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Revue néo-scolastique de

philosophie

Psychologie et dualisme
Gérard de Montpellier

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Montpellier Gérard de. Psychologie et dualisme. In: Revue néo-scolastique de philosophie. 41ᵉ année, Deuxième série, n°60,
1938. pp. 534-543;

doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1938.3922

https://www.persee.fr/doc/phlou_0776-555x_1938_num_41_60_3922

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Psychologie et dualisme

Cette Revue s'est faite, à mainte reprise, l'écho de discussions


concernant l'objet et lés méthodes de la psychologie
expérimentale (1). Une communication faite récemment à l'Union Saint
-Thomas (2> nous donne l'occasion, de revenir à nouveau sur ce
problème. Aux yeux de quelques-uns, préoccupés surtout d'apporter
une solution à des problèmes pratiques plus ou moins urgents, ces
discussions paraîtront peut-être un peu oiseuses. Ne sont-elles pas
vieilles d'ailleurs comme }a psychologie elle-même ? Et cependant,
en dépit de nombreuses et âpres disputes, il semble que la
critique moderne des sciences ne soit pas allé, en psychologie, aussi
loin qu'ailleurs. Le moment n'était peut-être pas encore venu; en
période de croissance, le rythme du développement est accéléré,
les lignes de faîtes se modifient continuellement. Comment s'arrêter
pour regarder en arrière et examiner avec minutie la solidité des
fondements ? Maïs il faut ajouter aussi que la matière y était
délicate et extraordinairement complexe ; les exigences de la critique
ne pouvaient certainement être satisfaites que petit à petit. .On
peut dire qu'actuellement un travail considérable a déjà été
accompli dans ce sens. Mais il reste beaucoup à faire ; les
divergences qui demeurent au sujet de la signification des concepts
de base et au sujet de la position des problèmes fondamentaux
en sont un témoignage. Nous voudrions tenter ici un nouvel effort
pour préciser la nature de ces divergences, espérant ainsi atténuer,
dans une certaine mesure, la confusion qui règne encore à trop
d'égards dans la psychologie moderne.

(') MlCHOTTE A., Psychologie et Philosophie, dans Rev. Néoacol. de Phil.,


mai 1936, pp. 208-228; DE MONTPELLIER G., A propos de l'objet de la
psychologie expérimentale, dans Reo. Nêoscol. de Phil, août 1935, pp. 324-328.
(a) DE MONTPELLIER G., La terminoiogie~~et-les concepts de la psychologie
scientifique. Communication à l'Union Saint -Thomas, séance du 29 juin 1938
(Louvain, Institut Supérieur de Philosophie).
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* * *

On sait comment la psychologie s'est constituée initialement


comme science indépendante vis-à-vis des sciences naturelles. Ce
n'est pas tant sur l'objet, mais bien sur le point de vue à partir
duquel cet objet devait être envisagé qu'a porté la distinction.
L'objet est pour toute science un certain contenu de notre
expérience immédiate ; mais, dans le cas des sciences physiques et
naturelles, ce contenu est « dépersonnalisé », projeté dans
l'espace, en quelque sorte, et étudié pour lui-même. On en tire une
structure formelle, c'est-à-dire un ensemble de relations (réseau
de lois) définissant un « objet » physique, construit à partir des
données multiples de l'expérience, mais désormais stable et
cohérent : ex. la chaise, la montagne, etc. En psychologie, le contenu
conserve son caractère personnel, c'est-à-dire intrinsèquement lié à
un sujet : il y a ici une perspective individuelle qui est une
perspective subjective, la notion de sujet étant elle-même donnée
dans l'expérience, en même temps que celle de contenu. C'est à
cette perspective individuelle qu'a été attribué le nom de vie
intérieure, et la psychologie s'est constituée comme la science
des phénomènes de la vie intérieure.
Il est clair que cette vie intérieure n'a qu'un seul spectateur,
à savoir le sujet lui-même. La méthode d'une telle science ne
pouvait donc être que l'introspection. Mais, comment faire une
science en n'observant que soi-même ? Il n'y a de science que
du général ! Comment atteindre d'autres vies intérieures ?
Directement, c'est impossible, par définition ; la voie ne peut être
qu'indirecte. La voici : dans mon expérience, il y a des contenus de
perception (corps d' autrui) qui ressemblent beaucoup à un certain
contenu (mon corps) lié d'une façon toute spéciale au sujet que
je suis. J'en infère aussitôt l'existence d'autres sujets ayant comme
moi une perspective individuelle. Maintenant, comme chez moi
les. variations dans l'aspect et les caractères de la perspective
individuelle s'accompagnent, dans certains cas du moins, de
changements dans l'état et les mouvements du corps (conduite), je
postulerai l'existence de modifications semblables aux miennes dans
l'aspect et les caractères de la perspective individuelle d'autrui,
lorsque les changements de la conduite » seront chez lui semblables
aux modifications de la mienne. C'est donc par le truchement de
la conduite, c'est-à-dire des mouvements du corps, que j'atteins
536 G. de Montpellier

