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Philonsorbonne

16 | 2022
Année 2021-2022

Déformaliser l’a priori. Dufrenne entre


phénoménologie et Naturphilosophie
Circé FURTWÄNGLER "a priori matériel" Husserl, Rech. Log. III, §11 p.35

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/philonsorbonne/2448
DOI : 10.4000/philonsorbonne.2448
ISSN : 2270-7336

Éditeur
Publications de la Sorbonne

Édition imprimée
Date de publication : 27 février 2022
Pagination : 259-274
ISSN : 1255-183X

Référence électronique
Circé FURTWÄNGLER, « Déformaliser l’a priori. Dufrenne entre phénoménologie et Naturphilosophie »,
Philonsorbonne [En ligne], 16 | 2022, mis en ligne le 20 avril 2022, consulté le 06 juin 2022. URL : http://
journals.openedition.org/philonsorbonne/2448 ; DOI : https://doi.org/10.4000/philonsorbonne.2448

© Tous droits réservés


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Déformaliser l’a priori.


Dufrenne entre phénoménologie et Naturphilosophie

Circé F URTWÄNGLER

« L’a priori oui, mais matériel : les valeurs


hantent ce monde et le plaisir est à l’horizon »1.

Le concept d’a priori, hérité de la philosophie de Kant, se définit


généralement par deux critères : l’universalité et la nécessité. Est a priori
ce qui n’est pas dépendant de l’expérience, mais ce qui en est la condition
de possibilité, du fait de son universalité et de sa nécessité. Chez Kant,
l’a priori renvoie à une forme de la connaissance, par opposition à une
matière ou à un contenu. La leçon de l’Esthétique transcendantale consiste
à mettre au jour les formes a priori de la sensibilité, l’espace et le temps,
comme formes du sens externe et interne : toute intuition sensible est dans
l’espace et dans le temps qui en sont les formes. Aux formes a priori de la
sensibilité s’ajoutent les catégories, c’est à-dire tous les concepts purs de
l’entendement sous lesquels nous pouvons penser un objet (causalité et
dépendance, réalité, possibilité…) et qui correspondent aux formes du
jugement (hypothétique, affirmatif, problématique…). Tout concept pur ou
empirique emprunte la forme d’une catégorie qui en constitue le genre. Chez
Kant, la connaissance se définit par la liaison d’une intuition issue de la
sensibilité et d’un concept issu de l’entendement : les formes a priori de
la sensibilité et les catégories sont donc les seuls principes subjectifs de la
détermination de la connaissance. L’a priori chez Kant est formel, parce que
la nécessité et l’universalité vont de pair avec une nature formelle, autrement
dit avec la fonction de condition de possibilité de l’objet de l’expérience.

1. M. Dufrenne, L’inventaire des a priori, Paris, Christian Bourgois, 1981, p. 81.


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Pourtant, lorsqu’il publie en 1953 la Phénoménologie de l’expérience


esthétique, ouvrage issu de sa thèse principale, Dufrenne soutient l’existence
d’a priori affectifs matériels, c’est-à-dire de « qualités affectives », qui se
révèlent dans le sentiment, et communiquent une condition de l’expérience
esthétique. Atmosphère morale, coloration affective, ambiance, tonalité :
on peut multiplier les métaphores pour désigner ce qui, dans une œuvre
d’art, renvoie à une condition de son appréciation sans pourtant constituer
une forme de la connaissance, mais plutôt une modalité du sentiment. Le
comique de Molière, le sens de l’ordre et de la mesure et tout le platonisme
exprimé dans le Parthénon, la grâce baroque de Mozart, le christianisme
amer et fervent de Rouault2…, les exemples ne manquent pas pour désigner
les « mondes » de l’œuvre, qui constituent les conditions sous lesquelles
l’objet esthétique est senti. On peut penser d’ailleurs que ces atmosphères ne
se limitent pas aux œuvres d’art : ainsi du poétique du bistro au petit matin,
animé des conversations des clients qui prennent le café avant d’aller
travailler, ou de la grâce naïve des enfants qui jouent dans un square3.
Le coup de force théorique de Dufrenne est de ne pas s’en tenir à
des métaphores, mais à chercher à cheviller le sentiment à une analyse
philosophique rigoureuse de la notion d’a priori, qui vise à défendre
l’existence d’un a priori matériel, objectif, à côté de l’a priori formel,
subjectif, auquel la philosophie kantienne nous a habitués. La philosophie
de l’a priori occupera Dufrenne tout au long de toute son œuvre, mais est
encadrée par deux ouvrages importants, La notion d’a priori4 et L’Inventaire
des a priori5. Remarquée pour son originalité, la philosophie dufrennienne de
l’a priori matériel a prioritairement été étudiée dans le cadre de l’esthétique
phénoménologique6 : elle ne s’y limite pourtant pas7.
Trois problèmes fondamentaux sont posés par la philosophie de
l’a priori de Dufrenne :

(1) Celui de la définition d’un a priori matériel, qui puisse exercer la


fonction de condition de possibilité de l’expérience sans être formel.

