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© L’Harmattan, 2005
9782296002500
EAN : 9782296002500
Sommaire

Page de Copyright
Page de titre
Ouverture Philosophique - Collection dirigée par Dominique Château,
Agnès Lontrade et Bruno Péquignot
Remerciements
Introduction
I. L’arrière-plan religieux
Le Śivaïsme
Le Siddhānta
La Révélation de Bhairava et la recherche des pouvoirs magiques
Un nouveau paradigme pour une théologie non-dualiste
Par-delà pur et impur
L’élaboration d’une philosophie non-dualiste
Le fondateur d’une nouvelle philosophie

II. Une discipline du jugement


Qu’est-ce que la philosophie ?
Les maximes du sens commun
Contre le fidéisme paresseux
La certitude, fruit de la réflexion
Louange de la réflexion dans le Mālinīvijaya et le Tripurārahasya
L’éducation des représentations
Rapport entre la connaissance intellectuelle et la connaissance «
spirituelle »
Réponse à l’objection selon laquelle la « réflexion » ne consiste pas
nécessairement en une investigation philosophique
La délivrance est à la fois avec et sans représentations
Une spéculation « ouverte »

III. Le contexte polémique : Le Nyāya, Bhartrhari et Dharmakīrti


A. Le réalisme du Nyāya et le « réalisme » d’Utpaladeva
B. Le défi bouddhiste
C. La métaphysique du Verbe

Table analytique des Stances, selon Abhinavagupta


Première section : Que la conscience est omnisciente
Deuxième section : Que la conscience est omnipotente
Troisième section : Concordance des Écritures avec la thèse de l’auteur
Quatrième section : Résumé des points essentiels (tattva)

Transcription et prononciation du sanskrit


Les stances sur la reconnaissance du Seigneur avec leur glose -
Section sur la connaissance
I. Introduction en forme d’exposé de la thèse de l’auteur
II. Explication de la thèse adverse
III. Où l’on montre l’impossibilité de cette thèse adverse
IV. Description de la Puissance de remémoration
V. Description de la Puissance de perception
VI. Description de la Puissance d’exclusion
VII. Description de l’unique fondement
VIII. Description de la parfaite souveraineté

Section sur l’action


1. Description de la Puissance d’action
II. Méditation de l’identité-dans-la-différence
III. Description des moyens de connaissance valide et de leur résultat,
la connaissance valide
IV. Description du principe de la relation de cause à effet

Section sur la Révélation


I. Description des catégories
II. Description des catégories de sujet connaissant

Section des points essentiels


I. Exposé concis de notre essence qui est le grand Seigneur

Bibliographie
Les stances sur la reconnaissance du
seigneur avec leur glose

David DUBOIS
Ouverture Philosophique

Collection dirigée par Dominique Château, Agnès


Lontrade et Bruno Péquignot
Une collection d’ouvrages qui se propose d’accueillir des travaux
originaux sans exclusive d’écoles ou de thématiques.
Il s’agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions
qu’elles soient le fait de philosophes “professionnels” ou non. On n’y
confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est
réputée être le fait de tous ceux qu’habite la passion de penser, qu’ils soient
professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou
naturelles, ou... polisseurs de verres de lunettes astronomiques.

Déjà parus

Christian DELMAS, Hannah Arendt, une pensée trinitaire, 2006.


Stéphanie GENIN, La Dimension tragique du sacrifice, 2006.
Claude DEBRU, Jean-Jacques WUNENBURGER (dir.), La recherche
philosophique et l’organisation des masters en France et en Europe, 2006.
Harold BERNAT-WINTER, Nietzsche et le problème des valeurs, 2005.
Sylvain PORTIER, Fichte et le dépassement de la « chose en soi », 2005.
Dominique BERTHET, Jean-Georges CHALI, Le rapport à l’œuvre, 2005.
Edwin CLERCKX, Langage et affirmation, Le problème de
l’argumentation dans la philosophie de Nietzsche, 2005.
Augustin BESNIER, L’épreuve du regard, 2005.
Pierre GOUIRAND, Tocqueville, une certaine vision de la démocratie,
2005.
Léopold MFOUAKOUET, Jacques Derrida. Entre la question de l’écriture
et l’appel de la voix, 2005.
Jean ZAGANIARIS, Spectres contre-révolutionnaires. Interprétations et
usages de la pensée de Joseph de Maistre. XIXe — XXe siècles, 2005.
Remerciements

Contrairement à ce que laissent penser les usages quelque peu


individualistes de notre temps, nul travail n’est jamais l’œuvre d’un seul
individu, tant il est vrai que l’interdépendence marque de son sceau tous les
phénomènes. Aussi tiens-je à remercier, parmi tous ceux, innombrables,
dont j’ai dépendu pour accomplir ce travail — et dont je dépendrais encore:
mes professeurs Michel Hulin et François Chenet tout d’abord, qui m’ont
soutenu durant les différentes étapes de mes recherches sur la
Reconnaissance ; les savants indiens ensuite, auprès de qui j’ai pu lire les
textes ici traduits, et qui ont répondu inlassablement à mes questions :
Hemendranâth Chakravarty et Radheshyâm Chaturvedi. Je tiens, enfin, à
remercier l’un des plus profonds connaisseurs du Shivaïsme cachemirien et
des tantras en général, Mark S. G. Dyczkowski, « le sage de Nârad Ghat ».
Comme disent les Indiens, toute vérité dite ici est due à la compétences de
ces professeurs ; l’auteur est seul responsable des erreurs.
Introduction

Depuis quelques temps déjà1, le « Tantra » est à la mode dans les pays
développés et dans les classes moyennes de l’Inde. Dans la littérature qui
s’en réclame, le tantrisme est le plus souvent présenté comme une démarche
vécue. En effet, il mettrait l’accent sur le ressenti, autrement dit
l’expérience, que l’on oppose volontiers à l’intellect. Il est vrai que la
pensée semble incapable de saisir le réel dans sa richesse. C’est un lieu
commun, en Orient comme en Occident, de dénoncer le langage et la
pensée comme ce qui appauvrit l’expérience brute. L’oubli des mots serait
alors la seule maxime sage.
Pourtant, il existe des traditions tantriques dans lesquelles l’intellect est
l’instrument privilégié d’une authentique vie spirituelle. Car la pensée peut
mener au-delà de la pensée, de même que l’on peut se libérer d’un mai par
ce mal lui-même. C’est, du moins, le principe unanimement adopté par les
traditions tantriques, tant hindoues que bouddhistes2.
Nous nous proposons ici de présenter une telle tradition philosophique,
celle de la Reconnaissance (Pratyabhijñā), conçue et renouvelée par des
auteurs de l’Inde médiévale, à travers la traduction de son texte fondateur,
les Stances sur la Reconnaissance du Seigneur3. En 244 versets, poétiques
en même temps que solidement articulés, leur auteur, Utpaladeva, y
présente une pensée originale et forte, fondée sur l’intuition selon laquelle
la liberté de la conscience est à la source de toute chose. Son interprète
principal, Abhinavagupta, vécut, comme lui, au Cachemire.
I. L’arrière-plan religieux

Bien que les Stances sur la Reconnaissance du Seigneur constituent une


œuvre philosophique, elles naissent dans un milieu clairement religieux.
Elles en sont même une sorte de transposition philosophique. Pour mesurer
la portée de ce projet, il est indispensable de restituer certains éléments de
ce contexte.

Le Śivaïsme
Le Sivaïsme est, avec le Viṣṇouïsme et le Bouddhisme, l’une des
grandes religions de l’Inde médiévale4. Une orientation religieuse, faudrait-
il plutôt dire, car cette appellation regroupe en elle-même plusieurs
traditions nettement distinctes.
Cependant, elles ont toutes en commun d’attribuer leurs écrits sacrés à
Siva, qui n’est autre que Dieu. Caractérisé comme conscience omnisciente
et omnipotente, il dirige tout et révèle aux créatures ce qu’elles doivent
connaître pour réaliser le dessein divin, selon leur capacité. C’est parmi ces
écrits que l’on voit apparaître vers le IVème siècle de notre ère5 des textes
(vidhi, puis tantra) qui sont réputés contenir, sous une forme plus ou moins
abrégée ou complète, des enseignements donnés (śāsana) par Siva à son
Épouse, la Déesse, ou bien à un autre personnage important. Pour cela, Siva
assume différentes formes : certaines mettent l’accent sur la pureté, d’autres
sur la puissance redoutable du Dieu. En outre, celui-ci ne prescrit pas
nécessairement l’adoration de sa propre personne. Śiva peut enseigner le
culte d’innombrables autres dieux ou déesses, qui ne sont en réalité que des
aspects qu’il assume pour répondre aux aspirations des êtres transmigrant
dans le saṁsāra6. Cette gnose révélée par Śiva (śivajñāna) ne nous
parvient pas directement, mais à travers une succession d’intermédiaires qui
transmettent plus ou moins fidèlement l’enseignement originel. C’est
pourquoi le contenu des tantras est nommé āgama, « ce qui vient, ce qui
arrive ». Dans les āgamas eux-mêmes on trouve de nombreuses descriptions
de leurs origines, et différentes formes de classification du corpus qu’ils
forment.
En simplifiant, on peut dire que les āgamas s’organisent selon un axe qui
va du pur vers l’impur, axe correspondant au système des valeurs
brahmaniques tel qu’il s’exprime dans le système des castes7. De plus, cet
ordre correspond approximativement à celui du développement historique
du corpus.
Ainsi, en partant de la « droite » puritaine, on a d’abord les écritures du
Siddhānta, la « doctrine démontrée ». On y vénère essentiellement une
forme bénigne de Siva. Les divinités féminines sont reléguées à l’arrière-
plan, et les règles de pureté brahmanique sont respectées. A l’autre
extrémité, c’est-à-dire à l’extrême « gauche », on trouve la doctrine des «
Séquences de Kālῑ » (kālīkrama), où l’on vénère exclusivement des déesses
féminines à l’aspect effrayant, dans des champs crématoires emplis de
cadavres, de sang, de chiens et, de manière générale, de tout ce que
l’imaginaire indien tient pour monstrueux et impur.
Pourquoi alors rend-on un culte à ces êtres ou encore à un Dieu
représenté sous une forme repoussante ? L’axiome sous-jacent à ces
pratiques est que l’impureté est source de puissance. Si l’on désire
seulement la paix en son sens conventionnel, on vénère alors une forme peu
puissante, certes, mais aussi peu dangereuse de la divinité, avec les
ingrédients qui lui agréent, c’est-à-dire purement végétariens. Si, en
revanche, on désire plus de puissance, alors il faut s’adresser à des entités
plus puissantes et plus dangereuses. Ce sont, essentiellement, des fées, des
ogresses et toutes sortes de démones avides de se voir offrir tout ce qu’il y a
de plus impur : le corps humain, ses sécrétions et excrétions.
Dans la mesure où le culte « de gauche » tend vers l’impureté, il tend de
fait à reléguer ses adeptes dans les marges de la société brahmanique, ce qui
correspond en Inde au vaste monde des ascètes errants (sādhu, yati). C’est
dans ces milieux que s’élaborent, se pratiquent et se transmettent les
Ecritures « de gauche » transgressives, révélées par une forme terrible de
Śiva : Bhairava.
Dans l’ensemble, les Ecritures śivaïtes vont ainsi du « public » et de
l’exotérique vers le « privé » et l’ésotérique. En effet, les pratiquants du
puritanisme du Siddhānta sont souvent patronnés par des rois et font
construire des temples. Alors que les adeptes de Bhairava et de sa gnose se
concentrent sur le culte privé, c’est-à-dire accomplit chez soi ou bien dans
un lieu tenu secret8. Entre ces deux extrêmes se situent les innombrables
sectes intermédiaires, chacune ayant ses propres textes réputés révéler la
plus haute gnose.
Malgré ce spectre très disparate, la religion des āgamas est fondée sur
une idée commune : on est délivré du saṁsāra par un rituel, celui de
l’initiation (dῑkṣā).

Le Siddhānta
Décrivons brièvement la doctrine Siddhānta, qui en quelque sorte
formule le cadre que toutes les traditions ultérieures, plus extrémistes ou
synthétiques, viendront modifier.

Pour ce qu’on en sait, la théologie du Siddhânta prescrit un ritualisme


fondé sur une gnose. Śiva révèle la connaissance qui mène à la délivrance.
Cette gnose, avant de prendre la forme concrète du rituel, se présente sous
la forme du mythe9.
Siva dit lui-même qu’il est conscience10. Depuis des temps sans
commencement, il est omniscient, omnipotent et omniprésent. Grâce à la «
matière première » (māyā)11, il crée des mondes. Pour qui ? Pour les âmes.
Ces âmes sont, elles aussi, conscience. Et elles sont douées des mêmes
attributs que Siva, à savoir l’omniscience et l’omnipotence. Mais, depuis
des temps sans commencement, leur puissance native est comme recouverte
par une souillure (mala). II s’agit d’une substance qui, tout comme des
scories voilent l’éclat de l’or natif, entrave chaque âme.
Pour remédier à cela Siva crée, par compassion pour elles, des mondes
faits de matière12 où elles pourront consommer les conséquences de leurs
actes bons ou mauvais. Ces expériences répétées font « mûrir », dit-on, la
souillure. Puis, quand une âme est prête — quand elle est mûre —, Śiva la
délivre par le rite de l’initiation, qui détache la souillure de l’âme. Celle-ci
recouvre alors sa toute puissance intrinsèque et devient donc l’égale de
Siva.
Mais Śiva ne peut agir directement sur le monde matériel dans lequel doit
se dérouler l’initiation. Pour les rituels, ceux de l’initiation et les autres, il
crée donc des « offices ». Ces fonctions sont remplies par des âmes
précédemment délivrées, mais que Siva laisse dans des mondes
spécialement créés pour elles. Ces mondes sont intermédiaires entre les
mondes de la matière et la pure conscience de Siva. Ce sont des mondes
faits de « matière pure » (mahāmāyā). Et ces officiers de Siva sont dotés de
différents pouvoirs. La plupart d’entre eux sont des « Mantras ». On nomme
ainsi ces âmes divines, car, dans les rituels, elles sont invoquées sous la
forme de formules sonores que l’on appelle justement des mantras. D’autres
s’incarnent et assument le rôle de maître initiateur (guru). Une fois leur rôle
accompli, soit elles montent dans des mondes supérieurs, soit elles
deviennent des égales de Siva.

C’est ici le moment de relever quelques thèses remarquables du


Siddhānta : Siva, les mondes faits de matière et les âmes — innombrables
tout comme les mondes qui les abritent — sont des entités réellement
distinctes et mutuellement séparées, depuis toujours et pour toujours. De
plus, une âme entièrement délivrée de la souillure ne se fond pas en Śiva.
Mais elle devient son égal. Tous les délivrés sont donc également
omnipotents. Cependant, comme ils sont parfaits, ils n’ont pas de désirs, et
n’ont donc aucun mobile de conflit, ni entre eux ni avec les êtres ordinaires.
Leur seule différence d’avec Siva est que ce dernier possède les attributs
divins depuis toujours.

L’initiation est donc l’acte par lequel Siva délivre, ou octroie sa grâce
(anugraha). Car tel est le sens ultime de tous les actes du Dieu : on sait par
ailleurs qu’il crée, maintient, détruit les corps et leurs mondes ; qu’il
entrave les âmes. Mais c’est, en définitive, pour mieux les favoriser de sa
grâce, qui consiste donc à rendre une âme égale à lui-même.

Concrètement, l’initiation peut revêtir de multiples formes. Mais elles


consistent essentiellement à purifier l’âme du candidat, pour l’unir à Śiva. A
cette fin, le maître examine si le futur disciple est prêt. Cela se voit à des
signes tels que la dévotion ou le contenu des rêves. Puis le maître s’identifie
à Siva et, à l’aide de divers matras13, il ôte à la manière d’un chirurgien les
scories qui handicapent l’âme. L’âme traverse alors les mondes, consomme
leurs expériences de manière accélérée, et parvient au plan de Siva lui-
même.
Après l’initiation, le nouvel adepte n’a plus qu’à répéter ce schéma
initiatique, avec quelques aménagements, dans le cadre des rituels
quotidiens. Car en toute logique, l’adepte devrait mourir au moment même
de l’initiation, puisque tout son karman14 a été consumé. Mais évidemment,
Śiva, à travers la personne du maître, laisse à l’adepte un karman en la
forme de son corps. En se contentant de répéter l’initiation sous la forme
des rituels quotidiens, l’adepte empêche seulement un nouveau karman de
se former. A la mort du corps, il est entièrement délivré de la naissance et
de la mort.
Les écrits du Siddhānta contiennent toutes sortes d’initiations (par divers
rites, pour les morts ou les absents, par la gnose seule, par le yoga, etc.),
mais aussi des pratiques portant spécifiquement sur une divinité15. C’est la
sādhanā, ou « réalisation ». Par un exercice long et astreignant, l’adepte qui
le souhaite peut « réaliser » une forme particulière de Siva ou de l’un de ses
officiers, et ainsi obtenir certains accomplissements tels que la richesse ou
bien une renaissance dans un paradis. Mais il semblerait que, dans le
Siddhānta, cette orientation soit restée mineure.

La Révélation de Bhairava et la recherche des pouvoirs magiques


En revanche, elle devient le thème principal, d’un point de vue quantitatif
à tout le moins, dans les āgamas « de gauche ».
Là, les divinités féminines deviennent de plus en plus importantes,
jusqu’à exclure finalement Siva du panthéon. Celui-ci enseigne alors
principalement sous la forme de Bhairava, l’Effroyable. Mais surtout, la
quête des « accomplissements » (siddhi), des pouvoirs magiques,
s’accentue. On trouve une plus grande variété de rituels pour guérir,
s’enrichir, séduire, mais aussi pour tuer ou vaincre dans une bataille. Ces
liturgies, fort complexes, apparaissent dans des milieux ascétiques, sans
doute ceux du Siddhānta. Elles demandent à leurs adeptes une disponibilité
totale et une grande familiarité avec le ritualisme du Siddhānta.
En sorte que ces mouvements se développèrent parallèlement au
Sivaïsme « orthodoxe » du Siddhānta. Mais certains éléments importants de
leur éthique, et en particulier la fréquentation de lieux impurs, était déjà
présente chez les ascètes śivaïtes les plus anciens, les Pāśupatas. A l’instar
de ces derniers, ces ascètes qui vivent de préférence dans des charniers et se
nourrissent dans un crâne humain, pratiquent de nombreux « vœux »,
comprenant des accoutrements particuliers (nudité, bijoux en os) et des
lieux de résidence spéciaux (champs de crémation). Le vœux principal,
celui qui leur confère leur nom, est le « vœu du crâne » (kupālavrata). Il
consiste à se vêtir d’os et de toutes sortes d’ornements impurs, accompagné
d’un chien noir, et à consommer différents alcools régulièrement et en
abondance. De par son attitude excentrique, on comprend que ce type
d’ascète soit rapidement devenu une véritable figure du folklore de l’Inde
classique, tel qu’il apparaît par exemple dans les œuvres de théâtre morales
ou satiriques.
D’un point de vue pratique, le contact avec les éléments impurs devient
central.

Et, de même qu’une théologie « dualiste » du Siddhānta se constitue peu


à peu autour de sa liturgie, un discours non-dualiste apparaît ça et là dans le
corpus bhairavien des porteurs-de-crânes : On ne devient plus seulement un
Śiva, mais Śiva en personne. Il y a là une nuance importante. Cependant,
l’identification à Siva est présente dans tous les rituels sivaïtes, même ceux
du Siddhānta. Et on trouve également des idées non-dualistes16 dans des
āgamas réputés « dualistes ».
La véritable innovation de ces traditions consiste à proposer une pratique
de la non-dualité.
Des théories non-dualistes existaient déjà antérieurement, depuis les
Upaniṣads. Au VIIIème siècle, l’ascète brahmanique Śaṅkara inaugura un
mouvement de systématisation d’une métaphysique moniste à partir des
Upanisads, en réaction au Bouddhisme et aux pratiques śivaïtes des
Porteurs-de-crâne. Mais dans la pensée de ce Śaṅkara, la non-dualité et le
caractère illusoire des choses sont strictement confinés dans le domaine de
l’intériorité. Chacun se dévoile certes, en définitive, n’être que le même
Témoin, le même Être, mais il ne s’agit surtout pas de se comporter en
conséquence. Ultimement, il n’y a aucune inégalité entre un intouchable et
un brahmane. Mais dans le monde, tout illusoire qu’il soit, on doit
absolument respecter les inégalités sociales, c’est-à-dire le système des
castes. On ne s’étonnera donc pas que Sankara, à côté de la Non-dualité,
accepte sans réserve les valeurs brahmaniques, fondées précisément sur
l’opposition dualiste entre le pur et l’impur. D’ailleurs, selon lui, seul
l’ascète d’extraction brahmanique (saṁnyāsin), vivant à l’écart du monde,
est digne de recevoir la révélation de la non-dualité. La connaissance de la
non-dualité de la Conscience et de l’Absolu en toutes choses et en chaque
être, si elle est bien la seule connaissance ultimement valide en théorie, ne
doit jamais être pratiquée. De sorte qu’Abhinavagupta et d’autres penseurs
indiens contemporains (notamment marxistes) n’ont eu de cesse de
dénoncer dans ce non-dualisme de Śaṅkara une forme de dualisme (entre
théorie et pratique), une hypocrisie en forme de « théorie des deux vérités »,
un double langage en somme, destiné à justifier une dualité sociale bien
réelle.
Il n’est certes pas question ici de soutenir que les āgamas de Bhairava ou
Abhinavagupta ont porté le projet d’une révolution sociale. Toutefois, la
théorie selon laquelle tout est factice, sauf la conscience, est ici portée dans
la pratique. Ainsi, on consomme de l’alcool pour lever les inhibitions, qui
sont désormais perçues comme la véritable « souillure » dont souffre l’âme.
Le modèle de l’absorption en Siva est celui de la possession : s’absorber en
Bhairava, c’est concrètement être possédé par ses « puissances », par la
Déesse (śakti). Cette possession se manifeste par des symptômes tels que le
tremblement ou l’évanouissement. Si l’adepte ne rentre pas en transe au
moment de l’initiation, il est jugé inapte, car trop inhibé.

Un nouveau paradigme pour une théologie non-dualiste


Graduellement, on voit émerger une version non-dualiste du mythe de
Śiva, version qui s’inscrit toujours dans le cadre général du Śivaïsme.
Mais le paradigme est ici sexuel. Siva est l’Etre ou plutôt l’Existence qui
est comparée à une lumière. Cependant, bien qu’il soit indivisible — car
même les divisions sont cette Existence dans la mesure où elles existent -, il
se connaît lui-même. Il n’est pas seulement Être « en soi », mais aussi Être
« pour soi ». Il est lumière, manifestation « pour » lui-même, sous la forme
d’innombrables consciences individuelles, qui ne sont qu’autant de
manières, pour l’Être, de se connaître partiellement17.
Autrement dit, la réalité a ici deux versants : l’Être, et la conscience que
l’Être a de lui-même. On ne peut jamais les séparer réellement, mais on les
distingue seulement pour les besoins de l’exposé.

Śiva est ce qui est. Et la connaissance de ce qui est est sa Puissance (śakti
ou vimarśa). De même que Śiva apparaît lui-même de multiples manières18,
il se connaît lui-même — puisqu’il n’y a rien d’autre que lui — de
multiples façons. La façon dont les choses apparaissent et la manière dont
on se les représente se conditionnent mutuellement : le mythe de l’union de
Śiva et de sa Sakti créant le monde, déjà présent dans les récits du Sivaïsme
commun, revêt ici un sens non plus métaphysique, mais phénoménologique.
L’allégorie de leurs étreintes et de leurs disputes rend désormais compte de
la manière dont les expériences humaines ordinaires sont produites, par
l’interaction des organes et de leurs objets, par le contact entre la
conscience (śakti) et le monde (śiva), la pensée et l’Etre.

En interprétant à nouveaux frais les catégories du Siddhānta, les adeptes


des Ecritures où prédomine le contact avec l’impureté peuvent affirmer que
Śiva se manifeste et se connaît de deux manières : Soit il se reconnaît lui-
même dans ses manifestations ; on le nomme alors « maître » (pati ou
rudra) ; Soit il se méprend, en interprétant les apparences comme venant
d’un monde existant en dehors de la conscience ; on le nomme alors «
victime sacrificielle » (paśu)19, c’est-à-dire « esclave ».
Il n’y a en réalité qu’une seule manifestation qui se connaît elle-même.
Mais, selon qu’elle se connaît parfaitement ou imparfaitement seulement, la
manifestation est dite « pure » ou « impure ».
Dans le Siddhānta originel il y a, comme nous l’avons vu, deux
processions (adhvan), deux sortes de mondes. D’abord, les mondes faits
d’une matière pure. Puis, au-dessous, les mondes impurs, faits de matière
solide, dont le nôtre. La procession faite de matière pure est « pure »
(śuddhādhvan) en ce sens que les êtres qui y séjournent peuvent accorder la
délivrance. Dans la procession impure, en revanche, aucun être ne peut en
délivrer un autre, à l’exception des êtres spécialement délégués à cet effet
par Śiva20. Il y a bien sûr parmi les êtres impurs des êtres bien plus
puissants que l’homme, comme le dieu Visnu par exemple. Mais ils ne
peuvent en aucun cas délivrer de la souillure. Ils ne peuvent accorder que
des jouissances inférieures ou égales aux leurs. De ces mondes-là ne peut
venir qu’une Science « impure ». Elle consiste en l’ensemble des mantras
ou formules sonores s’adressant à des dieux impurs, incapables de délivrer
autrui. La Science pure (śuddhavidyā), quant à elle, doit sa pureté au fait
qu’elle consiste en des mantras révélés par Śiva, et qui servent à invoquer
des êtres capables d’éliminer la souillure, ou bien même des « Puissances »
qui sont les membres formant le corps de Siva. Cette Science vient de Siva
ou des êtres des mondes purs, et elle est le moyen d’y retourner. Le tableau
suivant récapitule ces relations :

Versant « subjectif » Science pure Science impure


(Représentation, signifiant, Connaissance Connaissance
vimarśa, Śakti) complète incomplète
Versant « objectif » Matière pure, Matière ordinaire,
(Manifestation, signifié, Procession pure Procession impure
prakāśa, Śiva)

Condition de l’individu Délivrance Délivrance


(nara), inclus les dieux, les complète, partielle/Servitude.
déesses, etc. Nirvāṇa Saṁsāra

Dans la théologie non-dualiste, ce schéma général est repris. Mais ici, le


mantra n’est plus seulement une formule rituelle. En son essence, il est la
parfaite connaissance, c’est-à-dire la connaissance que Śiva a de lui-même.
La divinité invoquée par cette formule suprême n’est donc autre que la
suprême divinité, Siva. Cette connaissance est également symbolisée par
des syllabes ou des formules, mais elle est surtout une sorte de voix innée et
ininterrompue : la conscience. Et son objet intentionnel est l’Existence. Car
Siva ne cesse jamais de se ressaisir lui-même sous une infinité de formes et
par d’innombrables représentations, qui sont ses Saktis, ses Puissances.
Lorsque l’Etre se prend lui-même pour un autre, il devient alors une âme
limitée. Mais ici, la souillure est une idée, et non une substance qui adhère à
l’âme de l’extérieur. En somme, selon l’idée que l’on se fait de ce dont on a
conscience, on est libre ou asservi.
Mais, de même que dans le Siddhânta les créations impures ont pour
fonction de purifier les âmes de leurs souillures, de même ici la raison
d’être des manifestations impures est la grâce. En d’autres termes, Siva se
perd pour mieux se retrouver ; il s’oublie, pour ensuite se reconnaître. Point
d’identité sans différence, dit Abhinavagupta ; il ne peut y avoir de non-
dualité sans passer par la dualité. Autrement dit, pas de connaissance
parfaite sans d’abord une connaissance partielle ou confuse. Tous les êtres
sont un seul être ; tous les actes sont un seul événement. La pure liberté
qu’est la conscience s’entrave librement pour finalement recouvrer sa
liberté. Autant de moments antagonistes participant d’un seul et même
mouvement dialectique.
Tel est le mythe fondamental que, selon les théologiens non-dualistes,
chacun d’entre nous réitère à chaque nouvel épisode de sa vie, chaque jour,
voire à chaque instant.
Ce processus, à la fois logique et réel21, dans lequel sujet (conscience) et
objet (apparence) se répondent constamment sans jamais coïncider
complètement, est décrit mythologiquement comme un divertissement, un
jeu de cache-cache entre le Dieu et la Déesse. Les différentes sortes de
mondes et les créatures qui les peuplent sont comme autant de personnages
assumés par la conscience. C’est un rêve, une construction imaginaire que
la conscience projette en elle-même.

Par-delà pur et impur


Pour se convaincre de cette vérité, tous les moyens sont bons. Et
notamment ceux qui peuvent remédier aux liens qui handicapent l’âme. Ces
liens ne sont que des représentations, des constructions forgées de toute
pièce selon un schéma précis.
Ainsi, la « souillure » fondatrice du saṁsāra est la conviction que l’on
manque de quelque chose, que l’on est besogneux, pourrait-on dire. Dès
lors, on interprète les apparences comme venant de l’extérieur. A la suite de
cette méprise, on se met à considérer que nos actions sont bonnes ou
mauvaises. Les actes ont des conséquences inéluctables qui échappent à
leur auteur. De sorte que plus l’agent agit, plus il s’expose à souffrir dans un
univers qui n’est que l’écho de ses propres interventions. La première
souillure, bien qu’elle soit-elle aussi une représentation22, n’affleure
presque jamais en tant que telle à la conscience. Mais elle est la condition
du développement des autres idées fausses, qui portent respectivement sur
la manière de percevoir le monde et sur nos actions. Ces idées fausses
forment une sorte de prolifération discursive (prapañca), illustrée par les
images du filet et des lianes qui se développent et se répandent à partir d’un
arbre.
La philosophie de la Reconnaissance, celle d’Utpaladeva, s’attaque plus
particulièrement à la seconde sorte de souillure. Elle s’efforce de remplacer
l’idée selon laquelle « je suis dans le monde » par son contraire : « Le
monde — et tous les mondes — sont dans la conscience, c’est-à-dire en moi
».
Cependant, il faut garder à l’esprit que les âgamas eux-mêmes, et les
traditions qui s’en réclament, n’agissent pas moins sur la dernière souillure,
celle de l’idée des conséquences inéluctables des actes : fastes ou néfastes.
Or, cette dualité est identique à l’opposition qui constitue la clef de voûte de
l’idéologie brahmanique : celle du pur et de l’impur.
En sorte que, selon la gnose non-dualiste, l’impureté n’est plus seulement
telle ou telle substance, mais bien plutôt l’idée même qu’il y a de l’impur.
Cette dichotomie entre le pur et l’impur prend la forme du doute, du
scrupule, de l’hésitation qui engendrent la crainte. Cette peur (śaṅkā), qui
est proprement ce qui fait se contracter l’âme — comme une tortue effrayée
— prend elle-même différents visages selon l’objet sur lequel elle porte.
Cette angoisse est même personnalisée : ce sont huit « diables » (graha)
qui s’emparent de l’individu et le privent de sa vraie nature : peur liée à la
caste, puis au savoir propre à un brahmane, à la réputation familiale, au
respect des règles orthodoxes, peur du corps et de ses produits, peur liée à
l’attachement au pays ; peur, enfin, liée aux conventions sociales et à la
réussite matérielle. On trouve d’autres listes des appréhensions qui
retiennent littéralement le candidat à l’initiation dans les traditions non-
dualistes : peur de perdre son identité, de participer à des rituels hérétiques,
peur des formules magiques, peur du contact avec des intouchables,
obsession des substances impures, inquiétude à l’idée de fréquenter des
champs de crémation, d’être possédé par leurs démons, et peur, enfin, de la
doctrine de la non-dualité elle-même.23
Ce sont précisément à ces peurs que l’adepte va être confronté durant les
rituels. Par exemple, durant l’initiation Kaula24, le maître tend au disciple
un crâne empli de vin et de sécrétions sexuelles. Si le candidat hésite ou
tremble, c’est qu’il n’est pas apte à l’initiation suivante, celle de « fils
spirituel ».
Parmi ces rituels, on distingue plusieurs tendances. Certains āgamas
semblent mettre l’accent sur le morbide, et leur univers symbolique est
celui des « champs de crémation » où l’on brûle les morts. D’autres sont
plutôt érotisants et utilisent l’excitation des sens pour célébrer l’absolu. Par
exemple, dans le rituel Kaula tel que le décrit Abhinagupta, les adeptes
boivent du vin et mangent de la viande. Censés êtres désinhibés par ce
banquet, ils s’accouplent, avant d’offrir leurs sécrétions aux panthéons
divins situés dans le corps.
Par ailleurs, Abhinavagupta loue les arts de la musique, de la poésie, de
la danse et du théâtre pour l’expansion de la conscience qu’ils peuvent
induire. L’utilisation de la musique et de la danse n’est certes pas propre à
cette pratique non-dualiste. Car elle figure également en bonne place dans
la vie des temples qui suivent les āgamas du Siddhānta. Mais ici, la musique
et la boisson sont utilisées pour leurs effets sur l’adorateur lui-même, et non
seulement pour complaire à un dieu installé provisoirement dans une idole
extérieure.

Ces pratiques étaient bien entendu rejetées par l’orthodoxie brahmanique


ou bouddhiste. Ainsi, le fils de ministre cachemirien Arṇasiṁha fut
emprisonné et marqué au fer rouge pour avoir fréquenté les champs de
crémation. Si le roi, ou bien un ministre influent, étaient hostiles à ces
pratiques, des interdictions pouvaient être décrétées.
Mais le pouvoir fut parfois converti, se faisant alors le propagandiste des
doctrines « impures ». C’est peut-être une semblable conjoncture qui a
permis la construction des temples de Khajuraho25. Toutefois, dans
l’ensemble, la pratique non-dualiste fut l’objet d’une condamnation
unanime, et ses adeptes victimes d’ostracisme. De cette atmosphère de
réprobation témoignent les œuvres satiriques du poète Ksemendra. Il
dépeint, en effet, d’une manière fort sophistiquée qui témoigne d’une
connaissance de première main, un monde de gourous et de disciples
corrompus et manipulateurs, lubriques, égarés dans leur fatras de rituels
hermétiques, voire dangereux (en particulier dans le cas de l’alchimie du
mercure).
Ainsi s’explique l’élaboration, dans ces milieux non-dualistes, d’une
certaine culture du secret, et une pédagogie assez déconcertante pour un
esprit moderne. Un secret est, en effet, ce qu’on dit, mais jamais en une
seule fois26. De sorte que le Tantrāloka, par exemple — la grande œuvre de
synthèse d’Abhinavagupta — aborde ses sujets comme en pointillé. D’où la
difficulté de dresser une table analytique de ses matières27. Cette structure
se retrouve dans les Stances sur la Reconnaissance. du Seigneur, bien que
pour des motifs quelque peu différents.

