elle est représentative. Qu'elle « représente » un tel
objet ne signifie nullement qu'elle le pense, qu'elle se le représente
dans un acte de connaissance, que cet objet soit l'objet déterminable
de l'entendement. Parce que l'objet de la sensation est reçu par elle,
dans le sentir, il est senti, « affectif» au sens qui a été dit, et se propose
avec cette détermination ontologique essentielle. Que celle-ci ne
concerne pas seulement, toutefois, l'objet de la sensation mais aussi
bien les productions de la pensée, toutes sortes d'objets, qu'elle se pro-
pose comme une détermination ontologique structurelle de l'être trans-
cendant, cela résulte justement de ce que la pensée elle-même prend
appui sur le sens et se produit en lui, dans le milieu ontologique de
l'affection qui est la condition de toute expérience d'objets en général.
La sensation a deux contenus, un contenu immanent, affectif,
le contenu de l'être-affecté, ce qu'éprouve la vie quand elle s'éprouve
elle-même dans cette détermination particulière qui résulte en elle de
l'affection, et un contenu transcendant, l'excitant lui-même, l'affec-
tant, tel qu'il lui est donné dans le sentir et par lui. Que celui-ci
s'accomplisse, dans le cas de la sensation proprement dite, par l'entre-
mise d'organes corporellement déterminés, détermine seulement la
spécificité du contenu impressionnel de la sensation correspondante,
lequel toutefois doit s'entendre dans les deux sens indiqués, trouve
chaque fois sa condition ontologique, la condition ontologique
L'AFFECTIVITÉ 60 j

de sa « sensibilité » et de son « affectivité », dans la structure ontolo-


gique de l'affection elle-même, dans la structure du sens interne et
dans celle de l'affectivité. Bien entendu, « contenu transcendant »
et « contenu immanent » doivent être pris dans un sens radical tel que
« transcendant » désigne tout ce qui n'est pas la vie elle-même dans
sa subjectivité absolue, à savoir non seulement les significations
transcendantes visées par les intentionnalités objectives mais, de la
même manière, les esquisses des choses, leurs apparences subjectives,
les silhouettes et les données « immanentes », dans la terminologie de
Husserl, à partir desquelles les choses sont constituées. Parce que,
conformément à la structure ontologique de l'affection, la sensation a
toujours deux contenus, la sensibilité dont elle est un mode et qu'elle
détermine se propose nécessairement comme une sensibilité affective et en
même temps représentative, comme le fait d'intuitionner un contenu sensible et
affectif dans un acte tonalement déterminé par ce contenu d'une part, et
codéterminé par l'essence de l'affectivité en lui.
Ainsi s'explique et se trouve dissipée l'illusion propre au point
de vue génétique par lequel la psychologie positive prétend dépasser
le cadre nécessairement trop étroit où s'enferme la phénoménologie
en se limitant à la seule considération des données de l'expérience
vécue, l'illusion selon laquelle la sensibilité affective et la sensibilité
représentative constituent deux phases successives à l'intérieur d'un
même processus d'évolution. A l'intérieur de ce processus apparaît
tout d'abord la sensibilité affective dont l'essence demeure d'ailleurs
dans une obscurité ontologique totale, puisqu'elle est comprise
encore, en l'absence du concept déterminant de l'auto-affection, comme
une affection dont le caractère affectif reste privé de tout fondement,
affection elle-même confondue, par ailleurs, avec un processus en
troisième personne, avec un ensemble de réactions réflexogènes à des
stimulations simples — avec un « automatisme » (1). Parce qu'elle

(1) « I/affection n'est qu'un automatisme », PRADINES, op. cit., 1,6 17.
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

n'est pas seulement cela et, conformément au double emploi^ des


signes en usage dans les sciences positives, retrouve subrepticement
la signification ontologique fondamentale par laquelle elle désigne le
surgissement originel de quelque chose et sa manifestation, appa-
raissant à nouveau sur le plan « psychologique », « parfait décalque
conscientiel de la stimulation neuromotrice qui l'accompagne » (1),
l'affection est, en cette première phase de son histoire, cette stimu-
lation elle-même et sa réaction consécutive instantanée, une sorte de
choc quasi mécanique mais chargé de conscience, de cette forme de
conscience confuse, plus précisément, qu'on appelle l'affectivité.
Ainsi se produit « dans des décharges à bout portant, lourdement
affectives », l'excitation initiale où les choses « nous affectent simple-
ment d'abord sans nous donner... aucune image» (2), où l'être affecté
et l'affectant ne font pour ainsi dire qu'un, où le premier sans s'op-
poser encore le second le connaît simplement « dans une communion
intime avec lui », comme il arrive « quand l'objet se fond en nous
dans le torrent inconscient de la vie végétative » (3).
Ainsi se fait jour la représentation d'une affection originelle
exclusive de toute distance entre l'affectant et l'affecté et de plus
instantanée, d'une affection ponctuelle où l'affectant nous affecte dans
un contact immédiat, et précisément comme par un choc analogue
à celui qui se produit entre deux réalités contiguës. Pour confuse et,
à vrai dire, impensable que soit une telle représentation — confuse
parce qu'elle identifie le surgissement de l'affectant à un contact
aveugle de deux étants, impensable parce qu'en un tel contact il n'y
a précisément aucune affection —, elle laisse pressentir en elle,
avec l'idée de la suppression de toute distance entre l'affectant
et l'affecté — et si impropre que soit à son tour la figuration de cette
idée à l'aide d'éléments toujours empruntés à un réalisme élémentaire,

( 1 ) P R A D I N E S , op. cit., I, 185.


(2) I D . , I , 281.
(3) I D . , I , 395.
L'AFFECTIVITÉ 60 j

de ce « contact immédiat » —, une autre structure que celle de


l'affection et qui la fonde en même temps qu'elle fonde son affecti-
vité, c'est elle en tout cas qui désigne la sensibilité sous sa forme
originelle comme sensibilité affective.
A celle-ci succède la sensibilité représentative, laquelle se produit
lorsque l'être affecté, cessant de subir l'affectant dans un contact
immédiat ou même de se mêler à lui en une fusion quasi mystique, se
retourne contre lui, le tient à distance, n'étant plus atteint par lui
que « dans des excitations à retardement qui, de moins en moins
affectives, de plus en plus capables de retards, nous signifient, dans
des anticipations de plus en plus longues de l'excitation vive, des
distances de plus en plus grandes de l'excitant lui-même ». Celui-ci,
dès lors, n'est plus subi directement mais représenté seulement dans
« un symbole dégradé de son action » qui est sa « qualité », tandis
qu'il est lui-même inséré dans l'espace, « à une certaine distance »,
comme « objet » (1). Ainsi se substituent aux impressions affectives
primitives « qui remuent », des impressions « qui laissent insensibles »
en tant qu'elles sont seulement représentées, une telle substitution
exprimant l'effort du vivant pour se mettre hors d'atteinte et ménager
autour de lui un champ inoffensif qui est celui de la représentation.
Cette dernière ne succède donc pas simplement au règne primitif
de l'affectivité, elle est destinée à y mettre un terme, en sorte qu'il
y a entre elles « une relation inverse », comme une diminution pro-
gressive de l'affectivité tandis que se développe au contraire la
représentation elle-même, la sensation représentative ou sensation
proprement dite qui marque l'aboutissement de ce combat étant
« le type exemplaire d'une impression en qui la compression pro-
gressive de l'élément affectif a fait saillir de plus en plus l'élément
représentatif, c'est-à-dire perceptif » (2).

( 1 ) P R A D I N E S , op. cit., I, 281.


(2) I D . , I , 450.
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

L'idée d'une relation inverse entre l'affectivité et la représen-


tation et, aussi bien, de leur apparition successive au sein d'un même
processus temporel ne peut cependant que paraître absurde à la
pensée qui les saisit comme des structures ontologiques en même
temps qu'elle aperçoit leur contemporanéité dans l'essence et le
rapport de fondation qui les unit. La philosophie, précisément, n'a
pas à choisir entre la genèse et la description, laquelle se donne
aujourd'hui pour « phénoménologique », alors qu'elle n'est le plus
souvent qu'un inventaire extérieur de caractères non fondés que la
genèse pour cette raison reconnaît à son tour et énumère dans l'ordre
qui lui convient. La philosophie est l'intuition éidétique de la struc-
ture ontologique de la réalité, comme telle elle prescrit à tous les
phénomènes, et par exemple à la sensation, les caractères essentiels
qui leur appartiennent de toute nécessité pour autant qu'ils doivent
et peuvent être des phénomènes réels. Une telle prescription d'ordre
éidétique a, en ce qui concerne la sensation, la signification de définir
le lieu où elle se donne à sentir et est éprouvée comme constituant
précisément sa réalité, comme le s'éprouver soi-même de la vie dans
l'immanence absolue de son affectivité.

§ 5 7 . L ' A F F E C T I V I T É COMME FORME UNIVERSELLE


DE TOUTE E X P É R I E N C E POSSIBLE EN GÉNÉRAL
ET COMME FORME DE CETTE FORME. L E CONCEPT PUR DE L ' A F F E C T I V I T É

Qu'après cela l'être total de la sensation — son contenu représen-


tatif irréel et aussi sa réalité comme réalité affective immanente dans
la sphère de la subjectivité absolue — se trouve constitué, retenu
dans la rétention, et se profile ainsi comme une unité transcendante,
« immanente » selon la terminologie de Husserl, dans le flux de la
conscience interne du temps, n'affecte en rien le statut ontologique
de la sensation originelle, empêche seulement la pensée de le
comprendre. Car c'est cette sensation constituée qu'inévitablement la
L'AFFECTIVITÉ 633

pensée a devant le regard lorsqu'elle se dirige vers elle pour tenter de la


saisir, comme c'est elle qui intervient déjà dans l'expérience immédiate
en tant que le contenu représentatif de la sensation contient toujours
aussi en lui la représentation de son être subjectif immanent, c'est-à-
dire de son affectivité. L'erreur de la pensée philosophique n'est
pas de confondre l'affectivité avec la cœnesthésie, elle réside dans son
incapacité de saisir l'être-originel de celle-ci, l'être originellement
immanent de l'impression comme trouvant sa réalité dans le se souffrir soi-
même de l'être qui la souffre, dans son incapacité de saisir l'essence de
l'affectivité elle-même. C'est d'un seul coup, pour une même raison,
que s'opère la dégradation corrélative du concept de la sensation
originelle et de celui de l'affectivité.
Une telle dégradation est visible chez Lachelier. Ayant saisi
l'être originel de la sensation comme identique à son être-senti,
c'est-à-dire à son affectivité et, bien plus, celle-ci comme constitutive
de l'être-donné-à-soi-même du sujet, c'est-à-dire de sa subjectivité,
— « c'est par ce qu'il y a en elle d'affectif qu'elle appartient au
sujet et que le sujet est donné à lui-même » —, l'auteur de Psychologie et
Métaphysique (1) se révèle aussitôt, faute de disposer des catégories
ontologiques fondamentales susceptibles d'élémenter son intuition,
incapable de maintenir celle-ci et d'en préserver la signification
décisive. L'être-originel de l'impression est confondu avec son être-
constitué, avec son insertion dans le corps propre, les sensations ne
sont plus précisément que nos affections organiques et c'est dans leur
relation à celles-ci, « c'est parce qu'elles sont liées à ces affections et
plongent en quelque sorte leurs racines dans nos viscères » que les
choses sensibles « nous sont données et qu'elles existent pour nous »,
— l'être-donné de la chose n'étant plus saisi, ultimement, dans l'affec-
tivité de la sensation, c'est-à-dire aussi bien dans l'auto-affection
originelle du sujet constitutive de son être même, mais, d'une manière

(1) Op. cit., 3 5 .


M. H E N R Y 21
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

absurde, dans la connexion établie entre deux réalités transcendantes,


entre la chose et le monde organique auquel elle est « liée » selon la
représentation naïve du réalisme. Insérée dans ce monde organique et
le constituant, constituant la cœnesthésie elle-même, explicitement
comprise comme une première couche de transcendance, la sensation
n'est plus rien d'autre en effet que quelque chose de transcendant,
de telle manière que ce qui fait son être originel, à savoir l'affectivité,
se trouve décidément perdu, de telle manière que l'affectivité elle-
même se trouve saisie comme un contenu transcendant, extérieur
au sujet et à ce qui constitue l'ipséité en lui : « nos sensations, ou ce
qu'il y a de subjectif en elles,... sont-elles nous-mêmes ? ... Dire que
nous jouissons d'un plaisir et que nous souffrons d'une douleur,
n'est-ce pas avouer que nous sommes quelque chose de distinct de
ce plaisir et de cette douleur (i) ? »
La philosophie classique à son déclin et, aussi bien, les pensées
qui croient s'y opposer laissent paraître, en ce qui concerne la sensa-
tion, la même déchéance de son être originel et, par suite, l'oubli
du pouvoir ontologique de donation qui lui appartient en tant que
cet être est identique à l'affectivité elle-même. C'est ce pouvoir d'ac-
complir l'œuvre ontologique originelle de la donation qui se trouve
confusément pensé sous le concept de la cœnesthésie pour autant que
celui-ci ne désigne pas seulement une dimension spécifique de la
sensibilité, mais plutôt son fondement universel, à savoir l'être-donné
de toute sensation comme telle. Une telle signification qui confère
à la cœnesthésie son rôle ontologique fondamental se fait jour lorsqu'il
est dit « qu'il n'y a sensation visuelle que parce qu'il y a sensation
cœnesthésique de l'appareil visuel » et que « ce que comporte d'uni-
quement périphérique la sensation visuelle » ne serait sans ce soutien
« qu'une donnée insuffisante pour prétendre à l'existence », lorsque,
à propos de la vision dans le noir qui implique, en même temps que

(i) Psychologie et Métaphysique, op. cit., 35-36.


L'AFFECTIVITÉ

« la suppression du périphérique », la subsistance du « cœnesthésique »,_


il est affirmé précisément qu'une telle vision « ne peut être définie
par une négation qu'à propos du périphérique » mais que « cœnes-
thésiquement elle est positive », étant, « autant que l'absence de
lumière, la présence de l'oeil vivant » (i).
La présence du vivant, l'auto-affection de la sensation constitu-
tive de son être-donné originel, de son être et de son essence, et
présente comme telle en toute sensation, aussi bien dans la « sensation
visuelle » — pour autant qu'on ne la réduise pas arbitrairement à
son contenu représentatif — que dans la « sensation cœnesthésique
de l'appareil visuel », c'est là cependant ce qui n'est pas pensé, le
phénomène ontologique fondamental de cette auto-affection, au
lieu d'être saisi dans sa structure et dans sa possibilité intrinsèque,
est au contraire complètement escamoté puisque l'idée qui l'exprime,
le privilège de « l'immédiateté » en vertu de laquelle, « à propos de ces
sortes de sensations, la chose qui est connue est aussi la chose par
où elle est connue », se trouve référé à une cause extérieure et
expliqué par elle, « tient uniquement à une disposition physiologique ».
Encore celle-ci ne concerne-t-elle pas l'auto-affection elle-même et
ne vise-t-elle même plus à la fonder, elle « fournit la matière de la
conscience mais ne suffit pas à la constituer elle-même » (2) : la
sensation au lieu de porter en elle, comme sensation vivante et dans son
immanence originelle, la possibilité de l'être-donné, n'est plus précisément
que la « matière de la connaissance », quelque chose de transcendant qui pré-
suppose hors de soi au contraire une telle possibilité, la possibilité de la
connaissance et de l'expérience en générai
De même en est-il dans la philosophie de Sartre où la cœnesthésie
paraît d'abord sur le plan de l'existence irréfléchie et semble lui
appartenir. Ainsi dans le cas d'une conscience de lecture qui s'accom-

(1) BÉNÉZÉ, Allure du Transcendantal, op. cit., 7 1 - 7 2 .


(2) I D . , 74-75.
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

pagne d'une douleur oculaire, celle-ci n'est en aucune façon un


objet et ne se réfère pas non plus à un corps objectif, c'est seulement
au regard de la réflexion qu'elle peut paraître telle et se trouve dès lors
connue et nommée comme « douleur des yeux ». En elle-même cepen-
dant une telle douleur n'est pas différente de la conscience de lecture,
elle est son être même, « la matière translucide de la conscience »,
« elle existe par-delà toute attention et toute connaissance, puisqu'elle
se glisse dans chaque acte d'attention et de connaissance, puisqu'elle
est cet acte même ». La douleur est la texture de la conscience,
l'ineffable de son existence même, ce dont elle ne peut se séparer, de
telle manière que le projet de lui échapper échoue inévitablement,
parce que cet « ineffable qu'on veut fuir se retrouve au sein de cet
arrachement même..., est l'être de la fuite qui veut le fuir » (i).
La douleur ne constitue cependant chez Sartre que l'être-en-soi
de la conscience, « son être-là », « son rattachement au monde »,
« sa contingence », elle n'est ce qu'est la conscience qu'en tant
que la conscience n'est pas ce qu'elle est. La douleur est l'être, la
conscience est le néant. La douleur n'est ce qu'elle est, n'est donnée
que parce que le néant la néantise. L'être-donné n'appartient pas à
la douleur elle-même ni à ce qui constitue son essence, l'essence de
l'affectivité en elle, il est le fait d'un pouvoir extérieur à celle-ci et
qui est l'extériorité elle-même comme telle. Après avoir identifié
l'être de la douleur et celui de la conscience non thétique, il faut les
distinguer, instituer entre eux un intervalle qui est précisément celui
de l'extériorité. « Pourtant même sur ce plan d'être pur, la dou-
leur... ne peut être existée non thétiquement par la conscience
que si elle est dépassée. La conscience douloureuse est négation
interne du monde, mais en même temps elle existe sa douleur — c'est-
à-dire soi-même — comme arrachement à soi (2). » La sensation

( 1 ) EN, 398-399.
(2) Ibid.
L'AFFECTIVITÉ 60 j

douloureuse et son affectivité sombrent, dès lors, dans le transcen-


dant, y apparaissent comme un contenu. Non pas sans doute comme
l'objet d'une contemplation indifférente et libre, comme 1' « objet
psychique » : à la douleur qui l'accompagne, la conscience de lecture
reste liée invinciblement, mais ce lien est un lien de transcendance,
la conscience existe sa douleur, de telle manière que « exister » signifie
« dépasser », de telle manière que la douleur est la texture même de la
conscience en tant que la conscience « dépasse cette texture vers ses
possibilités propres » (1) et vers le monde.
Tel est précisément le statut de la cœnesthésie, c'est-à-dire aussi
bien du corps lui-même, de ce que Sartre appelle encore la contin-
gence, la facticité : celui d'une présence qui hante la conscience
comme ce dont elle ne peut se défaire, comme le terme inévitable
à partir duquel elle se lève vers le monde et construit ses projets,
étant entendu que cette présence n'est telle, n'est une présence que par la dis-
tance où la tient la conscience, elle-même identique avec cette distance comme
telle. La cœnesthésie est « cette contingence, cette lourdeur à distance
du pour-soi, qu'il n'est jamais mais a à être comme lourdeur dépassée
et conservée dans le dépassement même », est « la facticité » (2). C'est
précisément parce qu'une distance s'institue nécessairement, comme
identique au pour-soi lui-même, entre celui-ci et la cœnesthésie qui
signifie la contingence originelle de son existence, qu'il est possible et
à vrai dire inévitable pour la conscience de prendre attitude à l'égard
de cette existence corporelle qui la transit, de la vivre de telle ou
telle façon, de surmonter par exemple sa fatigue, sa douleur, ou de
s'y abandonner dans un projet dont le sens est chaque fois décelable
et conduit finalement par la voie d'une analyse régressive jusqu'au
projet initial et fondamental du rapport que le Pour-soi choisit
d'entretenir avec sa facticité et avec le monde (3). Vécue dans un

(1) EN, 396.


(2) ID., 162, souligné par nous.
(3) ID-» 5 3 3 - 5 3 4 -
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

projet, toujours « assumée » en quelque manière, l'affectivité inhérente


à la cœnesthésie et définie par elle est, dans l'existentialisme comme dans
la philosophie classique, «« contenu transcendant qui trouve hors de lui, dans
l'extériorité de la transcendance elle-même, la condition ontologique de sa
possibilité.
C'est ici le moment crucial d'une problématique de l'affectivité,
celui où ce qui constitue la condition de toute affection et de toute expérience,
à savoir l'affectivité elle-même, se trouve inclus au contraire dans le contenu de
l'expérience et soumis dès lors à ce qui doit en être la condition. Ce qui
constitue la condition de toute affection et de toute expérience, de
tout ce qui est susceptible de nous être donné, l'être-donné lui-même
considéré en tant que tel, dans sa possibilité intrinsèque et dans sa
réalité propre, c'est là ce qu'on appelle une Forme, l'élément transcen-
dantal du réel et ce qu'il y a d'ontologique en lui. Telle est précisé-
ment l'affectivité, la forme universelle de toute expérience possible
en général, la dimension ontologique et transcendantale qui fonde la
réalité de tout ce qui est.
Le concept de la forme, à vrai dire, n'est pas simple. En lui est
inclus d'abord celui de la structure de l'affection pure comme affection
de l'essence par l'horizon qu'elle projette. Si la forme désigne la
structure de l'affection, elle doit elle-même toutefois être possible, sa
propre possibilité, la possibilité ontologique ultime de tout ce qui
est, est la forme dans laquelle la forme est, comme forme, donnée à
elle-même, est l'auto-affection de la transcendance. L'affectivité est
la forme de la forme, l'essence de l'essence. Pour cette raison, de
cette façon, la forme est affective, non pas comme la simple forme des
objets, comme la condition ontologique de leur possibilité, mais en
tant que cette forme d'objets est elle-même possible. C'est pourquoi
la problématique ne peut se contenter d'énoncer le fait de l'affectivité
de la forme, car l'affectivité n'est pas un caractère de celle-ci, une
propriété énigmatique jointe à elle et l'accompagnant comme quelque
chose d'opaque et d'inintelligible dont on se borne précisément à
L'AFFECTIVITÉ

constater la présence. L'affectivité est dans la forme ce qui la rend


possible, le s'éprouver soi-même qui la rend originellement présente à elle-même
et susceptible d'agir, bref sa forme la plus intérieure, ce qu'il y a de plus
intelligible en elle et le principe ultime de toute intelligibilité, son essence.
Quand l'affectivité n'est plus saisie au contraire, sur le plan
transcendantal lui-même, comme cette pure possibilité ontologique
de ce qui est et comme une forme, comme constituant, bien plus, la
possibilité la plus intérieure de cette possibilité et la forme de cette
forme, quand, identifiée à la cœnesthésie comprise, non dans son
être originel, lequel réside précisément dans l'élément transcendantal
de l'affectivité pure, mais comme le tout constitué de nos sensations
et par suite comme un contenu transcendant, elle se présente elle-
même et est interprétée comme un contenu de cette sorte, alors la
philosophie entre dans une confusion où nous la voyons encore
aujourd'hui, ce qui constitue à la fois et identiquement l'essence de
l'affectivité et celle de la forme, l'essence de l'être lui-même, est irrémé-
diablement perdu.
Et d'abord, en ce qui concerne l'affectivité, elle n'est plus la
forme ni son essence mais justement un contenu, médiatisé par elle
et la présupposant, parmi beaucoup d'autres, de la vie conscientielle,
étranger à l'essence de celle-ci, à la conscience pure et à la phénomé-
nalité pure comme telle, quelque chose d'opaque par conséquent,
d'hétérogène à l'esprit, plus ou moins assimilable au contenu impres-
sionnel spécifique, contingent, variable et irrationnel, d'une sensa-
tion quelconque ou, pour mieux dire, identique, précisément, à
celui-ci. Contingente, variable, irrationnelle, l'affectivité n'est comme
telle rien d'universel ni de nécessaire, rien qui puisse être prescrit à
priori, par sa structure même, à l'expérience, et s'il arrivait que
cette dernière manifestât partout et toujours un caractère affectif,
ce ne serait encore là qu'un fait imprévisible, une détermination
apprise au même titre que toutes les autres déterminations qui
constituent ensemble sa « matière ». Parce qu'elle appartient à celle-ci,
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

au contenu empirique de notre expérience, l'affectivité n'est pas seule-


ment contingente, variable, irrationnelle, elle partage encore avec
ce dernier son statut, se propose comme un contenu transcendant et ne peut
apparaître et se donner que dans cette forme. Telle est l'absurdité qui
domine pourtant l'histoire de la philosophie de l'affectivité, car
l'essence de celle-ci, le s'éprouver soi-même constitutif comme tel
d'une sphère d'immanence radicale et de la vie elle-même dans son
intériorité vivante, ne peut, bien entendu, se trouver réellement
comme être-donné-à-soi effectif, comme sentiment de soi, dans le
contenu insensible et aveugle de l'entité transcendante ni lui appar-
tenir (1).
Quant à la forme, précisément parce que l'affectivité est posée
hors d'elle comme un contenu étranger à ce qu'il y a de proprement
ontologique en elle et à son essence, elle n'est rien d'affectif, la
pureté de l'élément transcendantal signifie justement /'inaffectivité de la
forme. « La forme transcendantale, dit Bénézé, est entièrement
étrangère à l'affectivité. » Ainsi se présente l'expérience comme la
pure manifestation en elle-même inaffective, atonale, d'un contenu
infiniment divers auquel l'affectivité appartient, au même titre toute-
fois que n'importe quel autre contenu. « Les états affectifs comme les
états intellectuels et les états actifs reçoivent l'encadrement de cette
forme non sensible (2). » Ce caractère inaffectif et atonal de la mani-
festation pure, c'est là précisément ce qui la détermine comme
une connaissance, comme un regard impersonnel et vide, une
pure lumière éclairant toute chose mais indifférente à ce qu'elle
éclaire, 1' « objectivité » comme telle, avec les significations existen-
tielles et axiologiques afférentes à son concept, — l'effort, visible dans
la philosophie contemporaine, pour définir l'événement ontologique
de la relation au monde en dehors de la pure théorie, qui n'en est plus

(1) Tout au plus, l'essence de l'affectivité est-elle susceptible d'être représentée


dans un tel contenu, ce qui est tout différent. I^à-dessus, cf. infra, § 66, 67.
(2) BÉNÉZÉ, Allure du Transcendantal, op. cit., 63.
L'AFFECTIVITÉ 60 j

qu'une modalité, demeurant vain toutefois, aussi longtemps que la


possibilité la plus intérieure de la forme, que la forme de la forme ne
fait le thème d'aucune problématique et n'est pas saisie en elle-même.
Car c'est de cette façon seulement que le rapport est affectif, sur le
fond en lui de son anti-essence, identique précisément à l'affectivité.
Mais quand elle n'est pas référée à cette possibilité la plus intérieure
de tout ce qui est, l'affectivité de la forme, elle-même saisie désormais
comme la simple forme des objets, comme transcendance, devient
incompréhensible, ne peut plus être que constatée comme un fait
énigmatique et la philosophie, dans cette situation absurde où elle
décrit complaisamment ce dont l'essence lui échappe, n'est plus rien
d'autre en effet que de la littérature.
Ou bien si l'affectivité ne trouve pas son origine dans l'essence
même de la forme et si elle se manifeste pourtant en elle comme un
caractère apparent et irrécusable, c'est qu'elle lui advient de façon
accidentelle, sous une influence extérieure, comme une adjonction
synthétique et parasitaire, comme une altération de la forme elle-même
et de sa pureté ontologique originelle. Une telle situation se réalise
chez Descartes. Que l'affectivité ne constitue point dans le carté-
sianisme la forme de notre connaissance, l'essence de la pensée,
on le voit dans le fait qu'elle la présuppose bien plutôt, que les
modifications affectives ou sensibles de notre âme, les unes et les
autres confondues, ne se proposent à nous, dans l'effectivité de l'être-
manifeste, que pour autant qu'elles sont reçues par l'entendement,
dans le fait que l'âme elle-même en général « ne se conçoit que par
l'entendement pur » (1). Ce qui caractérise au contraire celui-ci,
l'essence de la pensée pure, c'est son hétérogénéité radicale à ce
qu'il y a d'affectif dans la sensibilité et dans le sentiment lui-même,
c'est l'hétérogénéité de la forme à l'essence de l'affectivité et son
opposition foncière à celle-ci. C'est que Descartes comprend précisé-

(1) lettre à Elizabeth, AT, III, 691.


6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

ment cette forme comme l'entendement, comme la saisie objective,


non pas seulement des natures simples, mais de tout ce qui se propose
à titre d'objet et peut comme tel, dans cette condition de la forme de
l'objectivité de la représentation et de la transcendance, et par elle,
être quelque chose pour nous. Voilà pourquoi la sensibilité elle-même
et l'affectivité enveloppent des éléments représentatifs, comme la
condition même de leur effectivité dans l'être-donné. Considérée
in abstracto, comme la simple condition de cette connaissance objective
et finalement comme l'objectivité elle-même, la forme n'est en effet,
comme telle, rien d'affectif. Ainsi prennent naissance dans cette
abstraction de la forme considérée dans son rapport à ce qu'elle rend
possible, non dans sa propre possibilité intérieure, l'idéal et la fiction
d'une connaissance pure, d'une pensée pure, étrangère à l'affectivité
et à tout ce qui porte en lui l'intérêt de la vie, d'une théorie pure et
« désintéressée ».
Après cette conception abstraite d'une connaissance et d'une
pensée pures, ainsi entendues, le cartésianisme se heurte au fait de
l'affectivité de la forme, et cela dans l'évidence irrécusable du cogito
qui rend manifeste l'existence à'Erlebnisse de l'affectivité et de la
sensibilité : sentir, c'est encore penser (1). L'affectivité n'appartient
plus au contenu de la connaissance, elle apparaît sur le plan de la
forme précisément et concerne la pensée pure comme telle. Comment
le fait de l'affectivité de la forme, faute d'être référé à la possibilité
intérieure et dernière de celle-ci, se trouve rapporté dans le carté-
sianisme à l'influence d'une réalité étrangère à la forme mais liée à
elle et qui en altère la nature originellement pure, on le sait. Le
corps est cette réalité hétérogène à la pensée pure qui, agissant
sur elle, la rend affective. Ainsi l'affectivité de la forme, rendue
manifeste dans le cogito, c'est-à-dire sur le plan de la pensée pure
elle-même et précisément comme l'affectivité de cette pensée, est-elle

(1) Cf. AT, VII, 29.


L'AFFECTIVITÉ 60 j

de façon significative reconnue par Descartes et en même temps


niée par lui, puisqu'elle ne tient pas à la nature de la pensée elle-même,
à la forme en tant que telle, mais seulement à la détermination de
celle-ci par une réalité qui lui est à la fois extérieure et étrangère.
Semblable théorie dont le dessein transparent est en réalité le main-
tien, en dépit de l'évidence, de cette négation, de la négation de
l'affectivité de la forme en tant que telle, se heurte à une impossibilité
de principe. La détermination de la pensée par une réalité extérieure
ne saurait s'accomplir selon le mode d'un processus causal ou
aveugle, comme une détermination en troisième personne; préci-
sément parce qu'elle est celle de la pensée, elle se manifeste en celle-ci,
elle est vécue par elle, la passivité qu'elle implique est éprouvée
comme telle. La détermination de la pensée signifie nécessairement
l'affection. Mais l'affectivité est la possibilité dernière et l'essence de
toute affection possible en général. Loin de pouvoir la fonder,
l'affection de la pensée par une réalité étrangère présuppose au
contraire l'affectivité de cette pensée comme sa condition.
C'est comme constitutive de la forme elle-même en tant que
telle qu'apparaît au contraire, et cela d'une manière tout à fait insolite
non seulement dans le cartésianisme mais à l'intérieur de l'histoire
de la philosophie en général, l'affectivité chez Malebranche. La
signification ontologique décisive reconnue par Malebranche au
concept de l'affectivité tient à ce que celle-ci constitue précisément la
dimension originelle d'existence mise en évidence dans le cogito et
identique à ce dernier, à l'essence de la conscience pure et à l'âme
elle-même, la dimension originaire et fondamentale de la phéno-
ménalité dans son opposition irréductible à celle de l'idée, à la
phénoménalité de la spatialité transcendantale du monde pur ou de
1' « étendue ». L'affectivité ne s'oppose pas simplement, toutefois,
comme constitutive de la dimension originaire de la phénoménalité
de la conscience pure et, du même coup, de l'existence originelle, à
l'idéalité pure de l'étendue, elle la fonde. L'idée, en effet, ne trouve
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

la condition ontologique suffisante de son existence dans la spatialité


pure de l'étendue intelligible que pour autant qu'on ne considère
en elle que son contenu représentatif, que sa réalité objective,
comme dit Malebranche, dont la phénoménalité, c'est-à-dire la
réalité, se révèle constituée précisément par celle de l'étendue et
lui est identique. A ce contenu représentatif dont la phénomé-
nalité ou la réalité est l'étendue, l'idée, il est vrai, se trouve
identifiée par Malebranche, c'est comme telle, réduite à sa réalité
objective, considérée comme une pure détermination de l'étendue
intelligible et comme un mode de celle-ci, qu'elle s'oppose à l'âme
et lui est irréductible.
Considérée comme une mode de l'étendue cependant, et bien
que celle-ci lui confère la positivité de sa rationalité interne et ce
caractère rigoureux en vertu duquel elle s'impose à l'esprit, l'idée
n'est encore qu'une abstraction, ne devient réelle que pour autant
qu'elle est reçue. L'être-reçu de l'idée, c'est là sa forme, identique
à la pensée elle-même. L'affectivité est cette forme. En tant qu'elle
présuppose celle-ci et que son être réel, au même titre que celui de
la sensation, consiste dans son être-donné-à-soi-même, dans l'être-
senti, l'idée, comme la sensation précisément, est affective. De même
l'entendement est affectif en son fond en tant que celui-ci consiste
dans l'être-donné-à-soi-même du pouvoir qui se représente le contenu
objectif de l'idée, dans l'être-donné-à-soi de l'entendement lui-même.
Cet être-donné-à-soi-même comme être-donné-à-soi de l'entende-
ment, de l'idée ou de la sensation, c'est là précisément l'essence de la
pensée, de l'âme, de la conscience, l'essence de la forme. Que celle-ci,
que l'être-donné-à-soi-même considéré en tant que tel, que l'auto-
affection réside dans l'affectivité, là est le pressentiment génial de
Malebranche, de telle manière que pour lui la pensée, la conscience,
l'âme ne sont pas seulement affectives, elles sont constituées par
l'affectivité elle-même comme constitutive de la forme. Telle est,
telle devrait être la signification ultime de l'affirmation selon laquelle
L'AFFECTIVITÉ 60 j

l'âme ne se connaît point elle-même par idée, et cela parce que,


n'étant pas séparée de soi, elle se sent elle-même.
Mais, on l'a vu, la permanence des présuppositions cartésiennes
qui réservent l'intelligibilité à la connaissance objective, c'est-à-dire
finalement à l'étendue, empêchent la pensée de Malebranche, égarée
par ailleurs par ses propres présuppositions religieuses et son inter-
prétation aberrante de la finitude de l'âme humaine et de son obscurité
intrinsèque, de rester fidèle à son intuition initiale et centrale. Le
se-sentir-soi-même de l'âme qui la constitue, son affectivité n'est
plus comprise comme un pouvoir ontologique mais, à la lumière de
l'idée de cette finitude et de cette obscurité, comme quelque chose
d'opaque, comme un simple fait et comme un contenu empirique
qui, loin de pouvoir fonder l'intelligibilité du réel, lui est au contraire
irréductible. L'inévitable réception de l'idée par l'âme, son appar-
tenance nécessaire à une forme en elle-même obscure et inintelli-
gible, à un entendement précisément affectif, devient, dès lors,
incompréhensible. Aussi voit-on de façon significative Malebranche
être soucieux de minimiser ce caractère affectif de la forme, distinguer
du sentiment proprement dit et de tout ce qu'il comporte de lourd,
d'obscur et enfin de proprement affectif, le simple sentiment inté-
rieur qui n'est qu'un mot finalement pour désigner la conscience
et dont l'affectivité est nulle. Car il convient d'éviter la contamination
par celle-ci et par son irrationalité intrinsèque, par la confusion non
provisoire mais insurmontable et en quelque sorte essentielle qu'elle
porte en elle, de l'idée pure dont il est dit encore, pour cette raison
précisément, qu'elle ne fait que « toucher légèrement l'âme ». L'inté-
riorité fondatrice de la forme, le concept même de celle-ci se trouve
éliminé, remplacé par la représentation grossièrement réaliste d'un
« contact », d'une intrusion réelle, bien que réduite au minimum, de
l'idée dans l'âme et de la modification qu'elle y détermine et qui est
tout autant et davantage une modification de l'idée par l'âme, une
altération par cette dernière du principe de toute intelligibilité.
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

Bref, l'interprétation ontologique de l'affectivité est perdue, tandis


que celle-ci n'est plus rien d'autre qu'un « contenu empirique ».
Quand la problématique est capable au contraire de conserver
au concept de l'affectivité sa signification ontologique radicale, il
lui reste encore à faire sienne cette proposition : l'interprétation de
l'affectivité comme constituant, non un contenu déterminé de l'expé-
rience, mais sa forme, comme forme universelle et pure, et, bien plus,
la forme de cette forme et sa possibilité la plus intérieure, n'a point
pour effet de rejeter l'idée de contenu en général hors du plan rigou-
reusement ontologique où elle se meut, hors de la forme elle-même.
L'affectivité précisément a un contenu. Elle désigne l'essence dont
le propre est de se sentir soi-même, de s'éprouver soi-même, de
telle manière que, dans ce s'éprouver soi-même qui la constitue,
elle se donne à elle-même telle qu'elle est, dans sa réalité. C'est sur
le fond en lui de cette essence, qui est la sienne, de l'essence de l'affec-
tivité, que tout sentiment est par nature ce qu'il est, le sentiment de
soi. Être le sentiment de soi veut dire avoir un contenu, non n'im-
porte lequel, veut dire avoir pour contenu ce qu'on est soi-même,
sa propre réalité. Telle est précisément la forme, en tant que sa propre
forme est constituée par l'affectivité : le sentiment de soi. La forme
est à soi-même son propre contenu. Pour cette raison précisément
elle est possible, parce que, donnée à soi-même pour être ce qu'elle est, elle
est comme telle seulement susceptible d'agir.
Pour cette raison aussi, parce que sur le fond en elle de sa possi-
bilité la plus intérieure, de sa propre forme, la forme est affective,
a un contenu, à savoir ce contenu qu'elle est elle-même, elle n'est
pas vide. L'opposition classique instituée entre la forme de la connais-
sance, comme forme « vide », et le contenu, comme contenu néces-
sairement étranger à cette forme, perd ses droits. Assurément l'inter-
prétation de la forme de l'expérience, telle qu'elle s'accomplit dans
le monisme, est susceptible, lorsqu'elle se situe sur un plan ontolo-
gique, comme elle le fait chez Heidegger, de lui reconnaître un contenu
L'AFFECTIVITÉ 60 j

propre, comme contenu « pur » et lui-même ontologique. Mais, la


problématique l'a montré, l'horizon pur que développe la transcen-
dance ne constitue pas le contenu réel de celle-ci. C'est pourquoi
un tel développement, la forme elle-même considérée dans son
rapport à ce qu'elle rend possible, n'est pas elle-même possible,
aussi longtemps que son être originel et, par suite, la possibilité
d'agir, ne lui sont pas donnés dans l'être-donné originel qui la
constitue. Dans l'affectivité seulement et en tant qu'elle est constituée par
elle, la forme trouve son contenu réel, comme contenu immanent.
L'interprétation ontologique de l'affectivité comme constituant
la possibilité universelle et dernière de l'expérience et comme sa forme
permet seule de comprendre le rapport de celle-ci et de son contenu
comme contenu ontologique et pur, constitué par la forme elle-même
et identique à sa réalité. Ainsi se trouvent écartées non seulement la
conception classique d'un contenu par principe hétérogène à la
forme et comme tel non ontologique, la conception heideggerienne
d'un contenu pur, ontologique, mais irréel, étranger encore, par
suite, à la réalité de la forme, mais encore celle de Malebranche,
dont le trait le plus remarquable est la reconnaissance du contenu
de l'affectivité, c'est-à-dire de la forme, comme identique, dans son
immanence radicale, à cette forme elle-même et à sa réalité. C'est
là en effet ce qui caractérise tous nos sentiments, le fait qu'ils appar-
tiennent à l'âme, et cela non seulement par leur forme, c'est-à-dire
en tant qu'il sont sentis par elle, mais encore par leur contenu,
lequel n'est rien de transcendant ni d'objectif à quelque degré que
ce soit, rien d'étranger à la réalité même de l'âme, mais se trouve au
contraire constitué par elle. Par là justement le sentiment s'oppose
à l'idée dont la forme seule au contraire réside dans l'âme et lui est
identique, tandis que son contenu est situé hors d'elle, se propose
comme un contenu représentatif, comme une « réalité objective »
qui n'est pas seulement extérieure à celle de l'âme mais encore tota-
lement indépendante par rapport à elle. Ici pourtant se lève cette
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

évidence : considérée dans sa forme, comme une pure modification de l'âme,


l'idée a un contenu, identique à l'âme et constitué par la propre réalité de
celle-ci, un contenu originel, radicalement immanent et qui lui appartient
nécessairement. C'est là en effet ce qui appartient de toute nécessité
à la forme en tant qu'elle est ultimement possible, en tant qu'elle
est constituée par l'affectivité, un contenu, comme contenu identique
à sa propre réalité. Et c'est là aussi ce qui fait sa réalité, la réalité
de l'élément ontologique de l'expérience, de la pure possibilité
ontologique considérée en tant que telle, le fait qu'elle n'est jamais
une forme vide, le pur milieu de transparence à travers quoi on
parvient à autre chose, mais ce qui, à travers sa propre transparence,
parvient d'abord en soi, le sentiment, l'affectivité.
A cette prescription ultime de l'essence de la forme, l'idée, en
tant qu'elle est elle-même nécessairement forme, n'échappe pas,
comme telle, précisément, elle est affective et se trouve constituée,
dans son être originel, comme sentiment de soi. Et de même que
l'idée a nécessairement, comme affective, un contenu originel imma-
nent, ce que Malebranche n'aperçoit pas, de même la sensation,
contrairement à ce qu'il affirme, et précisément parce qu'elle s'accom-
plit dans le sens et porte ainsi en elle la structure ontologique de
l'affection, a un contenu transcendant, se propose toujours et néces-
sairement comme une sensation représentative. L'inclure dans
l'âme, la considérer tout entière comme une modalité de celle-ci,
c'est insérer dans le flux originellement immanent de la vie absolue
des éléments qui lui sont ontologiquement hétérogènes et, en même
temps, réserver de façon arbitraire à la réalité objective de l'idée,
à la nature simple cartésienne, le privilège de l'extériorité qui appar-
tient aussi bien en réalité à l'image ou à la sensation elle-même. Consi-
dérée comme affective, dans sa réalité, la sensation assurément n'est
rien de transcendant ni d'objectif, mais il en est de même pour l'idée.
En cela consiste précisément l'affectivité, dans l'immanence radicale du
contenu comme identique à sa forme, à l'affectivité elle-même.
L'AFFECTIVITÉ 60 j

L'interprétation ontologique de l'affectivité comme constituant


la forme universelle de l'expérience, sa possibilité intérieure ultime
et, de la même manière, son contenu comme contenu ontologique et
pur identique à la forme elle-même et à sa réalité, met la probléma-
tique en présence d'un concept pur de l'affectivité, écarte la com-
préhension de celle-ci à partir de l'être de la sensibilité empirique,
son assimilation à un contenu spécifique, déterminé et lui-même
« empirique ». Car la sensation sans doute est affective et, bien plus,
elle l'est dans sa spécificité. L'affectivité de la sensation ne signifie
rien de plus cependant, la problématique l'a montré, que son être-
donné-à-soi-même, elle est en elle sa propre forme comme forme
pure et par elle-même non empirique, la forme transcendantale et
fondamentale de l'auto-affection constitutive de la réalité de la sen-
sation comme de toute réalité possible en général. C'est en tant que
pure, comme accomplissant l'œuvre de la donation originelle dans
l'autodonation à soi-même de tout ce qui est, que l'affectivité est
présente dans la sensation, comme sa pure possibilité ontologique,
constitutive de sa réalité et identique à celle-ci, que l'affectivité
est présente, de même, dans l'idée, dans l'imagination et dans toutes
les déterminations de la vie, en tant qu'elle constitue l'essence de
celle-ci. Car c'est là encore ce qui caractérise la forme en tant qu'elle
est constituée par l'affectivité, à savoir qu'elle n'est pas une structure
vide présupposée par toute chose et, aussi bien, la présupposant pour
que la réalité soit, une abstraction qui par elle-même n'est encore rien,
mais, précisément, la vie elle-même et son essence.
L'interprétation ontologique de l'affectivité et, corrélativement,
la dissociation qu'elle institue entre son concept et celui de la sensi-
bilité empirique mettent en cause les présuppositions implicites
ou avouées sur lesquelles repose toute la philosophie classique de
l'affectivité et qui se trouvent contenues et résumées par exemple,
et cela de façon remarquable, dans la théorie kantienne du respect.
C'est pourquoi la critique de celle-ci a une signification générale en
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

même temps qu'elle se propose à la problématique comme une répé-


tition de ses évidences fondamentales concernant la nature et l'essence
de l'affectivité.

§ 58. L'INTERPRÉTATION ONTOLOGIQUE DE L'AFFECTIVITÉ


COMME FORME ET COMME AFFECTIVITÉ PURES
ET LA PROBLÉMATIQUE KANTIENNE DU RESPECT

La présupposition jamais mise en question et donnée comme


allant de soi qui commande la problématique kantienne du respect,
est l'interprétation de l'affectivité comme constituée par le contenu
de la sensibilité empirique et comme trouvant en celle-ci son fonde-
ment. En tant qu'elle est constituée par le contenu de la sensibilité
empirique, l'affectivité est réductible à des « états » tels que ceux du
plaisir, de la douleur, de l'agréable, du désagréable, sans que jamais
ce qui fait de chacun de ces états, quelle que soit sa spécificité, quelque
chose d'affectif, bref l'essence de l'affectivité en lui soit prise en
considération par la pensée kantienne, laquelle s'insère, à cet égard,
dans une tradition qu'elle ne commence ni ne finit. Ce qu'il y a cepen-
dant de commun entre tous ces états et peut à ce titre caractériser
l'affectivité, c'est leur condition, le fait précisément qu'ils se proposent
chaque fois comme un contenu du sens interne. Que l'affectivité
appartienne à la structure ontologique de celui-ci et la constitue
en son fond, comme sa possibilité la plus intérieure, comme la possi-
bilité de l'affection pure elle-même, n'est ni envisagé ni même pen-
sable. Le sentiment n'est pas seulement, au contraire, le contenu du
sens interne, il en est le contenu empirique et doit comme tel être
mis en relation non seulement avec la forme pure de la sensibilité
mais encore avec un pouvoir empirique et avec la structure psycho-
physique ou psycho-physiologique de l'homme, avec ses sens, ses
besoins, ses tendances. Ainsi l'affectivité est-elle de l'ordre de la
« nature » et, comme telle, livrée au mécanisme. Par celui-ci, il est
L'AFFECTIVITÉ 60 j

vrai, il convient d'entendre, non le processus aveugle qui régit les


objets, mais le jeu en quelque sorte psychologique en vertu duquel
le sujet poursuit en général la satisfaction de ses besoins, recherche
l'agréable, le plaisir et se trouve ainsi déterminé — c'est là le « méca-
nisme » — par le sentiment compris dans sa connexion avec la
nature empirique de l'homme et comme l'expression de celle-ci.
Parce qu'il est ainsi compris dans sa connexion avec la nature empi-
rique et psychophysique de l'homme, comme ce qui l'exprime et en
résulte, le sentiment, tout sentiment en général est, selon l'affirmation
explicite de Kant, « pathologique » (1).
La détermination de l'être du sentiment à partir de la nature
sensible et empirique de l'homme et comme trouvant en celle-ci,
dàns le moi pathologique identifié à l'ensemble de nos penchants
et lui-même compris comme la faculté empirique de désirer, son
origine, l'absence corrélative, ou plutôt la négation explicite de tout
concept ontologique ou pur de l'affectivité, pose un problème lorsque
le sentiment intervient à l'intérieur de la problématique kantienne,
non plus sur le plan de la nature à laquelle il appartient, mais sur
celui de la moralité. Car c'est comme radicalement et essentiellement
pure dans son concept que se propose chez Kant la moralité, de
telle manière qu'elle ne se révèle pas seulement étrangère à la nature
mais ne peut encore être pensée et, bien plus, se réaliser que dans
son opposition foncière à celle-ci. Le libre développement de nos
penchants, la prétention de les suivre et d'ériger ainsi les principes
subjectifs et empiriques de détermination du libre arbitre en prin-
cipes objectifs de la détermination de la volonté en général, bref
l'amour de soi qui, s'il se donne comme principe pratique incondi-
tionné, s'appelle encore présomption, c'est là justement ce que la
moralité a pour tâche de contraindre et de combattre. Comment ce
qui est ainsi combattu par la morale et en tout cas foncièrement

(1) R, 79•
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

étranger à son essence, comment un sentiment en lui-même et par


nature empirique, sensible (1) et pathologique est-il susceptible au
contraire d'entrer, à titre d'élément lui appartenant, dans le système
pur de la moralité comme le comprend Kant ?
Tel est pourtant le cas du respect, comme respect pour la loi
morale. L'hétérogénéité du respect, comme sentiment, et de la
moralité, comme excluant tout élément empirique, explique la ten-
tative faite par Kant pour minimiser d'abord le rôle du premier à
l'intérieur de la seconde, l'affirmation selon laquelle il ne saurait en
aucune façon la fonder, selon laquelle la moralité en général ne peut
reposer sur un sentiment ni être déterminée par celui-ci. « Il ne faut
pas admettre... une espèce particulière de sentiment qui serait anté-
rieure à la loi morale et lui servirait de fondement. » « Il n'y a point
antérieurement dans le sujet de sentiment qui le déterminerait à la
moralité (2). » L'appartenance d'un sentiment au système pur de la
moralité subsiste cependant comme une énigme, celle-ci, bien plus,
se transforme en un paradoxe incompréhensible quand il apparaît
que le rôle de ce sentiment est en réalité loin d'être secondaire. Le
respect sans doute ne fonde pas la loi morale qui trouve au contraire
son origine dans la Raison Pure elle-même, comme Raison Pratique.
Mais la loi morale n'est pas la moralité, laquelle réside tout entière
dans l'intentionnalité du sujet comme essentiellement soumis à la loi
et désireux de l'accomplir pour elle-même. Une telle intentionnalité
est le respect. Loin d'être dans le sujet un simple élément capable ou inca-
pable de le déterminer à la moralité, le respect constitue l'essence de celle-ci.
La détermination du respect comme constituant, non un élé-
ment accessoire à l'intérieur du système pur de la moralité, mais
l'essence de celle-ci, explique l'embarras de Kant, les méandres
de son analyse et son résultat inconsciemment recherché, à savoir

(1) « Tout sentiment est sensible », R, 79.


(2) I D . , 7 8 - 7 9 .
L'AFFECTIVITÉ

l'escamotage de la nature affective du respect, c'est-à-dire de ce qui, en fin de


compte, fait de lui ce qu'il est, et cela au profit de son « origine » ou encore de
sa « signification ». L'origine du respect réside dans le fait que la loi
morale, en s'opposant à la nature empirique de l'homme et au libre
développement de ses penchants, exclut l'amour de soi, porte préju-
dice à notre présomption, nous humilie (i). L'humiliation, c'est là
ce qu'est le respect en tant qu'il est l'effet de la loi morale sur la
sensibilité, en tant que celle-là abaisse celle-ci et lui donne à sentir
sa bassesse. « Comme effet de la conscience de la loi, ...ce sentiment...
s'appelle humiliation. » Comme tel, comme effet de la loi sur la sensibi-
lité, et en tant que cet effet appartient à la sensibilité elle-même, en est une
détermination, comme sentiment précisément, le respect est encore
quelque chose de sensible, de pathologique. « L'action négative
sur le sentiment est, comme toute influence sur le sentiment et comme
tout sentiment en général, pathologique (2). »
Le respect n'est ce qu'il est, cependant, n'est dans la sensibilité
sa propre humiliation, que pour autant qu'il résulte de la loi morale.
C'est dans cette relation à la loi morale seulement, en effet, en tant
que la représentation de celle-ci, par le fait même qu'elle nous humilie
et dans la mesure ou elle le fait, excite, comme le dit Kant, « le respect
pour soi-même », que ce dernier est ce qu'il est, non seulement l'humi-
liation de la sensibilité, mais précisément le respect de la loi morale.
Celle-ci a donc sur le sentiment une double action, l'une négative
par laquelle elle l'humilie, lui et la sensibilité à laquelle il appartient,
l'autre positive par laquelle elle le détermine dans sa relation à elle-
même comme respect pour la loi. Conformément à cette double
action sur lui de la loi morale, le respect présente deux aspects,
de telle manière que quel que soit l'aspect sous lequel on le considère,
comme respect pour la loi, bien sûr, mais aussi comme l'effet négatif

(r) Cf. R, 78.


(2) ID., 79-
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

de celle-ci sur la sensibilité, comme humiliation, il résulte en tout


cas du principe suprême de la raison pure pratique, à savoir de la loi
morale elle-même. Celle-ci constitue ainsi la cause du respect et
son origine véritable comme origine purement intellectuelle, c'est-
à-dire non sensible. C'est sur ce caractère purement intellectuel, non
sensible, de l'origine du respect, que s'appuie l'analyse kantienne
pour établir entre celui-ci et la sensibilité empirique ou pathologique
à laquelle il appartient par nature au même titre que n'importe quel senti-
ment, une dissociation ontologiquement impossible, donnée pourtant
comme radicale et qui ne peut être telle précisément que pour autant
que le caractère affectif du respect, c'est-à-dire son essence, est tenu
en lui pour un fait négligeable.
Ici s'accomplit l'escamotage par lequel un sentimeirt se trouve
vidé de son affectivité, c'est-à-dire de ce qui constitue proprement la
positivité de sa réalité interne, pour n'être plus rien qu'un concept
défini par l'ensemble des rapports idéaux qu'il entretient avec les
autres éléments purs du système de la moralité, avec la loi morale
et par sa médiation avec la raison pure elle-même. Ainsi est rendu
homogène à celle-ci ce qui en diffère pourtant, selon Kant, ontolo-
giquement. Ainsi l'origine et la signification du respect, c'est-à-dire
précisément son insertion dans le système de la moralité, sa défini-
tion purement extrinsèque à partir de ce dernier, se trouvent-elles
substituées en lui à la considération de sa nature et de ce qu'il est.
« Le sentiment sensible, qui est le fondement de tous nos penchants
est sans doute la condition du sentiment (Empfindung) que nous
nommons respect, mais la cause de la détermination de ce sentiment
réside dans la raison pure pratique et, par suite, ce sentiment ne peut,
à cause de son origine, s'appeler pathologique, mais doit être appelé un
effet pratique. » La substitution à ce qu'est le respect — à savoir une
sensation —, et que Kant donne ici de façon impropre mais signi-
ficative pour une simple « condition », de son origine, permet donc
que soit levée l'incompatibilité de ce sentiment avec la moralité
L'AFFECTIVITÉ 60 j

qui « doit être libre de toute condition sensible » (1), et de l'appeler


précisément un « sentiment moral » (2).
Que la singularité en vertu de laquelle un sentiment se manifeste
finalement comme quelque chose de moral, tienne uniquement à son
origine, comme origine extérieure à ce qu'il est toutefois, et à sa
nature, au caractère extrinsèque, par conséquent, de la définition
qui en est donnée, on le voit dans l'échec auquel se heurte Kant
quand il se propose au contraire de faire apparaître cette singularité
sur le plan du respect lui-même. Le respect, dit-il alors, en une propo-
sition célèbre, s'applique toujours uniquement aux personnes, jamais
aux choses (3). C'est là, on le remarquera cependant, définir le
respect par son objet, c'est-à-dire, encore, par un élément étranger
à son affectivité, et croire que parmi tous nos sentiments le respect
est le seul dont l'objet ne soit pas nécessairement sensible, est juste-
ment une présupposition, contraire à l'expérience en ce qui concerne
les autres sentiments, et qui reste précisément à fonder sur le plan
ontologique en ce qui concerne le respect lui-même. C'est l'affectivité
de celui-ci au contraire qui est, semble-t-il, prise en considération
lorsque, toujours pour faire apparaître la singularité de ce sentiment,
c'est-à-dire en fait son caractère non sensible, Kant l'oppose au
plaisir et à la peine, de telle manière toutefois que cette définition
reste purement négative, dit ce que le respect n'est pas, non ce qu'il
est en lui-même, dans la réalité de son affectivité propre. Celle-ci,
la réalité affective spécifique du respect, permet seule de l'opposer
à d'autres tonalités affectives comme le plaisir, l'agrément, la peine,
elle seule nous permet d'abord, précisément parce qu'elle constitue

(1) R, 79, souligné par nous.


(2) « Ce sentiment (sous le nom de sentiment moral) est donc exclusivement
produit par la raison... Quel nom s'adapterait mieux à ce sentiment singulier, qui
ne peut être comparé à aucun sentiment pathologique ? Il est d'une nature si parti-
culière qu'il paraît être exclusivement aux ordres de la raison et même de la
raison pure pratique » (ID., 80).
(3) ID-, 80.
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

sa réalité, de saisir ce qu'il est, c'est elle enfin qui fait la force secrète
de ce sentiment et, par contrecoup, celle de la théorie qui s'appuie
sur lui. La détermination de la réalité affective spécifique du respect,
c'est-à-dire du respect lui-même, présuppose cependant un concept
pur de l'affectivité qui fait totalement défaut à Kant. C'est pourquoi
au lieu de se proposer comme une distinction immédiate reposant
sur ce que l'affectivité du respect a de spécifique, l'opposition de
celui-ci aux déterminations affectives de la sensibilité empirique est
établie à l'aide d'arguments, de raisonnements, bref d'un ensemble de
considérations médiates (i), qui font de cette opposition le terme
d'une déduction, comme est déduite en général, faute d'être saisie en elle-
même, la nature du respect, et cela à partir d'un contexte étranger à celle-ci,
à partir de son « origine ».
La définition extrinsèque du respect à partir de son « origine », cepen-
dant, à partir d'une réalité étrangère à sa propre réalité, loin de pouvoir
escamoter celle-ci, à savoir son affectivité et l'essence de l'affectivité en lui,
y ramène au contraire inévitablement. La définition du respect à partir de
son origine conduit à la loi morale comprise comme cette origine
même, le respect est précisément le respect de la loi et n'est intelli-
gible que comme tel. La loi n'est susceptible, toutefois, de susciter
à son endroit le respect du sujet que pour autant qu'elle affecte celui-ci,
pour autant qu'elle est représentée par lui. La représentation de la
loi, c'est là la condition ontologique du respect. Le sujet sans doute
ne se représente pas seulement la loi dans le respect, il se la représente
comme ce à quoi il doit se soumettre, de telle manière que cette
nécessaire soumission du sujet, comme réception par lui de ce qu'il
a lui-même librement projeté, appartient, au même titre que cette
projection, à la structure ontologique de la représentation et la
constitue. L'affection du sujet par la loi, telle qu'elle s'accomplit
dans la représentation de celle-ci, présuppose encore, toutefois,

(i) Cf. R, 81, 82.


L'AFFECTIVITÉ 60 j

la condition ontologique universelle de toute affection possible en


général, l'auto-affection de l'acte qui projette et qui reçoit, l'affectivité.
A la question proposée par Kant comme une énigme impénétrable
à la raison spéculative, celle de savoir comment une représentation
pure peut être liée à une tonalité déterminée, comment est possible
« l'influence d'une idée simplement intellectuelle sur le sentiment » (1),
il est répondu quand l'affectivité est comprise, non pas comme liée
seulement à cette idée pure, mais comme appartenant à la structure
de sa représentation et comme la possibilité la plus intérieure de
celle-ci. Ainsi la relation à la loi dans la représentation revêt-elle,
en vertu d'une nécessité éidétique, la forme de l'affectivité, laquelle
constitue la réalité de cette relation elle-même, la réalité du respect
défini comme la représentation de la loi.
Le respect, toutefois, n'est pas défini seulement par Kant comme
la représentation de la loi, comme l'affection par elle de la conscience
pure. Précisément parce que celle-ci n'est rien d'empirique et comme
telle, selon Kant, rien d'affectif, parce que son affection par la loi,
c'est-à-dire par la forme pure du principe universel de la raison pra-
tique, exclut elle aussi l'affectivité, laquelle n'est point comprise
comme la possibilité ontologique ultime de cette affection pure ni
comme son essence, le respect, comme sentiment, présuppose
nécessairement l'intervention d'un élément autre que la forme. En
même temps que la représentation de la loi, le respect doit se com-
prendre comme l'effet de celle-ci sur la sensibilité empirique. « La
conscience d'une .libre soumission de la volonté à la loi, unie cepen-
dant à une coercition inévitable qui est exercée sur tous les penchants, mais
seulement par notre propre raison, est donc le respect pour la loi. »
Pareille coercition est encore désignée explicitement par Kant comme
un « effet subjectif sur le sentiment » (2). Comment comprendre un

(1) R, 84.
(2) Ibid., souligné par nous ; 85.
66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

tel « effet », l'effet de la loi sur la sensibilité empirique ? Quel sens


donner à cette action du produit de la raison pure sur la sensibilité
empirique de l'homme ?
Ici doit être dénoncée l'ambiguïté foncière du concept kantien
de la sensibilité selon qu'il désigne l'affection de la conscience pure,
c'est-à-dire de la raison elle-même, par la loi qu'elle produit ou au
contraire l'action de celle-ci sur la subjectivité empirique, l'affection
pathologique du sentiment. Dans le premier cas, le concept de
sensibilité a une signification ontologique radicale, il désigne la
possibilité même de l'affection et sa structure comme constituée par le
sens interne et, ultimement, par l'essence de l'affectivité en lui.
C'est précisément parce que celle-ci constitue, conjointement avec la
transcendance et comme son fondement ultime, l'essence de l'affec-
tion pure, que la détermination de cette essence, c'est-à-dire de la
conscience pure elle-même, par ce qu'elle projette se propose néces-
sairement comme une détermination affective et, dans le cas de
l'affection par la loi c'est-à-dire par le principe suprême de la raison
pratique, comme le respect. Mais il s'agit là d'une détermination
affective pure, d'un sentiment pur auquel Kant n'entend rien.
En ce qui concerne l'action de la loi sur la sensibilité empirique,
la détermination pathologique de celle-ci ne peut s'accomplir, main-
tenant, selon un processus aveugle comme celui de la causalité
naturelle, elle signifie encore une affection, et c'est ainsi que Kant la
désigne en dépit de son caractère pathologique. La sensibilité empirique
ne peut toutefois être affectée par la loi que pour autant qu'elle porte
en elle, comme un pouvoir ontologique et pur, celui d'être affecté en
général par quelque chose. Un tel pouvoir est précisément la sensi-
bilité pure, la structure pure de l'affection et son essence ultime,
l'affectivité. Quand ce pouvoir est déterminé par la loi, c'est-à-dire
par la forme d'un principe universel, il l'est par un objet pur. Dans
l'affection de la sensibilité par la loi il n'y a rien d'empirique. Bien
plus, l'idée d'une affection pathologique de la loi, d'une affection par
L'AFFECTIVITÉ60j

elle de la sensibilité empirique est, au point de vue ontologique,


une absurdité. Pareille absurdité s'introduit dans le système kantien
à la faveur d'un nouveau concept, non ontologique, de la sensibilité,
laquelle ne désigne plus, dès lors, ce qu'elle est, le pouvoir d'être
affecté mais son contenu, comme contenu empirique, toutefois,
codéterminé par la nature psychophysique de l'homme. Encore un tel
contenu n'est-il pas pris pour ce qu'il est, sur lui pèse le discrédit
éthico-religieux qui trouve son origine dans la formation personnelle
de Kant. Ainsi se propose maintenant la sensibilité comme quelque
chose d'opaque, d'irrationnel, d'hétérogène à l'esprit, comme repré-
sentant dans l'homme un élément inférieur, en relation avec la nature,
plus ou moins marqué par le mal et, du point de vue ontologique,
comme le contenu qualitativement différencié, variable et contingent,
du sens interne, contenu étranger à sa forme, c'est-à-dire à son pouvoir.
Comme telle la sensibilité ne peut précisément être affectée par rien. L'affec-
tion par la loi de la sensibilité ainsi entendue (de même en serait-il
dans le cas de son affection par un objet empirique) ne signifie
plus qu'une action comme celle qui peut exister entre des choses, leur
choc ou leur « union », une sorte de mélange objectif, — n'est plus
une affection, ne signifie plus rien du tout.
L'intervention dans la problématique kantienne d'un concept
non ontologique de la sensibilité implique en ce qui concerne
l'humanité de l'homme sa division en deux éléments hétérogènes,
la sensibilité précisément, ainsi entendue comme un contenu empi-
rique et comme l'être-total de ce contenu, la raison d'autre part,
comme constituant l'élément pur de la forme. C'est conformément
à cette division de ce qui fait dans l'homme son humanité que s'ac-
complit l'action sur lui de la loi morale, de telle manière que, issue
de la raison et l'affectant elle-même dans une représentation pure,
elle ne revêt une forme affective que pour autant qu'elle affecte par
ailleurs la sensibilité où réside précisément l'être du sentiment.
« Le respect, dit Kant, est une action sur le sentiment, partant sur la
66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

sensibilité d'un être raisonnable (i). » Ainsi la sensibilité se prêsente-


t-elle comme une adjonction synthétique à ce qui fait de l'homme un être
raisonnable, l'affectivité qui la fonde, comme un élément opposé de la raison,
alors qu'elle constitue l'essence de celle-ci. Pour cette dernière raison préci-
sément, pour cette raison seulement, « une action sur le sentiment » est
possible, parce qu'une telle action, comme toute action s'exerçant sur l'huma-
nité de l'homme, signifie son affection, et que l'affectivité est l'essence de cette
affection comme de toute affection possible en général.
La moralité pourtant ne présuppose-t-elle pas dans l'homme le
dualisme des facultés, s'il est vrai qu'elle se présente à lui comme un
combat, comme l'inévitable conflit entre l'attrait ressenti pour les
objets de penchant, entre le plaisir par conséquent et, d'autre part,
la représentation d'une loi dont l'origine se situe manifestement
ailleurs que dans la sensibilité empirique, puisqu'elle est susceptible
de s'opposer à celle-ci et à l'ensemble de ses inclinations ? Mais c'est la
possibilité d'un tel conflit qu'il faut d'abord fonder. Pareille possibilité
réside sans doute dans l'opposition de la raison et de la sensibilité
comme sensibilité empirique, plus ultimement, toutefois, dans la
dimension d'unité à laquelle elles coappartiennent par essence de telle manière
que, dans cette coappartenance essentielle à l'unité d'une même dimension
ontologique fondamentale, les déterminations opposées qu'elles suscitent en
celle-ci existent les unes pour les autres et trouvent en elle le lieu de leur
conflit. A quelle dimension d'unité coappartiennent la sensibilité
empirique et la raison pure ? La sensibilité empirique n'est pas un
contenu empirique, opaque, contingent, elle est le pouvoir d'être
affecté par lui, sa possibilité réside dans l'être-affecté considéré en
tant que tel, c'est-à-dire dans la raison pure elle-même, identique à
l'affectivité. C'est pour cela que toute détermination de la sensibilité
empirique se propose comme une détermination affective. L'affecti-
vité de la sensibilité ne tient ni à son contenu — elle réside dans

(i) R, 80.
L'AFFECTIVITÉ 60 j

l'être-éprouvé de celui-ci — ni, en premier lieu, à la relation de ce


contenu avec un pouvoir psychophysique différencié, avec un « sens »,
avec une tendance. Ou plutôt c'est cette relation qu'il s'agit de
comprendre ontologiquement, car « l'objet » d'une tendance ne peut
procurer le plaisir que pour autant qu'il nous affecte, pour autant
que l'affectivité constitue l'essence de cette affection. Toute affection
possible en général par conséquent, empirique ou pure, l'affection
de l'esprit par la matière, comme dit Kant, ou au contraire par la
simple forme de la loi, se présente nécessairement comme une déter-
mination de l'affectivité, le respect est un sentiment au même titre que le
plaisir ou le désir et peut pour cette raison, et pour cette raison seulement, les
« combattre ».
Que toute détermination de l'affection se présente nécessairement
comme une détermination de l'affectivité, c'est là ce qui fait d'elle
un mobile. Toute représentation est soumise à cette prescription de
l'essence ultime de l'affection, il n'y a pas de représentation « pure »
si l'on entend par là une représentation qui ne serait pas affective
dans sa structure, pas de pur « motif ». Tous les motifs sont nécessairement
des mobiles, et la pure représentation de la loi, le respect, en est un.
Dans sa tentative pour escamoter ce qui fait de celui-ci un sentiment
et éliminer ainsi l'affectivité, irrémédiablement comprise comme un
contenu empirique, du système pur de la moralité, Kant est amené
à déclarer que « le respect n'est pas un mobile pour la moralité mais
c'est la moralité elle-même, considérée subjectivement comme un
mobile » (1). « Le véritable mobile de la raison pure pratique, dit-il
encore, n'est autre que la pure loi morale elle-même (2). » Pourquoi
faut-il cependant que la loi morale revête la forme subjective d'un mobile et se
propose ainsi comme une détermination de l'affectivité, sinon parce que
celle-ci constitue l'essence de toute affection possible ? La loi morale

(1) R, 80.
(2) I D . , 93.
66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

précisément ne nous détermine à la moralité que pour autant qu'elle


nous affecte : loin de s'opposer à celle-ci, l'affectivité en est la condition.
L'affectivité cependant n'est la condition de la moralité que parce qu'elle
est en général celle de l'action. La possibilité pour une représentation
quelconque de susciter une action suppose l'affection par elle de la
subjectivité et la détermination du sujet ainsi affecté à l'action. Une
telle possibilité, toutefois, n'est pas différente de la structure ontolo-
gique de la représentation elle-même, de toute représentation par,
conséquent, en tant que cette structure est celle de l'affection, c'est-
à-dire ultimement celle de l'affectivité. Voilà pourquoi toute repré-
sentation, comme il a été dit, est un mobile. Tout ce qui se propose
à nous à titre d'expérience et comme un contenu de celle-ci, tout ce
qui nous affecte provoque en nous un intérêt, une détermination
pratique, dont le schéma est celui de la représentation elle-même.
Bien entendu, une telle détermination n'est pas toujours suivie d'effet,
c'est une action réelle, une intention ou une possibilité d'action.
Bien entendu aussi, un « objet » peut susciter le contraire d'un intérêt,
le dégoût ou encore l'indifférence. C'est en tout cas, quel que soit son
sens, positif, négatif pu neutre, un mobile, ainsi le veut sa propre
possibilité ontologique comme trouvant son essence ultime dans
l'affectivité, sa condition d'objet. Uaction elle-même, toutefois, est
affective, non seulement en raison de l'intérêt auquel elle obéit, de son mobile,
mais précisément en elle-même, comme action réelle, en tant qu'elle est, dans
son effectuation même, une détermination de la subjectivité absolue (i),
c'est-à-dire de l'affectivité. Il existe une unité de toutes les choses, de leur
action sur nous, de tout ce qui vient à nous, nous touche et nous affecte et nous
détermine à l'action, une unité ontologique de l'action elle-même comme
unité de toutes nos actions possibles, une unité enfin de l'affection et de
l'action, comme unité de l'action des choses sur nous et de notre action sur les
choses. Pareille unité est celle de la vie et n'est possible qu'à partir de l'unité

(i) Iyà-dessus, cf. Philosophie et phénoménologie du corps, op. cit., chap. II.
L'AFFECTIVITÉ 60 j

originelle qui constitue la structure interne de la vie elle-même, à partir de


l'affectivité.
L'absence d'une philosophie transcendantale de l'affectivité déter-
mine chez Kant l'absence corrélative d'une interprétation ontolo-
gique adéquate de ce qui constitue l'être de la vie, la dévalorisation
de celle-ci et son assimilation, au même titre que l'affectivité précisé-
ment et parce qu'elle est identique à cette dernière, à quelque chose
d'empirique, à l'ensemble des états pathologiques qui composent le
contenu du sens interne. C'est par opposition à la vie, précisément,
que la moralité doit être pensée, prétendre fonder celle-ci sur celle-là,
attribuer à la spontanéité sensible une bonté naturelle, c'est oublier
que cette spontanéité est celle de nos penchants qui, parce qu'ils
dépendent de « causes physiques », ont un objet autre que la loi
morale, c'est produire « une manière de penser frivole » (i). La
moralité consiste au contraire dans la soumission par l'homme de sa
nature sensible à une réalité hétérogène à celle-ci, c'est-à-dire à la
vie elle-même, réalité qui est sa personnalité intelligible, dans son
indépendance radicale à l'égard du mécanisme de la nature entière.
Une telle soumission, « la conscience d'avoir en sa personne maintenu
l'humanité dans sa dignité », apporte la « consolation » (z). Quelle est
cependant la nature de celle-ci, ne constitue-t-elle pas manifestement une
détermination de la vie elle-même ? Kant ne peut la définir que de façon
purement négative, ne peut la définir : « cette consolation n'est pas le
bonheur, elle n'en est pas la plus petite partie ». « Cette tranquillité
intérieure est donc simplement négative par rapport à tout ce qui peut
rendre la vie agréable. » En vain s'efforce-t-il de souligner cette
opposition de la consolation non seulement au bonheur, à ce qui
est agréable, mais précisément à la vie elle-même en général, comme
si cette opposition pouvait tenir lieu d'une définition : « Elle est

(1) R, 88, 89.


(2) Id., 92.
66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

l'effet d'un respect pour quelque chose qui est tout à fait autre que la vie. »
Pareille opposition, bien plus, est absurde, s'il est vrai que, tout
comme le respect, la consolation est une manifestation, un mode de la vie et se
propose pour cette raison précisément comme une tonalité affective. Cette
positivité de la vie en chacune de ses déterminations et par suite
dans la vie morale elle-même, il faut bien la reconnaître. La défi-
nition de la moralité dans son opposition à la vie laisse paraître alors sa
contradiction à laquelle Kant est insensible lorsque, parlant de
l'homme moral pour qui « la vie... n'a aucune valeur », il déclare
qu' « il ne vit plus que par devoir » (i).
La dévalorisation de la vie est visible dans la critique adressée
par Kant aux morales de l'amour et dans la substitution à celui-ci,
comme principe de toute moralité précisément, du respect. L'amour
en effet exprime la spontanéité de la vie, c'est-à-dire d'une nature
sensible et « pathologique », il est de l'ordre du penchant et Kant le
confond avec celui-ci, avec l'attrait pour un objet sensible. Est ignoré
l'amour spirituel, dont l'objet pourrait être lui-même spirituel, Dieu
par exemple, ou une autre personne. Mais on n'a pas ici, au vrai, à
opposer deux sortes d'amour d'après la considération des objets sur
lesquels ce dernier est susceptible de se porter, il s'agit dans tous les
cas d'une intentionnalité dont le statut est celui de la subjectivité absolue,
c'est-à-dire de la vie elle-même, et se trouve comme tel identique à celui de
toutes les autres modalités de cette vie, à celui du respect par exemple. Pour
cette raison, l'opposition instituée par Kant au point de vue moral
entre ces deux modalités de la vie absolue, entre le respect et l'amour,
et le rejet de celui-ci, comme ne pouvant être commandé, hors de la
sphère de la moralité, prête à discussion. Le respect lui-même ne peut
se commander, ni plus ni moins en tout cas que n'importe quel sentiment, la
possibilité ou la non-possibilité de se donner librement le sentiment qu'on
éprouve est inscrite dans l'essence de celui-ci, dans l'essence de l'affectivité

(i) R, 93, souligné par nous.