2. M. Dufrenne, Phénoménologie de l’expérience esthétique, Paris, PUF, 1953, p. 556.


3. M. Dufrenne, Le poétique, Paris, PUF, 1963.
4. M. Dufrenne, La notion d’a priori, Paris, PUF, 1959.
5. M. Dufrenne, op. cit.
6. B. Saint-Girons, « Dufrenne et l’a priori matériel », Journée d’étude : Mikel Dufrenne et les
arts, Université Paris-Nanterre, 5 février 1998, dir. M. Saison, Le Temps philosophique,
Département de philosophie de Paris X, n° 4, p. 43-56 ; Cl. Thérien, « “L’idée d’un a priori
affectif” et la perception esthétique chez Mikel Dufrenne », Nouvelle revue d’esthétique, 17,
2016, F. Jacquet, Cosmo-esthétique. Nature et humanité dans la philosophie de Mikel
Dufrenne, Louvain, Presses universitaires de Louvain-la-Neuve, 2020, Ch. Bobant, L’art et le
monde, Paris, Mimésis, 2021.
7. On se reportera utilement à M. Saison, La nature artiste, Paris, Presses universitaires de la
Sorbonne, 2018, ainsi qu’à la préface de M. Pouradier dans le fac-similé de L’inventaire des
a priori, Caen, Presses universitaires de Caen, 2021.
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(2) Réciproquement, celui de la redéfinition de l’a priori formel. Jusqu’où


peut-on déformaliser l’a priori sans le supprimer ou lui faire perdre
son sens ?
(3) Celui du dualisme inhérent à toute philosophie de l’a priori. Proposer
de compléter l’a priori formel par un a priori matériel n’est-ce
pas se charger de tout un appareil métaphysiquement coûteux, fait
d’oppositions strictes entre forme et matière, sujet et objet, existence
et monde, pour-soi et en-soi, dont on ne voit pas très bien comment
une telle philosophie pourrait se dégager ? C’est en dernière instance
la distinction de l’a priori et de l’a posteriori qui paraît reconduite,
certes avec une plus grande précision conceptuelle, au cœur de
l’a priori.

L’objectif de cet article est de montrer que (1) et (2) placent la philosophie
de l’a priori de Dufrenne dans la tradition phénoménologique de Husserl,
Scheler et Merleau-Ponty. (3), qui présente la difficulté la plus mortelle pour
la philosophie de Dufrenne, conduira aux élaborations métaphysiques les
plus audacieuses, et l’amène à transgresser le cadre conceptuel hérité de la
phénoménologie et de la philosophie critique en élaborant une philosophie
de la Nature destinée à en fournir l’assise métaphysique nécessaire.

I. A priori matériel et phénoménologie

La découverte du « concept phénoménologique authentique » de


l’a priori : Husserl critique de Kant
La phénoménologie de Husserl est célèbre pour avoir proposé la notion
d’un a priori matériel. La trace de cette percée phénoménologique se trouve
dans la critique fameuse de Schlick dans sa conférence de 1930 devant
la Kant-Gesellschaft « Gibt es ein materiales Apriori ? »8. Dans ce texte
polémique à l’égard de la phénoménologie, Schlick dénonce un travestissement
de l’a priori kantien, qui ne désigne plus pour la phénoménologie des formes
de l’expériences absolument indépendantes de son contenu, mais renvoie
désormais également à des types de nécessités dépendantes de l’expérience,
à des rapports qui ne peuvent se découvrir que dans l’expérience, et pourtant
dits a priori parce qu’ils sont donnés dans une évidence apodictique, mise
hors de doute, sous le régime de la réduction, qui neutralise tout présupposé
et inaugure la phénoménologie. Avec la phénoménologie, l’a priori n’est
plus seulement la forme de l’objet de l’expérience possible, mais devient un
mode d’auto-donation évidente, qui peut caractériser des contenus matériels
de l’expérience, dans la mesure où ils manifestent des rapports nécessaires.

8. M. Schlick, « Gibt es ein materiales Apriori ? », conférence donnée à Vienne (1930),


in Wissenschaftlicher Jahresbericht der Philosophischen Gesellschaft an der Universität zu
Wien – Ortsgruppe Wien der Kant-Gesellschaft für das Vereinsjahr 1931/32, p. 55-65.
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En 1901, dans la VIe Recherche logique, Husserl dresse le bilan de ce


qui sépare la phénoménologie de la philosophie critique dans la définition
de l’a priori :

En dernière analyse, toutes les obscurités de principe de la critique


kantienne de la raison sont en connexion avec ce fait que Kant ne s’est jamais
clairement rendu compte de ce qu’on entend par caractères propres de
l’« idéation » pure ou par appréhension adéquate des essences conceptuelles
et de la validité générale des lois d’essence, que, par conséquent, le concept
authentique phénoménologique de l’a priori lui a manqué9.

L’a priori matériel désigne pour Husserl un genre de nécessité ayant


une validité universelle que Kant aurait ignoré, qui dépend de nouvelles
« lois d’essence », c’est-à-dire d’un nouveau type d’évidences nécessaires,
que la phénoménologie aurait découvertes. Le point de départ de l’élaboration
de la notion d’a priori matériel se trouve dans la IIIe Recherche logique, qui
en fournit une définition et en donne plusieurs exemples célèbres. Husserl
considère que toute nécessité objective renvoie à une légalité pure,
déterminée dans chaque cas. Ces nécessités objectives, qu’il nomme a priori
matériels, se signalent par des rapports en dépendances entre des contenus
qui en présupposent absolument d’autres.

(i) Une couleur ne peut exister sans une certaine étendue qui soit
recouverte par elle.
(ii) Un son ne peut exister sans une certaine hauteur.

Ces exemples doivent être strictement distingués de nécessités analytiques


comme :

(i) Un tout ne peut exister sans parties (nécessité analytique pure).


(ii) Il n’y a pas de maître sans serviteur.
(iii) Il n’y a pas de roi sans sujets.

