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© L’Harmattan, 2005
9782296002500
EAN : 9782296002500
Sommaire
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Ouverture Philosophique - Collection dirigée par Dominique Château,
Agnès Lontrade et Bruno Péquignot
Remerciements
Introduction
I. L’arrière-plan religieux
Le Śivaïsme
Le Siddhānta
La Révélation de Bhairava et la recherche des pouvoirs magiques
Un nouveau paradigme pour une théologie non-dualiste
Par-delà pur et impur
L’élaboration d’une philosophie non-dualiste
Le fondateur d’une nouvelle philosophie
Bibliographie
Les stances sur la reconnaissance du
seigneur avec leur glose
David DUBOIS
Ouverture Philosophique
Déjà parus
Depuis quelques temps déjà1, le « Tantra » est à la mode dans les pays
développés et dans les classes moyennes de l’Inde. Dans la littérature qui
s’en réclame, le tantrisme est le plus souvent présenté comme une démarche
vécue. En effet, il mettrait l’accent sur le ressenti, autrement dit
l’expérience, que l’on oppose volontiers à l’intellect. Il est vrai que la
pensée semble incapable de saisir le réel dans sa richesse. C’est un lieu
commun, en Orient comme en Occident, de dénoncer le langage et la
pensée comme ce qui appauvrit l’expérience brute. L’oubli des mots serait
alors la seule maxime sage.
Pourtant, il existe des traditions tantriques dans lesquelles l’intellect est
l’instrument privilégié d’une authentique vie spirituelle. Car la pensée peut
mener au-delà de la pensée, de même que l’on peut se libérer d’un mai par
ce mal lui-même. C’est, du moins, le principe unanimement adopté par les
traditions tantriques, tant hindoues que bouddhistes2.
Nous nous proposons ici de présenter une telle tradition philosophique,
celle de la Reconnaissance (Pratyabhijñā), conçue et renouvelée par des
auteurs de l’Inde médiévale, à travers la traduction de son texte fondateur,
les Stances sur la Reconnaissance du Seigneur3. En 244 versets, poétiques
en même temps que solidement articulés, leur auteur, Utpaladeva, y
présente une pensée originale et forte, fondée sur l’intuition selon laquelle
la liberté de la conscience est à la source de toute chose. Son interprète
principal, Abhinavagupta, vécut, comme lui, au Cachemire.
I. L’arrière-plan religieux
Le Śivaïsme
Le Sivaïsme est, avec le Viṣṇouïsme et le Bouddhisme, l’une des
grandes religions de l’Inde médiévale4. Une orientation religieuse, faudrait-
il plutôt dire, car cette appellation regroupe en elle-même plusieurs
traditions nettement distinctes.
Cependant, elles ont toutes en commun d’attribuer leurs écrits sacrés à
Siva, qui n’est autre que Dieu. Caractérisé comme conscience omnisciente
et omnipotente, il dirige tout et révèle aux créatures ce qu’elles doivent
connaître pour réaliser le dessein divin, selon leur capacité. C’est parmi ces
écrits que l’on voit apparaître vers le IVème siècle de notre ère5 des textes
(vidhi, puis tantra) qui sont réputés contenir, sous une forme plus ou moins
abrégée ou complète, des enseignements donnés (śāsana) par Siva à son
Épouse, la Déesse, ou bien à un autre personnage important. Pour cela, Siva
assume différentes formes : certaines mettent l’accent sur la pureté, d’autres
sur la puissance redoutable du Dieu. En outre, celui-ci ne prescrit pas
nécessairement l’adoration de sa propre personne. Śiva peut enseigner le
culte d’innombrables autres dieux ou déesses, qui ne sont en réalité que des
aspects qu’il assume pour répondre aux aspirations des êtres transmigrant
dans le saṁsāra6. Cette gnose révélée par Śiva (śivajñāna) ne nous
parvient pas directement, mais à travers une succession d’intermédiaires qui
transmettent plus ou moins fidèlement l’enseignement originel. C’est
pourquoi le contenu des tantras est nommé āgama, « ce qui vient, ce qui
arrive ». Dans les āgamas eux-mêmes on trouve de nombreuses descriptions
de leurs origines, et différentes formes de classification du corpus qu’ils
forment.
En simplifiant, on peut dire que les āgamas s’organisent selon un axe qui
va du pur vers l’impur, axe correspondant au système des valeurs
brahmaniques tel qu’il s’exprime dans le système des castes7. De plus, cet
ordre correspond approximativement à celui du développement historique
du corpus.
Ainsi, en partant de la « droite » puritaine, on a d’abord les écritures du
Siddhānta, la « doctrine démontrée ». On y vénère essentiellement une
forme bénigne de Siva. Les divinités féminines sont reléguées à l’arrière-
plan, et les règles de pureté brahmanique sont respectées. A l’autre
extrémité, c’est-à-dire à l’extrême « gauche », on trouve la doctrine des «
Séquences de Kālῑ » (kālīkrama), où l’on vénère exclusivement des déesses
féminines à l’aspect effrayant, dans des champs crématoires emplis de
cadavres, de sang, de chiens et, de manière générale, de tout ce que
l’imaginaire indien tient pour monstrueux et impur.
Pourquoi alors rend-on un culte à ces êtres ou encore à un Dieu
représenté sous une forme repoussante ? L’axiome sous-jacent à ces
pratiques est que l’impureté est source de puissance. Si l’on désire
seulement la paix en son sens conventionnel, on vénère alors une forme peu
puissante, certes, mais aussi peu dangereuse de la divinité, avec les
ingrédients qui lui agréent, c’est-à-dire purement végétariens. Si, en
revanche, on désire plus de puissance, alors il faut s’adresser à des entités
plus puissantes et plus dangereuses. Ce sont, essentiellement, des fées, des
ogresses et toutes sortes de démones avides de se voir offrir tout ce qu’il y a
de plus impur : le corps humain, ses sécrétions et excrétions.
Dans la mesure où le culte « de gauche » tend vers l’impureté, il tend de
fait à reléguer ses adeptes dans les marges de la société brahmanique, ce qui
correspond en Inde au vaste monde des ascètes errants (sādhu, yati). C’est
dans ces milieux que s’élaborent, se pratiquent et se transmettent les
Ecritures « de gauche » transgressives, révélées par une forme terrible de
Śiva : Bhairava.
Dans l’ensemble, les Ecritures śivaïtes vont ainsi du « public » et de
l’exotérique vers le « privé » et l’ésotérique. En effet, les pratiquants du
puritanisme du Siddhānta sont souvent patronnés par des rois et font
construire des temples. Alors que les adeptes de Bhairava et de sa gnose se
concentrent sur le culte privé, c’est-à-dire accomplit chez soi ou bien dans
un lieu tenu secret8. Entre ces deux extrêmes se situent les innombrables
sectes intermédiaires, chacune ayant ses propres textes réputés révéler la
plus haute gnose.
Malgré ce spectre très disparate, la religion des āgamas est fondée sur
une idée commune : on est délivré du saṁsāra par un rituel, celui de
l’initiation (dῑkṣā).
Le Siddhānta
Décrivons brièvement la doctrine Siddhānta, qui en quelque sorte
formule le cadre que toutes les traditions ultérieures, plus extrémistes ou
synthétiques, viendront modifier.
L’initiation est donc l’acte par lequel Siva délivre, ou octroie sa grâce
(anugraha). Car tel est le sens ultime de tous les actes du Dieu : on sait par
ailleurs qu’il crée, maintient, détruit les corps et leurs mondes ; qu’il
entrave les âmes. Mais c’est, en définitive, pour mieux les favoriser de sa
grâce, qui consiste donc à rendre une âme égale à lui-même.
Śiva est ce qui est. Et la connaissance de ce qui est est sa Puissance (śakti
ou vimarśa). De même que Śiva apparaît lui-même de multiples manières18,
il se connaît lui-même — puisqu’il n’y a rien d’autre que lui — de
multiples façons. La façon dont les choses apparaissent et la manière dont
on se les représente se conditionnent mutuellement : le mythe de l’union de
Śiva et de sa Sakti créant le monde, déjà présent dans les récits du Sivaïsme
commun, revêt ici un sens non plus métaphysique, mais phénoménologique.
L’allégorie de leurs étreintes et de leurs disputes rend désormais compte de
la manière dont les expériences humaines ordinaires sont produites, par
l’interaction des organes et de leurs objets, par le contact entre la
conscience (śakti) et le monde (śiva), la pensée et l’Etre.
Alors que des méthodes violentes existent dans à peu près tous les
āgamas de Bhairava, l’une de ses traditions — le Trika — semble avoir
tendu vers une esthétisation de la liturgie, en simplifiant le rituel et en
éliminant les éléments morbides, tels que ceux des champs de crémation.
Tel est, du moins, le projet de la synthèse qu’en fait Abhinavagupta au
XIème siècle. Quoi qu’il en soit, c’est son œuvre qui eut la plus grande
postérité, sans doute parce qu’elle s’efforce le plus de donner une
justification cohérente aux pratiques dans lesquelles prévaut l’impureté.
Car la conscience, c’est Siva. Or la conscience est, entre autres choses,
félicité28. Par conséquent, tout ce qui engendre le plaisir ou en découle est
adorable.
Bien sûr, Abhinavagupta connaît bien les rituels « violents » et les justifie
également. Ils provoquent une peur dans un cadre contrôlé, celui du rituel,
pour délivrer l’adepte de ses propres peurs. Abhinavagupta compare ce
procédé à celui du domptage d’un cheval. Jayaratha, quant à lui, évoque le
cas d’une personne — une séduisante jeune dame, par exemple — à qui
l’on fait ingurgiter des quantités de poison de plus en plus importantes pour
y adapter son organisme29, avant de l’envoyer embrasser le chef ennemi...
Autrement dit, le rituel transgressif est justifié comme étant une sorte de
thérapie comportementale.
Cependant, il souligne davantage l’aspect séduisant et faste de la
conscience, qui se traduit par une sorte de liturgie du bien-être, dans
laquelle tout ce qui détend le corps et l’esprit peut être intégré. On
comprend dès lors qu’Abhinavagupta ait été un remarquable commentateur
des œuvres canoniques du théâtre et de la poésie de l’Inde. D’une certaine
manière, le rituel est lui-aussi une mise en scène.
Parallèlement à cette esthétisation, on observe une tendance à la
simplification, disions-nous. L’accent porte en effet de plus en plus sur
l’expérience intérieure et spontanée. On est possédé ou on ne l’est pas.
Outre cette intériorisation, débute au VIIIème siècle une tendance à la «
domestication » qui ne se démentira plus par la suite. Autrement dit, des
pratiques qui s’élaborèrent d’abord dans des milieux ascétiques marginaux
furent reformulées pour des « maîtres de maison », des laïcs mariés et
insérés dans leur société. Dès lors, on a tendu de plus en plus à interpréter
les pratiques honnies comme de simples symboles d’expériences purement
intérieures. Cela est particulièrement vrai pour le néotantrisme orthodoxe
qui se développa à partir du XVème siècle jusqu’à nos jours.
Cependant, et bien que la raison ait un rôle fondateur, n’a-telle pas elle-
même une source ? Selon Abhinavagupta et la Doctrine, cette source de la
raison, c’est la foi, ou plutôt la confiance (śraddhā). Il ne s’agit pas ici
véritablement d’une foi au sens chrétien, mais plutôt d’une confiance «
naturelle » en la cohérence du monde. Cette confiance rejoint le sens
commun (prasiddhi) dont parle Abhinavagupta à la fin du Tantrāloka, et qui
est, selon lui, le cœur des enseignements révélés, comme de toute
expérience.
C’est surtout cette confiance qui distingue la « saine réflexion » de la «
réflexion insalubre », cette dernière consistant à raisonner à perte de vue
selon le principe du « prouve ta preuve », si cher à celui qui ne cherche dans
la discussion qu’une victoire, et non la vérité. C’est pourquoi « Le
raisonnement indéfiniment poursuivi est destructeur, il convient de
l’abandonner (...) Cesse donc », dit une princesse instruisant son époux, «
de faire du raisonnement une fin en lui-même et vois comment la confiance
est récompensée dans l’expérience. »73 Les penseurs de la Reconnaissance
trouvent ici des accents stoïciens pour célébrer l’instinct de vérité présent en
tous les êtres, y compris les animaux.74 Sans cette confiance spontanée et
irréfléchie, aucun fonctionnement naturel, social ou individuel n’est
possible. Le doute pour le doute mène à la paralysie :
« Si le paysan ne faisait pas confiance à la terre, pourquoi se mettrait-il à
labourer ? Le sceptique n’agit plus, ni pour s’emparer d’une chose ni même
pour l’abandonner. Sans la confiance, le monde entier irait à sa perte. »75
Cette intuition du vrai, cette connivence des êtres avec l’ordre des choses
s’explique par la grâce. La grâce, c’est la liberté qui caractérise en propre la
conscience. Celle-ci se manifeste délibérément comme inconnue,
précisément pour goûter à l’étonnement de se reconnaître ensuite. Mais,
parce qu’en vérité elle ne s’ignore jamais complètement, la conscience
dispose toujours d’une sorte de pressentiment du vrai, qui doit lui servir de
viatique dans son cheminement.
Notons que la confiance dont il est question ici n’est pas une foi
exclusive en des Écritures. La Reconnaissance. constate certes la « discorde
des opinions et des croyances », et leur nature foncièrement subjective.76 La
doctrine à laquelle on se confie elle celle qui correspond à notre disposition
du moment. Dès lors, la Reconnaissance ne fait pas de cette confiance un
absolu. Elle est bien plutôt une condition nécessaire de toute réflexion, en
même temps qu’elle est provisoire. Car pour douter, il faut un minimum de
confiance. En effet, qu’est-ce que le doute ? Abhinavagupta le décrit
comme phénomène :
« Un état d’indécision ou de doute dépend d’une alternative : ‘Est-ce un
tronc d’arbre ou un tronc d’homme ?’ Même cette incertitude comporte un
élément de certitude. »
En effet, lorsque nous doutons, nous hésitons simplement entre deux
membres d’une alternative. Mais l’on ne doute pas qu’un seul des membres
de l’alternative soit vrai.77 Autrement dit, pour douter, il faut encore avoir
des certitudes. Inversement, pour arriver à la certitude inébranlable qu’est la
délivrance en cette vie même, il faut douter en exerçant sa raison. De sorte
que, finalement, il s’agit d’éviter les extrêmes de la foi aveugle et de la
vainc finesse.78
Cette opposition entre une raison visant le vrai et une raison utilisée
comme une arme pour vaincre à tout prix fait penser à l’opposition —
fondatrice de la philosophie occidentale — entre le sophiste et le
philosophe. Mais, alors que Platon fonde le bon usage de la raison sur un
monde d’essences immuables décrites à l’aide d’exemples mathématiques
et géométriques en particulier, la Reconnaissance se contente d’invoquer
des sortes de « semences de science », plutôt à la manière des Stoïciens,
sans vraiment préciser de quoi il s’agit.
L’éducation des représentations
Comment parvient-on à cette certitude inébranlable qui est délivrance du
samsāra ? Grâce à l’exercice de la réflexion. Loin de n’être que la
préfiguration d’une effective transformation de soi, le raisonnement est
conçu alors comme un exercice pratique, opérant une réelle conversion au
Soi comme Seigneur. Cela est dit explicitement par Utpaladeva et
Abhinavagupta : la Reconnaissance est une voie de délivrance spirituelle.
Et il ne s’agit pas d’une invention pure et simple de leur part, puisque ce
type d’exercice spirituel était déjà proposé dans un ancien tantra, à vrai dire
singulier, le Vijñānabhairava. La Déesse y demande à Śiva le moyen de
connaître sa forme suprême. Śiva répond que cette forme n’est connaissable
que par la forme suprême de la Déesse elle-même. Car la Déesse « Suprême
» n’est rien d’autre que la connaissance de Siva. De même qu’on connaît le
feu à travers ses attributs perceptibles, telles la luminosité et la chaleur, de
même Śiva peut être connu par ses Puissances. Concrètement, ce sont les
rituels et leurs symboles. Mais en définitive, ces innombrables savoirs
n’existent qu’en vue d’une connaissance absolue, affranchie du temps et de
l’espace, et décrite positivement comme une félicité que l’on expérimente à
l’intérieur de soi79.
La Déesse demande alors par quels moyens cette forme de connaissance
peut être vécue. Le Dieu répond en décrivant cent-douze expériences qui se
dévoilent chacune frayer un accès possible à l’Absolu, à travers n’importe
laquelle des facettes de la condition humaine. Un de ces « dispositifs » est
ainsi formulé :
« Quand on se renforce dans la (réalisation) suivante : ‘Je possède les
attributs de Śiva, je suis omniscient, tout-puissant et omni-pénétrant ; je suis
le Seigneur suprême et nul autre’, on devient Śiva. »80
En somme, si l’on possède les attributs de Siva, c’est qu’on est Siva.
Comme on voit, cette approche met l’accent sur les continuités entre des
termes qui, ailleurs, paraissent devoir s’opposer. Abhinavagupta préfère
nuancer plutôt que de trancher en excluant. Cette attitude reflète un
véritable choix métaphysique : celui de voir dans la vie, dans le mouvement
et dans l’agitation la plus superficielle une propriété essentielle de la
conscience, autrement dit du Réel. Ce qui rend son discours à la fois
complexe et passionnant.
Pour récapituler, on peut donc dire que le monde est réel, qu’il a une
valeur :
- Parce qu’il fonctionne de manière relativement cohérente ;
- Parce qu’il est une manifestation de la liberté de la conscience, et pas
seulement d’une méprise ;
- Parce que la conscience ne peut se reconnaître sans l’avoir d’abord
manifesté ;
- Parce qu’il ne disparaît pas quand on le voit dans sa vérité.
Mais il n’est pas réel si l’on entend par là qu’il serait réellement
indépendant de la conscience et fait de matière solide.
B. Le défi bouddhiste
À l’opposé du réalisme extrême du Nyāya, l’école bouddhiste fondée par
Dharmakīrti est un nominalisme.
Ce courant, également dit « logicien » parce que lui aussi s’intéresse à ce
qui fait la validité de nos connaissances, est fondé sur une ontologie partant
d’un axiome en apparence fort simple : exister, c’est produire un effet.
Autrement dit, être réel, c’est être doué d’efficience causale. Une chose est
une cause, comme dira Spinoza. Inversement, ce qui ne produit aucun effet
n’est rien. N’étant pas une cause, cela n’est pas une chose, une entité.
Cette efficience se prend en plusieurs sens. Un char est réel s’il remplit sa
fonction — transporter des personnes, attaquer l’ennemi, etc. Ou encore,
l’eau que l’on aperçoit est réelle, si et seulement si, elle peut étancher notre
soif.
De façon plus radicale encore, selon Dharmakīrti, une chose se réduit à la
somme des perceptions qu’on en a ou peut en avoir. Ainsi, une pomme
rouge, si on lui retire l’une après l’autre ses caractéristiques telles que sa
couleur, sa forme, son poids, sa saveur, etc., n’est plus qu’un mot.
Car les mots, pris en eux-mêmes, ne sont que cela, des étiquettes vides.
Ils ne sont que des outils communs pour interagir, mais ils ne désignent rien
d’autre que des agrégats évanescents. Et, à strictement parler, les mots ne
désignent même pas cela. Bien plutôt, les mots ne renvoient jamais à un
objet réel. Ils renvoient à d’autres mots, qui renvoient eux-mêmes à d’autres
mots, et ainsi de suite, à l’infini. Comme un dictionnaire ou une
encyclopédie, le langage fonctionne en circuit fermé, sans aucun ancrage
dans les choses. Non seulement les relations entre les mots et les choses
sont arbitraires, mais plus encore, il n’y a aucune relation entre eux. La
réalité est, pour le langage, un horizon jamais atteint. Le mot « pomme »
n’acquiert pas son sens en désignant une entité extralinguistique, mais
simplement en excluant (apoha) tous les autres sens possibles, comme un
sculpteur enlève de la matière pour faire apparaître la forme qu’il visualise.
Les mots fonctionnent comme une construction dont les éléments se
soutiennent mutuellement, sans qu’aucun ne joue de rôle fondateur. Il n’y a
pas, absolument parlant d’idées ou de mots plus simples, moins composés,
que les autres. En Occident, Jacques Derrida a nommé ce phénomène la
différance. En cherchant le sens d’un mot, on ne peut que renvoyer à
d’autres mots.
Mais pour Dharmakīrti, la connaissance de ce fait à une valeur salvatrice.
En effet, la prolifération des mots, des pensées, est la prison du saṁsāra.
De plus, l’entité « pomme » n’est, dit Dharmakīrti après bien d’autres
bouddhistes, qu’une construction mentale. En réalité, rien ne dure plus d’un
instant. Cette affirmation qui, au premier abord, peut paraître invérifiable,
est en fait une conséquence logique de celle qui identifie réalité et efficience
causale. Exister, c’est causer. Or, pour causer ou produire quelqu’effet, il
faut changer. Il en va comme des deux plateaux d’une balance : l’élévation
d’un des plateaux est, purement et simplement, abaissement de l’autre. La
cause passe tout entière, s’épuise entièrement, dans son effet. Pour
reprendre une image commode bien qu’inexacte, la graine périt entièrement
à mesure qu’elle produit la pousse de l’arbre. Donc exister, c’est toujours
cesser d’être, c’est être impermanent. L’existence est, en somme, un pur
devenir, un flux sans point d’appui ou une perpétuelle fuite en avant.
Par conséquent, notre « pomme » n’est en réalité qu’une série d’instants.
L’identité désignée par le mot singulier « pomme » n’a aucune contrepartie
réelle, pas plus qu’un « film » n’est une chose en plus de la série des images
instantanées qui le constituent. La preuve en est que, si on abstrait les
éléments — les instants ou les images — de cette série, la pomme ou le film
disparaissent avec eux.
Et surtout, cela signifie que la « pomme », et tout le reste, ne sont que des
mots creux. Plus encore, ce sont des représentations qui ne portent sur rien
de réel, ce sont donc des erreurs. Dharmakīrti rejoint sur ce point Hume,
lorsque celui ci dit que « les objets, qui varient et sont discontinus, et sont
pourtant supposés continuer à l’identique, ne sont tels qu’en tant qu’ils
consistent en une succession de parties, conjointes ensemble par
ressemblance, contiguïté ou causation. Car puisque la succession répond
manifestement à notre notion de diversité, ce ne peut être que par erreur que
nous lui attribuons une identité. »124
Ainsi, tout jugement est une erreur. Il fait voir de l’identique là où il n’y a
que du différent, du singulier, de l’unique. Tous les mots, et donc toute la
pensée et tout le langage sont faux. Ce sont des projections se donnant
carrière à la faveur d’une confusion si ancienne qu’elle n’est jamais
remarquée comme telle. La saisie du pur devenir comme « choses » est
devenue une habitude invétérée. Il faut dire qu’on voit mal comment on
pourrait fonctionner sans cela... Si l’identité de la « pomme » est
impossible, elle n’en est pas moins nécessaire pour agir. Et c’est là le
modeste rôle dévolu au langage (ou, ce qui revient au même, à la pensée)
par les bouddhistes, tout comme pour un Bergson le langage n’a pas
vocation à faire connaître la réalité, mais à agir. Et encore, le langage n’agit
pas sur la réalité, mais plutôt sur l’illusion collective dans laquelle il nous
maintient.
D’un autre côté, on ne peut surmonter le langage que grâce au langage,
de même qu’Abhinavagupta reconnaît qu’on ne peut surmonter la dualité
qu’en prenant appui sur elle. La philosophie de Dharmakīrti se présente
ainsi comme un remède contre les illusions du langage. Mais ce remède
prend lui-même la forme du langage. C’est un discours qui s’emporte lui-
même tout comme l’allumette se consume dans le brasier qu’elle a
déclenché. On pourrait pareillement comparer ces arguments contre la
validité du langage à un virus, qui assume la forme de son hôte pour mieux
le consumer.
Bien entendu, cette philosophie est une pratique : c’est un exercice
spirituel. Il a pour but de transformer celui qui s’y livre. La spéculation est,
ici aussi, une manière de se réformer : c’est une méditation analytique
opérant une véritable dislocation de la prolifération discursive qui constitue
le saṁsāra. Avant cela, la méditation du « calme mental » (samatha) sert à
rendre l’esprit plus lucide et mieux à même de juger de la réelle nature des
choses. Une fois tranquille, l’entendement devenu limpide se tourne vers
lui-même ou vers quelqu’objet (le langage), afin d’en percer à jour la
nature, de même que, selon une image classique du Bouddhisme du Grand
Véhicule, on s’assure d’abord qu’une lampe est à l’abri du vent (l’agitation
mentale), avant de s’en servir pour éclairer et examiner une fresque.
Cette doctrine, en apparence purement négative et très austère, vise donc
également un salut en forme d’épanouissement des qualités latentes de la
conscience. Tout comme pour les Śivaïtes, la conscience est, selon
Dharmakīrti et le Grand Véhicule (mahāyāna), omnisciente et, à sa manière
particulière, omnipotente. Dharmakīrti n’est pas un penseur qui pense
simplement pour lui-même125, mais un adepte qui cherche à assurer sa foi et
à la défendre.
Or, cette sorte de machine de guerre dialectique représente un redoutable
défi pour les autres sectes et leurs dialecticiens. La tradition religieuse à
laquelle appartient Utpaladeva consiste, comme nous l’avons dit, en un
ensemble de groupuscules assez marginaux, presque exclusivement adonnés
à la pratique virtuose de liturgies fort sophistiquées. On trouve, ça et là, des
esquisses de doctrines, mais elles sont incomplètes et assez disparates.
Au VIIIème siècle avait commencé un mouvement d’élaboration d’une
doctrine, d’abord par Vasugupta, puis par Somânanda. Ce dernier, initié
dans divers sectes « de gauche » fut un commentateur des Écritures, mais
aussi un philosophe visionnaire, auteur d’une œuvre pleine de vie, La vision
de Siva, dans laquelle il répète sans se lasser que « Tout est Siva ». Il
développe des arguments contre la plupart des mouvements contemporains,
y compris les bouddhistes, sans toutefois s’y attarder spécialement.
Utpaladeva transforme radicalement l’approche de son maître. Conscient
sans doute de la puissance des arguments réductionnistes de Dharmakīrti, il
centre toute son approche sur cet adversaire. Dharmakīrti représente la
forme de pensée la plus réfractaire, la plus opposée qu’il connaisse à l’idée
d’un Seigneur omniscient et omnipotent. S’il parvient à le surmonter, il s’en
trouvera, lui et sa tradition, renforcé d’autant plus.
Pour cela, il adopte une stratégie transcendantale. Celle-ci consiste à
essayer de démontrer que les thèses adverses ne sont vraies que si les nôtres
sont vraies. Schématiquement, cet argumentation peut se présenter sous
cette forme : Si le monde existe, c’est qu’il a un fondement, une condition
de possibilité dirions-nous. Or il existe, et la seule hypothèse capable d’en
rendre compte, c’est la thèse d’Utpaladeva. Autrement dit, Utpaladeva
admet la thèse de Dharmakīrti pour ensuite montrer que seule sa thèse est à
même de rendre entièrement raison de celle de Dharmakīrti. Oui, dit
Utpaladeva, les choses sont instantanées, les perceptions tout comme les
idées. Mais on observe qu’il y a des synthèses et des identités qui perdurent
dans ce flux, même si ces synthèses sont des constructions provisoires. Or,
seule une conscience libre est capable d’unifier ainsi des éléments séparés
et confinés en cux-mêmes. Donc, pour que la thèse de Dharmakīrti
(l’instantanéité de toute chose) soit vraie, il faut nécessairement que celle
d’Utpaladeva (l’éternité de la conscience omniprésente) le soit aussi.
On remarquera que cet argument repose sur un postulat : les
représentations, au sens le plus large (perceptions, sensations, idées,
souvenirs...), sont incapables d’interagir de leur propre initiative. Elles sont
« inertes » (jaḍa), statiques, « confinées en elles-mêmes » (svātmaniṣṭhita).
Le seul argument que propose Utpaladeva pour justifier ce postulat est que
« une perception ne perçoit pas une autre perception ». Ma perception du «
jaune » de cette pomme ne sait rien de sa saveur sucrée. Seule une troisième
instance, la conscience, a le pouvoir de les unifier, de les rapporter à un
même objet, « la pomme ». De même, il ne suffit pas de dire que mes
perceptions passées, conservées sous forme de souvenirs, sont réactivées à
cause de leur ressemblance par une perception présente pour expliquer le
phénomène de la remémoration. Car ce qui se passerait alors, c’est que
voyant une pomme, des images de pommes nous viendraient à l’esprit, sans
que nous soyons capables de dire que ces images se ressemblent ou
appartiennent au même objet, à la même pomme.
On pourrait objecter que c’est souvent ce qui se passe : des images nous
viennent comme malgré nous. Le « je pense » est plutôt un « ça pense »,
observera Nietzsche. Mais Utpaladeva préfère voir l’ordre plutôt que le
chaos. Peut-être dirait-il que même le chaos est un ordre « incomplet » ou
imparfait, inachevé. Il choisit de voir la relative ordonnance de nos
expériences ordinaires.
Or, cet ordre ne serait pas possible si les perceptions se percevaient
mutuellement et s’agrégeaient de leur propre accord. Ce serait le chaos
d’une hallucination permanente. Il n’y aurait plus de « monde », de sphère
commune, qui suppose un certain accord entre les perceptions privées. On
voit ici encore combien Utpaladeva est optimiste. Contre le Vedānta et son
illusionnisme, il affirme la réalité et la beauté du monde ; contre le
réductionnisme de Dharmakīrti, il rappelle son harmonie.
Ce rapport remarquable qu’entretient Utpaladeva avec cet adversaire si
particulier qu’est le Bouddhisme se traduit dans son œuvre par une certaine
confusion : il reprend si bien la terminologie et les expressions même de
son adversaire qu’il en devient plus proche que des penseurs réputés «
orthodoxes », tels les théistes Nyāya, dont pourtant il admet la validité dans
le domaine empirique, et sur le modèle duquel il a composé une «
Démonstration de l’existence du Seigneur ». Bref, Utpaladeva est subtil et
sophistiqué : il retourne les armes de l’adversaire contre lui. Ce faisant, il
les adopte et, jusqu’à un certain point, il en sort une véritable synthèse du
Sivaïsme et de l’idéalisme Bouddhique.
Ceci n’est pas totalement nouveau. En effet, Utpaladeva appartenait,
entre autres, à une tradition « de gauche » des plus extrêmes — le
Kālīkrama — qui était dans ses Écritures déjà profondément influencée par
l’idéalisme bouddhique, le sermon de la Descente à Lanka notamment. On
a parfois l’impression qu’Utpaladeva veut faire « accoucher » ce
Bouddhisme de ce qu’il porte en lui. Et il est vrai que la doctrine de la
Reconnaissance ressemble fort à certaines doctrines du Bouddhisme tardif,
celles qui se feront jour au Tibet à partir du XIème siècle sous le nom
générique de « Grande Complétude ».
Mais le Bouddhisme n’est pas le seul ingrédient que notre auteur ne
craint pas d’intégrer à son œuvre. C’est vers l’autre grand «allié»
d’Utpaladeva qu’il convient de se tourner à présent.
C. La métaphysique du Verbe
Utpaladeva, qui en cela sera suivi par Abhinavagupta, est profondément
influencé, et même inspiré, par Bhartrhari. Utpaladeva a commenté l’œuvre
de son maître Somānanda, mais il a aussi composé ce poème De la
Reconnaissance du Seigneur, dans laquelle il fait de Bhartrhari un allié
essentiel.
Or, cela est assez surprenant, car ce penseur inclassable du IVème siècle
avait été sévèrement jugé par Somānanda. Celui-ci consacre en effet
plusieurs dizaines de vers de sa Vision de Śiva à réfuter les « Grammairiens
», par quoi il fait allusion à Bhartrhari.
Auteur d’une œuvre complexe, intitulée Sur les phrases et les mots126,
Bhratrhari axe sa pensée sur l’idée de l’omniprésence du langage :
« En ce monde, il n’existe point de cognition qui ne soit conditionnée par
le langage (śabdānugamāt). Toute expérience (j ānct) apparaît comme
tissée de langage. »127
Cela signifie que même les expériences immédiates — perception ou
intuition — relèvent du discursif. Même dans une expérience apparemment
dépourvue de toute articulation, se décèle en réalité une forme d’articulation
ou, ce qui revient au même pour Bhartrhari, d’intelligence. Seulement, dans
ce genre d’expérience l’articulation est présente, mais sous une forme «
compressée » (saṁhrtarūpa). La conscience est langage, c’est-à-dire prise
de conscience d’un sens et articulation (vimarśa, śabdabhāvanā). Le
discours articulé et audible n’est que le résultat de la décompression d’un
sens qui était présent dès l’origine, mais confusément. Ainsi, j’ai d’abord
l’intuition instantanée de ce que je souhaite dire, puis j’entreprends
d’exprimer cela avec des mots se succédant dans le temps.
