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p. 595-Levinas-
DE LA Nowys
MANIFESTATION
MICHEL HENRY
DEUXIÈME ÉDITION
EN UN VOLUME
ISBN 2 1 3 053599 2
ISSN 0768-0708
(i) SZ, 24. — I^a liste des abréviations utilisées dans les notes se trouve au
début du tome I, supra, p. v n et vra.
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L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
valeur, comme lorsque nous disons : « cela est » ? Qu'est-ce donc que
ce « est », en dehors de cette chose-ci, de cette personne-là ? L'essence
de la présence ne signifie-t-elle pas plutôt la dissolution de toute
présence effective ?
C'est l'essence pourtant qui s'annonce à nous dans une telle
dissolution. « Dans », cela signifie que cette dissolution est l'aspect
que l'essence nous offre d'elle-même. La disparition de tout existant
effectif (et la tonalité affective qui accompagne cette disparition)
constitue le donné phénoménologique sur lequel doit prendre appui
toute pensée qui veut réaliser l'essence en elle. A une telle pensée
l'essence se propose assurément comme ce qui n'est pas l'étant,
comme ce qui, à vrai dire, n'est rien de tout ce qui existe. Mais
l'essence n'est pas la simple négation de l'existant, elle n'est pas une
pure privation. Ou plutôt, c'est justement parce qu'elle est cette
privation, qu'elle est l'essence même. Être indigent et être, pour
l'être, c'est tout un. L'être n'est être que sur le fondement du Néant
en lui. Le néant n'est pas rien, il est l'opération effective par laquelle
l'être se réalise. C'est un néant réel qui, dans son néantir même,
réalise l'essence de l'être, en même temps qu'il est l'origine de
l'expulsion hors de l'être par laquelle l'étant est promu au rang
d'existant. L'être se présente d'abord à la réflexion du philosophe
comme un néant relatif, en tant qu'il est saisi dans sa relation à l'étant
comme ce qui n'est pas l'étant; ce « n'être pas » qui n'est encore que
relatif, ou, si l'on préfère, cette transgression de l'étant par quoi se
caractérise tout d'abord l'être, n'est en réalité possible que sur le
fondement d'un néant réel, qui constitue l'essence même de l'être. Le
thème de l'ontologie phénoménologique universelle n'est donc rien
qui puisse être assimilé par nous à une essence purement formelle,
ou même complètement vide. Il n'est pas un terme abstrait, la fiction
d'une métaphysique creuse, le concept dont l'extension ne s'égale à
tout ce qui existe que si sa compréhension s'appauvrit graduellement
jusqu'à un point qui ne correspondrait plus qu'à un néant de
VIII L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) I^e fait que la singularité intuitionnée soit d'ordre éidétique ne change
évidemment rien à la situation décrite. Une telle singularité n'en a pas moins son
horizon déterminé. Ainsi, les essences mathématiques, par exemple, sont entourées
par un horizon mathématique qui n'a rien de commun avec celui où baignent les
objets empiriques.
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L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
qui ne veut pas manquer l'essence, un fil conducteur plus sûr que
l'examen systématique des différents types de conscience qui par-
viennent chaque fois dans l'évidence à un contenu strictement déter-
miné. A la conscience non intuitive, pour laquelle aucun donné
rigoureusement circonscrit n'a encore émergé de l'indétermination
et de l'obscurité de l'horizon où il baigne, l'aperception de cet
horizon n'est pas masquée. La richesse intuitive d'une présence
singulière ne peut pas encore détourner l'attention d'une réflexion
sur l'horizon qui rend possible toute présence comme telle. La tâche
demeure assurément de saisir celui-ci non point à titre de simple
horizon psychologique, toujours confondu avec les contenus qui le rem-
plissent ou avec les objets marginaux de la conscience (les caractères que la
psychologie attribue à un tel horizon — obscurité, indétermina-
tion, etc. — ne sont encore, précisément, que les caractères psycho-
logiques de ces contenus), mais comme la condition transcendantale
d'un objet en général, comme la forme pure de l'objectivité qui
préfigure et précède, en le rendant possible, tout objet comme tel.
Ce qui permet à tout être de se manifester, de devenir « phéno-
mène », c'est le milieu de visibilité où il peut surgir à titre de présence
effective. Le déploiement d'un tel milieu, en tant horizon transcen-
dantal de tout être en général, est l'œuvre de l'être lui-même. La prise en
considération de cet horizon transcendantal, ou, comme nous pou-
vons le dire, de l'horizon phénoménologique universel, n'est pas différente
de la pensée de l'être. La tâche de comprendre un tel horizon est
celle de l'ontologie phénoménologique universelle qui domine, à
titre de condition, toute ontologie particulière et toute science
ontique. Toute vérité qui concerne un étant déterminé est en effet
relative à l'état manifeste de celui-ci, à sa présence. Toute vérité
prédicative susceptible d'être formulée suppose tout d'abord la
manifestation de l'étant qu'elle vise, c'est-à-dire une vérité d'ordre
ontique. Or, une telle manifestation n'est jamais le simple corrélat
d'une représentation ou d'une intuition, elle se produit toujours, en
L'ÊTRE DE L'EGO XI
M. HENRY 2
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L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
heurte toutefois à une objection si l'existence de cet ego puise son origina-
lité ailleurs que dans la structure ontologique que lui prescrit à priori une
région déterminée de l'être. Car cette question reste ouverte : la conscience
peut-elle être assimilée par nous, d'une façon correcte, à une région
d'être ? N'est-elle pas plutôt l'être lui-même, l'être absolu, la proto-
catégorie de l'être en général, l'Urregion dans laquelle toutes les
autres régions trouvent leur fondement ? En connexion étroite avec
une telle question, la possibilité suivante s'ouvre alors devant nous :
l'analyse du cogito constitue par elle-même une analyse ontologique, et cela
en un sens décisif et universel. Elle n'est pas du tout une analyse ontolo-
gique particulière, l'analyse d'une structure ontologique déterminée
qui, à titre de région, domine et régit une catégorie déterminée
d'objets. Certes, on l'a montré, toute ontologie régionale se subor-
donne nécessairement à l'ontologie universelle. L'élucidation du
sens de l'être à l'intérieur d'un domaine particulier d'objets implique
l'élucidation préalable du sens de l'être en général. Mais le sens de
l'être de l'ego cogito n'est pas du tout un sens régional, s'il est vrai
que c'est dans et par cet ego que se constituent tous les types d'être
possibles en général et, corrélativement, tous les types de sens qui
leur sont chaque fois immanents. Les vécus de la conscience dans
lesquels se réalise concrètement le cogito entendu dans son sens le
plus large, ne sont pas, en effet, autant d'êtres déterminés, enfermés
à l'intérieur d'une région déterminée comme des choses mortes ou
comme des contenus susceptibles d'être distribués dans des groupes
ou dans des classes plus ou moins complexes. De tels vécus sont, en
fait, intentionnels, ils sont dans tous les cas « conscience de », ils
visent un objet, celui précisément vers lequel ils se transcendent, et
cela de telle façon que c'est justement un tel acte de transcendance qui
confère chaque fois à l'être visé un sens propre. La conscience est constitu-
tive du sens de l'être en général, c'est elle qui prescrit à tout objet
et à tout type d'objet le sens de l'être qui est sien. Le sens de l'être de
l'ego cogito, c'est justement de conférer un sens à l'être, c'est, plus
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L'ÊTRE DE L'EGO
tous les sens d'être qui leur sont immanents. Ce dont nous sommes
maintenant en présence, c'est, par conséquent, l'ego absolu, le
naturant originaire qui n'appartient pas à une région déterminée de
l'être et qui ne saurait être correctement pensé par nous sous le
titre de « région conscience », puisqu'il est, au contraire, ce qui
confère à l'ensemble des régions le sens que l'être revêt chaque
fois en elles.
Le problème de l'être de l'ego absolu est-il résolu par les considéra-
tions qui précèdent ? Celles-ci ne nous mettent-elles pas plutôt en
présence d'une situation trop facilement acceptée par 1a philosophie
classique et qui peut être caractérisée par l'absence de toute problé-
matique dirigée sur ce qui fait la subjectivité du sujet, par l'oubli
du problème de l'être de celle-ci. Une fois qu'on a montré, en effet,
comment les différentes régions de l'être renvoient nécessairement à
un pouvoir fondamental de constitution qui est l'origine où les objets
qu'elles régissent puisent leur être et leur sens, on n'a pas résolu pour
autant le problème de cette origine. Celui-ci se pose seulement avec
plus d'urgence. L'explicitation phénoménologique de l'ego trans-
cendantal, la description systématique des configurations et des
enchaînements de conscience considérés comme des types aprioriques,
comme des structures d'ordre éidétique auxquelles se soumettent
chaque fois les vécus, ne concernent-elles pas cependant un tel
problème, ne constituent-elles pas, de toute évidence, une élucidation
thématique du fondement ? Comment, toutefois, une telle élucidation
est-elle possible ? Comment l'origine peut-elle être portée à la condition de
« phénomène », de manière à devenir /' « objet » de l'enquête phénoménologique ?
N'est-ce pas seulement dans la lumière de la transcendance, à la
condition d'accepter la juridiction de l'horizon transcendantal de
l'être dans et par lequel toute chose, et une telle « origine » en parti-
culier, peuvent devenir « visibles » ? Le problème de l'être de la
subjectivité nous renvoie, inévitablement, au problème du sens de
l'être en général.
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L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
de cette vie tout entière » (i), afin de me la rendre présente, elle et le»
multiples cogitationes qui la composent, dans l'intuition et, finalement,
dans l'évidence. L'expérience transcendantale, c'est-à-dire l'expérience
de la vie transcendantale, est sans doute ce qui permet d'accéder à
celle-ci et à ses composantes comme à des « phénomènes ». La phéno-
ménologie transcendantale n'est précisément possible que lorsque la
réduction a accompli son œuvre en nous montrant la possibilité de
réaliser, chacun pour notre propre compte, l'expérience transcen-
dantale, c'est-à-dire l'expérience de la vie absolue et de l'ensemble
des corrélats qui lui sont immanents à titre de cogitata. Mais il est
clair aussi qu'une telle expérience implique l'ouverture préalable
d'un champ de présence à l'intérieur duquel cette vie et ses contenus
puissent précisément surgir devant nous à titre de « phénomènes ».
L'expérience interne « transcendantale » et phénoménologique à
laquelle conduit l's7rox,ï) reste ainsi subordonnée aux conditions de
l'évidence et de la réalisation intuitive, c'est-à-dire, en fait, à l'horizon
transcendantal de l'être en général. Exposant la tâche de l'explicitation
phénoménologique de l'ego transcendantal, Husserl écrit : « Il faudra
s'en tenir strictement aux données pures de la réflexion transcendan-
tale, les prendre exactement comme elles se donnent dans l'intuition
de l'évidence directe, et écarter d'elles toutes les interprétations
dépassant ce donné (2). »
Le dépassement de l'intuitionnisme vers une philosophie trans-
cendantale de la conscience constituante et donatrice n'est qu'appa-
rent. La difficulté fondamentale à laquelle il se heurte n'est pas d'ordre
méthodologique. 11 ne suffit pas, pour qu'elle soit surmontée, d'inviter
la recherche à s'exercer tout d'abord d'elle-même, d'une manière
irréfléchie, avant de prendre conscience de ses présupposés et de sa
démarche propre. La rétro-référence à soi-même de la phénoménologie ne
l'étant qui est choisi comme celui à partir duquel le sens de l'être
doit être élucidé n'est pas indifférent. L'étant qui pose la question
de l'être est manifestement un étant privilégié, celui qui fonctionnera
comme le Befragtes de la question de l'être, comme l'étant auquel
on pose cette question. L'être de la réalité humaine doit d'abord faire
le thème de la problématique qui vise à élucider le sens de l'être
en général.
L'être lui-même, enfin, considéré dans son essence pure, domine
tout étant, et la réalité humaine en particulier. A celle-ci, toutefois,
il appartient d'être reliée à l'être, et cela d'une façon privilégiée, en
tant qu'elle le comprend. La compréhension de l'être par la réalité
humaine est le fait fondamental qui détermine celle-ci dans son
essence propre. Peu importe qu'une telle compréhension demeure
à l'état implicite, ou que, pour des raisons qui devront faire le thème
d'une problématique particulière, elle demeure soumise le plus
souvent à des altérations profondes. Ces altérations mêmes ne sont
possibles qu'à titre de modalités et sur le fondement du rapport qui
relie, dans l'origine, la réalité humaine à l'être lui-même. Si l'entente
de l'être appartient à la réalité humaine comme ce qui précède, en
les guidant, tous les comportements qu'elle est susceptible d'assumer
et, en particulier, la question qu'elle peut élever au sujet du sens de
l'être en général, c'est que celle-ci n'est pas autre chose que la radica-
lisation de cette compréhension ontologique ou, plutôt, pré-onto-
logique de l'être qui est immanente à la réalité humaine comme son
pouvoir le plus propre et comme son essence même.
La réalité humaine occupe donc à l'intérieur de la question de
l'être une place déterminante. Elle peut revendiquer, à l'égard des
autres étants, une préséance qui est à la fois d'ordre ontique — puis-
que la question de l'être n'est, somme toute, qu'un mode déterminé
de cette existence que nous sommes nous-mêmes immédiatement —
et d'ordre ontologique, s'il est vrai qu'à une telle existence appartient
par essence une compréhension de l'être, et cela en un double sens,
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L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
étant donné qu'il s'agit aussi bien de son être propre que de l'être
de l'étant qu'elle n'est pas.
Pourquoi, cependant, l'ontologie est-elle incapable de se fonder
elle-même ontologiquement et doit-elle placer au centre de sa
problématique un existant déterminé, au point de se confondre avec
l'analyse existentiale de celui-ci ? A une telle condition l'ontologie
ne peut évidemment être soumise qu'en fonction du rapport qui
unit, dans l'essence, l'être et l'étant. Or, l'élaboration de la structure
de la question de l'être ne constitue qu'une analyse tout extérieure
d'un tel rapport. En fait, le lien qui unit l'être et l'étant demeure
foncièrement obscur, sa structure n'est pas homogène, sa signification est
polyvalente.
Considérons la réalité humaine. Ce qui caractérise le rapport
qu'elle entretient avec l'être, c'est précisément le fait qu'il lui est
donné de l'entretenir, de le vivre. A ce privilège est lié celui du
langage : toute parole n'est prononcée que sur le fond d'un entretien
plus primitif, qui est celui de l'homme et de l'être. C'est un tel pri-
vilège — que l'étant non-Dasein ne peut revendiquer comme sien,
et cela non pas en fonction d'une déficience ontique quelconque
(comme, par exemple, l'absence d'un organe de phonation) mais,
bien au contraire, en raison de sa réalité ontologique propre — qui
confère à la réalité humaine la fonction caractérisée qu'elle remplit à
l'intérieur de la problématique de l'être. La préséance de la réalité
humaine dans la question de l'être n'est que l'équivalent méthodo-
logique de sa structure ontologique propre, structure conformément
à laquelle une compréhension implicite et non conceptuelle de l'être
lui est d'ores et déjà donnée. Lorsque le rapport de la réalité humaine
à l'essence doit être défini à partir d'une telle compréhension, nous
l'appelons un rapport transcendantal. Ce dernier, ainsi entendu,
n'implique aucun primat de la « subjectivité » ou du « sujet », car son
fondement ne réside pas dans la réalité humaine elle-même, mais
bien plutôt dans l'être qui donne à celle-ci, en l'ordonnant à lui, la
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(I) s z , 35.
XI
L'ÊTRE DE L'EGO
(i) I,es analyses auxquelles il vient d'être fait allusion n'ont pu, pas plus que
la destruction ontologique du paralogisme de la psychologie rationnelle, trouver
place dans ce livre ; elles feront l'objet de travaux ultérieurs.
SECTION I
ÉLUCIDATION
DU CONCEPT DE PHÉNOMÈNE
LE MONISME ONTOLOGIQUE
quer. Celle-ci, par suite, ne saurait être totalement réduite, pas plus,
d'ailleurs, que ne saurait être réduite la réalité scientifique elle-même, sous
toutes ses formes. Leur valeur explicative une fois mise entre paren-
thèses (mais subsistant à ce titre), les théories pénètrent dans notre
environnement à titre de données. Comme telles, elles requièrent,
elles aussi, l'attention du phénoménologue qui est capable de décrire
les structures de leurs configurations propres. La méfiance dont fait
preuve la phénoménologie à l'égard des conceptions philosophiques
ou scientifiques, tient seulement au fait que celles-ci nous masquent le
plus souvent une réalité dont elles oublient ou travestissent les
caractères et le sens propre en pensant l'expliquer. Mais, à y regarder
de près, cette méfiance n'est pas discernable d'une prise en considé-
ration, elle est l'indice d'un travail positif. Ce qui se trouve, en premier
lieu et le plus souvent, altéré par les théories, c'est le sens même du
travail théorique et de ses produits. C'est à l'égard de la signification
des ensembles constitués à titre de principes explicatifs que la phéno-
ménologie accomplit d'abord son œuvre de préservation, c'est l'être
des objets scientifiques et des groupes qu'ils constituent qu'elle restitue
dans son intégrité en lui conférant un statut. C'est la phénoménologie
qui défend la science contre la tentation d'être une nouvelle méta-
physique en lui interdisant de se constituer comme une réalité absolue
et en opérant au contraire l'insertion des édifices et des principes
abstraits dans le contexte de l'expérience humaine. Si l'objet scien-
tifique est le même que l'objet de cette expérience, ce n'est pas seule-
ment parce qu'il renvoie nécessairement à un objet d'expérience
(sensible ou non), mais c'est aussi parce qu'il est lui-même un objet
d'expérience.
Si le concept de phénoménologie est facile à saisir dans sa signi-
fication négative, en tant qu'il implique la mise entre parenthèses de
toutes les interprétations et constructions que la pensée théorique
superpose au réel au point de prendre ses propres produits pour la
réalité et de les hypostasier sous une forme absolue, sa détermination
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101
66 DE LA MANIFESTATION
(1) H, 1 2 9 .
(2) PhE, I , 68.
101
LE MONISME ONTOLOGIQUE
rence entre être et apparence (1). » Mais cette affirmation, sur laquelle
on a cru pouvoir fonder le caractère absolu de la problématique
phénoménologique en tant qu'elle vise la sphère immanente de la
conscience, demeure en fait une indication extrêmement vague tant
qu'on n'a pas défini ce qu'il convient d'entendre par le fait d'appa-
raître. De même, si l'on dit qu'il y a dans l'essence même quelque
chose qui n'apparaît pas, ce qui n'apparaît pas, ou, pour être plus
exact, le fait de ne pas apparaître, demeure aussi indéterminé dans
son être que la pure et simple manifestation, aussi longtemps
que celle-ci n'est pas saisie d'une façon rigoureuse dans son
essence. Bien plus, le fait de ne pas apparaître n'a peut-être
qu'une signification limitée, purement négative, s'il demeure en
relation avec un concept non élaboré de l'essence phénoménale,
car il se pourrait que ce qui est donné comme n'apparaissant pas
ne soit tel qu'au regard d'une conception unilatérale et, comme
telle, abstraite de l'essence. Pousser jusqu'au bout la détermination
de l'essence afin de la reconnaître dans son caractère pleinement
concret, c'est peut-être mettre en lumière une Forme, un Comment
plus fondamental dont la loi confère une présence, quoique d'un
autre ordre, à ce qui était primitivement pensé comme « n'appa-
raissant pas ».
La détermination de l'essence doit également nous fournir le
cadre ontologique pour une discussion du rapport de cette essence
à l'existant qui trouve en elle son fondement. Cette détermination
peut seule dire, en effet, si le dépassement du positivisme est, au
point de vue ontologique, définitif et sans appel, si la transgression
de l'existant s'opère sans retour, et si l'essence qui s'acquiert dans
une telle transgression peut se refermer sur soi, s'abstraire de la
détermination ontique, s'absolutiser dans cette abstraction et subsister
ainsi cependant, en préservant son absoluité dans son autonomie.
(I) A T , V I I , 292.
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L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(i) L- MALVERNE, I^a condition de l'être, in Rev. Met. Mot., janv. 1949, 42.
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LE MONISME ONTOLOGIQUE
(i) S Z , 105.
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101
(1) WG, m.
(2) Ideen I, 218.
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LE MONISME ONTOLOGIQUE
mme est toujours absolu Vêloignement qui ne fait qu'un avec elle. Il n'y a
e degrés dans la proximité qu'au moment où celle-ci cesse d'être
Dnsidérée dans sa signification ontologique en tant qu'elle appar-
ent, comme structure constitutive, à l'essence de la phénoménalité,
our devenir une caractéristique phénoménologique de l'étant lui-
îême. Considérée comme le pouvoir ontologique qui nous donne
:cès aux « phénomènes » et fonde ainsi la « connaissance » dans sa
ossibilité, la distance phénoménologique ne saurait être dite plus
u moins grande et il n'y a aucun sens à parler de « distance minima ».
orsque la distance entre mon œil et l'objet diminue progressive-
lent, il ne s'agit évidemment que d'une distance spatiale. Lorsque
:tte distance devient nulle, je ne vois plus rien, nous dit Malverne.
lais lorsque je dis que je ne vois plus rien, cette proposition, si elle a un
ms, commente une expérience. Que je ne vois plus rien, c'est là un fait
ositif, un « phénomène ». Pour lui, l'essence a déjà accompli son
:uvre, une distance s'est déployée qui n'est certes ni spatiale ni
réelle » mais constitue bien plutôt la réalité même du réel, la possi-
ilité de toute présence comme telle. Cette distance phénoménolo-
ique transcendantale se distingue ainsi, de la façon la plus nette,
e toute distance spatiale, puisqu'elle subsiste dans son absoluité là
îême où la distance spatiale devient nulle, là aussi où la structure de
être est telle qu'il n'y a plus aucun sens à parler de distance spatiale.
)ans le cas des distances qui structurent le monde objectif et d'abord
slui de la vie, il est clair qu'elles appartiennent à l'étant intramondain
titre de déterminations ontiques. C'est justement dans la mesure
ù elle apparaît comme une détermination « catégoriale », pour parler
omme Heidegger, c'est-à-dire relative à l'étant non-Dasein, que la
istance est susceptible d'une différenciation; en tant qu'elle est un
existential » au contraire, c'est-à-dire co-appartient à la structure
ntologique de l'essence, elle porte en elle cette caractéristique
idétique qu'elle est toujours une distance absolue.
En tant que distance absolue et transcendantale, la distance
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L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
elle est l'être lui-même, si l'on veut, mais à distance de soi, dans sa
non-coïncidence avec soi, elle est l'être dans la différence. Considérons
avec Fichte le mur dont nous disons qu'il « est ». Ce qui est visé dans le
« est », à savoir l'être du mur, « n'est pas identique avec lui... mais
se distingue de ce mur comme de quelque chose d'indépendant » (i).
Ce qui distingue l'être du mur lui-même, ce qui les différencie
d'une façon foncière, c'est justement la différence comprise comme
l'essence qui permet au mur d'être. L'être du mur est le mur lui-même
dans l'infinité de la distance qui lui confère, avec la condition phéno-
ménale, l'existence même. L'existence du mur est l'être du mur en
tant que cet être est posé dans une extériorité radicale par rapport à
lui-même, elle est, pour reprendre la forte expression de Fichte,
« son être en dehors de son être ». Il est vrai que la conscience naturelle
n'a « pas le temps de contempler le « est » qui lui échappe totalement » ;
viser au contraire celui-ci d'une façon thématique dans la conscience
philosophique, c'est être amené à poser que « le « est » par rapport à
l'être est immédiatement l'existence » (2). L'être doit exister, il existe
nécessairement. L'argument ontologique n'est pas une preuve au
sens ordinaire du mot, il consiste dans la lecture de la condition
phénoménale de l'être. Cette condition phénoménale est justement
l'existence de l'être, elle est, en tant qu'être en dehors de son être,
l'être même de l'être.
L'existence qui fait ainsi l'être même de l'être ne se recouvre
pas avec l'être pur et simple, avec l'être stable et absolu. Elle se
recouvre si peu avec lui qu'elle s'en distingue bien plutôt, elle est
par rapport à lui dans une extériorité absolue et, s'étant retirée de lui
dans cette extériorité, elle le pose en face d'elle comme un être stable.
L'existence n'est rien par elle-même, si ce n'est l'acte de se retirer de
l'être et, en s'anéantissant devant lui, de le poser en face d'elle comme
à fait irréel, s'il ne se soumettait à son tour aux conditions qui ouvrent
et définissent le champ de l'existence phénoménale et de la spiritua-
lité vraie. Ou, pour être plus exact, Dieu n'est pas lui-même quelque
chose qui se soumettrait à de telles conditions ; s'il est l'essence même
de la spiritualité, il est un avec ces conditions, il se confond avec
elles, c'est lui qui est, non pas seulement cette vocation de se mani-
fester et de se réaliser dans cette manifestation, mais le mouvement
même qui actualise cette vocation, le pouvoir qui en fait quelque chose
de réel. L'essence de la divinité est identique, par conséquent,
avec celle de ce pouvoir, ce qui est pensé, dans les deux cas, c'est la
structure interne de l'absolu, c'est l'essence de la manifestation comme
telle. Ainsi les conditions de la phénoménalité trouvent-elles dans la
description de l'essence divine, non pas l'exemple particulier encore
que privilégié d'une réalité qu'elles se soumettraient et qui serait
subsumée sous elles comme sous une règle générale, mais leur propre
réalité, en tant précisément qu'elles ne sont pas des conditions abs-
traites, mais les conditions mêmes de la réalité et, comme telles, la
réalité ontologique absolue elle-même.
Le commentaire fichtéen du début de l'Évangile de saint Jean
se situe dans cette perspective, il vaut comme une répétition des
présuppositions ontologiques qui ont été évoquées, répétition qui,
parce qu'elle se situe décidément cette fois sur le plan de l'absolu,
confère à ces présuppositions un caractère décisif. La définition de
Dieu comme Verbe signifie la compréhension de l'être divin comme
existence. L'être de Dieu existe, il se manifeste, et cela conformément
aux conditions qui constituent l'essence de la manifestation, c'est-
à-dire en fait, l'essence de la divinité elle-même. Que l'être de Dieu
existe, cela signifie, conformément à ces conditions qui constituent
son être, que Dieu se divise en vertu du dualisme de l'être et de
l'existence, que l'être divin ne peut être posé dans l'apparence
que pour autant que se produit en face de lui, en s'anéantissant
devant lui, sa propre image, qui est l'existence et le savoir de son
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101
M. H E N R Y 4
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L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(i) H, 161.
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101
(i) Pareille promotion dans la lumière mérite d'être appelée certitude, parce
que de ce qui s'offre véritablement à nous dans cette lumière et que nous voyons en
elle tel qu'il est en soi, c'est de cela que nous sommes certains. lorsque nous disons
que nous sommes certains de l'étant qui nous apparaît, nous voulons simplement
dire qu'il nous apparaît. I^a certitude repose sur l'apparence, ou plutôt elle ne fait
qu'un avec elle.
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) IT, 2 1 3 .
(2) Traité de Psychologie rationnelle d'après les principes du criticisme, op. cit.,
II, 56, souligné par nous.
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L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
l'objet est une réalité ontique dont l'être est constitué par le rapport
comme tel, s'il demeure par suite une détermination réelle qui trouve
dans la conscience son fondement ontologique, une telle situation ne
peut convenir au sujet. L'être du sujet est en effet le rapport comme
tel. La dissociation entre les concepts de conscience et de sujet n'est
possible qu'aussi longtemps qu'on en reste, pour ce dernier, à une
détermination pré-critique qui fait déchoir la réalité qu'il désigne au
niveau d'une réalité d'ordre ontique. C'est la réalité ontologique comme telle
qui est en fait visée par la philosophie de la conscience lorsqu'elle fait intervenir
dans sa problématique le concept du sujet. Le sujet désigne l'événement
ontologique qui fait accéder l'étant à la condition d'objet, c'est-à-dire de
phénomène pour nous. Le sujet n'est rien en dehors d'un tel événement compris
dans sa signification ontologique absolument pure. Faire accéder l'étant
au rang de phénomène, le faire surgir dans la lumière de l'existence
phénoménale et consciente, c'est là l'œuvre qui est pensée comme celle
du sujet, et l'être de celui-ci n'est rien en dehors d'une telle œuvre mais
s'épuise au contraire en elle. L'être du sujet est ainsi identiquement le
surgissement même de l'existence phénoménale, il consiste dans
l'ouverture de la dimension ontologique de la présence. C'est parce
que cette dimension ontologique de la présence est pensée tradition-
nellement et d'une façon impropre sous le titre de « connaissance »,
que le sujet est justement compris comme la « condition de la connais-
sance ». Le sujet est le pouvoir de connaissance, le connaissant
comme tel. Mais « le connaissant... n'est rien d'autre que ce qui fait
qu'il y a un être-là du connu, une présence » (i). « La connaissance et
le connaissant lui-même, est-il encore dit, ne sont rien sinon le fait
qu' « il y a » de l'être (2). » La connaissance, enfin, est « la pure solitude
du connu (3). » Le sujet est ainsi ce qui fait que l'objet est présent,
il est sa présence comme telle. Ce qui fait que l'objet est présent,
que l'objet est un ob-jet, ce qui fait de lui ce qu'il est, l'objet en tant
qu'objet, c'est son être. Le sujet est l'être de l'objet. Il est le fondement
ontologique à partir duquel l'objet est ce qu'il est. Le dualisme du
sujet et de l'objet n'est pas un dualisme ontologique, c'est le dualisme de
l'essence et de la détermination ontique qui trouve dans cette essence son
fondement ontologique. Le dualisme traditionnel apparaît ainsi comme
une première formulation, comme la pensée pré-critique d'une
dissociation proprement philosophique entre l'étant et son être, entre
ce qui est d'ordre ontique et ce qui appartient au contraire à la sphère
ontologique de l'essence. C'est cette région ontologique de l'essence
qui est pensée sous le titre du sujet, tandis que l'objet désigne
l'étant sur le fond de l'essence en lui, dans son unité indissociable avec elle.
Ce qui se cache dans le départ entre le sujet et l'objet, c'est une seule
et même essence, et le dualisme traditionnel est un monisme ontolo-
gique. Mais l'unité essentielle dont le monisme ontologique est le
titre, n'est pas, si elle la fonde, l'unité du sujet et de la détermination
ontique, ce qu'elle signifie, c'est l'unicité du mode de manifestation
conformément auquel l'étant se réalise dans le sujet qui n'est autre que ce mode
de manifestation comme tel.
Les présuppositions ultimes qui sont visées sous le titre de
monisme ontologique ne s'épuisent pas dans l'affirmation de l'unicité
du mode de manifestation compris dans sa pureté phénoménologique
essentielle, elles confèrent en fait à ce mode une structure éidétique
parfaitement définie. Ce n'est pas la seule affirmation de l'unicité de
l'essence phénoménologique, c'est l'identité de structure de cette
essence qui fonde l'identité essentielle, par-delà les différences appa-
rentes, de la philosophie de la conscience et de la philosophie de
l'être. Pensant le sujet comme le fondement de la phénoménalité
des phénomènes, la philosophie de la conscience interprète finalement
l'être de ce sujet comme le Rapport. En tant qu'il est le rapport, le
sujet est l'établissement et le maintien d'une distance, le pouvoir
ontologique qui déploie l'horizon, la spatialité originaire et transcen-
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
dire que le monde est « subjectif », mais cela signifie seulement qu'il
est « plus objectif que tout objet » (i). La subjectivité du monde
marque seulement sa transcendance à l'égard de tout étant, elle est la
transcendance comme telle. La transcendance est l'essence de la mani-
festation, l'apparaître de ce qui apparaît. En tant qu'il est l'Être-dans
et le Rapport, le sujet est cet apparaître comme tel, il est l'essence de
la manifestation au sens moniste. « La subjectivité du sujet, dit
Heidegger, c'est l'Erscheinen lui-même (2). » C'est l'apparaître de ce
qui apparaît, c'est l'être de l'étant qui constitue la subjectivité du sujet
humain. La lumière qui nous traverse est celle du monde (3). C'est en nous
que se trouve la vérité, dans l'intérieur de l'homme. La conscience a en
elle la mesure de la vérité. Mais la vérité qui constitue notre intériorité
même n'est que la lumière absolue de l'extériorité. La subjectivité humaine est
la transcendance du monde.
L'identification de l'essence de la conscience avec l'extériorité
pure de la transcendance surgit au moment où la problématique
de la conscience se comprend dans sa signification ontologique pure.
Lorsque l'essence de la conscience est saisie comme la vérité en un
sens ontologique, c'est-à-dire comme l'essence pure de la manifes-
tation, cette essence de la conscience est nécessairement identifiée
avec l'essence de la manifestation telle qu'on la comprend. Parvenue à
son stade ultime et à la pleine compréhension de soi-même dans
sa vérité, la philosophie de la conscience ne peut être qu'une répéti-
tion des présuppositions fondamentales du monisme. A vrai dire, les
(1) SZ, 221 ; par « monde » Heidegger entend ici la somme de l'existant, c'est
pourquoi il met le mot monde entre guillemets.
(2) « Descartes, écrit Heidegger, accomplit ainsi philosophiquement de façon
explicite l'inversion de l'effet de l'ontologie traditionnelle sur la physique mathé-
matique moderne et ses fondements transcendantaux » (SZ, 96).
M. H E N R Y 5
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(I) « Ce rien est la réalité humaine elle-même », dit SARTRE (EN, 230).
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
de tout étant, dépassement tel que c'est justement en lui que l'étant
trouve son être. Dans un tel dépassement, toutefois, en transgressant
tout existant, l'essence obtient aussi le séjour qui lui est propre. Le
séjour de l'essence est justement celui de l'existant. L'être est l'être de l'étant.
A la question de savoir si la transgression de l'étant est sans retour, la
réponse est donnée, si une telle transgression ne conduit pas en
réalité au-delà de l'existant mais constitue au contraire l'endroit même
où il se tient. Pourquoi l'essence ne peut-elle être maintenue dans le
lointain originel où elle réside, au-delà de l'existant, sinon parce que
cet au-delà est l'être même de tout existant comme tel ?
L'affirmation selon laquelle l'être est l'être de l'étant doit être
comprise. Ce qui se trouve énoncé dans une telle affirmation, c'est
l'unité essentielle de l'être et de l'étant. La pensée qui oppose l'être à
l'étant ne pénètre pas encore dans le contenu. Pénétrer le contenu,
c'est aller en lui jusqu'à ce qui constitue son fond le plus essentiel,
c'est saisir l'être au sein même de l'étant. L'immanence de l'être à
l'étant ne signifie sans doute pas la suppression de leur opposition, ou
plutôt, de l'opposition comme telle. Mais l'opposition qui fait
que l'étant surgit toujours comme l'opposé, résulte justement de
l'immanence en lui de l'être, c'est-à-dire du néant. Le pouvoir
ontologique du néant est immanent à l'étant comme son fond
le plus essentiel. C'est sur le fond du néant en lui que l'étant est.
Sur le fond du néant en lui, l'étant est nié. Etant nié, l'étant est tenu
à distance, il apparaît, il est. La négation de l'étant, qui est l'œuvre
du néant, est identiquement sa promotion dans la dimension de la
présence phénoménale, son avènement ontologique comme tel.
C'est dans l'étant lui-même toutefois que cette œuvre s'accomplit. Parce que
le néant est immanent à la détermination ontique comme ce qui la fait
être, on peut dire avec Hegel que « la vie concrète de la déterminabilité
est... l'opération de se dissoudre » (1). Le néant ne nie pas tant la
(i) l,a. détermination est finie, non pas en tant que son mode de manifestation
lui est transcendant mais, bien plutôt, parce que ce mode de manifestation qui
habite en elle et constitue son être même est la transcendance et, comme tel, le dépas-
sement. Dans un tel dépassement la détermination est nécessairement finie. I^a
détermination est finie en tant qu'elle se tient dans le néant, c'est-à-dire sur le fond
en elle de l'être compris comme la transcendance.
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101
est seulement ce qui ouvre une place pour celui-ci ? Dans cette « ouver-
ture pour », « l'élan par-delà » trouve en fait son but. L'étant n'est
ce par-delà quoi la transcendance, dans son dépassement radical,
déploie l'horizon, que parce qu'il est d'abord ce en vue de quoi cet
horizon est, comme tel, ouvert. Le mouvement par-delà l'existant
de la transcendance trouve son réXoç dans celui-ci. Toute transcendance
est comme telle essentiellement réceptrice. Dans la réceptivité de la transcen-
dance réside sa finitude la plus essentielle. Cettefinituderésulte de ce que,
dans l'accomplissement même de la transcendance qui compose la
possibilité d'une réception, est inscrit un besoin, le besoin de ce qui
sera reçu dans cette réception comme telle. Ce qui trouve la possibilité
de sa réception dans le déploiement de la transcendance, n'est-ce pas,
de toute évidence, l'étant lui-même ? La transcendance est le besoin
de l'étant. En tant qu'elle est la transcendance, l'essence ne se réalise
que lorsque ce besoin qu'elle porte en elle est satisfait. L'essence
n'obtient sa concrétion que dans cette réalisation. Mais l'essence est,
comme telle, concrète. Le besoin de la transcendance s'est d'ores et
déjà réalisé si la transgression de l'étant est identiquement le retour
sur celui-ci et, comme telle, l'acte même par lequel l'étant est posé. Voilà
pourquoi l'être est, en vertu de sa structure même, toujours et nécessai-
rement l'être de l'étant. En vertu de sa structure l'être est toujours cet
acte d'« aller au-delà » et de « revenir sur » qui est un acte d'aller au-delà
de l'étant et de revenir sur lui. A cet acte l'étant est aussi essentiel
que la transcendance qui le constitue. La transcendance est finie en
tant que l'étant est impliqué en elle comme ce dont elle a besoin.
Est-ce par hasard si c'est chez Kant, où l'essence du pouvoir
ontologique est saisie pour elle-même et comprise à partir de l'idée de
la transcendance, que cette finitude se trouve affirmée pour la
première fois, et cela avec la plus grande force ? « Kant, dit Heidegger,
avait à chercher la finitude dans l'être rationnel lui-même (1). »
(1) K, 224.
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
C'est parce que l'être rationnel est compris dans sa structure ontolo-
gique comme transcendance que la finitude peut et doit être cherchée
en lui d'abord. L'être rationnel est fini comme ayant à trouver
hors de lui l'étant qu'il doit pour cette raison recevoir, et cela de telle
manière que c'est seulement dans cette réception que l'essence se
réalise ou, comme le dit Kant, que la raison parvient à une connais-
sance. Ainsi la finitude n'est-elle pas liée chez l'homme au fait
qu'à la rationalité pure qui le définit comme être métaphysique
est liée synthétiquement, et cela d'une façon incompréhensible pour
nous, une sensibilité; c'est la rationalité pure elle-même, en fait,
qui est finie, et cela en tant que, comme transcendance, elle est et
demeure essentiellement réceptrice, c'est-à-dire fondamentalement
orientée vers l'étant qu'elle n'est pas. En tant que réceptrice, la
transcendance constitue ainsi en elle-même la sensibilité comme telle
et dans sa possibilité. La sensibilité à l'égard de l'étant, c'est-à-dire la
possibilité de le recevoir, est ainsi fondée comme la possibilité
justement d'une connaissance effective quelconque en général.
Le dépassement de l'étant est identiquement l'acte qui le main-
tient dans l'être. Ainsi le monde qui se constitue dans un tel dépassement
n'est-il transcendant aux « phénomènes » que pour autant qu'il se trouve, en
fait, rapporté à eux. Si la totalité n'est jamais dissociable de ce qui se
manifeste en elle, c'est que la transcendance du monde est la finitude
même. La tâche que se donne l'ontologie de penser l'essence dans sa
pureté ne peut signifier la rupture du lien qui relie la transcendance
comme telle aux phénomènes auxquels elle se rapporte. Elle réside
plutôt dans la compréhension de ce lien. « Dans le renversement,
dit Heidegger, la conscience ne doit pas... abandonner le séjour au
milieu de l'étant, elle doit l'assumer expressément dans sa vérité (i). »
Penser dans sa vérité un tel séjour, c'est comprendre comment et pour-
quoi il est toujours en réalité pour nous un séjour auprès de l'étant.
(I) H, 190.
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101
(i) L, 157-
101
LE MONISME ONTOLOGIQUE
(1) L, 175,
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) Kierkegaard dit qu'en Grèce le sensible n'était pas la culpabilité mais
l'énigme. Dans ce caractère énigmatique du sensible réside, selon Kierkegaard,
la signification de la plastique grecque. Cf. Le Concept d'A ngoisse, trad. K . FERLOV
et J . GATEAU, Gallimard, Paris, 1935, 96.