… parce qu’ils n’expriment pas une dépendance formelle mais une


dépendance matérielle. Autrement dit, la légalité formelle est fondée sur le
principe de non-contradiction, tandis que la légalité matérielle renvoie à une
dépendance en raison de la nature propre des contenus des parties d’une espèce.
Les paragraphes 16-17 des Ideen I (1913)10 résument ce parcours à
partir de la distinction entre ontologie formelle et ontologies régionales. Les
rapports de dépendance matérielle des concepts régionaux et de leurs

9. E. Husserl, Recherches logiques. t. 3. Éléments d’une élucidation phénoménologique de la


connaissance, tr. H. Élie, A.L. Kelkel et R. Schérer, Paris, PUF, 2009, p. 243.
10. E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie
phénoménologiques pures, trad. J.-F. Lavigne, Paris, Gallimard, 2018.
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subdivisions ne peuvent jamais être remplacés par des inconnues, comme


c’est le cas pour les vérités analytiques formelles. L’ensemble des vérités
matérielles dépendantes d’une essence générique appelée « région » renvoie
au contenu de l’ontologie régionale qui la caractérise. L’ontologie formelle
est l’ontologie de la région « objet » et se définit comme l’ontologie de
la sphère de l’objectivité. La différence entre les ontologies régionales et
l’ontologie formelle tient à ce que les ontologies matérielles sont saisies dans
leur évidence par généralisations (il y a un rapport de genre et d’espèce entre
la catégorie qui donne son nom à la région et ses subdivisions conceptuelles
matérielles), alors que l’ontologie formelle est définie par une formalisation,
qui passe par l’opération de substitution des expressions par des inconnues.
Parmi les régions de l’être, Husserl nomme par exemple la chose matérielle,
le corps, l’âme, etc. dont la phénoménologie de la constitution a pour tâche
de fournir une classification. Autrement dit, l’a priori matériel désigne des
types de possibilité et d’impossibilité qui forment des essences concrètes
dépendantes d’une essence générique : par exemple l’impossibilité pour une
surface d’être recouverte par deux couleurs en même temps est un trait
définitionnel de l’essence matérielle de la « couleur ».

A priori matériel et qualités axiologiques : Scheler critique de Kant


L’idée d’un a priori matériel est développée par Scheler dans sa réflexion
sur les qualités axiologiques dans Le formalisme en éthique et l’éthique
matériale des valeurs (1913-1916). Conformément au projet phénoménologique
esquissé par Husserl, Scheler définit comme a priori toute unité de
signification qui fait l’objet d’une auto-donation évidente dans une intuition,
et invite à y ranger les valeurs morales, dans le cadre d’une critique du
formalisme de la loi morale kantienne. Loin de se limiter aux maximes
universelles de la raison pratique, le règne de l’a priori doit selon Scheler
être étendu à toutes les qualités axiologiques données dans l’intuition11.
Le critère de l’a priori est désormais phénoménologique et non plus
logique, il dépend du « caractère eidétique de l’intuition »12 et non plus de
la forme logique d’un jugement ou de la formalisation de la loi morale. Pour
Scheler, « l’identification de l’a priori avec le formel est l’erreur fondamentale
de Kant »13 et l’intentionnalité doit être comprise comme affective, c’est-dire
visée eidétique de valeurs. L’a priori passe d’une condition formelle à une
structure de l’objet que je saisis sur lui. La passivité du sentiment est le mode
de donation adéquat de cette structure à un sujet affectif qui perd le privilège
constituant que lui avait accordé la philosophie critique.

11. « […] tout vouloir a son fondement dans des matières si a priori qu’elles puissent être
d’ailleurs dans la mesure où elles consistent en qualités axiologiques selon lesquelles se
déterminent d’abord les contenus imaginatifs du vouloir » (M. Scheler, Le formalisme en
éthique et l’éthique matériale des valeurs, tr. M. de Gandillac, Paris, Gallimard, 1991, p. 76).
12. M. Dufrenne, La notion d’a priori, p. 89.
13. M. Scheler, Le formalisme…, p. 76.
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Cette conception de la priorité de la perception affective sur l’objectivité


éloigne Scheler de Husserl, tout en prolongeant sa phénoménologie de
l’a priori matériel par une eidétique des valeurs, liée à une intentionnalité
affective.

II. L’a priori affectif

Dufrenne se place dans le sillage de la philosophie schelerienne de


l’a priori lorsqu’il écrit que le caractère a priori des valeurs affectives
renvoie à leur indépendance de l’existence d’objets qu’elles habitent : « […]
si la valeur apparaît, c’est sur l’objet qu’elle habite et qui est ainsi un bien :
sa valeur le précède »14. Quand bien même les valeurs affectives ne sont
connues qu’à partir de leur incarnation dans objets esthétiques, elles existent
indépendamment de leurs « porteurs ». Pour Dufrenne, l’a priori renvoie à
un mode d’auto-donation évidente dans une forme particulière d’intentionnalité
affective, qu’il appelle le sentiment, et qui ne déroge pas à la réduction
phénoménologique étant entendu qu’il ne peut s’exercer que sous le régime
de la mise entre parenthèses de toute position d’existence. Ce nouveau type
d’a priori matériel, objectif perturbe la distinction kantienne entre a priori
et a posteriori, parce qu’il se « greffe » sur l’a posteriori : il fallait certaines
expériences esthétiques particulières pour nous révéler des qualités comme le
sublime ou la grâce. Cet a priori matériel peut donner lieu à des généralisations
sur la base d’une signification affective commune : « la musique de Ravel »
et « la poésie de Mallarmé », « l’enfance » et « le printemps »15. Ce sens est
une essence matérielle première par rapport à ses instanciations particulières
dans des objets, et il est immédiatement donné comme la condition de la
lecture de l’expérience esthétique.
C’est dans la quatrième partie de la Phénoménologie de l’expérience
esthétique, intitulée « Critique de l’expérience esthétique », que Dufrenne
propose le concept d’a priori affectif, et confronte sa propre philosophie
de l’a priori au projet d’une esthétique pure c’est-à-dire de l’identification
des catégories de l’expérience esthétique et de leurs rapports.
Par le sentiment, l’homme découvre des « a priori affectifs », conditions
sous lesquelles un objet esthétique est senti, en tant qu’il est caractérisé
par une expressivité structurelle dont la fonction est de nous ouvrir un monde.
Alors que depuis Kant, l’a priori désigne l’antériorité et l’indépendance
des structures formelles de la subjectivité transcendantale sur l’expérience
qu’elle constitue, Dufrenne nous invite à penser un nouveau type d’a priori,
qui ne relève ni de la sensibilité (comme l’espace et le temps pour Kant),
ni de l’entendement (comme les catégories), mais de l’affectivité et du
sentiment. L’a priori affectif n’est pas a priori en tant qu’il serait antérieur à