Bien entendu, le langage ou la conscience sont plus ou moins articulés.
Ces degrés sont schématisés dans la théorie des trois (ou quatre) niveaux de
la Parole. Peu importe le nombre exact de ces niveaux. L’important est de
voir qu’on a toujours affaire à une hiérarchie graduée transcendée par un
ultime niveau128. En partant du niveau le plus bas, on a d’abord la parole
articulée empirique. Puis la pensée, intermédiaire. Et enfin l’intuition, qui
embrasse son sens d’un seul regard. À cela, Utpaladeva et le Trika ajoutent
un quatrième plan, qui est l’essence commune aux trois précédents. Ce n’est
donc pas une entité séparée d’eux, mais plutôt leur arrière-plan, celui qui les
pénètre et les nourrit. Ce plan, dit « suprême » (du nom de la plus haute
déesse du panthéon du Trika), reste égal à lui-même en chacun des niveaux
qu’il infuse, que ce plan soit atemporel ou bien changeant.
À l’aide de ce schéma, Bhartrhari formule une métaphysique de la parole.
L’Absolu, la seule réalité, est une conscience discursive. Cette conscience
prend conscience d’elle-même. À strictement parler, elle se « dit » elle-
même. Mais d’abord, au niveau de la parole « Voyante » (paśyantī), elle
prend conscience d’elle-même intégralement, se ressaisissant intuitivement
et directement. On peut dire qu’elle se connaît entièrement elle-même. Elle
est alors une parole, mais davantage semblable à un murmure, à une rumeur
indistincte ou, mieux encore, à une note ou à un accord continu à l’arrière-
plan d’une mélodie. Dans l’expérience individuelle, elle correspond à
l’intuition de ce qu’on va dire, avant-même qu’on ne le formule en pensée,
avant-même qu’on ne l’articule dans une succession de mots et de phrases.
Puis, dans un second moment, intermédiaire (madhyamā), elle se
fragmente : les phonèmes apparaissent, différenciés, multiples et signifiants
des objets eux-mêmes multiples. D’abord dans la pensée, puis dans le corps
(vaikharī), la Parole se différencie graduellement.
Autrement dit, la conscience ou la Parole est une, mais Bhartrhari
l’analyse en y distinguant deux aspects : le versant signifiant (l’acte de prise
de conscience, la représentation), et le versant signifié (ce dont on prend
conscience, ce que l’on se représente). L’aspect signifiant est l’aspect «
subjectif » de la réalité-Parole. Le signifié est son pôle « objectif ». Toutes
les expériences possibles sont faites des relations entre ces deux pôles. Au
fur et à mesure que la conscience s’énonce, prend conscience d’elle-même,
signifiant et signifié se différencient de plus en plus nettement, jusqu’à
parvenir au plan empirique des mots et des choses.
Utpaladeva reprend cette manière de mythe dans son propre récit
descriptif du déploiement des phénomènes. Abhinavagupta approfondira cet
héritage. Ce mythe de l’émanation du réel par interaction entre signifiant et
signifié deviendra, en termes śivaïtes, la relation entre Śiva et sa Puissance,
entre le dieu et la déesse, entre manifestation et représentation.
La pensée de la Reconnaissance en tirera au moins deux thèses
essentielles : Premièrement, qu’il n’y a pas de rupture entre les plans de la
réalité ou les registres de la conscience. Au contraire du bouddhiste
Dharmakirti, pour qui perception et pensée n’ont rien de commun, selon la
Reconnaissance, il n’y a pas entre eux de différence de nature, mais
seulement des différences de degré. Intuition ou pensée, c’est toujours le
même événement — la conscience se ressaisissant — mais selon des
nuances et des modes infiniment variés. En d’autres termes, dans la
conscience il y a toujours à la fois de l’identité, puisqu’il n’y a au fond
qu’une seule et même conscience qui se connaît elle-même de mille façons,
et toujours aussi de la différence, même dans l’acte de conscience le plus «
pur », sans quoi ce ne serait pas la conscience. Deuxièmement, la dualité, la
séparation entre les choses et les êtres qui est notre lot, n’est pas connotée
négativement, puisqu’elle n’est que la venue en plein jour de ce qui est déjà
présent dans la conscience. Dès lors, la pensée et le langage ne sont plus
nécessairement des symptômes de confusion ou d’ignorance mais bien
plutôt des manifestations de la libre créativité propre à la conscience.
Ainsi, ce sont toutes les activités les plus humaines qui s’en trouvent
éclairées d’une lumière sacrée, pourrait-on dire, puisque toute expérience
est, dans cette perspective, une expérience de l’Absolu. Dire « Je vois une
pomme »129, c’est l’Absolu se connaissant lui-même. D’une manière
incomplète certes, mais la Recnnnaissance préfère souligner l’aspect
positif, car reconnaître que toute expérience est une connaissance de soi,
c’est précisément se reconnaître comme identique au Seigneur omnipotent
et omniscient auteur de toute chose.
Contrairement à Dharmakīrti, à Śaṅkara ou à la plupart des philosophes
mystiques qui utilisent le langage pour le dépasser en l’excluant,
Utpaladeva inclut le langage. La pensée, les mots ne sont pas un obstacle.
Du moins pas plus que le corps et les émotions. En réalité, liberté ou
servitude sont une question de regard. Selon la façon de considérer les
phénomènes — tous sans exception aucune —, ceux-ci apparaîtront comme
des obstacles ou des aides. Il n’y a qu’une seule conscience se manifestant
librement. Mais, selon qu’on reconnaît cette manifestation comme un
produit de la conscience, ou bien qu’au contraire, on la prend, à tort, pour
une réalité étrangère, on s’en retrouve maître ou esclave. Celui qui voit dans
les expériences le déploiement de ses pouvoirs est toujours libre. Celui qui
y voit des forces hostiles est rendu impuissant par ses propres puissances.
Paradoxalement, il s’aliène du fait de sa liberté qui, au fond, demeure
inaliénable. Il en va un peu comme de l’imagination. Si l’on sait qu’on en
est la seule source et le seul fondement, on ne craint pas de la laisser
divaguer. Mais, aussitôt qu’on oublie la situation, on en devient la victime.
Dès lors, la liberté devient un problème, dont le poème de la
Reconnaissance du Seigneur se veut la solution.
Cet essai de traduction est basé sur l’édition critique du texte par Raffaele
Torella. Le plus souvent, nous avons également suivi l’interprétation qu’il
en donne dans la traduction anglaise qui accompagne cette édition critique.
Nous nous appuyons également sur les commentaires d’Abhinavagupta et
de Bhāskara, ainsi que sur les études des chercheurs contemporains. Parmi
eux, nous ont inspirés plus spécialement David Lawrence et Alexis
Sanderson, aux travaux desquels on pourra se reporter.
Cependant, nous n’aurions sans doute jamais découvert les merveilles de
cette philosophie sans l’œuvre, pionnière et profonde à la fois, de Lilian
Silburn, à la mémoire de qui nous aimerions dédier ce travail.
Nous avons ajouté aux Stances les titres de chapitres donnés par
Abhinavagupta dans sa Méditation sur les stances.
Au-dessous de chaque stance se trouve l’auto-commentaire
d’Utpaladeva, suivi par notre commentaire. Nous avons mis entre
parenthèses les termes qui, selon nous, doivent complèter la traduction du
sanskrit, lorsque celui-ci est trop elliptique. Enfin, que l’on ne s’étonne pas
de la fréquente occurrence de l’expression « etc. ». Elle traduit le sanskrit
ādi, dont les auteurs indiens ont tendance à abuser, et qui désigne le plus
souvent une liste de choses appartenant à une même catégorie. Par exemple,
les expériences sont désignées par « le bleu, le plaisir, etc. » (nīlasukhādi).
Le bleu est le premier membre de la catégorie des perceptions (expériences
« externes »), tandis que le plaisir est le premier membre de la catégorie des
sensations (expériences « internes »).
Table analytique des Stances, selon
Abhinavagupta
Première section : Que la conscience est omnisciente
Chapitre premier : Introduction de la thèse de l’auteur.
1 : Que les idées générales ne sont pas de simples erreurs, pour autant
qu’elles sont utiles.
2 : Que, selon le point de vue adopté, les idées générales sont à la fois
faites d’identité et de différence.
3 : Les constructions mentales (vikalpa) sont également faites de
différence et d’identité.
4-5 : Distinction des sphères de l’unité et de la multiplicité.
6 : Définition des relations entre l’action et les facteurs de l’action
(kāraka).
7 : Utilité de l’efficacité de ces relations.
1 : Que la relation de cause à effet est production d’un objet par un agent.
2-4 : Que l’objet lui-même ne peut rien produire,
5-10 : Que seule la conscience (caitanya) est cause, en forme d’agent
producteur.
11-13 : Que l’inférence repose sur la Nécessité, qui elle-même est une
manifestation de la conscience.
14-16 : Que la théorie bouddhiste de la relation de cause à effet ne
s’explique que dans le cadre de la théorie de l’auteur.
17-19 : Que l’effet ne préexiste pas dans une cause qui serait la matière.
20-21 : Que la relation de cause à effet n’est pas possible si la conscience
n’est pas le Seigneur.
Troisième section : Concordance des Écritures avec la thèse de
l’auteur
Chapitre un : Description des catégories (tattva).
1 : La catégorie de Siva.
2 : Définition de la catégorie de l’Éternel Śiva et de celle du Seigneur.
3 : La catégorie de la Science Pure.
4 : Raison pour laquelle cette Science est pure.
5 : Que ces trois catégories sont différents moments d’une seule et même
conscience.
6 : Autres définitions de la Science Pure.
7 : Détinition de la Science Pure selon l’auteur.
7 : La catégorie de Māyā.
8 : Définition de l’Occultation comme acte de voiler,
9 : Les cinq Cuirasses des sujets connaissants identifiés au vide, etc.
10 : Définition de la Nature (pradhāna).
11 : Description des vingt-trois catégories restantes.
18 : Conclusion.
Transcription et prononciation du
sanskrit
1.
[Stance]
Je suis devenu, je ne sais comment, le serviteur du grand Seigneur. Parce
que je désire aider aussi l’humanité, je vais rendre possible, en la justifiant,
la re-connaissance de (soi comme étant le Seigneur). Elle est la cause qui
fait obtenir toutes les perfections.
[Auto-commentaire]
Moi, qui ai obtenu gracieusement du suprême Seigneur cette fortune
qu’est l’état de serviteur (du Seigneur), si difficile à obtenir, je me trouve
honteux de ce succès solitaire. C’est pourquoi je vais maintenant rendre
possible, en la justifiant, la reconnaissance du Seigneur — notre Soi — par
toute l’humanité. Parce qu’elle aura, elle aussi, obtenu la vérité ultime,
j’atteindrai à une parfaite satisfaction.
Ces trois processus sont imités et exprimés dans leur forme la plus haute
dans les Stances d’Utpaladeva. Et toutes ces manifestations sont analogues,
enfin, à la composition du poème de la Reconnaissance par Utpaladeva. De
sorte que tous ces processus se répondent et s’éclairent mutuellement,
conformément à la maxime śivaïte selon laquelle « Tout est en tout ».
En somme, dans tous les cas, on imite l’action divine. Cette action est un
mouvement sur place (kiṁciccalana), c’est-à-dire une tension ou un désir,
mais qui ne vise pas à combler un manque. Ce dynamisme témoigne plutôt
d’un débordement (ucchalatā) ou, selon l’expression de Maître Eckhart,
d’une ébullition intérieure, de soi vers soi. D’autre part, cette action se
déroule selon un rythme cyclique, se déployant toujours en deux temps.
Cette respiration ininterrompue se décline selon mille modes, sur tous les
registres et dans chaque expérience, même la plus banale et la plus confuse.
C’est elle que l’adepte doit « reconnaître » à chaque instant. Une fois
reconnue, c’est-à-dire connue adéquatement, cette respiration, ce va-et-
vient incessant, ne sont plus l’expression d’une aliénation, mais d’une
liberté- Le déséquilibre, la fuite en avant qui tourmentc l’homme ordinaire
devient alors célébration (prathā).
Quel que soit le registre dans lequel se situe le processus évoqué
(cosmogonie, révélation, liturgie, création de concepts, lecture d’une œuvre
philosophique), il se ramène en définitive à un mouvement d’émanation et
de résorption, analogue à l’expir et à l’inspir, à l’éveil et au sommeil. Ce
ryhtmc, qui va se répétant sans cesse à toutes les échelles, est une pulsation,
un mouvement dialectique entre toutes les sortes d’opposés, repérables
jusque dans la passion et le dépit des jeux amoureux141. Il est l’essence de
la conscience : la liberté142.
2.
Qui, étant doué de conscience, pourrait bien être en mesure de prouver ou
réfuter le sujet connaissant, l’agent, notre Soi, le grand Seigneur prouvé
d’emblée ?
Le Soi de tous les êtres est le fondement commun à toutes les vérités
démontrées143. Cela implique qu’il est prouvé, puisque autrement il est
impossible de prouver quoi que ce soit. Il est évident par soi. Il est
simplement le sujet connaissant, prouvé a priuri. Il est « l’Ancien ». (Toute)
connaissance et (toute) action sont siennes.
Cette souveraineté est notre conscience.
Dès lors, seuls les égarés s’efforcent de prouver et réfuter le Seigneur.
Commentaire
3.
Et pourtant, bien qu’il soit vu, il n’est pas identifié comme tel en vertu de
l’égarement. C’est pourquoi on donne à voir cette reconnaissance en
dévoilant ses Puissances.
Commentaire
Cette stance énonce l’enjeu spirituel de la démarche philosophique de
l’auteur : Il ne s’agit pas de rechercher une expérience inédite d’une entité
jusque là inconnue, mais plutôt d’éliminer une interprétation fausse («
égarée) de l’expérience ordinaire en la remplaçant par une interprétation
adéquatc. Bien sûr, cette reconnaissance de la conscience ou de
l‘expérience150 pour ce qu’elle est transfigure radicalement l’expérience.
Égarée, la conscience se connaît comme aliénée. En se reconnaissant, elle
se ressaisit au contraire comme essentiellement libre.
Pour cela, il faut en particulier reconnaître que la conscience est
omnisciente et omnipotente. La toute-puissance de la conscience est comme
une extention de son omniscience. C’est donc cette dernière qu’il importe
d’établir d’abord. En montrant qu’aucun objet ne peut être connu que par la
conscience, l’auteur à établi, en un sens assez particulier, que la conscience
connaît tout ce qui est connaissable. Mais cette connaissance demeure une
connaissance en puissance : tout ce que je peux connaître., je le connaîtrai
par la conscience. Cela semble évident. En revanche, puis-je affirmer que je
connais tous les objets possibles maintenant, c’est-à-dire par une
connaissance en acte ? Il semble que je ne puisse connaître qu’un nombre
limité d’objets, même si ces objets ne sont connaissables que par la
conscience. Dès lors, comment admettre que je suis omniscient ?
Utpaladeva n’approfondit guère cette objection, préférant mettre l’accent
sur la conscience comme condition de possibilité et contenant de tout objet
de connaissance possible. Pour lui, en effet, on est « Seigneur » de tout ce
qui dépend de nous. Or, rien n’est possible sans la conscience, qui est notre
essence. Par conséquent, nous sommes le Seigneur de toutes choses.
Abhinavagupta, dans son commentaire aux Stances d’Utpaladeva, répond à
l’objection selon laquelle nous ne sommes pas omniscients, au motif que
nous ne connaissons (et ne pouvons connaître., semble t-il) qu’un nombre
très limité d’objets. Contre cela, il rappelle que l’omniscience de Dieu lui-
même ne dépend absolument pas du nombre d’objets qu’il connaît
actuellement : le Seigneur est également omniscient, qu’il connaisse une
infinité d’objets, ou quelques uns seulement. Car cette quantité limitée est
elle-même suscitée par son désir souverain. De même, si actuellement nous
ne connaissons qu’un nombre limité d’objets, limités que nous sommes par
le corps, c’est parce qu’en réalité nous sommes le Seigneur omniscient
absolument libre. C’est cette liberté absolue, et rien d’autre, qui explique —
et rend possible — notre finitude provisoire. Autrement dit, nous sommes le
Seigneur omniscient qui a librement choisi de se connaître comme être
limité.
À présent, l’auteur expose, sous une forme très concise, l’argument qui
justifie la thèse selon laquelle nous sommes omniscients et omnipotents,
tout comme le Seigneur dont parlent les textes religieux :
4.
Or, en effet, les choses qui ne sont pas conscientes (par elles-mêmes) ont
leur fondement dans les êtres vivants. Et on sait que la connaissance et
l’action sont la vie des êtres vivants.
Commentaire
Dans cette stance, l’auteur expose la démarche suivie dans l’ensemble du
poème. 11 s’agit d’une réduction, en trois temps.
D’abord, les choses sont réduites à leur essence, qui est le fait
d’apparaître. Puis, cette apparence infinie est réduite à l’acte de conscience,
lui-même défini comme omniscience et omnipotence- Ces puissances sont,
finalement, ramenées à leur attribut essentiel : la liberté.
5.
Parmi (elles), on prouve par soi-même (la présence de) la connaissance.
L’action, quand elle se manifeste à travers un corps devient en outre
discernable par les autres. Par cela, on peut deviner la (présence de la)
connaissance en autrui.
L’action d’un être vivant devient directement perceptible par autrui quand
elle atteint l’étape finale qu’est le mouvement corporel. La connaissance,
nous pouvons la connaître par nous-mêmes. Elle devient en outre évidente
pour autrui précisément en tant qu’action.
Par conséquent le Seigneur — le Soi qu’on peut se représenter comme «
je » — est prouvé pour soi et pour autrui précisément en tant qu’il est
connaissable comme notre conscience. C’est à cause d’une occultation de
(sa vraie) nature, en vertu de la puissance de Māyā, que le (Soi) se méprend
ainsi.
Commentaire
Ici, « connaissance » est synonyme de conscience. « Action » désigne
cette sorte d’activité volontaire propre aux êtres vivants151.
Notons que la connaissance et l’action ne sont pas opposées. L’action est
le prolongement de la connaissance. Il s’agit d’un seul et même acte,
d’abord intérieur et « subtil », puis extérieur et « grossier ».
La « puissance de Māyā » est la liberté absolue de cette même
conscience. C’est précisément en vertu du caractère illimité de sa liberté
qu’elle s’entrave elle-même, qu’elle se perd dans ses propres créations.
Autrement dit, qu’elle s’aliène. La liberté à l’état brut mène, par un
renversement dialectique qui constitue le devenir de la conscience, à
l’aliénation. Selon la formule poétique d’un continuateur de la pensée
d’Utpaladeva, « Le plus beau rubis est voilé par l’éclat de ses propres
rayons. Ainsi, bien qu’il resplendisse du plus grand éclat, le Soi n’est pas
manifeste »152.
II. Explication de la thèse adverse153
1-2.
Objections (des Logiciens bouddhistes :)
Il y a une (première sorte) de cognition qui est « apparence d’une réalité
singulière ». Il y en a une autre (sorte) appelée « construction mentale
discursive », associée au discours, existant sous des formes très diverses.
Pour aucune des deux (il n’est nécessaire de supposer l’existence) d’un
quelconque sujet percevant éternel, puisqu’il n’apparaît pas en elles. En
outre, cette représentation « je » a pour référent le corps, etc.
Commentaire
Contrairement à Utpaladcva, le penseur bouddhiste Dharmakīrti sépare la
réalité en deux domaines qui n’ont rien de commun : d’un côté les choses
en elles-mêmes, chacune étant unique, éphémère et indicible ; et de l’autre
les mots, les interprétations, les constructions mentales, qui sont toutes
fausses. Dharmakīrti « dcconstruit » et dévalorise la pensée et le langage, au
profit de la perception directe qui, seule, est une connaissance vraie et
potentiellement libératrice.
3.
Réponse (des Logiciens brahmaniques) :
- Comment pourrions-nous expliquer la remémoration — qui se
conforme à l’expérience directe alors que celle-ci n’est plus présente
— s’il n’y avait un Soi éternel, sujet des expériences ?
Commentaire
Ce sont les thèses des écoles brahmaniques « orthodoxes quai sont ici
présentées. Selon les Bouddhistes, rien ne dure plus d’un instant. Dans ces
conditions, si absolument rien ne persiste, comment le phénomène de la
remémoration serait-il possible ? Or, toutes les activités humaines sont
fondées sur la remémoration, ne serait-ce que pour se souvenir du nom des
choses. Voir une pomme c’est, normalement, la reconnaître, l’identifier,
c’est-à-dire se remémorer les informations passées. Comment expliquer
cela si vraiment la conscience est anéantie à chaque instant ?
4.
(Objection des Bouddhistes aux philosophes brahmaniques :)
Même en admettant l’existence du Soi, la remémoration (n’est toujours
pas expliquée), car la perception n’existe plus. (Or) c’est par elle (que la
mémoire accède) aux choses perçues (antérieurement).
(Réponse des philosophes bralunaniques :)
- La (mémoire) agit précisément sur ces mêmes expériences
(antérieures)...
Commentaire
Pour Dharmakīrti, rien n’existe plus d’un instant. À strictement parler,
cette table que je vois n’est pas la même table que celle de l’instant d’avant,
même si le changement est imperceptible. Par conséquent, dire que « cette
table est la même table154 qu’il y a deux minutes ou deux jours » est une
erreur. Or, toute notre vie quotidienne est remplie de ces interprétations du
présent par le passé, du type « Je suis Paul, qu’on voit sur cette photo ». On
relie une perception présente à une perception passée, à travers un acte de
remémoration qui est une reconnaissance et une interprétation. De sorte
que, selon Dharmakīrti, tout notre lonctionnement, basé sur les mots et la
mémoire, est faux, car tout change d’instant en instant. Il n’y a aucune
identité, aucun référent objectif permanent, ni dans les choses, ni dans les
personnes, donc il n’y a aucune reconnaissance valide.
5.
...puisqu’en effet la source de la remémoration, ce sont les impressions
laissées par les expériences antérieures.
(Objection des Bouddhistes aux philosophes brahmaniques :)
S’il en est ainsi, à quoi bon ce fardeau d’un Soi permanent ?
Commentaire
Le partisan du Soi s’appuie sur la notion d’impression laissée par les
perceptions pour expliquer la mémoire. L’objet perçu à l’origine a, certes,
changé. À vrai dire, il a bien cessé d’exister. Mais il continue d’exister dans
l’esprit à travers l’impression qu’il a laissée et qui peut être réactivée dans
la remémoration.
Mais le Bouddhiste (c’est-à-dire Dharmakīrti) fait remarquer que
l’hypothèse du Soi est alors inutile. En effet, si les impressions expliquent
l’impression de continuité et de cohérence que nous expérimentons, à quoi
bon supposer un Soi sous-jacent à ces impressions ? N’est-ce pas là une
hypothèse gratuite ?
Pour comprendre cette objection, il faut savoir que, pour les Bouddhistes,
exister, c’est produire des effets. Une chose qui ne produit rien n’est rien.
Autrement dit, être une chose, c’est être une cause. Ou bien avoir un rôle
explicatif155. Si l’on peut se passer du Soi pour exister ou expliquer les
phénomènes, alors le Soi n’est ni cause ni raison, et il n’est rien du tout.
6.
(Objections des Logiciens bouddhistes aux Physiciens brahmaniques : )
Si les qualités (du Soi) sont autres (que le Soi) alors, puisque l’essence du
Soi demeure inaltérée (par ces qualités), les impressions suffisent à
expliquer la remémoration. Le sujet qui se remémore (les expériences
antérieures), tout comme le sujet des expériences (présentes), est imaginé.
Le Soi reste inutile, même en tant que substrat de qualités qui sont autres
que lui, tels que le plaisir, la douleur, la connaissance, etc. Car il ne remplit
aucune fonction dans la remémoration. En effet, il ne souffre aucune
altération puisqu’il ne se conjoint pas aux qualités qui sont séparées (de lui,
selon vous). Dès lors, comme pour le sujet des expériences (présentes), dire
que « le Soi est le sujet qui se remémore » est pure imagination.
Commentaire
L’objectant bouddhiste poursuit son raisonnement, en l’appliquant à une
des six philosophies orthodoxes, celle du Vaisesika156, qui soutient
l’existence d’une âme, d’un Soi permanent et d’un Dieu personnel présidant
à la création.
Si le Soi ne produit ou n’explique rien, on l’a dit, il n’est rien. Mais si le
Soi cause et produit des effets, alors il ne saurait être permanent. Car pour
Dharmakīrti, causer, c’est s’anéantir dans cette causation. Si la graine reste
graine, jamais la pousse n’apparaîtra. Mais l’apparition de la pousse
correspond exactement à la cessation de la graine. Il en va comme des deux
plateaux d’une balance : l’élévation d’un plateau est, purement et
simplement, abaissement de l’autre. D’un côté, causer c’est changer et
cesser d’exister. Mais de l’autre, ne pas causer et rester absolument
inaffecté, c’est ne pas cesser d’exister ou plutôt, c’est n’avoir qu’un faux-
semblant d’existence, une existence impossible et imaginaire. De cette
perspective il ressort qu’exister au sens où l’admettent les Bouddhistes,
c’est ne pas vraiment exister. C’est exister dans une sorte d’entre-deux
insaisissable. La seule existence possible, rationnelle et donc réelle, est celle
d’une succession d’instants qui sont chacun à la fois cause et effet. Derrière
ce paradoxe apparent transparaît l’idée que le réel est un pur devenir, une
fluidité absolue que la pensée s’épuise en vain à vouloir fïger dans des
instantanés généraux, alors que chaque instant est unique.
Les partisans du Soi, ou de l’existence d’un Seigneur omnipotent — car
le problème est le même — sont placés devant un dilemme : Soit le Soi est,
mais il est un pur devenir et il n’est pas le Soi ni le Seigneur ; Soit le Soi est
immuable, mais il n’est qu’une idée fictive et sans intérêt.
7.
(Objections des Logiciens bouddhistes au Sāṁkhya :)
Par ailleurs, si la connaissance était consciente par elle-même, alors elle
serait éternelle, comme le Soi. Si, au contraire, elle n’est pas consciente (par
elle-même), comment alors peut-elle mettre en lumière les objets?
Commentaire
Les philosophes du Sāṁkhya ne croient pas en un Dieu omnipotent (un «
Seigneur »), mais en une multitude de consciences infinies et éternelles
ayant pour objet commun une Nature changeante et inconsciente d’elle-
même. La « connaissance » est ici la pure conscience passive qui fait face à
la Nature. L’objection reste la même que pour la causation, car connaître,
c’est encore, selon Dharmakīrti, une forme de production ou de causation.
On ne peut connaître une chose sans en être affecté, changé. Si la
conscience est une connaissance absolument immuable, elle ne peut rien
connaître, elle nc peut faire aucune expérience. Et si elle n’est pas
conscience, comment peut-elle connaître ? Encore un dilemme.
8.
Réponse (du Sāṁkhya) :
- De même que l’intellect accueille la forme de l’objet, il (reflète) aussi la
conscience du Soi.
(Objection :)
Mais alors, il est doué de conscience ! (Car) s’il en était privé, il ne
mettrait pas l’objet en lumière.
Commentaire
Le partisan du Samkhya tente de se tirer d’affaire en posant une entité
intermédiaire entre la pure conscience et les choses privées de conscience :
l’intellect. D’un côté, celui-ci est une chose, faite de matière et donc
dépourvue de conscience. Mais, il est fait d’une matière spéciale : elle est
transparente. Dès lors, elle est capable de refléter, c’est-à-dire d’accueillir à
la fois la « lumière de la conscience et les apparences des choses.
La réponse bouddhiste consiste, encore une fois, à s’appuyer sur une
logique du « tout ou rien ». Soit un bâton est. droit, soit il est tordu. En
bonne logique, ilnc saurait y avoir de milieu.
Le Bouddhiste passe maintenant au thème de l’action :
9.
L’action aussi (est purement imaginaire). Elle consiste (en réalité) en
l’apparition (d’un objet) en différents lieux, etc. Car rien d’autre n’est
perçu. En outre, elle ne peut logiquement rester une et la même alors qu’elle
est (à la fois) une et successive.
L’action aussi (est une fiction). On se la représente comme douée d’unité
et (néanmoins) comme constituée de (moments) antérieurs et postérieurs, en
vertu du fonctionnement des « facteurs de l’action ». Cela n’est pas
cohérent. Car on ne peut attribuer une unité intrinsèque à ce qui est doué de
succession, étant en contact avec plusieurs temps. Un substrat de l’action
présent en une succession de moments et demeurant en sa nature un et
identique est tout aussi incohérent. (En réalité) cette action n’est rien
d’autre que mouvement et changement. Et ceux-ci se ramènent à l’existence
renouvelée d’un corps en tels et tels lieux et temps, puisqu’on a pas
l’expérience d’autre chose en plus de cela.
Commentaire
Les « facteurs de l’action » sont le sujet, l’objet, le lieu, l’instrument, etc.,
de l’action. Il s’agit d’un terme de grammaire que l’on retrouvera plus loin.
Pour comprendre le sens de l’objection, il faut se demander si un film est
une action. Pour le Bouddhiste, il n’y a là aucune unité objective. Bien que
l’on pense voir un film, par exemple, en réalité on ne voit jamais « un »
film, mais seulement une succession d’images fixes et toutes différentes. De
même, l’idée d’action — « Pierre va chez Paul » — n’est rien d’autre
qu’une construction mentale. En réalité, il n’y a qu’une succession
d’apparences de corps dans différents contextes, sous différents angles. Et
encore, on ne devrait même pas parler « d’un corps » qui change
d’apparence, car cela laisse encore entendre que des substances identiques
perdurent « derrière » les apparences. Or. il n’y a que des apparences.
10.
« Ceci et cela étant, ceci et cela existent » : voilà tout ce que l’on perçoit
et rien d’autre. Il n’y a pas d’autre relation que celle de cause à effet.
Commentaire
La seule « structure » ou la seule « loi » des phénomènes admises par les
Bouddhistes est purement empirique. On constate simplement que certaines
apparences se succèdent dans un certain ordre. Mais là encore, si l’on mène
à leur terme les raisonnements bouddhistes, même cette relation «
minimatiste » doit être réfutée comme étant incohérente :
11.
(La notion de relation elle-même est incohérente), car ce qui repose sur
deux (termes) ne peut être doué d’unité. En outre, (une chose qui existe
déjà) ne peut avoir besoin d’une autre (pour exister). Et (enfin les notions
de) dépendance, etc., ne sont pas logiquement adéquates. Donc, l’agent est,
de même, imaginé.
(1) Une relation repose sur deux (termes). Or, il n’est pas logiquement
cohérent qu’elle repose en deux lieux, tout en restant elle-même identique.
(2) On ne peut (avancer) non plus qu’elle est un besoin mutuel de deux
(choses) déjà existantes. (3) La relation qui est dépendance entre des choses
confinées chacune en elle-même n’est pas non plus (cohérente).
Dès lors, de même que la réalité du sujet connaissant est imaginée, la
réalité de l’agent l’est aussi, de la même façon.
Comment peut-on dès lors affirmer que le Soi est le Seigneur universel ?
Commentaire
L’adversaire bouddhiste réfute ici trois conceptions de la relation. Une
relation ne peut exister entre deux choses existantes, car l’existence
implique l’autosuffisance. En effet, deux entités achevées, complètes
chacune en elle-même ne peuvent avoir aucune relation plausible. Comme
dans le cas du Soi immuable, il est totalement gratuit de poser une relation
entre des choses qui sont, de fait, indépendantes. Pour comprendre cette
remarque, il faut savoir que pour tous les penseurs de cette époque, une
relation implique que les termes reliés manque de quelque chose. Être en
relation avec un autre, c’est dépendre de lui, en avoir besoin. On pourra
juger naïve cette conception de la relation. Elle témoigne sans doute d’un
certain anthropomorphisme propre aux représentations pré-modernes en
général, voire d’une mentalité animiste, qui projette des propriétés
subjectives (comme le besoin) dans les objets.