L'AFFECTIVITÉ 60 j

elle-même et ne peut se comprendre qu'à partir d'elle. On sait, d'autre part,


que Kant lui-même a reconnu comme douteuse l'existence chez
l'homme, considéré comme une créature que ses penchants écartent
naturellement de la loi, d'une intention consacrée à celle-ci, c'est-à-
dire d'un respect véritable.
A y regarder de plus près, d'ailleurs, il apparaît que la discussion
conduite par Kant ne s'institue pas véritablement entre le respect et
l'amour. A celui-ci, pour autant qu'il prétend intervenir dans le
système pur de la moralité, s'est d'ores et déjà substitué autre chose,
à savoir précisément le respect. C'est comme respect pour une loi
qui commande l'amour que ce dernier, dès qu'il n'est plus patho-
logique, est interprété par Kant. Une telle interprétation s'explique
sans doute par le désir de passer sous silence ce qu'il y a de propre-
ment affectif dans l'amour pour ne retenir que sa relation à un
commandement de la raison. Pareil désir, toutefois, la problématique
l'a montré, domine l'analyse du respect lui-même et de la moralité
en général. La substitution du respect à l'amour obéit en réalité,
bien que de façon inaperçue par Kant lui-même comme par ses
commentateurs, à des présuppositions ultimes. Le respect signifie
une détermination de l'action à partir de la représentation, sa condi-
tion est la structure ontologique de l'affection pure, de telle manière
toutefois que ce qui constitue la possibilité dernière de cette structure
n'est pas ici pris en considération, l'affectivité du respect est laissée de
côté, seule est retenue en lui la relation à la loi, la transcendance.
Avec l'amour, au contraire, le principe de l'action ne se trouve
plus dans la représentation d'une loi ni dans quoi que ce soit de sem-
blable, rien de transcendant ne le contient, il est étranger à toute
affection et la pensée de celle-ci, l'horizon ontologique du monisme,
le laisse échapper. L'amour signifie une détermination de l'action
à partir de la structure interne de l'essence comprise dans son imma-
nence radicale et dans ce qu'elle est originellement pour elle-même,
comme auto-affection et comme affectivité. La pensée kantienne est

M. H E N R Y 22
66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

ici commandée par tout autre chose que ses origines puritaines et
c'est pourquoi elle a eu un grand retentissement, car les préférences
d'une éthique sont rarement subjectives. La substitution du respect
à l'amour a une signification ontologique ultime, elle est la substitution
de la structure de l'affection pure à celle de l'affectivité.
Avec la substitution du respect à l'amour, et précisément grâce
à elle, Kant a pu se croire d'accord avec le christianisme. Mais le
christianisme repose justement sur la substitution inverse, sur celle
de l'amour à la loi, et cela parce que sa pensée suprême est la non-
pensée, l'unité avec la vie absolue, l'unité de celle-ci plutôt, que le
Christ appelait Dieu et qui effectivement est Dieu lui-même. C'est
pourquoi encore le christianisme n'est pas une morale, laquelle repose
toujours sur la conscience de la loi, ou du moins sur une pensée, mais
une nouvelle détermination de l'existence affective et, par suite, de
l'action elle-même comme modalité de cette existence. La détermi-
nation de l'action à partir d'une représentation suppose elle-même,
bien entendu, l'affectivité, c'est toujours à partir de celle-ci en réalité
que se produit l'action et le respect de la loi, comme il a été montré,
est précisément un mobile. Le rôle de l'affectivité dans le système de la
moralité pure tel que le comprend Kant ne s'épuise pas cependant dans
l'œuvre fondatrice de l'affection. Si un tel système repose ultimement
sur le principe universel de l'obligation morale compris comme le fait
de la raison (factum rationis), la possibilité de celui-ci, c'est-à-dire de
la raison en tant que posant elle-même la loi par laquelle elle s'affecte,
réside dans l'auto-affection de l'acte qui pose la loi, dans l'affectivité de
la raison elle-même en tant que pratique. L'affectivité, elle seule, permet que
le fait de la raison soit tiré de l'incertitude foncière où il baigne chez
Kant comme elle permet en général la détermination de l'action, soit
immédiatement à partir d'elle-même, soit par la médiation de l'affection
dans la représentation, c'est-à-dire encore à partir d'elle-même, et cela
parce qu'elle constitue, non un contenu de l'expérience, mais sa forme
précisément et la possibilité ultime de ce qui est.
L'AFFECTIVITÉ 60 j

§ 59. L ' A F F E C T I V I T É COMME POUVOIR ORIGINAIRE DE RÉVÉLATION


ET LA DESTRUCTION DE L'ENSEMBLE DES PRÉJUGÉS LA CONCERNANT

Que l'affectivité constitue, non un contenu de l'expérience,


mais sa forme, la forme de toute expérience possible en général, la
phénoménalité elle-même comme condition de tous les phénomènes, cela signifie
précisément : l'affectivité n'est pas un phénomène, quelque chose qui se
manifeste, elle est la manifestation elle-même et son essence. C'est comme
l'essence de la manifestation, comme son essence ultime, en effet, que
l'affectivité a été saisie par la problématique et cela en tant que,
comme auto-affection, elle fonde toute affection possible, toute
manifestation possible par conséquent. L'essence fondatrice de la
manifestation est l'essence originaire de la révélation, identique
à l'affectivité elle-même. L'essence originaire de la révélation cepen-
dant n'accomplit son œuvre et n'est ce qu'elle est que pour autant
qu'elle se révèle elle-même, en elle-même et telle qu'elle est. Que
l'affectivité constitue l'essence originaire de la révélation, cela veut
dire : l'affectivité est en elle-même, de part en part, révélation.
Que l'affectivité soit en elle-même, de part en part, révélation,
signifie que sa substance même, la matière dont elle est faite et ce
qu'elle est, son affectivité enfin, n'est en soi rien d'opaque, rien qui
doive être éclairé par une autre chose et attendre d'elle son propre
éclairement, rien d'étranger à la phénoménalité. La matière de l'affec-
tivité, sa substance, est la phénoménalité elle-même, le surgissement
de celle-ci, son surgissement originel, ce qui en premier lieu rejette
le néant, ce qui se révèle de telle manière que le « ce que » de cette
révélation, le « ce que » dont il est dit qu'il se révèle, est la révélation
elle-même, son effectivité, sa fulguration, est la présence comme
présence effective, en tant qu'elle existe, est l'existence, en tant qu'elle
est présente, est la flamme de la présence pure et de l'existence pure,
la flamme qui n'éclaire rien d'autre qu'elle et qui ne consume rien,
ne laisse rien d'obscur à partir de quoi elle se produirait, est la
66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

transparence de son propre éclat, l'acte d'apparaître considéré en


tant que tel dans l'effectivité de son apparence et de sa fulguration.
L'affectivité est révélation de son être et c'est pourquoi elle est l'être.
C'est pourquoi aussi elle est la Raison, car Raison veut dire fonde-
ment. L'affectivité est le fondement en tant que, comme fondement de
l'affection, elle rend possible et fonde tout ce qui nous affecte et se
manifeste, tous les phénomènes. La possibilité ontologique des phéno-
mènes doit cependant être pensée pour elle-même, le fondement est
fondement en lui-même en tant qu'il se révèle lui-même tel qu'il est. C'est là
ce qui constitue proprement la Raison, à savoir la phénoménalité
interne du fondement et son effectivité. L'affectivité est le fondement
en tant qu'elle est en elle-même, dans ce qui fait la substantialité
de sa substance, dans son être, de part en part, révélation.
Ainsi se trouve posé, avec la saisie de l'affectivité comme consti-
tuant en elle-même, dans son être, la dimension originelle de la
révélation et son effectivité, un nouveau concept de l'esprit, comme
identique précisément à l'affectivité. Ainsi se trouve reieté du même
coup l'ensemble des préjugés concernant l'affectivité, préjugés dont la présup-
position commune est au contraire la détermination de l'être de l'affectivité
dans son opposition irréductible à celui de la phénoménalité considérée
en tant que telle. La détermination de l'être de l'affectivité dans son
opposition à celui de la phénoménalité trouve sa formulation explicite
dans « l'obscurité » qui lui est attribuée. L'obscurité du sentiment
comme obscurité intrinsèque lui appartenant en tant que tel et le
qualifiant dans son être, quelles que soient par conséquent les tona-
lités particulières dans lesquelles il se réalise, c'est là ce qui fonde et
justifie le discrédit dont il est l'objet de la part de la réflexion philoso-
phique, d'accord en cela avec le sens commun. Un tel discrédit se
fait jour aussi bien sur le plan psychologique que sur le plan moral
ou métaphysique.
Sur le plan psychologique, le caractère affectif des détermina-
tions originelles de l'affection et de l'action et, d'une manière générale,
L'AFFECTIVITÉ 60 j

de la relation du vivant et de son milieu, se trouve immédiatement


interprété, en ce qui concerne le problème essentiel de la phéno-
ménalité, d'une manière négative, comme un caractère opaque préci-
sément et l'indice de la non-conscience. La lumière de la conscience,
au contraire, n'appartient aux déterminations fondamentales que la
relation revêt dans l'affection ou dans l'action que pour autant que
celles-ci, et la relation elle-même, se trouvent considérées abstraction
faite de l'affectivité qui les imprègne pourtant d'une manière originelle
et constitue en fait leur réalité. La lumière est précisément la relation
considérée en tant que telle, c'est-à-dire abstraitement et, confor-
mément à des présuppositions qui n'ont plus ici à être explicitées, la
conscience se confond avec la représentation. C'est par la médiation
de celle-ci seulement que les tonalités affectives dans lesquelles
l'existant vit sa relation au monde, s'éclairent. Sans cette médiation
de la représentation, au contraire, l'affectivité de l'affection se perd
dans l'inconscience de la vie végétative ou organique, la relation du
vivant et de son milieu qu'elle détermine n'est plus rien que le
mécanisme aveugle d'un processus en troisième personne.
Ainsi voit-on un psychologue comme Pradines s'efforcer d'expli-
quer la promotion phénoménale de l'affectivité qui caractérise
l'affection par l'insertion dans celle-ci d'une conscience explicitement
comprise comme le développement d'un espace et la projection en
lui de l'objet. C'est pourquoi, en dépit de l'ordre postulé par l'expli-
cation génétique, la sensibilité affective ne précède pas véritablement
la sensibilité représentative, elle n'existe comme quelque chose dont
il nous est loisible de parler et comme un phénomène que pour
autant que la lumière de la représentation l'éclairé rétrospectivement
et la pénètre, la rendant ainsi expressive, lui apportant le complément
indispensable de la conscience, pour autant que, par le jeu de ce
choc en retour, elle se trouve être en elle-même représentative (1).

( 1 ) C f . P R A D I N E S , op. cit., I , 179, 1 8 5 , 282, 38a


66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

De même que, dans la sphère de la vie immédiate, le compor-


tement qui prolonge l'affection réclame comme celle-ci, et s'il
est autre chose que la consécution d'un mécanisme aveugle, la lumière
de la perception et de la représentation en général, de même et
à plus forte raison, sur un plan supérieur de la conduite, l'action ne
peut revêtir une signification axiologique quelconque que pour autant
qu'elle se produit, non à partir des impulsions aveugles et incontrô-
lées de l'affectivité, mais en prenant pour guide une représentation
et, par exemple, la représentation d'une loi, — la possibilité pour le
sentiment de servir de mobile exclusif à une action et de la déterminer présup-
poserait au contraire l'idée de l'appartenance au sentiment lui-même du
pouvoir ontologique de révélation seul susceptible, en éclairant l'action, de la
distinguer d'un mouvement naturel et brutal, idée qui justement fait
totalement défaut à la spéculation aussi bien psychologique que
morale.
Cette appartenance au sentiment d'un pouvoir de révélation,
la détermination ontologique de l'affectivité comme constituant en
elle-même un tel pouvoir et l'effectivité de la révélation dans laquelle
il se réalise, c'est là enfin, c'est là seulement ce qui serait susceptible
de conférer à la vie affective et à ses diverses modalités une signi-
fication proprement métaphysique, celle d'instituer une relation
avec la réalité, de constituer en même temps cette relation et la réalité avec
laquelle elle nous met en relation comme réalité identique à la révélation
elle-même. Une telle détermination de l'essence de l'affectivité comme
constituant la dimension ontologique de la réalité, parce qu'elle
n'est pas d'abord celle de la problématique mais se trouve inscrite
précisément dans la réalité elle-même, est présente dans les repré-
sentations immédiates et non thématiques de celle-ci, dans certaines
représentations religieuses, celles qui par exemple proposent sans
équivoque une définition affective de l'absolu. Mas le contenu abrupt et
non conceptuel de la dogmatique n'a pu encore être pensé. Lorsque,
de façon d'ailleurs exceptionnelle, la philosophie se rend présente
L'AFFECTIVITÉ 60 j

l'appartenance du sentiment à la structure ultime du réel, les préjugés


régnants sont plus forts que son intuition d'un moment et la signi-
fication ontologique du concept de l'affectivité est aussitôt perdue.
Ainsi voit-on chez Malebranche où il est compris cependant
d'une manière explicite comme constituant la dimension fondamen-
tale de l'existence et la réalité de l'âme et, bien plus, dans son être iden-
tique à celui du cogito, le mode de révélation de cette réalité et sa phénoménalité
même, le sentiment être immédiatement et paradoxalement privé de
cette signification décisive, frappé de nullité dans son être, et cela
précisément en ce qui concerne le pouvoir de révélation qui lui est
propre. Aucun pouvoir de cette sorte finalement ne doit lui être
reconnu, les déterminations affectives de notre âme ne nous font pas
connaître la réalité véritable de celle-ci mais seulement ses modalités
superficielles. Encore une telle « connaissance » s'accomplit-elle dans
la confusion, ne mérite en aucune façon le nom de connaissance, ce
qu'elle atteint est lui-même obscur, confus, une simple existence,
non plus celle qui définit la réalité précisément, l'essence, mais ce
qui est là purement et simplement dans son opposition foncière à la
lumière de l'intelligibilité, le fait brut, irrationnel et opaque.
Ici, à partir du préjugé de l'inintelligibilité du sentiment, s'organise
l'extravagante construction de Malebranche, l'éclatement de la réalité,
à savoir de la réalité de l'âme, en réalité profonde et superficielle, et,
pareillement, l'éclatement de l'affectivité elle-même, la division impen-
sable de son essence en une hiérarchie de degrés plus ou moins
obscurs suivant qu'ils sont plus ou moins affectifs, le degré zéro de
l'affectivité du sentiment définissant comme par hasard la conscience,
les modalités proprement affectives de celle-ci se divisant à leur tour
selon qu'il s'agit de nos sensations ou de nos divers sentiments, bref
de l'ensemble des modalités empiriques et obscures de notre âme
finie, ou au contraire du sentiment de la liberté auquel il est fait
une place à part. Celui-ci, à savoir l'appréhension immédiate du
mouvement constitutif de la réalité métaphysique de notre être,
66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

sa révélation intérieure, ne la révèle pas, la révèle de telle manière


qu'il ne sait pas ce qu'il révèle et que c'est la « Raison », la saisie
transcendante de l'essence de l'âme dans l'étendue intelligible, qui
peut seule nous faire « connaître » ce qu'éprouve notre sentiment, à
savoir précisément la liberté.
La raison toutefois ne peut, selon la juste expression de
M. Guéroult, « décrire du dehors et enseigner » (1) que le contact
avec l'absolu se réalise dans le sentiment et se trouve constitué par
lui qu'en se fondant sur l'intuition de l'essence du sentiment : c'est
là ce que signifie précisément la saisie transcendante de l'essence de
l'âme dans l'étendue intelligible. Et il est vrai que le savoir philoso-
phique s'accomplit toujours et se constitue de cette manière, selon
le mode rationnel de l'intuition éidétique, c'est-à-dire par la média-
tion d'une connaissance transcendante. Ce qui fait qu'un tel savoir
est vrai cependant — indépendamment de la question de sa possi-
bilité interne, laquelle réside dans l'auto-affection de l'acte de l'intui-
tion, c'est-à-dire précisément dans l'affectivité qui constitue ainsi la
révélation de ce savoir et sa vérité en un sens absolu — ce qui fait,
pour parler d'une manière plus précise par conséquent, la vérité de
son contenu transcendant, c'est la réalité de la relation représentée
dans l'essence intuitionnée. Il est contradictoire que le contact avec
l'absolu puisse être lu dans l'essence transcendante du sentiment,
comme sentiment de la liberté du moins, et que, par ailleurs, un tel
contact, à savoir la révélation effective de l'absolu, ne se réalise pas en
lui. Une telle contradiction qui ne signifie rien de moins que la ruine
de la méthode phénoménologique et, par suite, la négation même de
la philosophie, atteste seulement le maintien, au sein des pensées
qui cernent la réalité, du préjugé traditionnel concernant l'affectivité,
à savoir la présupposition de l'obscurité intrinsèque du sentiment,
c'est-à-dire de son incapacité de principe de constituer en lui-même un

(1) Étendue et Psychologie chez Malebranche, op. cit., 100.


L'AFFECTIVITÉ 60 j

authentique pouvoir de révélation et l'accomplissement effectif de


celle-ci. C'est pourquoi lorsque l'intuition lit ce pouvoir dans l'essence,
dans l'essence du moins de la liberté, il est aussitôt nié, remplacé par
celui de l'intuition elle-même, et c'est ainsi que la « connaissance »
proprement dite, le savoir véritable, est le fait de la Raison et d'elle
seule.
De même en est-il par exemple chez Fichte où, après que le
sentiment, ou du moins une de ses modalités, à savoir l'amour,
a été compris dans la nouvelle philosophie de l'existence comme
l'essence même de celle-ci, de la vie et de la réalité, et bien plus,
comme leur expérience, comme l'expérience même de l'absolu et sa manifes-
tation, comme la source de toute certitude par suite et de toute vérité,
comme celle de la béatitude (1), ce caractère phénoménologique
interne du sentiment et le pouvoir de révélation qui lui appartient en
propre se trouvent une fois de plus, et comme la conséquence encore
d'un préjugé capable de recouvrir l'intuition vivante d'une pensée
aussi bien que l'influence sur elle d'un contenu dogmatique dont
elle se veut l'explicitation, oubliés ou pour mieux dire explicitement
niés. « C'est la conscience de soi seule qui est capable de saisir la vie et
d'en jouir », de telle manière que cette conscience de soi qui concentre
en elle l'essence de la révélation et son effectivité doit être comprise
dans son identité à la pensée ou encore à la connaissance pure et, du
même coup, dans son opposition explicite au sentiment, incapable en
tant que tel d'appréhender l'absolu et la permanence de l'être en lui.
« Comment pourrions-nous, étant donné l'obscurité que le sentiment
comporte... voir et goûter intérieurement cette durée immuable?
Non, seule la flamme de la connaissance entièrement transparente à
elle-même et se possédant librement, garantit, grâce à cette clarté,
son immuable subsistance (2). »

(1) I/à-dessus, cf. supra, § 38.


(2) VB, 110, souligné par nous.
66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

§ 6 0 . DÉTERMINATION ONTOLOGIQUE
DU POUVOIR DE RÉVÉLATION DE L'AFFECTIVITÉ

I ° DÉTERMINATION DU « COMMENT » DE CE POUVOIR :


LA VÉRITÉ DE L ' A F F E C T I V I T É

La détermination ontologique de l'affectivité comme essence


originaire de la révélation et, par suite, comme constituant en
elle-même, dans son être, l'effectivité de celle-ci, — détermination
qui rejette d'un coup l'ensemble des préjugés où se perd la spécula-
tion psychologique, morale ou métaphysique, dans sa relation au
problème de l'affectivité — s'achève avec l'élaboration par la problé-
matique de ces deux questions : comment s'accomplit la révélation
qui réside dans l'être même du sentiment et trouve en lui son effec-
tivité ? Quel est, d'autre part, le contenu de cette révélation ? En
d'autres termes : comment révèle l'affectivité ? Que révèle-t-elle ?
La réponse à la première question concernant le mode confor-
mément auquel s'accomplit la révélation qui réside dans l'être
même du sentiment, concernant le comment de cette révélation est
celle-ci : l'affectivité est ce « comment », l'affectivité révèle comme affectivité.
C'est là précisément ce que signifie pour l'affectivité, être en elle-même,
dans son être, révélation : l'affectivité est le mode même selon lequei
s'accomplit la révélation originelle, elle est l'effectivité -de cette révélation,
sa phénoménalité propre, sa substance enfin, l'apparaître qu'elle détermine et
dans lequel elle se réalise.
Ici doit être mise en question, pour que se présente en pleine
lumière un résultat essentiel de la problématique, la proposition
fameuse selon laquelle « la connaissance d'une douleur n'est pas
douloureuse mais vraie » (1). Il s'agit de savoir ce qui constitue la
vérité de la douleur, c'est-à-dire précisément sa manifestation,

(1) BACHELIER, Œuvres, Alcan, Paris, 1933, I, 201.


L'AFFECTIVITÉ 60 j

laquelle fonde ce que Lachelier appelle, avec la philosophie classique,


sa « connaissance ». En opposant d'emblée celle-ci, la vérité de la
douleur, à la douleur elle-même, à son caractère douloureux, Lachelier
situe ailleurs que dans un tel caractère, ailleurs que dans l'affectivité
de la douleur, le pouvoir de révélation qui lui confère l'être en la
rendant manifeste. Semblable pouvoir réside selon lui dans l'objec-
tivité. Que la connaissance d'une douleur ne soit pas douloureuse
mais vraie, cela veut dire : il est vrai que moi, tel individu, j'éprouve
telle douleur maintenant, ou que je l'ai éprouvée autrefois, de telle
manière que la vérité de cet « il est vrai que » désigne le milieu
où tout cela, cet individu, cette douleur, le temps où elle s'est pro-
duite, c'est-à-dire l'ensemble des événements qui l'accompagnent,
devient visible, de telle manière que ce milieu est l'Esprit, comme
esprit universel et objectif, est précisément l'objectivité. Insérée
dans un tel milieu, la douleur est dépassée par lui au même titre que
tout ce qui est vrai, est dépassée par la vérité qui est ce dépassement
même et le monde comme tel.
La douleur cependant n'est-elle pas un état interne, ce qu'il y
a de plus « subjectif » ? Comme telle, précisément, elle n'est vraie
que mise en rapport avec l'objectivité d'un monde. L'objectivité
du monde consiste dans l'ensemble des relations par lesquelles les
choses se déterminent les unes les autres, reçoivent ainsi chaque fois
une place assignable, laquelle constitue leur vérité. La vérité de la
douleur est la place qu'elle occupe dans l'univers et cela en tant que,
comme état interne, elle se trouve liée selon un ensemble de rapports
à l'ordre des choses hors de nous. Les rapports qui lient la douleur
à cet ordre objectif en font partie, toutefois, et le constituent, la
douleur elle-même appartient à cet ordre en tant que liée à lui. La
vérité de la douleur est l'ordre transcendant des rapports nécessaires
dans lesquels elle est prise et qui définissent l'objectivité.
Des rapports nécessaires ne définissent pas seulement l'objecti-
vité, il est vrai, ils la présupposent s'ils se manifestent. La significa-
66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

tion du concept de l'objectivité, de la vérité, finalement est double :


elle vise la détermination d'un contenu selon des rapports nécessaires,
la définition de son existence à partir de cette nécessité, comme consti-
tuée par elle, et, d'autre part, plus ancienne que cette détermination
et présupposée par elle, la manifestation de ce contenu, celle des
rapports qui le déterminent dans le milieu ouvert du monde. Cette
double signification du concept de l'objectivité concerne la douleur
et sa vérité. La douleur est vraie en tant que, liée à l'univers, elle
occupe dans le sens interne une place déterminée, en tant que, abstrac-
tion faite de cette détermination et antérieurement à elle, elle surgit
dans l'extériorité originelle de l'opposition que le sens développe
et se manifeste en elle comme élément opposé et comme objet (i).
Ainsi, selon Lachelier, la vérité de la douleur ne réside pas en
elle toi dans son essence, dans ce qui fait que la douleur est doulou-
reuse, mais au contraire hors d'elle, dans sa relation extrinsèque au
reste du monde et, finalement, dans l'extériorité elle-même comme
telle, dans l'objectivité. Celle-ci éclaire la douleur comme elle éclaire
n'importe quel étant, de l'extérieur, le baignant dans une lumière
dont il est par lui-même dépourvu. Ce qui baigne dans cette lumière
et se trouve éclairé par elle, lorsqu'il s'agit de la douleur et de ce
contenu spécifique qu'elle constitue en tant que telle, doit cependant
être possible, dans sa spécificité. La douleur précisément n'est rien
qui puisse se proposer à nous comme un étant éclairé, comme un
objet, nous ne sommes jamais devant elle comme devant quelque
chose qui est devant nous. Seule une représentation de la douleur
peut se présenter ainsi, sous la forme d'un contenu transcendant. Il
est remarquable à cet égard que, pour opposer la vérité telle qu'il la
comprend à ce qui fait le caratère douloureux de la douleur, à son
affectivité, Lachelier ait choisi, non un sentiment précisément, mais
une sensation dont l'être-constitué se substitue devant le regard de la

(I) Nos sensations sont différentes de nous, disait I^ACHELIER, Cf. supra, § 57.
L'AFFECTIVITÉ 60 j

pensée à son être-originel, dont l'affectivité se trouve ainsi déchue,


transportée de la dimension originaire de l'immanence où elle est la
vie et trouve sa réalité, dans celle de l'idéalité où elle ne peut plus
être précisément que représentée. Mais l'être constitué de la sensa-
tion suppose son être originel, la représentation de l'affectivité,
sa réalité. Ce qui fait qu'un contenu est susceptible de se proposer
dans le monde avec le caractère représentatif de l'être-douloureux,
c'est la réalité originelle de la douleur. La réalité originelle de la douleur
n'est pas dans le monde et ne se manifeste pas en lui. La douleur pourtant
n'est pas rien, elle se manifeste. La réalité de la douleur est sa manifes-
tation, son surgissement premier, sa révélation, de telle maniéré cependant
que cette révélation est constituée par la douleur elle-même et trouve en celle-ci,
dans la douleur comme telle, l'effectivité de sa phénoménalité. Ainsi se
renverse la proposition de Lachelier : la connaissance d'une douleur,
si nous voulons bien entendre par là la connaissance originelle que
nous en avons, est vraie en tant qu'elle est douloureuse, la vérité de
la douleur est la douleur elle-même comme telle.
Que la vérité de la douleur soit la douleur elle-même, l'être-
douloureux comme tel, ne signifie pas que la douleur est par elle-
même vérité, ni l'essence de celle-ci (du moins ne pouvons-nous le
dire maintenant). La douleur elle-même, la douleur considérée en
tant que telle, n'est pas quelque chose de simple, son être n'est rien
d'immédiat. L'être de la douleur, sa réalité, ce qui fait d'elle quelque
chose de vivant et une détermination de la vie, réside dans la structure
interne de celle-ci, est le fait que la douleur se sent elle-même immé-
diatement, s'éprouve elle-même, est son être-donné-à-soi-même dans
la passivité originelle du souffrir, et l'essence de l'affectivité en elle.
L'être de la douleur, sa réalité, est précisément sa révélation comme
trouvant son essence, non dans la douleur elle-même toutefois, mais
dans ce qui lui permet d'être ce qu'elle est et constitue précisément sa
réalité, dans l'affectivité. Ainsi doit être énoncé le phénomène dont
Lachelier ne sut pas saisir l'essence : la vérité de la douleur est son affectivité.
66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

C'est précisément parce que la vérité de la douleur est son affec-


tivité que cette vérité se présente aussi et se propose, en ce qui
concerne la douleur, comme la douleur elle-même, comme trouvant
son effectivité et le mode de sa présentation phénoménologique
concrète dans l'être-douloureux comme tel. Que la vérité de la
douleur soit son affectivité, cela veut dire en effet : ce qui révèle la
douleur et l'éclairé et, dans cette révélation, lui confère l'être, c'est
son être-donné-à-soi-même tel que, résidant dans l'affectivité préci-
sément et constitué par elle, trouvant sa réalité dans l'essence dont
le propre est de se recevoir elle-même, de s'éprouver elle-même et
d'être affectée par soi, ce qu'il donne, à savoir la douleur, est aussi ce
à quoi il le donne, tel que, en lui et par lui, c'est en elle que plonge
la douleur à travers la transparence de son affectivité. La douleur est
le contenu phénoménologique, l'appatrence effective, la phénoména-
lité de cette révélation qu'elle est elle-même, sur le fond en elle de
son affectivité. C'est en ce sens que la vérité de la douleur est la
douleur elle-même, au sens où celle-ci, où la douleur est cela même
qui se manifeste dans son affectivité et par elle.
Comme telle, étant ce qu'elle est, exhibant ce qu'elle exhibe
au sein de son affectivité et par elle, la douleur est une modalité de la
vie affective et c'est à ce titre, bien entendu, qu'elle est prise ici, à
titre d'exemple parmi toutes les tonalités affectives possibles. A
celles-ci il est prescrit que, se révélant au sein de l'affectivité et par
elle, elles se révèlent chaque fois comme affectives, trouvent néces-
sairement dans l'affectivité leur vérité, le mode de leur présentation
phénoménologique effective et le comment de cette présentation.
La signification de la question fondamentale concernant le « Com-
ment » de la révélation de l'affectivité, le comment de l'essence originaire
de la révélation, s'éclaire ici comme étant double. Le comment de la
révélation de l'affectivité désigne en premier lieu la structure interne
du pouvoir qui accomplit cette révélation, à savoir l'affectivité elle-
même comprise comme cette structure, désigne l'immanence.
L'AFFECTIVITÉ 60 j

Conformément au « Comment » qui désigne sa structure interne


et l'affectivité elle-même comprise comme cette structure, la révéla-
tion s'accomplit, sur le fond en elle de ce comment, d'une certaine
façon, selon un certain mode de présentation, elle a un « comment »
qui vise précisément ce mode de sa présentation phénoménologique
et la nature de la phénoménalité qu'elle réalise chaque fois. Un tel
« comment » est l'affectivité elle-même, le mode de présentation qu'il
désigne est un mode affectif. La révélation qui trouve son essence dans
l'affectivité se présente nécessairement sous la forme de celle-ci. Telle est
la signification de la proposition selon laquelle l'affectivité révèle
comme affectivité, est, en ce second sens, le « comment » de la révé-
lation qui s'accomplit en elle.

§ 6 1 . L'OBSCURITÉ DU SENTIMENT ET SON L A N G A G E .


A F F E C T I V I T É ET PENSÉE

Révélant comme affectivité, constituant en tant que telle le


mode de présentation phénoménologique concret selon lequel
s'accomplit la révélation originaire, son effectivité, l'affectivité
révèle dans l'invisible et comme cet invisible lui-même. L'affec-
tivité ne dit pas seulement ce qu'est l'invisible, arrachant le cpncept
de celui-ci à l'indétermination d'une détermination purement dia-
lectique, elle trouve encore en lui, dans l'invisible compris à partir
de son hétérogénéité structurelle au règne du visible et de son indif-
férence par rapport à lui, sa propre détermination et la loi de son
apparence. Conformément à cette loi, il apparaît que la révélation
qui trouve dans l'affectivité sa présentation effective est une révéla-
tion cachée. La phénoménalité qui la constitue et dans laquelle elle
se résout tout entière, tout entière étrangère à la lumière du monde,
n'est pas autre chose que le s'éprouver-soi-même de l'être qui
s'éprouve lui-même et demeure en soi et, dans le secret de ce
demeurer-en-soi-même, fait l'expérience de soi, pas autre chose
66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

que l'intériorité du sentiment et de la vie, que l'affectivité elle-même


comme telle. Personne n'a jamais vu un sentiment, un sentiment n'a
jamais rien fait voir. Pourtant, quand rien n'est vu et quand le pou-
voir qui nous fait voir les choses fait également défaut, dans la
nuit sans partage et sans degré que laisse en se retirant la lumière
du monde, dans l'invisible, le sentiment est là tout entier, qui grandit
en lui et se nourrit de son obscurité. L'obscurité de l'invisible ouvre
la dimension ontologique où le sentiment trouve son existence originelle,
elle est le lieu où il déploie son être et s'épanouit, le milieu où il fructifie,
où il est possible. L'affectivité est l'essence intérieure qui ne s'étale
pas dans la lumière mais reste en soi et se retient tout entière en
elle-même, hors du monde. La pudeur est un sentiment particulier
mais aussi l'essence de tous les sentiments et leur possibilité.
Parce que la possibilité du sentiment, le milieu où il déploie
son être, réside dans l'invisible, dans l'essence qui se retient tout
entière hors du monde, en celui-ci précisément le sentiment ne peut
être aperçu ni trouvé. Tel est le fondement ontologique qu'il convient
de reconnaître aux remarques d'ordre psychologique par lesquelles
on a coutume de noter, comme un fait d'ailleurs inexpliqué, la dis-
parition des sentiments devant le regard de l'attention, ou du moins
la perturbation apportée à leur être sous l'effet de ce regard, pertur-
bation si importante qu'elle ne signifie pas seulement une altération
de la tonalité du sentiment et la transformation de sa nature mais son
évanouissement et, précisément, sa disparition. Évanouissement,
disparition, sont d'ailleurs des termes impropres, traduisant la
manière essentiellement inadéquate dont la pensée, fût-elle psycholo-
gique, se représente les choses dès qu'elle parvient dans le domaine
du fondement. Ce n'est pas devant le regard de l'attention, en réalité,
que le sentiment s'évanouit, le thématisme de ce regard ou encore
d'une considération proprement théorique et scientifique n'est pour
rien dans sa « disparition ». Le sentiment ne disparaît pas du monde
ouvert où le cherche la pensée lorsqu'elle le cherche, lorsqu'elle
L'AFFECTIVITÉ 60 j

se dirige vers lui, pour cette raison qu'il ne s'y est jamais trouvé.
Là où il se trouve toutefois, et quand bien même un regard le cher-
cherait pendant ce temps dans le monde, il ne disparaît pas non plus
mais subsiste, indifférent à ce regard qui ne peut le concerner ni
l'atteindre, car, comme la problématique l'a montré, un sentiment
ne peut être perçu.
Mais la pensée qui ne dispose pas de la dimension ontologique
fondamentale à laquelle appartient le sentiment, où il réside et se
révèle en l'absence de toute perception, thématique ou non, dirigée
sur lui, se représente les choses autrement. C'est le thématisme de la
perception ou, pour parler avec plus d'exactitude, la réflexion et le
mode de vie proprement réflexif dans lequel la conscience est capable
d'entrer qui sont rendus responsables précisément de la disparition
du sentiment, de son évanouissement. Avant ce regard de la réflexion,
toutefois, de l'attention, le sentiment était là, comme un contenu de la
conscience, baignant dans sa lumière et éclairé par elle, de manière
indirecte, il est vrai, comme un contenu marginal situé dans l'ombre
plutôt et plongé en elle, dans cette ombre dont Heidegger dit qu'« elle
reste confiée à la lumière, projetée par elle » (i), dans l'obscurité
qui partage la phénoménalité du monde et lui appartient comme son
mode décroissant ou comme son mode limite. C'est de cette façon,
en effet, que la philosophie qui se meut à l'intérieur de l'horizon du
monisme tente de s'incorporer l'être-invisible du sentiment, en
l'intégrant dans la série des modes phénoménologiques qui, du zéro
de l'inconscient ou de la subconscience à la clarté absolue de l'évi-
dence, coappartiennent à l'objectivité du monde et la définissent
ensemble. Ainsi est rendue homogène à celle-ci, comme représentant
simplement son degré le plus bas, la phénoménalité propre au sen-
timent et le constituant. Le concept de « confusion » exprime
justement cette réduction à la lumière du monde, lumière qui brille

(i) Essais et Conférences, op. cit., 241.


66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

dans la clarté mais peut aussi s'éteindre et se voiler, diminuer pro-


gressivement et se dégrader, de la phénoménalité qui habite le
sentiment et dans laquelle il se montre : celui-ci, précisément, n'est
qu'une perception confuse.
L'obscurité du sentiment toutefois, Malebranche l'a montré
avec force, est irréductible à la confusion de l'idée, c'est-à-dire en
fait au mode inférieur de l'objectivité. La confusion de l'idée est
susceptible, au moins en principe, de se muer dans la détermination
contraire, des rapports aperçus ensemble dans l'indistinction d'une
vision globale ou marginale peuvent être saisis en eux-mêmes,
portés l'un après l'autre dans la lumière de l'évidence, chacun étant
distingué de tous les autres et compris en même temps dans son
unité avec eux, cette unité, le nouveau rapport qu'elle institue étant
lui-même l'objet d'une pensée discrète et claire. L'appartenance du
sentiment à une conscience marginale et obscure devrait rendre
possible de la même manière son transfert, sous l'effet d'un dépla-
cement corrélatif de l'attention, hors de cette zone d'ombre et son
surgissement dans la lumière. La coexistence de celle-ci et de celle-là,
en effet, et leur lien inévitable, leur co-insertion dans le processus
où se produit la phénoménalité du monde, est une loi de ce processus
et le concerne exclusivement, une loi ontologique. Ce qui est pres-
crit par une telle loi, c'est à la fois une nécessité et une contingence,
la nécessité éidétique conformément à laquelle le devenir de la lumière
est aussi indissociablement celui de l'ombre, de telle manière que ces
déterminations phénoménologiques pures se trouvent liées" entre
elles par des liens insurmontables, — une contingence aussi, en ce
qui concerne le rapport de cette loi et de ce qu'elle régit, de la phéno-
ménalité du monde et de l'étant qui se manifeste en elle comme son
contenu, de telle manière que ce rapport est nécessairement un rapport
contingent, qu'un même contenu peut apparaître tantôt dans l'ombre
et tantôt dans la lumière, être éclairé par l'une et puis par l'autre de ces
déterminations phénoménologiques pures et passer de l'une à l'autre.
L'AFFECTIVITÉ 60 j

C'est ainsi que le sentiment par exemple, s'il se produit d'abord


en marge de la conscience, doit être susceptible de se présenter en
pleine lumière, là où se concentre le regard de la pensée, et, de cette
manière, d'être illuminé par elle dans son être. Qu'il n'en soit pas
ainsi, que, loin de s'étaler devant le regard de la conscience et de
pouvoir être éclairé par elle, le sentiment s'évanouisse au contraire
devant ce regard, échappe à tout acte d'attention dirigé sur lui et
le concernant, cela veut dire : /'obscurité où il baigne n'est pas un mode
d'éclairément qui puisse se changer en un autre et, par me variation intensive
continue, en la clarté de l'évidence par exemple, n'est pas un mode d'éclaire-
ment contingent par rapport à ce qu'il éclaire, par rapport au sentiment,
extérieur à lui, transcendant à son être, n'est pas la transcendance, — cela
veut dire : le mode d'éclairement du sentiment est constitué par le sentiment
lui-même, de telle manière que l'obscurité précisément qui caractérise un
tel mode et le détermine phènoménologiquement n'a principiellement rien-à
voir avec la confusion d'une conscience marginale, avec l'ombre d'un horizon,
de telle manière que cette obscurité, étrangère à la phénoménalité du monde
et à ses modes déclinants, identique à l'invisible, identique au sentiment,
signifie pour celui-ci, pour tout sentiment possible en général, une obscurité
de principe et, en même temps, l'effectivité phénoménologique de son être
concret. Telle est la signification de la proposition selon laquelle
l'affectivité, révélant en tant que telle, comme affectivité, révèle
dans l'invisible et par lui.
La détermination ontologique de l'être du sentiment à partir
de son obscurité intrinsèque, irréductible à celle du monde, comme
principiellement inaccessible aux modes d'éclairement qui empruntent
au contraire leur lumière à celui-ci, ne se heurte-t-elle pas à une
objection si, dans la clarté de l'être-étendu-devant, sous le regard
de l'attention par exemple, le sentiment ne disparaît pas purement et
simplement et ne se trouve pas détruit mais simplement modifié,
altéré dans son être et subsistant à ce titre précisément, comme un
sentiment modifié. Un tel phénomène, celui d'une modification et
66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

non d'une destruction de l'être du sentiment, n'est-il pas visible dans


l'introspection psychologique, dans la réflexion en général, comme
lié à ces actes et comme ce qui les caractérise justement dans leur
relation au contenu qu'ils appréhendent chaque fois, au sentiment
dans le cas qui nous occupe ? Celui-ci, sous sa forme modifiée, n'est-il
pas saisi en lui-même dans le regard de la conscience et par lui ?
Considérons l'exemple de Husserl, l'exemple d'une joie ressentie dans
l'accomplissement d'un travail phénoménologique fécond. Qu'un
regard maintenant se dirige, non plus sur l'objet de ce travail,
mais sur la joie, cette joie est une joie au passé, la tonalité affective
de la conscience qui travaillait et maintenant s'observe, en tout cas,
est modifiée. Une telle modification est la suivante : à la joie se
substitue, là où elle déployait son être toutefois, dans la sphère d'immanence
radicale de l'invisible, une autre tonalité. L'être de celle-ci ne se présente
en aucune façon dans la lumière devant le regard de l'attention ou
de la réflexion et ne s'étale pas devant lui. Pour cette raison précisé-
ment, cette nouvelle tonalité est une tonalité réelle, et la modification
qu'elle apporte à la joie dans le prolongement de laquelle elle se situe,
une modification réelle.
La modification réelle de la joie, sa transformation dans une tona-
lité nouvelle, n'est-elle pas liée, cependant, à l'intervention du regard
objectivant ? Comment celui-ci pourrait-il être responsable de cette
modification sinon en la faisant apparaître, en rendant manifeste
la joie modifiée, la nouvelle tonalité issue de cette modification,
et cela dans l'objectivité qu'il fait surgir ? Le regard objectivant est
responsable de la modification de la joie et peut l'être de celle de
toutes les tonalités affectives en général, non pas toutefois en tant qu'il
les fait apparaître comme joie modifiée, comme tonalités modifiées dans
l'objectivité qu'il suscite mais précisément en tant qu'il est incapable de le
faire, en tant que cettejoie, modifiée ou non, en tant que ces tonalités, modifiées
ou non, sont par principe incapables de se manifester dans le milieu ontolo-
gique de l'objectivité. La conscience qui s'adonne à un travail théorique
L'AFFECTIVITÉ 60 j

et se trouve déterminée affectivement, dans ce travail, comme « joie »,


lorsqu'elle se dirige sur celle-ci pour la saisir dans un regard, dans
« un monde », ne peut la saisir, ne la trouve pas dans le milieu ouvert
de ce monde d'où par principe la joie, toute tonalité affective en
général, est absente. L'inquiétude qui s'empare d'elle est celle d'une
recherche qui n'aboutit pas, c'est la tonalité d'une intentionnalité
de connaissance non remplie succédant à la tonalité d'une intention-
nalité dont le remplissement se poursuit de manière satisfaisante,
à la joie d'un travail théorique fructueux dans l'exemple de Husserl.
Ainsi doit se comprendre l'être-troublé du sentiment, sa modification
dans l'introspection et, d'une manière générale, quand la pensée
prétend le saisir dans le milieu où elle se meut, dans la connaissance,
non comme une altération subie par lui pendant son objectivation,
mais à partir de l'impossibilité de celle-ci, comme le surgissement
d'un sentiment nouveau et réel, exprimant le trouble de la connais-
sance et l'angoisse ressentie par elle, en tant qu'elle ne trouve pas
et ne peut trouver ce qu'elle cherche, en tant que lui échappe par
principe l'affectivité elle-même comme telle.
Que l'affectivité révèle comme affectivité, en elle-même et dans
l'invisible, c'est là en effet ce qui la détermine dans son opposition
irréductible aux modes d'éclairement qui empruntent leur lumière
à celle du monde et se meuvent en elle, dans son opposition à la
perception, à la connaissance, à la pensée. Celles-ci toujours et inévi-
tablement supposent l'ouverture d'un horizon, le dépliement de
l'être-étendu-devant, lequel suscite et rend possible sa saisie dans la
perception rassemblante de la pensée et, éventuellement, sa saisie
thématique dans la connaissance. C'est ainsi que l'être, lorsqu'il
est compris comme le monde, lorsque son langage est celui du monde,
est le Xéysiv qui est le laisser-s'étendre-devant, met en œuvre la
pensée, se l'ordonne, la dirige vers lui, laisse la pensée lui appartenir
comme ce qui le découvre sur le fond de sa propre découverte dans
le Xsysiv, dans la lumière de l'être-étendu-devant. Parce que sa
66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

révélation, parce que la phénoménalité qui la constitue et dans


laquelle elle révèle, n'est pas cette lumière, n'est pas la phénoména-
lité de l'être-étendu-devant, l'affectivité n'attire pas à elle la pensée,
elle ne la suscite ni ne la fonde, mais lui est foncièrement étrangère
et ne peut non plus être éclairée par elle. L'hétérogénéité phénomé-
nologique de l'affectivité et de la pensée est une détermination éidé-
tique irréductible, détermination qui résulte du mode de révélation
propre à l'affectivité et de son comment.
Une telle détermination est le fait fondamental dont il faut partir
chaque fois que la pensée prétend instituer une relation entre elle-
même, entre le mode de saisie qu'elle accomplit, et l'affectivité.
Le projet d'éclairet nos sentiments tel qu'il se donne habituel-
lement comme celui de la pensée précisément, comme le projet
d'exhiber dans le milieu où elle se meut le contenu du sentiment lui-
même, est vide de sens. L'échec auquel il aboutit inévitablement,
l'« évanouissement » du sentiment, n'est que l'expression de l'absur-
dité dont il témoigne au point de vue ontologique, tandis que la
pensée, aveugle en ce qui concerne l'origine d'un tel échec et inca-
pable de le saisir en elle d'abord, l'interprète à sa manière, se fait
critique et morale, et constate avec une ironie teintée d'amertume le
caractère illusoire de nos sentiments même les plus profonds. Ainsi
s'expliquent, à partir de cette incapacité de principe de la pensée de
saisir, dans la lumière où elle saisit toute chose, l'être réel du senti-
ment, tant d'affirmations péremptoires et de dissertations confuses
qui, de La Rochefoucauld à l'existentialisme contemporain, décrivent
avec complaisance la prétendue comédie que les hommes se donnent
à eux-mêmes au sujet de sentiments qu'ils n'éprouvent point mais
s'efforcent seulement d'éprouver, de feindre et précisément de
« jouer ».
Éclairer nos sentiments, dissiper les illusions que nous entre-
tenons à leur égard, par lesquelles, pour mieux dire, nous les perdons
et nous perdons nous-mêmes, c'est écarter d'eux d'abord la pensée,
L'AFFECTIVITÉ 60 j

tout projet visant à les rendre manifestes dans le milieu où par


principe ils ne peuvent se manifester, c'est renoncer en ce qui les
concerne au thématisme de la conscience cartésienne qui poursuit
partout la réalisation d'une évidence et l'avènement de la vérité qui
lui est propre. Car dans la révélation du sentiment, dans son être
phénoménologique effectif et réel, il n'y a rien qui puisse être rendu
homogène à la phénoménalité où s'accomplit la perception de la
pensée ni se glisser en elle. C'est pourquoi il est faux de dire, comme le
fait Descartes, qu'il y a dans nos sentiments une part de vérité,
au sens où il l'entend, qu'on peut apprendre à « distinguer » en
eux « ce qu'il y a de clair d'avec ce qu'il y a d'obscur » (1). Il n'y a
rien de clair, au sens où le prend Descartes, dans le sentiment lui-
même, rien d'obscur non plus — si on entend par là une diminution
ou une altération de la clarté ou son degré le plus bas — et qui
doive comme tel être transmué en une clarté plus grande, être
éclairé par la pensée. Éclairer nos sentiments, c'est les confier à cette
lumière qui est la leur, laisser être et se développer leur phénomé-
nalité propre, c'est laisser être, là où elle est et comme elle est, dans
l'invisible et selon son mode de présentation phénoménologique
spécifique, comme affective, la révélation qui les constitue et les
définit et qui est l'affectivité elle-même.
Un tel laisser-être, celui de nos sentiments, à savoir encore
l'affectivité elle-même, se produit en l'absence de toute pensée,
quand disparaît le milieu auquel elle est ordonnée et dans lequel
elle pense, se produit dans I'ÈTCOxr\ du monde. Alors dans cette inoyri,
quand est aboli le milieu de lumière où pense la pensée et que toutes
les productions qu'elle édifie dans ce milieu, les concepts par les-
quels elle saisit les choses, et les choses elles-mêmes qu'elle intui-
tionne, se sont évanouies aussi, quand se tait le langage du monde,
dans l'obscurité co-extensive à l'être de nos sentiments et consubs-

(1) A T , v i n , 33.
66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

tantielle à lui, où cet être grandit et se développe, parle l'autre langage,


le langage de nos sentiments eux-mêmes. Pareil langage n'a rien
de commun avec celui que connaît la psychologie, avec l'ensemble
des signes « naturels » par lesquels nos sentiments sont censés « s'expri-
mer » et trouver ainsi, dans le milieu ouvert de l'être-étendu-devant
où ces signes paraissent, leur propre manifestation. L'embarras où
nous nous trouvons, lorsqu'il s'agit de désigner un sentiment que
nous éprouvons, pour trouver le mot juste, le concept sous lequel
sa tonalité propre puisse être subsumée, l'impossibilité d'établir
une équivalence rigoureuse entre un tel sentiment et le mouvement
qui lui est lié, dans le cas où un tel mouvement existe, la possibilité
toujours ouverte, au contraire, pour que vienne s'introduire entre
le signe quel qu'il soit et ce qu'il signifie l'erreur ou la feinte, l'inadé-
quation principielle dont celles-ci témoignent, ne sont pas des
difficultés provisoires susceptibles d'être surmontées.
De telles difficultés ne signifient en aucune façon l'irréductibilité de
l'affectivité à l'être du langage. Ce qui ne peut apparaître dans le déplie-
ment du Pli ni être présent dans sa présence, ce qui ne se laisse pas
nommer dans le dire qui correspond au Pli et ne peut être dit par
lui, par le Xéyeiv en tant qu'il laisse la présence s'étendre devant, a
déjà été dit, s'est déjà manifesté. Pour cette raison précisément,
parce qu'il s'est manifesté et que son dire s'est déjà dit, parce qu'il est
le Logos originel dans son accomplissement, celui-ci, l'être originel
du Logos, refuse le langage du monde et peut le refuser comme
ce en quoi, tel qu'il se montre en lui-même et tel qu'il est, il ne peut
se montrer ni être. Quel est ce langage, comment parle-t-il ? Comment
se révèle en lui-même l'être originel du Logos pour être ce qu'il est,
refuser le langage du monde et ne pouvoir se montrer en lui ? Comme
affectif, comme essentiellement déterminé dans son mode de pré-
sentation phénoménologique effectif par l'affectivité. L'affectivité
telle qu'elle se révèle originairement en elle-même et surgit dans la force de
sa présentation phénoménologique spécifique, comme affective et comme ce
L'AFFECTIVITÉ 60 j

qu'elle est, est l'essence originelle du Logos, de telle manière que celui-ci
tefuse le langage du monde, le langage de la pensée et ne peut se montrer en
lui. Mais le langage est l'être. Qu'il réside originellement dans l'affectivité
interdit de comprendre celui-ci comme il le fut depuis Parménide jusqu'à
nos jours, à partir de la pensée et comme lui étant identique.
L'irréductibilité du Logos originel de l'affectivité au Aéyeiv qui,
laissant l'être s'étendre devant, déploie le milieu auquel s'ordonne
la pensée, la suscite et l'appelle, attend d'elle qu'elle lui réponde et,
se tournant vers lui, le saisisse dans sa perception rassemblante et
se meuve en lui et, recevant de lui sa lumière, le pense, a cette consé-
quence : ce qui parle dans le Logos originel, le sentiment, ne parle
pas seulement avant toute pensée et indépendamment d'elle ; pour
cette raison précisément, parce que son dire, et ce qu'il énonce, est
foncièrement indépendant de la pensée, irréductible à son dire et
à tout ce qu'elle peut dire, à ce qu'elle exprime, rend manifeste et
pense, le sentiment n'attend pas d'elle qu'elle se tourne vers lui,
n'attend de la pensée aucune réponse. Le sentiment n'a pas à être
pris dans le « prendre dans son attention » de la pensée, est indifférent
à celle-ci, de telle manière que ce qu'il dit ne peut être ni souligné,
ni ratifié, ni corrigé, ni éclairé, ni modifié, ni défini, ni contredit
par elle, rejette toute prise de position de la pensée, toute attitude
de l'homme à son égard, rend d'avance inopérante, inefficiente,
inutile, toute interprétation et toute correction, tout commentaire,
transforme d'avance celui-ci en un vain bavardage qui glisse sur
lui, sur l'être du sentiment, sans même l'effleurer.
C'est pourquoi on se méprendrait complètement sur ce que dit
le sentiment si l'on s'en tenait à ce que pense, affirme, suggère à son
sujet la pensée, si l'on croyait pouvoir lire et déchiffrer le contenu
de ce dire à l'intérieur d'un acte de compréhension dirigé sur lui
et par le moyen d'un tel acte. C'est donc une erreur absolue, un
contresens ontologique total que de prétendre justement saisir
dans la pensée, à l'intérieur du pouvoir de compréhension qu'elle
66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

met chaque fois en œuvre, le contenu de la révélation originelle


du Logos, de telle manière que ce qui est dit dans ce contenu, ce
contenu lui-même comme contenu manifeste, se trouverait subor-
donné à un acte de compréhension et à son libre mode de réalisation,
ne serait plus rien d'autre qu'un contenu dépendant, un signe, si
l'on veut, mais dont toute la signification, constituée dans la vie
de la conscience et par elle, lui viendrait de celle-ci, lui viendrait
de notre pensée. Nous ne recevons notre religion que par nos propres
mains, dit Montaigne. Et Sartre : « c'est toujours moi qui déciderai
que cette voix est la voix de l'ange », ... en sorte qu'« il n'y a pas de
signe », car « l'homme déchiffre le signe comme il lui plaît » (1).
Et sans doute en ce qui concerne l'ange, sa voix, et autres choses
semblables, tous les signes et les oracles que les hommes écoutent
et sont habiles à interpréter depuis qu'il y a un monde, tout cela,
tout ce que l'homme se représente et comprend au sujet de la révéla-
tion, dépend évidemment de lui, de sa pensée, est compris librement
par lui. Mais la révélation elle-même, la révélation originelle, n'a
aucun rapport avec ce que l'homme pense ou se représente à son
sujet, avec la pensée de la représentation en général. C'est pourquoi,
appliquée à cette essence originelle de la révélation, la signification
de la proposition selon laquelle « il n'y a pas de signe » se renverse,
ne désigne plus la dépendance de ce qui se révèle au pouvoir de
compréhension qui habite l'homme, mais au contraire son indépen-
dance absolue à l'égard d'un tel pouvoir, l'indépendance absolue
du sentiment à l'égard de toute forme de pensée, de toute compréhen-
sion et de toute interprétation possible en général. Qu'il n'y ait pas
de signe, cela veut dire : la révélation en son essence originelle, comme
sentiment, ne peut être pensée ni comprime, ce qui parle en elle n'a pas de
signification et ne peut non plus en recevoir. Ce qui parle dans le Logos
originel, le sentiment, parle et ce n'est pas l'homme qui interprète,

(1) L'Existentialisme est un Humanisme, Nagel, Paris, 1946, 31, 36-38.


L'AFFECTIVITÉ 60 j

parle avant toute interprétation et indépendamment d'elle, parle au


nom de l'absolu et rien n'a pouvoir contre sa parole. Ce qui parle dans
le Logos, le sentiment, parle et sa parole est là, est le sentiment tel
qu'il se révèle originellement en lui-même et tel qu'il est. Pour cette
raison précisément, parce que le langage du sentiment est le senti-
ment lui-même et que sa parole réside en lui, parce que l'affectivité
révèle comme affectivité, ce langage, cette parole ne peuvent être
entendus par la pensée, n'attendent d'elle aucune réponse.
Ce qui peut être entendu par la pensée et attend d'elle qu'elle
lui réponde, se mette en chemin vers lui, dirige vers lui son regard
et l'éclairé, ce qui attend de la pensée qu'elle l'énonce et le rende
manifeste et le révèle, contracte un rapport avec l'histoire, avec
l'histoire de la pensée, attend que la pensée le révèle, se révèle pro-
gressivement au fur et à mesure que la pensée le révèle et pour
autant qu'elle le révèle. Qu'elle ne le révèle pas pourtant ou se mé-
prenne à son sujet, alors ce qui peut être entendu par la pensée et
attend d'elle qu'elle lui réponde, demeure dans l'obscurité, ne parle
plus qu'un langage obscur ou perverti. Ce qui peut être entendu
par la pensée et attend d'elle qu'elle lui réponde est ce qui la fonde,
est le Logos dont le Xéyciv laisse l'être s'étendre devant. C'est pour-
quoi l'être auquel correspond ce Xéysiv, bien qu'il fonde l'histoire de la
pensée qui le pense, l'histoire de la métaphysique occidentale, se
révèle en elle et, aussi bien, se cache, se perd en elle, dans l'histoire
de la perversion de la pensée et de la conscience mystifiée, dépend
d'elle en tout cas. C'est pourquoi aussi le Logos originel, ce qui ne peut
être entendu par la pensée et n'attend pas d'elle qu'elle lui réponde, ne se
cache et ne se perd jamais, toujours il dit ce qui est et son langage n'a pas
d'histoire.
Mais que dit ce qui ne peut être entendu par la pensée et n'attend
pas d'elle qu'elle lui réponde, ce qui ne se cache et ne se perd jamais
et dont le langage ne se laisse point travestir dans l'histoire ? Que
révèle l'affectivité?
66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

§ 6 2 . DÉTERMINATION ONTOLOGIQUE
DU POUVOIR DE RÉVÉLATION DE L ' A F F E C T I V I T É

2 ° DÉTERMINATION DU CONTENU DE C E POUVOIR :

LA RÉALITÉ DU SENTIMENT

A la question de savoir ce que révèle l'affectivité, quel est le


contenu de la révélation qui trouve en elle son essence et le comment
de son accomplissement effectif et concret, la problématique a
répondu avec la détermination ontologique de ce « comment ».
En tant que celui-ci réside précisément dans l'affectivité, en tant que
l'affectivité révèle comme affectivité, en elle-même et en tant que telle, et
que le mode de présentation phénoménologique de la révélation qu'elle déter-
mine se propose comme essentiellement affectif, ce qu'elle exhibe, le contenu
de la révélation qui trouve en elle son essence est l'affectivité elle-même.
C'est là en effet ce que signifie pour l'affectivité être le mode même
selon lequel s'accomplit la révélation originelle, son mode de présen-
tation phénoménologique, l'effectivité de cette révélation, sa phéno-
ménalité propre, sa substance, l'apparaître enfin qu'elle détermine
et dans lequel elle se réalise : être son contenu.
En tant que l'affectivité est le propre contenu de la révélation
originelle qui trouve en elle son essence, cette révélation, l'affectivité,
se produit nécessairement et s'accomplit comme révélation de soi.
L'affectivité, elle seule, se révèle elle-même, de telle manière que
le « se révèle » qui la qualifie et la détermine n'a rien à voir avec le
« se révèle » par lequel nous désignons la simple manifestation
de n'importe quel étant et celle du monde lui-même, la qualifie
et la détermine comme accomplissant soi-même la révélation,
comme constituant à la fois et identiquement le pouvoir qui
l'accomplit et ce qui s'accomplit en elle. Pour cette raison pré-
cisément l'affectivité peut signifier la vie, pour autant que ce
qu'elle révèle, c'est elle-même, pour autant qu'elle se produit
L'AFFECTIVITÉ 60 j

nécessairement, elle seule, et s'accomplit comme révélation de soi.


Se produire nécessairement et s'accomplir comme révélation
de soi, c'est donc là ce qui détermine l'affectivité relativement au
contenu de la révélation qu'elle réalise chaque fois, ce qui la
caractérise, elle et ce qui trouve en elle son essence. Le sentiment,
tout sentiment possible en général, « se révèle » de telle manière que ce qu'il
révèle dans cette révélation qui le constitue, c'est lui-même et rien d'autre.
La détermination ontologique structurelle du sentiment comme
sentiment de soi trouve ici son explicitation phénoménologique.
Celle-ci, en son apparente simplicité, a une signification rigoureuse.
Elle signifie : ce que révèle la haine, c'est la haine elle-même, et rien
d'autre, ce que révèle l'amour, c'est l'amour, et pareillement l'ennui
révèle l'ennui, le désespoir révèle le désespoir, la crainte, la crainte
et l'angoisse révèle, découvre, exhibe, fait voir l'angoisse, et rien
d'autre. La mélancolie se révèle de telle manière que le contenu de la
révélation qui s'accomplit en elle et la constitue est constitué par
elle, par la mélancolie. C'est de cette façon que toutes nos tonalités,
que tous les sentiments révèlent, en tant qu'ils se révèlent, en tant
qu'ils constituent eux-mêmes le contenu de la révélation qui
s'accomplit chaque fois en eux.
En tant qu'il constitue lui-même le contenu de la révélation qui
s'accomplit chaque fois en lui, qu'il est lui-même ce qui se produit,
se montre et s'exhibe dans cette révélation, le sentiment est ce qu'il
est, à savoir précisément ce qui se produit, se montre et s'exhibe
dans cette révélation qu'il est lui-même. La détermination ontologique
de l'affectivité comme constituant le propre contenu de sa révélation déter-
mine et fonde la réalité du sentiment. Comme telle, comme essentielle-
ment déterminée par le mode de révélation de l'affectivité et par la
propre détermination de celle-ci comme constituant le contenu de la
révélation qui s'accomplit en elle, la réalité du sentiment se présente
et se propose comme phénoménologique. La réalité du sentiment
est co-extensive et consubstantielle à sa révélation comme identique au
66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

contenu de celle-ci. La détermination ontologique de la réalité du senti-


ment comme co-extensive et consubstantielle à sa révélation et comme
identique à son contenu, fonde le caractère absolu de cette réalité,
la désigne et l'institue comme ce qui, se montrant dans l'apparence
qu'elle donne d'elle-même et s'épuisant dans cette apparence, coïn-
cidant avec elle et trouvant en elle, dans la réalité de son apparaître
et de ce qu'il laisse paraître et dans sa substance, sa propre réalité,
sa propre substance, se pose et s'affirme dans la positivité de
son être phénoménologique irrécusable et nu, et ne se laisse
point contester. La haine est haine, la souffrance est souffrance.
Chaque tonalité est ce qu'elle est, cela veut dire, la matière dont elle
est faite est sa propre phénoménalité et le mode selon lequel celle-ci s'accomplit
chaque fois, le mode selon lequel l'affectivité se détermine chaque fois en elle
pour être ce qu'elle est, cette tonalité déterminée.
Lorsqu'on dit par conséquent que « la haine est malheur »,
cette proposition, si elle a un sens, si elle est autre chose qu'un juge-
ment synthétiquement lié à ce qu'il juge, qu'un commentaire gra-
tuit auquel pourrait aussi bien s'opposer un autre commentaire
— « soyons haineux, la haine stimule et fortifie, etc. » — se réfère
au contenu manifeste d'une expérience, en est la simple explicita-
tion phénoménologique. Que la haine soit malheur ne signifie
pas qu'elle entraîne celui-ci comme sa conséquence, comme un
ensemble de répercussions malheureuses sur la vie de celui qui
hait, sur sa vie active, intellectuelle, morale ou même sur sa vie
proprement affective, déterminant en lui l'apparition d'un certain
nombre de troubles et de sentiments nouveaux mais également
pénibles tels que le remords, l'inquiétude, la colère, bref une série de
désordres fâcheux, signifie que la haine est en elle-même malheur,
que son caractère malheureux est un caractère phénoménologique
de l'expérience en laquelle elle consiste, n'exprime rien d'autre que
la tonalité de cette expérience, cette souffrance d'un certain type,
ce désespoir d'un certain type auxquels se ramène l'Erlebnis de haine
L'AFFECTIVITÉ60j

considéré en tant que tel, n'exprime rien d'autre que la haine


elle-même.
Et de même lorsqu'on affirme que « la souffrance est un mal »,
une telle affirmation, si elle a un sens, se ramène en réalité à celle-ci :
« la souffrance est souffrance », se ramène, et c'est là ce qui lui confère
tout son poids, à l'énoncé du contenu de la souffrance comme iden-
tique à sa manifestation et comme constitué par elle, à l'énoncé de
cette tonalité spécifique irrécusable et simple que nous appelons
la souffrance. Que la souffrance soit souffrance et en ce sens un
« mal », qu'elle soit ce qu'elle est et s'impose à nous comme ce qu'elle
est et comme un fardeau qu'il faut porter et auquel on ne peut se
soustraire, c'est là justement ce qui rend vaine toute tentative pour
l'intégrer dans un ordre, dans un système dont elle serait un moment
nécessaire et comme tel justifié, où elle apparaîtrait finalement
comme un « bien ». Car aucune signification accolée à l'être de la
souffrance ne peut changer quoi que ce soit à ce dernier, diminuer
en rien le poids de sa présence, ni travestir sa « vérité », cette vérité
qui lui est consubstantielle, qui est sa propre révélation comme constituée
par son affectivité et par le mode selon lequel celle-ci s'accomplit en lui,
comme constituée précisément par la souffrance. C'est là ce qui fait,
comme l'a noté Scheler Ci), la profondeur de l'attitude chrétienne
à l'égard de la souffrance, par opposition à l'attitude héroïque et
orgueilleuse de l'antiquité qui vise à la surmonter, à la tenir pour
rien, dans l'impassibilité par exemple ou dans l'indifférence, et,
finalement, à la nier, la reconnaissance au contraire de la souffrance
comme souffrance infinie parcourant le monde, et son aveu, une sorte
de naïvisme et d'humilité qui tient la douleur pour ce qu'elle est,
la souffrance pour la souffrance. Une telle attitude, le refus justement
de prendre attitude à l'égard de la souffrance, de la minimiser, de
lui porter atteinte en quelque façon ou de prétendre le faire, n'est

(i) SS, 63.


6 6 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

pas morale, n'est pas une attitude, elle exprime la réalité de la souffrance
comme révélation de soi et comme constituée par le contenu de cette révélation,
comme affectivité.
La détermination ontologique de la réalité du sentiment comme
constituée par le contenu de la révélation qu'il accomplit, comme
révélation de soi, comme affectivité, donne sa réponse à l'inévitable
question qui élémente en fin de compte toute prétendue philoso-
phie de l'affectivité : d'où savons-nous qu'un sentiment est ce qu'il
est ? Quelle est l'origine de la « connaissance » que nous en avons,
que nous avons de sa réalité? Considérons le respect dont parle
Kant, ce sentiment, dit-il, « est le seul que nous connaissons parfaite-
ment a priori » (i). Cette connaissance a priori du respect, telle que
l'entend Kant, n'est rien d'autre que sa déduction, que la mise en
évidence de son origine dans la détermination de nos sentiments
sensibles par la loi morale, dans l'affection de « l'esprit », entendu de
façon confuse comme la faculté humaine de désirer et comme le sens
interne, par un pur principe intellectuel. C'est parce qu'il est saisi
comme l'effet de celui-ci précisément, comme l'effet d'un principe
qui, trouvant son fondement dans la raison, est l'objet d'une
connaissance a priori, que le respect est lui-même l'objet d'une
connaissance de cette sorte et se propose comme un sentiment dont
nous pouvons déterminer la nature par des concepts purs a priori,
comme le seul sentiment, dit encore Kant, « dont nous pouvons
apercevoir la nécessité » (2).
Jamais cependant la saisie du respect comme effet de la contrainte
exercée par la raison pratique sur nos penchants et, par suite, comme
cette détermination pénible et douloureuse de la sensibilité contrariée
par la loi, abaissée et humiliée devant elle dans le respect à son égard,
ne nous ferait connaître la nature de ce dernier, la positivité et l'effec-

(1) R, 77.
(2) Ibid.
L'AFFECTIVITÉ 60 j

tivité de sa tonalité affective propre, si nous ne savions d'ailleurs ce


qu'il est, en l'éprouvant, si nous ne le savions précisément du respect
lui-même comme constituant lui-même le contenu de la révélation
qu'il accomplit. La prétendue déduction du respect à partir d'un
principe pur de la raison, loin de pouvoir fonder sa réalité, présup-
pose au contraire celle-ci et sa révélation originelle dans l'affectivité.
Pour cette raison le respect n'est pas l'objet d'une connaissance a
priori, au sens où l'entend Kant, et ne jouit d'aucun privilège par
rapport aux autres sentiments, par rapport aux « sentiments sen-
sibles » dont la réalité est également présupposée par la déduction
kantienne. Cette réalité, la tonalité affective propre à chaque senti-
ment et le constituant, n'est pas donnée non plus, bien entendu,
dans une connaissance a posteriori, c'est-à-dire comme un contenu
empirique du sens interne et comme un objet, elle consiste préci-
sément dans la propre révélation du sentiment lui-même comme
identique à cette révélation et à son contenu.
La détermination ontologique de la réalité du sentiment, de ce
qui constitue chaque fois sa tonalité propre, à partir de son auto-
révélation à lui-même, c'est-à-dire comme trouvant son fondement
dans l'essence qui, se révélant originellement à soi, constitue elle-
même le contenu de la révélation qu'elle accomplit, met la problé-
matique en présence de cette évidence : le principe de la différence qui
existe entre nos divers sentiments est identiquement celui de leur unité.
Et d'abord pour ce qui est de cette différence, il est clair que son
origine doit être cherchée dans ce qui fait la tonalité spécifique
de chaque sentiment, c'est-à-dire précisément sa réalité propre. Nos
sentiments diffèrent en eux-mêmes, chacun se distingue par soi de tous
les autres, par soi, c'est-à-dire en raison du contenu phénoménolo-
gique déterminé qu'il exhibe chaque fois en lui comme ce qu'il est.
C'est par elle-même, en elle-même, dans sa réalité phénoménologique
propre, irréductible et irrécusable, qu'une joie par exemple se dis-
tingue d'une peine, d'un plaisir, de l'ennui, de la morne « absence
M. H E N R Y 23
66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

de sentiment », de l'indifférence ou de toute autre tonalité suscep-


tible de la précéder ou de lui succéder dans le déroulement de notre
vie. Pour cette raison, parce que la différence qui s'institue entre
nos sentiments s'institue d'elle-même, à partir de leur contenu phé-
noménologique spécifique et irréductible, de leur réalité, elle se
popose elle-même comme une différence phénoménologique, comme
immédiate et irrécusable.
Qu'elle s'établisse, maintenant, à partir de la réalité de chaque
sentiment et repose sur elle, cela veut dire, cette différence repose
en lui sur le pouvoir qui, le révélant originairement à lui-même, le
détermine ainsi chaque fois comme le propre contenu de la révélation
qu'il accomplit et comme ce qu'il est. Un tel pouvoir réside dans
l'affectivité, laquelle constitue l'essence commune de tous nos senti-
ments et comme telle, précisément, le principe de leur unité. Ce qui
fait que la joie est joie, c'est donc là ce qui fait que la douleur est
douleur, ce qui fait la réalité de chacune de nos tonalités affectives et,
pour cette raison, son unité avec toutes les autres. Parce que celle-ci,
l'unité de toutes nos tonalités, doit être cherchée dans ce qui fait
leur réalité et la fonde chaque fois dans sa spécificité, elle ne leur est
pas extérieure, n'est pas l'unité problématique d'une substance étran-
gère aux phénomènes qu'elle fonde et dont elle est chargée précisé-
ment de réaliser l'unité. L'unité de tous nos sentiments réside dans
leur phénoménalité même, non pas toutefois dans la transcendance
d'un milieu qui les dépasse et dans lequel ils se manifesteraient comme
dans un monde, comme des phénomènes extérieurs. En ceci précisé-
ment l'unité de nos sentiments diffère de celle de tous les autres
phénomènes : fondée sur ce qui fonde chaque fois leur réalité, à
savoir leur autorévélation à eux-mêmes, consubstantielle à cette
révélation intérieure qui les constitue, l'unité de tous nos sentiments
habite en eux et leur est intérieure comme cette révélation même.
Pour cette raison précisément elle est et peut être identique à leur
réalité.
L'AFFECTIVITÉ60j

La détermination ontologique de la réalité du sentiment dans sa


tonalité affective propre, dans sa différence spécifique et en même
temps dans son unité avec tous les autres sentiments, à partir de son
auto-révélation à lui-même, c'est-à-dire de l'essence de l'affectivité
en lui, rend a priori caduque la tentative de définir au contraire
cette réalité par sa relation à des éléments qui lui demeurent en fait
étrangers, aux mouvements ou aux représentations qui l'accom-
pagnent, aux objets ou aux valeurs en présence desquels le sentiment
se produit. De tels éléments n'ont en effet rien à voir avec la positivité
phénoménologique interne de chaque sentiment, ils ne sauraient
donc circonscrire sa réalité ni servir à la désigner. C'est pourquoi la
psychologie s'égare quand elle pense classer nos divers sentiments
et établir par ce biais une théorie systématique de l'affectivité en se
fondant sur des critères de ce genre. La distinction qu'elle institue
par exemple entre l'émotion et le sentiment à proprement parler,
reposera-t-elle sur le fait que la première est essentiellement transi-
toire, s'accompagne de phénomènes corporels, peut se reproduire
mais non se conserver, inhibe l'activité, perturbe la pensée et se
présente ainsi comme un « trouble », tandis que le second est un
état qui dure, que son intensité ou sa profondeur n'est nullement pro-
portionnelle aux manifestations physiologiques qui l'accompagnent
mais dont il peut se passer, qu'il est susceptible de donner lieu à
des souvenirs, de stimuler l'action enfin et de régler la pensée, et
sur d'autres considérations semblables ? Celles-ci, cependant, outre
leur caractère chaque fois contestable, ne sauraient en aucune façon
nous faire apercevoir la différence en question ni la constituer, nous
faire apercevoir la différence qui peut exister par exemple entre une
crainte subite et momentanée, et une tristesse susceptible d'imprégner
toute une existence, si nous ne savions d'ailleurs, de la crainte elle-
même et de la tristesse, ce qu'elles sont et comment elles diffèrent
à partir d'elles-mêmes et de ce qui fait leur tonalité propre.
Fallacieuse est pour la même raison toute énumération de senti-
66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

ments qui prétend se faire, non d'après cette tonalité qu'ils manifestent
chaque fois comme ce qu'ils sont, mais en fonction de ce à quoi ils
se rapportent, en fonction de leurs « objets ». Des sentiments égoïstes,
altruistes, moraux, religieux, esthétiques, ne diffèrent pas parce
qu'ils se réfèrent au moi, à autrui, à la valeur morale, à Dieu ou à une
œuvre d'art, ils diffèrent en eux-mêmes, dans leurs contenus phé-
noménologiques irréductibles et propres, de telle manière que ni
l'idée de ces contenus ni la conscience de la différence qui les sépare
ne peut jamais venir de la considération de leurs objets respectifs.
Cette dernière remarque concerne les diverses modalités possibles
d'un même sentiment, de l'amour par exemple comme amour
maternel, filial, de la patrie, sexuel, etc., modalités qui, comme l'a
reconnu Scheler (i), diffèrent en elles-mêmes avant de différer
par les objets sur lesquels elles se portent.
La même critique vaut évidemment contre la tentative de fonder
la réalité propre de nos sentiments sur la relation qu'ils entretiennent
avec cette catégorie particulière d'objets que constituent les valeurs.
A l'origine de cette tentative est la reconnaissance, dans la diversité
des structures noético-noématiques susceptibles d'être décrites
par une phénoménologie pure, de corrélations d'un certain type qui
s'instituent précisément entre .un acte intentionnel constitué par
un sentiment et son corrélat d'ordre axiologique. La tentation est
grande, dès lors, étant donné le caractère éidétique des structures
en question et, par suite, la signification rigoureuse des corrélations
qu'elles régissent, de chercher à définir la réalité d'un sentiment
déterminé à partir de la nature de l'objet auquel il est lié par une loi
d'essence. Mais l'existence d'un lien nécessaire entre l'objet axiolo-
gique et le sentiment qui lui correspond peut bien être reconnue,
elle ne fonde nullement mais présuppose la positivité de celui-ci,
laquelle ne saurait être confondue avec celle de la valeur ni inférée

(i) Cf. S, 255.


L'AFFECTIVITÉ 60 j

à partir d'elle. Considérons l'insatisfaction, elle n'est pas la simple


absence de satisfaction, ce qui se produit quand une de nos tendances
n'atteint pas son but. L'insatisfaction, et d'abord la satisfaction elle-
même, impliquent l'existence et la perception d'une valeur positive
ou négative et un effort orienté vers elle comme vers sa fin. L'activité
résultant de l'effort vers une valeur positive ou d'un mouvement
de répulsion devant une valeur négative s'accompagne justement
d'un sentiment de satisfaction, tandis que l'insatisfaction présuppose
elle aussi la positivité d'une valeur et l'effort tendanciel vers elle
lorsqu'elle est négative, la répulsion devant elle lorsqu'elle est
positive. La positivité de l'insatisfaction n'a cependant rien à voir avec
la positivité de la valeur, positive ou négative, en présence de laquelle elle se
produit, rien à voir non plus avec la positivité de la relation qu'elle entretient
avec cette valeur, elle consiste dans l'autorévélation à elle-même de la tona-
lité qu'elle définit, à savoir l'insatisfaction elle-même, et dans l'exhibition
par celle-ci de ce qu'elle est chaque fois.
La détermination ontologique de la réalité du sentiment à partir
de son autorévélation à lui-même, c'est-à-dire de son essence inté-
rieure, abstraction faite de toute considération relative à l'objet
axiologique ou non en présence duquel il se produit comme de tout
autre phénomène susceptible de l'accompagner, peut-elle se maintenir
si, comme l'expérience l'enseigne, ce qui fait chaque fois la spécifi-
cité de ce sentiment, sa réalité, se trouve dépendre du cours des
circonstances dans lesquelles il se produit, s'il varie en fonction
d'elles, c'est-à-dire précisément d'un ensemble d'objets auquel il
se trouve lié par des lois rigoureuses de type éidétique ? L'inser-
tion du sentiment dans les corrélations noético-noématiques qui
définissent la conscience, c'est-à-dire le tout de l'expérience, ne le
désigne-t-elle pas, dans cette appartenance à ce tout dont il est
fonction, comme une réalité fonctionnelle justement et, à ce titre,
essentiellement dépendante et variable ? Les variations du sentiment
sont-elles autre chose que l'expression des variations du milieu
66 4
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

auquel il se rapporte, ne leur sont-elles pas liées en tout cas ? De


telles variations ne définissent-elles pas cependant la réalité spéci-
fique du sentiment, ce qu'elle devient chaque fois ? Celle-ci ne trouve
t-elle pas son principe, dès lors, non pas en elle-même, dans l'essence
intérieure de l'affectivité, mais hors d'elle, dans ce à quoi le senti-
ment se rapporte et dont il est justement le sentiment ?
A ces questions se lie une interrogation essentielle : ce que révèle
le sentiment n'est-ce pas, outre sa tonalité propre, sa « réalité », ce à quoi
il est lié, à quoi il se rapporte ? Qu'il se rapporte à quelque chose, cela
ne signifie-t-il pas que dans ce rapport, si celui-ci n'est pas une
relation morte, il se porte au-devant de la chose, se la donne et ainsi
la rend manifeste, la révèle ? La thèse qui fait dépendre la tonalité,
la réalité d'un sentiment, de la nature de l'objet ou de la valeur en
présence de laquelle il se produit, ne met-elle pas en question l'affir-
mation fondamentale de la problématique selon laquelle le contenu
de la révélation qui s'accomplit dans l'affectivité est constitué par
celle-ci et par rien d'autre ? Ainsi l'amour ne doit-il pas être compris
comme ce qui nous révèle l'objet aimé ou, plus exactement, découvre
en lui cette qualité aimable qui fait que nous l'aimons ? Peu importe
finalement le sens de la dépendance qui s'institue entre le sentiment
et son corrélat axiologique, qu'une telle corrélation existe suffit
à montrer l'appartenance du sentiment à une structure d'ensemble,
la signification phénoménologique de cette appartenance, à savoir
la révélation par le sentiment de ce qui se propose chaque fois à
lui comme son objet spécifique, donné à lui seul, c'est-à-dire juste-
ment révélé par lui.
Le pouvoir de révélation de l'affectivité ne doit-il pas dès lors se laisser
déterminer comme étant double, comme consistant, non pas seulement dans
la révélation du sentiment à lui-même, mais en même temps dans la révéla-
tion à celui-ci et par lui de l'objet auquel il se rapporte, de telle manière que,
ontologiquement défini par la nature du pouvoir de révélation qui lui est
consubstantiel et le constitue, le sentiment se propose et doive être compris
L'AFFECTIVITÉ 60 j

comme « sentiment de soi » et en même temps comme « sentiment à l'égard


de », de telle manière que ce qu'il est chaque fois comme sentiment de soi,
que le contenu phénoménologique de la tonalité spécifique qui le détermine et
détermine sa « réalité », se trouve essentiellement codéterminé par la nature
de l'objet auquel il se rapporte, en présence duquel il se produit ? Le respect
par exemple n'est-il pas cette tonalité déterminée qui se connaît
soi-même et ne peut être « connue » que de cette façon, par soi, et,
d'autre part, « ce qui nous ouvre à la loi », une « manière spécifique
de la dévoiler » (1), en sorte que ce qui s'accomplit en lui, comme
dans tout sentiment possible en général, c'est une révélation, non
pas simple mais double, la révélation du sentiment à lui-même et,
conjointement, celle de l'objet dont il est le sentiment et par lequel
il se trouve déterminé ou du moins codéterminé dans sa réalité même ?
Ce qui nous révèle la loi et nous ouvre à elle et, pareillement,
ce qui révèle et nous fait connaître les qualités affectives dont les
objets sont porteurs ou des prédicats spécifiquement axiologiques
tels que « bon », « mauvais », « plaisant », « déplaisant », « favorable »,
« défavorable » et d'autres semblables, quelle que soit la faculté qui,
dans chaque cas, nous fait accéder à ces termes comme à des corré-
lats phénoménologiquement évidents et à ce titre irrécusables, c'est
ce qui confère chaque fois à cette faculté particulière son pouvoir,
celui de se référer à un objet et de l'atteindre comme elle l'atteint,
comme une réalité transcendante, c'est la transcendance. La trans-
cendance, elle seule, rend possible et fonde la saisie de l'objet spécifique en
présence duquel le sentiment se produit et auquel il se rapporte. Pour cette
raison précisément une telle saisie, si elle diffère, et cela en vertu
de caractères qu'il est possible de mettre en évidence, d'une connais-
sance théorique ou intellectuelle, d'une connaissance à proprement
parler, lui demeure cependant homogène en ce qui concerne sa
structure ontologique fondamentale : elle se produit comme elle

(1) K, 215.
66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

sous la forme d'une intentionnalité et si le terme qu'elle atteint se


trouve être porteur de propriétés qui sont absentes dans le cas d'une
simple position théorique, il se propose encore, toutefois, comme un
corrélat, comme une réalité transcendante. Pour cette raison aussi,
pareille saisie, celle de l'objet en présence duquel le sentiment se
produit, ne peut se produire là où il n'y a ni intentionnalité ni
connaissance d'aucune sorte, dans l'essence où la transcendance
n'agit pas, dans l'essence du sentiment lui-même. Le dévoilement
de l'objet spécifique, qualité affective ou valeur, en présence duquel le sentiment
se produit n'est pas le fait de celui-ci. Ce n'est pas l'amour assurément qui
connaît l'objet aimé, lequel est donné dans une perception ; le
caractère, toutefois, en vertu duquel un tel objet se propose à nous comme
aimable n'est pas saisi non plus par l'amour. Et de même ce qui fait qu'un
objet est haïssable n'est pas connu par la haine. Et ce n'est pas le
respect qui nous ouvre à la loi. De telles propositions avec ce
qu'elles comportent de paradoxal sont cependant le simple corollaire
de celle-ci, déjà établie par la problématique : le sentiment ne saurait,
sur le fondement en lui de ce qu'il est, se rapporter à un objet, à un
corrélat quelconque, quelle que puisse être l'originalité du mode de
position d'un tel raport, et l'affirmation selon laquelle « le sentiment...
vise à sa manière » (i) est à la rigueur vide de sens.
Ou bien le sentiment doit-il se comprendre comme un tout,
comme une structure complexe incluant en elle le mouvement vers
l'objet, une intentionnalité spécifique visant à sa manière, ici comme
amour, là comme haine, et là encore comme désir, un corrélat lui-
même spécifique, éidétiquement lié à l'acte qui le vise et déterminé
par lui, et, en même temps, une tonalité définie, la tonalité de cet
acte précisément qui atteint chaque fois un objet ? Ce qui confère,
toutefois, à l'acte qui vise l'objet et l'atteint chaque fois comme son
corrélat transcendant, la tonalité qui lui appartient et fait de lui un

(I) SARTRE, L'imaginaire, op. cit., 93.


