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de l’IPC

Faculté Libre de Philosophie

Paris – janvier 2007 – N°67

Éléments pour la généalogie de la morale

de Martial Pascaud

Une publication de

IPC - Facultés Libres de Philosophie et de Psychologie


Établissement d’Enseignement Supérieur d’Intérêt Général
70 avenue Denfert-Rochereau
75014 Paris
www.ipc-paris.fr

ISSN 1258-8628

Résumé
Dans La généalogie de la morale, Nietzsche met en œuvre sa méthode généalogique pour les
phénomènes moraux. Cette étude confirmera sa perspective opérée à partir de la
déconstruction de la psychologie traditionnelle : tout se ramène à l’activité pulsionnelle,
signifiée comme volonté de puissance. Tout peut être analysé selon le concept privilégié
d’interprétation, c’est-à-dire de rapport de force. Une telle position récuse la possibilité de
connaître le réel selon un ordre d’essence. Cela peut être premièrement objecté par la vie
pratique, mais plus essentiellement, dans l’ordre spéculatif, par la nécessité du principe de
non-contradiction. L’intelligibilité du réel est le fondement même de tout discours.

Martial Pascaud est titulaire d’un DUT Gestion Logistique et Transport, d’une maîtrise de
philosophie et du TMD de l’IPC. Il achève un troisième cycle de « Responsable en
management et développement des Ressources Humaines » à l’IGS.

Pour citer cet article : Martial Pascaud, « Éléments pour la généalogie de la morale »,
Cahiers de l’IPC 67, janvier 2007, 2e éd., p. 87-131.
1
Éléments pour la généalogie de la morale

Introduction

En 1887, Nietzsche publie Éléments pour la généalogie de


la morale, avec la mention « ajouté à Par-delà bien et mal, publié
dernièrement pour le compléter et l’éclairer ». Cette indication
précise le double statut de cette œuvre : elle complète un
ouvrage antérieur en même temps qu’elle le répète. Complé-
mentaire, La Généalogie de la morale suppose la lecture de Par-
delà bien et mal pour s’instruire d’un certain nombre de
présupposés, en particulier la première section de ce dernier
ouvrage qui met en évidence les éléments qui assurent la
nécessité du recours à la méthode généalogique. Répétitive, elle
s’intègre en cela dans le corpus nietzschéen qui développe les
mêmes idées fondamentales dans chacune des œuvres
particulières : l’ensemble de l’œuvre de Nietzsche consiste en un
passage du confus au distinct, de sorte que ce qui était posé dans
les premières œuvres se trouve exprimé avec davantage de
précisions dans les textes ultérieurs. Ainsi, du fait de son double
statut, la présentation de La Généalogie de la morale exige de
recourir à Par-delà bien et mal pour déterminer la nature et la
portée de la méthode généalogique et se référer, chaque fois
qu’il sera nécessaire, à des textes postérieurs à la parution de

1 Séminaire de 4e Année donné en avril 2005.


88 Cahiers de l’IPC • Faculté Libre de Philosophie

cette œuvre afin de recourir aux éclairages dont nous aurons


besoin.
La manière dont nous avons choisi de présenter Nietzsche
ne suit pas linéairement la succession des aphorismes, car les
analyses développées se présentent comme des suites de
paragraphes indépendants dont le seul principe de composition
paraît être le fractionnement. Cependant, il serait faux de croire
que les textes de Nietzsche ne sont qu’une juxtaposition
désarticulée de paragraphes. En effet, les aphorismes sont reliés
entre eux par des jeux de renvois, par des affinements successifs,
par une multiplication de points de vue, et l’analyse de ces trois
types de liaisons permet de dégager une cohérence interne qui
n’est pas perceptible au premier abord. C’est de cette cohérence
de la démarche nietzschéenne que nous avons voulu rendre
compte dans cette étude.
Une dernière remarque. Cet exposé n’est pas
démonstratif : les argumentations développées correspondent
généralement à des réfutations par l’absurde. La raison en est
que nous nous situerons continuellement au niveau des
premiers principes. Le mode de procéder principal de notre
travail consistera donc en des monstrations. De même que la
démarche de Nietzsche consiste en une mise en évidence de la
réalité comme volonté de puissance et rien d’autre, de même
notre résolution consistera en une manifestation du réel comme
étant intelligible.

La réalité est volonté de puissance, et rien d’autre

L’investigation généalogique de la morale conduit


Nietzsche à conclure que la réalité n’est que volonté de
Éléments pour la généalogie de la morale 89

puissance et rien d’autre, ce qui confirme le bilan provisoire


dressé dans Par-delà bien et mal : « Il n’y a pas de phénomènes
moraux du tout, mais seulement une interprétation morale de
phénomènes2. » L’enjeu de cette présentation de La Généalogie
de la morale consiste à expliquer ces deux assertions et à
comprendre les liens étroits qui les unissent.
L’évolution dans le positionnement du problème
Les termes de cette évolution
Dans l’introduction de La Généalogie de la morale,
Nietzsche définit comme sujet de son œuvre « la provenance de
nos préjugés moraux3 » et le formule de manière interrogative :
« Quelle origine au juste ont notre bien et notre mal4 ? » Puis il
indique qu’un « peu de formation historique et philologique,
avec un sens inné de l’exigence à l’égard des questions psycho-
logiques en général5 » l’amena à reformuler la question de la
façon suivante : « Dans quelles conditions l’homme a-t-il
inventé ces jugements de valeur de bien et de mal ? Et quelle
valeur ont-ils en eux-mêmes 6 ? » La question initiale devient
celle de la valeur morale, pour enfin trouver sa forme définitive
dans « une critique des valeurs morales7 » où « il faut remettre
une bonne fois en question la valeur de ces valeurs elle-même8 ».
Nietzsche entend donc entreprendre une critique de la valeur
des valeurs morales.

2 Friedrich NIETZSCHE, Par-delà bien et mal, § 108.


3 Friedrich NIETZSCHE, Éléments pour la Généalogie de la morale, § 2.
4 Généalogie de la morale, § 3.
5 Ibid.
6 Ibid.
7 Ibid., § 6.
8 Ibid.
90 Cahiers de l’IPC • Faculté Libre de Philosophie

Cette évolution dans la formulation du problème de La


Généalogie de la morale est chargée de présupposés. Deux
éléments sont importants dans la première formulation du
problème de l’œuvre : l’idée de préjugé moral et le concept
d’origine. D’abord, la morale contiendrait des préjugés : les
notions de bien et de mal. En effet, le premier constat qui
s’impose à Nietzsche est que les philosophes ont démarré trop
vite, ils se sont précipités tête baissée dans le champ moral avant
même de s’être interrogés sur ce qu’il s’agissait de penser : ils
ont considéré la morale comme un donné, et ce qu’ils
nommèrent fonder la morale consistait à établir la légitimité
d’un état de fait9.
La limite des « psychologues anglais »
C’est par la recherche de leur origine que Nietzsche
entend questionner ces préjugés moraux, qui sont des préjugés
en tant qu’ils sont considérés comme un donné, à savoir une
morale déterminée et jouissant d’une existence actuelle. Une
première approche pour déterminer si cette morale de fait est
un donné, c’est d’être certain qu’elle n’est pas un construit,
c’est-à-dire le fruit d’une naissance et d’une évolution à travers
l’histoire. Les « psychologues anglais », comme les qualifie la
première dissertation de La Généalogie de la morale, ont reconnu
que la morale a une histoire ; d’où la tentative visant à expliquer
cette histoire en la rapportant à des instincts (de là vient le
qualificatif de « psychologues »), par exemple, pour Darwin, aux

9 Ce n’est pas seulement le kantisme qui est en arrière plan d’une telle critique, bien

que celui-ci tombe directement sous son coup. En effet, dans la Critique de la raison
pratique, Kant prétendait procéder à une mise en forme rigoureuse de la morale qui
établirait sa légitimité, étant admis que celle-ci était déjà présente, « donnée » au sens
où le dira Nietzsche. Il s’ensuit qu’une telle critique de la morale manque de radicalité,
c’est-à-dire qu’elle s’appuie sur des préjugés.
Éléments pour la généalogie de la morale 91

instincts sociaux. D’après ces auteurs, non seulement la morale


est le fruit d’une évolution historique, mais elle est de surcroît le
produit d’instances non morales que sont les instincts. De ce
fait, il n’existe pas une morale mais une multiplicité de morales
selon les temps et les lieux de leur apparition et de leur
évolution. Il devient alors impossible de croire à l’unicité de la
morale qui serait un donné à partir duquel on chercherait à en
établir le fondement.
Si Nietzsche est reconnaissant envers ces auteurs britan-
niques, il leur adresse un reproche essentiel. La mise en évidence
d’une origine de la morale n’équivaut pas à une véritable
critique de celle-ci. Ce qui fait philosophiquement problème
dans la morale, c’est la question de la valeur, celle de sa
provenance n’étant qu’une condition préalable. En quoi la
véritable critique de la morale nécessite-t-elle d’introduire la
question de la valeur ? Nietzsche indique l’importance
déterminante de l’histoire, de la philologie et de la psychologie
dans sa conduite à reformuler la question critique, et cette
dernière est la notion autour de laquelle s’organisent les deux
autres10.
Le préjugé des philosophes
Le mode de procéder
Le déplacement de la problématique de la vérité – la
philosophie – à la problématique de la valeur – la psychologie –
est le fruit d’une rigoureuse démarche développée essentiel-
10 Dans le paragraphe 23 de Par-delà bien et mal, Nietzsche qualifie la psychologie

comme « reine des sciences », non en tant qu’elle étudie un domaine particulier de
savoir et autour de laquelle d’autres sciences particulières prendraient place, mais en
tant qu’elle remplace la philosophie et en tant que tous les concepts introduits par
Nietzsche prennent sens par rapport à elle.
92 Cahiers de l’IPC • Faculté Libre de Philosophie

lement dans la première section de Par-delà bien et mal. Le


point de départ de la réflexion de Nietzsche est une mise en
question de la volonté de vérité (§ 1) et le terme est la
proclamation du primat de la psychologie (§ 23). Le principe
qui anime cette démarche est, semble-t-il, un souci de
radicalisation des problèmes philosophiques dans la droite ligne
de Descartes : il s’agit d’interroger sans cesse les présupposés des
thèses philosophiques pour vérifier s’ils ne sont pas des préjugés.
Dans cette perspective, la démarche nietzschéenne est une
entreprise de déconstruction. Mais la série des aphorismes qui
constituent la première section de Par-delà bien et mal aboutit à
la conclusion qui fait de la psychologie « le chemin qui mène
aux problèmes fondamentaux 11 », ce qui suggère sa fonction
quasi fondatrice du dispositif de réflexion de Nietzsche et
indique par là le mouvement de reconstruction de sa démarche.
Autrement dit, c’est par la mise en question de la psychologie
traditionnelle qui a prévalu dans toute la métaphysique que
Nietzsche mettra en évidence une nouvelle psychologie dont il
précisera la structure et dont il fixera le statut.
La critique de la psychologie idéaliste
L’objet de cette critique est de dénoncer la myopie
psychologique des philosophes car, à ses yeux, la psychologie
traditionnelle est toujours restée solidaire de la tradition
philosophique. En effet, l’histoire de la philosophie dans son
ensemble repose sur un préjugé d’ordre psychologique qu’il
s’efforce de mettre en évidence afin de le condamner. Cette
psychologie repose aux yeux de Nietzsche sur deux notions
fondamentales : la théorie du sujet et la théorie de la volonté.