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101
§ 1 4 . L E RAPPORT DE L'ESSENCE
ET DE LA DÉTERMINATION ONTIQUE
DANS LA PHILOSOPHIE DE LA CONSCIENCE
(i) Sur tout ceci, cf. A. KOYRÉ, La philosophie de Jacob Bcehme, Vrin, Paris,
1929, 303-4H-
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
pure. Si, dans les Recherches sur la liberté humaine, l'élément nocturne
qui sert de « réactif » à la révélation et constitue à ce titre la condition
de sa possibilité, peut être interprété comme un élément ontologique
pur — en tant que le Fond causal n'est pas la détermination sur
laquelle se réfléchit la lumière mais ce qui, dans l'essence même de
celle-ci, se dissimule, et cela non pas antérieurement à son devenir
effectif mais au sein de celui-ci —, l'élément différent de la conscience
est, dans la dernière philosophie, clairement posé dans son hétéro-
généité par rapport à l'essence. C'est un être réel au sens de la déter-
mination, et non elle-même, que l'essence s'oppose dans l'aliénation
où elle cherche l'existence consciente. L'opposition à la simple pensée
de soi-même de l'idée d'une création effective aboutissant à un terme
réel et, comme tel, étranger à la pure objectivation de soi de la pensée,
a la même signification que la critique dirigée par Bœhme contre
la Sagesse divine. Cette signification phénoménologique est que la pure
objectivation ne peut accomplir son œuvre que si ce qui survient en elle lui est
étranger. La séparation effective de la créature d'avec Dieu dans le
phénomène de la création et le rejet constitutif du panthéisme au
profit d'une « autonomie de la progéniture » (1) trouvent ainsi leur
motif dans les conditions qui rendent possible le devenir effectif de la
phénoménalité.
Ces conditions qui postulent l'effectivité de l'aliénation, Hegel
devait les comprendre à son tour comme les conditions de la réali-
sation de l'essence, c'est-à-dire de l'absolu. L'essence ne se réalise au
sein du devenir effectif de la phénoménalité qui est l'esprit concret
que si, dans le processus ontologique de l'aliénation qui la constitue,
est inclus le non-ontologique, le terme radicalement autre, l'être
différent de cette aliénation elle-même. Tant que l'aliénation ne
signifie pas l'existence de cet être radicalement autre, tant qu'elle ne
(1) IT, 9.
(2) Ibid.
(3) « Iye seul objet immédiat du point de vue transcendantal est le subjectif
[c'est-à-dire l'essence pure, le transcendantal, l'élément absolument non objectif]
le seul organe de cette philosophie est le sens intime », ID., 1 5 .
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) MARX, Œuvres philosophiques, trad. MOLITOR, Costes, Paris, 1946, V I , 84.
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
elle n'est pas créatrice par rapport à l'étant mais seulement réceptrice
que cette connaissance est dite finie. Finie, la connaissance l'est parce
que son contenu ne provient pas d'elle, parce qu'il n'est pas ce qu'elle
s'objecte. Le contenu de la connaissance présuppose cependant ce que
la connaissance s'objecte. C'est seulement comme objet que l'étant
est susceptible de former le contenu d'une connaissance, qu'il est
connu. La réceptivité de la connaissance finie à l'égard de l'étant
présuppose sa réceptivité à l'égard de l'objet. Plus exactement, le
problème de la réceptivité de la connaissance à l'égard de l'étant est celui de sa
réceptivité à l'égard de l'objet puisque c'estjustement comme objet que l'étant
est reçu. La finitude de la connaissance ontique est identiquement
autre chose. Elle est la finitude d'une connaissance qui a besoin de
l'objet pour la réception de l'étant. Elle est la finitude de la connais-
sance ontologique.
Ce dont la connaissance ontique a besoin pour la réception
de l'étant, la connaissance ontologique le crée elle-même. C'est dans
l'acte propre de la transcendance que surgit l'horizon transcendantal
de l'être. Pourquoi la connaissance ontologique, créatrice de son
objet, est-elle dite finie ? Parce que l'horizon de la transcendance
est lui-même fini. La finitude de l'horizon signifie la finitude de la
phénoménalité effective. C'est la place où surgit la lumière, c'est la
place elle-même comme telle qui est finie. La lumière est cette finitude
d'une place. La finitude a une signification ontologique. Elle concerne
la structure interne de l'essence originaire et pure de la phénomé-
nalité en tant que cette essence ne se réalise que dans le processus
par lequel elle s'objective sous la forme d'un horizon fini. La phéno-
ménalité qui devient effective dans l'objectivation de cet horizon est
elle-même une phénoménalité finie. La manifestation est finie en tant
qu'elle se produit. La finitude de la manifestation en tant qu'elle se
produit signifie la finitude de la manifestation en tant que telle. La
finitude est une structure éidétique de l'essence de la phénoménalité.
« Ce dont il s'agit au fond, dit Heidegger, c'est de mettre en
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101
(1) K, 278.
(2) WG, 109.
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
00 EU, 259.
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(X) Qu'est-ce que la Métaphysique ?, trad. H . CORBIN, Gallimard, Paris, 42, sou-
ligné par nous.
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(i) K, 279.
LE MONISME ONTOLOGIQUE 101
RÉPÉTITION DE L'ÉLUCIDATION
DU CONCEPT DE PHÉNOMÈNE
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE
Car c'est sur le fond de cette manifestation que l'étant est ce qu'il
est. A la conscience naturelle qui saisit chaque fois l'étant avec ses
caractères propres, l'être est d'ores et déjà donné : la manifestation
de l'être est originaire.
La détermination de l'étant par l'être exprime la dépendance
de ce qui apparaît à l'égard de l'acte d'apparaître considéré en et
pour soi. Dans la pure apparence la détermination trouve l'origine
de son destin : ce destin qui est le sien lui est étranger. Que son
propre destin soit étranger au contenu de la détermination ne signifie
pas qu'il le soit aussi à la conscience naturelle qui vit en présence
de ce contenu. Pour s'adonner à la considération exclusive de l'étant,
la conscience doit avoir accès à l'être. L'être se manifeste à la conscience
naturelle comme ce qui lui permet d'être ce qu'elle est, une conscience
qui vise l'étant. La conscience vit donc en présence de l'être qui est
cette présence même. La présence de l'être dans laquelle vit la
conscience naturelle n'est pas une présence supposée, une condition
dégagée par la réflexion philosophique et pensée par elle comme la
présupposition de toute relation possible à l'étant. La présence de
l'être qui rend possible cette relation, c'est-à-dire la conscience
elle-même, est bien plutôt présente en elle-même. C'est parce que la
relation est présente, parce que l'être se manifeste, que la conscience
naturelle a effectivement un rapport avec l'étant. La réalité de la relation
est sa manifestation. La manifestation de la relation est la manifes-
tation de l'être qui est donnée à la conscience naturelle dès qu'elle se
rapporte à l'étant. La manifestation de l'être est la manifestation de
l'absolu. La manifestation de l'absolu est son absoluité. L'absoluité
de l'absolu est la Parousie. Dès qu'elle se rapporte à l'étant la
conscience naturelle doit se tenir dans la Parousie, elle est déjà la
connaissance absolue, la science qui « à son premier pas parvient dans
la Parousie de l'absolu, c'est-à-dire est près de son absoluité (1). »
(1) H, 126.
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) H, x9o.
(2) ID., 189.
375
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE
(1) H, 178.
(2) cf. ID., 175-
100 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(I) H, 181.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375
sente l'être, cela veut dire que l'être se manifeste à elle et lui est
accessible en dehors de toute modification de sa vie qui aurait l'être
pour thème, en dehors de toute prise de position et de toute visée
particulière. La conscience naturelle se représente l'être sans faire
de lui le thème de sa visée parce que la représentation de l'être est
l'essence de la conscience en général. La représentation désigne
maintenant l'essence de la conscience, la manifestation de soi de l'être,
la Parousie. C'est en un sens radicalement différent que la conscience philo-
sophique se représente l'être dans le savoir vrai. La conscience philosophique
se représente l'être comme la conscience naturelle se représente l'étant, en
faisant de lui le thème de sa visée, à l'intérieur d'une modification déterminée
de la vie de la conscience en général. Bien qu'il soit l'être et non plus l'étant,
l'objet de la conscience philosophique est un objet au même sens que l'objet de la
conscience naturelle, c'est quelque chose qui se donne à la conscience par la
médiation d'un acte déterminé de celle-ci, à l'intérieur d'une visée spécifique
et comme son corrélat strict et lui-même déterminé.
A la division radicale du concept de représentation correspond
une division radicale du concept d'objet. L'objet vers lequel la
conscience se tourne pour se le « représenter » est un objet déterminé.
Déterminé, cet objet l'est par l'acte qui se dirige sur lui et comme ce
qui se donne à cet acte. L'objet de la conscience philosophique est
un objet au sens ordinaire du mot. Mais l'objet de la conscience,
dans son essence universelle n'est déterminé par aucun acte de la
conscience, il n'est solidaire d'aucune détermination particulière
de sa vie. En tant que l'objet de la conscience dans son essence
universelle se donne à elle en l'absence de toute visée particulière
se dirigeant sur lui, il n'est pas « quelque chose « que la conscience
puisse atteindre dans un acte, il n'est pas un « objet » au sens ordinaire
du mot. L'objet de la conscience universelle est plutôt la condition de
possibilité de tout « objet » comme la représentation de la conscience universelle
est la condition de toute « représentation » particulière, de tout acte spéci-
fique visant chaque fois un « objet ». L'objet de la conscience dans
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375
(1) Parce que l'horizon de l'être n'est jamais 1' « objet » d'une « représentation »
particulière, la possibilité de la représentation de l'être dans le savoir philosophique
demeure problématique. Ce qui est représenté dans le savoir philosophique n'est
peut-être pas l'être lui-même, mais seulement une « représentation » de l'être, une
signification objective dont le sens est de renvoyer à l'essence originaire de l'horizon
et de sa manifestation. Cette signification objective trouve évidemment son fonde-
ment dans l'horizon lui-même. Dans la nature de celui-ci, toutefois, ne se trouve
pas seulement le fondement du savoir philosophique, mais sans doute aussi son
motif. Car le savoir philosophique ne surgit avec le problème du savoir de soi de
l'essence que pour autant que celle-ci paraît « obscure ». Mais peut-être l'essence ne
paraît-elle obscure qu'au regard de la visée que la conscience dirige sur elle dans
la pensée thématique, peut-être l'obscurité de l'essence est-elle le fait de la « repré-
sentation ».
(2) H, 136.
100
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(i) H , 163.
375
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE
naturel est, si l'on veut, une essence, c'est un savoir typique dont on retrouvera de
multiples exemplaires. L,e savoir naturel est toutefois l'essence elle-même comprise
dans sa structure ontologique universelle en tant précisément qu'il est un savoir,
c'est-à-dire la manifestation de soi de l'essence de la manifestation et, comme tel,
la Parousie.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375
pas l'essence, n'empêche pas qu'elle soit cette essence dont elle
n'est séparée que dans la représentation illusoire qu'elle se donne
d'elle-même. La séparation de l'essence et de l'existence dans
la représentation est une séparation irréelle. Irréelle, toutefois, cette
séparation ne l'est pas parce qu'elle est fausse, mais parce qu'elle se produit
à l'intérieur de la représentation, c'est-à-dire comme une signification visée
par la conscience dans un mode déterminé de sa vie (i). Uunité de l'essence
et de l'existence telle que nous pouvons la comprendre dans le savoir vrai
n'est pas moins irréelle, en tant justement qu'elle est une unité comprise
par nous, une unité qui appartient à la compréhension existentielle de
soi de l'existence, telle qu'elle s'accomplit du moins à l'intérieur du
savoir philosophique.
La conscience malheureuse du judaïsme ne se représente pas
l'unité de l'essence et de l'existence, cette unité n'est pas pour elle
(fur es), elle est au contraire pour nous (fur uns) qui comprenons
l'existence dans sa vérité, c'est-à-dire comme l'essence. Lorsque
la conscience naturelle se sera élevée à travers toute la série de ses
expériences, à travers l'expérience de la conscience malheureuse, au
savoir philosophique qui est le nôtre, l'unité de l'essence et de
l'existence qui constitue l'essence de cette conscience lui deviendra
présente à elle-même, ne sera plus seulement une unité pour nous. La
conscience sera apportée devant sa vérité. Sa vérité, à savoir l'unité
en elle de l'essence et de l'existence, sera une vérité pour elle (fur
sich). Toutefois, et comme on vient de le voir, l'unité de l'essence et de
l'existence qui est pour la conscience qui parvient à la compréhension
de son essence (fur sich) comme elle est pour nous (fur uns) qui
nous mouvons à l'intérieur du savoir philosophique, n'est pas moins
irréelle que la séparation de l'existence et de l'essence qui est pour
la conscience malheureuse, pour la conscience naturelle en général
(i) L,e fondement de cette affirmation sera exposé ultérieurement, cf. la pro-
blématique du réel et de l'irréel, infra, § 3 1 , 66, 67.
375
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE
(fur es) (1). Ce qui est pour la conscience, « pour elle », « pour soi »,
« pour nous », ce qu'elle se représente en se comprenant dans un mode
déterminé de sa vie est toujours, et cela quel que ce soit ce mode,
quelque chose d'irréel. A la séparation irréelle de l'essence et de
l'existence qui est pour la conscience naturelle (fur es) s'oppose,
non pas l'unité elle-même irréelle de l'essence et de l'existence
qui est pour nous (fur uns) ou pour la conscience qui se comprend
elle-même dans son essence (fur sich), mais seulement l'unité réelle de
l'existence et de l'essence. Peu importe finalement que l'existence se
comprenne ou ne se comprenne pas comme étant l'essence, elle est
l'essence, c'est-à-dire la réalité. Elle est la manifestation de soi de
l'essence de la manifestation, l'être pour-soi originaire de l'être lui-même.
Bien qu'elle semble introduire la problématique dans la dimen-
sion originelle de l'être pour-soi, la distinction instituée par Hegel
entre ce qui est pour la conscience et ce qui est pour nous, lui demeure
en fait radicalement étrangère, elle ne concerne pas la structure ontologique
de l'être-pour-soi. La Phénoménologie de l'Esprit qui s'en tient à la
description de l'existence telle qu'elle est pour la conscience qui se la
représente, que cette conscience soit la conscience naturelle ou la
conscience philosophique, n'a donc à aucun moment affaire avec la
réalité. L'examen des diverses modalités à l'intérieur desquelles
l'existence se comprend elle-même, se poursuit dans l'abstraction
tout est pour la conscience, Hegel doit dire — précisément parce que
cet être-pour-la-conscience est seulement un être pour et dans sa
représentation — que quelque chose aussi pourtant n'est pas pour
elle. Qu'est-ce donc qui n'est pas pour elle mais seulement pour
nous ?
Le mouvement de l'expérience est, selon Hegel, celui par lequel la
conscience s'aperçoit que l'objet qu'elle prenait jusque-là pour l'en-
soi, la vérité, est seulement en réalité un en-soi pour elle, et que, par
conséquent, c'est l'être-pour-elle de cet en-soi qui est, en fait, la vérité.
Dans un tel mouvement la conscience passe d'un objet à un autre, le
premier est l'en-soi, l'étant, le second est l'être-pour-elle de cet
étant. Le second objet est simplement la vérité du premier objet, son essence,
mais « cette considération de la chose est notre fait» (i). La conscience
qui fait l'expérience et pour qui le second objet vaut maintenant
comme la vérité ne voit en lui qu'un nouvel objet, qui remplace
purement et simplement le premier. Elle ne comprend pas d'où lui
vient ce nouvel objet, la suppression du premier est pour elle une
simple perte qu'elle éprouve dans la souffrance. La naissance du
nouvel objet à partir du premier, comme simple vérité de celui-ci, le
mouvement de son être-devenu, voilà ce qui n'est pas pour elle, ce
qui « se passe pour ainsi dire derrière son dos » (2), ce qui est seule-
ment pour nous. Mais, on l'a vu, ce qui est pour nous est aussi irréel que
ce qui est seulement pour elle. Le mouvement de naître du nouvel objet,
s'il est réel, n'est pas seulement pour nous. La réalité du mouvement
de l'expérience n'est, à vrai dire, ni pour elle, ni pour nous. L'expé-
rience réelle ne se produit ni devant la conscience, ni derrière elle, elle se
produit dans la dimension ontologique originaire de l'être-pour-soi. La
compréhension du mouvement de l'expérience dans la représentation
du devenir du nouvel objet, voilà ce qui est seulement pour nous, ce
(1) PhE, I, 7
(2) I D . , 77.
2 44
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
qui peut ne pas être pour elle. Le « moment qui n'est pas présent pour
la conscience qui est elle-même enfoncée dans l'expérience » (1)
est un moment abstrait. Loin de constituer la réalité, l'être-pour-nous
en est la simple représentation. La confusion de la réalité avec la
représentation est lourde de conséquences : ce qui ne s'étale pas
devant la conscience doit, s'il est réel, se trouver quelque part
ailleurs, de telle manière cependant qu'il soit lui aussi une représen-
tation, un contenu étalé pour une conscience possible. De ce qui ne
se produit pas devant la conscience on dira donc qu'il se passe
« derrière elle ». L'intellectualisme, que ce soit celui de Hegel ou de
Freud, est une doctrine de l'inconscient.
Ce qui se passe derrière la conscience est cependant ce vers
quoi la conscience tend, ce qu'elle aspire à se représenter. Lorsque
la conscience se représentera ce qui se passe derrière le dos de la
conscience naturelle, ce qui est seulement pour nous sera aussi pour
elle (fSr sich), la conscience sera parvenue au savoir vrai. Le mouve-
ment de la conscience vers le savoir vrai est le mouvement de l'expé-
rience. Le mouvement de l'expérience trouve son origine, selon
Hegel, dans l'inégalité qui existe entre la conscience de l'objet
et la conscience de soi, dans la différence, dit Heidegger, entre le
savoir naturel et le savoir réel. Lorsque cette différence sera sup-
primée, lorsque la conscience sera égale à son objet, parce que cet
objet sera la conscience même, alors l'expérience s'arrêtera. En quoi
consiste, cependant, l'inégalité entre la conscience de l'objet et la
conscience de 6oi, la différence entre le savoir naturel et le savoir
réel, différence qui se trouve à l'origine du mouvement de l'expé-
rience ? Le savoir naturel est le savoir de la conscience qui vise
l'étant. Le savoir réel est le savoir qui permet le savoir naturel,
c'est la manifestation originaire de l'être qui rend possible la manifes-
tation de l'étant. Le savoir réel est immanent au savoir naturel
§ 2 1 . L A RÉAFFIRMATION DU C A R A C T È R E ORIGINAIRE
DE LA MANIFESTATION DE L ' Ê T R E
DANS LA MISE EN LUMIÈRE DE SON C A R A C T È R E NON HISTORIQUE
il doit l'être à son début. La conscience, à vrai dire, ne parvient pas plus
au savoir absolu qu'elle ne s'en sépare. L'absolu est l'être lui-même,
le savoir absolu est la manifestation de soi de l'être. En tant qu'elle
est la manifestation de soi de l'être, la conscience est elle-même le
savoir absolu. Le problème du savoir absolu est le problème de la structure
interne de la conscience en général.
Que la conscience doive être parvenue au savoir absolu, et cela
dès le début de son histoire, ne signifie certes pas que le savoir
absolu soit équivalent au savoir naturel. Le savoir absolu n'est pas le
savoir naturel par lequel commence l'histoire de la conscience,
il est son essence. Dans ce qui est au début il convient donc de
distinguer une modalité de la vie de la conscience, modalité dans
laquelle cette conscience commence l'histoire de sa vie, et, d'autre
part, ce qui rend possible un tel commencement, à savoir le commen-
cement lui-même. Le savoir absolu est ce commencement absolu, il
est l'origine, et cela en un sens ontologique et non pas seulement
existentiel, l'origine qui est le surgissement de la dimension effective de la
phénoménalité où quelque chose en général, et le savoir naturel d'abord,
peuvent se produire, c'est-à-dire se manifester. Comme il est celle
du savoir naturel, le savoir absolu est aussi l'essence du savoir vrai.
A la différence du savoir naturel celui-ci se représente l'acte même par
lequel il surgit et se rend ainsi présente à lui-même sa propre origine.
Mais cette manifestation de l'origine dans la représentation du savoir
vrai n'est pas l'origine elle-même, elle la présuppose en tant que,
comme tout autre savoir, le savoir vrai se manifeste d'abord, sur le
fond en lui de l'essence de la manifestation. Précisément parce qu'il
est l'essence commune du savoir naturel et du savoir vrai, le savoir
absolu est étranger à leur histoire, le passage du savoir naturel au
savoir vrai ne le concerne pas. Le rapport du savoir absolu au savoir
naturel et au savoir vrai est celui, précédemment étudié, qui existe
entre l'essence de la conscience et ses déterminations existentielles.
La dissociation entre la vérité ontologique, qui constitue l'essence
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) H, 175.
(2) L, 163.
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
conscience de ce qui était avant elle. Ce qui était avant elle était
déjà l'esprit, car, comme le dit encore Hegel, « ce que l'esprit est,
il le fut toujours en soi » (i). Mais l'en-soi de l'esprit est l'être-
pour-soi originaire de l'essence de la manifestation, et cet être-pour-
soi de l'essence n'est pas le fait de la représentation mais sa condition.
En rejetant la représentation hors de l'essence, la distinction de la
vérité ontologique et de la vérité existentielle nous interdit de
considérer cette essence comme inachevée tant que la représentation
ne la comprend pas. Elle écarte l'affirmation selon laquelle la conscience
est « quelque chose qu'elle n'est pas encore » (2). Ce que la conscience
n'est pas encore, n'est pas la conscience, n'appartient pas à la sphère de la
réalité. Ce que la conscience n'est pas encore est seulement la science,
l'élément idéal qui a besoin de la réalité mais qui ne la produit pas.
L'identification de ce que la conscience n'est pas avec ce qu'elle est,
est la tentation de la science, l'illusion qu'elle a, en se comprenant
elle-même, de comprendre la réalité.
Le savoir philosophique manque son but lorsqu'il s'interroge
sur lui-même. Ou bien il faut qu'il pousse cette interrogation assez
loin pour qu'elle soit identiquement une interrogation sur l'essence
de tout savoir comme tel. Ce n'est pas le savoir philosophique qui
importe. La philosophie vient toujours trop tard car ce qu'elle dit
était au commencement.
(1) L, 77.
(2) H, 167.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 3 75
(i) K, 92.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375
(1) K, 180.
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(i) K, 210.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375
non plus que l'intuition est imagination, mais, bien plutôt, que l'imagination
est intuition. « L'imagination est aussi, et même surtout, une faculté
d'intuition » (x), dit Heidegger, qui cite encore la parole de Kant
selon laquelle l'imagination est « constamment sensible » (2). Pourquoi
donc l'imagination qui vient d'être pensée comme l'essence de
l'intuition voit-elle au contraire celle-ci définir maintenant sa propre
essence ? Un tel renversement dans l'ordre des concepts et des
essences ne se produit point par hasard mais précisément au moment
où se pose clairement et sans plus pouvoir être différé, le problème
de la perceptibilité de l'horizon, c'est-à-dire en fait celui de sa réceptivité.
La problématique concernant la manifestation de l'étant a fait
apparaître comme sa condition la manifestation pure de l'être.
« Pour que l'étant puisse s'offrir comme tel, l'horizon dans lequel sa
rencontre pourra se faire devra se manifester, lui aussi, sous la forme
d'une offre sollicitante (3). » Ainsi l'horizon de l'être ne peut-il
accomplir son œuvre et permettre à l'étant de se manifester que s'il
est lui-même perceptible. « Si l'horizon d'objectivation doit remplir
sa fonction, cette forme d'offre a besoin d'une certaine percepti-
bilité (4). » En quoi consiste celle-ci, que signifie, enfin, pour l'horizon « être
perceptible » ? « Nous appelons perceptible ce qui est susceptible
d'être immédiatement reçu par l'intuition (5). » De même à propos du
« terme de l'orientation », c'est-à-dire de l'horizon qui permet la
rencontre de l'étant, Heidegger parle de la « nécessité de sa percepti-
bilité immédiate dans une intuition pure » (6). C'est donc l'intuition
qui rend perceptible l'horizon en le recevant. Mais précisément parce qu'elle
le rend perceptible, la réception de l'horizon est identique avec sa formation.
(x) K, 210.
(2) I D . , 204.
(3) Id., 148.
(4) Ibid.
(5) Ibid.
(6) Id., 178-179-
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 3 7 5
(1) K, 187.
(2) Cf. supra, Introduction § 3.
(3) K, 149, souligné par nous.
M. H E N R Y 8
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) K, 2 0 5 .
(2) ID., 84, souligné par nous. Kant disait déjà, non moins explicitement :
« Chacune des deux (l'intuition et la pensée) est certes représentation », Ueber die
Fortschritte der Metaphysik seit Leibniz und Wolff, Œuvres (CASSIRER), V I I I , 3 1 2 ,
cité par HEIDEGGER, ibid.
375
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE
(1) K, 159.
(2) ID., 180.
(3) ID., 157.
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) K, 156.
(2) I D . , 160.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375
(1) K , 159.
(2) ID., 160, souligné par nous.
2 44
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(I) HEIDEGGER remarque lui-même dans Sein und Zeit (p. 358) que « l'idée
de l'intuition conduit depuis le début de l'ontologie grecque jusqu'à aujourd'hui
toute interprétation de la connaissance ». Ce primat de l'intuition est encore affirmé,
de façon aussi solennelle qu'explicite, par KANT, dés le début de la Critique (Esthé-
tique transcendantale) : « de quelque manière et par quelque moyen qu'une connais-
sance puisse se rapporter à des objets, le mode par lequel elle se rapporte immédia-
tement aux objets et auquel tend toute pensée comme au but en vue duquel elle
est le moyen, est l'intuition » (Critique de la Raison pure, trad. TREMESAYGUES
et PACAUD, Presses Universitaires de France, Paris, 1950, 53).
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 3 7 5
§ 2 4 . L A RÉAFFIRMATION DU C A R A C T È R E CENTRAL
DU PROBLÈME DE LA RÉCEPTIVITÉ
ET L'INTERPRÉTATION ONTOLOGIQUE DU TEMPS COMME AUTO-AFFECTION
(1) K, 245.
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
dimension alors qu'il n'est pas là ? Pas plus que le futur et le passé,
toutefois, l'étant ne saurait définir le présent. Car le présent n'est
qu'un instant évanouissant qui ne serait rien du tout s'il ne consistait
en fait à voir venir et à voir passer la chose dont nous disons qu'elle est
là maintenant pour nous. Le maintenant suppose donc, comme
appartenant à sa structure même, l'acte de pré-voir et celui de retenir
dans le regard, c'est-à-dire l'horizon pur qui rend possible toute
présence comme telle.
Ce qui affecte le temps n'est donc pas l'étant mais l'horizon
pur de l'être. L'affection par soi, qui co-constitue l'auto-affection,
n'est pas le fait, toutefois, de cet horizon lui-même, car celui-ci
demande, préalablement à l'acte par lequel il peut affecter le temps,
à être formé. Cette formation est l'œuvre du temps lui-même. C'est juste-
ment parce que l'affection du temps par l'horizon pur de l'être est une
affection par un horizon que le temps a lui-même formé, que cette
affection du temps est une affection par soi. Ce qui affecte n'est
donc pas, finalement, l'horizon du temps pur mais plutôt le pouvoir
originaire qui déploie cet horizon. C'est le temps originaire qui
s'affecte par la médiation du temps pur. En s'affectant par la média-
tion du temps pur, le temps se sollicite sous la forme de l'horizon.
C'est parce que cet horizon est produit par le temps originaire
lui-même, parce que cette sollicitation vient de lui, que le temps
« forme l'essence de toute auto-sollicitation » (1). En tant qu'il produit
le temps pur, c'est-à-dire en tant que faculté formatrice pure capable
de susciter l'horizon transcendantal de l'être, le temps originaire
apparaît comme le pouvoir qui est susceptible de poser autre chose
que l'étant, il se révèle être imagination : « l'imagination transcen-
dantale est le temps originel » (2). C'est en tant qu'imagination
que le temps est une intuition capable de faire surgir d'elle-même le
(1) K, 244.
(2) I D . , 242.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375
(1) Dans cette mesure une telle intuition est une intuition « originelle », c'est-à-
dire une intuition dont le « mode de présentation » est un mode « productif »
(cf. K, 199 sq.).
(2) ID., 230.
(3) ID., 246.
(4) Ibid.
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(i) « I^e temps ne peut être perçu en lui-même », Critique de la Raison pure,
op. cit., 178.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375
(1) K , 244.
(2) Ibid.
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) K , 253-
(2) ID., 2 4 5 .
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 37 5
(1) K, 229.
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) K, 229.
(2) Ibid., souligné par nous.
244L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(i) K, 97-98.
2
44L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
§ 2 6 . L ' I N T E R V E N T I O N DE L'HOMME
DANS LA PROBLÉMATIQUE DE LA RÉCEPTIVITÉ
ET LA NON-APPARTENANCE DES CONDITIONS ORIGINAIRES
DE LA V É R I T É AU MILIEU ABSOLU DE L'EXTÉRIORITÉ
(i) SZ, m.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375
pur qui assure la réception de cette vérité, par l'action de l'essence en tant
qu'elle est capable de se recevoir elle-même.
L'intervention de l'homme dans la problématique qui concerne
l'essence de la manifestation a seulement pour effet de la détourner
de son vrai problème et de masquer à ses yeux ce qui constitue le fond
le plus essentiel de la possibilité ultime qu'elle vise. Cette possibilité
réside tout entière dans l'essence de la manifestation, non dans
l'homme. C'est l'essence qui assure dans l'homme la réception de la
vérité, réception dans laquelle cette vérité se conquiert elle-même et
devient ainsi seulement ce qu'elle est, l'essence effective de la phéno-
ménalité. Que la vérité ne réside pas dans l'homme mais seulement
dans l'essence, ne signifie pas, toutefois, qu'elle se confonde avec le
milieu absolu de l'extériorité pure, ne signifie pas, plus précisément,
que la phénoménalité effective de ce milieu trouve en lui la condition de sa
possibilité. Telle est, cependant, la présupposition implicite de la
philosophie de l'être au moment où, en opposant la vérité à l'homme, elle la
réalise hors de lui dans l'extériorité comme telle. Solidaire de cette
réalisation de la vérité dans l'être-séparé du milieu pur de l'extériorité
est l'oubli de ce qui, en le recevant, assure dans l'essence la possibilité
de sa manifestation effective, c'est-à-dire, en fait, de sa réalité. Mais
l'essence est contraignante, elle déroule inexorablement l'enchaî-
nement de ses prescriptions et ajoute toujours un terme à celui qu'on
a abstrait. L'abstraction de l'être extérieur devient visible quand à la
vérité de son milieu pur s'ajoute l'homme que cette vérité relie à elle.
Ce qui se cache, toutefois, dans cette possibilité pour l'homme d'être
relié au milieu de l'être extérieur, ce n'est rien de moins, en fait, que la
possibilité de cette extériorité même, la possibilité de l'essence de la
vérité. A l'homme est subrepticement confié le pouvoir essentiel de
l'essence, celui de se recevoir elle-même.
Ainsi l'intervention de l'homme dans la problématique qui vise
l'essence de la manifestation a-t-elle en fait une double signification.
Celle, d'abord, de masquer la possibilité la plus ultime de cette
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375
(1) Selon Malebranche l'étendue intelligible n'est pas Dieu lui-même mais seu-
lement la face de son être que celui-ci tourne vers nous, ce à quoi il nous permet
d'avoir accès en lui. Que l'étendue soit justement en Dieu ce qui permet d'avoir
accès en lui, que l'extériorité définisse ainsi les conditions selon lesquelles l'absolu
se phénoménalise, cela atteste la prééminence chez Malebranche, comme chez tant
d'autres penseurs, des présuppositions ontologiques ultimes du monisme. Sur le
pressentiment génial qu'a eu cependant Malebranche de l'insuffisance radicale
de ces présuppositions dans leur prétention à définir la condition de toute phéno-
ménalité possible, comme sur l'échec de ce pressentiment, cf. infra, § 48.
(2) M. GUÉROXJLT, Étendue et Psychologie chez Malebranche, LES Belles-I^ettres,
Paris, 1939, 24-25.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375
perpétuel renvoi d'un terme à l'autre il n'est pas mis fin autrement
que par leur identification, par l'aplatissement l'un sur l'autre et le
recouvrement rigoureux de l'essence et de l'extériorité. Un tel
recouvrement s'opère, l'identification fallacieuse qu'il promeut est
effective, lorsqu'il est dit que « le champ où YErscheinen parvient à
l'intuition de soi est fait de YErscheinen lui-même et par lui » (i).
A vrai dire, considérée dans sa généralité indéterminée, une telle
proposition est vraie. En elle s'annonce le caractère décisif de l'essence,
celui d'être le fondement de sa propre manifestation. Être le fondement de
sa propre manifestation, c'est justement cela, pour l'essence de la
manifestation, être un fondement. Mais le caractère en vertu duquel
l'essence est le fondement ne saurait être purement et simplement
affirmé. Un tel caractère doit au contraire être saisi dans sa possibilité
même. Cette possibilité a été mise en lumière, elle réside dans la manifestation
du fondement lui-même, c'est-à-dire de la transcendance comme telle. A la
pensée qui comprend l'essence comme le fondement de sa propre
manifestation, le problème de cette possibilité n'échappe pas. La
manifestation de l'acte d'apparaître est incluse dans l'affirmation selon
laquelle ce qui se phénoménalise dans le champ pur de la phéno-
ménalité est cet acte d'apparaître lui-même. « Le champ où YErscheinen
parvient à l'intuition de soi est fait de /' « Erscbeinen » lui-même. »
C'est précisément parce que le champ phénoménologique où se
manifeste l'acte d'apparaître est fait de l'acte d'apparaître lui-même
que ce champ est celui où se manifeste un tel acte, qu'il est le champ
où l'acte d'apparaître parvient à l'intuition de soi. De ce champ il est
dit aussi, toutefois, qu'il n'est pas fait seulement de YErscheinen lui-
même mais encore par lui. Que le champ de YErscheinen soit encore
« fait par lui », cela nous invite à réfléchir sur la nature de YErscheinen
en tant qu'il n'est pas seulement ce qui se phénoménalise dans ce
champ comme constituant sa phénoménalité même, en tant qu'il n'est
(i) H, 134.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 3 7 5
pas seulement ce champ lui-même mais encore ce qui le crée. Car ce qui crée le
champ phénoménologique de l'apparence n'est pas ce champ lui-
même, mais la transcendance. A la pensée qui médite sur la nature
de VErscheinen se présente dès lors cette évidence : la détermination
du champ où l'acte d'apparaître parvient à l'intuition de soi comme
fait de cet acte et par lui, repose sur une confusion, plus exactement
sur l'ambiguïté de 1' « apparaître » lui-même en tant que celui-ci
désigne à la fois la phénoménalité de l'horizon transcendantal de l'être et la
transcendance elle-même. Pour nous le sens de cette confusion est clair :
la tentative de déterminer la réalité du fondement en lui conférant
un statut phénoménologique est ce qui s'annonce en elle. Avec
l'identification phénoménologique de la transcendance et de l'horizon,
toutefois, cette détermination s'opère mal. Loin d'être levée par
elle, l'indétermination phénoménologique foncière du fondement
est ce qui la rend possible, car la transcendance ne peut être identifiée
avec l'horizon de l'être qu'elle n'est pas que pour autant que son mode
originaire et propre de révélation demeure totalement inéclairci.
Parce qu'un tel mode demeure inéclairci ou, pour mieux dire,
totalement ignoré, il lui est purement et simplement substitué
le mode de manifestation de l'horizon lui-même. Ainsi apparaît
clairement l'origine phénoménologique de l'identification de la trans-
cendance êt de l'horizon. Ce qui est impliqué par une telle identifi-
cation, ce n'est rien de moins qu'une identité ontologique que tout le
contexte de la problématique dément. Sur le plan phénoménologique
lui-même, toutefois, une telle identification se révèle illusoire. Avec
la manifestation de l'horizon où elle cherche vainement le principe
d'une phénoménologie de la transcendance, c'est-à-dire du fonde-
ment lui-même, la problématique se donne quelque chose qu'elle n'a
pas, car la manifestation de l'horizon n'est possible que par la
transcendance, c'est-à-dire justement sur le fond de quelque chose
qui lui échappe.
Que l'être du fondement échappe à la problématique au moment
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
§ 2 9 . M I S E EN É V I D E N C E DU MOTIF ONTOLOGIQUE
DE L'IMPUISSANCE DE LA PROBLÉMATIQUE
A É D I F I E R UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DU FONDEMENT
ET A DONNER UN CONTENU
A L ' I D É E DE LA STRUCTURE FORMELLE DE L'AUTONOMIE
champ est constitué par lui), c'est que l'acte d'apparaître qui est le
fondement de sa propre manifestation se montre aussi en tant qu'il
est ce fondement. C'est comme ce fondement qu'il est lui-même de sa
propre manifestation que l'acte d'apparaître apparaît. Dans cette déter-
mination de l'être du fondement comme ce qui se montre, la signi-
fication positive de la Selbstândigkeit, la manifestation de l'essence, ne
se recouvre-t-elle pas purement et simplement avec ce qui constitue
sa possibilité même ? Cette possibilité cesse d'être abstraite, elle est
autre chose qu'une condition = x, si elle s'exhibe dans le champ
qu'elle fonde de la phénoménalité comme cela même qui le fonde. A
sa tâche s'égale la problématique qui vise à élucider l'essence du
phénomène, elle atteint son but quand est déterminé dans sa réalité
ce qui rend possible la manifestation de l'essence de la manifestation,
c'est-à-dire l'être du fondement. La détermination dans sa réalité de
la possibilité de la manifestation de l'essence appartient à la phéno-
ménologie du fondement. Avec la phénoménologie du fondement la
« Selbstândigkeit » de l'essence est autre chose qu'une pré supposition, elle est
ce qui se montre dans sa possibilité.
L'élaboration de la structure formelle de l'idée d'autonomie
reste cependant formelle, les conditions qu'elle énumère comme
constituant ensemble la phénoménalité concrète demeurent en fait
des présuppositions vides aussi longtemps qu'il n'est pas répondu
à cette question : qu'est-ce qu'apparaître ? Que l'acte d'apparaître
apparaisse, qu'il soit le fondement de sa propre apparition, et qu'il
apparaisse justement en tant qu'il est ce fondement, cela donne sans
doute à penser que cet acte d'apparaître se suffit à lui-même, mais cela
ne veut encore rien dire aussi longtemps que la signification du mot
« apparaître » demeure en fait et chaque fois totalement indéterminée.
La distinction instituée par la problématique entre YErscheinen et sa
manifestation, entre l'acte d'apparaître compris comme ce qui se
phénoménalise dans le champ phénoménologique de l'être et ce même
acte considéré en lui-même en tant qu'il fonde la phénoménalité de ce
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 37 5
qu'une idée, une idée directrice, cela montre que si le but qu'elle
Doursuit est maintenant clairement défini aux yeux de la probléma-
rique qui vise l'essence, les moyens lui manquent encore, cependant,
pour parvenir à ce but. Loin d'être abstraite ou vide, l'idée de l'auto-
nomie est l'indice d'un travail ontologique concret, elle est ce qui
permet à la problématique de prendre conscience de sa propre
insuffisance dans l'impossibilité où elle se trouve de fournir à cette
idée un contenu effectif. Est-ce par hasard si c'est précisément au
moment où elle se montre incapable de lui donner un contenu effectif
que la problématique se retourne contre l'idée qui jaillit pourtant de
son progrès même pour la mettre en cause et se demander si, finalement,
cette idée a un sens ? Quand donc la problématique se montre-t-elle
incapable de donner à l'idée de l'autonomie un contenu effectif?
Quand il s'agit pour elle de déterminer dans sa réalité l'être du
fondement. L'idée de l'autonomie n'est que l'idée de cette détermination
nécessaire. C'est parce que cette détermination échoue, parce qu'elle
se laisse reconnaître, en fait, comme une indétermination ontolo-
gique foncière, que l'idée de l'autonomie apparaît formelle et
vide.
En quoi consiste, plus précisément, le caractère « formel » et
« vide » de cette idée ? En ceci qu'elle donne comme le fondement de
l'apparence cette apparence même. Mais le contexte de la problé-
matique confère à cette tautologie vide un sens singulier. Et d'abord,
dans ce contexte, ce qu'il convient d'entendre par l'apparence se
trouve être rigoureusement défini : l'apparence désigne la visibilité
de l'horizon transcendantal de l'être. Précisément parce que l'idée de
l'autonomie de l'essence intervient dans le cours du progrès phéno-
ménologique de l'analyse, les éléments qui composent sa structure
formelle et qui sont réunis par elle ne sont, primitivement, ni indéter-
minés ni incertains. Pas plus que le concept de l'apparence (qui est
celle de l'horizon), l'idée du fondement n'est, à l'origine, une simple
présupposition logique. Le fondement est la transcendance elle-même.