L'AFFECTIVITÉ60j

sentiment, c'est l'auto-affection originelle de cet acte par lui-même,


à savoir précisément sa réalité comme constituée par cette auto-
affection elle-même, par l'essence de l'affectivité en lui. Mais c'est
du pouvoir de révélation de l'affectivité qu'il est ici question, du pouvoir de
révélation qui appartient au sentiment en tant que tel, dans ce qui fait de lui
un sentiment. Ce que révèle un tel pouvoir, le contenu de la révélation qu'il
accomplit n'est ni ambigu ni complexe, est parfaitement déterminé. En tant
qu'un tel pouvoir consiste dans l'auto-affection, dont le concept a été défini,
la réalité dans laquelle il habite et dont il constitue l'essence s'affecte elle-
même, a le pouvoir d'être affectée par soi, par soi et par rien d'autre. C'est
par lui-même que le sentiment est affecté dans son affectivité, dans ce qui
fait de lui un sentiment, c'est lui-même qu'il révèle, lui-même et rien d'autre.
La philosophie est le respect de la distinction et son accomplis-
sement, elle est la décomposition de la pensée en ses diverses facultés
et l'attribution à chacune de ce qui lui revient, la reconnaissance du
pouvoir qui lui est propre et de ce qui le fonde chaque fois, la re-
connaissance des structures fondamentales qui partagent le réel
et leur saisie dans des essences. Attribuer au sentiment le pouvoir
de se rapporter à un objet spécifique et, en se rapportant ainsi à lui,
de le rendre manifeste, c'est attribuer à !•'affectivité un pouvoir de
révélation qui n'appartient qu'à la transcendance et, en même temps,
oublier et manquer le pouvoir de révélation propre à l'affectivité
elle-même, oublier et manquer complètement l'essence qu'on se
propose de saisir et qu'on prétend élucider. Dans la structure d'en-
semble où s'accomplit la révélation à soi-même dans l'affectivité de
l'acte de la transcendance et, conjointement, la libération par celle-ci
de l'horizon où se manifeste l'objet auquel se rapporte chaque fois
une intentionnalité spécifique, il convient donc de distinguer comme
deux essences irréductibles — et si justement on veut éviter la confu-
sion où, en attribuant à l'une ce qui revient à l'autre, toutes les deux
se trouvent perdues et la philosophie avec elles — le pouvoir de
révélation propre à l'affectivité et celui de la transcendance. Pour
66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

cette raison, le sentiment considéré dans le pouvoir de révélation


qui lui appartient en propre et constitue sa réalité ne saurait être
identifié, bien qu'il la fonde, avec une telle structure d'ensemble
incluant en elle la manifestation de l'objet et, précisément, le pouvoir
qui le rend manifeste en s'y rapportant. Que la révélation du senti-
ment à lui-même dans sa réalité propre, toutefois, et la manifestation
de l'objet s'accomplissent conjointement, dans l'unité d'une même
structure, d'une structure d'ensemble, cela résulte justement de ce
que le sentiment fonde celle-ci, de ce que l'affectivité constitue le
fondement de toute affection possible en général.
Que l'affectivité constitue le fondement de toute affection pos-
sible en général, c'est là précisément ce qui fonde et rend intelligible
la corrélation qui existe chaque fois entre le sentiment et l'objet en
présence duquel il se produit. Une telle corrélation ne signifie en
aucune façon la détermination mécanique du sentiment par une réalité
extérieure et étrangère à la sienne, et le schéma selon lequel une
entité transcendante qualitativement ou axiologiquement différenciée,
telle que l'odieux, l'effroyable, le bon, le mauvais, etc., serait suscep-
tible de provoquer comme son effet le sentiment qui lui correspond,
la haine, l'effroi, l'attrait et l'inclination ou leur contraire, est à
rejeter comme relevant d'une pensée causale et proprement magique.
Mais la corrélation du sentiment et de son objet telle qu'elle s'accom-
plit en fait, à l'intérieur d'une relation intentionnelle, comme une
motivation du premier par le second, ne signifie en aucune façon
que le sentiment se rapporterait lui-même, en vertu de ce qu'il est,
à l'objet qui précisément le « motive ». Une telle motivation n'est
rien d'autre en effet qu'une affection, elle est le fait de la transcen-
dance et se produit assurément, comme telle, sous la forme d'une
relation intentionnelle. Parce que la transcendance, toutefois, trouve son
essence dans l'auto-affection de la relation qu'elle fonde, une telle relation
se réalise affectivement, revêt la forme d'une tonalité déterminée, la détermi-
nation de cette tonalité, la détermination du sentiment dans sa réalité parti-
L'AFFECTIVITÉ 60 j

culière et variable, est celle de la relation elle-même, varie comme elle e


avec elle, de telle manière cependant qu'elle en constitue chaque fois la réalité
se fonde chaque fois et exclusivement sur l'auto-affection de la relation, de la
transcendance elle-même dans l'affectivité.

§ 6 3 . L A VÉRITÉ DU SENTIMENT
16-11-2018
ET L E PROBLÈME DES « SENTIMENTS FAUX »

La détermination ontologique de la réalité du sentiment comme


constituée par le propre contenu de la révélation qu'il accomplit,
comme co-extensive et consubstantielle à celle-ci et comme identique
à sa phénoménalité, comme trouvant dans la substance même de
cette phénoménalité et dans le mode conformément auquel elle se
phénoménalise chaque fois, sa propre substance et le mode de sa
détermination particulière comme réalité déterminée d'un sentiment
déterminé, l'interprétation phénoménologique radicale de l'être
du sentiment à partir de l'essence de l'affectivité en lui comme
essence originaire et pure de la révélation et comme révélation de soi,
ne se heurte-t-elle pas à une autre objection, la prétention du senti-
ment à l'omni-exhibition de soi-même ne se trouve-t-elle pas mise
en question si, comme l'enseignent la psychologie et la philosophie
elle-même, d'accord une fois de plus avec le sens commun, il existe
des « sentiments faux » ? Par là il convient d'entendre des sentiments
qui ne sont pas ce qu'ils paraissent être, de telle manière que, avec
cette dissociation de l'être et de l'apparence, la détermination onto-
logique de leur réalité à partir de leur phénoménalité interne et
comme identique à celle-ci devient immédiatement impossible. Que
des sentiments ne soient pas ce qu'ils paraissent être, c'est ce que
montre l'expérience la plus commune, et cela de façon d'autant plus
frappante qu'elle revêt la forme d'une histoire. Ce qui se donnait
comme un grand amour et semblait tel aux yeux mêmes de celui ou
de celle qui l'éprouvait, se révèle après un temps plus ou moins
664L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

long, quelquefois très vite, n'être ou n'avoir été qu'un penchant


superficiel, une attirance pour un objet aux charmes éphémères.
Et de même une haine dans laquelle le sujet qui la vivait avait l'im-
pression de s'engager tout entier, faisant corps avec elle et avec la
volonté destructrice qu'elle manifestait, se révèle après coup avoir
coïncidé avec un « moment de colère », se réduire finalement à celle-ci,
à un affect brusque mais lui aussi superficiel, pouvant laisser place à
une absence totale d'hostilité, voire à un sentiment de sympathie
à l'égard de l'objet un instant haï et qui apparaît dès lors sous un tout
autre jour. Ce qui est remarquable dans ces cas et dans d'autres sem-
blables, c'est que l'illusion ne porte pas seulement sur l'objet du sen-
timent mais précisément sur la nature de celui-ci, sur le sentiment
lui-même considéré dans sa subjectivité et comme une expérience
vécue.
Pareille illusion portant sur la nature même du sentiment peut
consister, soit dans le fait de tenir pour un élément déterminant de
notre existence, pour un sentiment profond, ce qui n'est qu'une vél-
léité passagère, un sentiment superficiel, soit dans le fait de se mé-
prendre totalement sur le sentiment éprouvé, d'interpréter comme
un mouvement de générosité ce qui émane d'un besoin individuel
d'affection (dans certains cas d'adoption d'enfants par des personnes
dont la vie autrement serait vide et sans but, par exemple), comme un
mouvement de pitié ce qui n'est qu'une impossibilité de supporter
soi-même la vue du malheur, soit dans le fait de ressentir comme un
sentiment personnel une attitude affective que la société exige de
nous dans une situation déterminée (les exemples généralement cités
sont ici ceux d'une tristesse éprouvée à l'enterrement d'une personne
même très proche mais dont la mort nous laisse malgré tout et au
fond de nous-mêmes « indifférents », d'un plaisir manifesté en présence
d'un cadeau inutile et qui, sur le moment même, peut très bien n'être
pas feint), soit encore, et c'est alors le cas de la jeune fille qui se prend
pour Yseult, de subir comme une passion plus forte que toute volonté
L'AFFECTIVITÉ60j

humaine et à laquelle il serait vain de vouloir s'opposer un senti-


ment purement imaginaire, entretenu secrètement et favorisé par
l'activité même du sujet qui pense sincèrement en être la victime.
En quoi consiste toutefois l'illusion que tant d'exemples rendent
manifeste ? Quel est son fondement, le fondement de la distinction
présupposée par elle entre l'être réel du sentiment et ce qu'il paraît
être, son « apparence » ? Celle-ci àésigne-t-elle la manifestation originelle
du sentiment comme constituée par son autorévélation à lui-même dans
l'affectivité ? Dire que l'apparence du sentiment ainsi entendue de
façon originelle diffère de son être réel serait dire, de façon absurde,
que celui-ci, que la réalité du sentiment n'est pas constituée par son
affectivité. C'est pourquoi ce qu'on oppose comme son apparence à l'être
réel du sentiment ne désigne en aucune façon, au vrai, la révélation originelle
de celui-ci dans l'affectivité, révélation consubstantielle à cet être réel et le
constituant, mais l'interprétation que l'existence affective se donne à elle-même
de la tonalité qui est la sienne, la manière dont elle s'y rapporte et prend
attitude à son égard pour l'intégrer dans sa vie, la signification qu'elle
lui prête et à la lumière de laquelle elle la comprend, à la lumière de laquelle
elle se comprend elle-même. Peu importe qu'une telle compréhension
se produise de façon thématique ou non, qu'elle aille jusqu'au concept
et revête une forme proprement intellectuelle, ou que, se tenant au
contraire, comme il arrive le plus souvent, sur un plan irréfléchi
et spontané, elle se laisse guider par les représentations sociales ou
symboliques de la conscience naïve, sa structure est dans tous les
cas celle de la compréhension ontologique de l'être et elle demeure
comme telle, quel que soit le mode de son accomplissement, fonciè-
rement étrangère à la réalité du sentiment identique à sa révélation
originelle dans l'affectivité. Pour cette raison, parce que la réalité
du sentiment, identique à sa révélation originelle dans l'affectivité,
n'a rien à voir avec la manière dont l'existence la comprend, s'y
rapporte, l'intègre dans sa vie et la pense, parce qu'elle demeure
foncièrement étrangère à toute forme de compréhension, elle ne
664L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

saurait dépendre d'elle ni être atteinte par les modes déficients ou


impropres selon lesquels cette compréhension se produit le plus
souvent dans la vie des hommes : l'illusion ou l'erreur ne concerne
jamais le sentiment lui-même et ne lui est jamais intérieure, comme
telle elle ne saurait mettre en cause la détermination phénoménolo-
gique de sa réalité. L'illusion ou l'erreur se trouve toujours hors du
sentiment dans l'interprétation que s'en donne la pensée. Ce qu'on
appelle des sentiments faux ou illusoires sont des sentiments mal
compris.
Que des sentiments puissent être mal compris et, par suite, se
donner sous une forme illusoire à la pensée qui projette en eux sa
propre erreur et sa propre illusion, présuppose toutefois que cette
compréhension du sentiment par la pensée peut précisément se faire
mal, être inadéquate, ne pas correspondre à l'objet qu'elle cherche
à saisir, à ce qu'est réellement le sentiment dans la positivité de son
être phénoménologique irrécusable et propre. Celle-ci, la positivité
du sentiment dans sa réalité phénoménologique irrécusable et propre est le
seul critère, le seul point de référence par rapport auquel puisse se définir
toute erreur, toute illusion le concernant, illusion qui, loin de mettre en ques-
tion, par suite, l'autorévélation à lui-même du sentiment dans sa réalité,
la présuppose au contraire comme sa condition. Ce qui rend possible toute
erreur, toute illusion concernant le sentiment, ce n'est pas seulement,
toutefois, son autorévélation à lui-même constitutive de sa réalité :
en celle-ci précisément ne se glisse aucune erreur, aucune illusion,
il n'y a pas de mensonge de l'affectivité et le sentiment est ce qu'il
y a de moins ambigu. Ce qui rend possible toute forme d'erreur ou
d'illusion concernant le sentiment réside plutôt dans le pouvoir
dont celles-ci procèdent immédiatement, dont procède chaque fois
« la vérité » qui, en elles, s'affirme indûment et qui n'est qu'une appa-
rence, dans le Logos de la compréhension ontologique de l'être et
de la pensée. Encore l'erreur, l'illusion, ne tient-elle nullement, en
fin de compte, à un mode déficient de l'exercice de ce pouvoir, à une
L'AFFECTIVITÉ60j

mauvaise compréhension de l'être du sentiment par la pensée, elle lui


est plutôt consubstantielle, et cela en tant que la compréhension
ontologique de l'être, par suite, toute forme possible de compréhen-
sion, est par principe incapable de saisir, c'est-à-dire de laisser être
et se développer, la vérité incluse dans le sentiment et qui lui est
identique comme son affectivité même, en tant que le Logos de la
transcendance est irréductible au Logos de l'affectivité.
Parce qu'elles trouvent leur origine dans l'irréductibilité du
Logos de la transcendance au Logos de l'affectivité, l'erreur et
l'illusion qui concernent l'être du sentiment ne sont nullement réduc-
tibles ni comparables aux erreurs et aux illusions qui interviennent
dans le domaine où la pensée est chez elle, dans le domaine de l'être
transcendant, et on.ne saurait dire avec M. Merleau-Ponty que « tout
ce qui est senti... en nous-mêmes ne se trouve pas placé de ce fait sur
un seul plan d'existence ou vrai au même titre, qu'il y a des degrés de
réalité en nous comme il y a hors de nous des « reflets », des « fan-
tômes » et des « choses » » (i). L'apparence brisée du bâton dans l'eau
et qui vaut à ce titre comme un donné phénoménologique irrécusable
peut être interprétée de façon inadéquate par la pensée, saisie et
perçue comme le signe d'une cassure réelle, une telle interprétation
est susceptible d'être corrigée, peut se muer en une interprétation
adéquate, ce qu'elle comprend bien ou mal appartient au domaine d'essence
où se meut la compréhension ontologique de l'être, toute forme de pensée, et se
montre en lui. Mais le sentimient est pour la pensée un abîme, ce qui
ne peut être compris. L'hétérogénéité du sentiment au domaine
d'essence où se meut la compréhension ontologique de l'être rend
celle-ci inopérante à son endroit, explique le caractère principielle-
ment inadéquat de toute interprétation, partielle ou systématique,
naïve ou prétendue philosophique, de la vie affective, de ses modalités
et de son histoire, et, plus encore, son essentielle gratuité.

(i) PhP, 433.


66 4
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

Celle-ci devient visible dans la prolifération des ensembles expli-


catifs à l'intérieur desquels le sentiment est intégré et prend place
comme dans un enchaînement où tout est clair et conséquent,
si ce n'est toutefois la tonalité même du sentiment et son surgisse-
ment mystérieux. Les interprétations cependant qui découlent de
ces ensembles et des grands systèmes d'explication édifiés par la
pensée, les constructions fantaisistes ou fantastiques auxquelles
elles donnent lieu, ne laissent pas seulement hors d'elles l'être réel
du sentiment et son contenu phénoménologique propre, elles revêtent
une forme proprement délirante quand, au nom de leurs principes
et selon le jeu de leurs conséquences, elles prétendent nier ce contenu
et, précisément, traiter comme une « illusion » ce qu'est chaque
fois le sentiment pour lui-même, tenir l'expérience vécue d'une
jalousie à l'égard d'un partenaire sexuel pour une pure « apparence »
de ce qui n'est en « réalité » qu'un désir inavoué de le tromper soi-
même, l'expérience intérieure de la pitié pour une simple procession
intelligible de motifs, etc. (i). De telles interprétations cependant
peuvent se poursuivre à l'infini, multiplier les connexions concep-
tuelles par lesquelles elles s'accroissent et se constituent en des
mythologies envahissantes, le sentiment a déjà parlé, ce qu'il est
« en réalité », il l'a déjà dit dans la simplicité de son être transparent
et la vérité de l'affectivité se laisse exprimer dans une seule proposition.
Qu'il n'y ait point de sentiment faux ni d'erreur ou d'illusion

(i) Ainsi en est-il évidemment chez Freud, et cela en dépit de l'affirmation


décisive selon laquelle, tandis qu' « une représentation peut exister même si elle
n'est pas perçue, le sentiment par contre consiste dans la perception même » (note
ajoutée par Freud à la thèse de De SAUSSURE sur La Méthode psychanalytique, 17,
cf. aussi FREUD, Introduction à la Psychanalyse, trad. JANKÉLÉVTTCH, 438), selon
laquelle par conséquent le sentiment se trouve arraché aux grandes masses trans-
cendantes de l'inconscient et du mécanisme psychologique. Parce que l'affectivité
dont le caractère essentiellement phénoménologique se trouve ainsi improprement
mais effectivement reconnu par Freud, constitue cepeiidant la réalité de la repré-
sentation elle-même et sa possibilité, c'est tout le contexte philosophique et concep-
tuel du freudisme qui s'écroule.
60 j
L'AFFECTIVITÉ

incluse en lui, dans sa réalité propre, que toute erreur et toute illu-
sion le concernant trouvent au contraire leur principe hors de lui,
dans l'interprétation qu'en propose la pensée et dans le Logos où
elle se meut, c'est là ce qui rend sans objet la critique instituée par
Hegel contre ce qu'il présente comme une opinion du sens commun,
opinion sur laquelle se fonde justement l'arbitraire de toutes les opi-
nions, à savoir l'affirmation que le sentiment ne trompe point et que
toute vérité trouve en lui son fondement et son assurance dernière.
Faisant ainsi « appel au sentiment, son oracle intérieur », le sens
commun, dit-il, « rompt tout contact avec ce qui n'est pas de son
avis », car « il n'a rien... à dire à celui qui ne trouve pas et ne sent pas
en soi-même la vérité ». C'est pourquoi, dans cette prétention de se
fonder sur ce qu'il sent en soi-même et sur son sentiment intérieur,
le sens commun, dit encore Hegel, « foule au pied la racine de l'huma-
nité, car la nature de l'humanité c'est de tendre à l'accord mutuel » (1).
La vérité cependant que le sens commun, selon Hegel, prétend fonder
sur ce qu'il sent en lui-même et sur son sentiment intérieur, n'est
pas la vérité de celui-ci, la vérité qui trouve son essence et son contenu dans
l'affectivité elle-même, c'est chaque fois une thèse de la pensée, à savoir
qu'il y a ou qu'il n'y a pas de progrès dans l'histoire de l'humanité,
que les hommes sont méchants par nature ou qu'ils sont bons, que la
guerre est inévitable, l'amour aveugle, l'égalité une utopie, etc.,
autant d'affirmations juxtaposées de façon gratuite à un prétendu
sentiment intérieur de leur vérité, lequel n'existe pas, car la vérité
du sentiment lui est intérieure et consubstantielle, est foncièrement
étrangère à la « vérité » incluse dans de telles propositions et formulée
par elles. Parce que la vérité du sentiment est foncièrement étrangère
à la vérité incluse dans de telles propositions, elle ne saurait assuré-
ment ni la fonder, ni être atteinte au contraire lorsque celle-ci se
révèle illusoire. Pour cette raison la critique instituée par Hegel

(1) PkE, 1, 59.


66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

contre l'attitude décrite comme celle du sens commun ne vise en


aucune façon, comme il le croit pourtant; le sentiment lui-même ni
le pouvoir de révélation qui lui appartient en propre. Elle ne pourrait
le faire que si l'on comprenait la vérité rendue manifeste par un
tel pouvoir comme identique à celle de la pensée, ce qui est précisé-
ment la thèse du sens commun, laquelle se ramène ainsi à celle de
Hegel selon laquelle toute vérité procède de la pensée et se fonde sur
elle. Qu'il n'en soit pas ainsi cependant, que la vérité du sentiment,
à savoir le contenu qu'il manifeste, soit constituée par le sentiment
lui-même et par rien d'autre, c'est là ce qui ruine la prétention de
fonder sur celui-ci le contenu d'une thèse doxique et, en même temps,
les objections dirigées contre le pouvoir de révélation de l'affectivité
lorsque ce pouvoir est interprété comme la position d'un contenu
de ce genre et en général comme une position. Les objections dirigées
contre le pouvoir de révélation de l'affectivité viennentjustement de la méconnais-
sance complète de la nature de ce pouvoir, de la nature de la révélation qu'il
accomplit.
La méconnaissance de la nature du pouvoir de révélation de
l'affectivité et ce qui en résulte, l'ensemble des préjugés concernant le
sentiment, c'est là toutefois, la problématique l'a reconnu, ce qui ne
peut être simplement constaté, ce dont l'origine doit être montrée.
La détermination ontologique du pouvoir de révélation de l'affecti-
vité, de son comment, de son contenu, la détermination de ce contenu
comme constitué par ce comment, du contenu de la révélation de
l'affectivité comme constitué par l'affectivité elle-même et, par suite,
comme un contenu s'accomplissant dans l'invisible, comme invi-
sible dans sa positivité phénoménologique propre, rend claire cette
origine. La méconnaissance du pouvoir de révélation de l'affectivité
s'enracine dans la nature même de ce pouvoir.
Des préjugés concernant l'affectivité et de ce qui les détermine,
la méconnaissance du pouvoir de révélation propre à l'affectivité
elle-même, il a été dit qu'ils ne dominent pas seulement les représen-
L'AFFECTIVITÉ 60 j

tarions du sens commun mais, plus encore, l'histoire de la pensée


philosophique. Aujourd'hui cependant une telle affirmation peut-elle
être maintenue ? L'intérêt de la réflexion contemporaine ne se porte-
t-il pas au contraire, d'une façon très remarquable, sur l'affectivité
comprise justement comme un pouvoir de révélation original et
fondamental ? Une telle tendance ne se manifeste-t-elle pas notam-
ment, avec éclat, chez Scheler et chez Heidegger ?

§ 64. L E POUVOIR DE RÉVÉLATION DE L ' A F F E C T I V I T É SELON S C H E L E R

L'un des traits caractéristiques de la pensée de Scheler est son


effort pour arracher l'affectivité au discrédit qui pèse traditionnelle-
ment sur elle, et cela justement en lui reconnaissant un pouvoir de
révélation propre et, qui plus est, originaire et fondamental. Pareil
effort se manifeste tout d'abord dans le rejet de la distinction classique
de la sensibilité et de la raison, telle qu'elle se propose habituelle-
ment comme un partage institué dans le tout de l'expérience humaine
entre ce qui relève d'une légalité apriorique et pure, absolue et éter-
nelle, à savoir précisément un ordre rationnel dont les contenus
conceptuels et, en même temps, les actes et les fonctions qui les
donnent, laissent paraître en eux des caractères originels, des struc-
tures définies visibles partout où se présentent de telles fonctions
et leurs contenus, et les réglant, réglant le jeu de leurs corrélations,
bref des essences, et, d'autre part, un ordre de faits extérieur et
étranger à cette légalité intellectuelle et trouvant au contraire son
principe dans la structure organique et psychophysique de l'homme,
à savoir l'ensemble de nos expériences sensibles, émotionnelles
et affectives. En celles-ci, bien au contraire, selon Scheler, dans les
actes et les fonctions sur lesquelles elles reposent et, de la même
manière, dans les objets avec lesquels elles nous mettent en rapport,
se montrent des caractères éidétiques spécifiques et irréductibles,
des caractères originels absolument comparables à ceux que mani-
66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

festent les actes qui saisissent des objets logiques, différents d'eux
sans doute, mais égaux en dignité, c'est-à-dire justement dans leur
capacité de définir a priori et de régler un ordre de fonctions pures
et d'objets purs, et leurs corrélations, les corrélations noético-noéma-
tiques de la vie émotionnelle et affective. Ainsi y a-t-il, à côté de
l'entendement et du mode d'expérience qu'il détermine, un « ordre
du cœur », une « logique du cœur », conformément à laquelle « le
cœur a ses raisons », c'est-à-dire « quelque chose qui équivaut véri-
tablement en dignité et en signification à des fondements » (i).
Que la vie émotionnelle et affective ait ses fondements propres,
cela veut dire qu'elle n'est pas une simple accumulation de phéno-
mènes naturels, contingents et aveugles, et ne peut y être réduite,
mais constitue au contraire un mode d'expérience authentique et
déterminé, lequel consiste précisément dans cet ensemble d'actes
et de fonctions éidétiquement définies et nous mettant en rapport
avec des objets spécifiques, liés à ces actes par des corrélations
rigoureuses, obéissant elles-mêmes à des structures définies. Ne se
laissant pas réduire à une accumulation de faits naturels, contingents
et aveugles, constituant au contraire en elle-même et par elle-même
un mode d'expérience authentique et déterminé, l'affectivité se
laisse comprendre comme ce qu'elle est, comme un pouvoir de révé-
lation original et propre. En quoi consiste l'originalité de ce pouvoir
comparé à celui de l'entendement ? En ceci que les fonctions et les
actes dans lesquels il se réalise se proposent comme essentiellement
affectifs, de telle manière que ce caractère qui les distingue leur
appartient comme un caractère essentiel et constitue justement leur
spécificité.
Aux perceptions de l'entendement s'opposent ainsi irréductible-
ment, à l'intérieur même de la sphère noétique à laquelle ils coappar-
tiennent, des actes et des fonctions dont l'essence est comprise par

(i) F, 266-267.
60 j
L'AFFECTIVITÉ

Scheler et subsumée par lui sous le concept général de la « percep-


tion affective ». Par là il faut entendre une fonction de saisie qui n'est
ni une perception sensible ni une intuition intellectuelle, ni un juge-
ment ni un acte quelconque de l'entendement mais, précisément,
un sentiment. Celui-ci, le sentiment considéré en tant que tel, est
donc ce qui accomplit la saisie, le pouvoir de saisir est le pouvoir
du sentiment lui-même et lui est identique. Le caractère affectif
de la perception affective ne saurait désigner, par suite, une simple
tonalité accompagnant une perception ordinaire, une représentation
sensible ou intellectuelle par exemple, la tonalité de cette représenta-
tion, ce qu'il prétend définir, c'est au contraire une perception sui
generis et, précisément, le mode d'une saisie s'accomplissant comme
sentiment, dans le sentiment et par lui. Parce que, dans la perception
affective, c'est le sentiment qui accomplit la saisie, ce qu'elle saisit
ne peut l'être que par celui-ci, par le sentiment lui-même. L'objet
de la perception affective n'est accessible qu'en elle. C'est précisé-
ment là ce que signifie l'idée d'une corrélation noético-noématique
de type éidétique entre les fonctions et les actes de l'affectivité et
leurs objets, l'idée d'une légalité affective propre, d'une logique
affective.
La détermination ontologique du pouvoir de révélation propre
à l'affectivité s'accomplit dès lors avec la mise en évidence de l'essence
de la perception affective, des essences des fonctions dans lesquelles
elle se réalise, des essences des objets que saisissent ces fonctions
et auxquels on n'accède que par elles. Trois sortes d'objets, selon
Scheler, se découvrent dans la perception affective et sont atteints
par les diverses fonctions dans lequelles elle se réalise : des qualités
affectives, en premier lieu, des caractères d'atmosphère émotionnels
et objectifs, tels que le caractère paisible d'un fleuve, serein d'un
ciel, etc. ; en second lieu, des sentiments qui sont, soit les sentiments
mêmes du sujet qui les perçoit affectivement, par exemple une colère,
une douleur dont il souffre ou au contraire dont il jouit, soit les
66 4
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

sentiments d'autrui donnés comme tels dans la sympathie ; des


valeurs, enfin, telles que l'agréable, le beau, le bon, qui peuvent être
saisies sur les objets qui en sont les porteurs ou au contraire être
atteintes en elles-mêmes et constituer ainsi un monde axiologique
autonome, absolument indépendant à l'égard du monde de la repré-
sentation. Les fonctions qui donnent chaque fois ces objets sont la
perception affective des qualités affectives transcendantes, la sym-
pathie, des fonctions affectives telles que « jouir de », « souffrir de »,
« se réjouir au sujet de », et qui concernent soit des sentiments, soit
des objets porteurs de valeurs, la saisie immédiate de celles-ci,
enfin, dans des actes d'amour, de haine, de préférence, qui atteignent
directement les qualités et les structures axiologiques en l'absence
de tout contenu représenté ou imaginé. Dans ce dernier cas apparaît
en pleine lumière le caractère absolument propre et spécifique du
pouvoir de révélation de l'affectivité, puisque celui-ci s'exerce indé-
pendamment de toute représentation sensible, imaginative ou
intellectuelle, indépendamment de l'entendement.
Le pouvoir de révélation de l'affectivité ne s'exerce pas seule-
ment, toutefois, indépendamment de l'entendement, de toute repré-
sentation, il précède l'intervention de celle-ci, ce qu'il révèle, l'objet
de la perception affective, se révèle antérieurement à l'objet de la
représentation et se comporte chaque fois comme un guide pour la
détermination de ce dernier. « Les valeurs des choses, dit Scheler,
sont données avant leurs représentations imaginatives et indépen-
damment de ces représentations (i). » En cela consiste le caractère
originaire du pouvoir de révélation propre à l'affectivité. Un tel caractère
se manifeste partout où se produit quelque chose comme une percep-
tion affective. Sur le plan de la vie déjà, le sentiment vital nous révèle
des valeurs afférentes aux processus vitaux qui s'accomplissent en
nous ou hors de nous, des valeurs vitales telles que l'avantageux, le

(i) F, 304.
60 j
L'AFFECTIVITÉ 721

nuisible, le dangereux, avant même que soient donnés les phéno-


mènes qu'elles concernent, « de telle sorte qu'il nous est possible de
provoquer ou d'empêcher leur apparition » (1). De même, à l'autre
extrémité de la hiérarchie axiologique, la valeur supérieure, la qualité
axiologique du divin, est l'objet d'une perception étrangère à tout
acte de représentation, d'une perception affective immédiate et
spécifique, laquelle consiste dans la visée intentionnelle de l'amour de
Dieu (2). Une telle perception, par essence affective, consistant dans
l'amour, ne présuppose même pas, comme les actes émotionnels
de la préférence et en général de l'évaluation, la donnée préalable
des valeurs aimées; c'est, bien au contraire, dans le déroulement même
de cette perception, dans l'accomplissement d'un mouvement d'amour
et par la force de celui-ci que de telles valeurs et ultimement l'essence
axiologique de Dieu se trouvent découvertes et révélées (3). Que
cette révélation des valeurs supérieures ne doive rien à la représenta-
tion ni à l'entendement et au contraire précède leur action et la rende
possible, on le voit justement dans le fait qu'elle fournit la substance
de l'ethos qui est celui de l'humanité à un moment donné de son
histoire, substance autour de laquelle s'organisent et se développent
ultérieurement, de façons diverses et parfois opposées, les représen-
tations et les conceptions par lesquelles la pensée tente de l'exprimer.
Et c'est ainsi que se constitue, comme le remarque Scheler, une
« unité morale de l'humanité » (4), un accord sur le noyau axiologique
dei l'ethos et par exemple de l'idée de Dieu, en dépit des différences

(1) F, 349. — Cette signification originaire du pouvoir de révélation propre au


sentiment vital met ainsi directement en cause l'affirmation de Husserl selon laquelle
au contraire « pour que quelque chose puisse être donné comme... redoutable, repous-
sant, attirant... il doit d'une certaine façon être présent... dans l'expérience sensible
immédiate, même si nous n'allons pas plus loin dans sa perception et ne cherchons
pas à l'expliquer... » {EU, 53).
(2) F, 304.
(3) Cf. I D . , 314.
(4) I D . , 305.
66 4
742L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

qui se font jour parmi les individus et les groupes en fonction de


leurs niveaux de culture, c'est-à-dire précisément des degrés divers
du développement de la représentation et de la pensée.
Cette question cependant ne peut plus être différée : dans l'essence
de cette fonction sut generis de saisie, irréductible à un acte de repré-
sentation et le précédant, que constitue la perception affective,
sur quel élément se fonde le pouvoir de révélation qui lui appartient en propre,
sur son caractère affectif ou sur sa structure perceptive, à savoir la structure
intentionnelle que Scheler lui reconnaît ? Celle-ci en réalité, l'intentionnalité
constitue en tant que telle, dans le mouvement de transcendance qu'elle accomplit
chaque fois, le pouvoir de révélation propre à la perception affective, pouvoir
que Scheler comprendjustement comme celui de l'affectivité. « Dès l'origine,
écrit-il, la perception affective comporte une « relation de soi »
et une « orientation de soi » vers un objectai (i). »
C'est précisément parce qu'elle porte en elle cette structure inten-
tionnelle comme sa propre structure, parce que d'elle-même elle
s'ouvre à l'objet et se rapporte intérieurement et, par suite, effective-
ment à lui, que la perception affective diffère totalement d'un « état »,
d'une réalité fermée sur elle-même et incapable dès lors d'entretenir
avec ce qui l'entoure autre chose qu'une relation externe, associative,
incapable de représenter, à l'intérieur de cette relation, autre chose
qu'un « signe ». « Cette perception affective n'est pas un état brut,
un simple état de fait susceptible d'entrer en relations associatives
ou de devenir « signe » ; c'est un mouvement ayant une fin déter-
minée... mouvement dans lequel quelque chose m'est donné et « se manifeste »
à moi (2). »
Que le pouvoir de révélation de la perception affective, compris
comme celui de l'affectivité elle-même, réside dans le mouvement
intentionnel de la perception et soit situé en lui et dans sa structure

(1) F , 269-270.
(2) Ibid., souligné par nous.
L'AFFECTIVITÉ 721

fondatrice, dans la transcendance elle-même, cela montre en premier


lieu que l'essence de ce pouvoir, l'essence de l'affectivité, a été tota-
lement méconnue par Scheler, falsifiée et confondue avec une autre,
en second lieu que la distinction instituée entre la perception affec-
tive et la représentation, et donnée comme essentielle, comme permet-
tant d'isoler et de reconnaître l'essence de l'affectivité par opposition
à celle de la pensée, ne peut précisément jouer ce rôle, se propose bien
plutôt comme inessentielle, s'il est vrai que, loin de différer comme deux
essences irréductibles, la perception affective et la représentation sont toutes
deux intentionnelles et trouvent ainsi dans la structure d'une essence commune,
dans la structure de l'intentionnalité, le pouvoir de révélation qui les constitue
l'une et l'autre et les détermine comme ontologiquement homogènes. Mais
là-dessus donnons la parole à Scheler lui-même : « la perception affec-
tive a le même rapport à son corrélatif axiologique que la « représentation »
à son « objet », savoir un rapport intentionnel » (1).
Parce que le pouvoir de révélation qui lui appartient en propre
et la constitue réside dans l'intentionnalité et, ultimement, dans son
essence, dans la transcendance, c'est-à-dire encore dans la structure
fondatrice de la compréhension ontologique de l'être, structure qui
fonde toute forme possible de compréhension et, par exemple,
celle qui est à l'œuvre dans la représentation et dans la pensée, la
perception affective, homogène à celles-ci, se présente nécessairement
elle aussi et se laisse déterminer comme une forme de compréhen-
sion. « Toute perception affective de quelque chose est par
principe une forme de compréhension ». Comme telle, elle a, néces-
sairement aussi, une « signification », c'est-à-dire une relation à
l'objet auquel précisément elle se rapporte, sur lequel elle se règle
intérieurement, de telle manière que la compréhension qui s'accomplit
en elle est susceptible de se faire de diverses façons, adéquatement
ou non. « La perception affective est donc un événement ayant une

(1) F , 270, souligné par nous.


74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

signification et par là même aussi capable de correspondre ou de ne


pas correspondre à un contenu de réalisation (i). »
Que la perception affective ait un contenu de réalisation sur
lequel elle doit se régler intérieurement, auquel elle est capable de
correspondre ou non, cela veut dire, celui-ci, le contenu de la percep-
tion affective est par essence différent d'elle. Une perception affective
déterminée peut se produire, viser un contenu déterminé, par exemple
une douleur, et ce contenu n'être pas atteint par elle, la douleur
être seulement une douleur visée et non pas une douleur « réelle »,
intuitivement saisie dans la perception et présente en elle comme une
réalité donnée en personne. En ce cas, précisément, la perception
affective ne « correspond pas » à son « contenu de réalisation ». Lorsque
la compréhension qui s'accomplit dans la perception affective s'achève
au contraire avec son remplissement intuitif adéquat, correspond à
son contenu de réalisation, celui-ci n'en demeure pas moins différent
de la perception affective elle-même, extérieur à elle, foncièrement
étranger à son être propre. C'est pour cette raison, parce que le
contenu de la perception affective demeure en tout cas extérieur à
elle, étranger à son être propre, qu'elle est susceptible d'être remplie
ou non par lui, que la compréhension qu'elle accomplit est suscep-
tible de trouver ou non en lui sa réalisation.
L'extériorité du contenu de la perception affective n'est pas seule-
ment, toutefois, la condition de celle-ci et de la compréhension qui
s'accomplit en elle, elle en résulte. Précisément parce que Scheler inter-
prète le pouvoir de révélation de l'affectivité, identifiée à une perception
affective, comme celui de l'intentionnalité, le contenu de ce pouvoir, ce qu'il
révèle, se trouve déterminé, se propose nécessairement comme le corrélat
d'une intentionnalité, comme un contenu transcendant. Les qualités affec-
tives, les valeurs, les sentiments eux-mêmes que révèle la perception
affective se présentent ainsi chaque fois sous la forme d'un corrélat

(i) F, 270.
L'AFFECTIVITÉ 721

intentionnel, comme un contenu extérieur dont l'extériorité n'est


ni provisoire ni accidentelle mais s'enracine au contraire dans la
structure ontologique de l'objet et lui est identique. C'est à la lumière
de cette signification ontologique structurelle de la transcendance de
l'« objet » que doit se comprendre l'appartenance au monde des
qualités affectives, l'appartenance à un monde des valeurs elles-
mêmes et la constitution par elles d'un univers axiologique objectif.
La transcendance du corrélat intentionnel de la perception affec-
tive, constamment affirmée par Scheler, a été mise en évidence par lui
de façon remarquable dans le cas de la sympathie dont l'objet, abso-
lument étranger au sentiment de celui qui sympathise, se trouve
constitué précisément par le sentiment de l'autre, vécu et saisi comme
tel dans son altérité. L'extériorité ontologique du corrélat de la per-
ception affective doit être affirmée également, toutefois, dans le cas
où celle-ci se dirige vers le sentiment même du sujet qui perçoit, de
telle manière que ce sentiment perçu par le sujet comme le sien propre
n'en demeure pas moins foncièrement étranger au pouvoir qui le
vise et à la tonalité de ce pouvoir, distinct d'elle, de la perception
affective elle-même précisément. Ainsi en est-il lorsque je souffre
de la joie secrète que me cause un événement qui devrait m'attrister :
le souffrir qui constitue la perception affective de cette joie demeure
assurément différent d'elle. Une telle différence, toutefois, ne tient
pas au fait que le souffrir est par essence différent de la joie, elle subsis-
terait dans le cas de deux tonalités identiques. La différence qui existe
entre la tonalité de la perception affective et celle de son objet résulte de la
structure même de leur relation comme constituée par l'intentionnalité, résulte
de ce que le contenu de celle-ci lui est par essence étranger. Ainsi s'accomplit
la détermination ontologique du pouvoir de révélation de l'affectivité
comprise comme une perception affective : se méprenant totalement
sur la nature de ce pouvoir et le confondant avec celui de la trans-
cendance, Scheler se méprend nécessairement sur son contenu et le
confond avec le contenu de la transcendance elle-même.
742L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

La perception affective qui se rapporte intentionnellement à son


objet et se le donne chaque fois comme un corrélat transcendant,
en laquelle s'accomplit chaque fois, comme dans le cas de la repré-
sentation bien que de manière différente, une forme déterminée de
compréhension, qui peut, comme telle, correspondre ou ne pas
correspondre à un contenu de réalisation, se produit cependant avec
un caractère spécifique en vertu duquel elle se présente précisément
comme affective. Qu'en est-il de ce caractère affectif de la perception affec-
tive, c'est-à-dire de l'affectivité elle-même ? Considéré en lui-même, indépen-
damment de la structure intentionnelle de la perception, constitue-t-il,
l'affectivité considérée en elle-même constitue-t-elle, en tant que telle, quelque
chose comme un pouvoir de révélation ? La réponse de Scheler est négative.
Précisément parce que pour lui, comme pour l'ensemble de la philo-
sophie occidentale, le pouvoir de révéler réside et trouve son essence
dans la structure intentionnelle de la conscience et ultimement dans
ce qui la fonde, dans la structure de la transcendance, ce qui ne porte
pas en soi cette structure et ainsi ne se rapporte à rien, ne se trans-
cende vers aucun objet, est par principe dépourvu d'un tel pouvoir,
du pouvoir d'accomplir une révélation quelconque. Telle est préci-
sément la condition de ce qui est affectif considéré dans son affecti-
vité, la condition du sentiment en tant que tel.
Cette condition devient visible dans le cas du sentiment sensoriel lequel
justement ne se transcende vers rien. Les sentiments sensoriels, dit
Scheler, et par là il entend des tonalités de l'ordre du plaisir et de
la douleur, sont « présents sans objecta » (i). Pour cette raison les
relations qu'ils peuvent entretenir avec des objets, par exemple avec
ceux qui sont censés agir sur eux comme leurs causes, sont seulement
des relations externes, posées ou représentées par la pensée, extérieures
en tout cas au sentiment lui-même. Parce qu'il ne constitue jamais en
lui-même la relation et ne se rapporte jamais de lui-même à des objets,

(i) F, 268.
L'AFFECTIVITÉ 721

parce que la structure de l'intentionnalité n'est pas présente en lui et


dans ce qui fait son affectivité, dans ce qui fait le caractère agréable
du plaisir ou le caractère douloureux de la douleur, le sentiment
sensoriel est par principe incapable de révéler quoi que ce soit. Cette
incapacité du sentiment sensoriel, cependant, ne lui est pas propre,
ne résulte nullement en lui de son caractère spécifiquement sensoriel,
c'est-à-dire de sa liaison avec une structure organique déterminée,
liaison qui demeure d'ailleurs totalement extérieure au sentiment lui-
même, étrangère à son contenu. L'incapacité d'accomplir en soi-
même et par soi l'œuvre de la révélation concerne en réalité ce qu'il
y a de proprement affectif dans le sentiment sensoriel, ce qui fait que
la douleur est douleur, que le plaisir est plaisir, l'élément affectif en
tant que tel, c'est-à-dire encore l'essence même de l'affectivité ; elle
doit pour cette raison se retrouver dans tous nos sentiments et en
chacun d'eux résulter chaque fois de ceci que l'élément affectif consi-
déré en tant que tel précisément ne se transcende pas.
Ainsi voit-on Scheler être amené à dire d'un sentiment qui n'a
rien de sensoriel, par exemple d'une tristesse, très exactement ce qu'il
a dit du sentiment sensoriel lui-même. Je puis par exemple m'in-
terroger sur la cause de ma tristesse, sur son « objet ». A celui-ci
cependant la tristesse ne se rapporte pas d'elle-même par un mou-
vement intérieur, seul un acte représentatif, étranger à la tristesse,
peut rapporter cette dernière, de l'extérieur, à un objet comme à sa
cause : « ce n'est qu'après coup et par une visée mentale que je les
mets en relation. Il n'est pas vrai qu'ici le sentiment soit lié d'entrée
de jeu à une réalité objective... En aucun cas le sentiment ne se réfère de
soi-même à l'objet... Il ne contient en lui aucune « visée mentale », il n'est
aucunement « orienté vers » (i).
Les sentiments supérieurs cependant, ceux qui nous ouvrent
le monde axiologique par exemple, ne portent-ils pas en eux ce

(i) F, 268-269, souligné par nous.


742L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

pouvoir, justement, de nous découvrir les objets qui composent ce


monde, de se rapporter intentionnellement à eux ? La problématique
l'a montré, toutefois, le pouvoir de découvrir de tels objets et,
pareillement, les qualités affectives transcendantes ou encore les
tonalités elles-mêmes auxquelles le sentiment est censé se rapporter,
est celui, chaque fois, d'une intentionnalité déterminée, trouve son
essence dans la structure de celle-ci, dans la structure de la perception,
en aucune façon dans la tonalité qui accompagne cette intentionnalité
et lui est liée selon une relation dont Scheler ne recherche point le
fondement et qu'il prend au contraire comme allant de soi. Que le
pouvoir de se rapporter à des objets et de les révéler ne soit jamais
celui de la tonalité affective considérée en elle-même et dans ce qui
fait son affectivité, qu'il ne réside pas dans l'essence de celle-ci et lui
demeure au contraire étranger, cela résulte de ce que cette essence se
réalise pleinement dans le sentiment sensoriel par exemple, ou dans
la tristesse, et pareillement dans la joie ou dans la souffrance et dans
l'amour considéré en lui-même comme une tonalité, sans que se
lève l'intentionnalité du rapport, en l'absence de toute relation
intérieure à l'objet, en l'absence de toute transcendance.
En l'absence de toute transcendance cependant, et parce que
celle-ci est comprise unilatéralement comme l'essence même de la
manifestation et son unique fondement, aucune manifestation ne se
produit. Pour autant qu'il laisse hors de lui l'intentionnalité du
rapport, le sentiment considéré en lui-même n'est plus qu'une déter-
mination opaque, foncièrement étrangère à l'élément de la phéno-
ménalité, analogue à n'importe quel étant. En lui-même, le sentiment
est aveugle. Scheler ne pressent la détermination ontologique struc-
turelle de l'essence de l'affectivité comme constituée par l'exclusion
hors d'elle de toute transcendance que pour laisser déchoir cette
essence et tous les phénomènes qu'elle fonde sur le plan des détermi-
nations ontiques.
Ici se fait jour une connexion essentielle, une connexion entre
L'AFFECTIVITÉ 721

l'impossibilité ou la possibilité pour une chose d'accomplir en soi,


de soi-même, l'œuvre de la révélation, et la nature de cette chose. Ce
qui ne porte pas en soi une telle possibilité et ne lui est pas identique
dans son être, ce qui est par principe incapable de révéler quoi que ce
soit, se trouve essentiellement déterminé, en vertu de cette connexion,
comme n'étant précisément qu'une « chose », ce qu'on trouve et qui
ne se trouve jamais soi-même, un « état ». « Tous les sentiments spéci-
fiquement sensoriels, dit Scheler, sont par nature même des états. »
Mais la tristesse aussi ou la colère, qui elle non plus ne se rapporte à
rien, dont « le lien avec ce contre quoi je me mets en colère n'est ni
intentionnel ni originaire », en sorte que par elle « il est sûr que je ne
saisis rien» (i), sont des états. Et de même les sentiments vitaux pris,
non pas dans leur « totalité », c'est-à-dire dans leur liaison avec une
structure intentionnelle extérieure à leur « contenu affectif immé-
diat » (2), mais réduits à ce contenu, c'est-à-dire précisément à leur
affectivité, sont des états. L'amour est un état, si on considère l'étoffe
dont il est fait, sa substance, sa tonalité, si on considère en lui le
sentiment. Tous les sentiments considérés en eux-mêmes, c'est-à-dire dans
leur affectivité, ce que Scheler appelle des « qualités affectives », sont par
essence des états, des « états affectifs », de « simples états affectifs ». Il n'y
a pas de différence à faire entre eux à cet égard, la distinction hiérar-
chique qu'institue Scheler entre les sentiments sensoriels, vitaux,
psychologiques ou spirituels ne concerne pas leur affectivité et ne
la met pas en cause. La distinction instituée par Scheler est une
distinction entre les « simples états affectifs », d'une part, et, d'autre
part, des « visées intentionnelles affectives », des « perceptions affec-
tives » (3), c'est-à-dire des structures intentionnelles affectivement
déterminées mais extérieures à l'essence même de l'affectivité, puisque
les sentiments ne sont pas toujours intentionnels et que, réciproquement,

(1) F, 268, 270.


(2) ID., 348.
{3) ID., 267-268.
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

les intentionnalités ne sont pas toujours affectives, comme on le voit, selon


Scheler, dans les actes de la représentation et de la pensée, dans les
actes simples de l'objectivation.
Parce que les sentiments sont des états, parce qu'ils sont étrangers
à l'élément pur de la phénoménalité et ne portent pas en eux-mêmes,
dans leur affectivité, comme identique à celle-ci, comme identique à
leur être, le pouvoir de révéler, leur propre révélation, la promotion
de nos sentiments dans la condition de phénomènes n'est pas leur fait et ne
s'accomplit pas en eux, ne trouve en eux ni son fondement ni son effectivitê,
est le fait d'un pouvoir étranger et s'accomplit en lui, est le fait du pouvoir
qui est compris comme celui d'accomplir la révélation, du pouvoir de la per-
ception et de la transcendance elle-même. La distinction instituée par Sche-
ler entre les états affectifs et les perceptions affectives est précisément
une distinction entre l'affectivité par elle-même incapable d'accomplir
la révélation et réduite ainsi au rang d'état, de simple contenu empi-
rique ou ontique, et, d'autre part, l'élément ontologique de la mani-
festation pure identifié à la structure intentionnelle de la perception :
« les états-affectifs et les perceptions affectives sont donc des réalités
fondamentalement distinctes ; les uns appartiennent au domaine
des contenus et des phénomènes, les autres aux fonctions chargées
de saisir ces contenus et phénomènes » (i). Que ces fonctions chargées
de saisir l'affectivité ne trouvent pas en celle-ci, qui doit justement
être saisie par elles, leur essence, qu'elles ne la trouvent pas non plus
par conséquent dans la tonalité qui les accompagne en tant qu'elles
se présentent comme des perceptions affectives, mais seulement
dans la structure même de la perception comme intentionnelle, on
le voit encore à ceci que les fonctions chargées de saisir les déterminations
de l'affectivité ne sont ni toujours ni même le plus souvent des perceptions
affectives, ce sont des perceptions ordinaires, de simples actes objectivants, des
« représentations » telles que la perception interne ou la réflexion.

(i) F, 268.
L'AFFECTIVITÉ 721

Les affirmations de Scheler sont explicites. Dès qu'il ne s'agit


plus du monde des objets auxquels se rapporte intentionnellement la
perception affective, mais au contraire de celle-ci considérée en elle-
même et dans les actes par lesquels elle se réalise concrètement en
nous, la révélation du contenu immanent de ces actes, c'est-à-dire de l'affec-
tivité elle-même, est explicitement attribuée à la perception interne, c'est-à-
dire à une attitude représentative. « On ne prend jamais garde à ce qui,
dans la perception affective, dans la préférence, dans l'amour et dans
la haine, s'ouvre à nous du monde et des constituants axiologiques
de ce monde, on se soucie uniquement de ce que nous trouvons en nous par
la perception interne, c'est-à-dire par une attitude représentative, lorsque
nous percevons affectivement, lorsque nous préférons, lorsque nous ai-
mons et haïssons, lorsque nous jouissons d'une œuvre d'art, lorsque
nous prions Dieu (i). » A cette prescription de ne pouvoir se révêler que
par la médiation d'un acte de représentation est soumis tout état affectif comme
tel et par exemple la tonalité affective de la perception affective elle-même :
« dans l'effectuation de la perception affective, le percevoir-affecti-
vement ne nous est pas objectalement conscient ; ce qui se présente
à nous, venant du dehors ou du dedans, c'est seulement une qualité
axiologique. Et il faut un acte réflexif nouveau pour que le perce voir-
affectivement lui-même soit objectalisé devant nous » (2). Ainsi
s'accomplit la prétendue détermination du pouvoir de révélation
propre à l'affectivité, avec la méconnaissance complète de la nature
de ce pouvoir et finalement avec sa négation pure et simple, avec
cette prescription faite au sentiment de ne pouvoir se révéler que par
la médiation d'un pouvoir étranger à son essence, par la médiation
d'un acte de représentation, de se présenter ainsi nécessairement comme le
corrélat de cet acte, comme une réalité perçue transcendante et, en ce sens préci-
sément, comme un état.

(1) F, 272.
(2) ID., 271.
M. H E N R Y 24
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

Le sentiment cependant est ce qui ne peut être perçu, ce qui


refuse par principe la condition de l'objectivité. Le moment où elle
se confronte avec cette détermination structurelle inhérente à l'être
du sentiment est pour la pensée de Scheler comme pour toute problé-
matique qui, méconnaissant l'essence de l'affectivité et le pouvoir de
révélation qui lui appartient en propre, prétend la soumettre au
contraire au regard de l'intentionnalité et la saisir en cette dernière,
celui de la contradiction. Après avoir défini la condition phénomé-
nale de l'état affectif comme son être-donné dans une fonction de
saisie dont la structure, qu'il s'agisse d'une perception affective ou
d'une simple perception interne, d'un acte de l'attention ou de la
réflexion, est en tout cas l'intentionnalité, il faut reconnaître que
celle-ci laisse échapper ce qu'on prétend atteindre en elle. L'hété-
rogénéité ontologique structurelle du sentiment et de la perception se montre
en ceci que, ou bien le sentiment se produit dans son effectivité et dans la
plénitude de sa réalité, ce que Scheler appelle improprement son intensité,
et alors toute perception affective de ce sentiment devient impossible, ou bien
cette perception a lieu, et le sentiment s'évanouit, perd toute réalité, de telle
manière que le sujet qui le perçoit cesse précisément de l'éprouver. Dans les
cas d'émotion très forte il y a, note Scheler, d'accord sur ce point
avec Jaspers, « une disparition presque totale de la capacité-affectivo-
perceptive ». Une telle disparition cependant n'est pas due à la nature
particulière du sentiment considéré ni à sa violence, mais seulement
« au fait qu'il nous remplit », c'est-à-dire précisément à sa réalité.
Immédiatement après avoir considéré ce cas-limite de l'émotion
Scheler ajoute : « nous n'avons affaire qu'à une forme plus marquée
de ce qui se passe lorsque précisément l'intensité d'un sentiment et le
fait qu'il nous « remplit » tout entiers, nous rendent momentané-
ment « insensibles » à son égard et nous mettent par rapport à lui
dans un état « d'indifférence » paralysante », c'est-à-dire en fait dans
l'impossibilité de diriger sur lui une perception. Celle-ci ne pourra se
produire que lorsque le sentiment nous aura quittés, aura cessé d'être
L'AFFECTIVITÉ 721

réel : « ce n'est que lorsque le sentiment diminue d'intensité, lorsque


disparaît progressivement l'impression que nous avions d'être
« pleins » de lui, qu'il peut devenir l'objet d'une véritable perception
affective ». Ainsi se découvre l'incompatibilité de celle-ci et du senti-
ment considéré dans la réalité de son expérience subjective, c'est-à-
dire dans sa passivité originelle à l'égard de soi dans le souffrir, ce
que Scheler exprime à sa manière : « la perception affective
nous « allège » et nous fait échapper à l'oppression qu'exerçait
d'abord le sentiment », de même que « l'authentique co-sentir
à la peine d'autrui », c'est-à-dire précisément sa perception,
« nous libère de la contagion de cette peine » (1). L'impossibilité
de se présenter sous la forme d'un objet pour la perception est finale-
ment reconnue par Scheler comme une loi valable pour tous les
sentiments, à l'exception des sentiments sensoriels qu'il confond
avec une unité constituée de sensations, c'est-à-dire avec un cor-
rélat transcendant, lequel peut évidemment être saisi dans l'inten-
tionnalité mais n'a justement plus rien à voir avec un sentiment réel.
« Tous les autres sentiments disparaissent dès qu'on fait attention à
eux. » Les sentiments vitaux « sont à tout le moins troublés dans leur
cours normal par l'attention qui s'attache à eux et ils ne fonctionnent
avec leur plein sens et de façon normale qu'au-delà des sphères d'éclai-
rement de l'attention... Ils ne prospèrent, dit encore Scheler, que
dans une obscurité dont précisément l'attention détruit la force excita-
trice et fructifiante ». « Les purs sentiments de « l'âme » ont tendance
à se dissiper complètement sous les rayons de l'attention. » Quant
aux sentiments spirituels il est « impossible de les viser intention-
nellement » (2).
La détermination ontologique du pouvoir de révélation de
l'affectivité comme constitué par la structure intentionnelle d'une

(1) F, 269, note i, souligné par nous.


(2) iD., 343-344, souligné par nous.
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

perception ne se heurte pas seulement toutefois, lorsque ce pouvoir


vise le sentiment lui-même et s'applique à le rendre manifeste, à une
insurmontable contradiction, elle aboutit en ce qui concerne l'affec-
tivité elle-même au démembrement de son essence entre « l'état »
auquel elle se trouve réduite lorsqu'elle devient paradoxalement
l'objet de cette perception et, d'autre part, la « signification » dans
laquelle elle s'exprime lorsqu'elle est saisie au contraire comme cette
perception même et comme une forme de compréhension. Ce qui
est qualifié de sentiment apparaît ainsi, d'une part, comme un simple
fait, comme une qualité affective opaque et fermée sur elle-même,
incapable de révéler quoi que ce soit ni de se révéler soi-même. Ici
se reconnaît, semblable à elle-même à travers toute l'histoire de la
philosophie, l'extraordinaire déchéance du concept de l'affectivité.
Cette déchéance est visible, par exemple, dans la critique schélérienne
de la conception affective de la religion : « aucune idée concernant
un objectum religieux ne saurait d'aucune façon se fonder sur un
sentiment, c'est-à-dire sur un état subjectif» (i), — plus généralement dans
l'abandon au mécanisme de tous les états affectifs considérés en tant
que tels : « les purs états affectifs ne peuvent être que constatés et expliqués
au moyen de leurs causes » (2).
A l'état affectif, toutefois, se juxtapose la signification qu'il
confère en tant qu'il est compris, par ailleurs, comme une fonction
perceptive ou qui lui est conférée en tant qu'il est saisi par celle-ci.
A cet égard le sentiment n'est plus un simple fait opaque, contingent
et livré au mécanisme, il a un « sens ». Si le sentiment n'est pas « un
« état » aveugle, muet, se succédant... selon la loi de causalité, c'est
qu'il apporte... dans l'expérience quelque chose comme une signi-
fication », c'est, d'autre part, parce que « ce qu'il est en tant qu'état
peut supporter, de la manière la plus variable, des modes de compor-

(1) F, 305, souligné par nous.


(2) ID., 270, note, souligné par nous.
L'AFFECTIVITÉ 721

tement émotionnel ou fonctions se construisant sur lui » (i).


En tant que l'état affectif se trouve soumis à un mode de saisie
émotionnel extérieur et contingent par rapport à son être et lui
conférant, par suite, une signification également extérieure et contin-
gente, une signification « variable », la détermination ontologique
du sentiment comme étant ce qu'il est, ce qui faisait selon Scheler
la force du christianisme et en quelque sorte son naïvisme, ce qui
faisait la vérité du sentiment, se trouve perdu, place est faite au
contraire aux interprétations qui, sous prétexte d'instituer, au-delà
du fait irréductible de la souffrance par exemple, « une sphère du
sens et de la liberté » (2), feront un « bien » de ce qui est un « mal »
et réciproquement. A cet égard d'ailleurs, le sentiment qui est censé
supporter une signification extérieure à lui, une signification trans-
cendante, se trouve encore dans la situation de n'importe quel autre
fait et reçoit dans sa subsomption sous cette signification — sub-
somption dont la problématique a montré cependant qu'elle était
impossible par principe — la marque de sa déchéance. Que le senti-
ment, d'autre part, « apporte dans l'expérience quelque chose comme
une signification », qu'il se comporte comme une fonction de saisie,
c'est là justement un problème. Comment un simple fait pourrait-il se
rapporter intentionnellement à quelque chose ? Comment l'état
affectif qui n'est qu'une chose, un contenu par lui-même aveugle,
privé de signification et incapable de se dépasser vers celle-ci, pour-
rait-il justement le faire ? Le démembrement de l'essence de l'affectivité
entre les états et les significations n'aboutit en elle qu'à leur impossible
juxtaposition.
La question de la possibilité pour le sentiment de se rapporter
intentionnellement à quelque chose, plus exactement de la possibilité
pour lui d'être pris dans la structure d'ensemble où s'accomplit originaire-

(1) SS, x, 3.
(2) ID., 5.
74 2 L ' E S S E N C E DE LA MANIFESTATION

ment la transcendance du monde et de lui appartenir à titre d'élément et,


bien plus, comme son essence fondatrice, se ramène à la question, non posée
par Scheler et cbe% lui insoluble, de la possibilité de la perception affective
elle-même, à la question du fondement du caractère affectif de la perception
affective. Car le caractère affectif de la perception affective ne saurait
être constaté simplement, sa possibilité précisément doit être montrée.
Cette possibilité réside dans l'affectivité elle-même ontologiquement
comprise comme l'auto-affection de la relation et, en ce sens précisé-
ment, comme sa possibilité, comme son essence dernière. Parce
qu'elle trouve son essence dernière dans l'affectivité, toute perception
est par nature affective. Ici doit être rejetée la thèse de Scheler selon laquelle
il existe une perception affective sui generis, c'est-à-dire une perception
dont la spécificité consisterait dans son caractère affectif même. L'opposi-
tion de la perception affective et de la représentation est irrecevable.
Scheler a compris, et c'est là l'intuition géniale d'un philosophe
hors série, que les corrélations noético-noématiques intéressent
l'affectivité et la mettent en jeu, que la découverte des éléments qui
conditionnent notre compréhension du monde et qui la guident
originellement, ne s'accomplit pas sans la présence de sentiments
déterminés ni indépendamment d'eux et que, par exemple, toute
modification fondamentale de la Weltanschauung humaine est liée
à l'apparition de déterminations affectives nouvelles qui la rendent
possible, à l'existence des grands génies affectifs par le pouvoir des-
quels de telles déterminations entrent dans l'effectivité de l'histoire
et y deviennent agissantes. La signification affective de ces corréla-
tions décisives, cependant, n'est pas limitée à des actes spécifiques.
Elle trouve son principe dans l'essence qui détermine originairement
tous les actes et toutes les fonctions de saisie possibles comme affec-
tifs, non dans leur structure intentionnelle, mais dans ce qui la fonde
ultimement. C'est pourquoi une telle signification ne peut être
reconnue dans son universalité et fondée que pour autant que cette
essence est elle-même reconnue, pour autant que le pouvoir origi-
L'AFFECTIVITÉ 721

naire de révélation de l'affectivité est saisi en lui-même et non pas


confondu avec celui de la transcendance, comme on le voit chez
Scheler et, de la même manière, chez Heidegger.

§ 65. L E POUVOIR DE RÉVÉLATION DE L'AFFECTIVITÉ


SELON H E I D E G G E R

Comme celle de Scheler, la pensée de Heidegger se caractérise,


à l'encontre de la philosophie classique, par l'importance qu'elle
accorde au phénomène de l'affectivité ontologiquement saisi et
interprété comme un pouvoir de révélation et par la signification
fondamentale qu'elle lui reconnaît. Celle-ci éclate tout de suite et se
manifeste en ceci que l'affectivité n'est pas seulement un pouvoir
de révélation au sens ordinaire du mot, celui de révéler quelque chose,
telle ou telle chose, mais précisément le pouvoir de nous révéler ce qui
révèle toute chose, à savoir le monde lui-même comme tel, comme identique
au néant. Que cette signification ontologique fondamentale et propre-
prement décisive du pouvoir de révélation propre à l'affectivité
demeure le plus souvent inaperçue, ne le met pas en question, montre
seulement qu'un tel pouvoir est par principe indifférent à la manière
dont la pensée le comprend et l'interprète habituellement, à la
manière dont se comprend soi-même le sujet qui éprouve un senti-
ment et l'interprète afin de s'en cacher justement la signification véri-
table et ce qu'elle comporte chaque fois d'angoissant.
Dans l'angoisse pourtant cette signification paraît : « l'angoisse
est là disposition fondamentale qui nous place face au néant »,
nous ouvrant ainsi l'être de tout ce qui est, car « l'être de l'étant n'est
compréhensible... que si le Dasein, par sa nature même, se tient dans
le néant ». Que l'angoisse nous place face au néant et ainsi nous ouvre
l'être lui-même, c'est là ce qui lui confère son caractère fondamental
et décisif, et non l'intention de privilégier arbitrairement une tonalité
parmi d'autres : « l'angoisse est tenue pour la disposition fondamentale
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

décisive (Grundbefindlichkeit), non pas en vue de prêcher, en faveur


d'une idéologie quelconque, un idéal concret d'existence, elle ne tire
ce caractère décisif que de sa relation au problème de l'être comme
tel » (i).
Ce caractère fondamental spécifiquement ontologique de l'an-
goisse ne lui est cependant pas propre, il concerne en elle l'affectivité
elle-même et le pouvoir de révélation qui lui appartient en général,
celui de se tenir face au néant. Pour cette raison, un tel caractère se
retrouve en toute disposition affective : quelle qu'elle soit, celle-ci
nous ouvre chaque fois le monde, sa signification, dans tous les
cas, est ontologique. La peur nous ouvre le monde comme ce à
travers quoi vient vers elle le terme redoutable dont l'approche la
suscite. L'espoir, de la même façon, projette l'espace qui le sépare
de ce en quoi il se prend à espérer et où celui-ci d'abord, l'espéré,
se montre à lui. Espoir et peur, assurément, ne découvrent pas le
monde de la même manière que l'angoisse, ne nous livrent pas de
la même manière au néant. La découverte de la peur est inauthen-
tique, s'accomplit selon le mode du Verfallen. Par là, il faut entendre
que la peur prend garde à l'étant dont elle a peur, non à son surgisse-
ment, c'est-à-dire au monde comme tel et, bien plus, se masque
celui-ci, l'origine de toutes les peurs, derrière l'étant dont elle se
soucie. Le souci de l'étant, toutefois, présuppose la découverte du
monde et se meut en lui. L'inauthenticité de la peur est un mode de
cette découverte, un mode de l'angoisse et son travestissement. Les
différentes tonalités sont justement les modes selon lesquels s'accomplit
diversement, de façon authentique ou non, de manière à la rendre apparente
ou au contraire à la cacher, la révélation propre à l'affectivité elle-même,
à savoir la découverte du monde comme tel et de son néant.
Ce qui découvre le monde dans l'acte même par lequel elle
le projette au-delà de l'étant comme son horizon, c'est la transcen-

(i) K, 293.
L'AFFECTIVITÉ 721

dance. Pour autant que Vaffectivité nous ouvre le monde et nous place face
au néant, son pouvoir de révélation réside dans la transcendance elle-même
et se trouve constitué par elle. Cette évidence dès lors se présente sans
plus attendre : l'essence de la révélation propre à l'affectivité et s'accomplis-
sant en elle est complètement manquée par Heidegger, confondue par lui avec
celle de la compréhension ontologique de l'être à laquelle pourtant elle demeure
bérétogène dans sa structure comme dans sa phénoménalité. Ainsi dépouillée
du pouvoir de révélation qui lui appartient en propre et dont l'es-
sence n'est point reconnue, l'affectivité ne garde sa signification onto-
logique et précisément le pouvoir de révéler quoi que ce soit que dans
la mesure où, confondue avec la transcendance, elle œuvre à la manière
de celle-ci et, chaque fois, d'un acte s'accomplissant dans le milieu
ouvert par elle, quel que soit le mode authentique ou inauthentique
selon lequel se réalise un tel acte : « l'affectivité ouvre par l'acte de
tourner vers ou de détourner du Dasein propre » (i). Parce que l'affec-
tivité, pour autant qu'elle accomplit l'œuvre de la révélation, œuvre
à la manière de la transcendance, c'est-à-dire encore sur le fond en
elle du pouvoir ontologique de la compréhension de l'être, le senti-
ment, tout sentiment possible en général, ne peut être autre chose
qu'un fait brut et aveugle, par lui-même étranger à l'élément de la
phénoménalité, que par la médiation de ce pouvoir et précisément
comme un mode du comprendre. « Toute Befindlichkeit, dit Heidegger,
est comprenante (2). »
En tant que le pouvoir de révélation qui est pensé comme le
sien est celui de la compréhension ontologique de l'être et réside dans
la transcendance* l'affectivité, conformément à l'eidos de ce pouvoir,
révèle nécessairement autre chose qu'elle-même et que sa propre
essence, autre chose, à savoir en premier lieu le monde, c'est-à-dire
précisément le milieu pur de l'altérité, en second lieu l'étant qui se

(1) SZ, 340.


(a) I D . , 335.
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

manifeste dans ce milieu sous la forme de l'être-autre et comme un


objet. A la révélation du monde, cependant, il s'en faut de beaucoup
que se limite le pouvoir de l'affectivité. Chaque Befindlichkeit « ouvre
l'être-dans-le-monde total selon tous ses moments constitutifs (i). »
Ouvrant l'être-dans-le-monde total, selon tous ses moments, l'affec-
tivité révèle le monde comme coappartenant à cette structure totale
et porté par elle, mais aussi, et de façon plus essentielle, l'Être-dans
comme tel, l'existence elle-même ontologiquement interprétée et
saisie comme constituée par cet « être-dans », par la transcendance.
L'affectivité cependant ne flotte pas en l'air, comme un pouvoir
abstrait, séparé de l'existence et chargé de la saisir, elle est l'affectivité
de l'existence et lui appartient comme sa détermination la plus essen-
tielle. Que l'affectivité révèle l'être-dans-le-monde total, selon tous ses
moments, cela veut donc dire : en elle, dans chacune des tonalités
dans lesquelles l'existence existe et se réalise, se révèle l'existence
elle-même, l'existence ontologiquement interprétée et saisie comme
Être-dans et comme transcendance. Ici se découvre la signification
radicale du pouvoir de révélation propre à l'affectivité, celle de révé-
ler, non pas seulement l'étant, non pas seulement le monde où l'étant
paraît, mais le pouvoir même qui nous ouvre le monde dans le projet
du néant. Avec l'affectivité se présente quelque chose comme la possi-
bilité pour la transcendance, en se révélant à soi-même et en se rete-
nant ainsi soi-même dans la structure de cette révélation et dans son
unité, de se constituer comme une essence cohérente et concrète.
Une telle possibilité, celle pour la transcendance, pour l'existence,
de se révéler à soi-même et de se constituer ainsi comme une essence
cohérente et concrète, celle pour le fondement ontologique de
toute manifestation possible en général de se fonder soi-même, n'est
ni théorique ni abstraite : parce qu'elle définit l'essence de l'existence
et son fondement dernier, elle est visible en elle, comme son affec-

(i) SZ, 190.


L'AFFECTIVITÉ 721

tivité précisément, et se laisse reconnaître dans chacune des dispo-


sitions et des tonalités dans lesquelles l'existence existe et se réalise.
La peur, par exemple, ne révèle pas seulement ni d'abord le terme dont
l'approche menaçante la suscite, ni le milieu où cette approche
s'accomplit, où surgit le terme menaçant, Celui-ci précisément ne
peut être tel, susciter notre peur que si l'existence, au lieu de se
dépasser vers lui simplement comme vers une réalité extérieure et
qui ne la concernerait pas, le laisse au contraire revenir en arrière sur
elle qui lui est livrée à l'intérieur même de la relation qu'elle entretient
avec lui, que si, dans la peur, l'existence se révèle originellement à
elle-même comme livrée au monde et liée à lui. Cette révélation à
elle-même de l'existence dans la peur, l'existence dans la peur, il
est vfâi, se la dissimule, l'angoisse qui monté de l'existence livrée au
monde, la peur la projette sur l'étant dont elle se soucie et qu'elle
pense comme son origine ou comme sa cause. La fuite de l'existence
vers l'objet de sa peur présuppose cependant, comme fuite devant
soi, sa révélation à elle-même, la révélation originelle de soi de l'exis-
tence telle qu'elle s'accomplit dans son affectivité même. A la révé-
lation originelle de soi de l'existence dans l'affectivité il appartient
seulement que, comme la révélation du monde qui lui est consubs-
tantielle et contemporaine, elle peut se produire de façon authentique
ou non.
La révélation originelle de soi de l'existence dans l'affectivité se
produit de façon authentique dans l'angoisse. Dans l'angoisse l'exis-
tence cesse de se perdre auprès de l'étant intramondain dont la peur
se soucie ; celui-ci plutôt a sombré dans l'indifférence, les tâches qu'il
suscite et par la médiation desquelles il se donne à nous dans le mode
de vie déchu de la banalité quotidienne, apparaissent privées de
signification ; seul paraît maintenant, comme son être véritable, le
néant de l'étant, le monde comme tel. L'angoisse toutefois ne révèle
pas seulement le monde : venant se heurter à lui et à son néant, elle
se trouve ramenée à l'Être-dans-le-monde comme tel, à l'existence
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

elle-même comme livrée au monde. En tant qu'elle est livrée au


monde, l'existence d'abord est livrée à elle-même. C'est là précisé-
ment ce que lui révèle son angoisse : celle-ci apporte l'existence
devant elle-même, elle la révèle à elle-même, elle lui révèle le fait de
son existence et en même temps ce qu'elle est, son être livré à elle-
même pour être livré au monde. Que la révélation de l'existence
elle-même, de son être livré à elle-même pour être livré au monde,
s'accomplisse toutefois de façon inauthentique dans la peur et aussi
bien, d'ailleurs, dans l'ensemble des tonalités affectives de l'exis-
tence, comme elle s'accomplit de façon authentique dans l'angoisse,
cela veut dire : elle n'est pas propre à celle-ci, comme la révélation du
monde, la révélation de l'être-dans-le-monde, la révélation de l'existence
à elle-même, est le fait de l'affectivité comme telle. Pour cette raison
une telle révélation s'accomplit dans chacune des tonalités affectives
de l'existence, tonalités qui représentent précisément les divers modes
selon lesquels se réalise cette révélation, les modes de la révélation à
soi-même de l'existence comme originellement et essentiellement constituée
par son affectivité. Chaque disposition affective, dit Heidegger, « porte
le Dasein plus ou moins explicitement... devant le fait qu'il est (i). »
La détermination ontologique du pouvoir de révélation propre
à l'affectivité est identiquement celle de l'affectivité elle-même, la
détermination de sa nature, des structures essentielles qui la consti-
tuent et la définissent. Parce que dans son affectivité, dans chacune des
tonalités dans lesquelles elle existe et se réalise, l'existence, en même
temps qu'elle révèle le monde auquel elle se rapporte et se trouve
livrée, se révèle à elle-même telle qu'elle est, le sentiment, sur le fond
en lui de cette essence qui le constitue et le détermine, se laisse déter-
miner comme ce qu'il est, comme un sentiment qui n'est jamais
seulement et d'abord tin sentiment à l'égard du monde et de ce qui
se manifeste en lui, un sentiment à l'égard d'un objet, mais aussi et

(x) SZ, 2 7 6 .
L'AFFECTIVITÉ 721

nécessairement, dans cette révélation de l'existence à elle-même que


constitue son affectivité, une manière pour elle de se sentir soi-même,
de s'éprouver, un sentiment de soi. C'est ainsi que le plaisir par
exemple « n'est pas seulement plaisir de tendre vers un objet ou...
de le posséder, mais en même temps état de plaisir, c'est-à-dire une
manière pour l'homme de s'éprouver heureux, de se sentir heureux.
Ainsi trouve-t-on dans tout sentiment, sensible (au sens étroit) ou
non sensible, cette structure : le sentiment est un sentiment à l'égard
de... et, comme tel, pour celui qui l'éprouve, une manière de se sentir,
un sentiment de soi ». Et encore : « le sentiment est sentiment à
l'égard de..., tel que, par lui, le moi qui l'éprouve se sent être soi » (1).
Sur quoi se fonde, cependant, la détermination structurelle du
sentiment comme sentiment de soi ? Quelle est l'essence de l'exis-
tence en tant qu'elle se révèle à elle-même dans ses dispositions affec-
tives ? En quoi consiste le pouvoir de révélation propre à celles-ci, le pouvoir
de révélation de l'affectivité ? « Notre propre existence (Da-sein) nous
devient manifeste en chacune de nos dispositions affectives ; on se
sent être disposé de telle ou telle manière. Nous comprenons donc l'être
quoique son concept nous manque. Cette compréhension préconcep-
tuelle de l'être, si constante et si étendue qu'elle soit, est le plus
souvent totalement indéterminée (2). » Le pouvoir de révélation de
l'affectivité consiste dans la compréhension ontologique de l'être.
L'essence de l'existence en tant qu'elle se révèle à elle-même est la
transcendance. Quand donc, dans l'angoisse par exemple, l'exis-
tence, ne pouvant plus se perdre dans l'objet du souci et se heurtant
au monde, se trouve ramenée à elle-même, à l'In-der- Welt-Sein comme
tel, la révélation de celui-ci, la révélation de l'existence à elle-même,
mise au compte de l'angoisse, est le fait de la transcendance, trouve
son essence dans la structure de la compréhension ontologique de

(1) K, 214-215.
(2) ID., 283. — « être », souligné par Heidegger ; « nous comprenons donc
l'être », souligné par nous.
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

l'être et s'accomplit comme un mode de cette compréhension :


« venant se heurter au monde, le « Verstehen » est amené dans l'angoisse
à Yln-der-Welt-Sein comme tel » (i).
Parce que dans l'angoisse l'existence se trouve apportée devant
elle-même, le devant quoi (Wovor) de l'angoisse se trouve être
identiquement ce pour quoi (Worum) elle s'angoisse, à savoir sa
propre existence. Parce que la révélation de l'existence à elle-même
s'accomplit dans l'angoisse comme un mode de la compréhension
ontologique de l'être, le Worum de l'angoisse n'est pas seulement
identique, toutefois, à son Wovor comme ayant un même objet, il
trouve encore en lui, dans la structure d'un mode de présentation qui
s'accomplit essentiellement comme un présenter devant, sa propre
structure. C'est en ce sens ontologiquement radical que le Worum
de l'angoisse est identique à son Wovor, en tant qu'il se produit lui-
même comme un Wovor, comme un mode de la transcendance.
Mettre l'existence en présence d'elle-même, l'apporter devant elle,
de telle manière que cet « apporter devant » ne signifie pas simplement
et d'une façon indéterminée « révéler », mais désigne le mode selon
lequel s'accomplit cette révélation et sa structure interne comme
constituée par la transcendance, c'est là le fait de l'affectivité en
général.
Parce que la mise en présence de l'existence avec elle-même
s'accomplit chaque fois dans l'affectivité comme un mode de trans-
cendance, elle revêt aussi chaque fois et nécessairement la forme
d'une ekstase. La structure ekstatique de la relation à soi de l'exis-
tence dans l'affectivité est visible dans toutes les tonalités, y compris
celles où cette relation s'accomplit selon le mode inauthentique de
la déchéance. Si la peur révèle l'existence à elle-même et se trouve
ainsi déterminée essentiellement dans sa possibilité même comme
une peur pour soi (Sichfûrcbten), c'est une « unité ekstatique spéci-

(i) SZ, 343, souligné par nous.