14. M. Dufrenne, La notion d’a priori, p. 106.


15. Ibid., p. 100 et suiv.
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l’expérience esthétique, mais plutôt parce qu’il renvoie 1) au caractère donné


du donné, dont la présence s’atteste directement dans le sentiment
d’appartenance au monde de l’homme devant l’objet esthétique ; 2) à une
propriété définitionnelle de ce type particulier d’objet qu’est l’objet
esthétique, son expressivité, qui renvoie à sa capacité à déployer un monde
au-delà de lui-même. Pour Dufrenne, la marque de l’objet esthétique réside
dans sa fonction cosmophanique16 : chaque œuvre d’art dévoile un monde
de l’artiste dans sa qualité affective propre : le comique de Molière, le
christianisme amer et fervent de Rouault, le platonisme tout entier et son
goût de l’ordre et de la mesure dans le Parthénon. La pluralité des « mondes
d’artistes » que révèlent les œuvres est un reflet de la richesse esthétique du
monde, auquel ils renvoient tous, non pas comme la synthèse achevée de
tous les a priori affectifs particuliers, mais comme une ouverture originaire.
Parce qu’elle repose sur le sentiment, la subjectivité esthétique n’est donc
pas celle, impersonnelle, du sujet transcendantal, corrélat de l’universalité et
la nécessité de l’a priori, mais celle affective, de l’homme qui a conscience
de sa connaturalité avec le monde.
Nous dirons d’une qualité affective qu’elle est un a priori lorsque,
exprimée par une œuvre, elle est constituante du monde de l’objet esthétique
et que du même coup, car c’en est la vérification, elle peut être sentie
indépendamment du monde représenté, de la même façon que, comme dit Kant,
nous pouvons concevoir un espace ou un temps sans objet17.

L’a priori est existentiel, car il renvoie à une disposition à être affecté
chez le sujet (a priori subjectif) à laquelle correspond un certain « visage du
monde », qu’exprime l’a priori cosmologique, sens du monde qui se révèle
à même l’objet esthétique. Cette « bivocité » de l’a priori se redouble entre
l’a priori formel et l’a priori matériel.

La matérialisation du transcendantal dans le corps


La phénoménologie de Merleau-Ponty est caractérisée par Dufrenne par
le geste phénoménologique qui consiste à « faire descendre l’a priori dans
le corps »18, pour y « matérialiser le transcendantal », c’est-à-dire à étudier
les comportements, les habitudes et les dispositions ancrées dans le corps
vécus et qui constituent les conditions de l’expérience. Avec Merleau-Ponty,
le corps est pensé comme sédimenté par des virtualités dont la genèse ne
peut être retracée empiriquement et qui pourtant configurent notre perception
en suscitant certains comportements. Chez Merleau-Ponty, la profondeur est
a priori : elle renvoie non pas à une « largeur considérée de profil » mais
à une dimension du caché, du latent, à la manière d’une eau profonde. Notre

16. Nous empruntons cette expression à Ch. Bobant, op. cit.


17. La notion d’a priori, p. 549.
18. Ibid., p. 192.
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vision est structurée par des habitudes qui font que nous distinguons les
objets en découpant des figures sur un fond (la Gestalt figure-fond est
originaire), ce qui suppose qu’entre les choses se trouvent une distance
inaperçue comme telle, et pourtant nécessaire à la perception du champ
visuel comme structuré par des objets. La profondeur renvoie alors à une
dimension ontologique, qui est un préalable matériel à la constitution de
l’objectivité.
Toujours dans le domaine de la vision, le phénomène de la diplopie
peut être défini comme faisant partie des a priori du corps. La possession de
deux yeux devrait normalement résulter en la production de deux images
rétiniennes distinctes, alors même que nous ne percevons directement les
choses. La synthèse des deux images rétiniennes est certes un mécanisme
cérébral, mais pour Merleau-Ponty elle se laisse décrire comme un a priori
corporel dans la mesure où elle fait partie des habitudes dont la genèse
empirique ne peut être retracée tant est générale leur fonction dans la
constitution de l’expérience. À ce degré de généralité, je suis autant ces
virtualités que je ne les ai. Aux a priori affectifs, découverts dans le sentiment,
il faut ajouter des a priori de la présence, par lesquels le corps exprime son
être, sans perdre sa fonction transcendantale à l’égard de l’expérience, parce
qu’il nous oriente vers un monde qui se dévoile à un sujet, parce que les
structures de l’appréhension sont aussi matérielles.

III. Jusqu’où peut-on déformaliser l’a priori ?

L’abandon de la distinction entre généralisation et formalisation


Dufrenne montre que l’a priori ne peut reposer uniquement sur l’activité
du sujet constituant. Complétant la perspective kantienne, Dufrenne considère
l’a priori sous son versant objectif, défini comme le fait d’une relation entre
l’homme et le monde : loin de mettre en forme un substrat inerte, l’expérience
nous révèle une pré-organisation du monde, une « affinité » entre la conscience
et la Nature, entendue comme un monde pré-subjectif. Ces a priori objectifs
se donnent avec la pureté d’une essence mais au sein d’une expérience. On
peut se demander alors jusqu’où l’a priori peut être déformalisé sans se
supprimer : si les contenus de l’expérience manifestent une forme de légalité,
qu’est-ce qui les distingue de ce qui est a posteriori ? Aurait-on affaire à une
forme de nécessitarisme qui ne dit pas son nom, où la moindre variation
individuelle est érigée en principe de la détermination de l’objet, au lieu que
l’a priori renvoie à une condition issue de la nature subjective de l’esprit ?
Rien ne semble s’opposer à une intuition eidétique du poil, de la boue ou de
la crasse : sont-ils pourtant des a priori matériels ?
C’est au prix de l’abandon de la distinction entre généralisation et
formalisation, cruciale dans la phénoménologie de Husserl, que Dufrenne
peut étendre à ce point la notion d’a priori matériel.
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[…] l’a priori est formel en ce qu’il est plus général (sans être le résultat
d’une généralisation), parce qu’il détermine l’objet en général et non une
certaine région d’objets, et il détermine l’objet en général parce qu’il est
proposé par tous les objets, et connu a priori comme un sens fondamental
de ces objets : en quoi il est déjà matériel ?19