Quoi qu’il en soit, il ressort de tout cela que l’idée d’une conscience
permanente, omnisciente et omniprésente n’est qu’une idée, une
construction arbitraire et complètement fausse. Les Bouddhistes ne
retiennent dans leur ontologie réductrice qu’une succession d’actes de
connaissance singuliers mêmes s’ils admettent, conventionnellement, des «
relations » de cause à effet.
Autrement dit, pour eux, il n’existe qu’une multiplicité de choses sans
unité, des séries de cognitions sans sujet connaissant ni agent.
III. Où l’on montre l’impossibilité de
cette thèse adverse
1.
(Réponse de l’auteur à ces objections : )
C’est vrai.
Mais, bien qu’elle naisse d’une impression d’une expérience antérieure,
cette cognition qu’est la remémoration est confinée en elle-même. Elle est
incapable de savoir que cette expérience est l’expérience originelle.
Commentaire
Utpaladeva admet que les explications de Dharmakīrti sont valables,
mais elles n’expliquent pas tout.
En effet, les Bouddhistes admettent eux-mêmes que les « cognitions » —
terme qui englobe ici les perceptions sensorielles et toutes les opérations
mentales — sont « confinées en elles-mêmes ». En ce sens que chaque acte
de connaissance ne connaît que lui-même. Une pensée est, en effet,
incapable de penser une autre pensée. Une sensation de rouge ne « sent »
pas une sensation de bleu. Il faut donc admettre un acte de conscience
synthétique qui nous permet d’unifier les sensations et toutes les cognitions
en général.
Il en va de même pour la mémoire. S’il n’y avait vraiment que des
impressions — sans une conscience unificatrice — , alors certes la vue de
cette table activerait une impression de table semblable. Mais jamais je ne
pourrais me dire que « j’ai déjà vu cette table-là, c’est la même table, je la
reconnais ». Une perception présente évoquerait des images en nous, sans
que nous soyons capables d’identifier ces images comme renvoyant à des «
expériences passées ». On ne pourrait même pas dire que « cette table est la
même ». Non, notre expérience serait une simple succession de perceptions
et de pensées, sans ordre, sans que nous soyons capables de catégoriser les
choses, de les identifier. Nous vivrions dans un éternel présent, sans être
capables de comparer, d’imaginer le futur ou de nous remémorer un passé.
Même si nous avions des impressions passées, nous ne saurions pas qu’elles
se rapportent à un passé, à notre passé.
2.
Une cognition ne fait apparaître qu’elle-même par elle-même et ne peut
être illuminée par une autre (cognition). Ainsi, l’expérience d’une saveur
n’est pas révélée par l’expérience d’une couleur. Dès lors, le fait (qu’une
remémoration) naisse d’impressions (explique) sa similitude (avec
l’expérience antérieure), et non la reconnaissance de cette (expérience
antérieure comme telle).
3.
Objection (des Bouddhistes):
La remémoration est une erreur qui consiste à projeter un jugement
comme ayant un fondement objectif, alors que (l’expérience d’origine et
son contenu) ne sont pas présents objectivement (à la remémoration).
(Réponse d’Utpaladeva:)
- Cela aussi est inconsistant.
Commentaire
Le Bouddhiste rappelle que l’objet de la perception originelle et la
perception elle-même ont cessé d’exister au moment de la remémoration.
Se remémorer, c’est donc former un jugement sur quelque chose qui n’a
plus d’existence objective. Celui qui se remémore projette une impression
subjective sur une perception présente. Il croit connaître quelque chose,
alors qu’il l’y a mis lui-même, comme celui qui rêve croit avoir affaire à un
monde donné ou comme celui qui croit voir de l’argent (une impression
d’une perception passée maintenant disparue) là où il n’y a que de la nacre.
Cela est, bien sûr, valable pour toutes les autres opérations mentales. À
chaque fois qu’on juge, qu’on pense, on croit constater une réalité donnée,
alors qu’on la construit de toutes pièces.
La mémoire se dévoile donc ne consister qu’en une illusion de
connaissance, comme tous les jugements.
L’auteur explique à présent pourquoi cette thèse est inadmissible.
4.
Comment peut-on réduire la remémoration à cela ? Et comment
l’existence des choses naîtrait-elle d’une méprise ? À quoi bon, alors,
soutenir que la remémoration dépend des impressions des expériences
antérieures ?
Commentaire
Aux objections des Bouddhistes, Utpaladeva apporte au fond toujours la
même réponse : Ce que vous dites est vrai, mais cela ne correspon qu’à une
partie de la vérité. Telle que vous la formulez, votre théorie ne peut rendre
compte du fonctionnement des choses et de l’espérience ordinaire.
De plus, si la mémoire n’est vraiment qu’une forme d’illusion, pourquoi
dire qu’elle est fondée sur des impressions des expériences antérieures ? Si
elle dérive d’une perception dircctc originelle, alors la mémoire — qui n’est
qu’une réactivation de l’impression laissée par cette perception originelle
— ne peut être entièrement différente de l’objet qu’elle fait revivre. Elle ne
peut être dépourvue de tout fondement objectif. Et si la remémoration n’a
vraiment aucun rapport avec l’objet, alors à quoi bon cette théorie des
impressions inconscientes, qui sont comme des intermédiaires mettant en
rapport la perception originelle et la remémoration ?
En somme, Utpaladeva relève cette contradiction dans l’objection
bouddhiste elle-méme : - D’une part, les Bouddhistes disent que la
remémoration n’a pas accès à la perception d’origine ; - Mais d’autre part,
ils affirment également que la remémoration naît d’une impression laissée
par la perception d’origine et lui ressemblant. Si l’erreur est dissemblance
entre une représentation et l’objet qu’elle vise, alors il faut admettre que la
remémoration n’est, au pire, que partiellement fausse. Ce qui revient à dire
qu’elle partiellement vraie. Or, si tout est différent d’instant en instant, si
rien ne demeure absolument semblable, comment expliquer que la
remémoration soit au moins en partie semblable à l’expérience d’origine ?
Et s’il y a bien de la permanence, comment en rendre compte ?
5.
Et si les jugements, privés de conscience159, ne sont (toujours que) des
erreurs, alors il n’y aurait aucune existence objective160. Si elles sont
douées de conscience, les choses ne pourraient pas (non plus) exister,
puisque chacune est confinée à elle-même.
6.
De sorte que l’existence humaine, qui naît justement de reconnaissances
unificatrices de cognitions qui sont mutuellement. séparées et incapables de
se connaître les unes les autres, périrait...
Les cognitions sont confinées à elles seules. Elles ne peuvent êtres objets
de connaissance pour les autres (cognitions), puisqu’elles sont par nature
révélatrices d’elles-mêmes (seulement). Dès lors, comment le monde des
transactions quotidiennes, lui qui culmine dans l’enseignement de la vérité
ultime, qui consiste (lui aussi) en des unifications d’objets les uns avec les
autres, serait-il possible ?
Commentaire
Le fonctionnement des choses, le « monde des transactions quotidiennes
» est bien vécu par tous. Il possède donc une certaine réalité, Même les
Bouddhistes « fonctionnent » à travers un ensemble de jugements, de
pensées et de formulations qui culminent dans « l’enseignement de la vérité
ultime », c’est-à-dire dans l’élucidation de la réalité par les enseignements
bouddhistes. Comme le reconnaît la philosophie bouddhiste mādhyamika, il
est impossible d’enseigner la vérité ultime sans s’appuyer sur les vérités
conventionnelles, Autrement dit, pour indiquer la vérité qui dépasse
l’entendement, il faut nécessairement utiliser l’entendement. Il faut encore
dire avec des mots ce qui est au-delà des mots. Les mots, l’intellect et
l’univers qui se base sur lui ne peuvent donc être totalement faux. Ils
doivent donc être possibles. Or, selon la théorie bouddhiste, ce monde est
impossible. Leur théorie est donc fausse.
Il faut, à tout le moins, la compléter. C’est justement ce que fait
Utpaladeva :
7.
...S’il n’existait le grand Seigneur qui embrasse en lui-même toutes les
formes, qui est un, qui est conscience, possesseur des cognitions, des
remémorations et des négations.
Commentaire
Au cours de ce chapitre, notre auteur a formulé un argument «
transcendantal ». C’est-à-dire qu’il cherche à nous convaincre que, sans la
conscience, rien ne serait possible. Absolument rien ne pourrait « être là »,
que ce soit en « réalité », en imagination ou en pensée. En effet, le monde
existe. Or, il ne pourrait exister si la conscience n’existait pas telle qu’on la
décrit (omnisciente et omnipotente). Par conséquent, il est vrai qu’elle
existe ainsi.
Concrètement, cela signifie que lorsque nous nous remémorons, c’cst
Dieu lui-même qui se remémore. De plus, c’est son être qu’il se remémore
alors, puisque tout ce qui est, est Dieu. Comme le dit une stance
traditionnelle anonyme : « Śiva est celui qui donne, Siva est celui qui jouit,
Siva est tout cet univers ; ainsi donc, dans les activités conscientes, tant du
côté des mots que du côté des choses, il n’y a aucune expérience qui ne soit
Siva. En vérité, dans un intellect.163 qui s’est identifié à Śiva, (la personne)
apparaît de toute part identique à Siva. Si cette (personne) part, où irait-elle,
puisque tout est Śiva ? »164
IV. Description de la Puissance de
remémoration
1.
Car c’est la (conscience) autonome, elle qui connaît directement l’objet
de l’expérience antérieure et qui continue d’exister ensuite, qui appréhende
la chose165. Voilà ce que c’est que se remémorer.
Commentaire
Comme Utpaladeva l’affirmera plus loin, « tout existe toujours dans la
conscience ». Thèse centrale, qui signifie que lorsqu’un objet « disparaît »,
c’est-à-dire cesse d’exister, il est en réalité redevenu identique à l’acte par
lequel il était « apparu ». L’objet a donc deux modes d’existence : il existe
soit comme conscience, soit comme objet de la conscience. Il est tantôt
séparé de la conscience (mais toujours « dans » la conscience), soit
purement et simplement identique à elle. Il n’a donc jamais d’existence
propre, mais, par contre, il existe toujours en un sens ou en un autre. On
peut le comparer à une vague sur l’océan qui existe toujours comme « eau
», mais dont la forme propre est, elle, accidentelle.
Dès lors, se remémorer consiste à extraire de l’océan de la Manifestation
indivise telle ou telle apparence propre à un objet — la « table », par
exemple — par un acte de prise de conscience. Car, tout est constamment «
présent » à la conscience, C’est elle qui, librement, désire mettre en avant
telle apparence en reléguant telle autre à l’arrière-plan (dans la
Manifestation indivise). Autrement dit, le «Passé» » est tout aussi présent, à
chaque instant, que ne l’est la situation « présente ». Les perceptions «
présentes », tout comme les souvenirs « passés » existent, sont présentes en
puissance dans le Présent intemporel de la conscience ressaisissant la
Manifestation en sa totalité. La seule différence entre la perception actuelle
de la table et son souvenir, c’est que j’adjoins au souvenir le trait « être
passé » et que, peut-être, l’apparence de la table est moins vive. Mais la
table en elle-même, qu’elle soit « réelle », passée, présente ou imaginaire,
est la même table. Et elle est éternellement présente comme pure
Manifestation, de même que la forme de la statue est présente dans le bloc
de pierre.
Une meilleure analogie est proposée par Maheśvarānanda dans son
Florilège166. La Manifestation — l’être-là pur et simple — est comme ces
dessins équivoques, dans lesquels on peut voir soit un vase, soit deux
visages se faisant face. Les deux formes, les deux apparences, sont toujours
en-présentes en puissance. C’est notre conscience, douée du pouvoir de
mettre en avant telle ou telle silhouette, qui « extrait » de l’ensemble le vase
ou les visages. Ce type de figure est d’ailleurs un excellent exemple de la
manière dont la Manifestation (Śiva) et la conscience (Sakti) se répondent
et se déterminent mutuellement.
La Reconnaissance admet que la continuité entre l’objet perçu à l’origine
et sa remémoration s’explique en partie par les traces inconscientes laissées
par l’expérience d’origine. Mais cette impression de continuité, cette
reconnaissance de l’identité ou de la ressemblance entre plusieurs choses ou
plusieurs expériences, ne s’explique que parce que, au-delà de l’objet
remémoré, c’est à nous-mêmes, en tant que Manifestation indivise, auquel
nous accédons par la remémoration, comme par tout acte de conscience.
Car toute conscience, empirique ou abstraite, immédiate ou conceptuelle,
vraie ou fausse, est eonscicnce de soi, c’est-à-dire de la Manifestation, que
métaphoriquement l’on appelle Siva. C’est donc Siva qui se remémore
Śiva. Et l’acte de remémoration est sa Puissance (Śakti).
2.
Et (celui qui se remémore ainsi) peut se rendre la chose apparente lors de
(la remémoration). (Cela peut être) la simple apparence (d’un aspect) de la
jarre, ou bien son intégralité (dotée de tous ses aspects). Car (le sujet qui se
remémore) prend conscience de la chose en sa singularité, telle qu’elle
apparut à l’origine167.
Commentaire
Nous avons vu que le monde ne saurait être une simple illusion. Nos
jugements, notre mémoire nous font connaître des choses, et pas seulement
des impressions subjectives. L’acte de remémoration doit donc mettre en
lumière l’objet lui-même. Autrement, la remémoration ne serait pas un acte
de connaissance. Or, comme on vient de le voir, Utpaladeva refuse que la
remémoration, qui est présente dans toutes nos expériences, ne soit qu’une
forme d’erreur. Avant d’expliquer cette stance, lisons la suivante :
3.
De plus, il ne serait pas correct (d’affirmer que l’objet) apparaît (en tant
que) remémoré, s’il (apparaît) comme séparé de l’acte de remémoration170.
Dès lors, il y a (nécessairement) une unité des cognitions qui (se produisent)
en des temps différents. C’est elle, le sujet connaissant171.
Commentaire
Dans le verset précédent, l’auteur rappelait que l’objet remémoré doit
apparaître comme ayant une existence distincte de l’acte de remémoration.
Autrement, la remémoration ne serait qu’imagination, sans fondement
objectif. À présent, il rappelle que l’acte de remémoration doit aussi
appréhender l’objet comme embrassé en cet acte. Sans cela, on ne pourrait
distinguer une remémoration d’une perception directe.
Autrement dit, la remémoration ressortit à un régime assez particulier de
la conscience : elle n’est ni pure construction imaginaire, ni perception
directe d’un objet. D’où sa valeur d’exemple : cet acte fait bel et bien
connaître un objet, mais il le fait connaître comme étant inclus dans cet acte
même, tout comme la conscience — la Puissance du Seigneur — fait
apparaître en elle-même des objets distincts d’elle. L’acte de remémoration
offre donc un paradigme (un exemple à valeur pratique) de la
reconnaissance.
4.
De fait, dans l’acte de remémoration l’expérience originelle n’apparaît
pas séparée (de cet acte) comme l’est l’objet (d’une perception). Car elle
apparaît comme prenant appui sur le Soi, comme lorsqu’on dit « J’ai (déjà)
perçu (cela) auparavant ».
Commentaire
Après avoir distingué la remémoration de l’imagination et de la
perception sensorielle, Utpaladeva définit la remémoration en termes
positifs : elle est un acte dans lequel l’objet apparaît comme séparé de soi
(comme dans l’expérience originelle), mais dans lequel on s’identifie à
l’expérience originelle (cette expérience, je l’ai faite).
« Et le Soi est ce référent qui est présent en différents temps » ou dans les
différents moments. Autrement dit, le Soi est une sorte d’éternel présent au
sein duquel s’élaborent les notions temporelles de « passé », « présent » et «
futur ». « Ce dont on a conscience » : par cet acte linguistique, le Soi
devient objet de conscience. Mais en fait, le Soi, c’est la conscience. L’acte
de dire « je » est donc un acte de conscience de soi ou bien de conscience
pure, c’est-à-dire sans objet défini. Comme la conscience constitue le fond
de notre subjectivité, cette conscience pure est aussi pure connaissance de
soi. Comme dit Paul Valéry, « sentir la connaissance même, et point d’objet
» 173.
De plus, nous avons dit avant que toute conscience est conscience de soi
ou du Soi. Cependant, la plupart des actes de conscience (pensées,
perception, mémoire) sont limités à la mesure de leur objet (la table ou la
jarre, par exemple). Quand je perçois la table, c’est certes Dieu qui se
perçoit lui-même. Mais il s’agit là d’une perception, d’une connaissance
très partielle. En revanche, il y a d’autres représentations qui, mêmes
limitées, sont plus complètes ou du moins qui pointent vers la Manifestation
intégrale. Et « je » est, par excellence, un tel acte de conscience. Même si,
pour l’individu ordinaire, ce terme désigne un ensemble limité d’apparences
et non la Manifestation indivise, néanmoins celui-ci effectue déjà par cet
acte du « je » une synthèse de plusieurs apparences, de même que le « je »
parfait est un acte d’unification de ressaisissement de la Manifestation en
son intégralité. Entre ces deux actes, il n’y a qu’une différence de degré, et
non de nature. Autrement dit, la représentation « je », pour ce qu’elle paraît
conditionnée, n’en est pas moins la représentation qui a le plus de
ressemblance avec la parfaite connaissance de soi qu’est la Puissance de
Siva, la Déesse. La Reconnaissance, au contraire du Bouddhisme et
d’autres philosophies de l’Inde, ne prescrit donc pas un anéantissement du «
jc » par une déconstruction systématique, mais propose, au contraire, un
élargissenient de cet acte de connaissance, jusqu’à ce qu’il embrasse en lui-
même absolument tout. Ce qui, en un sens, est déjà le cas. Mais encore faut-
il le reconnaître, d’où l’utilité des raisonnements de la Reconnaisscance.
Mais revenons au présent passage. Les cognitions, les actes de
conscience ont des objets. Ils sont des « conscience de » quelque chose.
Mais ces cognitions elles-mêmes ne sont pas des objets. Elle ne sont pas
appréhendables sur le mode du « cela » objectif. Elles sont inséparables de
la conscience.
5.
Même dans le cas particulier de la perception yoguique des cognitions
(d’autrui), celles-ci n’apparaissent pas (comme séparées de la conscience du
yogin). Elles apparaissent nécessairement identiques à notre propre
conscience174, même si (l’on considère qu’elles) sont du domaine des objets
de connaissance.
Commentaire
Utpaladeva répond ici à une objection des Bouddhistes : Certes, disent-
ils, nous nous identifions à nos cognitions, nous ne les appréhendons pas
comme nous appréhendons les choses séparées de nous. N’y a t-il pas,
cependant, une exception ? Les adeptes du yoga, en effet, sont réputés
acquérir des facultés extraordinaires, dont la télépathie. Or, dans la
télépathie, il semble bien que l’on perçoive les pensées d’autrui sur le mode
objectif.
L’auteur rétorque que cette connaissance télépathique n’est possible que
dans la mesure où l’on s’identifie à la conscience d’autrui. Et celle
identification n’est elle-même possible que parce qu’il n’y a jamais eu, en
réalité, qu’une seule et même conscience. Connaître les choses connues par
un autre, c’est être l’acte même par lequel il les connaît. C’est, au sens
strict, être cet autre. Car c’est en se reconnaissant comme conscience
impersonnelle, qu’éventuellement une personne peut sentir ce que sent une
autre personne. Cette subjectivité transpersonnelle est le fondement des
subjectivités personnelles comme de l’intersuhjectivité. On sait que
Schopenhauer voyait dans le phénomène de la sympathie — et peut-être
dans celui de la télépathie — une preuve de cette vérité métaphysique selon
laquelle nous ne sommes tous qu’un seul et même Être. Seulement, pour
Schopenhauer, cet Être ne peut être connu directement, alors que pour
Utpaladeva, au contraire, cet Être est la conscience, objet de la
connaissance la plus pure et la plus immédiate.
De plus, même les cognitions d’autrui ne peuvent être connues sur le
mode du « cela » car, pour être connues sur le mode objectif, les cognitions
d’autrui devraient posséder deux caractères contradictoires. D’une part, en
effet, cette cognition devrait posséder ses contours propres, qui la
distinguent des autres cognitions, afin de pouvoir être identifiée comme
cognition d’une jarre. Mais d’autre part, elle devrait être conscience ou
connaissance pure, et donc, indistincte, pour être la cognition d’une jarre.
Les pensées d’autrui sont donc connues exactement de la même manière
que nous pensons nos pensées. Nous pouvons, par le langage, faire comme
si nous objectivions nos pensées. Mais, en réalité, l’acte de connaissance
lui-même, l’acte qui fait connaître, qui fait apparaître, est la conscience. Et
cet acte ne se réduit jamais à un objet connaissable sur le mode du « cela ».
Seul le « je » pur et simple ressaisit la conscience en elle-même. Utpaladeva
l’explique dans la stance qui suit :
6.
Lorsqu’on se remémore ceci : « J’ai déjà vu cela de la même façon »,
cela n’est aussi qu’une analyse grammaticale de (l’acte de remémoration
brute) que l’on peut formuler ainsi : « (Cela) a été vu par moi ».
Commentaire
Utpaladeva répond à une autre objection : N’est-il pas vrai qu’on se
remémore nos expériences elles-mêmes, et non pas seulement leurs objets ?
Cela ne prouve t-il pas que les actes cognitifs ne sont que des objets eux
aussi, et que donc la « subjectivité » n’est en réalité qu’un flux d’objets?
Non, répond notre auteur. Car lorsque que nous réifions cet acte qu’est la
conscience ou la connaissance, lorsque nous en faisons un « cela », nous ne
faisons qu’exercer un des pouvoirs du langage. Celui-ci a, en effet, le
pouvoir de transformer l’expérience, c’est-à-dire la conscience ou la
connaissance, en « choses », en ceci et en cela. Le langage est donc cette
Puissance178 — redoutable — par laquelle la Manifestation se méprend
elle-même. Alors que tout ce qui est est Soi — pure subjectivité -, elle
l’appréhende — elle s’appréhende elle-même — sur le mode objectif. Dès
lors, elle s’oublie partiellement et s’identifie aux choses, aux objets, qui ne
sont que des fragments de la Manifestation. Il importe donc de ne pas
oublier que la conscience n’est jamais une chose, même lorsqu’on en parle
comme si elle en était une. Car elle est un acte, un mouvement absolu qu’il
est impossible de représenter sous la forme statique d’un objet179. Mais
cette illusion est quasiment inévitable lorsqu’on communique, ainsi que
nous en avertit Abhinavagupta.
Le langage est à la fois la source de toutes les illusions et le plus puissant
outil pour s’en délivrer. Autrement dit, le langage est comme tous les
pouvoirs — illimités — de la conscience : Si la conscience s’oublie, le
langage démultiplie et perpétue cette confusion. Si la conscience se
reconnaît pleinement, le langage est transfiguré. Il devient alors
connaissance pure. Car, en réalité, la conscience est une parole à la fois
indicible et qu’on ne peut faire taire,
7.
De même, ce jugement : « Je vois cela, c’est une jarre » implique180 aussi
que l’expérience est inséparable de l’agent qui émet ce jugement.
Commentaire
De même que toute remémoration est l’acte d’une conscience
atemporelle, de même toute perception n’existe que dans la conscience,
désignée par le mot « je ». La conscience est toujours présente, même si elle
n’est pas explicitement formulée dans la phrase. Ceci n’est pas sans
rappeler la distinction que fait Husserl entre ego empirique et ego
transcendantal.
8.
Lorsque l’on juge que « Ceci est vu par moi », (puis que) « Cela est vu
(dans un acte de remémoration)», ces deux objets, bien que l’un soit
appréhendé et que l’autre soit celui qui l’appréhende, apparaissent (tous les
deux) dans le sujet connaissant.
1.
L’apparition, « à l’extérieur » (de la conscience), des phénomènes qui
sont en ce moment même apparents n’est possible que s’ils existent « à
l’intérieur » (de la conscience).
Commentaire
Après avoir démontré que la mémoire, serait impossible sans une
conscience permanente, l’auteur démontre que même la perception des
choses directement présentes à nos sens serait inconcevable sans cette
même conscience. Autrement dit, les choses, passées ou présentes,
n’existent que grâce à l’acte de conscience qui anime remémoration et
perception. La conscience possède donc les « Puissances » (śakti) de
remémoration et de perception.
2.
Si l’objet n’est pas à cet instant185 même mis en lumière, il reste
invisible, comme il le fut jusqu’alors. Et le fait d’être mis en lumière ne
peut être séparé (de l’objet lui-même). Le fait d’être apparent est l’essence
de l’objet.
Si la jarre n’avait pas pour essence le fait d’être apparent — cela même
que l’on nomme « sujet connaissant » —, (alors), de même que (la jarre)
n’était pas apparente avant (l’acte de perception), elle le resterait au
moment de l’acte de perception. De plus, le fait d’être actuellement mis en
lumière186 est, pour un objet apparent, son essence même. (L’objet) n’est
absolument pas séparé (de son apparence).
Commentaire
Après avoir montré comment la mémoire n’est possible que sous la
condition d’une conscience permanente, Utpaladeva montre la même chose
de la perception sensorielle. Ici, le mot « connaissance » désigne la
perception sensorielle, et non plus les cognitions en général.
Ce chapitre est peut-être celui qui fait voir le plus clairement le
raisonnement ici à l’œuvre dans l’ouvrage tout entier : un mouvement qui
consiste à ramener une chose à son essence, à ce qui la rend possible, à ce
sans quoi elle ne pourrait exister.
Et tout d’abord, l’auteur défend la thèse selon laquelle « être, c’est
apparaître ». En effet, les choses n’apparaissent jamais en dehors de l’acte
d’apparaîlre. L’apparence, ou apparaître, est donc leur essence. Utpaladeva
commence par considérer l’apparaître des objets des cinq sens. Mais on
s’apercevra par la suite qu’en réalité il prend « apparence » en sa plus large
acception. De fait, cet apparaître se donne comme une sorte de claire
lumière, celle dans laquelle toutes choses, concrètes ou abstraites, « réelles
» ou imaginées, viennent au jour. Cette lumière est l’existence même,
affirmera-t-il plus loin. Il ajoute qu’elle est le sujet connaissant et elle est
connue par soi187. Elle est, en effet, le Soi, notre véritable essence. C’est
elle que désigne le mot « Seigneur ».
3.
Si l’apparence était séparée (de l’objet) tout en étant (elle-même)
indifférenciée, l’objet deviendrait alors confus. L’objet de l’apparence est
lui-même apparence. Et il est impossible de prouver (qu’il existe quoi que
ce soit) en dehors du fait d’apparaître188.
(À première vue), l’apparence pure et simple (est indifférenciée en elle-
même) et elle est séparée de l’objet. Elle (serait alors) commune à tous les
objets. (Dès lors), les différences entre les choses s’estomperaient189. De
sorte que (l’on serait incapable de reconnaître que) « Cela est l’apparence
de la jarre », « Ceci est celle d’un vêtement ». Par conséquent, l’acte qui
prouve (l’existence) de l’objet repose sur son identité avec son apparence.
Commentaire
C’est l’acte par lequel l’objet est mis en lumière qui le crée avec ses traits
caractéristiques. La conscience n’est pas une lumière inerte que viendraient
affecter des objets « extérieurs » à elle. Car, dans ce cas, la conscience serait
incapable de distinguer chaque objet.
Ce verset a une autre implication d’égale importance : l’Apparence n’est
pas une autre entité que les choses qui apparaissent. Cette lumière qu’est
Siva n’est pas un arrière-monde. Il n’est donc pas nécessaire de repousser
les apparences pour découvrir le Réel absolu. Mais il faut, en revanche, le
reconnaître dans sa totalité. Les choses sont pure Manifestation, pure
Apparence : elles sont donc identiques à Śiva. De sorte que, lorsque la
Reconnaissance affirme que la Manifestation est l’essence de l’objet, il ne
faut pas penser à cette essence comme à une entité séparée de ce qui se
donne à nous à chaque instant. On peut certes avancer que rien ne saurait
exister sans apparaître d’aucune façon, ne serait-ce qu’en imagination, et
que telle chose n’est absolument rien en dehors de son apparence. Mais il
s’agit seulement d’une distinction provisoire. Car, en définitive, la chose
est, tout entière, apparence. La seule raison qui permet de dire qu’une chose
est autre chose justement que son apparence, c’est que cette apparence
brute, donnée, est ressaisie par un acte de conscience. C’est cet acte, liberté
incarnée, qui scinde l’apparence vierge. En effet, ce sont la conscience, la
pensée et le langage190 qui découpent l’Apparence, pour distinguer en elle «
la table », « l’apparence de la table », « son essence », et mille autres choses
encore.
4.
(Objection du réaliste :)
Puisque la conscience est indifférenciée, elle ne peut être la cause des
apparences en leur diversité. Si l’apparence des choses n’a pas de cause
(apparente), on doit inférer (l’existence d’objets) à l’extérieur (de la
conscience comme étant les causes de cette variété des apparences).
L’acte de prouver l’existence des choses qui ne sont point conscientes par
elles-mêmes n’est rien d’autre que le fait d’être actuellement apparent. Et
cela même est leur réalité : l’apparence les constitue. Dès lors, il n’y a dans
(l’acte de perception de l’objet) qu’un seul et même acte de conscience.
L’apparence d’objets qui se diversifient instant après instant, alors même
que (cette lumière qu’est la conscience) est sans diversité, nous fait deviner
comme cause (de cette variété) une réalité extérieure, autre que cette
(conscience), qui n’est pas actuellement mise en lumière. (On devine cette
cause) comme (on infère l’existence) des organes des sens (à partir de leurs
effets)191.
Commentaire
Ce sont à présent des Bouddhistes réalistes qui formulent une objection
contre la thèse fondamentale de la Reconnaissance, selon laquelle « être,
c’est apparaître ». En effet, la conscience, qui est le fait d’être actuellement
apparent, est simple en elle-même. Comment alors expliquer cette variété
des apparences et des actes de conscience ? Certes, on ne perçoit jamais une
chose que « dans » sa perception. Mais, même si rien n’apparaît en dehors
de l’acte d’apparaître, ne doit-on pas néanmoins inférer qu’il y a des objets
différents, existants en dehors de tout acte de conscience, et qui sont causes,
non pas de l’acte d’apparaître, mais de la variété du contenu de ces actes ?
L’objecteur poursuit son raisonnement : Si vous êtes idéaliste, peut-être
invoquerez-vous les impressions laissées par les actes de conscience passés
pour expliquer la diversité des expériences présentes ? La diversité des
impressions présentes dans la conscience serait alors la cause de la variété
des représentations actuelles. Mais, dans ce cas, l’on pourra se demander
d’où vient cette diversité des impressions. Si l’on répond qu’elle provient
des représentations passées portant sur des apparences variées, on revient au
point de départ : D’où vient cette diversité des apparences ? Autrement dit,
selon cette objection, Utpaladeva a involontairement prouvé l’existence
d’une réalité indépendante de la conscience en croyant établir le contraire !
Pour ces réalistes, en effet, l’existence d’une réalité extérieure à la
perception qu’on en a ne peut, certes, être perçue, mais elle peut être
inférée, exactement comme de l’apparence de la fumée on infère l’existence
d’un feu invisible. Les objets extérieurs sont alors les causes des
perceptions, des apparences.
Mais l’objecteur hésite (ou bien l’auteur le fait hésiter) : Devine-ton, ou
bien infère-t-on cette réalité-en-soi qui échappe par définition à tout acte de
conscience ? Comme on l’a vu dans le premier chapitre, on ne peut inférer,
au sens strict, que des objets d’une expérience passée ou possible. Dans le
cas présent, on utilise donc le terme « deviner ». Dès lors, l’existence d’une
réalité extérieure n’est qu’une conjecture, et non une connaissance valide.
C’est pourquoi Utpaladeva pourra, dans sa réponse, rappeler au réaliste que
son hypothèse n’est pas entièrement fondée. Avant cela, l’objecteur
complète son argument, en montrant qu’en appeler à l’existence de traces
inconscientes ne ferait que repousser la difficulté sans la résoudre :
5.
On ne peut invoquer ici un réveil d’impressions variées comme cause
(des apparences variées). Car quelle est l’origine de la variété de ces
(impressions) réactivées ?
6.
(Réponse :)
- C’est bien possible. (Mais) puisque le fonctionnement des choses est
possible (aussi) en se contentant des apparences, à quoi bon cette autre
(réalité) extérieure qui ne peut être fondée en raison ?
7.
Car Dieu, qui est la conscience, fait apparaître hors (de lui) tous ces
objets qui existent en (lui). Il le fait à la manière d’un yogin : par la force de
son désir, sans (avoir besoin d’un) matériau.