Alors que des méthodes violentes existent dans à peu près tous les
āgamas de Bhairava, l’une de ses traditions — le Trika — semble avoir
tendu vers une esthétisation de la liturgie, en simplifiant le rituel et en
éliminant les éléments morbides, tels que ceux des champs de crémation.
Tel est, du moins, le projet de la synthèse qu’en fait Abhinavagupta au
XIème siècle. Quoi qu’il en soit, c’est son œuvre qui eut la plus grande
postérité, sans doute parce qu’elle s’efforce le plus de donner une
justification cohérente aux pratiques dans lesquelles prévaut l’impureté.
Car la conscience, c’est Siva. Or la conscience est, entre autres choses,
félicité28. Par conséquent, tout ce qui engendre le plaisir ou en découle est
adorable.
Bien sûr, Abhinavagupta connaît bien les rituels « violents » et les justifie
également. Ils provoquent une peur dans un cadre contrôlé, celui du rituel,
pour délivrer l’adepte de ses propres peurs. Abhinavagupta compare ce
procédé à celui du domptage d’un cheval. Jayaratha, quant à lui, évoque le
cas d’une personne — une séduisante jeune dame, par exemple — à qui
l’on fait ingurgiter des quantités de poison de plus en plus importantes pour
y adapter son organisme29, avant de l’envoyer embrasser le chef ennemi...
Autrement dit, le rituel transgressif est justifié comme étant une sorte de
thérapie comportementale.
Cependant, il souligne davantage l’aspect séduisant et faste de la
conscience, qui se traduit par une sorte de liturgie du bien-être, dans
laquelle tout ce qui détend le corps et l’esprit peut être intégré. On
comprend dès lors qu’Abhinavagupta ait été un remarquable commentateur
des œuvres canoniques du théâtre et de la poésie de l’Inde. D’une certaine
manière, le rituel est lui-aussi une mise en scène.
Parallèlement à cette esthétisation, on observe une tendance à la
simplification, disions-nous. L’accent porte en effet de plus en plus sur
l’expérience intérieure et spontanée. On est possédé ou on ne l’est pas.
Outre cette intériorisation, débute au VIIIème siècle une tendance à la «
domestication » qui ne se démentira plus par la suite. Autrement dit, des
pratiques qui s’élaborèrent d’abord dans des milieux ascétiques marginaux
furent reformulées pour des « maîtres de maison », des laïcs mariés et
insérés dans leur société. Dès lors, on a tendu de plus en plus à interpréter
les pratiques honnies comme de simples symboles d’expériences purement
intérieures. Cela est particulièrement vrai pour le néotantrisme orthodoxe
qui se développa à partir du XVème siècle jusqu’à nos jours.

L’élaboration d’une philosophie non-dualiste


Mais Abhinavagupta, bien qu’il s’efforce de donner un sens aux
pratiques rituelles, ne cherche nullement à dissimuler leur caractère très
concret, ni à les édulcorer. Ce sens qu’il voit ou projette dans les rituels est
une pensée qui a commencé bien avant lui, mais dont il sera le maître le
plus brillant, celle de la Reconnaissance (pratyabhijñā).
Des textes apparaissent en effet dès le VIIIème siècle, qui présentent
l’enseignement des āgamas de Bhairava sous un jour plus philosophique et
mystique. Peu à peu, on voit s’amorcer un mouvement de pensée qui va
consister à traduire la culture des ascètes marginaux fréquentant les champs
de crémation et leurs rituels grandioses, dans le langage des « maîtres de
maison », c’est-à-dire des hommes mariés, vivant selon les règles de la
tradition se réclamant des Védas, ou bien selon celles des āgamas du
Siddhānta.
Pour ce faire, tous les éléments évoquant de manière trop crue l’impureté,
la mort et la sexualité vont graduellement être expurgés. Cependant, cette
tendance à l’esthétisation et à l’intériorisation n’est pas complètement
nouvelle. Une doctrine de la non-dualité existe déjà dans les āgamas de
Bhairava, quoique à des degrés divers. S’il est indéniable qu’il y est surtout
question de liturgie et de pouvoirs magiques, il n’en est pas moins vrai que
ces rituels ont un, ou des sens. La doctrine de la non-dualité entre l’âme et
Śiva ne s’y trouve certes presque jamais formulée de façon univoque.
En revanche, il semble bien que la théorie de la non-dualité entre le pur
et l’impur, autrement dit la pratique de la non-dualité (advaitācāra), y
constitue d’emblée un axe essentiel30. Un rituel ne surgit pas de rien : il
incarne un sens31. Au fond, le rituel et la gnose peuvent être plus ou moins
accentués dans tel ou tel contexte particulier. Mais ces deux aspects
s’influencent continuellement, œuvrant de concert telles les deux ailes d’un
oiseau32.
La liturgie des āgamas incarnait d’emblée des spéculations, même si
celles-ci ne revêtaient pas alors une forme philosophique. Ce sont les
grands auteurs du VIIIèmc siècle qui s’efforceront de la traduire
délibérément dans un registre davantage systématique. Utpaladeva et
Abhinavagupta y joueront le plus grand rôle. Mais surtout, une fois la
traduction effectuée, ce sont les rituels qui vont à leur tour être traduits,
interprétés, selon les catégories de ce nouveau discours philosophique.
C’est, en un sens, le projet d’Abhinavagupta dans ses commentaires au
Mālinīvijaya Tantra33 et à la Parātrīśikā, deux tantras sur lesquels il
prétend fonder sa formulation du Sivaïsme. Son disciple Ksemarāja
commentera, lui aussi, deux autres tantras selon cette même méthode.
En fait, il apparaît à la lecture de ces exégèses que la philosophie
formulée par Utpaladeva était suffisamment abstraite pour servir à
interpréter à peu près n’importe quel rituel. Et, comme on sait par ailleurs
que ces rituels partagent les mêmes structures, on s’explique que,
désormais, les āgamas de Bhairavas les plus extrémistes aient peu à peu été
abandonnés. Seules ont survécues des liturgies attachées à des traditions
plus proches d’une sorte de « centre » consensuel.
Cette universalité de la philosophie d’Utpaladeva va également rendre
possible son adoption par d’autres religions de type āgamiques, comme le
Viṣnouïsme. Plus tard, des traditions réputées garantes de l’orthodoxie
brahmaniques se laisseront tenter par cette philosophie. Plusieurs oeuvres
inspirées par elle seront attribuées à Śaṅkara en personne. Une forme
purifiée — et, il faut bien le dire, sérieusement édulcorée — d’une tradition
non-dualiste « de gauche » sera adoptée par ces traditions, encore vivantes
aujourd’hui34.
D’un point de vue social, ce phénomène va accentuer le mouvement de
domestication, jusqu’à la disparition quasi-totale des milieux marginaux.
Cette tendance va encore se trouver aggravée par la conversion à l’Islam de
la majorité des cachemiriens35.

Ainsi, la philosophie de la Reconnaissance. est une tentative pour faire


connaître à un large public une gnose secrète, jusque là cultivée dans des
milieux très marginaux.

Le fondateur d’une nouvelle philosophie


Mais qui est son auteur, Utpaladeva ?
On sait peu de chose de ce singulier personnage. Il naquit et vécut au
Cachemire, à une époque de grande prospérité et de vie culturelle intense. Il
est brahmane, mais initié dans deux traditions s’ivaïtes ésotériques : le Trika
et le Krama. C’est leur enseignement qu’il présente dans les Stances, mais
selon la manière philosophique. Son œuvre prend alors la forme d’un débat,
dans lequel son principal interlocuteur est Bouddhiste, comme on le verra
plus loin.
D’abord dénommé Utpalākara, « Beau comme un lotus bleu », son nom
fut ensuite changé en Utpaladeva — « Dieu des lotus» — par respect. Cette
épithète peut désigner la lune, masculine en sanskrit, qui est censée faire
éclore les lotus hors de leur fange native par sa clarté, tout comme notre
auteur éveillait ses disciples à leur véritable nature. Selon B.N. Pandit, « il
se peut que quelques ancêtres d’Utpaladeva aient émigré du Gujarat, car
Abhinavagupta, lorsqu’il commente l’IPK, utilise le mot lāṭa qu’utilisait
Utpala pour désigner son père, Udayākara (IPVV, III, 404). »36 Or, lāṭa —
« liane » — était un nom donné aux lettrés du Gujarat, et lāṭa-rīti est le
nom d’un procédé poétique populaire dans cette région. On sait encore que
sa mère était Vāgīśvarī, nom adéquat comme on verra, puisqu’il signifie «
Souveraine de la Parole ». Il eut lui-même un fils, Vibhramâkara, et un
disciple, Padmānanda37.
Mais l’événement qui détermina sa vie spirituelle et philosophique fut sa
rencontre avec Somānanda, dont il devint le principal disciple. Somânanda
était initié dans plusieurs traditions śivaïtes « de gauche », le Trika et le
Krama. En plus d’avoir commenté une des Ecritures du Trika, il composa
un poème intitulé La vision de Śiva, dans lequel il s’efforce de présenter de
manière rationnelle ce qu’il considère être le message ultime des āgamas : «
Tout est Siva, qui est conscience ».
Utpaladeva prolonge et continue cet effort philosophique. Selon une
tradition orale, il vivait au nord de Śrīnagar, à Guptapura (Gotapur), lieu de
résidence des Guptas, et peut-être d’Abhinavagupta. Il possède le titre de
rājānaka, attribué aux lettrés brahmanes autorisés à officier dans le rituel de
couronnement des rois du Cachemire ; ils sont souvent membres du conseil
des ministres. Utpaladeva était donc le descendant d’un ministre ou d’un
personnage influent.
Ajoutons enfin qu’en plus d’être un profond dialecticien, Utpaladeva fut
un grand poète de l’amour (bhakti) de Śiva. Ses disciples recueillirent ses
vers libres et les regroupèrent sous l’appellation de Guirlande d’hymnes de
louange à Śiva (Śivastotrāvalī). En lisant ce texte, l’on ne peut qu’être
frappé par le fait que la reconnaissance de l’identité de soi avec Siva
n’exclut nullement l’expression d’émotions à l’égard de Siva, comme s’il
était un autre que l’auteur, tant il est vrai que l’Un n’exclut pas l’Autre.

Ayant ainsi brièvement resitué l’œuvre dans son contexte religieux et


social, demandons-nous à présent quelle est la fin visée par l’auteur. Pour le
comprendre, il faut examiner le rôle de la réflexion dans la voie spirituelle
qu’il propose, ainsi que son rapport à la foi et aux Ecritures.
II. Une discipline du jugement

L’opinion selon laquelle il n’y aurait pas de philosophie en Inde reste,


hélas, un préjugé largement répandu. Malgré des travaux sérieux et
pédagogiques sur la question, l’image de la pensée en Inde ne demeure, trop
souvent, guère différente de celle qu’en donnait Hegel38. La pensée, en
Inde, n’aurait jamais été qu’une sorte de sagesse pré-rationnelle, ignorante
des exigences de la raison telles qu’elles furent formulées en Occident à
partir des Lumières 39.

Qu’est-ce que la philosophie ?


Au fond, se demander s’il y a de la philosophie en Inde, c’est s’interroger
sur les critères auxquels on reconnaît l’activité qui serait proprement
philosophique, la distinguant ainsi de la sagesse, de la simple apologétique,
ou de la mystique.
Cependant, dès qu’on les examine, les définitions de la philosophie
apparaissent problématiques, d’autant qu’elles sont multiples et que chaque
philosophe a la sienne propre. Si l’on reproche aux Indiens de mélanger
mythe et discours rationnel, ce reproche pourra aussi bien s’adresser aux
plus grands penseurs de l’Occident, comme Platon. Si on la réduit à des
préceptes de vie, il faudra alors admettre que le stoïcisme n’est plus une
philosophie ! Si on tente de l’exclure au motif que les textes de l’Inde ne
sont que des témoignages mystiques plus ou moins systématisés, nous
devrions alors réserver le même jugement aux textes néo-platoniciens. Bref,
si nous usons de ces critères, la philosophie devra dire adieu à Platon, à
Epictète et à Plotin40, sans compter tous les penseurs inspirés par eux.

Les maximes du sens commun


Mais faut-il pour autant inclure dans la philosophie n’importe quel
discours sans discrimination ? Il n’en saurait être question, bien
évidemment.
Pour trouver des critères qui fassent justice aux exigences légitimes de la
raison, tout en reconnaissant l’existence de philosophies autres
qu’occidentales, nous pourrions justement nous tourner vers l’un des
fondateurs de la pensée moderne, Emmanuel Kant. Dans le paragraphe 40
de sa Critique de la Faculté de Juger, il propose, en effet, une analyse du
sens commun.
Qu’est-ce que le sens commun ? Kant s’interroge sur la nature du goût. Il
commence par montrer qu’il ne repose sur aucun critère objectif. La beauté
n’est pas objective, on ne peut la réduire à la symétrie ou à des proportions.
Pourtant, des consensus en matière de beau existent, et il faut en rendre
compte. Comment expliquer que plusieurs individus puissent s’accorder à
trouver une œuvre belle et digne de figurer dans un musée, par exemple ?
Plutôt que des critères sociaux ou culturels, Kant préfère envisager ce qu’il
appelle le sensus communis. Il désigne ainsi une faculté de juger innée,
commune à tout le genre humain.
Cette forme d’intelligence universelle est une « Idée »41, c’est-à-dire une
fiction, mais une fiction utile, puisqu’elle permet aux hommes de s’entendre
ou, du moins, d’arriver à prendre conscience de leurs désaccords et de ce
qui les isole. Ce « sens commun » est, en effet, une fiction ou une
hypothèse. Car personne ne peut effectivement sentir ce que sent autrui, et
chacun ne connaît que sa subjectivité. Et pourtant, il est utile de faire «
comme si » un tel sens commun existait, pour penser justement. C’est ce
qu’il nomme un « idéal régulateur ». C’est une simple idée qui sert à
organiser notre réflexion.
Pratiquement, Kant l’analyse en trois « maximes » — ou trois règles —
qu’il faut suivre pour qu’une activité intellectuelle puisse être qualifiée de
pensée, au sens moderne :
1. Penser par soi-même, c’est-à-dire sans recourir à l’argument
d’autorité, qui consiste à dire que telle proposition est vraie, parce c’est
Untel qui l’a énoncée. Ainsi, la Terre n’est pas ronde seulement parce
que tel professeur nous l’a dit42. De même, ce n’est pas parce que c’est
Jésus qui l’a enseigné que tel précepte est bon ; c’est parce que cela lui
a paru bon qu’il l’a enseigné. Le négatif de l’argument d’autorité, c’est
l’argument ad hominem, par lequel on cherche à réfuter une
proposition en discréditant celui qui l’a cnoncée43.
2. Penser en se mettant à la place de tout autre, c’est-à-dire faire ce très
réel effort qui consiste à sortir de notre point de vue, de nos habitudes.
3. Toujours penser en accord avec soi-même, c’est-à-dire de manière
cohérente.

Kant explique ainsi ces formules :


« La première est la maxime du mode de pensée qui est libre de préjugés,
la seconde celle de la pensée élargie, la troisième celle de la pensée
conséquente. La première est la maxime d’une pensée qui n’est pas passive.
La tendance à la passivité, par conséquent à l’hétéronomie de la raison,
c’est là ce qu’on appelle le préjugé ; et le plus grand de tous les préjugés
consiste à se représenter la nature comme n’étant pas soumise à des règles
que l’entendement, à travers sa propre loi essentielle, lui donne pour
fondement : ce qui n’est autre que la superstition. La libération de la
superstition correspond à ce qu’on appelle les Lumières. » 44
La seconde maxime consiste à adopter le point de vue d’autrui.
Autrement dit, il s’agit déjà d’un exercice spirituel, visant un élargissement
de l’esprit, un épanouissement de la conscience.
La dernière maxime demande simplement que nos affirmations ne se
contredisent pas mutuellement. Cependant, Kant remarque que c’est
l’application de cette règle qui demande le plus d’exercice.
Remarquons d’emblée que ces maximes, bien qu’elles s’adressent
littéralement à notre entendement, concernent de fait toute notre manière
d’être dans le monde, de sorte qu’il s’agit là d’une esquisse d’une sorte de
code de déontologie intellectuelle.
Or, ce sont là aussi des slogans de la modernité. Proclamer
l’indépendance de la raison est, pour Kant lui-même, l’essence des
Lumières. Dès lors, nous pouvons légitimement admettre que ces maximes
sont aussi des critères du degré de maturité philosophique d’une pensée.
Plus un discours est autonome, universalisant et cohérent, plus il est
philosophique.
Notons que, de la sorte, il n’y a plus un gouffre entre la philosophie et les
autres formes de discours, mais seulement d’éventuelles différences de
degrés.

Ces maximes sont les critères grâce auxquels on reconnaîtra si un


discours est philosophique ou non
Or, que se passe t-il s’il l’on applique ces critères aux penseurs indiens ?
Respectent-ils ces maximes En ont-ils même une claire conscience ? Il
n’est, bien sûr, pas question de traiter ici de la pensée indienne en général.
D’autant plus que, on l’aura pressenti, il n’existe rien de tel qu’une « pensée
de l’Inde », monolithique et faisant face à une « pensée de l’Occident» .
Toutefois, nous garderons à l’esprit ces critères tandis que nous lirons
quelques extraits significatifs des œuvres d’Abhinavagupta.
Avant cela, nous pouvons néanmoins remarquer aisément qu’Utpaladeva,
ainsi qu’Abhinavagupta dans ses Commentaires, s’efforcent manifestement
de penser par eux-mêmes et sans s’appuyer sur d’autres autorités que la
raison. Cela se voit dans la construction de l’œuvre elle-même : ses deux
premières parties, qui rassemblent les trois-quarts du poème, s’appuient
uniquement sur le raisonnement et l’expérience. Seule la troisième partie,
sur la Révélation précisément, prend une forme dogmatique et s’appuie sur
l’autorité des āgamas.
De fait, ces penseurs admettent trois moyens de connaissance valides : la
perception, l’inférence et le témoignage autorisé. Selon Abhinavagupta, la
perception est le moyen de connaissance primitif, dont dérivent et que
viennent compléter les deux autres. D’abord, on perçoit. Puis, si un doute
s’élève à propos de ce que l’on voit, on recourt à l’inférence. Enfin, si elle-
même ne suffit pas, on a recours à des autorités, qui ne sont d’ailleurs pas
nécessairement de nature divine : ce peuvent être simplement des personnes
autorisées, compétentes ou dignes de confiance. Cette « autorité » peut
encore être celle de la croyance naturelle, cette confiance innée que nous
avons en un ordre des choses, comme nous le verrons plus loin.
Quant à la seconde maxime du sens commun formulée par Kant, celle qui
consiste à penser en se mettant à la place d’autrui, elle signifie que, dans
une argumentation philosophique, on doit invoquer des expériences
communes, et non pas singulières. Or, Utpaladeva et Abhinavagupta vont
explicitement dans ce sens. Ils ne fondent pas leur réflexion sur des
expériences yogiqucs, mystiques ou sur des états modifiés de la conscience.
Bien plutôt, ils invitent le lecteur à examiner l’expérience la plus commune,
la plus ordinaire, pour finalement reconnaître ce qu’il y a en elle d’inouï.
En ce qui concerne enfin la troisième maxime, celle de la cohérence, ils
définissent eux-mêmes la validité d’une pensée en ces termes : Le degré de
vérité d’une proposition ou d’une représentation est simplement son degré
de cohérence avec les autres représentations.
Les Stances sur la Reconnaissance. du Seigneur et leurs commentaires
sont donc bel et bien des œuvres de caractère philosophique, et non de
simples curiosités exotiques.

Vérifions cela par nous-mêmes en lisant quelques extraits significatifs


des œuvres de ces penseurs.

Contre le fidéisme paresseux


Dans un passage de l’une de ses exégèses, la plus sophistiquée sans
doute, Abhinavagupta interrompt brutalement le cours de sa réflexion, qui
porte à ce moment sur la notion de purification. Se mettant à la place d’un
lecteur45, il formule en ces termes une objection radicale :
« Si l’on considère que le désir sans entrave du Bienheureux46 ne souffre
pas d’être l’objet d’un examen rationnel, on peut conclure ceci : En voilà
assez du labeur de ces illusions que sont la réflexion, l’explication, le
discours et la lecture attentive des livres : Ce lourd fardeau n’a qu’à être
abandonné ! Prenons refuge dans le silence. Rien d’autre que le désir du
Bienheureux délivrera celui qui doit être délivré47 ! »
Cette objection, pour radicale qu’elle paraisse dans ses conséquences,
n’en semble pas moins cohérente avec une position théiste, qui est bien
celle d’Abhinavagupta. Si Dieu est tout-puissant, s’il est libre au sens où sa
volonté ne souffre nulle entrave, alors tout effort vers lui, c’est-à-dire toute
libre initiative de notre part, s’avère vain. Si la seule liberté est celle de
Dieu, alors nous ne sommes pas libres. Notre volonté, en tant qu’elle est
personnelle, n’est qu’une illusion. Et, sur le plan spirituel, elle est, au
mieux, une perte de temps et, au pire, une insulte faite à Dieu. S’il est le
seul Agent, s’il est omniscient, tout élan de curiosité est une forme de
sacrilège ou une tentative d’usurpation.
La seule attitude conséquente semble donc être la résignation. La
philosophie, la lecture des textes elle-même, sont des gesticulations
absurdes ; c’est un « labeur », un « fardeau » qui ne mène à rien. La seule
issue raisonnable est la passivité de l’intelligence, dans l’attente des
jugements divins. Spirituellement parlant, ce peut être une forme de «
silence », mais un silence « par défaut » de réflexion.
Après avoir formulé cette objection que l’on pourrait qualifier de «
fidéiste », dans la mesure où elle affirme que seule une foi passive peut
sauver, Abhinavagupta y répond sans ménagement, n’y voyant que paresse
intellectuelle :
« C’est Son désir lui-même, qui est grâce, qui nous fait envisager un
semblable examen rationnel !
En revanche, on ne doit pas rester immobile, les membres pendants,
heureux à dormir et s’amuser, sans méditer, ou bien se détournant de la
pratique qui consiste à habituer l’intelligence experte aux pensées de plus
en plus subtiles relatives au Soi, jusqu’aux plus subtiles, suscitées par une
grâce du Seigneur suprême plus intense, etc. Cela doit donc être pensé par
tous les moyens. Aussi n’en laisserons-nous rien. Par conséquent, restez-y
attentifs pendant que je le démêle. » 48
Que signifie cette réponse ? Tout d’abord, nous devons bien évidemment
nous garder de projeter sur ces paroles (qui ne sont elles-mêmes qu’une
tentative de traduction) des idées d’autres temps et lieux. Abhinavagupta
n’est certes pas un penseur des Lumières. À première vue, il n’a aucun
projet politique, il ne fomente aucune révolution des moeurs.
Cependant, il défend bien ici une sorte de liberté de la pensée, même s’il
ne s’agit pas exactement d’une liberté au sens moderne.
Pour cela, Abhinavagupta recourt à un stratagème, essentiel dans sa
pensée, et qui consiste à retourner l’argument de l’adversaire contre lui-
même. Ici, le fidéiste fait remarquer que tout, absolument tout, dépend de la
grâce. Thèse qu’Abhinavagupta adopte et défend ailleurs, ce qui n’est pas
étonnant à l’intérieur d’un système de la conscience indépendante. La
conscience — le Seigneur — ne dépend de rien. Tout dépend d’elle. À elle
appartiennent tous les pouvoirs et toutes les possibilités. Toute intelligence
— y compris rationnelle et discursive — est une manifestation de sa liberté.
On voit donc comment Abhinavagupta peut utiliser la relation de cause à
effet invoquée par le fidéiste afin de le renvoyer à son indolence : Tout
dépend du Seigneur. Par conséquent, notre méditation incessante sur les
problèmes soulevés par les Écritures et le reste est, elle aussi, une
manifestation de la grâce, de la liberté. La liberté de penser, qui découle de
la curiosité, est aussi une grâce, puisque tout est liberté et que la liberté est
grâce.
Le schéma argumentatif est partout le même dans les œuvres
d’Abhinavagupta : Toutes les objections sont réduites à une manifestation
du Seigneur. De sorte que liberté, curiosité intellectuelle et volonté49 divine
ne sont que différentes manières de se représenter un seul et même acte.50
L’exercice de la raison est donc fondé sur la divinité, mais cette divinité
n’est à son tour que la personnification de la conscience qui, selon ces
penseurs, se trouve être la chose la plus évidente qui soit. La conscience est,
en effet, la seule chose qui se connaît elle-même par elle-même, c’est-à-dire
sans qu’il soit besoin d’un instrument, d’un raisonnement, et encore moins
d’une autorité extérieure.51

La certitude, fruit de la réflexion


Cependant, bien qu’elle soit évidente, ni la croyance ni la simple
évidence n’ont la capacité de transformer réellement le fonctionnement de
l’âme. En effet, sans réflexion, une affirmation, même si elle est admise
comme croyance, n’aura pas la solidité d’une certitude rationnelle.
À propos de la thèse selon laquelle « Je suis la conscience omnisciente et
omnipotente », Abhinavagupta fait cette remarque :
« Voilà ce que je prends à cœur, après que cela a été rendu limpide par
un entraînement, des instructions et des raisonnements. » 52
Cette position n’est pas propre à Abhinavagupta. Le maître d’Utpaladeva,
Somānanda, disait déjà : « Dès que l’on sait ce qu’est ce Siva omniprésent
au moyen d’une ferme conviction, grâce à une parole du maître ou bien par
un traité ou bien par une preuve décisive, il ne reste plus rien à accomplir
par la pratique des postures yoguiques ou par la visualisation. » 53 On
pourrait certes trouver que Somānanda met ainsi à égalité une opinion —
celle du maître ou celle des traités — avec des vérités démontrées. C’est,
peut-être, le cas chez ce fondateur visionnaire. Chez Abhinavagupta, en
revanche, ces trois sources de la connaissance sont distinguées et
hiérarchisées, comme nous l’avons dit plus haut.
Le raisonnement permet ainsi d’acquérir une certitude inébranlable, qui
est le Souverain Bien :
« Au moyen de syllogismes positifs et négatifs, il y a en effet certitude
rationnelle concernant le sujet et l’objet54. Voilà ce qu’on appelle «état
ultime », «établissement définitif », « perfection », « accomplissement ».55
Car, comme le déclare d’emblée Utpaladeva56, la conscience est évidente
par soi. Plus que cela même : elle est cette évidence, cette clarté sans égale,
grâce à laquelle doutes et certitudes, clartés et ténèbres57, sont possibles.
Mais bien qu’elle soit ainsi toujours déjà perçue, elle n’est pas reconnue
pour ce qu’elle est : le Seigneur omniscient et omnipotent. De fait, elle est
si évidente qu’on la néglige ; elle est d’une limpidité si parfaite que l’on
n’éprouve pas même la curiosité de l’examiner. Or, pour identifier ses
attributs divins et ainsi reconnaître son absolue souveraineté, il faut passer
par le raisonnement. Seuls des arguments cohérents, fondés sur notre
expérience et la raison, nous ferons prendre à coeur (hṛdayāṅgama) ce qui
est évident. En effet, il ne s’agit pas d’aller chercher une expérience de la
conscience, au sens où l’on devrait chercher une nouvelle sensation : car
elle est déjà l’arrière-plan de toute recherche.
Il s’agit plutôt de contrer la force des représentations fausses par des
représentations adéquates. La conscience se méprend sur elle-même : elle
doit, à présent, se reconnaître. Mais la conscience est toujours déjà là. Elle
est l’apparence même. Elle est le fait de se manifester : elle est, tout
simplement, l’expérience. En revanche, la conscience peut se ressaisir
adéquatement, complètement ou non : telle est sa liberté, qui décide de son
statut provisoire d’être asservi ou souverain. Donc, la liberté spirituelle
n’est pas une question d’expérience, mais une manière d’interpréter
l’expérience. Personne ne conteste qu’il est doué d’une certaine conscience.
En revanche, rares sont les individus intimement convaincus que cette
conscience, si ordinaire, n’est autre que le Seigneur omniprésent dont on dit
qu’il est l’auteur de toute chose.

Louange de la réflexion dans le Mālinīvijaya et le


Tripurārahasya
Le but à atteindre58 est donc l’état de Siva, caractérisé par l’omniscience
et l’omnipotence. Pour cela, il faut reconnaître que la conscience, qui est
notre essence59, possède ces attributs. Grâce à quoi parvient-on à une telle
reconnaissance ? Est-ce une simple question de foi ? Selon Abhinavagupta,
c’est le jugement (tanka) qui, bien exercé, permettra d’arriver à une
certitude inébranlable. Dans un vers célèbre du Tantrāloka, il décrit cette
démarche de façon imagée :
« Assurément, les experts tranchent à la racine l’arbre nuisible de la
séparation60 (bheda) avec la hache du bon jugement (sattarka) aiguisée au
plus haut point. »61 Le mot rendu ici par « jugement » désigne toute activité
réflexive : le raisonnement, mais aussi la spéculation.
Cet exercice du jugement est « bon » lorsqu’il est fondé sur les āgamas et
inspiré par la grâce. Plus exactement, il se présente alors en sa forme
supérieure comme la reconnaissance de notre propre Soi, de notre
conscience. Quand il apparaît dans l’intellect, il le fait grâce à la pureté de
celui-ci, pureté elle-même due à un contact avec une parcelle de la Pure
Science. 62
Cette Science est une Puissance de Siva qui, selon le Sivaïsme dualiste, a
pour fonction principale de sauver les êtres prisonniers des mondes faits de
matière. Les âmes y sont comme engluées dans leurs souillures, celles-ci
paralysant leur omnipotence native. Mais, à vrai dire, le mot « science »
désigne plutôt les Mantras. Ce sont des divinités créées par Siva pour
délivrer les âmes. Pour l’adepte, elles sont accessibles sous formes de
mantras ou formules rituelles. Et ces mantras sont « purs », au sens où ils
sont les seuls à pouvoir dissiper les souillures de l’âme et lui permettre de
s’égaler à Dieu. Il existe d’autres divinités avec leur mantras, mais elles ne
peuvent que procurer diverses jouissances, relevant de plans inférieurs ou
égaux aux leurs. Seules les divinités qui siègent au-dessus de la Māyā — de
la matière — peuvent, sur ordre de Śiva, délivrer une âme.
Dans le Trika63 tel que l’interprète Abhinavagupta, la Pure Science
devient une sorte de Puissance, certes manifestée dans les Écritures de Siva
et leurs mantras, mais aussi apparente dans une sorte de « sens commun »
(prasiddhi), dans les « certitudes naturelles » et même dans les instincts des
animaux. Sa forme la plus relevée, ce sont les traités sur la Reconnaissance.
eux-mêmes, avec leurs commentaires.
La notion de jugement rationnel (tarka) existe déjà dans le corpus dont se
réclame le Trika, notamment le Mālinīvijayottara Tantra, cité par
Abhinavagupta 64 pour asseoir la haute estime en laquelle il tient la
réflexion. Mais le contexte de cette citation montre que tarka est, à
l’origine, plutôt une faculté de discrimination du bon et du mauvais inspirée
par la grâce de Śiva : en d’autres termes, c’est le « bon jugement » au sens
où c’est celui qui fait se détourner un individu des doctrines inférieures
pour se convertir exclusivement au Sivaïsme, puis au Trika. C’est à ce titre
que le jugement ou la discrimination font partie du yoga « à six membres »
enseigné par le Mālinīvijaya à la suite d’autres āgamas65.
C’est donc délibérément qu’Abhinavagupta élargit le sens du terme pour
y inclure toute réflexion tournée vers la connaissance de soi66. Et c’est cette
réflexion-là qui est « la vache qui exauce tous les désirs, car elle fait
s’épanouir soudain la réalité qui dépasse tout ce que l’on peut imaginer ». 67
Par ailleurs, il est à noter qu’on ne trouve nulle part dans les œuvres
d’Utpaladeva et Abhinavagupta de menace contre l’usage de la raison, alors
qu’au contraire on trouve des mises en garde contre la misologie — ou
haine de la raison — comme celle que nous avons citée plus haut. Cette
dissymétrie est un argument de poids, nous semble t-il, en faveur de la thèse
selon laquelle ces penseurs valorisent la spéculation comme méthode
spirituelle.
Il est cependant également vrai que la raison qui est louée par
Abhinavagupta est une « saine » raison, un jugement « authentique » (sat).
Or, ceci suppose qu’il en existe une forme néfaste. Si la saine raison est
l’exercice du raisonnement fondé sur les Écritures, alors la « mauvaise »
raison doit être celle qui se fonde sur des Écritures inférieures — dualistes
— ou révélées par Śiva pour maintenir les ignorants dans ce monde fait de
peurs qui, paradoxalement, les rassure.
Mais, de même que la saine raison est définie par Abhinavagupta comme
une raison basée sur le bon sens et une sorte d’instinct du vrai, de même la
raison funeste peut se définir également comme un raisonnement qui,
dépourvu de toute référence, de toute valeur, déraisonne. Cependant
Abhinavagupta ne s’attarde pas ici à définir ce qu’est cette raison suffisante.
C’est dans une œuvre beaucoup plus tardive, La Doctrine secrète de la
Déesse Tripurā (TR), que l’on trouve l’explication la plus claire de la
notion de tarka, sous ses formes saines et malsaines68. On y trouve
d’emblée un éloge de la réflexion, illustré par une brève histoire de
voyageurs perdus, d’abord dans une forêt, puis perdus par leur manque de
réflexion. Et le narrateur de conclure :
« C’est ainsi que les hommes, dans leur désir d’atteindre (ce qu’ils
croient être le bonheur), se laissent paralyser par le venin du ‘je dois’. »
Il s’agit donc ici de discernement. Celui-ci doit nous permettre de
reconnaître le Souverain Bien, ce qui est désirable en soi, et nous faire
découvrir les moyens de l’atteindre. Ce sens est assez proche du tarka
célébré par le Mālinīvijaya : la réflexion est ce qui nous permet de
discriminer entre ce qu’il faut abandonner et ce qu’il faut adopter, depuis les
activités ordinaires jusqu’ à la recherche de la délivrance.
L’éloge se poursuit en ces termes : « La réflexion (vicāra) en effet, est à
l’origine de tout. Sache qu’elle est la première marche de l’escalier qui
monte vers le Bien suprême. Sans elle qui pourrait obtenir un bien
quelconque ? Le défaut de réflexion, c’est par essence la mort... »69 Comme
nous l’apprenons un peu plus loin, c’est grâce à une réflexion basée sur le
bon sens que nous menons à bien les tâches ordinaires : « C’est grâce à la
droite raison (sattarka) que le cultivateur laboure la terre au moment
opportun. »70
Comme dans la tradition philosophique occidentale, c’est la réflexion qui
fait la dignité de l’homme :
« C’est elle qui exalte l’homme au-dessus de tous les êtres (de la nature).
»71
Cet exercice s’oppose au « je dois », qui représente ici l’aveuglement
caractérisant le préjugé. Et tout comme Kant fait de l’élargissement de notre
point de vue subjectif un enjeu de la philosophie, la réflexion, dit l’auteur
de la Doctrine, est ce qui fait qu’une vie vaut d’être vécue. Le
raisonnement, en effet, engendre cette « prise de conscience » du Soi en
laquelle l’homme « atteint la perfection de sa nature. Les hommes qui ne
parviennent pas à cette prise de conscience sont comme des grenouilles au
fond d’un puits. »72 Bref, l’enjeu est de « sortir de son trou », c’est-à-dire
du « je dois » des préjugés.