La découverte des a priori matériels a pour conséquence une


« déformalisation » de l’a priori formel : dès lors que l’a priori n’est plus
une forme de l’expérience mais une structure de l’objet, alors il faut penser
radicalement l’a priori formel comme un a priori matériel : il est cette
structure commune à tous les objets qu’on appelle « objectivité ». Il ne s’agit
alors pas tant de contester l’existence d’un a priori formel que de séparer
l’objectivité du donné : toute donation n’étant pas nécessaire donation
d’un objet, la phénoménologie de l’a priori doit renoncer à l’équivalence
kantienne entre expérience possible et expérience d’un objet possible. La
priorité est renversée : chez Husserl, l’a priori formel ne portait pas sur une
région matérielle mais l’ontologie formelle comprenait en elle le concept
de région ; chez Dufrenne, l’ontologie formelle n’est connue que par les
ontologies matérielles qui en dépendent. Ce qui est perdu, c’est le sens
husserlien de l’analyticité, un peu rapidement caractérisé par Dufrenne
comme un logicisme, mais cette prise de distance correspond à la volonté
d’approfondir le sens de l’a priori matériel en le poussant jusque dans ses
dernières conséquences.

Pluralisation des a priori


Cette philosophie de l’a priori matériel conduit à les pluraliser : on ne
peut espérer les systématiser en une table des catégories indexées sur les
formes de jugement (Kant), ni même véritablement en une phénoménologie
de la constitution des régions de l’expérience en « couches » sédimentées les
unes sur les autres (Husserl dans les Ideen II), mais on ne peut que se borner
à en faire un inventaire toujours ouvert, dès lors qu’on met au compte des
a priori des catégories esthétiques aussi précises que « le christianisme amer
et fervent de Rouault ». Qu’est-ce qui permet alors à la pluralisation de
l’a priori de ne pas le fragmenter jusqu’à l’éparpillement ?20 Les a priori
matériels que je recense sont en quelque sorte « bien taillés » pour moi, ils
ne sont pas en relation de concurrence mais se complètent organiquement,
comme le caractère grandiose de la montagne avec l’inertie de la matière et
la pureté des cimes, ou la causalité de l’avalanche qui en dévale la pente. Les
a priori matériels et formels, subjectifs et objectifs sont comme le langage
d’une nature qui me parle. Autrement dit, seul le dénombrement des a priori
pourra par l’exemple prouver la limitation du recensement, et non pas une
déduction transcendantale des catégories comme chez Kant.

19. Ibid., p. 99.


20. M. Dufrenne, L’inventaire des a priori, p. 46.
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A priori et culture
Si l’a priori matériel est le savoir virtuel de l’individu, alors il est
préparé par une culture dans lequel il a été déposé. L’a priori doit être
sociologisé en le matérialisant dans une culture comme on l’a matérialisé
dans le corps. Rien ne paraît menacer davantage l’a priori s’il est identifié au
passé de la pensée : que la genèse des habitus ne soit pas consciente n’est pas
une objection à la possibilité de la retracer, et à supprimer donc tout a priori
puisqu’est a posteriori tout ce qui est reconductible à l’expérience, c’est-à-
dire justiciable d’une genèse empirique. Pourtant, on peine à trouver un
commencement véritable à la culture : chaque individu est à la fois l’effet
et la cause de la culture, l’effet des institutions primaires, et la cause des
institutions secondaires, et la culture est vécue par chacun comme
découverte d’un sens existentiel qu’il était déjà21.
Certes l’a priori s’il est historique, ne saurait être universel, mais sa
généralité ne condamne pas nécessairement l’a priori pour autant que son
auto-donation évidente suppose une identité fondamentale de la nature
humaine. L’a priori ne peut donc plus être caractérisé seulement comme une
structure du sujet mais prend le sens d’une action réciproque du sujet et
de l’objet, où chaque caractère de l’objet répond à une prédisposition du
sujet à être affecté par lui, selon une structure de redoublement intrinsèque,
où aucun des membres de la relation ne lui préexiste, mais où ils sont
constitués par elle.
Déformaliser l’a priori, c’est révéler que la structuration de l’expérience
n’est pas indépendante d’elle, mais émerge en son sein. L’a priori y perd
certes de son universalité : l’historicisation et la pluralisation de l’a priori
sont le revers de sa descente dans l’expérience elle-même. Ce que l’a priori
gagne en précision, il paraît le perdre en nécessité : il n’est plus possible de
référer les catégories de l’entendement à une table des types de jugements,
comme si la logique était une science achevée dont on pourrait épeler
les formes les plus générales. Le transcendantal, si l’on entend par là la
limitation de l’expérience par des conditions de possibilité, est désormais à
placer au ras des phénomènes, et non plus dans la seule nature de l’esprit
d’un sujet, en particulier dans des facultés (sensibilité, entendement, raison),
qu’on pourrait dénombrer.