Commentaire
Ici, la créativité ordinaire est illustrée par l’activité du potier. Par contre,
celle de la conscience est illustrée par les pouvoirs extraordinaires attribués
aux yogins dans les cultures de l’Inde. En effet, le potier a besoin d’argile
(une cause matérielle) et d’un tour (cause instrumentale) pour rendre visible
la jarre qu’il désire. Alors qu’un yogi est réputé pouvoir faire surgir un tel
objet par son seul désir.
L’auteur réfute maintenant la thèse selon laquelle il serait possible
d’inférer l’existence d’une réalité-en-soi :
8.
Et l’on ne peut admettre une inférence lorsque (son objet) n’a jamais été
apparent. (De même), une faculté sensorielle devient apparente à travers
l’apparence d’une chose qui est (un exemple de) cause, telle une graine, etc.
Une inférence est un acte de conscience portant sur un objet existant dans
(la conscience, dans la mesure où il a été au moins une fois) perçu
directement auparavant. (Cet acte opère) en vertu de la perception d’un
objet invariablement concomitant avec cet objet (d’une perception directe
antérieure), en tant que lié avec tel et tel temps et lieux, etc. La faculté
sensorielle est, elle aussi, inférée en quelque sorte comme cause (des
perceptions sensorielles). Et cette (cause) apparaît précisément à partir de
l’apparence de la graine, etc.
Commentaire
Utpaladeva veut démontrer qu’il est impossible d’inférer l’existence
d’une réalité indépendante de toute conscience, qui serait cause des
apparences.
Car inférer, c’est relier une apparence présente (la fumée sur la colline) à
une apparence passée (la fumée au-dessus d’un feu domestique). Or,
personne n’a jamais rien perçu en dehors de l’acte même par lequel il le
percevait. Donc, l’inférence ne porte, elle aussi, que sur des choses «
immergées » dans la conscience et dans l’apparence.
Puis. le réaliste illustre son raisonnement par une analogie : Inférer
l’existence la chosc-cn-soi à partir de son apparence, prétend-il, c’est
comme inférer une cause à partir de ses effets, comme nous le montre
l’exemple des facultés sensorielles (la vue, par exemple). Utpaladeva
rétorque que, dans ce cas, l’inférence permet seulement de conclure qu’il y
a une cause, sans déterminer ce qu’est cette cause. Et l’idée que « tout effet
a une cause » a une origine entièrement empirique et apparente : Il y a
d’abord observation de l’apparence de la graine plantée, puis l’apparition
de la pousse, etc. Ici encore, tout est apparence. Et la cause de ces
apparences peut tout aussi bien être le seul désir de la conscience. Cette
hypothèse est, selon Utpaladeva, préférable, car plus simple, plus économe
en conjectures.
Il montre à présent comment tout ceci confirme sa thèse selon laquelle
tout est apparence :
9.
En revanche, il n’y a eu absolument aucune apparence de cette (soi-
disant) réalité en dehors de l’acte d’apparaître. Donc on ne peut prouver
(l’existence d’une réalité indépendante de la conscience), même par une
inférence.
10.
Les choses198 n’apparaissent que dans le Soi, qui est le Seigneur.
Autrement, cet acte de conscience qu’est le désir ne se produirait point.
Commentaire
Jusqu’ici Utpaladeva a voulu démontrer que les choses se réduisent à leur
apparence. Mais on peut objecter à cela que les choses apparaissent ou
disparaissent en dehors de notre désir. Elles semblent suivre leur propre
logique, indépendante de notre volonté. N’est-ce pas la preuve que les
choses existent en dehors de notre conscience ? En d’autres termes, il est
vrai qu’on ne peut rien se représenter en dehors de la représentation qu’on
en a, que ce soit par une perception ou par l’imagination. Mais le fait
demeure que les choses nous résistent, nous contrarient. Par conséquent,
elles ont leur existence propre. Nous ne percevons certes pas cette
existence, mais notre désir contrarié l’éprouve bel et bien.
L’auteur répond en reprenant son argument central, mais sous une forme
adaptée à son objet, le désir. Car le désir est un acte intentionnel. Il vise un
objet. On désir loujours quelque chose ou quelqu’un, même si ses traits
restent confus. Or, pour désirer une chose, et non pas une autre, il faut
nécessairement en avoir conscience. Il faut que cette chose apparaisse, aux
sens ou à l’entendement. Donc le désir, lui-aussi, dépend de la conscience.
Il n’est possible que dans et par un acte conscient. Le désir, c’est-à-dire la
volonté, est également une Puissanee du Seigneur.
Dans cette stance, « l’apparence de l’objet » désigne la présence de
l’objet. En effet, désirer ou créer, c’est simplement faire apparaître à
l’extérieur de soi ce qui était déjà présent à l’intérieur. C’est manifester
comme différent ce qui jusqu’alors semblait identique à soi, à la pure
Apparence. Pour pouvoir désirer une chose, une apparence ayant forme
propre, il faut donc que cette chose soit déjà présente, mais présente
potentiellement, en tant que pure apparence indifférenciée et pure
conscience, identique à soi. Désirer une chose, c’est donc connaître un
aspect de soi — de l’Apparence indivise — et le faire apparaître « à
l’extérieur », comme étant séparé de soi, c’est-à-dire des autres apparences,
et en particulier de ces apparences auxquelles nous nous identifions, à
savoir le corps et ses prolongements éventuels.
En reprenant l’analogie aristotélicienne de la sculpture, on dira que celle-
ci est déjà présente en puissance dans le bloc de pierre. Pour la créer, le
sculpteur se contente de l’extraire du bloc, de séparer sa forme propre de
cette masse, mais aussi de l’abstraire de sa propre conscience, dans laquelle
cette forme reposait jusqu’alors.
11.
« L’essence de l’apparence est l’acte de conscience », ont déclaré ceux
qui savent200. Autrement, l’apparence, même mélangée201 à son objet,
(n’aurait pas conscience de cet objet), à l’image d’un cristal de roche inerte
(qui n’a pas conscience des choses qui se reflètent en lui).
La prise de conscience de soi est l’attribut essentiel de l’apparence. Sans
elle, (l’apparence), même informée par un objet distinct, serait seulement
transparente et non point douée de conscience, car (elle) ne serait pas «
savourée »202.
Commentaire
Cette stance marque un tournant dans la démonstration d’Utpaladeva.
Jusqu’à présent, il démontrait qu’être, c’est apparaître, rien n’existant en
dehors du fait d’apparaître, en dehors de cette « lumière » (prakāśa). Il
ajoute maintenant que toute apparence est conscience, ou acte de
conscience (vimarśa). En d’autres termes, il a montré que l’essence de
l’objet — quel qu’il soit — est Siva. Il montre à présent que l’objet n’est
rien sans le sujet, et que l’essence du sujet est la Déesse (Sakti). L’Être pur,
en effet, serait bien peu de chose s’il n’avait pas conscience de lui-même.
Selon le langage imagé des tantras, « sans sa Puissance, Śiva ne serait qu’un
cadavre »203.
12.
Voilà justement pourquoi on dit que le Soi est conscience, c’est-à-dire le
fait d’être agent, d’être conscience en acte, d’être cette activité qu’est la
conscience. Car c’est cela qui distingue (la conscience) de ce qui n’est pas
doué de conscience.
Commentaire
Le pouvoir de faire retour sur soi, de se ressaisir, désigné ici par plusieurs
termes synonymes, est l’attribut essentiel, ou principal, de notre véritable
essence. « C’est justement pourquoi on l’appelle conscience ». En effet, le
Soi possède d’autres caractéristiques : Comme l’espace, il est infini.
Comme un miroir, il accueille en lui-même d’innombrables apparences.
Mais ni l’espace ni le miroir ni aucune autre chose ne peuvent se connaître,
se sentir eux-mêmes. Ceci n’appartient qu’au Soi, au sujet connaissant, et
c’est cela, la conscience.
13.
La conscience est prise de conscience de soi. Elle est la parole
Suprême204 qui s’élève de son propre accord. Elle est, avant tout, liberté,
souveraineté du Soi suprême.
Elle est Parole primordiale, dont le sens n’est point différencié (en
syllabes et en mots), sans origine ni fin. En essence, elle est conscience
éternelle, elle ne dépend de rien d’autre (qu’elle-même). Elle est purement
et simplement liberté qui ne dépend pas d’autre chose, désignée par le mot
« souveraineté ».
Commentaire
Cet acte de conscience est liberté. Le terme est ici répété deux fois. Il
pourrait aussi bien être traduit par in-dépendance. Cette indépendance doit
ici se comprendre par rapport à la connaissance. Exister, on l’a vu, c’est être
connu. Or, toutes les choses, concrètes ou abstraites, ne sont connues que
par la conscience. Elles dépendent donc de la conscience. Mais elle-même
se connaît par elle-même, sans dépendre de rien d’autre. Elle est donc
absolument indépendante.
La liberté est ainsi l’attribut essentiel du Soi, strictement équivalent au
terme « conscience » souligné jusqu’ici. On pourrait le traduire
différemment : « indépendance », « autonomie », « fait d’être à soi-même
l’instrument de son propre déploiement ».
Cette liberté ainsi comprise est la « souveraineté » du Soi, de
l’Apparence pure qui est le Seigneur, Siva. C’est par la conscience qu’il a
de lui-même, en effet, que Siva est vivant et libre, libre de se connaître ou
bien de se méconnaître. La conscience, en introduisant la possibilité d’une
distance entre l’objet et le sujet, rend aussi possible les erreurs
d’interprétation qui caractérisent notre existence ordinaire. Par la
conscience, la réalité n’est plus seulement un fait « objectif », donné,
existant en-soi, niais aussi une multitude sans cesse changeante de « pour-
soi », de points de vue variés et contradictoires.
Si l’on récapitule, on s’aperçoit que : 1 - L’objet a pour essence
l’apparence ; 2 - L’apparence a pour essence la conscience, et 3 - La
conscience est liberté.
14.
Elle est une fulguration205 de lumière, existence absolue206. Elle n’est pas
modifiée par le temps et le lieu. On proclame qu’elle est, avant tout, le cœur
du Seigneur suprême.
Elle est fulguration de lumière, elle est l’agent de cette fulguration. Elle
n’est pas l’opposé du non-être, (car) elle infuse (aussi) le non-être. Elle est
existence, manifestation. Elle est l’agent de l’acte d’exister. Éternelle, elle
n’est pas affectée par temps et lieux. Elle est cette puissance d’activité
qu’est la conscience en acte. Elle est prise de conscience de soi207. Elle est
ce fondement qu’est notre Soi. Elle est le cœur du Seigneur suprême qui est
toute chose, dont parlent les Écritures révélées208.
Commentaire
Le Seigneur est tout ce qui est. Et la Déesse, « cœur du Seigneur », est la
vie du réel. Elle est ce qui fait de l’être une existence et un devenir, de
même que le cœur est cet organe qui fait d’un cadavre un corps animé. Bref,
la conscience est littéralement l’âme de l’univers.
15.
Il se fait lui-même objet de connaissance209. Cependant, l’objet connu
n’a pas (d’existence) indépendante (de la conscience). Car s’il se risquait à
cela210, sa liberté disparaîtrait.
En vertu de la pureté de cette liberté, il ne connaît absolument rien qui
n’ait son fondement en lui-même. Mais sa Puissance ne connaissant aucune
restriction, lui qui ne peul être objet de connaissance se fait lui-même objet
de connaissance. S’il dépendait d’un objet de connaissance séparé (de lui),
il ne serait plus agent ni sujet connaissant.
Commentaire
L’Absolu — la conscience — devient sont propre objet de conscience ou
de connaissance. Car il n’y a pas de conscience ou de connaissance sans
objet. Mais, comme il n’y a pas d’objet en dehors de l’Apparence, il faut
admettre que l’objet de la conscience est l’Apparence, cette Manifestation
qu’est Siva. Comme il n’y a que lui, et qu’il est nous-mêmes, il faut
affirmer que toute expérience est expérience de soi.
Contrairement à d’autres philosophies non-dualistes (comme celle de
Śaṅkara), la Reconnaissance soutient la thèse selon laquelle l’Absolu se
connaît lui-même. Il n’est pas simplement « Être-en-soi ». Et non seulement
il se connaît ainsi parfaitement, mais encore cette connaissance est si
parfaite qu’elle implique et enveloppe en elle-même une infinité de
représentations incomplètes de soi. Alors que Śaṅkara soutient que si
l’Absolu se connaissait lui-même, il souffrirait alors du défaut qu’est la
dualité entre soi et soi, la Reconnaissance choisit de voir dans cette même
dualité une liberté sans limites qui accroît encore l’excellence et la beauté
du réel comme Apparence.
Cette stance cherche en fait à tirer les dernières conséquences des thèses
précédentes : Si la conscience est absolument libre, alors c’est librement
qu’elle assume une apparence de servitude. La servitude est une expression
d’une liberté plus grande, plus primitive. Il en va de même pour tous les
attributs de la finitude : l’ignorance est un moment dans la connaissance
éternelle, tout entier tendu vers elle. C’est pourquoi, selon l’interprétation
d’Ahhinavagupta, ce système est également nommé trika, « triple ». Car la
réalité intégrale n’est pas seulement multiplicité, ni seulement unité, mais
plus encore une unité qui réconcilie en elle-même et intègre unité et
multiplicité. En ce sens, on pourrait gloser trika par « dialectique ». Le
monisme de la Reconnaissance n’est donc pas simple et exclusif de la
multiplicité, mais complexe et dialectique.
16.
Le Seigneur assure le fonctionnement des choses en se construisant
librement — c’est-à-dire sans dualité (entre le sujet et l’objet) — un soi
doué d’une liberté relative 211 au moyen de représentations telles que « le
Seigneur », etc.
Commentaire
La conscience se connaît elle-même à chaque fois qu’elle connaît une
chose. Mais il s’agit d’une connaissance très partielle. « C’est une table »
est une connaissance partielle d’un fragment de l’Apparence intégrale. Ou
bien, on peut dire que c’est une conscience contractée d’une manifestation
limitée.
Cependant, certains objets, certaines apparences, sont censés rendre à la
conscience sa liberté native en inspirant l’acte de reconnaissance intégral de
soi : c’est le cas des idées comme celle de « Dieu », ainsi que de toutes les
représentations et les symboles rituels, en particuliers ceux qui sont révélés
par Śiva.
Il y a ainsi toute une gradation des connaissances, depuis les plus
fragmentaires et les plus bornées, jusqu’à la connaissance intégrale. Au plus
bas degré, l’absolu se prend pour une chose, plus ou moins limitée ou
impuissante; il croit qu’il connaît juste une table lorsqu’il connaît une table.
Au sommet qui est aussi fondement de toute connaissance, il sait que toute
connaissance est connaissance de soi. Même la table est apparence, donc
conscience et liberté. L’objet est donc reconnu de façon de plus en plus
adéquate : non simplement comme une chose, mais comme Soi autonome.
Le Soi s’apparaît à lui-même tantôt comme une chose totalement
étrangère (c’est le cas la plupart du temps) ; et tantôt comme une chose
aussi, mais comme une chose qui renvoie à notre essence réelle, une chose
qui nous rappelle que les choses sont la conscience. C’est ce type de
représentation qu’on trouve dans les rituels tantriques : des séquences de
représentations pour ramener à Soi, à la représentation « Je », à la
Manifestation infinie.
17.
Les différences (observées) dans les représentations concernant notre
identité n’affectent pas le Soi, car il constitue précisément ce dont on prend
conscience (lorsqu’on dit) « je », de même que l’action (dans une phrase)
est exprimée par (différents) suffixes (qui renvoient pourtant tous à une
seule et même action).
Commentaire
Cette stance s’appuie sur la grammaire sanskrite pour dire que des mots
qui désignent apparemment des entités radicalement distinctes (Dieu et la
créature) désignent en réalité un seul et même être : la conscience. Et la
raison d’être du présent discours est précisément de démontrer la légitimité
d’un tel usage.
De même que les différents éléments d’une phrase (« les facteurs de
l’action » — kāraka) contribuent chacun à produire une seule et même idée
d’action verbale (« il cuisine »), de même les mots « je » et « Seigneur »
sont deux représentations certes distinctes, mais qui nous font accéder à la
même réalité : la Manifestation indivise, l’Apparence pure.
18.
À cause de la puissance de Māyā, (l’acte de conscience) a un contenu
objectif séparé (de lui-même). (Il est alors) nommé, (selon le contexte) :
perception, imagination, jugement, etc.
À cause de la puissance de Māyā du Seigneur suprême qui est mise en
lumière, le monde, qui est notre Soi, apparaît comme séparé (de nous). Dès
lors, cette conscience elle-même est cognition de ce qui apparaît séparé (de
la conscience). Elle est (alors nommée) acte de remémoration, imagination
ou jugement. Bien qu’elle assume la forme des mouvements de l’intellect,
du sens commun, etc., elle est la conscience en acte (absolument libre).
19.
Même lors d’une perception directe, il y a conscience réfléchie215.
Comment pourrait-on autrement rendre raison de l’acte de courir, etc., (s’ils
étaient) dépourvus de toute opération réfléchie ?
Commentaire
Ici, Utpaladeva défend une idée capitale d’un point de vue spirituel. Car
pour le bouddhiste Dharmakīrti comme pour la plupart des systèmes
spirituels de l’Inde, la connaissance directe s’oppose à la connaissance
indirecte, celle qui est engendrée par l’intermédiaire de la pensée. Selon ce
point de vue, au premier instant d’une nouvelle expérience, nous percevons
d’abord directement la table, c’est-à-dire sans l’intervention d’aucune
pensée. Il s’agit d’une perception pure de tout jugement discursif. Puis, au
second instant, la conscience mentale intervient et projette un jugement sur
la pure apparence de la table. Alors que la connaissance directe est donnée
et donc vraie, la connaissance indirecte est élaborée, conditionnée par les
mots et donc foncièrement erronée. De sorte que cette sorte d’épistémologie
oppose perception et pensée.
Pour la Reconnaissance, au contraire, la connaissance « dépourvue de
constructions mentaies » et celle qui en est pourvue, sont toutes les deux
grosses de constructions mentales. De fait, explique Abhinavagupta, on ne
cesse jamais de penser, même dans les moments où l’on ne semble pas
avoir le temps de penser ou d’articuler quoi que ce soit. En réalité,
l’absence de pensées est l’état où les pensées sont à l’état « subtil », car
elles y sont confuses et comme « compressées » dans l’instant présent, dans
le désir en-deçà de tout discours. Quand on « pense », on ne fait « qu’ex-
pliquer » ce qu’on sait confusément. Ces deux états sont le prolongement
l’un de l’autre, tout comme l’action est le prolongement corporel de la
connaissance. Il s’agit d’un seul et même flux, qui passe du désir pur à la
pensée, puis à la parole et à l’action. Le premier instant enveloppe la
connaissance intuitive de tout ce qui sera pensé ou fait par la suite. Toute
pensée articulée est l’explicitation d’une pensée déjà présente de manière
subtile. Et ce qui interrompt les pensées ou les actes, ce sont les retours au
désir-intuition qui est à la source de toute pensée et de toute action. Ce
mouvement d’oscillation perpétuel entre l’intuitif et le discursif ou entre la
connaissance et l’action est inhérent à toutes les expériences. Il n’y a aucun
fossé entre eux, contrairement à ce qu’affirment les Bouddhistes comme
Dharmakīrti.
20.
Le jugement du type « Ceci est une jarre » est — abstraction faite du nom
et de la forme — le Soi lui-même, la puissance du Seigneur suprême. Mais
il n’apparaît pas objectivement.
21.
Simplement, la perception, la remémoration, le jugement, etc.,
apparaissent selon un ordre temporel, puisqu’ils se conforment aux temps,
aux lieux de l’objet connu comme séparé (du sujet).
Commentaire
Commentaire
Dans ce nouvcau chapitre, Utpaladeva réfute l’objection selon laquelle la
conscience ne serait qu’une construction mentale, dans la mesure où elle est
désignée par un mot,. Ce mot est « je » (aharṃ). Après avoir rappelé ce
qu’est une construction mentale selon les Bouddhistes, l’auteur montre que
cette délïnition ne concerne pas le mot « je au sens où il l’entend. Car il
s’agit bien d’un mot qu’on peut dire et penser, mais il désigne l’Absolu —
l’Apparence pure — et non pas une construction sans fondement.
1.
L’acte de conscience « Je » est l’essence de (toute) apparence. Bien qu’il
s’incarne en une parole, ce n’est pas une représentation discursive. Car
celle-ci est définie comme une affirmation qui projette une dualité.
Car, en effet :
2..
En effet, l’apparence de deux (objets) séparés, comme par exemple une
jarre et son opposé221, est possible. En revanche, il n’y a pas apparence
d’autre chose que l’apparence, en dehors d’elle.
Rien n’est possible en dehors de l’Apparence, car son opposé, la « non
apparence » séparée du fait d’apparaître, n’apparaît pas !222 Puisque
(l’apparence) ne peut être niée, puisque son opposé n’apparaît nulle part,
(l’acte de conscience « je ») cesse d’être une représentation discursive.
3.
Car on définit une représentation discursive comme l’affirmation d’un
(objet, du type :) « Ceci est une jarre », à partir d’une négation de ce qui
n’est pas cet (objet). (Cette affirmation par négation est possible)
uniquement par un sujet connaissant, capable de voir immédiatement l’objet
et (tout) ce qui n’est pas lui.
Commentaire
« Je » est conscience de l’apparence pure, de la Manifestation intégrale.
Comme rien n’apparaît sans apparaître, le fait d’apparaître n’a pas de
contraire. Même l’absence de manifestation se manifeste — existe — à
l’intérieur de cette Présence absolue qu’est le fait d’apparaître, d’être
manifeste. Donc, « Je » n’est pas une représentation discursive. Par contre,
« Je suis Paul » est une représentation discursive, car c’est par opposition
avec tout ce qui n’est pas Paul que cette représentation prend sens. Il faut
donc distinguer le « je qui est parfait, en ce sens qu’il est conscience
intégrale de l’Apparence, du « je suis Untel », imparfait, puisqu’il est la
prise de conscience par contra-distinction d’un fragment seulement de
l’Apparence. Le premier « Je » est absolu, alors que le second est relatif. Le
premier existe, en effet, par soi, tandis que le second se constitue en
s’opposant à d’autres apparences et d’autres consciences.
Cependant, il est important de noter que cet acte d’exclusion qui est la
marque caractéristique du langage et de la pensée ordinaire suppose à son
tour une conscience de tout ce que l’on exclut. Autrement dit, pour pouvoir
se représenter « une table », il faut connaître tout ce qui n’est pas cette
table : il faut être omniscient. Thèse qui peut sembler extravagante certes,
mais qui va dans le sens de ce que veut démontrer l’auteur : nous
connaissons, au moins sur le mode implicite, tout ce qu’il y a à connaître. Et
c’est pourquoi nous sommes le Seigneur.
Après avoir définit le « Je » pur, l’auteur définit le « je » factice :
4-5.
Quand cet acte de conscience « je » nie la réalité, qui est conscience
(indifférenciée), il porte alors sur un objet distinct, tel le corps, l’intellect ou
bien la sensation (prāṇa), ou bien encore cet (état de vide) que l’on imagine
comme un ciel vide. (Cet objet) apparaît alors en tant que sujet223. Cet (acte
de conscience)-là est bien une représentation discursive, parce qu’il naît de
l’apparence d’un opposé autre (que son objet), qui se trouve nié.
6.
L’acte de synthèse d’une apparence se manifestant présentement avec une
apparence passée est, lui aussi, une construction mentale225, puisqu’il
dérive des impressions (passées) et qu’il porte sur (des choses) qui
apparaissent séparées (de la conscience).
Commentaire
Utpaladcva admet ici que la quasi-totalité des mots, c’est-à-dire aussi
bien des pensées, sont des constructions mentales. Encore une fois, notre
auteur ne se contente pas de réfuter les thèses des sceptiques bouddhistes. Il
montre plutôt ce qui leur manque pour être complètement vraies.
Autrement dit, il faut distinguer deux sortes de reconnaissance, tout
comme il y a deux sortes de « je ». La première sorte est factice, est
regroupe toutes les représentations conditionnées par la pensée et le
langage, à l’exception justement de la représentation « Je suis le Seigneur »,
qui est une représentation innée et incomposée, bien qu’il faille cet
enseignement de la Reconnaissance pour arriver enfin à la formuler. De
plus, même si on peut l’exprimer avec des mots, elle les dépasse depuis
toujours pour englober tous les mots possibles. Elle est la Déesse Parole
(vāgdevī), la Suprême, source de toute parole, de tout raisonnement. Elle est
une sorte de langage inné, identique à la connaissance parfaite de
l’Apparence, de Śiva, à travers laquelle il se reconnaît éternellement.
Et, puisque nous-mêmes, qui sommes le Seigneur, choisissons librement
de n’avoir que des représentations partielles et changeantes, alors
l’Apparence elle-même semble se fragmenter en d’innombrables
apparences séparées :
7.
De la même manière, en ce qui concerne le fonctionnement des choses, le
Seigneur vient habiter le corps, etc. Selon son désir, il fait alors apparaître
hors de (la conscience) la multitude des choses qui, (pourtant),
n’apparaissent que dans (la conscience).
Commentaire
La « création originelle » et la vie telle qu’elle se présente ordinairement
à nous sont en réalité deux régimes distincts de l’acte de conscience. Le
premier est un mode d’expérience dans lequel les objets apparaissent
clairement, mais sans être réifiés, ni appréhendés comme des objets
extérieurs à l’apparence et à la conscience de l’apparence. Ils sont
appréhendés globalement et en un seul instant éternel, à la manière dont
notre regard embrasse toute une ville depuis les hauteurs.
Mais surtout, il importe de comprendre que même nos expériences
limitées ne sont possible que dans et par l’expérience illimitée que le Réel a
de lui-méme :
8.
Par conséquent, il est certain que lors d’une remémoration ou d’une
représentation discursive — qui suppose négation — ou même lors d’une
perception, l’apparence n’existe que dans (l’acte de conscience).
Lors de n’importe quelle cognition, l’apparence de n’importe quel objet
apparent en cet instant n’existe toujours qu’immergé dans le sujet
connaissant, dans la conscience, selon son régime propre227.
9.
Cependant, lors d’une perception, qui consiste en l’apparence (d’un
objet) hors (de la conscience), (l’apparence) est naturelle, alors qu’elle est
informée par les expériences antérieures lors d’une remémoration, etc.
Commentaire
Autrement dit, toute expérience n’est autre qu’une connaissance que le
Seigneur a de lui-même. Mais certaines expériences sont inédites et
directes : le sujet ne se réfère pas explicitement au passé pour les juger. Ceci
dit, même une expérience dépourvue de toute pensée enveloppe des pensées
et des opérations mentales complexes. Ainsi, le pianiste joue maintenant sa
pièce sans penser, mais cette activité n’en est pas moins étayée
implicitement sur ses analyses passées de cette même œuvre. Donc, même
une activité apparemment automatique ou spontanée est en partie
conditionnée par des activités passées. Seulement, ce passé est plus ou
moins visible. Entre une représentation « non discursive » et un jugement
discursif, il n’y a donc que des différences de degrés. Cependant, cette
présence du discursif jusque dans les actes les plus immédiats est surtout
analysée par Abhinavagupta, le plus célèbre commentateur des Stances.
Utpaladeva, quant à lui, semble distinguer assez nettement entre la
perception directe, d’une part, et les représentations discursives (jugement,
imagination, mémoire), de l’autre. Cependant, il est loin de réduire ces
représentations à de simples erreurs, comme nous le rappelle la stance
suivante qui aborde le cas de l’imagination :
10.
Lorsqu’une représentation discursive évolue de son propre accord dans
l’intellect selon des apparences configurées à volonté, il s’agit aussi d’une
(apparence) parfaitement naturelle.
Mais une représentation discursive libre fait apparaître tel ou tel objet
tout à fait nouveau, et distingué par une (nouvelle) disposition de ses
parties. Elle est production d’un objet pour l’intellect, même si celui-ci n’a
jamais été vu par l’œil, etc. Ceci selon le désir (du sujet), sans égard pour le
fait qu’il n’a pas été perçu auparavant. (L’apparence de) cet objet est tout à
fait spontanée229.
Commentaire
C’est ici l’imagination qui est réhabilitée, au motif qu’elle est un signe
que même les êtres humains, en tant que finis, sont en réalités doués de la
Puissance de connaissance, c’est-à-dire du pouvoir de faire apparaître des
formes à volonté, indépendamment de tout conditionnement. Bien sûr, cette
indépendance de l’imagination n’est pas absolue, mais elle est néanmoins
irréductible à un simple mécanisme d’association d’idées.
Dans la dernière stance de ce chapitre, l’auteur va jusqu’à déclarer que
l’imagination est une faculté qui montre que nous sommes identiques au
Seigneur, au motif qu’elle est capable de créer du neuf, et non pas
seulement de reconfigurer des souvenirs :
11.
Puisqu’ils font apparaître des images selon leurs désirs, l’omniscience et
l’omnipotence de tous les êtres vivants230 sont clairement prouvées.
Puisque tous sont capables de percevoir et de façonner des objets inédits
lors d’une représentation discursive, l’omniscience et l’omnipotence sont
évidentes chez tous (les êtres).
VII. Description de l’unique
fondement
1.
De plus, cette intelligence intuitive qui est mêlée à la succession des mots
et de leur sens est le sujet connaissant, conscience infinie et dépourvue de
succession. C’est lui, le grand Seigneur.
Commentaire
« L’intelligence intuitive » (pratibhā) est cette intelligence innée qui nous
permet, par exemple, d’appréhender instantanément l’ordre des mots dans
une phrase, avant même que nous ne les pensions distinctement. Bref, c’est
l’intuition créatrice, le talent des artistes, ce qu’on appelait autrefois
l’inspiration ou le « don de vision », Abhinavagupta la compare à la vision
globale que l’on peut avoir d’une cité, depuis le sommet d’une colline. Elle
est une sorte de langage préverbal, analogue au logos des philosophes
néoplatoniciens. Comme dit Augustin, on comprend les choses à l’aide des
mots, mais on comprend les mots grâce à une intelligence innée, qu’il
appelle le «Maître intérieur ». Sans lui, les enfants ne pourraient jamais
commencer de comprendre quoi que ce soit. Ici, ce Verbe est personnifié
par la Déesse Parole, identique à la conscience, au « Je » parfait, qui est
cette parfaite connaissance que l’Être-Apparaître a toujours de lui-même.
Mais cette vision globale s’exprime aussi, aux plans de la pensée et du
langage, dans des successions de raisonnement et de signes. L’Un devient
Multiple dans le temps et l’espace. Mais la pensée effectue aussi des
synthèses, des jugements que sont des mises en relation de plusieurs
apparences ou représentations. Or, une telle mise en réseau serait
impossible sans une conscience unificatrice permanente capable, à ce titre,
de relier les phénomènes :
2.
La notion de « relation » est logiquement possible si les phénomènes sont
fondés en un seul et même sujet connaissant, à travers des actes de
conscience séparés, portant sur tel et tel (objet).
Commentaire
Utpaladeva applique maintenant son raisonnement à ces autres idées qui
tissent nos transactions quotidiennes, « le fonctionnement des choses », en
commençant par celle de relation. Car, si tout est relatif, comme disent
certains sceptiques, alors cette relativité n’est possible que dans et grâce à
un « milieu » unique qui relie tout.231 Toutefois, comprenons bien ici ce
point crucial : ce milieu qu’est la conscience n’est pas un troisième terme.
Ce n’est pas une autre entité, qui viendrait s’ajouter à celles qu’elle met en
relation. Autrement, il faudrait poser une quatrième entité pour relier les
termes reliés à la troisième entité qui les relie, et ainsi de suite, à l’infini.
Utpaladeva a consacré un opuscule à examiner de manière critique les
différentes conceptions de la relation qui prévalaient en son temps, pour
ensuite établir sa propre conception232. Il y prend acte des remarques de
Dharmakīrti. Toutes les définitions de la notion de relation enveloppent une
contradiction. Elles sont impossibles et donc sans réalité. Ce ne sont que les
étiquettes qu’un entendement égaré projette sur la réalité. Mais Utpaladeva
propose une autre définition de ce qu’est une relation, définition qui
s’appuie sur la conscience comme faculté de nier et d’exclure (apohtma233),
faculté analysée dans le chapitre précédent. Nous avons vu alors que la
conscience fragmente le tout de l’Apparence pour en abstraire telle ou telle
apparence particulière. Elle engendre ainsi une multiplicité d’apparences
isolées. Pour les mettre à nouveau en relation la conscience n’a donc pas
besoin de jeter un pont entre elles : il lui suffit de nier la négation qui les
sépare.