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
revêt la signification d'être tel en tant que la conscience Vatteint dans l'acte
par lequel elle se transcende vers lui. U immanence reçoit paradoxalement le
sens de l'objectivité.
La désignation d'un contenu comme immanent ne détermine-
t-elle pas pourtant celui-ci d'une façon plus précise, en l'opposant
par exemple au contenu « transcendant » de la conscience ? Si une
telle opposition a un sens, s'il y a véritablement lieu d'instituer une
distinction dans le cours de notre expérience entre les contenus
qui lui appartiennent en tant que contenus immanents et ceux qui
ne sont encore que transcendants par rapport à elle, n'est-ce pas le
mode même selon lequel ces contenus sont reçus par la conscience
dans l'expérience qu'elle en fait qui doit alors et chaque fois être
différent ? Et si l'immanence désigne précisément le mode selon
lequel s'opère la réception d'un contenu lorsque celui-ci revêt cette
qualification d'être immanent, ne doit-elle pas, dès lors, être déter-
minée en tant que telle et constituer par suite l'essence particulière
d'un mode spécifique de réceptivité ? A vrai dire, dès que la problé-
matique se pose les questions les plus simples, et pourvu que celles-ci
aient une signification ontologique rigoureuse, les évidences sur-
gissent devant elle. La distinction effectuée dans la phénoménologie
husserlienne entre les contenus immanents et les contenus transcen-
dants de l'expérience est inessentielle parce que l'essence de ces
contenus précisément est la même : le pouvoir ontologique qui les rend
ultimement possibles en assurant leur réception est dans tous les cas la
transcendance. Transcendant à la conscience apparaît en effet le contenu
primitivement désigné d'une façon impropre comme immanent,
dès que la problématique ne se borne plus à constater le caractère en
vertu duquel un tel contenu appartient à titre de donné à l'expérience
réelle de la conscience mais s'interroge au contraire sur la condition
de possibilité de ce donné, c'est-à-dire sur le pouvoir ontologique
qui en assure originairement la réception. Dès lors, le contenu,
immanent à la conscience en tant qu'il entre dans la sphère de son
2 44 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
mais être ce contenu, de telle manière que celui-ci ne soit rien d'extérieur à
l'être qui le reçoit. De telle manière aussi que l'être qui reçoit ce contenu qui
ne lui est pas extérieur mais identique, ne soit plus libre par rapport à lui,
mais le reçoive au contraire passivement comme quelque chose qui ne dépend
pas de lui et qu'il n'a pas créé, comme ce quelque chose d'incréé qu'il est
lui-même.
Avec le dédoublement du concept de la réceptivité la problé-
matique éclaire de la manière suivante le rapport qui existe entre la
forme de cette réceptivité et son contenu. Quand il s'agit de la
réceptivité de la représentation, forme et contenu sont différents. La
forme réside dans l'essence, elle est identiquement celle-ci dans la
réalité de l'acte imaginatif par lequel elle dessine un horizon. L'horizon
lui-même est un produit purement imaginaire, sa réalité ontologique
n'est pas celle de l'essence, n'est pas la réalité. Ce que crée l'essence
est seulement une image. L'horizon transcendantal de l'être définit le
milieu ontologique de l'irréalité. Parce qu'ils sont, l'une, l'essence,
l'autre, son produit imaginaire, la forme et le contenu de la réceptivité
qui réside dans la représentation diffèrent, au point de vue ontologique,
comme la réalité et l'irréalité. C'est sa propre réalité, au contraire, non
le simple produit de son imagination, que l'essence reçoit dans le
mode originaire de réceptivité qui est le sien. Parce qu'il est constitué
par l'essence elle-même, le contenu de la réceptivité dans le mode
originaire de son accomplissement est identique à sa forme. La
mise en lumière de l'essence originaire de la réceptivité est ce qui permet seule
à la problématique de se trouver en présence d'une réceptivité dont la forme
et le contenu soient ontologiquement identiques. L'identité ontologique de
la forme et du contenu de la réceptivité définit la structure d'une
essence dont le propre est de se recevoir elle-même. Parce qu'une
telle identité ne se réalise que dans la forme originaire de la réceptivité,
celle-ci assure seule la possibilité pour l'essence de se recevoir elle-
même, elle constitue la structure ontologique de l'essence en tant que réception
originaire de soi. Si le dédoublement de son concept a montré qu'il
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 375
orientation pure vers... veut dire qu'on lui suscite quelque opposi-
tion (i). » Avant de recevoir le contenu pur qu'il s'oppose et qui
l'affecte, c'est lui-même, toutefois, que, conformément au mode
originaire de la réceptivité, l'acte d'objectivation reçoit, c'est par lui
d'abord qu'il est affecté. Plus originaire que l'affection de la transcendance
par l'horizon est l'affection de la transcendance par elle-même. Le caractère
originaire de l'affection de la transcendance par elle-même a, en ce
qui concerne l'ouverture projetante de l'horizon, la signification
suivante : dans l'acte originaire par lequel elle projette l'horizon
qu'elle se suscite à elle-même et par lequel elle s'affecte, la transcen-
dance est déjà affectée. Que la transcendance soit déjà affectée dans
l'acte par lequel elle forme l'horizon veut dire que son affection
originaire est indépendante de cet horizon, indépendante de l'acte qui
le forme en tant que tel. L'indépendance de cette affection originaire à
l'égard de l'acte qui forme l'horizon est identiquement son indépen-
dance à l'égard du processus ontologique de l'objectivation, l'indé-
pendance de l'affection originaire de la transcendance à l'égard de la transcen-
dance elle-même. L'essence originaire de l'affection réside dans l'immanence.
La mise en lumière d'une affection originaire dans son opposition
ontologique radicale avec l'affection de la transcendance par l'horizon
qu'elle se suscite à elle-même, ne donne-t-elle pas un sens à l'ambi-
guïté qui pèse sur le concept de l'affection ? N'introduit-elle pas cette
ambiguïté dans la problématique comme un élément positif de celle-ci
ou, pour mieux dire, décisif ? Une telle ambiguïté doit-elle être levée
ou seulement approfondie ? Ou bien l'approfondissement de cette
ambiguïté qui se découvre au progrès de l'analyse et se donne
finalement comme son résultat le plus positif, n'est-il pas identi-
quement la mise en lumière d'une autre ambiguïté, celle-là purement
négative, conformément à laquelle le concept de l'affection a constamment
été confondu par la problématique qui se meut à l'intérieur des présupposition s
(i) K, 244.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE375
affectée par soi veut dire ici, pour la transcendance, être affectée par
un contenu ontologique qui trouve son origine en elle-même.
U affection par soi de ia transcendance a me signification métaphysique qui
concerne l'origine ultime de cette affection. Mais le problème, on l'a vu, est
celui du fondement de cette signification métaphysique, s'il est vrai
que, dans le contenu phénoménologique de l'affection de la trans-
cendance par l'horizon, il n'y a rien de plus que cette affection elle-
même, c'est-à-dire la pure apparence de l'horizon comme telle,
si le pouvoir qui la suscite n'est point compris dans cette apparence.
Que celle-ci soit le fait de la transcendance, c'est là une affirmation
que la problématique ne peut promouvoir que pour autant qu'elle
dispose d'une affection dont le contenu phénoménologique effectif soit constitué
par l'essence de la transcendance elle-même. Une telle affection existe,
c'est elle précisément qui a été pensée sous le concept de l'auto-
affection. Loin de se recouvrir avec celui de l'affection par soi de la trans-
cendance dans l'horizon, le concept de l'auto-affection en est la simple pré-
supposition.
Avec l'auto-affection le concept de l'affection par soi de la
transcendance trouve sa seconde signification. Conformément à
celle-ci, la transcendance s'affecte elle-même en tant qu'elle constitue
elle-même le contenu ontologique pur par lequel elle est affectée.
Être affectée par soi veut dire maintenant, pour la transcendance,
non plus créer le contenu qui l'affecte, mais être ce contenu. C'est
seulement lorsqu'elle est prise dans cette seconde signification que
l'affection par soi de la transcendance peut être définie en toute
rigueur comme une auto-affection.
L'interprétation de l'affection par soi de la transcendance comme
auto-affection laisse cependant subsister un doute sur la légitimité de
l'identification qu'elle opère. Plutôt c'est, réciproquement, la
compréhension de l'auto-affection originaire de la transcendance
comme « affection par soi » qui risque de plonger à nouveau la
problématique dans l'ambiguïté. Dissiper celle-ci revient à mettre en
2 44
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
§ 3 2 . IMMANENCE ET TRANSCENDANCE
M. H E N R Y 11
318 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
§ 3 3 . L ' I N T E R P R É T A T I O N ONTOLOGIQUE
D E L'ESSENCE D E LA TRANSCENDANCE COMME IMMANENCE
ET LA POSSIBILITÉ INTERNE DU DÉPASSEMENT
(1) Cette extension, constamment affirmée par MERLEAU-PONTY (cf. par ex.
PhP, 192-193), est justement ce qui l'amène à rejeter le concept d'immanence :
celle-ci est véritablement chez lui une catégorie ontique, elle ne désigne plus rien
d'autre que la « chose ».
328 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
pensé sous le concept de cette unité, c'est un seul et même acte, l'acte
de la transcendance, ce n'est pas la possibilité interne de cet acte de demeu-
rer un en lui-même dans son accomplissement. Parce que la possibilité
interne de l'unité originelle de l'acte de la transcendance n'est ni
pensée ni saisie, ce n'est pas cet acte en lui-même qui, finalement, se
trouve pris en considération mais plutôt son rapport à l'horizon qu'il
crée. Parce qu'elle concerne seulement l'acte de la transcendance
dans son rapport avec l'horizon, l'unité de la spontanéité et de la
réceptivité se révèle être identiquement l'unité de la structure totale
engendrée par cet acte, Vunité de l'essence et du milieu pur qu'elle imagine,
non l'unité interne de l'essence elle-même.
Ainsi apparaît ce que contient d'équivoque une expression
comme celle de la « cohérence de la structure interne de l'essence de la
manifestation ». La structure interne de l'essence ne comprend en
elle à la rigueur que la réalité de celle-ci. Dans la totalité synthétique
de la structure d'ensemble constituée par la transcendance réside au
contraire, avec l'essence elle-même, le pur produit imaginaire de son
activité. La subsistance de cette structure d'ensemble est sans doute un
problème : elle est assurée par l'acte de la transcendance comme
acte de créer et de retenir l'horizon. L'unité de la spontanéité et de la
réceptivité de la transcendance à l'égard de l'horizon est ainsi le
fondement de la cohérence de la structure d'ensemble que suscite la
transcendance dans sa liberté, ha cohérence de cette structure d'ensemble
n'est pas celle de l'essence dans sa structure interne, elle la présuppose.
L'unité de l'essence et de son produit imaginaire, unité qui trouve son
fondement dans celle de la spontanéité et de la réceptivité de l'acte
de la transcendance à l'égard de l'horizon, renvoie à l'unité interne
de cet acte et à sa cohérence originaire comme à un fondement
dernier, he schématisme renverse les termes, donne pour l'unité de l'essence,
pour l'unité originairement cohérente de la transcendance elle-même, l'unité
de la structure d'ensemble que la transcendance développe. Avec un tel
renversement dans la hiérarchie des essences se découvre justement,
336 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) K, 176.
(2) i d . , 99.
3 75
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE
(i) Cf. K , 1 4 1 .
3 75
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE
(1) Si le temps est donné par Husserl comme la condition de l'unité de phéno-
nènes structurellement différents — on peut placer l'un à côté de l'autre des objets
ippartenant à des espaces et à des temps différents « en tant qu'on les place dans un
hamp temporel » (EU, 213) — c'est précisément parce que le temps est lui-même
lompris comme constituant un champ phénoménologique et, comme tel, unifié,
l'unité d'une intuition » : « l'unité de l'intuition du temps est la condition de
>ossibilité de toute unité de l'intuition pour une quelconque pluralité liée d'objets
[ui sont tous des objets temporels » (id. 214).
(2) K, 138.
(3) IfiL confusion de ces diverses unités, la substitution à l'unité fondamentale
le l'essence des unités secondaires qui reposent sur elle et en dérivent, n'est pas
340 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
savoir réel et son fondement. Car sans doute l'essence ne peut agir que si
elle est là, le savoir naturel n'est possible que si l'essence est présente
en lui, si elle lui est immanente. Cette possibilité pour l'essence d'être
là, toutefois, lui appartient en propre, elle est sa propre possibilité, la
possibilité pour l'essence de la présence d'être elle-même présente
et d'être ainsi ce qu'elle est, l'essence de la présence. Parce que la
possibilité pour l'essence d'être présente et agissante dans le savoir
naturel repose sur sa propre possibilité, l'action de l'essence à
l'intérieur de celui-ci doit être, non pas simplement nommée, mais
saisie dans sa structure ontologique interne et dans sa possibilité.
L'essence immanente est celle de l'immanence.
Que l'essence parvienne elle-même en soi, que son pouvoir,
celui de parvenir dans la lumière de l'extériorité, soit d'abord celui
de parvenir dans ce parvenir, de s'unir à lui, de se réunir ainsi avec
soi dans la force de son unité interne, cela ne veut-il pas dire simple-
ment qu'un tel pouvoir existe, que l'essence doit être présente pour
agir ? Ou plutôt qu'elle est effectivement présente et qu'ainsi elle
agit ? Le contenu ontologique du concept de l'immanence compris
« dans sa signification essentielle » n'est-il pas constitué, au même
titre que celui qui se trouve visé par la pensée dans le « rapport
d'immanence » de l'essence à ses modes, par la simple présupposition
de celle-ci dans la tautologie où l'essence est reconnue et nommée
sans plus, où on dit qu'elle « est ». Mais que signifie être ? Avec la
détermination de la possibilité fondamentale de l'essence comme
possibilité pour elle de parvenir elle-même en soi, c'est la structure
interne de l'essence, la structure originaire de l'être lui-même, qui se
trouve décrite et saisie par la problématique. C'est seulement, en
effet, sur le fond en lui de cette structure où l'essence se reçoit origi-
nairement elle-même dans l'immanence que l'être est susceptible de
s'unir à lui-même et d'être ainsi ce qu'il est, que l'être est susceptible
d'être. Car l'être n'est pas quelque chose de mort ou de tout fait, il
n'est rien qui soit donné simplement. Son être, l'être ne l'obtient
344 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
que par l'œuvre en lui de l'essence qui le fait être dans l'unité origi-
naire qui le constitue. Car l'unité non plus n'est pas quelque chose
de mort. Elle est une oeuvre justement et un accomplissement. La
manière dont s'accomplit cette œuvre, l'œuvre intérieure de l'être, c'est
là ce que se représente la pensée qui dispose des catégories ontolo-
giques fondamentales où se trouve définie la possibilité pour l'être de
parvenir originellement en lui.
La possibilité pour l'être de parvenir originellement en lui le
détermine comme l'immédiat. Non pas comme l'immédiat de la
conscience naïve qui s'en tient au donné et le considère comme allant
de soi, non pas comme celui de la pensée qui, remontant à la condi-
tion ontologique de ce donné, c'est-à-dire à l'être lui-même, prend
cependant celle-ci à son tour comme quelque chose de donné sim-
plement et qui se suffit à soi-même. Car sans doute la condition
ontologique de possibilité du donné se suffit à elle-même, si juste-
ment elle est la condition. Ce en vertu de quoi elle est la condition,
ce par quoi elle se suffit à elle-même, c'est là cependant ce qui doit
être exhibé par la problématique. C'est cette possibilité en vertu de
laquelle l'être se suffit à lui-même et se trouve être ainsi la condition
en un sens absolu, possibilité qui est identiquement pour lui celle
de parvenir originairement en lui-même, qui est pensée sous le
concept de l'immédiat et le détermine comme le concept fondamental
de l'ontologie. L'immédiat est l'être lui-même comme originairement donné
à lui-même dans l'immanence. Parce que cette donation originaire de
l'être à soi qui le constitue proprement ne s'accomplit ni par hasard
ni par miracle, mais dans l'immanence et comme cette immanence
même, le concept de l'immédiat ne demeure pas indéterminé, l'immé-
diat n'est pas un simple nom pour dire, en l'absence de tout contexte
philosophique valable et comme une simple tautologie, que l'être est,
mais désigne au contraire sa possibilité interne et se réfère par suite
à une essence, à l'essence fondamentale où cette possibilité trouve sa
réalité.
TRANSCENDANCE ET IMMANENCE 345
M. H E N R Y 12
346 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
LA STRUCTURE INTERNE
DE L'IMMANENCE
ET LE PROBLÈME
DE SA DÉTERMINATION 30-10-2018
PHÉNOMÉNOLOGIQUE :
L'INVISIBLE
mondaine en général- Ici se fait jour pour la pensée qui veut parvenir
à l'essentiel la nature étrange du chemin qu'il lui faut suivre si du
moins elle veut atteindre son but. Suivre un tel chemin pour elle, en
effet, ce n'est pas « se diriger vers » mais au contraire « se détourner
de », de telle manière cependant que, dans ce mouvement par lequel
elle se détourne de ce qui forme son objet naturel, elle n'abandonne
pas seulement celui-ci et l'infinie richesse de ses déterminations
multiples mais, plus essentiellement et d'une manière plus décisive
pour la compréhension de l'indigence et du dénuement auxquels elle se
voue, la nature même du séjour qui était le sien auprès des choses,
cet acte de se diriger vers avec lequel pourtant elle pouvait paraître
se confondre. Ainsi s'ajoute à la perte de tout ce qui est, celle, plus
essentielle, de l'être lui-même, en même temps que s'annonce à la
pensée, avec le caractère ontologique de la privation dont elle
est frappée, sa vraie détresse. Car c'est sa propre possibilité, la
possibilité de penser, qui lui est retirée quand elle doit se détourner
du milieu ontologique où elle se trouve éclairée par la vérité. C'est
pourquoi ce détournement qui lui est prescrit pourtant comme le
chemin, l'abandon de l'étant dans son ensemble, signifie seulement
aux yeux de la pensée son propre abandon, mesure sa propre
impossibilité.
Cet abandon pourtant est celui de l'essence, c'est dans cette
indigence extrême où rien ne subsiste du monde, et pas davantage le
monde lui-même, qu'elle se tient comme dans sa possibilité. Indigence
et détresse, perte et abandon, caractérisent l'essence relativement à ce
dont elle se trouve privée. De quoi donc l'essence est-elle privée ?
Quand le caractère de sa privation a été compris et ce dont elle
manque saisi lui-même comme être-à-l'extérieur-de-soi de l'être,
comme extériorité et altérité, c'est de celle-ci que l'essence se trouve
privée. L'être-autre est autre que l'essence. L'élément étranger où
grandissent les riches déterminations de l'existence, c'est là ce qui lui
est étranger. L'indigence de l'essence réside dans le fait qu'elle ne renferme
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 351
rien d'autre. C'est parce que l'essence ne renferme rien d'autre que la
pensée qui se tourne vers elle se détourne nécessairement de tout ce
qui est autre qu'elle, de cela même qui est l'autre, de l'être enfin
compris comme altérité et comme extériorité. Parce qu'elle se
détourne de ce milieu pur, de ce qui s'y manifeste et de ce qui s'y
rapporte, la libération de l'essentiel se poursuit comme un retrait.
Voilà pourquoi toute approche de l'essence revêt immédiatement la
forme de l'épargne, pourquoi toute proximité, si du moins elle
concerne l'origine, sera « économisante ». Épargne, économie,
signifie ici, toutefois, rejet, abandon. C'est pourquoi il y a dans cette
épargne, dans le projet de cette économie, un certain courage, celui
non d'un renoncement provisoire mais d'une pauvreté qui se fait
et se veut essentielle. Essentielle est la pauvreté qui laisse aller, au
lieu de s'y joindre, les multiples configurations de l'être, la forme
même de son séjour auprès de la terre, la Maison et l'Année, La parole
même où toute chose est contenue, le nom et l'appellation, ce qui
désigne et ce qui montre, à cela aussi il faut renoncer dans cette
pauvreté qui est faite de silence. Mais que reste-t-il alors ?
Ce qui reste quand, avec l'altérité et l'extériorité, le milieu de
l'être et toutes ses déterminations, ses configurations et le mouve-
ment vers elle de la pensée, ont été rejetés ou supprimés, c'est l'essence
elle-même. Car rien n'est retiré à l'essence qui se trouve au contraire libérée
et reconnue dans son intégrité quand s'opère dans la pensée le retrait de
l'être transcendant et de la transcendance elle-même : rien n'est retiré parce
que l'essence ne renferme rien d'autre et que la suppression de l'altérité est
seulement la suppression de l'élément étranger par rapport à l'essence, de ce
qui la recouvre et la dissimule à nos yeux.
C'est ici le moment où la détermination négative de la structure
interne de l'essence à partir de l'exclusion hors d'elle de toute transcen-
dance manifeste sa signification positive. Si la pensée qui se voue à la
garde de l'essentiel s'accomplit comme un retrait et comme un rejet,
c'est que, se comportant de la sorte, elle obéit à une prescription qui
352 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) L , 73-
354 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
absence doit alors recevoir son vrai nom, car elle ne signifie plus
une privation mais le tout de la réalité. Dans le non-pouvoir l'essence
trouve son pouvoir suprême, son impuissance est celle de la pléni-
tude (1).
Cette plénitude de l'essence séparée de toutes les déterminations
du monde et à laquelle pourtant rien ne manque, cette richesse d'une
réalité sans limite qui se perd dans sa propre profusion et se confond
entièrement avec elle, l'expérience de l'être dans sa nudité, dans
sa simplicité, dans sa totalité, cette expérience sans partage qui est
l'être lui-même, c'est là ce que le jeune Hegel se représentait comme
le contenu de la conscience religieuse. Pareille profusion qui lui est
donnée comme cela même qu'elle est, cette conscience la vivait
plus particulièrement dans le symbole de l'eau. L'élément liquide
ne connaît « aucune lacune, aucune limitation, aucune diversité ou
détermination » (2). C'est pourquoi l'expérience d'un tel élément
(1) Il se peut que l'irréalité ou, plus exactement, son inclusion dans l'essence,
ne constitue pas un obstacle à l'existence et à la saisie d'une totalité : « I,e phénomène
du Pas-encore qui naît de l'anticipation de soi-même n'est pas davantage que la
structure du Souci en général un argument contre la possibilité et l'existence d'un
état de totalité » (SZ, 259). C'est cette anticipation de soi dans le projet qui cons-
titue bien au contraire, selon HEIDEGGER, la possibilité pour le Dasein de parvenir
à la saisie de sa totalité, et cela parce que l'élan qui anticipe sa possibilité ultime et
dernière, absolument indépassable, révèle en même temps « toutes les possibilités
situées en deçà de cette dernière » (ID., 264). I*a totalité ainsi révélée par l'élan
anticipateur doit cependant être comprise dans ce qu'elle est et comme ce qui
fonde en même temps la possibilité de la révélation, elle doit être comprise comme
finitude. C'est la finitude de l'horizon, en effet, qui constitue la signification ontolo-
gique de l'être-pour-la-mort ou, pour mieux dire, qui lui est identique. Iya vue portée
sur l'existence humaine dans son ensemble par l'être-pour-la-mort n'est ainsi rien
d'autre que cette finitude même et, pour cette raison, elle se développe tout entière
sur le plan de l'irréalité. E n d'autres termes, la totalité ici en question est une totalité
comprise, surgissant à l'intérieur de l'acte anticipateur de la transcendance et comme
l'horizon même de celle-ci. Elle ne concerne en aucune façon la réalité de l'essence,
de telle manière que la possibilité pour cette dernière de former en elle-même une
totalité et d'être saisie comme telle n'est pas même prise en considération et ne
constitue en aucune façon le problème posé.
(2) CD, 98.
360 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
ce qu'elles sont, l'être est ce qu'il est, dans cette adéquation parfaite
qui est l'être lui-même. C'est pourquoi, c'est le caractère parfait de
cette adéquation et de ce qu'elle signifie en général pour la structure
universelle de l'être que Kafka a exprimé encore quand il a parlé de
ces flèches exactement ajustées aux plaies qu'elles ont faites (1).
Privilège ou, dans ce monde sans déchirement, déchirement d'une
blessure, joie ou souffrance, ou bien encore, et cela pour des raisons
essentielles qui seront exposées, l'un et l'autre en même temps, telle
est en tout cas la structure de l'être dans l'unité, son unité indisso-
luble avec soi dans l'expérience adéquate qui le constitue.
La nature de l'expérience de l'être comme expérience adéquate,
comme expérience de soi de l'être dans la totalité de sa réalité et
dans son unité avec soi, le caractère indissoluble de cette unité
expriment une impossibilité inscrite dans l'essence comme sa struc-
ture même. Sur quelle structure se fonde dans l'essence l'impossi-
bilité ici en question et que signifie-t-elle d'abord ? Toute impossi-
bilité implique l'absence d'un pouvoir en relation avec lequel, au
contraire, quelque chose serait possible. Ce qui est impossible dans
l'expérience de l'être, et cela conformément à sa structure, c'est la
non-adéquation, la non-coïncidence de l'être avec soi dans la totalité
de sa réalité. Quel pouvoir manque quand il est impossible à l'être
de ne pas coïncider avec soi, de ne pas s'identifier à soi dans l'unité
absolue où, prisonnier de lui-même et de sa réalité, il demeure en
soi ? Manifestement le pouvoir de s'en aller hors de soi, de poser
autre chose que sa propre réalité et de lui échapper, c'est-à-dire
encore la « liberté ». « L'être absolu, disait Fichte, est dans cette
partie de la forme cette liberté qui lui est propre, en dehors de lui-
même (2). » La liberté, tel est, bien au contraire, le pouvoir dont
l'être absolu se trouve dépourvu, de telle manière qu'il n'y a en
lui aucune partie, aucune « forme » qui lui soit extérieure, rien qu'il
ne soit pas ou qu'il ne soit pas encore dans l'actualité de sa réalité.
La structure sur laquelle repose l'impossibilité pour l'être de ne pas être
tout entier présent à lui-même, l'impossibilité pour lui de rompre le lien
qui l'attache à lui-même, de s'arracher à soi et d'exister hors de soi, est
la non-liberté.
Ce qui est impliqué dans le concept de celle-ci doit cependant
être précisé car, partout où il y a une essence et des lois d'essence,
il y a une prescription, une règle et, justement, l'impossibilité d'outre-
passer celle-ci. La non-liberté appartient en général à l'essence comme
cela même qui la constitue. Et comme l'empire des essences s'étend
sur la totalité de ce qui est, comme rien n'est soustrait à sa juridic-
tion, on peut dire, sans crainte de se tromper, que tout obéit à des
lois, que tout est déterminé. La liberté elle-même, si du moins il
nous est possible d'en parler d'une manière cohérente, si elle n'est
pas tantôt ceci et tantôt cela, se trouve soumise dans sa nature à une
détermination structurelle avec laquelle, bien plus, elle se confond.
C'est une détermination de ce genre qui a été rencontrée par la
problématique lorsqu'elle a montré, justement à propos de la liberté,
que le produit de celle-ci revêt la forme d'un horizon, et cela néces-
sairement. Déterminé, le produit de la liberté l'est parce que la liberté
elle-même est déterminée en tant que liée nécessairement à ce qu'elle
a produit et, d'une manière plus ultime, en raison de la nature même
de ce lien, c'est-à-dire de sa propre nature. La détermination struc-
turelle de l'horizon est cependant une détermination qui s'accomplit
à partir de la liberté et par elle, c'est la liberté qui constitue la loi de
cette détermination et qui s'exprime en elle. C'est pourquoi ce qui
est lié, parce qu'il l'est par la liberté, est aussi bien délié, se développe
dans l'extériorité. La nécessité qui détermine la structure interne de l'être
ne se ramène nullement, au contraire, à une simple nécessité d'ordre éidétique,
à celle par exemple qui appartient à l'eidos de la liberté, c'est la négation
ou l'absence de celle-ci qu'elle exprime, de telle manière qu'elle ne signifie
364 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
§ 3 8 . L A STRUCTURE I N T E R N E D E L'IMMANENCE
E T L E PROBLÈME DE SA COMPRÉHENSION COMME RÉVÉLATION : F I C H T E
le plus souvent, pour ne pas dire presque toujours, non pas comme
constitutive précisément de l'essence et de la possibilité d'une révé-
lation, mais comme excluant celle-ci pour désigner au contraire ce
qui se trouve par principe étranger à l'élément de la phénoménalité,
à savoir l'étant. Et c'est ainsi que, au moment même où son idée se fait
jour, l'immanence se trouve rejetée hors du domaine propre de l'ontologie
pour recevoir au contraire, comme on l'a vu, la signification d'être une caté-
gorie ontique. Or, ce n'est pas, si l'on y réfléchit, l'analyse de l'étant
qui aboutit à sa détermination thématique comme être immanent,
détermination d'ailleurs absurde, car, comme on l'a vu aussi, l'étant
ne demeure pas plus en lui-même qu'il ne s'en va hors de soi. La
pensée de l'immanence intervient en réalité sur un plan ontologique,
elle prend forme et se détermine initialement dans son opposition
au concept de la transcendance. Celle-ci étant comprise cependant
comme le pouvoir où la phénoménalité, identifiée avec l'extériorité,
acquiert un fondement, l'immanence d'où un tel pouvoir se trouve
radicalement exclu se trouve exclue à son tour de ce dernier, c'est-
à-dire de l'essence de la phénoménalité, et interprétée dès lors
comme radicalement étrangère à celle-ci, — comme étrangère non
pas seulement à la phénoménalité elle-même dans son effectivité
mais à son essence, à ce qu'il pourrait y avoir de non-phénoménal
dans l'élément ontologique lui-même. Et c'est ainsi que le concept
de l'immanence se laisse paradoxalement appliquer à l'étant. C'est
à partir de celui-ci, sans doute, que dans la philosophie moderne la
transcendance elle-même se trouve pensée, et cela faute de pouvoir
l'être à partir d'elle-même et de son fondement. Pensée à partir de
l'étant comme cela même dont celui-ci est privé, la transcendance
offre ainsi à ce qui lui sert de concept antithétique la possibilité,
et même l'obligation, de désigner l'étant lui-même. Ainsi l'immanence
signifie-t-elle premièrement la non-phénoménalité, secondairement
ce qui se révèle caractérisé par celle-ci, et cela de telle manière que la
genèse des concepts ontologiques purs telle qu'elle s'accomplit
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 373
parce qu'elle trouve en lui son essence, elle ne procède pas de lui,
elle n'a pas été posée hors de lui ni en lui par une action qui, s'ajou-
tant à l'essence éternelle de Dieu, lui aurait ajouté, précisément,
l'âme, elle n'a pas été créée. Parlant au nom de l'homme, Eckhart
dit : « Je suis non-né » (1) et, d'une manière générale, rejette pour lui,
en tant qu'il doit être compris dans son essence, la condition de créature.
Que signifie un tel rejet, c'est-à-dire aussi bien l'affirmation d'une
indépendance radicale de l'homme à l'égard de toute création divine,
à l'égard de Dieu lui-même ? L'indépendance de l'homme à l'égard de
la création, à l'égard de Dieu lui-même, signifie son identité avec lui.
Cette identité d'essence, Eckhart ne l'exprime pas seulement dans
l'affirmation de l'indépendance de l'âme à l'égard de Dieu mais,
d'une manière plus extrême, dans celle de la dépendance de Dieu à
l'égard de l'âme. « La nature de Dieu, son Essence, sa Déité dépendent
de l'opération nécessaire qu'il effectue dans l'âme (2). » Et s'identi-
fiant avec l'homme considéré dans son essence, c'est-à-dire précisé-
ment dans son indépendance à l'égard de toute création, Eckhart
affirme, plus explicitement encore : « ici, je fus cause de moi-même
et de toutes choses. Si je l'avais voulu alors, le monde entier et moi
ne serions pas... Que Dieu soit Dieu, j'en suis une cause. Si je n'étais
pas, Dieu ne serait pas non plus » (3). L'essence de l'âme étant Dieu,
en effet, la suppression de celle-ci telle qu'il nous est loisible de
l'opérer dans l'imagination éidétique, est la suppression de Dieu
lui-même. C'est pourquoi la signification de ces thèses radicales,
leur vérité, est bien celle qu'Eckhart exprime lui-même dans la suite
du texte : « que Dieu et moi sommes un » (4).
L'identité ontologique de l'âme et de Dieu peut-elle être comprise
cependant comme le contenu essentiel de la pensée d'Eckhart, son
(1) T, 258.
(2) ID., 245, souligné par nous.
(3) Id., 258.
(4) I D - , 259.
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(i) T, 153.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 389
lement comme son œuvre. » Cette opération dont Eckhart dit dans
le même passage qu'elle est identiquement l'amour, n'est pas « une
opération » mais l'essence même de l'absolu, c'est-à-dire, comme il le
dit encore, Dieu lui-même. Et Eckhart ajoute : « Dieu s'aime lui-
même... Mais dans l'amour dont Dieu s'aime lui-même, Il aime aussi
toutes les créatures, non en tant que créatures, mais en tant qu'elles
sont Dieu (1). »
Ce qui vient d'être dit de l'amour, peut-il l'être, toutefois, de la
pauvreté, de l'humilité ? Ces dernières ne sont-elles pas visiblement
des modes déterminés de l'existence, déterminés et en même temps
contingents, ne se recouvrant nullement comme tels avec l'essence
de celle-ci ? Pareils modes qui constituent seulement pour l'existence
des déterminations possibles parmi d'autres, ne se donnent-ils pas
cependant comme la condition de l'union avec Dieu, union qui
devient elle-même, dès lors, contingente et problématique, au lieu
d'être inscrite dans l'essence ? Comment l'union avec Dieu dépend-
elle de la pauvreté, de l'humilité ? E n tant qu'elle ne se réalise que
dans l'homme qui renonce au monde et à lui-même de manière à
n'être plus rien, car c'est seulement s'il n'est plus rien qu'il y a place
en lui pour l'opération de Dieu, c'est-à-dire pour Dieu lui-même.
Le dépouillement radical de l'homme compris comme la condition
de la présence en lui de Dieu, n'est-ce point là le thème fondamental
et en même temps le sens dernier de la « mystique » d'Eckhart ? E n
tant que celle-ci présuppose un tel dépouillement comme sa condi-
tion, comme une condition qui doit s'accomplir d'abord pour qu'elle
soit elle-même possible, elle se trouve liée à un devoir, suspendue,
dans sa réalisation, à une éthique. Voilà pourquoi la pensée religieuse
d'Eckhart revêt une forme édifiante, pourquoi elle s'exprime dans
la prédication, parce qu'elle vise une transformation de l'existence
au terme de laquelle seulement celle-ci pourra se trouver véritablement
(1) T, 245.
384L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
unie à Dieu. « L'homme doitëtze vide, dit Eckhart, ... il doit laisser
Dieu opérer ce qui lui plaît et rester pour sa part entièrement dis-
ponible (i). » Le vide que l'homme doit ainsi laisser se faire en lui
doit être absolu, de telle manière que ce qui se trouve opéré en
lui et lui-même ne soient plus rien d'autre que l'opération de Dieu,
ne soient plus rien d'autre que Dieu. Si l'homme est « dépouillé de
toutes choses » et « qu'il reste néanmoins en lui un lieu où Dieu
puisse opérer », c'est qu'« il n'est pas encore pauvre de la pauvreté
la plus intime... il n'y a vraiment pauvreté en esprit que lorsque
l'homme est à tel point dépouillé... que Dieu, s'il voulait opérer
dans l'âme, devrait être lui-même le lieu de son opération » (2).
Et encore : « Si Dieu trouvait l'homme en cette pauvreté, c'est sur
soi-même qu'il devrait exercer son opération et II serait lui-même
le lieu de son opération (3). » C'est donc la pauvreté ou, ce qui revient
au même, l'humilité qui est la condition de l'union avec Dieu.
« L'homme humble et Dieu ne font qu'un (4). » « C'est ici, dit encore
Eckhart, le baiser entre l'unité de Dieu et l'homme humble ». Parce
que c'est dans l'homme humble seulement que se réalise l'union avec
Dieu, de lui seul finalement peut être affirmée la conséquence extrême
de cette union, en tant qu'elle signifie l'unité, la dépendance de Dieu
à l'égard de l'homme : « l'homme humble n'a pas besoin de demander
mais il peut commander à Dieu » (5). Ainsi se trouve clairement
formulée la condition à laquelle obéit l'union et (parce que cette
condition est identifiée avec des modes déterminés de l'existence),
de telle manière que l'union ici en question, c'est-à-dire finalement
l'unité entre l'homme et Dieu, ne peut précisément plus être comprise
comme une unité ontologique.
d) T, 131.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 393
(1) T, 213.
(2) ID., 200.
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) T, 224.
(2) Cf. par exemple ID., 202.
(3) ID., 203.
(4) ID., 231.
(5) ID., 85, souligné par nous.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 395
(1) T, 1 0 8 .
(2) Ibid.
(3) ID., 258.
(4) ID., 259.
384L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) T, 189.
(2) ID., 108, souligné par nous.
(3) ID., 182, souligné par nous.
(4) ID,, 122, souligné par nous.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 397
(x) T, 149.
(2) Ibid.
(3) I D . , 144.
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
lui » (i). A ceux qui le condamnèrent comme si, dupe de son enthou-
siasme et peut-être aussi de son amour, Eckhart avait, dans l'identi-
fication prétendue de la créature avec Dieu, comme exagéré les
sentiments et les idées que lui suggérait son âme « mystique », il
ne manqua qu'une chose, la compréhension de sa pensée.
La détermination de la structure interne de l'essence comme unité
à partir de l'exclusion hors d'elle de la différence trouve son fonde-
ment ontologique dans ce qui rend possible une telle exclusion, dans
celle du processus ontologique sur lequel repose toute distinction
et toute différence, processus pensé par Eckhart comme celui de la
création, non plus au sens de la créature, mais de ce qui la crée et lui
donne naissance dans le monde, au sens d'un pouvoir et d'une acti-
vité, celle-ci explicitement reconnue comme telle, comme « activité »,
comme « opération », ou comme « médiation ». Que l'unité de
l'essence repose ultimement sur l'exclusion hors d'elle du processus
ontologique créateur de l'extériorité, de ce qu'Eckhart appelle
encore la « naissance », c'est là ce qui se trouve clairement énoncé.
« Dieu, dit-il, est l'unité dans cette union naturelle antérieure à toute
naissance (2). » Qu'une telle naissance signifie le processus créateur
de l'extériorité, l'entrée dans le monde saisie dans sa possibilité ontologique
et dans son fondement, cela résulte de ce qu'elle est mise en relation
avec les images extérieures, non avec telle ou telle d'entre elles,
mais comme ce qui les rend possibles en général, précisément comme
leur fondement. Parce qu'elle fonde la possibilité des images exté-
rieures en général, la naissance ainsi entendue dans cette signification
ontologique reçoit le même concept antithétique qu'elles, celui
qu'Eckhart qualifie, dans son langage en apparence existentiel, de
« virginité » ou encore de « pureté ». Celles-ci, parce que, comme unité,
la structure interne de l'essence laisse hors d'elle l'extériorité et son
(1) T, 246.
(2) ID., 242, souligné par nous.
(3) I D . , 250.
(4) I D . , 246.
(5) Ibid.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 401
(1) T, 256.
(2) I D . , 248.
(3) I D . , 246.
(4) ID., 1 3 1 .
(5) Id., x 12.
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
qui « va jusqu'au fond... saisit Dieu dans son unité et dans sa solitude...,
dans son désert et dans son propre fond » (i). Parce que c'est le propre
fond de Dieu, la Déité qui constitue l'essence de ce désert, le contenu
de cette solitude, celle-ci et les déterminations dans lesquelles elle se
réalise et qui lui sont identiques, humilité et pauvreté, pureté et
virginité, ont donc précisément un contenu, à savoir la Déité elle-
même, sont, comme telles, l'expérience de Dieu, c'est-à-dire sa
propre réalité. Voilà pourquoi l'humilité par exemple pouvait être
dite enracinée au Fond de la Déité, insérée en elle, de façon à n'avoir
d'être qu'en elle, parce que finalement, ayant la Déité pour contenu,
elle lui est identique.