11 Par delà bien et mal, § 23.


Éléments pour la généalogie de la morale 93

Cette double croyance au sujet et à la volonté est critiquée


successivement dans la première section de Par-delà bien et mal.
Cette double critique est construite autour de deux types
d’adversaire : les métaphysiciens et les psychologues anglais.
Sous sa forme métaphysique, la critique élaborée par Nietzsche
renvoie à cette métaphysique de l’âme qui prend tantôt la forme
d’une métaphysique du sujet, tantôt la forme d’une
métaphysique de la volonté. Sous sa forme psychologique, telle
que l’ont élaborée les Britanniques, il s’agit d’une approche
« génétique » : elle prétendait mettre un terme aux prétentions
de la métaphysique en dénonçant la genèse psychologique des
schèmes fondamentaux de la métaphysique. L’objectif de
Nietzsche est donc de mettre en évidence – contre les
prétentions d’autonomie de la métaphysique – le statut premier
de la psychologie, tout en dénonçant la compréhension
psychologique qui a prévalu dans la métaphysique et dans la
psychologie anti-métaphysique des Britanniques. La critique de
Nietzsche s’attaque à ces deux traditions en apparence
antithétiques, parce que selon lui elles reposent sur un même
préjugé dont il s’efforce de mettre en lumière l’antithèse :
l’ensemble de la pensée repose sur un jeu de pulsions, d’affects
et d’instincts.
La critique de la notion de sujet
La critique de la notion de sujet va manifester que la
pensée métaphysique repose sur un préjugé psychologique.
Cette critique consiste en une confrontation avec Descartes
mais la dénonciation des préjugés du cogito cartésien s’étend à
l’ensemble de la tradition métaphysique.
94 Cahiers de l’IPC • Faculté Libre de Philosophie

Le premier point que Nietzsche conteste est la prétention


de considérer le cogito comme une certitude immédiate, c’est-à-
dire la possibilité d’une évidence intellectuelle qui soit épurée de
tout préjugé. En effet, cette évidence du cogito recouvre une
série de présuppositions que Descartes n’a pas interrogées :
Si j’analyse le processus exprimé par la proposition « je
pense », j’obtiens une série d’affirmations téméraires qu’il est
difficile, voire impossible de fonder : par exemple que c’est moi
qui pense, que d’une façon générale, il existe quelque chose qui
pense, que penser est un acte et un effet qui procèdent de l’être
conçu comme cause, qu’il y a un « je », enfin que l’on a déjà
établi ce que désigne le mot penser, que je sais ce que signifie
penser12.
L’analyse de ces questions laissées sans réponse par la
tradition se ramènent à deux préjugés fondamentaux : la fiction
de la causalité et la fiction de l’unité.
Pourquoi Nietzsche affirme-t-il que la notion de sujet est
induite par la croyance en la causalité ? Pour le comprendre, il
faut montrer en quoi ce préjugé est solidaire d’un autre préjugé
plus fondamental encore : la dichotomie de la réalité entre l’acte
et l’agent. Penser est un acte, et toute action suppose une
instance neutre, un substrat, un agent qui le conditionne, c’est-
à-dire la cause. Ainsi, penser, c’est être la cause de ses
représentations et de leurs enchaînements. La croyance au sujet
découle donc de cette conception dualiste et causaliste de l’agir.
Si Descartes avait été conséquent, dans sa démarche de
critique, il aurait dû examiner la valeur du schéma causal mis en
jeu et émettre une question à tonalité plus sceptique :

12 Ibid., § 16.
Éléments pour la généalogie de la morale 95

« Pourquoi crois-je à la cause et à l’effet13 ? » Ce que le préjugé,


précédemment mentionné justifie : cela repose sur la croyance
en la dualité de l’acte et de l’agent. Descartes a donc commis
une faute méthodologique capitale, celle de n’avoir pas poussé à
bout la radicalisation dans l’interrogation philosophique qu’il
avait entreprise.
Nietzsche ne se contente pas de montrer l’insuffisance de
la position cartésienne, à savoir que le cogito n’est pas une
évidence intellectuelle immédiate. Il opère une réfutation plus
directe de l’idée d’un sujet conscient pleinement maître de ses
actes, et qui est traditionnellement défendu par la psychologie
métaphysique. Pour cela, il rappelle une expérience qui
contredit ce rapport de maîtrise : « Pour ce qui est de la
superstition des logiciens, je ne me lasserai jamais de souligner
un petit fait que ces esprits superstitieux ne reconnaissent pas
volontiers à savoir qu’une pensée se présente quand “elle” veut
et non pas quand “je” veux14. » Cela manifeste l’insuffisance de
la psychologie rationnelle. Et cette expérience, qui ne semble
que faible en apparence, est lourde d’implications qui seront
davantage mises en lumière : en soulignant l’autonomie des
pensées, en les décrivant de telle sorte qu’elles semblent douées
d’une volonté propre, Nietzsche fournit une première
indication dans la direction du primat de l’infra-conscient et de
l’éclatement du sujet.
Suivant un second axe critique, Nietzsche montre que la
fiction de la causalité se greffe sur la fiction de l’unité. Le
dualisme de l’acte et de l’agent, dont nous avons souligné
l’importance, se résout en fin de compte dans l’atomisme, car si
13 Ibid., § 16.
14 Ibid., § 17.
96 Cahiers de l’IPC • Faculté Libre de Philosophie

la psychologie métaphysique repère dans un flux de


phénomènes un acte et un agent, c’est surtout à un acte simple
et à un agent simple, conçu comme la cause de cet acte, qu’elle
cherche à tout prix à aboutir. Nietzsche dénonce donc une
double erreur : la croyance à la simplicité de l’acte d’une part et
d’autre part, en vertu du principe de causalité, à la croyance à
une cause simple, le sujet.
Or, le cogito n’est pas un acte simple qui suppose une
cause simple. Car comme le signale Nietzsche, l’appréhension
du « je pense » nécessite une comparaison avec d’autres actes
mentaux qui seuls permettent de préciser la nature de cette
représentation précise : « Ce je “pense” présuppose que je
compare mon état présent avec d’autres états connus de ma
personne, afin de me prononcer sur sa nature15. » De plus, rien
n’indique que cet acte de penser est simple. Il se pourrait que
cette unité de penser recouvre en réalité un flux de phénomènes
dans lequel interviennent plusieurs phases et plusieurs instances.
Et c’est bien là la thèse de Nietzsche : ce qui parvient à la
conscience est un état final ; le travail des instances infra-
conscientes demeure caché16.
En outre, rien ne garantit que ce que Descartes présente
comme la cause de cet acte est effectivement simple, c’est-à-dire
qu’elle est un sujet. En effet, le cogito semble impliquer qu’il y a
un moi qui pense. Mais Nietzsche montre que cette implication
repose sur le double préjugé du principe de l’acte et de la
causalité. Ainsi, il n’y a pas un « je » qui pense, ni même « un

15Ibid., § 16.
16Voir Fragments Posthumes XII, 5 [56] : « Tout ce qui arrive en tant qu’unité à la
conscience est déjà monstrueusement compliqué : nous n’avons jamais qu’une
apparence d’unité. »
Éléments pour la généalogie de la morale 97

quelque chose » qui pense. Le cogito signifie une activité de


penser et rien de plus. La psychologie métaphysique a donc
négligé de s’interroger sur la légitimité de sa conception dualiste
de l’agir, mais elle a commis aussi l’erreur d’identifier le pôle
agent au « je ». La seule chose qu’il est possible d’affirmer est ça
pense, voire cogitatur. La rigueur philosophique exige donc
d’approfondir l’analyse au lieu de se satisfaire de l’interprétation
hâtive en faveur de l’existence d’un sujet. Un tel approfondis-
sement montre alors que ce qu’appréhende la conscience n’est
que la résultante d’un grand nombre d’activités infra-
conscientes, mais dont le caractère multiple est masqué par le
« concept synthétique du ‘‘moi’’17 ». Ainsi, loin d’être l’essence
de l’homme, la conscience n’est qu’un phénomène de surface ;
tel est le sens de la formule : « Descartes était superficiel18. »
Nietzsche parachève la destruction de la notion de sujet
en s’interrogeant sur la source de ces croyances illégitimes et en
montrant qu’elles sont induites par un schéma linguistique
particulier : les métaphysiciens ont cru à l’âme car ils croyaient à
la grammaire et au sujet grammatical. « Je » est un déterminant
de « pense » qui est un verbe déterminé. De là, ils ont cru que
penser est une activité à laquelle un sujet doit être attribuée
comme cause. Autrement dit, le sujet de la psychologie
métaphysique est la forme dérivée du sujet grammatical. La
métaphysique s’est donc laissée duper par les structures du
langage qui s’expriment dans la grammaire.