L'AFFECTIVITÉ 721

fique qui rend possible existentialement le Sichfùrchten » (i). L'espoir,


de la même manière, en tant qu'il n'est jamais seulement l'attente
d'un bien futur mais concerne en premier lieu, comme espoir pour
soi, celui qui espère, présuppose la relation ekstatique de l'existence
avec soi comme le seul fondement ontologique possible du « espérer
pour soi » qui constitue proprement « le caractère affectif... de
l'espérer lui-même » (2). Si la relation de l'existence avec soi, sa
révélation à elle-même dans l'affectivité, s'accomplit chaque fois
comme un mode de transcendance et revêt pour cette raison une
structure ekstatique, c'est que cette révélation n'est pas le fait de
l'affectivité considérée comme un pouvoir spécifique, distinct de
l'existence et lui servant de fondement, et qu'elle appartient au
contraire à l'existence elle-même identique à la transcendance. A
celle-ci, à l'existence, il est donné, sur le fond en elle de sa propre
structure, en tant qu'existence précisément, comme transcendance,
de se rapporter à soi-même en même temps qu'elle se rapporte au
monde. « Au Dasein il appartient par essence que, avec l'ouverture
de son monde, il est ouvert à lui-même de telle sorte qu'il se comprend
toujours déjà (3). » Ici se découvre en pleine lumière l'ambiguïté fon-
cière de ï'Erschlossenheit heideggerienne. La révélation de l'existence
à elle-même est ontologiquement homogène à la révélation du monde,
le pouvoir de l'affectivité, qu'il soit compris comme celui de révéler
l'existence ou de révéler le monde, est le même, est le pouvoir de la
transcendance.
Le pouvoir de révéler l'existence à elle-même, pensé comme
celui de l'affectivité, n'est pas seulement ontologiquement homogène
au pouvoir de révéler le monde, il ne s'agit pas seulement non plus
d'un même pouvoir, comme si celui-ci pouvait se porter tour à tour
et en quelque sorte librement sur l'existence elle-même ou sur le

(1) SZ, 342.


(2) i d . , 345.
(3) Id., 272, souligné par nous.
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

monde, c'est par un seul et même acte de ce pouvoir unique que s'accomplit
conjointement et nécessairement dans l'affectivité la révélation de l'existence
et du monde. Le pouvoir unique par lequel s'accomplit conjointement
et nécessairement dans un seul et même acte de ce pouvoir la révé-
lation de l'existence et du monde, est le temps. Le temps, dans sa
temporalisation originelle, est le mouvement par lequel l'existence,
projetant en avant de soi l'horizon de l'avenir et venant s'y heurter,
se trouvant rejetée en arrière à partir de lui et ramenée sur elle,
découvre dans l'unité de ce double mouvement, dans l'ekstase du
projet « en avant vers » contemporaine de l'ekstase du retour « en
arrière sur », et le monde comme monde fini, et sa propre existence qui
lui est livrée. Le pouvoir de révélation de l'affectivité est précisément celui du
temps. C'est le temps qui, dans la peur, ouvre l'horizon où surgit le
terme menaçant à venir, c'est lui qui le laisse revenir en arrière sur
l'existence menacée et, dans ce revenir en arrière sur elle, la dévoile
à elle-même dans l'ekstase de son passé inauthentique. C'est le
temps qui fait surgir devant l'existence angoissée l'horizon pur du
futur, comme un horizon fini, comme l'horizon de sa mort, c'est lui
qui, la laissant revenir à partir de cet horizon en arrière sur elle-
même, la découvre à elle-même, dans l'ekstase du passé authentique,
comme une existence finie, déchue et livrée au monde comme à sa
propre mort. Que la révélation de l'existence à elle-même, et, pareil-
lement, la révélation du monde, s'accomplisse dans l'affectivité de
façon authentique ou non, cela résulte justement de ce qu'à la tempo-
ralité il appartient de se temporaliser par principe de diverses façons,
de façon authentique ou non. La temporalité cependant n'est rien
que la transcendance elle-même dans le mode de son accomplisse-
ment effectif et concret, de telle manière que sa temporalisation
se produit nécessairement sous une forme ekstatique, de telle manière
que les différentes ekstases qui la constituent et dans lesquelles elle
s'accomplit, constituent les divers modes de réalisation de la transcen-
dance elle-même. Que le pouvoir de révélation de l'affectivité soit
L'AFFECTIVITÉ 721

celui du temps veut donc dire, le pouvoir de révélation de l'affectivité


est celui de la transcendance.
Quand il est compris comme celui de la transcendance, le pouvoir
de révélation propre à l'affectivité est perdu et, en même temps, la
nature même de l'affectivité comme constituée par ce pouvoir.
Uinterprétation ontologique existentiale de l'affectivité comme temporalité
fait s'évanouir ce qui constitue proprement le caractère affectif de ce qui est
affectif et le manque par principe, manque par principe l'essence de l'affec-
tivité comme telle. De cette lacune, à vrai dire essentielle, de la philo-
sophie de l'affectivité présentée dans Sein und Zeit, Heidegger a eu
le pressentiment : « l'interprétation temporelle de la Befindlichkeit ne
peut vouloir déduire les Stimmungen de la temporalité ni les dis-
soudre en purs phénomènes de temporalisation. Il s'agit seulement
de montrer que les Stimmungen dans ce qu'elles « signifient » existen-
tiellement ne sont possibles que sur le fond de la temporalité » (i).
Que sont cependant les Stimmungen, indépendamment de ce qu'elles
signifient existentiellement, c'est-à-dire indépendamment de leur
pouvoir de révélation compris comme celui de la transcendance?
La pensée de Heidegger se caractérise, c'est là du moins un de ses
traits les plus remarquables, par le rejet délibéré du psychologisme
considéré comme un des modes de pensée de la conscience qui s'en
tient à l'étant sans s'interroger sur son être, — se caractérise, en ce
qui concerne le sentiment, par le refus de le considérer comme un
« fait », un « fait psychique », un « état d'âme », « un état vécu »,
toutes déterminations dans lesquelles l'être de l'affectivité, la signi-
fication essentielle et fondamentale qu'elle revêt comme pouvoir
originaire de révélation, se trouve perdue, tandis que le sentiment
lui-même, déchu au rang d'un objet, se propose désormais comme
le simple terme d'une pensée ou d'une action.
Cette déchéance du sentiment est particulièrement visible dans

(i) SZ, 340.


74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

le monde moderne de la technique où la volonté traitant toute chose


dans sa relation à elle-même et la considérant comme telle, comme
l'objet de son vouloir et de son action, rend la pensée aveugle à
l'égard de ce qui a lieu et l'enferme dans son aveuglement, de telle
manière que rien, pas même la souffrance et précisément parce que
celle-ci est elle-même réduite à la condition d'un objet sur lequel
on peut agir, n'est susceptible de produire aucun changement :
« même l'immense douleur qui passe sur la terre ne peut éveiller
directement aucun changement, parce qu'on l'éprouve seulement
comme douleur, c'est-à-dire passivement, comme un objet offert à
une action et par conséquent comme logée dans la même région d'être
que l'action : dans la région de la volonté de volonté » (i). C'est
pourquoi encore, en cette dernière étape de la métaphysique, dans
ce monde de la technique qui représente son aspect extrême, qui
trouve dans le psychologisme comme d'une manière générale dans
l'extraordinaire développement « des sciences humaines » qu'il
suscite, une illustration remarquable parmi d'autres, « sous le règne
de la volonté » par conséquent, « il semble presque que l'être de la
douleur soit fermé à l'homme, et pareillement l'être de la joie » (2).
Le dépassement de la métaphysique de la volonté, le dépasse-
ment du psychologisme, ne peut s'accomplir cependant, en ce qui
concerne le sentiment, celui-ci être autre chose qu'un état, l'élément
ontologique de la manifestation et comme tel, ainsi que le déclare
explicitement Heidegger, « un mode de la conscience de soi », un
« sentiment pur » (3), que pour autant que cet élément ontologique
qui constitue l'être du sentiment se trouve saisi précisément comme
le sien, comme son essence propre. De quel élément cependant dis-
pose la philosophie de la transcendance pour esquisser une interpré-

(1) HEIDEGGER, Dépassement de la Métaphysique, in Essais et Conférences, op.


cit., 114.
(2) I D . , 115.
(3) K, 214.
L'AFFECTIVITÉ 721

tation ontologique de l'être du sentiment, sinon de la transcendance


elle-même ? Pour autant qu'il refuse le psjchologisme, Heidegger se voit
contraint de fonder l'être du sentiment sur la relation ekstatique de l'être-
au-monde et de le comprendre comme une détermination de cette relation.
« La liberté, dit Vom Wesen der Wahreit, a, d'avance, accordé tout
comportement à l'étant en totalité en tant qu'elle est l'abandon au
dévoilement de cet étant en totalité et comme tel. Cet accord affectif
ne se laisse jamais saisir comme « état vécu » ou comme « état d'âme ».
Car on le détourne ainsi de son essence et on le comprend à partir de
notions qui (comme la « vie » ou « l'âme ») ne peuvent elles-mêmes
prétendre à la dignité d'essence qu'apparemment et aussi longtemps
qu'on se méprend sur cet accord affectif et qu'on en falsifie la signi-
fication. Un accord affectif,\ c'est-à-dire une exposition ek-sistante à l'étant
en totalité, ne peut être « vécu » et « senti » que parce que « l'homme,
être doué de sentiment » s'est abandonné à un accord dévoilant de
l'étant en totalité, tout en ne pressentant pas l'essence de cette dis-
position affective (i). »
La réduction de l'essence de l'affectivité à celle de la transcen-
dance s'accomplit de deux façons. L'affectivité, tout d'abord, est
comprise comme une détermination de la transcendance de telle
manière que celle-ci, l'exposition eksistante à l'étant en totalité,
se trouve inévitablement affectée par une tonalité, liée à elle et l'accom-
pagnant toujours, se produit comme un accord affectif. « Toute
compréhension, dit Heidegger, est affectivement déterminée (2). »
Et encore : « le Dasein est constitué par l'Erschlossenheit, c'est-à-dire
par un comprendre qui s'accomplit dans une certaine situation affec-
tive » (3). Parce que le comprendre s'accomplit toujours dans une
certaine situation affective, il appartient à la problématique de recher-

(1) L'essence de la vérité, op. cit., 89-90, souligné par nous.


(2) SZ, 265.
(3) ID., 260.
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

cher, en présence d'un mode déterminé de son accomplissement,


« quelle Stimmung correspond à ce comprendre » (i). L'Erschlossetiheit
du Gewissen, par exemple, se laisse ainsi caractériser comme la
compréhension par l'existence de sa déréliction, compréhension
à laquelle correspond, comme sa tonalité propre, l'angoisse (2).
Sur quoi se fonde cependant la correspondance du comprendre
et de la Stimmung dans YErschlossenheit ? Pourquoi la transcendance
se réalise-t-elle nécessairement sous une forme affective ? L'impossi-
bilité de laisser le caractère affectif de la transcendance subsister
simplement à côté d'elle, comme une détermination non fondée et
comme une présupposition gratuite, explique pourquoi, très vite,
un effort se fait jour, en dépit de l'affirmation de l'irréductibilité des
Stimmungen à de purs phénomènes de temporalisation, pour fonder
au contraire celles-ci, non pas seulement à vrai dire leur signification
existentielle, mais précisément leur affectivité, sur l'être même du
comprendre qu'elles déterminent chaque fois, sur la structure eksta-
tique de la temporalité. La réduction de l'essence de l'affectivité à
celle de la transcendance s'accomplit maintenant de telle façon qu'elle
aboutit à leur confusion pure et simple. Cette confusion est visible
quand il est dit qu'il faut « montrer la structure ontologique de
l'affectivité dans sa constitution existentiale-temporelle », que, plus
précisément, « la Befindlichkeit se temporalise premièrement dans le
passé », c'est-à-dire aussi bien « dans la Gemrfenheit », que « le carac-
tère existential fondamental de la Stimmung est un rapporter en arrière
sur », bref que l'élément proprement ontologique de l'affectivité,
son être, réside dans la structure ekstatique de la transcendance et
dans les modes concrets de son accomplissement temporel. Parce
que son être, ce qu'il y a en elle de proprement ontologique, réside
dans la structure même de la transcendance, l'affectivité ne se juxta-

(1) ID., 2 9 5 .
(2) C f . I D . , 2 6 7 , 296-297.
L'AFFECTIVITÉ 721

pose pas seulement à celle-ci, dès lors, comme une détermination


inexpliquée, le caractère affectif du comprendre cesse d'être une
présupposition sans fondement et il est possible au contraire d'aper-
cevoir « comment se comprend le lien existential de la Befindlichkeit
et du Verstehen à partir de l'unité ekstatique de ce qui est chaque fois
la temporalité » (i).
Que la structure ontologique de l'affectivité réside dans sa
constitution existentiale temporelle, c'est là toutefois ce qui ne
peut être simplement affirmé. Heidegger entreprend de le montrer.
Si la simple attente d'un terme menaçant qui s'approche n'est pas la
peur, c'est qu'« il lui manque précisément le caractère affectif spéci-
fique de la peur ». Celui-ci réside, selon Heidegger, dans le fait que
l'attente de la peur concerne l'existence elle-même, n'est pas une
simple attente mais un s'attendre, dans le fait que « le s'attendre de la
peur laisse le terme redoutable revenir en arrière sur le pouvoir-
être se souciant factice », c'est-à-dire sur l'existence elle-même,
codécouverte à elle-même dans ce mouvement de retour en arrière
sur elle, c'est-à-dire précisément dans l'ekstase du passé. « Que le
s'attendre de la peur soit un « j' » ai peur, c'est-à-dire que la peur
de... soit une peur pour..., c'est en cela que réside le caractère de « Stim-
mung », le caractère affectif de la peur (2). » La découverte de l'existence à
elle-même dans l'ekstase du passé comme existence factice dont approche
le terme menaçant qui revient sur elle à partir de l'avenir, ne contient cepen-
dant comme telle, comme perception transcendante homogène à la simple
perception du terme menaçant dans l'avenir, et pas plus que celle-ci, rien
d'affectif rien qui puisse constituer quelque chose comme le caractère affectif,
comme le caractère de « Stimmung » de la peur. Une telle découverte pourrait
très bien s'accomplir dans une conscience purement théorique, dans une
conscience indifférente, ou pour mieux dire a-tonale, de sa propre existence

(1) SZ, 3 4 0 .
(2) Id., 341, souligné par nous.
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

et du terme qui vient vers elle. Bien plus, c'est comme me conscience de cette
sorte, comme me conscience purement théorique, indifférente et a-tonale que
se produirait la découverte à elle-même de l'existence si elle se produisait
dans l'ekstase du passé ou, d'une manière générale, comme un mode de trans-
cendance. Il n'y a pas de peur possible sur le fond de la seule relation ekstatique.
Pas d'angoisse non plus. Jamais la saisie de l'existence esseulée
et vouée à la mort comme à ce qui domine l'horizon même de son
monde et de son temps, ne ferait se lever la Stimmung de l'angoisse,
si elle s'accomplissait sous la forme d'une simple aperception et comme
un mode du comprendre, comme une relation ekstatique. Une telle
aperception, en effet, n'est encore par elle-même que la présentation
indifférente d'un objet indifférent, et la compréhension de l'existence
comme être-pour-la-mort ne détermine nullement ce comprendre
comme angoisse. Elle ne peut le faire, l'abandon de l'existence livrée
au monde de sa mort n'est effrayant, angoissant, que si le pouvoir qui découvre
cet abandon est capable non seulement de le découvrir, dans l'opposition
par elle-même atonale de l'ekstase, mais précisément d'être effrayé, de
s'angoisser, que si ce pouvoir n'est pas seulement un comprendre mais se
trouve d'ores et déjà constitué en lui-même, antérieurement à tout ce qu'il
peut comprendre, comme affectif et susceptible de se laisser déterminer
affectivement, comme affectivité. Le comprendre assurément est affectif
et pour cette raison la conscience atonale de la simple aperception
ici postulée par la problématique comme celle de l'ekstase, de l'oppo-
sition, ne se produit jamais, se produit du moins comme une cons-
cience indifférente. L'âffeetivité du comprendre toutefois ne réside
pas en lui-même ni dans la structure ekstatique qu'il développe chaque
fois, mais dans l'antistructure de cette structure, dans l'anti-essence
de la transcendance. Toute l'ambiguïté de la philosophie de la trans-
cendance consiste dans la présupposition de l'affectivité du com-
prendre, présupposition qui ne présuppose pas seulement l'essence
de l'affectivité mais qui, en la réduisant à celle du comprendre lui-
même et en la confondant avec elle, la nie.
L'AFFECTIVITÉ 721

Les remarques qui précèdent valent bien entendu pour toute


espèce de sentiments, y compris ceux qui, comme ressentiment, présup-
posent l'opposition et semblent trouver en elle un principe d'expli-
cation suffisant. Considérons la vengeance. Elle est, selon Nietzsche,
« le ressentiment de la volonté envers le temps et son « il y avait » »(i).
Au temps en effet, à son « passer » et à ce qui passe en lui, au deve-
nir, la volonté vient se heurter comme à la chose devant laquelle
elle est sans pouvoir et dont elle souffre. L'impuissance souffrante
de la volonté détermine en elle l'esprit de vengeance par lequel elle
rabaisse tout ce qui passe et la vie elle-même en même temps qu'elle
pose l'absolu des idéaux supra-terrestres. Cet esprit de vengeance
détermine la méditation de l'homme, c'est-à-dire la manière dont
celui-ci comprend sa relation à l'être de l'étant et la vit. Parce que
cet esprit de vengeance détermine la relation de l'homme à l'être
de l'étant, Nietzsche, dit Heidegger, « pense d'emblée la vengeance
métaphysiquement » (2). Ce qui importe dans la vengeance, toutefois,
c'est moins ce à quoi elle s'oppose, à savoir le temps et son « il y
avait », que le fait même qu'elle s'y oppose, que l'opposition comme
telle. C'est pourquoi l'esprit de vengeance subsiste quand, au lieu
de la dénigrer, « un homme qui souffre beaucoup prend la vie sous
sa protection » (3), l'éprouve dans une expérience élargie (Dionysos),
absolutise le devenir dans le Retour éternel de l'identique.
Que l'important dans la vengeance soit l'opposition comme telle,
c'est là justement ce qui en fait le caractère métaphysique. « La pensée
métaphysique, dit Heidegger, repose sur la distinction (4). » Non pas,
à vrai dire, sur la distinction de ce qui est véritablement et de ce qui
n'est qu'apparence, mais sur la distinction par laquelle l'existence se

(X) Iyà-dessus et pour toute l'analyse qui suit, cf. HEIDEGGER, Qui est le Zara-
thoustra de Nietzsche ?, in Essais et Conférences, op. cit., 130-141.
(2) Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ?, op. cit., 130.
(3) I D . , 141.
(4) ID., 142.
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

rapporte à l'être comme constituée par cette distinction même, comme


opposition. L'opposition à l'être compris comme le temps — que
cette opposition soit instituée pour le valoriser ou le dévaloriser —
est l'être lui-même, est le temps. Avec la pensée métaphysique de la
vengeance se fait jour la possibilité d'une interprétation existentiale-
temporelle exhaustive de l'être de ce sentiment, car la vengeance
est complètement expliquée par le temps quand elle désigne une
relation au temps constituée par le temps lui-même. Ce qui manque,
toutefois, à cette interprétation existentiale-temporelle de l'être de la
vengeance, ce n'est rien de moins que le caractère affectif de la relation
par laquelle l'existence se rapporte à ce qui passe et prend attitude
vis-à-vis de lui, rien de moins que le caractère affectif de la vengeance.
Parce qu'un tel caractère ne réside jamais dans l'opposition comme
telle, celle-ci ne peut expliquer non plus les autres sentiments qui
semblent trouver en elle et dans la séparation qu'elle institue chaque
fois leur origine naturelle, la souffrance de l'être-séparé, la nostalgie.
L'être transcendant il est vrai, ce qui ne trouve jamais que dans le
lointain de la séparation la condition de sa présence, de sa proximité,
le monde en général, éveille notre souffrance : « La nostalgie, dit
Heidegger, est la douleur que nous cause la proximité du lointain (i), »
Mais la transcendance du monde, si elle fonde la séparation dont
souffre la nostalgie, ne fonde jamais le caractère souffrant de cette
séparation, la nostalgie elle-même et son affectivité, laquelle ne réside
pas dans l'acte de cette transcendance mais dans son auto-affection
originelle et, précisément, dans l'essence même de l'affectivité.
Que la transcendance ne fonde jamais l'affectivité et ne constitue
pas son essence, on le voit dans le fait qu'elle ne fonde jamais non
plus ce à quoi l'affectivité se trouve liée en vertu d'une connexion
essentielle : l'ipséité. Une telle connexion se laisse apercevoir dans
l'interprétation existentiale-temporelle de l'affectivité lorsque le

(i) Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ?, op. cit., 125.


L'AFFECTIVITÉ 721

pouvoir de révélation de cette dernière, compris comme celui du


temps, se concentre, non plus sur le monde, mais sur l'existence qui
lui est livrée, de telle manière que celle-ci constitue en tout premier
lieu le contenu propre et en quelque sorte spécifique de ce pouvoir,
de telle manière que c'est l'existence elle-même qui, dans l'affectivité,
se découvre et se révèle à elle-même. Que cette révélation à elle-même
de l'existence, sa relation originelle avec soi et finalement son être-soi,
se propose comme une détermination essentielle de son affectivité
et comme consubstantielle à celle-ci, on le voit plus nettement encore
quand il est dit, à propos de l'espoir, que son « caractère affectif repose
d'abord dans l'espérer comme dans un « espérer pour soi » », « ce
qui, ajoute Heidegger, présuppose un « s'être-obtenu » (ein sich
gewonnen haben) » (i). Le « s'être-obtenu » de l'existence, présupposé
en elle comme la possibilité même de son affectivité et comme l'es-
sence de celle-ci, précisément parce qu'il constitue son essence, se
laisse voir en chacune de ses tonalités, dans la peur en tant qu'elle
se trouve déterminée originellement et nécessairement comme
« peur pour soi », dans l'angoisse qui, de la même manière, n'est
possible que comme l'angoisse du Dasein devant sa propre existence
et pour elle. C'est précisément parce que le s'être-obtenu de l'existence, sa
révélation originelle à soi-même et ce qui la détermine chaque fois comme un
soi trouvent leur fondement dans l'ekstase du passé que celui-cijoue dans l'inter-
prétation ontologique de l'affectivité comme temporalité le rôle qui est le sien
et se propose finalement comme le propre fondement de l'affectivité et comme
son essence, de telle manière que les différentes tonalités apparaissent comme
les modes divers de sa réalisation, que par exemple la « Befindlichkeit » de
l'angoisse est donnée explicitement comme constituée par un mode ekstatique
spécifique du passé (2). Dans sa relation à soi-même telle qu'elle s'ac-

(1) SZ, 345.


(2) ID., 344. — Ia même remarque est faite au sujet de la peur : « unité eksta-
tique spécifique qui rend possible... le Sichfurchten se temporalise de façon primaire
à partir de l'oubli... comme mode du passé... » (ID., 342).
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

complit dans l'ekstase du passé, l'existence ne peut cependant se


rapporter à ce à quoi elle se rapporte que pour autant qu'elle se trouve
d'ores et déjà constituée en elle-même comme un soi, elle ne peut
s'y rapporter comme à soi-même que pour autant que ce Soi, déjeté
dans le milieu de l'altérité ouvert par le passé et se proposant néan-
moins en elle comme un soi et comme son propre soi, n'est rien
d'autre que l'objectivation de son Soi originel et sa représentation (i).
Pas plus que l'opposition en général et précisément parce qu'elle est
un mode de celle-ci, l'ekstase du passé ne peut constituer l'ipséité de
l'existence consubstantielle à son affectivité ni la fonder, elle la pré-
suppose bien plutôt comme sa propre condition.
L'impuissance de l'opposition à constituer par elle-même l'es-
sence de l'ipséité apparaît lorsque la problématique entreprend de
déterminer la « structure transcendantale et fondamentale de la
transcendance du soi éthique » (2). Il est remarquable que la question
de cette détermination de l'être du Soi à partir de la transcendance
intervienne à l'intérieur d'une analyse explicitement orientée vers
la saisie de l'essence du respect et, à travers lui, vers celle du sentiment
en général. Comment se produit dans le sentiment, et plus parti-
culièrement dans le respect, cette détermination de l'essence de
l'ipséité à partir de la transcendance ? Comment le respect constitue-
t-il en lui-même l'être du Soi ? En tant qu'il le révèle. « Dans le respect
pour la loi, le moi qui la respecte se révèle d'une certaine façon à soi-
même. » « Une telle révélation, ajoute Heidegger afin d'en souligner le
caractère essentiel, ne saurait être ni subséquente ni occasionnelle. »
En quoi consiste-t-elle ? En aucune façon dans le respect lui-même ni dans ce
qui fait de lui ce qu'il est, dans la révélation originelle de son être à soi-même
constitutive comme telle de son affectivité et, identiquement, de son être-soi

(1) I+a théorie de la constitution de ce Soi transcendant est une des tâches
propres de la Phénoménologie de l'Ego. Elle n'a pu prendre place dans le cadre de
ces recherches.
(2) K, 216.
L'AFFECTIVITÉ 721

et de l'essence de l'ipsêité en lui. La révélation du moi à lui-même dans


le respect tel que le comprennent Heidegger et Kant n'est qu'indi-
recte, elle s'accomplit par la médiation d'un processus complexe qui,
loin de pouvoir fonder l'être du moi, le présuppose au contraire
comme la condition même de son accomplissement. Un tel processus
n'est autre que la transcendance elle-même. La révélation du moi
à lui-même s'accomplissant « dans le respect », en fait par la médiation
de la transcendance, se décompose dès lors comme suit : le respect
dévoile la loi, de telle manière que ce dévoilement est précisément
l'œuvre de la transcendance ; la loi cependant est la loi de l'action, la
commande ; elle implique par conséquent et présuppose un moi qui
se soumette à son commandement et l'accomplisse. A cette simple
présupposition d'un soi agissant soumis à la loi se ramène en fait
tout le contenu d'une proposition comme celle-ci : « le respect pour
la loi — c'est-à-dire cette manière spécifique de dévoiler la loi comme
fondement de la détermination de l'agir — est en soi un dévoilement
de moi-même comme soi agissant » (i). Ainsi se renverse l'ordre des
facteurs, la hiérarchie des essences : de l'opposition prise comme
allant de soi, de la représentation de la loi, c'est-à-dire finalement du
simple concept de celle-ci, est déduite l'existence réelle d'un moi qui
constitue pourtant la condition ontologique de possibilité et le fon-
dement de cette représentation, de ce concept, de toute opposition
en général, tandis que cette déduction se trouve baptisée du nom de
« dévoilement ».
Que loin de pouvoir être déduit de la représentation de la loi,
comme ce qui lui est soumis, le moi constitue au contraire la condition
ontologique de possibilité et le fondement de cette représentation,
de l'opposition en général, on le voit à ceci que la raison se donne
la loi à elle-même (2), de telle manière il est vrai que l'être de cette

(1) K , 215.
(2) Ibid.
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

raison et, plus avant, son être-soi, ce qui lui permet précisément
de se donner la loi à elle-même, se trouve à nouveau et une fois de plus
simplement présupposé, de telle manière que le moi qui se donne la
loi à lui-même, faute d'apparaître dans le respect et d'être saisi en
lui comme son affectivité même, n'est plus rien d'autre qu'une
condition = x, une réalité métaphysique. Entre la réalité méta-
physique du moi de la raison qui pose la loi et la réalité empirique du
moi qui se soumet à elle dans le respect, une différence s'institue
dès lors, qui ne tient pas seulement au fait que le premier échappe à la
sphère d'expérience dans laquelle le second est au contraire plongé,
mais à la nature même de la relation qui s'établit entre eux, en tant
que cette relation, médiatisée par la représentation de la loi et consti-
tuée par elle, se trouve constituée par la différence elle-même comme
telle.
Parce que les deux moi, celui qui pose la loi et celui qui s'y soumet,
se trouvent définis à partir de la différence de la représentation et
par suite comme essentiellement différents, l'affirmation de leur unité
au contraire, l'affirmation selon laquelle « le respect à l'égard de la
loi » (à l'égard du moi métaphysique où elle trouve son origine)
« est respect à l'égard de soi-même » (i) demeure elle aussi sans fonde-
ment. L'interprétation ontologique de l'être du moi à partir de la
transcendance, plus précisément ici à partir de la représentation de la
loi morale, ne présuppose pas seulement chaque fois l'ipséité des
deux moi qu'elle est amenée à poser à partir de cette représentation,
l'ipséité du moi comme tel, elle fait encore éclater celui-ci en une pluralité
impensable de moi différents et irréductibles.
Au moi de l'expérience qui rencontre la loi, au moi métaphysique
qui la pose, s'en ajoute d'ailleurs un troisième, celui qui se réalise
dans la soumission du premier au second et par elle : « je suis moi-
même dans cet acte de soumission à moi-même ». Un tel moi, se

(i) K, 215.
L'AFFECTIVITÉ 721

réalisant progressivement dans la libre et contingente soumission


d'un premier moi à un sur-moi, est le moi authentique et vrai,
« l'être-soi véritable », comme si celui-ci ne devait pas désigner en
tout premier lieu l'essence même du moi et sa possibilité, comme si
cette essence, comme si une essence en général pouvait jamais se
réaliser progressivement, être quelque chose qui devient. Parce
qu'elle repose ultimement sur le même fondement ou plutôt, en ce
qui concerne l'essence de l'ipséité, sur la même absence de fondement,
la philosophie de la transcendance rejoint la mythologie classique
et s'achève en elle. En se soumettant à la loi qui lui vient de la raison
pure, le moi s'élève à celle-ci, s'élève à soi-même comme être libre,
de telle manière qu'il lui est impossible désormais de se mépriser.
« Le respect est donc le mode d'être-soi du moi qui lui défend de
« rejeter le héros hors de son âme ». » Une définition du héros vient
se substituer à la détermination ontologique de l'essence de l'ipséité.
Faute de se révéler en lui-même, dans son essence, « le moi se révèle
dans sa dignité » (i) et l'ontologie défaillante, une fois de plus,
cède la place à l'enthousiasme moral.
Que l'interprétation de l'être du soi à partir de la représen-
tation de la loi morale et en général à partir de l'essence de la trans-
cendance échoue inévitablement et, pareillement, l'interprétation
de l'essence de l'affectivité à partir du pouvoir de révélation propre
à la transcendance, c'est-à-dire à partir de la transcendance elle-même,
confirme la problématique dans ses propres résultats, signifie :
l'essence de l'ipséité, et, identiquement, celle de l'affectivité qui la
fonde et lui est consubstantielle, ne peut précisément se fonder sur
la transcendance ni se comprendre à partir d'elle mais seulement
à partir de ce qu'elle est réellement, ne peut se comprendre que
comme immanence.

(i) K, 216.
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

§ 66. L ' A F F E C T I V I T É COMME IMMANENCE


E T R E - O R I G I N E L ET ÊTRE-CONSTITUÉ DU SENTIMENT

L'interprétation ontologique fondamentale de l'affectivité comme


immanence a été donnée par la problématique. Conformément à
cette interprétation, il apparaît que les déterminations ontologiques
structurelles de l'immanence sont identiquement celles de l'affectivité
et, par suite, de tout sentiment comme tel. A celui-ci appartiennent,
sur le fond en lui de son essence, comme ses déterminations ontolo-
giques structurelles précisément, l'être-vivant, l'être-situé, l'être-soi,
la passivité originelle à l'égard de soi dans le souffrir, la non-liberté ;
corrélativement, l'ensemble des déterminations qui se réfèrent à la
transcendance et ont en elle leur fondement se trouvent au contraire
exclues de ce qui constitue son être réel et propre. Que l'ensemble des
déterminations qui se réfèrent à la transcendance se trouvent exclues
de l'être réel et propre du sentiment, c'est là ce qui fait de celui-ci
un contenu immanent au sens radical défini par la problématique,
comme contenu de l'essence dont la structure interne est justement
l'immanence, c'est-à-dire aussi bien l'affectivité elle-même comme
telle. La détermination ontologique fondamentale du sentiment
comme contenu immanent et, réciproquement, de tout contenu imma-
nent comme affectif, la détermination ontologique fondamentale de
l'affectivité comme constituant l'essence de l'immanence et comme
identique à celle-ci, se heurte au contraire à une objection décisive
susceptible de mettre en cause tous les résultats de la problématique
si, dans un seul cas, une seule fois, le sentiment déploie son être
dans le milieu ontologique de l'extériorité et se présente ainsi en lui
comme un contenu transcendant. Tel est justement le cas du senti-
ment sensoriel selon Scheler.
Le sentiment sensoriel, et par là il faut entendre toute sorte de
plaisirs et de douleurs, de sentiments agréables ou désagréables liés
à l'exercice des différentes fonctions de l'organisme et, par suite,
L'AFFECTIVITÉ 721

d'origine manifestement sensorielle, se propose, et c'est ce qui le


caractérise en premier lieu, comme étendu, comme situé en des
endroits déterminés du corps propre et se divisant conformément
aux structures qui apparaissent en celui-ci et le déterminent. Le
sentiment sensoriel ne se laisse pas réduire sans doute à une sensation,
il n'est pas une simple propriété de celle-ci, « un ton » lui appartenant
au même titre que sa qualité ou son intensité, mais représente toujours
par rapport à elle, par rapport à un ensemble de contenus sensoriels
spécifiques, « une qualité nouvelle, fondée sur une série et sur un
ordre de tels contenus ». Comme la sensation, toutefois, comme les
différents contenus sur lesquels il se fonde, le sentiment sensoriel
est inclus dans la partie du corps organique dont il exprime l'état
et la tonalité, dont il est le sentiment. « Je le sens, dit Scheler, là où
je vis par expérience vécue l'unité organique dont il est l'état. »
Parce qu'il est inclus dans la partie du corps organique dont il
exprime l'état et la tonalité, le sentiment sensoriel revêt l'extension
qui est celle de cette partie, il s'étend réellement en elle, son mode
d'existence est le mode d'existence spatial et temporel du corps
organique et de ses différentes parties. « Sa forme d'existence exclu-
sive est celle de son existence en son temps et en son lieu dans le
corps propre (i). »
Que le sentiment sensoriel se trouve inclus dans une partie du
corps organique, qu'il existe de cette existence spatiale et temporelle
qui caractérise ce dernier , ce n'est pas là une affirmation spéculative,
cela veut dire : le sentiment sensoriel se manifeste comme tel, étendu
dans l'étendue corporelle et durant en elle, dans sa durée, de telle
manière que cette extension spatiale et temporelle d'une partie de l'orga-
nisme et identiquement du sentiment sensoriel lui-même constitue précisé-
ment le mode de manifestation de celui-ci et son surgissement effectif dans
la condition de phénomène. C'est en ce sens ultime qu'il convient d'en-

(i) F, 341-342.
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

tendre la proposition selon laquelle le sentiment sensoriel « est


donné... comme fondé sur l'être-donné d'une partie quelconque déjà
délimitée du corps propre, précisément comme un état de cette par-
tie » (1). Parlant du pouvoir du sentiment sensoriel de révéler l'état
axiologique, l'épanouissement ou l'inhibition de l'activité vitale,
non dans l'organisme entier, comme le fait le sentiment vital, mais
dans des organes déterminés, Scheler dit : « dans les organes où
se trouve aussi le sentiment à titre de phénomène » (2). Parce que le senti-
ment sensoriel se trouve comme phénomène dans les organes dont
il est le sentiment, parce que l'extension du corps organique et de son
temps propre, l'extension comme telle, constitue ultimement le
mode de manifestation et la réalité de ce sentiment, le statut de
celui-ci, son statut ontologique et phénoménologique est clairement
défini et le détermine à partir de l'extension où il s'étend et de ce qui
la fonde comme une réalité étendue et transcendante.
Dans l'extension de ce qui est étendu, cependant, dans l'extension
de la structure organique du corps propre où s'étend le sentiment
sensoriel, comme d'une manière générale dans l'extension de l'être-
étendu-devant qui fonde toute extension possible, toute extension
spatiale et temporelle notamment, ne se trouve en aucune façon
et ne peut être trouvé ce qui fait l'affectivité de ce qui est affectif,
l'affectivité du sentiment sensoriel par exemple. En prétendant définir
l'être de celui-ci et ce qui le détermine comme un sentiment à partir
de l'extension d'une partie du corps organique et de son apparence
étendue, Scheler confond deux choses, d'une part, la révélation ori-
ginelle du sentiment à lui-même constitutive de son affectivité
et qui consiste dans cette affectivité même, d'autre part, la représen-
tation de ce sentiment, d'ores et déjà constitué en lui-même, sur le
fond de son autorévélation originelle, comme affectif, comme senti-

(1) F, 342, souligné par nous.


(2) ID., 365, souligné par nous.
L'AFFECTIVITÉ 721

ment, dans le milieu ontologique de la représentation et plus parti-


culièrement, quand il-s'agit du sentiment sensoriel, sa localisation
dans l'espace spécifique du corps organique et dans une région par-
ticulière de cet espace.
Que le sentiment puisse être représenté dans le milieu de la
représentation, localisé dans l'espace spécifique du corps organique,
par exemple, et dans une région particulière de cet espace, c'est là
ce qui le détermine comme une réalité constituée, spatiale et, par
suite, comme une réalité transcendante dans le milieu transcendant
de la représentation. L'être-constitué du sentiment sensoriel, son
être représenté dans le milieu de la représentation, localisé dans
l'espace spécifique du corps organique, ne se ramène en aucune façon,
toutefois, à son être originel, à ce qui fait de lui un sentiment et ne
peut prétendre le définir, ne peut prétendre définir l'essence de l'affec-
tivité en lui. La détermination ontologique thématique de l'être-
constitué du sentiment, du sentiment sensoriel dans le cas qui nous
occupe, appartient à une phénoménologie constitutionnelle dont la
tâche est justement l'élucidation systématique des problèmes consti-
tutifs. Une telle phénoménologie demeure cependant étrangère,
dans sa visée, aux présentes recherches et ne peut trouver place en
elles. En ce qui concerne l'objet actuel de la problématique, la mise
en évidence du caractère radicalement immanent du sentiment, il
suffira de remarquer que la représentation de celui-ci, son être-
constitué, n'est pas quelque chose de simple, rien qui puisse servir
à une détermination éidétique de ce qui fait l'affectivité de ce qui
est affectif et, précisément, la simplicité de son essence pure. La
représentation du sentiment présuppose l'extension originelle du
milieu ouvert où le sentiment est représenté, à savoir précisément sa
représentation, et en même temps, comme une présupposition étrangère
à celle-ci et ne pouvant trouver en elle son fondement, l'affectivité de ce qui
est représenté en elle, l'affectivité du sentiment lui-même, son être originel
et propre. Que l'affectivité du sentiment ne puisse trouver son fonde-
M. H E N R Y 25
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

ment dans le milieu de la représentation, dans l'extension de l'être-


étendu-devant, cela résulte de son essence même et de la structure de
la phénoménalité en elle comme irréductible à celle de l'être-étendu-
devant, cela résulte de ce que la révélation originelle du sentiment
à lui-même constitutive de son affectivité consiste dans son affectivité
même, laquelle, considérée en elle-même, en tant que telle, n'est
rien d'étendu, de ce que l'apparence de l'être-étendu-devant réside
dans son extension même, laquelle, considérée en elle-même, en tant
que telle, n'est rien d'affectif. Parce que la phénoménalité du milieu
qu'elle développe est irréductible à celle de l'affectivité, la représen-
tation, loin de pouvoir définir dans un cas, dans le cas du sentiment
sensoriel, ce qui fait l'être de ce sentiment, à savoir précisément son
aflectivité, présuppose au contraire celle-ci et ce qu'elle est toujours,
elle la présuppose comme ce qu'elle représente mais qui ne trouve
jamais dans le milieu de sa représentation la condition de ce qui
constitue son être propre, son autorévélation à lui-même dans la
phénoménalité originelle de son affectivité.
Ici s'éclaire, en même temps que la nature de l'être-constitué
du sentiment, celle du paralogisme accompli par Scheler lors-
qu'il identifie purement et simplement à cet être-constitué l'être
même du sentiment, l'être du sentiment sensoriel. L'être-constitué
du sentiment est fondé sur son être originel. En identifiant
l'être-constitué et l'être originel du sentiment sensoriel, Scheler
confond deux sortes de caractères, les caractères appartenant au
sentiment lui-même, en raison de ce qu'il est, en raison de son affec-
tivité, et ceux qui sont relatifs au milieu dans lequel le sentiment se
trouve représenté, bien plus il prend explicitement les seconds
pour les premiers, les caractères éidétiques de l'espace spécifique du
corps organique et de ses structures différenciées, les caractères
de l'être transcendant en général, pour des caractères affectifs, pour
les caractères du sentiment considéré en lui-même et dans son affec-
tivité. Ainsi s'explique la prétendue description du sentiment senso-
L'AFFECTIVITÉ 721

riel, rénumération des propriétés par lesquelles Scheler prétend le


caractériser et en même temps l'opposer à tous les autres, à savoir
le fait que le sentiment sensoriel « n'a jamais d'objecta en face de
lui » ni « aucune visée intentionnelle orientée vers eux » (1), qu'il ne
se transcende pas, qu'il existe « sans continuité de signification »,
c'est-à-dire sans être motivé par rien et sans rien motiver non plus,
sans rien appeler ni exiger, sans entraîner « aucune conséquence
d'expérience vécue émotionnelle » et sans « être lui-même « la consé-
quence vécue » d'autres expériences vécues émotionnelles » (2),
que, limité à lui-même et enfermé en lui comme un point, il se pro-
pose précisément avec un caractère « ponctuel », avec le mode d'exis-
tence spatial et temporel de ce qui est spatial, et cela parce qu'« il
est donné comme étendu et localisé en des lieux déterminés du corps
propre » (3), qu'il ne remplit pas complètement le j e proprio-cor-
porel (4), qu'il ne souffre pas enfin de l'attention portée sur lui,
au contraire (5), toutes propriétés et caractères qui sont ceux de
l'être transcendant, plus précisément de cette partie de l'espace
intra-organique auquel le sentiment sensoriel se trouvé référé et
dans lequel il est situé. Le sentiment sensoriel ne se transcende pas,
parce qu'en effet rien de transcendant ne se transcende vers rien, il
n'est pas motivé et ne motive rien, parce qu'une structure organique
ne peut être motivée en effet mais seulement déterminée causalement
(intérieurement ou extérieurement), il se présente comme une exis-
tence ponctuelle, spatiale et corporelle, parce que c'est là en effet
ce qui caractérise le mode d'existence d'un organe dans le corps
propre, il ne souffre pas de l'attention qu'on lui porte, enfin, parce
qu'à toute détermination de l'être transcendant, à tout ce qui se pro-

(1) F , 341.
(2) ID., 343.
(3) ID-, 340-341-
(4) Cf. ID., 341.
(5) I D - , 343-344-
742 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

pose à nous comme un ob-jet, que ce soit l'objet d'une intentionnalité


perceptive ou, plus originellement, celui d'une intentionnalité motrice,
il appartient de pouvoir être donné selon des modes de clarté croissant
jusqu'à l'évidence de l'être-donné sous le regard thématique du Je.
Les caractères éidétiques de l'être transcendant du corps organique
et de ses structures différenciées n'ont cependant rien à voir avec les
caractères éidétiques conformément auxquels le sentiment est chaque
fois ce qu'il est et ne sauraient les contenir, un point de l'espace orga-
nique ne saurait s'éprouver soi-même, être un sentiment, mais se trouve au
contraire et par principe privé de ce pouvoir ; l'unité d'un continuum orga-
nique étendu, d'un organe du corps propre, ne peut non plus se sentir soi-
même, se retenir et se rassembler originellement avec soi dans l'unité
intérieure et vivante de la vie, comme le fait le sentiment, c'est une
unité fondée, présupposant l'unité de la synthèse qui déploie l'être-
étendu-devant et le retient dans l'unité de son acte d'unir, lequel ne
peut accomplir ce qu'il accomplit, être ce qu'il est, l'Un-Unissant,
que pour autant qu'il est d'abord l'Un, pour autant qu'il s'affecte
originellement lui-même dans l'unité intérieure immanente de son
affectivité, de telle manière que celle-ci, que l'être du sentiment, réside
d'abord et seulement et ne peut être trouvé que dans cette unité
intérieure originelle, dans la structure interne de l'immanence comme
telle. L'incapacité de se rapporter intentionnellement à un objectum
quelconque, inscrite dans la structure du corps organique comme une
propriété purement négative d'ailleurs et comme une détermination
de l'étant en général, n'a rien à voir non plus avec l'absence de trans-
cendance, avec l'impossibilité principielle de se dépasser soi-même
qui caractérise essentiellement l'être du sentiment, elle est seulement
celle de la chose étrangère à l'élément ontologique de la manifes-
tation, l'incapacité du continuum organique comme de toute entité
transcendante en général, tandis que l'impossibilité pour le sentiment
de se dépasser soi-même affecte l'être intérieur de la transcendance
elle-même et la constitue, la déterminant ainsi originellement comme
L'AFFECTIVITÉ 721

affective, détermine l'être du sentiment dans son appartenance ori-


ginelle à la structure d'ensemble de la transcendance et comme son
fondement ultime. En ce qui concerne, enfin, la propriété des fonde-
ments organiques du sentiment sensoriel de se soumettre au regard
de l'attention sans être altérés ou détruits par lui, elle ne saurait non
plus être imputée au sentiment lui-même, lequel manifeste précisé-
ment la propriété opposée. 17 de noviembre de 2018
L'hétérogénéité ontologique irréductible des caractères éidétiques
du sentiment, d'une part, du milieu dans lequel il est situé comme
sentiment constitué, d'autre part, l'hétérogénéité ontologique de
leurs essences, de l'essence de l'affectivité et de celle de l'être trans-
cendant spatial du corps organique, devient visible à l'intérieur même
de la problématique instituée par Scheler quand se pose la question
de savoir si« l'extension et la localisation des sentiments sensoriels » ne
se réduiraient pas à une « apparence », de telle manière « qu'en fait ces
sentiments seraient aussi inétendus et sans lieu que les sentiments « de
l'âme » et les sentiments spirituels, qu'ils ne seraient liés, par exemple,
que par une « association née de l'expérience » aux images de tels ou
tels organes ou qu'ils ne seraient que « projetés » dans ces organes ».
Qu'il n'en soit pas ainsi, que l'extension du sentiment sensoriel lui soit
inhérente et le détermine originellement dans son être même, Scheler
en donne pour preuve le fait qu'elle existe quand bien même nous
n'avons aucune connaissance, par le moyen de la perception extérieure
ou des images qui lui correspondent, des organes avec lesquels, par
suite, le sentiment ne peut être associé pour tenir d'eux, de son associa-
tion avec leurs images, une extension qui lui appartient au contraire par
principe. « Même dans la douleur et le plaisir sensoriels, sans aucune
connaissance des organes affectés (au moyen de la perception exté-
rieure et des images-du-souvenir correspondant à ces organes) nous
nous trouvons en présence de l'extension et de la localisation (1). »

(r) F, 346.
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

Il s'en faut de beaucoup cependant que la « connaissance » de la


spatialité originelle du corps organique nous soit donnée d'abord
et par le moyen exclusif de la perception extérieure ou des images
qui lui correspondent, celles-ci peuvent faire défaut et, de la même
manière, la perception, tout acte de connaissance à proprement
parler, le surgissement du corps organique se produit pourtant comme
celui d'un continu auquel l'existence adhère immédiatement dans la
tension latente qui la définit, comme une première dimension de
transcendance sur laquelle se fondent à leur tour, dans l'objectivation
de l'être total de l'existence et de ce corps organique qui lui appartient
originellement, l'image que nous avons de notre corps propre et les
divers schémas qui la constituent. C'est sur le fond de ce corps orga-
nique originel et dans le milieu de sa spatialité propre que se trouve
constitué précisément le sentiment sensoriel comme une réalité orga-
niquement étendue et différenciée, de telle manière que le surgisse-
ment de cette spatialité et la constitution en elle du sentiment ne sont
tributaires d'aucun acte de connaissance ni d'aucune association née
de l'expérience, de telle manière aussi que le sentiment est seulement
constitué, c'est-à-dire représenté en elle.
Que le sentiment sensoriel soit seulement constitué, c'est-à-dire
représenté dans l'être étendu du çorps organique, on le voit dans
l'illusion des amputés dont la signification, à cet égard, apparaît
décisive : comment le sentiment sensoriel, s'il se trouvait réellement dans
une partie du corps, si son être s'identifiait à l'être de celle-ci et à la portion
d'étendue qui le délimite, pourrait-il subsister lorsque cette partie est détruite,
comment pourrait-il exister quand elle n'existe pas ? C'est, dit Scheler,
qu'à la partie détruite du corps organique, au membre amputé, se
substitue son image mnémonique dans laquelle la douleur se trouve
dès lors ressentie, au lieu de l'être au niveau du moignon (i). L'être de
l'image mnémonique du membre amputé est cependant, par définition et par

(i) F, 346.
L'AFFECTIVITÉ 721

essence, un être imaginaire, la douleur ressentie par l'amputé, au contraire,


est une douleur réelle, son être, l'être du sentiment sensoriel, loin de pouvoir
s'identifier à l'être-étendu de l'image où le sentiment est représenté, en diffère
au contraire de manière essentielle et, précisément, comme le réel diffère de
l'imaginaire. Ici encore Scheler confond l'être originel et réel de la
douleur avec son être constitué, avec sa représentation dans l'étendue
imaginaire de l'image mnémonique du membre absent. Que pour
expliquer l'illusion de l'amputé, c'est-à-dire précisément cette
extension de la douleur, et cela en l'absence de son substrat organique
étendu habituel, Scheler fasse explicitement appel à l'image mnémo-
nique de ce substrat, montre avec éclat que l'être originel de la douleur
ne contient en lui-même aucune extension et ne revêt celle-ci que pour
autant que se trouve donnée, indépendamment de la douleur elle-
même et comme un milieu ontologique étranger à son affectivité,
l'extension de l'être-étendu, l'extension d'une partie du corps
organique et, en l'absence de cette partie, dans le cas de l'amputation,
celle de son substitut imaginaire. Ainsi est démentie, par l'analyse
même de Scheler, l'affirmation précitée selon laquelle dans la douleur
sensible nous nous trouverions en présence de l'extension et de la
localisation, et cela sans avoir aucune connaissance des organes
affectés, que ce soit par le moyen de la perception ou des images du
souvenir correspondant à ces organes. Qu'il n'en soit point ainsi,
que la « connaissance » de l'étendue organique, quel que soit le mode
selon lequel elle s'accomplit, soit au contraire requise pour que
l'affectivité de la douleur par elle-même étrangère à toute extension
puisse être représentée en celle-ci, rend claire la non-appartenance
originelle et essentielle du sentiment, fût-il sensoriel, au milieu
transcendant du corps où il est constitué, l'hétérogénéité onto-
logique irréductible des caractères affectifs et de ceux de l'être-
étendu.
Une telle hétérogénéité, le fait que le sentiment ne se trouve jamais
déterminé en lui-même comme étendu et ne se propose jamais en
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

lui-même comme une détermination de l'étendue, s'exprime dans une


loi d'essence, dans la contingence de la relation qui existe entre le sentiment
et l'être organique étendu qui sert de substrat à sa constitution. Telle est la
signification décisive de l'illusion des amputés, la mise en évidence
de cette contingence, de la possibilité pour le sentiment d'être repré-
senté et constitué, non plus dans l'organe intérieurement appréhendé,
mais dans son image. Cette contingence de la relation du sentiment
et de l'être étendu organique qui sert de substrat à sa constitution
apparaît plus nettement encore dans les douleurs vagabondes de
l'hystérie qui se caractérisent justement par la contingence absolue
de leur localisation. La possibilité même d'une illusion de ce genre,
de toute illusion concernant le sentiment sensoriel en général, la
possibilité d'une illusion concernant, non l'affectivité où par prin-
cipe il n'y a point d'illusion, mais la localisation de ce sentiment,
présuppose l'hétérogénéité foncière en lui de sa localisation et de
son affectivité et, au-delà de la nécessité de fait de la liaison habituelle
dans l'expérience normale de ces déterminations ontologiques hété-
rogènes, la contingence principielle de leur relation.
L'hétérogénéité ontologique de l'affectivité et de l'être étendu
du corps organique, de l'être transcendant en général, c'est ce qui
ressort également, et cela en dépit ,de son but explicite, de l'analyse
schélérienne du sentiment vital. Comme le sentiment sensoriel,
en effet, le sentiment vital, selon Scheler, est étendu, il est situé dans
le corps organique et participe réellement à son extension. La diffé-
rence est que le sentiment sensoriel se trouve localisé dans des
organes déterminés du corps propre, tandis qu'une localisation de
ce genre est impossible dans le cas du sentiment vital qui ne contient
en lui aucune extension ni aucun lieu déterminé mais s'étend dans
l'être total du corps propre dont il partage le caractère globalement
extensif et en même temps l'unité. Entre le sentiment sensoriel et
le sentiment vital, toutefois, Scheler note une seconde différence :
au lieu de se présenter sous la forme d'une simple fait, d'un « état
L'AFFECTIVITÉ 721

brut » (1) dont l'existence se réduit à celle d'un point, à « un contact


immédiat dans l'espace et dans le temps », comme le fait le sentiment
sensoriel (2), le sentiment vital tire sa signification de ce qu'il se
propose comme un « sentiment-à-distance » (3), comme la saisie
intentionnelle des constituants axiologiques des processus vitaux
qui se déroulent à l'intérieur ou à l'extérieur de notre corps propre.
Comment cependant le sentiment vital pourrait-il revêtir ce « carac-
tère fonctionnel et intentionnel » qui lui confère une « signification »,
se transcender vers un objet, si son être se confondait avec celui du
corps organique vers lequel se dépasse immédiatement l'existence
dans le Je peux de sa position originelle et qui, comme tel, comme
corps originellement transcendant, se trouve précisément et par
principe dépourvu du pouvoir de se dépasser vers quoi que ce soit.
Ici encore la confusion faite par Scheler entre l'être originel, entre
l'être affectif du sentiment vital et le milieu ontologique qui sert de
substrat à sa constitution, enferme la problématique dans une contra-
diction qui vaut comme une réfutation décisive de la thèse de la
transcendance du sentiment, comme la mise en évidence de son
immanence radicale.
La distinction de l'être-originel et de l'être constitué du senti-
ment donne une signification à la théorie schélérienne, en elle-même
irrecevable, des niveaux affectifs, théorie qui se propose comme une
explication et, plus avant, comme le fondement de la réalité de la
différence qui s'institue entre nos sentiments. Celle-ci ne se ramène
pas, en effet, à une simple différence de qualité comme celle qu'on
peut observer entre le plaisir, le déplaisir, le découragement, la

(1) F , 347-
(2) ha théorie de ce contact immédiat, qui recouvre en fait le phénomène
tnmscendantal de l'affection et plus originellement de l'auto-affection, qui ne
saurait pour cette raison se produire « dans l'espace et dans le temps », a déjà été
critiquée par la problématique, cf. supra, § 56.
(3) F , 349-
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

tristesse, etc., car des modalités entre lesquelles n'existerait qu'une


différence de cette sorte ne subsisteraient pas dans la distinction de
l'extériorité réciproque mais se fondraient les unes aux autres pour
ne constituer ensemble, dans un même instant, qu'un état affectif
unique. Or, si cette fusion de diverses modalités en une tonalité
unique se produit dans des champs déterminés de l'expérience et,
bien plus, s'y produit nécessairement, il faut noter comme un fait
décisif la coexistence possible au même moment et dans un même
acte de conscience de modalités affectives distinctes, une telle coexis-
tence se trouvant mise en évidence lorsque l'une des modalités est
positive tandis que l'autre est négative, comme dans le cas d'un
bonheur éprouvé en même temps qu'une douleur physique ou dans
celui d'un désespoir persistant au milieu de plaisirs sensoriels carac-
térisés. Le fait que de tels sentiments demeurent distincts en dépit
de leur simultanéité temporelle et ne se mêlent pas pour constituer
un état unique, c'est là, dit Scheler, « la preuve qu'il ne s'agit pas de
sentiments que seule distinguerait leur qualité; mais bien de senti-
ments qui appartiennent en outre à des degrés différents de profon-
deur ». Des niveaux affectifs de profondeur différente désignent des
dimensions d'existence spécifiques, ontologiquement différenciées,
extérieures et étrangères les unes aux autres, de telle manière qu'un
phénomène appartenant à l'une de ces dimensions ne diffère pas
seulement par sa qualité mais précisément par la région d'être où il _
s'accomplit d'un phénomène appartenant à une autre couche et par
rapport auquel il se présente ainsi dans l'indifférence de son extériorité
réelle. Il existe, selon Scheler, quatre niveaux affectifs « correspondant
à la structure de notre existence humaine tout entière » (i) et confor-
mément auxquels se différencient quatre sortes de sentiments dont
on saisit ici en quoi ils diffèrent « réellement », à savoir, comme on
l'a vu, les sentiments « sensoriels », « vitaux », « de l'âme », « spirituels ».

(i) f , 339-340.
L'AFFECTIVITÉ 721

La problématique a montré cependant que la différence des


sentiments repose au point de vue ontologique sur leur unité. C'est
l'autorévélation immédiate de chaque sentiment sur le fond en lui
de son affectivité, c'est la co-appartenance de tous les sentiments à
cette essence commune, qui fait de chacun d'eux ce qu'il est et le
différencie ainsi phénoménologiquement de tous les autres. La répar-
tition des sentiments en différentes classes ou catégories est elle-
même immédiate, chaque sentiment venant se ranger spontanément,
étant donné ce qu'il est, c'est-à-dire encore sur le fond en lui de son
autorévélation immanente dans l'affectivité, dans la catégorie de
ceux avec lesquels son contenu phénoménologique présente quelque
affinité. Inexistence même de différentes catégories, classes ou groupes de
sentiments, loin de pouvoir se fonder sur la structure psychophysique de
l'être humain et sur ses différenciations naturelles, loin de « correspondre à la
structure de notre existence humaine tout entière », présuppose au contraire,
comme son fondement unique et suffisant, la révélation immanente de chaque
sentiment, l'essence de l'affectivité. Parce qu'elles reposent sur l'essence
de l'affectivité, les différences qui s'instituent entre les diverses caté-
gories de sentiments comme celles qui, à l'intérieur de chaque groupe,
s'établissent entre les sentiments eux-mêmes, ne sauraient revêtir
une signification ontologique, désigner des sphères d'existence ou
des régions fondamentalement et essentiellement distinctes, réelle-
ment extérieures ou étrangères les unes aux autres. La conception
d'une pluralité de niveaux affectifs entendus comme des plans diffé-
rents s'étageant selon des degrés de profondeur variable, depuis la
profondeur la plus grande qui désigne l'intériorité de l'existence, ce
que Scheler appelle l'être même de la personne, jusqu'au plan le
plus extérieur où le sentiment « périphérique » se déploie dans l'être-
étendu du corps organique et dans ce qui lui sert de substrat, dans
l'extériorité elle-même et dans le milieu ontologique de sa transcen-
dance, est vide de sens si les sentiments appartenant à ces différents
niveaux et les constituant appartiennent d'abord, en ce qui concerne
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

du moins leur être réel et ce qui fait d'eux chaque fois ce qu'ils sont,
à la sphère d'immanence radicale définie par l'affectivité elle-même
comme telle. La répartition de nos sentiments en différentes caté-
gories et, si l'on veut, selon divers niveaux de « profondeur », repose
sur leur contenu manifeste et se fonde sur lui, concerne seulement la
portée de ces sentiments, leur importance respective, leurs consé-
quences possibles pour l'existence, n'a et ne peut avoir qu'une
signification axiologique.
Considérons la différence qui existe entre le sentiment sensoriel
et le sentiment vital et, pareillement, celle qui sépare les sentiments
« superficiels » et les sentiments « profonds ». Le sentiment vital,
parce qu'il s'étend à travers l'être-total du corps organique, présente
une unité qui ne saurait résulter de la fusion des sentiments sensoriels,
sinon, dit Scheler, « ces derniers devraient se trouver réunis en lui
et ne pourraient en outre se trouver à côté de lui » (i). Que les senti-
ments sensoriels se trouvent réunis dans le sentiment vital, c'est là
cependant ce qui fait l'être de celui-ci, lequel comprend l'ensemble
des contenus sensoriels qui se fondent en lui, le déterminent en
même temps qu'ils sont déterminés par lui. Il existe une unité affec-
tive de l'existence corporelle. Une telle unité résultant de tout ce qui,
à chaque instant, affecte le corps, consiste nécessairement dans la
fusion de tous les sentiments produits par cette affection en une seule
tonalité affective de l'existence identique à l'existence elle-même.
L'extériorité réelle d'une pluralité de sentiments différenciés par
cette extériorité même signifierait au contraire l'éclatement de
l'existence et sa destruction ou, si l'on préfère, une pluralité d'exis-
tences, une multiplicité de moi, dont chacun serait identique à l'un
de ces sentiments séparé de tous les autres.
Comment nier cependant que, dans le sentiment général que nous
avons de notre existence corporelle, un sentiment sensoriel ne puisse

(I) F, 347-
L'AFFECTIVITÉ 721

être considéré à part, dans cette portion déterminée du corps orga-


nique où il se trouve et apparaît ainsi juxtaposé aux autres senti-
ments qui peuvent au même moment être ressentis dans des parties
différentes de ce corps et, pareillement, au sentiment général qui
occupe celui-ci tout entier, au sentiment vital ? Une gêne localisée,
une légère piqûre au doigt, ne peut-elle se détacher dans une extério-
rité réelle, phénoménologiquement irrécusable, sur le fond d'un
sentiment d'euphorie résultant de l'accomplissement favorable d'une
activité vitale orientée vers une valeur positive ? De quelle extériorité
s'agit-il toutefois lorsque le sentiment sensoriel se donne comme
juxtaposé au sentiment vital ? Où réside le fondement de l'extério-
rité réciproque de ces sentiments ? En aucune façon en eux-mêmes,
dans leur affectivité, mais précisément dans l'extériorité elle-même
comme telle. C'est la place que le sentiment sensoriel occupe à
l'intérieur du corps propre, c'est la portion d'étendue où il est
représenté et situé qui entretient comme telle, comme ontologique-
ment constituée par l'extériorité elle-même, des relations d'exté-
riorité avec les autres parties de l'étendue intra-organique et avec
l'être total de celle-ci. L'extériorité réciproque du sentiment sensoriel
et du sentiment vital, de tous nos sentiments en général, est celle de leur
être-constitué.
Parce que l'extériorité réciproque de tous nos sentiments est
celle de leur être-constitué et ne concerne en aucune façon leur être
originel et réel, ce qui fait de chacun d'eux un sentiment, elle ne
saurait instituer ni fonder leur partage entre différentes régions, une
dissociation de leur être selon divers plans ou niveaux pourvus d'une
signification ontologique et concernant ainsi chaque fois, comme
l'affirme Scheler, l'être même du sentiment considéré dans son affec-
tivité. Que l'extériorité réciproque des sentiments n'ait pas cette
signification ontologique de fonder une pluralité de régions affec-
tives réellement étrangères les unes aux autres, on le voit à ceci qu'elle
se produit à l'intérieur d'une même région, celle des sentiments sensoriels
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

qui se caractérisent, selon Scheler lui-même, par « la forme de variété


de l'extériorité mutuelle » (i). Le fait même pour un sentiment
d'être constitué dans l'extériorité, situé et représenté en elle, ne
suffit pas à le distinguer ontologiquement d'une autre tonalité
qui ne posséderait pas cette référence médiate à l'étendue : tous nos
sentiments précisément sont l'objet d'une constitution possible
au terme de laquelle ils se trouvent représentés et apparaissent comme
situés, sinon dans l'étendue du corps organique ou dans une partie
de celui-ci, du moins dans l'être étendu de l'extériorité pure qui
constitue comme telle le milieu ontologique de l'être transcendant
en général. C'est ainsi que les sentiments psychologiques eux-mêmes,
les sentiments de l'âme ou du Je, selon la terminologie de Scheler,
sont référés à un moi empirique, à un ego transcendant dont ils
partagent le statut, auquel ils sont inhérents comme ses propres états,
comme des états transcendants. De même en est-il pour les « senti-
ments spirituels ». Loin de pouvoir fonder l'existence d'une plura-
lité de régions affectives fondamentalement différentes, la distinc-
tion de nos sentiments en sentiments superficiels ou profonds rend
manifeste en eux la permanence de leurs déterminations éidétiques
structurelles et, pareillement, celle des déterminations qui leur sont
liées synthétiquement dans le phénomène universel de la constitution.
Avec la dissociation ontologique de l'être originel et de l'être
constitué du sentiment se fait jour la possibilité pour les diverses
modalités affectives de se trouver, pour reprendre les termes de
Scheler, « réunies » dans l'unité d'une seule tonalité fondamentale
et « en outre » de se situer les unes « à côté » des autres dans « la
variété de l'extériorité mutuelle ». L'unité de toutes les modalités
dans une tonalité fondamentale où elles se fondent à chaque instant
concerne leur être originel et précisément leur affectivité, c'est une
unité immanente, leur juxtaposition dans la forme de l'extériorité

(I) F , 347-
L'AFFECTIVITÉ 721

mutuelle est celle de leur être constitué. Bien entendu, la différence


qui existe entre nos divers sentiments ne trouve en aucune façon
son principe dans celui de leur constitution possible, c'est, avant
d'être représentée, une différence réelle qui apparaît sur le plan
de leur affectivité même, dans la sphère d'immanence radicale définie
par celle-ci. Parce qu'elle apparaît et se réalise dans la sphère d'imma-
nence radicale de l'affectivité, la différence qui s'institue entre nos divers .
sentiments n'a principiellement rien à voir avec l'extériorité mutuelle
conformément à laquelle ils se trouventjuxtaposés dans le milieu transcendant
de leur constitution. La différence qui s'institue entre nos divers sen-
timents est une différence dans l'unité de la vie telle qu'elle s'accomplit
concrètement avec le passage incessant d'une modalité dans l'autre
comme modalités d'une seule vie. Loin de mettre en cause cette
unité principielle et concrète de toutes nos tonalités, la coexistence
dans le même instant de deux modalités opposées la présuppose au
contraire comme sa condition. Si nous pouvons nous sentir ternes
et misérables tout en éprouvant un vif plaisir sensoriel, ce n'est pas,
comme le pense Scheler, parce que ces deux tonalités se dérouleraient
sur des plans affectifs extérieurs l'un à l'autre et réellement séparés.
La possibilité même de l'opposition réside au contraire dans l'unité,
dans l'unité concrète d'une seule tonalité fondamentale qui n'est que
légèrement modifiée par le plaisir éprouvé et, bien plutôt, le modifie,
de telle manière que, pour décrire fidèlement ce qui se passe dans ce
cas, il faut dire : ce qui devrait être un plaisir et se présente sous le
concept de celui-ci, en réalité n'en est pas un, n'est pas éprouvé comme
tel. L'indifférence elle-même qui semble s'instituer entre ces deux
tonalités, dans le cas précisément où le plaisir nous laisse indiffé-
rents, ne s'institue nullement entre deux tonalités réellement diffé-
rentes et situées sur des plans séparés, extérieurs l'un à l'autre,
elle est l'indifférence de l'existence comme principiellement- inca-
pable d'être modifiée par quoi que ce soit, sa tonalité fondamentale
et une.
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

Ici doit être rejetée radicalement la proposition de Scheler selon


laquelle « la loi intérieure de la cohésion et de la succession des
expériences affectives à un niveau déterminé demeure essentielle-
ment indépendante par rapport à l'ordre d'un autre niveau, quelle
que soit l'oscillation de l'attention d'un niveau à l'autre » (i),
proposition qui repose précisément sur la thèse de l'extériorité réci-
proque des niveaux affectifs et veut la rendre manifeste. A l'appui
de cette proposition, Scheler fait valoir le fait qu'une succession de
douleurs sur le plan de la sensibilité et, d'une manière générale, de
malheurs et de maux dans l'histoire d'une existence n'empêche pas
celle-ci, la personne qui souffre ces douleurs et ces maux, d'éprouver
en même temps qu'eux, au niveau affectif le plus profond, un senti-
ment de béatitude, — le fait encore qu'une suite de plaisirs peut être
accompagnée, non comme par une conséquence, mais dans l'unité
d'un même instant, d'un sentiment de désespoir qui subsiste en
dépit de leur accumulation. Ainsi les sentiments spirituels se révèlent-
ils être sans relation autre que temporelle, autre qu'extérieure, avec
les sentiments qui s'accomplissent sur d'autres plans, avec les senti-
ments sensoriels, vitaux ou même avec les sentiments de l'âme.
« Il appartient précisément à l'essence de la béatitude et du désespoir,
dit Scheler avec profondeur, que leur existence soit indépendante de
l'alternance du bonheur et du malheur (2). » L'indépendance de
la béatitude et du désespoir à l'égard de l'alternance du bonheur et
du malheur ne signifie nullement, toutefois, l'absence de toute
relation entre ces divers sentiments mais, bien au contraire, la déter-
mination des seconds par les premiers, détermination qui fonde
précisément l'indépendance des uns et, conjointement aux vicissi-
tudes d'une histoire, la dépendance des autres. Le fait que la couche
profonde, comme le déclare encore Scheler, n'est en aucune façon

(1) ss, 69.


(2) F, 356.
L'AFFECTIVITÉ 721

conditionnée ou déterminée par la couche périphérique (i) veut dire,


de la même manière, qu'elle la conditionne et la détermine, n'im-
plique aucune extériorité réelle de ces différentes « couches »
mais, tout au contraire, l'unité ontologique du milieu où ce condi-
tionnement et cette détermination sont possibles et s'accomplissent.
Pareille détermination constitue le contenu même de la loi,
aperçue par Scheler et énoncée par lui, « de la tendance à des
succédanés dans le cas de détermination négative des couches
émotionnelles profondes du Je », elle est visible quand il est dit que
cette détermination négative de la couche affective profonde « pro-
duit » (2) la tendance à rechercher des compensations périphériques,
que « l'insatisfaction à un niveau plus central... a pour conséquence
de provoquer à un niveau de la %one sensible un sentiment de plaisir en compen-
sation de l'absence de bonheur intérieur » (3). C'est cette même détermi-
nation qui se fait jour, en réalité, dans la relation qui s'établit entre
des sentiments périphériques négatifs et une béatitude centrale, de
telle manière que celle-ci n'est pas seulement contemporaine de
ceux-là, ne se produit pas seulement en même temps qu'eux, mais
a le pouvoir encore de les rendre inopérants et ainsi seulement de
n'être ni affectée ni supprimée par eux. Comment une telle détermi-
nation des sentiments superficiels par les sentiments « profonds »,
détermination qui présuppose non l'extériorité réelle des niveaux
affectifs mais la co-appartenance de tous les sentiments à une même
dimension de l'existence, à la sphère d'immanence radicale de l'affec-
tivité, s'accomplit-elle, de telle manière qu'elle s'accomplit précisé-
ment comme une détermination de ce qui est superficiel par ce qui
est profond, comme une détermination « à partir de l'intérieur »,
c'est ce que la problématique aura encore à montrer.
La distinction de l'être originel et de l'être constitué du senti-

(1) F, 355-
(2) Id., 352-353» souligné par nous.
(3) SS, 69, souligné par nous.
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

ment éclaire la question, posée par Scheler et discutée par lui dans
une obscurité ontologique extrême, de la relation au Je inscrite en
tout sentiment comme un de ses caractères les plus apparents. La
prise en considération d'un tel caractère constitue l'un des thèmes
de réflexion qui ont conduit Scheler à sa distinction des différents
niveaux affectifs et à l'attribution à celle-ci de la signification que l'on
sait. Après avoir déclaré que « tout sentiment quel qu'il soit possède
une référence vécue au Je », Scheler introduit entre les modes selon
lesquels celle-ci s'accomplit une différence telle qu'elle conduit
précisément à une différenciation ontologique des divers sentiments
qui sont concernés par elle. C'est ainsi que « le sentiment sensoriel
n'a aucune relation à la personne et n'est référé au Je que de façon
doublement indirecte » (i), en tant qu'il est situé dans une partie
du corps organique, laquelle ne se trouve rapportée au Je spirituel
que par la médiation de ce corps dont elle dépend, tandis que celui-ci
ne se rapporte lui-même que médiatement au Je, en tant qu'il lui
appartient seulement et ne lui est pas identique. C'est par la médiation
de ce corps organique auquel toutefois, à la différence du sentiment
sensoriel, il s'attache immédiatement que le sentiment vital se trouve
lui aussi rapporté au Je. Seuls les sentiments de l'âme se proposent
d'emblée comme « une qualité du Je » et n'ont aucunement besoin
pour être tels, « pour se présenter comme état ou comme fonc-
tion du Je... que soit phénoménalement donné un corps propre
qui m'appartienne en tant qu'appartenant à ce Je » (2). Les sentiments
spirituels enfin font corps avec le moi et lui sont unis de façon si
intime qu'il n'est pas possible à celui-ci de se séparer d'eux ni de
les diriger. Ainsi est confirmée, avec la prise en considération du
caractère spécifique et chaque fois différent de la relation que les
différents sentiments entretiennent avec le Je, la théorie de la plura-

(1) F, 340-341.
(2) ID., 349.
L'AFFECTIVITÉ 721

lité des niveaux affectifs, de telle manière que ceux-ci désignent des
degrés divers d'éloignement par rapport au moi véritable de l'expé-
rience intérieure, des degrés divers de transcendance, de telle manière
que la thèse de la co-appartenance ontologique de toutes nos tonalités
à une même sphère d'immanence radicale se trouve à nouveau et
explicitement niée.
Pourquoi cependant la référence au Je du sentiment est-elle
comprise et décrite comme doublement indirecte dans le cas du
sentiment sensoriel, comme simplement médiate dans celui du sen-
timent vital ? Parce que tel est le caractère de la relation au Je du lieu
où ces sentiments sont représentés. En ceux-ci la médiation affecte
et détermine la relation au Je de leur être constitué, en aucune façon
celle de leur être originel et réel. C'est la relation au Je de l'être ori-
ginel et réel du sentiment que considère au contraire Scheler dans
le cas des sentiments de l'âme et des sentiments spirituels. Les senti-
ments de l'âme et les sentiments spirituels sont toutefois l'objet d'une
constitution, comme tels ils ne se réfèrent à l'ego absolu que par
l'intermédiaire du moi empirique, c'est-à-dire précisément d'une
façon médiate. EN ce qui concerne la question de leur relation médiate ou
immédiate au Je, l'opposition ne se situe en aucune façon entre les sentiments
superficiels et les sentiments profonds mais, à l'intérieur de chaque senti-
ment, entre son être constitué et son être réel, de telle manière que le premier
ne se réfère au moi que par l'intermédiaire du corps organique ou de l'ego trans-
cendant qui sont eux-mêmes constitués comme appartenant originellement
à ce moi, tandis que le second, l'être réel du sentiment, ne se rapporte pas
seulement à l'ego absolu de façon immédiate mais lui est identique en tant
que son essence, l'essence de l'affectivité, fonde l'ipséité elle-même comme telle
et la constitue.
Que le sentiment sensoriel considéré dans son être réel ne se réfère
point au Je de façon médiate, « doublement indirecte », on le voit à
ceci que jamais ce qui fait l'affectivité de ce sentiment, le caractère
douloureux d'une douleur, ne se situe devant nous dans le lieu où
742L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

la douleur se trouve représentée et constituée. S'il en était autrement,


si la douleur se trouvait réellement dans le lieu du corps organique
où elle est située, nous pourrions nous retirer d'elle comme la mer
se retire de la plage, la laisser là devant nous, inoffensive et constatée
par nous comme par un spectateur étranger, par l'Esprit universel.
La douleur serait vraie au sens de Lachelier. Disons pour parler en
toute rigueur : la douleur serait transcendante. Mais la douleur, aussi
longtemps qu'elle est là, n'est pas là devant nous, ce qui la détermine
existentiellement est ce qui la détermine ontologiquement, l'incapa-
cité principielle de l'ego absolu de prendre un recul quelconque
par rapport à elle et de lui échapper, c'est-à-dire aussi bien l'appar-
tenance principielle de la douleur considérée dans son affectivité à
la sphère d'immanence radicale qui est celle de l'ego lui-même (i).