IV. Le problème du dualisme et sa solution naturphilosophique

L’objection de Ricœur
Dans la recension qu’il fait de La notion d’a priori, Ricœur, ami de
longue de date de Dufrenne, lui adresse une objection radicale :

21. M. Dufrenne, La personnalité de base, un concept sociologique, Paris, PUF, 1953, p. 276.
Dufrenne entre phénoménologie et Naturphilosophie 269/274

[…] est-il légitime de casser en deux le problème de l’a priori ? de décrire


séparément et pour elles-mêmes, d’une part, l’expression des choses dans le
monde, d’autre part, les virtualités du savoir dans l’homme ?22

La difficulté est réelle : tout se passe comme si Dufrenne, en voulant


assouplir la distinction stricte entre le formel et le matériel, entre le sujet
et l’objet, entre le sujet et le monde, était amené à poser un ensemble de
déterminations métaphysiques dualistes dont il peine à se débarrasser
ensuite. L’unité ne peut alors véritablement être que « sentie » et non pas
pensée, ce qui paraît rendre la philosophie de l’a priori superflue. Pourquoi
ne pas adopter plutôt une théorie de l’Einfühlung ou du « symbolisme
sympathique » (comme chez Victor Basch23) ? La pluralisation dufrennienne
de l’a priori porte la marque de l’esthétique : on y trouve les échos de
la proposition kantienne selon laquelle « la beauté est le symbole de la
moralité » dans la Critique de la faculté de juger et de fait, la plupart des
exemples employés par Dufrenne sont d’ordre esthétique.
Si Dufrenne souhaite étendre le champ de l’apriorité en raison de sa
dualité, encore faut-il fournir à cette dualité un fondement qui ne soit pas
strictement esthétique, ce qui paraît difficile, dès lors que le site privilégié
de l’a priori est le sentiment et son premier modèle, l’a priori affectif. On
peut considérer la philosophie de la Nature de Dufrenne comme une réponse
à cette objection.
Maintenir l’a priori, c’est refuser à la fois le naturalisme, l’idéalisme
hégélien et le dépassement de la philosophie par la poésie, auquel
l’ancrage esthétique de la phénoménologie de Dufrenne aurait pu conduire.
Le naturalisme est écarté dans la mesure où il consisterait à abandonner
l’a priori et le transcendantal. Rien ne peut être abstrait de l’expérience
pour en fournir une structure de l’objet et une condition de possibilité.
L’expérience est tout entière actuelle et ne connaît pas d’a priori. Cette
solution, évidemment la moins attrayante pour le phénoménologue qu’est
Dufrenne, a pour mérite de ne pas devoir adopter un modèle d’historicité
dualiste, puisque toute histoire, même inconnaissable, est réductible à un
enchaînement d’événement sans temporalisation existentielle. Il est clair
que la philosophie de Hegel constitue, pour Dufrenne un adversaire plus
sérieux. Si l’a priori est la condition de possibilité de l’expérience, alors
l’a posteriori est l’a priori de l’a priori en un sens tout à fait trivial : il faut
que les conditions de possibilité de l’expérience soient mises en application
pour qu’il y ait expérience. Dufrenne entend toutefois maintenir la distinction
entre l’a posteriori et l’a priori, car sans elle c’est le transcendantal qui
est supprimé. Tel est le sens du refus de l’idéalisme absolu de Hegel, qui

22. P. Ricœur, Lectures II. La contrée des philosophes, Paris, Seuil, 1999, p. 333-334.
23. V. Basch, Essai critique sur l'esthétique de Kant, Paris, Alcan, 1896, cité par M. Dufrenne,
Phénoménologie de l'expérience esthétique, op. cit., p. 576 sqq. Pour une étude de ce concept
chez Basch, voir M. Galland-Szymkowiak, « Le “symbolisme sympathique” dans l'esthétique
de Victor Basch », Revue de Métaphysique et de morale, 2002/2, 34, p. 61-75.
270/274 PHILONSORBONNE n° 16/Année 2021-22

consiste à faire l’économie de la subjectivité constituante au profit du


dépassement de l’extériorité réciproque de la pensée et de l’être dans une
phénoménologie de l’Esprit.
Reste la poésie, dont on rapprocherait plus spontanément la philosophie
de Dufrenne. C’est la voie dont il se démarque pourtant avec le plus vigueur
à la fin de La Notion d’a priori. La philosophie ne peut pas se permettre de
vouloir imiter la poésie sans trahir son essence réflexive. Ce refus est aussi
une manière de considérer que le problème de l’a priori est coextensif à la
définition de la philosophie elle-même, dont le sens ne pourra être révélé
qu’à la faveur de ses tentatives pour le surmonter.

L’accomplissement naturphilosophique de la phénoménologie


Sauver l’a priori tout en refusant sa réduction au formel suppose pour
Dufrenne de compléter la phénoménologie par une métaphysique : il ne faut
plus seulement faire l’inventaire des a priori parmi les différentes régions
de l’expériences où se manifestent la corrélation phénoménologique, comme
dans le cas du spectateur et des a priori affectifs, ou du corps et des a priori
perceptifs comme la diplopie, mais remonter au fondement de l’a priori, en
identifiant un a priori de l’a priori :

Ainsi la recherche d’un a priori de l’a priori conduit-elle à une philosophie


de la Nature plutôt qu’à une philosophie de la conscience, qui aurait plus de
peine à engendrer la Nature à partir de la conscience qu’on en a à engendrer
la conscience à partir de la Nature24.

Pourquoi l’homme découvre-t-il une affinité entre la structuration de


l’expérience et un pré-savoir dispositionnel en lui qui semble l’y préparer ?
Qu’est-ce qui fait que l’expérience est toujours « bien taillée » pour le sujet ?
Pourquoi y a-t-il ce que la phénoménologie décrit comme du sens « pré-
objectif », une structure du sens qui préexiste à toute tentative d’objectivation
par la connaissance ? Si on renonce à toute explication de type théologique,
qui placerait l’accord dans une harmonie préétablie, on doit rendre compte
matériellement de l’émergence de la conscience à partir de ce qui n’est pas
elle, la Nature. Certes, la Nature n’est pas conçue ici comme un ensemble
matériel inerte, mais plutôt comme la dimension pré-objective de l’expérience,
mais la reconfiguration du problème de l’affinité transcendantale court le
risque de mettre dogmatiquement la Nature à la place de Dieu. Un tel
dépassement métaphysique de la phénoménologie dans une philosophie de
la Nature serait-il en définitive le masque d’une régression dogmatique vers
un anthropocentrisme de la finalité ?
Nous pensons qu’il faut se garder d’interpréter la référence à la Nature
en des termes qui seraient téléologiques, même si certains passages chez
Dufrenne peuvent s’y prêter. Lorsque Dufrenne écrit de la Nature qu’elle