17 Par delà bien et mal, § 19.


18 Ibid., § 191.
98 Cahiers de l’IPC • Faculté Libre de Philosophie

La critique de la volonté
L’autre aspect de la critique nietzschéenne de la
psychologie métaphysique consiste en la condamnation de la
notion de volonté entendue dans son sens traditionnel.
L’argumentation de Nietzsche repose sur les mêmes critères de
disqualifications du concept de sujet. Le « je veux » ne
représente pas plus une certitude immédiate que le « je pense »
car il résulte tout autant d’un travail d’interprétation. La
volonté est une chose complexe dont l’unité est purement
verbale : elle est un ensemble d’activités instinctives. Cependant,
Nietzsche apporte des indications supplémentaires sur l’identité
des instances infra-conscientes déjà mises en évidence lors de la
critique de la notion de sujet. Nietzsche repère trois instances :
« une pluralité de sentiments », une « pensée » – « tout acte de
volonté recèle une pensée qui le commande » –, et enfin
l’ « affect de commandement19 ».
Nietzsche souligne l’importance primordiale de cette
dernière instance, l’affect de commandement, terme qui désigne
l’affect spécifique qui accompagne l’émission d’un ordre, c’est-
à-dire la confiance dans l’obéissance à l’ordre exprimé. En effet,
c’est sur lui que repose l’élimination définitive de la fiction de la
causalité, fiction qui a poussé à croire que la volonté est quelque
chose qui agit, qu’elle est une faculté. Nietzsche remplace ce
schéma causal qui produirait à coup sûr un effet par une
relation de commandement et d’obéissance intervenant au sein
d’une communauté hiérarchisée d’instances de même nature
que Nietzsche qualifie par les termes d’affects, d’instincts et de
pulsions ; et cette instance de relation de commandement et

19 Ibid., § 19.
Éléments pour la généalogie de la morale 99

d’obéissance est pensée comme un rapport de forces au sein de


cette communauté.
Cette critique de la volonté dévoile l’enjeu de la
psychologie nietzschéenne : refuser une interprétation
moralisante de la réalité. En effet, la volonté selon la
psychologie traditionnelle défend l’idée d’un sujet voulant
unitaire et libre de produire ou non un effet. Cela rend le sujet
responsable de son acte et du choix ou non de son action
causale. Mais en posant que l’idée de causalité est fausse,
Nietzsche peut affirmer qu’il n’existe pas de volonté du tout, au
sens d’une faculté qui serait libre de produire ou non une
action. Cela ouvre alors la possibilité à une interprétation non
moralisante de la réalité.
Bilan de cette critique
La critique de la psychologie métaphysique fournit ainsi à
Nietzsche l’occasion d’identifier et de dénoncer les préjugés les
plus fondamentaux et les plus persistants de la tradition
philosophique : le « dualisme », l’ « atomisme » et le « causa-
lisme », trois préjugés qu’il regroupe sous le concept de
« fétichisme » et qui constituent le socle de l’interprétation
moralisante de la réalité. L’ambition de Nietzsche va alors
consister à élaborer une psychologie épurée des préjugés
moraux.
La double critique de l’interprétation moralisante de la
réalité − ce qui équivaut à la critique de la psychologie
métaphysique puisqu’elle repose sur des préjugés moraux − a
permis de manifester plusieurs choses. La déconstruction de la
notion de sujet a mis en évidence le primat de l’infra-conscient
sur le conscient, et a fait éclater la fiction de l’unité pour
100 Cahiers de l’IPC • Faculté Libre de Philosophie

manifester le travail de la multiplicité des instances infra-


conscientes. L’examen critique de la notion de volonté a abouti
à confirmer le jeu d’instances multiples tout en ajoutant un
résultat essentiel : la reconnaissance du primat de l’affectivité sur
la représentation et la découverte du rôle central joué dans les
processus psychologiques par un affect spécifique, l’affect de
commandement. À partir de ces résultats, Nietzsche va pouvoir
légitimement promouvoir une psychologie nouvelle, qui sera
une psychologie du multiple, une psychologie sans sujet, une
psychologie de l’affectivité, une psychologie de l’infra-conscient.
Le statut des instincts et des affects : psychologie et physiologie
Pour désigner les instances d’origine infra-consciente dont
il découvre le travail au sein du penser et du vouloir, Nietzsche
utilise une multiplicité de termes : les instincts, les pulsions, les
affects, les appétits, les passions, la tendance ou le penchant,
ainsi que l’inclination et parfois l’aspiration. Cette variation
volontaire de vocabulaire n’est pas ce qui fait réellement
problème. C’est le statut exact de ces instances ainsi que le type
de rapports qu’elles entretiennent qui est à interroger. En effet,
de façon inattendue, Nietzsche semble parfois nier le primat des
instincts et des affects, et il opère une réduction des
phénomènes psychologiques à des manifestations dérivées de
processus physiologiques ; par exemple l’affect est toujours
décrit comme un état du corps. Pourquoi donc Nietzsche se
réfère-t-il à la physiologie et paraît-il réduire les instincts et les
affects, qu’il a au préalable mis en évidence, à des descriptions
imagées de processus organiques ? Existe-t-il une tension entre
le repérage de ces instances psychologiques et l’impératif
exprimé par la formule : « le corps comme fil conducteur » ? La
question qu’il faut poser est donc celle du statut du corps dans
Éléments pour la généalogie de la morale 101

la pensée de Nietzsche et, par voie de conséquence, celle de la


réduction des phénomènes psychologiques à des manifestations
dérivées de processus physiologiques.
Un examen attentif montre que la thèse du
réductionnisme physiologique est intenable car cette réduction
se double d’une réduction symétrique au terme de laquelle les
processus physiologiques sont à leur tour ramenés par Nietzsche
à des résultats de processus psychologiques. Il semble donc que
ces deux disciplines renvoient l’une à l’autre. Cela manifeste que
Nietzsche ne les considère pas comme des disciplines auto-
nomes et autosuffisantes, ni même comme des sciences au sens
strict. Le véritable enjeu de cette double référence n’est pas
d’ordre épistémologique mais d’ordre méthodologique : dans le
texte de Nietzsche, psychologie et physiologie ne sont pas des
sciences, ce sont plutôt des langages symboliques dont la
fonction est de renvoyer de manière multiple à une conception
nouvelle du corps, à l’égard de laquelle ils jouent le rôle de
description imagée. Dans cette perspective, le corps chez
Nietzsche est autant psychologique que physiologique. Le
langage de la physiologie permet de prendre position contre les
perspectives idéalistes qui ont, selon Nietzsche, dominé la
tradition philosophique occidentale depuis Platon, et d’indiquer
que son expérience de pensée vise un objet radicalement
nouveau : au primat traditionnellement accordé à l’esprit, à
l’âme, à la raison, on oppose le rôle souterrain et universel du
corps. Le registre de la physiologie n’est donc pas choisi en
raison de sa valeur épistémologique mais parce qu’il fait figure
de langage anti-idéaliste par excellence. Le recours au langage de
la psychologie se justifie de manière parallèle : il permet de
contester le statut éminent de la conscience en ramenant celle-là
102 Cahiers de l’IPC • Faculté Libre de Philosophie

à un épiphénomène dérivant du jeu des instances infra-


conscientes qu’étudie la psychologie nouvelle. Cela lui permet
encore de récuser la valorisation exclusive de la raison en
montrant le rôle essentiel de l’affectivité dans les processus de
penser.
Il faut donc accorder à la double référence à la
terminologie psychologique et physiologique une valeur
polémique. Mais elle possède une signification plus essentielle
encore. Pour la faire apparaître, il faut approfondir l’analyse du
concept de corps. Quel est véritablement l’objet désigné par ce
concept, et pourquoi est-il nécessaire de recourir à un langage
imagé pour le décrire ?
La psychologie comme théorie de la volonté de puissance
Pour répondre à cette question, il faut commencer par se
remettre dans la perspective de la démarche nietzschéenne. Si la
déconstruction de la psychologie traditionnelle nous ramène
inéluctablement en dernière analyse à l’activité des pulsions, des
instincts et des affects, s’ils constituent ainsi notre seul
« donné », selon la formule du paragraphe 36 de Par delà bien et
mal, c’est une obligation méthodologique que de chercher à
savoir, à titre de tentative hypothétique, si l’ensemble de la
réalité ne peut pas être interprétée comme activité pulsionnelle
ou, pour le dire avec une terminologie nouvelle introduite par
Nietzsche, comme développement de la volonté de puissance.
Le choix de l’expression « volonté de puissance » est sympto-
matique du souci nietzschéen de constituer un « nouveau
langage ». En effet, la récusation des notions de sujet et de
volonté a manifesté le caractère trompeur du langage ordinaire.
Il est alors nécessaire de constituer un nouveau langage pour
Éléments pour la généalogie de la morale 103

traduire l’hypothèse de volonté de puissance afin de déjouer les


pièges idéalistes du langage. C’est pourquoi Nietzsche privilégie
l’utilisation des métaphores. Son texte est entièrement structuré
par un réseau métaphorique multiple, et se constitue même par
un jeu de renvoi entre différents registres métaphoriques, dont
les deux principaux sont ceux de la psychologie et de la
physiologie. Nietzsche décrit ainsi la théorie qui s’annonce
comme une « physio-psychologie20 ».
L’intérêt de cet usage croisé des terminologies psycholo-
giques et physiologiques est de décrire le corps comme un jeu
complexe de processus interprétatifs concurrents et, plus
précisément, comme un cas particulier de la volonté de
puissance, c’est-à-dire comme la forme spécifiquement humaine
de l’interprétation. Cette physio-psychologie a pour objet
l’étude des formes et des manifestations différenciées de la
volonté de puissance.
Le concept que privilégie Nietzsche pour décrire la
volonté de puissance est celui de l’interprétation, de sorte que la
physio-psychologie devient une théorie de l’interprétation. Cela
permet de déterminer le statut des instances infra-conscientes :
tout instinct, tout affect interprète, car l’instinct, la pulsion ou
l’affect ne sont que des mots qui permettent à Nietzsche de
traduire des manifestations particulières de la volonté de
puissance. Que signifie alors interpréter ? Interpréter, ce n’est
pas mettre au jour un sens préexistant. Ce processus consiste au
contraire pour les instincts à imposer un sens en donnant forme
à d’autres instincts. Nietzsche ajoute que chaque instinct
cherche à dominer, ou mieux, à maîtriser les autres instances