(i) Iya question de la relation au Je des sentiments se complique chez Scheler


d'un certain nombre de confusions supplémentaires. Parce qu'elle appartient non
seulement aux « états » mais encore aux « fonctions », une telle relation est comprise
comme la relation au Je, non plus seulement du sentiment lui-même, mais de ce
qui se donne en lui, du corrélat axiologique transcendant auquel le sentiment se
rapporte intentionnellement. Iya relation au Je se propose dès lors comme une
relation transcendante, comme la transcendance elle-même et le problème est de
comparer le mode selon lequel cette relation se réalise dans le cas du sentiment,
c'est-à-dire en fait de la perception affective, avec le mode qu'elle revêt dans la
perception ordinaire, dans la représentation : « lorsque je perçois affectivement
quelque chose, par exemple une valeur quelconque, la valeur est fonctionnellement
liée au sujet affectivement percevant de façon plus intime que lorsque je me repré-
sente quelque chose » (F, 340). Une telle différence entre le mode de relation au J e
du contenu de la perception affective et de celui de la représentation est indûment
prise pour une différence entre la relation au Je du sentiment lui-même et celle de
la représentation. « Cette différence entre la référence au Je, propre à toute émotion,
et celle de toute représentation consiste avant tout en ce que le caractère subjectif
de l'expérience vécue ne diminue ni n'augmente ici, comme c'est le cas sur le plan
intellectuel, avec l'activité qui s'y joint » (ibid.). l,a relation au J e ainsi comprise
comme celle d'un contenu au pouvoir qui le vise n'est pas seulement absurde dans
le cas du sentiment qui n'est ni ce pouvoir ni ce contenu, ellle est encore impen-
sable chez Scheler lui-même qui considère explicitement le moi, non pas comme le
pouvoir de se lier plus ou moins étroitement à tel ou tel contenu, et cela en s'y
rapportant intentionnellement, mais précisément comme un contenu transcendant
803
L'AFFECTIVITÉ

§ 67. AFFECTIVITÉ RÉELLE ET AFFECTIVITÉ IRRÉELLE

La détermination ontologique fondamentale de l'affectivité comme


immanence et, par suite, du sentiment comme contenu immanent,
ne se heurte-t-elle pas à une nouvelle objection si le sentiment est
susceptible, non seulement d'être localisé dans le corps propre ou
référé en général à un moi empirique, mais de se donner encore
lui-même et de façon immédiate à une perception, de se proposer
ainsi lui-même comme le contenu transcendant de celle-ci ? L'être-
donné du sentiment lui-même dans la perception est un fait d'expé-
rience, bien plus, il détermine et fonde une région de celle-ci, s'il
est vrai que la connaissance d'autrui ne peut être le produit d'une
dénarche discursive au terme de laquelle l'état psychique de l'autre
se trouverait problématiquement posé par analogie avec le mien
dans une situation semblable, mais présuppose justement la saisie
immédiate de cet état et consiste en elle, consiste dans la perception
du psychisme de l'autre et, par exemple, de son sentiment.
L'être-donné du sentiment lui-même dans la perception se
propose en tout cas comme un fait incontestable lorsqu'il est question,
non plus de la relation à autrui, mais de l'expérience par le sujet de
ses propres états. Si la perception de l'état psychique actuel le trouble
et le fait « s'évanouir », si son regard, tout regard intentionnel en
général, manque par principe l'être-vivant de cet état, l'être du senti-
ment actuellement éprouvé, et le laisse échapper, comment nier,
d'autre part, la possibilité inhérente à toute conscience d'atteindre

incapable comme tel de se rapporter à rien. Cf. : « dans quelque sens qu'on le prenne
(Je empirique, prétendu « Je transcendantal » ou de la « conscience » en général)
le Je lui-même est encore objet d'expérience vécue intentionnelle et par conséquent
d'une conscience de quelque chose... Le Je n'est donné que dans l'intuition interne
et ne constitue en tant que tel qu'une certaine forme de la multiplicité des phéno-
mènes visés par l'intuition interne » (ID., 277-278). E t encore : « Même sous son
aspect formel en tant qu'ipséité, le Je est objet de conscience axiologique, non point
de départ essentiellement nécessaire d'une telle conscience » (ibid.).
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

ses propres sentiments dans des actes de représentation, de souvenir


ou d'attente. Je peux, comme l'a noté Scheler avec force, « post-
sentir » un sentiment que j'ai vécu autrefois, de telle manière que,
sans l'éprouver réellement à nouveau, je le perçois cependant comme
identique à ce qu'il était et suis ainsi capable de me le représenter
et de le reconnaître, capable également de « pré-sentir son retour » et
éventuellement de « le vivre de nouveau » (i). Cette propriété de la
conscience d'atteindre dans les actes du souvenir ou de l'attente et,
d'une manière générale, de se représenter les sentiments ne se limite
nullement d'ailleurs aux tonalités qui appartiennent à sa sphère d'expé-
rience personnelle. Je peux, comme le souligne encore Scheler,
imaginer affectivement un sentiment que je n'ai jamais vécu et ne
vivrai peut-être jamais, je peux sentir, et cela précisément dans les
modes du pré-, du co-, ou du post-sentir, des sentiments qui ne sont
pas les miens et me sont cependant donnés dans ces actes de saisie
comme leur contenu intuitif manifeste et indubitable. Cette possi-
bilité de co-sentir des sentiments qui ne sont pas les miens, l'angoisse
d'un homme devant la mort qui vient, alors que, en ce qui me concerne,
rien ne menace ma propre vie et que je n'éprouve aucune angoisse,
et, bien plus, de co-sentir des sentiments qui ne sont ceux d'aucun
homme vivant, la souffrance du Christ à Gethsémani, par exemple,
est identiquement celle de l'exemple et la fonde, fonde la possibilité
pour moi d'élargir mon existence bien au-delà de la sphère limitée
des expériences et des sentiments jusque-là réellement vécus et
connus par moi (2).
Ici tombe, comme le voulait Scheler, la barrière donnée comme
infranchissable entre l'expérience que j'ai de ma propre existence et
celle que j'ai d'autrui. Dans l'une comme dans l'autre, ou plutôt dans
l'expérience originelle antérieure à leur différenciation progressive,

(1) F, 3 4 2 .
(2) I,à-dessus, cf. les belles analyses de SCHELER in S, 80.
L'AFFECTIVITÉ 803

j'atteins immédiatement, non pas seulement ni d'abord le lieu où


le sentiment se trouve situé ni le moi auquel il est référé, mais préci-
sément le sentiment lui-même, de telle manière que le contenu de
cette expérience originelle, le monde qu'elle nous livre immédia-
tement, n'est pas un monde de choses, mais un monde psychique,
un monde de sentiments. Ceux-ci, quels qu'ils soient, qu'il s'agisse
de sentiments qui nous apparaîtront comme les nôtres ou comme ceux
d'autrui, ou encore qui ne seront référés à aucun moi particulier,
qu'il s'agisse de sentiments passés, présents, futurs, imaginaires ou
abstraits, nous entourent, nous vivons en leur présence et les attei-
gnons directement dans des actes déterminés. Que de tels actes doi-
vent être compris comme de pures fonctions intellectuelles ou au
contraire comme des modes du sentir, leur structure dans tous les
cas est celle de l'intentionnalité et ce qu'ils atteignent, à savoir préci-
sément le sentiment, un corrélat transcendant. La thèse fondamentale
de la problématique selon laquelle un sentiment ne saurait être ni
perçu ni senti est en question.
En ce qui concerne la relation de la conscience à ses propres
états, à ses propres sentiments, il faut remarquer tout d'abord que
lorsque cette relation existe, lorsqu'il y a perception ou intuition dans
le sentir d'un sentiment, celui-ci n'est pas réel, n'est pas le sentiment réelle-
ment et actuellement éprouvé par la conscience qui le perçoit ou le sent. C'est
pourquoi la possibilité de « vivre de nouveau » un sentiment, mise
par Scheler sur le même plan que celle de le post-, co-, ou pré-sentir,
apparaît au plus haut point équivoque. Ou bien vivre de nouveau
un sentiment signifie l'éprouver réellement une nouvelle fois,
signifie sa répétition authentique dans la vie et alors, dans son appar-
tenance à celle-ci et à son cours réel, un tel sentiment ne peut être ni
perçu ni senti, son mode de présentation à la conscience, excluant
tout acte de saisie intentionnellement dirigé sur lui, réside au contraire
en lui-même, dans le s'éprouver soi-même intérieurement qui le
constitue, est son affectivité. Ou bien vivre de nouveau un sentiment
742 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

veut dire se le donner de nouveau dans un acte de la reproduction,


de l'imagination, de la représentation, de la perception ou encore
dans un acte du sentir, comme re-sentir, de telle manière toutefois
que le sentiment perçu, senti et, en ce sens si l'on veut, « vécu » de
nouveau, n'est jamais celui de la conscience qui le « vit » : le sentiment
de la conscience est la tonalité de l'acte de reproduction, d'imagina-
tion, de représentation, de perception, de l'acte de sentir qui se dirige
sur ce sentiment « vécu à nouveau » et se le donne, celui-ci n'est que
le corrélat de cet acte, son contenu extérieur et étranger.
La même constatation vaut pour la relation de la conscience,
non plus à ses propres sentiments, mais à ceux d'autrui. La possi-
bilité d'atteindre ces derniers dans des actes de la perception ou de
l'intuition affective, de les co-sentir, de se réjouir ou de s'affliger de
ce qu'ils sont et, pareillement, de se les donner dans la représentation,
la reproduction, l'imagination, le souvenir ou l'attente, ne signifie
en aucune façon pour cette conscience la possibilité de les éprouver
réellement comme des tonalités appartenant à sa vie propre et comme
ses déterminations immanentes mais, bien au contraire, l'exclut. Il
n'y a aucun rapport par exemple entre un sentiment de sympathie
éprouvé devant la souffrance d'un autre homme et cette souffrance
elle-même. La sympathie sans doute s'adresse à la souffrance, elle
est une « sympathie pour» cette souffrance devant laquelle elle s'éveille
et se développe. La sympathie pourtant diffère par principe de la
souffrance éprouvée par l'autre. Une telle différence ne se ramène
pas, malgré l'apparence, à la différence qualitative qui existe entre
ces deux sentiments. Celle-ci assurément existe et se laisse reconnaître
dans la plupart des cas, la tonalité de la sympathie n'est pas celle de
la souffrance, entre elles s'institue, à partir de ce qui est chaque fois
leur contenu affectif manifeste, une différenciation analogue à celle
qui sépare chacun de nos sentiments en tant précisément qu'il diffère
qualitativement des autres, différenciation dont le principe a été
établi par la problématique. La sympathie cependant peut se faire
L'AFFECTIVITÉ 803

souffrante et il est loisible d'envisager, au moins sur le plan de la


libre fiction, comme une possibilité éidétique par conséquent, le
cas où la tonalité de cette sympathie se trouve être, comme souffrance
précisément, identique à la souffrance à laquelle elle compatit. Dans
ce cas extrême de l'exemplification phénoménologique, une différence
de principe subsisterait entre les tonalités considérées. Pareille diffé-
rence ne tient pas non plus, comme on serait tenté de l'avancer alors,
au fait que la première, la sympathie, est éprouvée par un moi
déterminé et lui appartient, tandis que la souffrance est éprouvée
par un autre moi. Des ego différents peuvent éprouver des sentiments
identiques et inversement des sentiments différents peuvent être
éprouvés par un même ego. Celui qui sympathise avec la souffrance
de l'autre peut, on vient de le voir, souffrir à son tour et, bien plus,
éprouver la même souffrance, celui qui souffre peut sympathiser
avec le premier et, dans ce sentiment de sympathie, éprouver une
tonalité qualitativement identique. La différence de principe qui
existe et subsiste en tout cas entre ces deux sentiments tient à la nature
même de la relation qui les unit, comme relation intentionnelle, tient
au fait que la sympathie appartient à l'essence de cette relation et la
détermine, détermine la réalité même de l'acte qui se dirige sur la
souffrance, tandis que celle-ci ne constitue que le corrélat transcen-
dant de cet acte, c'est-à-dire encore son contenu extérieur et étranger.
L'expérience d'autrui est identique à l'expérience de soi lorsque celle-
ci s'accomplit par la médiation de l'intentionnalité et pour cette
raison précisément. Une même loi éidétique les régit, conformément
à laquelle la conscience n'éprouve jamais réellement le sentiment qu'elle se
donne dans la perception ou dans l'intuition affective non plus que dans les
actes de représentation et de reproduction fondés sur elles.
Que signifie cependant une telle loi, que veut dire pour un senti-
ment visé et atteint dans la perception ou l'intuition affective, « n'être
pas réellement éprouvé » par la conscience ? Quand donc un senti-
ment est-il réel et qu'est-ce qu'un sentiment qui ne l'est pas ? Ici doit
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

être rappelée la distinction fondamentale instituée par la problé-


matique, à l'intérieur même de l'élément pur de la phénoménalité
qui définit, au point de vue ontologique, la réalité, entre le concept
strict de celle-ci et ce qu'il désigne, l'auto-affection originelle de
l'essence dans son immanence radicale, à savoir précisément l'affec-
tivité elle-même et, d'autre part, ce qui trouve seulement dans cette
dernière, dans la réalité de l'acte qui le projette et le reçoit, la condition
de sa possibilité, l'horizon du néant et sa manifestation effective,
c'est-à-dire encore le milieu de l'idéalité ou de l'irréalité pure comme
telle. A la lumière de cette distinction et des thèses fondamentales
qu'elle exprime, il apparaît que la réalité appartient au sentiment
comme son essence même, comme le s'éprouver soi-même intérieure-
ment qui le constitue et lui permet d'être ce qu'il est. Parce que la
réalité constitue son essence, le sentiment, tout sentiment possible
en général, s'il existe, dès qu'il existe, est « réel », « réellement éprouvé »
ou, comme on peut le dire encore, « réellement éprouvé par la
conscience ». Car le concept de celle-ci, entendu il est vrai dans son
sens premier, n'ajoute rien à l'essence du sentiment mais la désigne
seulement et l'explicite comme constituant en tant que telle, comme
identique à la réalité, la dimension originelle de la phénoménalité
pure et, précisément, la conscience pure elle-même comme telle.
Que le sentiment donné dans la perception ou dans l'intuition affec-
tive, ou encore dans les actes de représentation ou de reproduction
fondés sur elles, ne soit jamais réellement éprouvé par la conscience,
cela veut dire : un tel sentiment n'en est pas un et ne peut en être un,
se trouve au contraire privé par principe de ce qui constitue son
essence. Cela veut dire : l'appartenance du sentiment à la sphère de la
transcendance et au milieu qu'elle développe, au milieu de l'idéalité
et de l'irréalité pures, a pour effet de le vider de sa réalité (i). Cela

(i) ha problématique a justement montré que tout regard intentionnel dirigé


sur le sentiment avait pour conséquence, non pas de le troubler ou, comme le
L'AFFECTIVITÉ 803

veut dire : le sentiment n'appartient pas à ce milieu de la transcen-


dance et ne peut se proposer en lui comme un contenu transcendant,
ne peut précisément être perçu ni senti. Cela veut dire : le sentiment
est immanence radicale, est affectivité.
Quelle est la nature du contenu que se donne la conscience dans
la perception ou dans l'intuition affective lorsque ce contenu se
propose, en dépit de son être-intuitionné ou perçu, en dépit de sa
transcendance, comme un « sentiment » ? Qu'est-ce qu'un senti-
ment privé de sa réalité, un sentiment qui ne s'éprouve pas soi-même
intérieurement et ne se donne pas originellement à lui-même dans son affec-
tivité et par elle ? C'est un sentiment simplement représenté. Nous
l'appellerons un « sentiment irréel ». Un sentiment irréel est un senti-
ment donné dans la représentation au lieu de l'être dans son affectivité.
Remarquons ici le sens du mot représentation. Représentation désigne
l'événement ontologique fondamental dans lequel l'essence s'oppose
l'horizon et plus précisément celui-ci, le milieu de l'être opposé
comme tel. Un tel milieu se trouve présupposé, on l'a vu, par la
perception et l'intuition en général, par la perception et l'intuition
affective et, de la même façon, par les actes de « représentation »
et de reproduction fondés sur elles. Ces derniers diffèrent des actes
de la perception en ceci que leur objet n'est pas la chose elle-même
mais seulement un « portrait », une « image », une « reproduction »,
bref une « représentation » de cette chose en son absence. Le concept
de « représentation » entendu de cette seconde manière a une signi-
fication restrictive par rapport à celui de la perception, une signi-
fication positive mais aussi négative : la représentation donne de
telle façon que ce qu'elle donne n'est pas la chose elle-même mais

disait Scheler, de diminuer son intensité, mais — et c'était là un événement ontolo-


gique décisif que la psychologie et la philosophie ne pouvaient méconnaître mais
que, faute de disposer des catégories ontologiques fondamentales qui permettent
de le déterminer, elles se contentaient d'exprimer d'une façon impropre — de ie
priver de sa réalité.
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

son simple substitut, quelque chose qui, sans être la chose, « vaut »
pour elle, y renvoie.
La perception cependant ne donne la chose elle-même que lorsque
celle-ci déploie son être dans le milieu de l'être transcendant et lui
appartient, lorsqu'apparaître, pour elle, signifie être étendu devant. Ainsi
en est-il de l'être de l'arbre ou de celui du cercle, de l'être de l'his-
toire, par exemple, et de tout ce qui est historique. Parce que appa-
raître, pour le sentiment, ne signifie pas être étendu devant, la per-
ception qui se meut dans cet être-étendu et se le donne, ne se donne
pas le sentiment lui-même, n'atteint ni son être ni sa réalité mais
seulement « quelque chose qui vaut pour lui », qui y renvoie. La per-
ception du sentiment s'accomplit nécessairement comme sa représentation
au sens d'une « simple représentation », au sens d'un « portrait » ou d'un
« concept ». Les deux significations successivement reconnues par la
problématique au concept de représentation se rejoignent lorsqu'elles
s'appliquent au sentiment si la représentation ontologique, l'acte
de présenter quelque chose dans le milieu de l'être opposé et comme
identique à celui-ci, n'est plus que l'acte de présenter une image de
ce quelque chose. C'est en ce sens que le sentiment est représenté, au sens
où sa représentation n'est jamais et ne peut être qu'une « simple représen-
tation ». Que la représentation du sentiment ne soit jamais et ne
puisse jamais être qu'une_ « simple représentation », n'est pas une
propriété isolée donnant l'occasion à une psychologie soucieuse du
détail d'énoncer une loi parmi d'autres. La réalité du sentiment est
la réalité de l'absolu. Que celui-ci ne puisse être saisi en lui-même ni
atteint dans la représentation, qu'il ne trouve jamais en elle et dans
le milieu pur qu'elle déploie que sa simple « image », c'est là ce qui
fait de celui-ci, du milieu de la représentation et de la transcendance
en général, le milieu ontologique de l'irréalité.
C'est à la lumière de cette signification décisive d'une loi éidé-
tique suprême qui divise l'élément pur de la phénoménalité en celui
de la réalité où l'apparence est l'essence et, d'autre part, de l'idéalité
L'AFFECTIVITÉ 803

et précisément de l'irréalité où elle n'est qu'une image, que doit être


mise en question l'affirmation de Scheler selon laquelle « il y a dans
la sphère du Fiihlen une différence qui correspond à la différence de la
perception et de la représentation (Vorstellen), c'est-à-dire d'une
possession directe ou indirecte » (1). Une telle différence assurément
existe. La perception de la souffrance d'un ami ne se ramène en aucune
façon à la simple représentation de cette souffrance ou encore à son
souvenir. Je peux également imaginer la souffrance qui serait la
sienne dans une situation donnée, dans le cas par exemple de la
perte d'un être qui « est tout pour lui ». Il nous est possible d'une
manière générale d'imaginer des sentiments que nous n'avons jamais
perçus et qui peut-être ne l'ont jamais été. Ces sentiments imaginaires
diffèrent évidemment de ceux qui nous sont donnés dans la percep-
tion et nous établissons entre eux une distinction immédiate. Une
différence du même genre existe entre le fait de sentir un sentiment
en s'en souvenant ou encore en se le représentant simplement et celui
de le sentir au contraire comme une existence et une réalité actuelle,
comme quelque chose en présence de quoi la conscience se trouve
réellement, de le sentir précisément dans la perception. En celle-ci,
dans le mode d'accomplissement perceptif du sentir, il y a une
« possession directe » du sentiment par la conscience, tandis que
cette possession n'est qu'« indirecte » dans le cas ou l'intuition affec-
tive revêt la forme d'un acte de l'imagination, du souvenir, de la
reproduction, de la simple représentation en général.
Que peut signifier cependant la possession directe du sentiment
par la conscience qui le perçoit affectivement si, comme la problé-
matique l'a montré, le contenu de celui-ci échappe par principe à
toute perception possible ? Et si le contenu du sentiment échappe
par principe à toute perception possible, s'il ne peut être réellement
donné mais seulement représenté, « simplement représenté » en

(1) Idole, 42-43-


74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

elle, où réside alors la différence entre la perception et « la simple


représentation » d'un sentiment ? Ce qui se propose devant le regard
intentionnel, quelle que soit la nature de celui-ci, perception ou
simple représentation, c'est, on l'a vu, non le sentiment lui-même
mais « quelque chose qui vaut pour lui ». Quelque chose qui, sans
être le sentiment lui-même, vaut pour lui, y renvoie, quelque chose
qui signifie le sentiment, c'est là ce qu'il convient d'appeler propre-
ment une signification affective. Toute signification affective est par
essence transcendante et par là même « vide ». En cela elle diffère de toutes
les autres significations visées par la conscience et qui sont susceptibles
de recevoir un remplissement intuitif adéquat ou partiel. La signifi-
cation affective au contraire se refuse par principe à recevoir un
remplissement de ce genre, tout remplissement intuitif en général,
et cela parce que le sentiment précisément n'est rien qui puisse être
rencontré dans l'intuition. C'est pourquoi le caractère de signifi-
cation visée à vide avec lequel elle se présente et qui lui appartient
comme sa propriété la plus remarquable, n'est pas provisoire, c'est
une propriété éidétique et, comme telle, insurmontable.
Le remplissement d'une signification désigne cependant le pas-
sage à la perception, à l'intuition effective et concrète qui donne
« en personne ». D'où vient, dès lors, le caractère perceptif du sentir
dans le cas où le contenu de celui-ci est constitué par le sentiment ou
plus exactement par une signification affective dont le propre est
justement de refuser tout remplissement intuitif possible en général ?
Ce qui se trouve visé comme un sentiment, avec cette signification,
se trouve visé encore comme quelque chose d'imaginaire, comme
quelque chose de passé ou de futur, comme quelque chose qui n'est
que la simple « copie », le « représentant », l'« analogue » d'un senti-
ment réel ou au contraire comme celui-ci, comme un sentiment réel-
lement éprouvé et vécu. La « réalité » du sentiment, visée dans la per-
ception affective, est une signification, un caractère du noème et, comme
tel, un caractère irréel analogue en lui à tous ses autres caractères,
803
L'AFFECTIVITÉ

au caractère en vertu duquel ce qui est visé se trouve visé précisé-


ment « comme un sentiment » ou encore, dans le cas de l'imagina-
tion, comme un sentiment « en image », dans le cas de la simple
représentation, comme un sentiment « reproduit », dans le cas de la
mémoire, comme un sentiment « passé », etc. Les différences qui s'ins-
tituent entre les divers modes du sentir ou plutôt entre ce qui constitue chaque
fois leur contenu, entre ce qui est visé dans la simple représentation du senti-
ment ou au contraire dans sa perception, n'ont, en ce qui concerne celui-ci,
qu'une signification idéale, ce sont précisément des différences entre
des significations idéales. Rien d'étranger à celles-ci, aucun contenu
intuitif susceptible de les remplir, ne distingue ici une perception
d'un acte de reproduction ou de représentation fondé sur elle.
De telles différences comme différences purement idéales entre
des significations elles-mêmes idéales, entre les propriétés irréelles
des noèmes, n'en ont pas moins leur réalité propre, à savoir leur
évidence phénoménologique, et à ce titre elles sont irrécusables (i).
C'est pourquoi on ne saurait accepter sans réserve la conclusion de
la critique dirigée par Sartre contre la thèse des « abstraits émotion-
nels » de Baldwin. Que ceux-ci ne puissent se comprendre qu'à
partir des « intentions vides », des « purs projets d'émotion » qui
les visent, et se présentent ainsi en réalité comme des « significations
sans matière », n'autorise nullement à appeler celles-ci des « images
affectives » (2). Les significations affectives ne se limitent pas aux images,
elles comprennent aussi, et c'est là l'essentiel, des perceptions. Ou
bien il faut entendre par image, non plus le corrélat d'une inten-
tionnalité spécifique, mais le milieu pur où se meut toute intentionna-
lité possible en général, Yens imaginarium que projette l'essence comme
son néant, la dimension ontologique de l'irréalité. Les significations
affectives précisément appartiennent à ce milieu et le déterminent,

(1) De telles différences se fondent d'ailleurs sur la différence réelle des inten-
tionnalités qui visent chaque fois et constituent ces propriétés noématiques.
(2) EN, 396.
742L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

la dissociation noématique de l'image et de la perception lui est inté-


rieure, celle-ci comme celle-là laisse échapper la réalité du sentiment.
Que la perception comme l'image laisse échapper la réalité du
sentiment, c'est ce que la pensée qui, dans le domaine de l'être,
confère tout pouvoir à l'intentionnalité et à son fondement ultime,
la transcendance, n'admettra pas facilement. Ici renaissent les objec-
tions. La perception de la souffrance d'un autre homme par exemple
n'atteint-elle pas réellement cette souffrance, une souffrance réelle,
réellement éprouvée et vécue par lui ? Comment prétendre réduire
celle-ci à une signification vide ? Ne fournit-elle pas au contraire à
la visée perceptive intentionnelle un remplissement intuitif concret ?
De même dans le cas de la relation de l'ego à lui-même, la percep-
tion d'une douleur ou d'une honte, si elle peut dans une certaine
mesure les troubler, ne saisit-elle pas encore quelque chose de vivant,
l'être-troublé d'un sentiment réel, réellement éprouvé et vécu ?
Ou bien ces prétendues évidences, dissoutes par l'analyse, n'appor-
tent-elles pas à celle-ci la confirmation de ses résultats ? Que l'expé-
rience humaine ne se laisse réduire, ni dans le cas de la relation à
autrui, ni dans celui de la relation à soi-même, à un jeu de signifi-
cations idéales et vides, que soit présent au contraire en elle, comme
ce qui fait chaque fois son caractère concret et sa gravité, quelque
chose comme la réalité d'un sentiment réellement éprouvé et vécu,
cela est vrai. Que la réalité de celui-ci, cependant, ne soit point
saisie par la perception, qu'elle ne constitue jamais son corrélat
intentionnel et ne s'exhibe jamais en lui comme son contenu mani-
feste, c'est ce qui apparaît avec évidence dans l'expérience d'autrui.
La souffrance atteinte en celle-ci, dans le cas de la perception, est
précisément la souffrance de l'autre, c'est par lui, par un autre ego,
qu'elle est réellement vécue, par lui et en lui qu'elle trouve sa réalité.
La réalité de la souffrance est, dans l'autre, son affectivité, son auto-
révélation à elle-même dans la sphère d'immanence radicale qui
constitue précisément comme telle l'ipséité de l'autre. La souffrance
L'AFFECTIVITÉ 803

atteinte dans la perception d'autrui n'est au contraire qu'une souf-


france visée, la signification par essence vide d'une souffrance qui se
trouve déterminée en outre comme souffrance « réellement vécue »,
« vécue par l'autre », c'est-à-dire par un ensemble de significations
jointes à la première et idéales comme elle. C'est précisément parce
que la souffrance réelle visée dans la perception d'autrui ne s'identifie
pas au contenu phénoménologique de cette perception mais lui est
au contraire foncièrement étrangère, comme elle est étrangère à
l'affectivité de cette perception, qu'elle se trouve posée comme la
souffrance d'un autre, qu'un autre ego se trouve posé en face de
l'ego percevant. La pluralité des sphères subjectives d'expérience, la
pluralité des ego repose sur la pluralité des sphères d'expérience affective
réelle et est exigée par elle.
Le partage entre une sphère d'expérience affective réelle où le
sentiment est donné dans son affectivité et par elle et, d'autre part,
la sphère idéale des significations visées dans la perception n'appa-
raît pas seulement, toutefois, dans le cas de la relation à autrui,
l'expérience de soi l'exige et le présuppose de la même manière.
Ce n'est pas à un regard intentionnel, thématique ou non, au regard
de l'attention ou de la perception, pas davantage à celui des inten-
tionnalités de la conscience originelle du temps qui constituent
l'objet du sens interne, ce n'est pas comme un objet, quelle que soit
la nature de celui-ci, comme un corrélat transcendant, que se donne
à moi le sentiment que j'éprouve réellement. Dans le milieu vers
lequel se dépasse l'intentionnalité il n'y a ici encore rien d'autre
qu'une signification, quelque chose qui est visé « comme une honte »
ou « comme une douleur » et, de plus, comme une honte ou une
douleur « réellement vécue par moi ». Mais la douleur réellement
vécue par moi ou la honte réelle n'est donnée qu'en elle-même, dans
son affectivité, dans une sphère d'immanence radicale, et demeure
comme telle foncièrement étrangère au milieu vers lequel se trans-
cende la perception, aussi étrangère à ce milieu qu'une douleur
M. H E N R Y 26
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

ou une honte éprouvée par un ego autre que le mien. Il arrive seule-
ment que, dans l'expérience de soi, la douleur ou la honte étant
contemporaine de la perception ou plutôt identique à celle-ci et à
sa réalité, la pensée commune ou philosophique, incapable d'insti-
tuer les distinctions fondamentales où se découvre chaque fois la
source du réel, attribue au pouvoir de la perception et comprend
comme donné en elle ce qui la donne, la tonalité affective qui la
détermine.
L'illusion selon laquelle la visée perceptive dirigée sur un senti-
ment atteint quelque chose de réel a, dans le cas de l'expérience
d'autrui, une origine : quelque chose de réel en effet se donne à
cette perception, à savoir le corps de l'autre. Car c'est la réalité de ce
corps, son être-étendu qui paraît dans l'être-étendu-devant auquel
s'ordonne la perception. A l'être-étendu du corps, à son être-là dans
l'étendue ne se réduit nullement, il est vrai, le corps de l'autre dans
la communication. Il faut, comme l'a justement noté Scheler, une
modification fondamentale du regard, une attitude nouvelle et à
vrai dire exceptionnelle comme celle de l'étudiant opérant une dis-
section, pour que ce qui se donne essentiellement et d'abord comme
une structure signifiante n'apparaisse plus, dépouillé de sa signi-
fication, que comme un être-là mort dans l'étendue et comme une
partie de celle-ci, pour que l'œil ou plutôt le regard ne soit plus rien
d'autre précisément qu'un « globe oculaire ». C'est une signification
précisément qui, dans l'expérience immédiate, s'ajoute au donné étendu
pour constituer synthétiquement avec lui quelque chose comme une totalité
signifiante. La joie perçue dans un sourire et qui fait de celui-ci, il
est vrai, ce qu'il est, non un mouvement objectif dans l'étendue mais,
comme le dit Scheler, une structure « représentative », n'est pas la
joie réelle de l'autre mais quelque chose qui précisément la « repré-
sente », la désigne, y renvoie, la joie réelle de l'autre mais visée
seulement à travers son corps et non pas réellement saisie dans la
perception de celui-ci, bref une signification vide.
803
L'AFFECTIVITÉ

Une situation analogue se produit dans la sphère d'expérience où


l'ego se rapporte à lui-même lorsqu'à la signification affective visée
par la perception se joint un élément réel, à savoir le corps organique
ou la partie de ce corps dans laquelle le sentiment visé se trouve
localisé. Pareille situation est justement celle qu'on observe dans le
cas du sentiment sensoriel ou du sentiment vital dont l'être a été
élucidé par la problématique. Comment une détermination spatiale
réelle (il s'agit bien entendu de la spatialité sui generis du corps orga-
nique) peut, en se liant synthétiquement au contenu noématique
affectif idéal visé dans la perception, en lui conférant sa réalité, créer
l'illusion qu'un tel contenu est un contenu réel, que la perception
atteint un sentiment réel, on le comprend ici, comme on comprend
pourquoi le choix de Scheler se porta précisément sur le sentiment
sensoriel et sur le sentiment vital lorsqu'il voulut montrer que la
réalité du sentiment pouvait, dans certains cas, être une réalité étendue
et se proposer comme telle. Mais la tâche de la philosophie est juste-
ment de dissiper l'illusion et elle le fait, comme le voulait Kierkegaard,
en recourant à la distinction, en dissociant de manière rigoureuse le
mode d'existence et le genre de réalité qui sont respectivement ceux
de l'être-visé dans la perception affective, du corps organique où le
sentiment visé est localisé, du sentiment réel enfin, réellement éprouvé
et vécu, donné dans son affectivité et échappant par principe à toute
perception possible, que ce soit celle de la signification affective qui
se réfère à ce sentiment ou du corps organique où il est situé.
La dissociation de ces divers éléments conduit à une nouvelle
distinction, celle qu'il convient d'établir entre le cas du sentiment
sensoriel ou vital précisément, où le sentiment visé par la perception
et situé par elle dans le corps organique est précisément « le même »
que le sentiment réellement vécu par l'ego percevant et y renvoie,
et celui au contraire où le sentiment visé est un sentiment différent,
un sentiment passé, imaginaire ou encore appartenant à autrui.
Toutes les distinctions qui, d'une manière générale, peuvent et doi-
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

vent être faites par une philosophie de l'affectivité soucieuse de son


objet ou par une psychologie phénoménologique, ne reçoivent une
signification valable que si elles se réfèrent à cette distinction fonda-
mentale d'une affectivité réelle et d'une affectivité irréelle, et dans la
mesure où elles peuvent le faire. Si l'on oppose par exemple, à la
manière de Scheler, les sensations et les états affectifs aux actes inten-
tionnels et, plus particulièrement, aux perceptions affectives qui
les visent (i), il convient de faire chaque fois le partage dans le phéno-
mène décrit, dans ce qui se donne comme affectif, entre ce qui est
réel, entre l'être-vivant du sentiment réellement éprouvé et vécu, et
ce qui n'a au contraire que la signification d'être tel, entre la tonalité
de l'acte ou de la perception considérée et son corrélat noématique
affectif irréel, qu'il s'agisse d'un « sentiment », d'une « qualité affec-
tive » ou d'une « sensation ».
De même les modifications diverses subies par les sentiments
dans leur histoire parallèlement aux modifications fondamentales
qui affectent et déterminent l'attitude de l'homme à l'égard du
monde et de lui-même, les modifications qui interviennent dans
le cas, par exemple, d'un détournement de la visée perceptive ou
de l'attention de la valeur primitivement saisie dans la chose vers
le sentiment éprouvé en présence de cette valeur, dans le cas du regard
auto-érotique glissant de l'objet aimé et de son contenu axiologique
sur les tonalités sensorielles propres du sujet (2), dans le cas où se
produit d'une manière générale quelque chose comme une esthé-
tisation du sentiment à l'égard duquel il est loisible à la conscience,
dès lors, de prendre position dans les modes du jouir ou du souffrir,
dans le cas encore de la relation avec autrui lorsque l'insertion des
états affectifs vécus par les diverses consciences dans le processus
dialectique de leur lutte rend chacun de ces états transcendant pour

(1) Cf. F, 269 ; S, 3-4 ; Idole, 17, note.


(2) Ivà-dessus, cf. Idole, 90.
L'AFFECTIVITÉ 803

celui-là même qui le vivait avant d'en faire un élément de son prestige
dans le milieu ouvert de la reconnaissance, ces transformations et
ces altérations de la vie affective, les situations phénoménologiques
complexes auxquelles elles donnent lieu, ne peuvent être pensées
et décrites qu'à la lumière des structures ontologiques fondamentales
où se définit en chacune de ces situations, à travers chacune de ces
transformations, la réalité du sentiment et ce qui n'est au contraire
chaque fois qu'un corrélat noématique intentionnel, une signification
affective transcendante et par là même irréelle.
La dissociation ontologique fondamentale de l'affectivité réelle
et de l'affectivité irréelle éclaire la critique dirigée par la problématique
contre la thèse de l'existence de sentiments « faux », « illusoires »
ou « imaginaires » et lui confère un fondement plus assuré. Une telle
critique revenait, on s'en souvient, à montrer que 1' « apparence »
sous laquelle le sentiment était censé se présenter tout d'abord
pour s'évanouir ensuite avec elle, n'était pas le sentiment réellement
éprouvé par la conscience mais seulement l'interprétation que celle-ci
se donnait à elle-même de ses propres tonalités, de telle manière
que l'erreur ou l'illusion ne résidait jamais dans celles-ci mais préci-
sément dans cette interprétation qui en était proposée et, d'une manière
générale, dans l'inadéquation de principe qui existe entre le langage
du sentiment et celui de la pensée. Ce dernier cependant ne se ramène
en aucune façon à un pur jeu de significations intellectuelles, c'est à
la lumière des significations affectives qu'elle projette ou qui lui
sont données dans le monde où elle vit que l'existence se comprend
et, le plus souvent et d'abord, se méprend à son sujet, de telle manière
que l'illusion dont elle est victime n'est pas seulement une erreur
du jugement mais précisément une illusion affective. Qu'une illusion
de ce genre existe ne met pas en cause, on le voit, la vérité absolue
du sentiment considéré dans sa réalité, elle trouve son origine dans
le caractère inadéquat de la signification affective à la lumière de
laquelle cette réalité du sentiment est comprise dans la compréhen-
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

sion existentielle immédiate de soi-même, et dans ce qui fonde un


tel caractère et, ultimement, l'inadéquation principielle de toute
compréhension existentielle affective de soi-même ou d'autrui,
dans la différence ontologique fondamentale de l'affectivité réelle et de l'affec-
tivité irréelle.
Une telle différence permet de préciser ce qu'il convient d'entendre
par « sentiments imaginaires », lesquels sont donnés précisément
comme une source d'erreurs ou d'illusions dans la vie affective. Ou
bien il s'agit de sentiments éprouvés en présence d'objets imaginaires
et des significations affectives dont ils sont porteurs ou qui leur sont
liées, des sentiments réellement éprouvés par la jeune fille tandis
qu'elle revit l'histoire d'Yseult en s'identifiant plus ou moins avec
elle, et alors il faut reconnaître que de tels sentiments sont ce qu'ils
sont, sont réels, absolument vrais et qu'il n'y a place en eux ni pour
l'erreur, ni pour l'illusion, ni pour rien d ' « imaginaire ». Ou bien
par sentiments imaginaires on entend les grandes directions affectives
empruntées le plus souvent au monde ambiant et qui dirigent la
compréhension affective de soi-même, la manière dont le sujet
« vit » et sent ses propres sentiments, et alors on se trouve en présence
de significations sinon imaginaires du moins irréelles et qui, à ce
titre, sont elles aussi ce qu'elles sont et ne comportent par suite rien
de faux ou d'illusoire, rien d ' « imaginaire » en ce sens. Ce qui est
faux, illusoire, « imaginaire », c'est la subsomption de certains senti-
ments sous certaines significations qui ne leur correspondent pas,
c'est le fait de prendre pour une détermination de la vie ce qui n'est
que visé par elle et, dans le cas de la jeune fille, ses propres sentiments
pour ceux d'Yseult. Une telle confusion qui est proprement celle
de la réalité et de l'irréalité ne s'accomplit pas seulement, toutefois,
sur le plan de la vie irréfléchie et elle n'est pas non plus le privilège
des êtres romanesques, la problématique la commet de son côté aussi
longtemps que, faute de disposer des catégories ontologiques fonda-
mentales de la réalité et de l'irréalité, elle se montre précisément
803
L'AFFECTIVITÉ

incapable de les distinguer et, les mêlant l'une à l'autre inextricable-


ment, établit de ce mélange rendu homogène en dépit de l'hétéro-
généité structurelle de ses composantes, quelque chose comme des
modes ou des degrés de concentration, des « degrés de réalité » ou
de « profondeur », depuis les sentiments authentiques et « vrais »,
situés au « centre » de la personne, jusqu'aux sentiments « illusoires »
ou « imaginaires » de l'hystérique qui « sont bien vécus mais pour
ainsi dire avec la périphérie de nous-mêmes » (i).
Ou bien à la place de cette confusion, ou plutôt comme une
nouvelle façon pour elle de s'accomplir, on trouve, avec l'omission
pure et simple de la dimension ontologique fondamentale de la
réalité, l'assimilation de tous les sentiments susceptibles d'être vécus
par l'homme à des sentiments simplement visés par lui, la réduction
de l'être du sentiment à celui d'une structure transcendante irréelle.
Ainsi en est-il chez Sartre. L'affirmation selon laquelle « un sentiment
est sentiment en présence d'une norme, c'est-à-dire d'un sentiment
du même type mais qui serait ce qu'il est » (2) ne laisse pas subsister,
malgré l'apparence, en face du sentiment normatif, de la signification
affective idéale visée par ma conscience, un sentiment réel, le désir par
exemple de réaliser cette signification dans l'existence concrète, toute
la réalité du sentiment en fait, la réalité de l'affectivité elle-même, se
trouve rejetée du côté du corrélat intentionnel de la conscience, dans
la sphère ontologique de l'irréalité précisément, et, par là même,
détruite. Tous les sentiments chez Sartre sont des sentiments irréels,
et cela non par hasard : en confiant au néant le pouvoir de rendre
manifeste tout ce qui est, et le sentiment lui-même, la problématique
abandonne nécessairement celui-ci au milieu que s'oppose ce pouvoir
comme ce qu'il n'est pas. La conscience est le néant de tous les senti-
ments y compris de ceux qu'elle éprouve elle-même. C'est pourquoi

(1) PhP, 435.


(2) EN, 135.
74 2
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

en réalité elle ne les éprouve pas, séparée d'eux qu'elle est par son
néant. Elle cherche seulement à les éprouver mais ils sont là devant
elle comme des masses transcendantes qu'elle ne peut rejoindre. La
souffrance par exemple n'est présente au cœur de la conscience que
comme ce dont elle manque. « Cette souffrance opaque, énorme »,
m'échappe « et je ne peux la saisir, je ne trouve que moi, moi qui
me plains... gémis, dois pour réaliser cette souffrance que je suis,
jouer sans répit la comédie de souffrir » (i). Ainsi se produit sur le
plan de la conscience irréfléchie déjà la scission qui sépare l'existence
de ses propres sentiments et la condamne, subjectivité vide et en
elle-même atonale, à les « jouer ». Ainsi vaut contre sa propre philo-
sophie la critique adressée par Sartre à La Rochefoucauld, celle de
ne connaître qu'une affectivité pervertie par le regard et comme telle
essentiellement différente de l'affectivité originelle. Ainsi s'accomplit
avec la détermination absurde de la réalité de la souffrance, de son
« être-en-soi » comme être nié et néantisé, comme être transcendant,
avec la détermination de la réalité du sentiment comme irréalité, le
renversement des catégories ontologiques fondamentales et, dans
ce renversement, avec l'inextricable confusion qu'il engendre, celui
de la philosophie elle-même.
La distinction ontologique fondamentale de l'affectivité réelle
et de l'affectivité irréelle permet d'éclaircir enfin un dernier caractère
du sentiment, celui en vertu duquel il se présente comme une réalité
à laquelle il peut ou ne peut pas être « co-senti ». Un tel caractère se
trouve précisément interprété par Scheler comme susceptible de
faire apparaître entre nos divers sentiments des différences radicales
qui justifient leur répartition selon des régions étrangères les unes
aux autres, comme un nouveau motif de scinder l'affectivité en diffé-
rents plans ou niveaux. C'est l'impossibilité de co-sentir un sentiment
sensoriel, que ce soit celui d'un autre homme ou d'un animal, ou

(i) EN, 135.


L'AFFECTIVITÉ 803

encore mon propre sentiment sensoriel passé, qui l'isole et l'oppose


à tous les autres sentiments, vitaux, de l'âme ou spirituels. C'est
cette même impossibilité qui fait du monde des sentiments sensoriels
et des sensations organiques un monde à part où il n'est pas possible
de pénétrer, sinon à celui précisément qui éprouve ces sentiments et
ces sensations. Voilà pourquoi la définition fameuse « est psychique
ce qui, à un moment donné, n'appartient qu'à un seul » ne vaut en
réalité que pour les sentiments sensoriels. Qu'elle soit valable pour
eux, toutefois, rend manifeste la signification ontologique et méta-
physique de l'univers qu'ils composent, de ce « plan somatique »
dont l'importance apparaît ainsi décisive pour l'expérience d'autrui
qui s'arrête devant lui tandis qu'elle pénètre au contraire tous les
autres contenus psychiques. « Dans la mesure où l'homme est capable
de s'élever au-dessus de ses états corporels, de considérer son corps
comme un simple objet et de débarrasser ses faits psychiques des
sensations organiques qui y sont adhérentes, il voit la vie psychique
de ses semblables s'étaler devant lui. »
Voir la vie psychique de ses semblables s'étaler devant soi,
ce n'est encore toutefois, la problématique l'a montré, qu'en per-
cevoir la signification affective, la saisir mais sous la forme de celle-
ci, comme quelque chose d'irréel. L'affirmation selon laquelle « on
peut « ressentir » la même souffrance... qu'autrui » (i) n'a que ce sens
relatif. A cette possibilité de ressentir la souffrance d'autrui on ne
saurait donc opposer, comme le fait Scheler, l'impossibilité d'éprou-
ver sa douleur. Car l'être-intérieurement-éprouvé de la souffrance
d'autrui, sa réalité m'échappe dans la même mesure et de la même
façon que la réalité de sa douleur. L'une et l'autre au contraire, le
sentiment sensoriel par conséquent aussi bien que le sentiment
psychique, me sont accessibles dans la perception « comme douleur
ou souffrance réellement vécue par l'autre » et à ce titre seulement.

(I) S , 373-
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

Les significations vides de l'affectivité irréelle constituent tout le


contenu auquel il est co-senti dans la perception, de telle manière
que cette possibilité de co-sentir des sentiments les concerne tous
également, qu'il s'agisse d'une souffrance psychique ou d'une douleur
sensorielle. Ce qui échappe à cette possibilité, au contraire, et se
refuse à elle par principe, c'est, dans tous les cas, et quelle que soit
la nature du sentiment considéré, la réalité de celui-ci. La possibilité
ou l'impossibilité de co-sentir des sentiments ne saurait donc établir
entre eux aucune différence de nature, elle concerne en chacun d'eux
et chaque fois, la première la signification dans laquelle ils sont visés
à vide, la seconde leur réalité.
C'est pourquoi lorsque Scheler affirme encore « je peux co-sentir
de façon réelle la fatigue d'un oiseau, mais non point jamais ses états
affectifs de caractère sensoriel qui me sont totalement impénétra-
bles » (i), le paralogisme qu'il commet est clair, car il n'oppose pas
ici, malgré l'apparence et comme il croit le faire, le sentiment sen-
soriel et le sentiment vital mais, d'une part, un sentiment sensoriel
réel auquel, il est vrai, ni Scheler ni l'oiseau lui-même ne peuvent
co-sentir et, d'autre part, un sentiment vital irréel auquel il est pos-
sible, non point toutefois parce qu'il s'agit d'un sentiment vital
mais en raison de son irréalité seulement, de co-sentir. Ici encore
la distinction ontologique rigoureuse de l'affectivité réelle et de
l'affectivité irréelle permet seule à l'analyse de nos sentiments de
ne pas se perdre dans des oppositions qui n'en sont pas, de ne pas
prendre l'accidentel pour l'essentiel et de saisir précisément la
nature de celui-ci, la réalité du sentiment constitutive de son affec-
tivité, dans son hétérogénéité foncière au domaine de la perception
et ultimement de la transcendance, dans son immanence radicale.

(i) F, 348.
L'AFFECTIVITÉ 803

§ 6 8 . A F F E C T I V I T É ET ACTION

La détermination ontologique de l'immanence radicale du senti-


ment rend possible une élaboration systématique du problème de
l'action considérée dans son fondement, c'est-à-dire précisément
dans sa relation à l'affectivité elle-même comme telle. La relation
de l'affectivité et de l'action aperçue par Kant mais dépourvue chez
lui de tout caractère fondamental, rejetée bien plutôt hors de la
sphère de l'action proprement dite, de l'action morâle et libre, et
abandonnée au domaine des simples consécutions empiriques de la
sensibilité et à son déterminisme, fait au contraire chez Scheler
l'objet d'une problématique dont le thème est justement la reconnais-
sance de sa signification universelle. Une telle relation reconnue
dans sa signification universelle se propose tout d'abord, il est vrai,
comme indirecte, elle ne s'établit que par la médiation d'un troi-
sième terme, le monde des valeurs auquel la pensée de Scheler
confère une importance décisive et par rapport auquel elle s'organise
et le plus souvent se définit. C'est parce que l'affectivité est comprise
côffime le pouvoir de révéler originairement les valeurs qu'elle
intervient comme un élément inséparable de l'action, laquelle présup-
pose précisément comme sa condition la mise à découvert des conte-
nus axiologiques vers lesquels elle s'oriente et dont elle poursuit
l'obtention ou la réalisation. Cette orientation qualitative préalable
vers des contenus axiologiques déterminés, c'est là ce qui constitue
proprement l'être de la tendance, laquelle « comporte » ainsi par
essence « une perception affective concernant une valeur quelconque,
perception affective qui est à la base de ses composants imaginatifs
ou de signification » (1). Toute tendance par conséquent, tout désir,
toute impulsion présupposée par l'action comme ce qui la suscite
et lui assigne un but défini, présuppose à son tour une perception

(1) F, 351-352.
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

affective sans laquelle elle ne serait pas, puisqu'elle consiste tout


entière dans une détermination émotionnelle ouverte à une valeur
et mue par elle, dans ce mouvement vers un contenu axiologique
pré-donné.
Considérons l'une des impulsions fondamentales de la nature
humaine, la libido. Elle ne saurait s'expliquer à partir de la simple
sensation voluptueuse et comme une tendance précisément à éprouver
de nouveau cette sensation. L'orientation qualitative de la tendance,
en effet, est ce qu'il faut fonder et on ne peut le faire comme Freud
de façon mécaniste et associative. La faim du nourrisson, par
exemple, ne naît pas d'une association entre le sein maternel et les
impressions de plaisir qui s'y attachent, c'est, dit Scheler « une impul-
sion instinctive ayant d'emblée une orientation déterminée » et
impliquant à ce titre, « sinon une image de la nourriture..., du moins
une intuition de la valeur de la nourriture » (x), c'est-à-dire précisé-
ment une perception affective de cette valeur. D'une manière générale,
la libido présuppose la perception affective des valeurs caractéris-
tiques de la sexualité opposée et cette perception est présente dans
les manifestations de la première enfance à laquelle manque cepen-
dant toute représentation concrète du sexe opposé, toute connais-
sance objective de sa structure. La phase de vagues pressentiments
qui est celle de cette période de la vie, le comportement sexuel indiffé-
rencié ou polymorphe dans lequel elle s'exprime déjà le plus sou-
vent, atteste justement l'effectivité de la saisie des valeurs sexuelles
antérieurement à toute représentation ou connaissance proprement
dite et la détermination par elle, par la perception affective, des
modes primitifs de la conduite et de l'action en général.
C'est la transcendance pourtant, en aucune façon l'affectivité,
la problématique l'a montré, qui dans la perception affective découvre
et rend manifestes les contenus axiologiques susceptibles de susciter

(i) 5 , 295.
L'AFFECTIVITÉ 805

l'action et en même temps d'en définir les directions et les buts.


Des contenus axiologiques découverts dans la transcendance de la
perception et par elle ne peuvent susciter l'action, toutefois, en
définir les directions et les buts, que pour autant qu'ils nous affectent,
pour autant qu'ils déterminent en nous l'essence ultime et le fonde-
ment de toute affection possible en général, à savoir l'affectivité.
Telle est la signification universelle de la critique qui fut dirigée
contre Kant : au même titre que la représentation de la loi ou qu'une
représentation empirique quelconque, que n'importe quel contenu
transcendant en général, ce qui se propose comme le corrélat axio-
logique noématique de la perception revêt aussi une forme subjec-
tive, se propose subjectivement comme une détermination de l'affec-
tivité et comme vin mobile. Ici parvient à nouveau dans l'évidence
la nature de la relation originelle qui unit l'affectivité et l'action,
comme relation s'accomplissant, non par la médiation d'un contenu
transcendant, mais dans l'immanence, immédiatement, comme la
détermination immédiate de l'action par une tonalité affective donnée.
La détermination immédiate de l'action par une tonalité affec-
tive, par un état affectif donné, est reconnue par Scheler. L'éluci-
dation systématique des déterminants affectifs de l'action juxtapose
à l'affectivité de la perception affective de la valeur qui oriente
l'action « l'état affectif, quel qu'il soit, d'où sortent pour ainsi dire
par effraction la tendance et le vouloir et qui, à la différence de la
motivation, contient en soi le phénomène du « choc » physique (de
la vis a ter go) ». C'est pourquoi, ajoute Scheler, « un état qui joue un
rôle de ce genre peut être appelé aussi la source ou le ressort de la
tendance » (1). L'état affectif qui constitue la source de la tendance
et de l'action n'est pas différent, à vrai dire, de la perception affective
du contenu axiologique qui motive l'action ou, plus exactement, de
ce qu'il y a d'affectif dans cette perception. C'est précisément parce que

(1) F, 352.
8o6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

l'affection par la valeur revêt la forme subjective d'un état affectif et parce
que cet état est identiquement la source de l'action qu'il se présente et se
laisse déterminer comme un « mobile ». La reconnaissance de la détermi-
nation immédiate de l'action par l'affectivité demeure cependant
équivoque chez Scheler, et cela parce qu'elle ne peut recevoir sa
pleine signification qu'à la lumière de l'interprétation ontologique
fondamentale de l'affectivité comme immanence, interprétation qui
rend seule possible une saisie adéquate du caractère affectif de la
motivation, l'identification de l'état-source de l'action avec la réalité
affective de la perception et non avec la perception elle-même consi-
dérée dans sa transcendance.
L'orientation exclusive de la doctrine vers des considérations
d'ordre axiologique introduit encore une distinction contestable
entre les états affectifs « positifs » et « négatifs », les premiers étant
seuls capables de déterminer une « orientation du vouloir vers la
réalisation de valeurs positives et relativement supérieures » (i).
Ce qui fait l'ambiguïté d'une telle distinction, c'est qu'elle n'est pas
établie à partir de la considération des états affectifs tels qu'ils se
présentent d'eux-mêmes dans l'effectivité de leur contenu phénomé-
nologique chaque fois déterminé, dans la réalité de leur affectivité,
mais de manière indirecte, d'après la relation que ces états entre-
tiennent ou n'entretiennent pas avec des valeurs positives. La rela-
tion extrinsèque de l'affectivité à ces valeurs, sa prétendue transcen-
dance, ce que Scheler appelle la perception affective, se substitue
à nouveau, comme source de l'action, à l'affectivité elle-même consi-
dérée dans son immanence, à 1' « état affectif», la détermination immé-
diate de la première par la seconde s'efface derrière la simple déter-
mination médiate de l'action à partir des contenus axiologiques
visés dans la perception.
Cette impuissance à saisir l'affectivité comme source immanente

(i) F,360-361,note.
L'AFFECTIVITÉ 807

de l'action se fait jour notamment dans la critique dirigée par Scheler


contre la théorie, introduite par Locke et donnée depuis comme allant
de soi, selon laquelle le principe des diverses productions et réalisa-
tions auxquelles l'action donne lieu se trouve dans le besoin, dans le
sentiment du manque, bref dans des « états affectifs négatifs ».
Il est remarquable en effet que pour établir au contraire le caractère
positif de l'état affectif d'où procèdent ces productions et réalisa-
tions, d'où procède l'action, Scheler croit nécessaire et suffisant de
montrer que la perception affective d'une valeur est présente à
l'origine de cette action et comme sa condition. Si le besoin par
exemple ne peut être considéré comme la source première de l'acti-
vité créatrice, individuelle ou collective, c'est précisément parce
qu'il présuppose lui-même la perception affective des valeurs posi-
tives, des biens qui font défaut et dont il peut, dès lors, êtrè le besoin.
Le besoin, d'ailleurs, au sens de Locke, le besoin du consommateur^
est toujours « le produit d'un devenir historique et psychologique » (1),
il est second par rapport à la production des biens dont l'existence
l'éveille et le détermine, production qui présuppose justement la
perception affective préalable de la valeur de ces biens. Et cela vaut
au même titre pour « les biens culturels », dont la production repose
sur la saisie des valeurs spirituelles, et pour les « biens de civilisation»
qui sont co-déterminés par les instincts et les stimuli instinctifs. La
pression de ces derniers ne suffirait pas à elle seule en effet à créer
le besoin, lequel, comme besoin de quelque chose, implique toujours
l'être-donné préalable, comme bien, de ce dont il est le besoin,
c'est-à-dire historiquement la production effective de ce bien (2).
Si la perception affective de la valeur qui oriente l'action signifie
toujours, cependant, une affection, si elle trouve par suite sa réalité
dans une détermination de l'affectivité, dans un état affectif donné,

(1) F, 358.
(2) I4-dessus, cf. ID., 357-359-
8 Z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

celui-ci, conditionné il est vrai par le contenu axiologique visé dans


la perception mais plus encore et d'abord conditionnant cette per-
ception même, est l'origine véritable et la source de l'action, son
motif, consubstantiel à l'action elle-même, subjectif et affectif comme
elle. Un tel état, origine et source de l'action, consubstantiel et
homogène à celle-ci, et qui n'est somme toute que son premier mo-
ment, est précisément le besoin. Que celui-ci implique la saisie
d'un contenu axiologique donné n'est pas même évident. Dans le
cas de la détermination de l'action par un stimulus instinctif, déter-
mination que la pensée causale interprète comme un processus en
troisième personne, comme unç consécution mécanique et aveugle
entre l'excitant et la réaction, celui-ci, l'objet de l'affection qui cons-
titue l'essence d'un tel phénomène, n'est pas nécessairement un
contenu d'ordre axiologique, la tonalité affective qui définit la
réalité de cette affection surgit et produit une action en l'absence de
toute perception affective orientée vers une valeur. Le besoin, dans
les modes élémentaires de la vie, se présente le plus souvent sous
cette forme, comme un simple malaise, comme la conscience par
essence affective et ici douloureuse de quelque chose qui est l'affec-
tant et demeure cependant comme tel axiologiquement indifférencié.
La faim est constituée par des « sensations internes » indépendamment
de la saisie perceptive de la valeur nourriture. De même en est-il
pour la libido qui est une tonalité affective avant d'être la saisie des
qualités axiologiques déterminées de la sexualité opposée ou propre.
Freud et, d'une manière générale, le sensualisme, bien qu'ils ne
disposent d'aucun concept ontologique de l'affectivité, ont raison
contre Scheler. L'affectivité qui détermine l'action est l'essence de l'affec-
tion, l'affectivité de la perception affective n'est qu'un cas particulier de cette
affectivité comme la perception affective elle-même n'est qu'un cas parti-
culier de l'affection. Cette évidence, dès lors, s'impose à la probléma-
tique : la positivité de l'état affectif qui est la source de l'action réside
dans sa réalité même, dans son affectivité, nullement dans la relation,
L'AFFECTIVITÉ 807

qu'il n'entretient d'ailleurs jamais lui-même, avec un contenu axio-


logique quelconque. Tout état affectif est par essence positif et le
besoin ou le manque immédiatement déterminé par un stimulus ins-
tinctif n'en est pas moins capable, en l'absence de toute perception
orientée vers une valeur, de provoquer une action. La distinction
d'états affectifs « positifs » ou « négatifs » est inessentielle, d'ordre
appréciatif ou axiologique, et son intervention dans la probléma-
tique ne peut qu'égarer celle-ci et lui masquer la vraie nature de la
relation ontologique originelle de l'affectivité et de l'action.
Que l'état affectif considéré en lui-même et non dans sa prétendue
relation à un corrélat axiologique transcendant, relation qui ne peut
que le vider de son contenu propre, détermine l'action, on le voit
chez Scheler lui-même dans la critique qu'il dirige contre la théorie
adlérienne de la surcompensation. Ce qu'une telle critique vise à
montrer, c'est, il est vrai, que la puissance créatrice de l'action ne
saurait être liée à un défaut, à une déficience organique ou psycho-
logique quelconque non plus qu'à sa conscience, au sentiment
négatif de déplaisir qui l'accompagne. En quoi consiste cependant
la positivité de l'état d'où découle l'action créatrice ainsi que les
productions supérieures auxquelles elle aboutit ? En lui-même, dans
sa réalité immanente et dans son affectivité. « Il existe incontestable-
ment, dit Scheler, une conscience spécifique de pouvoir positif,
accompagnée de la joie de pouvoir en tant que pouvoir, et c'est
cette conscience qui normalement produit dans un domaine déter-
miné un étalon (idéal) des réalisations effectives. » Ainsi le projet
de l'action s'enracine-t-il dans la réalité subjective et concrète de
l'existence corporelle, dans le Je peux et dans la tonalité qui lui
appartient par principe. Bien plus, l'« idéal » vers lequel ce projet
est orienté, le contenu dont il poursuit la réalisation et qui sert
d'étalon à celle-ci trouve lui aussi, de l'aveu même de Scheler, son
origine dans l'immanence absolue de la vie affective. Celle-ci ne
constitue pas seulement la source de l'action et la réalité de son accom-
8o6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

plissement subjectif, elle pose encore le but, « l'idéal » sur lequel se


règlent les diverses productions de l'activité créatrice. « Ce qui
appartient ainsi au domaine des forces les plus intimes demeure en
même temps un « idéal » qui, en tant qu'« irréalisable », peut accom-
pagner [une] vie tout entière. » Ainsi se renverse le rapport établi
par Scheler entre les contenus axiologiques noématiques de la cons-
cience et l'affectivité : ce ne sont plus les premiers qui déterminent
la seconde et en règlent, selon des lois éidétiques, les tonalités,
mais celle-ci au contraire, l'affectivité, qui détermine originellement
et fonde l'être même des valeurs. Cette détermination de l'action
et, de la même manière, des contenus axiologiques et des idéaux qui
l'orientent à partir de l'état affectif qui constitue la tonalité fonda-
mentale d'une existence et révèle « le domaine de ses forces les
plus intimes », ne définit pas seulement la relation « normale » de
l'affectivité et de l'action, elle se laisse encore reconnaître avec les
cas décrits par Adler et dans lesquels ce n'est pas le sentiment d'un
pouvoir positif mais au contraire celui de son absence qui fait surgir
par contraste et se former les idéaux de la surcompensation. Car
le sentiment de l'absence d'un pouvoir positif dans un domaine donné
n'est pas quelque chose de négatif mais suppose, comme le remarque
Scheler avec force, « une authentique conscience de pouvoir ou du
moins... le pouvoir encore indifférencié de la personne elle-même » (i)
et le transfert de ce pouvoir authentique dans un domaine où il ne peut
encore s'exercer, suppose en tout cas la réalité, à savoir l'être-donné dans
l'affectivité, d'un pouvoir quelconque, différencié ou non, capable déjà ou non de
s'exercer, l'être-donné de l'existence elle-même dans la réalité de son affectivité.
Que signifie cependant la relation originelle de l'affectivité et
de l'action ? En quoi consiste la détermination immédiate de celle-ci
par celle-là ? A l'intelligence de cette relation et de la détermination
qu'elle implique est essentielle la remémoration par la problématique

(i) F, 360-361, note.


L'AFFECTIVITÉ 807

de ce qui constitue l'être même de l'affectivité et de l'action, la remé-


moration de l'acte qui les circonscrit et les définit sur le plan ontolo-
gique. L'action est l'existence elle-même et son essence, elle est le
pouvoir qui la constitue, originellement éprouvé et vécu dans le
Je peux, et son exercice. L'affectivité est l'être de l'action, l'être du
Je peux, elle est, la problématique vient de le rappeler, l'être-donné-
à-elle-même de l'existence dans sa réalité, sa révélation originaire,
son essence. Parce que l'affectivité constitue l'essence de l'action,
l'essence du Je peux et de son vouloir, leur relation ne peut plus se
comprendre comme une relation entre des termes distincts, la déter-
mination de l'une par l'autre n'est plus réductible à une « action »
de la première sur la seconde comme sur une réalité séparée et diffé-
rente d'elle, à un processus de causation externe entre deux étants,
pas davantage à la motivation d'un comportement ou d'une conduite
par un état affectif et il est vrai de dire en ce sens que « je ne puis
chercher en moi l'état ou le sentiment qui me pousse à agir », et
cela non pas parce que « ce sont mes actes qui feront ce sentiment » (i)
mais parce qu'il n'y a dans le phénomène décrit aucune dualité, parce
que le sentiment est la réalité même de l'acte. La relation de l'affec-
tivité et de l'action est une relation interne, immanente, c'est-à-dire
aussi bien l'absence de toute relation. La relation de l'affectivité et
de l'action n'est pas une relation de l'action avec autre chose qui la
provoquerait du dehors ou qui la fonderait comme un fondement
étranger, c'est une relation de l'action à elle-même, en tant que cette
relation, constitutive de sa réalité, réside précisément dans son affec-
tivité, dans l'affectivité elle-même comme telle. C'est de cette façon
en effet que l'affectivité détermine l'action, non comme un antécé-
dent détermine un conséquent, non comme une cause, un motif ou
un mobile, mais comme son essence.
A la lumière de cette détermination de la structure interne de

(I) SARTRE, L'Existentialisme est un Humanisme, op. cit., 45.


8o6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

l'être seulement, de la détermination ontologique de l'affectivité


comme constituant la réalité même de l'action et son essence, devient
transparente et trouve son sens la thèse de Luther selon laquelle la
béatitude est la condition de l'action bonne, selon laquelle seul
l'homme heureux et bienheureux se conduit bien. S'il s'agit là en
effet d'autre chose que de la simple affirmation ontico-existentielle
d'une liaison habituelle ou même inévitable entre un état affectif
donné et le caractère de l'action qu'il détermine, si cette détermination
se propose au contraire comme une corrélation d'ordre éidétique,
celle-ci à son tour ne saurait être affirmée simplement, son enracine-
ment dans l'essence est l'exhibition de l'essence elle-même, la saisie
de l'état affectif comme constituant l'être-donné-à-soi-même du
vouloir, sa possibilité la plus intérieure et précisément sa réalité.
C'est pourquoi le concept même de corrélation, celle-ci fût-elle
entendue en un sens éidétique et non plus empirique, se révèle ici
impropre, s'il est vrai qu'il ne peut subsumer la relation fondatrice
de l'essence et de ce qu'elle fonde, son unité avec lui. Impropre par
conséquent est encore l'affirmation selon laquelle il existe une « même
sorte de corrélation... entre les valeurs d'actes et les sentiments qui
accompagnent l'effectuation de ces actes », selon laquelle « tout
vouloir donné comme bon est accompagné de sentiments de bonheur
centraux, tout vouloir donné comme mauvais est accompagné de
sentiments de peine également centraux » (i). Car le problème est
justement de savoir ce qu'il convient d'entendre par « est accompagné
de », ce qui constitue le lien du vouloir bon ou mauvais et du senti-
ment central qui l'accompagne, et la détermination ontologique de
ce lien, l'interprétation de l'affectivité comme constituant l'être-inté-
rieur du vouloir et sa réalité, rend singulièrement insuffisante sa saisie
sous la forme d'une simple « corrélation », laquelle ne peut plus, dès
lors, être que constatée.

(i) F,360-361,note.
L'AFFECTIVITÉ 807

L'insuffisance de la détermination du « lien » de l'état affectif et


du vouloir est identiquement celle de la critique dirigée par Scheler
contre les concepts moraux traditionnels de « récompense » et de
« punition ». Celles-ci, les biens qui servent de récompense, les maux
qui servent de punition, ne sauraient se confondre, selon lui, avec
les sentiments de bonheur ou de malheur liés à l'effectuation du vou-
loir bon ou mauvais, et cela parce qu'ils ne se situent pas au même
niveau de « profondeur », n'atteignent pas au même degré de « centra-
lité » (1). Assurément l'idée d'un état affectif synthétiquement lié
au vouloir et à l'action et leur servant de récompense ou de punition
est irrecevable. Où pourrait se trouver en effet le fondement d'un
tel lien et de la synthèse qu'il prétend poser, sinon dans la spéculation
ou encore dans une foi pratique, l'une et l'autre étrangères aux présup-
positions de la philosophie qui s'en tient à ce qui est et se montre
tel ? Scheler cependant ne maintient pas seulement l'idée d'une
telle synthèse en ce qui concerne la relation de l'action à des biens
ou à des maux de récompense ou de punition, se bornant à la dévalo-
riser en même temps que ce qu'elle synthétise, ces biens et ces maux
considérés, conformément à la théorie des différents niveaux affectifs,
comme des états « superficiels », il la conserve encore, on l'a vu,
pour définir la relation de l'action et des sentiments centraux qui
l'accompagnent dans la mesure où cette relation est comprise précisé-
ment comme une corrélation. Aucun bien de récompense, en réalité,
ni aucun mal de punition, aucun état affectif en général, et pas davan-
tage un état affectif « central », ne se trouvent liés synthétiquement
au vouloir ou à son effectuation, et cela parce qu'ils appartiennent
en tant que tels, dans leur affectivité, à la conscience analytique de ce
vouloir et de l'action, et la constituent. C'est pourquoi si l'éthique
prétendait maintenir, en dépit des évidences de l'ontologie, les
concepts de récompense et de punition, elle ne pourrait le faire qu'en

(1) Cf. F, 357-


8 Z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

cessant de considérer les biens et les maux qu'ils désignent comme


des adjonctions synthétiques, comme des conséquences séparées
des différents actes qu'ils accompagnent pourtant et auxquels ils
se joignent ainsi mystérieusement, pour les saisir au contraire comme
l'être même de ces actes, comme leur affectivité. C'est là en réalité ce qui
se cache derrière la conception du sens commun selon laquelle rien
ne se fait impunément et lui donne la force d'une conviction si iné-
branlable que la philosophie rationnelle, au lieu de s'y opposer, crut
nécessaire plutôt de la justifier et même de la fonder en recourant
au besoin à des postulats : la détermination de l'être du vouloir et de
l'action, de l'être en général, comme affectivité.

§ 6 9 . L'IMMANENCE RADICÀLE DU SENTIMENT


ET L'IMPOSSIBILITÉ DE PRINCIPE D'AGIR SUR LUI

La détermination ontologique fondamentale de l'affectivité


comme constituant l'être du vouloir et de l'action apporte la problé-
matique devant cette conséquence essentielle : en tant qu'il leur est
intérieur comme leur être, comme constituant leur essence et leur réalité même,
le sentiment ne saurait dépendre du vouloir ou de son exercice, de l'action,
ni être produit par eux. Que le sentiment ne puisse dépendre du vouloir
ou de l'action, qu'il ne se produise pas comme leur conséquence ou
comme leur effet, qu'il ne puisse non plus être modifié si peu que ce
soit par leur exercice, cela résulte justement de ce qu'il les précède,
non pas seulement, à vrai dire, comme un antécédent ou comme
un mobile, mais comme ce qui leur confère l'être précisément, comme
leur possibilité la plus intérieure et comme leur fondement. Le sen-
timent ne peut être produit ni modifié par le vouloir parce qu'il est
présent en lui, il échappe nécessairement à notre action parce qu'il
est là, d'ores et déjà, lorsque l'action se produit et précisément pour
qu'elle puisse se produire. Parce que le sentiment est présent dans
le vouloir, parce qu'il est là, d'ores et déjà, lorsque l'action se produit
L'AFFECTIVITÉ 807

et pour qu'elle puisse se produire, parce qu'il les pénètre comme ce


qui leur donne chaque fois la permission d'être et comme leur être
originel, le sentiment les domine nécessairement, domine et déter-
mine tout ce que veut ce vouloir et tout ce qu'il réalise, tout ce que
fait cette action. Ainsi se trouve posée, non comme une simple propo-
sition psychologique concernant les diverses modalités de la vie
affective, mais comme appartenant à l'essence de celle-ci, à l'affectivité
elle-même, une propriété essentielle. La détermination ontologique
fondamentale de l'affectivité comme constituant l'être du vouloir
et de l'action signifie identiquement son indépendance absôlue à
leur égard, l'impossibilité principielle d'agir sur le sentiment.
L'indépendance absolue du sentiment à l'égard du vouloir et
de l'action, l'impossibilité principielle d'agir sur lui, le fait qu'aucun
acte, aucun comportement possible en général, n'est en mesure de le
provoquer ou de le modifier, c'est là le contenu thématique de la
proposition de Luther selon laquelle la béatitude est requise comme
la condition de toute action bonne et de toute bonne conduite, comme
la condition de 1' « œuvre » positive et salvatrice. Ce qui intéresse
Luther, en effet, tout autant que le principe qui vient d'être ici rappelé,
à savoir la détermination immanente de l'action par l'affectivité,
c'est sa conséquence immédiate et ce qu'elle signifie concrètement
pour l'homme, son impuissance radicale à se sauver lui-même, c'est-à-
dire à changer son être par son action. L'affirmation réitérée selon
laquelle tout ce que nous pouvons faire est sans importance, du moins
en ce qui concerne l'essentiel, à savoir notre transformation et notre
régénération intérieures, la critique des bonnes œuvres considérées
en elles-mêmes comme inopérantes et vaines, comme incapables
de provoquer, telle une conséquence assurée et nécessaire, le devenir
en nous de la béatitude, de « mériter » celle-ci, la critique corrélative
des mérites, l'idée que, pour circonscrire ce qu'il en est ultimement
de l'être métaphysique de la personne, il convient, non d'apprécier
la somme de ses efforts ni la signification qu'ils donnent à sa vie,
8 Z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

mais de remonter plus haut, à un domaine d'origine d'où tout dépend


mais qui lui-même ne dépend de rien et en aucune façon de ces efforts,
de ces œuvres, de tous les actes et de toutes les modalités qui compo-
sent ensemble l'accomplissement temporel d'une destinée individuelle,
expriment-elles autre chose que cette impuissance radicale de l'action
à l'égard de son fondement ? L'antériorité ontologique de celui-ci,
son indépendance absolue à l'égard de l'action, le fait que l'être du
fondement, à savoir l'affectivité elle-même et ses tonalités fonda-
mentales, la béatitude du salut ou, à l'opposé, le désespoir et la perdi-
tion, loin de dépendre de notre vie pratique et de son histoire et de
l'être-accompli de cette histoire dans ce qu'on appelle un destin, les
domine au contraire et leur soit à jamais surordonné comme ce qui
les détermine et ainsi les prédestine, n'est-ce pas là encore, au-delà
de son interprétation proprement théologique ou religieuse, le
contenu philosophique de la doctrine de la prédestination ? Ici s'ac-
corde visiblement, sinon en ce qui concerne cette interprétation
théologique et ses prolongements éthico-religieux, du moins sur
le fond, la pensée de Luther à la source où elle s'alimente. La concep-
tion d'un élément affectif fondamental de l'existence surordonnant
tous mes actes, de telle manière que ceux-ci, quels qu'ils soient,
ne l'affectent en rien, de telle manière que, quelle que soit leur
signification axiologique apparente ou réelle, quoi que je fasse, tout
cela est vain, si cet élément n'est pas préalablement posé dans sa
détermination essentielle et salvatrice, « si je n'ai pas la charité »,
est celle de saint Paul. Que cette position préalable d'un élément
affectif fondamental et de ce qu'il est chaque fois soit indépendante
de l'action, c'est ce qu'exprime encore, à travers toute son histoire,
ses incertitudes et les multiples controverses auxquelles elle a donné
lieu, la doctrine de la grâce : l'impuissance de l'homme devant Dieu n'est
précisément que l'impuissance de l'action à l'égard de l'affectivité.
L'impuissance de l'action à l'égard de l'affectivité ne résulte pas
seulement de l'immanence en elle de celle-ci, de l'immanence du
L'AFFECTIVITÉ 807

sentiment, elle confirme encore la problématique dans ses thèses


fondamentales. Ce que présuppose en général l'action, considérée
dans sa relation à ce sur quoi elle agit, c'est en effet cette relation, de
telle manière que celle-ci ne s'ajoute nullement de façon extrinsèque
à l'action elle-même mais lui est au contraire inhérente et la constitue,
de telle manière que l'action n'est pas concevable sans cette relation
à ce sur quoi et à ce pour quoi elle agit, à ce qu'elle vise à obtenir
et à réaliser. Une telle relation, pour autant qu'on n'entende pas
arbitrairement sous le concept d'action une simple consécution
mécanique et aveugle entre deux étants, est par essence intention-
nelle. L'action ne se rapporte pas seulement de façon intentionnelle
au but qu'elle suppose toujours, au corrélat axiologique de la percep-
tion affective inhérente à la tendance qui la suscite, en elle-même, dans
son effectuation concrète et dans son accomplissement, elle est cette
relation, s'il est vrai que l'acte de mouvoir quelque chose par exemple
n'est que la transcendance d'un effort et sa relation intérieure au terme
mû par lui. Le vouloir, de la même manière, présuppose l'extériorité
de ce qu'il veut et n'est possible que comme cette relation intérieure
à un « objet ». Parce que la structure du vouloir et de l'action consiste
dans la relation intentionnelle, toutefois, parce qu'ils se proposent
nécessairement comme « vouloir de », comme « action sur », ce que
veut ce vouloir, ce sur quoi cette action agit se trouve déterminé
au point de vue ontologique d'une manière rigoureuse, comme le
corrélat de cette relation, comme ce que le sentiment par principe se
refuse à être jamais. C'est là, en effet, ce que signifie l'immanence du
sentiment, l'impossibilité principielle où il se trouve de se présenter
comme un contenu transcendant. Pour cette raison d'abord, parce
qu'il n'est pas et ne peut être le corrélat d'un vouloir ni son objet, le terme ou
le but d'une action, le sentiment ne saurait être produit.
Opposera-t-on ici au résultat de l'analyse éidétique la leçon de
l'expérience ? Celle-ci ne montre-t-elle pas que le sentiment est jus-
tement ce que les hommes proposent le plus souvent à leur action
8 Z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

comme son but, que le bonheur par exemple constitue, dans un grand
nombre de sociétés en tout cas, la fin dernière de toutes les formes
d'activité individuelle ou collective? La problématique elle-même
ne doit-elle pas reconnaître, comme une possibilité pure, la relation
d'un vouloir au sentiment comme à son « objet » ? Pour autant qu'un
sentiment se trouve visé dans le vouloir, toutefois, il est irréel : loin que celui-ci
puisse le poser ou l'action le produire, toute relation intentionnelle au senti-
ment suffit à le rendre impossible, ce qu'elle donne n'est pas le sentiment lui-
même, sa réalité, mais seulement le concept de cette réalité, c'est-à-dire sa
négation. « Il y a des choses, remarque justement Scheler, qui préci-
sément ne s'obtiennent pas quand elles sont devenues le but conscient
de l'activité (i). » Ainsi en est-il du bonheur et de la souffrance, du
sentiment en général. Si celui-ci est lié à un acte, ce n'est jamais comme
son corrélat mais comme sa réalité. Faire au contraire du sentiment,
quel qu'il soit, le corrélat de cet acte, le but d'un vouloir, c'est le
manquer. La fusion affective par exemple, l'émotion voluptueuse qui
monte d'elle ne sauraient être visées, elles font précisément défaut,
comme le note encore Scheler, « là où la volupté étant recherchée
intentionnellement et pour elle-même, le partenaire est considéré
comme un simple moyen de jouissance auto-érotique ». La raison
de cette disparition de la volupté dans le cas d'une intention dirigée
sur elle ne réside pas toutefois dans une simple loi psychologique,
dans le fait que la « concentration de l'attention exerce sur les mou-
vements d'expression automatiques... une influence inhibitrice » (2),
ou plutôt, c'est à l'origine de cette loi qu'il convient de remonter,
à l'incapacité principielle du sentiment de se développer sous le
regard de l'attention, de s'exhiber, d'une manière générale, dans le
milieu de l'être transcendant, incapacité qui est celle du mouvement
lui-même comme subjectif, comme originellement affectif, des mouvements

(1) SS, 55.