La possibilité pour la Déité de constituer elle-même son propre contenu
et d'être ainsi, au sein de sa solitude et dans le désert de son Fond, la
réalité ontologique absolue, est cependant m problème, son fondement réside,
comme la problématique l'a montré, dans l'unité entendue non plus à partir
de la simple identité de la forme et du contenu mais précisément comme ce qui
rend possible me telle identité, comme le mode originaire conformément
auquel celle-ci s'accomplit : tel est précisément le concept eckhartien de
l'unité qui désigne non la simple présence de l'essence en elle mais son pou-
voir fondamental de parvenir en soi-même, de se recevoir elle-même et de se
réunir ainsi avec soi, de telle manière que cette unité de l'essence avec soi
résulte en elle de l'unité fondamentale qui la constitue. Cette unité fonda-
mentale constitutive de la structure interne de l'essence et de la
possibilité pour elle d'être une, de se réunir avec soi et en même
temps d'être elle-même son propre contenu, c'est comme un pou-
voir ontologique, en effet, que la pense Eckhart quand il prétend
subsumer sous son concept et déterminer par elle l'essence de la
Déité. C'est pourquoi une telle unité est nécessairement comprise
par lui, ainsi que devait le faire à son tour la problématique, comme
une œuvre et un accomplissement, comme l'œuvre même de l'essence.
« Celui qui veut saisir en son entier l'oeuvre intérieure, dit-il, devient
étranger même à la bonté, à la vérité, à tout ce qui, ne fût-ce qu'en
pensée et par le nom seul, supporte l'apparence et l'ombre de la
distinction quelle qu'elle soit ; il se confie à l'unité qui est libre de
toute diversité et de toute limitation, l'unité où se dépouille et se
perd toute différence (1). » Ce caractère actif et ontologiquement
fondateur de l'unité, Eckhart l'exprime encore quand, parlant de la
possibilité pour l'âme de s'unir à l'absolu, il déclare au sujet de
celle-ci que c'est « à l'aide de l'Égalité qu'elle réussit à parvenir à
Dieu» (2), quand enfin, au sujet de cette égalité elle-même, c'est-à-dire
de l'unité, il dit de son œuvre qu' « elle l'accomplit sans cesse, nuit
et jour » (3). Ainsi se détermine dans son contenu ontologique
essentiel ce qui appartient en propre à la pensée d'Eckhart : l'essence
qui subsiste dans le rejet hors d'elle du pouvoir créateur de l'exté-
riorité et, par conséquent, de celle-ci, n'est pas l'unité morte de
l'étant ni son identité vide dans la tautologie, c'est dans sa solitude
et en l'absence de tout rapport avec le monde, dans la « pureté » qui
caractérise cette absence de rapport, l'essence de l'absolu lui-même,
son pouvoir originaire et fondamental de parvenir en soi, de telle
manière cependant que, dans ce parvenir et par lui, il demeure
en soi dans l'unité ontologique structurelle de son développement
intérieur et de son accomplissement. « Il y a quelque chose dans
l'âme, dit Eckhart, qui dépasse l'essence créée... C'est une parenté
d'essence divine, une Unité en soi-même, sans rapport... avec quoi
que ce soit... Pays étranger, désert trop innommable pour qu'on le
nomme... mystère incréé au-dedans de toi-même... » Et caracté-
risant encore cette unité dans son absence de rapport avec le monde
comme « pureté », il ajoute : « c'est dans cette Pureté que Dieu, le
(1) T, 231-232.
(2) I D . , 236.
(3) I D . , 143.
(4) I D . , 246.
(5) I D . , 144.
(6) ID., 258, souligné par nous.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 405
l'âme oà Dieu opère son opération lui est identique, que « Dieu et moi
sommes un dans l'opération » (1).
Parce qu'elle opère en elle-même et repose ainsi en elle, l'essence
« ne veut rien» (2), elle « demeure dans sa nudité sans aucun besoin» (3).
Tel est le calme de l'essence (4), celui qui grandit dans l'âme tandis
que, coopérant avec Dieu, c'est-à-dire renonçant à toute activité (5), elle
entre dans cet état de pauvreté qui appartient en propre à l'essence
et où elle est dite ne rien vouloir, dans cette nudité où elle n'a aucun
besoin. Ne voulant rien et n'ayant, dans le calme où elle repose,
aucun besoin, l'essence est, dans cette pauvreté, essentiellement dému-
nie à l'égard d'un pouvoir quelconque de se rapporter à autre chose,
à quelque chose qu'elle n'aurait pas ou qui ne serait pas encore.
U horion de l'irréalité et la possibilité de se rapporter en lui à quelque chose
d'irréel, la possibilité d'un manque en général, c'est là ce qui manque à
l'essence dans sa pauvreté. « Ce Fond secret, dit Eckhart, n'a ni passé
ni futur, il n'attend rien qui puisse s'ajouter à lui, car il ne peut ni
gagner ni perdre... (6). » Un tel manque se comprend dès lors dans
son vrai sens, comme appartenant en propre à la réalité, — l'absence
d'un horizon, comme celle de toute finitude.
La réalité ne se laisse point déterminer, toutefois, d'une manière
négative et par la simple exclusion hors d'elle du pouvoir fini de
l'horizon. Elle ne peut être ce qu'elle est, la réalité, que parce que le
contenu de celle-ci lui est donné, et cela dans sa totalité. Telle est
précisément la réalité, l'acte de se donner dans l'unité la réalité de son propre
contenu, la réalité et par suite la totalité de celui-ci. C'est de la structure
de cet acte que le pouvoir de l'altérité, celle-ci, l'irréalité et la finitude
(1) T, 196.
3 84 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
qui n'est et ne vit absolument qu'en elle-même » (i). Parce qu'elle n'est et
ne vit absolument qu'en elle, la Raison qui se comprend elle-même,
c'est-à-dire dont le pouvoir phénoménologique consiste dans la
révélation de soi, ne se révèle pas, précisément, d'une manière
conforme au mode de manifestation qui a été pensé dans ces recher-
ches sous le titre de « compréhension »-mais, bien au contraire, selon
la structure de l'unité. C'est comme fondamentalement déterminée
en elle par celle-ci qu'il convient d'entendre la compréhension
qui, selon Eckhart, affecte l'essence et lui appartient, en sorte que,
s'accomplissant sans aucune médiation, elle la révèle telle qu'elle est,
non dans le milieu de l'altérité, mais en elle-même, dépouillée de tout
élément étranger : « Une intelligence une est si pure en elle-même, dit
Eckhart, qu'elle comprend sans intermédiaire l'Être divin dans sa
Pureté et sa Nudité (2). » Cette nécessité d'entendre l'essence de la
révélation qui s'accomplit comme unité dans son opposition radicale
au processus ontologique de l'objectivation est visible dans la
critique instituée par Eckhart, au nom de l'unité précisément, contre
l'intuition qui trouve dans un tel processus son fondement : « Tant
que nous sommes encore occupés à regarder, nous ne sommes pas
encore un avec ce que nous regardons. Tant que quelque chose est
encore l'objet de notre intuition, nous ne sommes pas encore un dans
l'Un. » En l'absence de toute intuition cependant, quand le processus
qui lui sert de fondement ne s'accomplit pas, une manifestation se
produit, qui est la révélation de l'essence elle-même dans sa réalité.
« Car, ajoute Eckhart, là où il n'y a que l'Un, on ne voit que l'Un (3). »
Ce qui, sur le fond en lui de l'unité, constitue lui-même son propre
contenu, a été compris comme la vie : parce que l'unité est comme telle
fondatrice d'une révélation, la vie aussi est, comme constituée par l'unité,
constitutive et fondatrice d'une révélation, elle est en elle-même révélation.
« Connaître Dieu seul, voilà la vie éternelle », dit Eckhart (1), c'est-
à-dire la vie même dans son essence, en tant qu'elle se rapporte à
elle-même dans l'unité et non, dans l'altérité, à un horizon fini. Parce
que celui-ci est exclu de la réalité qui est celle de l'essence et de la vie,
comme déterminée en elles par l'unité, c'est cette réalité par essence
infinie qui se révèle dans l'unité précisément et dans sa parfaite
adéquation. Voilà pourquoi « personne ne sait mieux ce qu'est la vie
éternelle que la vie éternelle elle-même » (2), pourquoi « ce qui
est au plus haut point, on le connaît également au plus haut point »,
pourquoi, enfin, à « un être surabondant » correspond « une connais-
sance surabondante ». Celle-ci ne saurait être considérée, toutefois,
comme une modalité particulière de l'existence, une modalité privi-
légiée, par exemple; c'est une structure ontologique qui se trouve
déterminée à la fois comme unité et comme révélation. C'est elle qui
constitue cette « première Image où toutes choses sont unité », où
réside, selon Eckhart, le « repos » et qu'il appelle encore sans équi-
voque « Dieu » (3). C'est en elle que s'accomplit l'expérience de
l'absolu qui, comme expérience adéquate de sa réalité dans l'unité,
laisse hors d'elle toutes ses déterminations transcendantes, dans
cette région ontologique originaire où l'âme « peut goûter Dieu
avant qu'il devienne d'aucune façon Vérité ou cognoscibilité ».
« C'est là, ajoute Eckhart, qu'elle connaît de la manière la plus pure,
qu'elle assume l'être dans sa parfaite Egalité (4). »
Ainsi est découvert, avec l'interprétation de la structure de l'unité
comme constitutive de « la connaissance la plus pure », c'est-à-dire de
l'essence originaire de la révélation, le fondement ultime de l'union,
mise par Eckhart au centre de sa méditation, de l'âme et de Dieu. Que
peut signifier une telle union, en effet, sinon la manifestation à l'âme
(1) T, 1 9 7 .
(2) ID., 168, souligné par nous.
(3) I D - . 94-
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 411
divine que prend forme en lui tout ce qui lui advient » (1). Ce qui
pénètre en l'âme, cependant, dans cette forme absolue de la révélation qui
constitue son essence même et qui, comme fondamentalement déterminée en
elle par l'unité, est la révélation originaire de l'absolu à lui-même, c'est
précisément celui-ci, Dieu, tel qu'il est en lui-même, dans sa nudité. C'est
pourquoi, comme le dit Eckhart, l'homme est un théognoste, « ein Gott-
wissender Mensch ». C'est parce qu'il est tel, un homme qui connaît
Dieu, que ce dernier, selon Eckhart qui rapporte ici les paroles
mêmes de l'évangile de saint Jean, s'est adressé à lui en ces termes :
« je ne vous ai pas appelés serviteurs mais je vous ai appelés mes
amis. Le serviteur ne connaît pas la volonté de son maître, mais l'ami
sait tout ce que sait son ami » (2). Et c'est parce qu'il est tel aussi que
tous ceux qui participent à son essence pourront dire, comme le
rapporte encore Jean : « Vous, vous adorez ce que vous ne connaissez
pas; nous, nous adorons ce que nous connaissons » (3).
L'interprétation de la structure de l'unité comme constitutive
d'une expérience ne confère pas seulement à l'union de l'homme
avec Dieu son fondement ultime, elle détermine encore d'une
manière rigoureuse la nature de cette expérience, c'est-à-dire l'essence
même de la révélation. Parce que celle-ci s'accomplit dans l'unité,
elle surgit et devient effective indépendamment du processus onto-
logique de l'objectivation et de la phénoménalité produite par lui,
elle se manifeste et sa manifestation n'est pas celle d'un horizon
ni de l'extériorité. « L'image, dit Eckhart, est sans image », et cela
« parce qu'elle n'est pas vue dans une autre image ». C'est parce que
la révélation de l'essence n'est pas l'être-vu dans l'image de l'altérité
que l'âme dont le pouvoir de révélation repose sur celui de l'essence
ou plutôt lui est identique, comme constitué par lui, « comprend et
(X) T , 41.
(2) I D . , 169.
(3) I D . , 1 9 5 — J E A N , 4, 6-26.
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(l) T, 221-222.
(3) I D . , HO.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 413
(1) T, 105.
(2) ID., IIO, souligné par nous.
(3) I D . , 169.
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) T, 110-m.
(2) I D . , 2x3.
(3) Id., 130.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 415
(1) T, 158.
(2) ID., 190 : <T Si l'âme habitait au-dedans d'elle-même, dit encore Eckhart,
le monde entier lui serait présent » (ID., 203).
(3) ID., 231-232, souligné par nous.
3 84 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) T, 203.
(2) I D . , 148.
(3) ID., 249, souligné par nous.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 417
ment qui s'avance vers un monde que pour autant qu'elle demeure
en elle et s'y maintient comme ce qu'elle est. Demeurant en elle et
s'y maintenant, c'est comme telle, comme ce qu'elle est chaque fois
et a à être, qu'elle existe et peut être le libre dépassement qu'elle est.
La transcendance a un soi, elle est la transcendance de son soi. C'est à partir
de celui-ci seulement et comme celui-ci qu'elle existe, de telle manière que ce soi
n'est jamais ce qu'elle transcende, mais ce qui transcende, ce qu'elle est et a à
être pour être ce qu'elle est. Comment la transcendance a-t-elle, comme
cela même qu'elle ne transcende jamais, un « soi » ? Comment
se maintient-elle à l'intérieur de son propre dépassement pour être
celui-ci et avoir à l'être ? Avec la libération de ce qui, dans l'essence,
constitue sa structure interne, la problématique ne donne pas seule-
ment une réponse à ces questions fondamentales, elle dit, plus avant,
ce qu'il en est de ce soi de la transcendance et ce que signifie pour elle
« être comme ce qu'elle est et a à être ». De telles déterminations
demeurent obscures et en fait non comprises aussi longtemps que
la pensée est tentée de les interpréter à partir du dépassement, c'est-
à-dire de la transcendance elle-même. Qu'expriment-elles d'autre
alors, en effet, que la simple tautologie, mais d'une manière bizarre
et inutilement compliquée ? Ou bien la transcendance ne se donne-
t-elle pas en elles, en l'absence de tout autre fondement, comme la
seule origine à partir de laquelle elle a, précisément, à être ce qu'elle
est et, comme telle, à assumer, dans ce qui constitue alors son délais-
sement le plus insurmontable, le mode d'existence qui est chaque
fois le sien ? Ou bien encore et au contraire, la détermination ontologique
fondamentale de la transcendance à partir de l'être-soi et comme être-laissè-
à-soi vient-elle, non de celle-ci, mais précisément de ce qui la laisse invinci-
blement à elle-même dans l'impossibilité pour elle de se dépasser ? A partir
de cette impossibilité seulement, et de l'essence qui la contient,
s'entendent et s'éclairent, dans leur opposition radicale à celles de la
tautologie, les déterminations ontologiques structurelles qui vouent
la transcendance à l'existence qui est la sienne et font l'être-laissé-
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(i) Cet aspect de la pensée de Heidegger est assurément celai qui a été le plus
souvent et le mieux compris par l'existentialisme français notamment. Que
1* « homme » ait à décider lui-même, dans son libre projet et par lui, de ce qu'il est
chaque fois et peut être, qu'il n'y ait pour lui, en ce sens, aucun recours et qu'il
doive assumer lui-même ce qui lui arrive, c'est-à-dire en fait la situation qu'il pro-
duit dans sa liberté et aussi bien les valeurs à la lumière desquelles il la pense et
se comprend lui-même, qu'à la guerre, par exemple, il n'y ait pas de victimes inno-
centes, toutes ces thèses et les divers développements auxquels elles donnent lieu
en sont, sinon l'expression pure, du moins la traduction immédiate sur un plan
psychologique. Pourquoi l'abandon de l'homme à lui-même ainsi compris et inter-
prété comme déterminant sa situation ne contient pas l'essence de celle-ci et contri-
bue bien au contraire à masquer les structures ontologiques ultimes qui la consti-
tuent, c'est là ce que rend apparent la suite de la présente analyse.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 441
M. H E N R Y 15
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) SZ, 284. — « Seiend ist das Dasein geworfenes, nicht von ihm selbst in
sein Da gebracht. »
(2) Ibid., souligné par nous.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 443
clairement que celle-ci constitue son être et en même temps l'essence du fonde-
ment. Ainsi surgit dans l'évidence éidétique la possibilité ici recherchée
comme l'essence de la Nichtigkeit et, identiquement, de la Gewor-
fenheit, la possibilité pour le Dasein de n'être pas le fondement de
lui-même : n'être pas ce fondement veut dire ne pas se trouver déterminé
dans son être comme transcendance.
Une telle détermination, la non-détermination de l'être du
Dasein par la transcendance, ne peut cependant demeurer simplement
négative si elle contient la positivitê ontologique concrète de l'être-en-situation
et, plus précisément, l'être-en-situation du « Dasein » lui-même. De celui-ci
cependant elle ne constitue pas seulement la situation mais identi-
quement son être même si le « Dasein » se révèle situé en tant que tel et si
par ailleurs il est autre chose que rien. Ainsi l'entend Heidegger :
« Nichtigkeit ne veut dire en aucune façon ne pas être donné, ne pas
exister (nicht bestehen), mais signifie un « ne... pas... » qui constitue cet
être du « Dasein », sa « Geworfenheit ». » Et encore : « La Nichtigkeit
existentiale n'a en aucune façon le caractère d'une privation, d'un
manque... (i). » En quoi consiste cependant la positivitê ontologique de la
« Nichtigkeit » ? A quoi renvoie la détermination qui la constitue au même
titre que la « Geworfenheit », le « n'être-pas-fondement » qui veut dire « ne
pas se trouver déterminé dans son être comme transcendance » ? A quoi
renvoie-t-elle, à quelle structure effective, de telle manière qu'elle ne
signifie pas une simple privation, un manque, mais laisse au contraire
paraître en elle une essence ? Où réside celle-ci ? Ces questions
fondamentales trouvent leur réponse dans le travail éidétique d'éluci-
dation où s'élabore le sens de l'être : la positivitê ontologique concrète de la
détermination structurelle essentielle que laisse paraître en elle la « Nichtig-
keit » réside dans l'immanence. Pour cette raison la « Nichtigkeit v>se révèle
identique à la « Geworfenheit » et la fonde, parce que l'immanence porte en
elle comme sa structure même l'essence de la situation.
§ 4 3 . SITUATION ET TEMPORALITÉ
L ' H É T É R O G É N É I T É ONTOLOGIQUE DE LEURS STRUCTURES ORIGINELLES
ET SON INTERPRÉTATION DANS LA PHILOSOPHIE DE LA TRANSCENDANCE :
L ' I D É E D E CONTINGENCE ET LA CHUTE DU « D A S E I N »
partir des possibilités qu'il projette, de ce qu'il est dans ce projet est
celle de sa situation. La situation spatiale du Dasein, par exemple,
n'a rien à voir avec le simple fait pour une réalité donnée de se
trouver là où elle est dans l'espace, rien à voir non plus avec l'être-
en-situation d'un outil tel qu'il se détermine à partir d'une région,
elle présuppose au contraire la découverte de celle-ci, celle d'un
espace que le Dasein dispose et met en place, à partir duquel « il
détermine chaque fois son propre lieu, de telle sorte qu'il revient
de l'espace mis en place sur la place qu'il a occupée » (1). Parce que
c'est seulement à partir de l'espace mis en place dans la transcendance
de l'horizon ouvert qu'il revient sur sa place pour la déterminer et la
comprendre, « le Dasein conformément à sa spatialité n'est jamais
d'abord ici mais là-bas ; c'est à partir de ce là-bas qu'il revient sur son
ici, et cela seulement de telle manière encore une fois qu'il explique son
être se souciant pour... à partir du Zuhanden qui est là-bas » (2). Un tel
revenir sur soi, à partir de l'objet de son souci, du Dasein se souciant
détermine en général sa situation et constitue par suite la structure
de celle-ci.
Pareille structure devient visible notamment dans le cas des
déterminations existentielles qui concentrent le Dasein sur sa propre
situation. Ainsi en est-il dans la peur, laquelle ne se ramène pas à
l'intuition d'un objet menaçant ni à la simple attente de celui-ci
comme d'un mal futur. La crainte éprouvée devant ce dernier n'est
telle et ne^peut être par suite ressentie comme peur que pour autant
que le Dasein ne se projette pas seulement dans l'attente au-devant
du terme menaçant qui s'approche, mais revient encore sur soi à
partir de celui-ci pour se comprendre, dès lors, dans sa soumission
par rapport à lui, à la lumière du danger qu'/7 encourt lui-même dans son
existence propre. C'est parce que « le s'attendre de la peur laisse le
(1) S Z , 368.
(2) ID., 107-108.
3 84 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(i) S Z , 341-
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 451
plus, d'une réalité qui n'est plus donnée, mais au sens de ce qui,
étant encore, était déjà. L'acte de revenir à partir du futur qu'il
projette sur l'être-été de cet acte, c'est-à-dire du Dasein lui-même, est la
temporalité. C'est comme temporalité, comme modes de celle-ci et
de sa temporalisation, que se trouvent saisies par Heidegger et
décrites par lui la peur et l'angoisse en tant qu'elles laissent paraître
en elles, comme cela même qu'elles découvrent, l'abandon du
Dasein dans la Geworfenheit, sa situation. Le caractère concret de
celle-ci, le fait qu'elle signifie précisément l'abandon du Dasein, sa
déréliction, ne résulte pas simplement, toutefois, de l'accomplissement
de la temporalité. Ce dernier, plutôt, doit être compris non comme le
simple retour du futur sur le passé, mais à partir de la détermination
la plus originelle de ces ekstases, à partir de l'horizon fini de la mort
et de ce qui, se rapportant à celle-ci, lui est d'ores et déjà, dès sa
naissance par conséquent, livré. L'être-ayant-été comme livré à la
mort dès sa naissance, l'être qui porte en lui co-originairement
naissance et mort, non comme ce qui n'est plus ou comme ce qui
n'est pas encore « réel », mais comme ce qui surgit inlassablement
de l'accomplissement de la temporalité et comme cet accomplissement
même, est comme tel, comme essentiellement déterminé en lui
par la temporalité, comme transcendance et comme Dasein, situé.
La situation du Dasein, toutefois, ne se confond pas avec la
temporalité, elle prend naissance en elle. Dans le projet du futur
il n'y a riei^d'autre que la mort. C'est seulement dans l'acte de revenir
sur soi à partir de celle-ci que le Dasein se comprend dans son abandon,
comme lui étant livré. Parce que cette compréhension par soi du
Dasein dans sa déréliction s'accomplit dans un tel acte, comme un
retour en arrière, elle surgit dans l'ekstase du passé, prend sa forme
et la présuppose. Voilà pourquoi le concept de situation apparaît
originellement lié au passé, parce que la Geworfenheit de l'existence
se découvre à l'intérieur de celui-ci, dans l'ekstase de son horizon.
« Dans la Befinàlichkeit le Dasein est surpris comme l'étant qu'étant
3 84 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
en elle quand, ainsi qu'on l'a vu, elle se trouve contrainte de déter-
miner le fondement de l'être-situé à partir de l'idée d'un fondement
qui, comme transcendance précisément, n'est pas le fondement de
lui-même, à partir de l'idée de la Nichtigkeit. Parce que l'abandon de
l'existence à elle-même, constitutif de sa situation, réside dans
l'essence de cette Nichtigkeit originelle, il se montre comme tel
radicalement étranger à tout ce qui revêt la structure ou la forme d'une
ekstase, au surgissement du passé dans la temporalisation première
de la transcendance par conséquent. C'est pourquoi l'affirmation
par laquelle Heidegger prétend caractériser ce qui constitue la
facticité du Dasein comme un état caché (Verschlossenbeii) et selon
laquelle celui-ci « co-détermine le caractère ekstatique de l'abandon
de l'existence au fondement nichtig d'elle-même » (i) doit être rejetée.
L'incompatibilité éidétique de l'ekstase temporelle et du propre fondement
« nichtig » de celle-ci, de ce qui se trouve déterminé comme « Nichtigkeit »
par cette incompatibilité même, rend également inintelligible, incapable
en tout cas d'exhiber en elle l'essence originelle de la Geworfenheit,
l'idée donnée pourtant par Heidegger comme décisive pour la
compréhension de celle-ci, d'un « rapport ekstatiquement temporel
du Dasein au fondement déjeté de lui-même » (2). Loin de pouvoir
se fonder sur la temporalité, le concept ontologique originel de l'être-
en-situation se trouve au contraire brisé par elle.
Ainsi voit-on, avec l'intervention de la temporalité dans la
définition de ce concept originel, la problématique contrainte
d'enfreindre les prescriptions qui définissent ensemble, en même
temps que ses caractères ontologiques fondamentaux, l'essence de
la situation. Parmi celles-ci, la plus essentielle, celle qui constitue le
fondement de toutes les autres, a été reconnue comme l'impossibilité
pour l'existence de prendre attitude à l'égard de soi, en ce qui concerne
(1) SZ, 385 (traduit par CORBIN in Qu'est-ce que la Métaphysique ?, op. cit.,
190).
(2) « E n répétant dans le destin les possibilités ayant été, le Dasein se reporte
à ce qui, avant lui, a déjà été une présence, d'une façon immédiate, c'est-à-dire par
ekstasis temporelle. Mais avec cette autotransmission de l'héritage, la « naissance •
se trouve alors, dans le revenir à partir de la possibilité indépassable de la mort,
rejointe dans l'existence... pour que celle-ci accepte, libre d'illusion, la déréliction
du Da propre • (ID., 391, souligné par nous ; cf. CORBIN, op. cit., 199).
(3) I D . , 3 8 5 ; cf. CORBIN, op. cit., 189.
(4) I D . , 284, 383-
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 457
(1) K, 284.
(2) EN, 642, souligné par nous.
384L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) « Mais parce qu'elle est précisément cette base, la liberté est l'Abîme du
ïasein », WG, 109.
(2) EN, 371-372-
3 84
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) S Z , 84.
LA STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 465
nême du donné vers ses fins que la liberté fait exister le donné comme
•e donné-«,... mais en même temps... elle se choisit comme ce dépasse-
nent-« du donné » (1). Ainsi faut-il définir la situation comme
t éclairée par des fins qui ne sont elles-mêmes projetées » — et fau-
Irait-il ajouter « situées » — « qu'à partir de l'être-là qu'elles éclai-
rent », et dire encore que « la fin n'éclaire le donné » — et faudrait-il
ijouter « le situe » — « que parce qu'elle est choisie comme dépasse-
nent de ce donné » (2). Mais il n'est pas meilleure façon de sortir d'un
;ercle que de le réaliser, et cela dans la plus extrême confusion : « la
iituation, dit Sartre, produit commun de la contingence de l'en-soi et
le la liberté, est un phénomène ambigu dans lequel il est impossible
lu pour-soi de discerner l'apport de la liberté et de l'existant brut » (3).
Une telle incertitude qui voit sous les mêmes concepts être
iubsumées tour à tour les réalités les plus différentes, chaque terme
îe conférer la détermination de l'être-situé au terme opposé que
>our autant qu'il la tient lui-même de celui-ci, se retrouve dans la
jhilosophie de Jaspers où l'essence de la situation est explicitement
lécrite comme une dialectique de la nature et de la liberté, tandis
lue l'union de ces éléments hétérogènes ne peut soulever d'objection
puisqu'elle se donne justement pour un « paradoxe » et qu'il suffit
omme toute de considérer la réalité comme constituée par des para-
loxes de ce genre pour trouver en chacun d'eux une preuve évidente
le sa vérité. Ainsi la situation de l'homme se comprend-elle aisément
sur le fond en elles de la transcendance qui les lie au monde, devient sans objet
quand elle ne signifie plus identiquement le surgissement effectif de la phéno-
ménalité. C'est pourquoi un tel lien perd finalement son caractère
transcendantal et devient véritablement « naturel », son accomplisse-
ment dans les fonctions du corps se confond avec celui d'un processus
ontique. C'est l'insertion de la conscience dans une nature empi-
rique qui, conformément aux présuppositions du réalisme, détermine
l'homme et le situe. La définition d'un monde où l'ego n'a point
part se donne paradoxalement comme constitutive de la situation
de celui-ci, alors que, comme le mettra en évidence la problématique
de l'ipséité mais comme peut le comprendre en fait toute pensée
fidèle aux enseignements de l'intuition phénoménologique, la situation
de l'ego réside nécessairement dans sa structure même et lui est identique.
C'est à la lumière de ces remarques qu'il convient d'apprécier le
texte suivant, l'ambiguïté et l'indétermination inscrites en lui. « Il y a
donc, écrit M. Merleau-Ponty, un autre sujet au-dessous de moi, pour
qui un monde existe avant que je sois là et qui y marquait ma place.
Cet esprit captif ou naturel, c'est mon corps, non pas le corps momen-
tané qui est l'instrument de mes choix personnels et se fixe sur tel
ou tel monde, mais le système de « fonctions » anonymes qui enve-
loppent toute fixation particulière dans un projet général. » Parce
que « cette adhésion aveugle au monde », ce qui est pour le sujet « le
fait de sa naissance », « une communication avec le monde plus
vieille que la pensée », s'opposent simplement à celle-ci, laquelle
concentre au contraire en elle le principe de la phénoménalité,
« ils engorgent la conscience et sont opaques à la réflexion », déter-
minent « l'expérience vitale du vertige et de la nausée qui est la
conscience... de notre contingence » (i). Ainsi voit-on retomber dans
le dualisme de celle-ci et de celle-là une pensée dont le dessein le
plus remarquable était pourtant de lui échapper. C'est finalement,
LA STRUCTURE INTERNE
DE L'IMMANENCE
ET LE PROBLÈME
DE SA DÉTERMINATION
PHÉNOMÉNOLOGIQUE :
L'INVISIBLE
(suite)
devant une pensée aux prises dès lors avec« l'inconnu». La compréhen-
sion de celle-ci et du mouvement dialectique où elle se perd, de ce qui
constitue à proprement parler le destin du monisme, demeurait
cependant négative : la transcendance se dérobe parce qu'elle n'assure pas
elle-même la possibilité de sa propre manifestation, tel était son contenu.
La prétention de reconnaître dans le fondement lui-même, et cela
comme lui étant identique, la raison de sa propre dissimulation ne
signifiait rien d'autre finalement que la non-reconnaissance en lui
du pouvoir susceptible de le révéler originairement. Elle ouvrait la
voie, pour cette raison, à une recherche et à une détermination
positive de ce pouvoir, c'est-à-dire précisément de l'être réel du
fondement. Une telle détermination est l'œuvre accomplie par la
problématique. L'essence de la transcendance réside dans l'immanence.
Dans la positivitê de cette dernière, non dans le simple fait pour la transcen-
dance de ne pas assurer elle-même sa propre manifestation, doit être cherchée,
si elle en est une, la raison de la dissimulation, et cela de telle manière que la
mise en évidence de cette raison, identique à l'essence, appartienne à l'éluci-
dation de celle-ci et de sa structure interne.
Comment la dissimulation trouve-t-elle sa raison dans la posi-
tivitê de l'essence et lui est-elle identique ? Qu'est-ce qui fait, dans
la structure interne de l'immanence, qu'elle se dérobe ? Ou bien
n'appartient-il pas à celle-ci, conformément aux résultats éidétiques
les plus importants obtenus par la problématique, de ne pas s'en
aller hors de soi dans l'extériorité mais de se retenir au contraire en
elle ? Dans cet acte de se retenir en soi, c'est-à-dire aussi bien dans son
essence originelle, est incluse la raison pour laquelle l'immanence précisément
ne s'avance pas dans l'extériorité et ne se montre pas en elle comme cette
extériorité même ni comme la phénoménalité qui la constitue. La non-
appartenance de l'essence à l'extériorité et à sa phénoménalité propre,
le fait qu'elle ne se montre pas dans celle-ci, c'est là ce qui détermine
sa dissimulation. Parce que cette non-appartenance, la non-manifes-
tation de l'essence dans la manifestation de l'horizon et dans le
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) Cf. K, 290 : « Une analytique du Dasein doit s'efforcer, dès le départ, de
mettre en pleine lumière le Dasein dans l'homme selon ce mode d'être qui, par
nature, le maintient dans l'oubli, lui et sa compréhension de l'être... Ce mode d'être
du Dasein — décisif seulement du point de vue d'une ontologie fondamentale —
nous le nommons l'existence quotidienne (AUtàglichkeit). »
50 z
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
d) K, 289.
'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503
(1) I<a théorie du langage naturel n'a pu être exposée ici malgré son impor-
tance. Elle seule fonde en effet la possibilité pour la pensée d'accomplir le Remé-
morial authentique de ce qui constitue sa propre essence. Une telle possibilité n'est
rien d'autre que celle de la philosophie de l'immanence elle-même.
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
qu'elle est « donnée dans une évidence originaire dont la forme d'im-
mêdiateté dissimule le mouvement qui l'a engendrée » (1).
Ce n'est pas seulement parce que « l'intentionnalité qui les
produit reste en elles à l'état implicite » (2) que les « productions »
propres aux sciences positives demeurent naïves, inexplicitées quant
au sens ontologique constitutif de leur être. Ou plutôt, c'est à l'origine
de cet « état implicite » qu'il convient de remonter si l'on veut
véritablement dissiper mais d'abord comprendre le caractère naïf des
sciences, lequel se fonde ultimement dans la structure cachée du pouvoir consti-
tuant lui-même et des intentionnalités spécifiques par lesquelles il s'exprime.
Ainsi s'éclaire, à partir de la non-manifestation dans le donné de
l'intuition donatrice, la méconnaissance habituelle de cette donation.
Ainsi se trouve compris finalement non comme ce qui n'est rien
mais comme celle-ci, comme la condition de l'objectivité, l'élément
obscur qui se retient hors d'elle. Parce que l'élément obscur est la
condition de l'objectivité, « l'obscurité de la salle nécessaire à la clarté du
spectacle » (3) et, finalement, la condition et l'essence de toute présence
possible, il est comme tel, comme sa condition, « ce qu'il y a d'opaque
dans mon présent » (4), et cela de quelque manière que celui-ci s'ac-
complisse, partout et toujours, en sorte que « penser la pensée » par
exemple, « ce n'est jamais éliminer, c'est seulement reporter plus
haut l'opacité de la pensée pour elle-même » (5).
Parce qu'il y a en elle quelque chose d'opaque et que sa propre
essence se dissimule, la pensée tombe dans l'oubli. Parce qu'elle ne
peut cependant, et pour cette raison, dans l'acte même par lequel
elle se pense elle-même, éliminer totalement mais seulement reporter
plus haut sa propre opacité pour soi, la pensée ne tombe pas simple-
ment, à vrai dire, dans cet oubli mais, — et cela conformément à la
positivité qui appartient au concept de ce dernier et le rend possible
en général —, elle le vit comme tel, comme l'oubli par elle de sa propre
essence. Ainsi paraît celui-ci au sein même de la pensée qui l'accomplit.
« L'essence de la conscience est d'oublier ses propres phénomènes (i). »
Que ceux-ci se trouvent interprétés ou non comme de simples événe-
ments psychologiques, comme des déterminations intentionnelles
spécifiques en tout cas, importe peu ici : c'est sur le fond en elle de sa
propre essence que la conscience les oublie comme cela même qu'elle est.
Comment s'accomplit pareil oubli ? Que la conscience qui vise
l'extériorité manque l'essence qui se retient hors de celle-ci et ne puisse
par principe la tenir dans sa visée, que sur l'objet de cette dernière
elle se fuit elle-même, de telle manière que sa connaissance n'est que
l'ignorance de soi, tout cela a été dit. Qu'il en soit ainsi cependant,
c'est là maintenant l'affirmation de la pensée de l'objet, l'autonégation
de la négation de l'immanence. « Mon acte de perception m'occupe...
assez pour que je ne puisse, pendant que je perçois effectivement la
table, m'apercevoir la percevant (2). » Parlant des êtres sensibles
qui m'entourent, ce papier sous ma main, ces arbres sous mes yeux,
Merleau-Ponty dit encore que « ma conscience se fuit et s'ignore en
e u x » (3). La définition de l'existence comme échappement à soi implique ce
qu'elle niey l'immanence est sa pré supposition consciente.
Parce que, selon la philosophie de l'existence, la conscience
oublie ses propres phénomènes, « elle peut se les rappeler » (4).
L'idée dans l'existence, et dans la philosophie qu'inévitablement
l'existence se donne d'elle-même, d'un Remémorial possible ou
nécessaire atteste en elle la positivité de son oubli, la réalité de ce
(1) Ces confusions et, d'autre part, leur origine, laquelle réside ainsi dans le
statut phénoménologique du corps originel comme corps immanent, sont visibles
par exemple dans le texte suivant : « Ifi corps par lui-même, le corps en repos n'est
qu'une masse obscure ; nous le percevons comme un être précis et identifiable
lorsqu'il se meut vers une chose, en tant qu'il se projette intentionnellement vers
le dehors, et ce n'est d'ailleurs jamais que du coin de l'œil et en marge de la cons-
cience, dont le centre est occupé par les choses et par le monde » (PhP, 372). — C'est,
de la même manière, d'un corps marginal, d'une première couche transcendante
de la sensibilité constituée par les sensations qui accompagnent l'accomplissement
du mouvement, non de l'être originel de celui-ci, c'est-à-dire du corps immanent,
que parle en réalité Sartre dans les propositions précitées qui présentent ce corps
comme * insaisissable », * négligé », « passé sous silence », etc.
(2) » L& connaissant, dit Sartre... n'est pas saisissable », EN, 225.
'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503
(1) I/étranger, selon Schelling, est ce qui est produit inconsciemment par le
loi. I^e monde, d'une manière générale, ne paraît objectif à la conscience que dans la
lesure où il existe sans sa participation, c'est-à-dire est produit par un acte trans-
:ndantal inconscient. Ainsi s'explique la connaissance, l'accord qu'elle réalise,
;lon la pensée traditionnelle, entre la notion et l'objet, accord qui « est inexplicable
ins une identité primitive dont le principe se trouve nécessairement au-delà
: la conscience » (IT, 213). E t de la même manière l'union, qui fait l'histoire, de la
berté et de la nécessité (« l'histoire » n'est possible que par « l'union de la liberté et de
. nécessité... Par ma liberté et tandis que je crois agir librement doit se produire
ins que j'en aie conscience, c'est-à-dire sans ma participation, quelque chose que
: ne prévois pas... ». D'où « le devoir de demeurer entièrement tranquille «ar le
sultat de mes actions » (ID., 325-326-327), le destin, la providence, la génialité
afin, qui est l'union du génie avec l'activité inconsciente qui crée le monde (cf. ID.,
53).
50 z
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) Ces thèses, parce qu'elles se fondent ultimement dans la structure ontolo-
gique universelle de la réalité, ne sont pas, bien entendu, propres à Schelling. On les
trouve partout, plus ou moins clairement formulées, avec leur sens positif — par
exemple dans cette proposition de I^achelier : « soutenir que cette perception [par
exemple d'un mouvement] s'interpose... entre la conscience et son objet, c'est
avouer que cet objet reste en lui-même étranger à la conscience et nier le fait même
qu'on se propose d'expliquer » (Psychologie et Métaphysique, op. cit., 21), à laquelle
fait écho ce texte de MERLEAU-PONTY dans la Phénoménologie de la Perception :
« je perçois les choses directement sans que mon corps fasse écran entre elles et
moi » — ou au contraire simplement négatif, dans les conceptions d'ailleurs absurdes
des néo-réalistes américains qui posent l'inconscience de la connaissance de l'objet,
la postériorité de la conscience par rapport à la connaissance, conception qui ont
été reprises au moins partiellement par certains commentateurs de Freud pour
l'appui qu'elles peuvent apporter à la doctrine de l'inconscient. I^à-dessus cf.
DALBIEZ, La méthode psychanalytique et la doctrine freudienne, Desclée de Brouwer,
Paris, 1949, I I , 10.
(2) IT, 9.
(3) ID., 81-82.
'^A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503
ins l'objet (1). L'oubli de soi de l'intuition dans l'objet auquel elle
:>uvre appelle et rend nécessaire sa remémoration. Le but de la
îilosophie transcendantale est justement de rendre à la conscience
n acte d'intuition qui primitivement lui échappe (2). Comme celle
: son oubli, l'idée d'un Remémorial de l'essence est présente chez
:helling. Comment s'accomplit pareil Remémorial, pourquoi il
houe et répète inévitablement l'oubli dont il procède, la probléma-
jue qui l'a montré le comprend maintenant. A l'idée du Remémorial
t liée en général dans la philosophie classique celle de la méthode. Que cette
irnière revête la forme de l'analyse réflexive et ne puisse ainsi que
ojeter, par le moyen de l'induction, les conditions de l'objet,
îst-à-dire aussi bien l'essence elle-même, dans un arrière-monde,
1e celle-ci se ramène à cet ensemble de conditions = x, de telle
anière que rien n'autorise en réalité à concevoir comme esprit
à appeler de ce nom un inconscient capable d'accueillir en lui
importe quelles déterminations et, par exemple, le pouvoir de
éer le monde, qu'à la faveur de cette confusion et dans son délire
sujet constructeur de l'univers s'imagine aussi en être l'auteur,
l'il nous faille au contraire à la fois plus de certitude et plus d'humi-
é, que le sens de celle-ci amène la pensée, consciente de son impuis-
nce, à réduire la condition qu'elle cherche de la possibilité de
xpérience à un ensemble de « fonctions » purement « logiques »
à perdre ainsi, non plus en l'identifiant à l'acte d'un super-étant,
lis en la dépouillant de toute réalité et dans le vide de l'irréel,
réalité ontologique (3), qu'il ne subsiste plus de celle-ci finalement
elle est seulement posée par une « réflexion critique ». « Ce n'est pas la révélation
d'une réalité absolue, fût-ce celle d'un acte, c'est la mise en évidence des conditions
à priori sans lesquelles aucune connaissance ne serait possible. » Encore « cette
élaboration philosophique » se fait-elle « dans le monde » (ID., 124). Ainsi s'explique
que, finalement, le sujet kantien soit non « éprouvé » mais « admis » (ID., 127).