24. M. Dufrenne, Le poétique, p. 139.


Dufrenne entre phénoménologie et Naturphilosophie 271/274

veut l’homme pour s’accomplir25, pour la tirer de la nuit du pur possible et


fournir un principe d’intelligibilité au monde26, il ne faut pas comprendre
la volonté de la Nature en un sens strictement finaliste, réserve qu’il fait
lui-même27. En effet, une lecture trop strictement téléologique de la
philosophie de la Nature serait incompatible avec la recherche d’un
fondement métaphysique de la corrélation phénoménologique : la critique
de l’égologie basculant alors dans un réalisme métaphysique symétrique. La
Naturphilosophie phénoménologique de Dufrenne constituait en effet la
réponse à une question : comment penser alors une métaphysique qui ne
cède à aucun pôle de la corrélation, qui ne fasse ni de la subjectivité le pôle
originaire de toute la donation du sens, ni de l’objet le prescripteur unique
d’une légalité transcendantale originaire ? Prétendant dépasser l’alternative,
Dufrenne renvoyait à une dimension plus originaire que la distinction des
pôles subjectif et objectif de la corrélation phénoménologique, en fondant le
fait de leur affinité dans une Nature. Mais si la Nature appelle la subjectivité
transcendantale comme son complément nécessaire, si elle fait de l’ego son
développement naturel, alors l’homme n’est pas un possible parmi d’autres,
mais celui qui donne son sens à la dimension originaire censée lui préexister.
Il y a là un chiasme de la donation du sens : l’homme a besoin de la Nature
pour expliquer le fait de la corrélation par laquelle il se découvre donateur de
sens à l’égard de l’objet, mais la Nature a besoin de l’homme comme
conscience transcendantale pour qu’il lui fournisse son propre sens.
C’est la référence à Schelling, centrale en 1963 dans le Poétique,
qui permet d’écarter une interprétation trop strictement finaliste de la
Naturphilosophie, dès lors qu’on remarque le souci de Dufrenne de distinguer
Schelling du « grossier panthéisme » de Spinoza28. Le texte du Système de
l’idéalisme transcendantal de Schelling29 auquel Dufrenne nous renvoie est
édifiant, car il consiste en une critique des interprétations téléologiques de
la Naturphilosophie30 : « Schelling déjà insiste sur ceci que la Nature est
téléologique tout en étant un mécanisme aveugle. Il ne faut pas, dit-il, mettre
l’intention avant le produit : “le fait caractéristique consiste justement en ce
qu’on se trouve en présence de la plus haute finalité là où toute intention,
toute vue voulue et délibérée, est absente” ». Rappelons que la philosophie
de la Nature de Schelling s’est construite comme une réponse à l’antinomie

25. « Mais peut-être ne peut-on vouloir l’homme que si l’homme est en quelque sorte voulu
par la Nature, s’il est celui par qui quelque chose arrive à la Nature, par qui la Nature devient
monde selon son regard, et histoire selon ses actes » (Pour l’homme, Paris, Seuil, 1968,
p. 199).
26. « […] la Nature veut l’homme pour qu’en elle la lumière soit » (Le poétique, p. 286).
27. « Lorsque nous disons faute de mieux que la Nature veut l’homme, nous ne prêtons pas à
la Nature une volonté dont le modèle serait l’homme » (ibid., p. 218).
28. Ibid., p. 217.
29. F.W.J. Schelling, Schellings Werke, I, Stuttgart, 1856-1861, rééd. M. Schröter, Munich,
1917, trad. fr. S. Jankélévitch, Essais, Paris, Aubier, 1946, p. 123-176 ; trad. fr. Ch. Dubois,
Système de l'idéalisme transcendantal, Louvain, Peeters, 1978.
30. Ibid., p. 219, note.
272/274 PHILONSORBONNE n° 16/Année 2021-22