Cependant, et bien que la raison ait un rôle fondateur, n’a-telle pas elle-
même une source ? Selon Abhinavagupta et la Doctrine, cette source de la
raison, c’est la foi, ou plutôt la confiance (śraddhā). Il ne s’agit pas ici
véritablement d’une foi au sens chrétien, mais plutôt d’une confiance «
naturelle » en la cohérence du monde. Cette confiance rejoint le sens
commun (prasiddhi) dont parle Abhinavagupta à la fin du Tantrāloka, et qui
est, selon lui, le cœur des enseignements révélés, comme de toute
expérience.
C’est surtout cette confiance qui distingue la « saine réflexion » de la «
réflexion insalubre », cette dernière consistant à raisonner à perte de vue
selon le principe du « prouve ta preuve », si cher à celui qui ne cherche dans
la discussion qu’une victoire, et non la vérité. C’est pourquoi « Le
raisonnement indéfiniment poursuivi est destructeur, il convient de
l’abandonner (...) Cesse donc », dit une princesse instruisant son époux, «
de faire du raisonnement une fin en lui-même et vois comment la confiance
est récompensée dans l’expérience. »73 Les penseurs de la Reconnaissance
trouvent ici des accents stoïciens pour célébrer l’instinct de vérité présent en
tous les êtres, y compris les animaux.74 Sans cette confiance spontanée et
irréfléchie, aucun fonctionnement naturel, social ou individuel n’est
possible. Le doute pour le doute mène à la paralysie :
« Si le paysan ne faisait pas confiance à la terre, pourquoi se mettrait-il à
labourer ? Le sceptique n’agit plus, ni pour s’emparer d’une chose ni même
pour l’abandonner. Sans la confiance, le monde entier irait à sa perte. »75
Cette intuition du vrai, cette connivence des êtres avec l’ordre des choses
s’explique par la grâce. La grâce, c’est la liberté qui caractérise en propre la
conscience. Celle-ci se manifeste délibérément comme inconnue,
précisément pour goûter à l’étonnement de se reconnaître ensuite. Mais,
parce qu’en vérité elle ne s’ignore jamais complètement, la conscience
dispose toujours d’une sorte de pressentiment du vrai, qui doit lui servir de
viatique dans son cheminement.
Notons que la confiance dont il est question ici n’est pas une foi
exclusive en des Écritures. La Reconnaissance. constate certes la « discorde
des opinions et des croyances », et leur nature foncièrement subjective.76 La
doctrine à laquelle on se confie elle celle qui correspond à notre disposition
du moment. Dès lors, la Reconnaissance ne fait pas de cette confiance un
absolu. Elle est bien plutôt une condition nécessaire de toute réflexion, en
même temps qu’elle est provisoire. Car pour douter, il faut un minimum de
confiance. En effet, qu’est-ce que le doute ? Abhinavagupta le décrit
comme phénomène :
« Un état d’indécision ou de doute dépend d’une alternative : ‘Est-ce un
tronc d’arbre ou un tronc d’homme ?’ Même cette incertitude comporte un
élément de certitude. »
En effet, lorsque nous doutons, nous hésitons simplement entre deux
membres d’une alternative. Mais l’on ne doute pas qu’un seul des membres
de l’alternative soit vrai.77 Autrement dit, pour douter, il faut encore avoir
des certitudes. Inversement, pour arriver à la certitude inébranlable qu’est la
délivrance en cette vie même, il faut douter en exerçant sa raison. De sorte
que, finalement, il s’agit d’éviter les extrêmes de la foi aveugle et de la
vainc finesse.78
Cette opposition entre une raison visant le vrai et une raison utilisée
comme une arme pour vaincre à tout prix fait penser à l’opposition —
fondatrice de la philosophie occidentale — entre le sophiste et le
philosophe. Mais, alors que Platon fonde le bon usage de la raison sur un
monde d’essences immuables décrites à l’aide d’exemples mathématiques
et géométriques en particulier, la Reconnaissance se contente d’invoquer
des sortes de « semences de science », plutôt à la manière des Stoïciens,
sans vraiment préciser de quoi il s’agit.
L’éducation des représentations
Comment parvient-on à cette certitude inébranlable qui est délivrance du
samsāra ? Grâce à l’exercice de la réflexion. Loin de n’être que la
préfiguration d’une effective transformation de soi, le raisonnement est
conçu alors comme un exercice pratique, opérant une réelle conversion au
Soi comme Seigneur. Cela est dit explicitement par Utpaladeva et
Abhinavagupta : la Reconnaissance est une voie de délivrance spirituelle.
Et il ne s’agit pas d’une invention pure et simple de leur part, puisque ce
type d’exercice spirituel était déjà proposé dans un ancien tantra, à vrai dire
singulier, le Vijñānabhairava. La Déesse y demande à Śiva le moyen de
connaître sa forme suprême. Śiva répond que cette forme n’est connaissable
que par la forme suprême de la Déesse elle-même. Car la Déesse « Suprême
» n’est rien d’autre que la connaissance de Siva. De même qu’on connaît le
feu à travers ses attributs perceptibles, telles la luminosité et la chaleur, de
même Śiva peut être connu par ses Puissances. Concrètement, ce sont les
rituels et leurs symboles. Mais en définitive, ces innombrables savoirs
n’existent qu’en vue d’une connaissance absolue, affranchie du temps et de
l’espace, et décrite positivement comme une félicité que l’on expérimente à
l’intérieur de soi79.
La Déesse demande alors par quels moyens cette forme de connaissance
peut être vécue. Le Dieu répond en décrivant cent-douze expériences qui se
dévoilent chacune frayer un accès possible à l’Absolu, à travers n’importe
laquelle des facettes de la condition humaine. Un de ces « dispositifs » est
ainsi formulé :
« Quand on se renforce dans la (réalisation) suivante : ‘Je possède les
attributs de Śiva, je suis omniscient, tout-puissant et omni-pénétrant ; je suis
le Seigneur suprême et nul autre’, on devient Śiva. »80
En somme, si l’on possède les attributs de Siva, c’est qu’on est Siva.

En quoi consiste cet exercice ? En une éducation, peut-on dire, en une


démarche de « raffinement des représentations » (vikalpasaṁskāra). Dans
le cadre du rituel, ces représentations peuvent être empiriques ou
symboliques. L’adepte se représente alors des images de la juste manière de
voir les choses (« Tout est Śiva »). Ainsi, telle image ou statue de Bhairava
sera une représentation visuelle de cette vérité. Le rituel et son symbolisme
constituent une sorte de langage non-discursif, que les exégètes de la
Reconnaissance vont traduire dans leur langage de concepts.
Car ce langage discursif est tenu pour supérieur, en efficacité, au langage
symbolique. Les rituels, qu’ils soient extérieurs ou bien intériorisés dans le
souffle et l’imagination dans le cas du yoga, ne sont que des
conditionnements grossiers, destinés à préparer au conditionnement le plus
subtil et par conséquent le plus puissant, celui de la pensée. Il y a ainsi une
hiérarchie des conditionnements, depuis le rituel extérieur jusqu’à la
méditation philosophique, en passant par les pratiques prenant pour support
la respiration ou la sensation interne. En s’exerçant au raisonnement,
l’adepte purifie peu à peu ses représentations, jusqu’à parvenir à la
représentation la plus pure : « Je suis Siva ». Cette pensée est le Mantra
suprême, c’est-à-dire à la fois la formule la plus efficiente, et la divinité la
plus haute, celle qui libère l’âme immédiatement.
Ce lien entre le vocabulaire gnostique du rituel et celui de la philosophie
de la Reconnaissance et évoqué en ces termes par Jayaratha :
« Puisse t-il vaincre ! Ce Victorieux qui est la vitalité du Mantra suprême,
lui qui réduit en pièce les obstacles que sont les mauvaises représentations,
et qui conduit à l’état de maître de la multitude des bonnes représentations !
»
Cette stance faste introduit l’exposé de cette voie spirituelle par
Abhinavagupta, et son commentaire par Jayaratha. Cette voie, ou plutôt
cette méthode (upāya)81, est dite « relative à la Puissance » (śākia), car elle
correspond au plan intermédiaire entre la pure unité de Siva et la dualité de
l’individu. La Puissance dont il est question est principalement celle de la
pensée, qu’il va ici s’agir de conditionner dans un sens positif :
« Qui désire pénétrer dans le Seigneur suprême — cette nature propre
décrite dans le chapitre précédent — doit sans délai (añjasā) effectuer
l’éducation des représentations. »82
Selon le commentaire, cette «nature propre» n’a qu’une seule forme,
dépourvue de représentation discursive. « Éducation » ou conditionnement
(saṁskāra) signifie s’exercer à l’écoute des enseignements et les méditer
(śruticintādi), en vertu de quoi les attributs divins de la conscience
apparaîtront de plus en plus distinctement. Peu à peu adviendra alors cette
absorption en notre essence dépourvue de représentations qui est le bien
souverain. Cette progression est dite « rapide », en ce sens qu’on y élimine
directement les mauvaises représentations, c’est-à-dire celles qui
contredisent et font obstacle à la représentation « Je suis Siva ».
Autrement dit, il s’agit de remplacer les mauvaises habitudes par les
bonnes. Le mot rendu ici par « éducation » (samskāra) désigne également
l’acte de préparer une personne à un office (la vie adulte) ou encore
préparer une nourriture (pour une recette), mais il désigne aussi une
impression, une prédisposition. Les saṁskāras sont les prédispositions
latentes dans l’âme, qui orientent ses activités conscientes. C’est ainsi,
explique Kṣemarāja, que nous pouvons nous endormir et nous réveiller en
reprenant le cours de nos activités : grâce à ces impressions qui demeurent
durant l’inconscience et qui peuvent être réactivées au réveil83.
Bien sûr, on pourrait objecter que remplacer des habitudes par d’autres
laisse l’individu conditionné. En quoi est-ce une délivrance ? On connaît la
thèse des maîtres Bouddhistes Chan, selon laquelle des chaînes en or lient
autant que des chaînes en acier. On retrouve cette objection chez la plupart
des partisans d’une approche directe de l’Absolu. En Occident, on lit de
même des dénonciations des œuvres vertueuses chez les quiétistes ou dans
la mystique rhénane. La vertu est une entrave et une distraction, autant
(voire davantage84) que le vice.
Dans un système plus proche dans le temps et dans l’espace de nos
philosophes du Cachemire, écoutons ce que dit Longchenpa sur ce point :
« Le soleil de la Réalité ultime, la Conscience qui survient spontanément
(*svayambhūjñāna), est voilé autant par les nuages de la vertu — les actes
positifs — que par ceux du vice — les actes négatifs (...)»
Dans son autocommentaire, il s’explique ainsi : « Le grand maître Ha
Shang parla en des termes semblables, et bien que ceux dont l’entendement
était moins développé ne purent l’admettre alors, en réalité ce qu’il a dit est
vrai. »85 Ce « maître Ha Shang » est le représentant du Chan chinois et «
subitiste » qui aurait débattu, et perdu, avec le maître du « gradualisme »
orthodoxe Kamalaśīla dans le Tibet du VIIIème siècle86. Comme le dit
Longchenpa un peu plus loin, l’être ordinaire est incapable d’appréhender
l’absolu par ses seuls moyens, fussent-ils vertueux.
Abhinavagupta a déclaré la même chose dans le chapitre Il de la Lumière
des Tantras, dans son éloge de l’absence de méthode. Rien ne peut mener
vers la conscience, puisque au contraire, tout vient d’elle, tout repose en
elle. Ni l’activité rituelle, ni la connaissance intellectuelle ou yoguique ne
peuvent la révéler :
«Toute méthode (upāya) sans exception, qu’elle soit extérieure ou bien
même intérieure, dépend de la [conscience] : comment peut-elle servir de
méthode à son égard ? »87
Mais dans le chapitre IV, il nuance et enrichit ce point de vue. Il formule
d’abord l’objection selon laquelle la conscience, qui est au-delà des
représentations discursives, ne peut-être appréhendée par leur entremise.
Toute pratique est vaine, qui tente de « fabriquer » la conscience créatrice.
À quoi il répond : « La conscience qui est notre Soi est, de par sa nature
même, indépendante. Il ne peut rien lui être ôté ni ajouté : c’est ce qu’on a
déclaré précédemment. »
Précédemment, c’est-à-dire dans le chapitre II portant sur l’absence de
méthode. Il prend donc acte de cela, puis il continue :
« Mais, en vertu de sa liberté immaculée qui consiste à pouvoir faire
l’impossible, le Seigneur suprême est expert au jeu de cacher son Soi88.
Bien que sa forme propre ne soit point voilée, le propre Soi du Seigneur est
caché : voilà précisément Māyā, puisque c’est de là que procède la
différenciation propre aux activités qui constituent l’univers. Cette
manifestation elle-même, qui est celle du grand Seigneur, est ce qu’on
appelle ‘dualité’. Par son anéantissement, il y a ce qu’on nomme
‘représentation intégrale’. »
Cette représentation intégrale s’exprime dans la formule « Je suis Śiva,
omniscient, omnipotent et omniprésent ». Elle est « intégrale », c’est-à-dire
non discursive, en ce sens qu’elle ne se pose pas par élimination d’un
opposé réel. Car bien évidemment, à première vue cette représentation est «
anéantissement » de son contraire, de la dualité. Mais il s’agit bien
davantage d’une réconciliation de la dualité et de l’unité, au sein d’une «
suprême non dualité » (paramādvaita)89.
Autrement dit, la conscience est bel et bien au-delà de toute
représentation. Mais elle les infuse également, puisqu’elle est ce qui leur
donne jour instant après instant, puisqu’elle est cette Lumière sans laquelle
on ne pourrait rien se représenter, et pas même ce « rien »90.
La connaissance intellectuelle débouche donc sur une certitude qui
dépasse toute expression discursive, qui est la « Vraie Science », et une
Puissance de Siva. La vraie connaissance n’est autre que la connaissance de
soi, c’est-à-dire de Siva. Et une telle connaissance est elle-même la
connaissance parfaite, indifférente de Siva, tout comme la lumière n’est pas
réellement séparable du feu.
Dans l’Essence des Tantras, Abhinavagupta expose en simple prose ce
qu’il entend par cette « méthode relative à la Puissance ». Elle consiste en
un processus de raffinement des représentations qui débouche sur la
reconnaissance de soi comme étant Siva. Dans cette réalisation, qui est
graduelle, on s’appuie sur trois éléments : la droite raison, la vraie
révélation et le vrai maître. Ces éléments s’articulent ainsi : (1) Le maître
expose les Écritures ; (2) Les Écritures engendrent en l’âme des
représentations pures qui apaisent les craintes du disciple. (3) Et enfin, la
droite raison démontre la validité des représentations vraies et en fait une
certitude rationnelle, inébranlable. Ce processus élimine peu à peu les idées
fausses, laissant la place à l’évidence de la conscience, qui est alors
reconnue pour ce qu’elle a toujours été.
Les autres membres du yoga et les pratiques rituelles sont des moyens
indirects. Seule la droite raison est un moyen efficient en lui-même. Car, dit
Abhinavagupta, elle seule est la Pure Science. La représentation « Je suis la
conscience en laquelle tout apparaît » est le mantra, la formule qui délivre.
Inversement, tout mantra rituel n’est efficace que si l’adepte a conscience
de la vérité qu’il symbolise91.
Ceci dit, cette intellectualisation des rituels n’exclut pas totalement
l’efficience propre au rituel. Ailleurs dans la Lumière, Abhinavagupta
admet que la pratique de l’adoration rituelle et l’initiation qui la précède
sont efficaces en elles-mêmes. Toutefois, cette efficacité est toujours
indirecte — elle prépare la réflexion en purifiant l’intellect — ou différée
— l’adepte ne connaîtra la délivrance qu’à la mort du corps.

Rapport entre la connaissance intellectuelle et la connaissance «


spirituelle »
En effet, au début de la Lumière, Abhinavagupta explicite le rapport entre
la connaissance conférée par l’initiation et celle qui est engendrée par la
réflexion à partir des textes. L’initiation élimine l’ignorance « spirituelle »,
c’est-à-dire les traces, les impressions laissées par les actes passés, qui
entravent l’âme et l’empêchent de recouvrer sa perfection innée. Mais
l’initiation n’élimine pas pour autant les doutes conscients et les
inhibitions92 ; elle élimine, en partie seulement, les prédispositions
inconscientes (samskāra). Seule la réflexion sur les enseignements des
maîtres et des Écritures peut procurer ce genre de connaissance, dite «
connaissance intellectuelle ». Ces deux types de connaissance, consciente et
inconsciente, se renforcent mutuellement, puisque les doutes conscients,
formulés dans des représentations, sont déterminés par des prédispositions
formées par les représentations passées, et qu’elles vont-elles mêmes laisser
des impressions conformes à leur nature. En somme, il s’agit de remplacer
un cercle vicieux par un cercle vertueux.
Nous avons là un mécanisme spirituel circulaire à deux temps, hérité de
l’idéalisme bouddhique, selon lequel les représentations laissent des
inscriptions inconscientes qui mûriront tôt ou tard en de nouvelles
représentations conscientes. On peut donc agir sur ces deux plans — les
représentations conscientes et présentes ou bien les traces inconscientes des
représentations passées — l’idéal étant de conjuguer les deux, par
l’initiation et la connaissance des textes.
Si on ne reçoit que l’initiation, on est délivré seulement après la mort. Le
corps est, en effet, la forme visible des impressions laissées par les actes
passés, que le maître initiateur93 a conservé intactes, pour que le disciple
puisse continuer de vivre. Si l’intégralité des impressions était consumée, le
disciple serait immédiatement « délivré », c’est-à-dire qu’il mourrait sur-le-
champ.
Mais si l’on reçoit l’initiation, et qu’en plus de cela on étudie les textes,
on élimine alors aussi les fausses représentations en forme de doutes et de
craintes, et on est délivré tout en conservant la vie. Ajoutons cependant que
le rituel d’initiation est lui-même une forme d’exercice du jugement. C’est
une forme de discours, mais exprimé dans des actions symboliques. Dans
tous les cas, c’est donc la connaissance qui est décisive94.
Car la connaissance est, en définitive, toujours une forme de
connaissance de soi, c’est-à-dire du Soi. Elle est la Śakti de Śiva ou la
manière dont l’Absolu se connaît lui-même. Cette connaissance peut-être
plus ou moins complète. Complète, elle est alors la Pure Science, qui se
manifeste dans l’intellect humain par le désir de réfléchir et d’interroger les
préjugés. C’est elle qui détruit la véritable « impureté », car « L’impureté
nommée ‘suprême’ n’est rien d’autre que l’idée95 que ces [phénomènes96]
sont autres que Śiva97, alors même qu’il les constitue. La‘pureté’ est la
destruction de cette idée. »98 D’un point de vue religieux, le raisonnement
se voit donc assigner un office décisive. La Pure Science consiste à voir les
choses telles qu’elles sont99, c’est-à-dire ni pures ni impures, par opposition
à la connaissance limitée, en forme de peur, qui est une manifestation de la
Puissance d’illusion (Māyā).
Cependant, ces deux Puissances — de Science et d’Illusion — sont deux
visages d’une seule et même Puissance, celle de liberté (svātantrya).
Simplement, la Puissance de Science permet le retour de l’état d’âme
asservie à celle de délivrée, car « la Puissance du Seigneur suprême met en
lumière sa souveraineté, comme on l’a expliqué au moyen des arguments
précédents. C’est elle, la Puissance de Science, grâce à qui quelques-uns,
ayant admis ces arguments et encouragés en leur cœur, atteignent
l’accomplissement. »100 Siva s’asservit lui-même par sa Puissance
d’Illusion, en forme d’inhibitions multiples. Et il se libère lui-même par sa
Puissance de Science, en forme de « saine réflexion ».

Réponse à l’objection selon laquelle la « réflexion » ne consiste


pas nécessairement en une investigation philosophique
Cependant, les termes vicāra et carcana ne désignent pas toujours une
réflexion abstraite et « libre ». Il peut s’agir d’une méditation sur des
éléments «révélés ». Ainsi, dans le chapitre VI du Tantrāloka, ces termes
sont utilisés pour désigner une pratique yoguique qui consiste à « discerner
» des cycles temporels de plus en plus longs dans des cycles respiratoires de
plus en plus courts101. Mais ces pratiques relèvent de la « méthode relative
à l’individu » (āṇavopāya), la méthode inférieure des adeptes débutants. En
effet, alors que la méthode relative à la Puissance est une « éducation des
représentations » au moyen de réflexions relativement abstraites, celle dite
« individuelle » recourt à des visualisations, et à des perceptions empiriques
(objets rituels, images divines).
Dans les descriptions de la méthode relative à la Puissance dans les
extraits précédemment cités, vicāra et tarka désignent donc bien une
réflexion au sens philosophique du terme.

La délivrance est à la fois avec et sans représentations


En définitive, le chemin à la fois philosophique et spirituel proposé par la
Reconnaissance consiste à s’examiner soi-même de manière réfléchie. Cette
réflexion et cet exercice d’une raison fondée sur un pressentiment du vrai
débouchent sur une certitude intellectuelle qui constitue la délivrance.
Autrement dit, la servitude consiste en préjugés (le « je dois » de la
Doctrine secrète), sources de craintes. Ce sont des idées ou des
représentations fausses, qui persistent et s’enracinent par défaut de
réflexion. Elles font se contracter la conscience, comme la froidure fige
l’eau en glace. Mais tout cela se fonde sur une idée, l’idée qu’on est
imparfait102.
La pratique du raisonnement va donc réfuter ces représentations au
moyen de représentations de plus en plus vraies. La certitude finale est une
conscience au-delà de tout discours certes, mais cela n’exclut pas qu’elle
s’exprime sous une forme discursive :
« Celui qui sait que ‘Toute cette manifestation est mienne’ — qui
comprend que l’univers entier est lui-même — est souverain, alors même
qu’il y a des représentations discursives. »103
Non seulement on réalise l’Absolu au moyen de la pensée, mais encore la
perfection du cheminement elle-même se formule en représentations
discursives, telle que celle ici donnée en exemple. La pensée est un moyen
de délivrance possible, et la délivrance elle-même est une pensée104.
En sorte que la délivrance « dès cette vie » proposée par le système
comporte à la fois des pensées, et une conscience immédiate, au-delà de
toute pensée articulée. Le premier aspect est une expression légitime de
l’Absolu ; le second est l’Absolu même, sans contradiction réelle entre les
deux. On passe du verbal au mystique, du concept au percept presque
insensiblement et sans rupture dramatique. Par la réflexion, l’adepte
comprend les preuves (pramāṇa) et atteint la compréhension valide
(pramiti). Et cette réalisation est une pensée discursive, car « même à l’aide
de preuves externes105, l’adepte est capable d’indiquer l’essence suprême.
»106

Comme on voit, cette approche met l’accent sur les continuités entre des
termes qui, ailleurs, paraissent devoir s’opposer. Abhinavagupta préfère
nuancer plutôt que de trancher en excluant. Cette attitude reflète un
véritable choix métaphysique : celui de voir dans la vie, dans le mouvement
et dans l’agitation la plus superficielle une propriété essentielle de la
conscience, autrement dit du Réel. Ce qui rend son discours à la fois
complexe et passionnant.

Une spéculation « ouverte »


Nous voudrions conclure ce bref examen du rôle du raisonnement dans la
Recnnnaissance en lisant quelques vers composés par Abhinavagupta, et
qui récapitulent son œuvre d’exégèse des āgamas à la lumière de cette
nouvelle philosophie :
« Ce qui arrive si l’on s’en remet à (ālambya) cette conscience,
demandez-le à votre conscience ! Elle ne se réduit absolument pas à tout ce
que [j’en ai dit] ; je n’ai montré qu’une fraction du chemin. Qui, en vérité,
peut dire que la conscience — la [Déesse] Bhairavī — ‘se limite à cela’ ? Je
l’ai rendu évidente dans la mesure où j’ai été rendu plus compétent par la
grâce que j’ai reçue. D’autres sujets connaissants que moi, aujourd’hui ou
en un autre temps, raisonnent, ont raisonné ou raisonneront d’une manière
plus subtile encore. Dans le glorieux traité Pūrva107, [Śiva] a démontré que,
de toutes les parties lumineuses du yoga, le [raisonnement] est le soleil,
grâce auquel on est délivré et on délivre [autrui]. Voilà ce que les sages qui
aspirent à [l’accomplissement] suprême doivent absolument (sarvathā)
comprendre et méditer, délaissant un moment la jalousie qui vient si
aisément aux mortels. Immédiatement après avoir [ainsi] examiné [les
choses au moyen du raisonnement], on reposera dans le Soi. Cela suffira à
pacifier automatiquement et sans exception les lambeaux des nuages [qui
voilent] le soleil de la conscience. »108
III. Le contexte polémique : Le Nyāya,
Bhartrhari et Dharmakīrti

Avant d’aborder la lecture du texte lui-même, il convient enfin d’en


présenter les principaux protagonistes.
C’est que, si le poème est bien l’œuvre d’un seul homme — Utpaladeva
—, son discours s’organise à la manière d’un dialogue. Dialogue entre lui-
même et son auditeur, faisant comme un écho du dialogue mythique entre
Śiva et la Déesse.
Cet auditeur peut-être n’importe quel homme. Utpaladeva le dit
explicitement : il s’adresse à tous, sans distinction de religion, de caste ou
de sexe. C’est, selon nous, un élément important en faveur de la thèse selon
laquelle le Poème de la reconnaissance du Seigneur est une véritable œuvre
philosophique, et non simplement un pamphlet sectaire. S’adressant à tous,
il s’adresse à l’entendement, au sens commun. Là où citer l’autorité d’un
texte révélé suffirait à emporter l’adhésion d’un initié, l’argumentation
philosophique cherche à convaincre, par des arguments rationnels, en
invoquant des faits ou des propositions admises communément.
Cependant, il s’agit là surtout d’un idéal.
Car, de fait, Utpaladeva s’exprime dans une langue — le sanskrit — qui
suppose une éducation privilégiée, accessible à une minorité d’hommes,
brahmanes principalement. Les femmes et les enfants, par exemple, sont
placés par Abhinavagupta109au même rang que les vieillards séniles et les
débiles.
Par ailleurs, l’interlocuteur est perçu comme une victime, un malade en
proie à des forces maléfiques, « maudit par le destin »110. Les Bouddhistes
en particulier sont considérés comme des sortes d’hérétiques qui plagient
les écritures śivaïtes. Ce qui, de fait, n’est pas entièrement inexact. De toute
manière, les Bouddhistes considèrent également Bhairava, la forme de Śiva
qui révèle les Écritures « de gauche », comme un ancien adepte du
bouddhisme tantrique ayant mal tourné111. Quand on lit les hagiographies
des saints du Bouddhisme tantrique, il apparaît évident que les rapports
entre les sectes étaient pour le moins tendus. Même les joutes
philosophiques, arbitrées généralement par un roi, semblent devoir finir
inévitablement dans un pugilat magique, les vaincus refusant d’entendre
raison.
De même, toutes les réactions possibles face à l’argumentaire de la
Reconnaissance sont d’avance interprétées comme autant de manifestations
de la liberté du Seigneur. À la limite, même si d’aventure l’interlocuteur
parvenait à réfuter la thèse de la Reconnaissance, Utpaladeva pourrait
toujours y voir une manifestation sublime de la facétieuse indépendance de
ce Seigneur qui se divertit dans les rôles qu’il assume librement. La pensée
de la Reconnaissance partage ainsi une structure analogue à celle de la
psychanalyse. Pour elle, critiquer l’hypothèse de l’inconscient revient
précisément à manifester un symptôme de refoulement, de même que
mettre en doute l’existence du Démon revient fournir une nouvelle preuve
de son influence diabolique.
Enfin, même si Utpaladeva s’efforce d’invoquer seulement des
expériences communes afin d’emporter l’adhésion, force est de constater
que ces « expériences communes » nous paraissent — à nous lecteurs du
XXIème siècle — assez extraordinaires. Ainsi, afin d’éclaircir la manière
dont le Seigneur produit les choses et les êtres sans autre matériau ni
instrument que son bon désir, Utpaladeva d’alléguer le cas du yogin. Ce
yogin est ici un adepte accompli des pratiques tantriques, sivaïtes,
bouddhistes ou autres, doté des « accomplissements », c’est-à-dire de
pouvoirs magiques. Il est réputé capable de faire apparaître des éléphants,
des chars, etc. « réels », c’est-à-dire utilisables. Or, ce genre de miracle était
certainement admis par la majorité des gens de l’époque. On voit par là les
limites des « expériences communes ».

En définitive, Utpaladeva s’exprime bien dans une communauté qu’il


souhaite la plus large possible. Mais cet universalisme se limite dans les
faits à une communauté d’hommes indiens, plutôt brahmanes, croyant aux
pouvoirs magiques. Pas n’importe quels hommes, donc. De sorte que son
discours est philosophique seulement relativement, et non pas absolument.
Mais existe t-il un discours absolument universel, totalement affranchi du
contexte particulier dans lequel il s’est élaboré ?
Dès lors, la question se pose de savoir dans quelle mesure cette pensée
nous concerne en tant qu’humains en quête de sens. Au-delà du simple
intérêt anecdotique, historique etc., cette pensée est-elle encore d’actualité ?
Pour mieux comprendre le sens de cette question, voyons qui sont les
principaux interlocuteurs des philosophes de la Reconnaissance.
Nous disions, en effet, qu’Utpaladeva cherche à s’adresser au plus grand
nombre, désireux qu’il est de faire connaître sa doctrine hors des cercles
d’initiés dont il est. Pour ce faire, il recourt à plusieurs cadres conceptuels
préexistants : la gnose du Siddhānta et du Trika, que nous avons brièvement
exposée ; les catégories logiques discutées par l’école brahmanique du
Nyāya ; le réductionnisme du bouddhiste Dharmakīrti ; et, enfin, la
philosophie du langage élaborée par l’énigmatique Bhartrhari.

A. Le réalisme du Nyāya et le « réalisme » d’Utpaladeva


Le cadre général dans lequel se déroule le « débat » mis en scène dans les
Stances est celui des seize catégories énoncées dans les œuvres de l’école
Nyāya. Ce terme signifie à la fois « logique » et « règle », au sens de
procédure de la pensée.
Conçue d’abord dans un cadre sectaire, probablement śivaïte, cette
pensée s’est peu à peu imposée comme une sorte de procédure commune
devant être adoptée par tous les penseurs. Parmi ces catégories, retenons
celle de l’inférence. L’inférence « pour autrui » (parārthānumāna) consiste
en un argument prenant à peu près la forme d’un syllogisme. Mais, à la
différence du schéma proposé par Aristote, l’inférence Nyāya comporte
cinq membres. Selon l’exemple classique, il y a du feu sur la colline parce
qu’il y a de la fumée. On rattache ainsi un élément immédiatement perçu (la
fumée) à une perception remémorée (le feu)112.
Retenons surtout que, dans ce type de raisonnement, le rôle dévolu à la
mémoire est proprement fondamental. Toute inférence suppose, en effet, un
acte de remémoration. Mais plus encore que le Nyâya, la Reconnaissance,
comme son nom même le suggère, voit dans toute expérience, y compris la
perception la plus immédiate, une forme de remémoration. Ou plus
exactement, de reconnaissance de soi. Puisque tout est Siva, toute
expérience est une forme de re-connaissance de Śiva, une forme de
ressaisissement de soi.
En plus de servir de cadre formel à la pensée de la Reconnaissance, le
Nyāya en est également une sorte d’allié. Mais ce rapport est complexe et
ambigu, car le Nyāya, à côté de sa réflexion sur les formes de la pensée,
propose une forme extrême de philosophie réaliste. Ce qui signifie que pour
le Nyāya, les idées générales (sāmānya) — l’idée d’homme, par exemple —
constituent une réalité indépendante de l’esprit qui les conçoit. Les idées
générales, les abstractions, sont donc des substances réelles, existantes par
elles-mêmes. Et une idée générale est parfois aussi une substance éternelle.
De la même manière le Temps, par exemple, n’est pas une simple notion
construite sur la base des changements que nous percevons. C’est une entité
réelle, indépendante et universelle. Même si rien ne changeait, cette
substance qu’est le Temps continuerait d’exister.
Ainsi, non seulement les choses que nous percevons sont-elles bien
réelles, mais encore même les relations entre ces choses le sont. Lorsqu’on
dit que « Paul fait cuire des riz », cette proposition désigne une action, dit-
on. Mais, à première vue, cette action de « faire cuire » ou de cuisiner
n’existe pas en dehors et comme au-dessus de la succession des moments
qui la constituent. Pour le réaliste Nyāya, au contraire, l’action est bel et
bien une substance indépendante et éternelle, un peu à l’image les essences
platoniciennes113. Les idées abstraites des choses seraient, en vérité, des
substances immuables, en forme de catégories a priori appliquées aux
perceptions, et non pas construites à partir d’elles. Le Temps n’est pas
qu’un mot, une commodité de langage qui se réduirait en réalité à une
succession d’instantanés, mais une entité métaphysique.
Bref, dans ce système, tout est réel.
Même le phénomène de l’illusion est ici analysé comme la perception
d’une chose autrement qu’elle n’est, et non pas comme la perception d’une
chose là où il n’y a rien, à la manière du Vedānta de Śaṅkara114. En somme,
le faux-semblant consiste à prendre une corde pour un serpent, mais la
corde est bien réel. Ou bien, une perception erronée consiste en une
connaissance incomplète, sur le modèle de l’éléphant dans le noir. Chacun
touche une partie d’un éléphant qui est bien là. L’erreur consiste seulement
à prendre cette perception partielle pour le tout, pour l’éléphant lui-
même115.
Cette théorie de l’erreur est importante pour la Reconnaissance. Car Śiva,
le Seigneur qu’on reconnaît enfin, est Existence. Et sa non reconnaissance
par l’être ordinaire n’est pas une ignorance pure et simple, mais plutôt une
connaissance incomplète. Lorsque j’affirme que « je suis mon corps », cela
n’est pas totalement faux pour Utpaladeva. Mais c’est insuffisant. La vérité,
selon lui, c’est le jugement intégral qui consiste à reconnaître que « je suis
tout ce qui est perçu ».
Mais ce réalisme n’est pas non plus sans difficultés pour Utpaladeva. Car
les choses perçues et les idées pensées — c’est-à-dire le monde — sont
multiples. Or, il affirme d’un autre côté que tout cela est l’unique Siva, la
conscience indivise. Comment donc réconcilier les faits (la multiplicité) et
le droit (l’unité) si l’on considère que cette multiplicité est parfaitement
réelle ? A priori, en effet, la seule solution consiste à dire, comme le fait
Śaṅkara, que seule la conscience une est réelle, le monde n’étant qu’un
faux-semblant confus et évanescent. Et pourtant, Utpaladeva affirme que le
monde des phénomènes est réel (satyarūpa). Comment comprendre cela ?
Pour bien comprendre la position d’Utpaladeva sur cette question, il faut
garder à l’esprit que l’adjectif réel se prend en plusieurs sens116.
Dire que la manifestation est réelle, ce n’est pas dire que les choses sont
vraiment telles qu’on les interprète naïvement. Si tel était le cas, si
Utpaladeva n’était qu’un philosophe du sens commun, il devrait alors
admettre également que la reconnaissance de soi comme étant le Seigneur
est un délire sacrilège.
En fait, la Reconnaissance admet que le monde n’est pas réel, au sens où
sa matérialité, son opacité et sa lourdeur ne sont effectivement que des
illusions. C’est du moins ce qu’affirme avec force l’interprétation que
donne Abhinavagupta de l’analogie du miroir : De même que les reflets
apparaissant dans l’orbe ne sont en rien doués de solidité, de la même façon
la résistance que nous percevons dans les apparences n’est que le produit de
notre imagination117. On pourra objecter que cette comparaison des
phénomènes avec des reflets ne se trouve pas chez Utpaladeva lui-même.
Cependant, il nous paraît que cette comparaison ne fait qu’expliciter ce
qu’il dit. Utpaladeva décrit en effet les choses comme de « pures
apparences », de simples manifestations de la liberté divine. L’existence des
atomes — donc de la matière — est réfutée définitivement dans le chapitre
V de la seconde partie. Plutôt qu’un réaliste au sens d’un matérialiste,
Utpaladeva est donc plutôt un idéaliste : les choses n’existent pas en dehors
de la perception que nous en avons.
Mais par ailleurs, Utpaladeva affirme clairement qu’il accepte les
catégories du Nyāya. Il consacre même une partie considérable de son
poème à défendre le réalisme des universaux (ou idées générales) contre le
nominalisme bouddhiste.
Cependant ici encore, cette affirmation doit être replacée dans son
contexte. Utpaladeva cherche alors à montrer que le monde fonctionne. En
particulier, que les catégories mentales qui nous servent dans nos
transactions quotidiennes « fonctionnent ». Or, l’efficacité ou efficience
causale est le critère retenu par les bouddhistes pour juger de la réalité
d’une entité. Selon eux, les choses perçues sont « réelles » dans la mesure
où elles produisent des effets persistants et utilisables. Alors que les idées
ou traits généraux ne sont pas réels car dénués d’une semblable efficience.
L’idée d’eau est incapable d’étancher la soif. Les idées générales sont bien
plutôt des méprises118.
Face à cela, Utpaladeva rétorque que les idées aussi sont des outils
indispensables au bon fonctionnement de nos activités. Par conséquent, les
idées et les jugements, y compris l’identité personnelle, ne sont pas de pures
méprises, si l’on en croit le critère admis par les bouddhistes eux-mêmes.
Donc le monde est « réel » au sens où il a une certaine cohérence
rationnelle. Or, ceci suppose qu’il doit avoir une raison d’être, une
explication, une condition de possibilité. Et la seule explication, dit
Utpaladeva, c’est que tout, absolument tout, est une manifestation de la
conscience. Une idée, un jugement, sont des actes d’unification
d’apparences. Dire, par exemple, « la main bouge », c’est unifier une série
d’apparences d’une main qui est d’abord en bas, puis plus haut, etc. Mais la
condition de possibilité de tous ces actes de synthèse, c’est que tout cela «
repose » en une seule et même conscience, capable de les manifester, les
dissocier et les réunir à sa guise.
En somme, le « monde » est bel est bien un produit de l’imagination,
comme le soutient l’idéalisme bouddhique, mais cette imagination n’est pas
seulement celle d’une multiplicité d’imaginations individuelles aliénées.
C’est, ultimement, la libre production d’une imagination universelle, celle
de la conscience qu’on désigne par ces mots : « le Seigneur, Siva ».
Cependant, cela ne résout pas la contradiction. En effet, pourquoi
Utpaladeva affirme t-il que les idées et les choses multiples sont réelles si
par ailleurs il prétend que tout n’est qu’une seule et même réalité, la
conscience ? Pourquoi un tel réalisme du multiple, si seul l’Un s’avère
finalement réel ?
Ici encore, c’est l’interprétation d’Abhinavagupta qui fournit la réponse.
Les idées générales ne sont réelles, dit-il, qu’au plan de la Māyā119. C’est-à-
dire que la séparation et le multiple ne sont pas réellement possibles. En ce
sens, il s’agit bien d’une illusion. Mais cette illusion est bien réelle au sens
où elle est librement engendrée par la conscience dont la liberté consiste
précisément à pouvoir faire l’impossible.
En un sens donc, le monde est bien irrationnel et irréel ; mais cette
incohérence est ici interprétée positivement : elle est le symptôme de
l’émerveillement qui caractérise cette production120. Elle confirme, en
l’éprouvant, cette liberté. La conscience n’est pas seulement indépendante
des phénomènes ou libre en dépit d’eux : bien plutôt, les phénomènes sont
la liberté de la conscience. La Māyā — l’Illusion — n’est pas le signe d’une
insuffisance métaphysique. Ou plutôt, cette insuffisance (la souillure
fondamentale, dans la terminologie de la gnose śivaïte) s’avère être une
surabondance, un débordement, une ébullition de la conscience.
L’exubérance ou l’excès, voire le déséquilibre, ne sont pas seulement des
défauts, mais sont transfigurés par une conversion du regard, au sein d’une
perspective intégrale qui réconcilie aliénation et liberté, unité et séparation.
Sous un angle différent, Abhinavagupta fait remarquer qu’il serait
impossible de démontrer l’unité de la conscience sans s’appuyer d’abord
sur la dualité. Celle du langage, celle de la pensée discursive et des idées
générales. On peut ainsi lire dans les Cinquante stances sur l’Ultime : « Tel
est Bhairava, qui est fait à la fois de connaissance et d’ignorance, car la
doctrine de Bhairava est faite aussi de la doctrine adverse. »121
Bien que ces catégories ne soient pas utilisées par la Reconnaissance, on
pourrait penser ici à la théorie « des deux vérités » élaborée par le
bouddhisme mādhyamika : vérité conventionnelle ou relative, et vérité
ultime ou absolue. Tout ce qui suppose la dualité du sujet et de l’objet, donc
toute pensée, relève du domaine de la vérité relative. Mais, sans discours,
sans raisonnement, impossible d’établir la vérité absolue qui transcende la
pensée. Comme dit Abhinavagupta, la conscience manifeste la séparation
car, sans séparation, point de réunification. La Reconnaissance use donc de
la logique comme d’un outil provisoire.
Autrement dit, le « monde réel » et cohérent représenté par le réalisme
Nyāya n’est qu’un moment vers une autre réalité, plus riche, parce qu’elle
intègre en son sein à la fois l’unité simple de la conscience et la multiplicité
phénoménale.
Toutefois, et plus profondément peut-être, l’attachement au réalisme dont
témoigne Utpaladeva à l’encontre de certains courants de pensée
brahmanistes et bouddhistes s’explique par un choix éthique, un choix de
vie. La Reconnuissance, comme toute philosophie, est basée sur une
expérience. Chez Utpaladeva et ses continuateurs, cette expérience est
foncièrement positive. Ce qui se traduit par une sotériologie optimiste et
une métaphysique « du plein ». En effet, de même qu’on se méfie de l’idée
que tout n’est qu’illusion, dans ce système on se garde des états de vide et
d’absence de conscience122. La conscience est, en effet, une présence
absolue : sans elle, on ne pourrait même pas parler « d’absence »123. La
seule absence possible est celle d’un objet, empirique ou mental. Par
conséquent, l’état de vide est encore un objet, qui va et vient et dont on se
souvient. Alors que la conscience est un présent éternel, présent « une fois
pour toutes ».
Par ailleurs, le projet éthique de la Reconnaissance est de réintégrer la
manifestation dans sa source, la conscience, pour ensuite la laisser émerger
à nouveau, mais transformée. Contrairement à l’Advaitavedānta de Śankara,
la Māyā n’est pas seulement ignorance, mais encore et surtout liberté. La
reconnaissance de soi comme étant le Seigneur ne conduit dès lors pas à la
disparition de la Māyā et donc du monde phénoménal, mais plutôt à sa
transfiguration. Le monde, et le corps, dont il n’est qu’une expansion, sont
comme transmutés par la pierre philosophale de la reconnaissance de soi.
Cette conversion du regard, vers ce qui a toujours été là, entraîne, en
effet, une rupture dans le mode de production des phénomènes : La
conscience s’aliène dans ses œuvres si elle les méprend pour une réalité
étrangère à elle-même ; mais si elle y reconnaît sa propre liberté, alors les
phénomènes deviennent des aides et des occasions de libération. La
manifestation est alors « réelle » : elle est jugée pour ce qu’elle est
vraiment, intégralement. C’est tout le sens du basculement abrupt recherché
par le discours de la Reconnaissance. De même qu’une image est
interprétée soit comme une belle femme, soit comme une sorcière
maléfique, de la même manière la manifestation est samsāra ou nirvāṇa,
selon le point de vue qu’on adopte. Et ce point de vue est librement assumé
par le Seigneur. Mais tous ces modes de production, aliénants ou
libérateurs, sont embrassés en un seul et même acte, qui est la conscience.
Nous sommes libres, mais nous sommes convaincus du contraire. Pour
anéantir cette conviction, tous les moyens sont bons, y compris la logique.