Car il n’y a qu’une seule réalité, ou plutôt un seul et même acte, que
notre imagination distingue en plusieurs pôles ou plusieurs moments. C’est
pourquoi aussi les relations, ainsi que presque toutes nos idées, qui
impliquent une relation, n’ont qu’une validité partielle et relative. Encore
une fois, il est très important de souligner qu’Utpaladeva ne défend pas ici
l’existence d’un arrière-monde intelligible peuplé d’essences immuables. Il
faut bien garder cela à l’esprit car, en bon dialecticien, il reviendra à
plusieurs reprises sur la question des « universaux ». Il défend notamment
l’idée selon laquelle les universaux, les idées générales, ne sont pas de
simples illusions. Beaucoup en ont conclu qu’il était sous ce rapport une
sorte de « réaliste ». En réalité, Utpaladeva veut simplement défendre la
thèse selon laquelle les idées ont une certaine validité. Une validité relative
et provisoire. Mais il y viendra plus loin.
Pour l’heure il continue de démontrer que nous ne pourrions forger des «
constructions mentales », si tout l’Être, toute l’Apparence, ne nous était pas
déjà présent sur un mode implicite :
3.
(Une relation) ne peut s’établir que s’il y a apparence simultanée des
objets (mis en relation). Car ceux-ci sont conjoints à une succession dans
l’espace et le temps et ils sont, chacun, confinés en eux-mêmes. Autrement,
comment pourrait-il y avoir mise en relation (des objets) ?
4.
La perception directe d’une chose et de son absence ne concernent,
chacune, que tel et tel aspect séparé. Elles peuvent être la raison établissant
une relation de cause à effet (seulement si) elles sont produites par un seul
et même sujet connaissant.
Par la perception directe d’une chose et par son absence, on élabore une
relation de cause à effet ainsi que sa démonstration, dès lors qu’elles sont
mises en relation par un seul et même sujet connaissant. Tant qu’elles ne
sont pas mises en relation, la perception directe d’une chose et son absence
sont, chacune, anéanties l’une après l’autre, après avoir fait connaître leur
objet respectif. Elles sont incapables (à elles seules) d’indiquer qu’elles
dépendent l’une de l’autre.
Commentaire
Utpaladeva aborde ici une relation spécialement importante, celle de
cause à effet. Son argument consiste à dire que si la conscience changeait
comme changent les objets qu’elle perçoit, alors l’on ne pourrait jamais
concevoir de relation de cause à effet. En effet, selon la logique de
Dharmakīrti, pour établir une relation de cause à effet, il faut percevoir, par
exemple, que la pousse est toujours absente en l’absence de graine. Dès
lors, est-on en droit de dire que la graine est la cause de la pousse.
Seulement, fait observer Utpaladeva, ces perceptions se succèdent dans le
temps (ou plutôt, leur succession elle-même constitue le temps). Mais si la
conscience ne dure jamais plus d’un instant, comment pourrait-elle établir
un rapport entre elles ? Par conséquent, la conscience est permanente. C’est
seulement si elle l’est, que l’établissement de lois de causalité est possible.
Or, comment donc l’humanité pourrait-elle fonctionner sans ces lois ?
5.
L’acte de conscience de soi est, lors de l’acte de remémoration, la preuve
de l’existence de notre Soi. C’est lui, et nul autre, qui établit la présence de
l’expérience antérieure.
Commentaire
Comme on vient de le voir, le logicien bouddhiste tient que les relations
de cause à effet entre les choses sont des constructions mentales élaborées
sur la seule base de perceptions instantanées qui laissent des impressions,
réactivées à la vue de choses similaires. Utpaladeva rétorque qu’une
relation entre une cause et son effet suppose que ces deux choses puissent
être comparées. Elles doivent donc apparaître simultanément à un seul et
même sujet connaissant. Ce ne sont pas les choses elles-mêmes qui se
comparent entre elles et établissent des relations, puisqu’elles ne durent
chacune qu’un instant. S’il n’y avait que cela, on aurait seulement
l’expérience d’un pur instant présent. Chaque instant serait une expérience
unique et nouvelle, mais on ne le saurait jamais, puisqu’il n’y aurait
personne pour les comparer. Aucune notion, aucune idée, même illusoire et
sans fondement, n’apparaîtrait jamais. Tel est le sens de la stance qui suit :
6.
De même, la relation entre ce qui réfute et ce qui est réfuté porte sur des
cognitions qui sont, chacune, confinées en elles-mêmes et (de ce fait) ne se
contredisent nullement. (Une telle relation) n’est possible que si (les
cognitions) reposent sur un seul et même sujet connaissant.
7.
(Objection du Bouddhiste:)
De même que la perception d’une surface vide implique du même coup
la perception qu’il n’y a pas de jarre (sur cette surface), de même la
cognition de la nacre (elle-même) est réfutation de la cognition (erronée) de
l’argent.
La cognition de l’absence de jarre, lorsqu’on dit qu’« il n’y a pas de jarre
sur cette surface », n’est rien d’autre que la connaissance que cette surface
est vide, puisque c’est la surface vide (elle-même) qui apparaît comme
absence de la jarre. De la même façon, on peut dire que la cognition de la
nacre est, en même temps, cognition de l’absence d’argent, puisque nacre et
argent ne se confondent pas mutuellement. Par conséquent, c’est la
perception directe elle-même qui réfute (la perception erronée).
Commentaire
Le Bouddhiste objecte ici en illustrant son raisonnement à l’aide d’un
exemple classique de perception erronée : je vois de l’argent, là où il n’y a
que la nacre d’une huître. D’abord, je vois de l’argent. Puis, je vois
clairement la nacre. Pour le Bouddhiste, cet acte de voir la nacre est, en lui-
même, réfutation de la perception précédente. Voir la nacre, c’est voir qu’il
n’y a pas d’argent. Il n’est pas nécessaire d’ajouter un autre jugement, en
plus des deux perceptions, qui les comparerait, et déciderait en faveur de
l’une d’elles. De la même manière, voir telle surface vide, c’est voir qu’il
n’y a pas de jarre dessus. C’est l’analyse ce dernier exemple que l’auteur
reprend d’abord :
8.
(Réponse d’Utpaladeva :)
- Ceci est irrecevable. La cognition de la surface vide prouve seulement
que cette surface n’est pas (une jarre). Mais (cela n’établit) pas l’absence,
sur cette surface, d’une jarre accessible aux sens.
La cognition de la surface vide prouve que cette surface n’est pas une
jarre, mais non point que sur cette surface il n’y a pas une jarre distincte (de
la surface), accessible aux sens.
Commentaire
Utpaladeva et les Bouddhistes distinguent deux sortes d’absence : (1)
l’absence d’un prédicat dans un sujet (« pas de jarre sur cette surface »), et
(2) l’absence du sujet lui-même, ou absence d’identité (« cette surface n’est
pas une jarre »). Or, la perception de la surface (du sol), à elle seule, prouve
seulement que cette surface n’est pas une jarre, mais ne suffit pas à établir
qu’il n’y a pas une jarre sur la surface. Autrement dit, jarre et surface sont
deux perceptions, deux cognitions distinctes, et seule une conscience qui
enveloppe les deux — qui les met en relation -, est à même de les comparer
et d’établir quel type de relation elles ont ou non. Une simple perception, en
elle-même, est incapable d’infirmer ou de confirmer une autre perception,
de quelque manière que ce soit, car chaque perception ne perçoit qu’elle-
même :
9.
La surface demeure une chose distincte, puisque chaque chose est
confinée en elle-même. Dès lors, comment une cognition accitientelle de la
(surface) suffirait-elle à y établir l’absence d’une autre chose ?
La surface est toujours distincte de ce qui est autre qu’elle. Dès lors,
comment sa cognition pourrait-elle établir parfois seulement l’absence sur
elle d’une autre chose, comme une jarre235 ? Être distinct d’une autre
(chose, comme) d’une jarre, peut parfois être une forme de la surface, à
condition que l’association avec une jarre soit aussi parfois sa forme
propre236. Mais ce n’est pas le cas. Il reste toujours deux choses, chacune
étant confinée en elle-même. Et l’association entre elles ne constitue pas
une autre chose distincte qui les envelopperait.
(Objection :) Pourtant, c’est un seul et même acte de connaissance, dans
lequel deux apparences sont unies, qui constitue en lui-même l’absence de
l’autre cognition en laquelle il n’y a qu’une seule apparence.
(Réponse :) - Néanmoins, (nous disons qu’une cognition) définit un objet
comme confiné en lui-même. (Autrement dit), déterminer l’absence de jarre
n’est pas une conséquence directe du donné (de la perception). C’est au
contraire le cas lors de la détermination de l’existence du lieu, qui dépend
de la perception de ce lieu237.
(Objection :) Néanmoins, on peut y parvenir à partir de l’absence d’effet,
c’est-à-dire par l’absence d’une seule et même cognition en laquelle les
deux choses sont apparentes.
(Réponse :) — Même cela est irrecevable. Ce serait un acte de
conception indirecte, alors que, (selon vous), l’établissement de la surface (
comme vide) a lieu directement à partir de sa perception.
Commentaire
Selon Dharmakiri, de même que la perception de la nacre est, purement
et simplement, réfutation de la présence d’argent dans l’huître, de même, la
perception de la surface est la perception de l’absence de jarre sur elle,
Cependant, pour que cette perception soit valide, elle doit remplir plusieurs
conditions : la chose non perçue (ici la jarre) doit être perceptible, si elle
était là. Cela tombe sous le sens. De plus, autre chose doit être pcrçu en son
lieu et place, en un seul et même acte cognitif.
Or, fait remarquer Utpaladeva, cela est impossible pour les perceptions
elles-mêmes, car elles sont « confinées », incapables de se mettre en
relation. La perception de la surface est perception de la surface, et rien
d’autre. Ce qui est curieux ici, c’est que cette idée, selon laquelle les
relations n’appartiennent pas aux choses mêmes, mais aux interprétations
que nous en faisons, semble être défendue par Utpaladeva. Ce qui montre
bien que ce dernier n’est pas une réaliste naïf. Nous devons, en effet,
comprendre qu’une relation n’est jamais perçue, elle est pensée, c’est-à-dire
construite. Seulement, cette élaboration est impossible sans une conscience
éternelle, car les perceptions sont, en elles-mêmes, dépourvues de tout
dynamisme et éphémères.
C’est pourquoi, dans la glose, le Bouddhiste reformule son objection : la
relation (d’absence, ici) entre la surface et la jarre absente, n’est pas dans la
surface elle-même, mais dans la perception de la surface. Et c’est cette
perception, déjà subjective, qui est pour ainsi dire déjà une sorte
d’inférence : la perception de la surface vide est une sorte d’effet duquel on
infère la cause, c’est-à-dire l’absence de la jarre.
Évidemment, cela ne fait que confirmer la thèse d’Utpaladeva : Ce qui
est en apparence une simple perception de l’absence d’une jarre est, en
réalité, une inférence, c’est-à-dire une mise en relation de plusieurs
cognitions, l’une présente (la surface) et l’autre, passée (la jarre). Ce qui va
également dans le sens de la thèse, chère à Abhinavagupta, selon laquelle
même les perceptions « brutes » sont constituées d’opérations complexes.
Or, cette activité complexe de synthèse d’éléments fugaces est impossible et
inexplicable si l’on refuse d’admettre que la conscience est éternelle,
omniprésente, omnisciente et omnipotente.
L’auteur présente sa propre explication de ce qu’est un jugement
d’absence :
10.
(Réponse d’Utpaladeva :)
En revanche, (voilà ce qu’on peut dire :) Il y a (sur la surface) un rai de
lumière ou bien, pour l’aveugle, un contact doux, chaud, etc. « Là se trouve
(une surface) » : voilà ce qui prouve que la surface n’a pas d’objet de
cognition identique à une jarre.
«Il n’y a pas de jarre sur cette (surface), elle s’y trouve absente » Cet acte
verbal conventionnel est possible au moyen d’une perception, visuelle, etc.,
quand elle est directement perçue en ce lieu, (éclairé) par de la lumière. Ou
bien, dans l’obscurité, (elle est accessible aux sens) par un contact chaud,
doux, etc. (C’est ce contact qui) constitue l’absence de contact avec ou de
vision de la jarre.
Commentaire
Non seulement la perception de la surface ne peut suffire à établir
l’absence de jarre sur elle mais, mieux encore, ce n’est à vrai dire pas cette
perception de la surface qui contribue à cela. C’est bien plutôt la perception
de l’espace vide qui couvre la surface, et à la place duquel on percevrait des
couleurs et une silhouette, ainsi qu’une texture, si la jarre était là. Si, au lieu
de cela, on voit là un rai de lumière limpide ou si l’on sent juste l’air autour
des mains, cela peut établir que cet cspace-ià n’est pas une jarre.
Le Bouddhiste confondait la surface, qui est le support, avec ce qui se
trouve sur elle. La perception d’une surface prouve qu’elle n’est pas une
jarre. Mais pour conclure qu’il n’y a pas de jarre sur elle, il faut percevoir
ce qu’il y a sur elle, et non la surface elle-même. Ensuite, et ensuite
seulement, on peut rapporter cette perception de l’espace vide (ou du rai de
lumière) à la perception de la surface et conclure à l’absence de jarre sur la
surface.
Quoi qu’il en soit, dans tous les cas le jugement est une synthèse, une
mise en relation.
Il.
Un fantôme est autre chose que la lumière. (Pourtant, puisqu’) il est
invisible, (il peut être présent) dans la lumière, tout comme sur la surface :
dans chaque cas, (sa présence) ne peut être exclue.
Et de même le fait qu’un fantôme est autre que la lumière n’a pas
fatalement pour conséquence que (la présence du) fantôme est exclue (par
la présence de la lumière). Car, en effet, il est invisible ! Bien qu’il soit
autre chose que la lumière, il peut-être présent dans la lumière, tout comme
il peut demeurer sans difficulté dans une boule d’argile, puisqu’il est
invisible. Par conséquent, notre théorie, comme celle des autres, est
incapable de prouver son absence (sur la surface).
Commentaire
Cette stance répond à une objection selon laquelle l’explication donnée
par Utpaladeva de la perception d’absence serait trop large dans son
application : Ne fait-elle pas conclure que même les êtres invisibles sont
absents dans l’espace ? Cette objection est recevable, dans la mesure où
Utpaladeva, tout comme ses adversaires, admettait l’existence d’un grand
nombre d’espèces d’êtres invisibles peuplant notre environnement
immédiat.
La réponse donnée dans la stance est que le fantôme est invisible et
intangible : personne, de toutes les manières, ne peut être certain de quoi
que ce soit quant aux fantômes ! Sauf de ceci : il y a peut-être un fantôme
dans le rai de lumière qui éclaire la surface, mais le rai de lumière lui-même
n’est pas un fantôme. Ce qui est justement l’explication donnée par
Utpaladeva, fondée sur la distinction entre absence d’association (A n’est
pas dans B) et l’absence d’identité (A n’est pas B).
12.
De la même façon, la cognition de la nacre peut bien être (elle-même)
cognition de l’absence d’argent. Mais elle ne peut faire connaître que la
cognition de l’argent qui l’a précédée est erronée.
13.
Même à partir d’une inférence, (une cognition) ne peut être réfutée, car le
possesseur de la propriété n’est pas établi (au moment de l’inférence, si l’on
s’en tient à votre thèse238). En revanche, établie sur la base de notre propre
conscience (et) produite par un seul et même sujet connaissant, elle devient
possible.
Commentaire
Une perception est, en elle-même, neutre. Elle montre, mais ne valide ni
n’invalide rien. Seule une inférence. peut le faire, c’est-à-dire une
comparaison entre différentes perceptions. Mais cette comparaison est
impossible si la conscience périt à chaque instant.
Retenons aussi que le critère de la vérité d’une représentation n’est pas sa
ressemblance avec un hypothétique objet hors de la conscience, mais la plus
ou moins grande cohérence entre cette représentation et les autres. Ainsi,
une représentation est « vraie » tant qu’elle n’a pas été « réfutée par une
autre. Les vérités de notre entendement sont donc toujours provisoires et
relatives. À l’exception, bien sûr, de l’acte de conscience « Je », cette
représentation qui contient toutes les autres, et qui vise infailliblement cette
Apparence qui jamais ne peut disparaître.
14.
Ainsi, le fonctionnement des choses, qu’il soit pur ou bien même impur,
est connu dans le Seigneur, agrégé à l’apparence d’objets séparés les uns
des autres.
Tout le fonctionnement des choses, qui porte sur des objets séparés par la
puissance de la Māyā, est pur pour ceux qui connaissent (ce
fonctionnement) pour ce qu’il est, mais impur pour ceux qui sont aveuglés
par une connaissance imparfaite239. Il est possible de connaître
(parfaitement ce fonctionnement en sachant qu’il a lieu) dans le Seigneur,
jouissant (ainsi sans encombre) des apparences des choses séparées les unes
des autres.
VIII. Description de la parfaite
souveraineté
1.
Simplement, les apparences dépendent parfois de la perception
sensorielle du moment présent, alors qu’à d’autres moments, dans les autres
cas, (elles dépendent de perceptions antérieures), comme c’est le cas pour
l’aveugle dans l’obscurité, etc.
Commentaire
Dans ce chapitre, Utpaladeva décrit les différentes sortes d’apparences.
La conscience se sert, en quelque sorte, de ces apparences comme un
peintre se sert des couleurs pour produire le sens de la profondeur, de la
lumière, etc. Mais, de même que toutes ces peintures se ramènent à des
combinaisons de couleurs sur une toile, toutes les expériences possibles se
ramènent à des apparences à l’intérieur de l’Apparence.
Quand on est dans l’obscurité, on complète les sensations tactiles
présentes par des souvenirs des perceptions visuelles passées.
2.
En revanche, il n’y a aucune sorte de différence quant à l’existence de
l’apparence d’un objet imaginé, que celui-ci soit futur, présent ou passé.
Dans le cas d’une construction de l’imagination qui dérive d’une
perception, comme la mémoire ou bien la conjecture, ou bien encore dans
celle qui est indépendante (de toute perception empirique), l’apparence de
l’objet, prise en elle-même, demeure identique, qu’elle porte sur un objet
passé, présent ou futur.
Commentaire
La « position » ou la situation d’un objet dans le temps n’existe, elle
aussi, que dans et par la conscience. Spontanément, on croit que le passé et
le futur sont en dehors de la conscience. En réalité, ces trois dimensions
n’existent que dans le Présent de la conscience. En ce sens, elle est
éternelle. Je peux bien m’imaginer ou me remémorer l’image d’une
personne passée. Il n’en reste pas moins que cette image apparaîtra. Elle
sera essentiellement Apparence et conscience, de même que tous les corps,
qu’ils soient proches ou lointains, existent dans l’espace.
3.
De plus, (elle ne produit) pas un état identique, car (l’objet) est passé.
Cela, bien que l’apparence soit belle et bien présente, et que le plaisir, etc.
(ressentis), et leur cause, soient bien réels.
Commentaire
Pour engendrer plaisir ou souffrance, une chose doit pour ainsi dire
émerger de l’océan de la conscience et acquérir par-là un semblant
d’existence propre. Elle doit apparaître « face » au sujet, et comme séparée
de lui. Ainsi, je puis bien éprouver du désagrément à me remémorer moi-
même à telle époque. Mais cela suppose que je me prenne moi-même, qui
suis le sujet, comme objet.
C’est d’ailleurs nécessairement le cas, puisque par la mémoire, j’ai la
possibilité d’appréhender des objets auxquels je puis éventuellement
m’identifier (corps, sensation, famille, nation, outil...), alors que je reste en
réalité ce pur sujet qu’est la conscience.
C’est pourquoi aussi la pomme remémorée suscite ordinairement moins
de plaisir que la pomme que je mange maintenant. Car la pomme
remémorée est davantage proche de l’acte de conscience qui l’anime et
comme immergée en elle. Elle a moins d’existence propre. Elle n’est pas
une chose au sens plein du terme, c’est-à-dire une chose séparée de moi et
du reste du monde.
Malgré ces différences de degré, toutes ces choses ne reposent que dans
la conscience, même si l’on a pas conscience de chacune prise séparément,
ce qui serait inutile et encombrant.
4.
Mais si le plaisir, etc. est évoqué intensément par l’imagination, alors cet
état existera exactement comme (dans l’expérience d’origine), en vertu de
la clarté de cette (image).
5.
Nous considérons qu’(apparaître comme) extérieur à (la conscience) est
une condition passagère. Ce n’est pas l’essence, ni l’existence des
apparences des choses, présentes ou absentes241. Elles existent donc à tout
moment à l’intérieur de (la conscience).
Toutes les apparences, tant celles qui portent sur des choses existantes
que celles qui portent sur des choses inexistantes, lors d’une rcmémoration
par exemple, même si elles n’apparaissent pas à l’extérieur (de la
conscience), existent pourtant bien. Le fait (d’apparaître comme) extérieur
(à la conscience) est, en effet, une condition passagère, et non la forme
propre (de l’apparence). De même, l’apparence de l’absence (d’une chose)
existe à l’intérieur de (la conscience). Car elle n’existe pas à l’extérieur (de
la conscience).
Commentaire
Le fait d’apparaître « extérieur » au sujet qui perçoit est lui-même une
apparence, de même que l’apparence de profondeur ou de relief dans un
tableau fait elle-même partie du tableau. C’cst la combinaison des couleurs
et des formes elle-même qui fait oublier le tableau. De même, ce sont les
apparences qui, en se combinant, font oublier la conscience au sein de
laquelle elles apparaissent pourtant. L’illusion de l’extériorité n’est possible
que dans l’intériorité absolue de la conscience. Celle-ci n’est donc pas un «
intérieur » des choses qui s’opposerait à leur apparence extérieure. Elle est
plutôt cet espace en lequel se fait jour l’opposition entre intérieur et
extérieur.
6.
Ces (apparences) n’ont pas cette capacité de produire des effets, qui
présuppose une différenciation. Car elles sont à l’intérieur de (la
conscience) dans une unité avec le sujet connaissant. Même lorsqu’il y a
extériorité, cette (capacité) se différencie selon l’apparence (de la chose)
séparée (en question).
Même si toutes les apparences de bleu, de plaisir, etc., existent à
l’intérieur de (la conscience et en identité avec elle), elles n’ont pas cette
capacité de produire des effets, qui suppose une séparation entre la cause et
l’effet, etc., car elles sont (alors) identiques au sujet connaissant. Même s’il
y a séparation d’avec le sujet connaissant, l’efficience causale des
apparences se distingue selon qu’elle est une apparence sensible,
intelligible, etc.
Commentaire
Si tout, absolument tout, est dans ma conscience, comment se fait-il que
je ne puisse pas en faire usage ? Cette stance répond que tout existe bien
dans la conscience, mais la plupart des choses y reposent en identité parfaite
avec elle, comme autant de formes virtuelles présentes dans une matière
première. Or, pour que les choses puissent être douées d’efficience et servir,
elles doivent apparaître séparément de la conscience. Afin de produire des
effets propres et précis, les choses doivent acquérir un semblant d’existence
propre. Tant que tout reste indifférencié, il ne peut y avoir aucune relation
de cause à effet, ni aucune expérience d’aucune sorte. Ces relations
supposent une dualité, une différenciation. Autrement dit, les choses, quand
elles sont entièrement immergées et comme dissoutes dans la conscience,
ne produisent qu’un effet commun et indistinct : l’existence. Cette existence
est elle-même appréhendée en un acte de conscience indistinct en forme de
désir.
7.
En tant qu’elles sont conscience, les apparences existent à tout moment à
l’intérieur de (la conscience). En tant qu’elles apparaissent, à cause de la
Māyā, commue extérieures à la conscience, elles existent (alors) aussi à
l’extérieur.
Commentaire
Quand, selon l’exemple habituel en Inde, le potier désir façonner une
jarre, il l’imagine, il se la représente. Il est alors évident qu’elle apparaît
dans la conscience. Mais, comme il a été démontré au chapitre cinq, même
les objets perçus par les sens et qui semblent se présenter contre nos désirs,
contre notre volonté, n’existent aussi que dans la conscience.
8.
Lorsqu’on évoque une image, elle aussi apparaît comme extérieure : elle
semble séparée (de la conscience). « Être à l’intérieur », en effet, c’est être
identique au sujet connaissant. « Être à l’extérieur », c’est être séparé (de
lui)243.
L’évocation de l’image d’une jarre, etc., n’est pas un objet visible aux
yeux, etc. Pourtant, elle est à l’extérieur, puisqu’elle apparaît séparée (de la
conscience). Être à l’intérieur, en effet, c’est prendre conscience (sur le
mode du) « je »244. Au contraire, être à l’extérieur, c’est prendre conscience
(sur le mode) du « cela ». Dès lors, pour une (chose) comme une jarre, etc.,
« être à l’extérieur » s’entend en deux sens : elle peut être connue par les
sens internes ou les sens externes. Mais le plaisir, etc., ne peut être connu
que par les sens internes.
Commentaire
Les sens internes sont l’intellect, le sens du « je » et le sens commun. Les
sens externes sont les cinq sens.
Il y a donc deux sortes d’apparences ou de représentations. D’abord, il y
a l’Apparence sur le mode du « je », quand la conscience s’apparaît à elle-
même et se reconnaît comme telle. Puis il y a l’apparence sur le mode du «
cela », quand la conscience se prend pour une autre, pour un objet existant
indépendamment de l’Apparence. Selon les caractéristiques de cet objet, on
dira que sa représentation relève du sens interne (imagination,
remémoration) ou des sens externes (perception).
9.
Conformément au désir du Seigneur, les impressions de plaisir, etc.
apparaissent comme extérieures (à la conscience), de la même manière que
ce qui possède une forme visible relève de ce plan.
Commentaire
Qu’elles soient mentales ou sensorielles, toutes les apparences
apparaissent dans cette Apparence pure et simple qu’est la conscience. En
d’autres termes, même les impressions « subjectives », celles auxquelles on
s’identifie d’ordinaire, sont en réalité des objets de conscience, au même
titre qu’une table. Le seul sujet véritable, c’est la conscience elle-même.
10.
Dès lors, il est établi que le monde ne fonctionnerait point sans une unité
des cognitions. C’est l’unité de l’apparaître qui rend possible l’unité (des
cognitions). Voilà le sujet connaissant !
I1.
C’est lui, le grand Seigneur, puisqu’il est de toute nécessité cet acte de
conscience nécessaire. Cet acte de conscience de Dieu est pure
connaissance et pure activité.
Commentaire
La conscience est un acte indéfectible. Autrement rien, absolument rien,
ne serait possible. Mais cet acte se décline en différents régimes.
Utpaladeva fait ici allusion à ces trois régimes principaux. Au-dessous de
Māyā, il y a les mondes ordinaires, correspondant à des régimes de
conscience dominés par la séparation. Tout en haut, se situe Siva, symbole
de cette modalité dans laquelle la conscience en son intégralité ressaisit
l’Apparence toute entière. Enfin, entre ces deux extrêmes, il y a ces degrés
qui réconcilient plus ou moins identité et séparation. Comme des reflets
dans l’orbe d’un miroir, les choses y sont appréhendées distinctement, mais
dans l’unité. Ces trois modalités de la conscience sont personnifiées par
trois déesses qui constituent le panthéon principal de la tradition tantrique
du Trika, à laquelle appartenaient tous les auteurs de la Reconnaissance.
Après avoir exposé ses thèses cssentielles dans celte première section «
sur la connaissance », Utpaladeva reprend certain de ces thèmes en les
approfondissant dans une seconde section, notamment ceux de la
connaissance rationnelle et de la causalité. Comme nous l’avons dit,
connaissance et action correspondent aux deux attributs principaux du
Seigneur, l’omniscience et l’omnipotence. De fait, cette seconde section est
un prolongement de certains chapitres de la première, tout comme l’action
humaine est le déploiement, à l’extérieur, d’actes de connaissance
intérieurs.
Section sur l’action246
1. Description de la Puissance d’action
1.
En démontrant l’existence de ce (sujet connaissant) unique, on a aussi
réfuté ce qu’avaient dit (les Bouddhistes), selon qui « l’action relevant d’un
seul et même (sujet connaissant) ne peut être (à la fois) une et successive ».
Commentaire
L’objection concernant l’action revenait à dire qu’on ne perçoit qu’une
succession de cognitions ou d’apparences. Elles seules sont réelles. Il n’y a
que du multiple, du successif, du discontinu247. Mais la première partie a
répondu en montrant que ce multiple est impossible sans unité. Pas de
discontinuité ni de changement, en effet, sans une activité continuellement
présente.
À présent, il reste à montrer comment unité et multiplicité peuvent
coexister sans se contredire : Comment la conscience peut-elle être à la fois
éternelle et en perpétuel devenir ?
2.
De plus, ce sont les actions ordinaires qui sont attachées à une
succession, à cause de la puissance du Temps248. En revanche, cela est
impossible pour l’action éternelle du Seigneur, tout comme pour le Seigneur
lui-même.
3.
Le temps est le mouvement du soleil, etc. ou bien la naissance de telle et
telle fleur, etc. ou bien encore (la succession du) chaud et du froid. Mais au
fond, il n’est en réalité que la succession définie par ces (apparences).
Commentaire
Remarquons de nouveau qu’Utpaladeva admet les thèses bouddhistes.
Tout est relatif, construit, successif, discontinu. Tout n’est qu’un
assemblage d’éléments discrets. Prenant acte de cela, il se contente de
replacer les thèses bouddhistes dans une perspective où l’assomption de la
thèse de la conscience souveraine devient nécessaire. Il montre que les
Bouddhistes vont, indirectement, dans le sens de la Reconnaissance. Ou
plutôt, les Bouddhistes ne peuvent avoir raison que s’ils admettent que la
Reconnaissance a raison.
4.
Une succession suppose une différenciation. La différenciation suppose à
son tour l’absence ou la présence de (telle ou telle) apparence. Or, la
présence ou l’absence d’une apparence est cette apparence bariolée qui est
l’œuvre du Seigneur.
Commentaire
L’auteur, depuis le début, met en œuvre la même démarche : il ramène
une expérience, telle qu’elle est décrite (ou déconstruite) par le Bouddhiste,
à sa condition de possibilité. Ici, il réduit le Temps au changement. Celui-ci
n’est qu’une succession d’apparences (comme un film de cinéma), et ces
apparences ne peuvent apparaître que dans cette Apparence libre et
consciente qui est le Seigneur.
5.
Le Seigneur fait apparaître une succession de lieux par la diversité des
formes. Il (fait) aussi (apparaître) une succession des temps par l’apparence
d’une diversité des actions.
6.
Dans tous les cas, la séparation entre les apparences est également la
source de la succession temporelle pour les sujets (identifiés au) vide, etc.,
dont l’apparence est discontinue. (Elle ne l’est) pas pour (le sujet) apparent
une fois pour toutes253.
Pour n’importe quel objet, l’apparence variée engendre l’apparence de la
succession temporelle uniquement pour le sujet connaissant (identifié au)
vide, au corps, etc. Car (l’apparence) n’apparaît plus à présent exactement
comme dans le passé, à l’exception de la remémoration. Et c’est par rapport
à sa propre existence que (le sujet) utilise les (notions de) passé et de futur.
En revanche, il n’y a pas de différenciation temporelle pour (le Seigneur)
qui est apparent une fois pour toutes, ni en lui-même ni dans les objets (qui
sont en lui). En effet, on ne peut parler de répétition (pour cette apparence),
puisque son acte d’apparaître est ininterrompu.
7.
De même, la succession spatiale des choses n’apparaît qu’aux sujets
limités. Pour le (sujet) illimité, au contraire, les choses apparaissent
identiques à soi, pleines de soi254.
Dès lors, les choses qui relèvent d’un sujet limité sont séparées les unes
des autres. Et on dit qu’elles sont éloignées, etc. Mais pour le Seigneur, qui
est apparence pure et simple255, il n’apparaît aucune séparation ni distance
entre (les choses) ou entre (les choses et) lui-même. Car il n’est rien d’autre
qu’une seule et même Apparence (continue), puisqu’il est impossible qu’il
n’apparaisse pas quelque part, même dans un atome256 !
8.
Néanmoins, la séparation du sujet et de l’objet qui apparaît de cette
manière est aussi la Puissance créatrice du Seigneur qui connaît de cette
façon257.
Ainsi les choses, qui par nature sont partagées entre celles qui
connaissant et celles qui sont connues, sont la Puissance créatrice du
Seigneur suprême. Elles sont appréhendées comme séparées de soi et
séparées les unes des autres, alors même que le (Seigneur) est, à cet instant
même, parfaitement apparent. Et, même lorsqu’il est appréhendé ainsi, sa
présence en sa forme propre n’est point occultée.