(1) On peut trouver un exemple remarquable de cette mythologie dans Y Allure
du Transcendantal de BÉNÉZÉ (Vrin, Paris, 1936). C'est souvent lorsqu'une pensée
s'exténue et n'offre plus d'elle-même, dans le mouvement de l'histoire, qu'une
formulation extérieure de ce que furent ses intentions initiales que les insuffisances
et les lacunes de celles-ci paraissent au grand jour. C'est là ce qui fait l'intérêt du
livre auquel il est fait ici allusion et dans lequel on voit se développer jusqu'à
l'absurdité la plus évidente les conséquences qui résultent dans la philosophie de
l'esprit de la dissimulation originelle de celui-ci et, en même temps, de l'inaptitude
de la problématique à lui reconnaître un fondement dans l'essence. « On ne peut
saisir la conscience transcendantale elle-même », affirme M. BÉNÉZÉ (ID., 18), ce
qui l'amène à déclarer au sujet de celle-ci qui constitue cependant le fondement
de toute connaissance, l'absolu, précisément qu'elle est cet « absolu », qu'elle est
« indubitable », et cela bien qu'elle ne soit pas connue, qu'elle ne soit pas une « cons-
cience » (0 seule est absolue la conscience transcendantale, non pas même en tant
qu'elle est conscience, mais en tant qu'elle est indubitable » (ID., 259-260), et encore
que « la conscience transcendantale n'est pas une conscience » (ID., 244)) et, dans
le même temps et pour cette raison sans doute, qu'elle n'est qu'une « fiction didac-
tique » et que c'est à ce titre seulement qu'il convient de la garder (ID., 11) et que
d'ailleurs « il ne nous est pas permis d'appeler conscience ce qui échappe au doute
cartésien » (ID., 94). Entre ces affirmations extrêmes, également absurdes et contra-
dictoires, se situe toute la série des propositions classiques selon lesquelles le trans-
cendantal n'est qu'une « forme », un « cadre vide » (ID., 261), une « forme transcen-
dantale impersonnelle parce qu'elle est vide » (ID., 268), etc. Parce que la conscience
transcendantale est inconnue en elle-même, le problème de son analyse, d'une
« analyse transcendantale de la conscience » (ID., 17), se pose comme celui de la
méthode. Celle-ci consiste à « surprendre le transcendantal à propos du connaissant
et à propos du connu » (ID., 93). « Ce sera... par l'examen introspectif de la conscience
empirique associé à l'observation du monde que nous saisirons l'activité transcen-
dantale » (ID., 13). Dans le monde et dans ses structures organisées on cherchera
le reflet du pouvoir constructeur, on tentera de saisir en lui « l'allure du transcen-
'^A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503
§ 4 7 . L A CRITIQUE DE LA CONNAISSANCE
A L'INTÉRIEUR DU RATIONALISME
(1) VB, 292. — Que l'impossibilité de parvenir à l'essence par le moyen du savoir
ne présuppose pas l'inexistence de celle-ci et s'enracine au contraire dans la posi-
tivité de sa structure interne, Kafka, penseur religieux, devait le reconnaître à sa
manière. Aussi voit-on dans le Journal, au moment même où l'échec de toute
recherche humaine lui est explicitement imputé, se faire jour au contraire la néces-
sité de fonder sur l'essence elle-même, et comme identique en fait à celle-ci, la
possibilité effective de parvenir jusqu'à elle. Une telle possibilité fondée sur la
structure de l'essence se laisse comprendre, dès lors, à partir de son opposition
radicale à la connaissance, et la pensée qui se laisse conduire par elle, c'est-à-dire
par l'essence elle-même, retrouve la signification métaphysique et religieuse des
« moyens » qui furent depuis l'origine ceux de la religion, la signification des techni-
ques religieuses, tandis que se découvre à elle, dans le même temps et pour cette
raison, l'essence, que méconnaît nécessairement tout savoir positif, de la réalité
et de la vie. Parlant de celle-ci, Kafka dit qu'elle est « répandue autour de chacun,
dans sa plénitude, mais voilée dans la profondeur, invisible... Elle se trouve là-bas
point hostile, point réfractaire ni sourde. 1/invoque-t-on par le mot juste, par son
nom véritable, alors elle vient. C'est là le caractère de la magie qui ne crée pas
mais qui invoque » (Journal intime, op. cit., n ) .
'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503
(1) « Être fidèle à moi-même, pourront dire M. Dufrenne et P. Ricœur dans leur
commentaire, c'est toujours oser parce que je ne sais jamais ce que je suis 1 (Karl
Jaspers et la philosophie de Vexistence, 0. c., 150, souligné par nous).
(2) Ainsi se trouve écartée une philosophie aberrante du choix. Que ce dernier
ne résulte pas de l'examen des motifs, on le voit dans le fait qu'un tel examen, s'il
n'a pas pour effet de le différer indéfiniment et de le rendre finalement impossible,
en souligne seulement le caractère inexplicable et mystérieux. Le paralogisme de
toute théorie intellectualiste de l'action est de chercher dans la sphère de l'idéalité
l'origine des déterminations réelles.
'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503
(1) Que la psychologie ne puisse rendre compte du saut qualitatif, et cela parce
que ce dernier se produit dans une dimension ontologique radicalement différente
de celle où se meut la psychologie, KIERKEGAARD l'avait déjà noté (Le Concept
d'Angoisse, op. cit., 64 sqq.). L'impuissance de celle-ci, et en général du savoir, n'est
pas seulement affirmée, toutefois, par Kierkegaard (c'est là encore le sens de la thèse
selon laquelle il y a contradiction à vouloir s'affliger de la culpabilité sur le terrain
esthétique, cf. ID., 57), elle s'accompagne chez lui, contrairement à ce qui a été
dit à la suite de certaines affirmations de HEIDEGGER (cf. infra, § 70, note), de la
définition au moins implicite d'une ontologie positive de la subjectivité, ontologie
qui joue à l'égard de la philosophie de l'existence le rôle d'un fondement essentiel
et l'empêche en conséquence de dégénérer dans la littérature et le verbalisme ou,
comme on va le voir, dans le vide et la confusion d'un quelconque « irrationalisme ».
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) Une telle critique d'ailleuts mérite à peine ce nom. Elle est bien plutôt,
comme on vient de le voir à propos de Jaspers mais comme le montrerait en général
l'histoire du rationalisme, le fait de celui-ci en tant qu'il n'a pu se développer,
c'est-à-dire tenter de promouvoir le règne de la raison, sa lumière, sans se heurter
à l'élément qui n'apparaît en elle que pour lui manifester son hétérogénéité radicale,
à l'étant. Ainsi subsiste dans l'objet de la connaissance quelque chose d'irrationnel
qu'elle ne peut réduire tout à fait, bien qu'elle y tende sans cesse. Que cet élément
irréductible aux déterminations intelligibles de la connaissance reparaisse, selon la
philosophie classique, du côté du « sujet », ne montre pas seulement le caractère purement
problématique de ce dernier. L'affinité paradoxale qu'entretient alors l'esprit avec le
terme opaque et impensable qui le détermine à construire l'objet et qui sert de substrat
à celui-ci, rend encore son concept principiellement absurde, comme dépouillé préci-
sément de toute signification ontologique. C'est cette absurdité d'un concept non
ontologique de t l'esprit » qui fait le fond du volontarisme ou encore de la philo-
sophie de l'existence au sens de Jaspers.
'^A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503
due doit être comprise comme 1' « attribut » essentiel d'une substance
correspondante dont elle fonde ou plutôt constitue la connaissance.
A cette substance étendue, c'est-à-dire à la matière créée, Male-
branche juxtapose, il est vrai, celle de l'âme à laquelle ne correspond
plus toutefois, du moins pour nous, aucun attribut intelligible, aucun
« archétype ». C'est en ce sens assurément que l'âme ne peut être
connue, au sens où les propriétés essentielles qui déterminent sa substance
métaphysique ne nous sont pas représentées dans le milieu de l'extériorité
et ne peuvent l'être. Cette impossibilité pour les propriétés essentielles
qui déterminent la substance métaphysique de l'âme d'être repré-
sentées dans le milieu de l'extériorité et de trouver ainsi en lui la
phénoménalité constitutive de leur intelligibilité, Malebranche
l'exprime en disant que nous n'avons pas d ' « idée » de l'âme. « Idée »
ne désigne pas primitivement chez Malebranche la conception parti-
culière d'un rapport déterminé ni son contenu idéal spécifique mais,
précisément, cette idéalité elle-même, le milieu où un tel rapport
est susceptible de se manifester, la conception saisie dans sa possi-
bilité ontologique universelle comme identique à la spatialité trans-
cendantale du monde pur, à 1' « étendue ». L'idée est justement une
détermination de celle-ci. C'est pourquoi encore, pour Malebranche,
toute connaissance est comme telle une connaissance par idée et trouve en
cette dernière et dans l'effectivité du milieu qu'elle détermine chaque
fois, sa propre effectivité (i). C'est précisément parce que nous
n'avons pas d'idée de l'âme et qu'ainsi une connaissance de celle-ci
est à la rigueur impossible, que, pour tenter d'asseoir néanmoins
(1) Il n'est pas possible, bien entendu, d'instituer ici, même sous la forme d'une
simple esquisse, une problématique du cogito à proprement parler. En raison de la
nature complexe de ce dernier comme des multiples questions qu'il soulève, seuls
ont pu être abordés dans le cadre de la présente analyse les points qui se rapportent
directement à l'objet de celle-ci.
(2) Celle-ci devait d'ailleurs passer totalement inaperçue dans le cours ultérieur
de la philosophie occidentale, si ce n'est toutefois chez Maine de Biran à qui il
était réservé de lui donner un développement infini.
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
§ 4 9 . L A SIGNIFICATION ONTOLOGIQUE
DE LA CRITIQUE DE LA CONNAISSANCE CHEZ ECKHART
que sur le fond de l'unité et par elle. Dans la structure de celle-ci par
conséquent et dans son maintien, réside la possibilité interne de l'être,
son essence. Une telle possibilité se trouve exclue au contraire, et cela
par principe, du milieu ontologique qui est celui de la connaissance.
Ainsi se fonde pour cette dernière, dans la structure même de l'être,
l'impossibilité de parvenir jusqu'à lui. Une telle impossibilité n'exprime
pas autre chose que l'opposition irréductible de deux essences phénoménolo-
giques : c'est parce que la phénoménalité qui constitue sa réalité n'a rien à
voir avec celle qui définit le milieu de la connaissance que l'être ne peut se
montrer en celle-ci. Parce que la phénoménalité constitutive de l'être et
celle de la connaissance n'ont entre elles rien de commun, parce
qu'elles diffèrent dans leur nature, dans ce qui fait leur phénoménalité
même, l'effectivité de l'une implique chaque fois en elle, dans le surgissement
de son contenu manifeste, la non-effectivitê de l'autre. L'opposition irré-
ductible des essences phénoménologiques a cette signification
ultime. Conformément à celle-ci, parce que la manifestation d'une
essence détermine en elle la non-manifestation de son anti-essence
phénoménologique, toute apparition est identiquement, en ce qui concerne les
donnés purs originels qui structurent fondamentalement la réalité et la défi-
nissent, une disparition. C'est pourquoi la connaissance ne peut déve-
lopper le milieu où devient visible ce qu'elle atteint, un tel milieu ne
peut devenir visible en lui-même sans faire s'évanouir hors de sa
lumière ce qui demeure, en son contenu phénoménologique essentiel,
irréductible à celle-ci. Dans son développement positif la connais-
sance accomplit chaque fois l'œuvre de cacher. Rien de ce qu'elle
produit — ni les objectivités qu'elle libère, ni le milieu idéal où se
meuvent les multiples déterminations de l'être transcendant — ne
compose une approche de l'essentiel, ne constitue, à quelque
degré que ce soit, fût-ce sous la forme d'une « simple apparence »,
une manifestation de l'absolu. « La moindre image créée qui se
présente en toi de quelque manière que ce soit est tout aussi grande que
Dieu... parce qu'à la totalité divine elle barre le chemin qui mène
'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503
(1) T, 144.
(2) Id., 221.
(3) Id-, 130.
(4) Id., 201.
(5) ID., 239.
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) T, 191.
(2) I D . , 214.
(3) « Si peu que nous percevions de la Déité, dit ECKHART, la multiplicité e.<
déjà là » (ID., 249).
'^A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503
(1) T, 240.
(2) I D . , 248.
(3) I D . , 254.
(4) I D . , 224.
(5) I D . , 259.
M. HENRY 18
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) T, 258.
(2) I D . , 150.
(3) 1 Qu'est-ce que la vie ? L'essence de Dieu est ma vie », ID., 148.
'^A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503
(1) T, 33.
(2) « Ce Dieu là, dit E C K H A R T parlant du Dieu réel qui n'est pas celui auque
l'homme peut ou non penser, ne passe pas t (ID., 33).
(3) ID., 186.
(4) I D . , 47.
'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503
(1) T, 186.
(2) « Ce qui m'est inné demeure » (ibid.).
(3) ID., 242, souligné par nous.
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) T, 199.
(2) Cf. supra, § 40.
(3) T, iio-iix.
(4) ID., 179.
(5) ID., III.
(6) ID., 197.
(7) I D . , III.
'^ASTRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503
(1) T, 199.
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) T, 256-257=
(2) I D . , 197.
(3) I D . , IIO.
(4.) « Elle s'apaise entièrement dans l'être de Dieu ; tout ce qu'elle sait, c'est
qu'elle est là, et elle ne connaît que Dieu » (ibid.).
(5) Une telle « perte » ne s'accomplit bien entendu que dans la visée de la cons-
cience et comme ce qui résulte justement du mouvement de cette visée.
50 z
L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) T, 167 : « où l'âme demeure dans le jour qui convient à sa propre nature,
elle connaît toutes choses au-delà du temps et de l'espace, et rien ne lui est proche
ni lointain » ; souligné par nous.
(2) I D . , 174.
(3) ID., 108. C'est la version que donne Eckhart du verset de l'évangile de saint
Jean.
'^A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503
(I) Hymnes à la Nuit, trad. Geneviève BIANQUIS, Aubier, Paris, 1943, 79.
'^A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503
§ 5 1 . V I S I B L E ET INVISIBLE
(1) C'est de cette façon purement formelle que se poursuit chez Heidegger
l'élaboration ontologique de l'essence la plus originelle de la vérité : le non-dévoile-
ment est la simple présupposition du dévoilement, sa détermination phénoméno-
logique pensée sous la catégorie de l'obscurité ou de la dissimulation résulte de son
opposition dialectique à ce dernier et réside en elle. « I/obnubilation est donc, lors-
qu'on la pense à partir de la vérité comme dévoilement, le caractère de n'être pas
dévoilé et ainsi la non-vérité originelle, propre à l'essence de la vérité » (L'essence
de la vérité, op. cit., 92, souligné par nous). E t encore : « I/obnubilation refuse à
l'àXrjOeiœle dévoilement » (ibid.), de telle manière que c'est dans ce refus et par lui
qu'elle est comprise et se détermine comme ce qu'elle est. C'est précisément parce qu'elle
n'est rien d'autre que le refus du dévoilement que Vobnubilation ne peut se produire
qu'au sein de celui-ci et précisément comme son refus, comme sa limite, comme la loi
de son accomplissement phénoménologique effectif, comme l'errance par laquelle elle
détermine essentiellement le règne de la vérité et avec laquelle finalement elle s'identifie.
Ainsi s'éclaire en son fondement dernier le caractère insurmontable de l'emprise
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
qu'exerce l'errance sur l'ontologie, l'obligation faite à cette dernière, dans la question
unique par laquelle elle s'égale à la métaphysique et à la philosophie elle-même,
de se comprendre et de se proposer comme « la vue du mystère à partir de l'errance »
(ID., 100, souligné par nous), c'est-à-dire encore, pour 1'Entschlossenheit de celui-ci,
la nécessité précisément de « s'accomplir au sein de l'errance aperçue comme telle »
(ibid.). Pour cette raison aussi, toutefois, parce que l'obscurité qui la détermine
et lui confère sa positivité ontologique propre se trouve comprise en tout cas et
de toutes ces façons à partir du règne de la vérité, dans son opposition dialectique
avec lui et, bien plus, comme la loi même de son accomplissement et de son effec-
tivité, la non-vérité n'a principiellement rien à voir avec l'essence pensée dans ces
recherches comme celle de la révélation originaire et saisie en elles comme l'invisible.
'^A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503
(L) L , 326.
'^A STRUCTURE INTERNE DE L'IMMANENCE 503
(1) L, 225.
M. H E N R Y 19
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
INTERPRÉTATION ONTOLOGIQUE
FONDAMENTALE
DE L'ESSENCE ORIGINAIRE
DE LA RÉVÉLATION
COMME AFFECTIVITÉ
(1) K, 244.
50 z L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
( i ) EU, 53-
L'AFFECTIVITÉ 575
Ce qui se sent soi-même, de telle manière qu'il n'est pas quelque chose
qui se sent mais le fait même de se sentir ainsi soi-même, de telle manière
que son « quelque chose » est constitué par cela, se sentir soi-même, s'éprouver
soi-même, être affecté par soi, c'est là l'être et la possibilité du Soi. A
celui-ci il appartient que ce qui lui est donné originellement et
d'une manière exclusive, comme constituant sa propre réalité, c'est
lui-même, et cela non comme un contenu mort dans la tautologie
sans conscience de la chose identique à elle-même, mais comme
ce qui lui est donné, comme ce qu'il éprouve et qui l'affecte. Dans
le Soi réside et se réalise, s'il est possible, l'identité de l'affectant
et de l'affecté. L'identité de l'affectant et de l'affecté réside et se
réalise, trouve sa possibilité non théorique mais réelle, l'effectivité
de son effectuation phénoménologique, dans l'affectivité. L'affectivité
est ce qui met toute chose en relation avec soi et ainsi l'oppose à
toute autre, dans la suffisance absolue de son intériorité radicale.
L'affectivité est l'essence de l'ipséité.
Parce que l'affectivité est l'essence de l'ipséité, tout sentiment
est en tant que tel, comme sentiment de soi, un sentiment du Soi,
laisse-être, révèle, constitue l'être de celui-ci. Pour cette raison on
ne saurait, en ce qui concerne le pouvoir fondamental qui l'habite de
révéler le Soi et de le constituer, opposer un sentiment à un autre,
comme si certains sentiments avaient seuls, en raison d'une déter-
mination particulière de leur être, de leur profondeur, comme senti-
ments fondamentaux, comme béatitude par exemple ou comme
désespoir, un tel pouvoir, pouvaient seuls, à ce titre, être appelés
les « sentiments métaphysiques du Soi » (1). Ce n'est jamais le contenu
particulier d'un sentiment, la tonalité affective propre qui le diffé-
rencie et l'isole de tout autre, qui peut faire de lui le sentiment
d'un moi, celui-ci, précisément, n'est jamais le contenu particulier
d'un sentiment particulier. Le contenu particulier d'un sentiment
(1) F, 351.
50zL'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
dans l'apparence étrangère qui est censée procéder de lui. Encore cette
origine du contenu de l'affection du sens ne saurait-elle être posée
simplement comme résidant non dans l'étant mais dans le sens
lui-même, c'est-à-dire dans l'essence. L'affirmation selon laquelle le
sens interne « tient tout de soi » demeure spéculative. Elle signifie
que, dans le sens, c'est le sujet lui-même qui s'affecte, et cela en tant
qu'il est à la fois ce qui pose le contenu de son affection et ce qui le
reçoit. En tant que le sujet n'est pas le contenu de cette affection, son
être demeure mystérieux. En tant qu'il est compris cependant
comme ce qui pose un tel contenu et en même temps le reçoit,
de telle manière que dans le sens « il tient tout de soi », celui-ci,
le Soi du sujet qui est l'origine de l'affection signifie seulement la
tautologie de ce qui à la fois pose et reçoit, ou plutôt qui est compris
comme tel, la tautologie purement logique du sujet logique. Pareille
tautologie, l'identité formelle qu'elle exprime sans d'ailleurs la fonder,
n'a rien à voir avec l'ipséité de l'essence, elle la présuppose tout au
plus. L'ipséité de l'essence, son auto-affection dans l'immanence de l'affec-
tivité pure, c'est là l'être-soi du sujet comme Soi effectif et concret, le Soi
originel de l'affection qui comme tel rend possible toute affection, même
sensible, de telle manière que c'est lui, non le sujet logique, qui forme l'oppo-
sition, que c'est à lui, à un Soi, que l'opposition oppose ce qu'elle oppose,
à lui que se propose l'être opposé, en sorte que c'est lui encore qui reçoit ce
qui ne peut précisément être reçu que par un Soi, rendant ainsi possible toute
opposition et toute réception en général en même temps que leur identité.
Loin de pouvoir fonder l'essence de l'ipséité, le sens interne la présuppose
comme ce qui rend possible sa structure même.
Avec le sens interne la problématique croit pouvoir se donner
l'identité, constitutive du Soi, de l'affectant et de l'affecté. Mais
l'affectant, dans le sens, est l'être-autre, comme tel il ne se recouvre
nullement avec ce qui est par lui affecté. L'identité de l'affectant et de
l'affecté n'est pas comprise dans l'apport du sens, elle se retient
tout entière hors de lui et de ce qu'il exhibe, hors du contenu
L'AFFECTIVITÉ 575
celui-ci, bien qu'un tel contenu lui soit identique. Plutôt, c'est parce
que ce contenu lui est identique, parce que, sur le fond de son
identité avec soi, le sentiment s'est toujours déjà senti soi-même et
porte en lui ce qu'il est comme ce qui l'accompagne invinciblement et
dont il ne peut se défaire, qu'il s'éprouve lui-même comme dépassé
par soi et par sa propre réalité. L'identité avec soi du sentiment le
lie à son contenu, en sorte qu'il lui est soumis et le supporte, et, en
l'absence de tout rapport, ne se rapporte à lui qu'à l'intérieur d'un
« souffrir » et comme ce « souffrir » qui le détermine ultimement et
constitue en lui l'essence de l'affectivité.
Un tel « souffrir », le « se souffrir soi-même » du sentiment dans
sa passivité ontologique originaire à l'égard de soi, est ce qu'il faut
penser si l'essence de l'affectivité doit être expliquée. En lui, dans le
souffrir considéré en tant que tel, prend naissance et se forme l'épais-
seur du sentiment, son être réel, irréductible décidément à la tauto-
logie vide de l'identité que la philosophie, lorsqu'elle s'efforce de la
penser, non comme la condition dernière à laquelle « il faut bien
s'arrêter », mais comme effective, dans l'effectivité de la phénomé-
nalité, se représente comme une pure transparence, comme la translu-
cidité de la conscience. Car la translucidité, si l'on veut, la transpa-
rence du sentiment n'est pas celle d'une vitre, laissant voir autre chose,
toute chose, et par elle-même, en elle-même, rien, le néant. A travers
sa propre transparence le sentiment plonge dans la réalité de son effectivité.
Ainsi s'opère, dans l'immanence du sentiment, son dépassement, le
dépassement du sentir vers ce qu'il sent, de telle manière que, se
dépassant ainsi, le sentir ne se dépasse vers rien, ne se dépasse pas
lui-même, est l'être-saisi du sentiment par sa propre réalité. L'absence
du dépassement est dans le sentiment ce qui le dépasse, son identité avec soi.
Un tel dépassement, celui de l'identité, s'accomplissant en elle, donne
au sentiment son contenu, l'ouvre à celui-ci, le lie indissolublement
à ce contenu qui est lui-même, le charge à jamais du poids de son être
propre. Ce qui est ainsi chargé de soi pour l'être à jamais, c'est là
L'AFFECTIVITÉ 575
douceur de l'être qui vient à lui dans le sentiment. Une telle douceur
où l'être vient à lui sans effort, s'éprouve dans la passivité du souffrir,
dans le sentiment, pénètre tout ce qui est. Considérons le sentiment
de l'effort. Ce qui lui est donné, c'est la tension intérieure de l'exis-
tence qui affronte l'être-opposé et dans cet affrontement se le donne,
c'est l'effort, mais dans la façon dont l'effort est donné à lui-même, dans le
sentiment de l'effort, il n'y a pas d'effort. L'être de l'effort, se réalisant
dans le sentiment, est sa passivité originelle à l'égard de soi, son être-
donné à soi-même dans le souffrir comme se souffrir soi-même, est
sa douceur.
De même en est-il pour le sentiment de l'action, pour toute
action en général, pour tout ce qui est. L'action est l'opération.
Mais l'être de l'action n'est pas l'opération, n'est pas l'action elle-
même. Pas davantage les diverses déterminations dans lesquelles
elles s'expriment, les modes variés de leur déroulement ou de leur
réalisation. L'être de l'action est la non-action, sa passivité ontolo-
gique originaire à l'égard de soi. Toute action est subie, non par
autre chose, par la chose sur laquelle elle s'exerce, par le sujet qui
l'exerce, mais par elle-même. Ou plutôt, c'est là ce que signifie être
le sijjet de l'action, être l'action elle-même en tant qu'elle se subit
elle-même originairement, dans sa passivité ontologique à l'égard
de soi. Être un sujet veut dire « subir », veut dire « être ». L'être
du sujet est l'être lui-même. L'être du sujet est la subjectivité. La
subjectivité constitutive de l'être et identique à celui-ci est l'être-avec-soi,
le parvenir en soi-même de l'être tel qu'il s'accomplit dans la passivité origi-
nelle du souffrir. L'essence de la subjectivité est l'affectivité.
Ce qui silencieusement parvient en soi et se rassemble dans la
toute-puissance de l'être-Soi, et cohère avec soi dans l'impuissance
de l'être livré à soi par sa passivité originelle à l'égard de soi, ce
qui, dans la toute-puissance de cette impuissance, éprouve ce qu'il
est et, dans la douceur de sa propre venue à soi-même, se sent, frémit
en soi dans le frémissement intérieur de sa propre révélation à soi-
50zL'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
fondement sur ce qu'il fonde, quand elle n'a pas d'autre moyen pour
circonscrire finalement l'être compris comme l'énigmatique que de
recourir au mouvement vers lui de l'homme comme mouvement de
l'homme vers ce qui lui échappe (i). Précisément, l'être n'est pas
tel, énigmatique, invisible, en tant qu'il nous échappe et se retire
loin de nous mais en tant qu'il nous affecte. L'invisible est l'être
compris comme l'affection, l'affection originelle, son effectivité
première et l'essence de toute effectivité, la phénoménalité elle-même,
absolue, irrécusable, telle qu'elle se révèle originairement à elle-
même, est l'affectivité.
06 noviembre 2018
(1) Ideen I, 7 1 .
(2) Id., 484.
L'AFFECTIVITÉ 60 j
déterminables, règlent aussi les relations qui existent entre les tonalités
affectives éidétiquement liées à ces actes.
Les corrélations éidétiques qui existent entre les tonalités affec-
tives des actes et leur structure noético-noématique ne se limitent
pas, toutefois, à la sphère de l'évidence ni à celle du jugement, elles
sont universelles et concernent tous les actes intentionnels possibles
quels qu'ils soient. Nos sentiments ne sont ni plus ni moins contin-
gents que nos pensées. Et comme celles-ci laissent voir en elles des
structures typiques absolument déterminées et auxquelles elles
obéissent, de même en est-il de nos sentiments dans leur lien avec
ces pensées et, par elles, avec les choses. Chacun ressent et éprouve,
vit d'une façon différente, d'une façon subjective, un paysage, une
œuvre d'art, un moment de l'histoire, et tout ce qui lui advient, de
telle manière cependant que ces « façons de vivre » sont soumises
aux lois de la perception, de l'imagination, du souvenir, etc. Les
tonalités affectives qui sont liées à ces actes de la perception, de l'ima-
gination, du souvenir et les déterminent inévitablement, ne sont
point contingentes par rapport à de tels actes, elles sont leur réalité
et les modes de leur réalisation. Nous n'éprouvons pas n'importe
quoi devant n'importe quoi. Les sentiments que provoquent en nous les
choses sont la conscience de leur constitution.
L'interprétation du comprendre comme affectif ne signifie pas
seulement l'existence en lui d'une tonalité lui appartenant et déter-
minant chaque fois le mode concret de son accomplissement effectif,
cette proposition aussi semble impliquée par elle et se propose comme
essentielle : toute tonalité, inhérente à un acte de compréhension et
liée à lui comme sa réalité même, est, comme telle, comprenante.
Ainsi se fait jour la thèse selon laquelle l'affectivité ne consiste pas
en un ensemble de modifications ou de qualités subjectives, par elles-
mêmes opaques, irrationnelles, inexprimables, incapables de se
dépasser vers une signification ni de l'atteindre, privées de « sens »
par conséquent, et dont le lien avec nos représentations ne saurait
L'AFFECTIVITÉ 60 j
(i) A la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann, Gallimard, Paris, i960,
I, 427-
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(X) F, 351-
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
tout cela qui plonge ses racines dans le vide de l'existence, c'est-à-dire dans
sa tonalité, loin de pouvoir déterminer celle-ci, lui est identique et en résulte.
Ainsi s'atteste, au sein même de sa dépendance à l'égard de l'être
étranger, et plus encore en elle, l'autonomie de l'affectivité et la
détermination par elle de toute affection comme telle.
Ainsi doit être rejetée la thèse de Fichte selon laquelle « le senti-
ment... dépend du hasard » (1) et ne saurait comme tel, en raison
de ce caractère contingent et variable de son être, nous permettre
de saisir la vie, au sens où il l'entend, et d'en jouir, c'est-à-dire asseoir
notre rapport à l'absolu, la possibilité de fonder un tel rapport
devant être laissée à ce qui est seul capable de subsister par soi-même
et ainsi de durer, à la conscience de soi identifiée à la connaissance
et à la pensée. Ainsi doivent être écartées les pensées d'inspiration
fort différentes qui, partageant cependant avec celle de Fichte et,
à vrai dire, avec la quasi-totalité des philosophies du sentiment la
conception de la contingence absolue de celui-ci, c'est-à-dire de sa
dépendance à l'égard de l'événement et d'une manière générale de
l'affection, croient pouvoir fonder sur le phénomène de cette dépen-
dance et sur cette contingence même, comprise dès lors comme un
caractère essentiel de l'affectivité, un savoir positif concernant celle-ci,
sa genèse, son développement ainsi que ses principales propriétés.
Telles sont notamment, dans la psychologie qui se dit scientifique,
les théories fonctionnelles qui prétendent éclairer le sentiment et en
définir la nature à partir précisément de sa « fonction », de son rôle,
ces derniers étant de nous adapter aux choses, de permettre entre le
vivant et l'univers l'instauration d'un équilibre essentiel au maintien
de toute vie, fût-elle conscientielle, et à son développement. En vertu
de ce « caractère adaptatif » et par suite de l'« orientation objective»
qu'il lui confère, il est donc « normal » que le sentiment, « s'adaptant
à mille objets divers », suscité par eux, variant avec eux, se modifie
(X) I<à dessus, cf. PRADINES, Traité de Psychologie générale, Presses Universitaires
de France, Paris, 1948, I, 663 sqq. — Cette justification fonctionnelle de l'affec-
tivité n'exclut pas d'ailleurs, indépendamment de toute fixation pathologique,
une certaine stabilité « normale » et en quelque sorte « saine » du sentiment, stabilité
toujours relative cependant et qui exprime la stabilité de l'adaptation elle-même,
comme il arrive dans le mariage par exemple, à l'intérieur d'une profession, dans
le choix d'une activité suivie, c'est-à-dire lorsque la situation ne se modifie plus
ou seulement de façon insensible, le changement perpétuel de nos affections et la
volonté de le maintenir en leur fournissant toujours de nouveaux objets pouvant
signifier, dans certaines conditions, un refus de l'adaptation elle-même et de ses
exigences et, comme tels, devenir eux-mêmes « pathologiques ».
L'AFFECTIVITÉ
(I) S , 289.
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
§ 56. A F F E C T I V I T É ET SENSATIONS
à lui, se propose et prétende faire valoir ses droits aussi bien dans
le cas de l'affectivité que dans celui de la sensibilité, ou plutôt comme
attestant la communauté d'origine de ce qu'il y a à la fois et identi-
quement d'affectif et de sensible, de qualitativement spécifique,
dans le contenu impressionnel et les tonalités de l'existence subjective
en général, la philosophie de l'affectivité le montre suffisamment,
qui affirme à travers toute son histoire et par-delà l'opposition appa-
rente des doctrines qu' « il n'y a pas de sentiments sans un ensemble de
phénomènes corporels (x). »
Que l'affectivité ne s'identifie pas à la sensation et ne se laisse
pas comprendre non plus comme son effet, cela résulte de ce qu'elle
en est au contraire la condition. Là est le paralogisme de toute théorie
sensualiste de l'affectivité. Un tel paralogisme revient à considérer la
sensation in abstracio, comme quelque chose d'isolé et se suffisant
à soi-même. Considérer la sensation comme quelque chose d'isolé ne
signifie plus ici considérer une sensation isolément, en dehors du
contexte phénoménologique concret auquel elle appartient et où elle
se montre comme une modalisation du sentiment général de l'exis-
tence, le modifiant mais plus encore et toujours d'ores et déjà modifiée
par lui. Le problème concerne en réalité la suffisance ontologique de
la sensation et aussi bien celle du contenu impressionnel d'ensemble où
elle vient se fondre. Précisément, la sensation, le tout de la sensation,
n'a par lui-même aucune suffisance, ce n'est pas la spécificité qualitative
du contenu impressionnel de la sensation, pas davantage la spécificité de la
tonalité d'ensemble où elle vient se fondre qui constitue et fonde chaque fois sa
réalité, l'effectivité de son être phénoménologique et concret. Où réside
la réalité de la sensation ? La sensation est réelle en tant qu'elle est sentie,
La réalité de la sensation réside dans l'être-senti lui-même considéré
en tant que tel et, plus avant, dans l'essence où l'être-senti trouve sa
propre possibilité et l'effectivité de son effectuation, dans l'affectivité.
(1) « I/affection n'est qu'un automatisme », PRADINES, op. cit., 1,6 17.
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
( 1 ) EN, 398-399.
(2) Ibid.
L'AFFECTIVITÉ 60 j
(1) R, 79•
6oo L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
sa réalité, de saisir ce qu'il est, c'est elle enfin qui fait la force secrète
de ce sentiment et, par contrecoup, celle de la théorie qui s'appuie
sur lui. La détermination de la réalité affective spécifique du respect,
c'est-à-dire du respect lui-même, présuppose cependant un concept
pur de l'affectivité qui fait totalement défaut à Kant. C'est pourquoi
au lieu de se proposer comme une distinction immédiate reposant
sur ce que l'affectivité du respect a de spécifique, l'opposition de
celui-ci aux déterminations affectives de la sensibilité empirique est
établie à l'aide d'arguments, de raisonnements, bref d'un ensemble de
considérations médiates (i), qui font de cette opposition le terme
d'une déduction, comme est déduite en général, faute d'être saisie en elle-
même, la nature du respect, et cela à partir d'un contexte étranger à celle-ci,
à partir de son « origine ».
La définition extrinsèque du respect à partir de son « origine », cepen-
dant, à partir d'une réalité étrangère à sa propre réalité, loin de pouvoir
escamoter celle-ci, à savoir son affectivité et l'essence de l'affectivité en lui,
y ramène au contraire inévitablement. La définition du respect à partir de
son origine conduit à la loi morale comprise comme cette origine
même, le respect est précisément le respect de la loi et n'est intelli-
gible que comme tel. La loi n'est susceptible, toutefois, de susciter
à son endroit le respect du sujet que pour autant qu'elle affecte celui-ci,
pour autant qu'elle est représentée par lui. La représentation de la
loi, c'est là la condition ontologique du respect. Le sujet sans doute
ne se représente pas seulement la loi dans le respect, il se la représente
comme ce à quoi il doit se soumettre, de telle manière que cette
nécessaire soumission du sujet, comme réception par lui de ce qu'il
a lui-même librement projeté, appartient, au même titre que cette
projection, à la structure ontologique de la représentation et la
constitue. L'affection du sujet par la loi, telle qu'elle s'accomplit
dans la représentation de celle-ci, présuppose encore, toutefois,
(1) R, 84.
(2) Ibid., souligné par nous ; 85.
66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(i) R, 80.
L'AFFECTIVITÉ 60 j
(1) R, 80.
(2) I D . , 93.
66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(i) Iyà-dessus, cf. Philosophie et phénoménologie du corps, op. cit., chap. II.
L'AFFECTIVITÉ 60 j
l'effet d'un respect pour quelque chose qui est tout à fait autre que la vie. »
Pareille opposition, bien plus, est absurde, s'il est vrai que, tout
comme le respect, la consolation est une manifestation, un mode de la vie et se
propose pour cette raison précisément comme une tonalité affective. Cette
positivité de la vie en chacune de ses déterminations et par suite
dans la vie morale elle-même, il faut bien la reconnaître. La défi-
nition de la moralité dans son opposition à la vie laisse paraître alors sa
contradiction à laquelle Kant est insensible lorsque, parlant de
l'homme moral pour qui « la vie... n'a aucune valeur », il déclare
qu' « il ne vit plus que par devoir » (i).
La dévalorisation de la vie est visible dans la critique adressée
par Kant aux morales de l'amour et dans la substitution à celui-ci,
comme principe de toute moralité précisément, du respect. L'amour
en effet exprime la spontanéité de la vie, c'est-à-dire d'une nature
sensible et « pathologique », il est de l'ordre du penchant et Kant le
confond avec celui-ci, avec l'attrait pour un objet sensible. Est ignoré
l'amour spirituel, dont l'objet pourrait être lui-même spirituel, Dieu
par exemple, ou une autre personne. Mais on n'a pas ici, au vrai, à
opposer deux sortes d'amour d'après la considération des objets sur
lesquels ce dernier est susceptible de se porter, il s'agit dans tous les
cas d'une intentionnalité dont le statut est celui de la subjectivité absolue,
c'est-à-dire de la vie elle-même, et se trouve comme tel identique à celui de
toutes les autres modalités de cette vie, à celui du respect par exemple. Pour
cette raison, l'opposition instituée par Kant au point de vue moral
entre ces deux modalités de la vie absolue, entre le respect et l'amour,
et le rejet de celui-ci, comme ne pouvant être commandé, hors de la
sphère de la moralité, prête à discussion. Le respect lui-même ne peut
se commander, ni plus ni moins en tout cas que n'importe quel sentiment, la
possibilité ou la non-possibilité de se donner librement le sentiment qu'on
éprouve est inscrite dans l'essence de celui-ci, dans l'essence de l'affectivité
M. H E N R Y 22
66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
ici commandée par tout autre chose que ses origines puritaines et
c'est pourquoi elle a eu un grand retentissement, car les préférences
d'une éthique sont rarement subjectives. La substitution du respect
à l'amour a une signification ontologique ultime, elle est la substitution
de la structure de l'affection pure à celle de l'affectivité.
Avec la substitution du respect à l'amour, et précisément grâce
à elle, Kant a pu se croire d'accord avec le christianisme. Mais le
christianisme repose justement sur la substitution inverse, sur celle
de l'amour à la loi, et cela parce que sa pensée suprême est la non-
pensée, l'unité avec la vie absolue, l'unité de celle-ci plutôt, que le
Christ appelait Dieu et qui effectivement est Dieu lui-même. C'est
pourquoi encore le christianisme n'est pas une morale, laquelle repose
toujours sur la conscience de la loi, ou du moins sur une pensée, mais
une nouvelle détermination de l'existence affective et, par suite, de
l'action elle-même comme modalité de cette existence. La détermi-
nation de l'action à partir d'une représentation suppose elle-même,
bien entendu, l'affectivité, c'est toujours à partir de celle-ci en réalité
que se produit l'action et le respect de la loi, comme il a été montré,
est précisément un mobile. Le rôle de l'affectivité dans le système de la
moralité pure tel que le comprend Kant ne s'épuise pas cependant dans
l'œuvre fondatrice de l'affection. Si un tel système repose ultimement
sur le principe universel de l'obligation morale compris comme le fait
de la raison (factum rationis), la possibilité de celui-ci, c'est-à-dire de
la raison en tant que posant elle-même la loi par laquelle elle s'affecte,
réside dans l'auto-affection de l'acte qui pose la loi, dans l'affectivité de
la raison elle-même en tant que pratique. L'affectivité, elle seule, permet que
le fait de la raison soit tiré de l'incertitude foncière où il baigne chez
Kant comme elle permet en général la détermination de l'action, soit
immédiatement à partir d'elle-même, soit par la médiation de l'affection
dans la représentation, c'est-à-dire encore à partir d'elle-même, et cela
parce qu'elle constitue, non un contenu de l'expérience, mais sa forme
précisément et la possibilité ultime de ce qui est.