20 Ibid., § 23.
104 Cahiers de l’IPC • Faculté Libre de Philosophie

avec lesquelles il entre en contact : interpréter, c’est donc


chercher à assurer sa maîtrise sur des « forces » concurrentes.
L’imposition d’une forme nouvelle est un processus que l’on
peut qualifier métaphoriquement de tyrannique pour souligner
le fait qu’il peut être pensé sur le modèle d’une lutte dans
laquelle chaque protagoniste exprime immédiatement sa
puissance. En ce sens, l’instinct, la pulsion et l’affect doivent
être compris comme des manifestations diversifiées de la
recherche de la maîtrise. Les échanges inter-pulsionnels se
caractérisent par des rapports de puissance et de lutte, ce qui
présuppose une hiérarchie entre ces forces.
L’hypothèse de la volonté de puissance a montré que la
réalité est de nature interprétative, qu’il n’y a que des interpréta-
tions, ce qui disqualifie la notion même de fait. La démarche
philosophique nouvelle ne peut partir de l’observation de faits,
mais doit consister en un questionnement régressif qui partira
de l’interprétation pour remonter à ses sources productrices :
c’est à ce mode de questionnement que Nietzsche donne le nom
de généalogie.
Pour définir la généalogie, Nietzsche fait appel non
seulement aux notions de psychologie et de physiologie mais
aussi à la notion de philologie.
La philologie
La philologie est une notion que Nietzsche emploie dans
un sens métaphorique. Au sens propre, elle désigne ce que la
tradition française des lettres classiques entend par l’étude des
langues et des littératures grecques et latines, et renvoie en
particulier au travail de déchiffrage et de traduction. Nietzsche
transpose cette notion pour lui faire signifier l’art de bien lire, et
Éléments pour la généalogie de la morale 105

le texte à déchiffrer peut désigner soit un discours littéraire,


scientifique ou philosophique, soit la réalité elle-même. Ainsi,
métaphoriquement, tout événement, tout processus, peuvent
être interprétés comme des textes à déchiffrer.
Pour approfondir notre compréhension de la notion de
philologie, il faut la rapprocher du concept d’interprétation.
Nous avons vu que ce concept s’identifie chez Nietzsche à la
volonté de puissance. En effet, la réalité est un jeu permanent de
processus interprétatifs rivaux imputables aux instincts, et toute
interprétation est descriptible comme l’imposition tyrannique
de forme à des forces concurrentes en vue de l’intensification du
sentiment de puissance. Or, la volonté de puissance est ce
processus de maîtrise et d’intensification du sentiment de
puissance. La réalité est donc identiquement interprétation et
volonté de puissance. De là, la philologie consiste en un travail
de traduction du texte de la réalité, c’est-à-dire en un repérage
des interprétations en jeu dans les différentes manifestations de
la volonté de puissance.
Le travail du philologue ne se réduit pas à un simple
repérage des différents types d’interprétations. Il s’agit aussi de
dénoncer les interprétations fausses. Ce point est capital. Si la
réalité est sujette à une infinité d’interprétations en tant que la
volonté de puissance peut se manifester selon une infinité de
points de vue, il y a en revanche des interprétations fausses :
tous les points de vue ne se valent pas, car autre chose est de
condamner la vérité comme le référent à un absolu immuable,
et autre chose est de proclamer l’égalité de droit de toutes les
pensées. Le fait qu’il n’y a pas d’interprétation vraie chez
Nietzsche ne signifie pas que tout se vaut comme le proclame
les relativistes ; cela indique que c’est en termes de valeur qu’il
106 Cahiers de l’IPC • Faculté Libre de Philosophie

s’agit de questionner la réalité, c’est-à-dire selon un mode plus


radical que celui de la vérité. Les valeurs sont des préférences
fondamentales, c’est-à-dire des interprétations qui commandent
la constitution, au sein d’une culture donnée, des doctrines et
des systèmes de pensées moraux, religieux, philosophiques, etc.
Dans ce contexte, qu’est-ce qu’une interprétation fausse ? Il
s’agit d’une erreur méthodologique consistant à introduire dans
le texte à déchiffrer des interprétations qui n’y sont pas. Par
exemple, selon le paragraphe 14 de Par-delà bien et mal, la
théorie physique surimpose au texte des phénomènes naturels
l’idée de loi qui ne s’y trouve pas.
En résumé, la philologie consiste à déchiffrer les
interprétations en jeu dans le texte de la réalité. Dans un
deuxième sens, elle consiste à étudier les textes des philosophes,
des religions, des sciences, etc., pour les comparer au texte de la
réalité et y dénoncer les erreurs philologiques, au sens premier
du terme.
L’investigation physio-psychologique
Ce travail de déchiffrage philologique s’accompagne
d’une investigation psycho-physiologique. En effet,
l’interprétation est le fruit d’un processus d’instances infra-
conscientes en conflit permanent. La généalogie consiste donc
non seulement à repérer les interprétations en jeu dans un texte,
à dénoncer les erreurs philologiques, mais aussi à identifier les
pulsions qui sont à leurs sources.
Pour davantage manifester ce point, il faut mettre en
évidence le lien étroit qui existe entre la psycho-physiologie et la
notion de valeur. Sous l’angle physio-psychologique, ces
préférences fondamentales que sont les valeurs expriment les
Éléments pour la généalogie de la morale 107

besoins capitaux de l’organisme qui évalue, c’est-à-dire qui


répond aux exigences physiologiques liées à la conservation
d’une espèce déterminée de la vie. Les valeurs sont ainsi pour
Nietzsche des symptômes du corps interprétant, c’est-à-dire des
forces propres mises en jeu par la volonté de puissance. La
généalogie consiste donc à repérer les différentes valeurs qui
sont à la source d’un texte.
Le jugement du caractère bénéfique ou nuisible des valeurs
La généalogie ne se contente pas de repérer les différentes
valeurs qui sont à la source d’un texte mais elle détermine leur
caractère nuisible ou bénéfique pour la vie. Il s’agit de
déterminer la valeur des valeurs à l’égard de la vie. La vie est
volonté de puissance, c’est-à-dire qu’elle est « essentiellement
appropriation, atteinte, conquête de ce qui est étranger et plus
faible, oppression, dureté, imposition de ses formes propres,
incorporation et à tout le moins, dans les cas les plus tempérés,
exploitation 21 ». La question de la valeur des valeurs revient
donc à la question suivante : les valeurs qui sont à la source d’un
texte favorisent-elles ou inhibent-elles l’épanouissement de la vie
chez les vivants ?
Bilan
La méthode généalogique recouvre trois niveaux.
D’abord, une démarche philologique qui consiste à repérer les
différents types d’interprétations dans un texte.
Ensuite, un processus physio-psychologique qui consiste à
remonter aux valeurs qui expriment des affects, des instincts et
des pulsions déterminées. Notons la conception nouvelle de

21 Ibid., § 259.
108 Cahiers de l’IPC • Faculté Libre de Philosophie

l’Histoire de Nietzsche et qui s’oppose à celle des psychologues


britanniques : l’histoire des phénomènes moraux n’est pas un
ensemble d’événements qui se jouent dans un théâtre spatio-
temporel dont il faudrait déterminer les origines ; la généalogie
démystifie cette vision linéaire de l’Histoire et fait apparaître ses
règles véritables, à savoir les jeux antagoniques des volontés de
puissance.
Enfin, cette méthode consiste à juger du caractère
bénéfique ou nuisible des valeurs à l’égard de la vie.
La généalogie de la morale
Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche met à l’œuvre
la méthode généalogique au sujet des phénomènes dits moraux.
Mais il le fait dans la perspective propre à sa pensée : il a élaboré
au paragraphe 36 de Par-delà bien et mal l’hypothèse de volonté
de puissance. Son problème est alors de savoir si cette hypothèse
s’explique à l’égard de ce champ déterminé des phénomènes dits
moraux. Si tel est le cas, alors cela confirmera la théorie selon
laquelle la réalité est volonté de puissance et rien d’autre. De
plus, si effectivement l’ensemble des phénomènes moraux se
ramène en dernière analyse à un jeu de pulsions et d’instincts,
alors Nietzsche pourra affirmer qu’il n’existe pas de
phénomènes moraux, mais seulement des interprétations
morales des phénomènes, c’est-à-dire un cas particulier de
manifestation de la volonté de puissance.
Présentons donc, succinctement, l’analyse menée par
Nietzsche dans la Généalogie de la morale. Dans la première
dissertation, Nietzsche repère les principaux types d’interpréta-
tions et de valeurs morales. Dans un premier temps, il
développe des considérations d’ordre méthodologique. Il
Éléments pour la généalogie de la morale 109

critique l’approche des psychologues britanniques de l’origine


des valeurs morales, puis expose la voie d’analyse correcte à
suivre. Le paragraphe 4 met en avant l’analyse du langage et de
l’étymologie comme fil conducteur de la recherche : c’est une
idée capitale de l’analyse nietzschéenne que de soutenir qu’il n’y
a pas de position de valeurs possible sans la coopération active
du langage.
Dans un second temps, l’analyse conduit à la découverte
d’une double qualification axiologique : les couples de valeurs
bon et mauvais, et bon et méchant. Cela correspond à la
distinction de deux types de morale : la morale des maîtres et la
morale des esclaves. Pour les maîtres – les forts –, est bon celui
qui se nomme comme tel, est mauvais celui qui n’est pas fort ;
remarquons que, dans la morale des forts, le bon est qualifié
comme tel indépendamment du mauvais. À l’inverse, les
esclaves se positionnent contre les maîtres. En effet, pour les
esclaves – les faibles –, est bon celui qui se plie aux exigences de
ce que commande la morale, est méchant celui qui veut
transgresser la loi morale. Or, à l’origine, les maîtres sont
effectivement ceux qui dominent, et les faibles ceux qui ne
peuvent assumer leur domination. Les esclaves vont alors opérer
un renversement des valeurs en convaincant les maîtres qu’ils
sont méchants ; et si les maîtres sont méchants, alors les esclaves
sont bons. Ce renversement prend sa source dans le
ressentiment des esclaves à l’égard des maîtres. Le ressentiment
est un affect et plus précisément une forme de haine rentrée,
caractérisée par l’impuissance, et s’exprimant comme volonté de
vengeance, et cette vengeance ne s’opère pas par une lutte
frontale mais par une réinterprétation de la force. L’action du
ressentiment n’est jamais qu’une réaction ; elle n’est jamais, à
110 Cahiers de l’IPC • Faculté Libre de Philosophie