Cnnententuire
La situation est comparable à celle des reflets par rapport au miroir qui
les accueille. Le miroir est transparent, limpide, et par-là même il s’emplit
de formes. De même, c’est parce que la conscience est transparente qu’elle
est capable d’accueillir des expériences si variées. C’est parce qu’elle est
pure qu’elle peut apparaître souillée, c’est parce qu’elle est toujours
présente — apparente — qu’elle semble absente. Notons la différence entre
cette formulation, et celle qui consiste à dire que la conscience est pure en
dépit des apparences et des expériences qui la traversent. Or, cette
paradoxale absence qui est Présence, cette disparition qui n’est encore
qu’une Apparence, est justement ce qui définit la liberté absolue. Pouvoir
accomplir « ce qui est plus que difficile », précise Abhinavagupta, Une fois
encore donc, le devenir est réduit à l’Apparence. Celle-ci dépend d’une
conscience désirante, et cette conscience est liberté.
La conscience façonne des mondes, publics et privés, par abstraction et
synthèse d’apparences. L’auteur montre maintenant comment toutes les
catégories indispensables à notre fonctionnement quotidien enveloppent à la
fois de l’identité et de la différence :
II. Méditation de l’identité-dans-la-
différence
1.
Les idées d’action, de relation, d’universel258, de substance, de temps et
d’espace, supposent (à la fois) unité et multiplicité. On considère qu’elles
sont réelles en raison de leur permanence et de leur utilité.
(Les idées) de relation, etc. sont, elles aussi, des apparences réelles tout
comme l’action et les autres (idées), même si elles portent (à la fois) sur de
l’un et du multiple. Puisqu’elles sont toujours utiles en pratique, elles sont
indéniables.
Commentaire
Les idées, les catégories mentales qui rendent possibles notre vie
quotidienne sont réelles, dans la mesure où elles sont opérantes. Elles sont
efficaces, utiles, pratiques. Selon les Bouddhistes eux-mêmes, une chose est
réelle dans la mesure où elle produit des effets. Les jugements qui se
fondent sur elles sont alors réputés vrais, dans la mesure où ils sont utiles.
Dans la sphère des interactions quotidiennes, le critère de la validité de nos
opinions est pragmatique. Si cela marche, entend-on dire, cela ne peut pas
être complètement faux. Ajoutons que, parmi ces idées valides, il y a celle
de Seigneur. Absolument parlant, nous sommes le Seigneur. Mais, au plan
de la dualité, de la Māyā, l’idée de l’existence d’un Dieu séparé de nous est
parfaitement justifiée.
2.
Ces (idées) sont une seule et même réalité dans (la conscience). C’est
ensuite seulement, qu’étant devenue perceptible aux sens, elle devient
multiple, selon le lieu et le temps.
La réalité absolument indifférenciée devient (à la fois) une et multiple à
cause de la différenciation. en apparences (accessibles aux sens) internes et
(celles accessibles aux sens) externes, due à la multiplicité des apparences
singulières, chacune étant unique et distinguée par une combinaison
d’apparences externes de différentes natures, selon le temps et le lieu.
3.
Le sens commun259 appréhende directement (les objets des sens) et forge
(ensuite) des images comme l’objet de l’action, etc., qui s’appuient à la fois
(sur de l’un et du multiple) et qui sont l’activité du sujet.
Les images comme l’action, etc., sont mentales. Elles portent sur des
réalités à la fois internes et externes. Elles sont l’activité du sujet
connaissant. (Le mental et ses images existent) dans l’entre-deux260.
4.
Les choses apparaissent distinctement, chacune étant confinée en elle-
même. Elles sont liées en une unité en forme de réseau au sein du sujet
connaissant. C’est le fondement de l’idée de relation.
5.
Les constructions mentales portant sur les apparences « genre » et «
substance individuelle » reposent aussi sur une unité qui est extérieure, en
même temps que sur une différenciation des parties individuelles distinctes.
6.
La mise en réseau des facteurs de l’action263 suppose une prise de
conscience de l’action (dans son ensemble). L’idée de direction, etc.,
suppose une mise en relation d’un contenant et d’un contenu.
L’idée d’action suppose (à la fois) de l’un et du multiple. Car (il faut que
les facteurs de l’action) comme Devadatta, le combustible, la poêle et le riz,
soient mis en relation dans (un seul et même acte de conscience) et
extérieurement distincts (pour pouvoir dire) « Il cuisine ». De même, une
succession des lieux et des temps est une dépendance mutuelle entre des
choses qui sont délimitées et d’autres qui les délimitent. C’est là une sorte
de relation, qui comporte aussi de l’un et du multiple. Toutes les idées, sans
exception, comme celles de nombre, d’action, de substance individuelle, de
genre, reposent entièrement sur une mise en réseau, qui n’est qu’une sorte
de relation particulière.
Commentaire
Notre fonctionnement repose sur certaines idées. Ces idées enveloppent
de l’un et du multiple, c’est-à-dire l’idée de relation. Par conséquent, la
relation est la catégorie première, transcendante, celle sans laquelle aucune
autre idée n’est possible. Or, il ne peut y avoir mise en relation, en réseau,
sans un acte de conscience présent en chacun des éléments reliés. Pas de
relation donc sans une conscience omniprésente et ininterrompue.
Mais les Bouddhistes font remarquer que l’un et le multiple se
contredisent. Et que notre expérience ordinaire n’est qu’un tissu d’erreurs et
de méprises.
Utpaladeva répond qu’une idée peut comprendre du multiple et rester
une. Par exemple, l’idée générale d’homme est bien une idée, qui contient
pourtant une multiplicité de sortes d’hommes, qui chacune désigne de
multiples individus, etc.
Et surtout, ces idéessont opérantes, dans un monde qui fonctionne.
7.
C’est de cette même façon qu’un sujet qui vise quelque résultat peut
atteindre sa fin grâce à un objet264 qui est (à la fois) différencié et
indifférencié. L’on ne peut donc pas (soutenir) que les (idées) sont des faux-
semblants.
Le sujet qui le désir peut ainsi (obtenir un résultat) cohérent dans ses
effets et homogène dans ses apparences, grâce à (des idées) comme celle
d’action, etc., qui comportent (à la fois) de l’un et du multiple. Par
conséquent, ces idées ne sont pas erronées.
Commentaire
Utpaladeva n’est pas en train de prétendre que tout va pour le mieux dans
le meilleur des mondes. Simplement, l’intellect est utile et fiable. Bien sûr,
tout est construit, mais cela ne veut pas dire que tout est faux, et que l’on
doit se mettre à haïr les mots, l’intellect, la raison et tout ce qui s’ensuit. La
pensée est un pouvoir de la conscience, et non une tare venue d’on ne sait
où.
III. Description des moyens de
connaissance valide et de leur résultat,
la connaissance valide
1.
Un moyen de connaissance est ce en vertu de quoi une chose est définie
en ces termes : « Ceci est ainsi ». En outre, ce (moyen de connaissance
valide) produit265 (quelque chose) d’inédit. Il est une apparence relative à
un sujet266. Il est une prise de conscience intérieure267 conforme à (une
perspective subjective), portant sur l’objet abstrait du temps et du lieu,
nommé d’un nom unique. Il est une connaissance valide (dans la mesure
où) il n’est pas contredit (par une autre représentation).
Commentaire
Utpaladeva examine à présent ce qu’est une preuve et une certitude, bien
qu’il ait déjà abordé le thème270.
En particulier, une preuve — un moyen de connaissance valide — doit
faire connaître une chose « inédite », une chose qui était, jusque-là,
inconnue. Cela semble évident, mais Utpaladeva insiste sur ce point, car il
est important pour comprendre ce qu’est la reconnaissance : la conscience,
en effet, est toujours présente. Elle est toujours déjà-là. Par conséquent, elle
ne peut être prouvée ou réfutée par un moyen de connaissance, c’est-à-dire
par une représentation. C’est au contraire la conscience qui « établit »
l’existcnce ou l’inexistence des choses. Elle est l’arriére plan et la condition
de possibilité de tout raisonnement.
Retenons aussi que les moyens de connaissance ne sont valides qu’aussi
longtemps qu’ils ne sont pas « réfutés » par un autre moyen. Ainsi, les
représcntations d’un songe sont valides tant qu’elles sont congruentes, tant
qu’elles sont. cohérentes. Le rêve se trouve ensuite « réfuté » par le réveil.
Mais la veille est, à son tour, « réfutée » par un autre songe, et ceci
indéfiniment, si bien qu’il est impossible de décider définitivement en
faveur de l’un ou de l’autre.
Autrement dit, rêve et veille ont le même critère de vérité : la cohérence.
Plus une représentation est cohérente avec d’autres représentations, plus
elle est valide. Plus elle est « marginale », plus sa validité se restreindra. On
remarquera que la différence entre veille est rêve n’est pas fondée sur une
ressemblance avec un objet ou une réalité extérieure à la conscience. Toutes
les expériences ressortissent au rêve, dans la mesure où elles sont toutes,
sans exception, produites par la conscience en elle-même. Tout n’est qu’un
songe lié plus ou moins convenablement.
La seule représentation — non discursive — qui soit irréfutable et
irréfutée, c’est la conscience — « je » — puisqu’elle est nécessairement
toujours présente.
3.
Bien que l’apparence d’un objet soit le produit d’un acte d’unification,
elle se distingue selon les inclinations, les résultats visés et l’expérience (du
sujet).
De plus, l’apparence d’un seul et même objet, bien que produit par une
prise de conscience synthétique, comporte des apparences distinctes, en
vertu d’un désir particulier, ou bien conformément à un résultat recherché,
ou bien encore en vertu d’une expérience (acquise).
De cette façon, en effet :
4-5.
De même que les apparences sont différenciées en « long », « rond », «
vertical » , « homme », « fumée », « santal », etc., sans pourtant (se référer
à un objet) de temps et de lieu distinct, de même les différentes apparences
(d’une même chose) comme «existant», « jarre », « substance », « or », «
éclat », ont chacune une efficience causale distincte. Elles sont les référents
d’un seul et même mot271.
Commentaire
Selon les Bouddhistes, nous voyons des choses singulières et réelles.
Ensuite, nous comparons ces objets et les rangeons dans des catégories
abstraites, des idées générales. Comme chaque objet est, en réalité, unique,
toutes ces généralités sont radicalement inadéquates. Le langage est une
trahison de l’expérience brute. Ainsi va t-on sans cesse du particulier, ou du
singulier, donné dans la perception immédiate, au général ou à l’universel
des catégories du langage et de la pensée : de la jarre singulière,
presqu’ineffable, à l’idée de jarre en général.
Pour Utpaladeva, c’est le contraire : la perception sensorielle nous donne
des traits généraux, des apparences qui sont des universaux. L’apparence
d’un homme — qui pourrait être n’importe quel homme — ou d’une vache,
ou de l’or. Mais Utpaladeva va encore beaucoup plus loin : selon lui, nous
percevons l’existence. Il s’agit même de l’apparence la plus immédiate. Et
c’est, en même temps, la plus universelle ! L’existence apparaît. Elle est
l’Apparence même, le fait d’apparaître. Alors que, pour les Bouddhistes,
l’existence est la catégorie la plus abstraite, et donc la plus factice : elle est
une construction mentale éloignée à l’extrême du flux insaisissable des «
ceci » singuliers.
Et, toujours selon Utpaldeva, c’est en combinant ces apparences
générales, qui ne sont en elles-mêmes liées à aucun contexte particulier, que
le sujet va construire sa représentation d’un objet ou d’un être particulier,
singulier. « Or » est une apparence générale, qui n’est pas liée
intrinsèquement à un moment et à un lieu particulier. Ce peut être l’or d’une
jarre, d’un vêtement, d’un bijou... Mais, en s’associant à d’autres
apparences tout aussi générales, elle en vient à définir un individu singulier.
Tout comme un peintre, en utilisant un nombre limitéde couleurs de base,
va réaliser un tableau unique. Ou bien comme un musicien avec ses sept
notes, ou encore comme un orateur avec un alphabet.
La conscience forge des êtres singuliers à partir d’universaux. Tandis que
pour les Bouddhistes, c’est au contraire à partir d’êtres singuliers que l’on
forge des universaux. Selon Dharmakīrti, les apparences donnent des
singuliers. Selon Utpaladeva, elles donnent des universaux-Cependant, dans
les deux cas, ces représentations ou ces idées sont bien des constructions
qui ne peuvent jamais avoir qu’une validité relative. De plus, Utpaladeva et
Dharmakīrti sont d’accord pour dire que le premier instant de la perception
est une représentation « non-discursive » (nirvikalpa). C’est aux instants
suivants que s’élaborent et s’articulent des représentations verbales. Mais le
Bouddhiste considère que cette élaboration linguistique est foncièrement
étrangère à ce qui est donné dans la perception brute. C’est une activité
irrationnelle sans aucun rapport avec la réalité. Pour la Reconnaissance, en
revanche, ce travail d’interprétation par la pensée discursive n’est que le
prolongement et la venue au plein jour d’une pensée qui était déjà présente,
de façon subtile et implicite, au premier instant.
6.
Les choses ont, chacune, une efficience causale déterminée selon les
différents types d’apparences (qui les composent). Et elles en auront encore
une autre dans la mesure où chacune apparaît dans un substrat commun
(avec les autres).
Commentaire
On voit apparaître ici la notion de « nécessité ». Elle désigne le fait que
les apparences se succèdent selon des règles. Ce sont des « lois de la Nature
», des régularités. Mais, comme il n’y a pas de « Nature » en dehors de la
conscience, ces lois sont conformes à la seule Puissance efficace : le désir
du Seigneur, identique à la conscience qu’il a de lui-même.
Remarquons ici la totale absence de référence à la raison ou à un
paradigme mathématique, pour expliquer ou justifier celte Nécessité : elle
n’est pas le résultat d’une délibération intellectuelle, mais bien plutôt le
fruit d’une extase et d’un désir.
7.
De même que les rayons distincts d’une lampe ou de même que des
fleuves dans un océan, de la même façon les apparences compatibles278
sont (accompagnées) de l’idée de leur unité, (idée) produite par l’unité de
leur effet.
Commentaire
Toutes les apparences ne sont pas compatibles. Puisqu’elles se
contredisent, elles ne peuvent apparaître simultanément. Par exemple,
observe Abhinavagupta, une main ne peut apparaître simultanément sous
tous les angles possibles, bien que toutes ces apparences renvoient à une
seule et même main, car elles concourent à produire un effet qu’aucune de
ces apparences, prises isolément, ne produit. En d’autres termes, un tout est
plus que la somme de ses parties, car il produit de nouveaux effets. Un char
peut transporter des personnes, ce qu’aucune des pièces le composant ne
peut faire à elle seule. Le char a donc une réalité distincte de ses parties.
Mais comme ces aspects sont différents et relatifs à la situation du sujet qui
les considère, ils se présentent donc successivement. Et tel est l’action ou le
Temps.
8.
Dans le cas (d’une apparence) vague telle que (simplement) « feu », etc.,
on connaît grâce à un seul et même moyen de connaissance valide sa cause
ou son effet, sa chaleur, le fait qu’elle est l’objet (désigné) par tel ou tel
mot, etc.
Parfois, on a simplement l’apparence d’un feu en sa forme générale,
dépourvue des caractéristiques singulières qui sont définies par des
phénomènes accompagnant (le feu), comme le lieu, etc. C’est seulement
grâce au moyen de connaissance propre à ce moment, en contenant les trois
mondes et les trois temps, que sa nature se trouve établie. Elle est distinguée
par son effet, sa cause, sa chaleur, le fait que (le feu) va vers le haut et qu’il
est le signifié du mot « feu ».
Commentaire
Une seule apparence, isolée, reste ce qu’elle est intrinsèquement :
générale. Elle n’est connue que par un seul moyen de connaissance ; par
une perception visuelle dans le cas du feu.
C’est seulement parce que la conscience « contient les trois mondes et les
trois temps », c’est-à-dire est omniprésente, éternelle et omnisciente, que
nous pouvons connaître et imaginer. C’est seulement parce que nous
connaissons toutes les choses que nous pouvons connaître une chose. Il ne
peut y avoir qu’une seule conscience, un seul acte de connaissance, dont les
représentations individuelles ne sont que des moments.
9.
Dans le cas d’une chose singulière, au contraire, cette activité (de la
connaissance d’un sujet) qui recherche un résultat, sera à cet instant
distinguée par d’autres perceptions, celles du lieu, etc. Elle dérivera aussi de
l’inférence.
10-11.
Les choses sont, chacune, reflétées en des apparences multiples : en tant
qu’elles sont éloignées ou proches, perceptibles directement ou non,
sensibles ou intelligibles283 erronées en leurs apparences ou bien autrement.
Pourtant, (leur) unité (propre) ne s’en trouve point voilée, grâce à leur
apparence principale, qui est ce qu’on appelle « un seul et même acte de
conscience ».
Bien que (chaque chose) ait une apparence différenciée en tant qu’elle est
simplement reflétée tantôt à l’intérieur (de l’esprit), tantôt à l’extérieur,
évidente ou non, éloignée ou proche, néanmoins l’unité de ces choses ne
s’en trouve pas contredite, en vertu de l’unité de l’acte de conscience
constituant la nature principale de ces (multiples reflets apparents).
Commentaire
Une main reste la même main, même si on l’appréhende à travers une
succession d’aspects différents. Cette identité de la main n’est pas une pure
illusion, contrairement à ce qu’affirment les Bouddhistes, dans la mesure ou
cette représentation synthétique — «la main » — est capable de faire des
choses que les différents aspects, pris isolément, sont incapables de faire.
Cela sera peut-être plus clair avec l’exemple du char déjà mentionné : selon
les Bouddhistes, le char en lui-même n’existe pas indépendamment de ses
parties. Car, si on l’examine en se demandant « Où est le char ?», on peut
bien passer en revue ses différent composants, sans jamais pouvoir en
identifier aucun comme étant le char lui-même. Mais il reste que le char
peut produire des effets que les pièces qui le composent, prises isolément,
ne peuvent produire. La capacité à produire un effet étant, selon les
Bouddhistes eux-mêmes, le critère de la réalité d’une chose, on peut dire
que le char possède une certaine réalité propre et distincte des parties qui le
composent. Le char n’existerait pas sans ses parties (il ne produirait pas son
effet propre), mais il ne se réduit pas non plus à la somme des effets des
parties qui le constitue. Le char, une fois bien assemblé, a certaines
propriétés qu’on ne trouvait dans aucune pièce détachée.
À présent, l’auteur définit les limites de l’efficience causale comme
critère pour définir les choses :
12.
De mêmes, l’efficience causale des choses ne leur est pas innée. Car elle
est déterminée par le désir du Seigneur. Dès lors, en effet, une (chose) ne
peut être tenue pour différente d’une autre (simplement) parce qu’elle n’a
pas son efficience causale.
Une jarre, etc., (simplement) évoquée (en imagination) n’en est pas
moins une jarre, même si elle perd sa capacité à produire des effets
sensibles. Car (cette efficience) ne lui est pas naturelle : elle est déterminée,
pour chaque apparence, par le Seigneur.
Commentaire
Aucun objet, aucune apparence, ne peut produire un effet. Seule la
conscience — le désir du Seigneur — est réellement productrice. Tous les
effets dérivent immédiatement d’elle. Car une causation est l’apparition
d’un effet à la suite d’un autre ; autrement dit, d’une apparence après une
autre. Mais rien ne peut apparaître en dehors de l’Apparence appréhendée et
comme découpée par la conscience. C’est donc elle la cause suprême et la
réalité ultime.
Dès lors, Utpaladeva montre les limites du critère de réalité admis par les
Bouddhistes, et partiellement par l’auteur. Le vrai critère de réalité est le
fait d’être apparent. Une chose est réelle dans la mesure où, et aussi
longtemps, qu’elle est apparente. Bien sûr, cette apparence est un effet
produit par la conscience qui est Apparence ininterrompue.
Remarquons ici que la conscience ne produit pas les choses en se
conformant à une nécessité préexistante. Bien plutôt, la « nécessité » n’est
qu’un effet conforme au désir qu’est la conscience.
Mais alors, comment distinguer une apparence vraie d’un simple faux-
semblant ? La stance suivante précise ce point en partant du cas de la nacre
prise à tort pour de l’argent :
13.
Il n’y a pas d’argent dans la nacre, même si l’argent est appréhendé en un
seul et même acte de conscience. Car le lieu (ou apparaît l’argent), qui
constitue son contexte284, n’est pas congruent avec (cet autre lieu qu’est
l’huître). De même, quand (on voit) deux lunes, le ciel (apparaît ensuite)
autrement, (c’est-à-dire pourvu d’une seule lune).
Commentaire
Utpaladeva reprend ici une thèse qu’il avait déjà exposée dans le chapitre
sept de la première section : Une apparence ou une représentation (qui ne
sont qu’une seule et même expérience envisagée sous deux angles distincts
mais inséparables) ne sont pas vraies à cause de leur ressemblance avec un
objet existant en dehors de son apparence et séparément de l’acte de
conscience qui l’appréhende. Car il est désormais clair qu’il est absolument
impossible d’établir une telle existence de la « chose-en-soi ». Il n’y a que
de l’apparaître. Mais alors, comment distinguer les apparences fausses et les
apparences vraies ? Simplement en les comparant avec les autres
apparences. Plus une apparence est cohérente avec d’autres, plus elle est
vraie. Même le critère de réalité admis auparavant, selon lequel une chose
ou une idée est valide si elle est utile ou efficace, se ramène à une cohérence
entre plusieurs représentations ou apparences. Une pépite véritable est celle
dont découlent des apparences conformes à ce qui définit
conventionnellement l’or : apparences de poids, de pureté, de texture, etc.
Or, aucune comparaison entre les représentations ne serait possible si la
conscience n’était pas l’auteur de chacune d’elles :
14.
Une différenciation des choses, due à des qualités comme les mots, etc.
(et) une unité due aux généralités285, etc. sont logiquement possibles en un
seul et même sujet connaissant.
Commentaire
Pas d’unité sans dualité, mais aussi pas de dualité sans unité.
L’expérience n’est pas unité pure ; mais elle n’est pas, non plus, une pure
multiplicité, comme le pensent les Bouddhistes. Elle est identité dans la
différence, continuité dans le changement et unité dans la dualité.
15-16.
Quel moyen de connaissance valide286, qui (par définition porte sur
quelque chose) qui n’était jamais apparu auparavant, (pourrait faire office
de preuve de l’existence) du Seigneur, le sujet connaissant, lui qui existe
absolument, lui qui est en permanence apparent ? Il est comme une surface
égale servant de support à la fresque bariolée de l’univers. L’associer au
non-être, c’est simplement se contredire !287 Il est l’Ancien, dont le corps
est à tout moment apparent. Il est le réceptacle de toutes les connaissances
certaines288.
17.
Selon notre (système), c’est simplement l’usage (à la première personne)
des expressions conventionnelles comme « Seigneur » qui se trouve
inaugurée grâce à la mise en lumière des Puissances (du sujet connaissant).
Cet usage n’était pas activé jusque-là, à cause d’un état de confusion.
1.
Et c’est ainsi qu’il fait apparaître ces choses en vertu de son désir, car (sa)
puissance est infinie. Voilà son action, sa productivité.
Le sujet connaissant, qui est conscience, est le Seigneur à la puissance
infinie. Par la seule force de son désir, il fait apparaître ces choses telles
qu’elles sont292.
Commentaire
Après avoir envisagé sous l’angle épistémologique comment les choses
sont produites par la conscience, il expose ce même processus, mais sous un
angle plus ontologique293.
Produire ou causer, c’est apparaître. La causalité, comme tout le reste, est
Apparence. Mais apparaître, c’est également « prendre conscience de », se
représenter. Or, les choses sont inertes et privées de conscience. Elles sont
donc incapables de produire quoi que ce soit :
2.
Les (choses qui), au contraire, ne sont pas (de soi) conscientes, n’ont pas
ce pouvoir (de produire) l’existence des choses à partir de ce qui n’existe
pas. Donc, la relation de cause à effet est en réalité une relation entre un
agent producteur et son produit.
Commentaire
En d’autres termes, une chose ne produit pas une chose. C’est la
conscience, et elle seule, qui est la cause des choses, des apparences, des
phénomènes et de la manière dont ils s’enchaînent les uns aux autres.
L’auteur envisage successivement les autres conceptions possibles de la
relation de cause à effet, pour les réfuter :
3-4.
(1) Ce qui est inexistant n’existe pas. Ce qui n’existe pas ne peut
logiquement (atteindre) l’existence. (2) En outre, ce qui existe (déjà) n’a
aucune raison d’atteindre à l’existence (qu’il a déjà).
(Si l’on dit que) la relation de cause à effet (fait l’objet d’un consensus)
dans le monde, (on répond que cette relation est en réalité) le fait d’être
objet de conscience pour les deux (sortes de) facultés (à la fois, externes et
internes295) pour une (chose) présente296 à l’intérieur (de la conscience),
grâce à la puissance de cet (être indéfinissable)297.
La production d’un existant à partir d’un inexistant est contredite (par les
règles de la logique). Et ce qui existe est (déjà) établi298. (En réalité, la
relation de cause à effet) est la production, par le Seigneur, de ce qui
(jusque là) n’existait que dans (la conscience), en tant qu’objet connaissable
par les deux sortes de facultés, internes et externes.
Commentaire
La chose, avant d’exister empiriquement, existe déjà. Mais elle est, à ce
moment, identique à la conscience, c’est-à-dire à l’existence pure et
indifférenciée. Elle n’a pas de forme propre différenciée de l’acte d’exister
ou d’apparaître. Pour elle, acquérir cette forme propre, c’est se différencier
de la conscience par laquelle et en laquelle elle existe. C’est passer de
l’identité pure à l’identité-dans-la-différence. Et ce passage est ce
qu’Utpaladeva entend par « causation » et « production ». Causer, c’est
donc s’apparaître à soi comme autre que soi. Puisqu’il n’y a que
l’Apparence, et que rien ne peut être produit qui n’existe déjà, la conscience
ne peu produire qu’à partir d’elle-même, à partir de l’Apparence. Mais
comme, d’un autre côté, la chose existe déjà, ce n’est pas vraiment son
apparence-existence en tant que telle qui est produite, mais plutôt son
existence en tant qu’identique à la conscience qui se trouve niée, pour
laisser place à une existence délimitée et faisant pour ainsi dire « face » à la
conscience, comme de l’extérieur, et la confrontant.
5.
Ainsi, on justifie logiquement cette action (en quoi consiste la fécondité
de la conscience) : Elle est douée de succession (en tant qu’elle) existe à
l’intérieur, (puis) à l’extérieur. Elle (est l’action) d’une entité douée
(néanmoins) d’unité, capable d’assumer ces deux formes (interne et
externe).
6.
Cette (chose) qui est à l’intérieur d’une autre, (on dit qu’elle) est son
effet, lorsqu’elle lui devient extérieure. Cette double existence, tantôt à
l’intérieur, tantôt à l’extérieur, dépend (elle-même) du sujet connaissant.
Pour un objet, être un effet, c’est être produit comme extérieur à (et
séparé de ce à quoi il était identique301 jusque-là). Par conséquent, être « à
l’extérieur de » et être un effet dépendent d’une seule et même (réalité). Et
c’est relativement au sujet connaissant que l’on peut utiliser ces expressions
conventionnelles : « extérieur » et « intérieur ». [(Tout) effet est donc un
effet de cette (cause unique qu’est la conscience)]302.
Commentaire
L’extérieur et l’intérieur ne sont nulle part ailleurs qu’à l’intérieur de la
conscience (le « sujet connaissant »). Mais la conscience n’a pas
d’extérieur, puisque rien n’apparaît ni n’existe en dehors d’elle.
7.
Dès lors, la seule cause est le sujet connaissant. Il reste un et identique
lors des deux sortes d’apparence de l’effet303. Par conséquent, il est adéquat
(d’affirmer que) « l’action appartient à un seul et même (sujet) ».
Ainsi, la cause (de toutes les choses), c’est uniquement le sujet
connaissant. Et il est absolument un et identique, même lorsque se
succèdent les apparences des effets, qui sont (d’abord) internes (puis)
externes. Par-là même, on a prouvé que l’action appartient à un seul et
même agent.
Commentaire
Utpaladeva distingue deux sortes de productions ou de relations entre
cause et effet.
Il y a, d’abord, la relation « horizontale » d’objet à objet, comme lorsque
l’apparence de la pousse succède à celle de la graine. Mais cette relation se
ramène, en réalité, à celle, « verticale », qui existe entre tous les objets et la
conscience. C’est la conscience qui fait apparaître la succession des choses,
directement et à chaque instant. Mais la conscience est extravertie : elle ne
voit que la succession des objets, et croit que ce sont les objets qui se
causent les uns les autres, oubliant ainsi l’acte d’apparaître qui les produit
tous. Le sujet croit que les choses agissent entre elles et sur lui (c’est-à-dire
sur le corps et l’esprit), alors que c’est l’acte par lequel il voit qui produit ce
qu’il voit. Il s’aliène ainsi dans ce qui est en réalité sa propre œuvre.
Utpaladeva reviendra sur ce processus d’aliénation dans la section sur la
connaissance révélée.
8.
C’est pour cela que l’on soutient que le Seigneur suprême est la cause
efficiente (de chaque chose), même d’une jeune pousse. Il est impossible
d’être une cause pour les (choses) qui sont autres que lui, comme les
graines, etc.
9.
Par exemple, tel potier façonne une jarre en préparant successivement
l’argile, etc. uniquement selon la règle déterminée par le Seigneur.
Même s’il est prouvé que la (seule) cause est le sujet connaissant, dans le
cas d’un potier (qui façonne) une jarre, il a besoin de préparer de l’argile,
etc. (Il ne le fait) pas par sa propre nature, (mais) selon l’agencement
façonné par le Seigneur, que l’on appelle la Nécessité.
Commentaire
Le potier est une conscience, mais une conscience limitée. Il n’a donc
qu’un pouvoir limité. Il peut produire, mais seulement en s’appuyant sur et
en s’intégrant à la production du Seigneur, conscience infinie et cause
universelle. Cette production « publique » est ici définie comme Nécessité,
c’est-à-dire ensemble des lois de la Nature. Je dis production, et non pas
création, car le Seigneur ne fait pas apparaître les choses à partir du néant. Il
les façonne à partir de lui-même. La théorie de l’activité divine
d’Utpaladeva n’est pas celle d’une création ex nihilo305.
10.
Les choses comme la jarre, etc., qui durent et qui sont douées d’une
efficience propre306, sont produites en vertu du désir (du Seigneur), tout
comme les adeptes du yoga (produisent des choses) sans même (avoir
besoin de matériaux) argile, graine, etc.
Pour les adeptes du yoga, un simple désir suffit à produire des jarres, etc.,
durables et capables de produire les effets d’une jarre, etc., sans avoir
besoin d’argile, etc.
11.
Voilà pourquoi un effet ou une propriété307, qui a pour origine le fait
d’être produit (par une cause), est une raison (dans une inférence), à
condition de s’être assuré grâce à un autre moyen de connaissance que (cet
effet) n’est pas la production d’un adepte du yoga.
Commentaire
Cette stance stipule simplement que les relations entres les apparences,
entre les phénomènes, sont déterminées par le Seigneur, malgré les
exceptions apparentes.
C’est en effet cette Nécessité, cet « ordre des choses » qui nous permet de
faire des raisonnements à propos des choses. « Il y a du feu sur cette colline
». Pourquoi ? Non pas simplement parce que je vois le feu, mais parce que
l’apparence du feu précède régulièrement l’apparence de la fumée. Le feu
est cause, la fumée en est un effet. C’est parce que cette relation entre une
cause et son effet, ou entre une chose et ses propriétés, est régulière que je
peux invoquer l’apparence de la fumée comme raison pour dire qu’il y a,
aussi, du feu derrière la colline.
Mais en Inde, il y a cette croyance commune que les adeptes du yoga
sont capables de faire apparaître du feu d’un simple désir. Il s’agit donc
d’une exception à l’ordre des choses désiré par le Seigneur. En apparence
du moins, car, en réalité, le désir du yogin n’a d’efficacité que dans la
mesure où il est identique et conforme au désir du Seigneur, celui,
précisément, qui décide de l’ordre des choses.
12-13.
Une apparence nouvelle de fumée, etc., est produite par le feu apparent à
tel ou tel autre sujet connaissant. Bien que (ce feu) ne soit pas directement
perçu (au moment de la perception de la fumée), il est (sa) cause
principale308. L’effet, qui est invariablement concomitant (avec sa cause),
est le signe (de la présence de sa cause).