L'AFFECTIVITÉ 60 j
§ 6 0 . DÉTERMINATION ONTOLOGIQUE
DU POUVOIR DE RÉVÉLATION DE L'AFFECTIVITÉ
(I) Nos sensations sont différentes de nous, disait I^ACHELIER, Cf. supra, § 57.
L'AFFECTIVITÉ 60 j
se dirige vers lui, pour cette raison qu'il ne s'y est jamais trouvé.
Là où il se trouve toutefois, et quand bien même un regard le cher-
cherait pendant ce temps dans le monde, il ne disparaît pas non plus
mais subsiste, indifférent à ce regard qui ne peut le concerner ni
l'atteindre, car, comme la problématique l'a montré, un sentiment
ne peut être perçu.
Mais la pensée qui ne dispose pas de la dimension ontologique
fondamentale à laquelle appartient le sentiment, où il réside et se
révèle en l'absence de toute perception, thématique ou non, dirigée
sur lui, se représente les choses autrement. C'est le thématisme de la
perception ou, pour parler avec plus d'exactitude, la réflexion et le
mode de vie proprement réflexif dans lequel la conscience est capable
d'entrer qui sont rendus responsables précisément de la disparition
du sentiment, de son évanouissement. Avant ce regard de la réflexion,
toutefois, de l'attention, le sentiment était là, comme un contenu de la
conscience, baignant dans sa lumière et éclairé par elle, de manière
indirecte, il est vrai, comme un contenu marginal situé dans l'ombre
plutôt et plongé en elle, dans cette ombre dont Heidegger dit qu'« elle
reste confiée à la lumière, projetée par elle » (i), dans l'obscurité
qui partage la phénoménalité du monde et lui appartient comme son
mode décroissant ou comme son mode limite. C'est de cette façon,
en effet, que la philosophie qui se meut à l'intérieur de l'horizon du
monisme tente de s'incorporer l'être-invisible du sentiment, en
l'intégrant dans la série des modes phénoménologiques qui, du zéro
de l'inconscient ou de la subconscience à la clarté absolue de l'évi-
dence, coappartiennent à l'objectivité du monde et la définissent
ensemble. Ainsi est rendue homogène à celle-ci, comme représentant
simplement son degré le plus bas, la phénoménalité propre au sen-
timent et le constituant. Le concept de « confusion » exprime
justement cette réduction à la lumière du monde, lumière qui brille
(1) A T , v i n , 33.
66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
qu'elle est, est l'essence originelle du Logos, de telle manière que celui-ci
tefuse le langage du monde, le langage de la pensée et ne peut se montrer en
lui. Mais le langage est l'être. Qu'il réside originellement dans l'affectivité
interdit de comprendre celui-ci comme il le fut depuis Parménide jusqu'à
nos jours, à partir de la pensée et comme lui étant identique.
L'irréductibilité du Logos originel de l'affectivité au Aéyeiv qui,
laissant l'être s'étendre devant, déploie le milieu auquel s'ordonne
la pensée, la suscite et l'appelle, attend d'elle qu'elle lui réponde et,
se tournant vers lui, le saisisse dans sa perception rassemblante et
se meuve en lui et, recevant de lui sa lumière, le pense, a cette consé-
quence : ce qui parle dans le Logos originel, le sentiment, ne parle
pas seulement avant toute pensée et indépendamment d'elle ; pour
cette raison précisément, parce que son dire, et ce qu'il énonce, est
foncièrement indépendant de la pensée, irréductible à son dire et
à tout ce qu'elle peut dire, à ce qu'elle exprime, rend manifeste et
pense, le sentiment n'attend pas d'elle qu'elle se tourne vers lui,
n'attend de la pensée aucune réponse. Le sentiment n'a pas à être
pris dans le « prendre dans son attention » de la pensée, est indifférent
à celle-ci, de telle manière que ce qu'il dit ne peut être ni souligné,
ni ratifié, ni corrigé, ni éclairé, ni modifié, ni défini, ni contredit
par elle, rejette toute prise de position de la pensée, toute attitude
de l'homme à son égard, rend d'avance inopérante, inefficiente,
inutile, toute interprétation et toute correction, tout commentaire,
transforme d'avance celui-ci en un vain bavardage qui glisse sur
lui, sur l'être du sentiment, sans même l'effleurer.
C'est pourquoi on se méprendrait complètement sur ce que dit
le sentiment si l'on s'en tenait à ce que pense, affirme, suggère à son
sujet la pensée, si l'on croyait pouvoir lire et déchiffrer le contenu
de ce dire à l'intérieur d'un acte de compréhension dirigé sur lui
et par le moyen d'un tel acte. C'est donc une erreur absolue, un
contresens ontologique total que de prétendre justement saisir
dans la pensée, à l'intérieur du pouvoir de compréhension qu'elle
66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
§ 6 2 . DÉTERMINATION ONTOLOGIQUE
DU POUVOIR DE RÉVÉLATION DE L ' A F F E C T I V I T É
LA RÉALITÉ DU SENTIMENT
pas morale, n'est pas une attitude, elle exprime la réalité de la souffrance
comme révélation de soi et comme constituée par le contenu de cette révélation,
comme affectivité.
La détermination ontologique de la réalité du sentiment comme
constituée par le contenu de la révélation qu'il accomplit, comme
révélation de soi, comme affectivité, donne sa réponse à l'inévitable
question qui élémente en fin de compte toute prétendue philoso-
phie de l'affectivité : d'où savons-nous qu'un sentiment est ce qu'il
est ? Quelle est l'origine de la « connaissance » que nous en avons,
que nous avons de sa réalité? Considérons le respect dont parle
Kant, ce sentiment, dit-il, « est le seul que nous connaissons parfaite-
ment a priori » (i). Cette connaissance a priori du respect, telle que
l'entend Kant, n'est rien d'autre que sa déduction, que la mise en
évidence de son origine dans la détermination de nos sentiments
sensibles par la loi morale, dans l'affection de « l'esprit », entendu de
façon confuse comme la faculté humaine de désirer et comme le sens
interne, par un pur principe intellectuel. C'est parce qu'il est saisi
comme l'effet de celui-ci précisément, comme l'effet d'un principe
qui, trouvant son fondement dans la raison, est l'objet d'une
connaissance a priori, que le respect est lui-même l'objet d'une
connaissance de cette sorte et se propose comme un sentiment dont
nous pouvons déterminer la nature par des concepts purs a priori,
comme le seul sentiment, dit encore Kant, « dont nous pouvons
apercevoir la nécessité » (2).
Jamais cependant la saisie du respect comme effet de la contrainte
exercée par la raison pratique sur nos penchants et, par suite, comme
cette détermination pénible et douloureuse de la sensibilité contrariée
par la loi, abaissée et humiliée devant elle dans le respect à son égard,
ne nous ferait connaître la nature de ce dernier, la positivité et l'effec-
(1) R, 77.
(2) Ibid.
L'AFFECTIVITÉ 60 j
ments qui prétend se faire, non d'après cette tonalité qu'ils manifestent
chaque fois comme ce qu'ils sont, mais en fonction de ce à quoi ils
se rapportent, en fonction de leurs « objets ». Des sentiments égoïstes,
altruistes, moraux, religieux, esthétiques, ne diffèrent pas parce
qu'ils se réfèrent au moi, à autrui, à la valeur morale, à Dieu ou à une
œuvre d'art, ils diffèrent en eux-mêmes, dans leurs contenus phé-
noménologiques irréductibles et propres, de telle manière que ni
l'idée de ces contenus ni la conscience de la différence qui les sépare
ne peut jamais venir de la considération de leurs objets respectifs.
Cette dernière remarque concerne les diverses modalités possibles
d'un même sentiment, de l'amour par exemple comme amour
maternel, filial, de la patrie, sexuel, etc., modalités qui, comme l'a
reconnu Scheler (i), diffèrent en elles-mêmes avant de différer
par les objets sur lesquels elles se portent.
La même critique vaut évidemment contre la tentative de fonder
la réalité propre de nos sentiments sur la relation qu'ils entretiennent
avec cette catégorie particulière d'objets que constituent les valeurs.
A l'origine de cette tentative est la reconnaissance, dans la diversité
des structures noético-noématiques susceptibles d'être décrites
par une phénoménologie pure, de corrélations d'un certain type qui
s'instituent précisément entre .un acte intentionnel constitué par
un sentiment et son corrélat d'ordre axiologique. La tentation est
grande, dès lors, étant donné le caractère éidétique des structures
en question et, par suite, la signification rigoureuse des corrélations
qu'elles régissent, de chercher à définir la réalité d'un sentiment
déterminé à partir de la nature de l'objet auquel il est lié par une loi
d'essence. Mais l'existence d'un lien nécessaire entre l'objet axiolo-
gique et le sentiment qui lui correspond peut bien être reconnue,
elle ne fonde nullement mais présuppose la positivité de celui-ci,
laquelle ne saurait être confondue avec celle de la valeur ni inférée
(1) K, 215.
66 4 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
§ 6 3 . L A VÉRITÉ DU SENTIMENT
16-11-2018
ET L E PROBLÈME DES « SENTIMENTS FAUX »
incluse en lui, dans sa réalité propre, que toute erreur et toute illu-
sion le concernant trouvent au contraire leur principe hors de lui,
dans l'interprétation qu'en propose la pensée et dans le Logos où
elle se meut, c'est là ce qui rend sans objet la critique instituée par
Hegel contre ce qu'il présente comme une opinion du sens commun,
opinion sur laquelle se fonde justement l'arbitraire de toutes les opi-
nions, à savoir l'affirmation que le sentiment ne trompe point et que
toute vérité trouve en lui son fondement et son assurance dernière.
Faisant ainsi « appel au sentiment, son oracle intérieur », le sens
commun, dit-il, « rompt tout contact avec ce qui n'est pas de son
avis », car « il n'a rien... à dire à celui qui ne trouve pas et ne sent pas
en soi-même la vérité ». C'est pourquoi, dans cette prétention de se
fonder sur ce qu'il sent en soi-même et sur son sentiment intérieur,
le sens commun, dit encore Hegel, « foule au pied la racine de l'huma-
nité, car la nature de l'humanité c'est de tendre à l'accord mutuel » (1).
La vérité cependant que le sens commun, selon Hegel, prétend fonder
sur ce qu'il sent en lui-même et sur son sentiment intérieur, n'est
pas la vérité de celui-ci, la vérité qui trouve son essence et son contenu dans
l'affectivité elle-même, c'est chaque fois une thèse de la pensée, à savoir
qu'il y a ou qu'il n'y a pas de progrès dans l'histoire de l'humanité,
que les hommes sont méchants par nature ou qu'ils sont bons, que la
guerre est inévitable, l'amour aveugle, l'égalité une utopie, etc.,
autant d'affirmations juxtaposées de façon gratuite à un prétendu
sentiment intérieur de leur vérité, lequel n'existe pas, car la vérité
du sentiment lui est intérieure et consubstantielle, est foncièrement
étrangère à la « vérité » incluse dans de telles propositions et formulée
par elles. Parce que la vérité du sentiment est foncièrement étrangère
à la vérité incluse dans de telles propositions, elle ne saurait assuré-
ment ni la fonder, ni être atteinte au contraire lorsque celle-ci se
révèle illusoire. Pour cette raison la critique instituée par Hegel
festent les actes qui saisissent des objets logiques, différents d'eux
sans doute, mais égaux en dignité, c'est-à-dire justement dans leur
capacité de définir a priori et de régler un ordre de fonctions pures
et d'objets purs, et leurs corrélations, les corrélations noético-noéma-
tiques de la vie émotionnelle et affective. Ainsi y a-t-il, à côté de
l'entendement et du mode d'expérience qu'il détermine, un « ordre
du cœur », une « logique du cœur », conformément à laquelle « le
cœur a ses raisons », c'est-à-dire « quelque chose qui équivaut véri-
tablement en dignité et en signification à des fondements » (i).
Que la vie émotionnelle et affective ait ses fondements propres,
cela veut dire qu'elle n'est pas une simple accumulation de phéno-
mènes naturels, contingents et aveugles, et ne peut y être réduite,
mais constitue au contraire un mode d'expérience authentique et
déterminé, lequel consiste précisément dans cet ensemble d'actes
et de fonctions éidétiquement définies et nous mettant en rapport
avec des objets spécifiques, liés à ces actes par des corrélations
rigoureuses, obéissant elles-mêmes à des structures définies. Ne se
laissant pas réduire à une accumulation de faits naturels, contingents
et aveugles, constituant au contraire en elle-même et par elle-même
un mode d'expérience authentique et déterminé, l'affectivité se
laisse comprendre comme ce qu'elle est, comme un pouvoir de révé-
lation original et propre. En quoi consiste l'originalité de ce pouvoir
comparé à celui de l'entendement ? En ceci que les fonctions et les
actes dans lesquels il se réalise se proposent comme essentiellement
affectifs, de telle manière que ce caractère qui les distingue leur
appartient comme un caractère essentiel et constitue justement leur
spécificité.
Aux perceptions de l'entendement s'opposent ainsi irréductible-
ment, à l'intérieur même de la sphère noétique à laquelle ils coappar-
tiennent, des actes et des fonctions dont l'essence est comprise par
(i) F, 266-267.
60 j
L'AFFECTIVITÉ
(i) F, 304.
60 j
L'AFFECTIVITÉ 721
(1) F , 269-270.
(2) Ibid., souligné par nous.
L'AFFECTIVITÉ 721
(i) F, 270.
L'AFFECTIVITÉ 721
(i) F, 268.
L'AFFECTIVITÉ 721
(i) F, 268.
L'AFFECTIVITÉ 721
(1) F, 272.
(2) ID., 271.
M. H E N R Y 24
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) SS, x, 3.
(2) ID., 5.
74 2 L ' E S S E N C E DE LA MANIFESTATION
(i) K, 293.
L'AFFECTIVITÉ 721
dance. Pour autant que Vaffectivité nous ouvre le monde et nous place face
au néant, son pouvoir de révélation réside dans la transcendance elle-même
et se trouve constitué par elle. Cette évidence dès lors se présente sans
plus attendre : l'essence de la révélation propre à l'affectivité et s'accomplis-
sant en elle est complètement manquée par Heidegger, confondue par lui avec
celle de la compréhension ontologique de l'être à laquelle pourtant elle demeure
bérétogène dans sa structure comme dans sa phénoménalité. Ainsi dépouillée
du pouvoir de révélation qui lui appartient en propre et dont l'es-
sence n'est point reconnue, l'affectivité ne garde sa signification onto-
logique et précisément le pouvoir de révéler quoi que ce soit que dans
la mesure où, confondue avec la transcendance, elle œuvre à la manière
de celle-ci et, chaque fois, d'un acte s'accomplissant dans le milieu
ouvert par elle, quel que soit le mode authentique ou inauthentique
selon lequel se réalise un tel acte : « l'affectivité ouvre par l'acte de
tourner vers ou de détourner du Dasein propre » (i). Parce que l'affec-
tivité, pour autant qu'elle accomplit l'œuvre de la révélation, œuvre
à la manière de la transcendance, c'est-à-dire encore sur le fond en
elle du pouvoir ontologique de la compréhension de l'être, le senti-
ment, tout sentiment possible en général, ne peut être autre chose
qu'un fait brut et aveugle, par lui-même étranger à l'élément de la
phénoménalité, que par la médiation de ce pouvoir et précisément
comme un mode du comprendre. « Toute Befindlichkeit, dit Heidegger,
est comprenante (2). »
En tant que le pouvoir de révélation qui est pensé comme le
sien est celui de la compréhension ontologique de l'être et réside dans
la transcendance* l'affectivité, conformément à l'eidos de ce pouvoir,
révèle nécessairement autre chose qu'elle-même et que sa propre
essence, autre chose, à savoir en premier lieu le monde, c'est-à-dire
précisément le milieu pur de l'altérité, en second lieu l'étant qui se
(x) SZ, 2 7 6 .
L'AFFECTIVITÉ 721
(1) K, 214-215.
(2) ID., 283. — « être », souligné par Heidegger ; « nous comprenons donc
l'être », souligné par nous.
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
monde, c'est par un seul et même acte de ce pouvoir unique que s'accomplit
conjointement et nécessairement dans l'affectivité la révélation de l'existence
et du monde. Le pouvoir unique par lequel s'accomplit conjointement
et nécessairement dans un seul et même acte de ce pouvoir la révé-
lation de l'existence et du monde, est le temps. Le temps, dans sa
temporalisation originelle, est le mouvement par lequel l'existence,
projetant en avant de soi l'horizon de l'avenir et venant s'y heurter,
se trouvant rejetée en arrière à partir de lui et ramenée sur elle,
découvre dans l'unité de ce double mouvement, dans l'ekstase du
projet « en avant vers » contemporaine de l'ekstase du retour « en
arrière sur », et le monde comme monde fini, et sa propre existence qui
lui est livrée. Le pouvoir de révélation de l'affectivité est précisément celui du
temps. C'est le temps qui, dans la peur, ouvre l'horizon où surgit le
terme menaçant à venir, c'est lui qui le laisse revenir en arrière sur
l'existence menacée et, dans ce revenir en arrière sur elle, la dévoile
à elle-même dans l'ekstase de son passé inauthentique. C'est le
temps qui fait surgir devant l'existence angoissée l'horizon pur du
futur, comme un horizon fini, comme l'horizon de sa mort, c'est lui
qui, la laissant revenir à partir de cet horizon en arrière sur elle-
même, la découvre à elle-même, dans l'ekstase du passé authentique,
comme une existence finie, déchue et livrée au monde comme à sa
propre mort. Que la révélation de l'existence à elle-même, et, pareil-
lement, la révélation du monde, s'accomplisse dans l'affectivité de
façon authentique ou non, cela résulte justement de ce qu'à la tempo-
ralité il appartient de se temporaliser par principe de diverses façons,
de façon authentique ou non. La temporalité cependant n'est rien
que la transcendance elle-même dans le mode de son accomplisse-
ment effectif et concret, de telle manière que sa temporalisation
se produit nécessairement sous une forme ekstatique, de telle manière
que les différentes ekstases qui la constituent et dans lesquelles elle
s'accomplit, constituent les divers modes de réalisation de la transcen-
dance elle-même. Que le pouvoir de révélation de l'affectivité soit
L'AFFECTIVITÉ 721
(1) ID., 2 9 5 .
(2) C f . I D . , 2 6 7 , 296-297.
L'AFFECTIVITÉ 721
(1) SZ, 3 4 0 .
(2) Id., 341, souligné par nous.
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
et du terme qui vient vers elle. Bien plus, c'est comme me conscience de cette
sorte, comme me conscience purement théorique, indifférente et a-tonale que
se produirait la découverte à elle-même de l'existence si elle se produisait
dans l'ekstase du passé ou, d'une manière générale, comme un mode de trans-
cendance. Il n'y a pas de peur possible sur le fond de la seule relation ekstatique.
Pas d'angoisse non plus. Jamais la saisie de l'existence esseulée
et vouée à la mort comme à ce qui domine l'horizon même de son
monde et de son temps, ne ferait se lever la Stimmung de l'angoisse,
si elle s'accomplissait sous la forme d'une simple aperception et comme
un mode du comprendre, comme une relation ekstatique. Une telle
aperception, en effet, n'est encore par elle-même que la présentation
indifférente d'un objet indifférent, et la compréhension de l'existence
comme être-pour-la-mort ne détermine nullement ce comprendre
comme angoisse. Elle ne peut le faire, l'abandon de l'existence livrée
au monde de sa mort n'est effrayant, angoissant, que si le pouvoir qui découvre
cet abandon est capable non seulement de le découvrir, dans l'opposition
par elle-même atonale de l'ekstase, mais précisément d'être effrayé, de
s'angoisser, que si ce pouvoir n'est pas seulement un comprendre mais se
trouve d'ores et déjà constitué en lui-même, antérieurement à tout ce qu'il
peut comprendre, comme affectif et susceptible de se laisser déterminer
affectivement, comme affectivité. Le comprendre assurément est affectif
et pour cette raison la conscience atonale de la simple aperception
ici postulée par la problématique comme celle de l'ekstase, de l'oppo-
sition, ne se produit jamais, se produit du moins comme une cons-
cience indifférente. L'âffeetivité du comprendre toutefois ne réside
pas en lui-même ni dans la structure ekstatique qu'il développe chaque
fois, mais dans l'antistructure de cette structure, dans l'anti-essence
de la transcendance. Toute l'ambiguïté de la philosophie de la trans-
cendance consiste dans la présupposition de l'affectivité du com-
prendre, présupposition qui ne présuppose pas seulement l'essence
de l'affectivité mais qui, en la réduisant à celle du comprendre lui-
même et en la confondant avec elle, la nie.
L'AFFECTIVITÉ 721
(X) Iyà-dessus et pour toute l'analyse qui suit, cf. HEIDEGGER, Qui est le Zara-
thoustra de Nietzsche ?, in Essais et Conférences, op. cit., 130-141.
(2) Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ?, op. cit., 130.
(3) I D . , 141.
(4) ID., 142.
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) I+a théorie de la constitution de ce Soi transcendant est une des tâches
propres de la Phénoménologie de l'Ego. Elle n'a pu prendre place dans le cadre de
ces recherches.
(2) K, 216.
L'AFFECTIVITÉ 721
(1) K , 215.
(2) Ibid.
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
raison et, plus avant, son être-soi, ce qui lui permet précisément
de se donner la loi à elle-même, se trouve à nouveau et une fois de plus
simplement présupposé, de telle manière que le moi qui se donne la
loi à lui-même, faute d'apparaître dans le respect et d'être saisi en
lui comme son affectivité même, n'est plus rien d'autre qu'une
condition = x, une réalité métaphysique. Entre la réalité méta-
physique du moi de la raison qui pose la loi et la réalité empirique du
moi qui se soumet à elle dans le respect, une différence s'institue
dès lors, qui ne tient pas seulement au fait que le premier échappe à la
sphère d'expérience dans laquelle le second est au contraire plongé,
mais à la nature même de la relation qui s'établit entre eux, en tant
que cette relation, médiatisée par la représentation de la loi et consti-
tuée par elle, se trouve constituée par la différence elle-même comme
telle.
Parce que les deux moi, celui qui pose la loi et celui qui s'y soumet,
se trouvent définis à partir de la différence de la représentation et
par suite comme essentiellement différents, l'affirmation de leur unité
au contraire, l'affirmation selon laquelle « le respect à l'égard de la
loi » (à l'égard du moi métaphysique où elle trouve son origine)
« est respect à l'égard de soi-même » (i) demeure elle aussi sans fonde-
ment. L'interprétation ontologique de l'être du moi à partir de la
transcendance, plus précisément ici à partir de la représentation de la
loi morale, ne présuppose pas seulement chaque fois l'ipséité des
deux moi qu'elle est amenée à poser à partir de cette représentation,
l'ipséité du moi comme tel, elle fait encore éclater celui-ci en une pluralité
impensable de moi différents et irréductibles.
Au moi de l'expérience qui rencontre la loi, au moi métaphysique
qui la pose, s'en ajoute d'ailleurs un troisième, celui qui se réalise
dans la soumission du premier au second et par elle : « je suis moi-
même dans cet acte de soumission à moi-même ». Un tel moi, se
(i) K, 215.
L'AFFECTIVITÉ 721
(i) K, 216.
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(i) F, 341-342.
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) F , 341.
(2) ID., 343.
(3) ID-, 340-341-
(4) Cf. ID., 341.
(5) I D - , 343-344-
742 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(r) F, 346.
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(i) F, 346.
L'AFFECTIVITÉ 721
(1) F , 347-
(2) ha théorie de ce contact immédiat, qui recouvre en fait le phénomène
tnmscendantal de l'affection et plus originellement de l'auto-affection, qui ne
saurait pour cette raison se produire « dans l'espace et dans le temps », a déjà été
critiquée par la problématique, cf. supra, § 56.
(3) F , 349-
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(i) f , 339-340.
L'AFFECTIVITÉ 721
du moins leur être réel et ce qui fait d'eux chaque fois ce qu'ils sont,
à la sphère d'immanence radicale définie par l'affectivité elle-même
comme telle. La répartition de nos sentiments en différentes caté-
gories et, si l'on veut, selon divers niveaux de « profondeur », repose
sur leur contenu manifeste et se fonde sur lui, concerne seulement la
portée de ces sentiments, leur importance respective, leurs consé-
quences possibles pour l'existence, n'a et ne peut avoir qu'une
signification axiologique.
Considérons la différence qui existe entre le sentiment sensoriel
et le sentiment vital et, pareillement, celle qui sépare les sentiments
« superficiels » et les sentiments « profonds ». Le sentiment vital,
parce qu'il s'étend à travers l'être-total du corps organique, présente
une unité qui ne saurait résulter de la fusion des sentiments sensoriels,
sinon, dit Scheler, « ces derniers devraient se trouver réunis en lui
et ne pourraient en outre se trouver à côté de lui » (i). Que les senti-
ments sensoriels se trouvent réunis dans le sentiment vital, c'est là
cependant ce qui fait l'être de celui-ci, lequel comprend l'ensemble
des contenus sensoriels qui se fondent en lui, le déterminent en
même temps qu'ils sont déterminés par lui. Il existe une unité affec-
tive de l'existence corporelle. Une telle unité résultant de tout ce qui,
à chaque instant, affecte le corps, consiste nécessairement dans la
fusion de tous les sentiments produits par cette affection en une seule
tonalité affective de l'existence identique à l'existence elle-même.
L'extériorité réelle d'une pluralité de sentiments différenciés par
cette extériorité même signifierait au contraire l'éclatement de
l'existence et sa destruction ou, si l'on préfère, une pluralité d'exis-
tences, une multiplicité de moi, dont chacun serait identique à l'un
de ces sentiments séparé de tous les autres.
Comment nier cependant que, dans le sentiment général que nous
avons de notre existence corporelle, un sentiment sensoriel ne puisse
(I) F, 347-
L'AFFECTIVITÉ 721
(I) F , 347-
L'AFFECTIVITÉ 721
(1) F, 355-
(2) Id., 352-353» souligné par nous.
(3) SS, 69, souligné par nous.
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
ment éclaire la question, posée par Scheler et discutée par lui dans
une obscurité ontologique extrême, de la relation au Je inscrite en
tout sentiment comme un de ses caractères les plus apparents. La
prise en considération d'un tel caractère constitue l'un des thèmes
de réflexion qui ont conduit Scheler à sa distinction des différents
niveaux affectifs et à l'attribution à celle-ci de la signification que l'on
sait. Après avoir déclaré que « tout sentiment quel qu'il soit possède
une référence vécue au Je », Scheler introduit entre les modes selon
lesquels celle-ci s'accomplit une différence telle qu'elle conduit
précisément à une différenciation ontologique des divers sentiments
qui sont concernés par elle. C'est ainsi que « le sentiment sensoriel
n'a aucune relation à la personne et n'est référé au Je que de façon
doublement indirecte » (i), en tant qu'il est situé dans une partie
du corps organique, laquelle ne se trouve rapportée au Je spirituel
que par la médiation de ce corps dont elle dépend, tandis que celui-ci
ne se rapporte lui-même que médiatement au Je, en tant qu'il lui
appartient seulement et ne lui est pas identique. C'est par la médiation
de ce corps organique auquel toutefois, à la différence du sentiment
sensoriel, il s'attache immédiatement que le sentiment vital se trouve
lui aussi rapporté au Je. Seuls les sentiments de l'âme se proposent
d'emblée comme « une qualité du Je » et n'ont aucunement besoin
pour être tels, « pour se présenter comme état ou comme fonc-
tion du Je... que soit phénoménalement donné un corps propre
qui m'appartienne en tant qu'appartenant à ce Je » (2). Les sentiments
spirituels enfin font corps avec le moi et lui sont unis de façon si
intime qu'il n'est pas possible à celui-ci de se séparer d'eux ni de
les diriger. Ainsi est confirmée, avec la prise en considération du
caractère spécifique et chaque fois différent de la relation que les
différents sentiments entretiennent avec le Je, la théorie de la plura-
(1) F, 340-341.
(2) ID., 349.
L'AFFECTIVITÉ 721
lité des niveaux affectifs, de telle manière que ceux-ci désignent des
degrés divers d'éloignement par rapport au moi véritable de l'expé-
rience intérieure, des degrés divers de transcendance, de telle manière
que la thèse de la co-appartenance ontologique de toutes nos tonalités
à une même sphère d'immanence radicale se trouve à nouveau et
explicitement niée.
Pourquoi cependant la référence au Je du sentiment est-elle
comprise et décrite comme doublement indirecte dans le cas du
sentiment sensoriel, comme simplement médiate dans celui du sen-
timent vital ? Parce que tel est le caractère de la relation au Je du lieu
où ces sentiments sont représentés. En ceux-ci la médiation affecte
et détermine la relation au Je de leur être constitué, en aucune façon
celle de leur être originel et réel. C'est la relation au Je de l'être ori-
ginel et réel du sentiment que considère au contraire Scheler dans
le cas des sentiments de l'âme et des sentiments spirituels. Les senti-
ments de l'âme et les sentiments spirituels sont toutefois l'objet d'une
constitution, comme tels ils ne se réfèrent à l'ego absolu que par
l'intermédiaire du moi empirique, c'est-à-dire précisément d'une
façon médiate. EN ce qui concerne la question de leur relation médiate ou
immédiate au Je, l'opposition ne se situe en aucune façon entre les sentiments
superficiels et les sentiments profonds mais, à l'intérieur de chaque senti-
ment, entre son être constitué et son être réel, de telle manière que le premier
ne se réfère au moi que par l'intermédiaire du corps organique ou de l'ego trans-
cendant qui sont eux-mêmes constitués comme appartenant originellement
à ce moi, tandis que le second, l'être réel du sentiment, ne se rapporte pas
seulement à l'ego absolu de façon immédiate mais lui est identique en tant
que son essence, l'essence de l'affectivité, fonde l'ipséité elle-même comme telle
et la constitue.
Que le sentiment sensoriel considéré dans son être réel ne se réfère
point au Je de façon médiate, « doublement indirecte », on le voit à
ceci que jamais ce qui fait l'affectivité de ce sentiment, le caractère
douloureux d'une douleur, ne se situe devant nous dans le lieu où
742L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
incapable comme tel de se rapporter à rien. Cf. : « dans quelque sens qu'on le prenne
(Je empirique, prétendu « Je transcendantal » ou de la « conscience » en général)
le Je lui-même est encore objet d'expérience vécue intentionnelle et par conséquent
d'une conscience de quelque chose... Le Je n'est donné que dans l'intuition interne
et ne constitue en tant que tel qu'une certaine forme de la multiplicité des phéno-
mènes visés par l'intuition interne » (ID., 277-278). E t encore : « Même sous son
aspect formel en tant qu'ipséité, le Je est objet de conscience axiologique, non point
de départ essentiellement nécessaire d'une telle conscience » (ibid.).
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) F, 3 4 2 .
(2) I,à-dessus, cf. les belles analyses de SCHELER in S, 80.
L'AFFECTIVITÉ 803
son simple substitut, quelque chose qui, sans être la chose, « vaut »
pour elle, y renvoie.
La perception cependant ne donne la chose elle-même que lorsque
celle-ci déploie son être dans le milieu de l'être transcendant et lui
appartient, lorsqu'apparaître, pour elle, signifie être étendu devant. Ainsi
en est-il de l'être de l'arbre ou de celui du cercle, de l'être de l'his-
toire, par exemple, et de tout ce qui est historique. Parce que appa-
raître, pour le sentiment, ne signifie pas être étendu devant, la per-
ception qui se meut dans cet être-étendu et se le donne, ne se donne
pas le sentiment lui-même, n'atteint ni son être ni sa réalité mais
seulement « quelque chose qui vaut pour lui », qui y renvoie. La per-
ception du sentiment s'accomplit nécessairement comme sa représentation
au sens d'une « simple représentation », au sens d'un « portrait » ou d'un
« concept ». Les deux significations successivement reconnues par la
problématique au concept de représentation se rejoignent lorsqu'elles
s'appliquent au sentiment si la représentation ontologique, l'acte
de présenter quelque chose dans le milieu de l'être opposé et comme
identique à celui-ci, n'est plus que l'acte de présenter une image de
ce quelque chose. C'est en ce sens que le sentiment est représenté, au sens
où sa représentation n'est jamais et ne peut être qu'une « simple représen-
tation ». Que la représentation du sentiment ne soit jamais et ne
puisse jamais être qu'une_ « simple représentation », n'est pas une
propriété isolée donnant l'occasion à une psychologie soucieuse du
détail d'énoncer une loi parmi d'autres. La réalité du sentiment est
la réalité de l'absolu. Que celui-ci ne puisse être saisi en lui-même ni
atteint dans la représentation, qu'il ne trouve jamais en elle et dans
le milieu pur qu'elle déploie que sa simple « image », c'est là ce qui
fait de celui-ci, du milieu de la représentation et de la transcendance
en général, le milieu ontologique de l'irréalité.
C'est à la lumière de cette signification décisive d'une loi éidé-
tique suprême qui divise l'élément pur de la phénoménalité en celui
de la réalité où l'apparence est l'essence et, d'autre part, de l'idéalité
L'AFFECTIVITÉ 803
(1) De telles différences se fondent d'ailleurs sur la différence réelle des inten-
tionnalités qui visent chaque fois et constituent ces propriétés noématiques.
(2) EN, 396.
742L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
ou une honte éprouvée par un ego autre que le mien. Il arrive seule-
ment que, dans l'expérience de soi, la douleur ou la honte étant
contemporaine de la perception ou plutôt identique à celle-ci et à
sa réalité, la pensée commune ou philosophique, incapable d'insti-
tuer les distinctions fondamentales où se découvre chaque fois la
source du réel, attribue au pouvoir de la perception et comprend
comme donné en elle ce qui la donne, la tonalité affective qui la
détermine.
L'illusion selon laquelle la visée perceptive dirigée sur un senti-
ment atteint quelque chose de réel a, dans le cas de l'expérience
d'autrui, une origine : quelque chose de réel en effet se donne à
cette perception, à savoir le corps de l'autre. Car c'est la réalité de ce
corps, son être-étendu qui paraît dans l'être-étendu-devant auquel
s'ordonne la perception. A l'être-étendu du corps, à son être-là dans
l'étendue ne se réduit nullement, il est vrai, le corps de l'autre dans
la communication. Il faut, comme l'a justement noté Scheler, une
modification fondamentale du regard, une attitude nouvelle et à
vrai dire exceptionnelle comme celle de l'étudiant opérant une dis-
section, pour que ce qui se donne essentiellement et d'abord comme
une structure signifiante n'apparaisse plus, dépouillé de sa signi-
fication, que comme un être-là mort dans l'étendue et comme une
partie de celle-ci, pour que l'œil ou plutôt le regard ne soit plus rien
d'autre précisément qu'un « globe oculaire ». C'est une signification
précisément qui, dans l'expérience immédiate, s'ajoute au donné étendu
pour constituer synthétiquement avec lui quelque chose comme une totalité
signifiante. La joie perçue dans un sourire et qui fait de celui-ci, il
est vrai, ce qu'il est, non un mouvement objectif dans l'étendue mais,
comme le dit Scheler, une structure « représentative », n'est pas la
joie réelle de l'autre mais quelque chose qui précisément la « repré-
sente », la désigne, y renvoie, la joie réelle de l'autre mais visée
seulement à travers son corps et non pas réellement saisie dans la
perception de celui-ci, bref une signification vide.
803
L'AFFECTIVITÉ
celui-là même qui le vivait avant d'en faire un élément de son prestige
dans le milieu ouvert de la reconnaissance, ces transformations et
ces altérations de la vie affective, les situations phénoménologiques
complexes auxquelles elles donnent lieu, ne peuvent être pensées
et décrites qu'à la lumière des structures ontologiques fondamentales
où se définit en chacune de ces situations, à travers chacune de ces
transformations, la réalité du sentiment et ce qui n'est au contraire
chaque fois qu'un corrélat noématique intentionnel, une signification
affective transcendante et par là même irréelle.
La dissociation ontologique fondamentale de l'affectivité réelle
et de l'affectivité irréelle éclaire la critique dirigée par la problématique
contre la thèse de l'existence de sentiments « faux », « illusoires »
ou « imaginaires » et lui confère un fondement plus assuré. Une telle
critique revenait, on s'en souvient, à montrer que 1' « apparence »
sous laquelle le sentiment était censé se présenter tout d'abord
pour s'évanouir ensuite avec elle, n'était pas le sentiment réellement
éprouvé par la conscience mais seulement l'interprétation que celle-ci
se donnait à elle-même de ses propres tonalités, de telle manière
que l'erreur ou l'illusion ne résidait jamais dans celles-ci mais préci-
sément dans cette interprétation qui en était proposée et, d'une manière
générale, dans l'inadéquation de principe qui existe entre le langage
du sentiment et celui de la pensée. Ce dernier cependant ne se ramène
en aucune façon à un pur jeu de significations intellectuelles, c'est à
la lumière des significations affectives qu'elle projette ou qui lui
sont données dans le monde où elle vit que l'existence se comprend
et, le plus souvent et d'abord, se méprend à son sujet, de telle manière
que l'illusion dont elle est victime n'est pas seulement une erreur
du jugement mais précisément une illusion affective. Qu'une illusion
de ce genre existe ne met pas en cause, on le voit, la vérité absolue
du sentiment considéré dans sa réalité, elle trouve son origine dans
le caractère inadéquat de la signification affective à la lumière de
laquelle cette réalité du sentiment est comprise dans la compréhen-
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
en réalité elle ne les éprouve pas, séparée d'eux qu'elle est par son
néant. Elle cherche seulement à les éprouver mais ils sont là devant
elle comme des masses transcendantes qu'elle ne peut rejoindre. La
souffrance par exemple n'est présente au cœur de la conscience que
comme ce dont elle manque. « Cette souffrance opaque, énorme »,
m'échappe « et je ne peux la saisir, je ne trouve que moi, moi qui
me plains... gémis, dois pour réaliser cette souffrance que je suis,
jouer sans répit la comédie de souffrir » (i). Ainsi se produit sur le
plan de la conscience irréfléchie déjà la scission qui sépare l'existence
de ses propres sentiments et la condamne, subjectivité vide et en
elle-même atonale, à les « jouer ». Ainsi vaut contre sa propre philo-
sophie la critique adressée par Sartre à La Rochefoucauld, celle de
ne connaître qu'une affectivité pervertie par le regard et comme telle
essentiellement différente de l'affectivité originelle. Ainsi s'accomplit
avec la détermination absurde de la réalité de la souffrance, de son
« être-en-soi » comme être nié et néantisé, comme être transcendant,
avec la détermination de la réalité du sentiment comme irréalité, le
renversement des catégories ontologiques fondamentales et, dans
ce renversement, avec l'inextricable confusion qu'il engendre, celui
de la philosophie elle-même.
La distinction ontologique fondamentale de l'affectivité réelle
et de l'affectivité irréelle permet d'éclaircir enfin un dernier caractère
du sentiment, celui en vertu duquel il se présente comme une réalité
à laquelle il peut ou ne peut pas être « co-senti ». Un tel caractère se
trouve précisément interprété par Scheler comme susceptible de
faire apparaître entre nos divers sentiments des différences radicales
qui justifient leur répartition selon des régions étrangères les unes
aux autres, comme un nouveau motif de scinder l'affectivité en diffé-
rents plans ou niveaux. C'est l'impossibilité de co-sentir un sentiment
sensoriel, que ce soit celui d'un autre homme ou d'un animal, ou
(I) S , 373-
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(i) F, 348.
L'AFFECTIVITÉ 803
§ 6 8 . A F F E C T I V I T É ET ACTION
(1) F, 351-352.
74 2 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(i) 5 , 295.
L'AFFECTIVITÉ 805
(1) F, 352.