Pour récapituler, on peut donc dire que le monde est réel, qu’il a une
valeur :
- Parce qu’il fonctionne de manière relativement cohérente ;
- Parce qu’il est une manifestation de la liberté de la conscience, et pas
seulement d’une méprise ;
- Parce que la conscience ne peut se reconnaître sans l’avoir d’abord
manifesté ;
- Parce qu’il ne disparaît pas quand on le voit dans sa vérité.

Mais il n’est pas réel si l’on entend par là qu’il serait réellement
indépendant de la conscience et fait de matière solide.

B. Le défi bouddhiste
À l’opposé du réalisme extrême du Nyāya, l’école bouddhiste fondée par
Dharmakīrti est un nominalisme.
Ce courant, également dit « logicien » parce que lui aussi s’intéresse à ce
qui fait la validité de nos connaissances, est fondé sur une ontologie partant
d’un axiome en apparence fort simple : exister, c’est produire un effet.
Autrement dit, être réel, c’est être doué d’efficience causale. Une chose est
une cause, comme dira Spinoza. Inversement, ce qui ne produit aucun effet
n’est rien. N’étant pas une cause, cela n’est pas une chose, une entité.
Cette efficience se prend en plusieurs sens. Un char est réel s’il remplit sa
fonction — transporter des personnes, attaquer l’ennemi, etc. Ou encore,
l’eau que l’on aperçoit est réelle, si et seulement si, elle peut étancher notre
soif.
De façon plus radicale encore, selon Dharmakīrti, une chose se réduit à la
somme des perceptions qu’on en a ou peut en avoir. Ainsi, une pomme
rouge, si on lui retire l’une après l’autre ses caractéristiques telles que sa
couleur, sa forme, son poids, sa saveur, etc., n’est plus qu’un mot.
Car les mots, pris en eux-mêmes, ne sont que cela, des étiquettes vides.
Ils ne sont que des outils communs pour interagir, mais ils ne désignent rien
d’autre que des agrégats évanescents. Et, à strictement parler, les mots ne
désignent même pas cela. Bien plutôt, les mots ne renvoient jamais à un
objet réel. Ils renvoient à d’autres mots, qui renvoient eux-mêmes à d’autres
mots, et ainsi de suite, à l’infini. Comme un dictionnaire ou une
encyclopédie, le langage fonctionne en circuit fermé, sans aucun ancrage
dans les choses. Non seulement les relations entre les mots et les choses
sont arbitraires, mais plus encore, il n’y a aucune relation entre eux. La
réalité est, pour le langage, un horizon jamais atteint. Le mot « pomme »
n’acquiert pas son sens en désignant une entité extralinguistique, mais
simplement en excluant (apoha) tous les autres sens possibles, comme un
sculpteur enlève de la matière pour faire apparaître la forme qu’il visualise.
Les mots fonctionnent comme une construction dont les éléments se
soutiennent mutuellement, sans qu’aucun ne joue de rôle fondateur. Il n’y a
pas, absolument parlant d’idées ou de mots plus simples, moins composés,
que les autres. En Occident, Jacques Derrida a nommé ce phénomène la
différance. En cherchant le sens d’un mot, on ne peut que renvoyer à
d’autres mots.
Mais pour Dharmakīrti, la connaissance de ce fait à une valeur salvatrice.
En effet, la prolifération des mots, des pensées, est la prison du saṁsāra.
De plus, l’entité « pomme » n’est, dit Dharmakīrti après bien d’autres
bouddhistes, qu’une construction mentale. En réalité, rien ne dure plus d’un
instant. Cette affirmation qui, au premier abord, peut paraître invérifiable,
est en fait une conséquence logique de celle qui identifie réalité et efficience
causale. Exister, c’est causer. Or, pour causer ou produire quelqu’effet, il
faut changer. Il en va comme des deux plateaux d’une balance : l’élévation
d’un des plateaux est, purement et simplement, abaissement de l’autre. La
cause passe tout entière, s’épuise entièrement, dans son effet. Pour
reprendre une image commode bien qu’inexacte, la graine périt entièrement
à mesure qu’elle produit la pousse de l’arbre. Donc exister, c’est toujours
cesser d’être, c’est être impermanent. L’existence est, en somme, un pur
devenir, un flux sans point d’appui ou une perpétuelle fuite en avant.
Par conséquent, notre « pomme » n’est en réalité qu’une série d’instants.
L’identité désignée par le mot singulier « pomme » n’a aucune contrepartie
réelle, pas plus qu’un « film » n’est une chose en plus de la série des images
instantanées qui le constituent. La preuve en est que, si on abstrait les
éléments — les instants ou les images — de cette série, la pomme ou le film
disparaissent avec eux.
Et surtout, cela signifie que la « pomme », et tout le reste, ne sont que des
mots creux. Plus encore, ce sont des représentations qui ne portent sur rien
de réel, ce sont donc des erreurs. Dharmakīrti rejoint sur ce point Hume,
lorsque celui ci dit que « les objets, qui varient et sont discontinus, et sont
pourtant supposés continuer à l’identique, ne sont tels qu’en tant qu’ils
consistent en une succession de parties, conjointes ensemble par
ressemblance, contiguïté ou causation. Car puisque la succession répond
manifestement à notre notion de diversité, ce ne peut être que par erreur que
nous lui attribuons une identité. »124
Ainsi, tout jugement est une erreur. Il fait voir de l’identique là où il n’y a
que du différent, du singulier, de l’unique. Tous les mots, et donc toute la
pensée et tout le langage sont faux. Ce sont des projections se donnant
carrière à la faveur d’une confusion si ancienne qu’elle n’est jamais
remarquée comme telle. La saisie du pur devenir comme « choses » est
devenue une habitude invétérée. Il faut dire qu’on voit mal comment on
pourrait fonctionner sans cela... Si l’identité de la « pomme » est
impossible, elle n’en est pas moins nécessaire pour agir. Et c’est là le
modeste rôle dévolu au langage (ou, ce qui revient au même, à la pensée)
par les bouddhistes, tout comme pour un Bergson le langage n’a pas
vocation à faire connaître la réalité, mais à agir. Et encore, le langage n’agit
pas sur la réalité, mais plutôt sur l’illusion collective dans laquelle il nous
maintient.
D’un autre côté, on ne peut surmonter le langage que grâce au langage,
de même qu’Abhinavagupta reconnaît qu’on ne peut surmonter la dualité
qu’en prenant appui sur elle. La philosophie de Dharmakīrti se présente
ainsi comme un remède contre les illusions du langage. Mais ce remède
prend lui-même la forme du langage. C’est un discours qui s’emporte lui-
même tout comme l’allumette se consume dans le brasier qu’elle a
déclenché. On pourrait pareillement comparer ces arguments contre la
validité du langage à un virus, qui assume la forme de son hôte pour mieux
le consumer.
Bien entendu, cette philosophie est une pratique : c’est un exercice
spirituel. Il a pour but de transformer celui qui s’y livre. La spéculation est,
ici aussi, une manière de se réformer : c’est une méditation analytique
opérant une véritable dislocation de la prolifération discursive qui constitue
le saṁsāra. Avant cela, la méditation du « calme mental » (samatha) sert à
rendre l’esprit plus lucide et mieux à même de juger de la réelle nature des
choses. Une fois tranquille, l’entendement devenu limpide se tourne vers
lui-même ou vers quelqu’objet (le langage), afin d’en percer à jour la
nature, de même que, selon une image classique du Bouddhisme du Grand
Véhicule, on s’assure d’abord qu’une lampe est à l’abri du vent (l’agitation
mentale), avant de s’en servir pour éclairer et examiner une fresque.
Cette doctrine, en apparence purement négative et très austère, vise donc
également un salut en forme d’épanouissement des qualités latentes de la
conscience. Tout comme pour les Śivaïtes, la conscience est, selon
Dharmakīrti et le Grand Véhicule (mahāyāna), omnisciente et, à sa manière
particulière, omnipotente. Dharmakīrti n’est pas un penseur qui pense
simplement pour lui-même125, mais un adepte qui cherche à assurer sa foi et
à la défendre.
Or, cette sorte de machine de guerre dialectique représente un redoutable
défi pour les autres sectes et leurs dialecticiens. La tradition religieuse à
laquelle appartient Utpaladeva consiste, comme nous l’avons dit, en un
ensemble de groupuscules assez marginaux, presque exclusivement adonnés
à la pratique virtuose de liturgies fort sophistiquées. On trouve, ça et là, des
esquisses de doctrines, mais elles sont incomplètes et assez disparates.
Au VIIIème siècle avait commencé un mouvement d’élaboration d’une
doctrine, d’abord par Vasugupta, puis par Somânanda. Ce dernier, initié
dans divers sectes « de gauche » fut un commentateur des Écritures, mais
aussi un philosophe visionnaire, auteur d’une œuvre pleine de vie, La vision
de Siva, dans laquelle il répète sans se lasser que « Tout est Siva ». Il
développe des arguments contre la plupart des mouvements contemporains,
y compris les bouddhistes, sans toutefois s’y attarder spécialement.
Utpaladeva transforme radicalement l’approche de son maître. Conscient
sans doute de la puissance des arguments réductionnistes de Dharmakīrti, il
centre toute son approche sur cet adversaire. Dharmakīrti représente la
forme de pensée la plus réfractaire, la plus opposée qu’il connaisse à l’idée
d’un Seigneur omniscient et omnipotent. S’il parvient à le surmonter, il s’en
trouvera, lui et sa tradition, renforcé d’autant plus.
Pour cela, il adopte une stratégie transcendantale. Celle-ci consiste à
essayer de démontrer que les thèses adverses ne sont vraies que si les nôtres
sont vraies. Schématiquement, cet argumentation peut se présenter sous
cette forme : Si le monde existe, c’est qu’il a un fondement, une condition
de possibilité dirions-nous. Or il existe, et la seule hypothèse capable d’en
rendre compte, c’est la thèse d’Utpaladeva. Autrement dit, Utpaladeva
admet la thèse de Dharmakīrti pour ensuite montrer que seule sa thèse est à
même de rendre entièrement raison de celle de Dharmakīrti. Oui, dit
Utpaladeva, les choses sont instantanées, les perceptions tout comme les
idées. Mais on observe qu’il y a des synthèses et des identités qui perdurent
dans ce flux, même si ces synthèses sont des constructions provisoires. Or,
seule une conscience libre est capable d’unifier ainsi des éléments séparés
et confinés en cux-mêmes. Donc, pour que la thèse de Dharmakīrti
(l’instantanéité de toute chose) soit vraie, il faut nécessairement que celle
d’Utpaladeva (l’éternité de la conscience omniprésente) le soit aussi.
On remarquera que cet argument repose sur un postulat : les
représentations, au sens le plus large (perceptions, sensations, idées,
souvenirs...), sont incapables d’interagir de leur propre initiative. Elles sont
« inertes » (jaḍa), statiques, « confinées en elles-mêmes » (svātmaniṣṭhita).
Le seul argument que propose Utpaladeva pour justifier ce postulat est que
« une perception ne perçoit pas une autre perception ». Ma perception du «
jaune » de cette pomme ne sait rien de sa saveur sucrée. Seule une troisième
instance, la conscience, a le pouvoir de les unifier, de les rapporter à un
même objet, « la pomme ». De même, il ne suffit pas de dire que mes
perceptions passées, conservées sous forme de souvenirs, sont réactivées à
cause de leur ressemblance par une perception présente pour expliquer le
phénomène de la remémoration. Car ce qui se passerait alors, c’est que
voyant une pomme, des images de pommes nous viendraient à l’esprit, sans
que nous soyons capables de dire que ces images se ressemblent ou
appartiennent au même objet, à la même pomme.
On pourrait objecter que c’est souvent ce qui se passe : des images nous
viennent comme malgré nous. Le « je pense » est plutôt un « ça pense »,
observera Nietzsche. Mais Utpaladeva préfère voir l’ordre plutôt que le
chaos. Peut-être dirait-il que même le chaos est un ordre « incomplet » ou
imparfait, inachevé. Il choisit de voir la relative ordonnance de nos
expériences ordinaires.
Or, cet ordre ne serait pas possible si les perceptions se percevaient
mutuellement et s’agrégeaient de leur propre accord. Ce serait le chaos
d’une hallucination permanente. Il n’y aurait plus de « monde », de sphère
commune, qui suppose un certain accord entre les perceptions privées. On
voit ici encore combien Utpaladeva est optimiste. Contre le Vedānta et son
illusionnisme, il affirme la réalité et la beauté du monde ; contre le
réductionnisme de Dharmakīrti, il rappelle son harmonie.
Ce rapport remarquable qu’entretient Utpaladeva avec cet adversaire si
particulier qu’est le Bouddhisme se traduit dans son œuvre par une certaine
confusion : il reprend si bien la terminologie et les expressions même de
son adversaire qu’il en devient plus proche que des penseurs réputés «
orthodoxes », tels les théistes Nyāya, dont pourtant il admet la validité dans
le domaine empirique, et sur le modèle duquel il a composé une «
Démonstration de l’existence du Seigneur ». Bref, Utpaladeva est subtil et
sophistiqué : il retourne les armes de l’adversaire contre lui. Ce faisant, il
les adopte et, jusqu’à un certain point, il en sort une véritable synthèse du
Sivaïsme et de l’idéalisme Bouddhique.
Ceci n’est pas totalement nouveau. En effet, Utpaladeva appartenait,
entre autres, à une tradition « de gauche » des plus extrêmes — le
Kālīkrama — qui était dans ses Écritures déjà profondément influencée par
l’idéalisme bouddhique, le sermon de la Descente à Lanka notamment. On
a parfois l’impression qu’Utpaladeva veut faire « accoucher » ce
Bouddhisme de ce qu’il porte en lui. Et il est vrai que la doctrine de la
Reconnaissance ressemble fort à certaines doctrines du Bouddhisme tardif,
celles qui se feront jour au Tibet à partir du XIème siècle sous le nom
générique de « Grande Complétude ».
Mais le Bouddhisme n’est pas le seul ingrédient que notre auteur ne
craint pas d’intégrer à son œuvre. C’est vers l’autre grand «allié»
d’Utpaladeva qu’il convient de se tourner à présent.

C. La métaphysique du Verbe
Utpaladeva, qui en cela sera suivi par Abhinavagupta, est profondément
influencé, et même inspiré, par Bhartrhari. Utpaladeva a commenté l’œuvre
de son maître Somānanda, mais il a aussi composé ce poème De la
Reconnaissance du Seigneur, dans laquelle il fait de Bhartrhari un allié
essentiel.
Or, cela est assez surprenant, car ce penseur inclassable du IVème siècle
avait été sévèrement jugé par Somānanda. Celui-ci consacre en effet
plusieurs dizaines de vers de sa Vision de Śiva à réfuter les « Grammairiens
», par quoi il fait allusion à Bhartrhari.
Auteur d’une œuvre complexe, intitulée Sur les phrases et les mots126,
Bhratrhari axe sa pensée sur l’idée de l’omniprésence du langage :
« En ce monde, il n’existe point de cognition qui ne soit conditionnée par
le langage (śabdānugamāt). Toute expérience (j ānct) apparaît comme
tissée de langage. »127
Cela signifie que même les expériences immédiates — perception ou
intuition — relèvent du discursif. Même dans une expérience apparemment
dépourvue de toute articulation, se décèle en réalité une forme d’articulation
ou, ce qui revient au même pour Bhartrhari, d’intelligence. Seulement, dans
ce genre d’expérience l’articulation est présente, mais sous une forme «
compressée » (saṁhrtarūpa). La conscience est langage, c’est-à-dire prise
de conscience d’un sens et articulation (vimarśa, śabdabhāvanā). Le
discours articulé et audible n’est que le résultat de la décompression d’un
sens qui était présent dès l’origine, mais confusément. Ainsi, j’ai d’abord
l’intuition instantanée de ce que je souhaite dire, puis j’entreprends
d’exprimer cela avec des mots se succédant dans le temps.
Bien entendu, le langage ou la conscience sont plus ou moins articulés.
Ces degrés sont schématisés dans la théorie des trois (ou quatre) niveaux de
la Parole. Peu importe le nombre exact de ces niveaux. L’important est de
voir qu’on a toujours affaire à une hiérarchie graduée transcendée par un
ultime niveau128. En partant du niveau le plus bas, on a d’abord la parole
articulée empirique. Puis la pensée, intermédiaire. Et enfin l’intuition, qui
embrasse son sens d’un seul regard. À cela, Utpaladeva et le Trika ajoutent
un quatrième plan, qui est l’essence commune aux trois précédents. Ce n’est
donc pas une entité séparée d’eux, mais plutôt leur arrière-plan, celui qui les
pénètre et les nourrit. Ce plan, dit « suprême » (du nom de la plus haute
déesse du panthéon du Trika), reste égal à lui-même en chacun des niveaux
qu’il infuse, que ce plan soit atemporel ou bien changeant.
À l’aide de ce schéma, Bhartrhari formule une métaphysique de la parole.
L’Absolu, la seule réalité, est une conscience discursive. Cette conscience
prend conscience d’elle-même. À strictement parler, elle se « dit » elle-
même. Mais d’abord, au niveau de la parole « Voyante » (paśyantī), elle
prend conscience d’elle-même intégralement, se ressaisissant intuitivement
et directement. On peut dire qu’elle se connaît entièrement elle-même. Elle
est alors une parole, mais davantage semblable à un murmure, à une rumeur
indistincte ou, mieux encore, à une note ou à un accord continu à l’arrière-
plan d’une mélodie. Dans l’expérience individuelle, elle correspond à
l’intuition de ce qu’on va dire, avant-même qu’on ne le formule en pensée,
avant-même qu’on ne l’articule dans une succession de mots et de phrases.
Puis, dans un second moment, intermédiaire (madhyamā), elle se
fragmente : les phonèmes apparaissent, différenciés, multiples et signifiants
des objets eux-mêmes multiples. D’abord dans la pensée, puis dans le corps
(vaikharī), la Parole se différencie graduellement.
Autrement dit, la conscience ou la Parole est une, mais Bhartrhari
l’analyse en y distinguant deux aspects : le versant signifiant (l’acte de prise
de conscience, la représentation), et le versant signifié (ce dont on prend
conscience, ce que l’on se représente). L’aspect signifiant est l’aspect «
subjectif » de la réalité-Parole. Le signifié est son pôle « objectif ». Toutes
les expériences possibles sont faites des relations entre ces deux pôles. Au
fur et à mesure que la conscience s’énonce, prend conscience d’elle-même,
signifiant et signifié se différencient de plus en plus nettement, jusqu’à
parvenir au plan empirique des mots et des choses.
Utpaladeva reprend cette manière de mythe dans son propre récit
descriptif du déploiement des phénomènes. Abhinavagupta approfondira cet
héritage. Ce mythe de l’émanation du réel par interaction entre signifiant et
signifié deviendra, en termes śivaïtes, la relation entre Śiva et sa Puissance,
entre le dieu et la déesse, entre manifestation et représentation.
La pensée de la Reconnaissance en tirera au moins deux thèses
essentielles : Premièrement, qu’il n’y a pas de rupture entre les plans de la
réalité ou les registres de la conscience. Au contraire du bouddhiste
Dharmakirti, pour qui perception et pensée n’ont rien de commun, selon la
Reconnaissance, il n’y a pas entre eux de différence de nature, mais
seulement des différences de degré. Intuition ou pensée, c’est toujours le
même événement — la conscience se ressaisissant — mais selon des
nuances et des modes infiniment variés. En d’autres termes, dans la
conscience il y a toujours à la fois de l’identité, puisqu’il n’y a au fond
qu’une seule et même conscience qui se connaît elle-même de mille façons,
et toujours aussi de la différence, même dans l’acte de conscience le plus «
pur », sans quoi ce ne serait pas la conscience. Deuxièmement, la dualité, la
séparation entre les choses et les êtres qui est notre lot, n’est pas connotée
négativement, puisqu’elle n’est que la venue en plein jour de ce qui est déjà
présent dans la conscience. Dès lors, la pensée et le langage ne sont plus
nécessairement des symptômes de confusion ou d’ignorance mais bien
plutôt des manifestations de la libre créativité propre à la conscience.

Ainsi, ce sont toutes les activités les plus humaines qui s’en trouvent
éclairées d’une lumière sacrée, pourrait-on dire, puisque toute expérience
est, dans cette perspective, une expérience de l’Absolu. Dire « Je vois une
pomme »129, c’est l’Absolu se connaissant lui-même. D’une manière
incomplète certes, mais la Recnnnaissance préfère souligner l’aspect
positif, car reconnaître que toute expérience est une connaissance de soi,
c’est précisément se reconnaître comme identique au Seigneur omnipotent
et omniscient auteur de toute chose.
Contrairement à Dharmakīrti, à Śaṅkara ou à la plupart des philosophes
mystiques qui utilisent le langage pour le dépasser en l’excluant,
Utpaladeva inclut le langage. La pensée, les mots ne sont pas un obstacle.
Du moins pas plus que le corps et les émotions. En réalité, liberté ou
servitude sont une question de regard. Selon la façon de considérer les
phénomènes — tous sans exception aucune —, ceux-ci apparaîtront comme
des obstacles ou des aides. Il n’y a qu’une seule conscience se manifestant
librement. Mais, selon qu’on reconnaît cette manifestation comme un
produit de la conscience, ou bien qu’au contraire, on la prend, à tort, pour
une réalité étrangère, on s’en retrouve maître ou esclave. Celui qui voit dans
les expériences le déploiement de ses pouvoirs est toujours libre. Celui qui
y voit des forces hostiles est rendu impuissant par ses propres puissances.
Paradoxalement, il s’aliène du fait de sa liberté qui, au fond, demeure
inaliénable. Il en va un peu comme de l’imagination. Si l’on sait qu’on en
est la seule source et le seul fondement, on ne craint pas de la laisser
divaguer. Mais, aussitôt qu’on oublie la situation, on en devient la victime.
Dès lors, la liberté devient un problème, dont le poème de la
Reconnaissance du Seigneur se veut la solution.

Note sur la traduction.

Cet essai de traduction est basé sur l’édition critique du texte par Raffaele
Torella. Le plus souvent, nous avons également suivi l’interprétation qu’il
en donne dans la traduction anglaise qui accompagne cette édition critique.
Nous nous appuyons également sur les commentaires d’Abhinavagupta et
de Bhāskara, ainsi que sur les études des chercheurs contemporains. Parmi
eux, nous ont inspirés plus spécialement David Lawrence et Alexis
Sanderson, aux travaux desquels on pourra se reporter.
Cependant, nous n’aurions sans doute jamais découvert les merveilles de
cette philosophie sans l’œuvre, pionnière et profonde à la fois, de Lilian
Silburn, à la mémoire de qui nous aimerions dédier ce travail.
Nous avons ajouté aux Stances les titres de chapitres donnés par
Abhinavagupta dans sa Méditation sur les stances.
Au-dessous de chaque stance se trouve l’auto-commentaire
d’Utpaladeva, suivi par notre commentaire. Nous avons mis entre
parenthèses les termes qui, selon nous, doivent complèter la traduction du
sanskrit, lorsque celui-ci est trop elliptique. Enfin, que l’on ne s’étonne pas
de la fréquente occurrence de l’expression « etc. ». Elle traduit le sanskrit
ādi, dont les auteurs indiens ont tendance à abuser, et qui désigne le plus
souvent une liste de choses appartenant à une même catégorie. Par exemple,
les expériences sont désignées par « le bleu, le plaisir, etc. » (nīlasukhādi).
Le bleu est le premier membre de la catégorie des perceptions (expériences
« externes »), tandis que le plaisir est le premier membre de la catégorie des
sensations (expériences « internes »).
Table analytique des Stances, selon
Abhinavagupta
Première section : Que la conscience est omnisciente
Chapitre premier : Introduction de la thèse de l’auteur.

1 : Motifs de la composition, et que les preuves sont inutiles et


impuissantes en ce qui concerne le Seigneur.
2 : Définition de l’acte de reconnaissance du Seigneur.
3 : Que les êtres vivants sont omniscients et omnipotents.
4: Brève démonstration de l’omniscience et de l’omnipotence de la
conscience.

Chapitre 2 : Explication de la thèse adverse.

1-2 : Que ce « Soi éternel » n’est rien de visible ni de pensable, et que


donc il n’est rien de réel.
3-5 : Que la mémoire et le jugement ne supposent pas l’existence d’un tel
« Soi ».
6 : Réfutation de la thèse selon laquelle on pourrait inférer l’existence
d’un tel « Soi » à partir de ses attributs (guṇa).
7-8 : Réfutation de la thèse du Sāṁkhya.
9 : Que « l’action » n’est qu’une idée impossible.
10 : Qu’il n’y a pas de preuve de la possibilité d’une quelconque «
relation ».
11 : Qu’il y a au contraire des preuves réfutant sa possibilité.

Chapitre 3 : Réfutation de cette thèse adverse.

1-2: Même en admettant l’existence des impressions, on n’expliquera pas


comment la mémoire reconnaît l’expérience passée comme étant
précisément passée.
3-4: Réfutation de la thèse selon laquelle toute remémoration n’est
qu’une erreur.
5 : Réfutation de la thèse selon laquelle tout jugement n’est qu’une
erreur.
6: Même en admettant l’existence des impressions, la remémoration étant
impossible, le monde cesserait de fonctionner.
7 : Que la thèse de l’auteur sur la mémoire est, quant à elle, recevable.
Chapitre 4 : Que la remémoration serait impossible si la conscience
n’était pas omnisciente.

1 : Explication de ce qu’est la remémoration selon l’auteur.


2 : Que la remémoration fait connaître l’expérience originelle telle
qu’elle fut réellement.
3 : Que la remémoration est possible parce que la même conscience était
présente lors de l’expérience originelle.
4 : Que l’expérience remémorée n’est pas connue à la manière d’un objet.
5 : Que même la télépathie ne fait pas connaître les expériences d’autrui à
la manière d’un objet.
6: Que la remémoration n’est pas simple construction imaginaire.
7 : Réponse à l’objection selon laquelle la remémoration fait de
l’expérience originelle un objet séparé imaginaire.
8 : Où l’on démontre que le remémoré, la remémoration et celui qui se
remémore reposent en une seule et même conscience.

Chapitre 5 : Que la perception serait impossible si la conscience n’était


pas omniprésente.

1 : La thèse à démontrer : la conscience est omnisciente.


2-3 : Que l’Apparence est l’essence des objets.
4-5 : Objection selon laquelle les objets existeraient indépendamment de
leur apparence.
6 : Que la thèse de l’auteur est plus simple.
7 : Que l’existence d’objets indépendants de leur apparence n’est pas
perçue.
8-9 : Que cette existence ne peut non plus être inférée.
10 : Que les objets sont, en essence, des représentations du Soi qui est
conscience.
11-14 : Que l’acte de conscience (pratyavamarśa) est l’âme de
l’Apparence.
15-17 : Le désir est le pur sujet se manifestant comme objet.
18 : Que sujet percevant et objet perçu sont fondés en une seule et même
Apparence.
19-20 : Il y a pensée (vimarśa) même dans une pure perception.
21 : Démonstration de la légitimité de la distinction entre les perceptions
et le sujet percevant qui avait été présentée comme une erreur dans la thèse
adverse.

Chapitre 6 : Que le langage serait impossible si la conscience n’était pas


omnisciente.

1 : Que la représentation « je » n’est pas une construction mentale.


2 : Que la théorie de l’exclusion sémantique (apohana) ne s’applique pas
à la représentation « je ».
3 : Que cela est possible selon la théorie de l’auteur.
4-5 : Que la représentation « je » impure est une construction mentale
(vikalpa).
6 : Que tout jugement est également une construction mentale.
7 : Que la créativité (sraṣṭṛtā) du Seigneur suprême n’est que cette
activité qui consiste à juger.
8 : Où l’on conclut que les objets apparaissent dans le Soi qui est
conscience.
9-10: Que cette même apparence de l’objet se diversifie selon que c’est
une expérience ou une remémoration.
11 : Que cette diversité sert à reconnaître que notre Soi est le Seigneur.

Chapitre 7 : Que tout a un seul et même fondement.

1 : Définition de ce fondement unique.


2-3 : Où l’on démontre que toutes les activités humaines (vyavahāra) ne
sont possibles que si elles reposent sur un seul et même fondement.
4 : Définition du fonctionnement des choses (vyavahāra) à partir de la
relation de cause à effet.
5 : Définition du fonctionnement des choses comme remémoration.
6-13 : Définition du fonctionnement des choses comme séparation du
vrai et du faux.
14 : Que toutes les activités humaines sont établies en un seul et même
sujet connaissant.

Chapitre 8 : Que la conscience est absolument souveraine.


1-2: Qu’il y a deux sortes d’apparences — inédite ou composée — et
qu’une apparence est, en elle-même, universelle.
3-4 : Que l’apparence d’efficience causale est aussi déterminée par
l’ordre réglé (niyatatva) des apparences.
5-6 : Pourquoi les apparences ne sont pas toujours douées d’efficience
causale.
7 : Que les apparences, multiples à l’extérieur, reposent en une seule
Apparence, à l’intérieur.
8-9 : Définitions de l’intériorité et de l’extériorité.
10-11 : Toute cette multiplicité des représentations serait impossible sans
une conscience unique, et en cela précisément consiste la « souveraineté du
Seigneur ».
Deuxième section : Que la conscience est omnipotente
Chapitre un : Qu’aucune action ne serait possible si la conscience n’était
pas omnisciente.