(2) S, 170.
L'AFFECTIVITÉ 807

d'expression liés à la volupté par conséquent et improprement qualifiés par


Scheler d'« automatiques ».
L'impossibilité pour le sentiment de constituer jamais, comme
sentiment réel, le thème du vouloir ou de l'action, le fait que,
visé comme tel, il se trouve au contraire et nécessairement privé
de réalité, ne confirme pas seulement la problématique dans ses
résultats essentiels, elle éclaire le caractère paradoxal et, au niveau
de la psychologie, nécessairement énigmatique de la relation de
l'existence à ses propres sentiments, c'est-à-dire aussi bien de
l'affectivité à elle-même. Qu'on ne puisse par exemple aimer son
amour, que le sentiment ne puisse se viser soi-même, s'aimer soi-même,
ne signifie pas assurément qu'il demeure privé de toute relation avec
soi mais que celle-ci, à savoir précisément l'affectivité, est irréductible
à la relation intentionnelle comme à toute forme de transcendance en
général.
L'impossibilité pour l'existence affective de se rapporter à ses
propres sentiments, c'est-à-dire aussi bien pour ces derniers de
constituer jamais le corrélat d'une intentionnalité, la structure onto-
logique ultime où s'enracine cette double impossibilité, c'est là
encore ce qui est susceptible de donner à une éthique de l'affectivité,
à l'éthique en général, quelque chose comme un fondement. Si le
pharisaïsme par exemple doit être critiqué, non pas en raison de son
caractère déplaisant, non pas au gré d'une préférence subjective, s'il
se critique ou plutôt se détruit lui-même, si l'amour du bien en
général est un non-sens, c'est qu'on ne peut aimer sa propre bonté,
c'est-à-dire l'amour qu'on porte aux autres, c'est que le bien, l'amour
ne peut s'aimer lui-même. Encore cette destruction de soi de l'amour
dans la relation intentionnelle à soi-même, cette autodestruction du
sentiment dès qu'il se propose à lui-même ou pour mieux dire à
l'existence qu'il détermine affectivement comme son thème propre
et, plus particulièrement en ce qui concerne l'éthique, comme le
thème de son vouloir ou de son action, ne doit-elle pas être comprise
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

dialectiquement (i). Car c'est trop encore d'accorder à ceux-ci,


dans leur rapport intentionnel au sentiment, le pouvoir de le faire
s'évanouir. Pas plus qu'elle ne peut produire le sentiment, en réalité,
l'action ne saurait le détruire. On peut très bien vouloir éprouver
un sentiment, faire effort vers lui, et l'éprouver dans une expérience
effective. Ce qui est vrai, c'est que cette expérience ne doit rien au
vouloir ni à l'effort, c'est que le sentiment ne peut naître et grandir,
apparaître dans le milieu ouvert par eux. Le caractère paradoxal et appa-
remment dialectique de la relation du vouloir au sentiment qu'il
vise, le fait que, voulant le poser, il le manque par là même, n'exprime
en fait aucun rapport réel mais souligne plutôt l'absence entre eux
de tout rapport, l'hétérogénéité ontologique absolue de la réalité
du sentiment et du milieu où se meut l'action. Précisément une
action sur le sentiment ne serait possible que si celle-ci était capable
de le rencontrer, que si le sentiment était capable de se proposer
comme un corrélat intentionnel.
Il est remarquable à cet égard que les diverses théories qui, du
Portique à la Christian Science en passant par Spinoza et Goethe, ont
prétendu soumettre l'affectivité au pouvoir de l'homme et la placer
sous la dépendance de son vouloir et de son action, ont commencé
par la réduire à un ensemble de représentations ne différant de celles
de la pensée que par leur confusion et qu'il était possible dès lors,
grâce au jeu de l'objectivation, de rendre homogènes à celles-ci
et inoffensives comme elles. Traiter la réalité comme une représen-
tation, prétendre la réduire à celle-ci, à quelque élément idéal et
soumis comme tel au pouvoir de l'activité consciente, c'est là pro-
prement ce qu'on appelle une mystification. Cette dernière trouve sa
forme extrême et la plus scandaleuse dans la Christian Science et, d'une
manière générale, partout où la pensée, tenant la réalité pour une
simple illusion, s'efforce par là de la rendre docile à ses procédés et

(I) C'est de cette façon que la comprend SCHELER, cf. F , 357, note 1.
L'AFFECTIVITÉ 807

à ses techniques. Ce qui s'offre à celles-ci toutefois, aux diverses


formes d'objectivation dans lesquelles elles consistent, c'est tout
au plus 1' « objet» de l'affectivité, en aucune façon sa réalité, laquelle
échappe et se maintient d'autant plus dangereusement qu'on a cru
la saisir ou Péliminer. L'échec auquel ne manquent pas d'aboutir les
tentatives de cette sorte ne fait cependant que confirmer les résultats
de l'analyse éidétique, laquelle ne saurait être démentie par l'expé-
rience puisqu'elle n'est rien d'autre, somme toute, que la lecture de ses
structures essentielles. Ainsi se trouve incluse a priori dans la déter-
mination ontologique de l'essence de l'affectivité comme immanence
et dans l'interprétation de celle-ci comme constitutive de la réalité,
l'impossibilité principielle d'agir sur le sentiment, et cela en un
double sens, comme impossibilité de le produire et, de la même
manière, de le modifier ou de le détruire.
Parce qu'elle s'enracine dans son essence, dans l'essence de
l'affectivité, l'impossibilité d'agir sur le sentiment s'affirme et se
laisse reconnaître quelle que soit la nature de ce dernier. Ici encore
doit être rejetée la prétention émise par Scheler d'instituer à cet
égard une distinction entre les différents sentiments ou entre leurs
« niveaux », comme si seuls les sentiments les plus profonds, « les
sentiments qui jaillissent... du tréfonds de notre personne » (1), étaient
indépendants de la volonté, tandis que celle-ci serait susceptible
d'agir sur les autres, et cela de façon d'autant plus efficace qu'ils
seraient plus proches du niveau périphérique ou sensoriel. C'est
ainsi que l'excitant convenable peut provoquer toute les formes de
plaisir, alors que cette production du sentiment voulu est déjà plus
difficile dans le cas du sentiment vital qui est lié à un grand nombre
de conditions dont certaines, comme les dispositions individuelles
ou ethniques, sont précisément soustraites au vouloir, plus encore
dans celui des sentiments de l'âme qui, intérieurs au moi, ne peuvent

U) F , 344.
8 Z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

être modifiés par lui, cette dernière impossibilité étant insurmontable


dans le cas du désespoir ou de la béatitude. Que l'impossibilité
d'agir sur le sentiment résulte de son appartenance intérieure au moi
et de sa profondeur, que, bien plus, elle soit proportionnelle à celle-ci,
cela veut dire, de toute évidence, elle résulte de son immanence, de
l'immanence de l'affectivité et lui est identique. Scheler, toutefois, ne
découvre ce caractère du sentiment, — encore ne le fait-il que d'une
façon purement psychologique, comme un caractère du sentiment
précisément, non comme son essence — qu'à propos des sentiments
spirituels, « les plus profonds », et cela parce que, comme la problé-
matique l'a montré, ce sont les seuls qu'il considère dans leur réalité,
tandis qu'il confond toujours plus ou moins les autres avec leur être-
constitué. Quant à l'action qu'il envisage sur ces derniers, sur les
sentiments sensoriels, vitaux et même « de l'âme », il est remarquable
qu'il la présente comme indirecte, comme s'accomplissant par la
médiation d'une cause ou d'un excitant, c'est-à-dire en réalité par
la médiation d'un objet susceptible de nous affecter.
Une action indirecte de cette sorte sur le sentiment, par la médiation
d'un objet, par la médiation de l'affection, n'est-elle pas possible, il est vrai,
et cela en ce qui concerne non pas certains sentiments, sensoriels ou vitaux
par exemple, mais tous les sentiments en général ? Ne s'accomplit-elle
pas en fait lorsqu'un comportement individuel ou collectif ménage
une situation telle que l'existence qui se trouve placée en elle éprouve
inévitablement, très probablement en tout cas, des tonalités déter-
minées, positives ou négatives, agréables ou désagréables ? Certaines
dispositions affectives, du moins, ne sont-elles pas dépendantes
à l'égard des conditions où précisément elles se produisent ? La
possibilité d'une action indirecte sur le sentiment par la médiation
de l'objet n'est rien d'autre cependant que la possibilité d'une déter-
mination de l'affectivité par l'affection elle-même, détermination
dont la problématique a montré que son sens devait justement être
inversé, qu'elle devait être comprise comme une détermination de
L'AFFECTIVITÉ 807

l'affection par l'affectivité. L'indépendance absolue du sentiment à l'égard


de l'action recouvre son indépendance absolue à l'égard de l'affection, la
corrobore et lui est identique.
L'indépendance absolue du sentiment à l'égard de l'action et
de l'affection apporte inévitablement la problématique devant la
question de son origine, devant la question de l'origine et du fonde-
ment qui doivent être reconnus et assignés aux diverses tonalités
de l'existence en tant qu'elles ne sont explicables ni par le compor-
tement dans lequel celle-ci s'exprime ni par l'affection qu'elle ne
cesse de subir. Si l'origine du sentiment et de ses diverses modalités
ne se trouve ni dans l'action ni dans l'affection dont il est au contraire
le fondement, ne convient-il pas de la chercher, dès lors, en lui-même
et dans son essence ? La problématique doit mettre en évidence
l'enracinement des tonalités affectives fondamentales dans l'essence
même de l'affectivité, leur être-possible et leur devenir à partir de
la structure interne de celle-ci.

§ 7 0 . L ' E S S E N C E DE L'AFFECTIVITÉ
ET LES TONALITÉS AFFECTIVES FONDAMENTALES
A F F E C T I V I T É ET ABSOLU

La structure interne de l'immanence, c'est-à-dire aussi bien de


l'affectivité elle-même, a été comprise comme l'essence de la non-
liberté. En celle-ci réside l'origine ultime et le fondement de ce qui
vient d'être reconnu par la problématique comme un caractère éidé-
tique du sentiment, à savoir l'impossibilité de principe d'agir sur
lui. Une telle impossibilité en effet ne tient pas seulement ni d'abord
au fait que l'affectivité constitue l'essence du vouloir, de telle manière
que, immanente à celui-ci et identique à son être, elle précède néces-
sairement son action et la détermine, loin de pouvoir en résulter.
Que l'affectivité détermine l'action et la précède comme son essence,
comme la source d'où elle découle nécessairement, cela veut dire
8 Z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

l'impuissance du vouloir et de l'action à l'égard du sentiment doit


être cherchée, non dans le vouloir ni dans l'action elle-même, mais
précisément dans ce qui les détermine et leur sert de fondement, et
constitue leur essence, à savoir dans le sentiment lui-même. L'impos-
sibilité d'agir sur le sentiment concerne celui-ci ou plutôt son essence
et lui est imputable. L'impossibilité d'agir sur le sentiment trouve son
origine et réside dans l'impuissance originelle du sentiment à l'égard de soi,
dans l'affectivité elle-même comprise comme l'essence de la non-liberté.
L'impuissance originelle du sentiment à l'égard de soi, la déter-
mination ontologique fondamentale de l'affectivité, c'est-à-dire de
l'être lui-même, comme trouvant sa structure dans l'essence de la
non-liberté, c'est là ce qu'expriment les doctrines, auxquelles il a
été fait allusion, de la prédestination et de la grâce, ce qui leur confère,
au-delà de leur contenu dogmatique immédiat, une signification
métaphysique ultime. L'incapacité où se trouve l'homme d'assurer
lui-même son salut ne se réfère pas en dernier lieu au rapport qui
s'institue entre son action et son être, au fait que la première se
révèle finalement incapable de modifier le second, lequel lui est au
contraire intérieur et la détermine. Car ce n'est pas de ce rapport
de l'action de l'homme à son être qu'il est question en réalité, mais
de celui-ci et de sa structure interne, de la structure interne de l'être
lui-même en tant que tel. C'est cette structure, la relation originelle
de l'être à soi, relation qui le constitue, qui se découvre à nous et
se laisse reconnaître à travers les propositions théologiques dont la
visée demeure, par-delà leur conséquence pratique ou proprement
religieuse, la nature de l'absolu à la lumière duquel elles s'éclairent
et prennent un sens. C'est pourquoi il convient de reconnaître que
la critique des bonnes œuvres et des mérites ne concerne ni l'action
ni la relation qu'elle entretient avec son propre fondement, à savoir
l'affectivité et les tonalités fondamentales qui la déterminent, elle
concerne celui-ci. L'impuissance qu'elle met à jour est celle du fonde-
ment lui-même, son impuissance à l'égard de soi comme livré à soi
L'AFFECTIVITÉ 807

dans la passivité ontologique originaire du souffrir. La théologie


de la grâce n'exprime pas la détermination de l'activité dans son
ensemble à partir d'un élément affectif fondamental de l'existence
ni la position pure et simple de celui-ci dans son indépendance
radicale à l'égard du vouloir et de l'action, mais la structure même de
cet élément, la structure de l'affectivité et de l'être lui-même comme
ne pouvant se poser soi-même, comme originellement passif à
l'égard de soi.
La détermination ontologique fondamentale de l'être comme
originellement passif à l'égard de soi, la détermination de l'affectivité
comme constituant l'essence de cette passivité et son contenu phé-
noménologique effectif, ne laissent pas indéterminé le concept de
celui-ci, ne laissent pas là problématique en présence d'un quelque
chose d'affectif, compris par elle comme le fondement ultime de
toute chose et dont elle ne pourrait dire plus avant ce qu'il est. Que
l'affectivité constitue le fondement ultime de toute chose, au sens
toutefois d'un fondement phénoménologique, qu'elle soit l'essence
de la passivité ontologique originaire et précisément son contenu
effectif, implique sa détermination, car ce qui se propose effecti-
vement sous la forme de l'affectivité, dans cette forme et par elle,
ce qui se propose comme affectif, se propose nécessairement comme
une tonalité, comme cette tonalité-ci ou cette tonalité-là. A l'essence
de l'affectivité il appartient qu'elle se phènoménalise sous la forme d'un
sentiment particulier. Le sentiment précisément est toujours un senti-
ment particulier, et cela non pas en raison d'une détermination
extrinsèque, d'une détermination de l'existence affective à partir
de l'affection ou de l'action, mais en raison de son essence, comme
une conséquence de l'affectivité elle-même et de ce qu'elle est. Car
l'affectivité est l'auto-affection, elle est le s'éprouver soi-même inté-
rieurement et ce qui s'éprouve soi-même intérieurement s'éprouve néces-
sairement tel qu'il est, comme un contenu déterminé par conséquent. L'affec-
tivité est l'essence de l'expérience, son surgissement originel, sa
M. H E N R Y 27
8 Z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

substance et son effectivité, et l'expérience, pour autant qu'elle est


effective, pour autant qu'elle a une substance et un contenu, est tou-
jours une expérience. C'est parce que son essence réside dans l'affec-
tivité, toutefois, que l'expérience revêt nécessairement une forme
déterminée, c'est parce qu'elle consiste dans le s'éprouver soi-même
intérieurement de l'être, dans le fait de s'éprouver soi-même inté-
rieurement, qu'elle se propose comme une expérience particulière,
comme une expérience concrète. Le s'éprouver soi-même intérieu-
rement se proposant nécessairement comme une expérience parti-
culière et concrète, c'est là le sentiment, et ce qui fait de lui chaque
fois un sentiment déterminé.
La détermination du sentiment, sa particularité, parce qu'elle
s'enracine dans son essence, dans une structure ontologique, n'a rien
à voir avec celle d'un simple fait, avec la particularité ou la déter-
mination qui appartient en général aux faits empiriques et de la
même manière aux faits psychiques traités comme tels. La particula-
rité d'un fait se constate comme lui, comme lui elle est inexplicable,
irrationnelle et contingente, c'est une détermination a posteriori. La
particularité du sentiment, au contraire, s'enracine dans la structure
originelle de toute expérience possible en général, comme expérience
effective, elle est l'effectivité elle-même comme identique à l'affectivité
et, par suite, comme tonalité détérminée. Pour cette raison encore la
particularité du sentiment, la particularité de l'être lui-même et de
l'existence ne doit pas être prise au sens où l'entend Berkeley lorsqu'il
affirme que « tout ce qui existe est particulier » (i). Le caractère parti-
culier au sens berkeleyen de tout ce qui existe trouve assurément
son origine, et cela en dépit des présuppositions explicites de l'empi-
risme, dans une essence, dans l'essence de l'expérience sensible qui
prescrit à celle-ci de s'accomplir sous la forme de contenus sensoriels

(i) « Bvery thing which exists is particular. » Three Dialogues between Hylas
and Philonous, Berkeley's complété works, Fraser, Oxford, I, 403.
L'AFFECTIVITÉ 807

soumis aux structures régnantes de l'espace et du temps. Mais la


particularité de ces contenus se fonde dans la particularité de l'expé-
rience pure et concrète où l'expérience sensible trouve sa propre
possibilité. La particularité de l'expérience pure est justement celle
du sentiment, de ce qui, s'affectant et s'éprouvant soi-même dans sa
passivité ontologique originelle à l'égard de soi, s'affecte et s'éprouve
dans la détermination de ce qu'il est.
L'affirmation du caractère déterminé de l'expérience affective ne
demeure-t-elle pas abstraite toutefois ? Car c'est seulement le concept
d'une détermination qui est visé aussi longtemps que celle-ci n'est
pas exhibée dans son contenu effectif, et le simple concept d'une
détermination est en soi aussi vide que celui de l'être indéterminé
ou de l'existence. Ou bien la détermination ontologique de l'essence
de l'affectivité ne pose-t-elle pas, outre le caractère nécessairement parti-
culier des modes selon lesquels celle-ci se phênomênalise chaque fois, le contenu
de ces modes, le contenu effectif et la nature des tonalités déterminées dans
lesquelles l'essence se réalise et qui constituent à ce titre les modes originels
et fondamentaux de l'être ? L'essence de l'affectivité réside dans le
souffrir et se trouve constituée par lui. Dans le souffrir le sentiment
s'éprouve lui-même dans sa passivité absolue à l'égard de soi, dans
son impuissance à se changer lui-même, il s'éprouve et fait l'expé-
rience de soi comme irrémédiablement livré à soi pour être ce qu'il
est, comme chargé à jamais du poids de son être propre. Être livré
à soi, être chargé à jamais du poids de son être propre, la lourdeur de
la tonalité incluse dans sa situation originelle et la constituant, c'est donc là
ce qu'éprouve le sentiment quand il s'éprouve lui-même, quand il est ce qu'il
est. La structure ontologique universelle de l'affectivité est son contenu déter-
miné, le sentiment particulier dans lequel elle se phênomênalise chaque fois.
Dans le souffrir comme se souffrir soi-même réside et se découvre comme son
mode originel et fondamental, consubstantielle à son essence et posée par elle,
la souffrance de l'être. L'être, l'affectivité, par essence, est souffrance.
La souffrance n'est pas un simple fait, une tonalité particulière
8 Z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

au sens de la psychologie, une détermination parmi d'autres, ayant


pour elle l'évidence de sa présence et à ce titre insurmontable mais
passagère et contingente comme elles, comme n'importe quel fait.
Encore moins tiendrait-elle à la nature de celui-ci et à sa condition,
au fait lui-même considéré en tant que tel, au fait de l'existence par
exemple. Car l'existence ne se découvre telle, un simple fait, tout fait
en général n'est ce qu'il est, insurmontable, contingent et, d'une
manière ou de l'autre, passager, que dans le regard de l'ekstase, de
telle façon toutefois que la souffrance de cette découverte ne réside
jamais dans ce qu'elle découvre mais en elle et dans sa structure la
plus intérieure, dans la structure interne de l'être. La possibilité de la
souffrance précisément doit être saisie dans l'être comme possibilité de l'être
lui-même, comme identique à l'essence de l'affectivité et prescrite par elle.
Que l'existence se découvre originellement souffrante ne tient pas
au fait qu'elle est là, injustifiable et non fondée, mais à la nature de
son fondement, le pathétique de l'absolu ne réside pas dans sa contin-
gence mais dans son essence.
Parce que le pathétique de l'absolu réside dans son essence, et la
souffrance dans l'être, comme sa possibilité la plus intérieure, comme
ce qui se phénoménalise originellement dans le « se souffrir soi-même »
qui le constitue, ce qui se phénoménalise ainsi ne dépend de rien
d'autre que de l'être, de l'absolu et de sa structure universelle. Loin
de pouvoir résulter de notre action, d'une action quelconque, ou
encore de l'action de la pensée (i), la souffrance forme le tissu de
l'existence, elle est le lieu où la vie devient vivante, la réalité et
l'effectivité phénoménologique de ce devenir. La souffrance, à vrai
dire, n'est pas seulement indépendante à l'égard de l'action, qu'elle
n'en résulte pas, bien plus, qu'elle ne puisse en résulter, c'est là juste-
ment ce qui la rend possible. C'est parce que, sans distance et sans

(i) « Ce serait en tout premier lieu la pensée qui donnerait la douleur aux
mortels », disait HEIDEGGER dans son commentaire de Hôlderlin, cf. Essais et
Conférences, op. cit., 162.
L'AFFECTIVITÉ 807

pouvoir à l'égard de soi, elle n'est jamais le « ce sur quoi » de ce


pouvoir, le « ce sur quoi » d'une action, que, dans sa passivité origi-
nelle à l'égard de soi et dans l'impuissance de cette passivité, elle
se détermine comme ce qu'elle est, comme la souffrance du souffrir
et comme son pathos. Pour cette raison aussi, parce qu'elle se déter-
mine et réside dans la passivité originelle du souffrir et dans son
impuissance, dans l'auto-affection de l'être, la souffrance ne résulte
pas non plus et ne saurait résulter de l'affection de celui-ci par l'être
étranger, de l'affection. La non-motivation de l'affectivité, le fait que le
sentiment ne résulte pas de ce qui nous affecte, loin de laisser indéterminé le
contenu de celui-ci, loin de laisser l'affectivité dans l'abstraction et le vide
de son concept, est ce qui les détermine et pose l'essence dans Veffectivité,
la réalité et la particularité d'une tonalité, dans la souffrance de son souffrir.
Pour rendre compte de la souffrance, de ses modalités et de son
devenir en nous, la psychologie assurément ne manque pas d'expli-
cations, lesquelles se réfèrent inévitablement à l'être extérieur, à
la relation, plutôt, qu'il entretient avec la structure psychophysique
de l'homme, avec ses déterminations intérieures, naturelles ou
psychiques. C'est parce qu'il a le pouvoir d'être en accord avec celles-
ci ou au contraire de s'y opposer, le pouvoir par suite de représenter
leur satisfaction ou leur échec en des symboles multiples, liés
entre eux selon des lois, donnant lieu à des processus de transfert,
substitution, sublimation, etc., que le réel détermine en nous la
modalisation de notre vie affective et, parce qu'il la heurte le plus
souvent dans ses aspirations secrètes ou avouées, ou tout simplement
les ignore, provoque le jeu divers de nos « contrariétés », de nos
peines et de nos chagrins, notre souffrance. Pourquoi cependant ce
qui dans l'affection par l'être extérieur se trouve contrarié ou blessé
par lui prend-il la forme de quelque chose d'affectif, plus précisément,
devons-nous demander maintenant, la forme de ce sentiment déterminé que
nous appelons peine ou souffrance ? Toute « explication » de celle-ci la
présuppose, présuppose son surgissement originel dans l'essence
8 Z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

de l'affection, dans l'essence de l'affectivité elle-même, à titre de


possibilité pure permise et prescrite par elle.
La détermination de l'affectivité comme souffrance, comme cette
tonalité particulière où l'essence de l'affectivité trouve l'effectivité
phénoménologique de son être-concret, peut-elle prétendre à une
signification ontologique radicale et pure, à l'universalité, si d'autres
tonalités se proposent à nous dont le contenu, de lui-même, s'oppose
manifestement à celui de la souffrance, si des Stimmungen comme le
plaisir, le bien-être, la joie, la béatitude sont possibles et réelles ? Les
déterminations qu'on pourrait appeler, et qu'on appelle parfois
« négatives », de la vie affective, à savoir les diverses modalités de la
souffrance, ne doivent-^lles pas être comprises, non comme des
déterminations ontologiques précisément, mais comme de simples
déterminations existentielles, dont l'origine assurément demeure mal
expliquée, mais dont la différenciation et l'existence au sein du flux
des Stimmungen constituent un fait analogue à celui de ces autres
Stimmungen, analogue au fait et à l'existence des couleurs par exemple ?
Prétendre assigner à certaines de ces tonalités une signification onto-
logique et, à ce titre, universelle et fondamentale, n'est-ce point les
privilégier arbitrairement au mépris du donné, au gré d'une préfé-
rence subjective, et pour satisfaire au goût moderne d'un certain
pathétique, au pessimisme d'une époque troublée, n'est-ce point
substituer à l'ontologie précisément des considérations d'ordre
axiologique, étrangères en tout cas à son dessein ?
Ce qui se réalise dans l'impuissance du souffrir, dans la souffrance
par conséquent, la problématique, toutefois, l'a montré. L'impuis-
sance du souffrir, la souffrance, est l'être-donné-à-lui-même du senti-
ment, son être-rivé-à-soi dans l'adhérence parfaite de l'identité et,
dans cette adhérence parfaite à soi, l'obtention de soi, le devenir et
le surgissement du sentiment en lui-même dans la jouissance de ce
qu'il est, est la jouissance, est la joie. Ici se découvre, dans son contenu
phénoménologique concret, comme une tonalité affective fonda-
L'AFFECTIVITÉ 807

mentale, comme un mode fondamental et originel de l'être, inscrit


dans sa structure et voulu par elle, identique à son effectivité, ce qui
a été reconnu comme la puissance du sentiment. La puissance du
sentiment n'est pas une abstraction, l'idée d'une puissance ou d'un
pouvoir, c'est une expérience, l'expérience de soi de l'être dans la
jouissance de soi. La puissance du sentiment, la problématique l'a
montré, est le rassemblement édificateur, l'être saisi par soi, son
embrasement, sa fulguration, est le devenir de l'être, le surgissement
triomphant de la révélation. Ce qui advient, dans le triomphe de
ce surgissement, dans la fulguration de la présence, dans la Parousie
et, enfin, quand il y a quelque chose plutôt que rien, c'est la joie.
La joie n'est pas une conséquence de la Parousie, elle ne vient pas
après elle, après la venue de ce qui vient, comme un émerveillement
devant elle, à la manière du 6aufjt,àÇei.v platonicien. Pour cette raison
elle n'a rien à voir avec une attitude, avec un enthousiasme quel-
conque, voire avec l'excitation du philosophe lui-même. Car une
attitude est toujours une attitude « devant », l'enthousiasme, un
enthousiasme « pour », l'excitation, une excitation « au sujet de » — au
sujet de, pour, devant l'œuvre de l'être dont l'accomplissement provo-
querait notre admiration et notre joie. Ainsi en est-il dans le savoir
absolu de la philosophie, dans le savoir philosophique. Mais la joie
n'a rien au sujet de quoi elle puisse être joyeuse. Loin de venir après
la venue de l'être et de s'émerveiller devant lui, elle lui est consubstantielle,
le fonde et le constitue. La joie est une structure ontologique, elle est
le mode selon lequel l'être s'historialise, son devenir et son surgissement en
lui-même dans le rassemblement édificateur de la Parousie, elle est la Parousie
elle-même, sa phénoménalité originelle et son effectivité.
Comme la puissance du sentiment réside dans son impuissance
et lui est identique, ce que nous subsumons sous le concept de cette
puissance, son contenu phénoménologique effectif et concret, la
joie du rassemblement, la jouissance de soi de l'être, réside et se
réalise dans sa passivité originelle à l'égard de soi, dans la souffrance
8 Z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

de son souffrir et lui est identique. Souffrance et joie ensemble et indis-


tinctement composent et désignent ce qui se phénoménalise originellement
dans l'être et le constitue, l'effectivité de la Parousie. Que signifie cependant
« indistinctement » ? La souffrance et la joie ne sont-elles pas, en
raison de ce qui constitue chaque fois leur contenu manifeste et
déterminé, en raison de ce qu'elles sont, des tonalités différentes et,
par là même, distinctes ? Entre celles-ci, ce qui constitue le devenir
effectif de l'être et son historial, la réalité phénoménologique de l'absolu,
ne se trouve-t-il pas scindé inexplicablement ? Ou bien laquelle de ces
deux tonalités faut-il considérer comme la manifestation authentique
de l'absolu, comme la Parousie ? Quel choix arbitraire décidera
si Dieu est triste ou joyeux ?
Ou bien encore ne convient-il pas ici, si l'absolu doit être compris,
de dépasser nos habitudes de penser ? Aussi longtemps que la souf-
france et la joie sont saisies comme des faits, comme des réalités
discrètes et séparées, leur conjonction au sein de l'absolu, leur unité
en lui est impensable. Pareille unité pourtant, qu'elle soit comprise
ou non par la pensée, existe, son affirmation n'est ni un paradoxe ni
une postulation de la problématique. L'unité de la souffrance et de la
joie est l'unité de l'être lui-même, l'unité de l'événement ontologique un et
fondamental dans lequel ce qui, se sentant soi-même et s'éprouvant dans sa
passivité absolue à l'égard de soi, et devenant comme tel, dans ce souffrir,
l'être, se sent et s'éprouve nécessairement dans la souffrance et dans la jouis-
sance de ce souffrir. Souffrance et joie ne sont pas deux tonalités préexis-
tantes et séparées, se suffisant à elles-mêmes et qu'on chercherait
ensuite et vainement à réduire à l'unité, comme, dans certaines
philosophies, le multiple à l'un. Elles naissent conjointement d'un
même événement qu'elles rendent possible et constituent, elles en
sont l'effectivité, la manifestation. C'est un seul et même contenu phéno-
ménologique, une seule tonalité qui est pensée comme souffrance et comme joie,
celles-ci, l'une et l'autre également, en composent la trame, la substance, la
phénoménalité enfin, comme phénoménalité effective et concrète, elles sont
L'AFFECTIVITÉ 807

une seule apparence, l'unique apparence de l'absolu et son être-réel, la


Parousie.
Comment la souffrance et la joie peuvent-elles constituer un
seul contenu phénoménologique, une seule tonalité, l'unique appa-
rence de l'absolu ? A la condition d'être elles-mêmes unes, à la
condition d'être identiques. L'unité de la souffrance et de la joie
n'est pas une unité abstraite, le simple concept de l'unité que la
philosophie promène sur les choses et qui leur demeure à toutes
étrangère, n'est pas une unité extérieure au contenu effectif de l'entité,
à sa singularité concrète. L'unité de la souffrance et de la joie réside en
elles, dans leur contenu, et elle est constituée par lui. La souffrance est joie
parce que en elle, dans son contenu et dans ce qu'elle est, se réalise l'être-donné-
à-soi, la jouissance de l'être, parce que son effectivité phénoménologique est
cette jouissance. La joie est souffrance parce que l'être-donné-à-soi de l'être,
sa jouissance réside et se réalise dans le s'éprouver soi-même de son souffrir,
parce que le contenu phénoménologique effectif de la joie est la souffrance de
ce souffrir. Incompréhensible à la pensée qui considère la souffrance et
la joie comme des états, incompréhensible, à vrai dire, comme eux et pour
autant qu'ils le demeurent eux-mêmes, leur unité s'éclaire et devient trans-
parente dans l'œuvre de l'être, elle s'accomplit en lui comme son
accomplissement même. Unes, à vrai dire, la souffrance et la joie ne le
sont point de par elles-mêmes, mais de par la volonté de l'absolu et en
raison de ce qu'il est. Consubstantielles à l'absolu, unes en lui,
comme lui, elles puisent en lui leur réalité, l'effectivité de sa révéla-
tion, le contenu de la Parousie, est leur contenu, son unité phénomé-
nologique, leur unité. Ce qu'est celle-ci, l'unité phénoménologique
de la souffrance et de la joie, la problématique l'a reconnu. Pensant
l'essence du sentiment, sa puissance et son impuissance, leur unité
et leur identité, non comme des concepts, mais dans leur effectua-
tion concrète, celle-ci s'est découverte à elle comme ce qu'elle est en
effet, comme une tonalité, s'est découverte comme la douceur de
l'être et de la vie. La douceur est ce qui se sent, s'éprouve soi-même
«

8 Z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

et, donné à soi, repose en soi dans le sentiment de soi. La douceur


est le sentiment. La douceur de l'être et de la vie n'est pas un carac-
tère, une détermination qu'ils présentent parfois, elle est leur essence,
leur s'éprouver soi-même dans la souffrance et dans la jouissance
du souffrir.
Parce que la douceur de l'être est la souffrance et la jouissance
de son souffrir, celles-ci, la souffrance et la joie, sont inscrites en lui,
dans sa structure, comme des possibilités pures, absolument origi-
naires et fondamentales. Parce qu'elles sont inscrites dans la struc-
ture de l'être comme des possibilités pures, originaires et fondamen-
tales, comme la propre possibilité de l'être lui-même, la souffrance
et la joie constituent à proprement parler des tonalités ontologiques
et doivent être comprises comme telles. C'est à partir de ces tonalités
ontologiques que sont possibles en général toutes les tonalités que revêt l'exis-
tence et par lesquelles elle passe au cours de son histoire, toutes les détermi-
nations dans lesquelles sa vie se modalise indéfiniment. Les diverses tona-
lités de l'existence précisément, les tonalités existentielles, ne sont
pas de simples faits inexplicables et contingents, elles sont possibles,
elles ont une structure, une essence, elles s'enracinent dans la structure
de l'être et dans les modes phénoménologiques fondamentaux aux-
quels cette structure donne lieu et par lesquels elle se réalise, dans
la souffrance et dans la joie. Toutes les tonalités possibles, toutes les
déterminations affectives en général sont des déterminations des tonalités
ontologiques fondamentales, des modes de la souffrance et de la joie.
La dichotomie de l'affectivité, le fait que tous nos sentiments,
quels qu'il soient, se distribuent d'eux-mêmes, en un partage pour
ainsi dire spontané, selon deux classes distinctes, selon les caté-
gories, « positive » du plaisir, de la joie, du bonheur et « négative »
de la douleur, de la souffrance, du désespoir, n'est pas non plus
quelque chose de contingent, un simple fait aussi inexplicable que
le contenu propre de chaque tonalité. En vain prétendrait-on réduire
cette contingence en recourant pour chacune de ces catégories à une
L'AFFECTIVITÉ 807

explication différente, comme si les tonalités négatives par exemple


étaient de l'ordre de la sensation ou s'expliquaient du moins à partir
d'elle, de la structure psychophysique de la sensibilité, tandis que les
tonalités positives ne pourraient se comprendre que dans le prolon-
gement de la tendance à l'effectuation de laquelle elles seraient liées,
dans le prolongement de la vie active par conséquent, sur le fond
de sa substructure et de son développement organique. De telles
explications ne demeurent pas seulement transcendantes à l'ordre
des phénomènes qu'elles prétendent réduire, elles sont encore illu-
soires en ceci que jamais la référence à la sensibilité ou à l'activité, prises
d'ailleurs comme des facultés mal définies, inexplicitées dans leur
possibilité et dans leur fondement, ne rendra compte de la tonalité
spécifique des déterminations « positives » ou « négatives » : loin de
pouveir fonder la dichotomie de l'affectivité, la genèse la présuppose simplement.
La dichotomie de l'affectivité a une signification phénoméno-
logique, elle s'enracine dans la structure même de la phénoménalité, dans
la structure de l'être, et lui est consubstantielle. Les tonalités positives
et négatives qui s'enracinent dans la structure même de la phénomé-
nalité et de l'être, qui sont leurs modes originels de réalisation, cons-
tituent le seul fondement assignable à la dichotomie que laisse
paraître en elle la vie affective, son fondement ontologique précisé-
ment. Qu'un tel fondement ne puisse lui-même être considéré comme
un terme mystérieux posé pour les besoins de l'analyse, on le voit
à la manière dont il accomplit son œuvre de fondation et se comporte
justement comme un fondement phénoménologique, — on le voit
à ceci que les multiples tonalités qui composent l'histoire de l'exis-
tence et dans lesquelles celle-ci ne cesse de se transformer, les tona-
lités existentielles, ne sont que les modalisations et les modes des
tonalités ontologiques fondamentales positives ou négatives inscrites
dans l'essence à titre de possibilités pures et leur actualisation, à
ceci que leur phénoménalité, la phénoménalité de ces modalisations
et de ces modes n'est que la modalisation et le mode de la phénomé-
8 Z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

nalité elle-même et de son essence originelle, la manière infiniment


diverse dont l'être se réalise et son historial.
Qu'en est-il toutefois de ces tonalités existentielles en tant qu'elles
composent l'histoire d'une existence et se succèdent en elle indéfi-
niment ? Si leur possibilité, comme possibilité pure, la possibilité
que survienne et s'historialise quelque chose comme la souffrance
ou la joie, ou leurs divers modes, réside dans la structure même de
l'être et lui est consubstantielle, réside dans l'essence, le surgissement
effectif de chacune de ces tonalités, son actualisation dans une his-
toire et cette histoire elle-même, à savoir le fait de la succession des
tonalités, de leur passage les unes dans les autres selon un ordre
donné et apparemment contingent, selon un ordre indéfiniment
variable, tout cela ne trouve-t-il pas au contraire son principe hors
d'elle, hors de l'essence de l'affectivité et de l'être, dans l'être exté-
rieur par conséquent et dans ce qui nous affecte ? Ici reprend ses
droits, semble-t-il, l'interprétation de la conscience naturelle qui
trouve la raison des sentiments qu'elle éprouve dans le monde qui
l'entoure et qu'elle saisit comme déterminant ici sa joie et là sa dou-
leur. C'est donc l'histoire de ce par quoi elle est sans cesse affectée,
l'histoire du monde, de son « monde » en tout cas et de ce qui se
produit en lui, qui commande sa propre histoire, l'histoire de ses
sentiments et c'est ainsi qu'elle la vit.
L'histoire, cependant, le passage des tonalités les unes dans les autres,
doit être elle-même possible. Une telle possibilité ne réside en aucune
façon dans la succession des événements extérieurs, comme si,
l'un d'eux suscitant notre peine, le suivant notre joie, celle-ci et
celle-là se succédaient comme ce qui les motive hors de nous. La
joie et la peine précisément ne sont pas possibles comme des faits
isolés que pourrait, non poser dans l'être assurément, mais produire
à la manière d'une cause occasionnelle si l'on veut, un déterminant
approprié, l'événement précisément qui les motive. Qu'il y ait
quelque chose comme une histoire de nos tonalités elles-mêmes, que la
L'AFFECTIVITÉ 807

joie succède à la peine, cela veut dire, elle se produit à partir d'elle,
à partir de la peine et de ce qu'elle est. C'est dans la peine et dans son
essence, dans l'essence de l'affectivité, c'est-à-dire de l'être lui-même, que
réside et se tient la possibilité du passage qui conduit de la peine à la joie,
la possibilité pour celles-ci, pour toutes nos tonalités en général, d'« avoir »
une « histoire ». La possibilité pour nos tonalités d'avoir une histoire,
la possibilité du passage qui conduit de l'une à l'autre, est identique-
ment la possibilité de chacune de ces tonalités, est son être-possible
à partir de l'absolu et en lui. La joie est possible à partir de la peine
parce que ce à partir de quoi la peine est possible peut devenir joie, parce
que l'absolu qui s'historialise dans la peine et devient en elle ce
qu'elle est, peut s'historialiser dans la joie. L'histoire de nos tonalités
est l'historial de l'absolu. L'absolu est lui-même le passage, lui-même
l'histoire, ce qui, pouvant se tonaliser comme peine et comme joie,
constituant leur commune possibilité, constitue comme tel aussi la
possibilité de leur commune transformation, de leur naissance l'une
à partir de l'autre et de leur incessant devenir.
Que l'histoire de nos tonalités ait elle-même sa propre possibilité,
identique à la possibilité de chacune de ces tonalités, identique à
l'absolu, que cette histoire donc soit celle de l'absolu, voulue et
prescrite par lui, le devenir et l'explicitation de ce qu'il est et son
historial, tout cela échappe à l'existence qui se vit, elle et ce qui
lui advient en fait de peines et de joies, comme une succession hasar-
deuse de sentiments opaques, comme un défilé chaotique dont elle
demeure le témoin étonné (1). C'est pourquoi la vie de la plupart
des hommes, le passage en eux des sentiments les uns dans les autres
n'est le plus souvent qu'un éternel passage incompris, l'éternel
retour du semblable et du pareil, et l'ennui de ce qui est connu à
jamais. Ce que sont ces sentiments, c'est là ce qui leur échappe, la révé-
lation intérieure de l'absolu en ses modes concrets n'est plus pour

(1) « Vieux bonheurs, vieux malheurs, comme une file d'oies », dit Verlaine.
8 Z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

eux, comme la révélation extérieure dont parle Kierkegaard, qu'une


enveloppe qu'ils se transmettent sans en connaître le contenu,
et la philosophie n'a fait que systématiser cette compréhension exis-
tentielle spontanée de soi-même et là porter dans le concept quand,
depuis Aristote, elle oppose à l'essence l'accident, la contingence de
ce qui est historique et l'irrationalité du devenir, quand, bien plus,
elle interprète ce royaume de la contingence, dans son opposition
au monde des possibilités pures et de leurs structures éidétiques,
comme celui de l'effectivité.
Ici doit étfe entendu, au contraire, ce que signifie pour l'histoire,
pour l'histoire de l'existence et de ses tonalités, être située dans
l'essence et lui appartenir, être située dans la possibilité de l'absolu.
Pas plus que les tonalités fondamentales inscrites dans la structure
de l'être à titre de possibilités pures et lui appartenant ne constituent
pour autant de simples possibilités, pas davantage l'histoire qui
s'institue à partir d'elles et trouve sa propre possibilité dans l'être
lui-même, ne se propose elle-même comme la simple possibilité
d'une histoire qui devrait chercher ailleurs la condition de son effec-
tivité et son contenu. Dès qu'un homme vit, il éprouve des senti-
ments, et cela non pas en raison des circonstances dans lesquelles il
serait placé (1), de sa structure psychophysique, caractérielle ou héré-
ditaire, de tout ce qui constitue en apparence la particularité de sa
vie, mais sur le fond de l'essence de la vie en lui, de cette essence qui
fait justement que sa vie est singulière en même temps qu'effective,
et qu'elle se réalise en des tonalités déterminées. Comme celles-ci
toutefois, et pour la même raison, le passage qui conduit de l'une à
l'autre, l'histoire dans laquelle elles sont prises est elle-même déter-
minée. Dans l'être, dans la souffrance du souffrir et dans sa jouis-
sance, sont les possibilités sommeillantes de tous nos sentiments,

(r) Ainsi s'écroule notamment la théorie freudienne de l'affectivité qui cherche


dans l'angoisse, plus exactement dans les conditions où elle se produit et dans le
traumatisme de la naissance, l'origine de notre vie affective et de ses développements.
L'AFFECTIVITÉ 807

sommeillantes et pourtant effectives. Effectif aussi est ce qui som-


meille en elles, le passage consubstantiel à leur essence, voulu par
chacune d'elles, de l'une dans l'autre. L'essence de la vie, comme
l'avait reconnu Nietzsche, sur le mode assertorique il est vrai,
comme un caractère ontique de la vie par conséquent, non comme une
propriété ontologique, identique à son essence, est une puissance
originelle d'oscillation entre la souffrance et la joie, puissance anté-
rieure à celles-ci comme leur source précisément, comme ce d'où
elles découlent nécessairement et qui se réalise en elles.
Considérons la souffrance, considérons-la comme une simple
tonalité, comme une détermination de l'existence parmi d'autres.
Elle n'est pas seulement cela, pas seulement cette tonalité déterminée
et qui se propose comme ce qu'elle est, comme la souffrance. En elle
réside et s'accomplit l'œuvre intérieure qui la fait être, son être-donné-
à-soi dans le s'éprouver soi-même qui la constitue. L'essence de
l'affectivité, l'essence originaire de la révélation et de l'être, c'est là
ce qui est présent en elle et la détermine. L'essence présente dans la
souffrance et qui la détermine n'est pas présente en elle, toutefois,
comme une structure inaperçue et que l'analyse découvrirait ulté-
rieurement, elle est le s'éprouver soi-même justement et son effectivité,
ce qui se révèle originairement à soi, elle est la vie. C'est précisément
parce que l'essence présente dans la souffrance est le s'éprouver soi-
même et son effectivité, ce qui se révèle originairement à soi, que la
souffrance elle-même se révèle à elle-même, est ce qu'elle est, la
souffrance et un mode de la vie. Dans la souffrance se révèle ce qui la
révèle : l'absolu. La souffrance ne se révèle pas d'abord pour nous
révéler ensuite, en elle, l'absolu, celui-ci bien plutôt est ce qui se
révèle en premier lieu, la révélation originaire et son effectivité. La
révélation originaire et effective de l'absolu ne précède pas elle-même
la souffrance, elle surgit en même temps qu'elle, elle est son surgisse-
ment, l'être-donné-à-soi de la souffrance, le s'éprouver soi-même
dans et par lequel celle-ci advient et se réalise. C'est en ce sens que
8 Z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

la souffrance révèle l'absolu, au sens où sa révélation présuppose la


révélation de l'absolu, se fonde en elle et lui est identique.
Que la souffrance révèle l'absolu, que celui-ci se révèle originai-
rement en elle comme ce qui la révèle à elle-même, c'est là ce qui fait
d'elle autre chose qu'une simple tonalité, ce qui constitue à proprement
parler son dépassement. Car, dans l'unité de son immanence radicale,
en l'absence de tout dépassement, la souffrance ne se dépasse pas
seulement vers elle-même, vers son propre contenu, pour être ce
qu'elle est, cette tonalité déterminée. Parce qu'elle n'est ce qu'elle est,
cette tonalité, que sur le fond en elle de son dépassement vers elle-
même, c'est vers celui-ci d'abord qu'elle se dépasse, vers le dépasse-
ment comme identique au non-dépassement et trouvant en lui son
essence. La force de ce qui cohère originellement en soi dans le ras-
semblement édificateur de l'être, la force de l'affectivité et du senti-
ment, c'est là ce dont la souffrance est chargée avant de l'être du poids
de sa tonalité propre, le supplément, l'excédent de puissance qu'elle
laisse éclater et libère comme ce qu'il y a de permanent en elle lors
même qu'elle culmine et se brise dans l'extrême douleur et dans le
sanglot. Dans la douleur, je peux encore l'exprimer, « improviser sur
ce thème, dit Kafka, simplement ou antithétiquement ou avec des
orchestrations entières d'associations », et cela, ajoute-t-il, n'est pas
« mensonge » mais « excédent de forces » (i). A la question explici-
tement posée de savoir « quel est cet excédent », il est ici répondu. Le
pouvoir qui habite la douleur et par lequel, dans le non-dépassement
de son dépassement vers soi, elle se dépasse, est celui de l'absolu.
C'est pourquoi le langage qui l'exprime et qui procède de cet excédent
n'est pas celui de la compréhension ni du concept, le milieu où
baignent les choses dans l'extériorité, il réside en elle, dans la douleur,
dans le s'éprouver soi-même de son essence intérieure, et lui est
consubstantiel, n'est pas le Logos de la mort mais le Logos de la vie.

(i) Journal intime, op. cit., 184.


L'AFFECTIVITÉ 807

La souffrance qui, trouvant son paroxysme dans la douleur, peut


encore, en ce point extrême de son oscillation, s'exprimer, qui porte
en elle, comme un supplément de forces, cette possibilité, le Logos
de la vie, l'absolu, n'est prise ici, selon la présupposition explicite
de l'analyse, que comme une simple tonalité. C'est pourquoi ce qui
vient d'être dit à son sujet concerne toutes les autres déterminations
possibles de la vie affective et vaut aussi bien pour elles. Le projet
d'instituer une élucidation systématique de l'essence de l'affectivité
a trouvé son expression dans la délimitation de deux questions fonda-
mentales visant la nature de la révélation originaire qui s'accomplit
en elle et la constitue, visant le comment et le contenu de cette révé-
lation. La réponse apportée à la seconde de ces questions trouve ici
sa formulation complète. Le sentiment, un sentiment quelconque,
ne se révèle pas seulement lui-même en lui, tandis qu'il se révèle à
lui-même, en tant qu'il se révèle à lui-même et que se révéler ainsi à
soi, s'éprouver soi-même, est l'acte de l'essence, l'absolu, se révèle
celui-ci, l'essence de l'absolu identique à l'affectivité elle-même. Le
contenu originel de la révélation qui s'accomplit dans un senti-
ment particulier n'est jamais constitué de manière exclusive par
ce sentiment considéré dans sa particularité, comme une tonalité
déterminée, mais par l'absolu, est la révélation de l'absolu et son
effectivité.
Que signifie toutefois, pour le contenu d'un sentiment quel-
conque, n'être jamais constitué de manière exclusive par ce sentiment
lui-même considéré dans sa particularité, comme une tonalité déter-
minée ? Que veut dire, pour la souffrance par exemple, révéler
l'absolu ? La révélation de l'absolu n'est rien d'extérieur au sentiment
lui-même, à la révélation en celui-ci de son propre contenu, elle est
cette révélation. La révélation de l'absolu cependant, son s'éprouver
soi-même dans le souffrir, la problématique l'a montré, est souffrance
et joie. Dans le s'éprouver soi-même de la souffrance considérée comme une
tonalité déterminée, comme une détermination de l'existence parmi d'autres,
8 Z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

est incluse et se réalise, outre ce qui la fonde et à partir de quoi elle est possible>
à savoir la souffrance comme tonalité ontologique fondamentale, comme
souffrance de l'être, la joie consubstantielle à celle-ci et qui lui est identique.
La souffrance de l'existence, dès lors, se décline et se modalise, elle
entre dans l'histoire et l'histoire se produit. L'histoire originelle est
le devenir immanent des tonalités subjectives de l'existence, comme
telle, comme immanente et s'accomplissant dans une sphère d'imma-
nence radicale, elle ignore le temps de l'opposition, toute forme de
compréhension possible par conséquent, et n'est pas dialectique.
Étrangère à celle-ci, à la dialectique de l'opposition et de la compré-
hension, l'histoire pour autant n'est pas irrationnelle, les détermina-
tions qualitatives ne surgissent pas dans le « saut » et ne se produisent
pas à partir de lui, ne se produisent pas à partir du néant et n'en résul-
tent pas non plus. Car ce qui arrive est possible à partir de ce qui est,
n'est rien d'autre à vrai dire que ce qui est et était, est la venue de l'être
et sa modalisation. S'éprouvant soi-même dans la souffrance et dans
la jouissance de soi, la souffrance de l'existence devient ce qu'elle est,
cette souffrance de l'être et sa jouissance, la jouissance de soi de l'être
absolu et sa joie. « On se sent au moins et on se possède soi-même
jusque dans le sentiment de la douleur, dit Fichte, et cela seul déjà
donne une inexprimable félicité (1). »
Le devenir de la souffrance, sa transformation intérieure en ce
qu'elle est, en la joie de l'absolu, c'est là ce qu'exprime toute parole
essentielle concernant l'être de la souffrance, toute aperception asser-
torique ou apodictique de l'œuvre dans et par laquelle elle advient
et s'historialise comme ce qu'elle est, comme un sentiment et comme
la souffrance. « C'est seulement ici-bas, dit Kafka, que la souffrance
est la souffrance. Non pas que ceux qui souffrent ici dussent être
élevés ailleurs, en raison de cette souffrance ; mais parce que ce qui
se nomme souffrance en ce monde-ci se retrouve inchangé et libéré de

(1) VB, 209.


L'AFFECTIVITÉ 807

son contraire, est la béatitude (1). » Ce qui dans la souffrance se retrouve


inchangé et libéré pourtant de son contraire, de la souffrance elle-
même, ce qu'est la béatitude, la problématique le comprend ici. La
béatitude est la jouissance de soi de l'être absolu, elle est le s'éprouver soi-
même, présent dans la souffrance et qui subsiste tandis que celle-ci, s'éprou-
vant soi-même et devenant dans ce s'éprouver soi-même cette jouissance de soi,
n'est plus rien d'autre que son être-devenu, que la jouissance et la joie de
l'absolu. Ici s'éclaire à la lumière de l'ontologie l'étrange prière de
saint Bernard : « Seigneur, si tu ès avec moi dans la souffrance,
donne-moi toujours à souffrir, afin que tu sois toujours avec moi et
en moi et que je puisse t'avoir toujours. » Pour autant, toutefois, que
dans la souffrance persiste et se retrouve inchangé l'être, l'absolu,
la jouissance de soi de l'être absolu, en elle, dans son souffrir, en tant
qu'elle souffre, se produit le mouvement qui l'abolit. « Si ma souffrance
est en Dieu, dit Eckhart, ma souffrance devient elle-même Dieu.
Comment... la souffrance pourrait-elle encore être une peine, si la
souffrance perd sa peine (2) ? » « Le fond des sentiments purs, dit
encore Eckart, est Dieu lui-même (3). » La pureté du sentiment réside
dans son fond. Purs, nos sentiments le deviennent dans le s'éprouver
soi-même qui est l'être et la vie, la vie de Dieu lui-même, une vie
absolue. Dans cette vie, transparente et pure, se produit l'histoire
de la souffrance, son devenir intérieur, sa transformation dialectique
dans la joie.
Avec le devenir de la souffrance et sa transformation intérieure
dans la joie se révèle à nous un concept nouveau et, à vrai dire,
essentiel de la dialectique, celui d'une dialectique immanente, d'un
mouvement s'accomplissant dans l'immanence et qui est le mouve-
ment de nos tonalités, le passage des déterminations qualitatives
les unes dans les autres. Pour essentiel que soit un tel concept, essen-

(1) Journal intime, op. cit., 276, souligné par nous.


(2) T, 93, 95-
(3) ID-, 169.
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

tiel à la compréhension de la vie et de son histoire, il n'a cependant


aucune signification ontologique. La dialectique ne constitue pas la
structure de l'être, elle est possible à partir de lui. Que le mouvement
de nos tonalités s'accomplisse dans l'immanence ne détermine pas
seulement, en effet, son milieu dans son hétérogénéité ontologique
à celui de l'opposition par exemple, détermine et désigne la structure
de ce milieu, la structure interne de l'immanence, comme la source
du mouvement, le souffrir de l'être, sa souffrance et sa joie, comme
le fondement des déterminations qualitatives et de leur devenir,
comme le fondement de la dialectique. C'est sur le fond de l'unité
avec soi de l'être dans le souffrir que la souffrance se transforme dia-
lectiquement dans la joie ; dans l'existence le contraire ne procède
pas de l'opposition mais de l'identité.
Le concept immanent de la dialectique permet seul une compré-
hension philosophique adéquate de l'antinomie. En deux mondes
assurément, entre les deux règnes du visible et de l'invisible, le
christianisme partage le tout du réel et l'antinomie apparaît d'abord
comme une conséquence de ce partage, comme la simple expression
de l'opposition qu'il institue. Ce qui advient dans un monde, disait
la problématique, est sans rapport avec ce qui se réalise dans l'autre.
« Sans rapport », cela veut dire structurellement hétérogène, de telle
manière que dans cette hétérogénéité structurelle de deux termes il
n'y a effectivement et ne peut y avoir entre eux aucun rapport. L'anti-
nomie pourtant désigne tout autre chose que l'hétérogénéité des
dimensions fondamentales qui partagent le réel, tout autre chose que
l'extériorité réciproque et radicale des plans ontologiques et des
déterminations qui leur appartiennent respectivement. Elle ne vise
pas l'absence de rapport, mais le rapport. Celui-ci, le rapport antinomique
trouvant sa formulation rigoureuse en même temps qu'explicite
dans le contenu dogmatique du christianisme — « heureux ceux
qui souffrent » — se situe à l'intérieur d'une seule et même région
ontologique, dans la sphère de la subjectivité absolue. L'antinomie
L'AFFECTIVITÉ 807

est une loi du monde spirituel invisible et se produit en lui, se produit


où se produisent les déterminations qualitatives de l'existence affec-
tive et ses tonalités, comme leur rapport précisément, comme leur
transformation intérieure et dialectique, elle est leur mouvement
immanent, s'accomplissant dans l'immanence, possible à partir d'elle
et de sa structure.
Parce qu'elle s'accomplit à l'intérieur de la sphère d'immanence
radicale de la subjectivité absolue et n'est possible qu'à partir d'elle
et de sa structure, la relation des tonalités ne peut être comprise au
contraire, saisie dans son intériorité dialectique, là où la compréhen-
sion de cette structure fait elle-même défaut. Scheler a bien vu que le
rapport de la souffrance et de la joie n'est pas un simple rapport
d'exclusion réciproque, comme si l'une de ces tonalités ne pouvait
se produire dans l'existence qu'en l'absence de l'autre. Loin de
s'exclure, la souffrance et la joie sont liées au contraire par une rela-
tion positive, elles vont ensemble, de telle manière qu' « on ne peut
vouloir l'une sans l'autre » (1). C'est précisément parce que la souf-
france est liée à la joie selon une relation positive, bien plus, c'est
parce qu'elle y conduit, conduit à la béatitude dont elle apparaît
ainsi comme la condition, que se produit, au moment même où cette
relation positive est reconnue, l'inversion radicale de l'attitude de
l'homme à l'égard de la souffrance, l'acceptation de celle-ci, sa trans-
formation « d'ennemie mortelle qu'elle était en l'amie bienvenue de
l'âme » (2). C'est pourquoi, comme l'a vu encore Scheler, il n'est
plus question dans le christianisme de combattre la souffrance, soit
en cherchant à éliminer ses causes extérieures, comme dans le monde
occidental de la technique, soit en supprimant toute résistance inté-
rieure contre elle, comme dans le bouddhisme, soit encore en émous-
sant progressivement la sensibilité de manière à parvenir à une insen-

(1) SS, 18-23.


(2) ID., 65.
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

sibilité héroïque, comme dans le stoïcisme. La souffrance au contraire


est ce qui doit être posé et reconnu, et cela non plus seulement en
raison du fait de son existence, de l'existence de son contenu phéno-
ménologique effectif, mais pour cette raison plus profonde que ce
contenu n'est précisément pas un simple fait, quelque chose d'isolé,
mais le terme mouvant d'une dialectique, pour cette raison que la
souffrance se dépasse vers la joie et peut y conduire.
Comment cependant la souffrance se dépasse-t-elle vers la joie
et peut-elle y conduire ? En tant que celui qui souffre se trouve
renvoyé de par sa souffrance même à ce qui en lui supporte et souffre
cette souffrance, à lui-même. L'être de la personne, ce qui constitue
« le noyau même de l'existence », c'est là ce qui se découvre dans la
souffrance comme son sujet en quelque sorte, comme cette réalité
intérieure et spirituelle à laquelle il est porté atteinte et qui, dans
cette atteinte, se révèle. C'est dans la mesure où elle nous met en
relation avec l'être spirituel de la personne que la souffrance devient
elle-même quelque chose de spirituel et pour ainsi dire de sacré,
acquiert une valeur et un sens. « La souffrance innocente, écrit Scheler,
acquiert par la qualité divine de celui qui souffre une nouvelle et
merveilleuse noblesse. » Parce qu'elle renvoie à celui qui souffre,
à l'être de la personne, la souffrance nous dirige « sur les biens
centraux de la vie et du salut », permet leur séparation, la séparation
de l'« essence » de tout ce qui n'est pas elle, de P« inférieur », du
« faux », de la « confusion terrestre » (1). La conscience de ces biens,
toutefois, n'est rien d'autre que la béatitude. Cette conscience pré-
sente au sein même de la souffrance et rendue possible par elle
explique par exemple la joie du supplicié. « La béatitude vécue dans
la possession d'un Dieu clément... libérait dans le martyr, au milieu
des tourments de son supplice, des forces miraculeuses (2). » C'est

fi) SS, 65, 66, 63.


(2) ID., 68.
L'AFFECTIVITÉ 807

de cette manière, par conséquent, que la souffrance se dépasse vers


la joie, en tant qu'elle révèle l'absolu.
La révélation de l'absolu dans la souffrance et par elle, révélation
telle qu'elle signifie identiquement béatitude et joie, ne saurait toute-
fois être affirmée simplement. Une telle révélation, la problématique
l'a montré, est la révélation de la souffrance elle-même, son s'éprouver
soi-même tel que, dans ce s'éprouver et par lui, elle se révèle être
identiquement souffrance et joie, devient celle-ci, la douceur et la
sérénité de l'être absolu et sa béatitude. Mais, la problématique l'a
montré aussi, Scheler méconnaît la nature du pouvoir de révélation
propre à l'affectivité, l'absolu identique à ce pouvoir et présent dans
la souffrance comme son essence même est rejeté par lui, au contraire,
hors de cette souffrance, celle-ci ne le révèle plus en elle comme
constitué par sa propre révélation, elle ne le révèle, à vrai dire, en
aucune façon mais suscite seulement, de façon d'ailleurs mystérieuse,
un acte auquel la tâche d'accomplir cette révélation se trouve dès lors
confiée, un acte intentionnel qui ne peut plus révéler ce qu'il révèle,
l'absolu, que comme un terme transcendant, extérieur à lui comme à
la souffrance dont il est censé procéder (1). « Toute détermination
négative de la couche émotionnelle plus périphérique possède la

(1) Iya conception de l'absolu comme réalité transcendante est caractéristique


de la pensée de Scheler. Elle trouve évidemment son origine dans la nature inten-
tionnelle du pouvoir de-révélation, qu'il s'agisse comme ici d'une perception ordi-
naire ou au contraire d'une perception affective à proprement parler. Dans ce cas,
le plus fréquent, l'absolu se présente comme un contenu axiologique, Dieu est
valeur, il apparaît comme le terme d'une visée, comme une réalité à atteindre aussi
et en voie de devenir. Une telle conception se heurte chez Scheler lui-même à la
philosophie de la personne et à la thèse qu'elle implique et formule parfois expli-
citement d'une immanence radicale des valeurs et de l'absolu lui-même identifié
à l'être de la personne et à son intériorité radicale. Le développement d'une philo-
sophie de la personne n'aurait pu ainsi échapper à la contradiction et recevoir son
plein développement qu'à la faveur d'une modification complète de la conception
de la phénoménalité, modification dont on ne trouve au contraire aucune trace
chez Scheler.
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

valeur d'être source d'un acte qui nous rend conscients de la présence
d'une couche existentielle plus profonde en nous-mêmes et qui,
pour ainsi parler, nous ramène vers cette couche (1). » Uextériorité
de la souffrance et de l'absolu, la détermination de celle-ci comme située sur
la couche la plus périphérique de l'existence, de celui-là comme appartenant
au contraire à sa couche la plus profonde, l'extériorité des niveaux affectifs
et de leurs tonalités respectives vient corroborer celle qu'institue la relation
intentionnelle, comprise comme le seul mode possible de manifestation, entre
la connaissance et le connu, l'extériorité de la transcendance, elle en est
le corrélat sur le plan ontologique et en résulte.
La souffrance, dès lors, ne se transforme plus intérieurement,
dialectiquement, dans la joie, elle lui est contemporaine, de telle
manière que cette contemporanéité n'exprime aucune relation posi-
tive véritable, nécessaire, n'est qu'une relation contingente de simul-
tanéité, exprimant le fait que deux phénomènes se déroulant sur des
plans d'existence différents, étrangers l'un à l'autre, peuvent préci-
sément être simultanés (2). La contingence de la relation de la souf-
france et de la joie ainsi distribuées sur deux plans d'existence, à deux
niveaux différents, n'est plus tempérée que par l'affirmation selon
laquelle la première nous aide à concevoir cette autre région où
règne la seconde, affirmation toutefois qui reste elle-même contin-
gente et gratuite aussi longtemps que la souffrance n'est pas saisie
comme constituant dans son essence même, dans son affectivité,
cette révélation de l'absolu identique à la béatitude. Qu'elle ne le soit
pas et se propose ainsi dans une extériorité radicale par rapport à la
béatitude de l'absolu, que la propriété qu'elle a de conduire à celle-ci,
de révéler en l'homme la couche la plus profonde de son être, demeure
une simple affirmation sans fondement, c'est là ce qui apparaît avec

(1) F, 354-
(2) C'est pour rendre compte de la simultanéité possible en nous de deux senti-
ments différents que Scheler justement avait construit l'invraisemblable théorie
des niveaux affectifs.
L'AFFECTIVITÉ 807

évidence : « Ce que nous trouvons par expérience vécue à ce niveau


de profondeur, par exemple la béatitude... n'est en aucune façon
conditionné ou déterminé par la souffrance et la douleur de la couche
périphérique. La douleur ne rend aucun homme bienheureux, elle
se contente de le faire « rentrer en lui-même », de l'aider à concevoir
cette couche profonde de son être et à en prendre conscience (1). »
Ainsi la souffrance ne porte-t-elle plus en elle, inscrite dans son
essence comme une possibilité pure et déjà effective, la béatitude,
l'idée que le fait même de souffrir rapproche de Dieu n'est, selon
Scheler, qu'une déformation de l'enseignement et du contenu véri-
tables du christianisme, une conception « infiniment plus hellénique
et néo-platonicienne » que seule l'église grecque orientale, expri-
mant en cela le besoin de souffrir propre à l'âme russe, a intégré
dans son christianisme (2). La relation de la souffrance et de la joie
n'est pas une relation intérieure, nécessaire, de telle manière que la
première se propose comme la condition de la seconde et l'unique
moyen de parvenir à elle, elle n'est ce moyen que si l'amour l'exige,
dans le cas, particulier, du sacrifice. Alors, il est vrai, souffrance et
joie vont ensemble mais le rapport qui les unit dans ce cas demeure
synthétique, la souffrance se produisant sur un plan, le bonheur
sur un autre, la liaison de ces plans, le passage de la souffrance au
bonheur ne pouvant être saisi à l'intérieur de la souffrance elle-même
ni procéder de son essence mais seulement « de la vision sereine d'un
ordre de choses supérieur » (3), de la considération extérieure d'une
hiérarchie objective entre les divers degrés de l'être, hiérarchie telle
qu'elle oblige à renoncer à ce qui a une valeur inférieure pour ce qui
a une valeur supérieure, à sacrifier la partie pour le tout. La souffrance
est justement, selon Scheler, l'expérience de ce sacrifice (4), elle

(1) F , 355-
(2) SS, 66.
(3) ID., 64.
(4) I D . , 9-
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

n'est jamais en elle-même joie et ne se change pas non plus en celle-ci,


son acceptation, le renoncement sur un plan permet seulement le
développement du bonheur sur un autre, le sens de la souffrance qui
réside dans le sacrifice n'exprime qu'une relation extrinsèque à
autre chose, les actes héroïques ne comportant un sens métaphy-
sique que si le héros est bienheureux — non pas dans la sphère même
de sa souffrance et par elle — mais, dit Scheler, « dans une sphère qui
dépasse celle de ses souffrances » (1). Faute d'être saisies dans la
structure interne de l'immanence absolue comme des possibilités
pures prescrites et voulues par celle-ci, dans la structure de l'être
lui-même, référées au contraire aux stratifications d'une prétendue
structure ontico-métaphysique de l'homme, les tonalités se disposent
sur les niveaux correspondant à ces stratifications et n'ont entre
elles qu'une relation externe, leur simultanéité possible ne fait
qu'exprimer la contingence de cette relation qui les laisse en fait
étrangères l'une à l'autre comme des termes figés et réfractaires au
passage ; et Luther, devant sa fille morte, peut être à la fois « joyeux
dans l'esprit, triste dans la chair », l'eudémoniste antique voir le
monde extérieur gai et joyeux tandis que le noyau de ce monde est
pour lui triste et obscur, le chrétien juger au contraire ce monde
obscur et sombre, tandis que son noyau est tout entier sérénité et
enchantement (2), sans que la possibilité intérieure de ces tonalités,
c'est-à-dire aussi bien celle de leur commune transformation soit
aperçue ou pensée seulement comme un problème. La dialectique
immanente de la vie s'est perdue pour laisser place aux oppositions
extérieures et arbitraires.
C'est dans la structure de l'être lui-même au contraire, dans la
structure interne de l'immanence, comme des possibilités pures
voulues et prescrites par celle-ci, que les tonalités affectives fonda-

(1) S S , 33.
(2) ID., 68-69-70.
L'AFFECTIVITÉ 807

mentales de l'existence se trouvent aperçues par Kierkegaard et


définies par lui dans le Traité du Désespoir (1). La souffrance en effet,
sa modalisation existentielle extrême et la plus intense dans le déses-
poir, ce désespoir, par conséquent, ne peut être compris, saisi dans
sa possibilité intérieure, que pour autant que celle-ci se trouve elle-
même saisie et située dans le moi. Au moi se rapporte le désespoir
lors même qu'il semble se rapporter à autre chose, au monde et à
ce qui, en celui-ci, le suscite et le provoque. Car on ne désespère
pas de n'être pas devenu César, « mais de ce moi qui ne l'est pas
devenu » (2). Que le désespéré pense désespérer de ceci ou de cela,
qu'il voie « avec tant de clarté... de quoi il désespère, tout en ne voyant
pas quant à quoi » (3), n'empêche pas qu'en réalité il désespère quant à
soi ou de soi-même, de ce soi éternel qui est en lui l'essence de la vie.
Et c'est justement pourquoi, pendant que, tourné vers le monde,
l'homme du spontané « est là à indiquer ce qui n'est pas du désespoir,
tout en se disant désespéré, ... le désespoir se produit derrière lui,
à son insu » (4). « Derrière lui », « à son insu », cela veut dire, dans cette

(1) Ici doit être rejetée catégoriquement l'affirmation de Heidegger selon laquelle
Kierkegaard n'aurait saisi le problème de l'existence que comme un problème
existentiel, selon laquelle « la problématique existentiale lui est si étrangère que
du point de vue ontologique il se tient entièrement sous la domination de Hegel
et de la philosophie antique aperçue à travers celui-ci », en sorte que sur le
plan philosophique il y aurait « plus à apprendre de ses écrits édifiants que de
ses écrits théoriques » (SZ, 235, n. 1). Parce que la détermination des tonalités
affectives fondamentales de l'existence, c'est-à-dire de l'existence elle-même,
s'élabore en fait chez K I E R K E G A A R D , dans le Traité du Désespoir notamment,
c'est-à-dire précisément dans un écrit théorique, à partir de la structure interne
de l'immanence et en elle, elle ne revêt pas seulement une signification ontologique,
« existentiale », manifeste, mais présuppose encore une conception de l'ontologie
radicalement différente de celle des Grecs et de Hegel comme de Heidegger lui-
même. C'est pourquoi encore la thèse selon laquelle celui-ci aurait donné à certains
développements existentiels de K I E R K E G A A R D , à ceux du Concept d'Angoisse
notamment, une assise ontologique qui leur faisait défaut, doit elle aussi être rejetée.
(2) D, 73-
(3) ID., 138, note.
(4) ID., 123-124.
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

sphère d'immanence radicale qu'on ne se représentejamais, en lui, dans son moi.


Le moiy dit Kierkegaard, est le rapport à soi... posé par un autre (i),
il est la relation à soi en tant qu'il n'a pas posé lui-même cette relation,
qu'il m s'est pas posé lui-même, il est l'auto-affection comme trouvant son
essence dans la passivité ontologique originelle de l'être à l'égard de soi,
passivité qui est précisément l'ipséité comme telle. Dans la passivité
ontologique originelle de l'être à l'égard de soi, dans son souffrir,
réside sa souffrance. Dans l'impossibilité de surmonter cette passivité,
dans l'impossibilité pour le moi de rompre le lien qui l'attache à lui-même,
la relation à soi, d'échapper à sa souffrance, réside son désespoir. C'est de
cette façon que le désespoir se rapporte au moi, ontologiquement
d'abord, en tant qu'il prend naissance en lui, dans la souffrance de son
souffrir, dans la structure interne de l'ipséité comme telle, c'est-à-dire aussi
bien de l'immanence, comme un mode de réalisation de cette structure et
comme son actualisation phénoménologique. Il est impossible de désespérer,
dit Kierkegaard, sans avoir conscience d'avoir un moi (2).
Pourtant, ajoute-t-il, c'est de cela qu'on désespère. Le désespoir,
en effet, qui procède de la souffrance du moi ne lui est pas identique :
en elle, dans cette souffrance et dans la structure de son souffrir,
surgit et se développe un vouloir, celui de briser cette structure,
de rompre le lien qui attache le moi à lui-même, le vouloir se défaire
de soi. C'est de cette façon maintenant que le désespoir se rapporte
au moi, existentiellement, en tant que celui-ci, ontologiquement lié
à lui-même dans sa passivité originelle à l'égard de soi, dans la rela-
tion à soi qui le constitue, refuse cette passivité, décide de rompre
cette relation. Désespérer, désespérer de soi, désespérer quant à
soi, veut dire « vouloir se débarrasser de son moi, ne pas vouloir
être soi-même » (3). Se débarrasser de son moi, rompre le lien qui

(1) D, 61-62.
(2) cf. I D . , 139.
(3) ID., 62-63.
L'AFFECTIVITÉ 807

l'attache à lui-même, c'est justement là, toutefois, ce dont le moi est


incapable si l'irrémissibilité de ce lien, le caractère insurmontable
de' la relation à soi du moi dans sa passivité absolue à l'égard de soi,
si l'impossibilité pour lui de se dépasser de quelque façon que ce
soit, de se séparer de soi, d'échapper à soi, bref si la structure interne
de l'immanence constitue, comme la problématique l'a montré,
son essence même. Se séparer de soi signifie pour le moi se détruire
mais justement cette séparation contraire à l'essence, cette destruc-
tion de soi est impossible. « Cette destruction d'elle-même qu'est le
désespoir est impuissante et ne parvient pas à ses fins. » C'est pourquoi,
comme le note encore Kierkegaard, il est superficiel de dire que le
désespéré détruit son moi, « car c'est ce dont à son désespoir... il
est incapable » (1).
L'incapacité du moi de se détruire lui-même, de rompre la relation
à soi qui le constitue, l'impuissance de principe où il se trouve de briser le
lien qui l'attache à lui-même, est dans le désespoir ce qui fait de celui-ci
une expérience. Le désespoir est une expérience parce que son effort
pour se séparer de soi reste près de soi et le demeure par principe,
parce qu'il se produit dans une sphère d'immanence radicale où le
moi du désespoir ne peut précisément ni se séparer de soi ni se
détruire. « S'il pouvait détruire le moi, dit Kierkegaard avec force,
il n'y aurait pas non plus alors de désespoir. » Que l'effort pour se
séparer de soi ne puisse précisément se séparer de soi, reste près de
soi et le demeure par principe, c'est là ce qui fait son échec, le vouloir
du désespoir, sa visée, se heurte à l'être même de ce vouloir et à son essence,
à l'essence de toute expérience possible en général. Telle est la contradic-
tion monstrueuse, 1' « atroce contradiction du désespoir » (2).
De cette contradiction monstrueuse, comprise comme l'essence
conceptuelle du désespoir, découlent tous les caractères de celui-ci,

(1) D, 72, 7 3 -
(2) ID., 75.
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

et d'abord son caractère le plus remarquable, son éternité. Car c'est


en ce sens que le désespoir est la « maladie mortelle », en tant qu'il
est éternel. Comment le désespoir est-il la maladie mortelle ? En quel
sens est-il éternel ? Le moi qui désespère veut se débarrasser de soi,
se défaire de son moi, rompre le lien qui l'attache à lui-même et,
comme ce lien est proprement ce qui le constitue, ce qui constitue
en lui la vie, veut mourir. Mais ce lien ne peut être délié, la relation
à soi du moi dans sa passivité ontologique originelle à l'égard de soi,
son unité avec soi comme unité absolue dans une sphère d'immanence
radicale, comme unité avec soi de la vie, ne se laisse ni surmonter
ni briser. La structure interne de l'immanence, l'unité absolue qu'elle enferme
et constitue, c'est là ce que Kierkegaard appelle l'éternité, et cela à bon droit
si une telle structure se détermine par l'exclusion hors d'elle du temps de la
trancendance, si, positivement, l'unité qu'elle enferme et constitue, l'unité
intérieure et vivante de la vie, ne peut être brisée. Voici donc comment et
pourquoi le désespoir est la maladie mortelle, comment et pourquoi
il est éternel, en tant que la relation à soi subsiste dans le moi qui veut
rompre cette relation comme la condition même et l'essence de l'acte par lequel
il veut la rompre, comme la condition et l'essence de son désespoir. Le déses-
poir porte en lui la vie, l'éternité, son vouloir mourir n'est pas la
mort mais un mode de la vie, et c'est de cela qu'il meurt, de là que
vient « sa torture... de ne pouvoir mourir ». Vouloir mourir et, dans
ce vouloir même, ne pouvoir mourir, « mourir sans pourtant mourir»,
c'est là « la maladie mortelle », c'est là « mourir la mort », « éternel-
lement mourir ». Éternellement, parce que ce mourir, donné à lui-
même dans sa passivité insurmontable à l'égard de soi, dans l'unité
indestructible de sa relation à soi, ne peut être ni surmonté ni détruit,
ne cesse d'être donné à lui-même comme ce qu'il est, comme ce
mourir, ne cesse de mourir, de vivre sa mort et ainsi meurt éternel-
lement. «-Mourir la mort, dit Kierkegaard, veut dire vivre samort (i). »

(I) D, 71.
L'AFFECTIVITÉ 855

Pour qu'on meure de désespoir, dit-il encore, il faudrait que ce


qu'il y a d'éternel en nous puisse mourir, que la structure interne de
l'immanence, son unité absolue, l'unité absolue du moi, soit brisée. Mais
alors il n'y aurait pas de désespoir, car celui-ci désespère justement
de ne pouvoir mourir mais d'abord, et c'est pour cette raison qu'il ne
peut mourir, d'être et d'exister dans l'unité indissoluble de son être-donné-
à-soi, comme un mode de la vie éternelle et absolue. « Sans éternité en nous-
mêmes nous ne pourrions désespérer (1). »
En tant que son essence conceptuelle réside dans la contradic-
tion atroce et monstrueuse du vouloir mourir de ce qui ne peut
mourir, du vouloir se défaire de soi de ce qui ne peut se défaire
de soi, le désespoir qualifie et détermine toute forme de vie dans
laquelle se manifeste un tel vouloir, le projet, quel que soit son mode
de réalisation ou de déguisement, d'instituer entre le moi et lui-même
ce minimum de distance à la faveur de laquelle il pourrait se décharger
de soi et ne plus être concerné par sa propre vie, la tenir du moins
dans une soumission inoffensive et lointaine. La réflexion, la réflexion
de la vie sur elle-même, le regard sur soi, vise l'objectivation de ce qui
ne peut être objectivé. C'est pourquoi cette tentative de la vie de
se détruire elle-même en se séparant de soi, de se détruire ou de se
connaître, ne détruit pas plus la vie qu'elle ne la connaît, n'est qu'un
mode nouveau de cette vie, une forme de désespoir. La connaissance
est une forme de désespoir et, de même, la connaissance de soi,
bien des formes de l'ironie et de l'humour, toutes les déterminations
dans lesquelles la vie tente de se rapporter à elle-même autrement qu'en s'aban-
donnant à son essence propre, c'est-à-dire à Dieu. Car la vie, de par sa
volonté propre, de par son essence, ne saurait entrer dans le rapport
ni s'objectiver, elle ne peut le faire ou plutôt vouloir le faire que
pour autant qu'elle se tourne contre elle-même et s'efforce, dans le
désespoir précisément, de se défaire de soi et de se détruire. Ainsi

(X) D, 75.
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

en est-il encore dans le jeu par lequel le moi prétend « jouer » sa vie,
joue à être ceci ou cela, garçon de café ou pédéraste. Car le moi
assurément ne peut être la détermination transcendante qu'il feint
de prendre pour son être propre de manière à ne pas l'être, à ne pas
être ce qu'il est, de manière à se défaire de soi dans la séparation
d'avec soi. Quelque chose, toutefois, n'entre pas dans le jeu et c'est
là proprement ce que Kierkegaard appelle le sérieux : l'être du vouloir
ne pas être soi, du vouloir se défaire de soi, en tant que cet être, donné
à lui-même dans l'unité absolue de son immanence radicale, éternel-
lement donné à lui-même dans l'ipséité de son être-soi, ne peut préci-
sément se défaire de soi, ni cesser d'être ce Soi qu'il est.
Kierkegaard a donné une autre définition du désespoir : « Vouloir
être soi » (1). « Vouloir être soi », toutefois, c'est là, comme Kierke-
gaard le reconnaît, « le contraire même du désespoir » (2). Vouloir
être soi, quand il s'agit du désespoir, veut dire en réalité, non pas
vouloir être soi-même, mais vouloir être un autre moi que celui
qu'on est, un moi qu'on n'est pas. Ainsi en est-il de l'espérance chez
les jeunes, du souvenir chez les vieux (3), de tous les modes de vie
imaginaires dans lesquels le moi substitue au sien un autre moi avec
lequel il s'identifie, de toutes les expériences, que devait décrire
Scheler, de participation et de contagion affective par lesquelles le
moi vise à se fondre dans un autre, à s'unir à lui de manière à
devenir précisément cet autre moi qu'il n'est pas. Un même projet
se retrouve en réalité lorsque le moi, voulant rejeter au contraire
comme illusoire toute forme de vie imaginaire ou affective, toute
attitude « féminine », prétend se choisir ou encore se faire lui-même,
« construire lui-même son moi » (4). Dans tous ces cas et dans d'autres
semblables, le vouloir être soi du moi au sens de vouloir être un moi

(1) Cf. D, 6i, 74, 116, 146.