8o6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
l'affection par la valeur revêt la forme subjective d'un état affectif et parce
que cet état est identiquement la source de l'action qu'il se présente et se
laisse déterminer comme un « mobile ». La reconnaissance de la détermi-
nation immédiate de l'action par l'affectivité demeure cependant
équivoque chez Scheler, et cela parce qu'elle ne peut recevoir sa
pleine signification qu'à la lumière de l'interprétation ontologique
fondamentale de l'affectivité comme immanence, interprétation qui
rend seule possible une saisie adéquate du caractère affectif de la
motivation, l'identification de l'état-source de l'action avec la réalité
affective de la perception et non avec la perception elle-même consi-
dérée dans sa transcendance.
L'orientation exclusive de la doctrine vers des considérations
d'ordre axiologique introduit encore une distinction contestable
entre les états affectifs « positifs » et « négatifs », les premiers étant
seuls capables de déterminer une « orientation du vouloir vers la
réalisation de valeurs positives et relativement supérieures » (i).
Ce qui fait l'ambiguïté d'une telle distinction, c'est qu'elle n'est pas
établie à partir de la considération des états affectifs tels qu'ils se
présentent d'eux-mêmes dans l'effectivité de leur contenu phénomé-
nologique chaque fois déterminé, dans la réalité de leur affectivité,
mais de manière indirecte, d'après la relation que ces états entre-
tiennent ou n'entretiennent pas avec des valeurs positives. La rela-
tion extrinsèque de l'affectivité à ces valeurs, sa prétendue transcen-
dance, ce que Scheler appelle la perception affective, se substitue
à nouveau, comme source de l'action, à l'affectivité elle-même consi-
dérée dans son immanence, à 1' « état affectif», la détermination immé-
diate de la première par la seconde s'efface derrière la simple déter-
mination médiate de l'action à partir des contenus axiologiques
visés dans la perception.
Cette impuissance à saisir l'affectivité comme source immanente
(i) F,360-361,note.
L'AFFECTIVITÉ 807
(1) F, 358.
(2) I4-dessus, cf. ID., 357-359-
8 Z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(i) F,360-361,note.
L'AFFECTIVITÉ 807
comme son but, que le bonheur par exemple constitue, dans un grand
nombre de sociétés en tout cas, la fin dernière de toutes les formes
d'activité individuelle ou collective? La problématique elle-même
ne doit-elle pas reconnaître, comme une possibilité pure, la relation
d'un vouloir au sentiment comme à son « objet » ? Pour autant qu'un
sentiment se trouve visé dans le vouloir, toutefois, il est irréel : loin que celui-ci
puisse le poser ou l'action le produire, toute relation intentionnelle au senti-
ment suffit à le rendre impossible, ce qu'elle donne n'est pas le sentiment lui-
même, sa réalité, mais seulement le concept de cette réalité, c'est-à-dire sa
négation. « Il y a des choses, remarque justement Scheler, qui préci-
sément ne s'obtiennent pas quand elles sont devenues le but conscient
de l'activité (i). » Ainsi en est-il du bonheur et de la souffrance, du
sentiment en général. Si celui-ci est lié à un acte, ce n'est jamais comme
son corrélat mais comme sa réalité. Faire au contraire du sentiment,
quel qu'il soit, le corrélat de cet acte, le but d'un vouloir, c'est le
manquer. La fusion affective par exemple, l'émotion voluptueuse qui
monte d'elle ne sauraient être visées, elles font précisément défaut,
comme le note encore Scheler, « là où la volupté étant recherchée
intentionnellement et pour elle-même, le partenaire est considéré
comme un simple moyen de jouissance auto-érotique ». La raison
de cette disparition de la volupté dans le cas d'une intention dirigée
sur elle ne réside pas toutefois dans une simple loi psychologique,
dans le fait que la « concentration de l'attention exerce sur les mou-
vements d'expression automatiques... une influence inhibitrice » (2),
ou plutôt, c'est à l'origine de cette loi qu'il convient de remonter,
à l'incapacité principielle du sentiment de se développer sous le
regard de l'attention, de s'exhiber, d'une manière générale, dans le
milieu de l'être transcendant, incapacité qui est celle du mouvement
lui-même comme subjectif, comme originellement affectif, des mouvements
(I) C'est de cette façon que la comprend SCHELER, cf. F , 357, note 1.
L'AFFECTIVITÉ 807
U) F , 344.
8 Z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
§ 7 0 . L ' E S S E N C E DE L'AFFECTIVITÉ
ET LES TONALITÉS AFFECTIVES FONDAMENTALES
A F F E C T I V I T É ET ABSOLU
(i) « Bvery thing which exists is particular. » Three Dialogues between Hylas
and Philonous, Berkeley's complété works, Fraser, Oxford, I, 403.
L'AFFECTIVITÉ 807
(i) « Ce serait en tout premier lieu la pensée qui donnerait la douleur aux
mortels », disait HEIDEGGER dans son commentaire de Hôlderlin, cf. Essais et
Conférences, op. cit., 162.
L'AFFECTIVITÉ 807
8 Z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
joie succède à la peine, cela veut dire, elle se produit à partir d'elle,
à partir de la peine et de ce qu'elle est. C'est dans la peine et dans son
essence, dans l'essence de l'affectivité, c'est-à-dire de l'être lui-même, que
réside et se tient la possibilité du passage qui conduit de la peine à la joie,
la possibilité pour celles-ci, pour toutes nos tonalités en général, d'« avoir »
une « histoire ». La possibilité pour nos tonalités d'avoir une histoire,
la possibilité du passage qui conduit de l'une à l'autre, est identique-
ment la possibilité de chacune de ces tonalités, est son être-possible
à partir de l'absolu et en lui. La joie est possible à partir de la peine
parce que ce à partir de quoi la peine est possible peut devenir joie, parce
que l'absolu qui s'historialise dans la peine et devient en elle ce
qu'elle est, peut s'historialiser dans la joie. L'histoire de nos tonalités
est l'historial de l'absolu. L'absolu est lui-même le passage, lui-même
l'histoire, ce qui, pouvant se tonaliser comme peine et comme joie,
constituant leur commune possibilité, constitue comme tel aussi la
possibilité de leur commune transformation, de leur naissance l'une
à partir de l'autre et de leur incessant devenir.
Que l'histoire de nos tonalités ait elle-même sa propre possibilité,
identique à la possibilité de chacune de ces tonalités, identique à
l'absolu, que cette histoire donc soit celle de l'absolu, voulue et
prescrite par lui, le devenir et l'explicitation de ce qu'il est et son
historial, tout cela échappe à l'existence qui se vit, elle et ce qui
lui advient en fait de peines et de joies, comme une succession hasar-
deuse de sentiments opaques, comme un défilé chaotique dont elle
demeure le témoin étonné (1). C'est pourquoi la vie de la plupart
des hommes, le passage en eux des sentiments les uns dans les autres
n'est le plus souvent qu'un éternel passage incompris, l'éternel
retour du semblable et du pareil, et l'ennui de ce qui est connu à
jamais. Ce que sont ces sentiments, c'est là ce qui leur échappe, la révé-
lation intérieure de l'absolu en ses modes concrets n'est plus pour
(1) « Vieux bonheurs, vieux malheurs, comme une file d'oies », dit Verlaine.
8 Z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
est incluse et se réalise, outre ce qui la fonde et à partir de quoi elle est possible>
à savoir la souffrance comme tonalité ontologique fondamentale, comme
souffrance de l'être, la joie consubstantielle à celle-ci et qui lui est identique.
La souffrance de l'existence, dès lors, se décline et se modalise, elle
entre dans l'histoire et l'histoire se produit. L'histoire originelle est
le devenir immanent des tonalités subjectives de l'existence, comme
telle, comme immanente et s'accomplissant dans une sphère d'imma-
nence radicale, elle ignore le temps de l'opposition, toute forme de
compréhension possible par conséquent, et n'est pas dialectique.
Étrangère à celle-ci, à la dialectique de l'opposition et de la compré-
hension, l'histoire pour autant n'est pas irrationnelle, les détermina-
tions qualitatives ne surgissent pas dans le « saut » et ne se produisent
pas à partir de lui, ne se produisent pas à partir du néant et n'en résul-
tent pas non plus. Car ce qui arrive est possible à partir de ce qui est,
n'est rien d'autre à vrai dire que ce qui est et était, est la venue de l'être
et sa modalisation. S'éprouvant soi-même dans la souffrance et dans
la jouissance de soi, la souffrance de l'existence devient ce qu'elle est,
cette souffrance de l'être et sa jouissance, la jouissance de soi de l'être
absolu et sa joie. « On se sent au moins et on se possède soi-même
jusque dans le sentiment de la douleur, dit Fichte, et cela seul déjà
donne une inexprimable félicité (1). »
Le devenir de la souffrance, sa transformation intérieure en ce
qu'elle est, en la joie de l'absolu, c'est là ce qu'exprime toute parole
essentielle concernant l'être de la souffrance, toute aperception asser-
torique ou apodictique de l'œuvre dans et par laquelle elle advient
et s'historialise comme ce qu'elle est, comme un sentiment et comme
la souffrance. « C'est seulement ici-bas, dit Kafka, que la souffrance
est la souffrance. Non pas que ceux qui souffrent ici dussent être
élevés ailleurs, en raison de cette souffrance ; mais parce que ce qui
se nomme souffrance en ce monde-ci se retrouve inchangé et libéré de
valeur d'être source d'un acte qui nous rend conscients de la présence
d'une couche existentielle plus profonde en nous-mêmes et qui,
pour ainsi parler, nous ramène vers cette couche (1). » Uextériorité
de la souffrance et de l'absolu, la détermination de celle-ci comme située sur
la couche la plus périphérique de l'existence, de celui-là comme appartenant
au contraire à sa couche la plus profonde, l'extériorité des niveaux affectifs
et de leurs tonalités respectives vient corroborer celle qu'institue la relation
intentionnelle, comprise comme le seul mode possible de manifestation, entre
la connaissance et le connu, l'extériorité de la transcendance, elle en est
le corrélat sur le plan ontologique et en résulte.
La souffrance, dès lors, ne se transforme plus intérieurement,
dialectiquement, dans la joie, elle lui est contemporaine, de telle
manière que cette contemporanéité n'exprime aucune relation posi-
tive véritable, nécessaire, n'est qu'une relation contingente de simul-
tanéité, exprimant le fait que deux phénomènes se déroulant sur des
plans d'existence différents, étrangers l'un à l'autre, peuvent préci-
sément être simultanés (2). La contingence de la relation de la souf-
france et de la joie ainsi distribuées sur deux plans d'existence, à deux
niveaux différents, n'est plus tempérée que par l'affirmation selon
laquelle la première nous aide à concevoir cette autre région où
règne la seconde, affirmation toutefois qui reste elle-même contin-
gente et gratuite aussi longtemps que la souffrance n'est pas saisie
comme constituant dans son essence même, dans son affectivité,
cette révélation de l'absolu identique à la béatitude. Qu'elle ne le soit
pas et se propose ainsi dans une extériorité radicale par rapport à la
béatitude de l'absolu, que la propriété qu'elle a de conduire à celle-ci,
de révéler en l'homme la couche la plus profonde de son être, demeure
une simple affirmation sans fondement, c'est là ce qui apparaît avec
(1) F, 354-
(2) C'est pour rendre compte de la simultanéité possible en nous de deux senti-
ments différents que Scheler justement avait construit l'invraisemblable théorie
des niveaux affectifs.
L'AFFECTIVITÉ 807
(1) F , 355-
(2) SS, 66.
(3) ID., 64.
(4) I D . , 9-
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) S S , 33.
(2) ID., 68-69-70.
L'AFFECTIVITÉ 807
(1) Ici doit être rejetée catégoriquement l'affirmation de Heidegger selon laquelle
Kierkegaard n'aurait saisi le problème de l'existence que comme un problème
existentiel, selon laquelle « la problématique existentiale lui est si étrangère que
du point de vue ontologique il se tient entièrement sous la domination de Hegel
et de la philosophie antique aperçue à travers celui-ci », en sorte que sur le
plan philosophique il y aurait « plus à apprendre de ses écrits édifiants que de
ses écrits théoriques » (SZ, 235, n. 1). Parce que la détermination des tonalités
affectives fondamentales de l'existence, c'est-à-dire de l'existence elle-même,
s'élabore en fait chez K I E R K E G A A R D , dans le Traité du Désespoir notamment,
c'est-à-dire précisément dans un écrit théorique, à partir de la structure interne
de l'immanence et en elle, elle ne revêt pas seulement une signification ontologique,
« existentiale », manifeste, mais présuppose encore une conception de l'ontologie
radicalement différente de celle des Grecs et de Hegel comme de Heidegger lui-
même. C'est pourquoi encore la thèse selon laquelle celui-ci aurait donné à certains
développements existentiels de K I E R K E G A A R D , à ceux du Concept d'Angoisse
notamment, une assise ontologique qui leur faisait défaut, doit elle aussi être rejetée.
(2) D, 73-
(3) ID., 138, note.
(4) ID., 123-124.
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) D, 61-62.
(2) cf. I D . , 139.
(3) ID., 62-63.
L'AFFECTIVITÉ 807
(1) D, 72, 7 3 -
(2) ID., 75.
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(I) D, 71.
L'AFFECTIVITÉ 855
(X) D, 75.
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
en est-il encore dans le jeu par lequel le moi prétend « jouer » sa vie,
joue à être ceci ou cela, garçon de café ou pédéraste. Car le moi
assurément ne peut être la détermination transcendante qu'il feint
de prendre pour son être propre de manière à ne pas l'être, à ne pas
être ce qu'il est, de manière à se défaire de soi dans la séparation
d'avec soi. Quelque chose, toutefois, n'entre pas dans le jeu et c'est
là proprement ce que Kierkegaard appelle le sérieux : l'être du vouloir
ne pas être soi, du vouloir se défaire de soi, en tant que cet être, donné
à lui-même dans l'unité absolue de son immanence radicale, éternel-
lement donné à lui-même dans l'ipséité de son être-soi, ne peut préci-
sément se défaire de soi, ni cesser d'être ce Soi qu'il est.
Kierkegaard a donné une autre définition du désespoir : « Vouloir
être soi » (1). « Vouloir être soi », toutefois, c'est là, comme Kierke-
gaard le reconnaît, « le contraire même du désespoir » (2). Vouloir
être soi, quand il s'agit du désespoir, veut dire en réalité, non pas
vouloir être soi-même, mais vouloir être un autre moi que celui
qu'on est, un moi qu'on n'est pas. Ainsi en est-il de l'espérance chez
les jeunes, du souvenir chez les vieux (3), de tous les modes de vie
imaginaires dans lesquels le moi substitue au sien un autre moi avec
lequel il s'identifie, de toutes les expériences, que devait décrire
Scheler, de participation et de contagion affective par lesquelles le
moi vise à se fondre dans un autre, à s'unir à lui de manière à
devenir précisément cet autre moi qu'il n'est pas. Un même projet
se retrouve en réalité lorsque le moi, voulant rejeter au contraire
comme illusoire toute forme de vie imaginaire ou affective, toute
attitude « féminine », prétend se choisir ou encore se faire lui-même,
« construire lui-même son moi » (4). Dans tous ces cas et dans d'autres
semblables, le vouloir être soi du moi au sens de vouloir être un moi
qu'il n'est pas ou pas encore, présuppose son vouloir ne pas être
le moi qu'il est véritablement, se ramène par conséquent à la forme
de désespoir précédemment examinée et se heurte au même échec,
à la même impossibilité, à l'impossibilité pour le moi de se défaire
de soi. La passivité ontologique originelle de l'être à l'égard de soi dans son
unité immanente avec soi est la condition une et universelle du désespoir, la
structure où il s'enracine en tant qu'il prend naissance en elle, dans la souf-
france du souffrir, en tant qu'il trouve en elle la condition de ce qu'il est,
une tonalité, plus généralement encore une expérience, en tant que, lié et
livré à lui-même sur le fond en lui de cette structure et formant le projet de
rompre ce lien, de se défaire de soi, il ne peut le faire et se heurte à une contra-
diction insurmontable, en tant que cette contradiction est sa torture, porte sa
souffrance à son paroxysme, met le feu en lui, dans le moi, à quelque chose
d'indestructible et qui brûle éternellement.
En tant que le désespoir trouve sa condition dans la structure
interne de l'immanence et prend naissance en elle, dans la souffrance
du souffrir, dans la souffrance et dans la jouissance de soi de l'être
absolu, il se dialectise, entre dans l'histoire et devient son contraire.
Plus grande est la détresse dans laquelle, désespérant de soi et voulant
se défaire de soi, il mesure son impuissance à se détruire lui-même,
plus violente aussi et plus forte l'expérience de son être rivé à soi,
livré et lié à soi pour être ce qu'il est, l'expérience de son être-donné-à-soi-
même et de l'essence de la vie en lui. Le fond du désespoir est Dieu
lui-même, l'être pour soi de l'être absolu, le rassemblement et la
profusion de la Parousie. Le fond du désespoir, ce d'où il émane,
se découvre à lui dans sa transparence, comme ce qu'il est et devient,
comme cette transparence et comme son éternité. Parce qu'il est
éternel, le désespoir est passager, il est le passage, et ce qui conduit
à l'absolu. Voilà pourquoi « le désespoir est la maladie que le pire
des malheurs est de n'avoir pas eue » (1). Il est la maladie, l'extrême
(1) D, 8 3 .
M. H E N R Y 28
858 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
(1) D, 171.
L'AFFECTIVITÉ 807
à lui-même en tous les points de son être et c'est justement en cela qu'il est
un sentiment, en cela aussi que réside sa transparence. La transparence du
sentiment n'est pas le milieu fluide de la lumière, aucun élément
immatériel, incolore, évanescent, rien d'irréel non plus comme le
néant, elle est l'être donné à soi en tous les points de son être, son
être plongé en soi, dans sa réalité, et ne faisant qu'un avec elle.
Le sentiment se donne tout entier, d'un seul coup, comme un absolu.
L'être du sentiment se donne tout entier en lui-même, non point
simplement parce qu'il ne s'annonce pas, à la façon de la chose
matérielle, dans une série d'Abschattungen, comme un donné intuitif
toujours incomplet et toujours dépassé, mais parce qu'il n'est jamais
un donné intuitif, rien qui soit jamais perçu ni senti. C'est pourquoi
encore l'idée qu'un sentiment pourrait être connu peu à peu, l'idée
que l'absolu se révêlerait progressivement est absurde, recouvre une
impossibilité de principe. Un sentiment se donne tout entier ou pas
du tout. L'absolu qui se révèle originairement et dont la révélation
originaire rend possible tout ce qui se révèle et tout ce qui est, se
révèle nécessairement dans la totalité de son absoluité. « Dieu,
disait Eckhart, ne peut donner peu ; ou bien il doit tout donner à
la fois ou rien... son don est simple et parfait... Le tout dans l'éter-
nité (1). »
En tant que la révélation de l'absolu réside dans l'affectivité et
se trouve constituée par elle, c'est la réalité de celui-ci, la réalité de
l'absolu lui-même qui se révèle et se réalise en elle. La révélation
de l'être absolu n'est pas séparée de lui, n'est rien d'extérieur à lui, rien
d'irréel, n'est pas une image de l'être mais réside en lui, dans sa réalité
et lui est identique, est l'être lui-même. Ici se rencontre, parce que l'absolu
ne surgit pas hors de lui, dans le milieu vide et sans vie de l'irréalité,
parce qu'il se révèle en lui-même, dans la réalité de son affectivité,
l'insurmontable limite de l'idéalisme, son incapacité de principe
à saisir la réalité. Une telle incapacité est à vrai dire celle de toute
pensée qui ne pense pas l'affectivité comme l'essence de l'absolu,
comme sa révélation, de toute pensée et de toute forme de pensée
qui se meut à l'intérieur de l'horizon du monisme, c'est-à-dire préci-
sément dans le milieu de l'idéalité et de l'irréalité comme telles.
Parce que l'affectivité révèle l'absolu dans sa totalité et dans sa
réalité, elle le révèle tel qu'il est. C'est en ce sens que l'affectivité
révèle l'absolu, en tant qu'elle le révèle absolument. Dans cette
révélation absolue de l'absolu, dans l'affectivité, l'absolu surgit et
s'historialise dans son absoluité. Cette révélation absolue de l'absolu,
de l'absolu dans son absoluité, est l'Esprit. C'est pourquoi il est dit
que « l'Esprit souffle où il veut » (i), parce que « l'éternité de l'esprit
ressemble au souffle du vent, on ne sait d'où il vient, où il va ;
partout il est fin et partout commencement... en chacun de [ ses ]
moments l'esprit est complet » (2).
Pour dire cette plénitude de l'esprit, cette plénitude qui est dou-
ceur et joie, les mots nous manquent. L'appellera-t-on « certitude »,
« évidence » ? Mais ces concepts, empruntés au monde et qui reposent
sur lui, nous égarent. Ou bien faut-il, les dépouillant du contenu
qu'ils reçoivent dans le développement de la pensée occidentale,
que leur confère toute forme de pensée, les référer au contraire à ce
à quoi ils se réfèrent, au rassemblement intérieur où l'être cohère
avec soi et à la force de ce rassemblement, comme le fit Pascal
quand, submergé par ce qui est tout, il le nomma : « certitude, senti-
ment » (3).
Il existe deux modes spécifiques et fondamentaux conformément
auxquels s'accomplit et se manifeste la manifestation de ce qui est.
Dans le premier de ces modes l'être se manifeste hors de lui, s'irréa-
(1) J E A N , 3, 8.
(2) JANKÉLÉVITCH, L'Odyssée de la conscience dans la dernière philosophie de
Schelling, op. cit., 73.
(3) Mémorial, Pensées, Infirma, op. cit., 333.
L'AFFECTIVITÉ 861
* *
MISE EN LUMIÈRE
DE L'ESSENCE ORIGINAIRE
DE LA RÉVÉLATION
PAR OPPOSITION
AU CONCEPT HÉGÉLIEN
DE MANIFESTATION (ERSCHEINUNG)
d'un côté la connaissance humaine et, de l'autre, l'essence que cette connaissance
cherche à appréhender, ni de poser par suite le problème critique d'une déformation
possible, voire nécessaire, de l'essence par une connaissance qui ne peut la toucher
qu'en la modifiant, si le fait d'être connu n'est pas un prédicat qui se surajoute de
l'extérieur au réel mais constitue, au contraire, son essence même. Car l'essence
n'est point modifiée ou altérée mais achevée et constituée par sa manifestation si la
manifestation est l'essence de l'essence.
La détermination du réel comme Esprit nous montre que le problème de la
révélation est essentiel pour Hegel. Mais une telle détermination ne fait précisé-
ment que poser le problème. Si l'essence de l'essence est de se manifester, il faut
dire en quoi consiste cet acte de se manifester, quelle est l'essence de cette essence
de l'essence, quelle est l'essence de la manifestation telle que la comprend Hegel ?
L'essence de la manifestation est comprise par Hegel d'une façon traditionnelle
(depuis Descartes) à partir du phénomène de la conscience. L'essence de la
conscience, à son tour, est interprétée par lui d'une manière qui est directement
commandée par la philosophie des grands postkantiens, et notamment par la
première philosophie de Schelling. Il n'y a lieu, en aucune façon, de parler ici
d'une opposition entre Fichte et Schelling ni, par suite, d'une synthèse que Hegel
aurait eu à réaliser entre les deux philosophes. Il n'y a point d'opposition non plus,
sur ce point essentiel, entre Schelling et Hegel. En réalité, sur l'essence de la conscience,
tout le monde est d'accord : il y a conscience là où ily a division. Si Schelling soutient
une philosophie de l'identité, c'est qu'il a accepté l'idée d'abandonner l'Absolu
à l'inconscience. De la même façon, et cela dès ses premiers travaux, Hegel pose
l'équivalence, qui traversera toute son œuvre, de l'identité et de la nuit. La
condition de la conscience, l'essence du phénomène et de toute manifestation, c'est la
scission qui s'introduit dans l'être un et opaque, c'est le dédoublement de cet être qui,
ainsi divisé d'avec soi, peut prendre position en face de lui-même et, dès lors,
exister pour soi, c'est la réflexion en soi-même par laquelle l'être prend conscience
de soi en s'élevant au-dessus de soi-même, en se rejetant par suite hors de soi et
en s'apercevant ainsi soi-même comme autre, dans l'élément de la différence. La
manifestation de l'être implique ainsi le moment essentiel de l'opposition et
présuppose que soit institué, à la place du règne de l'identité, un dualisme qui est
comme celui de l'être et de sa propre image. Or, la manifestation de l'être n'est
rien d'autre que l'Esprit. A celui-ci doivent donc appartenir, à titre d'essence, la
différence et le dualisme. Hegel le dit explicitement : « Le principe du dualisme
appartient au concept de l'esprit qui, comme concret, a la différence pour
essence (i). »
(i) L, 163.
19-11-2018
parce qu'il est différent de l'être de Dieu qu'il peut lui être égal. La différence est
l'événement ontologique d'où jaillit la lumière par laquelle le Logos éclaire l'être
divin. Elle est ce qui déploie le milieu où s'institue la connaissance divine, la connais-
sance exacte de l'être divin, une connaissance qui lui est rigoureusement égale. La
lumière résulte de la différence qui permet l'établissement de l'égalité, c'est-à-dire
la connaissance. C'est ce que dit encore le jeune Hegel dans un texte remarquable,
tris proche de l'analyse ficbtienne du début de l'Évangile jobannique et qui obéit aux
mimes présupposés ontologiques : « seule une conscience égale à la vie, et telle que
toutes deux ne diffèrent qu'en ce que la vie est l'être, tandis que la conscience est
cet être comme réfléchi, est <pûç » (i).
L'intervention de la réflexion dans la première philosophie hégélienne de la
vie a ainsi une signification ontologique qui n'est pas sur le même plan que la
simple orientation intellectualiste d'une pensée. Elle prépare la compréhension
thématique de l'essence du phénomène et appartient déjà à la définition structurale
des conditions qui fondent celui-ci dans sa possibilité. La critique de l'intuition
a, dès les travaux de jeunesse, et aura dans l'oeuvre ultérieure une signification
identique. Il ne s'agit nullement, ici encore, d'une préférence accordée par Hegel
à ce que nous appellerions aujourd'hui la réflexion par opposition à la pensée
intuitive. On n'a pas le choix entre deux modes de pensée, mais entre la pensée et
la non-pensée, c'est-à-dire l'inconscience. L'intuition en question est, ne l'oublions
pas, celle de Schelling, à laquelle pense par exemple Hegel lorsqu'il parle des
enfants et des anges qui vivent dans un état où « l'opposition de l'intuitionnant et
de l'intuitionné, comme d'un sujet et d'un objet, disparaît dans l'intuition elle-
même » (2). A u moment même, cependant, où l'opposition disparaît, la conscience
s'évanouit aussi. L'inconscience est la suppression de toute distinction (3). Si
l'animal est Dieu, c'est au plus profond de sa nuit. Aussi bien ce Dieu est-il irréel
puisqu'il ne porte pas en lui le Logos. Ce n'est pas, encore une fois, le philosophe
intellectualiste qui dit que la réflexion est intérieure à l'Absolu, c'est celui qui
s'incline devant la prétention de l'Absolu d'être un phénomène. En d'autres termes,
la réflexion ne désigne pas un mode particulier de la vie de la conscience, elle en
constitue bien plutôt l'essence, et cela non point parce que la conscience serait
conçue à partir de l'expérience privilégiée de la réflexion, mais parce que la
scission et la division (le terme de réflexion ne désigne ici rien d'autre) sont pensées
comme la condition de la possibilité d'une présence, comme l'essence même du
phénomène interprétée à partir de l'idée de lumière (<ptôç).
(i) H, 1 6 9 - 1 7 0 .
LE CONCEPT HÉGÉLIEN 867
détermination. Celle-ci n'est autre que la structure même de l'être en tant qu'il
est rendu manifeste par l'opération de la négativité. La négativité détermine l'être
en tant qu'elle le situe dans l'espace transcendantal qu'elle a déployé pour lui
permettre de s'y manifester. L'entité qui apparaît dans ce champ ontologique
primitif ne peut jamais s'égaler à lui. Un tel champ la dépasse bien plutôt de
toutes parts. Ce dépassement est si radical qu'il n'est autre que la suppression
dialectique de l'entité. C'est, toutefois, dans l'acte même de cette suppression en
vertu de laquelle elle apparaît essentiellement déterminée et finie, que l'entité
trouve le moyen d'être là et de se tenir près de nous, dans la présence.
L'essence de la négativité n'est rien d'autre que l'essence de la présence. La
négativité qui nie l'entité particulière n'est pas différente d'elle, elle la fait exister.
Elle est son essence même, en tant que cette entité est présente. Elle est l'être de l'être-là
en tant qu'il est là. L'entité transcendante n'est, dans sa présence, rien d'autre
que la négativité elle-même : elle est l'acte de se supprimer dialectiquement
soi-même. La négativité est une catégorie constitutive de la détermination transcendante,
elle est l'élément de cette détermination.
Ce n'est pas sans une restriction, à vrai dire décisive, que la négativité peut être
appelée une essence ontologique. Sans doute y a-t-il entre la négativité et l'être
pur et simple qu'elle nie une différence qu'on doit tout d'abord qualifier d'onto-
logique. La négativité n'est, à vrai dire, rien d'autre dans son essence qu'une telle
différence. Mais la différence n'est pas étrangère à l'identité. Elle est bien plutôt
l'essence même de l'identité en tant que celle-ci prétend à l'être. La manifestation
de l'être identique n'est possible que sur le fond de la différence en lui. Cette
différence est si peu extérieure à son essence que c'est d'elle, et d'elle seule, que
l'être identique reçoit le privilège d'exister dans son identité même. La différence
est le fondement de l'identité; sur un tel fondement, l'être identique se développe
avec, en lui, la caractéristique essentielle d'être la détermination. L'être de celle-ci
est l'essence négative. Négativité et Identité sont si peu séparées que l'acte par
lequel l'identité parvient, dans la détermination, à la vie concrète, n'est rien d'autre
que l'acte même dans lequel s'exprime l'essence de la négativité. « La vie concrète
de la déterminabilité, dit explicitement Hegel, est elle-même l'opération de se
dissoudre (x). »
L'être n'est réel qu'en tant qu'il est là. Le processus par lequel l'être devient
réel a son origine dans l'essence de la négativité. Ce n'est pas de l'extérieur,
cependant, que la négativité confère à l'être la réalité dans l'être-là. L'être-là
inclut en lui-même le négatif. La négativité est l'essence, la réalité et la vie de l'être
qui est là. L'être-là n'est pas séparé de la négativité ou, si l'on préfère, du concept.
« L'être-là, dit Hegel, est dans son concept (1). » La négativité est l'essence de
l'être. En tant que l'être trouve son essence dans la négativité, il nous est
donné dans la présence, il est là.
L'immanence essentielle de la négativité à l'être (l'extériorité de l'être n'est
qu'une conséquence de l'immanence en lui de la négativité) constitue le motif ontologique
et, par suite, le sens profond de la critique dirigée par Hegel contre le formalisme.
L'essence de la pensée est, pour Hegel, la négativité. Par suite, cette pensée ne
saurait être considérée comme extérieure au contenu qu'elle pense. On ne peut
appliquer de l'extérieur le formalisme au contenu concret, si la forme est, en
réalité, l'essence du contenu. La pensée n'est pas « l'activité qui manipule le contenu
comme une chose étrangère ». Étrangère, la pensée l'est si peu par rapport au
contenu que son acte n'est en réalité rien d'autre que l'acte même du contenu
en tant qu'il se supprime lui-même dialectiquement. L'activité du savoir, dit encore
Hegel, est immergée dans ce contenu (2). La Préface de la Phénoménologie de l'Esprit,
où Hegel domine son propre système, veu^ à l'aide des thèses fondamentales qui
seront celles de la Logique, écarter la conception, que pourrait faire naître une
lecture superficielle du texte même de la Phénoménologie, d'une opposition en
quelque sorte extérieure du sujet et de l'objet. En fait, c'est à la lumière de l'inter-
prétation ontologique de la dialectique qu'il convient de comprendre l'identité
d'essence du sujet et de l'objet ou, comme le dit souvent Hegel, l'immanence du
Soi dans le contenu.
La dialectique nous apprend que seul est réel l'ensemble du processus dialec-
tique lui-même, c'est-à-dire la Totalité. Par Totalité, il convient d'entendre le
Réel, c'est-à-dire l'Être lui-même dans sa présence. Par rapport à cette Totalité
qui seule est concrète, l'identité et la négativité ne sont que deux termes abstraits.
La restriction précédemment apportée à la désignation de la négativité sous le
titre d ' « essence ontologique » trouve ici sa justification : la négativité n'est pas
l'essence, elle n'a qu'une pseudo-originalité ontologique. Loin d'ouvrir par son être propre
une sphère ontologique nouvelle et autonome, elle n'est, en réalité, qu'un moment de la seule
sphère ontologique qui existe et qui est celle de l'être. La négativité n'est pas me essence,
c'est une catégorie.
Ce qui doit être ici mis en cause, c'est le prétendu dualisme hégélien. La scission
de l'être, condition de sa promotion au rang de phénomène, ne signifie pas une
division du réel en deux essences qu'on pourrait opposer extérieurement. Cette
division n'a pas pour conséquence la position des deux sortes d'êtres fondamenta-
lement différents, par exemple l'être naturel et l'être humain. La division est la
condition de l'être, mais ce qui est posé par une telle division, c'est un seul et
même être, celui qui est dénommé dans le cadre de ces recherches « l'être trans-
cendant ». L'essence, qui inclut en elle la négativité, est la position de cet être. Cette
position n'est pas extérieure à l'être, elle n'est pas différente de lui et ne saurait
lui être opposée qu'arbitrairement. Il n'y a pas, d'un côté, la substance et, de
l'autre, le Sujet. C'est la substance elle-même, « en elle-même », dit Hegel (x), qui
est Sujet. Le Sujet n'a pas d'être propre, il est l'être de la substance. Dire que le réel
est Esprit, ce n'est pas soutenir un idéalisme absolu, c'est dire, au contraire, que
l'Esprit, ou du moins le Sujet, n'a point par lui-même de réalité propre.
On a souvent reproché à Hegel d'avoir étendu sa dialectique à la sphère de la
nature et de l'être naturel. La dialectique de la force et celle de la vie préfigurent,
d'une façon assez étrange, dans la Phénoménologie, la dialectique des consciences.
Elles ont, de ce fait, une signification spirituelle qui semble incompatible avec la
nature des domaines qu'elles prétendent expliquer. Afin de réduire les prétentions
de ce « monisme » hégélien, il conviendrait de lui opposer un « dualisme » qui réser-
verait l'essence dialectique à l'interprétation de l'être humain et à la compréhen-
sion de ses rapports avec le monde (2). Les analyses qui précèdent permettent de
comprendre pourquoi une telle critique passe à côté de la pensée de Hegel. Il n'y
a pas deux régions d'être, dont l'une aurait une structure incompatible avec
l'essence dialectique. L'être pur et simple échappe si peu à l'emprise de cette
essence que c'est en elle, au contraire,qu'il trouve son fondement. L'identité est la
différence. Elle ne laisse pas en dehors d'elle la négativité comme si celle-ci devait
seulement concerner un autre secteur de l'être. A quelle région d'être la négativité
pourrait-elle bien s'appliquer si ce n'est à celle de l'être identique ? La sphère de l'être
transcendant constitue la seule région ontologique que connaisse l'hégélianisme,
et la négativité est si peu étrangère à une telle région qu'elle en constitue, au
contraire, l'essence et le fondement. La négativité, répétons-le, n'a point d'être
propre. C'est commettre un contresens complet sur la signification de l'ontologie
hégélienne que de prétendre interpréter l'être de la réalité humaine à partir de
la négativité comprise comme une essence. La négativité n'est pas une essence,
mais une catégorie de l'être. A ce titre, elle concerne, il est vrai, l'être de la réalité
humaine. Mais le fait d'être fondé sur la négativité ne confère, en réalité, à l'être
humain aucun privilège. L'homme n'a pas dans l'hégélianisme d'être propre. Pour
Hegel, comme plus tard pour Heidegger, et pour les mêmes ultimes raisons, il faut
dire que « pas plus que les autres êtres, nous ne sommes chers au fondement de
l'être en nous ». Ce que nous sommes, Hegel le dit, il est vrai : « nous sommes le
néant ». Mais la nature aussi est le Néant : « les ténèbres sont néant, l'espace et le
temps ne sont pas,... tout est néant » (i).
La négativité n'est pas l'essence, elle est seulement un moment de l'essence qui,
comme Totalité, est seule concrète. L'essence est l'essence de la manifestation.
Elle est le « phénomène ». La négativité est une condition de la manifestation, elle
est ce qui permet à l'être de se manifester. Ce qui advient par l'opération de la
négativité, c'est l'être dans sa condition d'être manifeste. Ce qui se manifeste, c'est
l'être, ce n'est point la négativité elle-même. La négativité est une structure du phénomène,
mais elle n'est point elle-même un phénomène.
La négativité est si peu l'essence phénoménale que, livrée à elle-même, elle
signifie bien plutôt la disparition et la nuit. Elle est l'acte de la suppression dialec-
tique qui s'enfonce dans les profondeurs inconscientes de l'abîme. « Moi, dit
Hegel, est la nuit de la disparition (2). » Encore faut-il bien comprendre que cette
nuit n'est pas, aux yeux de Hegel, quelque chose qui pourrait subsister par soi-
même. Il n'y a pas comme une dimension ontologique de la nuit qui poursuivrait
quelque part une existence autonome. Si la disparition est quelque chose dont nous
pouvons du moins parler, c'est uniquement en tant qu'elle participe à l'essence
accomplie de la manifestation, c'est-à-dire au surgissement de l'être dans la lumière.
Ce qui s'accomplit à la faveur du mouvement de cette disparition, c'est en effet,
nous le savons, l'essence même de la présence. L'acte de disparaître est un avec
l'avènement de l'être. « La manifestation, dit Hegel, est le mouvement de naître
et de périr (3). » Or, d'une part, l'essence ou plutôt le moment de la disparition
n'est rien d'autre que celui de la naissance, en sorte qu'/V nous est impossible de
penser la négativité à l'état séparé, que celle-ci n'est rien par elle-même, mais s'épuise tout
entière dans l'acte même par lequel l'être surgit dans la lumière de la transcendance ; d'autre
part, ce qui surgit ainsi, grâce à l'œuvre en lui de la négativité, a précisément, quant à son
être, une structure rigoureusement déterminée. Le monisme ontologique de Hegel s'exprime
dans ces deux affirmations fondamentales et intimement liées, selon lesquelles :
i ° 11 n'existe qu'une seule essence. Conformément à cette essence, qui est la sienne,
l'être ne s'historialise que grâce à l'opération de la négativité. Celle-ci le fonde dans
l'acte même par lequel elle le repousse hors de lui. Par un tel acte s'instaure la
distance phénoménologique grâce à laquelle l'être peut s'apparaître à lui-même.
L'être qui s'apparaît à lui-même par la médiation de la distance phénoménologique
est l'être transcendant. L'essence de la manifestation est la transcendance. Il
n'existe aucun autre mode de révélation. 2 0 La négativité appartient à l'essence qui
vient d'être décrite. Elle n'a, par elle-même, aucun être propre. Elle est seulement
la condition de l'être, une condition qui ne lui est pas extérieure. Dire que la néga-
tivité n'est pas une essence, c'est dire, dans une philosophie phénoménologique, quelle n'a
pas un mode de se révéler qui lui serait propre. D'une part, elle ne se révèle pas. Elle est
la nuit de la disparition. D'autre part, elle ne révèle que dans la transcendance. Elle
ne se révèle pas parce qu'elle révèle dans la transcendance. Elle est elle-même le
mode universel selon lequel s'accomplit toute manifestation.
La négativité constitue, chez Hegel, l'être même du Sujet, sa subjectivité. Il
résulte des analyses qui précèdent que la subjectivité n'a dans l'hégélianisme aucun
itre propre. L'essence subjective n'est, en réalité, que l'aspect subjectif de l'essence.
Ce qui est réel, pour Hegel, c'est l'Esprit, l'essence même de l'objectivité, ce que
Heidegger appellera l'Être. La subjectivité est abstraite, elle ne constitue par
elle-même qu'un moment de l'Esprit, moment qui, par lui-même, est tout à fait
irréel. Elle ne trouve sa réalité que dans le Tout, c'est-à-dire dans l'essence de la
manifestation interprétée selon les présuppositions ontologiques fondamentales
du monisme.
La thèse selon laquelle la subjectivité est par elle-même abstraite nous introduit
au cœur même de la pensée hégélienne. Elle nous indique le centre de perspective
où il faut venir s'installer pour saisir d'un seul regard les grandes directions
critiques qui traversent le système hégélien et lui donnent sa physionomie propre.