1 : Que les objections des Bouddhistes contre l’omnipotence ont été


réfutées en établissant l’omniscience de la conscience.
2 : Distinction entre succession et non succession.
3-5 : Définition de la succession.
5-7 : Distinction des sphères propres à ce qui est successif et à ce qui ne
l’est pas.
8 : Que ces deux sphères reposent en une seule et même conscience.

Chapitre deux : Que nous n’aurions aucune idée si la conscience n’était


pas omnisciente.

1 : Que les idées générales ne sont pas de simples erreurs, pour autant
qu’elles sont utiles.
2 : Que, selon le point de vue adopté, les idées générales sont à la fois
faites d’identité et de différence.
3 : Les constructions mentales (vikalpa) sont également faites de
différence et d’identité.
4-5 : Distinction des sphères de l’unité et de la multiplicité.
6 : Définition des relations entre l’action et les facteurs de l’action
(kāraka).
7 : Utilité de l’efficacité de ces relations.

Chapitre 3: Que l’on ne pourrait rien prouver si la conscience n’était pas


permanente.
1-2 : Définition de ce que sont une preuve et la science.
3-12 : Que l’objet se différencie selon la représentation qu’on en a.
13 : Définition de l’erreur.
14 : Que l’établissement du contour propre à chaque objet est compatible
avec la thèse selon laquelle tout repose en une seule et même conscience.
15-16 : Que les preuves sont inefficaces concernant la conscience
(pramātari).
17 : Les preuves ne servent que dans le domaine des activités
conventionnelles (vyavahāra).

Chapitre 4 : Qu’aucune relation de cause à effet ne serait possible si la


conscience n’était qu’une succession de phénomènes.

1 : Que la relation de cause à effet est production d’un objet par un agent.
2-4 : Que l’objet lui-même ne peut rien produire,
5-10 : Que seule la conscience (caitanya) est cause, en forme d’agent
producteur.
11-13 : Que l’inférence repose sur la Nécessité, qui elle-même est une
manifestation de la conscience.
14-16 : Que la théorie bouddhiste de la relation de cause à effet ne
s’explique que dans le cadre de la théorie de l’auteur.
17-19 : Que l’effet ne préexiste pas dans une cause qui serait la matière.
20-21 : Que la relation de cause à effet n’est pas possible si la conscience
n’est pas le Seigneur.
Troisième section : Concordance des Écritures avec la thèse de
l’auteur
Chapitre un : Description des catégories (tattva).
1 : La catégorie de Siva.
2 : Définition de la catégorie de l’Éternel Śiva et de celle du Seigneur.
3 : La catégorie de la Science Pure.
4 : Raison pour laquelle cette Science est pure.
5 : Que ces trois catégories sont différents moments d’une seule et même
conscience.
6 : Autres définitions de la Science Pure.
7 : Détinition de la Science Pure selon l’auteur.
7 : La catégorie de Māyā.
8 : Définition de l’Occultation comme acte de voiler,
9 : Les cinq Cuirasses des sujets connaissants identifiés au vide, etc.
10 : Définition de la Nature (pradhāna).
11 : Description des vingt-trois catégories restantes.

Chapitre deux : Description des sortes de sujets connaissants.

1 : Définition des fonctions de Brahmā, Viṣṇu et Rudra.


2-3 : Définition des états d’être souverain (pati) et d’être asservi (paśu).
4-5 : Définition des trois Souillures, relatives aux actes, à la connaissance
et à l’âme.
6 : Description du dilemme entre Pure Conscience et Liberté.
7 : Les sujets affranchis dans la Pure Conscience.
8 : Les sujets dissous.
9 : Les Seigneurs de la Science Pure.
10 : Que les dieux, etc. sont aussi affectés par la triple Souillure.
11-12 : Que la triple Souillure est la cause de la Transmigration
(saṁsāra).
13-15 : Définition du sommeil profond.
16-17 : Différence entre les états de veille et de rêve.
18 : Que ces trois états doivent être abandonnés pour atteindre le
quatrième état et ce qui est au-delà.
19-20: Définition de ces états selon la sorte de souffle (prāņa) qui y
prédomine.
Quatrième section : Résumé des points essentiels (tattva)
1 : Le Soi de chaque être n’est autre que le Seigneur.
2 : Définition du lien.
3 : Définition de l’individu (puruṣa).
4 : Définition des trois modalités sattva, rajas et tamas.
5 : Leurs caractéristiques.
6: Plaisir, douleur et confusion.
7 : L’objet connu, du point de vue de l’être souverain.
8-10: L’objet connu, du point de vue de l’être asservi.
11 : Mondes privés et publics.
12 : Il y a délivrance, même si les constructions mentales ne diminuent
point.
13 : L’objet connu du point de vue de la délivrance et de
l’asservissement.
14 : Disparition de l’objet connu en le Suprême Śiva.
15 : Explication de la structure du livre.
16 : Exposé de la lignée des maîtres.
17 Métaphore de la reconnaissance du bien-aimé par son amoureuse.

18 : Conclusion.
Transcription et prononciation du
sanskrit

La langue samskṛtā ou « parfaite », est, d’abord, une langue parlée. Depuis


plus de deux millénaires, toutes sortes de systèmes ont été utilisés pour la
retranscrire sur des supports inscriptibles : écritures de l’Inde (granthā,
śāradā, nāgarī...), du Népal (rañjanā), du Tibet, voire du Japon (siddhā).
Dans ce livre, nous avons utilisé l’alphabet occidental ordinaire, avec
quelques signes « diacritiques » servant à indiquer des sons absents des
langues européennes.
De manière générale, le sanskrit s’écrit exactement comme il se
prononce, y compris les modifications euphoniques censées faciliter une
prononciation rapide.
U est toujours prononcé comme dans « choux ».
L’un des principes pour une prononciation correcte est d’exagérer les
syllabes longues (ā, ī, ū, e=« é », ai=« aé », o, au=« aou »), ainsi que les
consonnes redoublées ou combinées, et au contraire de passer très
légèrement sur les autres phonèmes. Il faut également exagérer les syllabes
aspirées (ainsi pha est prononcé « p’ha », avec une forte expiration du
souffle).
Ca est prononcé « tcha » comme dans « tchador ». Ja se dit « dja ».
Les consonnes « rétroflexes » (ṭa, ṇa, ṣa...) sont prononcées avec la
pointe de la langue retournée vers le palais.
Le sa est toujours sourd, comme dans « serpent ».
Śa se prononce comme dans « chat ».
Va se dit toujours « oua ».
Ra est roulé.
Jña se prononce (dans l’Hindoustan) « gya ». Par exemple, pratyabhijñā
se dit « pratiyab’higyâ ».
Ṅ se prononce comme dans « dugong ».
Ña se dit « nya ».
Enfin, ṁ désigne une nasalisation de la voyelle qui le précède. En fin de
phrase, il se prononce comme un « m ». Sinon, il se prononce en accord
avec la consonne qui suit. Ainsi, ahaṁtā se dit « ahanntâ », en prononçant
un peu le« n » et en le nasalisant (comme dans « dans ») tout à la fois.
Les stances sur la reconnaissance du
Seigneur avec leur glose
Section sur la connaissance130
composées par Utpaladeva
I. Introduction en forme d’exposé de la
thèse de l’auteur

1.
[Stance]
Je suis devenu, je ne sais comment, le serviteur du grand Seigneur. Parce
que je désire aider aussi l’humanité, je vais rendre possible, en la justifiant,
la re-connaissance de (soi comme étant le Seigneur). Elle est la cause qui
fait obtenir toutes les perfections.
[Auto-commentaire]
Moi, qui ai obtenu gracieusement du suprême Seigneur cette fortune
qu’est l’état de serviteur (du Seigneur), si difficile à obtenir, je me trouve
honteux de ce succès solitaire. C’est pourquoi je vais maintenant rendre
possible, en la justifiant, la reconnaissance du Seigneur — notre Soi — par
toute l’humanité. Parce qu’elle aura, elle aussi, obtenu la vérité ultime,
j’atteindrai à une parfaite satisfaction.

Commentaire (du traducteur)


Ce premier chapitre expose les idées principales qui vont être expliquées
par la suite. Les maîtres Śaivas131 procèdent souvent ainsi : ils exposent
d’emblée la vérité dans sa forme la plus haute et de façon implicite, pour
ensuite l’expliquer de plus en plus en détail. Cette explicitation graduelle
répond aux objections et aux doutes qu’on lui oppose. Les doutes sont ainsi
formulés puis intégrés à la vision juste. Ce processus est analogue à celui de
la sublimation en alchimie.

Pour le comprendre, il faut d’abord dire qu’Upatadcva était initié à la


tradition śivaïte la plus ésotérique de son temps : le Krama. Il s’agit, entre
autres choses, d’un culte rendu à la conscience sous son aspect de Puissance
du Temps, créatrice et destructrice du Temps132. Dans la liturgie principale
de ce système, celle des Douze Kālīs, on adore des séries de déesses qui
personnifient des phases de la vie consciente. La séquence des phases du
rituel reflète ainsi la séquence des actes cognitifs qui constituent
l’expérience. Par exemple, la Kālī « de l’émission (créatrice) » est la
personnification du moment ou un objet apparaît dans la conscience : le
premier instant de la vision d’une table, réelle ou imaginaire. Autrement dit,
l’action rituelle exprime ainsi une connaissance de soi et de l’expérience.
En reproduisant régulièrement cette action, l’adepte peut découvrir
spontanément la compréhension qu’il incarne. De sorte qu’action et
connaissance se correspondent et se renforcent mutuellement. Elles
fonctionnent ensemble, comme les deux ailes d’un oiseau : c’est là une idée
essentielle des enseignements de Siva (les āgamas), quelle que soit par
ailleurs leur orientation doctrinale.
Or, la tradition Krama décrit la progression spirituelle, et donc liturgique,
en termes alchimiques133. Pour l’adepte se succèdent, en effet, des phases
de « cristallisation » des doutes et des phases de dissolution ou de « fonte ».
Ces doutes sont des impressions laissées par des expériences antérieures et
qui n’ont pas été entièrement reconnues comme manifestation de la
conscience134. De plus, tout comme les symptômes psychotiques dans la
psychanalyse freudienne, les doutes sont ici les symptômes d’une
aliénation. Car le sujet ordinaire perçoit les choses comme « autres » que
lui. Cette dualité de la conscience face au monde engendre angoisse,
hésitation, inhibition et, finalement, doute quant à la nature des choses. De
sorte que la peur engendre la peur, nourrissant un ensemble d’idées fausses.
Celles-ci s’enchaînent depuis des temps sans commencement. Ce cercle
vicieux est le saṁsāra, ce poison que l’adepte du Sivaïsme non-dualiste
cherche à neutraliser.
Pour être dissipés, ces doutes doivent d’abord être formulés : telle est la
fonction des objections qui relancent les explications de l’auteur tout au
long du texte. Les réponses, quant à elles, dissolvant ces doutes. De même
que les douze Kālīs du rituel Krama ont chacune pour fonction de dissoudre
des impressions de plus en plus subtiles et profondément enfouies, jusqu’à
ce que plus aucune inhibition ne vienne entraver l’épanouissement de la
conscience, de même, ici, la réflexion philosophique est une sorte de rituel
visant à élucider les obstacles à la reconnaissance de la conscience comme
étant le Seigneur. L’exercice de la réflexion est donc un exercice de
libération spirituelle.
Conformément à cette vision de la progression spirituelle, Utpaladeva
conçoit ses œuvres comme différents degrés d’explicitation de la vérité,
degrés qui correspondent aux différentes mentalités des hommes et aux
quatre plans de la Parole. La conscience est, en effet, parole. Elle est «
signifiant », alors que la Manifestation — Śiva — est « ce qui est signifié ».
Les différents registres de cette conscience signifiante, mis en
correspondance avec les étapes de l’élaboration de la philosophie de la
Reconnaissance, sont les suivants :
1. D’abord, nous dit Abhinavagupta135, il y a la formulation la plus haute,
celle qui est identique à l’absolu. Cette compréhension intuitive
(pratibhā) n’est ni dite, ni pensée, ni même suggérée. Elle correspond
à la connaissance parfaite, celle qui ne laisse plus place à aucun doute.
C’est la parfaite conscience de soi, où l’absolu se reconnaît lui-même
sans aucune hésitation, toute trace d’angoisse ayant été réintégrée dans
la conscience. Il n’y a plus, ici, ni questions ni réponses, ni maître ni
disciple. C’est le « succès solitaire » mentionné par l’auteur dans cette
première stance. À cette étape, l’enseignement de la Reconnaissance
est l’essence d’Utpaladeva, son propre Soi, essence qui repose en lui-
même après qu’il l’a reconnue.
2. Ensuite, l’Idée136 — la connaissance absolue — commence à
s’esquisser de façon distincte, en réponse à la curiosité et à la peur
qu’inspire le saṁsāra. Mais cela reste une simple indication : une
suggestion suffit alors pour élucider la vérités. Le doute reste léger ;
les réponses, générales. Concrètement, ce niveau correspond aux
Stances elles-mêmes. Car elles contiennent implicitement toute la
connaissance qui se trouve développée en elles. Cette formulation
suffit aux hommes qui reçoivent une grâce divine intense. (3) Puis
arrive le moment de la pensée, articulée selon des règles logiques et
procédant par exclusions successives. Questions et réponses, doutes et
certitudes, s’opposent alors plus nettement. A ce plan correspond la
Glose. (4) Enfin, les hommes qui ne reçoivent qu’une grâce partielle
sont agités par des doutes nombreux, liés à leurs opinions présentes ou
passées. Pour eux, il faut tout expliciter : c’est le rôle de L’explication
détaillée137.
Ce processus de création philosophique138 correspond, avant tout, au
processus de l’émanation des mondes en Siva grâce à ses Puissances, suivi
de leur réintégration dans la conscience créatrice. Là aussi, la « création »
consiste à se faire apparaître comme « autre ». Dans tous les cas, la
conscience se manifeste à c-llc-même, se connaît elle-même. À l’origine,
cette connaissance de soi est parfaite. Il y a juste ce qu’il faut de dualité
pour qu’on puisse parler de « conscience » ou de « connaissance de soi ».
Puis, cette connaissance se fragmente, s’articule, se formule, se «babélise»
graduellement pour produire l’expérience humaine ordinaire.
Ce scénario est également valable pour le processus de révélation de la
connaissance par Śiva. Les tantras sont, en leur essence intemporelle, la
parfaite connaissance de Śiva. Cette connaissance de soi est la Puissance de
Siva (Śakti), autrement dit la conscience pleinement épanouie, en deçà de
toute fragmentation discursive.
En d’autres termes, Utpaladeva offre ici une formulation philosophique
de la gnose et de la liturgie révélées par Śiva.

Dans cette perspective, l’auteur commence par expliquer le contexte dans


lequel il a composé l’œuvre ainsi que sa raison d’être.
Le texte est assez explicite.
Retenons simplement que cet « initié » prétend parler pour le bien de
toute l’humanité. Pas seulement pour les autres initiés śivaïtes, pour les
hommes, pour les brahmanes ou bien même pour les Indiens. Son discours
s’adresse à l’humanité tout entière.
Notons aussi qu’il a atteint « l’état de serviteur d’une manière
incompréhensible, par un « jc ne sais quoi ». Techniquement, cet événement
miraculeux est la « grâce ». L’idée n’est pas spécialement mystique, ni
même religieuse. Elle est cohérente avec les autres idées qu’Utpaladeva va
chercher à démontrer : le Seigneur est un souverain absolu, tout-puissant.
Sa liberté est telle que, comme on va le voir, il faut admettre que même
notre finitude est un état librement assumé par lui. Dès lors, lui seul peut se
libérer lui-même, « gratuitement », sans autre cause que son propre désir :
telle est la grâce.
De plus, ce terme laisse entendre que la perfection dont parle Utpaladeva
n’est pas atteinte par un enchaînement de causes et d’effets extérieurs, à la
manière dont la pousse surgit de sa graine. 11 ne s’agit pas ici de mettre en
œuvre une causalité objective pour atteindre un nouvel état, mais de
seulement reconnaître ce qui est déjà le cas. Cette simple reconnaissance
ressortit à une sorte de causalité intérieure : car, pour la conscience, se
connaître soi-même, c’est devenir soi-même. Autrement dit, cette perfection
n’a pas de causes objectives, mais elle n’est pas sans raisons.
Ordinairement, il y a assurément une réelle différence entre connaître un
chemin par un discours, et le connaître par une expérience de première
main. Mais ici, dire, penser et raisonner, c’est déjà se réformer soi-même,
c’est déjà parcourir cet abîme qui avait été créé librement entre soi et soi.
Le discours de la Recannoissance est donc une sorte de discours
performatif. Dire « Je suis la conscience omnisciente et omnipotente » c’est
devenir cette conscience, c’est l’actualiser en sa plénitude.

Enfin, la reconnaissance est « la cause qui fait obtenir toutes les


perfections », tout ce qui est désirable. Utpaladeva suggère ainsi que ce que
nous sommes vraiment n’est pas seulement un fait. C’est aussi et surtout
une valeur, et une valeur qui enveloppe en elle-même tous les autres
biens139.
Cependant, on peut interpréter cette expression différemment140 : la
reconnaissance est établie par le fait de comprendre que tout est produit par
la conscience. Dès lors, les choses qui sont à l’origine des servitudes du
samsara deviennent le moyen, ou l’occasion, de reconnaître l’Absolu. Ce
qui est communément tenu pour un mal et un obstacle s’avère, dans une
vision intégrale, être un bien et une aide. Toute expérience devient la voie
royale vers notre essence. C’est une reformulation du principe, formulé
dans les Écritures śivaïtes, selon lequel ce qui fait ordinairement chuter les
hommes, permet au contraire l’élévation de ceux qui possèdent la gnose et
la liturgie révélées par Siva.

Pour récapituler, on peut donc relever un faisceau de processus


analogues :
- L’émanation et la résorption des mondes par Siva,
- La révélation de la connaissance salvatrice par Siva,
- L’exécution du rituel par l’adepte.

Ces trois processus sont imités et exprimés dans leur forme la plus haute
dans les Stances d’Utpaladeva. Et toutes ces manifestations sont analogues,
enfin, à la composition du poème de la Reconnaissance par Utpaladeva. De
sorte que tous ces processus se répondent et s’éclairent mutuellement,
conformément à la maxime śivaïte selon laquelle « Tout est en tout ».
En somme, dans tous les cas, on imite l’action divine. Cette action est un
mouvement sur place (kiṁciccalana), c’est-à-dire une tension ou un désir,
mais qui ne vise pas à combler un manque. Ce dynamisme témoigne plutôt
d’un débordement (ucchalatā) ou, selon l’expression de Maître Eckhart,
d’une ébullition intérieure, de soi vers soi. D’autre part, cette action se
déroule selon un rythme cyclique, se déployant toujours en deux temps.
Cette respiration ininterrompue se décline selon mille modes, sur tous les
registres et dans chaque expérience, même la plus banale et la plus confuse.
C’est elle que l’adepte doit « reconnaître » à chaque instant. Une fois
reconnue, c’est-à-dire connue adéquatement, cette respiration, ce va-et-
vient incessant, ne sont plus l’expression d’une aliénation, mais d’une
liberté- Le déséquilibre, la fuite en avant qui tourmentc l’homme ordinaire
devient alors célébration (prathā).
Quel que soit le registre dans lequel se situe le processus évoqué
(cosmogonie, révélation, liturgie, création de concepts, lecture d’une œuvre
philosophique), il se ramène en définitive à un mouvement d’émanation et
de résorption, analogue à l’expir et à l’inspir, à l’éveil et au sommeil. Ce
ryhtmc, qui va se répétant sans cesse à toutes les échelles, est une pulsation,
un mouvement dialectique entre toutes les sortes d’opposés, repérables
jusque dans la passion et le dépit des jeux amoureux141. Il est l’essence de
la conscience : la liberté142.

2.
Qui, étant doué de conscience, pourrait bien être en mesure de prouver ou
réfuter le sujet connaissant, l’agent, notre Soi, le grand Seigneur prouvé
d’emblée ?

Le Soi de tous les êtres est le fondement commun à toutes les vérités
démontrées143. Cela implique qu’il est prouvé, puisque autrement il est
impossible de prouver quoi que ce soit. Il est évident par soi. Il est
simplement le sujet connaissant, prouvé a priuri. Il est « l’Ancien ». (Toute)
connaissance et (toute) action sont siennes.
Cette souveraineté est notre conscience.
Dès lors, seuls les égarés s’efforcent de prouver et réfuter le Seigneur.
Commentaire

Le « Soi »144 est le fondement de toutes nos expériences. Il est ce sans


quoi absolument rien ne serait possible. Or, rien n’est possible sans
conscience. Même l’inconscience (jaḍatvca) n’existe que « dans » la
conscience, et comme infusé par elle. Celle-ci est, en ce sens, la « preuve »
de toutes les preuves. Car une preuve est ce qui fait connaître. Tout est
connu par la conscience, et la conscience se connaît par elle-même. Dès
lors, elle est toujours déjà connue. Or, une preuve fait connaître quelque
chose qui n’était pas encore connu145. Puisque c’est dans la lumière de la
conscience que tout est, à chaque instant, connu, c’est bien plutôt la
conscience qui fait connaître les preuves que nous concevons. Elle est la
condition de possibilité de toutes les preuves : aucune preuve ne peut donc
s’appliquer à elle, ni pour établir sa présence, ni pour l’infirmer. Nier la
conscience, c’est encore, indirectement, confirmer sa présence indéfectible.
Le Tantra de Bhairava Tricéphale compare ces efforts pour prouver
l’existence ou l’inexistence de la conscience à un homme qui s’efforcerait
de sauter par-dessus sa propre ombre146. Bref, de même qu’on ne peut aller
plus vite que sa propre ombre, de même il est impossible se « sortir » de la
conscience ou d’apercevoir son absence. Car « apercevoir » est précisément
un acte de conscience. Celui qui cherche à éclairer la conscience est comme
celui veut éclairer la lumière avec de la lumière. Quant à celui qui veut
apercevoir le « dehors » de la conscience pour établir ses limités, il est
comme celui qui cherche à « voir » l’obscurité à l’aide d’une lampe. Où
qu’il dirige le faisceau de sa lampe, il n’y verra que de la clarté. Même celui
qui ne voit « rien », c’est encore « dans » la conscience qu’il perçoit cela,
c’est-à-dire dans l’acte même par lequel il le perçoit. Si la conscience
semble absente, c’est justement parce qu’elle est toujours et partout
présente ! Seuls des êtres confus s’inquiètent de se trouver eux-mêmes, tels
des fous qui courent de-ci de-là, demandant aux gens « Quel est mon nom ?
Qui suis-je ?». Rāmatīrtha147 donnait l’exemple du témoin d’un crime : si
celui-ci assure le juge qu’il n’était pas sur les lieux du crime, il avoue
implicitement qu’il y était.
La conscience est donc évidente.
Alors, se demandera t-on, à quoi bon cette démonstration ?

3.
Et pourtant, bien qu’il soit vu, il n’est pas identifié comme tel en vertu de
l’égarement. C’est pourquoi on donne à voir cette reconnaissance en
dévoilant ses Puissances.

Cependant le Seigneur — qui est pourtant prouvé (siddha)148 en tant que


notre conscience — n’est pas pris à cœur en vertu de l’égarement. C’est
pourquoi (à présent) on donne juste à voir la reconnaissance (du Seigneur).
Elle est une ferme certitude (acquise) à travers la mise en lumière des
Puissances qui lui sont propres ct. auxquelles on le reconnaît149.

Commentaire
Cette stance énonce l’enjeu spirituel de la démarche philosophique de
l’auteur : Il ne s’agit pas de rechercher une expérience inédite d’une entité
jusque là inconnue, mais plutôt d’éliminer une interprétation fausse («
égarée) de l’expérience ordinaire en la remplaçant par une interprétation
adéquatc. Bien sûr, cette reconnaissance de la conscience ou de
l‘expérience150 pour ce qu’elle est transfigure radicalement l’expérience.
Égarée, la conscience se connaît comme aliénée. En se reconnaissant, elle
se ressaisit au contraire comme essentiellement libre.
Pour cela, il faut en particulier reconnaître que la conscience est
omnisciente et omnipotente. La toute-puissance de la conscience est comme
une extention de son omniscience. C’est donc cette dernière qu’il importe
d’établir d’abord. En montrant qu’aucun objet ne peut être connu que par la
conscience, l’auteur à établi, en un sens assez particulier, que la conscience
connaît tout ce qui est connaissable. Mais cette connaissance demeure une
connaissance en puissance : tout ce que je peux connaître., je le connaîtrai
par la conscience. Cela semble évident. En revanche, puis-je affirmer que je
connais tous les objets possibles maintenant, c’est-à-dire par une
connaissance en acte ? Il semble que je ne puisse connaître qu’un nombre
limité d’objets, même si ces objets ne sont connaissables que par la
conscience. Dès lors, comment admettre que je suis omniscient ?
Utpaladeva n’approfondit guère cette objection, préférant mettre l’accent
sur la conscience comme condition de possibilité et contenant de tout objet
de connaissance possible. Pour lui, en effet, on est « Seigneur » de tout ce
qui dépend de nous. Or, rien n’est possible sans la conscience, qui est notre
essence. Par conséquent, nous sommes le Seigneur de toutes choses.
Abhinavagupta, dans son commentaire aux Stances d’Utpaladeva, répond à
l’objection selon laquelle nous ne sommes pas omniscients, au motif que
nous ne connaissons (et ne pouvons connaître., semble t-il) qu’un nombre
très limité d’objets. Contre cela, il rappelle que l’omniscience de Dieu lui-
même ne dépend absolument pas du nombre d’objets qu’il connaît
actuellement : le Seigneur est également omniscient, qu’il connaisse une
infinité d’objets, ou quelques uns seulement. Car cette quantité limitée est
elle-même suscitée par son désir souverain. De même, si actuellement nous
ne connaissons qu’un nombre limité d’objets, limités que nous sommes par
le corps, c’est parce qu’en réalité nous sommes le Seigneur omniscient
absolument libre. C’est cette liberté absolue, et rien d’autre, qui explique —
et rend possible — notre finitude provisoire. Autrement dit, nous sommes le
Seigneur omniscient qui a librement choisi de se connaître comme être
limité.
À présent, l’auteur expose, sous une forme très concise, l’argument qui
justifie la thèse selon laquelle nous sommes omniscients et omnipotents,
tout comme le Seigneur dont parlent les textes religieux :

4.
Or, en effet, les choses qui ne sont pas conscientes (par elles-mêmes) ont
leur fondement dans les êtres vivants. Et on sait que la connaissance et
l’action sont la vie des êtres vivants.

Il y a deux sortes de choses (vastu) : celles qui sont douées de conscience


et celles qui en sont privées. Celles qui ne sont pas conscientes par elles-
mêmes sont prouvées et existent par celles qui sont douées de vie
(consciente). La vie, autrement dit le fait de vivre, n’est rien d’autre pour un
être vivant que la connaissance et l’action.

Commentaire
Dans cette stance, l’auteur expose la démarche suivie dans l’ensemble du
poème. 11 s’agit d’une réduction, en trois temps.
D’abord, les choses sont réduites à leur essence, qui est le fait
d’apparaître. Puis, cette apparence infinie est réduite à l’acte de conscience,
lui-même défini comme omniscience et omnipotence- Ces puissances sont,
finalement, ramenées à leur attribut essentiel : la liberté.

5.
Parmi (elles), on prouve par soi-même (la présence de) la connaissance.
L’action, quand elle se manifeste à travers un corps devient en outre
discernable par les autres. Par cela, on peut deviner la (présence de la)
connaissance en autrui.

L’action d’un être vivant devient directement perceptible par autrui quand
elle atteint l’étape finale qu’est le mouvement corporel. La connaissance,
nous pouvons la connaître par nous-mêmes. Elle devient en outre évidente
pour autrui précisément en tant qu’action.
Par conséquent le Seigneur — le Soi qu’on peut se représenter comme «
je » — est prouvé pour soi et pour autrui précisément en tant qu’il est
connaissable comme notre conscience. C’est à cause d’une occultation de
(sa vraie) nature, en vertu de la puissance de Māyā, que le (Soi) se méprend
ainsi.

Commentaire
Ici, « connaissance » est synonyme de conscience. « Action » désigne
cette sorte d’activité volontaire propre aux êtres vivants151.
Notons que la connaissance et l’action ne sont pas opposées. L’action est
le prolongement de la connaissance. Il s’agit d’un seul et même acte,
d’abord intérieur et « subtil », puis extérieur et « grossier ».
La « puissance de Māyā » est la liberté absolue de cette même
conscience. C’est précisément en vertu du caractère illimité de sa liberté
qu’elle s’entrave elle-même, qu’elle se perd dans ses propres créations.
Autrement dit, qu’elle s’aliène. La liberté à l’état brut mène, par un
renversement dialectique qui constitue le devenir de la conscience, à
l’aliénation. Selon la formule poétique d’un continuateur de la pensée
d’Utpaladeva, « Le plus beau rubis est voilé par l’éclat de ses propres
rayons. Ainsi, bien qu’il resplendisse du plus grand éclat, le Soi n’est pas
manifeste »152.
II. Explication de la thèse adverse153

1-2.
Objections (des Logiciens bouddhistes :)
Il y a une (première sorte) de cognition qui est « apparence d’une réalité
singulière ». Il y en a une autre (sorte) appelée « construction mentale
discursive », associée au discours, existant sous des formes très diverses.
Pour aucune des deux (il n’est nécessaire de supposer l’existence) d’un
quelconque sujet percevant éternel, puisqu’il n’apparaît pas en elles. En
outre, cette représentation « je » a pour référent le corps, etc.

Une (première sorte de) cognition est l’expérience d’une réalité


singulière clairement apparente. On dit qu’elle est « sans représentation
discursive ». Mais l’autre (sorte) comprend de nombreuses formes telles
que la remémoration, le doute, l’imagination, etc. Dans la mesure où elle est
conditionnée par des mots, on la nomme « représentation discursive ».
On ne peut admettre que l’une ou l’autre dépendent d’une autre (entité)
qui serait distincte des cognitions qui forment elles-mêmes la conscience.
Car on n’a pas l’expérience de cette autre (entité). Qui est ce Soi
permanent ? Même en tant que représentation « je » — qui s’accompagne
de discours — (l’existence d’un) sujet connaissant transcendant les
connaissables tels que le corps, etc. ne peut être soutenue par personne.

Commentaire
Contrairement à Utpaladcva, le penseur bouddhiste Dharmakīrti sépare la
réalité en deux domaines qui n’ont rien de commun : d’un côté les choses
en elles-mêmes, chacune étant unique, éphémère et indicible ; et de l’autre
les mots, les interprétations, les constructions mentales, qui sont toutes
fausses. Dharmakīrti « dcconstruit » et dévalorise la pensée et le langage, au
profit de la perception directe qui, seule, est une connaissance vraie et
potentiellement libératrice.
3.
Réponse (des Logiciens brahmaniques) :
- Comment pourrions-nous expliquer la remémoration — qui se
conforme à l’expérience directe alors que celle-ci n’est plus présente
— s’il n’y avait un Soi éternel, sujet des expériences ?

De fait, la perception directe antérieure n’existe plus au moment de la


remémoration. Celle-ci a pour caractéristique essentielle de dépendre de
l’expérience antérieure de l’objet. Comment donc la remémoration pourrait-
elle se produire si la conscience de cette expérience (antérieure) ne
persistait pas non plus lors de (la remémoration) ? Et cette conscience qui
demeure en différents moments, c’est elle le Soi, le sujet des expériences !

Commentaire

Ce sont les thèses des écoles brahmaniques « orthodoxes quai sont ici
présentées. Selon les Bouddhistes, rien ne dure plus d’un instant. Dans ces
conditions, si absolument rien ne persiste, comment le phénomène de la
remémoration serait-il possible ? Or, toutes les activités humaines sont
fondées sur la remémoration, ne serait-ce que pour se souvenir du nom des
choses. Voir une pomme c’est, normalement, la reconnaître, l’identifier,
c’est-à-dire se remémorer les informations passées. Comment expliquer
cela si vraiment la conscience est anéantie à chaque instant ?

4.
(Objection des Bouddhistes aux philosophes brahmaniques :)
Même en admettant l’existence du Soi, la remémoration (n’est toujours
pas expliquée), car la perception n’existe plus. (Or) c’est par elle (que la
mémoire accède) aux choses perçues (antérieurement).
(Réponse des philosophes bralunaniques :)
- La (mémoire) agit précisément sur ces mêmes expériences
(antérieures)...

Étant donné que l’apparence de l’objet a cessé (lors de la remémoration),


à ce moment là aussi la mémoire n’a plus de référent objectif, celui-ci
devant être le support visé par (la remémoration). Donc, même en admettant
l’existence d’un Soi qui serait une seule et même conscience, la
remémoration est sans référent objectif. De sorte que tout le cours du
monde périrait.
Si (au contraire vous dites que) la (remémoration) a comme référent
objectif une expérience d’un objet qui n’existe plus (mais qu’elle prend
l’expérience elle-même) en tant qu’objet, ...

Commentaire
Pour Dharmakīrti, rien n’existe plus d’un instant. À strictement parler,
cette table que je vois n’est pas la même table que celle de l’instant d’avant,
même si le changement est imperceptible. Par conséquent, dire que « cette
table est la même table154 qu’il y a deux minutes ou deux jours » est une
erreur. Or, toute notre vie quotidienne est remplie de ces interprétations du
présent par le passé, du type « Je suis Paul, qu’on voit sur cette photo ». On
relie une perception présente à une perception passée, à travers un acte de
remémoration qui est une reconnaissance et une interprétation. De sorte
que, selon Dharmakīrti, tout notre lonctionnement, basé sur les mots et la
mémoire, est faux, car tout change d’instant en instant. Il n’y a aucune
identité, aucun référent objectif permanent, ni dans les choses, ni dans les
personnes, donc il n’y a aucune reconnaissance valide.

5.
...puisqu’en effet la source de la remémoration, ce sont les impressions
laissées par les expériences antérieures.
(Objection des Bouddhistes aux philosophes brahmaniques :)
S’il en est ainsi, à quoi bon ce fardeau d’un Soi permanent ?

De l’expérience reste une impression. Et la remémoration naît de


l’impression. Elle se conforme à l’expérience antérieure. Elle fait apparaître
cette expérience en laquelle le référent objectif est contenu. (Objection :)
S’il en est ainsi, pourquoi ce Soi « permanent » inutile ? En effet, même le
partisan du Soi admet l’existence des impressions. Et cela suffit à expliquer
(le phénomène de la remémoration).

Commentaire
Le partisan du Soi s’appuie sur la notion d’impression laissée par les
perceptions pour expliquer la mémoire. L’objet perçu à l’origine a, certes,
changé. À vrai dire, il a bien cessé d’exister. Mais il continue d’exister dans
l’esprit à travers l’impression qu’il a laissée et qui peut être réactivée dans
la remémoration.
Mais le Bouddhiste (c’est-à-dire Dharmakīrti) fait remarquer que
l’hypothèse du Soi est alors inutile. En effet, si les impressions expliquent
l’impression de continuité et de cohérence que nous expérimentons, à quoi
bon supposer un Soi sous-jacent à ces impressions ? N’est-ce pas là une
hypothèse gratuite ?
Pour comprendre cette objection, il faut savoir que, pour les Bouddhistes,
exister, c’est produire des effets. Une chose qui ne produit rien n’est rien.
Autrement dit, être une chose, c’est être une cause. Ou bien avoir un rôle
explicatif155. Si l’on peut se passer du Soi pour exister ou expliquer les
phénomènes, alors le Soi n’est ni cause ni raison, et il n’est rien du tout.