(2) ID., 74-
(3) Cf. I D . , 133.
(4) ID., 148.
L'AFFECTIVITÉ 807

qu'il n'est pas ou pas encore, présuppose son vouloir ne pas être
le moi qu'il est véritablement, se ramène par conséquent à la forme
de désespoir précédemment examinée et se heurte au même échec,
à la même impossibilité, à l'impossibilité pour le moi de se défaire
de soi. La passivité ontologique originelle de l'être à l'égard de soi dans son
unité immanente avec soi est la condition une et universelle du désespoir, la
structure où il s'enracine en tant qu'il prend naissance en elle, dans la souf-
france du souffrir, en tant qu'il trouve en elle la condition de ce qu'il est,
une tonalité, plus généralement encore une expérience, en tant que, lié et
livré à lui-même sur le fond en lui de cette structure et formant le projet de
rompre ce lien, de se défaire de soi, il ne peut le faire et se heurte à une contra-
diction insurmontable, en tant que cette contradiction est sa torture, porte sa
souffrance à son paroxysme, met le feu en lui, dans le moi, à quelque chose
d'indestructible et qui brûle éternellement.
En tant que le désespoir trouve sa condition dans la structure
interne de l'immanence et prend naissance en elle, dans la souffrance
du souffrir, dans la souffrance et dans la jouissance de soi de l'être
absolu, il se dialectise, entre dans l'histoire et devient son contraire.
Plus grande est la détresse dans laquelle, désespérant de soi et voulant
se défaire de soi, il mesure son impuissance à se détruire lui-même,
plus violente aussi et plus forte l'expérience de son être rivé à soi,
livré et lié à soi pour être ce qu'il est, l'expérience de son être-donné-à-soi-
même et de l'essence de la vie en lui. Le fond du désespoir est Dieu
lui-même, l'être pour soi de l'être absolu, le rassemblement et la
profusion de la Parousie. Le fond du désespoir, ce d'où il émane,
se découvre à lui dans sa transparence, comme ce qu'il est et devient,
comme cette transparence et comme son éternité. Parce qu'il est
éternel, le désespoir est passager, il est le passage, et ce qui conduit
à l'absolu. Voilà pourquoi « le désespoir est la maladie que le pire
des malheurs est de n'avoir pas eue » (1). Il est la maladie, l'extrême

(1) D, 8 3 .
M. H E N R Y 28
858 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

souffrance qui s'achève dans son contraire, dans la béatitude que


Kierkegaard appelle encore « la foi » et qu'il définit ainsi : « étant
soi-même et voulant l'être, plonger en Dieu à travers sa propre
transparence » (1).
*
* *

Dans le désespoir, dans la souffrance, dans chaque tonalité de


l'existence se révèle, comme ce qui la révèle à elle-même, l'absolu.
L'absolu présent en chaque tonalité comme ce qui la révèle à elle-
même est l'essence de cette tonalité, est l'affectivité. La révélation
de l'absolu à l'intérieur de chaque tonalité réside dans l'affectivité identique
à l'absolu lui-même et se trouve constituée par elle. En tant que la révé-
lation de l'absolu réside dans l'affectivité et se trouve constituée par
elle, réside dans son affectivité, elle est parfaite. Dans sa passivité
originelle et insurmontable à l'égard de soi, dans l'adhérence parfaite
à soi de son identité, dans sa coïncidence avec soi à l'intérieur de
l'unité absolue de l'expérience adéquate qui le constitue, dans son
affectivité donc, l'absolu, l'être se révèle à lui-même tel qu'il est,
dans la totalité de sa réalité. Totalité, réalité, c'étaient là les déter-
minations ontologiques structurelles comprises par la problématique
comme celles de la révélation qui trouve sa structure interne dans
l'immanence, c'est-à-dire dans l'essence dont l'effectivité phénomé-
nologique, dont la réalité est justement l'affectivité comme telle.
L'affectivité révèle l'absolu dans sa totalité parce qu'elle n'est rien
d'autre que son adhérence parfaite à soi, que sa coïncidence avec
soi, parce qu'elle est l'auto-affection de l'être dans l'unité absolue de
son immanence radicale. Dans l'unité absolue de son immanence radicale
l'être s'affecte lui-même et s'éprouve de telle manière qu'il n'y a rien en lui
qui ne l'affecte et ne soit éprouvé par lui, aucun contenu transcendant à
l'expérience intérieure de soi qui le constitue. Le sentiment se donne à sentir

(1) D, 171.
L'AFFECTIVITÉ 807

à lui-même en tous les points de son être et c'est justement en cela qu'il est
un sentiment, en cela aussi que réside sa transparence. La transparence du
sentiment n'est pas le milieu fluide de la lumière, aucun élément
immatériel, incolore, évanescent, rien d'irréel non plus comme le
néant, elle est l'être donné à soi en tous les points de son être, son
être plongé en soi, dans sa réalité, et ne faisant qu'un avec elle.
Le sentiment se donne tout entier, d'un seul coup, comme un absolu.
L'être du sentiment se donne tout entier en lui-même, non point
simplement parce qu'il ne s'annonce pas, à la façon de la chose
matérielle, dans une série d'Abschattungen, comme un donné intuitif
toujours incomplet et toujours dépassé, mais parce qu'il n'est jamais
un donné intuitif, rien qui soit jamais perçu ni senti. C'est pourquoi
encore l'idée qu'un sentiment pourrait être connu peu à peu, l'idée
que l'absolu se révêlerait progressivement est absurde, recouvre une
impossibilité de principe. Un sentiment se donne tout entier ou pas
du tout. L'absolu qui se révèle originairement et dont la révélation
originaire rend possible tout ce qui se révèle et tout ce qui est, se
révèle nécessairement dans la totalité de son absoluité. « Dieu,
disait Eckhart, ne peut donner peu ; ou bien il doit tout donner à
la fois ou rien... son don est simple et parfait... Le tout dans l'éter-
nité (1). »
En tant que la révélation de l'absolu réside dans l'affectivité et
se trouve constituée par elle, c'est la réalité de celui-ci, la réalité de
l'absolu lui-même qui se révèle et se réalise en elle. La révélation
de l'être absolu n'est pas séparée de lui, n'est rien d'extérieur à lui, rien
d'irréel, n'est pas une image de l'être mais réside en lui, dans sa réalité
et lui est identique, est l'être lui-même. Ici se rencontre, parce que l'absolu
ne surgit pas hors de lui, dans le milieu vide et sans vie de l'irréalité,
parce qu'il se révèle en lui-même, dans la réalité de son affectivité,
l'insurmontable limite de l'idéalisme, son incapacité de principe

(i) Cf. supra. § 39.


8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

à saisir la réalité. Une telle incapacité est à vrai dire celle de toute
pensée qui ne pense pas l'affectivité comme l'essence de l'absolu,
comme sa révélation, de toute pensée et de toute forme de pensée
qui se meut à l'intérieur de l'horizon du monisme, c'est-à-dire préci-
sément dans le milieu de l'idéalité et de l'irréalité comme telles.
Parce que l'affectivité révèle l'absolu dans sa totalité et dans sa
réalité, elle le révèle tel qu'il est. C'est en ce sens que l'affectivité
révèle l'absolu, en tant qu'elle le révèle absolument. Dans cette
révélation absolue de l'absolu, dans l'affectivité, l'absolu surgit et
s'historialise dans son absoluité. Cette révélation absolue de l'absolu,
de l'absolu dans son absoluité, est l'Esprit. C'est pourquoi il est dit
que « l'Esprit souffle où il veut » (i), parce que « l'éternité de l'esprit
ressemble au souffle du vent, on ne sait d'où il vient, où il va ;
partout il est fin et partout commencement... en chacun de [ ses ]
moments l'esprit est complet » (2).
Pour dire cette plénitude de l'esprit, cette plénitude qui est dou-
ceur et joie, les mots nous manquent. L'appellera-t-on « certitude »,
« évidence » ? Mais ces concepts, empruntés au monde et qui reposent
sur lui, nous égarent. Ou bien faut-il, les dépouillant du contenu
qu'ils reçoivent dans le développement de la pensée occidentale,
que leur confère toute forme de pensée, les référer au contraire à ce
à quoi ils se réfèrent, au rassemblement intérieur où l'être cohère
avec soi et à la force de ce rassemblement, comme le fit Pascal
quand, submergé par ce qui est tout, il le nomma : « certitude, senti-
ment » (3).
Il existe deux modes spécifiques et fondamentaux conformément
auxquels s'accomplit et se manifeste la manifestation de ce qui est.
Dans le premier de ces modes l'être se manifeste hors de lui, s'irréa-

(1) J E A N , 3, 8.
(2) JANKÉLÉVITCH, L'Odyssée de la conscience dans la dernière philosophie de
Schelling, op. cit., 73.
(3) Mémorial, Pensées, Infirma, op. cit., 333.
L'AFFECTIVITÉ 861

lise dans le monde, il est sa lumière, le pur milieu de visibilité où


sont visibles les choses, où l'étant se manifeste. A la lumière où il
se manifeste l'étant aussi bien se dérobe, il est ce qui naît et ce qui
meurt, de telle manière cependant que ce destin, celui de naître et de
mourir, n'est pas le sien, trouve sa raison dans la finitude du lieu
où il paraît, dans la lumière elle-même et dans son déclin. C'est
pourquoi le savoir qui se meut dans cette lumière et est éclairé
par elle n'a pas la forme d'accomplissement d'un pur laisser paraître
mais sa manifestation même renypiç à ce qui ne se manifeste pas.
Dans le second de ces modes, dans le sentiment, l'être surgit et se
révèle en lui-même, se rassemble avec soi et s'éprouve, dans la
souffrance et dans la jouissance de soi, dans la profusion de son être
intérieur et vivant. Savoir d'un savoir auquel ce qu'il sait dérobe sa
réalité et qui n'est lui-même, comme savoir, que le non-savoir
d'où il vient et auquel il retourne, le simple éclat qui brille un instant
et glisse sur les choses, c'est peu. Se révéler de telle manière que,
dans cette révélation, c'est l'absolu lui-même qui se révèle à lui-
même dans son absoluité, de telle manière que son être s'embrase
et devient tout entier pour lui-même et devient la vie, vivre, c'est
beaucoup. Dans le rapport de ce « peu » à ce « beaucoup » se joue le
destin de la révélation et, s'il lui est lié, le destin de l'homme lui-
même. Écoutons Hôlderlin :

Peu de savoir mais beaucoup de joie


Tel est le lot des mortels (i).
*

* *

La détermination ontologique structurelle et fondamentale de


l'essence originaire de la révélation comme immanence et comme
affectivité rend seule possible le développement cohérent et assuré

(i) Édit. von HELLINGRATH, op. cit., IV, 240.


8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

de lui-même d'une problématique visant l'être de la subjectivité


absolue ainsi que les questions essentielles qui lui sont liées, le
développement d'une phénoménologie et d'une philosophie phéno-
ménologique de l'expérience vécue, de l'ego, de la connaissance de
soi, de la vie intérieure et de la temporalité qui lui appartient en propre,
de la structure de l'expérience en général et de ses formes essentielles.
L'élaboration de ces questions ne présuppose pas seulement en effet
une délimitation préalable du concept de la phénoménologie au
traitement de laquelle elles sont soumises, parce que les réalités visées
en elles appartiennent en fait à la structure interne de la phénoménalité
pure elle-même et la constituent, leur détermination est identique-
ment celle de cette structure et la présuppose. Les sciences qui, de
la même manière, prétendent se rapporter à ces réalités, les sciences
humaines par exemple, ne pourraient atteindre à quelque positivité,
se prévaloir d'une utilité quelconque, que si le travail ontologique
qui doit leur fournir un fondement et un sens était accompli et ses
résultats préservés. La préservation de ces résultats exige le rejet
de l'horizon à l'intérieur duquel se meuvent en fait ces sciences et,
plus généralement, la pensée philosophique occidentale dans son
ensemble. Les présuppositions qui constituent cet horizon trouvent
chez Hegel une formulation systématique particulièrement remar-
quable. L'essence originaire de la révélation se trouvera mise en
évidence et préservée dans son opposition au concept hégélien de
manifestation.
APPENDICE

MISE EN LUMIÈRE
DE L'ESSENCE ORIGINAIRE
DE LA RÉVÉLATION
PAR OPPOSITION
AU CONCEPT HÉGÉLIEN
DE MANIFESTATION (ERSCHEINUNG)

§ 7 1 . L E PROBLÈME DE L ' E S S E N C E D E LA MANIFESTATION ET L E D É C H I R E M E N T

L'affirmation centrale de la philosophie hégélienne, c'est que le réel est Esprit.


Ce qui est avancé par une telle affirmation, ce n'est pas l'idéalisme ni, à plus forte
raison, un idéalisme absolu. Seule une interprétation superficielle qui fait déchoir
la pensée de Hegel du plan ontologique où elle se meut, à un ensemble de consi-
dérations d'ordre ontique, peut prétendre contraindre la philosophie, et celle de
Hegel en particulier, à poser la question de savoir ce qui est premier, du réel et de
l'être, ou bien de l'esprit. Le problème d'une déduction ontique du réel, par
exemple, à partir de l'esprit ne se pose pas. En vérité, le réel n'est point déduit de
l'esprit, il ne procède pas de lui, il est Esprit. Dire maintenant que le réel est Esprit,
c'est dire qu'il est essentiellement acte de se révéler et de se manifester, c'est dire que le
réel est pbénomine. « La grande ruse, dit Hegel (1), c'est que les choses soient comme
elles sont... il y a simplement à les prendre dans leur phénoménalité... L'essence de
l'essence est de se manifester. » Que l'essence de l'essence soit de se manifester,
cela comporte cette conséquence, apparemment décisive, de fonder la possibilité
pour l'homme d'une connaissance absolue. Il n'y a pas lieu, en effet, de mettre

( 1 ) Note personnelle, citée par J . H Y P P O L I T E in Genèse et Structure de la Phéno-


ménologie d* l'Esprit de Hegel, op. cit., 122.
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

d'un côté la connaissance humaine et, de l'autre, l'essence que cette connaissance
cherche à appréhender, ni de poser par suite le problème critique d'une déformation
possible, voire nécessaire, de l'essence par une connaissance qui ne peut la toucher
qu'en la modifiant, si le fait d'être connu n'est pas un prédicat qui se surajoute de
l'extérieur au réel mais constitue, au contraire, son essence même. Car l'essence
n'est point modifiée ou altérée mais achevée et constituée par sa manifestation si la
manifestation est l'essence de l'essence.
La détermination du réel comme Esprit nous montre que le problème de la
révélation est essentiel pour Hegel. Mais une telle détermination ne fait précisé-
ment que poser le problème. Si l'essence de l'essence est de se manifester, il faut
dire en quoi consiste cet acte de se manifester, quelle est l'essence de cette essence
de l'essence, quelle est l'essence de la manifestation telle que la comprend Hegel ?
L'essence de la manifestation est comprise par Hegel d'une façon traditionnelle
(depuis Descartes) à partir du phénomène de la conscience. L'essence de la
conscience, à son tour, est interprétée par lui d'une manière qui est directement
commandée par la philosophie des grands postkantiens, et notamment par la
première philosophie de Schelling. Il n'y a lieu, en aucune façon, de parler ici
d'une opposition entre Fichte et Schelling ni, par suite, d'une synthèse que Hegel
aurait eu à réaliser entre les deux philosophes. Il n'y a point d'opposition non plus,
sur ce point essentiel, entre Schelling et Hegel. En réalité, sur l'essence de la conscience,
tout le monde est d'accord : il y a conscience là où ily a division. Si Schelling soutient
une philosophie de l'identité, c'est qu'il a accepté l'idée d'abandonner l'Absolu
à l'inconscience. De la même façon, et cela dès ses premiers travaux, Hegel pose
l'équivalence, qui traversera toute son œuvre, de l'identité et de la nuit. La
condition de la conscience, l'essence du phénomène et de toute manifestation, c'est la
scission qui s'introduit dans l'être un et opaque, c'est le dédoublement de cet être qui,
ainsi divisé d'avec soi, peut prendre position en face de lui-même et, dès lors,
exister pour soi, c'est la réflexion en soi-même par laquelle l'être prend conscience
de soi en s'élevant au-dessus de soi-même, en se rejetant par suite hors de soi et
en s'apercevant ainsi soi-même comme autre, dans l'élément de la différence. La
manifestation de l'être implique ainsi le moment essentiel de l'opposition et
présuppose que soit institué, à la place du règne de l'identité, un dualisme qui est
comme celui de l'être et de sa propre image. Or, la manifestation de l'être n'est
rien d'autre que l'Esprit. A celui-ci doivent donc appartenir, à titre d'essence, la
différence et le dualisme. Hegel le dit explicitement : « Le principe du dualisme
appartient au concept de l'esprit qui, comme concret, a la différence pour
essence (i). »

(i) L, 163.
19-11-2018

LE CONCEPT HÉGÉLIEN 86J

On caractérise souvent les systèmes philosophiques de l'extérieur. On dit que


l'hégélianisme est un intellectualisme. Ce qu'il faut, en réalité, c'est mettre à jour
le motif profond de cet intellectualisme afin d'être capable de décider s'il repré-
sente quelque chose d'ultime ou s'il dérive, au contraire, de présupposés plus
fondamentaux. En fait, ces derniers existent, ils concernent directement la déter-
mination ontologique de l'essence du phénomène. L'intervention de la réflexion
dans la philosophie hégélienne n'est pas la simple conséquence d'un privilège
indûment accordé à un mode de penser proprement intellectuel et théorique. Le
processus de la réflexion n'est tout d'abord rien d'autre que l'accomplissement de
la rupture qui vient briser l'identité de l'être et, du même coup, promeut celui-ci
au rang de « phénomène ». Le terme même de réflexion est le strict équivalent de la
scission, du dédoublement, de la différence, de l'opposition, du dualisme dont
Hegel fait état dès qu'il est question pour lui de définir les conditions qui per-
mettent à la lumière de surgir au détriment de l'inconscience et de la nuit. Que la
structure interne de la réflexion soit liée, à titre de condition et comme simple
synonyme de division, à l'essence du phénomène, et non point à celle d'un mode
déterminé de la pensée, c'est ce que marque avec éclat son intervention dans la
première philosophie vitaliste et romantique du jeune Hegel. La vie, en effet, n'est
vraiment la vie que si elle est capable de sortir de la nuit de l'inconscience pour
parvenir au sentiment d'elle-même et à la conscience de soi. Or, cette présence à
soi-même, la vie ne l'obtient qu'à la condition de se diviser et de s'opposer à
soi-même. Elle ne peut « se sentir » que dans le « redoublement de soi-même » (i).
Si la rie apparaît ainsi déchirée dans son être le plus intime, ce n'est point là le
résultat d'un affrontement obscur de forces mystérieusement opposées. C'est
pour satisfaire, au contraire, à /'appel de la lumière, c'est pour se hisser au rang de phéno-
mène que la vie fait accueil en elle à la division et au déchirement. C'est parce que
l'essence de l'essence est de se manifester que l'essence de la vie est la contradiction. Le
dualisme a d'ores et déjà, dans la pensée du jeune Hegel, une signification ontolo-
gique. S'il étend son règne sur le réel, ce n'est pas en vertu d'une division en
quelque sorte ontique de la réalité en deux principes ou en deux entités opposées,
c'est parce que le réel est Esprit.
Dans la mesure où la vie est réelle, elle n'est pas seulement la vie qui existe,
elle est la vie qui se manifeste. La vie réelle est la vie divine. Parce que la vie divine
est réelle, Dieu n'est pas seulement l'être divin, il est le Logos qui est l'élément
formel de cet être, le milieu dans lequel celui-ci parvient à la lumière et, par suite,
à la réalité. Le Logos n'est certes pas distinct de l'être même de Dieu, et pourtant
il est autre que lui, à la fois égal à Dieu et différent de lui. Or, c'est précisément

(i) CD, 142.


8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

parce qu'il est différent de l'être de Dieu qu'il peut lui être égal. La différence est
l'événement ontologique d'où jaillit la lumière par laquelle le Logos éclaire l'être
divin. Elle est ce qui déploie le milieu où s'institue la connaissance divine, la connais-
sance exacte de l'être divin, une connaissance qui lui est rigoureusement égale. La
lumière résulte de la différence qui permet l'établissement de l'égalité, c'est-à-dire
la connaissance. C'est ce que dit encore le jeune Hegel dans un texte remarquable,
tris proche de l'analyse ficbtienne du début de l'Évangile jobannique et qui obéit aux
mimes présupposés ontologiques : « seule une conscience égale à la vie, et telle que
toutes deux ne diffèrent qu'en ce que la vie est l'être, tandis que la conscience est
cet être comme réfléchi, est <pûç » (i).
L'intervention de la réflexion dans la première philosophie hégélienne de la
vie a ainsi une signification ontologique qui n'est pas sur le même plan que la
simple orientation intellectualiste d'une pensée. Elle prépare la compréhension
thématique de l'essence du phénomène et appartient déjà à la définition structurale
des conditions qui fondent celui-ci dans sa possibilité. La critique de l'intuition
a, dès les travaux de jeunesse, et aura dans l'oeuvre ultérieure une signification
identique. Il ne s'agit nullement, ici encore, d'une préférence accordée par Hegel
à ce que nous appellerions aujourd'hui la réflexion par opposition à la pensée
intuitive. On n'a pas le choix entre deux modes de pensée, mais entre la pensée et
la non-pensée, c'est-à-dire l'inconscience. L'intuition en question est, ne l'oublions
pas, celle de Schelling, à laquelle pense par exemple Hegel lorsqu'il parle des
enfants et des anges qui vivent dans un état où « l'opposition de l'intuitionnant et
de l'intuitionné, comme d'un sujet et d'un objet, disparaît dans l'intuition elle-
même » (2). A u moment même, cependant, où l'opposition disparaît, la conscience
s'évanouit aussi. L'inconscience est la suppression de toute distinction (3). Si
l'animal est Dieu, c'est au plus profond de sa nuit. Aussi bien ce Dieu est-il irréel
puisqu'il ne porte pas en lui le Logos. Ce n'est pas, encore une fois, le philosophe
intellectualiste qui dit que la réflexion est intérieure à l'Absolu, c'est celui qui
s'incline devant la prétention de l'Absolu d'être un phénomène. En d'autres termes,
la réflexion ne désigne pas un mode particulier de la vie de la conscience, elle en
constitue bien plutôt l'essence, et cela non point parce que la conscience serait
conçue à partir de l'expérience privilégiée de la réflexion, mais parce que la
scission et la division (le terme de réflexion ne désigne ici rien d'autre) sont pensées
comme la condition de la possibilité d'une présence, comme l'essence même du
phénomène interprétée à partir de l'idée de lumière (<ptôç).

(1) CD, 82.


(3) ID., 172.
(3) ID., 144.
LE CONCEPT HÉGÉLIEN 867

§ 7 2 . L A N É G A T I V I T É I N T E R P R É T É E COMME U N E CATÉGORIE D E L'ÊTRE

La division interne de l'être est la condition de sa promotion au rang de phéno-


mène. Cette division est l'œuvre de la négativité. Celle-ci ne désigne pas une
opération déterminée, ni un processus ou un comportement d'ordre ontique.
C'est une essence ontologique. En tant que l'être comporte en lui, à titre de
structure essentielle, la négativité, il semble livré au dualisme. La négativité n'est
pas l'être, elle est ce qui s'oppose à lui. Elle prend naissance en même temps que
lui, mais en face de lui, et ainsi le co-naît. La négativité est la condition de la
scission, elle est, par suite, ce qui fonde la possibilité d'une manifestation. C'est le
travail du négatif (Hegel emploie cette expression dès les travaux de jeunesse)
qui fait que la vie n'est pas seulement la vie qui existe, mais aussi la vie qui se
manifeste. C'est par l'opération de la négativité que l'être est ce qu'il est, un être
donné (Sein).
La négativité est l'essence du Sujet. C'est parce que le Sujet est dans son
essence « la pure et simple négativité » qu'il est « la scission du simple en deux
parties » (1). E t c'est parce qu'il est cette scission que le Sujet est l'origine de notre
connaissance. On formule une affirmation contingente et vide tant qu'on se borne
à déclarer que « c'est le sujet qui connaît », sans rattacher ce pouvoir de connais-
sance à l'événement ontologique qui le fonde. Cet événement advient dans l'œuvre,
universelle et éternelle, de la négativité qui introduit dans l'inconscience de la
nuit cette « distinction à l'intérieur d'elle-même » (2) par laquelle s'ouvre l'espace
où brille la lumière du savoir.
L'Absolu, dit Hegel, n'est pas seulement substance, mais aussi Sujet. Cela
signifie qu'il y a place en lui pour la négativité. Cette place, toutefois, c'est la
négativité elle-même qui la produit, en tant qu'elle n'est rien d'autre, dans son
essence, que cette ouverture qui fonde la possibilité d'une connaissance. Dans
l'acte par lequel elle scinde l'identité de l'être absolu, la négativité institue la
distance qui permet à cet être d'apparaître, elle est son laisser-être phénoménal.
Parce que la négativité prend place au sein de l'Absolu, celui-ci engendre le
mouvement dialectique, ou plutôt il est lui-même un tel mouvement. Le mouve-
ment dialectique repose sur l'opération par laquelle la négativité repousse l'être
identique et, dans cet acte de repousser, l'installe à distance de soi dans la lumière.
C'est, en effet, par l'instauration de cette distance, instauration qui est l'œuvre de
la négativité, que l'être identique, par lui-même privé de lumière, surgit dans sa
nouvelle condition de « phénomène ». La dialectique a une signification ontolo-

(1) PhE, I, 17-18.


(2) I D . , II, 204.
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

gique. La structure de la dialectique n'est autre que la structure éidétique du phénomène,


tel que le comprend Hegel. La possibilité de l'expérience ne trouve pas son origine
dans l'essence préalablement pensée de la dialectique, mais cette pensée de la
dialectique prend au contraire appui sur la possibilité de l'expérience qui n'est
autre que la réalité ontologique absolue, qui est l'essence même de la manifestation.
Comme le remarque Heidegger (i), Hegel ne conçoit pas l'expérience dialecti-
quement, mais pense le dialectique à partir de l'essence de l'expérience. La
compréhension de la structure de la dialectique devient aisée quand elle suit celle
de l'essence du phénomène. Le mouvement dialectique est celui par lequel une
négation aboutit à une affirmation. Or, ces deux moments de l'affirmation et de la
négation sont par eux-mêmes abstraits. Ils trouvent à la fois leur réalité et leur
identité dans une essence ontologique commune qui les fonde l'un et l'autre. Cette
essence qui n'est rien d'autre que celle de la manifestation, c'est la négativité. La
manifestation de l'être dans sa condition d'être manifeste, d'être donné, implique
la négation de l'être pur et simple qui baigne par lui-même dans la nuit inconsciente
de l'identité. La négation de l'être trouve son fondement dans l'opération même
de la négativité. Celle-ci ouvre l'horizon phénoménologique où la négation
repousse l'être pur et simple et le tient à distance. La négation de cet être est donc
une avec son propre surgissement dans la lumière, avec sa promotion au rang de
phénomène — une, par conséquent, avec sa position et son affirmation. Par suite,
la négation se-nie elle-même en tant que négation puisqu'elle se confond avec
l'affirmation de ce qu'elle nie, c'est-à-dire avec la manifestation de l'être manifeste.
L'auto-négation de la négation, qui n'est autre que l'affirmation, trouve son
fondement dans l'essence de la manifestation.
La négativité est l'essence de la manifestation. Elle est ce qui permet à l'être
d'être présent, d'être là. L'être ne nous est donné dans la présence que pour
autant qu'il est nié. La suppression dialectique de l'être coïncide avec son propre
avènement. Elle est ce qui le maintient près de nous, ce qui le préserve et le
conserve. L'ambiguïté de YAufhebung hégélienne a la signification ontologique
la plus rigoureuse. Conformément à une telle signification, il apparaît que la négativité
est l'essence à l'aide de laquelle Hegel pense l'œuvre de la transcendance et, d'une façon tris
remarquable, l'essence de la finitude qui lui est principiellement liée. Ce qui subsiste de
l'essence de la suppression dialectique dans l'être qui se trouve fondé par une telle
suppression, c'est le fait d'être déterminé. Le n'être-pas l'être du négatif constitue
l'être même de l'être. Dans une telle constitution, toutefois, l'être se présente à nous
sous la forme de la détermination. L'essence de la négativité, comprise comme
l'essence de la manifestation, est ce qui nous permet de penser l'essence de la

(i) H, 1 6 9 - 1 7 0 .
LE CONCEPT HÉGÉLIEN 867

détermination. Celle-ci n'est autre que la structure même de l'être en tant qu'il
est rendu manifeste par l'opération de la négativité. La négativité détermine l'être
en tant qu'elle le situe dans l'espace transcendantal qu'elle a déployé pour lui
permettre de s'y manifester. L'entité qui apparaît dans ce champ ontologique
primitif ne peut jamais s'égaler à lui. Un tel champ la dépasse bien plutôt de
toutes parts. Ce dépassement est si radical qu'il n'est autre que la suppression
dialectique de l'entité. C'est, toutefois, dans l'acte même de cette suppression en
vertu de laquelle elle apparaît essentiellement déterminée et finie, que l'entité
trouve le moyen d'être là et de se tenir près de nous, dans la présence.
L'essence de la négativité n'est rien d'autre que l'essence de la présence. La
négativité qui nie l'entité particulière n'est pas différente d'elle, elle la fait exister.
Elle est son essence même, en tant que cette entité est présente. Elle est l'être de l'être-là
en tant qu'il est là. L'entité transcendante n'est, dans sa présence, rien d'autre
que la négativité elle-même : elle est l'acte de se supprimer dialectiquement
soi-même. La négativité est une catégorie constitutive de la détermination transcendante,
elle est l'élément de cette détermination.
Ce n'est pas sans une restriction, à vrai dire décisive, que la négativité peut être
appelée une essence ontologique. Sans doute y a-t-il entre la négativité et l'être
pur et simple qu'elle nie une différence qu'on doit tout d'abord qualifier d'onto-
logique. La négativité n'est, à vrai dire, rien d'autre dans son essence qu'une telle
différence. Mais la différence n'est pas étrangère à l'identité. Elle est bien plutôt
l'essence même de l'identité en tant que celle-ci prétend à l'être. La manifestation
de l'être identique n'est possible que sur le fond de la différence en lui. Cette
différence est si peu extérieure à son essence que c'est d'elle, et d'elle seule, que
l'être identique reçoit le privilège d'exister dans son identité même. La différence
est le fondement de l'identité; sur un tel fondement, l'être identique se développe
avec, en lui, la caractéristique essentielle d'être la détermination. L'être de celle-ci
est l'essence négative. Négativité et Identité sont si peu séparées que l'acte par
lequel l'identité parvient, dans la détermination, à la vie concrète, n'est rien d'autre
que l'acte même dans lequel s'exprime l'essence de la négativité. « La vie concrète
de la déterminabilité, dit explicitement Hegel, est elle-même l'opération de se
dissoudre (x). »
L'être n'est réel qu'en tant qu'il est là. Le processus par lequel l'être devient
réel a son origine dans l'essence de la négativité. Ce n'est pas de l'extérieur,
cependant, que la négativité confère à l'être la réalité dans l'être-là. L'être-là
inclut en lui-même le négatif. La négativité est l'essence, la réalité et la vie de l'être
qui est là. L'être-là n'est pas séparé de la négativité ou, si l'on préfère, du concept.

(1) PhE, I, 48, souligné par nous.


8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

« L'être-là, dit Hegel, est dans son concept (1). » La négativité est l'essence de
l'être. En tant que l'être trouve son essence dans la négativité, il nous est
donné dans la présence, il est là.
L'immanence essentielle de la négativité à l'être (l'extériorité de l'être n'est
qu'une conséquence de l'immanence en lui de la négativité) constitue le motif ontologique
et, par suite, le sens profond de la critique dirigée par Hegel contre le formalisme.
L'essence de la pensée est, pour Hegel, la négativité. Par suite, cette pensée ne
saurait être considérée comme extérieure au contenu qu'elle pense. On ne peut
appliquer de l'extérieur le formalisme au contenu concret, si la forme est, en
réalité, l'essence du contenu. La pensée n'est pas « l'activité qui manipule le contenu
comme une chose étrangère ». Étrangère, la pensée l'est si peu par rapport au
contenu que son acte n'est en réalité rien d'autre que l'acte même du contenu
en tant qu'il se supprime lui-même dialectiquement. L'activité du savoir, dit encore
Hegel, est immergée dans ce contenu (2). La Préface de la Phénoménologie de l'Esprit,
où Hegel domine son propre système, veu^ à l'aide des thèses fondamentales qui
seront celles de la Logique, écarter la conception, que pourrait faire naître une
lecture superficielle du texte même de la Phénoménologie, d'une opposition en
quelque sorte extérieure du sujet et de l'objet. En fait, c'est à la lumière de l'inter-
prétation ontologique de la dialectique qu'il convient de comprendre l'identité
d'essence du sujet et de l'objet ou, comme le dit souvent Hegel, l'immanence du
Soi dans le contenu.
La dialectique nous apprend que seul est réel l'ensemble du processus dialec-
tique lui-même, c'est-à-dire la Totalité. Par Totalité, il convient d'entendre le
Réel, c'est-à-dire l'Être lui-même dans sa présence. Par rapport à cette Totalité
qui seule est concrète, l'identité et la négativité ne sont que deux termes abstraits.
La restriction précédemment apportée à la désignation de la négativité sous le
titre d ' « essence ontologique » trouve ici sa justification : la négativité n'est pas
l'essence, elle n'a qu'une pseudo-originalité ontologique. Loin d'ouvrir par son être propre
une sphère ontologique nouvelle et autonome, elle n'est, en réalité, qu'un moment de la seule
sphère ontologique qui existe et qui est celle de l'être. La négativité n'est pas me essence,
c'est une catégorie.
Ce qui doit être ici mis en cause, c'est le prétendu dualisme hégélien. La scission
de l'être, condition de sa promotion au rang de phénomène, ne signifie pas une
division du réel en deux essences qu'on pourrait opposer extérieurement. Cette
division n'a pas pour conséquence la position des deux sortes d'êtres fondamenta-
lement différents, par exemple l'être naturel et l'être humain. La division est la

(1) PhE, I, 40.


(2) Id., I, 48.
LE CONCEPT HÉGÉLIEN 867

condition de l'être, mais ce qui est posé par une telle division, c'est un seul et
même être, celui qui est dénommé dans le cadre de ces recherches « l'être trans-
cendant ». L'essence, qui inclut en elle la négativité, est la position de cet être. Cette
position n'est pas extérieure à l'être, elle n'est pas différente de lui et ne saurait
lui être opposée qu'arbitrairement. Il n'y a pas, d'un côté, la substance et, de
l'autre, le Sujet. C'est la substance elle-même, « en elle-même », dit Hegel (x), qui
est Sujet. Le Sujet n'a pas d'être propre, il est l'être de la substance. Dire que le réel
est Esprit, ce n'est pas soutenir un idéalisme absolu, c'est dire, au contraire, que
l'Esprit, ou du moins le Sujet, n'a point par lui-même de réalité propre.
On a souvent reproché à Hegel d'avoir étendu sa dialectique à la sphère de la
nature et de l'être naturel. La dialectique de la force et celle de la vie préfigurent,
d'une façon assez étrange, dans la Phénoménologie, la dialectique des consciences.
Elles ont, de ce fait, une signification spirituelle qui semble incompatible avec la
nature des domaines qu'elles prétendent expliquer. Afin de réduire les prétentions
de ce « monisme » hégélien, il conviendrait de lui opposer un « dualisme » qui réser-
verait l'essence dialectique à l'interprétation de l'être humain et à la compréhen-
sion de ses rapports avec le monde (2). Les analyses qui précèdent permettent de
comprendre pourquoi une telle critique passe à côté de la pensée de Hegel. Il n'y
a pas deux régions d'être, dont l'une aurait une structure incompatible avec
l'essence dialectique. L'être pur et simple échappe si peu à l'emprise de cette
essence que c'est en elle, au contraire,qu'il trouve son fondement. L'identité est la
différence. Elle ne laisse pas en dehors d'elle la négativité comme si celle-ci devait
seulement concerner un autre secteur de l'être. A quelle région d'être la négativité
pourrait-elle bien s'appliquer si ce n'est à celle de l'être identique ? La sphère de l'être
transcendant constitue la seule région ontologique que connaisse l'hégélianisme,
et la négativité est si peu étrangère à une telle région qu'elle en constitue, au
contraire, l'essence et le fondement. La négativité, répétons-le, n'a point d'être
propre. C'est commettre un contresens complet sur la signification de l'ontologie
hégélienne que de prétendre interpréter l'être de la réalité humaine à partir de
la négativité comprise comme une essence. La négativité n'est pas une essence,
mais une catégorie de l'être. A ce titre, elle concerne, il est vrai, l'être de la réalité
humaine. Mais le fait d'être fondé sur la négativité ne confère, en réalité, à l'être
humain aucun privilège. L'homme n'a pas dans l'hégélianisme d'être propre. Pour
Hegel, comme plus tard pour Heidegger, et pour les mêmes ultimes raisons, il faut
dire que « pas plus que les autres êtres, nous ne sommes chers au fondement de

(r) PhE, I, 47-


(2) C'est notamment l'interprétation d'A. KOJEVE, cf. Introduction à la lecture
de Hegel, Gallimard, Paris, 1947, 472 (note), 483-485 (note).
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

l'être en nous ». Ce que nous sommes, Hegel le dit, il est vrai : « nous sommes le
néant ». Mais la nature aussi est le Néant : « les ténèbres sont néant, l'espace et le
temps ne sont pas,... tout est néant » (i).

§ 7 3 . L A PSEUDO-ESSENCE DE LA SUBJECTIVITÉ ET LA CRITIQUE DU CHRISTIANISME

La négativité n'est pas l'essence, elle est seulement un moment de l'essence qui,
comme Totalité, est seule concrète. L'essence est l'essence de la manifestation.
Elle est le « phénomène ». La négativité est une condition de la manifestation, elle
est ce qui permet à l'être de se manifester. Ce qui advient par l'opération de la
négativité, c'est l'être dans sa condition d'être manifeste. Ce qui se manifeste, c'est
l'être, ce n'est point la négativité elle-même. La négativité est une structure du phénomène,
mais elle n'est point elle-même un phénomène.
La négativité est si peu l'essence phénoménale que, livrée à elle-même, elle
signifie bien plutôt la disparition et la nuit. Elle est l'acte de la suppression dialec-
tique qui s'enfonce dans les profondeurs inconscientes de l'abîme. « Moi, dit
Hegel, est la nuit de la disparition (2). » Encore faut-il bien comprendre que cette
nuit n'est pas, aux yeux de Hegel, quelque chose qui pourrait subsister par soi-
même. Il n'y a pas comme une dimension ontologique de la nuit qui poursuivrait
quelque part une existence autonome. Si la disparition est quelque chose dont nous
pouvons du moins parler, c'est uniquement en tant qu'elle participe à l'essence
accomplie de la manifestation, c'est-à-dire au surgissement de l'être dans la lumière.
Ce qui s'accomplit à la faveur du mouvement de cette disparition, c'est en effet,
nous le savons, l'essence même de la présence. L'acte de disparaître est un avec
l'avènement de l'être. « La manifestation, dit Hegel, est le mouvement de naître
et de périr (3). » Or, d'une part, l'essence ou plutôt le moment de la disparition
n'est rien d'autre que celui de la naissance, en sorte qu'/V nous est impossible de
penser la négativité à l'état séparé, que celle-ci n'est rien par elle-même, mais s'épuise tout
entière dans l'acte même par lequel l'être surgit dans la lumière de la transcendance ; d'autre
part, ce qui surgit ainsi, grâce à l'œuvre en lui de la négativité, a précisément, quant à son
être, une structure rigoureusement déterminée. Le monisme ontologique de Hegel s'exprime
dans ces deux affirmations fondamentales et intimement liées, selon lesquelles :
i ° 11 n'existe qu'une seule essence. Conformément à cette essence, qui est la sienne,
l'être ne s'historialise que grâce à l'opération de la négativité. Celle-ci le fonde dans

(1) Realphilosophie d'Iena, Œuvres complètes, op. cit., X X , 180.


(2) Realphilosophie d'Iena II, 185, Œuvres complètes, X X , cité par J . HYPPO-
LITE, in Genèse et structure de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel, op. cit., 547.
(3) PhE, I, 40.
LE CONCEPT HÉGÉLIEN 873

l'acte même par lequel elle le repousse hors de lui. Par un tel acte s'instaure la
distance phénoménologique grâce à laquelle l'être peut s'apparaître à lui-même.
L'être qui s'apparaît à lui-même par la médiation de la distance phénoménologique
est l'être transcendant. L'essence de la manifestation est la transcendance. Il
n'existe aucun autre mode de révélation. 2 0 La négativité appartient à l'essence qui
vient d'être décrite. Elle n'a, par elle-même, aucun être propre. Elle est seulement
la condition de l'être, une condition qui ne lui est pas extérieure. Dire que la néga-
tivité n'est pas une essence, c'est dire, dans une philosophie phénoménologique, quelle n'a
pas un mode de se révéler qui lui serait propre. D'une part, elle ne se révèle pas. Elle est
la nuit de la disparition. D'autre part, elle ne révèle que dans la transcendance. Elle
ne se révèle pas parce qu'elle révèle dans la transcendance. Elle est elle-même le
mode universel selon lequel s'accomplit toute manifestation.
La négativité constitue, chez Hegel, l'être même du Sujet, sa subjectivité. Il
résulte des analyses qui précèdent que la subjectivité n'a dans l'hégélianisme aucun
itre propre. L'essence subjective n'est, en réalité, que l'aspect subjectif de l'essence.
Ce qui est réel, pour Hegel, c'est l'Esprit, l'essence même de l'objectivité, ce que
Heidegger appellera l'Être. La subjectivité est abstraite, elle ne constitue par
elle-même qu'un moment de l'Esprit, moment qui, par lui-même, est tout à fait
irréel. Elle ne trouve sa réalité que dans le Tout, c'est-à-dire dans l'essence de la
manifestation interprétée selon les présuppositions ontologiques fondamentales
du monisme.
La thèse selon laquelle la subjectivité est par elle-même abstraite nous introduit
au cœur même de la pensée hégélienne. Elle nous indique le centre de perspective
où il faut venir s'installer pour saisir d'un seul regard les grandes directions
critiques qui traversent le système hégélien et lui donnent sa physionomie propre.
L'argument qui préside au développement dialectique des principales critiques
dirigées par l'hégélianisme contre la philosophie subjective sous toutes ses formes,
contre le christianisme, contre l'Intérieur et le principe d'une vie intérieure, contre
la moralité subjective, etc., trouve en réalité son fondement dans l'essence même
de la dialectique et n'est jamais, de ce fait, qu'une répétition sous des formes
diverses des présuppositions ontologiques fondamentales qui ont été évoquées.
Dès sa jeunesse, Hegel réfléchit sur la vie et, en relation avec l'essence de celle-ci,
sur le christianisme. Ce dernier lui apparaît tout de suite comme une « limitation
de la vie ». Le Christ renonce à beaucoup de choses, aux relations de l'individu
avec la société où il vit et, d'une manière générale, à toutes les formes extérieures
de la vie. « Un grand nombre de rapports agissants, de relations vivantes se trou-
vèrent perdus (1). » Ce qui définit le christianisme, c'est, par opposition à la richesse

(1) c d , 107.
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

de la vie, une certaine « pauvreté » dont il importe de comprendre le caractère


essentiel. Il ne s'agit pas, en effet, d'une pauvreté relative, en rapport avec un
enseignement moral par exemple, comme si certaines choses étaient refusées ou
interdites, tandis que d'autres, du moins, seraient permises. En réalité, le christia-
nisme ne laisse rien subsister car il met en cause, aux yeux de Hegel, Vessence même
de la chose. Cette essence, c'est l'Esprit, c'est l'être concret, réel, dans sa qualité
d'être manifeste, c'est l'objectivité en tant que telle. Mais l'objectivité était pour le
Christ « le plus grand ennemi » (i). Pour cette raison, il devait rester, avec ceux qui
le suivraient, essentiellement pauvre, dans un dénuement absolu, privé de toute
chose. Il est vrai que ce dénuement n'est, aux yeux des disciples, qu'apparent. Il est
comme la face tournée vers le monde d'une richesse qui se veut intérieure et qui,
comme telle, est infinie. Ce que le Christ enseigne, c'est la pureté du cœur, c'est
un amour intérieur et sans limites. Mais, si les mots ont un sens, il faut pouvoir
indiquer, sur le plan ontologique, quelle essence peut servir de support à un tel
amour afin de lui conférer une réalité. Or cette essence, qui ne pourrait être que la
subjectivité, n'en est pas une. L'indigence à laquelle est voué dans le principe le christia-
nisme, n'est autre que celle de cette pseudo-essence qu'est, au point de vue ontologique,
la négativité. Séparée de l'essence de l'objectivité à laquelle en fait elle appartient,
isolée de la Totalité qui est seule concrète, la négativité n'est plus qu'une catégorie
vide dont le sens est perdu. Vouloir « maintenir dans son absoluité » ce qui, pat
soi-même, n'est qu'une abstraction, c'est sombrer dans le « fanatisme » (2). Le
destin du christianisme résulte d'une tentative de se fonder sur ce qui n'est pas
une essence, à quoi s'ajoute la prétention vaine de rejeter l'essence véritable, à
savoir l'objectivité comme telle.
Or, il y a dans ce double dessein une contradiction ruineuse : ce qu'on prétend
opposer à l'essence n'est qu'un moment de celle-ci, moment qui lui est consub-
stantiel et qui a, en fait, la même signification ontologique. La négativité est une en effet
avec l'essence objective en tant que celle-ci consiste dans l'ouverture de l'horizon
phénoménologique où l'être peut se manifester avec la caractéristique essentielle
de la détermination. La négativité est la catégorie de la détermination. On ne peut
vouloir l'essence subjective et refuser la détermination objective. Le vouloir par lequel
l'Absolu se fait subjectivité et celui par lequel il s'apparaît à lui-même sous la forme de la
détermination objective, sont un seul et même vouloir, le vouloir de l'Absolu d'être présent à
lui-même. Le refus de la détermination entraîne le christianisme dans un « amor-
phisme » complètement vide, et cela parce qu'en se détournant du monde le
disciple ne perd pas seulement les riches formes concrètes de la vie, en fait l'estent*

(1) CD, IIO-iii.


(2) Ibid.
LE CONCEPT HÉGÉLIEN 873

subjective de la négativité lui échappe aussi, parce qu'une telle essence appartient à la
structure même de la réalité dont il se détourne. Ce qui subsiste n'est strictement
rien : ce n'est pas même le néant de la négativité. Si nous pouvons, du moins, parler de
ce « rien » sur lequel le christianisme tente d'asseoir un nouveau royaume, c'est en
fait grâce à un recours à cette essence de l'objectivité dont on prétend se détourner.
Si la réalité nouvelle dont il fait profession n'est pas absolument « rien », c'est que
le christianisme, en fait, se la représente, c'est qu'il la projette dans le champ
primitif où règne la lumière. Le Ciel qui est le terme imaginaire auquel aboutit
finalement le christianisme, a cependant le degré de réalité phénoménologique qui
appartient à toute représentation transcendante comme telle. Cette réalité phéno-
ménologique,, il la doit évidemment à l'essence de la manifestation, c'est-à-dire à
l'essence de l'objectivité. On sait, d'autre part, que dans le christianisme l'amour
divin s'est présenté à l'homme sous la forme d'une figure concrète, d'abord
effectivement donnée, et conservée ensuite dans le souvenir. La réalité chrétienne
ne peut se manifester qu'en intervenant dans le monde. « Pour que le divin appa-
raisse, dit Hegel, l'esprit invisible doit être uni à du visible (1). » L'être divin
lui-même ne peut vouloir être près de l'homme et méconnaître en même temps
l'essence de toute présence. Les miracles, les prophéties, les sacrements mêmes,
le culte sous toutes ses formes, l'élément historique qui se synthétise partout avec
un amour qui sans lui serait sans vie, sont là pour dire que le christianisme n'a pu
se passer de ce qu'il condamne.
Il n'y a chez Hegel aucune ontologie de la subjectivité. Celle-ci ne fait jamais
chez lui l'objet d'une véritable problématique. Il faut bien voir, maintenant, que
cette lacune essentielle ne caractérise en aucune façon sa pensée. Ubégélianisme
s'oppose si peu aux prétendues pbilosopbies de la subjectivité qui l'auraient précédé qu'il se
situe bien plutôt, en fait, dans l'exact prolongement de celles-ci. De même que cbe% Kant
l'être de la subjectivité n'est pensé que dans sa référence à la structure de l'objectivité dont
il est seulement la condition, de même che% Hegel la prise en considération de l'aspect subjectif
de l'Esprit n'est qu'un moment dans l'élucidation de son essence, essence qui n'est autre que
celle de l'objectivité. E t de même que, selon Kant, la catégorie ne saurait avoir qu'un
usage empirique, de même la négativité n'est pas, chez Hegel, dissociable de
l'être objectif qu'elle s'épuise à fonder. Le seul apport positif de Hegel au problème
central qui constitue le thème de ces recherches consiste dans l'interprétation de
l'être de la catégorie à partir de l'idée de négativité. . Qu'un tel apport ait eu, au
point de vue historique, des conséquences décisives, qu'il commande directement
la prise de position de la philosophie moderne à l'égard du problème de la subjec-
tivité, ne change rien au fait que cette subjectivité demeure dans l'hégélianisme

(1) CD, 114.


8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

une catégorie. Bien au contraire, /'interprétation de l'être de la catégorie comme négativité


corrompt définitivement ta problématique de ta subjectivité. Cette corruption s'exprime
dans le fait qu'une fois assimilée à la négativité, la subjectivité ne peut plus se
comprendre indépendamment de l'essence objective. Car l'acte de nier inclut en
lui une référence essentielle à ce qu'il nie. C'est uniquement en vertu d'une telle
référence que la négativité est susceptible de recevoir une détermination. La
négation ne se détermine qu'en fonction du contenu qu'elle repousse chaque fois
hors de soi. Le néant, dit Hegel, est « le néant de ce dont il résulte » (1). La négativité
s'affranchit si peu, dans son œuvre négatrice, du contenu qu'elle nie, qu'elle le
garde bien plutôt en elle et n'est finalement rien d'autre que cette action de garder
et de conserver. La « liberté » de la négativité est l'assujettissement à l'égard de la
détermination objective. Le lien indissoluble en vertu duquel la négation est
comme rivée à l'être objectif dont elle ne peut plus se séparer, est la conséquence
du mouvement interne de la négativité. Conformément à la structure éidétique
de celle-ci, il n'est pas possible qu'un tel lien soit dénoué.
Il importe, cependant, de mettre à jour le motif ontologique sur lequel repose
cette finitude essentielle qui résulte de l'acte même par lequel la négativité « transcende »
tout contenu. Il ne faut pas seulement dire, en effet, que la négativité est comme
rivée à l'être objectif au sein même du mouvement par lequel elle le supprime,
qu'elle ne reçoit sa détermination que de celle du contenu qu'elle nie. Dans ces
thèses qui se trouvent, il est vrai, fréquemment énoncées, la problématique trahit
déjà un fléchissement où se perdent la rigueur et la pureté de son dessein ontolo-
gique initial. Retrouver le sens originaire de cette problématique, c'est comprendre
que la négativité et l'être ne sont pas comme deux entités indissolublement liées,
certes, mais qu'on pourrait cependant séparer par abstraction. La négativité est
assurément autre chose que la réalité objective considérée dans sa détermination
singulière, mais elle n'est pas autre chose que l'être de cette réalité objective, pas autre
chose que la détermination objective en tant que telle. Dans le cadre de l'interprétation
de l'être du Sujet comme négativité, la subjectivité apparaît comme l'être même de
l'acte de supprimer. Celui-ci, cependant, consiste tout entier dans le mouvement
par lequel se déploie le milieu phénoménologique où se manifeste la détermination
transcendante. La subjectivité est l'objectivité en tant que telle.
La critique hégélienne de l'Intérieur met justement en cause la possibilité d'une
dissociation entre l'être de la subjectivité et l'essence de l'objectivité. Il est vrai que
certains textes de Hegel semblent conférer à l'intérieur une réalité propre en éta-
blissant une coupure entre celui-ci et la manifestation objective qui est censée
l'exprimer. Dans la recherche de lois prétendant établir une relation rigoureuse

( 1 ) PhE, I , 7 0 .
LE CONCEPT HÉGÉLIEN 867

entre l'intérieur, envisagé comme concept, et les déterminations objectives juxta-


posées dans l'élément de l'être, Hegel ne voit qu'une entreprise vaine, parce que
le postulat d'une unité de l'intérieur et de l'extérieur implique, dans son principe,
une véritable chute ontologique de l'Idée. L'impossibilité de s'appuyer sur le
corps objectif et sur les différentes déterminations qu'il présente pour tenter une
reconstruction de l'intérieur qui l'habite semble traduire une méfiance à l'égard du
pouvoir effectif de manifestation qu'il convient de reconnaître à l'objectivité
comme telle. Cette méfiance, Hegel ne l'éprouve, en réalité, qu'à l'égard de
l'intérieur qui ne pourrait trouver dans l'objectivité qu'une manifestation
inadéquate. Ce qui est mis en cause, c'est seulement la réalité de cet Intérieur.
Le réel, pour Hegel, c'est l'esprit, c'est le fait de se manifester. Dans la mesure
où l'Intérieur est inégal à la manifestation objective, il n'est rieh. L'Intérieur
qui ne se manifeste pas n'est finalement que le lieu imaginaire où se trouvent
placées toutes les virtualités, potentialités et intentions, par la pensée desquelles
les hommes se consolent aisément de l'insuffisance de leur être réel et dé leurs
réalisations effectives.
D'où vient cependant le sentiment d'une telle insuffisance ? Ne signifie-t-il pas, pré-
cisément, qu'il y a comme une richesse subjective que la détermination objective
n'a pu traduire ni épuiser ? La seule richesse, pour Hegel, est celle de l'Esprit. Il
y a assurément chez l'homme le sentiment quasi permanent d'une insuffisance,
d'une inégalité, d'un inachèvement. Ce sentiment se retrouve au cœur de la
pensée hégélienne, dont la visée propre est précisément l'abolition d'une telle
inégalité, « le repos translucide et simple ». En quoi consiste, cependant, une telle
inégalité ? Elle ne surgit pas dans l'hégélianisme entre la subjectivité et l'objectivité
comprises comme deux essences opposées ou comme deux entités séparées, elle se
produit à l'intérieur de l'essence objective elle-même, elle est le fait de cette essence. Elle est
l'inégalité entre le mouvement infini par lequel se déploie l'horizon phénoménolo-
gique transcendantal et le terme transcendant fini qui se manifeste sur le fond de
cet horizon. Ce qui n'entre pas dans un rapport d'égalité avec la détermination
objective, c'est l'être même de cette déteriiiihation, c'est l'essence objective, c'est
finalement la détermination objective elle-même en tant que telle. C'est seulement parce
que l'inégalité lui est aussi intérieure que sa propre essence, que l'être objectif est dialec-
tique. Si la dialectique hégélienne est la dialectique interne de l'objectivité, si le
processus est immanent à la détermination, c'est que le Concept hégélien, qui
est l'âme de ce processus, ne se réfère à aucune subjectivité authentique, mais
désigne seulement et expressément la détermination objective elle-même dans son
objectivité.
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

§ 7 4 . L E ROYAUME D E L A P R É S E N C E EFFECTIVE
E T L A FUITE HORS D E TOUTE E F F E C T I V I T É

La présence de l'inégalité au sein de l'essence objective laisse subsister un doute


sur la signification exacte qu'il convient de reconnaître à la critique de l'Intérieur.
Elle nous invite à une réflexion plus approfondie sur la nature même de l'ob-
jectivité.
La signification générale des grandes critiques dirigées par Hegel contre les
concepts qui impliquent l'existence effective et autonome d'une essence de la
subjectivité, est de rappeler que seul est réel ce qui se manifeste et d'affirmer qu'il
n'existe qu'un seul mode fondamental de manifestation, celui de l'objectivité.
L'affirmation que « seul est réel ce qui se manifeste » ne signifie nullement, cepen-
dant, que la tâche de la philosophie doive consister dans le simple inventaire de
tout ce qui existe, en tant qu'il se manifeste. Hegel se tient infiniment éloigné de la
platitude d'une pensée qui se confie purement et simplement, comme la conscience
naturelle ou comme YAufklàrung qui en est la répétition sur le plan philosophique,
à la détermination objective. Il ne dit pas exactement : « est réel ce que nous
voyons et découvrons autour de nous avec le caractère d'être manifeste » ; sa pensée
s'exprimerait plus justement dans cette formule : « tout ce qui est réel doit pouvoir
se manifester ». Il y a, antérieurement à la réalité de la manifestation, plus exacte-
ment, antérieurement à la réalité manifestée, comme une exigence qui la précède.
Cette exigence est celle d'un accomplissement. Ce qui doit s'accomplir, c'est la
réalité. L'accomplissement de la réalité consiste pour celle-ci dans le fait de devenir
un phénomène. La « vie accomplie », par opposition à la « vie non accomplie » (1)
où se cantonne, par exemple, le christianisme, était déjà, aux yeux du jeune Hegel,
la vie qui se manifeste. En tant que la vie accomplie est la vie qui se manifeste,
elle renvoie cependant à une « vie non accomplie » qui ne se manifeste pas encore.
Tout accomplissement ne soutient pas seulement une référence à ce qui sera par lui
accompli, il est aussi l'accomplissement de quelque chose qui n'est pas encore.
L'unité développée, pour parler comme Hegel, implique une rétro-référence à une
« unité non développée ». La vie non accomplie, l'unité non développée, n'est-ce
pas cependant ce qu'il convient d'entendre sous le nom d'Intérieur ? Celui-ci ne
désigne pas seulement la représentation illusoire de nos possibilités inaccomplies, il
est bien plutôt ce qui précède effectivement, d'une certaine façon, tout accomplis-
sement, toute réalisation sous la forme de la détermination objective.
Il ne s'agit pas ici de mettre en cause les résultats de la critique de l'Intérieur ni,

(1) CD, 142 note [6], 113.


LE CONCEPT HÉGÉLIEN 867

plus profondément, l'interprétation générale de la négativité comme catégorie,


interprétation qui a montré l'absence dans l'hégélianisme de toute philosophie
positive de la subjectivité. La subjectivité n'est en aucune façon pour Hegel une
essence authentique, phênoménologiquement déterminée par un mode de révélation propre.
L'Intérieur désigne si peu une essence de ce genre qu'il est, en réalité, privé de
toute lumière. L'Intérieur n'est en aucune façon pour soi. Hegel l'appelle au contraire
l'en soi. Il est précisément ce qui doit devenir pour soi. Devenir pour soi, se réaliser,
se manifester, c'est entrer dans la lumière de la transcendance, c'est se produire
dans cette lumière sous la forme d'une détermination objective. On dit quelque-
fois que Hegel conçoit l'Esprit comme ce qui doit se manifester. En réalité,
l'Esprit est le produit de la manifestation, il est le terme et non l'origine d'un
accomplissement. L'Esprit réel est l'Esprit objectif. L'Intérieur n'est pas l'Esprit.
Il est, au contraire, ce qui n'est pas encore parvenu dans la lumière de la réalité,
quelque chose d'obscur, la possibilité, l'en-soi qu'il nous faut comprendre comme
le Fond sans cause des Recherches sur la Liberté humaine, ou comme la première
Puissance (— A ) de la dernière philosophie de Schelling. C'est à partir de cette
obscurité du « Grund » où baigne l'intérieur, toutefois, que la manifestation se produit.
La détermination objective n'est pas l'être rigide que l'entendement se représente
aussi longtemps qu'il ne la conçoit pas. Elle a, en fait, une origine. Elle est le
mouvement de se produire à partir de cette origine. Interpréter correctement
l'être de la détermination objective, c'est saisir celle-ci à l'intérieur même du
processus par lequel elle devient. Concevoir l'être qui se manifeste, c'est le sur-
prendre dans l'acte par lequel il se manifeste, c'est le comprendre sur le fond de
ce qu'il est comme un perpétuel parvenir dans la lumière. La manifestation est le
mouvement de naître. Ce mouvement est le devenir de l'être qui se manifeste, il
est son historial, son Concept.
La manifestation est le mouvement par lequel la détermination objective se
produit en se manifestant dans la lumière à partir de quelque chose qui n'est pas
lui-même dans la lumière. La manifestation se produit « à partir de ». Ce à partir
de quoi la manifestation se produit, c'est l'Intérieur, c'est un Grund obscur.
Comment faut-il comprendre cet Intérieur ? Comment doit se déterminer ce
Grund ? Y a-t-il une réalité qui précède celle qui est là pour nous et se présente à
nous comme phénomène objectif? En fait, l'essence de l'objectivité est, pour
Hegel, la seule essence. Ce à partir de quoi se produit le mouvement qui aboutit à
l'être-là de la détermination objective, c'est ce mouvement même, c'est la négativité
qui est la Nuit, c'est le Concept, c'est-à-dire le processus. Le Concept n'est pas là,
il est le devenir de l'être-là. Il y a, dans l'essence de l'objectivité, quelque chose
de non objectif. Ce qui dans l'essence de l'objectivité n'est pas en soi-même
objectif, ce n'est pas la subjectivité, comprise comme une essence autonome.
9°4
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

C'est le mouvement par lequel advient l'être objectif, c'est l'essence même de
l'objectivité en tant qu'elle n'est pas une essence statique mais une production,
en tant qu'elle est le processus par lequel se produit l'être objectif dans son objec-
tivité. L'objectivité ne peut se comprendre que comme objectivation.
L'objectivation est l'essence. Elle est ce qui nous introduit dans le royaume
de la présence effective. Ce qui est effectivement présent, « la réalité effective »,
c'est la réalité objective, c'est ce qui résulte de l'objectivation. L'objectivation
est le mouvement par lequel quelque chose devient présent dans la lumière en
tant qu'objet. Que l'Esprit doive s'objectiver pour être réel, cela signifie qu'il est
quelque chose d'antérieur à la détermination objective. Cela ne signifie pas qu'il
soit antérieur à l'objectivation elle-même. E n fait, l'Esprit est lui-même le pro-
cessus de l'objectivation en tant que tel. Il est le mouvement par lequel l'être
devient réel, c'est-à-dire devient un phénomène. Ce mouvement, qui est à la fois
le déploiement du milieu phénoménologique transcendant et le surgissement de
la détermination dans ce milieu, c'est l'objectivation.
La critique hégélienne consiste, dans ses principaux thèmes, à montrer que la
subjectivité est quelque chose d'abstrait et d'irréel, qu'elle n'est pas une mani-
festation suffisante de l'Esprit, qu'elle n'est pas, à vrai dire, par elle-même une manifes-
tation. La manifestation ne se produit que dans et par l'objectivation. Que l'objec-
tivation soit l'essence, l'Esprit, c'est ce que mettent en lumière les parties positives
du système. Celles-ci consistent dans la description des diverses formes fonda-
mentales de l'objectivation dans et par laquelle le réel se réalise. Ainsi s'explique,
notamment, le rôle décisif dévolu par l'hégélianisme aux grands phénomènes de
l'action, du langage. Ce qui se trouve pensé sous ces termes, ce n'est, chaque fois,
rien d'autre que l'essence.
La nécessité de l'action est souvent affirmée par Hegel, notamment lorsqu'il
s'agit de mettre en lumière l'insuffisance de la morale traditionnelle, c'est-à-dire
de la moralité subjective. Mais le recours à l'action n'a pas pour but de définir
un mode de vie authentiquement moral par opposition à un autre qui ne serait
qu'hypocrisie. L e débat ne se situe pas du tout, malgré l'apparence, sur le plan
moral. Les impératifs éthiques de l'hégélianisme trouvent leur fondement dans
l'ontologie. Si la nécessité du recours à l'action revient comme un leitmotiv,
c'est que l'action est la condition de la réalité. « Il y a action, dit Hegel, parce que
le fait d'opérer est en soi et pour soi-même l'essence de la réalité effective (i). »
Par réalité effective, il convient d'entendre la détermination objective qui résulte
de l'action, non pas, toutefois, dans sa singularité, mais dans son objectivité. Il convient,
plus précisément, et comme le montre avec éclat le contexte, d'entendre cette

(i) PhE, i ,39-40:«I<etempsestleconceptmêmeétant-là».


LE CONCEPT HÉGÉLIEN 881

objectivité considérée en elle-même. L'action est la condition de l'objectivité en tant


qu'elle n'est rien d'autte que le mouvement même par lequel l'objectivité devient, en tant
qu'elle est une objectivation. L'action est la condition du réel. Mais le réel est
Esprit, il est « phénomène », manifestation. L'action est, par conséquent, la
condition de la manifestation, son devenir, elle est la manifestation elle-même en tant
que l'essence de celle-ci est le devenir. L'action est le passage de l'en-soi dans le pour-soi,
c'est-à-dire dans l'objectif. Il ne faut pas entendre ce passage comme la simple
entrée d'un contenu dans la lumière de l'être transcendant. Ce qui s'historialise
dans l'action, c'est la lumière elle-même. L'action a une signification ontologique.
Elle est l'événement même de la transcendance. Ce qui compte, ce n'est pas l'action
singulière, avec son contenu particulier et contingent, c'est le fait même de l'action.
C'est « le fait d'opérer en soi et pour soi ». L'action est une opération universelle,
elle est le déploiement transcendantal du milieu phénoménologique de l'être.
C'est parce que le fait d'opérer en soi et pour soi est l'ouverture même de l'horizon
transcendantal qu'il peut être dit la réalité effective, c'est-à-dire la réalité dans sa
condition et dans sa possibilité même, la réalité en tant que telle.
L'antinomie classique du savoir et de l'action ne trouve pas place au sein
de l'hégélianisme. L'action est le devenir du savoir. L'essence de l'action est
l'essence de la manifestation. Il n'y a pas, chez Hegel, une conscience proprement
subjective qui précéderait l'action et qui serait déjà en elle-même, indépendamment
de cette action, lumière et savoir. L'avènement de la conscience est un avec l'opé-
ration dans son accomplissement. Quelle que soit sa motivation particulière, l'action
humaine trouve en fait sa véritable raison dans une nécessité ontologique. Cette nécessité
est le destin de l'Absolu, en tant qu'il est aussi Sujet. Ce qui se fait entendre, dans
cette nécessité, c'est l'appel de la lumière. Celle-ci, comprise par Hegel comme la
lumière du visible, implique un devenir visible qui est l'objectivation même.
La conscience n'est rien d'autre que cette lumière, elle est le résultat de l'objecti-
vation. Il est inexact de dire que la conscience doit agir pour s'objectiver. E n fait,
l'objectivation est le devenir de la conscience. Elle est ce qui permet à l'Esprit
d'être réel. « L'agir, dit Hegel, est justement le devenir de l'esprit comme
conscience (i). »
Parmi les motifs qui déterminent l'action humaine, le désir de reconnaissance
joue apparemment dans l'hégélianisme un rôle privilégié. Il convient, cependant,
de le comprendre, lui aussi, dans sa signification ontologique. Celle-ci se manifeste
dans le fait que ce désir est originairement lié à l'action. C'est l'action qui déploie
le milieu où l'homme peut être reconnu. Être reconnu, cela signifie, tout d'abord, se
manifester comme un phénomène, s'exposer à la lumière du jour. C'est à une certaine

(i) PhE, I, 337.


9°4
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

exhibition que l'homme prétend dans l'action. Avant de fournir le contenu


particulier de ce qui s'exhibe ainsi chaque fois en elle, celle-ci a déjà ouvert le
champ de lumière où ce contenu est là pour tous et pour chacun. Qu'il soit là
pour tous et pour chacun, cela n'est précisément possible que par la médiation
de la transcendance. L'action est l'action de la transcendance. L'intersubjectivité
repose sur l'objectivité. Le tissu concret des relations interhumaines évoluant vers
l'égalité de la reconnaissance réciproque ne peut être interprété comme quelque
chose d'ultime et comme le véritable but que si l'on perçoit en lui, et dans chacune
des actions dont il résulte continuellement, la signification ontologique du « fait
d'opérer en soi et pour soi ». En produisant la substance sociale, l'action et la
lutte des hommes confèrent à l'objectivité naturelle une nouvelle dimension plus
proprement « spirituelle ». Mais l'Esprit englobe toutes les formes de l'objectivité,
il est l'objectivité elle-même, en tant que telle. « L'élément spirituel du devenir
reconnu » (i) emprunte sa réalité à l'œuvre universelle de la transcendance.
L'action reçoit sa signification de l'essence qui habite en elle en tant qu'elle
est un mode fondamental de l'objectivation. Celle-ci est essentiellement mou-
vement. Elle est le processus, la pure opération, l'absolue négativité, le « fait
d'opérer en soi et pour soi ». Elle est le Concept. Le Concept est l'objectivité
elle-même, envisagée comme une essence naturante, comme objectivation. Ce qui
advient par l'opération du concept, c'est la détermination, c'est en quelque sorte
l'objectivité naturée, c'est l'être objectif en tant qu'être présent. Le Concept est
précisément l'ouverture de cette dimension de présence où l'être est maintenant
là pour nous. Hegel appelle souvent réalité effective la réalité de l'être objectif
qui s'offre ainsi à nous. La réalité qui est primitivement celle du concept se réfère
maintenant à la détermination objective en tant que telle. Cette modification du
sens du mot réalité semble impliquer une chute de la pensée du plan ontologique où
elle se meut primitivement sur celui des déterminations ontiques que la conscience
naturelle prend pour l'Absolu. Une telle chute, toutefois, n'est pas due à une
quelconque déficience de la pensée personnelle du penseur, elle trahit, en fait,
une obscurité foncière qui trouve son origine dans l'essence. Celle-ci a été déter-
minée comme objectivation. Quel que soit le mode particulier selon lequel cette
objectivation s'accomplit (action, langage, art, religion), elle signifie dans tous
les cas un passage dans la lumière, elle est l'opération par laquelle l'être surgit
dans la dimension de l'objectivité en tant qu'être-là. Mais le surgissement de l'être-là
est la disparition de l'opération. L'acte par lequel la détermination se manifeste est aussi
celui par lequel le Concept s'évanouit. Le Concept est lui-même l'évanouissement. Il est
la Nuit de la disparition. Le fait d'opérer en soi et pour soi est l'objectivité elle-même en

(i) PhE, I ,39-40:«I<etempsestleconceptmêmeétant-là».


LE CONCEPT HÉGÉLIEN 883

tant qu'objectivation. Il est l'essence de la manifestation. Mais l'essence de la manifestation


ne se manifeste pas. La manifestation est le mouvement de périr.
La dialectique de l'œuvre exprime, au-delà de sa signification existentielle, ce
fait, qui s'enracine dans l'obscurité de l'essence, que la production de l'œuvre
concrète comme chose subsistante dans le milieu de l'être est immédiatement la
disparition de cette production comme telle. Ce qui se trouve ainsi produit n'est,
en fait, qu'une existence abandonnée, une chose morte. Dans la lumière nue où
baigne l'être-là qu'a délaissé le Concept, ce qui se manifeste, c'est seulement ce
caractère d'être délaissé, ce caractère d'être nu, c'est la profonde misère de l'objec-
tivité. Ainsi abandonnée, la détermination objective s'enferme dans sa contingence
et dans son absurdité. Elle n'est plus, comme le dit Hegel, qu'une « effectivité
vulgaire » (1). De cette vulgarité, cependant, l'artiste n'est pas responsable. C'est
à tort qu'il l'attribue quelquefois à lui-même, à une déficience de ses capacités
personnelles ou à un fléchissement de son effort. L'art, mais aussi toute forme
d'activité humaine en général, se heurte à la monstrueuse contradiction de l'essence.
La prétention de celle-ci est de se réaliser alors que sa réalisation signifie sa dispa-
rition même. Ce qui doit être réalisé, en effet, ce n'est point ceci ou cela, c'est
le Concept. Mais le concept s'enferme dans sa nuit. Ce qui est produit, ce n'est
pas l'essence, la déception de l'homme devant l'œuvre réalisée, quelle qu'elle soit,
provient de l'inégalité entre la détermination et son milieu ontologique, inégalité
qui appartient à l'essence de l'objectivité comme telle. Que cette inégalité soit
insurmontable, cela résulte de ce que l'opération qui déploie le milieu se dissimule
en tant qu'elle est la dissimulation même, la négativité qui est la Nuit, cela vient
finalement de ce que cbe£ Hegel la subjectivité n'est point en elle-même une essence phé-
noménologique.
L'hégélianisme prétend surmonter le dualisme de la forme et du contenu,
réconcilier le fini et l'infini, l'être-là et le Concept. Mais l'immanence de l'universel
dans la détermination demeure une affirmation purement spéculative aussi long-
temps qu'elle n'est pas vécue. E t comment le serait-elle lorsque l'élément universel
n'est plus lin donné phénoménologique, lorsqu'il n'est plus présent dans la déter-
mination transcendante mais s'est au contraire retiré de celle-ci, et cela, non point
par l'effet d'un accident, mais en vertu d'une prescription de l'essence. Confor-
mément à cette essence, ce n'est pas à un moment de son histoire que l'être-là
se trouve livré à l'abandon; cette déréliction est aussi ancienne que lui, elle remonte
a son origine, elle est cette origine même puisque la disparition du Concept est
une avec l'avènement de la détermination objective. Le Concept et l'être-là sont
en fait dans une extériorité si radicale qu'il nous est à peine possible de la penser.

(1) PhE, II, 184.


9°4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

La détermination inclut le négatif en soi-même, l'être-là, a-t-on vu, est dans son
concept ; mais le Concept qui contient l'être-là n'est pas lui-même une effectivité
présente, il est bien plutôt la fuite hors de toute effectivité et de toute présence, non pas
l'être mais le néant. Ce n'est pas seulement le christianisme, c'est aussi, à vrai dire,
le Concept hégélien qui est en soi l'acte de repousser le monde et ses déterminations
objectives, la fuite hors de l'effectivité. L'immanence de l'infini dans la détermi-
nation ne peut recevoir une signification positive que si elle se réfère à une présence
phénoménologique du Concept. Mais, dans le monisme hégélien, seul l'être trans-
cendant est véritablement là. Le Concept ne possède pas un mode de révélation propre
au sein duquel il se livrerait tel qu'il est en lui-même. Il doit bien plutôt, pour s'offrir
dans la présence, pour être véritablement là, se soumettre à ce qui est compris
par Hegel comme la condition générale de toute présence, c'est-à-dire à l'horizon
de l'objectivité. Le Concept pourtant ne se plie pas à un tel mode de manifestation,
cette présence qu'on lui offre sous la forme d'une détermination objective, il la
refuse et la fuit. Il est la disparition. Il est ce qui échappe perpétuellement à l'être-là,
bien qu'il soit aussi ce qui permet à cet être d'être précisément là. Il est cet échap-
pement qui est une permission. Cet échappement hors de l'être-là, ce mouvement
par lequel le concept se refuse à la détermination, c'est le Temps. Le Temps est
un évanouissement, il est ce qui fuit et ce qui échappe. Le Temps n'est-il pas
précisément le mode de présence phénoménologique du Concept ?

§ 7 5 . L E T E M P S ET L E PROBLÈME DE LA MANIFESTATION DU C O N C E P T

Les difficultés inhérentes à la théorie du concept se retrouvent à propos du


problème du temps. Avant de se demander si l'être du Temps peut jouer par
rapport au Concept le rôle d'un donné phénoménologique dans lequel ce concept
serait susceptible de se manifester, il convient de s'interroger sur cet être du
Temps. Le Temps ne peut, en effet, être pensé comme l'être-là du Concept (r)
que s'il est lui-même un être-là. Le Temps est-il un donné phénoménologique ? Entre
la question de l'être du temps et celle de savoir si le temps est un donné phéno-
ménologique, la corrélation est si étroite qu'il s'agit, en fait, d'une seule et même
question. Être, cela signifie se donner à titre de phénomène. Cela signifie plus
précisément, dans le monisme ontologique, se donner comme un phénomène
transcendant, dans ce que Hegel appelle le « milieu de l'être ». Si donc le temps
est un donné phénoménologique, c'est que son être doit pouvoir s'interpréter à
partir de celui de l'être-là. L'être-là compris dans sa signification temporelle est
précisément le maintenant. Le maintenant est l'être en tant qu'il est là, il est l'être

(i) PhE, I, 39-40 : « I<e temps est le concept même étant-là ».


LE CONCEPT HÉGÉLIEN 885

qui est là maintenant, das absolute Dieses. Cependant, si le temps peut se compren-
dre à partir du maintenant, il n'est pas lui-même le maintenant. Ce qui doit être
ajouté à l'être du maintenant pour obtenir celui du temps, c'est l'extériorité, c'est
la catégorie du « l'un à l'extérieur de l'autre » sous la forme du « l'un après l'autre ».
Le temps est la succession des maintenant, une succession telle qu'en elle chaque
maintenant se trouve être extérieur à tous les autres. Le temps ainsi compris à
partir du maintenant est un temps donné, un temps vorbanden. Si nous réfléchissons,
cependant, sur ce qui se donne réellement à travers un tel temps, nous voyons que
ce n'est rien d'autre qu'une suite de data concrets, d'éléments réels dont chacun
consiste en un maintenant-ceci. Le donné phénoménologique est toujours constitué
par un maintenant concret, par un être-là déterminé. Ce qui fait cependant qu'un
tel donné phénoménologique est temporel, c'est que chaque élément concret qui
le compose apparaît en tant qu'il est seulement un maintenant, c'est-à-dire en tant
qu'il s'évanouit. Mais le fait de s'évanouir, considéré en lui-même, n'est pas un
phénomène, il n'est jamais là. S'il en était autrement, il ne serait pas l'évanouis-
sement, mais un nouvel être-là. La seule manifestation phénoménologique du
« fait de s'évanouir » consiste justement dans le nouvel être-là, dans le nouveau
maintenant qui prend la place de l'ancien. Cela signifie que le « fait de s'évanouir »
ne peut être « considéré en lui-même », indépendamment de l'être-là qui s'évanouit
ou qui surgit. Ce qui se manifeste dans la lumière comme un donné phénoméno-
logique, c'est toujours l'être-là. Le fait de s'évanouir ne s'insère pas, à titre d'élé-
ment réel, dans la chaîne concrète des « maintenant-ceci » qui se succèdent.
Que le temps pur ne puisse se manifester comme un phénomène dans la
sphère de l'être transcendant, cela signifie, aux yeux de la conscience naturelle qui
s'abandonne, dans sa naïveté pré-philosophique, au culte de l'être-là, qu'un tel
temps n'est rien en lui-même et qu'on ne peut, en fait, le séparer de son contenu.
L'acte par lequel le temps se trouve pensé à l'état séparé est une abstraction.
C'est par l'opération de celle-ci que le « fait de disparaître », « l'acte de se consumer »
se trouvent posés en fait indépendamment de l'être-là qui disparaît, de la réalité
temporelle qui se consume. Lorsqu'il a voulu saisir le temps dans sa prétendue
pureté, Hegel a-t-il pu le définir autrement que comme « l'abstraction du consu-
mer » (1) ? Que le temps ne puisse être pensé en soi et pour soi que par l'opération
d'une abstraction, cela nous invite à réfléchir sur la nature de celle-ci. E,lle est le
temps originaire et pur compris lui-même comme la condition de tout être-là, de toute
effectivité, réelle ou non, et, par exemple, de la représentation dans laquelle le temps pur est
pour nous une réalité phénoménologique donnée encore qu'idéale. C'est parce que l'être-là
trouve son fondement dans une temporalité plus originelle que tout ce qui est

(1) Encyclopédie, § 258, supplément.