L'argument qui préside au développement dialectique des principales critiques
dirigées par l'hégélianisme contre la philosophie subjective sous toutes ses formes,
contre le christianisme, contre l'Intérieur et le principe d'une vie intérieure, contre
la moralité subjective, etc., trouve en réalité son fondement dans l'essence même
de la dialectique et n'est jamais, de ce fait, qu'une répétition sous des formes
diverses des présuppositions ontologiques fondamentales qui ont été évoquées.
Dès sa jeunesse, Hegel réfléchit sur la vie et, en relation avec l'essence de celle-ci,
sur le christianisme. Ce dernier lui apparaît tout de suite comme une « limitation
de la vie ». Le Christ renonce à beaucoup de choses, aux relations de l'individu
avec la société où il vit et, d'une manière générale, à toutes les formes extérieures
de la vie. « Un grand nombre de rapports agissants, de relations vivantes se trou-
vèrent perdus (1). » Ce qui définit le christianisme, c'est, par opposition à la richesse
(1) c d , 107.
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
subjective de la négativité lui échappe aussi, parce qu'une telle essence appartient à la
structure même de la réalité dont il se détourne. Ce qui subsiste n'est strictement
rien : ce n'est pas même le néant de la négativité. Si nous pouvons, du moins, parler de
ce « rien » sur lequel le christianisme tente d'asseoir un nouveau royaume, c'est en
fait grâce à un recours à cette essence de l'objectivité dont on prétend se détourner.
Si la réalité nouvelle dont il fait profession n'est pas absolument « rien », c'est que
le christianisme, en fait, se la représente, c'est qu'il la projette dans le champ
primitif où règne la lumière. Le Ciel qui est le terme imaginaire auquel aboutit
finalement le christianisme, a cependant le degré de réalité phénoménologique qui
appartient à toute représentation transcendante comme telle. Cette réalité phéno-
ménologique,, il la doit évidemment à l'essence de la manifestation, c'est-à-dire à
l'essence de l'objectivité. On sait, d'autre part, que dans le christianisme l'amour
divin s'est présenté à l'homme sous la forme d'une figure concrète, d'abord
effectivement donnée, et conservée ensuite dans le souvenir. La réalité chrétienne
ne peut se manifester qu'en intervenant dans le monde. « Pour que le divin appa-
raisse, dit Hegel, l'esprit invisible doit être uni à du visible (1). » L'être divin
lui-même ne peut vouloir être près de l'homme et méconnaître en même temps
l'essence de toute présence. Les miracles, les prophéties, les sacrements mêmes,
le culte sous toutes ses formes, l'élément historique qui se synthétise partout avec
un amour qui sans lui serait sans vie, sont là pour dire que le christianisme n'a pu
se passer de ce qu'il condamne.
Il n'y a chez Hegel aucune ontologie de la subjectivité. Celle-ci ne fait jamais
chez lui l'objet d'une véritable problématique. Il faut bien voir, maintenant, que
cette lacune essentielle ne caractérise en aucune façon sa pensée. Ubégélianisme
s'oppose si peu aux prétendues pbilosopbies de la subjectivité qui l'auraient précédé qu'il se
situe bien plutôt, en fait, dans l'exact prolongement de celles-ci. De même que cbe% Kant
l'être de la subjectivité n'est pensé que dans sa référence à la structure de l'objectivité dont
il est seulement la condition, de même che% Hegel la prise en considération de l'aspect subjectif
de l'Esprit n'est qu'un moment dans l'élucidation de son essence, essence qui n'est autre que
celle de l'objectivité. E t de même que, selon Kant, la catégorie ne saurait avoir qu'un
usage empirique, de même la négativité n'est pas, chez Hegel, dissociable de
l'être objectif qu'elle s'épuise à fonder. Le seul apport positif de Hegel au problème
central qui constitue le thème de ces recherches consiste dans l'interprétation de
l'être de la catégorie à partir de l'idée de négativité. . Qu'un tel apport ait eu, au
point de vue historique, des conséquences décisives, qu'il commande directement
la prise de position de la philosophie moderne à l'égard du problème de la subjec-
tivité, ne change rien au fait que cette subjectivité demeure dans l'hégélianisme
( 1 ) PhE, I , 7 0 .
LE CONCEPT HÉGÉLIEN 867
§ 7 4 . L E ROYAUME D E L A P R É S E N C E EFFECTIVE
E T L A FUITE HORS D E TOUTE E F F E C T I V I T É
C'est le mouvement par lequel advient l'être objectif, c'est l'essence même de
l'objectivité en tant qu'elle n'est pas une essence statique mais une production,
en tant qu'elle est le processus par lequel se produit l'être objectif dans son objec-
tivité. L'objectivité ne peut se comprendre que comme objectivation.
L'objectivation est l'essence. Elle est ce qui nous introduit dans le royaume
de la présence effective. Ce qui est effectivement présent, « la réalité effective »,
c'est la réalité objective, c'est ce qui résulte de l'objectivation. L'objectivation
est le mouvement par lequel quelque chose devient présent dans la lumière en
tant qu'objet. Que l'Esprit doive s'objectiver pour être réel, cela signifie qu'il est
quelque chose d'antérieur à la détermination objective. Cela ne signifie pas qu'il
soit antérieur à l'objectivation elle-même. E n fait, l'Esprit est lui-même le pro-
cessus de l'objectivation en tant que tel. Il est le mouvement par lequel l'être
devient réel, c'est-à-dire devient un phénomène. Ce mouvement, qui est à la fois
le déploiement du milieu phénoménologique transcendant et le surgissement de
la détermination dans ce milieu, c'est l'objectivation.
La critique hégélienne consiste, dans ses principaux thèmes, à montrer que la
subjectivité est quelque chose d'abstrait et d'irréel, qu'elle n'est pas une mani-
festation suffisante de l'Esprit, qu'elle n'est pas, à vrai dire, par elle-même une manifes-
tation. La manifestation ne se produit que dans et par l'objectivation. Que l'objec-
tivation soit l'essence, l'Esprit, c'est ce que mettent en lumière les parties positives
du système. Celles-ci consistent dans la description des diverses formes fonda-
mentales de l'objectivation dans et par laquelle le réel se réalise. Ainsi s'explique,
notamment, le rôle décisif dévolu par l'hégélianisme aux grands phénomènes de
l'action, du langage. Ce qui se trouve pensé sous ces termes, ce n'est, chaque fois,
rien d'autre que l'essence.
La nécessité de l'action est souvent affirmée par Hegel, notamment lorsqu'il
s'agit de mettre en lumière l'insuffisance de la morale traditionnelle, c'est-à-dire
de la moralité subjective. Mais le recours à l'action n'a pas pour but de définir
un mode de vie authentiquement moral par opposition à un autre qui ne serait
qu'hypocrisie. L e débat ne se situe pas du tout, malgré l'apparence, sur le plan
moral. Les impératifs éthiques de l'hégélianisme trouvent leur fondement dans
l'ontologie. Si la nécessité du recours à l'action revient comme un leitmotiv,
c'est que l'action est la condition de la réalité. « Il y a action, dit Hegel, parce que
le fait d'opérer est en soi et pour soi-même l'essence de la réalité effective (i). »
Par réalité effective, il convient d'entendre la détermination objective qui résulte
de l'action, non pas, toutefois, dans sa singularité, mais dans son objectivité. Il convient,
plus précisément, et comme le montre avec éclat le contexte, d'entendre cette
La détermination inclut le négatif en soi-même, l'être-là, a-t-on vu, est dans son
concept ; mais le Concept qui contient l'être-là n'est pas lui-même une effectivité
présente, il est bien plutôt la fuite hors de toute effectivité et de toute présence, non pas
l'être mais le néant. Ce n'est pas seulement le christianisme, c'est aussi, à vrai dire,
le Concept hégélien qui est en soi l'acte de repousser le monde et ses déterminations
objectives, la fuite hors de l'effectivité. L'immanence de l'infini dans la détermi-
nation ne peut recevoir une signification positive que si elle se réfère à une présence
phénoménologique du Concept. Mais, dans le monisme hégélien, seul l'être trans-
cendant est véritablement là. Le Concept ne possède pas un mode de révélation propre
au sein duquel il se livrerait tel qu'il est en lui-même. Il doit bien plutôt, pour s'offrir
dans la présence, pour être véritablement là, se soumettre à ce qui est compris
par Hegel comme la condition générale de toute présence, c'est-à-dire à l'horizon
de l'objectivité. Le Concept pourtant ne se plie pas à un tel mode de manifestation,
cette présence qu'on lui offre sous la forme d'une détermination objective, il la
refuse et la fuit. Il est la disparition. Il est ce qui échappe perpétuellement à l'être-là,
bien qu'il soit aussi ce qui permet à cet être d'être précisément là. Il est cet échap-
pement qui est une permission. Cet échappement hors de l'être-là, ce mouvement
par lequel le concept se refuse à la détermination, c'est le Temps. Le Temps est
un évanouissement, il est ce qui fuit et ce qui échappe. Le Temps n'est-il pas
précisément le mode de présence phénoménologique du Concept ?
§ 7 5 . L E T E M P S ET L E PROBLÈME DE LA MANIFESTATION DU C O N C E P T
qui est là maintenant, das absolute Dieses. Cependant, si le temps peut se compren-
dre à partir du maintenant, il n'est pas lui-même le maintenant. Ce qui doit être
ajouté à l'être du maintenant pour obtenir celui du temps, c'est l'extériorité, c'est
la catégorie du « l'un à l'extérieur de l'autre » sous la forme du « l'un après l'autre ».
Le temps est la succession des maintenant, une succession telle qu'en elle chaque
maintenant se trouve être extérieur à tous les autres. Le temps ainsi compris à
partir du maintenant est un temps donné, un temps vorbanden. Si nous réfléchissons,
cependant, sur ce qui se donne réellement à travers un tel temps, nous voyons que
ce n'est rien d'autre qu'une suite de data concrets, d'éléments réels dont chacun
consiste en un maintenant-ceci. Le donné phénoménologique est toujours constitué
par un maintenant concret, par un être-là déterminé. Ce qui fait cependant qu'un
tel donné phénoménologique est temporel, c'est que chaque élément concret qui
le compose apparaît en tant qu'il est seulement un maintenant, c'est-à-dire en tant
qu'il s'évanouit. Mais le fait de s'évanouir, considéré en lui-même, n'est pas un
phénomène, il n'est jamais là. S'il en était autrement, il ne serait pas l'évanouis-
sement, mais un nouvel être-là. La seule manifestation phénoménologique du
« fait de s'évanouir » consiste justement dans le nouvel être-là, dans le nouveau
maintenant qui prend la place de l'ancien. Cela signifie que le « fait de s'évanouir »
ne peut être « considéré en lui-même », indépendamment de l'être-là qui s'évanouit
ou qui surgit. Ce qui se manifeste dans la lumière comme un donné phénoméno-
logique, c'est toujours l'être-là. Le fait de s'évanouir ne s'insère pas, à titre d'élé-
ment réel, dans la chaîne concrète des « maintenant-ceci » qui se succèdent.
Que le temps pur ne puisse se manifester comme un phénomène dans la
sphère de l'être transcendant, cela signifie, aux yeux de la conscience naturelle qui
s'abandonne, dans sa naïveté pré-philosophique, au culte de l'être-là, qu'un tel
temps n'est rien en lui-même et qu'on ne peut, en fait, le séparer de son contenu.
L'acte par lequel le temps se trouve pensé à l'état séparé est une abstraction.
C'est par l'opération de celle-ci que le « fait de disparaître », « l'acte de se consumer »
se trouvent posés en fait indépendamment de l'être-là qui disparaît, de la réalité
temporelle qui se consume. Lorsqu'il a voulu saisir le temps dans sa prétendue
pureté, Hegel a-t-il pu le définir autrement que comme « l'abstraction du consu-
mer » (1) ? Que le temps ne puisse être pensé en soi et pour soi que par l'opération
d'une abstraction, cela nous invite à réfléchir sur la nature de celle-ci. E,lle est le
temps originaire et pur compris lui-même comme la condition de tout être-là, de toute
effectivité, réelle ou non, et, par exemple, de la représentation dans laquelle le temps pur est
pour nous une réalité phénoménologique donnée encore qu'idéale. C'est parce que l'être-là
trouve son fondement dans une temporalité plus originelle que tout ce qui est
qu'il est temporel et fini. La temporalité n'est rien d'autre que la négativité. Elle
est la suppression sur le fond de laquelle toute détermination se donne à nous en
tant que finie. Que le temps puisse être défini comme l'abstraction du consumer,
cela ne signifie pas qu'il faille le réduire à une entité métaphysique, cela signifie
que c'est l'abstraction qui consume, que le Concept est Temps. Cependant, le temps
qui vient d'être reconnu comme l'essence du Concept ne peut en aucune façon lui servir de
« phénomène ». Pas plus que le Concept, il ne se manifeste lui-même à titre de donné. Il est
l'acte de la suppression dialectique qui s'enfonce dans l'abîme, la nuit de la
disparition.
Hegel n'a pas méconnu l'essence originaire du temps, il a osé, le premier,
interpréter le temps comme l'essence de l'esprit. Après avoir montré comment,
dans la Logique, l'affinité du temps et du concept repose sur l'identité de leur
structure formelle, Heidegger ajoute dans Sein und Zeit : « Mais comme le temps
est aussi saisi [par Hegel] comme un temps du monde purement et simplement
nivelé et qu'ainsi son origine demeure complètement cachée, il se tient simplement
en face de l'esprit comme une réalité donnée. C'est pourquoi l'esprit doit d'abord
tomber « dans le temps ». Ce que signifient cette « chute » et cette « réalisation »
de l'esprit qui est le maître du temps et qui existe proprement à l'extérieur de lui,
demeure obscur (x). » Pourquoi le temps qui s'identifie dans l'origine au Concept
est-il « aussi saisi » comme « un temps du monde purement et simplement nivelé » ?
Comment faut-il exactement comprendre cette juxtaposition, au sein de l'hégé-
lianisme, d'une temporalité authentique et d'un temps déchu ? Quelle est l'origine
de cette « chute » en vertu de laquelle l'esprit s'enfonce dans un temps historique
vorhanden lorsqu'il veut se « réaliser » ? A quoi tient 1' « obscurité » où baigne l'ori-
gine d'une telle « chute » ? Non pas, ici encore, à une quelconque insuffisance de
l'analyse. Cette obscurité appartient en propre à l'essence. La chute de l'esprit a,
comme le reconnaît lui-même Heidegger, la signification d'être la propre « réali-
sation » de cet esprit. Se réaliser signifie, pour celui-ci, devenir conscient, passer
de l'en-soi au pour-soi. Le temps est justement le devenir conscient de l'esprit.
De quel temps est-il question, toutefois, lorsque l'être de celui-ci est interprété
comme le devenir conscient de l'esprit? Il ne s'agit alors, en réalité, ni de la
temporalité authentique ni du temps déchu, mais du mouvement même par
lequel le temps originaire se transforme en un temps vorhanden et devient ainsi une
réalité donnée. Le temps est le devenir conscient de l'esprit sous la forme d'une
chute, il est l'essence même de l'objectivation.
Il est à la fois vrai et faux de dire qu'il n'y a chez Hegel aucune philosophie de
la temporalité originaire. Sans doute le temps authentique n'est-il pas saisi par
Hegel en et pour soi. La raison en est que le pour-soi n'est pas, dans l'hégélianisme,
une propriété de l'origine. Celle-ci demeure foncièrement obscure, elle n'est rien
d'autre, comme telle, que le mouvement vers la lumière, vers ce que Hegel appelle
la réalité. Le temps originaire n'a pas de réalité propre, il est ce mouvement vers
la réalité, c'est-à-dire la « réalisation » en tant que telle. Qu'une telle « réalisation »
soit une « chute », cela résulte immédiatement du fait que ce qui est produit par
un tel mouvement, c'est la réalité donnée, c'est le temps vorhanden où le temps
originaire se perd pour se réaliser. Le temps n'est rien d'autre que ce mouvement
de se perdre. La « chute » est donc le temps lui-même. Tout ceci résulte finalement
du monisme qui identifie la réalité avec l'objectivité en tant que telle. L'esprit
ne peut se réaliser, conformément à de tels présupposés, qu'en entrant dans
l'objectivité et en acceptant la forme de la réalité donnée. Le temps lui-même est
cette entrée dans la réalité donnée, il est sa propre suppression en tant que temps
pur. Le temps vorhanden est la vérité du temps originaire. Le temps lui-même est
l'accomplissement de cette vérité, c'est-à-dire de l'Esprit. L'entrée dans l'objec-
tivité, qui est l'œuvre du temps, est la transformation de l'en-soi en pour-soi,
l'accomplissement de l'Intérieur, c'est-à-dire sa manifestation comme « phéno-
mène » dans la lumière. C'est pourquoi « le temps se manifeste... comme le destin
et la nécessité de l'esprit... comme la nécessité de réaliser ce qui n'est d'abord
qu'intérieur et de le révéler » (1). Il est inexact de dire, sans plus d'explication,
que l'esprit « tombe dans le temps ». Le temps qui se situe en face de l'esprit
comme une réalité donnée et dans lequel l'esprit doit « tomber », n'est que le
temps vorhanden. Mais le temps originaire n'est pas extérieur à l'Esprit. Ce n'est pas,
d'autre part, d'une façon mystérieuse et, pour Hegel, incompréhensible, que le
temps vorhanden se situe en face de l'Esprit, mais l'Esprit qui est le temps originaire
est le mouvement même par lequel la réalité se réalise, c'est-à-dire se pose en face de
soi en tant que réalité historique.
La réalité historique est, pour Hegel, la seule réalité. L'Esprit se réalise en tant
qu'il est le temps pur. Le temps vorhanden est l'esprit réalisé. En tant qu'il est réalisé,
l'esprit apparaît sous la forme d'une série de figures concrètes au sein de l'histoire.
L'Esprit réel est cette apparence historique en tant que telle. Le monisme de la
manifestation a pour conséquence que cette manifestation ne peut être qu'histo-
rique. L'essence de la manifestation consiste dans le travail par lequel la négativité
déploie l'horizon phénoménologique universel. La vérité entendue comme
l'ouverture de cet horizon est ainsi le fait du temps pur. Voilà pourquoi « la nature
du vrai est de percer quand son temps est venu » ( 2 ) . Quand le temps est venu,
( 1 ) PhE, I I , 3 0 5 .
(2) I d . , I , 6 1 .
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
alors l'Esprit peut être là, il est présent comme un Esprit réel, comme une figure
concrète de l'esprit.
Si la « chute » de l'esprit dans le temps vorhanden a la signification positive d'être
la « réalisation » de l'Esprit sous la forme de son propre devenir conscient, cette
réalisation cependant est tout aussi immédiatement comprise comme une « chute ».
Le temps vorhanden est un temps déchu. Dans la succession objective des phéno-
mènes qu'il nous présente, quelque chose n'a pas trouvé place qui touche pourtant
à l'essence. Ce quelque chose d'essentiel, c'est le temps originaire lui-même, c'est
le fait de disparaître qui ne s'insère jamais à titre d'élément réel dans la chaîne
constituée par la succession des data concrets. C'est le Concept qui n'est pas en et
par lui-même un donné phénoménologique et qui appelle le temps afin que celui-ci lui
confère la présence et l'être-là, mais le temps qui est l'être-là du Concept n'est qu'un
temps vorhanden où le temps pur s'est perdu et, avec lui, le Concept. La réalisation,
sur le fond du temps, du Concept dans l'être-là est en fait la disparition du Concept,
la perte et l'oubli de sa nature originaire, son aliénation dans la forme de la manifes-
tation objective. L'œuvre du Temps est contradictoire.
§ 7 6 . L ' A L I É N A T I O N : F I N I T U D E ET INADÉQUATION
DE LA MANIFESTATION OBJECTIVE
l'avis de la conscience sur sa propre action, avis qui est censé contenir ce que
l'action considérée dans son résultat avait été incapable de traduire. L'optimisme
de Hegel, sa foi dans la puissance de l'Esprit, reposent sur l'affirmation, souvent
formulée, qu'il n'y a rien qui ne soit susceptible d'être dit, et que le langage de
l'homme est capable de tout exprimer. La puissance de l'esprit n'est elle-même
rien d'autre que l'empire de l'objectivité, qui doit être à même, finalement, de
tout contenir. Cette puissance de l'esprit doit justement reposer sur le langage,
en tant que celui-ci représente la possibilité concrète de soumettre à la loi du jour
cela même qui s'y dérobe et s'y refuse. Le langage doit pouvoir être l'être-là
du Concept. C'est dans la mesure où le Concept se trouve identifié par lui avec le
Moi pur que Hegel peut dire de ce dernier : « Le Moi comme ce moi pur, autre-
ment que par le langage, n'est pas là (1). »
La prétention de lever grâce au langage la contradiction que manifeste la
dialectique de l'action ne saurait cependant être prise au sérieux. Une telle contra-
diction ne tient pas, en effet, à la nature particulière de telle ou telle action déter-
minée. Elle repose bien plutôt sur l'essence de l'action, sur l'objectivation tn tant
que telle. Mais l'objectivation est aussi l'essence du langage tel que le comprend Hegel.
Sans doute l'individu qui vient d'accomplir une action a-t-il le pouvoir d'exprimer
aux autres sa propre déception. Celle-ci, comme être-réfléchi de l'individu à
l'intérieur de lui-même et comme rapport de cet individu avec son œuvre, devient
manifeste et visible pour tous grâce au langage qui l'expose dans le milieu de
l'objectivité. Mais, comme le remarque lui-même Hegel, « ce qui doit être expres-
sion de l'intérieur est en même temps expression dans l'élément de l'être, et retombe
par là dans la détermination de l'être qui est absolument contingent pour l'essence
consciente de soi » (2). En sorte que l'Intérieur, en devenant dans le langage
« invisible visible », cesse d'être en réalité un Intérieur pour devenir un phénomène
comparable aux autres mais désormais incomparable à la réalité originaire de l'Intérieur
lui-même.
Sans doute une telle critique, qui ne fait que reprendre les remarques psycho-
logiques traditionnelles sur l'ambiguïté du signe, n'a-t-elle qu'une portée toute
relative aux yeux de Hegel pour qui l'Intérieur que la manifestation objective
est impuissante à exprimer n'a finalement aucune réalité. Être réel, cela signifie
se manifester, et la comparaison de ce qui se manifeste avec ce qui ne se manifeste
pas ne devrait avoir, à la rigueur, aucun sens. Mais l'Intérieur ne désigne pas
seulement dans l'hégélianisme on ne sait quelle réalité psychologique obscure et
irréelle, il se réfère, dans sa signification profonde, au processus transcendantal
qui ouvre l'horizon de l'objectivité, bien qu'il ne soit pas en lui-même quelque
chose d'objectif. L'inégalité entre un tel processus interprété comme le Concept
et toute réalité effective objectivement présente réapparaît. Cela signifie que
quelque chose qui ne peut cependant être tenu pour une fiction est en fait incapable de se
manifester. Et il est vain de croire que la réalité objective serait susceptible, à
force de se transformer et de s'enrichir, de contenir finalement en elle et d'exhiber
ce qui se refuse par principe à un tel mode de manifestation. La critique que Hegel
avait feint de diriger contre le langage a, en fait, une signification ontologique
décisive : elle frappe au cœur l'essence de l'objectivité comme telle. Ce qu'elle pose d'irré-
cusable, c'est que ce qui en soi n'est pas objectif se trouve en fait incapable de le devenir
jamais. On peut prétendre qu'il y a entre une détermination objective, d'une
part, et, de l'autre, un élément non objectif, une correspondance, que la première
joue par rapport au second le rôle d'un signe ou d'un symbole, mais le fait même
qu'on doive reconnaître aussitôt qu'un tel signe est absolument contingent suffit
à faire pressentir qu'on se trouve, en fait, devant une hétérogénéité irréductible
et insurmontable, parce que d'ordre éidétique. L'effectivité présente dans la
sphère de l'être transcendant peut bien avoir la signification de représenter ce qui,
par principe, n'appartient pas à une telle région de l'être, elle demeure une effec-
tivité transcendante et rien d'autre. La Concept n'a pu, par la médiation de l'action
ou par celle du langage, percer jusqu'à la lumière et s'objectiver dans l'être qu'à
la condition de s'aliéner, et cela d'une façon si radicale que nous ne savons pas, en
réalité, ce qui nous permet de dire, en présence d'une telle effectivité, qu'elle est
précisément l'être-là dans lequel le Concept s'est aliéné.
Il est vrai que, pour Hegel, le Concept n'est rien d'autre que le fait même de
s'aliéner, le processus de l'aliénation en tant que tel. Il est le mouvement même de
devenir autre, l'instauration d'une distance à travers laquelle le Soi se manifeste
comme autre que Soi. Se manifester signifie nécessairement se manifester comme
autre. Le devenir-autre de l'aliénation est la condition de toute manifestation
possible, l'élément constitutif de celle-ci. Le fait de se manifester étant l'essence
même de la réalité, l'aliénation a la signification d'être la réalisation en tant que
telle. L'être-aliéné de ce qui se manifeste appartient, par suite, à l'entité réelle
comme un caractère phénoménologique de celle-ci, plus précisément, il est la
réalité même de cette entité, non pas un de ses caractères phénoménologiques
parmi d'autres, mais son être-manifeste, il est l'entité réelle en tant que telle.
L'être-aliéné est identique au fait de se manifester, au phénomène comme tel.
Le fait de se manifester trouve son fondement dans l'œuvre du Concept. Le
fait d'être aliéné est justement ce qui atteste dans le fait de se manifester l'œuvre du
Concept. L'être-aliéné qui appartient en propre à la détermination objective est ce
qui indique en elle son origine. L'aliénation de la manifestation est la manifestation du
LE CONCEPT HÉGÉLIEN 867
de son expérience, elle n'est rien d'autre elle-même que ce champ d'expérience avec
ton contenu concret, elle est la présence effective de ces déterminations, la lumière
dans laquelle celles-ci se manifestent. La conscience est cette lumière qui n'est pas
dissociable de ce qui se manifeste en elle. La totalité constituée par la manifestation
de ce qui se manifeste définit l'Esprit lui-même en tant qu'Esprit réel, elle est la
détermination objective en tant que telle. Qu'en une telle totalité l'Absolu soit
cependant encore loin de s'être intégralement exprimé, cela résulte du fait qu'il
s'est bientôt plutôt aliéné en elle, en tant que le processus même qui a ouvert
l'horizon où l'être est là dans la lumière, ne se manifeste pas lui-même en soi et
pour soi. La détermination objective est justement une détermination finie. La
totalité concrète constituée par la manifestation de ce qui se manifeste a seulement
la signification d'être un « maintenant ceci est présent ». La succession objective
des maintenant concrets exprime immédiatement l'insuffisance de chaque main-
tenant sans pouvoir, en aucune façon, la surmonter. Elle marque bien plutôt
l'obstination et l'entêtement de la conscience qui demeure dans l'être-là et qui
n'est rien d'autre, précisément, que cette succession d'apparences dans laquelle
les différentes déterminations objectives émergent tour à tour dans la lumière
comme autant de masses concrètes.
La finitude de la détermination objective ne fait que réapparaître avec chaque
nouvelle détermination. La suppression de la détermination objective, la mort,
ne peut avoir la signification générale d'être le refus de la finitude inhérente à
toute détermination en tant que telle que si elle est autre chose que le simple
remplacement d'une totalité concrète, d'une « expérience », par une autre. Le
moment d'une mort définitive et décisive qui met explicitement en cause la
prétention de la manifestation objective de pouvoir révéler intégralement l'Absolu, est
présent dans le christianisme, sous la forme de la mort du Christ. Tandis que le
dieu grec demeure dans le phénoménal, l'apparition n'est dans le christianisme
qu' « un moment du divin » (1), et qu'un tel moment doive précisément être
supprimé, que la forme finie de l'apparition du Christ doive disparaître, cela
signifie que la manifestation objective est dans son essence inadéquate, impropre
à accueillir en elle l'être de l'Absolu tel qu'il est en soi. Mais lorsqu'à été reconnue
l'inadéquation foncière de la forme de l'apparition, une fois « mise de côté l'objec-
tivité de l'être » (2), que reste-t-il ? L'Absolu n'est rien s'il ne se manifeste, c'est-à-
dire s'il ne revêt précisément cette forme finie de l'apparition dont l'inadéquation
vient pourtant d'être proclamée. De même que le divin n'a pu continuer à se
manifester à la première communauté chrétienne qu'à la condition de conserver
(1) L, 226.
(2) I D . , 291.
LE CONCEPT HÉGÉLIEN 867
il entre aussi en rapport, quoique d'une manière implicite, avec ce qui rend pos-
sible l'être-là de ce contenu déterminé, c'est-à-dire avec l'être même de la présence
comme telle, avec l'essence. C'est précisément à cause de cette relation implicite
avec l'essence que toute connaissance est une expérience, c'est sur le fond de cette
relation qu'elle est appelée à devenir finalement l'expérience suprême, le savoir
absolu. L'expérience est le mouvement par lequel la conscience entre explicitement
en rapport avec l'essence dans laquelle elle se meut dès l'abord, elle est la prise
de conscience progressive du Concept. Dans l'expérience, en effet, la conscience
découvre que l'entité transcendante en présence de laquelle elle vit et qu'elle
recevait jusque-là avec la signification d'être l'en-soi, n'a en fait une telle signi-
fication que « pour elle ». La découverte de cette nouvelle signification confor-
mément à laquelle le donné phénoménologique est seulement « pour elle » ce
qu'il est, peut plonger la conscience dans le désespoir d'avoir perdu l'en-soi de ce
donné. Le contenu positif de cette découverte — contenu qui sera aussi « pour
elle » lorsque cette conscience sera parvenue au savoir philosophique — n'est
cependant rien d'autre que le concept lui-même. Le fait que l'entité soit « pour la
conscience » n'est pas différent, en effet, de la présente même de cette entité. Lorsque
dans le mouvement de l'expérience un tel fait est reconnu, c'est donc l'essence
elle-même qui est prise en considération. L'essence, cependant, est ce qui rend
possible cette prise en considération. L'expérience est l'expérience de l'essence.
L'essence est l'essence de l'expérience.
Le Savoir absolu est le savoir de l'essence. Qu'un tel savoir puisse intervenir
dans le cours de l'expérience, cela résulte de ce que l'expérience est l'expérience de
l'essence. Dans le mouvement de l'expérience, la conscience est mise en rapport
avec le fait que le donné qu'elle vise est un donné « pour elle ». Ce caractère du
donné d'être « pour elle », c'est la réalité même de ce donné, c'est l'Esprit. La
conscience qui fait l'expérience entre ainsi en relation avec le fait que le donné est
pour elle, avec le pour-soi de l'Esprit. Faire l'expérience d'une chose, c'est juste-
ment découvrir l'essence de cette chose, c'est aller jusqu'à ce qui, en elle, lui
permet d'être ce qu'elle est. Ce qui permet au réel d'être ce qu'il est, c'est l'acte
même en vertu duquel il se donne à nous. Un tel acte est l'opération même de
l'essence. Parce que l'expérience est ce dans quoi la conscience est mise en relation
avec l'essence, le déroulement de l'expérience est le mouvement même par lequel
îa conscience s'approche du savoir absolu.
Dès qu'elle se rapporte à l'être-là, la conscience se rapporte aussi au Concept.
Ce rapport avec le concept, la conscience se le représente, et cela dès qu'elle pense.
Toute pensée est essentiellement religieuse. Cependant, la manière dont la conscience
se représente son rapport avec le Concept, c'est-à-dire le Concept lui-même, n'est
pas tout d'abord adéquate à ce dernier. La conscience se figure le Concept sous des
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION
de cette essence. En quoi consiste, il est vrai, cette libération de l'essence, libé-
ration dans laquelle s'accomplit le devenir-pour-nous de l'Absolu, c'est-à-dire
l'Absolu lui-même ? La venue à elle-même de l'essence dans le devenir-pour-soi
de l'Absolu s'identifie avec l'acte d'aller hors de soi dans lequel l'essence se sépare
de soi-même et ainsi seulement se trouve être près de soi. La libération qui rend
l'essence à elle-même n'est autre que la propre aliénation de cette essence.
« L'essence, dit Hegel, se contemple donc seulement soi-même dans son être-
pour-soi ; elle est dans cette aliénation seulement près de soi-même. L'être-pour-
soi qui s'exclut de l'essence est le savoir de soi-même de l'essence (1). » L'aliéna-
tion de l'essence est ainsi le processus même par lequel l'essence se réalise et,
comme tel, l'historial de l'Esprit. Dans l'acte par lequel elle s'en va hors de soi,
l'essence se dirige vers elle-même et, dans l'accomplissement de cet acte, elle
demeure près de soi. L'aliénation est ainsi la venue au-devant de soi de l'essence et,
dans cette venue au-devant de soi, l'essence de la manifestation est enfin présente
à elle-même, le savoir absolu s'est accompli.
L'aliénation ne signifie donc pas pour l'essence la perte de soi-même, elle
est l'autodéploiement au sein duquel l'essence constitue son être propre, se pose
soi-même telle qu'elle est et ainsi se retrouve dans son égalité avec soi-même. Si,
comme le dit Hegel, l'essence « est le mouvement de retenir dans son être-autre
l'égalité avec soi-même » (2), il faut bien comprendre que ce n'est pas en dépit
de cet acte de devenir autre que l'égalité se maintient, c'est dans et par l'aliénation
que cette égalité se produit. L'aliénation comprise comme l'élément formel du savoir
n'est pas l'autosuppression de l'Absolu, mais le devenir de celui-ci tel qu'il est en
soi. A l'élément ontologique formel qui fait de lui un savoir et qui signifie le
devenir-pour-soi de l'Absolu tel qu'il est en soi, le savoir absolu emprunte donc aussi
bien son contenu. C'est ainsi que le contenu du savoir absolu est identique à sa
forme. « Moyennant ce contenu, la dégradation de l'objet à la pure objectivité, à
la forme de négativité de la conscience de soi, disparaît (3). » L'objet du savoir
absolu est ce savoir lui-même. Dans la production de l'objectivité, le savoir se
produit lui-même. Il se produit à la fois dans son être propre et dans ce qui permet
à cet être d'être présent. Le Savoir absolu est l'absolu lui-même en tant que réel,
c'est-à-dire en tant que présent à lui-même. C'est parce que l'acte d'aller hors de soi
est constitutif de l'essence même de la présence que l'aliénation de l'Absolu est le
propre devenir-réel de celui-ci. L'aliénation de l'essence est ainsi, comme le
remarque Heidegger dans son commentaire, le rassemblement et la réunion de
(I) PhE, I I , 309. — Dans la Philosophie de l'Histoire HEGEL dit de même que
« ce n'est que grâce à son hétérogénéité interne qu'il (l'esprit) acquiert la force
d'exister comme esprit » (L, 206).
LE CONCEPT HÉGÉLIEN
présence de l'objet comme telle n'est rien d'autre à ses yeux (et c'est en cela, on l'a
vu, que la philosophie moderne n'est que le prolongement de l'ontologie antique)
que l'essence même de la conscience. L'essence de l'objectivité constitue l'unique
fondement, elle est le milieu universel où s'accomplit tout ce qui se manifeste.
En tant qu'elle se manifeste en et pour soi comme conscience de soi, la conscience
accepte elle aussi le mode de l'existence objective. C'est dans l'élément universel de
l'être que le savoir absolu, qui se représente justement cet élément dans son
universalité, s'accomplit lui aussi. Ainsi l'essence devient-elle présente à elle-
même à l'intérieur d'elle-même, c'est-à-dire dans l'élément de l'objectivité.
« L'esprit, dit Hegel, se manifestant à la conscience dans cet élément, ou, ce qui
est la même chose, produit par elle dans m tel élément, est la Science (i). »
L'essence est le devenir-pour-soi de la substance, le mouvement par lequel
l'en-soi se fait Esprit. Le savoir absolu est le devenir-pour-soi de ce devenir-
pour-soi, il est le savoir de soi de l'essence. En tant, cependant, que le processus
par lequel la substance devient une substance réelle se dissimule dans le surgisse-
ment même, de cette substance dans la lumière de l'esprit, quelque chose d'obscur
demeure dans l'essence. C'est justement parce que l'essence est quelque chose
d'obscur que le problème du savoir de soi de l'essence se pose avec urgence. Le
savoir absolu vise précisément à rendre présent à la conscience ce qui se dissimule
constamment dans l'acte ordinaire par lequel cette conscience connaît les choses.
En vertu de cette dissimulation, la connaissance de la conscience est toujours une
connaissance finie. Le savoir de soi de l'essence s'accomplit toutefois par la
médiation de celle-ci. Dans l'acte par lequel l'essence vient au jour dans le savoir
de soi de l'essence, quelque chose se dissimule donc encore, qui affecte aussi bien
la forme que le contenu de ce savoir. Le paradoxe de l'hégélianisme est de prétendre
surmonter la finitude inhérente à l'essence de l'objectivité en demeurant à l'inté-
rieur de celle-ci. Le savoir qui se représente l'essence se représente aussi bien,
cependant, ce qui se dissimule au sein même du processus de l'objectivation que
ce qui advient dans la lumière à la faveur d'un tel processus. Que la finitude soit
décrite, cela n'implique-t-il pas que le savoir absolu est possible en dépit de cette
finitude ? Lorsque le devenir-pour-soi, qui est l'Esprit, se réfléchit en soi-même, il
se comprend, dans cette réflexion en soi-même, tel qu'il est en soi, et l'élément de
ce devenir-pour-soi qui, dans le devenir-pour-soi de la substance, ne devient pas
pour soi, est cependant compris par le savoir absolu comme un élément de l'essence.
C'est de cette façon-là seulement que le contenu du savoir absolu peut être égal
à sa forme.
Le contenu du savoir absolu demeure équivoque aux yeux de la pensée: philo-
sophique. Cette équivoque trouve son origine dans l'essence de l'objectivité qui
constitue précisément un tel contenu. Sous le titre de cette essence, on peut
entendre soit le champ de lumière qui renferme en lui tout ce qui se manifeste
en tant qu'être objectif, soit l'ouverture même de ce champ, en tant qu'elle se
réfère à un processus qui se dissimule essentiellement. C'est encore un problème
que celui de savoir si la forme de l'objectivité comprise comme l'essence même
de la lumière peut être saisie en elle-même, indépendamment de ce qui se manifeste
en elle, si l'apparaître n'est pas toujours l'apparaître de ce qui apparaît. Lorsque
Hegel déclare que « la science contient en elle-même cette nécessité d'aliéner de soi
la forme du pur concept et contient le passage du concept dans la conscience » (i),
l'intervention ici réclamée de la conscience extérieure au sein du savoir absolu a
pour mission à la fois de rappeler que l'essence du concept est la conscience
elle-même comprise comme le milieu ontologique de l'extériorité, avec sa signifi-
cation phénoménologique ambiguë, et, d'autre part, de laisser entendre qu'un tel
milieu n'est peut-être pas dissociable du contenu, et d'abord du contenu sensible,
qui se manifeste en lui.
L'aliénation a la signification positive d'être la réalisation. Elle comporte
aussi une signification négative qui, à vrai dire, n'est pas différente de la première,
mais se réfère au mode selon lequel cette réalisation se produit et au résultat
dans lequel elle trouve son accomplissement. Cette signification négative est
double : elle indique que l'origine se dissimule dans le milieu de l'objectivité et,
d'autre part, qu'un tel milieu appartient en propre à la détermination dont il
constitue l'élément. C'est ainsi que le contenu du savoir absolu semble s'identifier,
non plus avec l'esprit envisagé comme la forme pure du concept, mais avec
l'ensemble des figures concrètes dans lesquelles l'esprit s'est réalisé en s'aliénant au
cours de l'histoire. Sans doute cet être-aliéné du Concept doit-il s'aliéner à son
tour et le concept rentrer en soi-même, mais ce retour en soi est si peu l'abandon
des déterminations et des figures concrètes de l'esprit qu'il n'est rien d'autre,
en fait, que le lien qui unit ces figures. C'est dans la compréhension de ce lien que
consiste finalement le savoir absolu. De cette appartenance ultime du Concept à la
détermination, le contenu de la Logique, qui est justement le contenu du savoir
absolu, témoigne lui aussi. C'est en effet par l'ensemble de toutes les détermina-
tions possibles qu'un tel contenu est constitué et le concept n'est rien d'autre que le
processus par lequel ces déterminations passent les unes dans les autres.
Ce qui met en cause, en tout cas, la possibilité, au sein de l'hégélianisme et de
toute philosophie moniste en général, d'un savoir véritablement absolu, c'est que
l'essence qu'un tel savoir est censé se représenter et par la médiation de laquelle
(1) L, 162.
(2) PhE, II, 215.
8 z6 L'ESSENCE DE LA MANIFESTATION