6.
(Objections des Logiciens bouddhistes aux Physiciens brahmaniques : )
Si les qualités (du Soi) sont autres (que le Soi) alors, puisque l’essence du
Soi demeure inaltérée (par ces qualités), les impressions suffisent à
expliquer la remémoration. Le sujet qui se remémore (les expériences
antérieures), tout comme le sujet des expériences (présentes), est imaginé.

Le Soi reste inutile, même en tant que substrat de qualités qui sont autres
que lui, tels que le plaisir, la douleur, la connaissance, etc. Car il ne remplit
aucune fonction dans la remémoration. En effet, il ne souffre aucune
altération puisqu’il ne se conjoint pas aux qualités qui sont séparées (de lui,
selon vous). Dès lors, comme pour le sujet des expériences (présentes), dire
que « le Soi est le sujet qui se remémore » est pure imagination.

Commentaire
L’objectant bouddhiste poursuit son raisonnement, en l’appliquant à une
des six philosophies orthodoxes, celle du Vaisesika156, qui soutient
l’existence d’une âme, d’un Soi permanent et d’un Dieu personnel présidant
à la création.
Si le Soi ne produit ou n’explique rien, on l’a dit, il n’est rien. Mais si le
Soi cause et produit des effets, alors il ne saurait être permanent. Car pour
Dharmakīrti, causer, c’est s’anéantir dans cette causation. Si la graine reste
graine, jamais la pousse n’apparaîtra. Mais l’apparition de la pousse
correspond exactement à la cessation de la graine. Il en va comme des deux
plateaux d’une balance : l’élévation d’un plateau est, purement et
simplement, abaissement de l’autre. D’un côté, causer c’est changer et
cesser d’exister. Mais de l’autre, ne pas causer et rester absolument
inaffecté, c’est ne pas cesser d’exister ou plutôt, c’est n’avoir qu’un faux-
semblant d’existence, une existence impossible et imaginaire. De cette
perspective il ressort qu’exister au sens où l’admettent les Bouddhistes,
c’est ne pas vraiment exister. C’est exister dans une sorte d’entre-deux
insaisissable. La seule existence possible, rationnelle et donc réelle, est celle
d’une succession d’instants qui sont chacun à la fois cause et effet. Derrière
ce paradoxe apparent transparaît l’idée que le réel est un pur devenir, une
fluidité absolue que la pensée s’épuise en vain à vouloir fïger dans des
instantanés généraux, alors que chaque instant est unique.
Les partisans du Soi, ou de l’existence d’un Seigneur omnipotent — car
le problème est le même — sont placés devant un dilemme : Soit le Soi est,
mais il est un pur devenir et il n’est pas le Soi ni le Seigneur ; Soit le Soi est
immuable, mais il n’est qu’une idée fictive et sans intérêt.

7.
(Objections des Logiciens bouddhistes au Sāṁkhya :)
Par ailleurs, si la connaissance était consciente par elle-même, alors elle
serait éternelle, comme le Soi. Si, au contraire, elle n’est pas consciente (par
elle-même), comment alors peut-elle mettre en lumière les objets?

Si (la connaissance) est par elle-même douée de conscience, (alors) elle


serait fatalement éternelle, etc., comme le Soi, puisqu’elle ne serait
conjointe ni à un temps ni à un espace, qui sont des qualités des objets (de
la conscience). Si, (au contraire), elle n’est pas douée de conscience
(intrinsèque), comment peut-elle mettre l’objet en lumière ?

Commentaire
Les philosophes du Sāṁkhya ne croient pas en un Dieu omnipotent (un «
Seigneur »), mais en une multitude de consciences infinies et éternelles
ayant pour objet commun une Nature changeante et inconsciente d’elle-
même. La « connaissance » est ici la pure conscience passive qui fait face à
la Nature. L’objection reste la même que pour la causation, car connaître,
c’est encore, selon Dharmakīrti, une forme de production ou de causation.
On ne peut connaître une chose sans en être affecté, changé. Si la
conscience est une connaissance absolument immuable, elle ne peut rien
connaître, elle nc peut faire aucune expérience. Et si elle n’est pas
conscience, comment peut-elle connaître ? Encore un dilemme.

8.
Réponse (du Sāṁkhya) :
- De même que l’intellect accueille la forme de l’objet, il (reflète) aussi la
conscience du Soi.
(Objection :)
Mais alors, il est doué de conscience ! (Car) s’il en était privé, il ne
mettrait pas l’objet en lumière.

(Le partisan du Samtchya affirme que) l’intellect est la connaissance.


Bien qu’il ne soit pas conscient par lui-même, il accueille un reflet de la
conscience propre au Soi, et aussi des reflets des formes objectives. C’est
ainsi qu’il y a illumination de tous les objets. (Objection :) Et de la sorte,
l’intellect serait conscient par lui-même !

Commentaire
Le partisan du Samkhya tente de se tirer d’affaire en posant une entité
intermédiaire entre la pure conscience et les choses privées de conscience :
l’intellect. D’un côté, celui-ci est une chose, faite de matière et donc
dépourvue de conscience. Mais, il est fait d’une matière spéciale : elle est
transparente. Dès lors, elle est capable de refléter, c’est-à-dire d’accueillir à
la fois la « lumière de la conscience et les apparences des choses.
La réponse bouddhiste consiste, encore une fois, à s’appuyer sur une
logique du « tout ou rien ». Soit un bâton est. droit, soit il est tordu. En
bonne logique, ilnc saurait y avoir de milieu.
Le Bouddhiste passe maintenant au thème de l’action :

9.
L’action aussi (est purement imaginaire). Elle consiste (en réalité) en
l’apparition (d’un objet) en différents lieux, etc. Car rien d’autre n’est
perçu. En outre, elle ne peut logiquement rester une et la même alors qu’elle
est (à la fois) une et successive.
L’action aussi (est une fiction). On se la représente comme douée d’unité
et (néanmoins) comme constituée de (moments) antérieurs et postérieurs, en
vertu du fonctionnement des « facteurs de l’action ». Cela n’est pas
cohérent. Car on ne peut attribuer une unité intrinsèque à ce qui est doué de
succession, étant en contact avec plusieurs temps. Un substrat de l’action
présent en une succession de moments et demeurant en sa nature un et
identique est tout aussi incohérent. (En réalité) cette action n’est rien
d’autre que mouvement et changement. Et ceux-ci se ramènent à l’existence
renouvelée d’un corps en tels et tels lieux et temps, puisqu’on a pas
l’expérience d’autre chose en plus de cela.

Commentaire
Les « facteurs de l’action » sont le sujet, l’objet, le lieu, l’instrument, etc.,
de l’action. Il s’agit d’un terme de grammaire que l’on retrouvera plus loin.
Pour comprendre le sens de l’objection, il faut se demander si un film est
une action. Pour le Bouddhiste, il n’y a là aucune unité objective. Bien que
l’on pense voir un film, par exemple, en réalité on ne voit jamais « un »
film, mais seulement une succession d’images fixes et toutes différentes. De
même, l’idée d’action — « Pierre va chez Paul » — n’est rien d’autre
qu’une construction mentale. En réalité, il n’y a qu’une succession
d’apparences de corps dans différents contextes, sous différents angles. Et
encore, on ne devrait même pas parler « d’un corps » qui change
d’apparence, car cela laisse encore entendre que des substances identiques
perdurent « derrière » les apparences. Or. il n’y a que des apparences.

10.
« Ceci et cela étant, ceci et cela existent » : voilà tout ce que l’on perçoit
et rien d’autre. Il n’y a pas d’autre relation que celle de cause à effet.

Ce dont on a l’expérience, c’est seulement cela : « Ceci étant d’abord,


cela existe ». Comme (on l’a vu) pour l’action, il n’y a pas de relation entre
une action et ses facteurs, puisqu’on a pas d’expérience de quoi que ce soit
qui serait séparé (de l’expérience en forme de relation de cause à effet). On
ne connait pas d’autre relation entre les choses que celle de cause à effet.

Commentaire
La seule « structure » ou la seule « loi » des phénomènes admises par les
Bouddhistes est purement empirique. On constate simplement que certaines
apparences se succèdent dans un certain ordre. Mais là encore, si l’on mène
à leur terme les raisonnements bouddhistes, même cette relation «
minimatiste » doit être réfutée comme étant incohérente :

11.
(La notion de relation elle-même est incohérente), car ce qui repose sur
deux (termes) ne peut être doué d’unité. En outre, (une chose qui existe
déjà) ne peut avoir besoin d’une autre (pour exister). Et (enfin les notions
de) dépendance, etc., ne sont pas logiquement adéquates. Donc, l’agent est,
de même, imaginé.

(1) Une relation repose sur deux (termes). Or, il n’est pas logiquement
cohérent qu’elle repose en deux lieux, tout en restant elle-même identique.
(2) On ne peut (avancer) non plus qu’elle est un besoin mutuel de deux
(choses) déjà existantes. (3) La relation qui est dépendance entre des choses
confinées chacune en elle-même n’est pas non plus (cohérente).
Dès lors, de même que la réalité du sujet connaissant est imaginée, la
réalité de l’agent l’est aussi, de la même façon.
Comment peut-on dès lors affirmer que le Soi est le Seigneur universel ?

Commentaire
L’adversaire bouddhiste réfute ici trois conceptions de la relation. Une
relation ne peut exister entre deux choses existantes, car l’existence
implique l’autosuffisance. En effet, deux entités achevées, complètes
chacune en elle-même ne peuvent avoir aucune relation plausible. Comme
dans le cas du Soi immuable, il est totalement gratuit de poser une relation
entre des choses qui sont, de fait, indépendantes. Pour comprendre cette
remarque, il faut savoir que pour tous les penseurs de cette époque, une
relation implique que les termes reliés manque de quelque chose. Être en
relation avec un autre, c’est dépendre de lui, en avoir besoin. On pourra
juger naïve cette conception de la relation. Elle témoigne sans doute d’un
certain anthropomorphisme propre aux représentations pré-modernes en
général, voire d’une mentalité animiste, qui projette des propriétés
subjectives (comme le besoin) dans les objets.
Quoi qu’il en soit, il ressort de tout cela que l’idée d’une conscience
permanente, omnisciente et omniprésente n’est qu’une idée, une
construction arbitraire et complètement fausse. Les Bouddhistes ne
retiennent dans leur ontologie réductrice qu’une succession d’actes de
connaissance singuliers mêmes s’ils admettent, conventionnellement, des «
relations » de cause à effet.
Autrement dit, pour eux, il n’existe qu’une multiplicité de choses sans
unité, des séries de cognitions sans sujet connaissant ni agent.
III. Où l’on montre l’impossibilité de
cette thèse adverse

1.
(Réponse de l’auteur à ces objections : )
C’est vrai.
Mais, bien qu’elle naisse d’une impression d’une expérience antérieure,
cette cognition qu’est la remémoration est confinée en elle-même. Elle est
incapable de savoir que cette expérience est l’expérience originelle.

La remémoration naît bien d’un réveil des impressions des expériences


antérieures. Pourtant, elle ne connaît qu’elle-même, car elle est confinée en
elle-même. Il est impossible, en effet, (que la remémoration) reconnaisse
l’expérience antérieure comme (antérieure), car elle ne peut être présente
à157 celte expérience antérieure.

Commentaire
Utpaladeva admet que les explications de Dharmakīrti sont valables,
mais elles n’expliquent pas tout.
En effet, les Bouddhistes admettent eux-mêmes que les « cognitions » —
terme qui englobe ici les perceptions sensorielles et toutes les opérations
mentales — sont « confinées en elles-mêmes ». En ce sens que chaque acte
de connaissance ne connaît que lui-même. Une pensée est, en effet,
incapable de penser une autre pensée. Une sensation de rouge ne « sent »
pas une sensation de bleu. Il faut donc admettre un acte de conscience
synthétique qui nous permet d’unifier les sensations et toutes les cognitions
en général.
Il en va de même pour la mémoire. S’il n’y avait vraiment que des
impressions — sans une conscience unificatrice — , alors certes la vue de
cette table activerait une impression de table semblable. Mais jamais je ne
pourrais me dire que « j’ai déjà vu cette table-là, c’est la même table, je la
reconnais ». Une perception présente évoquerait des images en nous, sans
que nous soyons capables d’identifier ces images comme renvoyant à des «
expériences passées ». On ne pourrait même pas dire que « cette table est la
même ». Non, notre expérience serait une simple succession de perceptions
et de pensées, sans ordre, sans que nous soyons capables de catégoriser les
choses, de les identifier. Nous vivrions dans un éternel présent, sans être
capables de comparer, d’imaginer le futur ou de nous remémorer un passé.
Même si nous avions des impressions passées, nous ne saurions pas qu’elles
se rapportent à un passé, à notre passé.

2.
Une cognition ne fait apparaître qu’elle-même par elle-même et ne peut
être illuminée par une autre (cognition). Ainsi, l’expérience d’une saveur
n’est pas révélée par l’expérience d’une couleur. Dès lors, le fait (qu’une
remémoration) naisse d’impressions (explique) sa similitude (avec
l’expérience antérieure), et non la reconnaissance de cette (expérience
antérieure comme telle).

Chaque acte de connaissance, en effet, ne connaît que lui-même. Il ne


peut être connu par un autre acte de connaissance. Si les expériences de
couleur et de saveur se « sentaient » mutuellement, alors elles seraient des
nbjets de connaissance l’une pour l’autre. De sorte qu’il n’y aurait plus
aucune restriction (dans l’activité) des organes des sens. Le fait que (la
remémoration) naisse d’une impression d’une expérience antérieure
(explique) sa ressemblance (avec l’expérience antérieure), mais non qu’il y
ait reconnaissance de cette expérience antérieure.158 Puisque, de fait,
(l’impression est incapable de reconnaîtrc l’cxpcrience antérieure), même
cette ressemblance ne peut être expliquée.

3.
Objection (des Bouddhistes):
La remémoration est une erreur qui consiste à projeter un jugement
comme ayant un fondement objectif, alors que (l’expérience d’origine et
son contenu) ne sont pas présents objectivement (à la remémoration).
(Réponse d’Utpaladeva:)
- Cela aussi est inconsistant.

On ne peut pas non plus dire que la remémoration n’a un préfèrent


objectif que sur le mode de l’erreur, en ce sens qu’elle prendrait son propre
acte de jugement pour une expérience antérieure et son objet, alors même
qu’il est impossible qu’ils soient présents, à la manière (dont on perçoit
erronément) de l’argent dans une huître.

Commentaire
Le Bouddhiste rappelle que l’objet de la perception originelle et la
perception elle-même ont cessé d’exister au moment de la remémoration.
Se remémorer, c’est donc former un jugement sur quelque chose qui n’a
plus d’existence objective. Celui qui se remémore projette une impression
subjective sur une perception présente. Il croit connaître quelque chose,
alors qu’il l’y a mis lui-même, comme celui qui rêve croit avoir affaire à un
monde donné ou comme celui qui croit voir de l’argent (une impression
d’une perception passée maintenant disparue) là où il n’y a que de la nacre.
Cela est, bien sûr, valable pour toutes les autres opérations mentales. À
chaque fois qu’on juge, qu’on pense, on croit constater une réalité donnée,
alors qu’on la construit de toutes pièces.
La mémoire se dévoile donc ne consister qu’en une illusion de
connaissance, comme tous les jugements.
L’auteur explique à présent pourquoi cette thèse est inadmissible.

4.
Comment peut-on réduire la remémoration à cela ? Et comment
l’existence des choses naîtrait-elle d’une méprise ? À quoi bon, alors,
soutenir que la remémoration dépend des impressions des expériences
antérieures ?

Il n’est pas logiquement tenable que la remémoration ne soit qu’un


jugement (sans fondement objectif) sous prétexte que l’expérience
antérieure n’est pas mise en lumière parce que son objet (d’origine) n’est
plus présent ! La reconnaissance de l’objet de l’expérience antérieure ne
peut non plus être une erreur. En outre, à quoi bon soutenir que (la
remémoration) se produit à partir des impressions sur le mode de l’erreur,
alors (qu’au contraire, selon vous,) elle en est à tous égards différente,
puisqu’elle n’appréhende pas l’expérience antérieure ?

Commentaire
Aux objections des Bouddhistes, Utpaladeva apporte au fond toujours la
même réponse : Ce que vous dites est vrai, mais cela ne correspon qu’à une
partie de la vérité. Telle que vous la formulez, votre théorie ne peut rendre
compte du fonctionnement des choses et de l’espérience ordinaire.
De plus, si la mémoire n’est vraiment qu’une forme d’illusion, pourquoi
dire qu’elle est fondée sur des impressions des expériences antérieures ? Si
elle dérive d’une perception dircctc originelle, alors la mémoire — qui n’est
qu’une réactivation de l’impression laissée par cette perception originelle
— ne peut être entièrement différente de l’objet qu’elle fait revivre. Elle ne
peut être dépourvue de tout fondement objectif. Et si la remémoration n’a
vraiment aucun rapport avec l’objet, alors à quoi bon cette théorie des
impressions inconscientes, qui sont comme des intermédiaires mettant en
rapport la perception originelle et la remémoration ?
En somme, Utpaladeva relève cette contradiction dans l’objection
bouddhiste elle-méme : - D’une part, les Bouddhistes disent que la
remémoration n’a pas accès à la perception d’origine ; - Mais d’autre part,
ils affirment également que la remémoration naît d’une impression laissée
par la perception d’origine et lui ressemblant. Si l’erreur est dissemblance
entre une représentation et l’objet qu’elle vise, alors il faut admettre que la
remémoration n’est, au pire, que partiellement fausse. Ce qui revient à dire
qu’elle partiellement vraie. Or, si tout est différent d’instant en instant, si
rien ne demeure absolument semblable, comment expliquer que la
remémoration soit au moins en partie semblable à l’expérience d’origine ?
Et s’il y a bien de la permanence, comment en rendre compte ?

5.
Et si les jugements, privés de conscience159, ne sont (toujours que) des
erreurs, alors il n’y aurait aucune existence objective160. Si elles sont
douées de conscience, les choses ne pourraient pas (non plus) exister,
puisque chacune est confinée à elle-même.

(Selon vous), ce sont les jugements qui reconnaissent erronément les


objets. Or, (cette activité) ne connaît qu’elle-même. Et elle n’est pas
consciente (des objets ou des impressions). Comment dès lors peut-elle
contribuer à reconnaître quoi que ce soil ? Même si on la disait douée de
conscience, elle ne ferait apparaître que des objets passés (sans jamais rien
connaître de nouveau), ou bien mettre en lumière ses propres imaginations à
l’intérieur d’elle-même.161 (Le jugement erroné) n’est (donc) pas la source
(de l’existence du monde objectif).

6.
De sorte que l’existence humaine, qui naît justement de reconnaissances
unificatrices de cognitions qui sont mutuellement. séparées et incapables de
se connaître les unes les autres, périrait...

Les cognitions sont confinées à elles seules. Elles ne peuvent êtres objets
de connaissance pour les autres (cognitions), puisqu’elles sont par nature
révélatrices d’elles-mêmes (seulement). Dès lors, comment le monde des
transactions quotidiennes, lui qui culmine dans l’enseignement de la vérité
ultime, qui consiste (lui aussi) en des unifications d’objets les uns avec les
autres, serait-il possible ?

Commentaire
Le fonctionnement des choses, le « monde des transactions quotidiennes
» est bien vécu par tous. Il possède donc une certaine réalité, Même les
Bouddhistes « fonctionnent » à travers un ensemble de jugements, de
pensées et de formulations qui culminent dans « l’enseignement de la vérité
ultime », c’est-à-dire dans l’élucidation de la réalité par les enseignements
bouddhistes. Comme le reconnaît la philosophie bouddhiste mādhyamika, il
est impossible d’enseigner la vérité ultime sans s’appuyer sur les vérités
conventionnelles, Autrement dit, pour indiquer la vérité qui dépasse
l’entendement, il faut nécessairement utiliser l’entendement. Il faut encore
dire avec des mots ce qui est au-delà des mots. Les mots, l’intellect et
l’univers qui se base sur lui ne peuvent donc être totalement faux. Ils
doivent donc être possibles. Or, selon la théorie bouddhiste, ce monde est
impossible. Leur théorie est donc fausse.
Il faut, à tout le moins, la compléter. C’est justement ce que fait
Utpaladeva :

7.
...S’il n’existait le grand Seigneur qui embrasse en lui-même toutes les
formes, qui est un, qui est conscience, possesseur des cognitions, des
remémorations et des négations.

L’unification mutuelle de la totalité des actes de connaissance des mots et


des choses est ce principe qu’est la conscience. Toutes les formes sont les
siennes, puisque rien d’autre (que lui) n’est logiquement possible. Les
Puissances de connaître, etc., sont les siennes. Il a dit : « Mémoire,
perception et négation viennent de Moi »162.

Commentaire
Au cours de ce chapitre, notre auteur a formulé un argument «
transcendantal ». C’est-à-dire qu’il cherche à nous convaincre que, sans la
conscience, rien ne serait possible. Absolument rien ne pourrait « être là »,
que ce soit en « réalité », en imagination ou en pensée. En effet, le monde
existe. Or, il ne pourrait exister si la conscience n’existait pas telle qu’on la
décrit (omnisciente et omnipotente). Par conséquent, il est vrai qu’elle
existe ainsi.
Concrètement, cela signifie que lorsque nous nous remémorons, c’cst
Dieu lui-même qui se remémore. De plus, c’est son être qu’il se remémore
alors, puisque tout ce qui est, est Dieu. Comme le dit une stance
traditionnelle anonyme : « Śiva est celui qui donne, Siva est celui qui jouit,
Siva est tout cet univers ; ainsi donc, dans les activités conscientes, tant du
côté des mots que du côté des choses, il n’y a aucune expérience qui ne soit
Siva. En vérité, dans un intellect.163 qui s’est identifié à Śiva, (la personne)
apparaît de toute part identique à Siva. Si cette (personne) part, où irait-elle,
puisque tout est Śiva ? »164
IV. Description de la Puissance de
remémoration

1.
Car c’est la (conscience) autonome, elle qui connaît directement l’objet
de l’expérience antérieure et qui continue d’exister ensuite, qui appréhende
la chose165. Voilà ce que c’est que se remémorer.

La mise en lumière de l’objet de l’expérience antérieure ne cesse pas


(après cette expérience), puisque (le sujet de cette expérience) continue
d’exister ensuite sous la forme de ce sujet qui connaît directement
l’expérience antérieure de l’objet. La prise de conscience de la chose, telle
qu’elle fut perçue en son objectivité, appartient à cet Un qui est le Seigneur,
l’agent. C’est cette fonction que l’on nomme « mémoire ».

Commentaire
Comme Utpaladeva l’affirmera plus loin, « tout existe toujours dans la
conscience ». Thèse centrale, qui signifie que lorsqu’un objet « disparaît »,
c’est-à-dire cesse d’exister, il est en réalité redevenu identique à l’acte par
lequel il était « apparu ». L’objet a donc deux modes d’existence : il existe
soit comme conscience, soit comme objet de la conscience. Il est tantôt
séparé de la conscience (mais toujours « dans » la conscience), soit
purement et simplement identique à elle. Il n’a donc jamais d’existence
propre, mais, par contre, il existe toujours en un sens ou en un autre. On
peut le comparer à une vague sur l’océan qui existe toujours comme « eau
», mais dont la forme propre est, elle, accidentelle.
Dès lors, se remémorer consiste à extraire de l’océan de la Manifestation
indivise telle ou telle apparence propre à un objet — la « table », par
exemple — par un acte de prise de conscience. Car, tout est constamment «
présent » à la conscience, C’est elle qui, librement, désire mettre en avant
telle apparence en reléguant telle autre à l’arrière-plan (dans la
Manifestation indivise). Autrement dit, le «Passé» » est tout aussi présent, à
chaque instant, que ne l’est la situation « présente ». Les perceptions «
présentes », tout comme les souvenirs « passés » existent, sont présentes en
puissance dans le Présent intemporel de la conscience ressaisissant la
Manifestation en sa totalité. La seule différence entre la perception actuelle
de la table et son souvenir, c’est que j’adjoins au souvenir le trait « être
passé » et que, peut-être, l’apparence de la table est moins vive. Mais la
table en elle-même, qu’elle soit « réelle », passée, présente ou imaginaire,
est la même table. Et elle est éternellement présente comme pure
Manifestation, de même que la forme de la statue est présente dans le bloc
de pierre.
Une meilleure analogie est proposée par Maheśvarānanda dans son
Florilège166. La Manifestation — l’être-là pur et simple — est comme ces
dessins équivoques, dans lesquels on peut voir soit un vase, soit deux
visages se faisant face. Les deux formes, les deux apparences, sont toujours
en-présentes en puissance. C’est notre conscience, douée du pouvoir de
mettre en avant telle ou telle silhouette, qui « extrait » de l’ensemble le vase
ou les visages. Ce type de figure est d’ailleurs un excellent exemple de la
manière dont la Manifestation (Śiva) et la conscience (Sakti) se répondent
et se déterminent mutuellement.
La Reconnaissance admet que la continuité entre l’objet perçu à l’origine
et sa remémoration s’explique en partie par les traces inconscientes laissées
par l’expérience d’origine. Mais cette impression de continuité, cette
reconnaissance de l’identité ou de la ressemblance entre plusieurs choses ou
plusieurs expériences, ne s’explique que parce que, au-delà de l’objet
remémoré, c’est à nous-mêmes, en tant que Manifestation indivise, auquel
nous accédons par la remémoration, comme par tout acte de conscience.
Car toute conscience, empirique ou abstraite, immédiate ou conceptuelle,
vraie ou fausse, est eonscicnce de soi, c’est-à-dire de la Manifestation, que
métaphoriquement l’on appelle Siva. C’est donc Siva qui se remémore
Śiva. Et l’acte de remémoration est sa Puissance (Śakti).

2.
Et (celui qui se remémore ainsi) peut se rendre la chose apparente lors de
(la remémoration). (Cela peut être) la simple apparence (d’un aspect) de la
jarre, ou bien son intégralité (dotée de tous ses aspects). Car (le sujet qui se
remémore) prend conscience de la chose en sa singularité, telle qu’elle
apparut à l’origine167.

Grâce à la Puissance de remémoration, (le sujet qui se remémore) peut


parfaitement rendre manifeste, en sa singularité, l’objet de l’expérience
originelle. Lors de la remémoration168, il se le représente sur le mode
objectif169. Autrement, il ne pourrait y avoir conscience (d’un objet) qui
n’est plus actuellement mis en lumière. Dès lors, il n’y a aucun mal à dire
qu’au moment de la remémoration, il y a l’apparence (d’une chose) qui
pourtant n’existe plus. Simplement, l’objet apparaît tantôt clairement sous
la forme d’une apparence unique, (c’est-à-dire limitée à l’une des
nombreuses apparences qui la constituent) comme, par exemple : « jarre »,
« dorée », « substance solide », « existence », etc., selon l’intention (du
sujet) ; tantôt, au contraire, (l’objet apparaît) en son intégralité
conformément à l’intention (du sujet). Ou encore, (le sujet) dont l’attention
se recueille intensément et sans interruption, visualise directement l’objet
perçu (à l’origine).

Commentaire
Nous avons vu que le monde ne saurait être une simple illusion. Nos
jugements, notre mémoire nous font connaître des choses, et pas seulement
des impressions subjectives. L’acte de remémoration doit donc mettre en
lumière l’objet lui-même. Autrement, la remémoration ne serait pas un acte
de connaissance. Or, comme on vient de le voir, Utpaladeva refuse que la
remémoration, qui est présente dans toutes nos expériences, ne soit qu’une
forme d’erreur. Avant d’expliquer cette stance, lisons la suivante :

3.
De plus, il ne serait pas correct (d’affirmer que l’objet) apparaît (en tant
que) remémoré, s’il (apparaît) comme séparé de l’acte de remémoration170.
Dès lors, il y a (nécessairement) une unité des cognitions qui (se produisent)
en des temps différents. C’est elle, le sujet connaissant171.

De plus, l’objet de l’expérience antérieure qui apparaît actuellement


accompagné de (cette) expérience, dans cette mise en lumière qu’est la
remémoration de cet instant, est nécessairement identique à l’acte de
remémoration. Car ce qui se trouve en dehors de172 (toute) mise en lumière
ne peut absolument pas être actuellement mis en lumière. De sorte qu’il y a
une unité des actes cognitifs que sont la perception directe et la
remémoration. C’est elle le Soi, le sujet conscient. Car, en cffct :...

Commentaire
Dans le verset précédent, l’auteur rappelait que l’objet remémoré doit
apparaître comme ayant une existence distincte de l’acte de remémoration.
Autrement, la remémoration ne serait qu’imagination, sans fondement
objectif. À présent, il rappelle que l’acte de remémoration doit aussi
appréhender l’objet comme embrassé en cet acte. Sans cela, on ne pourrait
distinguer une remémoration d’une perception directe.
Autrement dit, la remémoration ressortit à un régime assez particulier de
la conscience : elle n’est ni pure construction imaginaire, ni perception
directe d’un objet. D’où sa valeur d’exemple : cet acte fait bel et bien
connaître un objet, mais il le fait connaître comme étant inclus dans cet acte
même, tout comme la conscience — la Puissance du Seigneur — fait
apparaître en elle-même des objets distincts d’elle. L’acte de remémoration
offre donc un paradigme (un exemple à valeur pratique) de la
reconnaissance.

4.
De fait, dans l’acte de remémoration l’expérience originelle n’apparaît
pas séparée (de cet acte) comme l’est l’objet (d’une perception). Car elle
apparaît comme prenant appui sur le Soi, comme lorsqu’on dit « J’ai (déjà)
perçu (cela) auparavant ».

Dans l’acte de remémoration, l’expérience originelle n’apparaît pas


comme séparée (de l’acte par lequel on connaît l’objet), au contraire de
l’objet de l’expérience (originelle) présentement remémoré. Car notre soi
— référent de la représentation « je » — apparaît clairement en tant que
constituant cette expérience (originelle). Et le Soi est précisément ce
référent qui est présent en différents temps. Il est ce dont on a conscience
(lorsqu’on dit) « je ».

Commentaire
Après avoir distingué la remémoration de l’imagination et de la
perception sensorielle, Utpaladeva définit la remémoration en termes
positifs : elle est un acte dans lequel l’objet apparaît comme séparé de soi
(comme dans l’expérience originelle), mais dans lequel on s’identifie à
l’expérience originelle (cette expérience, je l’ai faite).
« Et le Soi est ce référent qui est présent en différents temps » ou dans les
différents moments. Autrement dit, le Soi est une sorte d’éternel présent au
sein duquel s’élaborent les notions temporelles de « passé », « présent » et «
futur ». « Ce dont on a conscience » : par cet acte linguistique, le Soi
devient objet de conscience. Mais en fait, le Soi, c’est la conscience. L’acte
de dire « je » est donc un acte de conscience de soi ou bien de conscience
pure, c’est-à-dire sans objet défini. Comme la conscience constitue le fond
de notre subjectivité, cette conscience pure est aussi pure connaissance de
soi. Comme dit Paul Valéry, « sentir la connaissance même, et point d’objet
» 173.
De plus, nous avons dit avant que toute conscience est conscience de soi
ou du Soi. Cependant, la plupart des actes de conscience (pensées,
perception, mémoire) sont limités à la mesure de leur objet (la table ou la
jarre, par exemple). Quand je perçois la table, c’est certes Dieu qui se
perçoit lui-même. Mais il s’agit là d’une perception, d’une connaissance
très partielle. En revanche, il y a d’autres représentations qui, mêmes
limitées, sont plus complètes ou du moins qui pointent vers la Manifestation
intégrale. Et « je » est, par excellence, un tel acte de conscience. Même si,
pour l’individu ordinaire, ce terme désigne un ensemble limité d’apparences
et non la Manifestation indivise, néanmoins celui-ci effectue déjà par cet
acte du « je » une synthèse de plusieurs apparences, de même que le « je »
parfait est un acte d’unification de ressaisissement de la Manifestation en
son intégralité. Entre ces deux actes, il n’y a qu’une différence de degré, et
non de nature. Autrement dit, la représentation « je », pour ce qu’elle paraît
conditionnée, n’en est pas moins la représentation qui a le plus de
ressemblance avec la parfaite connaissance de soi qu’est la Puissance de
Siva, la Déesse. La Reconnaissance, au contraire du Bouddhisme et
d’autres philosophies de l’Inde, ne prescrit donc pas un anéantissement du «
jc » par une déconstruction systématique, mais propose, au contraire, un
élargissenient de cet acte de connaissance, jusqu’à ce qu’il embrasse en lui-
même absolument tout. Ce qui, en un sens, est déjà le cas. Mais encore faut-
il le reconnaître, d’où l’utilité des raisonnements de la Reconnaisscance.
Mais revenons au présent passage. Les cognitions, les actes de
conscience ont des objets. Ils sont des « conscience de » quelque chose.
Mais ces cognitions elles-mêmes ne sont pas des objets. Elle ne sont pas
appréhendables sur le mode du « cela » objectif. Elles sont inséparables de
la conscience.

5.
Même dans le cas particulier de la perception yoguique des cognitions
(d’autrui), celles-ci n’apparaissent pas (comme séparées de la conscience du
yogin). Elles apparaissent nécessairement identiques à notre propre
conscience174, même si (l’on considère qu’elles) sont du domaine des objets
de connaissance.

Même aux omniscients175, les cognitions d’autrui ne peuvent apparaître


que si elles s’appuient sur leur Soi176. Car il est dans leur nature qu’elles ne
peuvent devenir objet de conscience qu’à travers notre propre conscience.
Par conséquent, ces yogins (« omniscients »), en réalité, s’identifient à
autrui. Même si (l’on) range (les cognitions d’autrui) dans la catégorie des
objets de connaissance, à l’exemple d’une jarre, etc., ces (cognitions
d’autrui) devraient alors apparaître (à la fois) en leur individualité distincte
(et) en leur forme identique à la pure conscience, si cela se produisait.

Commentaire
Utpaladeva répond ici à une objection des Bouddhistes : Certes, disent-
ils, nous nous identifions à nos cognitions, nous ne les appréhendons pas
comme nous appréhendons les choses séparées de nous. N’y a t-il pas,
cependant, une exception ? Les adeptes du yoga, en effet, sont réputés
acquérir des facultés extraordinaires, dont la télépathie. Or, dans la
télépathie, il semble bien que l’on perçoive les pensées d’autrui sur le mode
objectif.
L’auteur rétorque que cette connaissance télépathique n’est possible que
dans la mesure où l’on s’identifie à la conscience d’autrui. Et celle
identification n’est elle-même possible que parce qu’il n’y a jamais eu, en
réalité, qu’une seule et même conscience. Connaître les choses connues par
un autre, c’est être l’acte même par lequel il les connaît. C’est, au sens
strict, être cet autre. Car c’est en se reconnaissant comme conscience
impersonnelle, qu’éventuellement une personne peut sentir ce que sent une
autre personne. Cette subjectivité transpersonnelle est le fondement des
subjectivités personnelles comme de l’intersuhjectivité. On sait que
Schopenhauer voyait dans le phénomène de la sympathie — et peut-être
dans celui de la télépathie — une preuve de cette vérité métaphysique selon
laquelle nous ne sommes tous qu’un seul et même Être. Seulement, pour
Schopenhauer, cet Être ne peut être connu directement, alors que pour
Utpaladeva, au contraire, cet Être est la conscience, objet de la
connaissance la plus pure et la plus immédiate.
De plus, même les cognitions d’autrui ne peuvent être connues sur le
mode du « cela » car, pour être connues sur le mode objectif, les cognitions
d’autrui devraient posséder deux caractères contradictoires. D’une part, en
effet, cette cognition devrait posséder ses contours propres, qui la
distinguent des autres cognitions, afin de pouvoir être identifiée comme
cognition d’une jarre. Mais d’autre part, elle devrait être conscience ou
connaissance pure, et donc, indistincte, pour être la cognition d’une jarre.
Les pensées d’autrui sont donc connues exactement de la même manière
que nous pensons nos pensées. Nous pouvons, par le langage, faire comme
si nous objectivions nos pensées. Mais, en réalité, l’acte de connaissance
lui-même, l’acte qui fait connaître, qui fait apparaître, est la conscience. Et
cet acte ne se réduit jamais à un objet connaissable sur le mode du « cela ».
Seul le « je » pur et simple ressaisit la conscience en elle-même. Utpaladeva
l’explique dans la stance qui suit :

6.
Lorsqu’on se remémore ceci : « J’ai déjà vu cela de la même façon »,
cela n’est aussi qu’une analyse grammaticale de (l’acte de remémoration
brute) que l’on peut formuler ainsi : « (Cela) a été vu par moi ».