d'autres vies intérieures. Comme on le voit, la conduite a ici le


caractère d'un signal : elle annonce la vie intérieure, parce qu'elle
l'accompagne comme l'envers d'un tableau en accompagne
l'endroit.
Ceci est une première manière d'atteindre la perspective
individuelle d'autrui, et probablement la plus habituelle. Il y en a
une seconde, indirecte elle aussi, mais dans un autre sens. La
voie d'accès reste toujours la conduite, mais celle-ci n'a plus alors
la signification d'un signal; elle n'est plus un simple
accompagnement, mais bien une traduction, de la vie intérieure : le signal
devient un symbole, c'est-à-dire un langage. Semblable
traduction — en raison même de son caractère symbolique — ne peut
évidemment pas reproduire le contenu d'une vie intérieure dans
sa réalité subjective : elle ne peut qu'en exprimer, sous forme
impersonnelle et abstraite, la structure schématique.
Le langage (verbal ou non verbal), d'autre part, est une
conduite. 11 entre comme contenu dans la vie intérieure de celui qui
le reçoit au même titre que n'importe quelle autre conduite :
comme la conduite-signal, la conduite-symbole doit être comprise,
et cette compréhension doit nécessairement se faire en fonction
de la vie intérieure. La signification des symboles du langage
est fournie à chacun de nous directement par la coexistence dans
le contenu de notre vie intérieure des deux séries d'événements,
la perspective individuelle d'une part, le symbolisme abstrait,
d'autre part. La fonction symbolique, tout comme la fonction
signalisatrice de la conduite, prend donc origine uniquement en
nous-mêmes. C'est, par conséquent, dans la seule mesure où
d'autres organismes seront semblables au nôtre que ces valeurs
fonctionnelles de la conduite pourront être appliquées en dehors
de nous.
Ainsi donc, dans cette conception, c'est bien la conduite
extérieure, c'est-à-dire un ensemble de mouvements et de gestes du
corps qui va être l'objet d'étude, mais la conduite revêtue de
son caractère symbolique ou au moins signalisateur. En replaçant,
cette conduite d'autrui dans notre perspective individuelle et en
l'analysant à la lumière de notre propre vie intérieure, nous
construirons le monde de la Vie Intérieure en général, c'est-à-dire
la Psychologie Humaine. Ce procédé a reçu, comme on le sait,
le nom de méthode projective : il consiste, en effet, à « projeter »
son âme à soi dans les gestes de son semblable.
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* * *

Depuis une trentaine d'années, une interprétation bien


différente du travail de la psychologie a été proposée. La
psychologie n'est plus une science à part, s'opposant aux autres ; elle
rentre dans la catégorie des sciences physiques et naturelles. Son
objet est la conduite humaine étudiée pour elle-même, en tant
que partie du monde physique, c'est-à-dire abstraite et
indépendante, de toute perspective individuelle. A cet objet on tentera
d'appliquer le schéma d'explication en usage dans les sciences
de la nature : on procédera à la détermination des conditions
d'une conduite, c'est-à-dire des différentes variables dont la
conduite peut être considérée comme une fonction. On essayera de
former ainsi ce que l'on a appelé « l'équation causale du
comportement » (3), et la conduite sera « expliquée » lorsque toutes
les variables intervenant dans une équation déterminée auront, été
identifiées. Cette identification est d'ailleurs faite en termes
physiques : les , variables sont toujours des entités abstraites,
nullement « expériencées » au sens subjectif, mais résultant
d'expériences du type physique. Les concepts de cette psychologie de
la conduite sont strictement analogues à ceux des sciences de la
nature : ils sont définis par les procédés de description et de
mesure correspondants.
Ceci ne veut pas dire que toutes les variables que l'on est
obligé d'introduire dans une équation de comportement pour en
expliquer les caractères puissent nécessairement être décrites et
définies en termes d'expériences physiques ; mais là où on y
échoue, on en est réduit à signaler la présence de ces variables
« irrationnelles » et à les renvoyer au philosophe pour essai
d'identification plus adéquat (le facteur E de Driesch, par exemple).
La séparation de la psychologie et d'autres sciences naturelles,
telle que la psychologie, par exemple, devient dès lors purement
conventionnelle, et se ramène à une division du travail qui ne
fournit que des critères de portée pratique. On dira, par exemple,
que la psychologie ne s'intéresse qu'aux caractères généraux de
la conduite, c'est-à-dire au comportement de l'organisme pris
comme un tout (déplacement d'ensemble, réaction globale, etc.),
tandis que la physiologie se préoccupe surtout des réactions par-

<s> c = f (C), c = conduite, C = ensemble des conditions.


