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16 | 2022
Année 2021-2022
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/philonsorbonne/2448
DOI : 10.4000/philonsorbonne.2448
ISSN : 2270-7336
Éditeur
Publications de la Sorbonne
Édition imprimée
Date de publication : 27 février 2022
Pagination : 259-274
ISSN : 1255-183X
Référence électronique
Circé FURTWÄNGLER, « Déformaliser l’a priori. Dufrenne entre phénoménologie et Naturphilosophie »,
Philonsorbonne [En ligne], 16 | 2022, mis en ligne le 20 avril 2022, consulté le 06 juin 2022. URL : http://
journals.openedition.org/philonsorbonne/2448 ; DOI : https://doi.org/10.4000/philonsorbonne.2448
Circé F URTWÄNGLER
L’objectif de cet article est de montrer que (1) et (2) placent la philosophie
de l’a priori de Dufrenne dans la tradition phénoménologique de Husserl,
Scheler et Merleau-Ponty. (3), qui présente la difficulté la plus mortelle pour
la philosophie de Dufrenne, conduira aux élaborations métaphysiques les
plus audacieuses, et l’amène à transgresser le cadre conceptuel hérité de la
phénoménologie et de la philosophie critique en élaborant une philosophie
de la Nature destinée à en fournir l’assise métaphysique nécessaire.
(i) Une couleur ne peut exister sans une certaine étendue qui soit
recouverte par elle.
(ii) Un son ne peut exister sans une certaine hauteur.
11. « […] tout vouloir a son fondement dans des matières si a priori qu’elles puissent être
d’ailleurs dans la mesure où elles consistent en qualités axiologiques selon lesquelles se
déterminent d’abord les contenus imaginatifs du vouloir » (M. Scheler, Le formalisme en
éthique et l’éthique matériale des valeurs, tr. M. de Gandillac, Paris, Gallimard, 1991, p. 76).
12. M. Dufrenne, La notion d’a priori, p. 89.
13. M. Scheler, Le formalisme…, p. 76.
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L’a priori est existentiel, car il renvoie à une disposition à être affecté
chez le sujet (a priori subjectif) à laquelle correspond un certain « visage du
monde », qu’exprime l’a priori cosmologique, sens du monde qui se révèle
à même l’objet esthétique. Cette « bivocité » de l’a priori se redouble entre
l’a priori formel et l’a priori matériel.
vision est structurée par des habitudes qui font que nous distinguons les
objets en découpant des figures sur un fond (la Gestalt figure-fond est
originaire), ce qui suppose qu’entre les choses se trouvent une distance
inaperçue comme telle, et pourtant nécessaire à la perception du champ
visuel comme structuré par des objets. La profondeur renvoie alors à une
dimension ontologique, qui est un préalable matériel à la constitution de
l’objectivité.
Toujours dans le domaine de la vision, le phénomène de la diplopie
peut être défini comme faisant partie des a priori du corps. La possession de
deux yeux devrait normalement résulter en la production de deux images
rétiniennes distinctes, alors même que nous ne percevons directement les
choses. La synthèse des deux images rétiniennes est certes un mécanisme
cérébral, mais pour Merleau-Ponty elle se laisse décrire comme un a priori
corporel dans la mesure où elle fait partie des habitudes dont la genèse
empirique ne peut être retracée tant est générale leur fonction dans la
constitution de l’expérience. À ce degré de généralité, je suis autant ces
virtualités que je ne les ai. Aux a priori affectifs, découverts dans le sentiment,
il faut ajouter des a priori de la présence, par lesquels le corps exprime son
être, sans perdre sa fonction transcendantale à l’égard de l’expérience, parce
qu’il nous oriente vers un monde qui se dévoile à un sujet, parce que les
structures de l’appréhension sont aussi matérielles.
[…] l’a priori est formel en ce qu’il est plus général (sans être le résultat
d’une généralisation), parce qu’il détermine l’objet en général et non une
certaine région d’objets, et il détermine l’objet en général parce qu’il est
proposé par tous les objets, et connu a priori comme un sens fondamental
de ces objets : en quoi il est déjà matériel ?19
A priori et culture
Si l’a priori matériel est le savoir virtuel de l’individu, alors il est
préparé par une culture dans lequel il a été déposé. L’a priori doit être
sociologisé en le matérialisant dans une culture comme on l’a matérialisé
dans le corps. Rien ne paraît menacer davantage l’a priori s’il est identifié au
passé de la pensée : que la genèse des habitus ne soit pas consciente n’est pas
une objection à la possibilité de la retracer, et à supprimer donc tout a priori
puisqu’est a posteriori tout ce qui est reconductible à l’expérience, c’est-à-
dire justiciable d’une genèse empirique. Pourtant, on peine à trouver un
commencement véritable à la culture : chaque individu est à la fois l’effet
et la cause de la culture, l’effet des institutions primaires, et la cause des
institutions secondaires, et la culture est vécue par chacun comme
découverte d’un sens existentiel qu’il était déjà21.