Cette proposition (dans laquelle l’expérience semble appréhendée)


séparément (du sujet connaissant) : « J’ai eu cette même expérience »177,
n’est aussi qu’une formulation résultant d’une analyse de l’acte de
remémoration (formulé) ainsi : «(Cela) fut perçut par moi », qui consiste
précisément à se représenter l’expérience comme résidant à l’intérieur du
sujet connaissant.

Commentaire
Utpaladeva répond à une autre objection : N’est-il pas vrai qu’on se
remémore nos expériences elles-mêmes, et non pas seulement leurs objets ?
Cela ne prouve t-il pas que les actes cognitifs ne sont que des objets eux
aussi, et que donc la « subjectivité » n’est en réalité qu’un flux d’objets?
Non, répond notre auteur. Car lorsque que nous réifions cet acte qu’est la
conscience ou la connaissance, lorsque nous en faisons un « cela », nous ne
faisons qu’exercer un des pouvoirs du langage. Celui-ci a, en effet, le
pouvoir de transformer l’expérience, c’est-à-dire la conscience ou la
connaissance, en « choses », en ceci et en cela. Le langage est donc cette
Puissance178 — redoutable — par laquelle la Manifestation se méprend
elle-même. Alors que tout ce qui est est Soi — pure subjectivité -, elle
l’appréhende — elle s’appréhende elle-même — sur le mode objectif. Dès
lors, elle s’oublie partiellement et s’identifie aux choses, aux objets, qui ne
sont que des fragments de la Manifestation. Il importe donc de ne pas
oublier que la conscience n’est jamais une chose, même lorsqu’on en parle
comme si elle en était une. Car elle est un acte, un mouvement absolu qu’il
est impossible de représenter sous la forme statique d’un objet179. Mais
cette illusion est quasiment inévitable lorsqu’on communique, ainsi que
nous en avertit Abhinavagupta.
Le langage est à la fois la source de toutes les illusions et le plus puissant
outil pour s’en délivrer. Autrement dit, le langage est comme tous les
pouvoirs — illimités — de la conscience : Si la conscience s’oublie, le
langage démultiplie et perpétue cette confusion. Si la conscience se
reconnaît pleinement, le langage est transfiguré. Il devient alors
connaissance pure. Car, en réalité, la conscience est une parole à la fois
indicible et qu’on ne peut faire taire,

7.
De même, ce jugement : « Je vois cela, c’est une jarre » implique180 aussi
que l’expérience est inséparable de l’agent qui émet ce jugement.

De même, lorsqu’on pense un objet qui se trouve directement face à


nous, que ce soit sous la forme d’un « Je vois cette jarre », ou bien du «
C’est une jarre », l’expérience que l’on appréhende est constituée par le
sujet connaissant.

Commentaire
De même que toute remémoration est l’acte d’une conscience
atemporelle, de même toute perception n’existe que dans la conscience,
désignée par le mot « je ». La conscience est toujours présente, même si elle
n’est pas explicitement formulée dans la phrase. Ceci n’est pas sans
rappeler la distinction que fait Husserl entre ego empirique et ego
transcendantal.

8.
Lorsque l’on juge que « Ceci est vu par moi », (puis que) « Cela est vu
(dans un acte de remémoration)», ces deux objets, bien que l’un soit
appréhendé et que l’autre soit celui qui l’appréhende, apparaissent (tous les
deux) dans le sujet connaissant.

De tout cela on peut conclure que181, dans l’acte de remémoration ou


bien dans l’acte d’imagination pure — qui sont tous les deux fondés sur
l’appréhension d’expériences (antérieures) -, seul l’objet peut
(légitimement) être formulé objectivement sans même qu’il soit besoin d’y
adjoindre le mot « expérience »182.
(Quoi qu’il en soit), même si, en vertu de Māyā, ils semblent séparés183,
le sujet et l’objet de l’expérience sont toujours et partout184 immergés dans
un seul et même sujet coanaissant.
V. Description de la Puissance de
perception

1.
L’apparition, « à l’extérieur » (de la conscience), des phénomènes qui
sont en ce moment même apparents n’est possible que s’ils existent « à
l’intérieur » (de la conscience).

Même dans la perception directe (d’un objet), l’apparence des objets en


tant que séparés (du sujet) n’est possible que dans la mesure où ceux-ci sont
immergés dans le sujet connaissant.

Commentaire
Après avoir démontré que la mémoire, serait impossible sans une
conscience permanente, l’auteur démontre que même la perception des
choses directement présentes à nos sens serait inconcevable sans cette
même conscience. Autrement dit, les choses, passées ou présentes,
n’existent que grâce à l’acte de conscience qui anime remémoration et
perception. La conscience possède donc les « Puissances » (śakti) de
remémoration et de perception.

2.
Si l’objet n’est pas à cet instant185 même mis en lumière, il reste
invisible, comme il le fut jusqu’alors. Et le fait d’être mis en lumière ne
peut être séparé (de l’objet lui-même). Le fait d’être apparent est l’essence
de l’objet.

Si la jarre n’avait pas pour essence le fait d’être apparent — cela même
que l’on nomme « sujet connaissant » —, (alors), de même que (la jarre)
n’était pas apparente avant (l’acte de perception), elle le resterait au
moment de l’acte de perception. De plus, le fait d’être actuellement mis en
lumière186 est, pour un objet apparent, son essence même. (L’objet) n’est
absolument pas séparé (de son apparence).

Commentaire
Après avoir montré comment la mémoire n’est possible que sous la
condition d’une conscience permanente, Utpaladeva montre la même chose
de la perception sensorielle. Ici, le mot « connaissance » désigne la
perception sensorielle, et non plus les cognitions en général.
Ce chapitre est peut-être celui qui fait voir le plus clairement le
raisonnement ici à l’œuvre dans l’ouvrage tout entier : un mouvement qui
consiste à ramener une chose à son essence, à ce qui la rend possible, à ce
sans quoi elle ne pourrait exister.
Et tout d’abord, l’auteur défend la thèse selon laquelle « être, c’est
apparaître ». En effet, les choses n’apparaissent jamais en dehors de l’acte
d’apparaîlre. L’apparence, ou apparaître, est donc leur essence. Utpaladeva
commence par considérer l’apparaître des objets des cinq sens. Mais on
s’apercevra par la suite qu’en réalité il prend « apparence » en sa plus large
acception. De fait, cet apparaître se donne comme une sorte de claire
lumière, celle dans laquelle toutes choses, concrètes ou abstraites, « réelles
» ou imaginées, viennent au jour. Cette lumière est l’existence même,
affirmera-t-il plus loin. Il ajoute qu’elle est le sujet connaissant et elle est
connue par soi187. Elle est, en effet, le Soi, notre véritable essence. C’est
elle que désigne le mot « Seigneur ».

3.
Si l’apparence était séparée (de l’objet) tout en étant (elle-même)
indifférenciée, l’objet deviendrait alors confus. L’objet de l’apparence est
lui-même apparence. Et il est impossible de prouver (qu’il existe quoi que
ce soit) en dehors du fait d’apparaître188.
(À première vue), l’apparence pure et simple (est indifférenciée en elle-
même) et elle est séparée de l’objet. Elle (serait alors) commune à tous les
objets. (Dès lors), les différences entre les choses s’estomperaient189. De
sorte que (l’on serait incapable de reconnaître que) « Cela est l’apparence
de la jarre », « Ceci est celle d’un vêtement ». Par conséquent, l’acte qui
prouve (l’existence) de l’objet repose sur son identité avec son apparence.
Commentaire
C’est l’acte par lequel l’objet est mis en lumière qui le crée avec ses traits
caractéristiques. La conscience n’est pas une lumière inerte que viendraient
affecter des objets « extérieurs » à elle. Car, dans ce cas, la conscience serait
incapable de distinguer chaque objet.
Ce verset a une autre implication d’égale importance : l’Apparence n’est
pas une autre entité que les choses qui apparaissent. Cette lumière qu’est
Siva n’est pas un arrière-monde. Il n’est donc pas nécessaire de repousser
les apparences pour découvrir le Réel absolu. Mais il faut, en revanche, le
reconnaître dans sa totalité. Les choses sont pure Manifestation, pure
Apparence : elles sont donc identiques à Śiva. De sorte que, lorsque la
Reconnaissance affirme que la Manifestation est l’essence de l’objet, il ne
faut pas penser à cette essence comme à une entité séparée de ce qui se
donne à nous à chaque instant. On peut certes avancer que rien ne saurait
exister sans apparaître d’aucune façon, ne serait-ce qu’en imagination, et
que telle chose n’est absolument rien en dehors de son apparence. Mais il
s’agit seulement d’une distinction provisoire. Car, en définitive, la chose
est, tout entière, apparence. La seule raison qui permet de dire qu’une chose
est autre chose justement que son apparence, c’est que cette apparence
brute, donnée, est ressaisie par un acte de conscience. C’est cet acte, liberté
incarnée, qui scinde l’apparence vierge. En effet, ce sont la conscience, la
pensée et le langage190 qui découpent l’Apparence, pour distinguer en elle «
la table », « l’apparence de la table », « son essence », et mille autres choses
encore.

4.
(Objection du réaliste :)
Puisque la conscience est indifférenciée, elle ne peut être la cause des
apparences en leur diversité. Si l’apparence des choses n’a pas de cause
(apparente), on doit inférer (l’existence d’objets) à l’extérieur (de la
conscience comme étant les causes de cette variété des apparences).

L’acte de prouver l’existence des choses qui ne sont point conscientes par
elles-mêmes n’est rien d’autre que le fait d’être actuellement apparent. Et
cela même est leur réalité : l’apparence les constitue. Dès lors, il n’y a dans
(l’acte de perception de l’objet) qu’un seul et même acte de conscience.
L’apparence d’objets qui se diversifient instant après instant, alors même
que (cette lumière qu’est la conscience) est sans diversité, nous fait deviner
comme cause (de cette variété) une réalité extérieure, autre que cette
(conscience), qui n’est pas actuellement mise en lumière. (On devine cette
cause) comme (on infère l’existence) des organes des sens (à partir de leurs
effets)191.

Commentaire
Ce sont à présent des Bouddhistes réalistes qui formulent une objection
contre la thèse fondamentale de la Reconnaissance, selon laquelle « être,
c’est apparaître ». En effet, la conscience, qui est le fait d’être actuellement
apparent, est simple en elle-même. Comment alors expliquer cette variété
des apparences et des actes de conscience ? Certes, on ne perçoit jamais une
chose que « dans » sa perception. Mais, même si rien n’apparaît en dehors
de l’acte d’apparaître, ne doit-on pas néanmoins inférer qu’il y a des objets
différents, existants en dehors de tout acte de conscience, et qui sont causes,
non pas de l’acte d’apparaître, mais de la variété du contenu de ces actes ?
L’objecteur poursuit son raisonnement : Si vous êtes idéaliste, peut-être
invoquerez-vous les impressions laissées par les actes de conscience passés
pour expliquer la diversité des expériences présentes ? La diversité des
impressions présentes dans la conscience serait alors la cause de la variété
des représentations actuelles. Mais, dans ce cas, l’on pourra se demander
d’où vient cette diversité des impressions. Si l’on répond qu’elle provient
des représentations passées portant sur des apparences variées, on revient au
point de départ : D’où vient cette diversité des apparences ? Autrement dit,
selon cette objection, Utpaladeva a involontairement prouvé l’existence
d’une réalité indépendante de la conscience en croyant établir le contraire !
Pour ces réalistes, en effet, l’existence d’une réalité extérieure à la
perception qu’on en a ne peut, certes, être perçue, mais elle peut être
inférée, exactement comme de l’apparence de la fumée on infère l’existence
d’un feu invisible. Les objets extérieurs sont alors les causes des
perceptions, des apparences.
Mais l’objecteur hésite (ou bien l’auteur le fait hésiter) : Devine-ton, ou
bien infère-t-on cette réalité-en-soi qui échappe par définition à tout acte de
conscience ? Comme on l’a vu dans le premier chapitre, on ne peut inférer,
au sens strict, que des objets d’une expérience passée ou possible. Dans le
cas présent, on utilise donc le terme « deviner ». Dès lors, l’existence d’une
réalité extérieure n’est qu’une conjecture, et non une connaissance valide.
C’est pourquoi Utpaladeva pourra, dans sa réponse, rappeler au réaliste que
son hypothèse n’est pas entièrement fondée. Avant cela, l’objecteur
complète son argument, en montrant qu’en appeler à l’existence de traces
inconscientes ne ferait que repousser la difficulté sans la résoudre :

5.
On ne peut invoquer ici un réveil d’impressions variées comme cause
(des apparences variées). Car quelle est l’origine de la variété de ces
(impressions) réactivées ?

Le réveil des impressions variées (laissées par les expériences passées)


est identique à l’acte de conscience. Quelle est alors la cause de leur
variété ? Par conséquent, la cause de ces apparences différenciées n’est rien
d’autre que la réalité extérieure.

6.
(Réponse :)
- C’est bien possible. (Mais) puisque le fonctionnement des choses est
possible (aussi) en se contentant des apparences, à quoi bon cette autre
(réalité) extérieure qui ne peut être fondée en raison ?

Le fonctionnement des choses dépend des choses en tant précisément


qu’elles sont actuellement apparentes. Qu’elles soient de simples
apparences ! Quel mal y a-t-il à cela ? Puisque cela suffit à assurer le cours
des choses, à quoi bon postuler une réalité extérieure ? De plus, (l’existence
de) l’objet extérieur peut être réfutée par des preuves valides : S’il a des
parties, (il est réfuté) puisque cela reviendrait à lui attribuer des
caractéristiques contradictoires, etc. S’il n’a pas de parties, il est (réfuté) de
nombreuses façons, puisqu’il est en contact avec les six directions de
l’espace192, etc.
Commentaire
Notre auteur reprend ici une critique de l’existence des atomes, formulée
d’abord par l’idéalisme bouddhique193 : Les atomes sont censés être
dépourvus de parties. Mais, pour s’agréger les uns aux autres, ils doivent se
toucher au moyen de leurs parties. Donc, les atomes seraient à la fois
composés de parties et incomposés. Il y a là manifestement une
contradiction.
Les choses ne sont que des apparences. Cette thèse est assurément
idéaliste, dans la mesure où elle refuse aux choses toute existence propre en
dehors de leur apparence, et donc en dehors des représentations qu’on en
a194.
Se pose alors le problème suivant : Une fois le réalisme réfuté, comment
l’idéalisme peut-il expliquer la production des phénomènes ? Si ce ne sont
pas les atomes ou une quelconque matière première qui sont la cause des
apparences que nous percevons, alors quelle est cette cause ? Car toute
démarche idéaliste comporte deux grands moments : un premier moment de
réfutation de l’attitude réaliste, qui consiste à croire naïvement que les
apparences sont des apparences des choses — les choses existant en dehors
des apparences auxquelles elles donnent lieu ; puis, en un second moment,
l’idéaliste doit remplacer l’explication réaliste par une autre. Destruction de
la vision naïve, profane, de la réalité, suivit d’une reconstruction du monde.
Ce schéma cycle est celui-là même de la divinité faisant apparaître de
monde hors d’elle-même puis le réabsorbant. Le monde est d’abord «
digéré », puis créé une nouvelle fois, mais d’une manière adéquate, c’est-à-
dire comme étant créé par la conscience même qui l’appréhende. Sur le plan
du yoga, cela correspond aux phases d’introversions et d’extroversions qui
se succèdent pour l’adepte. A travers cette alternance, le monde profane est
anéantit de plus en plus profondément par la conscience pour être rénové de
plus en plus librement. Sur le plan religieux, ce pouvoir de consummer et de
faire renaître les apparences est personnifié par la déesse Kālī. Celle-ci n’est
autre que le Temps, en tant qu’il engloutit tous les phénomènes et les
engendre. On voit ici encore comment la tradition initiatique à laquelle
l’auteur appartenait a influencé son discours philosophique.
Or, si la réfutation du réalisme est assez aisée, le remplacer est une
entreprise d’un tout autre ordre. Car, à première vue, remplacer les atomes
par un Dieu omniscient et omnipotent, c’est remplacer un problème par une
autre, encore plus grand ! Or, Utpaladeva voit bien ces difficultés, et
prépare son discours sur la manière dont la conscience produit les
apparences par cette remarque : « Puisque le fonctionnement des choses
(vyavahāra) est possible (syāt) en se contentant des apparences, à quoi bon
cette autre réalité extérieure », celle de la Nature ou celle des atomes, « qui
ne peut être fondée en raison », c’est-à-dire dont l’existence indépendante
ne peut être prouvée ? Autrement dit, pour le moment, Utpaladeva concède
que le concept d’une conscience produisant le monde est assez vague. Mais
— et cela seul est important ici — cette thèse n’est du moins pas plus
obscure que la thèse réaliste, et elle est en outre possible, dépourvue de
contradiction, alors que l’existence des atomes est, quant à elle, impossible
en tant qu’elle enveloppe une contradiction. Après avoir montré que le
réalisme est une position intenable, il montre à présent que l’idéalisme est,
quant à lui, possible.
De plus, la thèse idéaliste est plus économe. Pourquoi s’encombrer
d’innombrables atomes problématiques pour expliquer les choses ?
Pourquoi ne pas choisir la solution plus élégante de la production par la
conscience, unique et évidente195 ? Car, pour fonctionner, pour mener à
bien nos tâches quotidiennes — et notamment pour communiquer —, nous
n’avons nullement besoin d’admettre l’existence d’une réalité extérieure
aux apparences et à notre conscience. Ce dont nous avons besoin, c’est
d’apparences cohérentes. Comme le dit plus loin l’auteur, c’est cette
cohérence des apparences entre elles qui distinguent l’état de veille « réel »
des illusions et des rêves. Leibniz, philosophe et homme de science du
XVIème siècle, affirmera lui aussi que ce dont la science a besoin pour
trouver des lois et prévoir les phénomènes, ce n’est pas d’un monde existant
réellement hors de l’esprit, mais simplement d’apparences régulières,
congruentes et cohérentes. Nous pouvons fonctionner dans un songe,
pourvu que ce soit un songe bien lié.

7.
Car Dieu, qui est la conscience, fait apparaître hors (de lui) tous ces
objets qui existent en (lui). Il le fait à la manière d’un yogin : par la force de
son désir, sans (avoir besoin d’un) matériau.

C’est ce principe qu’est la conscience qui, en vertu de sa souveraineté,


fait apparaître comme existant hors (de lui) l’ensemble des objets tels que la
jarre, le vêtement, etc. Il est l’apparence évidente196 de son propre Soi197,
en vertu de sa Puissance illimitée, par la force de son désir, sans même une
cause (matérielle) comme l’argile, etc.

Commentaire
Ici, la créativité ordinaire est illustrée par l’activité du potier. Par contre,
celle de la conscience est illustrée par les pouvoirs extraordinaires attribués
aux yogins dans les cultures de l’Inde. En effet, le potier a besoin d’argile
(une cause matérielle) et d’un tour (cause instrumentale) pour rendre visible
la jarre qu’il désire. Alors qu’un yogi est réputé pouvoir faire surgir un tel
objet par son seul désir.
L’auteur réfute maintenant la thèse selon laquelle il serait possible
d’inférer l’existence d’une réalité-en-soi :

8.
Et l’on ne peut admettre une inférence lorsque (son objet) n’a jamais été
apparent. (De même), une faculté sensorielle devient apparente à travers
l’apparence d’une chose qui est (un exemple de) cause, telle une graine, etc.

Une inférence est un acte de conscience portant sur un objet existant dans
(la conscience, dans la mesure où il a été au moins une fois) perçu
directement auparavant. (Cet acte opère) en vertu de la perception d’un
objet invariablement concomitant avec cet objet (d’une perception directe
antérieure), en tant que lié avec tel et tel temps et lieux, etc. La faculté
sensorielle est, elle aussi, inférée en quelque sorte comme cause (des
perceptions sensorielles). Et cette (cause) apparaît précisément à partir de
l’apparence de la graine, etc.

Commentaire
Utpaladeva veut démontrer qu’il est impossible d’inférer l’existence
d’une réalité indépendante de toute conscience, qui serait cause des
apparences.
Car inférer, c’est relier une apparence présente (la fumée sur la colline) à
une apparence passée (la fumée au-dessus d’un feu domestique). Or,
personne n’a jamais rien perçu en dehors de l’acte même par lequel il le
percevait. Donc, l’inférence ne porte, elle aussi, que sur des choses «
immergées » dans la conscience et dans l’apparence.
Puis. le réaliste illustre son raisonnement par une analogie : Inférer
l’existence la chosc-cn-soi à partir de son apparence, prétend-il, c’est
comme inférer une cause à partir de ses effets, comme nous le montre
l’exemple des facultés sensorielles (la vue, par exemple). Utpaladeva
rétorque que, dans ce cas, l’inférence permet seulement de conclure qu’il y
a une cause, sans déterminer ce qu’est cette cause. Et l’idée que « tout effet
a une cause » a une origine entièrement empirique et apparente : Il y a
d’abord observation de l’apparence de la graine plantée, puis l’apparition
de la pousse, etc. Ici encore, tout est apparence. Et la cause de ces
apparences peut tout aussi bien être le seul désir de la conscience. Cette
hypothèse est, selon Utpaladeva, préférable, car plus simple, plus économe
en conjectures.
Il montre à présent comment tout ceci confirme sa thèse selon laquelle
tout est apparence :

9.
En revanche, il n’y a eu absolument aucune apparence de cette (soi-
disant) réalité en dehors de l’acte d’apparaître. Donc on ne peut prouver
(l’existence d’une réalité indépendante de la conscience), même par une
inférence.

(Dans tous les cas envisagés), il n’y a pas eu d’apparence en dehors de


l’apparence de la jarre, etc., car c’est impossible. Dès lors, même
l’inférence ne peut prouver (l’existence d’une réalité en dehors de l’acte
d’apparaître).

10.
Les choses198 n’apparaissent que dans le Soi, qui est le Seigneur.
Autrement, cet acte de conscience qu’est le désir ne se produirait point.

En outre, comme pour le Soi — le Seigneur qui est conscience -, il y a,


de même, une apparence indifférenciée des objets. Autrement, cet acte de
conscience en forme de désir, dont l’objet est nécessairement déjà apparent,
en quoi consiste l’état de sujet créateur, ne pourrait avoir lieu.199

Commentaire
Jusqu’ici Utpaladeva a voulu démontrer que les choses se réduisent à leur
apparence. Mais on peut objecter à cela que les choses apparaissent ou
disparaissent en dehors de notre désir. Elles semblent suivre leur propre
logique, indépendante de notre volonté. N’est-ce pas la preuve que les
choses existent en dehors de notre conscience ? En d’autres termes, il est
vrai qu’on ne peut rien se représenter en dehors de la représentation qu’on
en a, que ce soit par une perception ou par l’imagination. Mais le fait
demeure que les choses nous résistent, nous contrarient. Par conséquent,
elles ont leur existence propre. Nous ne percevons certes pas cette
existence, mais notre désir contrarié l’éprouve bel et bien.
L’auteur répond en reprenant son argument central, mais sous une forme
adaptée à son objet, le désir. Car le désir est un acte intentionnel. Il vise un
objet. On désir loujours quelque chose ou quelqu’un, même si ses traits
restent confus. Or, pour désirer une chose, et non pas une autre, il faut
nécessairement en avoir conscience. Il faut que cette chose apparaisse, aux
sens ou à l’entendement. Donc le désir, lui-aussi, dépend de la conscience.
Il n’est possible que dans et par un acte conscient. Le désir, c’est-à-dire la
volonté, est également une Puissanee du Seigneur.
Dans cette stance, « l’apparence de l’objet » désigne la présence de
l’objet. En effet, désirer ou créer, c’est simplement faire apparaître à
l’extérieur de soi ce qui était déjà présent à l’intérieur. C’est manifester
comme différent ce qui jusqu’alors semblait identique à soi, à la pure
Apparence. Pour pouvoir désirer une chose, une apparence ayant forme
propre, il faut donc que cette chose soit déjà présente, mais présente
potentiellement, en tant que pure apparence indifférenciée et pure
conscience, identique à soi. Désirer une chose, c’est donc connaître un
aspect de soi — de l’Apparence indivise — et le faire apparaître « à
l’extérieur », comme étant séparé de soi, c’est-à-dire des autres apparences,
et en particulier de ces apparences auxquelles nous nous identifions, à
savoir le corps et ses prolongements éventuels.
En reprenant l’analogie aristotélicienne de la sculpture, on dira que celle-
ci est déjà présente en puissance dans le bloc de pierre. Pour la créer, le
sculpteur se contente de l’extraire du bloc, de séparer sa forme propre de
cette masse, mais aussi de l’abstraire de sa propre conscience, dans laquelle
cette forme reposait jusqu’alors.

Après avoir démontré, depuis le début de ce cinquième chapitre, que tout


se réduit à l’apparence, Utpaladeva montre maintenant que l’apparence est
animée par la conscience :

11.
« L’essence de l’apparence est l’acte de conscience », ont déclaré ceux
qui savent200. Autrement, l’apparence, même mélangée201 à son objet,
(n’aurait pas conscience de cet objet), à l’image d’un cristal de roche inerte
(qui n’a pas conscience des choses qui se reflètent en lui).
La prise de conscience de soi est l’attribut essentiel de l’apparence. Sans
elle, (l’apparence), même informée par un objet distinct, serait seulement
transparente et non point douée de conscience, car (elle) ne serait pas «
savourée »202.
Commentaire
Cette stance marque un tournant dans la démonstration d’Utpaladeva.
Jusqu’à présent, il démontrait qu’être, c’est apparaître, rien n’existant en
dehors du fait d’apparaître, en dehors de cette « lumière » (prakāśa). Il
ajoute maintenant que toute apparence est conscience, ou acte de
conscience (vimarśa). En d’autres termes, il a montré que l’essence de
l’objet — quel qu’il soit — est Siva. Il montre à présent que l’objet n’est
rien sans le sujet, et que l’essence du sujet est la Déesse (Sakti). L’Être pur,
en effet, serait bien peu de chose s’il n’avait pas conscience de lui-même.
Selon le langage imagé des tantras, « sans sa Puissance, Śiva ne serait qu’un
cadavre »203.

12.
Voilà justement pourquoi on dit que le Soi est conscience, c’est-à-dire le
fait d’être agent, d’être conscience en acte, d’être cette activité qu’est la
conscience. Car c’est cela qui distingue (la conscience) de ce qui n’est pas
doué de conscience.

La conscience, c’est-à-dire la conscience en acte, le pouvoir de connaître,


bien qu’étant un attribut (décrivant le Soi), en est l’aspect essentiel. On la
nomme « acte de prise de conscience » du réel, qui est le Soi. C’est cela qui
distingue (le Soi) de ce qui n’est pas doué de conscience. Cette activité
qu’est la conscience, c’est précisément être l’agent de l’acte de conscience.

Commentaire
Le pouvoir de faire retour sur soi, de se ressaisir, désigné ici par plusieurs
termes synonymes, est l’attribut essentiel, ou principal, de notre véritable
essence. « C’est justement pourquoi on l’appelle conscience ». En effet, le
Soi possède d’autres caractéristiques : Comme l’espace, il est infini.
Comme un miroir, il accueille en lui-même d’innombrables apparences.
Mais ni l’espace ni le miroir ni aucune autre chose ne peuvent se connaître,
se sentir eux-mêmes. Ceci n’appartient qu’au Soi, au sujet connaissant, et
c’est cela, la conscience.

Après avoir réduit les choses à l’Apparence (Śiva) et l’Apparence à la


conscience (Sakti), l’auteur réduit finalement la conscience à la liberté
(svātantrya) :

13.
La conscience est prise de conscience de soi. Elle est la parole
Suprême204 qui s’élève de son propre accord. Elle est, avant tout, liberté,
souveraineté du Soi suprême.

Elle est Parole primordiale, dont le sens n’est point différencié (en
syllabes et en mots), sans origine ni fin. En essence, elle est conscience
éternelle, elle ne dépend de rien d’autre (qu’elle-même). Elle est purement
et simplement liberté qui ne dépend pas d’autre chose, désignée par le mot
« souveraineté ».

Commentaire
Cet acte de conscience est liberté. Le terme est ici répété deux fois. Il
pourrait aussi bien être traduit par in-dépendance. Cette indépendance doit
ici se comprendre par rapport à la connaissance. Exister, on l’a vu, c’est être
connu. Or, toutes les choses, concrètes ou abstraites, ne sont connues que
par la conscience. Elles dépendent donc de la conscience. Mais elle-même
se connaît par elle-même, sans dépendre de rien d’autre. Elle est donc
absolument indépendante.
La liberté est ainsi l’attribut essentiel du Soi, strictement équivalent au
terme « conscience » souligné jusqu’ici. On pourrait le traduire
différemment : « indépendance », « autonomie », « fait d’être à soi-même
l’instrument de son propre déploiement ».
Cette liberté ainsi comprise est la « souveraineté » du Soi, de
l’Apparence pure qui est le Seigneur, Siva. C’est par la conscience qu’il a
de lui-même, en effet, que Siva est vivant et libre, libre de se connaître ou
bien de se méconnaître. La conscience, en introduisant la possibilité d’une
distance entre l’objet et le sujet, rend aussi possible les erreurs
d’interprétation qui caractérisent notre existence ordinaire. Par la
conscience, la réalité n’est plus seulement un fait « objectif », donné,
existant en-soi, niais aussi une multitude sans cesse changeante de « pour-
soi », de points de vue variés et contradictoires.
Si l’on récapitule, on s’aperçoit que : 1 - L’objet a pour essence
l’apparence ; 2 - L’apparence a pour essence la conscience, et 3 - La
conscience est liberté.

14.
Elle est une fulguration205 de lumière, existence absolue206. Elle n’est pas
modifiée par le temps et le lieu. On proclame qu’elle est, avant tout, le cœur
du Seigneur suprême.

Elle est fulguration de lumière, elle est l’agent de cette fulguration. Elle
n’est pas l’opposé du non-être, (car) elle infuse (aussi) le non-être. Elle est
existence, manifestation. Elle est l’agent de l’acte d’exister. Éternelle, elle
n’est pas affectée par temps et lieux. Elle est cette puissance d’activité
qu’est la conscience en acte. Elle est prise de conscience de soi207. Elle est
ce fondement qu’est notre Soi. Elle est le cœur du Seigneur suprême qui est
toute chose, dont parlent les Écritures révélées208.

Commentaire
Le Seigneur est tout ce qui est. Et la Déesse, « cœur du Seigneur », est la
vie du réel. Elle est ce qui fait de l’être une existence et un devenir, de
même que le cœur est cet organe qui fait d’un cadavre un corps animé. Bref,
la conscience est littéralement l’âme de l’univers.

15.
Il se fait lui-même objet de connaissance209. Cependant, l’objet connu
n’a pas (d’existence) indépendante (de la conscience). Car s’il se risquait à
cela210, sa liberté disparaîtrait.
En vertu de la pureté de cette liberté, il ne connaît absolument rien qui
n’ait son fondement en lui-même. Mais sa Puissance ne connaissant aucune
restriction, lui qui ne peul être objet de connaissance se fait lui-même objet
de connaissance. S’il dépendait d’un objet de connaissance séparé (de lui),
il ne serait plus agent ni sujet connaissant.

Commentaire
L’Absolu — la conscience — devient sont propre objet de conscience ou
de connaissance. Car il n’y a pas de conscience ou de connaissance sans
objet. Mais, comme il n’y a pas d’objet en dehors de l’Apparence, il faut
admettre que l’objet de la conscience est l’Apparence, cette Manifestation
qu’est Siva. Comme il n’y a que lui, et qu’il est nous-mêmes, il faut
affirmer que toute expérience est expérience de soi.
Contrairement à d’autres philosophies non-dualistes (comme celle de
Śaṅkara), la Reconnaissance soutient la thèse selon laquelle l’Absolu se
connaît lui-même. Il n’est pas simplement « Être-en-soi ». Et non seulement
il se connaît ainsi parfaitement, mais encore cette connaissance est si
parfaite qu’elle implique et enveloppe en elle-même une infinité de
représentations incomplètes de soi. Alors que Śaṅkara soutient que si
l’Absolu se connaissait lui-même, il souffrirait alors du défaut qu’est la
dualité entre soi et soi, la Reconnaissance choisit de voir dans cette même
dualité une liberté sans limites qui accroît encore l’excellence et la beauté
du réel comme Apparence.
Cette stance cherche en fait à tirer les dernières conséquences des thèses
précédentes : Si la conscience est absolument libre, alors c’est librement
qu’elle assume une apparence de servitude. La servitude est une expression
d’une liberté plus grande, plus primitive. Il en va de même pour tous les
attributs de la finitude : l’ignorance est un moment dans la connaissance
éternelle, tout entier tendu vers elle. C’est pourquoi, selon l’interprétation
d’Ahhinavagupta, ce système est également nommé trika, « triple ». Car la
réalité intégrale n’est pas seulement multiplicité, ni seulement unité, mais
plus encore une unité qui réconcilie en elle-même et intègre unité et
multiplicité. En ce sens, on pourrait gloser trika par « dialectique ». Le
monisme de la Reconnaissance n’est donc pas simple et exclusif de la
multiplicité, mais complexe et dialectique.

16.
Le Seigneur assure le fonctionnement des choses en se construisant
librement — c’est-à-dire sans dualité (entre le sujet et l’objet) — un soi
doué d’une liberté relative 211 au moyen de représentations telles que « le
Seigneur », etc.

C’est pourquoi le Seigneur se fait lui-même apparaître comme ce sujet


qui connaît en ce moment même212. (Il fait cela) par cette liberté qui est une
perfection caractérisée par une unité (du sujet) avec l’objet connu213. (Il fait
cela) grâce à des représeritations discursives comme « le Seigneur », « le
Bienfaisant », « le sujet connaissant », etc., afin (de rendre possible) des
activités ordinaires comme la visualisation (de la conscience), etc.

Commentaire
La conscience se connaît elle-même à chaque fois qu’elle connaît une
chose. Mais il s’agit d’une connaissance très partielle. « C’est une table »
est une connaissance partielle d’un fragment de l’Apparence intégrale. Ou
bien, on peut dire que c’est une conscience contractée d’une manifestation
limitée.
Cependant, certains objets, certaines apparences, sont censés rendre à la
conscience sa liberté native en inspirant l’acte de reconnaissance intégral de
soi : c’est le cas des idées comme celle de « Dieu », ainsi que de toutes les
représentations et les symboles rituels, en particuliers ceux qui sont révélés
par Śiva.
Il y a ainsi toute une gradation des connaissances, depuis les plus
fragmentaires et les plus bornées, jusqu’à la connaissance intégrale. Au plus
bas degré, l’absolu se prend pour une chose, plus ou moins limitée ou
impuissante; il croit qu’il connaît juste une table lorsqu’il connaît une table.
Au sommet qui est aussi fondement de toute connaissance, il sait que toute
connaissance est connaissance de soi. Même la table est apparence, donc
conscience et liberté. L’objet est donc reconnu de façon de plus en plus
adéquate : non simplement comme une chose, mais comme Soi autonome.
Le Soi s’apparaît à lui-même tantôt comme une chose totalement
étrangère (c’est le cas la plupart du temps) ; et tantôt comme une chose
aussi, mais comme une chose qui renvoie à notre essence réelle, une chose
qui nous rappelle que les choses sont la conscience. C’est ce type de
représentation qu’on trouve dans les rituels tantriques : des séquences de
représentations pour ramener à Soi, à la représentation « Je », à la
Manifestation infinie.