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tielles et élémentaires des .organes. Mais il est clair qu'une telle


distinction est loin «d'être nette et que, en fait, le travail des
psychologues et des physiologistes se charge souvent de la voiler.

* * *
Nous pensons que ces deux interprétations de la psychologie
sont vraiment irréductibles : la psychologie est une science à
laquelle on peut assigner un double objet. Mais, il n'en résulte
nullement, comme d'aucuns le prétendent, que l'un des points de vue
doive être abandonné au profit exclusif de l'autre.
Nous ne pouvons évidemment pas contester la légitimité d'une
psychologie de la conduite comme telle. Bien que travaillant sur
le même plan que la physiologie, elle s'est emparée de problèmes
demeurés pratiquement sans possesseurs : leur complexité, en effet,
les rendait pour la plupart inabordables du point de vue- des
méthodes et des techniques habituelles de la physiologie. Tels sont,
par exemple, et pour n'en citer que quelques-uns, le problème de
la structure des champs sensoriels, celui de la structure
morphologique des mécanismes de réaction, certains aspects du problème
de l'apprentissage, le problème de la détermination des aptitudes
et de la mesure de l'efficience individuelle à l'école et dans la
vie, etc. La masse de connaissances accumulées par ces
recherches suffit d'ailleurs à montrer la fécondité du point de vue.
Mais, nous ne pouvons pas renoncer non plus à l'étude de
la vie intérieure. Nous ne pouvons pas faire fi de ce qu'elle nous
apprend, car elle est pour nous ce qu'il y a de plus immédiatement
réel. Sans doute, cette étude ne pourra se faire sur le modèle de
celle des sciences de la nature. Le monde de la vie intérieure ne
peut être l'objet d'une science que dans un sens élargi de la
notion de science. En effet, comme on l'a vu plus haut, ce monde
a bien les caractères d'un objet général, en ce sens que, pour le
construire, le sujet ne se limite pas à sa propre expérience : par
l'intermédiaire de la conduite, d'autres vies intérieures > viennent
en quelque sorte s'ajouter à la sienne. Mais, il reste cependant
que chaque sujet est un constructeur unique, puisque c'est en
fonction de sa perspective individuelle à lui que toute action est
finalement interprétée. Cette perspective individuelle est bien, il
'

est vrai, « dépersonnalisée », posée comme la perspective


individuelle de n'importe quel Sujet, mais de ceci aucune vérification
ne peut être obtenue. La communicabilité directe des expériences
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fait défaut ; c'est uniquement l'analogie des organismes qui


permet de penser que la généralisation n'est pas vaine.
Il s'agit donc bien d'une science « sui generis ». Mais, sur
quoi vont porter ses efforts ? Que peut-on espérer trouver dans
ce monde de la vie intérieure ? Remarquons tout d'abord qu'il
ne peut être question d'une étude qui tenterait de décrire
l'expérience brute, c'est-à-dire le « donné » comme tel, en termes de
quelques composantes élémentaires et s irréductibles. Ceci est un
travail qu'on avait espéré pouvoir entreprendre, mais les résultats
en ont été fort décevants. La vie intérieure ne se résout pas en
éléments simples, sensations, sentiments ou images, et, cette
réduction fût-elle possible, le travail n'en présenterait pas un très
grand intérêt. Ce qui domine dans cette vie et en forme la trame
véritable, ce sont les significations attribuées aux objets et
événements de l'expérience, c'est-à-dire des connaissances mettant ces
événements et objets en relation immédiate avec le monde des
tendances fondamentales et de l'agir. Ce sont donc des croyances,
des interprétations fabriquées par le sujet et relatives à l'action,
des représentations anticipatives de conduites, des pensées que
l'on va y trouver. La vie intérieure est une vie mentale au sens
étymologique du mot, c'est-à-dire une vie d'esprit. Sans doute,
cette vie de connaissance se double d'aspects affectifs et
sensoriels, en ce sens que les significations y présentent généralement
aussi un caractère sensible et sentimental. Mais ces aspects ne
peuvent guère être isolés : ils s'évanouissent lorsqu'on veut en
faire un objet d'étude séparée.
Comme il est facile de s'en apercevoir, cette psychologie est
précisément celle à laquelle s'attachent les moralistes et les
romanciers. Ceux-ci étudient la vie intérieure, mais leurs efforts ne
consistent nullement à en faire une description en termes de
particules élémentaires, pas plus qu'à y tenter une séparation du pur
« donné » et du « construit ». Leurs analyses portent au contraire
sur une vie mentale dans laquelle ce sont les significations des
événements qui importent, significations données en fonction de
tendances, de mobiles, de croyances,, d'interprétations se référant
à certains actes à poser ou à éviter. Si l'on veut bien y regarder
de près, c'est cela qu'un roman de moeurs nous livre, en nous
faisant pénétrer dans une âme humaine : des préparatifs
immédiats ou lointains, des antécédents logiques d'actions.
,