Certes l’a priori s’il est historique, ne saurait être universel, mais sa
généralité ne condamne pas nécessairement l’a priori pour autant que son
auto-donation évidente suppose une identité fondamentale de la nature
humaine. L’a priori ne peut donc plus être caractérisé seulement comme une
structure du sujet mais prend le sens d’une action réciproque du sujet et
de l’objet, où chaque caractère de l’objet répond à une prédisposition du
sujet à être affecté par lui, selon une structure de redoublement intrinsèque,
où aucun des membres de la relation ne lui préexiste, mais où ils sont
constitués par elle.
Déformaliser l’a priori, c’est révéler que la structuration de l’expérience
n’est pas indépendante d’elle, mais émerge en son sein. L’a priori y perd
certes de son universalité : l’historicisation et la pluralisation de l’a priori
sont le revers de sa descente dans l’expérience elle-même. Ce que l’a priori
gagne en précision, il paraît le perdre en nécessité : il n’est plus possible de
référer les catégories de l’entendement à une table des types de jugements,
comme si la logique était une science achevée dont on pourrait épeler
les formes les plus générales. Le transcendantal, si l’on entend par là la
limitation de l’expérience par des conditions de possibilité, est désormais à
placer au ras des phénomènes, et non plus dans la seule nature de l’esprit
d’un sujet, en particulier dans des facultés (sensibilité, entendement, raison),
qu’on pourrait dénombrer.
L’objection de Ricœur
Dans la recension qu’il fait de La notion d’a priori, Ricœur, ami de
longue de date de Dufrenne, lui adresse une objection radicale :
21. M. Dufrenne, La personnalité de base, un concept sociologique, Paris, PUF, 1953, p. 276.
Dufrenne entre phénoménologie et Naturphilosophie 269/274
22. P. Ricœur, Lectures II. La contrée des philosophes, Paris, Seuil, 1999, p. 333-334.
23. V. Basch, Essai critique sur l'esthétique de Kant, Paris, Alcan, 1896, cité par M. Dufrenne,
Phénoménologie de l'expérience esthétique, op. cit., p. 576 sqq. Pour une étude de ce concept
chez Basch, voir M. Galland-Szymkowiak, « Le “symbolisme sympathique” dans l'esthétique
de Victor Basch », Revue de Métaphysique et de morale, 2002/2, 34, p. 61-75.
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25. « Mais peut-être ne peut-on vouloir l’homme que si l’homme est en quelque sorte voulu
par la Nature, s’il est celui par qui quelque chose arrive à la Nature, par qui la Nature devient
monde selon son regard, et histoire selon ses actes » (Pour l’homme, Paris, Seuil, 1968,
p. 199).
26. « […] la Nature veut l’homme pour qu’en elle la lumière soit » (Le poétique, p. 286).
27. « Lorsque nous disons faute de mieux que la Nature veut l’homme, nous ne prêtons pas à
la Nature une volonté dont le modèle serait l’homme » (ibid., p. 218).
28. Ibid., p. 217.
29. F.W.J. Schelling, Schellings Werke, I, Stuttgart, 1856-1861, rééd. M. Schröter, Munich,
1917, trad. fr. S. Jankélévitch, Essais, Paris, Aubier, 1946, p. 123-176 ; trad. fr. Ch. Dubois,
Système de l'idéalisme transcendantal, Louvain, Peeters, 1978.
30. Ibid., p. 219, note.
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pas une partie comme une autre, sa naissance est toujours un événement
privilégié car c’est en lui que la Nature peut se penser ou se sentir, mais
la rupture n’est pas complète, il prolonge une affectivité du sensible lui-
même. Jamais il ne sera possible de remonter en-deçà de l’événement de
la naissance de l’homme, dans une ontologie de l’être sans différence ;
pour Dufrenne, une métaphysique phénoménologique doit rendre compte
du caractère indépassable de la relation l’homme et la Nature. L’objection
du finalisme n’est donc finalement valable que du point de vue d’une
conscience déjà séparée de la Nature, et donc nécessairement partielle. Au
chiasme de la donation du sens succède ce qu’on pourrait décrire comme
une épochè naturphilosophique : à l’attitude naïve, qui interprète la césure
de l’homme et de la Nature comme une finalité externe, s’opposerait une
attitude naturphilosophique qui conçoit la relation de l’homme à la Nature
comme un prolongement de la Nature elle-même, doté d’autant de nécessité
qu’il est un développement de l’originaire. En d’autres termes, la Nature
n’a pas besoin de l’homme pour la contempler, ou pour lui donner un
sens, comme si l’homme lui était un élément extérieur nécessaire à son
développement, mais la connexion de la Nature à l’homme est interne :
loin de désigner un Être originel, la Nature est le nom de la relation
originaire elle-même, qui préexiste à la division. Ce n’est qu’au prix d’une
désubstantialisation de l’originaire que la Naturphilosophie esquissée par
Dufrenne peut demeurer au sein du cadre phénoménologique dont elle
prétend fournir l’assise métaphysique.
31. E. Husserl, Logique formelle et logique transcendantale, trad. S. Bachelard, Paris, PUF,
2010, Appendice III, § 3-4, p. 429-432.
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32. Trâǹ Ðưć Thảo, Phénoménologie et matérialisme dialectique, Paris, Delga, 2012,
p. 90 sqq.