l’inverse de l’autoglorification des maîtres, une création


spontanée. Sa caractéristique est une opposition à l’autorité
antérieure des maîtres : sous l’action de la haine et de la
vengeance, les esclaves réinterprètent la force comme libre de se
manifester ou non. C’est ce découplage qui permet à l’esprit du
ressentiment d’interpréter la force comme de la méchanceté et
d’opérer le renversement de la morale des maîtres. Le
ressentiment est alors ce qui crée les valeurs morales, ce qui se
traduit par une universalisation de leurs propres réactions, qu’ils
érigent en préceptes absolus.
Dans la deuxième dissertation, Nietzsche explicite les
processus pulsionnels commandant la constitution des
principaux phénomènes du champ moral, en particulier la
faute, le sentiment d’obligation, le châtiment et la mauvaise
conscience. Pour cela, il utilise le schéma du créancier et du
débiteur dont la mémoire est la condition de possibilité
puisqu’elle rend l’homme responsable, au sens où il peut
répondre de lui-même, puisqu’il considère qu’il est le même
qu’hier et qu’il sera le même demain. Nietzsche veut expliquer à
partir de là l’origine psychologique de la notion de conscience,
et les notions de faute et d’obligation se pensent selon ce
schéma du créancier et du débiteur. La seconde dissertation
s’axe ensuite sur l’analyse de la cruauté. Les instincts vitaux des
faibles, qui sont des forces réactives, ne peuvent s’extérioriser sur
les forts. Elles se dirigent donc sur eux-mêmes. Il s’agit alors
d’une intériorisation des instincts, d’un retournement de la
cruauté. Cette intériorisation, pour être supportée, doit être
doublée d’une sublimation : ce qui donne naissance au droit et
à la justice. Dans cette perspective, le châtiment, qui est un
Éléments pour la généalogie de la morale 111

aspect de la justice, n’est en fait que le travail acharné de la


cruauté et de la vengeance.
Dans la troisième dissertation, Nietzsche analyse la valeur
des valeurs propres de la morale ascétique. Pour cela, il analyse
successivement la signification de l’idéal ascétique chez l’artiste,
le philosophe, le prêtre et enfin le scientifique. Il s’agit de
comprendre que l’idéal ascétique est d’une part un symptôme
du déclin de la vie22, un moyen pour la vie de se nier elle-même,
mais surtout de montrer que jusque dans ce travail de la
négation de la vie, l’ascétisme demeure une forme de la volonté
de puissance : c’est une manière pour les faibles d’accroître leur
sentiment de puissance, fût-ce au prix de leur propre
destruction. Nietzsche peut alors conclure « l’homme préfère
encore vouloir le néant plutôt que de ne pas vouloir 23 ».
Autrement dit, le champ spécifique des phénomènes dits
moraux confirme l’hypothèse selon laquelle la réalité n’est que
volonté de puissance et rien d’autre.
Le positionnement du problème
La thèse centrale de la pensée de Nietzsche est que la
réalité n’est que volonté de puissance et rien d’autre.
L’implication principale d’une telle thèse est la dévaluation de la
réalité, au sens où il n’existe aucune valeur donnée que l’homme
aurait à découvrir. L’homme doit construire ses propres
valeurs ; celles-ci ne sont jamais définitives. Les concepts les plus
nobles comme celui d’étant ne sont rien de plus que « la fumée

22
Ou de la volonté de puissance, puisque la vie n’est rien d’autre qu’un cas particulier
de la volonté de puissance.
23 Généalogie de la morale, III, § 28.
112 Cahiers de l’IPC • Faculté Libre de Philosophie

d’une réalité qui s’évapore24 ». Il n’y a donc rien à connaître ; la


connaissance n’est jamais autre chose qu’un travail de mise en
forme répondant à des besoins vitaux. Elle consiste en une
« falsification de ce qui est polymorphe et non dénombrable en
le réduisant à de l’identique, à l’analogue, au dénombrable25 ».
Plus fondamentalement, la connaissance n’est qu’une
manifestation de la volonté de puissance, de lutte contre la peur,
face à une réalité chaotique qui échappe à la maîtrise. Pour le
dire dans une terminologie étrangère à Nietzsche, ce qu’il récuse
c’est que la res soit un transcendantal. En effet, cette dernière
désigne, selon saint Thomas d’Aquin, le réel en tant qu’il a un
certain être déterminé, une essence, mais aussi en tant qu’il est
connaissable. Et si Nietzsche refuse la res, c’est qu’il fait de la
volonté de puissance un transcendantal, le seul transcendantal.
Le problème philosophique fondamental que nous pose
Nietzsche est alors le suivant : la res est-elle un transcendantal ?
Cependant, nous ne prétendons pas traiter ici ce vaste problème
dans toute son étendue ; nous le délimiterons donc au problème
suivant : le réel est-il connaissable ? Ou plutôt, pour le
positionner par rapport à Nietzsche, le réel est-il incon-
naissable ?

Les limites de la position nietzschéenne

Le statut du « donné »
En suivant la démarche de Nietzsche, celui-ci nous
conduit à déconstruire l’ensemble de la pensée occidentale pour
parvenir à un « donné » : toute pensée se ramène en dernière
24 Le Crépuscule des idoles, cité dans Leo ELDERS, La Métaphysique de saint Thomas

d’Aquin dans une perspective historique, Paris, Vrin, 1994, p. 89.


25 Fragments posthumes XI, 34.
Éléments pour la généalogie de la morale 113

analyse au jeu de la pluralité d’instincts qui le constituent, cette


réduction manifestant le fait que les instances infra-conscientes
sont l’unique réalité à laquelle nous ayons accès. Cependant, ne
nous trompons pas sur le statut de ce « donné ». Il désigne une
priorité méthodologique et non un fondement ontologique. En
effet, le fait de poser le corps comme point de départ de
l’élaboration de l’hypothèse de volonté de puissance constitue
une nécessité, car le corps qui nous est manifeste par
l’expérience de vivre est la « forme de l’être qui nous est la
mieux connue 26 ». La stratégie de lecture impliquée par la
volonté de puissance est une stratégie d’extrapolation qui
consiste à étendre, par hypothèse, à la totalité du texte de la
réalité, les déterminations que permet de dégager le point de
départ doué d’une légitimité méthodologique, à savoir la
pluralité d’instincts et d’affects que désigne le terme de corps.
Le « donné » apparaît donc comme un point de départ
méthodologique légitime.
Mais ce point de départ est-il si légitime que Nietzsche le
prétend ? En effet, il est obtenu suite à un processus de
déconstruction qui est simultanément une démarche de mani-
festation du primat du corps sur la pensée. La raison pour
laquelle ce primat constitue le seul « donné » est qu’il est le plus
connu : il renvoie à l’expérience de vivre. « Qu’est-ce que la vie ?
Il faut donc ici une nouvelle version plus précise du concept de
‘‘vie’’ : sur ce point, ma formule s’énonce : la vie est volonté de
puissance27. »
La vie est essentiellement appropriation, atteinte, conquête
de ce qui est étranger et plus faible, oppression, dureté,

26 Ibid., 14 [82].
27 Fragments posthumes XII, 2 [190].
114 Cahiers de l’IPC • Faculté Libre de Philosophie

imposition de ses formes propres, incorporation et à tout le


moins, dans les cas les plus tempérés, exploitation, − mais
pourquoi emprunter ces mots, empreints depuis les temps
immémoriaux d’une intention de calomnier ? […]
L’« exploitation » n’appartient pas en propre à une société
pervertie ou imparfaite et primitive : elle appartient en propre à
l’essence du vivant, en tant que fonction organique
fondamentale, elle est une conséquence de la volonté de
puissance authentique, qui est justement la volonté de vie28.
Autrement dit, ce qui nous est le plus connu est cette
manifestation de volonté de puissance par le corps, c’est-à-dire
par les instances infra-conscientes.
N’y a-t-il pas une contradiction à affirmer d’une part que
la vie est ce qui nous est le plus connu, et d’autre part qu’elle
renvoie à de l’infra-conscient qui, précisément, n’est pas
accessible à la conscience et que Nietzsche prend le soin de
manifester ? En somme, que signifie ici l’expression « la plus
connue » à l’égard de la vie ? Cela peut s’entendre de deux
manières. Premièrement, elle nous est la plus connue dans le
sens où elle est la seule chose qui nous est connue, donnée. Mais
le terme de connu ici ne renvoie pas à la référence à une réalité
que l’on découvre : ce qui est le plus connu, c’est ce qui
constitue le seul point de départ méthodologiquement légitime.
Deuxièmement, elle nous est la plus connue car elle relève du
corps ; or Nietzsche n’accepte que la connaissance sensible et
donc la connaissance des choses du corps. Cependant, le
sensualisme nietzschéen n’est qu’une pure hypothèse, ce n’est
qu’un « principe heuristique 29 ». Autrement dit, le « donné »