La vie intérieure étant avant tout une vie de connaissances


540 G. de Montpellier

et de pensées, il est clair qu'il ne pourra être question ici de


science mathématisée : on peut quantifier, dans une certaine
mesure, les excitants et les réactions, en tant qu'objets du monde
physique, mais non les événements de la perspective individuelle.
La psychologie sera donc, en ce sens, essentiellement une science
de la qualité. On devra se contenter d'un travail de description
et d'identification par similitude et opposition globale ou d'un
travail de classification logique. Certains ne sont pas loin de trouver
regrettable un pareil état de chose, le langage quantitatif étant à
leurs yeux le langage idéal de la science. Ils ont raison sans doute :
le vocabulaire des psychologues est beaucoup moins simple que
celui des physiciens ; mais, à quoi bon s'insurger contre la
réalité ? Nous ne pouvons qu'accepter ses fantaisies et être déjà
satisfaits de pouvoir l'interroger, fût-ce dans une langue difficile à
manier.
* * *

A cette façon de comprendre l'étude de la vie intérieure, de


nombreuses critiques ont été adressées. Nous n'avons pas
l'intention de les relever ici, ni de faire un plaidoyer dans les règles en
faveur d'une étude de ce genre. Cela n'est d'ailleurs pas
nécessaire, car cette vieille psychologie n'est nullement morte ; elle
courbe un peu l'échiné sous le malheur des temps, mais elle
reviendra à la mode, cela ne fait aucun doute. Nous voudrions
simplement souligner le caractère particulièrement déficient de
certaines de ces critiques, tout spécialement en ce qui concerne
l'utilisation de la méthode introspective, méthode qui demeure à juste
titre la base unique et fondamentale d'une semblable étude.
Suivant la vieille objection d'A. Comte, reprise encore aujourd'hui
dans certains manuels, l'introspection serait impossible, à raison
du dédoublement qu'elle exigerait : on ne peut pas agir et se
regarder agir, pas plus « qu'on ne peut être à la fenêtre et se
regarder passer dans la rue » (4). L'objection serait évidemment
pertinente pour un monde strictement spatial. En est-il ainsi dans le
cas de la vie intérieure ? Mais non I car cette vie est précisément
caractérisée, comme on l'a vu, par une double présence : celle
des objets, aspects et événements de l'expérience, et celle du
sujet à qui ces objets sont donnés. Or, savoir qu'il existe un sujet

M BAUDIN E., Court de Psychologie, Pari», 1937. p. 35.