téléologique de la Critique de la faculté de juger entre la finalité et le


mécanisme. Plutôt que de trancher pour l’une ou l’autre de ces options,
Schelling part du fait nécessaire d’une identité de l’organique et de
l’inorganique, pour reconstituer ensuite la richesse de leurs différences au
terme d’un jeu entre des forces attractives et répulsives. Une compréhension
anthropomorphisante de la volonté à l’œuvre dans la nature s’applique
alors plutôt au mécanisme qu’à la finalité organique, car c’est seulement à
partir d’un modèle déterministe mécaniste que l’être naturel organisé peut
apparaître comme conçu et voulu par un sujet qui en est séparé. La finalité
à l’œuvre dans l’organisme naturel est bien aveugle car elle est interne : elle
est cette structure de renvoi de la partie au tout. Seule la finalité externe est
téléologique, dans la mesure où elle suppose un rapport d’extériorité entre le
tout de la Nature et la partie qu’est l’homme, rapport selon lequel la Nature
est découverte en tant qu’elle est conçue et voulue par l’homme.
Dufrenne essaie de nous faire comprendre à travers la référence à la
Naturphilosophie de Schelling que son concept de Nature intègre toujours
déjà l’homme comme un possible immanent, selon un mouvement qui n’est
ni celui de l’entendement, ni celui de la volonté (raison pratique), mais
bien celui d’une productivité poétique inengendrable qui est le fait d’un
« troisième règne », celui de l’affectivité. Pour Dufrenne, Schelling répond
au fond à une question qui se trouvait exprimée pour l’esthétique dans la
Phénoménologie de l’expérience esthétique : comment expliquer l’affinité
de l’homme et du monde que manifeste le sentiment lorsque nous avons
l’impression qu’une œuvre d’art est capable d’exprimer un caractère objectif
du monde, sans recourir à une finalité qui ne serait qu’externe ? Dans
l’ouvrage de 1953, Dufrenne, souhaitant faire un pas de plus que le simple
jugement réfléchissant kantien, allait jusqu’à postuler une « finalité externe »
chargée de réaliser cet accord du sentiment subjectif et du monde. À partir
du Poétique, le modèle naturphilosophique permet de préciser les contours
de cet accord sans pourtant avoir recours à une finalité externe, mais selon
un modèle organique. La philosophie de la Nature de Dufrenne n’est donc
pas un abandon du sujet transcendantal : Dufrenne cherche plutôt à le
resituer dans une finalité interne à la productivité de la Nature, dont il est
un moment essentiel, puisque dans tout organisme individuel, c’est
l’organisme universel qui se représente ou s’exprime, selon une structure
de redoublement intrinsèque. Il s’agit donc moins d’humaniser la Nature
que de naturaliser l’homme.
Selon la voie esthétique, l’idée d’homme se découvrait à travers des
catégories affectives, jamais tout à fait explicitables, comme le « tragique »,
le « comique », le « joli », etc. capables de réaliser une communication entre
les hommes, en tant qu’ils sont capables de sentir en commun. L’humanité
en l’homme n’était qu’une possibilité, historique et sociale, qui s’attestait
dans l’art et dans la philosophie, dans le sentiment et la raison. À partir
du Poétique, la remontée vers l’a priori de l’a priori permet de penser
l’humanité comme une possibilité immanente de la Nature, qui la réfléchit
comme la partie dans l’organisme renvoie au Tout. Certes, l’homme n’est
Dufrenne entre phénoménologie et Naturphilosophie 273/274

pas une partie comme une autre, sa naissance est toujours un événement
privilégié car c’est en lui que la Nature peut se penser ou se sentir, mais
la rupture n’est pas complète, il prolonge une affectivité du sensible lui-
même. Jamais il ne sera possible de remonter en-deçà de l’événement de
la naissance de l’homme, dans une ontologie de l’être sans différence ;
pour Dufrenne, une métaphysique phénoménologique doit rendre compte
du caractère indépassable de la relation l’homme et la Nature. L’objection
du finalisme n’est donc finalement valable que du point de vue d’une
conscience déjà séparée de la Nature, et donc nécessairement partielle. Au
chiasme de la donation du sens succède ce qu’on pourrait décrire comme
une épochè naturphilosophique : à l’attitude naïve, qui interprète la césure
de l’homme et de la Nature comme une finalité externe, s’opposerait une
attitude naturphilosophique qui conçoit la relation de l’homme à la Nature
comme un prolongement de la Nature elle-même, doté d’autant de nécessité
qu’il est un développement de l’originaire. En d’autres termes, la Nature
n’a pas besoin de l’homme pour la contempler, ou pour lui donner un
sens, comme si l’homme lui était un élément extérieur nécessaire à son
développement, mais la connexion de la Nature à l’homme est interne :
loin de désigner un Être originel, la Nature est le nom de la relation
originaire elle-même, qui préexiste à la division. Ce n’est qu’au prix d’une
désubstantialisation de l’originaire que la Naturphilosophie esquissée par
Dufrenne peut demeurer au sein du cadre phénoménologique dont elle
prétend fournir l’assise métaphysique.

Conclusion : Dufrenne a-t-il été à la hauteur du défi que


posait sa philosophie de l’a priori ?

La continuité entre le projet critique et sa reprise


phénoménologique
Le caractère formel de l’a priori kantien ne doit pas nous faire oublier le
projet de la Critique de la raison pure, qui est de savoir si des propositions
synthétiques a priori sont possibles, propositions définies par leur capacité
à « étendre » la connaissance. L’a priori, bien que formel, ne peut pas chez
Kant être reconduit à la logique formelle en tant que définie par le seul
principe de non-contradiction, mais, parce qu’il peut être synthétique,
renvoie à la possibilité de former des connaissances nouvelles, sans pourtant
qu’elles ne soient ni simplement empiriques, ni analytiques. Certes chez
Kant, cette caractérisation du synthétique a priori repose sans doute sur
une méconnaissance de la richesse de l’analyticité (il y a, comme l’indique
Husserl dans un complément de Logique formelle et logique transcendantale,
tout le génie du mathématicien dans la tautologie31), mais elle conduit

31. E. Husserl, Logique formelle et logique transcendantale, trad. S. Bachelard, Paris, PUF,
2010, Appendice III, § 3-4, p. 429-432.
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néanmoins à poser comme possibles des connaissances dont la nécessité


et l’universalité sont évidentes sans pourtant se réduire à des propositions
logiques formelles (Kant rangeant les mathématiques parmi celles-là, en les
différenciant strictement de la logique traditionnelle). De manière similaire,
l’originalité de l’Esthétique transcendantale tient à ce que l’espace et le
temps, c’est-à-dire des caractères de l’intuition, soient reconnus comme
a priori, et, comme le notait déjà Trâǹ Ðưć Thảo dans Phénoménologie et
matérialisme dialectique, l’erreur de Kant a consisté à surinvestir les
catégories de l’entendement, c’est-à-dire les formes du jugement, dans sa
définition de l’a priori32.

La difficile union de la phénoménologie et de la philosophie


de la Nature
La philosophie de la Nature justifie la césure de l’a priori par l’événement
de la naissance de l’homme comme inengendrable. Elle nous engage à penser
avec la même radicalité la séparation et l’appartenance du sujet au monde.
Elle demeure toutefois une transgression apparente de la phénoménologie,
sauf à doter le sentiment d’une intuitivité eidétique qui aurait la massivité
d’une intuition intellectuelle.

32. Trâǹ Ðưć Thảo, Phénoménologie et matérialisme dialectique, Paris, Delga, 2012,
p. 90 sqq.

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