886 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

qu'il est temporel et fini. La temporalité n'est rien d'autre que la négativité. Elle
est la suppression sur le fond de laquelle toute détermination se donne à nous en
tant que finie. Que le temps puisse être défini comme l'abstraction du consumer,
cela ne signifie pas qu'il faille le réduire à une entité métaphysique, cela signifie
que c'est l'abstraction qui consume, que le Concept est Temps. Cependant, le temps
qui vient d'être reconnu comme l'essence du Concept ne peut en aucune façon lui servir de
« phénomène ». Pas plus que le Concept, il ne se manifeste lui-même à titre de donné. Il est
l'acte de la suppression dialectique qui s'enfonce dans l'abîme, la nuit de la
disparition.
Hegel n'a pas méconnu l'essence originaire du temps, il a osé, le premier,
interpréter le temps comme l'essence de l'esprit. Après avoir montré comment,
dans la Logique, l'affinité du temps et du concept repose sur l'identité de leur
structure formelle, Heidegger ajoute dans Sein und Zeit : « Mais comme le temps
est aussi saisi [par Hegel] comme un temps du monde purement et simplement
nivelé et qu'ainsi son origine demeure complètement cachée, il se tient simplement
en face de l'esprit comme une réalité donnée. C'est pourquoi l'esprit doit d'abord
tomber « dans le temps ». Ce que signifient cette « chute » et cette « réalisation »
de l'esprit qui est le maître du temps et qui existe proprement à l'extérieur de lui,
demeure obscur (x). » Pourquoi le temps qui s'identifie dans l'origine au Concept
est-il « aussi saisi » comme « un temps du monde purement et simplement nivelé » ?
Comment faut-il exactement comprendre cette juxtaposition, au sein de l'hégé-
lianisme, d'une temporalité authentique et d'un temps déchu ? Quelle est l'origine
de cette « chute » en vertu de laquelle l'esprit s'enfonce dans un temps historique
vorhanden lorsqu'il veut se « réaliser » ? A quoi tient 1' « obscurité » où baigne l'ori-
gine d'une telle « chute » ? Non pas, ici encore, à une quelconque insuffisance de
l'analyse. Cette obscurité appartient en propre à l'essence. La chute de l'esprit a,
comme le reconnaît lui-même Heidegger, la signification d'être la propre « réali-
sation » de cet esprit. Se réaliser signifie, pour celui-ci, devenir conscient, passer
de l'en-soi au pour-soi. Le temps est justement le devenir conscient de l'esprit.
De quel temps est-il question, toutefois, lorsque l'être de celui-ci est interprété
comme le devenir conscient de l'esprit? Il ne s'agit alors, en réalité, ni de la
temporalité authentique ni du temps déchu, mais du mouvement même par
lequel le temps originaire se transforme en un temps vorhanden et devient ainsi une
réalité donnée. Le temps est le devenir conscient de l'esprit sous la forme d'une
chute, il est l'essence même de l'objectivation.
Il est à la fois vrai et faux de dire qu'il n'y a chez Hegel aucune philosophie de
la temporalité originaire. Sans doute le temps authentique n'est-il pas saisi par

(i) SZ, 435.


LE CONCEPT HÉGÉLIEN 867

Hegel en et pour soi. La raison en est que le pour-soi n'est pas, dans l'hégélianisme,
une propriété de l'origine. Celle-ci demeure foncièrement obscure, elle n'est rien
d'autre, comme telle, que le mouvement vers la lumière, vers ce que Hegel appelle
la réalité. Le temps originaire n'a pas de réalité propre, il est ce mouvement vers
la réalité, c'est-à-dire la « réalisation » en tant que telle. Qu'une telle « réalisation »
soit une « chute », cela résulte immédiatement du fait que ce qui est produit par
un tel mouvement, c'est la réalité donnée, c'est le temps vorhanden où le temps
originaire se perd pour se réaliser. Le temps n'est rien d'autre que ce mouvement
de se perdre. La « chute » est donc le temps lui-même. Tout ceci résulte finalement
du monisme qui identifie la réalité avec l'objectivité en tant que telle. L'esprit
ne peut se réaliser, conformément à de tels présupposés, qu'en entrant dans
l'objectivité et en acceptant la forme de la réalité donnée. Le temps lui-même est
cette entrée dans la réalité donnée, il est sa propre suppression en tant que temps
pur. Le temps vorhanden est la vérité du temps originaire. Le temps lui-même est
l'accomplissement de cette vérité, c'est-à-dire de l'Esprit. L'entrée dans l'objec-
tivité, qui est l'œuvre du temps, est la transformation de l'en-soi en pour-soi,
l'accomplissement de l'Intérieur, c'est-à-dire sa manifestation comme « phéno-
mène » dans la lumière. C'est pourquoi « le temps se manifeste... comme le destin
et la nécessité de l'esprit... comme la nécessité de réaliser ce qui n'est d'abord
qu'intérieur et de le révéler » (1). Il est inexact de dire, sans plus d'explication,
que l'esprit « tombe dans le temps ». Le temps qui se situe en face de l'esprit
comme une réalité donnée et dans lequel l'esprit doit « tomber », n'est que le
temps vorhanden. Mais le temps originaire n'est pas extérieur à l'Esprit. Ce n'est pas,
d'autre part, d'une façon mystérieuse et, pour Hegel, incompréhensible, que le
temps vorhanden se situe en face de l'Esprit, mais l'Esprit qui est le temps originaire
est le mouvement même par lequel la réalité se réalise, c'est-à-dire se pose en face de
soi en tant que réalité historique.
La réalité historique est, pour Hegel, la seule réalité. L'Esprit se réalise en tant
qu'il est le temps pur. Le temps vorhanden est l'esprit réalisé. En tant qu'il est réalisé,
l'esprit apparaît sous la forme d'une série de figures concrètes au sein de l'histoire.
L'Esprit réel est cette apparence historique en tant que telle. Le monisme de la
manifestation a pour conséquence que cette manifestation ne peut être qu'histo-
rique. L'essence de la manifestation consiste dans le travail par lequel la négativité
déploie l'horizon phénoménologique universel. La vérité entendue comme
l'ouverture de cet horizon est ainsi le fait du temps pur. Voilà pourquoi « la nature
du vrai est de percer quand son temps est venu » ( 2 ) . Quand le temps est venu,

( 1 ) PhE, I I , 3 0 5 .
(2) I d . , I , 6 1 .
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

alors l'Esprit peut être là, il est présent comme un Esprit réel, comme une figure
concrète de l'esprit.
Si la « chute » de l'esprit dans le temps vorhanden a la signification positive d'être
la « réalisation » de l'Esprit sous la forme de son propre devenir conscient, cette
réalisation cependant est tout aussi immédiatement comprise comme une « chute ».
Le temps vorhanden est un temps déchu. Dans la succession objective des phéno-
mènes qu'il nous présente, quelque chose n'a pas trouvé place qui touche pourtant
à l'essence. Ce quelque chose d'essentiel, c'est le temps originaire lui-même, c'est
le fait de disparaître qui ne s'insère jamais à titre d'élément réel dans la chaîne
constituée par la succession des data concrets. C'est le Concept qui n'est pas en et
par lui-même un donné phénoménologique et qui appelle le temps afin que celui-ci lui
confère la présence et l'être-là, mais le temps qui est l'être-là du Concept n'est qu'un
temps vorhanden où le temps pur s'est perdu et, avec lui, le Concept. La réalisation,
sur le fond du temps, du Concept dans l'être-là est en fait la disparition du Concept,
la perte et l'oubli de sa nature originaire, son aliénation dans la forme de la manifes-
tation objective. L'œuvre du Temps est contradictoire.

§ 7 6 . L ' A L I É N A T I O N : F I N I T U D E ET INADÉQUATION
DE LA MANIFESTATION OBJECTIVE

Hegel comprend l'essence de la manifestation à partir du processus fonda-


mental de l'objectivation. Ce processus est le Concept. Le Concept est l'origine
de ce qui se manifeste, bien qu'en lui-même il ne se manifeste pas. L'acte par
lequel quelque chose surgit dans la lumière à titre de phénomène est indissolu-
blement celui par lequel quelque chose se cache. Ce qui se cache dans l'opération
de l'acte qui fait surgir la lumière, c'est cet acte lui-même, c'est le fait d'opérer en et
pour soi. L'essence de l'essence est de se manifester. Mais Hegel comprend
l'essence de la manifestation de telle manière que cette essence ne se manifeste
pas. S'il y a dans l'essence de l'objectivité quelque chose de non objectif, c'est
que l'objectivation est une aliénation.
L'effort pour récupérer et offrir à la lumière ce qui se dissimule dans le surgissement
même de celle-ci est celui de Hegel, aussi bien que de la conscience naturelle. Lorsque, par
exemple, la dialectique de l'action a montré que le produit de celle-ci, c'est-à-dire
l'être objectif dans son objectivité, laisse échapper l'essence de la production, le
fait d'opérer considéré en soi et pour soi, de telle manière qu'il n'est plus, dans le
milieu de la lumière, qu'un être-là abandonné et contingent, un nouvel effort se
fait jour qui vise à restituer à la sphère de l'objectivité cela même qui vient d'en
être exclu. Cet effort est celui du langage qui vise à exprimer ce à quoi le produit
de l'action n'a pu s'égaler. L'insuffisance de l'action doit être compensée par
LE CONCEPT HÉGÉLIEN 867

l'avis de la conscience sur sa propre action, avis qui est censé contenir ce que
l'action considérée dans son résultat avait été incapable de traduire. L'optimisme
de Hegel, sa foi dans la puissance de l'Esprit, reposent sur l'affirmation, souvent
formulée, qu'il n'y a rien qui ne soit susceptible d'être dit, et que le langage de
l'homme est capable de tout exprimer. La puissance de l'esprit n'est elle-même
rien d'autre que l'empire de l'objectivité, qui doit être à même, finalement, de
tout contenir. Cette puissance de l'esprit doit justement reposer sur le langage,
en tant que celui-ci représente la possibilité concrète de soumettre à la loi du jour
cela même qui s'y dérobe et s'y refuse. Le langage doit pouvoir être l'être-là
du Concept. C'est dans la mesure où le Concept se trouve identifié par lui avec le
Moi pur que Hegel peut dire de ce dernier : « Le Moi comme ce moi pur, autre-
ment que par le langage, n'est pas là (1). »
La prétention de lever grâce au langage la contradiction que manifeste la
dialectique de l'action ne saurait cependant être prise au sérieux. Une telle contra-
diction ne tient pas, en effet, à la nature particulière de telle ou telle action déter-
minée. Elle repose bien plutôt sur l'essence de l'action, sur l'objectivation tn tant
que telle. Mais l'objectivation est aussi l'essence du langage tel que le comprend Hegel.
Sans doute l'individu qui vient d'accomplir une action a-t-il le pouvoir d'exprimer
aux autres sa propre déception. Celle-ci, comme être-réfléchi de l'individu à
l'intérieur de lui-même et comme rapport de cet individu avec son œuvre, devient
manifeste et visible pour tous grâce au langage qui l'expose dans le milieu de
l'objectivité. Mais, comme le remarque lui-même Hegel, « ce qui doit être expres-
sion de l'intérieur est en même temps expression dans l'élément de l'être, et retombe
par là dans la détermination de l'être qui est absolument contingent pour l'essence
consciente de soi » (2). En sorte que l'Intérieur, en devenant dans le langage
« invisible visible », cesse d'être en réalité un Intérieur pour devenir un phénomène
comparable aux autres mais désormais incomparable à la réalité originaire de l'Intérieur
lui-même.
Sans doute une telle critique, qui ne fait que reprendre les remarques psycho-
logiques traditionnelles sur l'ambiguïté du signe, n'a-t-elle qu'une portée toute
relative aux yeux de Hegel pour qui l'Intérieur que la manifestation objective
est impuissante à exprimer n'a finalement aucune réalité. Être réel, cela signifie
se manifester, et la comparaison de ce qui se manifeste avec ce qui ne se manifeste
pas ne devrait avoir, à la rigueur, aucun sens. Mais l'Intérieur ne désigne pas
seulement dans l'hégélianisme on ne sait quelle réalité psychologique obscure et
irréelle, il se réfère, dans sa signification profonde, au processus transcendantal

(1) PhE, II, 69.


(2) Id., I, 263.
M. HENRY 29
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

qui ouvre l'horizon de l'objectivité, bien qu'il ne soit pas en lui-même quelque
chose d'objectif. L'inégalité entre un tel processus interprété comme le Concept
et toute réalité effective objectivement présente réapparaît. Cela signifie que
quelque chose qui ne peut cependant être tenu pour une fiction est en fait incapable de se
manifester. Et il est vain de croire que la réalité objective serait susceptible, à
force de se transformer et de s'enrichir, de contenir finalement en elle et d'exhiber
ce qui se refuse par principe à un tel mode de manifestation. La critique que Hegel
avait feint de diriger contre le langage a, en fait, une signification ontologique
décisive : elle frappe au cœur l'essence de l'objectivité comme telle. Ce qu'elle pose d'irré-
cusable, c'est que ce qui en soi n'est pas objectif se trouve en fait incapable de le devenir
jamais. On peut prétendre qu'il y a entre une détermination objective, d'une
part, et, de l'autre, un élément non objectif, une correspondance, que la première
joue par rapport au second le rôle d'un signe ou d'un symbole, mais le fait même
qu'on doive reconnaître aussitôt qu'un tel signe est absolument contingent suffit
à faire pressentir qu'on se trouve, en fait, devant une hétérogénéité irréductible
et insurmontable, parce que d'ordre éidétique. L'effectivité présente dans la
sphère de l'être transcendant peut bien avoir la signification de représenter ce qui,
par principe, n'appartient pas à une telle région de l'être, elle demeure une effec-
tivité transcendante et rien d'autre. La Concept n'a pu, par la médiation de l'action
ou par celle du langage, percer jusqu'à la lumière et s'objectiver dans l'être qu'à
la condition de s'aliéner, et cela d'une façon si radicale que nous ne savons pas, en
réalité, ce qui nous permet de dire, en présence d'une telle effectivité, qu'elle est
précisément l'être-là dans lequel le Concept s'est aliéné.
Il est vrai que, pour Hegel, le Concept n'est rien d'autre que le fait même de
s'aliéner, le processus de l'aliénation en tant que tel. Il est le mouvement même de
devenir autre, l'instauration d'une distance à travers laquelle le Soi se manifeste
comme autre que Soi. Se manifester signifie nécessairement se manifester comme
autre. Le devenir-autre de l'aliénation est la condition de toute manifestation
possible, l'élément constitutif de celle-ci. Le fait de se manifester étant l'essence
même de la réalité, l'aliénation a la signification d'être la réalisation en tant que
telle. L'être-aliéné de ce qui se manifeste appartient, par suite, à l'entité réelle
comme un caractère phénoménologique de celle-ci, plus précisément, il est la
réalité même de cette entité, non pas un de ses caractères phénoménologiques
parmi d'autres, mais son être-manifeste, il est l'entité réelle en tant que telle.
L'être-aliéné est identique au fait de se manifester, au phénomène comme tel.
Le fait de se manifester trouve son fondement dans l'œuvre du Concept. Le
fait d'être aliéné est justement ce qui atteste dans le fait de se manifester l'œuvre du
Concept. L'être-aliéné qui appartient en propre à la détermination objective est ce
qui indique en elle son origine. L'aliénation de la manifestation est la manifestation du
LE CONCEPT HÉGÉLIEN 867

Concept. Ce qui seul s'offre, à titre de donné phénoménologique, à flous qui


cherchons l'être du Concept originaire et pur, c'est le donné phénoménologique
lui-même, en tant que s'annonce en lui quelque chose qui renvoie à son origine
perdue. C'est en tant qu'être-là pur et simple, c'est au sein même de son abandon
qui fait de lui ce qu'il est, une effectivité morte et sans vie, que l'être-là est dans
son Concept. L'immanence du Concept au sein de la détermination transcendante
a une signification ambiguë. Conformément à cette signification, ce n'est pas le
Concept qui est là et qui se manifeste en personne dans l'entité effective présente.
Ce qui est véritablement là, c'est l'entité effective dans sa contingence et dans sa
finitude, et c'est seulement à travers cette contingence et cette finitude que trans-
paraît la nature originaire du Concept. La finitude de la manifestation est la seule
manifestation de l'infini. Cette finitude, toutefois, constitue si peu une manifes-
tation adéquate de la réalité dont elle est censée cependant être l'accomplissement,
que ce qu'elle manifeste ne se trouve en fait jamais présent en elle autrement
que sur le mode de la dissimulation. Elle manifeste en laissant échapper. Elle
cache autant qu'elle révèle. Elle n'est qu'une apparence dont la seule justification
peut, à la rigueur, consister dans le ïait qu'elle se donne pour ce qu'elle est, pour
une simple apparence. Ainsi comprise, elle renvoie perpétuellement à un au-delà
qui, cependant, n'est jamais présent. La seule vérité de la manifestation objective
consiste dans le processus par lequel la vérité de cette manifestation est sans
cesse niée. La succession objective des data phénoménologiques concrets, comprise
comme leur auto-suppression en quelque sorte permanente, n'est elle-même
une manifestation du Concept que sur le mode du « manifester en dissimu-
lant », car, bien qu'elle implique comme son fondement l'acte plus originaire de
la suppression dialectique, la succession objective n'est pas, en fait, séparable de
son contenu objectif, elle appartient tout entière à la sphère de la manifestation
transcendante. Elle exprime et traduit, sous la forme intuitive, il est vrai, du
« l'un après l'autre », la finitude qui est liée à l'eidos de cette sphère, mais elle
n'est elle-même que l'ombre du Concept. Si elle le manifeste à lui-même, ce n'est
point toutefois tel qu'il est en lui-même. L'être-pour-soi du Concept est justement
la suppression de son être-en-soi.
La réalisation de l'être-pour-soi par la médiation de la manifestation objective
ayant la signification d'être l'aliénation de l'acte originaire du Concept, la déter-
mination objective manifeste cette aliénation sous la forme de sa propre finitude.
C'est à partir de cette finitude qu'il convient d'interpréter la nature de l'expé-
rience, qui est l'acte d'errer par lequel la conscience se porte d'une détermination
à une aiitre, sans jamais pouvoir trouver l'apaisement ni le repos. Encore faut-il
bien comprendre que la conscience n'est pas comme une réalité concrète située
en face des déterminations effectives qui viennent occuper tour à tour le champ
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

de son expérience, elle n'est rien d'autre elle-même que ce champ d'expérience avec
ton contenu concret, elle est la présence effective de ces déterminations, la lumière
dans laquelle celles-ci se manifestent. La conscience est cette lumière qui n'est pas
dissociable de ce qui se manifeste en elle. La totalité constituée par la manifestation
de ce qui se manifeste définit l'Esprit lui-même en tant qu'Esprit réel, elle est la
détermination objective en tant que telle. Qu'en une telle totalité l'Absolu soit
cependant encore loin de s'être intégralement exprimé, cela résulte du fait qu'il
s'est bientôt plutôt aliéné en elle, en tant que le processus même qui a ouvert
l'horizon où l'être est là dans la lumière, ne se manifeste pas lui-même en soi et
pour soi. La détermination objective est justement une détermination finie. La
totalité concrète constituée par la manifestation de ce qui se manifeste a seulement
la signification d'être un « maintenant ceci est présent ». La succession objective
des maintenant concrets exprime immédiatement l'insuffisance de chaque main-
tenant sans pouvoir, en aucune façon, la surmonter. Elle marque bien plutôt
l'obstination et l'entêtement de la conscience qui demeure dans l'être-là et qui
n'est rien d'autre, précisément, que cette succession d'apparences dans laquelle
les différentes déterminations objectives émergent tour à tour dans la lumière
comme autant de masses concrètes.
La finitude de la détermination objective ne fait que réapparaître avec chaque
nouvelle détermination. La suppression de la détermination objective, la mort,
ne peut avoir la signification générale d'être le refus de la finitude inhérente à
toute détermination en tant que telle que si elle est autre chose que le simple
remplacement d'une totalité concrète, d'une « expérience », par une autre. Le
moment d'une mort définitive et décisive qui met explicitement en cause la
prétention de la manifestation objective de pouvoir révéler intégralement l'Absolu, est
présent dans le christianisme, sous la forme de la mort du Christ. Tandis que le
dieu grec demeure dans le phénoménal, l'apparition n'est dans le christianisme
qu' « un moment du divin » (1), et qu'un tel moment doive précisément être
supprimé, que la forme finie de l'apparition du Christ doive disparaître, cela
signifie que la manifestation objective est dans son essence inadéquate, impropre
à accueillir en elle l'être de l'Absolu tel qu'il est en soi. Mais lorsqu'à été reconnue
l'inadéquation foncière de la forme de l'apparition, une fois « mise de côté l'objec-
tivité de l'être » (2), que reste-t-il ? L'Absolu n'est rien s'il ne se manifeste, c'est-à-
dire s'il ne revêt précisément cette forme finie de l'apparition dont l'inadéquation
vient pourtant d'être proclamée. De même que le divin n'a pu continuer à se
manifester à la première communauté chrétienne qu'à la condition de conserver

(1) L, 226.
(2) I D . , 291.
LE CONCEPT HÉGÉLIEN 867

sa forme finie, de même le Concept hégélien ne peut, en réalité, se retirer de


l'être-là de la détermination finie que si ce mouvement de retour en soi n'est en
fait rien d'autre que l'acte d'aller à l'extérieur de soi et de se manifester à soi-même
dans la lumière de l'extériorité. La suppression de la détermination objective
en tant que celle-ci se montre inégale à l'essence absolue, est l'œuvre de la néga-
tivité. Celle-ci, cependant, n'est rien d'autre qu'une catégorie de l'être. Elle est
constitutive de la détermination objective elle-même dans son objectivité, c'est-à-
dire dans sa finitude. La négation doit détruire ce que la négation a fait. Cela
n'est point contradictoire puisque la négation de l'être fini est, en réalité, la
position même de celui-ci. Mais cela signifie aussi que le Concept ne peut échapper
à la finitude qui est son œuvre et en dehors de laquelle il n'a aucune réalité. Le destin
du christianisme, tel que le comprend Hegel, celui de ne pouvoir se passer de la détermination
objective, n'est justement rien d'autre que le destin même de l'hégélianisme.
En tant qu'elle est l'acte du Concept de rentrer en soi-même, la suppression
de la détermination objective n'a, par elle-même, aucune réalité. Elle est la puis-
sance de la nuit, le mouvement dialectique par lequel cette puissance se supprime
elle-même en posant comme seule effective la puissance inverse, la loi du jour,
qui est l'Esprit réel. Le Concept n'est rien d'autre que le processus par lequel
l'objectivité se produit. Si l'on peut affirmer que la réalité trouve son fondement
dans la subjectivité, c'est dans la mesure où celle-ci se confond dans son être avec
l'essence même de l'objectivité. C'est de cette façon qu'il convient d'entendre les
textes qui posent que l'effectivité n'est conférée à la substance que par la médiation
du Concept ou du Soi, ou encore, ce qui revient au même, par celle de l'indivi-
dualité. Une telle médiation qui seule confère l'effectivité ne signifie en aucune
façon un passage de l'entité transcendante dans une région proprement subjective,
pourvue d'un mode de révélation autonome et propre. De quelle manière, en
effet, l'individualité confère-t-elle l'être à la substance ? C'est, dit Hegel, par son
action. C'est l'individualité agissante qui fait de la substance une substance
spirituelle, c'est-à-dire réelle, objective. La médiation active de l'individualité
signifie si peu l'entrée dans la sphère d'une subjectivité authentique ou même
l'engloutissement dans la nuit, qu'elle est bien plutôt « le devenir de l'essence
universelle objective, c'est-à-dire le devenir du monde effectif ». « Ce qui se
manifeste ici, dit encore Hegel, comme la force de l'individu, sous l'empire duquel
tombe la substance devenant ainsi supprimée, est précisément la même chose
que l'actualisation de cette substance; car la force de l'individu consiste dans le
fait qu'il se rend adéquat à la substance, c'est-à-dire aliène son Soi et se pose
donc lui-même comme la substance objective dans l'élément de l'être. » Ce
qui s'accomplit dans l'action de l'individu, c'est l'essence elle-même, en tant
qu'elle n'est rien d'autre que le processus d'objectivation qui confère à l'être la
9°4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

réalité sous la forme de l'objectivité. Ce processus est le concept lui-même, il est


le devenir pour soi qui signifie le devenir effectif. Ce devenir est aussi, il est vrai,
la suppression du Concept. « Le Soi, dit Hegel, est conscient d'être effectif seule-
ment comme Soi supprimé (i). » Le retour en soi du concept est son acte d'aller
à l'extérieur de soi.
Le concept ne peut être saisi dans son acte de rentrer en lui-même indépen-
damment de son aliénation ou, plus exactement (l'aliénation en elle-même n'est
en effet rien d'autre que le Concept), de son être-aliéné. La chute ontologique
entendue comme le passage dans la différence absolue est la condition de la
présence. Il n'est pas possible au Concept d'être présent dans sa pureté, comme
négativité pure. Quel est le statut phénoménologique de la négation non encore
réalisée ? La négativité n'est pas un phénomène. Ne constitue-t-elle pas cependant
un moment positif de l'expérience humaine, ne se fait-elle pas jour, et cela juste-
ment comme négation pure, dans le scepticisme par exemple ? Elle n'est préci-
sément qu'un moment, qu'une « expérience ». Cela ne signifie pas qu'elle n'a,
en tant que négation pure, qu'une présence éphémère. Cela signifie qu'elle n'est
jamais présente dans sa pureté. Le scepticisme n'est qu'une figure concrète de l'esprit, -
il se situe dans le temps « vorhanden » auquel appartient tout ce qui se manifeste
effectivement, il est « une expérience effective ». Être une « expérience effective »,
cela signifie être dans le milieu universel de l'objectivité, être un phénomène
dans la lumière de la transcendance, être-là sous la forme d'une détermination
objective. La négativité ne se manifeste précisément que dans la mesure où elle
devient une expérience, c'est-à-dire un moment concret dans l'histoire humaine,
un maintenant dans le temps déchu. Cependant, le scepticisme entendu comme
une figure historiquement déterminée et concrète de l'esprit n'est pas la seule
manifestation de la négativité. Celle-ci, qui préside à la formation de toutes les
expériences, se retrouve bien plutôt en elles toutes. Mais parce qu'elle masque
chaque fois par sa présence l'acte de se supprimer dialectiquement soi-même
sur le fond duquel elle se manifeste, l'entité transcendante ne figure jamais la
négativité dans sa pureté. La suppression de cette entité n'est rien d'autre dans
la sphère de la transcendance que l'apparition d'une nouvelle entité. C'est pourquoi
cette suppression ne coïncide pas, à vrai dire, avec l'acte de rentrer en soi-même du Concept,
elle n'en est que l'équivalent phénoménal, la manifestation déchue. Elle appartient à la
sphère de la succession objective où la disparition ne se traduit pas autrement que
par le remplacement perpétuel de ce qui disparaît.
C'est ici le lieu de dénoncer l'ambiguïté foncière de la philosophie hégélienne
de la mort. Cette ambiguïté sera levée si on réserve le terme de mort pour désigner

(i) PhE, I ,39-40:«I<etempsestleconceptmêmeétant-là».


LE CONCEPT HÉGÉLIEN 867

la disparition de la détermination objective en tant que cette disparition se manifeste


effectivement à titre de donnée phénoménologique, c'est-à-dire le simple remplacement de
cette détermination par une autre de même nature qu'elle. On ne peut donc entendre par
« mort » l'acte même de la négativité transcendantale considérée en et pour soi,
car, en toute rigueur, un tel acte ne se manifeste pas. Pas autrement, du moins,
que par la destruction et le remplacement de l'entité transcendante, destruction
dans laquelle la nature originaire du Concept est bel et bien détruite. L'ambi-
guïté qui fait que la pensée de la mort se réfère aussi et trop souvent à l'acte trans-
cendantal de la suppression dialectique considéré en soi et pour soi, trouve ainsi
son origine dans le fait qu'un tel acte ne peut se manifester autrement que dans
la sphère de la transcendance, sous la forme de la destruction et du remplacement
de l'entité objective, c'est-à-dire comme la mort de cette entité. Ce n'est pas seule-
ment en Grèce, comme le déclare la Philosophie de l'Histoire, que la liberté subjec-
tive ne peut apparaître que comme une destruction, dans l'ensemble de la philo-
sophie hégélienne le Concept est en fait soumis à cette condition de ne pouvoir se
manifester que par la mort. C'est ainsi que dans la dialectique de la lutte des
consciences — dialectique qui se répète en réalité à chaque étage de la phénomé-
nologie — la mort apparaît comme le seul moyen laissé à la liberté de faire la
preuve d'elle-même, c'est-à-dire de se manifester ou, comme le dit encore Hegel,
de se faire reconnaître. Car si le Concept ne peut se réaliser qu'en se manifestant,
s'il ne peut se manifester qu'en s'objectivant dans l'être-là qui est son seul recours
contre la puissance de l'Abîme, cet être-là cependant a la signification d'être
l'aliénation et la disparition du Concept ; il doit donc laisser paraître tout aussi
immédiatement son inégalité à l'être originaire et pur du Concept, il doit se
manifester comme ne manifestant pas le Concept et il ne peut le faire qu'en disparaissant
à son tour. L'aliénation et la chute du Concept dans l'être-là — aliénation qu'on
pourrait aussi entendre comme une mort — ne peuvent précisément signifier
autre chose que la mort du Concept que si l'entité dans laquelle le Concept s'est
nié, se trouve niée à son tour, et cela de telle façon que la fin empirique de cette
entité exprime, du moins à sa façon, que le Concept est autre chose que ce qui
prétendait un instant remplir, par sa présence concrète, le champ de l'expérience.
Ainsi le Concept n'est-il préservé de sa propre destruction que par celle de l'entité
transcendante qu'il fonde et qu'il supprime tout à la fois. La mort est, che.ç Hegel,
la seule manifestation de la vie.
L'avènement de la réalité est dans l'hégélianisme l'histoire d'une chute.
L'insuffisance de toute manifestation objective se traduit par sa propre sup-
pression. Celle-ci n'est cependant rien d'autre que le surgissement d'un nouvel
être-là. Il n'y a pas de mort définitive dans l'hégélianisme. Le mouvement inces-
sant de naître et de périr des déterminations qui remplissent successivement le
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

champ de la conscience est le cours de cette expérience. Ce cours atteste le caractère


inadéquat du mode de manifestation objective qui est cependant le seul que
reconnaissent l'hégélianisme et toute philosophie moniste en général. La conscience
est dès lors la proie du cours sans fin de l'expérience qui marque l'inéluctabilité de
son acte d'errer. Le Concept ne peut ni se passer ni se satisfaire des
réalités concrètes qui sont les figures successives de l'esprit. L'infini n'existe que
dans le passage d'une détermination finie à une autre, il n'est que l'extension
indéfinie du règne de la finitude.
Hegel affirme cependant que ce cours de l'expérience a une fin et d'abord un
sens, qui est le mouvement même par lequel cette expérience converge vers le
terme ultime qui est son véritable but. Il comprend ce but comme le savoir
absolu.

§ 7 7 . L ' E F F O R T VERS L E SAVOIR ABSOLU

Le cours de l'expérience se donne à nous comme un cours sans fin en tant


que le Concept est incapable de s'y produire et de s'y manifester tel qu'il est en soi.
L'inégalité de chaque expérience par rapport au Concept a comme conséquence
la disparition de cette expérience, disparition qui est aussi bien le surgissement
d'une nouvelle expérience. La fin du cours de l'expérience, c'est-à-dire du mouve-
ment incessant de naître et de périr conformément auquel les expériences se
succèdent, ne sera atteinte que lorsque sera surmontée l'inégalité dans laquelle
se trouve chaque expérience par rapport au Concept, inégalité qui est l'origine
d'un tel mouvement. Cette inégalité sera précisément surmontée lorsque la der-
nière expérience se manifestera égale dans son être au Concept, lorsque le contenu
de cette expérience sera le Concept lui-même. A ce moment-là le cours de l'expérience
aura atteint son but, un but qui sera aussi bien sa propre suppression, sa fin.
L'expérience dont le contenu est le Concept lui-même est le Savoir absolu. Le
Concept est la condition de possibilité de l'expérience. Il est l'acte de la suppres-
sion dialectique qui déploie le milieu phénoménologique où peut se produire
quelque chose comme une expérience. Ainsi compris comme l'horizon et la
condition de toute présence, le Concept est l'essence. Il est l'acte même par lequel
l'Absolu nous éclaire. Le Concept est immanent à toute connaissance comme son
essence. En toute connaissance l'esprit se dirige sur un donné, mais cet acte de
« se diriger sur » n'est possible que sur le fond de la présence du donné sur lequel
l'esprit se dirige. Ce qui fait que l'esprit ne s'en tient pas à sa connaissance pré-
sente, c'est justement l'immanence du Concept à celle-ci. Dans le contenu de
sa connaissance l'esprit trouve plus que ce qu'il croit trouver immédiatement,
à savoir le contenu déterminé sur lequel son attention se dirige d'abord. En fait,
LE CONCEPT HÉGÉLIEN 867

il entre aussi en rapport, quoique d'une manière implicite, avec ce qui rend pos-
sible l'être-là de ce contenu déterminé, c'est-à-dire avec l'être même de la présence
comme telle, avec l'essence. C'est précisément à cause de cette relation implicite
avec l'essence que toute connaissance est une expérience, c'est sur le fond de cette
relation qu'elle est appelée à devenir finalement l'expérience suprême, le savoir
absolu. L'expérience est le mouvement par lequel la conscience entre explicitement
en rapport avec l'essence dans laquelle elle se meut dès l'abord, elle est la prise
de conscience progressive du Concept. Dans l'expérience, en effet, la conscience
découvre que l'entité transcendante en présence de laquelle elle vit et qu'elle
recevait jusque-là avec la signification d'être l'en-soi, n'a en fait une telle signi-
fication que « pour elle ». La découverte de cette nouvelle signification confor-
mément à laquelle le donné phénoménologique est seulement « pour elle » ce
qu'il est, peut plonger la conscience dans le désespoir d'avoir perdu l'en-soi de ce
donné. Le contenu positif de cette découverte — contenu qui sera aussi « pour
elle » lorsque cette conscience sera parvenue au savoir philosophique — n'est
cependant rien d'autre que le concept lui-même. Le fait que l'entité soit « pour la
conscience » n'est pas différent, en effet, de la présente même de cette entité. Lorsque
dans le mouvement de l'expérience un tel fait est reconnu, c'est donc l'essence
elle-même qui est prise en considération. L'essence, cependant, est ce qui rend
possible cette prise en considération. L'expérience est l'expérience de l'essence.
L'essence est l'essence de l'expérience.
Le Savoir absolu est le savoir de l'essence. Qu'un tel savoir puisse intervenir
dans le cours de l'expérience, cela résulte de ce que l'expérience est l'expérience de
l'essence. Dans le mouvement de l'expérience, la conscience est mise en rapport
avec le fait que le donné qu'elle vise est un donné « pour elle ». Ce caractère du
donné d'être « pour elle », c'est la réalité même de ce donné, c'est l'Esprit. La
conscience qui fait l'expérience entre ainsi en relation avec le fait que le donné est
pour elle, avec le pour-soi de l'Esprit. Faire l'expérience d'une chose, c'est juste-
ment découvrir l'essence de cette chose, c'est aller jusqu'à ce qui, en elle, lui
permet d'être ce qu'elle est. Ce qui permet au réel d'être ce qu'il est, c'est l'acte
même en vertu duquel il se donne à nous. Un tel acte est l'opération même de
l'essence. Parce que l'expérience est ce dans quoi la conscience est mise en relation
avec l'essence, le déroulement de l'expérience est le mouvement même par lequel
îa conscience s'approche du savoir absolu.
Dès qu'elle se rapporte à l'être-là, la conscience se rapporte aussi au Concept.
Ce rapport avec le concept, la conscience se le représente, et cela dès qu'elle pense.
Toute pensée est essentiellement religieuse. Cependant, la manière dont la conscience
se représente son rapport avec le Concept, c'est-à-dire le Concept lui-même, n'est
pas tout d'abord adéquate à ce dernier. La conscience se figure le Concept sous des
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

formes diverses auxquelles correspondent les différentes religions. Chacune


de ces figures exprime la consciente que l'Esprit prend de lui-même. Mais cette
conscience n'est pas encore égale à l'essence. « L'esprit comme essence, dit Hegel,
n'est pas égal à sa conscience (1). » Cette inégalité entre la figure que se représente
la conscience et, d'autre part, l'essence, ne trouve pas son origine dans la nature
particulière de la figure représentée (élément naturel, plante, animal, etc.), mais
dans le fait que celle-ci est une figure. Le caractère particulier et par suite contingent
de la figure appartient en fait à l'eidos de celle-ci. L'inégalité entre l'essence et la
figure — inégalité dans laquelle l'histoire des religions trouve son principe — n'est
en fait rien d'autre que l'inégalité précédemment décrite du Concept et de la
détermination. Sans doute la détermination dont il s'agit ici présente un caractère
phénoménologique bien déterminé conformément auquel elle se donne à nous comme
une détermination religieuse. Ce qui s'annonce dans un tel caractère, c'est le fait
que la détermination a la signification d'être le Concept. Sur quoi repose une telle
signification ? Sur le fait assurément que l'être de la détermination n'est autre que
le Concept, en tant que celui-ci constitue la réalité de tout ce qui est réel. Le fonde-
ment de la signification religieuse de la détermination est le propre fondement de
cette détermination. Ce qui est rappelé par la pensée religieuse, ici à propos du
bœuf, là au sujet de la pierre, c'est ce qui doit, en fait, être dit de toute détermi-
nation en tant qu'elle trouve son origine dans l'essence qui lui fait le don de la
présence et de l'être, dans l'essence protectrice du sacré. C'est dans le pressen-
timent de cette essence et de son caractère protecteur que se manifestent à la fois
la signification authentiquement philosophique de la religion, celle proprement
religieuse de toute philosophie authentique.
Cependant, si la signification existentielle de la détermination religieuse repose
sur le fondement ontologique de celle-ci, cette signification doit alors être la proie
d'une dialectique qui habite l'essence. La détermination est la figure de l'essence,
une essence qui se cache bien plutôt, toutefois, dans le mouvement même par
lequel elle prend cette figure. Comme l'essence, dans sa venue au jour, est soumise
à la loi de la disparition, l'entité dans laquelle cette venue s'accomplit n'est plus,
dans la lumière, qu'un être-là mort et sans secret. Le culte et l'adoration rendus à
la figure du divin ne peuvent en fait s'adresser qu'à ce qui est mort, au moment
même où cette figure a pris forme. Mais la croyance dont l'objet a disparu n'est
qu'une superstition. En vain cette croyance prétend-elle s'adresser à l'objet plein
de sens, non à l'idole absurde. Ce qui est là n'est cependant rien d'autre que le
morceau de bois, le bloc de pierre. L'infime ne peut manifester le suprême qui a
disparu en lui qu'en disparaissant à son tour. A la terrible loi de l'histoire et du

(1) PhE, II, 210.


LE CONCEPT HÉGÉLIEN 867

temps, qui exprime la déchéance et l'anéantissement de l'essence, la religion est


elle-même soumise. La plus pure figure du divin a dû, elle aussi, accepter la
disparition et la mort comme une dernière et vague chance (le Christ n'est en effet
rien d'autre dans l'hégélianisme comme, en général, dans me philosophie moniste, qui
considère toute chose de l'extérieur, qu'me « figure »). La signification religieuse de la
détermination qui est la figure du divin ne peut se maintenir si cette détermination
est tout aussi immédiatement la disparition et l'anéantissement de l'essence
divine. Le sens spirituel de l'entité présente dans l'élément de l'être doit avoir un
fondement phénoménologique que cette entité déterminée est par elle-même bien
incapable de lui fournir, puisque son être ne peut se comprendre que comme
l'être-supprimé du Concept. L'inégalité de la figure et de l'essence tient finalement
à ce que la figure seule se manifeste. La signification positive de la figure de
renvoyer à l'essence demeure, en l'absence de toute assise phénoménologique, à la
rigueur incompréhensible. Hegel comprend en tout cas la tâche du savoir absolu
comme celle de « délivrer l'essence divine de sa figure contingente » (x).
Le caractère contingent et inadéquat de la figure est mis par Hegel au compte
de la représentation à l'intérieur de laquelle se meut la pensée religieuse. Dans la
représentation ou dans le souvenir, l'essence ne saurait en effet se présenter
autrement que sous la forme immédiate d'un mode sensible dont le lien avec la
pensée pure ne peut être que synthétique et paradoxal. Il ne s'agit donc plus de se
représenter cette pure pensée par la médiation d'une figure, mais de la concevoir.
Le rejet de la représentation semble parfois signifier, aux yeux de Hegel, l'abandon
de l'essence objective. A la représentation correspond la figure imparfaite de la
religion, le côté de la conscience qui est « le côté non surmonté à partir duquel
l'esprit doit passer dans le Concept pour résoudre en lui tout à fait la forme de
l'objectivité ». Mais le passage dans le Concept « qui renferme en soi-même aussi bien
ce contraire de soi » (2), à savoir cette forme de l'objectivité, ne peut avoir comme consé-
quence la suppression de l'essence objective elle-même. Il en est bien plutôt le
maintien. Que signifie, cependant, ce maintien de la forme de l'objectivité au sein
même de sa résolution ? Ce qui est présent dans le savoir absolu, ce n'est plus la
figure dont l'être-là déterminé résorbe en soi-même sa propre signification d'être
le Concept, c'est le Concept lui-même. Ce qui est définitivement surmonté, avec le
dépassement de la religion, c'est l'existence sous la forme d'une figure, ce n'est pas,
à vrai dire, la forme de l'objectivité, c'est la forme de la figure, c'est l'essence de la
forme, de l'entité qui se manifeste à l'intérieur de l'horizon de l'objectivité, ce
n'est pas cet horizon lui-même.

(1) PhE, I I , 256.


(2) ID., I I , 211, souligné par nous.
8 z6
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

C'est une prescription de l'essence que l'entité se donne toujours comme


contingente, déterminée et finie, tandis que l'essence de l'objectivité est, comme
telle, si peu contingente, si peu déterminée et si peu finie, qu'elle est justement
l'eidos sur le fond duquel l'entité se manifeste avec ces caractères qui lui appar-
tiennent en propre. Le savoir absolu ne se représente donc plus la figure, mais
seulement l'essence, de telle manière que ce qui s'offre à lui s'offre justement avec
la signification immédiate et totale d'être l'essence et seulement elle. C'est à l'intérieur de
cette signification que vit le Savoir absolu. Ce qui est là pour lui, ce n'est plus
l'être-là déterminé et contingent, c'est le fait d'être là, l'apparaître comme tel de
tout ce qui apparaît, c'est l'essence universelle, l'universel fondement. Tel est
le « sens » du contenu du savoir absolu. Comment cependant, un tel contenu est-il
donné au savoir absolu lui-même ? Le savoir absolu ne peut se rendre présente l'essence
universelle de la présence que par la médiation de cette essence même. Que le savoir absolu
consiste, non dans la représentation du Concept, mais dans l'acte de concevoir le
concept lui-même, cela signifie : ce qui est donné à un tel savoir, ce n'est pas la
figure, mais l'essence. C'est en ce sens seulement que le concept (c'est-à-dire le
savoir absolu) est susceptible de « résoudre en lui tout à fait la forme de l'objec-
tivité ». Mais lorsqu'il est dit que « le concept renferme aussi bien en soi-même
ce contraire de soi », la forme de l'objectivité dont il est maintenant question
n'est plus en réalité la forme de la figure, mais l'essence universelle de l'objectivité,
en sorte que cette dernière proposition signifie que c'est seulement sur le fondement de
l'essence de l'objectivité que cette essence peut être présente au savoir absolu. Le passage
de la représentation au concept ne saurait, par suite, impliquer l'abandon de
l'essence objective puisque, bien au contraire, le savoir absolu ne peut s'accomplir
chez Hegel qu'à l'intérieur de celle-ci.
Le maintien de l'essence objective contemporain au sein du savoir absolu
de la suppression de la « forme de l'objectivité » a, en fait, une double signification.
L'essence universelle de l'objectivité désigne, en effet, à la fois ce qui est présent
dans le savoir absolu et constitue proprement son contenu, et, d'autre part, le
mode même selon lequel s'accomplit la présence de ce contenu, c'est-à-dire la
forme de ce savoir. Ces deux significations ne sont pas extérieures l'une à l'autre,
la compréhension de leur unité nous introduit en fait dans la structure interne du
savoir absolu. En concevant l'essence de l'objectivité dans sa pureté, le savoir
absolu déploie du même coup le champ transcendantal où cette essence peut
s'apparaître à elle-même. Le contenu du savoir absolu est identique à sa forme.
Il s'agit dans l'un et l'autre cas de l'Absolu lui-même. L'abstraction qui sépare
l'apparaître comme tel de ce qui apparaît est une avec le surgissement de cet appa-
raître, avec l'être-pour-nous de l'essence au sein du savoir absolu. L'être-pour-
nous de l'essence est ainsi l'essence même et trouve sa condition dans la libération
867
LE CONCEPT HÉGÉLIEN

de cette essence. En quoi consiste, il est vrai, cette libération de l'essence, libé-
ration dans laquelle s'accomplit le devenir-pour-nous de l'Absolu, c'est-à-dire
l'Absolu lui-même ? La venue à elle-même de l'essence dans le devenir-pour-soi
de l'Absolu s'identifie avec l'acte d'aller hors de soi dans lequel l'essence se sépare
de soi-même et ainsi seulement se trouve être près de soi. La libération qui rend
l'essence à elle-même n'est autre que la propre aliénation de cette essence.
« L'essence, dit Hegel, se contemple donc seulement soi-même dans son être-
pour-soi ; elle est dans cette aliénation seulement près de soi-même. L'être-pour-
soi qui s'exclut de l'essence est le savoir de soi-même de l'essence (1). » L'aliéna-
tion de l'essence est ainsi le processus même par lequel l'essence se réalise et,
comme tel, l'historial de l'Esprit. Dans l'acte par lequel elle s'en va hors de soi,
l'essence se dirige vers elle-même et, dans l'accomplissement de cet acte, elle
demeure près de soi. L'aliénation est ainsi la venue au-devant de soi de l'essence et,
dans cette venue au-devant de soi, l'essence de la manifestation est enfin présente
à elle-même, le savoir absolu s'est accompli.
L'aliénation ne signifie donc pas pour l'essence la perte de soi-même, elle
est l'autodéploiement au sein duquel l'essence constitue son être propre, se pose
soi-même telle qu'elle est et ainsi se retrouve dans son égalité avec soi-même. Si,
comme le dit Hegel, l'essence « est le mouvement de retenir dans son être-autre
l'égalité avec soi-même » (2), il faut bien comprendre que ce n'est pas en dépit
de cet acte de devenir autre que l'égalité se maintient, c'est dans et par l'aliénation
que cette égalité se produit. L'aliénation comprise comme l'élément formel du savoir
n'est pas l'autosuppression de l'Absolu, mais le devenir de celui-ci tel qu'il est en
soi. A l'élément ontologique formel qui fait de lui un savoir et qui signifie le
devenir-pour-soi de l'Absolu tel qu'il est en soi, le savoir absolu emprunte donc aussi
bien son contenu. C'est ainsi que le contenu du savoir absolu est identique à sa
forme. « Moyennant ce contenu, la dégradation de l'objet à la pure objectivité, à
la forme de négativité de la conscience de soi, disparaît (3). » L'objet du savoir
absolu est ce savoir lui-même. Dans la production de l'objectivité, le savoir se
produit lui-même. Il se produit à la fois dans son être propre et dans ce qui permet
à cet être d'être présent. Le Savoir absolu est l'absolu lui-même en tant que réel,
c'est-à-dire en tant que présent à lui-même. C'est parce que l'acte d'aller hors de soi
est constitutif de l'essence même de la présence que l'aliénation de l'Absolu est le
propre devenir-réel de celui-ci. L'aliénation de l'essence est ainsi, comme le
remarque Heidegger dans son commentaire, le rassemblement et la réunion de

(1) PhE, II, 274-


(2) ID., II, 266.
(3) ID., II, 210.
8z6L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

cette essence en elle-même, l'accomplissement de l'Erscheinen dans sa plénitude.


C'est dans cette identité ontologique de l'acte de s'aliéner et de celui de se ras-
sembler et de se réunir en soi-même, identité qui constitue proprement la structure
interne de l'essence, que l'esprit puise sa propre force, cette « force » qui « consiste
à conserver son égalité avec soi-même dans son aliénation » (i). C'est dans cette
structure ontologique interne de l'essence que trouvent leur fondement les
thèmes ultimes de l'hégélianisme, celui de l'égalité avec soi-même au sein de la
scission, celui de l'infinité comme unité avec soi dans le dédoublement, celui du
bonheur comme division surmontée, celui de la suppression de toute différence,
enfin, dans le maintien de cette différence.
L'accomplissement du savoir absolu compris comme la suppression de
l'aliénation se produit par la médiation de celle-ci. L'aliénation est lë processus qui
permet à l'essence de se réunir et de se retrouver soi-même telle qu'elle est, elle
est l'essence elle-même. C'est donc au sein de la différence et sur le fondement ontologique
de celle-ci que cette différence est supprimée. La suppression de la différence n'a pas
la signification d'être la suppression de l'aliénation entendue comme une structure
ontologique puisque c'est sur le fond et par la médiation de cette structure que la
différence se trouve supprimée. La suppression de la différence est un moment,
le moment du savoir absolu, elle n'a qu'une signification existentielle. Le maintien
de la différence au sein même de cette suppression se réfère au contraire à la
permanence d'une structure ontologique. Le moment où la différence se trouve supprimée
est justement celui où cette structure ontologique, comprise comme l'ultime
fondement de toute présence, est rendue à elle-même, où l'événement ontologique de
l'aliénation s'bistorialise lui-même dans sa plénitude, où l'essence, enfin, se rassemble
et se retrouve en soi-même. Le savoir absolu est si peu la suppression de la forme
de l'objectivité qu'il a bien plutôt la signification d'être la libération de cette forme,
l'accomplissement de l'être-en-soi de l'essence universelle de la présence objective
dans le devenir-pour-soi de cette essence. C'est à l'intérieur de l'horizon constitué
par les présuppositions ontologiques ultimes du monisme que se produit le savoir de soi de
l'essence. Ainsi s'explique la vanité de la dialectique qui conduit de la conscience
à la conscience de soi. Le moment de la conscience demeure, en fait, le moment
essentiel de la conscience de soi, celle-ci reste en effet une conscience extérieure,
puisque l'extériorité est le milieu dans lequel la conscience est présente à elle-même
dans la conscience de soi. Hegel n'a pas conçu pour la conscience un mode de
présence à soi-même autre que le mode de présence de l'objet, et cela parce que la

(I) PhE, I I , 309. — Dans la Philosophie de l'Histoire HEGEL dit de même que
« ce n'est que grâce à son hétérogénéité interne qu'il (l'esprit) acquiert la force
d'exister comme esprit » (L, 206).
LE CONCEPT HÉGÉLIEN

présence de l'objet comme telle n'est rien d'autre à ses yeux (et c'est en cela, on l'a
vu, que la philosophie moderne n'est que le prolongement de l'ontologie antique)
que l'essence même de la conscience. L'essence de l'objectivité constitue l'unique
fondement, elle est le milieu universel où s'accomplit tout ce qui se manifeste.
En tant qu'elle se manifeste en et pour soi comme conscience de soi, la conscience
accepte elle aussi le mode de l'existence objective. C'est dans l'élément universel de
l'être que le savoir absolu, qui se représente justement cet élément dans son
universalité, s'accomplit lui aussi. Ainsi l'essence devient-elle présente à elle-
même à l'intérieur d'elle-même, c'est-à-dire dans l'élément de l'objectivité.
« L'esprit, dit Hegel, se manifestant à la conscience dans cet élément, ou, ce qui
est la même chose, produit par elle dans m tel élément, est la Science (i). »
L'essence est le devenir-pour-soi de la substance, le mouvement par lequel
l'en-soi se fait Esprit. Le savoir absolu est le devenir-pour-soi de ce devenir-
pour-soi, il est le savoir de soi de l'essence. En tant, cependant, que le processus
par lequel la substance devient une substance réelle se dissimule dans le surgisse-
ment même, de cette substance dans la lumière de l'esprit, quelque chose d'obscur
demeure dans l'essence. C'est justement parce que l'essence est quelque chose
d'obscur que le problème du savoir de soi de l'essence se pose avec urgence. Le
savoir absolu vise précisément à rendre présent à la conscience ce qui se dissimule
constamment dans l'acte ordinaire par lequel cette conscience connaît les choses.
En vertu de cette dissimulation, la connaissance de la conscience est toujours une
connaissance finie. Le savoir de soi de l'essence s'accomplit toutefois par la
médiation de celle-ci. Dans l'acte par lequel l'essence vient au jour dans le savoir
de soi de l'essence, quelque chose se dissimule donc encore, qui affecte aussi bien
la forme que le contenu de ce savoir. Le paradoxe de l'hégélianisme est de prétendre
surmonter la finitude inhérente à l'essence de l'objectivité en demeurant à l'inté-
rieur de celle-ci. Le savoir qui se représente l'essence se représente aussi bien,
cependant, ce qui se dissimule au sein même du processus de l'objectivation que
ce qui advient dans la lumière à la faveur d'un tel processus. Que la finitude soit
décrite, cela n'implique-t-il pas que le savoir absolu est possible en dépit de cette
finitude ? Lorsque le devenir-pour-soi, qui est l'Esprit, se réfléchit en soi-même, il
se comprend, dans cette réflexion en soi-même, tel qu'il est en soi, et l'élément de
ce devenir-pour-soi qui, dans le devenir-pour-soi de la substance, ne devient pas
pour soi, est cependant compris par le savoir absolu comme un élément de l'essence.
C'est de cette façon-là seulement que le contenu du savoir absolu peut être égal
à sa forme.
Le contenu du savoir absolu demeure équivoque aux yeux de la pensée: philo-

(i) PhE, II, 303, souligné par nous.


9°4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

sophique. Cette équivoque trouve son origine dans l'essence de l'objectivité qui
constitue précisément un tel contenu. Sous le titre de cette essence, on peut
entendre soit le champ de lumière qui renferme en lui tout ce qui se manifeste
en tant qu'être objectif, soit l'ouverture même de ce champ, en tant qu'elle se
réfère à un processus qui se dissimule essentiellement. C'est encore un problème
que celui de savoir si la forme de l'objectivité comprise comme l'essence même
de la lumière peut être saisie en elle-même, indépendamment de ce qui se manifeste
en elle, si l'apparaître n'est pas toujours l'apparaître de ce qui apparaît. Lorsque
Hegel déclare que « la science contient en elle-même cette nécessité d'aliéner de soi
la forme du pur concept et contient le passage du concept dans la conscience » (i),
l'intervention ici réclamée de la conscience extérieure au sein du savoir absolu a
pour mission à la fois de rappeler que l'essence du concept est la conscience
elle-même comprise comme le milieu ontologique de l'extériorité, avec sa signifi-
cation phénoménologique ambiguë, et, d'autre part, de laisser entendre qu'un tel
milieu n'est peut-être pas dissociable du contenu, et d'abord du contenu sensible,
qui se manifeste en lui.
L'aliénation a la signification positive d'être la réalisation. Elle comporte
aussi une signification négative qui, à vrai dire, n'est pas différente de la première,
mais se réfère au mode selon lequel cette réalisation se produit et au résultat
dans lequel elle trouve son accomplissement. Cette signification négative est
double : elle indique que l'origine se dissimule dans le milieu de l'objectivité et,
d'autre part, qu'un tel milieu appartient en propre à la détermination dont il
constitue l'élément. C'est ainsi que le contenu du savoir absolu semble s'identifier,
non plus avec l'esprit envisagé comme la forme pure du concept, mais avec
l'ensemble des figures concrètes dans lesquelles l'esprit s'est réalisé en s'aliénant au
cours de l'histoire. Sans doute cet être-aliéné du Concept doit-il s'aliéner à son
tour et le concept rentrer en soi-même, mais ce retour en soi est si peu l'abandon
des déterminations et des figures concrètes de l'esprit qu'il n'est rien d'autre,
en fait, que le lien qui unit ces figures. C'est dans la compréhension de ce lien que
consiste finalement le savoir absolu. De cette appartenance ultime du Concept à la
détermination, le contenu de la Logique, qui est justement le contenu du savoir
absolu, témoigne lui aussi. C'est en effet par l'ensemble de toutes les détermina-
tions possibles qu'un tel contenu est constitué et le concept n'est rien d'autre que le
processus par lequel ces déterminations passent les unes dans les autres.
Ce qui met en cause, en tout cas, la possibilité, au sein de l'hégélianisme et de
toute philosophie moniste en général, d'un savoir véritablement absolu, c'est que
l'essence qu'un tel savoir est censé se représenter et par la médiation de laquelle

(I) PhE, I ,39-40:«I<etempsestleconceptmêmeétant-là».


867
LE CONCEPT HÉGÉLIEN

cette représentation doit elle-même s'accomplir, n'a en fait aucune autonomie


ontologique, elle demeure quelque chose d'abstrait qui requiert un fondement
plus profond. Ce qui est pensé avec l'essence de l'objectivité, c'est la condition
universelle de toute présence. Mais aucune présence ne pourrait s'accomplir par la
seule médiation de la forme de l'objectivité. Ce par quoi toute présence effective se trouve
d'ores et déjà médiatisée, c'est d'abord ce à quoi une telle présence est donnée. Or
si l'horizon de la transcendance constitue ce dans quoi l'entité transcendante surgit
à titre de phénomène dans le milieu de l'être, ce milieu ne nous offre encore en
lui-même que l'abstraction d'une présence qui n'est rattachée à rien aussi long-
temps que l'acte de transcendance n'est pas pensé à partir de l'autoprésence à
lui-même de cet acte au sein de la subjectivité absolue. L'esprit est interprété par
Hegel comme une présence à soi-même. L'intervention d'un « pour-soi » dans la
problématique philosophique lie dans l'origine l'essence de la manifestation et
celle de l'ipséité. Cette liaison réside à son tour dans le phénomène ontologique de
la passivité. C'est dans l'immanence radicale de la sphère de la subjectivité absolue
que cette passivité trouve son fondement. Cependant, la découverte de cette
sphère d'immanence radicale, comme ultime fondement de toute présence pos-
sible, exige un dépassement décisif de la problématique hégélienne du phénomène
et de toute philosophie moniste de la manifestation en général.
Dans la Philosophie de l'Histoire, Hegel déclare, à propos de la religion des
Perses, que celle-ci n'est pas une superstition parce qu'elle ne vénère pas les
objets particuliers de la nature mais l'universel même (1). Le culte de la lumière
s'adresse, en effet, à travers le symbole de l'essence physique lumineuse, au fonde-
ment universel de toute chose, à l'horizon transcendantal de l'être. Cette essence
lumineuse, comprise dans sa signification ontologique, Hegel l'appelle dans la
Phénoménologie de l'Esprit l'être pur, la substance. Une telle essence ne semble
pourtant pas le satisfaire : « Cette substance, dit-il, ne fait que surgir sans descendre
en soi-même (2). » A cette revendication d'un Soi qui manque à l'essence de la
manifestation objective, l'hégélianisme ne peut cependant donner aucun contexte
solide. L'acte de descendre en soi-même, c'est-à-dire le Concept, n'est en effet rien
d'autre, à ses yeux, que le surgissement de l'horizon transcendantal de visibilité.
Le « pour-soi » trouve son fondement dans le déploiement du milieu absolu de
l'extériorité avec lequel, en réalité, il s'identifie. Cet être, dit Hegel dans le même
passage, est donc en vérité le Soi. Mais c'est là une affirmation gratuite, car
l'essence de l'objectivité ne contient pas en soi les conditions de l'ipséité. L'hégé-
lianisme donne le change, d'autre part, en paraissant opposer à l'essence de

(1) L, 162.
(2) PhE, II, 215.
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

l'objectivité un concept authentique de la subjectivité dont la reconnaissance est,


paraît-il, la grande découverte de la philosophie moderne. Il distingue, à l'inté-
rieur de l'expérience, la certitude intérieure et la vérité objective. Mais la néces-
saire référence de l'être objectif à la certitude subjective ne signifie rien d'autre
que l'immanence de l'entité transcendante dans le milieu universel de l'être avee
lequel la conscience est en fait identifiée. L'obligation pour la certitude de se
manifester dans sa vérité n'a pas même la signification d'une dégradation de
l'essence subjective dans le milieu de l'être, pour la bonne raison qu'une telle
essence n'existe pas. Elle caractérise seulement la tâche de la philosophie comme
celle d'une prise de conscience de l'essence de la vérité objective, prise de
conscience qui ne peut s'accomplir que par la médiation de cette essence même.
L'hégélianisme commande la philosophie moderne. Il n'a pas peu contribué à
donner à celle-ci sa physionomie propre, à lui conférer ses caractères distinctifs :
l'absence de toute ontologie positive de la subjectivité, l'abandon de l'homme au
milieu absolu de l'extériorité, le désespoir.
T A B L E G É N É R A L E DES MATIÈRES

A B R É V I A T I O N S UTILISÉES DANS LES NOTES vu

INTRODUCTION. — Le problème de l'être de l'ego et les présupposition s fondamen-


tales de l'ontologie i

§ i. L'idée d'une évidence apodictique comme voie d'accès privi-


légiée à l'être de l'ego * 3
§ 2. La nécessité d'une édification préalable d'une ontologie phénomé-
nologique universelle 10
§ 3. Le dépassement de l'intuitionnisme et la libération de l'horizon
phénoménologique universel 16
§ 4. L'insertion de l'ego cogito et de sa problématique à l'intérieur de
l'horizon libéré par l'ontologie phénoménologique universelle . . 25
§ j. Le problème de l'insertion de l'ego cogito à l'intérieur de
l'horizon phénoménologique universel : 1' « être » de l'ego absolu. 31
§ 6. Les difficultés relatives à l'édification de l'ontologie phénoméno-
logique universelle 39
§ 7. La problématique concernant l'être de l'ego interprétée comme
une problématique originaire et fondamentale 46

SECTION I. — Élucidation du concept de phénomène. Le monisme ontologique . 59

§ 8. L'élucidation de l'essence du phénomène, tâche centrale de la


phénoménologie 59
§ 9. La détermination unilatérale de l'essence du phénomène et le
concept de distance phénoménologique 72
§ 10. La distance phénoménologique et le dédoublement de l'être : pré-
sence et aliénation 81
§ 1 1 . Le monisme ontologique et le problème de son dépassement :
philosophie de la conscience et philosophie de l'être 91
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

§ 12. La critique de la philosophie de la conscience 119


§ 13. L'ambiguïté du Dasein. Essence et détermination 126
§ 14. Le rapport de l'essence et de la détermination ontique dans la
philosophie de la conscience 137
§ 15. La signification ontologique de la problématique qui vise
l'essence et le concept originaire de finitude 150
§ 16. L'idée de la structure formelle de l'autonomie de l'essence et la
tâche d'une répétition de l'élucidation ontologique du concept de
phénomène 160

SECTION II. — Répétition de l'élucidation du concept de phénomène. Transcendance


et immanence 165

§ 17. Le caractère originaire de la manifestation de l'être et le problème


de la conscience naturelle 165
§ 18. Le concept de représentation : structure ontologique et
compréhension existentielle 173
§ 19. L'être-pour-soi au point de vue ontologique et au point de vue
existentiel. Conscience et vérité 186
§ 20. Critique du concept hégélien de l'expérience 193
§ 21. La réaffirmation du caractère originaire de la manifestation de
l'être dans la mise en lumière de son caractère non historique . . . . 200
§ 22. L'interprétation de l'essence de la phénoménalité à l'intérieur des
présuppositions fondamentales du monisme et le problème de la
réceptivité. Signification ontologique de ce problème 206
§ 23. La possibilité interne de la réceptivité de l'être et la probléma-
tique du schématisme 213
§ 24. La réaffirmation du caractère central du problème de la récep-
tivité et l'interprétation ontologique du temps comme auto-
affection 227
§ 25. L'élucidation de l'essence de la réceptivité et le problème de la
détermination phénoménologique de la réalité originaire de la
transcendance 240
§ 26. L'intervention de l'homme dans la problématique de la réceptivité
et la non-appartenance des conditions originaires de la vérité au
milieu absolu de l'extériorité 249
§ 27. La compréhension du caractère central de la problématique de
la réceptivité et la mise en question des présuppositions onto-
logiques ultimes du monisme 255
TABLE DES MATIÈRES 9°9

§ 28. Le caractère abstrait de l'essence de la manifestation à l'intérieur


des présuppositions ontologiques du monisme et le problème de
l'édification d'une phénoménologie du fondement 259
§ 29. Mise en évidence du motif ontologique de l'impuissance de la
problématique à édifier une phénoménologie du fondement
et à donner un contenu à l'idée de la structure formelle de l'auto-
nomie 268
§ 30. Détermination ontologique de l'essence originaire de la révélation
comme immanence. Contenu immanent et contenu transcendant 278
§ 3 1 . L'ambiguïté fondamentale du concept de l'auto-affection. Auto-
affection et affection par soi 289
§ 32. Immanence et transcendance 307
§ 33. L'interprétation ontologique de l'essence de la transcendance ,
comme immanence et la possibilité interne du dépassement 315
§ 34. Conscience du monde et conscience sans monde 326
§ 35. La cohérence de la structure interne de l'essence 333
§ 36. La signification ontologique essentielle du concept d'imma-
nence : l'immédiat 340

SECTION III. — La structure interne de l'immanence et le problème de sa détermi-


nation phénoménologique : l'invisible 349

§ 37. La structure interne de l'immanence 349


§ 38. La structure interne de l'immanence et le problème de sa
compréhension comme révélation : Fichte 371
§ 39. Eckhart 385
§ 40. La présupposition ontologique fondamentale de la pensée
d'Eckhart et l'essence originelle du Logos 407
§ 41. Immanence et situation absolue 419
§ 42. La détermination ontologique de l'essence de la situation comme
immanence et l'ambiguïté foncière de la Nicbtigkeit 432
§ 43. Situation et temporalité. L'hétérogénéité ontologique de leurs
structures originelles et son interprétation dans la philosophie de
la transcendance : l'idée de contingence et la chute du Dasein 448
§ 44. Le concept de situation dans l'existentialisme. La faillite de l'onto-
logie et le réalisme : « nature et liberté » . 464
8z6L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

SECTION III. — La structure interne de l'immanence et le problème de sa


détermination phénoménologique : l'invisible (suite) 477

§ 45. La dissimulation de l'essence originaire de la révélation et son


oubli 477
§ 46. La critique de la connaissance. L'essence de la religion 502
§ 47. La critique de la connaissance à l'intérieur du rationalisme . . 514
§ 48. Signification ontologique de la critique du rationalisme 524
§ 49. La signification ontologique de la critique de la connaissance chez
Eckhart 532
§ 50. Le non-visage de l'essence ; 549
§ 51. Visible et invisible 557

SECTION I V . — Interprétation ontologique fondamentale de l'essence originaire de


la révélation comme affectivité 573

§ 52. Interprétation ontologique fondamentale de l'csscnce originaire


de la révélation comme affectivité : affectivité et ipséité 573
§ 53. L'affectivité comme passivité ontologique originaire et l'effec-
tivité de son essence dans le « souffrir » 585
§ 54. Interprétation ontologique de l'affectivité comme fondement de
l'affection ; le problème de 1' « affectivité intentionnelle » 598
§ 55. Détermination ontologique de l'affection par l'affectivité 610
§ 56. Affectivité et sensations 622
§ 57. L'affectivité comme forme universelle de toute expérience pos-
sible en général et comme forme de cette forme. Le concept pur
de l'affectivité 632
§ 58. L'interprétation ontologique de l'affectivité comme forme et
comme affectivité pures et la problématique kantienne du respect 650
§ 59. L'affectivité comme pouvoir originaire de révélation et la des-
truction de l'ensemble des préjugés la concernant 667
§ 60. Détermination ontologique du pouvoir de révélation de l'affec-
tivité. i° Détermination du « Comment » de ce pouvoir : la
vérité de l'affectivité 674
§ 61. L'obscurité du sentiment et son langage. Affectivité et pensée 679
§ 62. Détermination ontologique du pouvoir de révélation de l'affec-
tivité. 2 0 Détermination du contenu de ce pouvoir : la réalité du
sentiment 692
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION

§ 63. La vérité du sentiment et le problème des « sentiments faux » 707


§ 64. L e pouvoir de révélation de l'affectivité selon Scheler 715
§ 65. Le pouvoir de révélation de l'affectivité selon Heidegger 735
§ 66. L'affectivité comme immanence. Être-originel et être-constitué
du sentiment 758
§ 67. Affectivité réelle et affectivité irréelle 781
§ 68. Affectivité et action 803
§ 69, L'immanence radicale du sentiment et l'impossibilité de principe
d'agir sur lui 8x4
§ 70. L'essence de l'affectivité et les tonalités affectives fondamentales.
Affectivité et absolu 823

APPENDICE. — Mise ett lumière du concept originaire de la révélation par opposi-


tion au concept hégélien de manifestation (Erscbeinung) 863

§ 71. Le problème de l'essence de la manifestation et le déchirement... 863


§ 72. La négativité interprétée comme une catégorie de l'être 867
§ 73. L a pseudo-essence de la subjectivité et la critique du chris-
tianisme 872
§ 74. Le Royaume de la présence effective et la fuite hors de toute
effectivité 878
§ 75. Le temps et le problème de la manifestation du Concept . . . 884
§ 76. L'aliénation : finitude et inadéquation de la manifestation
objective 888
§ 77. L'effort vers le savoir absolu 896
DU M Ê M E AUTEUR

Philosophie et phénoménologie du corps, PUF, coll. « Epimé-


thée », 1965 ; 2 e éd. 1987.
Marx, I : Une philosophie de la réalité ; II : Une philosophie
de l'économie, Gallimard, « Bibliothèque des Idées »,
1976.
Généalogie de la psychanalyse. Le commencement perdu, PUF,
coll. « Epiméthée », 1985.
Phénoménologie matérielle, PUF, coll. « Epiméthée » (sous
presse).

Le jeune officier, roman, Gallimard, 1954.


L'amour les jeux fermés, roman, Gallimard, 1976 (Prix
Renaudot).
Le fils du roi, roman, Gallimard, 1981.
La barbarie, Grasset, 1987.
Voir l'invisible, François Bourin, 1988.
ÊPIMÉTHÉE
TEXTES

Collection fondée par Jean Hyppolite


et dirigée par Jean-Luc Marion

Anaximandre, Fragments et témoignages


Texte établi, trad. et commenté par M. CONCHE
Arnauld Antoine, Textes philosophiques. Conclusions philosophiques. Dis-
sertations en deux parties...
Texte traduit et introduit par D. MOREAU
Bacon, Le Novum Organum
Introd., trad. et notes par M. MALHERBE et J.-M. POUSSEUR
— Récusation des doctrines philosophiques
Introd., texte latin, trad. et notes par D . DELEULE et G. ROMBI
Bergson, COURS I : Leçons de psychologie et de métaphysique (2e éd.) —
COURS II : Leçons d'esthétique. Leçons de morale, psychologie et méta-
physique. — COURS III : Leçons d'histoire de la philosophie moderne.
Théories de l'âme. — COURS IV : Sur la philosophie grecque
Édition par H. HUDE et J.-L. DUMAS
Berkeley, Œuvres, tomes I (2e éd.), II (2e éd.), III : Alciphron ou le petit
philosophe, IV : Le questionneur. Siris
Trad. sous la dir. de G. BRYKMAN
Bonaventure (saint), Sentences
Texte traduit et commenté par M. OZILOU
Descartes, L'entretien avec Burman
Texte latin, trad., notes et commentaire par J.-M. BEYSSADE
— Abrégé de musique. Compendium musicœ
Présent., texte latin, trad. et notes par F. de BUZON
— Exercices pour les éléments des solides
Présent., texte latin, trad. et notes par P. COSTABEL
— Écrits physiologiques et médicaux
Texte traduit, présenté et annoté par V. AUCANTE
Duns Scot, Sur la connaissance de Dieu et l'univocité de l'étant
Introd., trad. et commentaire par O. BOULNOIS
— Prologue de l'Ordinatio
Introd., trad. et commentaire par G. SONDAG
Épicure, Lettres et Maximes (5e éd.)
Texte établi, trad. et commenté par M. CONCHE
Érigène, De la division de la Nature, 1 : Livres I et II. — 2 : Livre III —
3 : Livre IV
Introd., trad. et notes par F. BERTIN
Feuerbach Ludwig, Manifestes philosophiques, textes choisis, 1839-1845
(3e éd.)
Textes traduits et édités par L. ALTHUSSER
Fichte, Le système de l'éthique d'après lesprincipes de la doctrine de la science
Présent., trad. et postface par P. NAULIN
Fichte/Schelling, Correspondance (1794-1802)
Présent., trad. et notes par M. BiENENSTOCK
Gadamer, La philosophie herméneutique
Avant-propos, trad. et notes par J . GRONDIN
Galilée, Discours concernant deux sciences nouvelles
Introd., trad. et notes par M. CLAVELIN
Hegel, La philosophie de l'esprit, 1805
Trad. par G . PLANTY-BONJOUR
— Le premier système. La philosophie de l'esprit (Iéna, 1803-1804)
Présent., trad. et notes par Myriam BiENENSTOCK
— La positivité de la religion chrétienne
Trad. du CRDHM (Poitiers-CNRS) sous la dir. de G . PLANTY-BONJOUR
— La théorie de la mesure (2e éd.)
Trad. par André Doz
— Leçons sur la philosophie de la religion. I : Introduction. Le concept de la
religion
Introd., trad. et notes par P. GARNIRON
Héraclite, Fragments (4e éd.)
Texte établi, trad. et commenté par M. CONCHE
Hobbes, Court traité des premiers principes (1630-1631)
Texte anglais, trad., notes et commentaires par J. BERNHARDT
Husserl, Recherches phénoménologiques pour la constitution (Idées direc-
trices..., Livre II)
Trad. par É. ESCOUBAS (2e éd.)
— La phénoménologie et les fondements des sciences (Idées directrices...,
Livre III)
Trad. par D. TLFFENEÂU et A.-L. KELKEL
— Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps
(5e éd.) Trad. par H. DUSSORT
— Expérience et jugement
(3E éd.) Trad. par D . SOUCHE-DAGUES
— Sur l'intersubjectivité
Vol. I et vol. II
Texte traduit et commenté par N. DEPRAZ
— Recherches logiques
1 : Prolégomènes à la logique pure (5e éd.). — 2 : Recherches pour la phénomé-
nologie et la théorie de la connaissance — 1"partie (4e éd.), 2 e partie (3e éd.).
— 3 : Éléments d'une élucidationphénoménologique de la connaissance (4e éd.)
Trad. par H . ÉLIE, A.-L. KELKEL et R. SCHÉRER
— Logique formelle et logique transcendantale (4e éd.)
Trad. par S. BACHELARD
— L'idée de la phénoménologie. Cinq leçons (8e éd.)
Trad. par A . LOWIT
— La philosophie comme science rigoureuse (3e éd.)
Trad. par M . - B . de LAUNAY
— Chose et espace. Leçons de 1907
Trad. et notes par J.-F. LAVIGNE
— L'origine de la géométrie (5e éd.)
Trad. et introd. par J. DERRIDA
— Philosophie première, 1 : Histoire critique des idées (3e éd.)
Trad. par A . - L . KELKEL
— Philosophie première, 2 : Théorie de la réduction phénoménologique
(3e éd.)
Trad. par A . - L . KELKEL
— Problèmes fondamentaux de la phénoménologie
Trad. et notes par J. ENGLISH
— Philosophie de l'arithmétique. Recherches psychologiques et logiques
(2e éd.)
Trad. et notes par J. ENGLISH
— Articles sur la logique (2e éd.)
Présent., trad. et notes par J. ENGLISH
— Méditations cartésiennes et les Conférences de Paris
Présent., trad. et notes par M. de LAUNAY
Kant, Opus postumum. Passages des principes métaphysiques de la science de
la nature à la physique
Présent., trad. et notes par F. MARTY
Leibniz, Principes de la nature et de la grâce... Principes de la philosophie ou
Monadologie (3e éd. revue)
Texte établi, présenté et annoté par A. ROBINET
— Recherches générales sur l'analyse des notions et des vérités
Introd. et notes par J.-B. RAUZY
— Textes inédits. 2 vol. (2e éd.)
Textes traduits et présentés par G. GRUA
Lequier, La recherche d'une première vérité et autres textes
Introd. par A. CLALR ; préf. de Ch. RENOUVIER
Locke, Le second traité du gouvernement
Trad. et présent, par J.-F. SPITZ
Lévinas, Positivité et transcendence. Suivi de Lévinas de la phénoménologie,
sous la direction de J.-L. MARION
Merleau-Ponty, Notes de cours sur L'origine de la géométrie de Husserl.
Suivi de Recherches sur la phénoménologie de Merleau-Ponty, sous la
direction de R. BARBARAS
Nietzsche, Ecrits autobiographiques, 1856-1869
Trad. et notes par M. CRÉPON
Parménide, Le Poème : Fragments (2e éd.)
Texte établi, trad. et commenté par M. CONCHE
Pic de la Mirandole, Œuvres philosophiques
Introd., trad. et notes par O. BOULNOIS et G. TOGNON
Russell, Écrits de logique philosophique
Introd., trad. et notes par J.-M. ROY (2e éd.)
Schelling, Contribution à l'histoire de la philosophie moderne (Leçons de
Munich)
Introd., trad. et notes par J.-F. MARQUET
— Premiers écrits, 1794-1795
Présent., trad. et notes par J.-F. COURTINE
— Philosophie de la Révélation, Livre I. — Livre II. — Livre III
Trad. sous la dir. de J.-F. MARQUET et J.-F. COURTINE
— Les âges du monde. Fragments (Premières versions de 1811 et 1813)
Trad. et notes par P. DAVID
Spinoza, Traité théologico-politique. Œuvres complètes, tome III
Texte latin établi par Fokke AKKERMAN, trad. par J. LAGRÉE et
P.-F. MOREAU
Wittgenstein, Leçons sur la liberté de la volonté
Trad. par A. SOULEZ. Suivi de Essai sur le libre jeu de la volonté, par
A. SOULEZ
— La science divine. Textes de Avicenne, Àbélard, Thomas d'Aquin...
Textes traduits, commentés et introduits par J.-C. BARDOUT et
O . BOULNOIS

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