Psychologie et dualisme 541

auquel des objets sont donnés est identiquement, pour le sujet,


faire retour sur lui-même. La vie intérieure est donc une
conscience. Ce terme de conscience a eu une fortune assez
malheureuse ; on s'en est servi, en effet, dans des acceptions fort diverses.
Certains l'ont utilisé comme synonyme de « donné », d'autres ont
voulu y voir une activité d'un genre particulier, et d'une manière
générale, la terminologie des psychologues n'a guère contribué à
éclaircir ces confusions. Il vaut mieux s'en tenir au sens que lui
attribuent d'ordinaire les philosophes, la conscience se définissant
comme la possibilité d'un retour cognitif — d'une réflexion — sur
un acte. Dans ce sens, la conscience est bien la caractéristique
essentielle de la vie intérieure humaine. L'homme seul, en effet,
pense et sait qu'il pense, souffre et a conscience de souffrir, vit
et a conscience de vivre. Loin d'être une méthode de qualité
douteuse et impossible à appliquer, l'introspection est donc ici la
méthode propre, et si, dans certains cas, par exemple dans les
états émotifs, le retour réflexif n'est guère possible, du moins de
façon immédiate, c'est précisément parce que de tels états ne sont
pas spécifiquement humains.
D'autre part, malgré les objections plus ou moins pertinentes
que l'on a accumulées contre le travail de cette psychologie et
contre la possibilité de communiquer ses résultats, il faut tout de
même signaler un fait extrêmement frappant : on continue à écrire
et à lire des romans de moeurs et de caractères. Or, ces écrits ne
sont naturellement pas autre chose que de la psychologie projec-
tive ! Le romancier ne peut que mettre un peu de son âme à lui
dans les gestes de son héros et les interpréter à la lumière de sa
propre vie intérieure. Cependant sa description résonne en nous,
elle ne nous demeure pas étrangère. .Notre vie intérieure est donc
plus ou moins à l'unisson de la sienne. Bien entendu, nous n'avons
de cet unisson aucune intuition immédiate ; les mots du langage
ne sont, comme on l'a vu plus haut, que des formes abstraites,
schématiques et impersonnelles de nos perspectives individuelles ;
mais si celles-ci n'étaient pas fondamentalement semblables, les
discordances se traduiraient tôt ou tard dans les conduites : les
réactions extérieures à un même événement devraient finalement
différer.
Ce procédé de la méthode projective est d'ailleurs employé
tous les jours par chacun de nous dans les relations de la vie
sociale et nous en tirons des conséquences fort importantes pour
542 G. de Montpellier

notre conduite, et celle de nos affaires. Il est assez piquant de


constater que les psychologues modernes sont les seuls à se
défendre de l'utiliser, du moinsc dans leurs laboratoires ; et
cependant, on se demande pourquoi ils ne pourraient pas faire, en les
précisant peut-être et en les systématisant davantage, des analyses
du même genre. Un tel travail n'est pas aisé, sans doute ; il sort
un peu des cadres de ce qu'on appelle conventionnellement la
science, mais si la psychologie veut faire oeuvre féconde, elle ne
peut, certes pas, renoncer à cette tâche.

* * *

Mais alors, c'est à une science d'un caractère bien particulier


que l'on aboutit .finalement ; la psychologie ne s'opposera pas aux
autres sciences simplement parce qu'elle posséderait un objet
propre et des méthodes particulières, mais surtout en raison de
sa constitution dualiste, en raison de ce qu'elle accepte à la fois
le point de vue de la conduite, objet physique, et celui de la
perspective individuelle. On pourrait dire, si l'on veut, que l'objet
d'étude en est l'action humaine, telle qu'elle apparaît à un
observateur humain, c'est-à-dire comme un événement pouvant être
interprété d'une part à la manière d'un objet physique, mais
d'autre part aussi en fonction de la vie intérieure dans laquelle
elle pénètre. Mais alors c'est dans les caractères de l'action elle-
même que le dualisme reparaît. L'agir humain, en effet, se
présente sous un aspect physique ; il peut être résolu en gestes et
en mouvements dans l'espace, il est exercé par un corps matériel,
objet physique lui aussi. Mais, l'agir humain a également une
« face interne », subjective, c'est-à-dire liée à l'existence d'un
sujet d'action, et ceci est la marque d'une origine bien différente.
En effet, cette face interne, cette perspective individuelle, comme
nous l'avons appelée, ne peut exister que parce que l'homme ne
vit pas seulement ses états, mais s'en distingue et se les oppose
comme des objets à un sujet : assister en spectateur à sa propre
conduite, telle est la définition même de la conscience. Mais
l'exercice d'une telle activité reflexive implique évidemment l'existence
d'un principe d'action qui ne soit pas intrinsèquement lié à l'espace
et au temps, c'est-à-dire un principe d'un autre ordre que celui du
corps.
Ce dualisme de point de vue et de méthode résulte donc né-
Psychologie et dualisme 543

cessairement et d'une manière immédiate du dualisme de


processus et de principes d'être qui définit l'homme. Science de l'action
humaine, la psychologie ne peut être que dualiste ; la non-univocité
de la terminologie et des concepts doit se faire sentir partout :
elle est un vice fondamental. -Comme on s'en aperçoit, le
problème du dualisme en psychologie pose directement celui de l'union
de l'âme et du corps. Ce dernier est, à proprement parler,
philosophique ; du point de vue phénoménologique qui doit demeurer
celui de la science positive, on ne peut qu'en signaler l'existence;
mais, en partant de l'analyse des caractères de l'action, on y est
inévitablement conduit.

Gérard DE MONTPELLIER,
Aspirant F. N. R. S.

Louvain.

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