En revanche, une autre apparence de (fumée) dérive seulement de
l’apparence de (fumée) présente dans les autres sujets connaissants. (C’est
alors cette fumée) qui est cause principale (de la fumée visible).
Commentaire
On a vu que les phénomènes se succèdent selon des règles. Cette
régularité constitue un ordre des choses qui nous permet de faire des
inférences, c’est-à-dire de compléter nos perceptions présentes limitées par
des perceptions passées retenues sous forme d’impressions et remémorées.
Il y des exceptions à cet ordre : c’est le cas de la production « magique »
des yogins. Mais leur pouvoir s’appuie, en dernière analyse, sur le pouvoir
suprême de la conscience. C’est seulement en s’identifiant à elle, même
imparfaitement et sans le savoir, qu’ils peuvent produire. C’est d’ailleurs le
cas pour n’importe quel acte. De plus, l’exception apparente du yogin tend
aussi à corroborer la thèse d’Utpaladeva : Si un yogin peut créer quelque
chose par son simple désir alors qu’il est et reste un être limité, pourquoi la
conscience infinie ne pourrait-elle pas produire ce que bon lui semble, sans
matériaux ni instrument ?
La stance 12 affirme que, en général, la régularité des phénomènes
permet de faire de raisonnements fiables. L’exemple est, en Inde, celui de la
fumée sur la colline qui permet d’inférer la présence du feu.
La stance 13 précise qu’il y a, ici aussi, des exceptions : La fumée peut,
en effet, être engendrée par un pot emplit seulement de fumée ! Mais cela
ne change rien à la validité générale des inférences.
14.
De même, cette relation de cause à effet qui, (selon les Bouddhistes, obéit
à la formule) : « Ceci étant, cela est », ne peut être logiquement justifiée
pour des (choses) privées de conscience, dépourvues de « besoins ».
15.
Car le sens du locatif ne peut être appliqué à des (choses) qui sont,
chacune, confinées en elles-mêmes. Elles sont privées d’intentionnalité, que
(l’effet et la cause) soient existants ou inexistants.
Commentaire
Utpaladeva s’appuie ici sur la croyance commune aux penseurs de l’Inde
médiévale, selon laquelle les règles de la grammaire sanskrite reflètent les
lois de la nature.
Quoi qu’il en soit, l’idée est que les relations entre les choses ne sont
possibles que grâce à un acte de mise en relation. Or, les choses, étant
dépourvues de conseience, sont incapables de se mettre d’elles-mêmes en
relation, de dépendre, d’avoir besoins, de requérir, d’être complémentaires.
Ces différents types de relations (principalement le locatif absolu « ceci
étant, cela advient ») sont signifiés par les différents cas auxquels sont
déclinés les noms : comme ils précisent le sens de l’action du verbe, on les
appelle « facteurs de l’action ».
16.
Voilà pourquoi la seule relation admise entre les choses est celle signifiée
par les déclinaisons. Nous l’appelons relation entre l’action (verbale) et les
facteurs de l’action, fondée en un seul et même sujet connaissant.
Commentaire
De même qu’Utpaladeva avait distingué deux types de relation de cause à
effet, il distingue maintenant deux sortes de relation entre les mots :
D’abord, il y a la relation entre des noms ou des adjectifs déclinés à leur cas
respectif. Puis il y a la relation entre ces noms et le verbe. La première est
ramenée à la seconde, en ce sens que les noms n’ont de relation à l’intérieur
d’une phrase que dans la mesure où ils sont en relation avec le verbe, qui
est la seule vraie source d’action et de sens. Pas de phrase sans verbe, de
même qu’il n’y a pas d’action phénoménale sans une conscience
unificatrice. De même aussi, les phénomènes n’ont de relation de cause à
effet — « horizontale » — que dans la mesure où ils sont en relation
immédiate — « verticale » — à la conscience qui les fait apparaître et se les
représente.
17.
De même, si (l’on dit que) la cause et l’effet ont la nature l’un de l’autre,
on (aura simplement) une unité (des deux, et non une relation entre eux). Si
(l’on admet qu’il y a) une différence (entre cause et effet), on ne peut
absolument (plus dire qu’ils ont) la nature l’un de l’autre.
De même, si (l’on dit que) cause et effet ont la forme l’un de l’autre, il y
aurait purement et simplement unité (de la cause et de l’effet), et non pas
relation entre eux.
Commentaire
Cette stance critique la théorie Sāṁkhya de la relation de cause à effet.
Selon le Sāṁkhya, l’effet préexiste dans sa cause. On dirait, en termes
aristotéliciens, que l’effet n’est qu’une actualisation. Par exemple, la
pousse, et l’arbre tout entier, existent déjà dans leur graine.
Cependant on peut reprocher à cette formulation de courir le risque de
faire confondre la cause et l’effet. Avoir des graines, en effet, ce serait avoir
déjà des arbres ; et de même, avoir du bois, ce serait déjà avoir du feu. Si tel
était le cas, si tout était déjà présent et de cette manière, il n’y aurait aucun
changement ni aucun devenir.
Tout le propos d’Utpaladeva est ici de montrer que, pour qu’une relation
soit possible, il faut à la fois de l’unitê et de la différence. Si l’on verse dans
l’un de ces extrêmes, si l’on donne de la causation une définition
unilatérale, il n’y aura pas relation. Les Bouddhistes tombent dans
l’extrême de la différenciation, de la fragmentation. Les Sāṁkhya tombent
dans l’extrême de l’identité et de la fusion. Dans les deux cas, le
fonctionnement des choses devient impossible.
18.
Et (nous, nous affirmons que) la différenciation d’une même (chose) est
l’action se déployant selon une succession temporelle. De sorte que l’on312
(retombe) précisément sur l’idée d’un agent qui est ce qui se transforme de
cette façon.
Cette existence différenciée, pour une (chose) douée d’unité313 ,
(autrement dit) cette transformation mesurée par le temps, n’est rien d’autre
que l’action. Par conséquent, pour un être puissant qui est libre de (se)
transformer, être cause, ce n’est rien d’autre qu’être l’agent.
Commentaire
Utpaladeva livre maintenant sa version de ce qu’est ce fonctionnement
des choses, de ce devenir, qu’il nomme « l’action » : c’est la différenciation
d’un seul et même acte. Et à l’origine de cette différenciation, il y a une
initiative inconditionnée, une liberté. Le devenir douloureux qu’est le
saṁsāra se confond en réalité avec l’action, c’est-à-dire avec le
déploiement, selon une succession temporelle, de l’Apparence. Le devenir
temporal est ainsi l’image mobile du Dieu éternel.
19.
De plus, on ne peut admettre (cela) pour une (chose) privée de
conscience, car, (dans son cas et) de cette façon, l’unité est contredite par la
multiplicité, puisqu’il y une multiplicité d’apparences. On peut l’admettre,
au contraire, pour qui est conscience.
Commentaire
Nous découvrons dans cette stance un autre attribut de la conscience,
capital pour comprendre comment elle rend tout possible : sa limpidité
(svacchatā). Celle-ci est comparable à celle d’un miroir. Utpaladeva ne
développe pas cette analogie, au contraire d’Abhinavagupta, qui lui
consacre un espace en chacune de ses œuvres. Le miroir possède, en effet,
de nombreuses propriétés en commun avec la conscience : il apparaît autre
que lui-même tout en demeurant lui-même, et parce qu’il reste lui-même,
c’est-à-dire vide de toute forme propre. Toutefois, comme l’a rappelé
Utpaladeva, le miroir n’a pas conscience de tout cela. C’est ce point que
reformule la stance suivante, dirigée contre l’Advaita Védânta :
20.
Même si l’unité de la conscience est (bien) réelle, il ne pourrait y avoir
action (s’il n’y avait que) des apparences séparées, sans un acte de
conscience de l’unité314, qui se caractérise par le désir d’agir.
Commentaire
Utpaladeva distingue ici sa position de celle, assez voisine, du Védânta
non-dualiste.
Pour le Védânta, le monde est un faux-semblant. Seul est réel l’Absolu
qui est pure conscience. Selon ses partisans, cette conscience est proche de
l’inconscience, car elle est dépourvue de toute dualité, de tout changement,
de tout mouvement316. Elle n’a ni désir d’agir, ni rien à accomplir. Dès lors,
les phénomènes ne sont pas expliqués. Ils sont, en effet, un faux-semblant.
Comme tous les faux-semblants, ils ne sauraient résister à un examen
rationnel. Telle l’eau d’un mirage qui, lorsqu’on s’enquiert de ses vertus,
disparaît purement et simplement, le monde n’est qu’un mirage accidentel
dû à un enchaînement de méprises sans commencement. Dès qu’on
l’examine, il disparaît. À strictement parler, il n’y a donc pas de « monde »
à expliquer. Ou plutôt, on pourrait l’expliquer, lui trouver une cohérence,
s’il était réel. Mais, étant une illusion, il est impossible de le définir. Essayer
d’expliquer les choses, c’est comme essayer d’éclairer l’obscurité. En
reprenant les termes du néoplatonisme de Proclus, on pourrait dire que
l’Absolu est inconscience par excès, alors que la Māyā est inconscience par
défaut. De sorte que ces deux extrêmes, l’Un pur et le Multiple pur,
échappent tous les deux à la détermination rationnelle.
Mais le fait est que l’Apparence ne cesse jamais, et qu’elle ne cesse
jamais de se démultiplier, de même qu’un océan n’est jamais dépourvu de
vagues. Il faut donc faire un effort pour l’expliquer. Or, soutiennent
Utpaladeva et Abhinavagupta, cela n’est possible que si l’on admet qu’il y
a, à la source du jaillissement incessant des apparences, un libre désir. Le
désir n’est donc pas, en lui-même, une illusion ou un accident, mais un
attribut essentiel de l’Absolu. Ce désir ne vient pas d’un manque ou d’une
dépendance vis-à-vis de l’extérieur, puisqu’il n’y a rien hors de la
conscience. Il n’est pas ce désir de ce qu’on n’a pas ou de ce qu’on n’est
pas, dont parle Platon, mais plutôt désir gratuit, sans but, sans objet. De
plus, il ne cesse jamais et se confond avec la liberté créatrice :
21.
Cela étant, être cause, être agent, action, ce n’est rien d’autre que le désir
de celui qui désire être le monde : apparences telles que la jarre, le
vêtement, etc.
Il est libre, son essence est conscience. La cause du monde, c’est son
désir d’exister comme monde. Cette (conscience) se présente comme «
agent ». C’est elle, la Puissance d’action. Ainsi, l’action est avant tout le
désir d’agir d’un seul et même agent, qui est la conscience. Il n’y a pas
d’objet d’action sans un agent. (Au fond), c’est au sens figuré, (et
seulement) grâce à (la présence de) l’agent (qu’une action se trouve
attribuée) aux objets de l’action, etc.
Commentaire
Notre expérience de la finitude, de l’isolement, de la subjectivité
enfermée dans ses préférences et ses conditionnements n’est, jusque dans
ses moindres détails, que le déploiement d’un seul et même acte. Et cet acte
est un désir, mais non pas un désir né d’un manque. Bien plutôt, c’est un
désir naissant d’un surplus, un désir généreux et sans crainte. Même s’il y a
manque, ce manque s’enracine dans une plénitude encore plus grande. Cette
liberté tout en paradoxes, cette résolution indomptable de « tenir les deux
bouts de la chaine » (de l’Infini et du Fini) est le propre, en Inde, de la
Reconnaisseince. Ce paradoxe est encore illustré, dans les textes révélés
dont l’auteur se réclame, par l’image de la vague dans l’océan et du
mouvement immobile qu’est la « pulsation » (spanda). Il y a mouvement,
mais mouvement en soi, à l’intérieur de soi, comparable à celui d’une
toupie ou d’une vis sans fin.
C’est justement vers la concordance entre ses conclusions rationnelles et
les dogmes révélés que notre auteur se tourne à présent :
Section sur la Révélation
I. Description des catégories
1.
L’action consiste ainsi en une activité interne et externe, se déployant
selon une succession temporelle. Elle (dépend) du sujet connaissant. Action
et connaissance sont donc inséparables.
L’action se déploie selon une succession. Elle n’est qu’une extériorisation
de soi, du sujet connaissant qui existe à l’intérieur. De sorte que
connaissance et action de la (conscience) sont inséparables.
Commentaire
Cette nouvelle section examine la métaphysique révélée par Śiva à la
lumière des certitudes acquises jusqu’ici. Parmi les nombreux schémas plus
ou moins métaphoriques présents dans les textes des āgamas, Utpaladeva
retient l’un des plus communs, celui des « trente-six catégories ». Situé à
mi-chemin entre le récit mythologique et le discours métaphysique « à la
façon des géomètres », cette énumération peut s’interpréter de biens des
manières. Utpaladeva souligne, quant à lui, que toutes ces catégories sont
autant de visages d’un seul et même Être. Ce sont différentes manières,
pour l’Apparence qu’est Siva, de se connaître lui-même plus ou moins
adéquatement. Ici, il part de la connaissance intégrale, parfaite :
2.
Mais quand l’état interne prédomine, on dit qu’il y a, au commencement
(de toute expérience), la catégorie de « l’Éternel Siva ». Ensuite, c’est (la
catégorie du) « suprême Seigneur », quand prédomine l’état externe.
3.
« Le Seigneur » est extériorisation. « L’Éternel Śiva » est intériorisation.
Et « la Vraie Science » est l’état dans lequel « je » et « cela » désignent un
même substrat.
Commentaire
Ces trois registres d’expérience se distinguent par le degré de clarté avec
lequel apparaissent les phénomènes. Parmi les catégories, la Pure Science
revêt une importance décisive. Elle se situe, en effet, entre les catégories «
pures », depuis de Siva jusqu’à la Pure Science incluse, et les catégories «
impures », depuis les « cinq gaines » qui caractérisent la finitude, jusqu’aux
cinq Grands Éléments qui s’achèvent par la Terre.
Au-dessus de la Pure Science, c’est l’unité qui prédomine. Au-dessous,
c’est la dualité engendrée par Māyā, c’est-à-dire la Science Impure car
incomplète.
La Pure Science, quant à elle, est l’équilibre réalisé entre unité et dualité.
C’est un régime d’expérience paradoxal, dans lequel le multiple apparaît
clairement et distinctement, mais baigné et ressaisi dans l’unité. Il s’agit très
exactement de l’expérience de celui qui est délivré dès cette vie, chez qui
cohabitent à la fois la liberté et l’expérience empirique. Il est libre des
conséquences des actes, mais il agit (selon l’ordornance de Śiva). D’où les
quelques stances consacrées à sa définition, quelque peu problématique,
puisqu’elle décrit une catégorie synthétique, qui dépasse ce que
l’entendement, d’ordinaire, oppose. Cette catégorie est aussi l’exemple
empirique de ce que signifie se reconnaître comme Seigneur « au cours des
activités quotidiennes ».
4.
(Cette catégorie est celle de « la Vraie Science », car en elle) les choses
sont produites dans l’objectivité, elles deviennent connaissables, (mais elles
sont néanmoins) perçues en leur réalité, (c’est-à-dire) comme ayant la
conscience pour essence.
5.
Il y a alors (à la fois) de l’imperfection, car les choses apparaissent
comme autres que soi, (et, en même temps), il y a (aussi) perfection, car (les
choses) sont imprégnées317 de « je ». Cet état est, en effet, (à la fois) parfait
et imparfait.
6.
D’autres considèrent que « la Science » est l’idée d’une séparation entre
les choses seulement, (idée) semblable à celle (produite) par la puissance de
Māyā, pour un agent qui cependant (sait qu’il) est conscience, comme (par
exemple) les « Seigneurs de Science ».
D’autres considèrent que « la Science » est vision de toutes (les choses)
en tant que séparées (de soi), par un sujet qui (sait néanmoins qu’il) est un
agent et une conscience. Cette « Science » n’est aussi rien d’autre que la
Puissance de Māyā. Les « Seigneurs-Mantra » et les « Seigneurs-Vidya »318
résident là, car ils sont au-delà du saṁsāra.319
7.
À qui est dans l’état de servitude320, la puissance de la Science révèle sa
nature propre, qui est souveraineté. La puissance de Māyā occulte au
contraire (cette souveraineté).
Commentaire
Le poème des Stances sur la recunnaà.c.sunce est précisément une
expression de la pure Science. Grâce à cette reconnaissance, la conscience
s’éveille à ses propres pouvoirs. Au lieu de se perdre dans ses propres
créations, elle se reconnaît comme agent libre et acteur de tout ce qui se
fait. Par une simple conversion du regard, le devenir est transfiguré. La
Māyā devient liberté.
8.
En revanche, quand tout n’apparaît que dans la séparation, (et) quand le
vide, l’intellect ou le corps, qui ne sont pas soi, sont appréhendés comme «
je », (alors) c’est la puissance de Māyā qui se déploie (seule).
Quand les choses apparaissent comme étant, purement et simplement,
séparées (de soi et les unes des autres) sur le mode du « ceci », et quand le
corps, etc., apparaît comme étant le sujet connaissant., désigné par le mot
«je », alors c’est que la puissance de Māyā, « celle qui ensorcelle », qui est
la cause de la double méprise, se déploie pour le Seigneur.
Commentaire
La « double méprise », ce sont les deux moments de la mise en place du
saṁsāra. D’abord le Soi commence par oublier que les phénomènes sont sa
propre Apparence, son reflet- Ensuite, il se prend pour certains de ces
phénomènes à l’exclusion des autres.
Donc, il contracte d’abord son omniprésence, son identité à tout. Il
appréhende les choses comme apparaissant « l’ace » à lui, alors qu’elles
apparaissent « en » lui.
Puis, il s’identifie exclusivement à des apparences « proches » : les
pensées, l’imagination, les sensations, le corps, etc.
9.
Et ce sujet connaissant qui (s’identifie au) vide, etc., (face) à un objet
connu (saisi comme) séparé (de lui), est (en vérité lui-même) un objet
connu, enveloppé qu’il est par la pentade qui commence par le Temps, etc.
10-11.
L’objet connu est (à la fois) cause et effet. Il a vingt-trois (formes). Il a
une cause radicale, une et indivise : la matière322 . Et, parmi (ces vingt-trois
formes), la série des organes internes et externes fait treize aspects (qui sont
autant de causes intermédiaires). La série des effets, enfin, divisée selon
qu’ils sont subtils ou grossiers, a dix (formes).
Les effets sont doubles : Cinq (d’entre eux) sont l’odeur, la saveur, la
couleur, le toucher et le son. On les appelle « pures sensations »323, car ils
sont subtils. En se combinant, les (éléments) grossiers (sont produits). Ils
sont cinq : Terre, etc. Il y a cinq organes de connaissance : le nez, la langue,
l’oeil, la peau et l’oreille. La parole, la main, le pied, l’anus, le sexe sont les
cinq organes d’action. L’organe interne est triple : le sens commun,
l’intellect et le sens du « je ». Ce connaissable qui est (à la fois) cause et
effet, divisé en vingt-trois (formes), a un état indifférencié, qui est son
origine, nommé « matière ».
Commentaire
La Reconnaissance se contente de reprendre, en le réinterprétant, le
schéma général admis par le Śivaïsme, qui lui-même reprenait celui, plus
ancien, du Samkltya, en lui ajoutant les catégories qui sont au-dessus de la «
personne » (puruṣa).
L’auteur s’intéresse à nouveau aux différents types de subjectivité, en
s’inspirant d’un schéma emprunté à un texte réputé non-dualiste, le
Mtālonīvijayottcara :
II. Description des catégories de sujet
connaissant
1.
Parmi ces (catégories), Rudra est le dieu régnant sur l’état dans lequel il
n’y a que cette subjectivité. Brahmā et Viṣṇu règnent sur le flot des objets
connus dans la séparation.
Rudra règne dans l’état de pur sujet connaissant (identifié au) vide ou
bien à un corps d’une extrême subtilité. C’est « l’Octuple Cité », (un état)
de résorption des tous les objets connaissables autres (que le vide). Brahmā
et Visnu sont les causes de la production et de la subsistance de l’apparence
des objets connus comme séparés (les uns des autres et de la conscience
également).
Commentaire
Utpaladeva, ici encore, reprend à son compte des notions communes des
religions de l’Inde, exposées en particulier dans les « Dix-huit Récits
antiques » (purāṇa), sorte d’encyclopédie et de « musée » de l’Hindouisme.
Mais il les expose dans la perspective, radicalement nouvelle, de la
Reconnaissance. Tout le devenir des univers, innombrables, se déroule de
manière cyclique. La structure générale est typique de l’imagination
indienne : elle est, en effet de type fractal, c’est-à-dire que des formes
analogues se retrouvent et se répètent à toutes les échelles, à l’infini. Cette
mise en abîme est souvent illustrée par la métaphore du « filet de joyaux
d’Indra ». Ce dieu est censé posséder un collier de pierres précieuses, qui
sont comme autant de miroirs, chacune se reflétant dans toutes les autres en
même temps qu’elle accueille leurs reflets. Cela n’est du reste pas
surprenant dans une doctrine idéaliste. Si les choses sont pures apparences,
alors les seules limites admissibles sont simplement celles de notre
perception ou de notre imagination. Ainsi Abhinavagupta admet-il que le
temps et l’espace sont divisibles à l’infini. Chaque partie est un tout, la-
même composé de parties, et ainsi de suite à l’infini. De même, la « réalité
de l’état de veille n’est elle-même qu’un rêve pris dans une réalité encore
plus vaste. Cette pensée de l’emboîtement est un thème favori de la pensée
métaphysique de l’Inde. Il est également un procédé narratif
incontournable, tant dans les littératures śivaïtes que bouddhistes.
« L’Octuple Cité » est une métaphore du corps subtil. Celui-ci n’est rien
d’autre que l’âme, le sujet transmigrant depuis des temps qui n’ont jamais
commencé. Il est constitué essentiellement de ses souvenirs inconscientes,
leur dynamique sans cesse changeante étant ce qui détermine la situation de
chaque existence nouvelle :
2.
Ce sujet connaissant aveuglé par Māyā, lié par (les conséquences de ses)
actes, transmigre dans le saṁsāra. (Mais, s’) il a reconnu sa souveraineté
grâce à la Science, il n’est que conscience. On dit qu’il est libéré.
Commentaire
Cette stance décrit une opposition centrale. Il existe une seule et même
conscience. Mais ses libres pouvoirs peuvent prendre deux aspects
différents :
Si la conscience se reconnaît dans ses manifestations, alors cette création
d’apparences illimitées est liberté. La conscience se reconnaît pour ce
qu’elle est vraiment, elle devient le « maître » des phénomènes.
Si, en revanche, la conscience s’oublie et s’aliène en prenant ses propres
manifestations pour des choses venues d’une source indépendante d’elle,
alors ses pouvoirs deviennent la Māyā et le cercle vicieux du devenir
s’enclenche. Ses pouvoirs et ses propres créations deviennent ses propres
ennemis.
Une seule conscience donc. Sa liberté devient souveraineté par la
reconnaissance, et asservissement par une simple confusion. Mais la
confusion elle-même, et l’aliénation qui s’ensuit, se trouvent à leur tour
comme englobées et impliquées dans la liberté de la conscience. En
d’autres termes, saṁsāra et nirvāṇa, asservissement et libération sont
également des expressions de la liberté de la conscience, tout comme
lumière et obscurité ne brillent que dans la lumière de la conscience ; et il
en va de la même façon pour tous les autres couples d’opposés.
3.
Le sujet connaissant est appelé « Seigneur » quand les choses (lui
apparaissent) comme ses propres membres. Il est (appelé) « asservi »,
souillé par les (conséquences des) actes, les passions, etc., quand les (choses
lui apparaissent) comme séparées.
Commentaire
Liberté et servitude, divinité ou humanité sont donc une question de point
de vue : Une seule et même réalité, vue sous deux angles distincts. « Il n’y a
qu’une seule Essence et une seule Réalité qui apparaît comme Dieu sous un
certain rapport et comme serviteur et créature sous un autre rapport »324.
4.
Conscience privée de liberté ou liberté sans conscience : cette souillure
qu’est la finitude est de deux sortes. (On l’appelle « souillure »), car elle
occulte notre propre essence.
5.
C’est alors que l’apparition d’objets connaissables séparés (de la
conscience) constitue la (souillure) nommée « māyā »327 , car elle produit
naissances et expériences328 pour un agent privé de conscience. (C’est alors
la souillure) relative aux (conséquences bonnes ou mauvaises des) actes.
Ces trois (souillures) sont produites uniquement par la puissance de Māyā.
Commentaire
C’est ici le lieu de rappeler certaines différences entre les Sivaïsmes
dualiste et non-dualiste. Les deux théologies, en effet, sont deux
interprétations bien différentes de cette hiérarchie des catégories révélée par
Siva.
Pour les dualistes, la Māyā est la matière première de toutes nos
expériences. Elle est le matériau dont se sert Siva pour bâtir les mondes
dans lesquels les âmes pourront renaître et consommer les conséquences de
leurs actes passés, se purifiant ainsi graduellement et se préparant à
l’initiation libératrice. La Māyā est, de plus, privée de conscience, mais
éternelle et réellement séparée de Siva. Les âmes sont, de même, pour
toujours différentes de Siva. Elles ne deviendront jamais Śiva, mais elles
deviendront des Siva, égales à lui de par leur omniscience et leur
omnipotence. Car ces pouvoirs illimités sont innés en l’âme. Ils sont à
présent recouverts par les « souillures », qui sont des substances réelles. Or,
seule une action peut retirer une substance, comme on utilise un savon pour
nettoyer une tache. D’où l’accent mis, dans ce dualisme relatif (puisque les
âmes peuvent tout de même devenir les égales de Dieu !) sur l’action
rituelle, le rituel essentiel étant l’initiation libératrice.
Pour les non-dualistes, Śiva, Māyā et les âmes sont une seule et même
conscience toute-puissante. Les liens qui enserrent l’âme sont une simple
confusion. La souillure de finitude n’est pas une substance métaphysique,
mais une idée fausse sur soi. La souillure de la Māyā est une apparence de
dualité entre sujet et objet. La souillure relative aux actes est la croyance
aux conséquences bonnes ou mauvaises des actes. Chaque souillure est une
nouvelle étape dans la confusion qui prépare l’avènement de la suivante.
Autrement dit, lien et délivrance sont ici affaire de connaissance, et non
d’action. D’où l’accent mis sur la gnose, la connaissance libératrice.
Mais bien sur, il s’agit ici seulement d’une différence d’accent, et non
d’une exclusion, puisque toutes ces théologies śivaïtes recherchent
également la réconciliation des contraires dans une démarche « intégrale ».
Selon Abhinavagupta, la connaissance est une action intérieure et subtile,
tandis que l’action est une connaissance — un acte de connaissance —
extérieure et « grossière ».
6.
Ceux qui sont pure conscience, mais sans être des agents au plus haut
degré, sont produits par le Seigneur comme séparés d’eux-mêmes329, car ils
ne sont pas des agents.
(Certains êtres) sont produits par le Seigneur comme séparés de leur
essence330, alors même que leur conscience n’est pas souillée par l’objet
connu, car ils sont dépourvus du statut d’agent en sa perfection.
7.
Même s’ils sont identiques par leurs caractéristiques, comme la
conscience, etc., ils sont distincts les uns des autres, conformément à un
désir particulier (du Seigneur). Et ce sont les « isolés dans la pure
conscience ».
(Ces sujets) doués de pure conscience sont distincts les uns des autres,
bien qu’ils soient identiques en ce qu’ils sont conscience, en ce qu’ils sont
éternels, etc. C’est parce qu’ils sont produits ainsi par le Seigneur, et pour
nul autre motif331. Et ce sont eux. qu’on appelle les « isolés dans la pure
conscience », correspondants aux « esprits » 332 du Sāṁkhya.
Commentaire
Ces sujets ont reconnu la pure conscience, mais pas ses pouvoirs
d’actions, de désirer, etc. Leur liberté, abstraite pourrait-on dire, est
purement passive. Car ils sont libres à condition de ne pas agir. Utpaladeva
identifie cette catégorie de sujet, qu’il n’invente pas, aux « purs esprits »
décrits dans la littérature Sāṁkhya. Selon elle, les êtres vivants sont des
esprits qui s’identifient par erreur à la Nature. Une fois qu’ils ont discerné
leur différence d’avec cette matière inerte, ils redeviennent ce qu’ils n’ont
jamais cessé d’être : pure conscience affranchie du temps et de l’espace. Ils
sont identiques quant à cette nature, mais ils demeurent numériquement
distincts les uns des autres.
8.
Quant aux agents qui sont dépourvus de conscience et (identifiés) avec le
vide, etc., ce sont ceux qui sont « privés de pouvoirs durant la dissolution
(cosmique) ». Ils ont de plus la souillure relative aux actes, alors qu’ils
n’ont pas nécessairement celle relative à Māyā.
Commentaire
Cet état, qui est celui des âmes entres deux cycles, est l’équivalent
cosmique de l’état de sommeil profond qui va être défini plus loin.
9.
Ceux qui sont doués de conscience et aussi du statut d’agent, qui ont un
connaissable différencié, (mais) dont la souillure relative aux actes est
anéantie, ont la souillure relative à Māyā (seulement). Et ce sont les «
Seigneurs de la Science ».
10.
Tous les êtres, comme les dieux, etc., ont la triple souillure. Parmi elles,
c’est la souillure relative aux actes qui est la cause unique et principale du
saṁsāra.
Tous les êtres du saṁsāra, depuis les dieux, etc., jusqu’aux êtres
immobiles, ont la triple souillure. Mais seule la (souillure) relative aux actes
est instigatrice du saṁsāra.
11.
Et ce principe qu’est la conscience, qui consiste en le fait d’être l’agent,
existe (sous une forme) limitée soutenue par l’énergie fragmentatrice, en
tant que qualité accidentelle pour les (sujets identifiés au) vide, etc., privés
de conscience.335
Commentaire
Cette stance et la précédente précisent un point capital de la doctrine : ce
qui entrave l’individu et le fait souffrir, ce n’est pas le spectacle des
apparences (Māyā), mais bien plutôt la croyance aux conséquences bonnes
ou mauvaises de ses actes, autrement dit le conditionnement social. C’est
lui, en effet, qui maintient la conscience dans la peur, en entretenant, à
travers d’innombrables traités religieux et autres, les craintes en forme de
dilemme. Ce sont ces hésitations, cette inhibition qui contractent
littéralement l’âme de peur, et c’est pourquoi la plupart des « pratiques non-
dualistes » propres au tantrisme « de gauche » proposent des sortes de
thérapies comportementales. Selon le célèbre précepte du savant tantrique
et Bouddhiste Naropa, contemporain d’Abhinavagupta, ce ne sont pas les
apparences qui nous entravent, mais plutôt notre attitude compulsive à leur
égard.
12.
(Au contraire), la prédominance du statut d’agent et de la conscience
dans le Soi, qui est conscience, sur le vide, etc., qui (apparaissent alors
comme) de (simples) qualités accidentelles du (Soi), est la connaissance qui
a pour caractéristique l’absorption complète337 dans le (Soi).
Au contraire, quand c’est le vide, etc., qui existent en tant que produits
dérivés de la conscience, qui est le fait d’être l’agent, alors pour ce sujet
connaissant qui a atteint l’identité avec cette conscience, il y a cette
connaissance qu’on dit avoir pour caractéristique une complète absorption
dans la Puissance du (Soi).
13.
Quand le « je » qui est l’agent est (identifié) au vide qui est absence de
l’intellect, etc., (en lequel n’existent) que des impressions confuses et
informes, c’est là l’état vide de (tout) objet connu.
14.
Nous considérons que l’activité intérieure des organes est la « vie »,
incitatrice des souffles, etc. Elle constitue l’Octuple Cité. Ou bien, (on peut
dire aussi que) la subjectivité (identifiée) au souffle339 constitue l’Octuple
Cité.
Tel est le sujet connaissant (identifié au) vide. On l’appelle « vie ». Il est
l’activité interne qui incite les souffles, etc. Il est la « vie » présente
également dans toutes les puissances propres à chaque organe. Il est
l’Octuple Cité de ces puissances organiques accompagnées de subjectivité.
Ou bien, (on peut dire aussi que) l’Octuple cité est la subjectivité (identifiée
au) souffle.
Commentaire
Comme nous l’avons déjà dit, l’Octuple Cité est le corps subtil sujet à la
transmigration. Il est la trame sur laquelle se succèdent les vies. Il est
constitué des trois « organes internes » et des cinq sortes de sensations.
15.