28 Par delà bien et mal, § 259.


29 Ibid., § 15.
Éléments pour la généalogie de la morale 115

que propose Nietzsche n’est qu’hypothétique, il ne désigne pas


quelque chose qui existerait réellement.
Ce point est capital, car il pourrait sembler qu’il y ait une
difficulté dans la démarche nietzschéenne. En effet, Nietzsche
demande aux penseurs qui le précèdent pourquoi ils acceptent
le causalisme, le dualisme et l’atomisme. On aurait pu lui
demander, en retour, pourquoi il arrête sa démarche de
déconstruction lorsqu’il parvient aux instances infraconscientes.
Pourquoi ne jette-t-il pas un soupçon à leur égard ? Quel est le
critère au nom duquel il juge qu’il est légitime d’interrompre la
démarche de déconstruction ? Ce critère est le sensualisme : il
est présupposé à la démarche de déconstruction. Ce qui revient
à dire que Nietzsche présuppose un mobilisme universel qui
prend sa source dans son sensualisme. Cependant, Nietzsche
n’affirme pas qu’il est vrai que seules les données sensibles ne
sont pas à remettre en cause. Il ne croit pas au sensualisme ; il le
considère comme une hypothèse régulatrice. La raison pour
laquelle il promeut le sensualisme, et donc la volonté de
puissance, est d’ordre méthodologique. S’il considère
l’hypothèse de volonté de puissance comme préférable aux
autres, c’est au nom du principe d’économie qui est une
exigence méthodologique : la puissance d’une hypothèse se
mesure à l’étendue des problèmes qu’elle permet de résoudre ;
et, à pouvoir d’explication égal, l’hypothèse la plus économique
doit être préférée. Ce que Nietzsche s’efforce donc de montrer à
travers la plupart de ses ouvrages, c’est que l’hypothèse de
volonté de puissance possède une puissance épistémologique
supérieure aux hypothèses concurrentes.
Maintenant que nous avons établi le statut du « donné »
nietzschéen, considérons s’il est tenable, même à titre
116 Cahiers de l’IPC • Faculté Libre de Philosophie

d’hypothèse. Et si jamais ce « donné » ne résiste pas à la contre-


épreuve expérimentale, alors c’est tout l’édifice nietzschéen qui
s’effondrera. Il sera alors possible de manifester d’autres
principes.
La réfutation par la vie pratique
Nietzsche pose le sensualisme comme principe
heuristique. Or, ce qui est l’objet des sens a un statut tout
particulier. Nietzsche condamne la notion classique de
phénomène. Le phénomène implique une pensée inadéquate du
sensible en ce qu’il propose d’emblée une position dualiste dans
le sens où le phénomène désigne la manifestation empirique de
l’essence des choses30. Ce que Nietzsche refuse, c’est le dualisme
entre le sensible et l’intelligible, entre le phénomène et l’essence.
Il oppose au concept de phénomène la notion d’apparence.
L’apparence désigne la réalité sensible et son jeu changeant en
exprimant la disqualification du monde de la vérité. Nietzsche
identifie donc apparence et réalité. Cela ne signifie pas que cette
apparence soit équivalente à l’empirique. Elle est au contraire
pensée comme volonté de puissance, c’est-à-dire comme
exprimant un jeu pulsionnel incessant. À ce titre, Nietzsche
congédie la confiance dans la rationalité et dans la capacité de la
logique à exprimer la nature profonde de la réalité. La
caractéristique de cette apparence est bien d’être insondable,
puissance permanente de métamorphoses, ce qui exclut toute
possibilité de fixer un schéma gnoséologique maîtrisable. Le réel
est donc inconnaissable ; plus, il est intrinsèquement chaotique
et se situe de ce fait par-delà le principe de non-contradiction :

30 « Le mot phénomène recèle bien des séductions, c’est pourquoi j’évite de


l’employer le plus possible car il n’est pas vrai que l’essence des choses se manifeste
dans le monde empirique » (Vérité et mensonge au sens extra-moral, p. 285.)
Éléments pour la généalogie de la morale 117

L’apparence, au sens où je l’entends, est la véritable et


l’unique réalité des choses − ce à quoi seulement s’appliquent
tous les prédicats existants et qui dans une certaine mesure ne
saurait être mieux défini que par l’ensemble des prédicats, c’est-
à-dire aussi par les prédicats contraires. Or ce mot n’exprime
rien d’autre que le fait d’être inaccessible aux procédures et aux
distinctions logiques : donc une « apparence » si on le compare
à la « vérité logique » − laquelle n’est elle-même possible que
dans un monde imaginaire. Je ne pose donc pas l’ « apparence »
en opposition à la « réalité », au contraire, je considère que
l’apparence, c’est la réalité, celle qui résiste à toute
transformation en un imaginaire « monde vrai ». Un nom
précis pour cette réalité serait « la volonté de puissance », ainsi
désignée d’après sa structure interne et non à partir de sa
nature protéiforme, insaisissable et fluide31.
Le réel est donc, selon Nietzsche, inconnaissable et non
soumis au principe de non-contradiction32. Or, nous avons vu

31 Fragments posthumes XI, 40 [53].


32
Une objection m’a été faite sur ce point : si le réel contient simultanément tous les
contraires, il n’en résulte pas que la réalité est affranchie du principe de non-
contradiction. Ce dernier, dans son expression ontologique la plus fondamentale,
affirme qu’il « est impossible d’être et de ne pas être simultanément » (Thomas
d’Aquin, In Met., L. IV, l. 6, n° 605), le terme simultanément signifiant ici l’identité
de temps et de rapport. Or, selon Nietzsche, les contraires ne coexistent jamais dans
la réalité sous le même rapport : l’un des contraires correspondant à une force active
quand l’autre renvoie à une force réactive. Ainsi, il serait faux de soutenir que
Nietzsche pense que la réalité n’est pas soumise à l’empire du principe de non-
contradiction. Une telle objection n’est pas recevable ; elle interprète la pensée de
Nietzsche à la façon d’un pluralisme ontologique semblable à celui combattu par
Platon dans Le Sophiste (243d-244b) : l’être serait une dualité de contraires. Or, une
telle conception est aux antipodes de la pensée nietzschéenne. Il n’y a pas une dualité
ontologique, car il n’existe pas d’être du tout, l’être est une pure fiction. Une force
n’est pas le sujet déterminant d’une certaine intensification de la puissance de celui-
ci ; la force est cette intensification elle-même, la force n’est qu’un pur agir
conditionné par aucun substrat. « Un quantum de force est un quantum identique de
118 Cahiers de l’IPC • Faculté Libre de Philosophie

que Nietzsche pose le sensualisme comme principe heuristique,


car ce principe rend compte le mieux possible de toute la réalité.
Mais Nietzsche semble ici faire abstraction d’une expérience
tout à fait capitale. Si le nietzschéen marche sur une route et
qu’un gouffre se trouve sur cette route, alors pourquoi
contourne-t-il le gouffre au lieu d’avancer tout droit ?
C’est que le nietzschéen pense d’une part que le gouffre
n’est pas le non-gouffre, et d’autre part qu’il est préférable de ne

pulsion, de volonté, de production d’effets – bien plus, ce n’est absolument rien


d’autre que justement ce pousser, ce vouloir, cet exercer des effets lui-même, et il ne
peut paraître en aller autrement qu’à la faveur de la séduction trompeuse du langage
(et des erreurs fondamentales de la raison qui y sont pétrifiées), lequel comprend, et
comprend de travers toute production d’effets comme conditionnée par une chose
qui exerce des effets, par un “sujet” » (Généalogie de la morale, I, § 13). Pour le dire
en d’autres termes, la force est habitée par une dimension intérieure, la volonté de
puissance (voir Fragments posthumes XI, 36 [31]). Précisons que la volonté de
puissance n’est pas un principe d’explication autonome, elle est un jeu multiple et
incessant de processus d’interprétations rivaux et s’entr’interprétant. Une telle
conception de la réalité implique une dénonciation de l’interprétation falsificatrice de
la connaissance : « La connaissance : ce qui rend possible l’expérience, par
l’extraordinaire simplification des événements effectifs, tant du côté des forces qui y
contribuent que de notre côté, de nous qui les façonnons : de telle sorte qu’il paraît y
avoir des choses analogues et identiques. La connaissance est falsification de ce qui est
polymorphe et non dénombrable en le réduisant à de l’identique, à l’analogue, au
dénombrable » (Fragments posthumes XI, 34 [252] ; voir Gai Savoir, § 110-111). Si
donc il n’existe jamais rien d’un et d’identique, il s’ensuit d’une part que rien n’est
contradictoire, car il n’y a jamais d’identité de rapport, et d’autre part que jamais rien
n’est non-contradictoire, car la non-contradiction suppose l’unité et l’identité (c’est-
à-dire qu’elle suppose l’unité arithmétique – une chose – et l’unité ontologique –
cette chose est une et identique à elle-même). Il s’ensuit alors que la pensée de
Nietzsche ne se situe ni au plan rationnel, ni au plan irrationnel, mais supra-rationnel,
par-delà les règles de rationalité en général et le principe de non-contradiction en
particulier. Notre réfutation de cette thèse de Nietzsche consiste précisément à
montrer qu’il y a un fossé infranchissable entre ce qu’il dit et ce qu’il fait ; il ne s’agit
finalement que de la reprise du vieil argument aristotélicien avancé à l’égard des
héraclitéens : « Tout ce qu’on dit, il n’est pas nécessaire qu’on le pense »
(Métaphysique, Г, 3, 1005b26).
Éléments pour la généalogie de la morale 119

pas tomber dans un gouffre que d’y tomber ; le préférable n’est


donc pas le non-préférable. Cela manifeste qu’il considère que
ce qui existe n’est pas intrinsèquement contradictoire. Plus
fondamentalement, s’il évite le gouffre, c’est qu’il a une certaine
connaissance, au moins sensible, du gouffre. Cela manifeste que
ce qui existe n’est pas inconnaissable par les sens. Cet exemple
pourrait être multiplié : pourquoi lorsque le nietzschéen met la
main dans le feu la retire-t-il précipitamment ? Pourquoi
préfère-t-il boire de l’eau douce plutôt que de l’eau de mer ? Il
est donc manifeste que la réalité n’est pas inconnaissable et
qu’elle n’est pas intrinsèquement contradictoire. Cela signifie
qu’il existe un certain donné, évident et non-hypothétique, qui
s’impose à l’homme.
Entre dire et faire
Nietzsche soutient que la logique et la rationalité sont des
illusions et que, en réalité, elles ne sont que le résultat de
processus pulsionnels. Nietzsche veut se situer à un niveau
prélogique et prérationnel. Pourtant, il ne cesse d’user de la
logique et de la rationalité dans ses textes. Le signe le plus
flagrant est la formulation de l’hypothèse de volonté de
puissance. Il se propose de rendre compte de la réalité à partir
de l’hypothèse qu’il juge la plus satisfaisante. De plus, il ne
refuse pas la possibilité de la discussion puisqu’il reconnaît que
la volonté de puissance peut être soumise à l’épreuve et à la
contre-épreuve. Par conséquent, la pensée de Nietzsche se
trouve face à une contradiction entre ce qu’il prétend et ce qu’il
effectue. D’une part, Nietzsche se réclame d’une conception
prérationnelle et, dans ce cas là, aucune discussion n’est
possible, puisque l’apport de toute preuve contraire suppose
l’usage de la raison. D’autre part, il situe l’enquête généalogique
120 Cahiers de l’IPC • Faculté Libre de Philosophie