Quand (le sujet) existe seulement en cet état, c’est le sommeil profond,
comparable à la dissolution (cosmique). Il peut être accompagné ou non par
la souillure relative à Māyā. Il peut être accompagné ou non d’un objet
connaissable.
Commentaire
Utpaladeva établit ici une distinction entre deux sortes de sommeils
profonds, selon que des impressions affleurent à la conscience ou non.
16.
On considère que l’état de rêve est la création des choses qui apparaissent
clairement comme objets des sens en raison d’une confusion, alors même
qu’elles n’existent que dans l’entendement.
17.
En revanche, la création qui est stable comme objet de tous les sens (à la
fois), qui (apparaît) comme extérieure (au sujet) et commune à tous les
sujets connaissants, est (l’état) de veille.
19.
Le « souffle (grossier)» est fait du souffle inspiré et du souffle expiré. Il
est présent durant la veille et le rêve. Durant le sommeil profond, on appelle
« (souffle) égal » celui qui interrompt (les deux souffles, inspiré et expiré),
comme durant un équinoxe.
Commentaire
L’auteur définit à présent les cinq « souflles », qui sont en fait cinq sortes
de sensations internes (antaḥsparśa) et qui sont aussi cinq étapes du
raffinement des sensations qui marquent la réintégration des phénomènes au
sein de l’espace de la pure conscience.
20.
On le nomme « (souffle) ascendant » lorsqu’il s’élève dans le (canal)
central. Il est alors dans le « quatrième » état (de la conscience). Il est un
feu dévorant. Il (correspond à l’état de) Seigneur, de Mantra, ou de « (sujet)
qui est pure conscience, sans énergies », (selon le degré d’élévation de ce
souffle ascendant). Le (souffle) suprême est « l’omniprésent ». Il est
identification à tout.
(On dit que ce souffle est) « ascendant » dans le « quatrième » état, car il
s’élève en s’écoulant vers le haut dans la voie du milieu, après avoir produit
l’unité, par l’interruption de l’écoulement (des soufflets) dans les deux
canaux latéraux341. Il est pareil au troisième œil (de Siva, car) il a les vertus
du feu, dévorant (tout) vers le haut. Quand (le sujet atteint) la perfection en
l’absence des limites spatiotemporelles, au-delà du quatrième état, il
abandonne (alors tout) « écoulement » (du souffle). C’est l’état de plénitude
absolue, nommé « (souffle) omniprésent ». Et ces deux états doivent être
atteints, car la puissance du souffle y est consubstantielle au Seigneur
suprême.
Commentaire
Ces deux dernières stances s’appuient sur une physiologie subtile
communément décrite dans les Ecritures śivaïtes ou bouddhistes, avec
d’infinies variations. Cette physiologie est « subtile », car clle décrit le
fonctionnement du corps tel qu’il est perçu subjectivement, à la première
personne. Cette perspective est destinée aux adeptes des yogas. Le principe
est que tous nos états de conscience dépendent du corps. En contrôlant le
corps, on maîtrise l’âme.
Mais ici il ne s’agit pas tant de maîtriser les mouvements de l’esprit que
de décrire, simplement, ce qui se passe quand on observe les mouvements
de la respiration, de la sensibilité et de l’entendement, sans intervenir. Ces
mouvements vont sans cesse d’un opposé à un autre, symbolisés ici par les
deux canaux latéraux, ceux de la « lune » et du « soleil », situés chacun
dans une moitié du tronc, de bas en haut. Ces attitudes opposées s’appuient
sur l’inspir et l’expir. Par exemple, l’attraction et l’aversion, l’appropriation
et le rejet, l’excitation et l’abattement. Or, en posant son attention sur
l’intervalle entre expir et inspir, l’adepte observera que cet intervalle, cet
entre-deux, va se prolonger graduellement. Cet inlervalle entre deux
respirations est également le milieu entre les couples d’opposés. Si l’on
poursuit cette simple attention, les respirations vont s’atténuer,
correspondant à une neutralisation progressive des va-et-vient d’un extrême
à l’autre. Du regret à l’espoir, du passé au futur, la conscience revient au
présent. Lorsque ce processus de déconditionnement est parvenu à son
terme, la conscience s’est parfaitement reconnue, affranchie de tous ces
couples d’opposés. Elle ne se sent désormais plus ballotée d’un extrême à
l’autre, car elle sait que ces cycles sont sa libre production
Bien que la respiration et la pensée puissent provisoirement être
suspendues, ce n’est pas le but recherché. Cet apaisement par simple écoute
du corps est plutôt l’occasion pour la conscience de se reconnaître comme
source de ces cycle. Mais elle n’est pas leur témoin neutre et indifférent.
Bien qu’elle ne soit pas conditionnée par eux, ils sont sa production, son
œuvre. Le corps et le monde sont l’expression d’un désir libre et
authentique. Mais d’ordinaire la conscience s’aliène dans cette libre
production. Par cette pratique, elle recouvre simplement la claire conscience
de son statut d’agent créateur, au lieu de s’identifier seulement à ce qu’elle
engendre. Elle ne cesse alors pas de produire. Simplement, cette production
se trouve transfigurée par cette reconnaissance, comme un cauchemar peut
se trouvé transmuté en simple rêve par la reconnaissance du fait qu’il est
tout entier un produit de l’esprit endormi. Pratiquement, les āgamas
décrivent les changements corporels qui s’ensuivent en termes surnaturels :
les cheveux blancs disparaissent, la peau retrouve son éclat, le corps devient
léger et transparent, voire indestructible.
Pour finir, l’auteur revient sur les points essentiels de sa doctrine :
Section des points essentiels
I. Exposé concis de notre essence qui
est le grand Seigneur
1.
C’est notre Soi, celui de tous les êtres, qui est le grand Seigneur, un,
omniforme, plein d’une conscience indivise «Je suis (tout) cela ».
C’est le Soi commun à tous les êtres animés, un. Empli de la délectation
du sujet saisissant indivis, de l’objet saisi indivise, et de leur union dans le
quatrième état qui doit être recherché en premier342, il est le grand Seigneur.
2.
Dans (cette création), l’aspect objectif créé par le Soi, (consistant en)
l’intellect, etc., est amené par lui à être appréhendé comme « je », comme
étant le sujet percevant343.
Dans cette création qui est le déploiement du grand Seigneur, qui est
appréhendé sur le mode du « cela », il y a l’intellect, le souffle ou bien le
vide — ce qui est produit comme étant perceptible344, qui ne présente
qu’une partie du connaissable. Transformé par le fait d’être appréhendé
comme « je », il devient le sujet percevant limité.
3.
On croit que les êtres sont multiples. C’est parce que chacun ne connaît
pas complètement son essence propre. Dès lors, action et félicité (divine)
sont créées comme expériences consistant en plaisir et souffrance.
C’est précisément cette limitation consommée de celui qui est tout, qui
est appelée « non-reconnaissance ». Et c’est ainsi que la conscience d’une
subjectivité inférieure — car portant sur des (objets) fragmentés et
multiples — comme l’intellect, la sensation interne, etc., est appelée «
connaissance incomplète de la (subjectivité) suprême ». Les individus sont
nombreux. Pour ces sujets connaissant, le grand Seigneur créé sa félicité et
son action qui sont inhérentes à un seul et même agent, (la conscience).
Voilà l’expérience nommée « plaisir », qui est un fragment de la félicité
(divine). La « souffrance » est un fragment de l’action (divine). On
expliquera (plus bas pourquoi) l’action (divine devient) souffrance.
4.
Pour le sujet asservi, ce qui est sattva, rajas et tamas n’est rien d’autre
que la connaissance, l’action et, troisièmement, Māyā. Pour le Seigneur, les
choses apparaissent comme son propre corps.
Commentaire
Les manifestations de la puissance de la conscience sont transfigurées et
comme gâchées par la confusion : le pouvoir de connaître devient sattva,
équilibre et transparence. L’action devient rajas, agitation et impulsivité.
Māyā devient tamas, torpeur et opacité. Ce sont les trois modalités de
l’expérience du sujet fini : clarté, agitation et inertie. Agitation et torpeur
forment un couple d’opposé, alors que sattva représente leur équilibre
relatif et toujours provisoire. Lorsque l’action infinie de la conscience est
perçue comme un univers extérieur à soi, elle devient agitation et
souffrance, rajas.
5.
À cause de cet état de différenciation, ces qualités qui deviennent (tantôt)
des causes, (tantôt) des effets, ne peuvent être considérées comme les
puissances d’un sujet qui les posséderait.
Commentaire
La souffrance est un mélange de félicité et de son absence : elle est une
félicité incomplète. On remarquera que la souffrance est encore constituée
de félicité, de même que l’ignorance est encore une forme de connaissance,
et la servitude une expression d’une liberté plus haute.
7.
Et, ces (qualités) qui, pour le Seigneur, sont objets d’une conscience
objective (mais) non conventionnelle, sont ainsi manifestées diversement,
(tantôt) mélangées, (tantôt) séparées.
Commentaire
Pour celui qui reconnaît Dieu dans la conscience, les apparences
continuent d’apparaître clairement et distinctement, sans confusion. Mais
elles apparaissent toutes identiques à l’acte dans lequel elles apparaissent,
c’est-à-dire l’acte de conscience. Il connaît les choses, sans toutefois les
nommer. Il les connaît immédiatement, sans passer par les conventions d’un
langage acquis, à la manière d’un jeune enfant contemplant une fresque
sans jugement discursif.
8.
Mais, pour le sujet individuel, ces objets apparaissent séparés (de lui); ils
sont fabriqués avec des noms multiples et variés lors de la remémoration, de
l’imagination, etc.
Ces objets qui apparaissent séparés (du sujet individuel) sont des
universaux. Ils sont contemplés par les sujets connaissants individuels347
lors de l’acte de remémoration, quand l’expérience antérieure a disparu,
comme (objets) de représentation intérieure, grâce aux divers noms comme
« jarre », « argent », « vêtement », « charrette », au moyen de la Puissance
de construction mentale. Ces (sujets individuels), conditionnés par ces
expériences, se font eux-mêmes objets des désignations diverses, telles que
« Je suis maigre », « Je suis heureux ou bien malheureux ». En revanche,
dans les différentes (formes de) l’imagination, (cette activité de
construction) est indépendante (des expériences vécues). C’est justement
cette apparence — faite de mots — d’une séparation entre le sujet saisissant
et l’objet saisi qui, dans l’état d’être asservi, forme ce lien qu’est le
sarhsāra.
9-10.
La création d’un (sujet individuel), qui est identique au (Seigneur), n’est
pas non plus commune (aux autres sujets individuels). Elle est animée par la
création du Seigneur. (Cette création a lieu) par la puissance du Seigneur.
Celle-ci n’est, cependant, pas connue (entièrement). Elle empêche le repos
en soi-même. Elle est instable, faite de sensation interne, diversifiée en une
multitude de phonèmes variés qui est activité constructrice.
Commentaire
La parole ou encore la pensée sont les Puissances (śakti) de la
conscience. Mais pour le sujet confus, la pensée, faite de phonèmes, ne fait
que perpétuer et renforcer cette confusion. Le langage construit un monde
dans lequel le sujet se sent enfermé. Les pensées compulsives font du sujet
un objet de jeu : elles le tourmentent sans répit. Le Tout-puissant devient
ainsi l’esclave de ses propres Puissances. Utpaladeva est donc bien d’accord
avec les Bouddhistes pour dire que nos univers sont forgés de toute pièce
par des puissances qui agissent à notre insu. Ces puissances sont
redoutables si on les prend pour des puissances étrangères et douées de leur
vie propre. Elles deviennent les Puissances de la conscience si on les
reconnaît comme telles. Ces Puissances sont les « mères » (mātṛkā) qui
engendrent le devenir. Elles sont la seule véritable « famille » (kula) de
l’individu, celle au sein de laquelle il naît, celle qui le façonne et qui ne le
quitte jamais. Une fois reconnues, elles deviennent son entourage divin,
elles le suivent en tout, comme les ministres suivent leur roi. Ainsi l’adepte,
au lieu d’être conditionné par le langage, en devient le maître et est censé
manifester un don particulier pour la poésie. De même, il deviendra un fin
gourmet, au sens où il jouira de tout ce que ses facultés sensorielles lui
offriront, au lieu d’être troublé et tourmenté par elles.
11.
La création du Seigneur, qu’elle soit commune ou non, apparaît
clairement. Par l’anéantissement des constructions mentales résultant de la
concentration, (on atteint) progressivement le domaine du Seigneur.
En revanche, la création du Seigneur est commune à tous les sujets
connaissants, car ils sont engendrés en elle349. Et la création est déterminée
pour un seul sujet connaissant, dans le cas du rêve, de l’illusion, etc. : elle
ne concerne qu’un seul sujet connaissant. Et (cette création, lorsque) elle
consiste seulement en cette prise de conscience « Je suis cet (univers) », est
affranchie des constructions mentales, car la séparation (entre sujet et objet
n’y) apparaît pas. Et, (en même temps, la création « commune ») apparaît
(alors) clairement. Là, en se familiarisant350 avec les moments où, ça et là,
l’activité de construction mentale s’atténue, il y a, pour les êtres soumis au
saṁsāra, délivrance progressive de l’état de sujet limité, puisque la
souveraineté émerge à tous êgards351.
12.
Pour qui est identique à tout, pour qui sait parfaitement que « Tout se
manifeste à partir de moi », il y a totale souveraineté, même lorsque se
répandent les constructions mentales.
Même pour le sujet limité dans cet état où se produisent des constructions
mentales, il y a souveraineté absolue grâce à la puissance du Seigneur, pour
qui connaît parfaitement sa nature de Seigneur, sur le mode du « Ce
déploiement du saṁsāra est mien ». Pour lui qui infuse (de conscience)
tout l’univers sans séparation, qui parfait toutes les constructions mentales
en un acte de conscience globale, il y a absolue souveraineté.
Commentaire
Ces deux stances décrivent plus précisément la manière de recouvrer la
souveraineté innée. Mais il s’agit plutôt de deux voies sans doute
complémentaires quoique distinctes.
La première est celle de l’aclepfe, du yogin. Elle est une délivrance «
progressive » pair un entraînement en forme de recueillement sur les
moments de la vie ordinaire, quotidienne, durant lesquels la conscience
apparaît dans sa nudité. Ces moments sont, en particulier, les intervalles
entre deux instants, deux perceptions, deux pensées, etc. C’est la pratique
de « l’épanouissement du centre » (madhyavikāsa), décrite dans les deux
dernières stances du précédent chapitre.
La seconde voie est celle du gnostique (jñārnin). Elle ne se mesure pas
selon des degrés de transfiguration de l’expérience- Elle ne se soucie pas de
« signes d’accomplissement » empiriques. La seule mesure de
l’accomplissement, ici, c’est une certitude inébranlable. Cette voie est
affinement des idées : il s’agit, par un exercice assidu de la raison
s’appuyant sur l’enseignement de la Reconnaissance, d’éliminer les doutes
qui empêchent la conscience de s’épanouir. C’est une sorte de voie
intellectuelle, et c’est elle qui est proprement enseignée dans le présent
texte.
13.
Le délivré considère la réalité connaissable commune (à tous) comme
identique à son Soi, tout comme le grand Seigneur. Par contre, l’être asservi
(la considère) comme radicalement différente (de lui-même).
La réalité connaissable est la même pour l’être asservi comme pour celui
qui est délivré. Mais l’être asservi la considère comme radicalement
différente (de lui) ; le délivré (la considère) comme le corps de son Soi.
Commentaire
La délivrance n’est pas une expérience nouvcllc, mais une nouvelle façon
de voir l’expérience, la vie quotidienne. La délivrance n’est pas une
question d’expérience, mais d’interprétation, de point de vue. L’acte
d’apparaître ne cesse jamais, par définition. Il est donc toujours déjà-là, il
n’est pas une chose à acquérir.En revanche, la conscience, la représentation,
l’interprétation que nous faisons des apparences, de l’existence, est
décisive. Selon qu’on l’interprète, qu’on la reconnaît correctement ou non,
la manifestation sera aliénation ou liberté.
14.
En revanche, (quand le sujet) est parfaitement plein du flot des catégories
infinies dissoutes en (lui), il est Siva, masse de félicité et de conscience,
incarné dans le corps suprême indestructible.
Comrnentaire
L’état décrit dans les stances précédentes était celui du « délivré-vivant »,
ou de l’âme qui, après la mort, officie au plan de la « Pure Science ». Nous
avons vu que dans ces états la dualité coexiste avec l’unité. Mais, au terme
de la reconnaissance, le multiple s’est dissous entièrement en la conscience.
Ou plutôt, la totalité des apparences est appréhendée en un acte indivis : « je
». Plus aucune place pour un « cela » distinct. C’est proprement l’état de
Siva.
15.
Ainsi, voyant parfaitement le Soi et ses (Puissances) de connaissance et
d’action, il connaît et il fait les objets selon son désir.
Commentaire
En quel sens le délivré fait-il ce qu’il désire ? Est-ce à dire que si tel
individu reconnaît son identité à Siva, il peut instantanément réduire en
cendre l’univers et les êtres qui s’y trouvent ?
En réalité, cette affirmation est une conséquence logique des thèses
démontrées précédemment. La conscience contient toul. Rien n’apparaît,
rien n’arrive en dehors d’elle. Tout ce qui existe, existe selon son désir. Or,
le sujet Untel a reconnu que, comme conscience, tout arrive selon son désir.
Les désirs des autres individus, ses désirs de sujet limité, et les désirs du
Seigneur (en forme de nécessité), sont tous un seul et même désir. Le
délivré s’identifie au désir universel qui est à la source de tout : comment
pourrait-il être encore contrarié ou frustré ? Ces affirmations sont donc à
prendre comme les affirmations paradoxales qu’émirent les anciens
Stoïciens à propos du sage : il ne fait que ce qu’il veut, il est le roi du
monde, le plus riche, l’ami des dieux, etc.
16.
Ainsi, j’ai expliqué cette voie nouvelle et aisée, comme elle fut expliquée
par le grand maître dans le traité de La Vision de Śiva. Dès lors, celui qui
recourt à cet (enseignement), élucidant le fait que le Soi est le créateur352
des mondes, c’cst-à-dire Śiva, étant jour et nuit absorbé (en cette
compréhension), atteint la perfection.
Dans quelque état qu’il se trouve, c’est durant la vie quotidienne, par la
simple reconnaissance, qu’il obtient le statut de Śiva. Cette voie là, inédite,
sans aucun détour, fut exposée dans le traité intitulé La Vision de Siva par le
vénérable et éminent savant Somānanda, qui avait contemplé en personne la
forme du Seigneur suprême (durant un rêve). Je l’ai introduite au coeur (des
gens) grâce à un enchaînement de raisons. En se familiarisant avec elle, on
est délivré en cette vie même.
17.
De même que le bien-aimé qui, grâce à des tentatives répétées, finit par
se trouver auprès de la fille amoureuse, ne (la) satisfait pas parce qu’elle ne
l’a pas reconnu comme tel dans la mesure ou il ressemble au commun, de
même, pour les gens, ce Seigneur universel n’est pas en mesure de
manifester sa gloire innée, bien qu’il soit notre Soi, car ses qualités ne sont
pas examinées. C’est pourquoi cette Reconnaissance du Seigneur fut
composée.
Commentaire
Le thème classique de l’amante qui côtoie son bien-aimé sans le savoir,
faute de connaître ses signes distinctifs, se trouve ici évoqué afin d’illustrer
la voie de la Reconnaissance : il ne s’agit pas de chercher une nouvelle
entité plus pure et plus parfaite, mais de simplement reconnaître que nous
sommes, depuis toujours, ce à quoi nous aspirons. Cette allégorie illsutre
également le type d’effort qui est à effectuer pour tirer quelque profit
concret de cette philosophie : nous sommes déjà le Seigneur, mais en
jouirons sensiblement seulement si nous faisons l’effort de le reconnaitre.
Autrement dit, il nous faut reconnaître que nous sommes l’Etre en son
intégralité qui choisi librement de se connaître provisoirement comme cet
être ordinaire que nous paraissons être. Et cette simple conversion du regard
suffit à faire toute la différence.
18.
Cette Reconnaissance du Seigneur a été établie rationnellement par
Utpaladeva, fils d’Udayakara, pour que les gens puissent atteindre sans
effort la perfection.
3 Ῑśvarapratyabhijñākārikā.
8 Cette opposition doit être nuancée : le culte privé de Siva est, à l’origine
du moins, au centre du système du Siddhānta. De même, les adeptes de
Bhairava ont parfois reçu un patronage royal officiel (ce fut peut-être le cas
à Khajuraho), et au Népal s’est constitué un système de culte public rendu à
des déesses ésotériques, dans des temples spécialement construits à cet
effet.
13 Comme nous l’avons dit précédemment, les Mantras sont soit des âmes
placées en cet office, soit des Puissances de Śiva. Elles sont comme son
corps.
18 Car Siva n’est que cela : il n’est qu’apparence (ābhāsa, prakāśa). Une
des grandes idées d’Utpaladeva fut justement de reprendre ce terme, avec
son ambivalence (l’apparence est-elle dévoilement ou illusion ?), en le
définissant comme existence, illumination, manifestation, pour fonder une
pensée originale, dans laquelle l’Etre est défini comme Apparaître
lumineux. Dès lors, il peut reformuler entièrement le vieux problème indien
du rapport entre essence (sat) et apparence (asat). L’essence est apparence.
Encore faut-il la ressaisir adéquatement, et c’est ce que se propose de faire
la Re-connaissance méditée par Utpaladeva dans ses Stances.
21 Tant il est vrai que, dans cette pensée phénoménaliste, l’Être se confond
avec la connaissance qu’on en a, de même qu’l n’y a pas de claire
distinction entre réalité et vérité.
29 Pour le mithridatiser.
39 Il va sans dire que cette idée recèle un autre préjugé relatif à l’histoire
de la philosophie occidentale, selon lequel la scolastique médiévale n’est
qu’une période stérile d’un point de vue intellectuel, au motif que la
philosophie n’y aurait été qu’une servante de la religion. A ce sujet, voir le
bel essai de Alain de Libéra, Penser au Moyen-Âge. Sur l’histoire de la
réception des pensées de l’Inde en Occident, on pourra encore lire l’ouvrage
de Roger-Paul Droit, L’oubli de l’Inde.
49 Dans l’extrait qui précède, le mot « désir » rend le sanscrit icchā. Nous
le traduisons volontiers ainsi, plutôt que par « volonté », dans la mesure où,
premièrement, ce système n’oppose point une volonté spirituelle à un désir
corporel et où, en second lieu, le modèle pour penser Dieu n’est pas ici
mathématique, mais érotique. La relation de Dieu au monde n’est pas celle
d’un mathématicien à sa théorie, mais plutôt celle d’un amant à son amante.
56 IPV I, 3.
57 Voir Bodhapañcadaśikā 1.
67 TĀ IV, 14.
70 TR, p. 73.
71 TR, p. 39.
72 TR, p. 41.
73 TR, p. 73.
77 PTV, p. 231.
79 VB 14-15.
82 TĀ IV, 2.
83 Pratyabhijñāhrdayam, 6.
86 Voir Chan, racines et floraison, Série Hermes n°4, Les Deux Océans,
Paris, p. 387.
89 Voir les Douze stances sur la Réalité suprême (trad. Lilian Silburn
1986 modifiée, p. 68) : « Je suis cette Manifestation, Conscience suprême,
authentique, éternelle, illimitée, réelle, libre, en laquelle la différenciation
est neutralisée, en laquelle les ténèbres faites du couple des ennemis
‘dualisme’ et ’non-dualisme’ sont dispersées. »
91 TS IV, 1-27.
94 TĀ I, 45.
97 Selon Jayaratha, cette idée est celle de la séparation (bheda) entre Siva
et les choses, entres ces choses mêmes, etc.
98 TĀ, IV 118cd-119ab.
99 IPV III 1, 4.
100 IPV I 3, 7.
111 Voir le « mythe de Rudra » tel qu’il est relaté, par exemple, dans les
tantras de Vajrakīlaya.
113 A cette différence prés, que ces notions sont des créations du Seigneur
(Īśvara), comme tout le reste, et non des archétypes éternellement à la
disposition du Démiurge.
114 Très célèbre fondateur d’un courant de pensée non-dualiste, fondé sur
l’autorité de la Révélation (śruti) védique et fortement influencé par le
Bouddhisme.
115 En fait, cet exemple n’est pas propre au Nyāya. Il vient du Jainisme et
est repris dans le Bouddhisme. Mais il illustre fort bien la conception Nyāya
de l’erreur.
121 Paryantapa cāśikā, 3, bien que cette œuvre ne soit peut être pas de la
main même d’Abhinavagupta. Voir Raghavan 1981.
122 Bien évidemment, cela ne signifie pas que pour les Bouddhistes, la «
vacuité » soit un état de vide ou d’inertie. Mais c’est du moins ainsi que les
Sivaïtes et d’autres préfèrent interpréter la doctrine bouddhiste...
126 Vākyapadīya,
129 Ou bien « Une pomme est vue », ce qui revient au même. En effet,
selon Utpaladeva et Abhinavagupta, l’ego, le « je » est l’essence et la
condition première de toute expérience. Même si on n’articule pas « je », le
je reste toujours présent car, en vérité, le « je » est l’acte de conscience lui-
même, l’expérience elle-même.
131 Ceux qui prennent pour autorité les Écritures réputées révélées par
Siva.
133 À ce sujet, voir Lilian Silburn 1975, Les Hymnes aux Kālī.
139 Cette thèse, selon laquelle notre Soi (ātman) est la somme de tout ce
qui est désirable, un concentré instantané de tous les plaisirs, fût d’abord
énoncée dans la plus ancienne des Upaniṣads, la Bṛhadāraṇyaka. C’est un
des mérites de la Reconnaissance d’avoir su faire justice à cet héritage,
alors que d’autres penseurs non-dualistes, comme Śankara, avaient choisi
de reléguer à l’arrière-plan de leur enseignement cet aspect de la révélation
upaniṣadique. À ce sujet, voir Hulin 1978, p. 282.
143 Et démontrables.
151 Utpaladeva ne parle pas des hommes seulement, mais bien des êtres
vivants en général, car l’Inde considère que tous les animaux sont doués de
conscience, sachant que la conscience est bien autre chose que les facultés
intellectuelles.
160 Il n’y aurait pas de monde commun, public. Chacun serait confiné
dans le moment présent.
161 Il n’y aurait que des remaniements d’expériences déjà faites, des rêves
en somme-
187 Elle n’a pas besoin d’autres preuves pour être connue. Elle est
évidente.
189 Litt. « la délimitation entre les objets serait sans fondement ». C’est-à-
dire que la lumière de l’acte de conscience illuminerait tous les objets, mais
sans mettre en lumière ce qui les distingue les uns des autres. Tout revêtirait
la même apparence.
204 Avec une majuscule à « Suprême », car c’est le nom propre d’une des
déesses du panthéon de la tradition initiatique à laquelle appartenait
Utpaladeva.
205 Le terme ainsi traduit désigne en fait tous les attributs qui tentent de
décrire l’activité consciente en termes dynamiques : jaillir, bondir, surgir,
palpiter, frémir, étinceler, éclater soudainement (comme la foudre) ;
également « éclosion, déploiement, manifestation, apparition, excitation,
agitation ».
212 C’est-à-dire en tant que ce sujet qui est en train de lire ces lignes.
213 Une unité du sujet et de l’objet, et non pas une pure unité.
219 Ou « constitutivement ».
220 Avec une majuscule, car cet attribut est également le nom propre
d’une déesse du panthéon du Trika.
226 Litt. « avec l’acte de dire ‘je’ ». Ce terme ancien désigne l’acte
d’identification à un objet ou à une destinée.
230 Tous les êtres doués de conscience et non pas seulement les êtres
humains.
234 Ici encore, notons que cette pensée bouddhiste tend à confondre ce qui
est de l’ordre du physique (la cause) avec ce qui relève de l’ordre logique
(la raison).
235 Parce qu’il ne me vient pas à l’esprit qu’il n’y a pas de jarre à cet
endroit à chaque fois que je le vois, mais seulement cette fois-ci. Pourquoi ?
237 Autrement dit, selon le Bouddhiste, on pense, on juge bien que la jarre
est absente. Mais, si elle est présente, alors sa perception suffit à établir sa
présence.
239 Litt. « par une absence de connaissance ». Mais tous les commentaires
précisent que cette ignorance cst, en réalité, une connaissance. Car une
absence pure et simple de connaissance, et donc de conscience, est
absolument impossible. L’ignorance est donc une forme de connaissance,
mais immature.
240 On peut dire aussi bien les représentations, versant subjectif des
apparences.
244 Ce dont on prend conscience lorsqu’on dit « je », c’est que tout est
dans la conscience.
246 Où l’auteur démontre que c’est la conscience qui produit les mondes,
au sens où c’est elle qui agence les apparences dont ils sont faits.
250 Litt. « activité qui est une diversité d’apparences de choses séparées,
vide des apparences autres ». Telle apparence exclut telle autre. Ainsi, la
lumière exclut-elle l’obscurité.
258 Les généralités. Mais toute idée est une généralité. Selon les
Bouddhistes, ce ne sont que des constructions mentales sans contrepartie
objective.
263 C’est-à-dire des différents facteurs qui, dans une phrase, concourent à
produire son sens (sujet, verbe, objet, complément, le verbe formant le
noyau du sens).
268 Autrement dit, un moyen de connaissance valide est ce qui définit une
chose.
270 I, 7, 5-13.
276 Autrement dit, on utilise des mots pour désigner des choses en leur
essence, c’est-à-dire abstraction faite de leurs situations contingentes et de
leurs attributs accidentels.
281 Car l’activité cognitive est une activité corporelle, incarnée (voir
I.1.5).
282 Et pas seulement de la perception directe, comme dans le cas d’une
apparence « générique » ou vague.
283 Litt. « internes ou externes ». Ces deux termes, comme tant d’autres,
se prennent en des sens différents selon le contexte. Ici, ils désignent deux
régimes de la connaissance : intelligible (ce qu’on appréhende par l’esprit)
et sensible (ce qu’on appréhende par les sens).
287 Litt. « Lui dont le contact avec le « il n’y a pas » est contredite (par le
fait même de le dire) ». Puisqu’on ne peut concevoir de non-être qu’à
l’intérieur de l’Être.
289 Une preuve doit servir à mettre en lumière, à faire connaître quelque
chose qui ne l’était pas jusque-là.
293 Ceci dit, il n’y a peut-être pas grand sens à distinguer le connaître et
l’être dans une pensée qui les considère inséparables.
298 Il existe déjà, il n’y a donc pas de sens à dire qu’il devient existant.
310 Litt. « de l’autre ». Dans ce cas, en effet, il n’y aurait plus de sens à
parler de « relation » de la cause à l’effet, les deux étant réellement
identiques.
313 Litt. « qui a une nature propre une ». Comme on l’a vu, l’unité d’une
chose est l’unité de ses effets ou d’un effet prédominant.
315 Litt. « n’est pas l’agent non plus de cette activité qu’est l’existence ».
316 Cette tendance est particulièrement évidente chez des auteurs comme
Citsukha.
319 Selon cette définition, qui n’est pas celle d’Utpaladeva, il y a dans cet
état séparation entre les choses, mais pas entre les choses et le sujet qui les
connaît.
320 Litt. « de bétail ».
321 Ses actes sont liberté, mais il ne le sait pas, il ne l’a pas reconnu.
323 Litt. « qui n’est que cela », qui n’est que sensation, couleur, etc.
324 Ibn ‘Arabî, cité par Michel Chodkieicz dans Écrits spirituels d’Abd el-
Kader, Seuil, 1982.
327 Il faut distinguer māyā, qui est le nom d’une des trois « souillures »,
et. qui est un effet de la puissance de « la » Māyā, qui est ici une puissance
métaphysique. Pour cette distinction dans un contexte Sivaïte dualiste, voir
The Tantra of Svayaṁbhū, vidyāpāda, with the commentary of Sadyojyoti,
ed. and trans. by P.-S. Filliozat, Kā. 2, com. 1. 4, p. 4.
332 Purusa.
333 Litt. « existent avec le vide, la sensation interne, etc., en tant que ‘je’
».
339 C’est ce terme qui a été traduit jusqu’ici par « sensation interne ».
342 En priorité. Avant toute autre chose, car il est ce que nous désirons
vraiment.
348 Litt. « souffle », cette création qui est un obstacle est éntinenunent
représentée par l’alternance des souffles inspirés et expirés, en constant
déséquilibre.
349 Litt. « en son centre ».
350 Ou « en cultivant ».