dans le cadre traditionnel de la rationalité et propose des


hypothèses explicatives éventuellement contestables. Dans ce
dernier cas, il existe une sphère de la réalité qui échappe à la
non-contradiction : le domaine de la raison avec ses exigences
de cohérence logique. Il existe alors une certaine forme de
connaissance, entendue comme cohérence interne du discours,
et qui répond à des normes de rationalité.
La difficulté qui se présente alors est de savoir si le
discours cohérent, auquel Nietzsche accorde de fait une certaine
légitimité, renvoie à des instances fondatrices de la rationalité,
ou s’il est possible de maintenir un discours en apparence
cohérent mais en réalité soumis à une polysémie immanente au
discours lui-même, de sorte qu’il n’est pas transcendé par une
volonté de signification qui garantisse sa rationalité ni sa
compréhension.
Notre point de départ est de remarquer que Nietzsche
prétend signifier quelque chose dans ces textes. Ce point de
départ est certes contestable étant donné que le texte de
Nietzsche, selon Nietzsche, ne renvoie à rien d’autre que lui-
même : il est une pure création de la volonté de puissance qui
informe les mots selon une certaine perspective. Il s’agit pour
Nietzsche non pas de transmettre un discours compréhensible
par son lecteur, mais de parvenir à restituer la spécificité de son
expérience de pensée à travers un objet linguistique nouveau, le
texte de Nietzsche. Pour arriver à comprendre Nietzsche, il faut
dégager les procédures de significations nouvelles auxquelles il
recourt et dont les aphorismes et les réseaux de métaphores ne
sont qu’un aspect. Nietzsche ne tient donc pas de discours, il ne
cherche pas à communiquer des idées à son lecteur. Cependant,
il pense tout au moins pour lui-même. De plus, il a quand
Éléments pour la généalogie de la morale 121

même eu le souci de se faire comprendre, selon Patrick


Wotling, puisque dans la Généalogie de la morale il revient à un
langage plus exotérique en vue d’éclairer l’ésotérisme de Par-
delà bien et mal33. Par conséquent, il est possible de poser que
Nietzsche signifie quelque chose pour autrui.
Nous voulons à présent manifester que si Nietzsche
signifie quelque chose dans son texte – ce qui présuppose que ce
qui existe n’est pas par-delà le principe de non-contradiction,
que la réalité n’est pas qu’apparences, c’est-à-dire volonté de
puissance –, alors il ne peut pas soutenir que toute chose est
susceptible d’une infinité d’interprétations possibles. Pour le
dire autrement, si tout ce qui existe n’est qu’apparence, n’est
que volonté de puissance et donc susceptible d’une infinités
d’interprétations mêmes contradictoires, alors le texte de
Nietzsche ne peut rien signifier pour lui ni pour nous ; ce qui
est pourtant présupposé.
Nietzsche pose que ce qui existe est polymorphe et par
conséquent est susceptible d’interprétations infinies. De plus, il
admet de fait les règles de rationalité, donc le principe de non-
contradiction. Il s’ensuit, qu’au sein de cette infinité, il peut se
trouver qu’à un même sujet se vérifient simultanément et sous
le même rapport son affirmation et sa négation. Par exemple,
que Nietzsche est un homme et un non-homme. Or, si à une
chose appartient sa négation, a fortiori lui appartient la négation
d’une chose qui ne lui appartient pas. Par exemple, si Nietzsche
qui est un homme n’est pas un homme, alors à plus forte raison
il n’est pas un cochon. Mais l’affirmation et la négation se
vérifient d’un même sujet. Il est donc nécessaire que Nietzsche
33 Pour la question de l’intelligibilité des textes de Nietzsche, voir Patrick WOTLING,

Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, PUF, 1999, p. 7-34.


122 Cahiers de l’IPC • Faculté Libre de Philosophie

soit un cochon ; et pour la même raison, n’importe quelle autre


chose. Et ainsi toutes les choses se confondront en une seule. Il
n’est plus alors possible de signifier quelque chose de déterminé,
mais ce qui est signifié est indéterminé. La pensée de Nietzsche
ne diffère alors en rien de celles de Platon, de Descartes, de
Kant ou de Hegel, puisqu’elles se confondent. Plus
fondamentalement, les différents mots qui composent le texte
de Nietzsche signifient la même chose ; le sens de son texte est
alors indéterminé. Pourtant Nietzsche prétend bien signifier
une pensée précise et distincte des autres philosophes. Il n’est
donc pas possible qu’une chose soit sujette à une infinité
d’interprétations. Il faut donc admettre qu’une chose possède
un sens déterminé, et qu’ainsi l’apparence de rationalité dans le
discours nietzschéen s’enracine dans une transcendance de ce
discours lui-même : la volonté de signifier. La rationalité n’est
plus seulement une apparence, elle est une condition de
possibilité qu’aucun discours ne peut évincer.
Bilan
Nous avons vu que le « donné » nietzschéen n’est pas une
hypothèse satisfaisante car cela est contraire à notre expérience
quotidienne de la vie pratique et cela détruit toute possibilité de
signifier quelque chose pour soi-même et pour autrui. Il n’y a
plus aucune raison d’accepter les principes de Nietzsche, et l’on
peut redonner tous leurs droits à la logique et à la raison, ce que
Nietzsche n’avait finalement jamais rejeté en fait. Nous avons
vu aussi que notre vie quotidienne manifeste l’existence d’une
certaine connaissance sensible. Reste à savoir si le réel est
intelligible ; si tel n’est pas le cas, alors notre connaissance se
restreindra aux phénomènes, et tout discours n’aura d’autre
valeur que la cohérence interne qui le structure.
Éléments pour la généalogie de la morale 123

Le réel est-il intelligible ?

Nous ne prétendons pas traiter ici ce problème dans toute


son étendue. Nous voudrions nous demander si, à travers notre
expérience de connaissance, nous découvrons un ordre d’accès
au réel qui dépasse la simple sensation. Pour ce faire, nous
voudrions partir de la distinction socratique entre la question
« qu’est-ce qui ? » et la question « qu’est-ce que ? ». La première
renvoie à des singuliers sensibles ; la seconde renvoie à un
universel, c’est-à-dire à une identité commune à une
multiplicité de singuliers sensiblement distincts, autrement dit à
l’essence, la quiddité, l’intelligibilité des choses. La difficulté est
la suivante : la question « qu’est-ce que ? » se ramène, en
dernière analyse, à la question « qu’est-ce qui ? » et, dans ce cas-
là, les sensibles sont nos seuls objets de connaissance ou bien la
question « qu’est-ce que ? » n’épuise pas la question « qu’est-ce
qui ? », et cela manifeste alors que le réel est intelligible.
La position des sophistes
Depuis Platon, nous avons pris l’habitude de poser la
question du sens des choses sous la forme : Qu’est-ce que ?
Nietzsche34 analyse les dialogues platoniciens pour manifester à
quel point cette question suppose une manière particulière de
penser. Platon demande : qu’est-ce que le beau, qu’est-ce que le
juste, etc. ? Il oppose à cette forme de question, incarnée par
Socrate, un type de réponse différent, représenté par des très
jeunes gens, des vieillards têtus ou encore les fameux sophistes.
Or, tous ont en commun de répondre à la question en
énumérant ce qui est beau, ce qui est juste. Socrate réfute : on

34 Voir Gilles DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 2003, « La Formule

de la question chez Nietzsche », p. 86-88.


124 Cahiers de l’IPC • Faculté Libre de Philosophie

ne peut répondre à la question « qu’est-ce que le beau ? » en


énumérant ce qui est beau. Platon fait ici la distinction entre les
choses belles – qui ne sont belles que par l’exemple,
accidentellement et selon le devenir – et le Beau selon l’être,
selon l’essence immuable. C’est pourquoi, les distinctions plato-
niciennes entre l’essence et l’apparence, l’être et le devenir,
dépendent d’abord d’une manière de questionner. Mais il n’est
pas sûr que la manière platonicienne de questionner soit la
meilleure. On ne peut évacuer si simplement les sophistes sous
prétexte qu’ils ne répondent pas comme il faudrait aux
questions de Socrate. Hippias, en répondant « ce qui » à la
question « qu’est-ce que ? » n’est pas à confondre avec des
jeunes esprits trop faibles ou avec des vieillards têtus : il pensait
que la question « qui ? » était la meilleure manière de
déterminer l’essence, à savoir un objet concret dont l’être se
découvre dans le devenir. Hippias avait lui aussi un art de
questionnement original impliquant une conception du réel
mais opposé à la dialectique platonicienne : un art empiriste et
pluraliste. Il y a donc deux façons d’envisager la question de
l’essence.
Le présupposé sophistique du primat de la question
« qu’est-ce qui ? » sur la question « qu’est-ce que ? » semble
résumé dans la formule de Protagoras « l’homme est mesure de
toutes choses ». Dès lors, la question « qu’est-ce que ? » est une
façon de questionner selon un certain point de vue ; la manière
métaphysique de questionner revient finalement à la question :
« qu’est-ce que c’est pour moi ? ». Il s’ensuit que la question
« qui ? » est la seule bonne manière d’interroger, car il s’agit de
déterminer de quel point de vue les choses apparaissent comme
telles.
Éléments pour la généalogie de la morale 125

Le problème est alors de savoir si « l’homme est mesure de


toutes choses ». La thèse protagoréenne de l’homme-mesure
présuppose, en dernière analyse, la doctrine héraclitéenne du
devenir universel dont Nietzsche était proche. Or, Héraclite
soutenait, selon ses disciples, que le réel est intrinsèquement
contradictoire 35 . Les sophistes tombent alors sous les deux
réfutations de la négation du principe de non-contradiction
développées ci-dessus. La réduction de la question « qu’est-ce
que ? » à la question « qu’est-ce qui ? » n’est alors pas tenable.
Le sensible n’est pas le seul objet de connaissance de
l’homme
Reste à présent à interroger notre deuxième aspect : la
question « qu’est-ce que ? » indique-t-elle un objet de
connaissance proprement intelligible ?
[1] L’homme cherche à connaître le ce que c’est des choses
À la suite de Platon, partons de notre expérience du
langage. Nous constatons que nous avons l’expérience de
désigner des unités non sensibles qui se disent d’une multiplicité
de singuliers sensibles. Le problème est de savoir si le nom est
lui-même le principe d’unité d’une multiplicité de singuliers
semblables, ou si certains noms sont le signe d’une unité qui
consiste en une identité qui se dit et se retrouve dans une
pluralité de singuliers sensiblement distincts.
Il est évident que ce que désignent certains noms n’ont
pour principe d’unité que le mot. Par exemple, lorsque l’on dit
mammifère, on désigne une classe d’animaux aux attributs
semblables, dont le nom n’est que l’étiquette dénominative. En

35 Voir THOMAS D’AQUIN, In Metaphysicorum, L. IV, l. 6, n° 601.


126 Cahiers de l’IPC • Faculté Libre de Philosophie

revanche, certains noms signifient une unité dont ils ne sont pas
le principe. Par exemple, lorsque l’on veut définir le courage,
c’est-à-dire lorsque l’on cherche à répondre à la question
« qu’est-ce que le courage ? », on ne cherche pas à énumérer une
collection d’actions courageuses ; sinon, on ne répondrait pas à
la question « qu’est-ce que le courage ? », mais à la question
« qu’est-ce qui est courageux ? ». On cherche à dire ce qu’est le
courage en lui-même ; ce qui suppose de faire abstraction des
actions courageuses singulières. Cela est manifeste du fait qu’il
serait impossible de désigner par le nom courage l’ensemble des
actions courageuses, faute de quoi certains cas singuliers de cette
classe rentreraient en contradiction, et le nom qui serait
principe d’unité ne le serait alors plus puisqu’il désignerait des
choses contradictoires. Cela donnerait alors lieu à deux classes
différentes, et le nom ne serait plus le principe d’unité d’une
classe une. Par exemple, le courage consiste parfois à résister à
l’ennemi, parfois à le fuir − c’est ce qui distingue dans ce cas le
courage de la témérité. Or, fuir s’oppose à résister. Dès lors, il
n’est pas possible de regrouper les différentes actions
courageuses sous le seul nom courage. Par conséquent, le nom
courage ne désigne pas une classe. Il renvoie donc à autre chose
qu’à la simple similitude entre les individus singuliers.
Si certains noms ne sont pas l’étiquette d’une simple
classe, il faut qu’ils signifient l’essence, c’est-à-dire le ce que c’est
de la chose. Prenons le cas de l’égalité. Considérons deux bouts
de bois ou deux cailloux égaux. Ceux-ci apparaissent tantôt
égaux, tantôt inégaux : ils ne sont pas parfaitement égaux.
Pourtant, nous avons une conception de l’égalité par laquelle
nous jugeons de l’égalité des choses ; nous avons une certaine
connaissance de l’égalité qui dépasse les individus singuliers en
Éléments pour la généalogie de la morale 127

apparence égaux. Il manque à tous les individus égaux quelque


chose pour qu’ils signifient l’égalité en elle-même. Il faut donc
que l’égalité désigne une certaine identité commune aux
différentes choses égales, qui se disent de toutes les choses
égales, mais qui ne se réduise à aucune chose singulièrement
égale. Cette égalité est ce qui est signifiée par le ce que c’est de
l’égalité.
Prenons un autre exemple. Lorsque l’on se demande ce
qu’est l’homme, on ne cherche pas à énumérer tous les hommes
singuliers ni l’ensemble de leurs attributs semblables. On se
demande ce qu’est l’homme en lui-même. C’est cet objet de
notre interrogation « qu’est-ce que c’est que l’homme ? » qui
nous rend manifeste que nous cherchons à connaître un ordre
de la réalité distinct des individus sensibles. Nous appelons cet
objet l’essence, la quiddité ou l’intelligibilité de l’homme. Et c’est
à travers notre effort de définition que nous cherchons à
exprimer l’essence de ce que nous connaissons. Il est donc
manifeste que le réel n’est pas simplement sensible ; il est aussi
intelligible.
[2] Intelligibilité du réel et possibilité du discours
Nous venons de manifester que certains noms désignent
le ce qu’est la chose. Nous voulons montrer à présent que si rien
n’exprime l’essence de la chose, alors aucun discours n’est
possible. Nous appelons discours l’opération qui consiste à
prédiquer une chose d’une autre chose. Appelons prédication
substantielle le mode par lequel on attribut à une chose sa
quiddité ; par exemple : Socrate est un homme. Montrons à
présent que si rien n’est prédiqué substantiellement et que donc
128 Cahiers de l’IPC • Faculté Libre de Philosophie

toute prédication est accidentelle, alors toute prédication


procède à l’infini. Ce qui est impossible, pour la raison suivante.
La prédication accidentelle ne comprend que deux
modes. Soit un accident est prédiqué accidentellement d’un
accident, c’est-à-dire que deux accidents arrivent à un même
sujet, comme le blanc est prédiqué du philosophe, parce que
tous deux arrivent à Socrate. Soit un accident est prédiqué d’un
sujet, parce qu’un accident arrive à un sujet, comme lorsque
l’on dit que Socrate est philosophe.
Selon le premier mode, selon lequel un accident est
prédiqué d’un accident, on ne peut remonter à l’infini. En effet,
lorsque l’on prédique accidentellement, l’on dit que quelque
chose arrive à un sujet. Et lorsqu’un accident est prédiqué d’un
accident, on veut signifier que l’un et l’autre des accidents sont
prédiqués d’un seul sujet. Ainsi, en descendant de prédicat
accidentel en prédicat accidentel, on parvient à terme au sujet
lui-même.
Selon le second mode, selon lequel l’accident est prédiqué
d’un sujet, on ne peut remonter de plus en plus haut dans
l’ordre des prédicats, comme si l’on disait que Socrate est blanc,
et que Socrate blanc est philosophe, et que Socrate blanc
philosophe est grec, etc. En effet, ce processus ascendant
pourrait exister de deux façons.
D’une première façon, parce qu’à partir du blanc et de
Socrate se formerait une seule chose : Socrate blanc. Mais cela
n’est pas possible puisque l’ensemble des prédicats accidentels
ne constitue pas une chose une mais tous se disent d’une seule
chose. De là, on ne peut pas dire que Socrate blanc formerait
une unité absolue. Et quand bien même on refuserait cet
Éléments pour la généalogie de la morale 129

argument, puisqu’il présuppose finalement la distinction entre


la substance et l’accident, cela serait quand même impossible.
En effet, si un sujet et un accident pouvaient se confondre en
une unité réelle, alors en remontant à l’infini tout serait
confondu. Dans ce cas-là, Socrate, singe, cochon et Nietzsche
signifieraient une seule et même chose. Cela détruirait alors
toute possibilité de discours, c’est-à-dire de prédiquer quelque
chose de quelque chose.
D’une deuxième façon, on poserait que Socrate est sujet
du blanc et que philosophe aurait pour sujet le blanc et grec
aurait pour sujet le philosophe, etc. Or, cela est impossible
parce qu’il n’y a aucune raison que le blanc soit davantage le
sujet du philosophe que l’inverse.
Il est donc manifeste qu’il n’y a pas de remontée à l’infini
dans la prédication accidentelle. De là tout n’est pas prédiqué
selon l’accident. Il faut donc qu’existe quelque chose qui signifie
la substance, et dont la prédication substantielle exprime
l’essence.
Finalement, si Nietzsche et les sophistes refusent
d’admettre que le réel n’est pas intelligible, alors soit leurs
discours ne signifient rien, sauf de pures créations arbitraires, et
dès lors il n’y a aucune raison d’accepter ce qu’ils disent ; soit ils
affirment que le sujet ne signifie aucune substance, et alors ils
ne font pas ce qu’ils disent, puisque de fait ils utilisent le mode
prédicatif pour s’exprimer, ce qui suppose que tout n’est pas
prédiqué selon l’accident, et que par conséquent certaines
prédications sont substantielles, c’est-à-dire expriment l’essence
de la chose. Ce qui présuppose que le réel est intelligible.
130 Cahiers de l’IPC • Faculté Libre de Philosophie

Conclusion

L’hypothèse de volonté de puissance n’est pas tenable


puisque le « donné » sur lequel elle se fonde nie le principe de
non-contradiction. D’ailleurs, Nietzsche l’utilise sans cesse. En
somme, il n’applique pas ce qu’il pense. La dévaluation du réel
soutenue par Nietzsche est donc fausse. Nous avons manifesté
justement que le réel n’est pas inconnaissable puisqu’il est
sensible et intelligible.
Nous reconnaissons cependant que notre résolution reste
insuffisante. Elle est un point de départ. Il reste à déterminer du
statut même de l’intelligible. De plus, il reste à résoudre un
grand nombre de problèmes que pose la pensée nietzschéenne :
la philosophie de la nature doit répondre au mobilisme
universel, la logique doit statuer sur le langage, la philosophie
de l’homme doit rendre compte de la manière dont nous
appréhendons l’intelligibilité des choses, l’éthique doit
développer un fondement réaliste de la morale, la métaphysique
doit manifester la structure fondamentale du réel, etc.
Néanmoins, nous avons manifesté que la pensée nietzschéenne
mettait en cause le premier principe de la connaissance et de
l’étant et que cette remise en cause était philosophiquement
insoutenable.

Résumé : Dans La Généalogie de la morale, Nietzsche met en œuvre sa


méthode généalogique pour les phénomènes moraux. Cette étude
confirmera sa perspective opérée à partir de la déconstruction de la
psychologie traditionnelle : tout se ramène à l’activité pulsionnelle,
signifiée comme volonté de puissance. Tout peut être analysé selon le
Éléments pour la généalogie de la morale 131

concept privilégié d’interprétation, c’est-à-dire de rapport de force.


Une telle position récuse la possibilité de connaître le réel selon un
ordre d’essence. Cela peut être premièrement objecté par la vie
pratique, mais plus essentiellement, dans l’ordre spéculatif, par la
nécessité du principe de non-contradiction. L’intelligibilité du réel est
le fondement même de tout discours.

Martial Pascaud, né en 1980, promotion XXXIII, DUT Gestion


logistique et transport, a obtenu sa maîtrise de philosophie en
parallèle avec le TMD à l’IPC en juin 2005. Il suit actuellement un
troisième cycle « Responsable en management et développement des
ressources humaines » à l’IGS.

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