17.
Les différences (observées) dans les représentations concernant notre
identité n’affectent pas le Soi, car il constitue précisément ce dont on prend
conscience (lorsqu’on dit) « je », de même que l’action (dans une phrase)
est exprimée par (différents) suffixes (qui renvoient pourtant tous à une
seule et même action).

Ce dont on prend conscience (lorsqu’on dit) « je est l’état de sujet


connaissant au présent. Ce n’est pas un « cela » connaissable sur le mode de
l’objectivité. Parmi toutes les sortes d’actes de conscience et d’apparence,
c’est le sujet connaissant que désigne (aussi) le mot « Seigneur ».
Simplement, (cette connaissance est à présent214) générée par le biais de la
prise de conscience « je ». De même, le sens dénoté par (les termes) « il
cuit, (il met de l’eau, du bois sous la poêle) » est désigné par les mots «
action », etc., car il a été dit : « Les mots ‘action’, ‘qualité’, ‘genre’,
‘relation’, etc., ne désignent pas (directement) l’action, etc. puisqu’ils sont
dénotés principalement par (les termes) « Il cuisine », etc. (De même) par
les mots « Seigneur » et « Soi », on prend conscience ainsi: « je ». Mais ce
n’est pas précisément soi-même (dont on prend conscience). « Pas
précisément », c’est-à-dire pas directement. Pourtant, on y appréhende
vraiment (le Soi, de même que) l’acte de remémoration (appréhende l’objet)
de l’expérience (d’origine) au moyen de cette expérience même.

Commentaire
Cette stance s’appuie sur la grammaire sanskrite pour dire que des mots
qui désignent apparemment des entités radicalement distinctes (Dieu et la
créature) désignent en réalité un seul et même être : la conscience. Et la
raison d’être du présent discours est précisément de démontrer la légitimité
d’un tel usage.
De même que les différents éléments d’une phrase (« les facteurs de
l’action » — kāraka) contribuent chacun à produire une seule et même idée
d’action verbale (« il cuisine »), de même les mots « je » et « Seigneur »
sont deux représentations certes distinctes, mais qui nous font accéder à la
même réalité : la Manifestation indivise, l’Apparence pure.

18.
À cause de la puissance de Māyā, (l’acte de conscience) a un contenu
objectif séparé (de lui-même). (Il est alors) nommé, (selon le contexte) :
perception, imagination, jugement, etc.
À cause de la puissance de Māyā du Seigneur suprême qui est mise en
lumière, le monde, qui est notre Soi, apparaît comme séparé (de nous). Dès
lors, cette conscience elle-même est cognition de ce qui apparaît séparé (de
la conscience). Elle est (alors nommée) acte de remémoration, imagination
ou jugement. Bien qu’elle assume la forme des mouvements de l’intellect,
du sens commun, etc., elle est la conscience en acte (absolument libre).

19.
Même lors d’une perception directe, il y a conscience réfléchie215.
Comment pourrait-on autrement rendre raison de l’acte de courir, etc., (s’ils
étaient) dépourvus de toute opération réfléchie ?

Même lors d’une perception « directe », la conscience se représente


l’objet d’une manière subtile. Une action rapide se produit, en effet, grâce à
une reconnaissance synthétique du désir de quitter tel lieu visible à présent
et d’atteindre tel autre, etc.

Commentaire
Ici, Utpaladeva défend une idée capitale d’un point de vue spirituel. Car
pour le bouddhiste Dharmakīrti comme pour la plupart des systèmes
spirituels de l’Inde, la connaissance directe s’oppose à la connaissance
indirecte, celle qui est engendrée par l’intermédiaire de la pensée. Selon ce
point de vue, au premier instant d’une nouvelle expérience, nous percevons
d’abord directement la table, c’est-à-dire sans l’intervention d’aucune
pensée. Il s’agit d’une perception pure de tout jugement discursif. Puis, au
second instant, la conscience mentale intervient et projette un jugement sur
la pure apparence de la table. Alors que la connaissance directe est donnée
et donc vraie, la connaissance indirecte est élaborée, conditionnée par les
mots et donc foncièrement erronée. De sorte que cette sorte d’épistémologie
oppose perception et pensée.
Pour la Reconnaissance, au contraire, la connaissance « dépourvue de
constructions mentaies » et celle qui en est pourvue, sont toutes les deux
grosses de constructions mentales. De fait, explique Abhinavagupta, on ne
cesse jamais de penser, même dans les moments où l’on ne semble pas
avoir le temps de penser ou d’articuler quoi que ce soit. En réalité,
l’absence de pensées est l’état où les pensées sont à l’état « subtil », car
elles y sont confuses et comme « compressées » dans l’instant présent, dans
le désir en-deçà de tout discours. Quand on « pense », on ne fait « qu’ex-
pliquer » ce qu’on sait confusément. Ces deux états sont le prolongement
l’un de l’autre, tout comme l’action est le prolongement corporel de la
connaissance. Il s’agit d’un seul et même flux, qui passe du désir pur à la
pensée, puis à la parole et à l’action. Le premier instant enveloppe la
connaissance intuitive de tout ce qui sera pensé ou fait par la suite. Toute
pensée articulée est l’explicitation d’une pensée déjà présente de manière
subtile. Et ce qui interrompt les pensées ou les actes, ce sont les retours au
désir-intuition qui est à la source de toute pensée et de toute action. Ce
mouvement d’oscillation perpétuel entre l’intuitif et le discursif ou entre la
connaissance et l’action est inhérent à toutes les expériences. Il n’y a aucun
fossé entre eux, contrairement à ce qu’affirment les Bouddhistes comme
Dharmakīrti.

20.
Le jugement du type « Ceci est une jarre » est — abstraction faite du nom
et de la forme — le Soi lui-même, la puissance du Seigneur suprême. Mais
il n’apparaît pas objectivement.

Le jugement du type « Ceci » ou bien « Jarre », au-delà du nom et de la


forme qui apparaissent distinctement, n’est rien d’autre que la Puissance de
la conscience en acte. Mais il apparaît comme soi, identique (au sujet)216.
Commentaire
On pourrait penser que seule la connaissance au-delà de toute pensée est
connaissance réelle et absolue. Les autres formes de connaissances,
percluses de pensée et de mots, ne seraient alors que des illusions ou, du
moins, des formes de connaissance superficielles car étrangères à la vraie
connaissance.
Mais tel n’est pas le point de vue de notre auteur. En effet, même une
apparence limitée est Śiva, car elle est, en essence, Apparence ou
Manifestation. De la même manière, toute connaissance, même partielle ou
fragmentaire, est la Déesse, la connaissance que Siva a de lui-même. Donc,
les pensées et les mots sont également des Puissances divines qui animent
le réel.
Mais alors, si toute connaissance est connaissance du Soi —
connaissance éternelle par delà le lieu et le moment —, d’où vient que cette
connaissance paraisse multiple et changeante ? Il répond dans la stance
suivante :

21.
Simplement, la perception, la remémoration, le jugement, etc.,
apparaissent selon un ordre temporel, puisqu’ils se conforment aux temps,
aux lieux de l’objet connu comme séparé (du sujet).

L’objet de conscience distinct, comme la jarre, etc., apparaît à la


conscience comme séparé par tel temps et tel lieu à cause de la puissance de
Māyā. La perception, la remémoration, etc., apparaissent en des lieux et des
temps distincts, puisqu’elle est foncièrement identique à (cette objectivité
différenciée de la conscience).

Commentaire

Objet et sujet, apparences et représentations se conditionnent


mutuellement. Aux apparences multiples correspondent, en effet, autant de
représentations variées. À l’inverse, à une conscience toute fragmentée le
monde apparaît à tous égards marqué par la séparation217.
Ici, le Soi prend librement conscience de lui-même « par la puissance de
Māyā », c’est-à-dire comme une série d’apparences successives et
changeantes. Ces apparences se succèdent, engendrant ainsi le sens du
temps, dans la mesure où, précise plus loin l’auteur, elles se contredisent.
Par exemple, ma main semble grande vue de près, puis petite si je J’éloigne.
Pour surmonter ces contradictions, ces apparences se présentent l’une après
l’autre. Et l’entendement, qui est essentiellement la conscience, les ressaisit
ensemble, dans un jugement, c’est-à-dire comme plusieurs apparences se
rapportant à une seule et même entité (« la main »). À ce mode de
manifestation par sélection et synthèse correspondent les représentations
discursives (vikalpa), qui fonctionnent par exclusion de leur contrepartie.
L’idée de main, en effet, est produite par exclusion de son contraire, la
catégorie « non-main ». Car toute chose ayant une forme propre est relative
à son contraire. De sorte que toutes nos expériences sont animées par ces «
couples de contraires » (dvandva) chers à la pensée indienne.
Cependant, toute cette différenciation est due au contenu des apparences
et des représentations. C’est ce contenu qui les distingue et les multiplie.
Mais ce sont là seulement des caractéristiques accidentelles des apparences
et des représentations. Car une apparence peut bien être une apparence de
ceci ou de cela. Mais elle n’en demeure pas moins une apparence ou une
représentation. Son essence n’est pas dans son contenu, mais bien dans
l’apparence ou la représentation. En effet, ce qui apparaît varie, mais le fait
d’apparaître demeure, quant à lui, identique. L’apparaître est du côté de
l’essence, alors que son contenu est adventice. Et au fond, ce qui nous fait
parler des apparences et des représentations, c’est encore leur contenu
variable218. De sorte que finalement, abstraction faite des ces contenus
accidentels, il n’y a qu’une apparence et qu’une représentation : le Dieu et
la Déesse.
VI. Description de la Puissance
d’exclusion

Commentaire
Dans ce nouvcau chapitre, Utpaladeva réfute l’objection selon laquelle la
conscience ne serait qu’une construction mentale, dans la mesure où elle est
désignée par un mot,. Ce mot est « je » (aharṃ). Après avoir rappelé ce
qu’est une construction mentale selon les Bouddhistes, l’auteur montre que
cette délïnition ne concerne pas le mot « je au sens où il l’entend. Car il
s’agit bien d’un mot qu’on peut dire et penser, mais il désigne l’Absolu —
l’Apparence pure — et non pas une construction sans fondement.

1.
L’acte de conscience « Je » est l’essence de (toute) apparence. Bien qu’il
s’incarne en une parole, ce n’est pas une représentation discursive. Car
celle-ci est définie comme une affirmation qui projette une dualité.

L’acte de conscience « Je », qui est le Soi de l’apparence, ne peut être


appelé « représentation discursive », bien qu’il soit naturellement219 associé
au discours. Car (cet acte « je ») est la parole Suprême220. (Une
représentation discursive), en effet, est une affirmation qui suppose la
négation de son opposé. Or, il ne peut y avoir d’opposé de (l’Apparence).

Car, en effet :

2..
En effet, l’apparence de deux (objets) séparés, comme par exemple une
jarre et son opposé221, est possible. En revanche, il n’y a pas apparence
d’autre chose que l’apparence, en dehors d’elle.
Rien n’est possible en dehors de l’Apparence, car son opposé, la « non
apparence » séparée du fait d’apparaître, n’apparaît pas !222 Puisque
(l’apparence) ne peut être niée, puisque son opposé n’apparaît nulle part,
(l’acte de conscience « je ») cesse d’être une représentation discursive.

3.
Car on définit une représentation discursive comme l’affirmation d’un
(objet, du type :) « Ceci est une jarre », à partir d’une négation de ce qui
n’est pas cet (objet). (Cette affirmation par négation est possible)
uniquement par un sujet connaissant, capable de voir immédiatement l’objet
et (tout) ce qui n’est pas lui.

L’affirmation « C’est une jarre » est cette activité qu’on nomme «


représentation discursive ». Elle ne peut procéder que du sujet connaissant
libre, en qui sont immergées l’apparence de l’objet et de (tout) ce qu’il
n’est. pas, par un acte de négation de (tout) ce qui n’est pas cet (objet).

Commentaire
« Je » est conscience de l’apparence pure, de la Manifestation intégrale.
Comme rien n’apparaît sans apparaître, le fait d’apparaître n’a pas de
contraire. Même l’absence de manifestation se manifeste — existe — à
l’intérieur de cette Présence absolue qu’est le fait d’apparaître, d’être
manifeste. Donc, « Je » n’est pas une représentation discursive. Par contre,
« Je suis Paul » est une représentation discursive, car c’est par opposition
avec tout ce qui n’est pas Paul que cette représentation prend sens. Il faut
donc distinguer le « je qui est parfait, en ce sens qu’il est conscience
intégrale de l’Apparence, du « je suis Untel », imparfait, puisqu’il est la
prise de conscience par contra-distinction d’un fragment seulement de
l’Apparence. Le premier « Je » est absolu, alors que le second est relatif. Le
premier existe, en effet, par soi, tandis que le second se constitue en
s’opposant à d’autres apparences et d’autres consciences.
Cependant, il est important de noter que cet acte d’exclusion qui est la
marque caractéristique du langage et de la pensée ordinaire suppose à son
tour une conscience de tout ce que l’on exclut. Autrement dit, pour pouvoir
se représenter « une table », il faut connaître tout ce qui n’est pas cette
table : il faut être omniscient. Thèse qui peut sembler extravagante certes,
mais qui va dans le sens de ce que veut démontrer l’auteur : nous
connaissons, au moins sur le mode implicite, tout ce qu’il y a à connaître. Et
c’est pourquoi nous sommes le Seigneur.
Après avoir définit le « Je » pur, l’auteur définit le « je » factice :

4-5.
Quand cet acte de conscience « je » nie la réalité, qui est conscience
(indifférenciée), il porte alors sur un objet distinct, tel le corps, l’intellect ou
bien la sensation (prāṇa), ou bien encore cet (état de vide) que l’on imagine
comme un ciel vide. (Cet objet) apparaît alors en tant que sujet223. Cet (acte
de conscience)-là est bien une représentation discursive, parce qu’il naît de
l’apparence d’un opposé autre (que son objet), qui se trouve nié.

L’acte de conscience « je » est, en tant que sujet connaissant et à cause de


la puissance de Māyā du Seigneur qui est la conscience, ce qui fait
apparaître comme séparé (de lui) le corps, l’intellect, ou bien la sensation
intérieure ou encore, le vide lui-même, que l’on imagine semblable à
l’espace, et qui transcende les autres (objets). Cet (acte de conscience « je
») est bien une représentation discursive, du type « C’est une jarre ». Car
elle est produite par la négation des opposés qui apparaissent à cet instant,
comme le corps, ete.224
Commentaire
Après avoir montré ce que désignait naturellement le « je », à savoir la
conscience, Utpaladeva montre à présent en quoi consiste le « je » qui ne
désigne plus la conscience même, mais un produit de son activité : La
conscience apparaît ; mais lorsqu’elle se prend pour l’une de ces apparences
(le corps, par exemple) à l’exclusion de toutes les autres, le mot « je »
désigne alors cette apparence-là. Dès lors, le « je» n’est plus intégral. Il
n’est plus qu’une connaissance limitée d’une apparence limitée: c’est une
construction mentale, un «je» factice, élaboré à travers des opérations
complexes. On peut donc distinguer deux « je » : l’intégral et le factice. Le
premier est « intégral » parce qu’il appréhende l’apparence pure, illimitée,
non réifiée, essence de toutes les expériences possibles. Le second est
factice, car il est le produit d’opérations d’opposition et d’exclusion.
Retenons aussi qu’encore une fois, tous les mots ne sont pas également
faux. La plupart des mots désignent bien des constructions mentales : ils
n’ont qu’une validité relative. Mais certains mots comme « conscience », «
seigneur ou « je », désignent l’essence authentique, toujours présente,
immédiate. Ils sont donc absolument valides.
Enfin, ces deux stances expliquent comment la multiplicité des mots et
des choses naît d’une réalité unique.
C’est que, bien qu’absolument une, cette réalité a conscience d’elle-
même. Elle se connaît, se perçoit elle-même. Dès lors, elle peut se
reconnaître adéquatement, mais elle peut également se nier. Telle est sa
liberté souveraine.
Pour produire l’apparence de la table, elle commence donc par nier toutes
les autres apparences. De même, pour arriver à engendrer une conscience
individuelle, elle s’identifie à l’apparence de tel corps, à l’exclusion du
reste. Car, pour se poser comme corps limité, elle doit d’abord se nier
comme Apparence indifférenciée. Mais cette négation suppose à son tour
une conscience intégrale de cette Apparence, une position de l’Être pur et
indivis. Cette stance propose également une classification des objets, des
apparences, auxquelles nous pouvons nous identifier. En dehors du corps, il
y a, en allant vers « l’intérieur », la sensation interne, c’est-à-dire le corps
vécu, la respiration et toutes les activités organiques cycliques. Puis il y a
l’intellect, qui désigne ici toutes les activités autres que sensorielles
(abstraction, imagination, mémoire). Enfin, la dernière classe, celle du vide,
désigne les états d’inconscience en général, et plus particulièrement les
traces inconscientes qui affleurent plus ou moins en eux. Le corps
correspond à l’état de veille, de même que la sensation. L’intellect est
l’objet principal auquel nous nous identifions durant les rêves. Enfin, le
vide inconscient est l’objet que nous appréhendons durant les états
d’évanouissement ou de sommeil profond sans rêves. Remarquons que cet
état est dépourvu d’apparences objectives comme de pensées discursives.
Pourtant, il est lui-même un objet délimité, et non l’Apparence
indifférenciée. Ou plutôt, même s’il n’y a en cet état aucune division en
objets, il n’y a aucune conscience digne de ce nom. Par conséquent, il est
sans intérêt d’un point de vue spirituel. Autrement dit, et c’est là un point
crucial de la philosophie de la Reconnaissance, l’absence d’objets et de
pensée n’est pas un type d’état intéressant par lui-même. D’où l’absence ici
de descriptions détaillées des exercices de concentration et d’élimination
des pensées, descriptions pourtant si communes dans d’autres spiritualités
indiennes.
Après avoir expliqué comment la conscience s’identifie à ses propres
constructions mentales, l’auteur définit ce qu’est une construction mentale
(vikalpa) en général :

6.
L’acte de synthèse d’une apparence se manifestant présentement avec une
apparence passée est, lui aussi, une construction mentale225, puisqu’il
dérive des impressions (passées) et qu’il porte sur (des choses) qui
apparaissent séparées (de la conscience).

L’unification de différentes apparences distinctes comme le corps, le


vide, etc., avec une apparence antérieure, avec un acte d’identification226 ou
un nom, n’est qu’une construction mentale que l’on nomme «
reconnaissance ». Elle est une activité subjective fondée sur les
impressions, définies comme persistances des apparences antérieures.

Commentaire
Utpaladcva admet ici que la quasi-totalité des mots, c’est-à-dire aussi
bien des pensées, sont des constructions mentales. Encore une fois, notre
auteur ne se contente pas de réfuter les thèses des sceptiques bouddhistes. Il
montre plutôt ce qui leur manque pour être complètement vraies.
Autrement dit, il faut distinguer deux sortes de reconnaissance, tout
comme il y a deux sortes de « je ». La première sorte est factice, est
regroupe toutes les représentations conditionnées par la pensée et le
langage, à l’exception justement de la représentation « Je suis le Seigneur »,
qui est une représentation innée et incomposée, bien qu’il faille cet
enseignement de la Reconnaissance pour arriver enfin à la formuler. De
plus, même si on peut l’exprimer avec des mots, elle les dépasse depuis
toujours pour englober tous les mots possibles. Elle est la Déesse Parole
(vāgdevī), la Suprême, source de toute parole, de tout raisonnement. Elle est
une sorte de langage inné, identique à la connaissance parfaite de
l’Apparence, de Śiva, à travers laquelle il se reconnaît éternellement.
Et, puisque nous-mêmes, qui sommes le Seigneur, choisissons librement
de n’avoir que des représentations partielles et changeantes, alors
l’Apparence elle-même semble se fragmenter en d’innombrables
apparences séparées :
7.
De la même manière, en ce qui concerne le fonctionnement des choses, le
Seigneur vient habiter le corps, etc. Selon son désir, il fait alors apparaître
hors de (la conscience) la multitude des choses qui, (pourtant),
n’apparaissent que dans (la conscience).

En ce qui concerne la création telle qu’elle fut à l’origine, tout comme


dans le fonctionnement (ordinaire) des choses, le grand Seigneur s’installe
dans le corps, etc., comme en lui-même, à cause de la Puissance de Māyā.
C’est alors qu’il devient un sujet (limité). Grâce à sa Puissance d’agent, il
fait apparaître, instant après instant, hors (de la conscience) telle et telle
chose, qui n’apparaît (en fait) qu’en lui. Produire, ce n’est rien d’autre que
faire apparaître de cette façon. En revanche, s’il ne s’incarne pas dans le
corps, etc., alors toutes les choses apparaissent d’un seul coup, de leur
propre accord. On se dit alors : « Je suis (tout) cela (sans distinction) ».

Commentaire
La « création originelle » et la vie telle qu’elle se présente ordinairement
à nous sont en réalité deux régimes distincts de l’acte de conscience. Le
premier est un mode d’expérience dans lequel les objets apparaissent
clairement, mais sans être réifiés, ni appréhendés comme des objets
extérieurs à l’apparence et à la conscience de l’apparence. Ils sont
appréhendés globalement et en un seul instant éternel, à la manière dont
notre regard embrasse toute une ville depuis les hauteurs.
Mais surtout, il importe de comprendre que même nos expériences
limitées ne sont possible que dans et par l’expérience illimitée que le Réel a
de lui-méme :

8.
Par conséquent, il est certain que lors d’une remémoration ou d’une
représentation discursive — qui suppose négation — ou même lors d’une
perception, l’apparence n’existe que dans (l’acte de conscience).
Lors de n’importe quelle cognition, l’apparence de n’importe quel objet
apparent en cet instant n’existe toujours qu’immergé dans le sujet
connaissant, dans la conscience, selon son régime propre227.
9.
Cependant, lors d’une perception, qui consiste en l’apparence (d’un
objet) hors (de la conscience), (l’apparence) est naturelle, alors qu’elle est
informée par les expériences antérieures lors d’une remémoration, etc.

Lors d’une perception directe, qui est l’apparence (d’une chose) à


l’extérieur (de la conscience), l’apparence de l’objet (qui existe en réalité) à
l’intérieur de la conscience est toute naturelle228. Lors d’une remémoration,
etc., elle est, au contraire, constituée par une expérience antérieure. Voilà
pourquoi on dit que l’acte de remémoration naît des impressions (passées).

Commentaire
Autrement dit, toute expérience n’est autre qu’une connaissance que le
Seigneur a de lui-même. Mais certaines expériences sont inédites et
directes : le sujet ne se réfère pas explicitement au passé pour les juger. Ceci
dit, même une expérience dépourvue de toute pensée enveloppe des pensées
et des opérations mentales complexes. Ainsi, le pianiste joue maintenant sa
pièce sans penser, mais cette activité n’en est pas moins étayée
implicitement sur ses analyses passées de cette même œuvre. Donc, même
une activité apparemment automatique ou spontanée est en partie
conditionnée par des activités passées. Seulement, ce passé est plus ou
moins visible. Entre une représentation « non discursive » et un jugement
discursif, il n’y a donc que des différences de degrés. Cependant, cette
présence du discursif jusque dans les actes les plus immédiats est surtout
analysée par Abhinavagupta, le plus célèbre commentateur des Stances.
Utpaladeva, quant à lui, semble distinguer assez nettement entre la
perception directe, d’une part, et les représentations discursives (jugement,
imagination, mémoire), de l’autre. Cependant, il est loin de réduire ces
représentations à de simples erreurs, comme nous le rappelle la stance
suivante qui aborde le cas de l’imagination :

10.
Lorsqu’une représentation discursive évolue de son propre accord dans
l’intellect selon des apparences configurées à volonté, il s’agit aussi d’une
(apparence) parfaitement naturelle.
Mais une représentation discursive libre fait apparaître tel ou tel objet
tout à fait nouveau, et distingué par une (nouvelle) disposition de ses
parties. Elle est production d’un objet pour l’intellect, même si celui-ci n’a
jamais été vu par l’œil, etc. Ceci selon le désir (du sujet), sans égard pour le
fait qu’il n’a pas été perçu auparavant. (L’apparence de) cet objet est tout à
fait spontanée229.
Commentaire
C’est ici l’imagination qui est réhabilitée, au motif qu’elle est un signe
que même les êtres humains, en tant que finis, sont en réalités doués de la
Puissance de connaissance, c’est-à-dire du pouvoir de faire apparaître des
formes à volonté, indépendamment de tout conditionnement. Bien sûr, cette
indépendance de l’imagination n’est pas absolue, mais elle est néanmoins
irréductible à un simple mécanisme d’association d’idées.
Dans la dernière stance de ce chapitre, l’auteur va jusqu’à déclarer que
l’imagination est une faculté qui montre que nous sommes identiques au
Seigneur, au motif qu’elle est capable de créer du neuf, et non pas
seulement de reconfigurer des souvenirs :

11.
Puisqu’ils font apparaître des images selon leurs désirs, l’omniscience et
l’omnipotence de tous les êtres vivants230 sont clairement prouvées.
Puisque tous sont capables de percevoir et de façonner des objets inédits
lors d’une représentation discursive, l’omniscience et l’omnipotence sont
évidentes chez tous (les êtres).
VII. Description de l’unique
fondement

1.
De plus, cette intelligence intuitive qui est mêlée à la succession des mots
et de leur sens est le sujet connaissant, conscience infinie et dépourvue de
succession. C’est lui, le grand Seigneur.

De plus, cette apparence diversifiée par une succession des mots et de


leurs objets, qui n’existe que dans (la conscience), est le sujet connaissant,
ce qu’on appelle le « Soi » C’est la conscience infinie, dépourvue de toute
succession, présente au moment de chaque acte de conscience. Et c’est le
grand Seigneur, en tant que c’est elle qui façonne (tout) ce qui peut être
connu, ceci étant son corps.

Commentaire
« L’intelligence intuitive » (pratibhā) est cette intelligence innée qui nous
permet, par exemple, d’appréhender instantanément l’ordre des mots dans
une phrase, avant même que nous ne les pensions distinctement. Bref, c’est
l’intuition créatrice, le talent des artistes, ce qu’on appelait autrefois
l’inspiration ou le « don de vision », Abhinavagupta la compare à la vision
globale que l’on peut avoir d’une cité, depuis le sommet d’une colline. Elle
est une sorte de langage préverbal, analogue au logos des philosophes
néoplatoniciens. Comme dit Augustin, on comprend les choses à l’aide des
mots, mais on comprend les mots grâce à une intelligence innée, qu’il
appelle le «Maître intérieur ». Sans lui, les enfants ne pourraient jamais
commencer de comprendre quoi que ce soit. Ici, ce Verbe est personnifié
par la Déesse Parole, identique à la conscience, au « Je » parfait, qui est
cette parfaite connaissance que l’Être-Apparaître a toujours de lui-même.
Mais cette vision globale s’exprime aussi, aux plans de la pensée et du
langage, dans des successions de raisonnement et de signes. L’Un devient
Multiple dans le temps et l’espace. Mais la pensée effectue aussi des
synthèses, des jugements que sont des mises en relation de plusieurs
apparences ou représentations. Or, une telle mise en réseau serait
impossible sans une conscience unificatrice permanente capable, à ce titre,
de relier les phénomènes :

2.
La notion de « relation » est logiquement possible si les phénomènes sont
fondés en un seul et même sujet connaissant, à travers des actes de
conscience séparés, portant sur tel et tel (objet).

Une fois immergés dans l’océan de l’unique sujet connaissant à travers


les courants que sont les multiples actes de conscience, les différentes sortes
de phénomènes sont disposés en un réseau, celui du fonctionnement des
choses, (constitué notamment par) la relation de la cause à son effet, etc.

Commentaire
Utpaladeva applique maintenant son raisonnement à ces autres idées qui
tissent nos transactions quotidiennes, « le fonctionnement des choses », en
commençant par celle de relation. Car, si tout est relatif, comme disent
certains sceptiques, alors cette relativité n’est possible que dans et grâce à
un « milieu » unique qui relie tout.231 Toutefois, comprenons bien ici ce
point crucial : ce milieu qu’est la conscience n’est pas un troisième terme.
Ce n’est pas une autre entité, qui viendrait s’ajouter à celles qu’elle met en
relation. Autrement, il faudrait poser une quatrième entité pour relier les
termes reliés à la troisième entité qui les relie, et ainsi de suite, à l’infini.
Utpaladeva a consacré un opuscule à examiner de manière critique les
différentes conceptions de la relation qui prévalaient en son temps, pour
ensuite établir sa propre conception232. Il y prend acte des remarques de
Dharmakīrti. Toutes les définitions de la notion de relation enveloppent une
contradiction. Elles sont impossibles et donc sans réalité. Ce ne sont que les
étiquettes qu’un entendement égaré projette sur la réalité. Mais Utpaladeva
propose une autre définition de ce qu’est une relation, définition qui
s’appuie sur la conscience comme faculté de nier et d’exclure (apohtma233),
faculté analysée dans le chapitre précédent. Nous avons vu alors que la
conscience fragmente le tout de l’Apparence pour en abstraire telle ou telle
apparence particulière. Elle engendre ainsi une multiplicité d’apparences
isolées. Pour les mettre à nouveau en relation la conscience n’a donc pas
besoin de jeter un pont entre elles : il lui suffit de nier la négation qui les
sépare.
Car il n’y a qu’une seule réalité, ou plutôt un seul et même acte, que
notre imagination distingue en plusieurs pôles ou plusieurs moments. C’est
pourquoi aussi les relations, ainsi que presque toutes nos idées, qui
impliquent une relation, n’ont qu’une validité partielle et relative. Encore
une fois, il est très important de souligner qu’Utpaladeva ne défend pas ici
l’existence d’un arrière-monde intelligible peuplé d’essences immuables. Il
faut bien garder cela à l’esprit car, en bon dialecticien, il reviendra à
plusieurs reprises sur la question des « universaux ». Il défend notamment
l’idée selon laquelle les universaux, les idées générales, ne sont pas de
simples illusions. Beaucoup en ont conclu qu’il était sous ce rapport une
sorte de « réaliste ». En réalité, Utpaladeva veut simplement défendre la
thèse selon laquelle les idées ont une certaine validité. Une validité relative
et provisoire. Mais il y viendra plus loin.
Pour l’heure il continue de démontrer que nous ne pourrions forger des «
constructions mentales », si tout l’Être, toute l’Apparence, ne nous était pas
déjà présent sur un mode implicite :

3.
(Une relation) ne peut s’établir que s’il y a apparence simultanée des
objets (mis en relation). Car ceux-ci sont conjoints à une succession dans
l’espace et le temps et ils sont, chacun, confinés en eux-mêmes. Autrement,
comment pourrait-il y avoir mise en relation (des objets) ?

Les choses sont, dans leur apparence et leur essence, entièrement


confinées en elles-mêmes. Et leur mise en relation suppose une seule et
même apparence simultanée. Cette (apparence) indivise est concevable dans
la mesure où elle se trouve immergée dans le sujet connaissant.

4.
La perception directe d’une chose et de son absence ne concernent,
chacune, que tel et tel aspect séparé. Elles peuvent être la raison établissant
une relation de cause à effet (seulement si) elles sont produites par un seul
et même sujet connaissant.

Par la perception directe d’une chose et par son absence, on élabore une
relation de cause à effet ainsi que sa démonstration, dès lors qu’elles sont
mises en relation par un seul et même sujet connaissant. Tant qu’elles ne
sont pas mises en relation, la perception directe d’une chose et son absence
sont, chacune, anéanties l’une après l’autre, après avoir fait connaître leur
objet respectif. Elles sont incapables (à elles seules) d’indiquer qu’elles
dépendent l’une de l’autre.
Commentaire
Utpaladeva aborde ici une relation spécialement importante, celle de
cause à effet. Son argument consiste à dire que si la conscience changeait
comme changent les objets qu’elle perçoit, alors l’on ne pourrait jamais
concevoir de relation de cause à effet. En effet, selon la logique de
Dharmakīrti, pour établir une relation de cause à effet, il faut percevoir, par
exemple, que la pousse est toujours absente en l’absence de graine. Dès
lors, est-on en droit de dire que la graine est la cause de la pousse.
Seulement, fait observer Utpaladeva, ces perceptions se succèdent dans le
temps (ou plutôt, leur succession elle-même constitue le temps). Mais si la
conscience ne dure jamais plus d’un instant, comment pourrait-elle établir
un rapport entre elles ? Par conséquent, la conscience est permanente. C’est
seulement si elle l’est, que l’établissement de lois de causalité est possible.
Or, comment donc l’humanité pourrait-elle fonctionner sans ces lois ?

5.
L’acte de conscience de soi est, lors de l’acte de remémoration, la preuve
de l’existence de notre Soi. C’est lui, et nul autre, qui établit la présence de
l’expérience antérieure.

L’acte de conscience réflexif au moment de la remémoration n’est autre


que le sujet connaissant constitué par l’apparence d’un seul et même objet
(à des moments successifs). Car (au moment de la remémoration), la
conscience de l’expérience antérieure a cessé. Comme ce fut le cas
lorsqu’on a défini l’acte de remémoration, (c’est cet acte de conscience) qui
est la preuve (de la présence de l’expérience antérieure). Le statut d’effet —
qui joue le rôle de raison (logique)234 — ne peut être attribué à l’acte de
remémoration puisque, l’apparence de l’expérience antérieure n’étant plus
présente, une relation de cause à effet (entre les deux) ne peut être établie.

Commentaire
Comme on vient de le voir, le logicien bouddhiste tient que les relations
de cause à effet entre les choses sont des constructions mentales élaborées
sur la seule base de perceptions instantanées qui laissent des impressions,
réactivées à la vue de choses similaires. Utpaladeva rétorque qu’une
relation entre une cause et son effet suppose que ces deux choses puissent
être comparées. Elles doivent donc apparaître simultanément à un seul et
même sujet connaissant. Ce ne sont pas les choses elles-mêmes qui se
comparent entre elles et établissent des relations, puisqu’elles ne durent
chacune qu’un instant. S’il n’y avait que cela, on aurait seulement
l’expérience d’un pur instant présent. Chaque instant serait une expérience
unique et nouvelle, mais on ne le saurait jamais, puisqu’il n’y aurait
personne pour les comparer. Aucune notion, aucune idée, même illusoire et
sans fondement, n’apparaîtrait jamais. Tel est le sens de la stance qui suit :

6.
De même, la relation entre ce qui réfute et ce qui est réfuté porte sur des
cognitions qui sont, chacune, confinées en elles-mêmes et (de ce fait) ne se
contredisent nullement. (Une telle relation) n’est possible que si (les
cognitions) reposent sur un seul et même sujet connaissant.

Quel genre de contradiction pourrait-il y avoir entre des cognitions,


chacune étant confinée à sa seule apparence propre ? Dès lors, comment
pourrait-il y avoir (une relation) de réfutant à réfuté ? C’est au contraire
possible si (les cognitions) reposent en un seul et même sujet connaissant.

7.
(Objection du Bouddhiste:)
De même que la perception d’une surface vide implique du même coup
la perception qu’il n’y a pas de jarre (sur cette surface), de même la
cognition de la nacre (elle-même) est réfutation de la cognition (erronée) de
l’argent.
La cognition de l’absence de jarre, lorsqu’on dit qu’« il n’y a pas de jarre
sur cette surface », n’est rien d’autre que la connaissance que cette surface
est vide, puisque c’est la surface vide (elle-même) qui apparaît comme
absence de la jarre. De la même façon, on peut dire que la cognition de la
nacre est, en même temps, cognition de l’absence d’argent, puisque nacre et
argent ne se confondent pas mutuellement. Par conséquent, c’est la
perception directe elle-même qui réfute (la perception erronée).

Commentaire
Le Bouddhiste objecte ici en illustrant son raisonnement à l’aide d’un
exemple classique de perception erronée : je vois de l’argent, là où il n’y a
que la nacre d’une huître. D’abord, je vois de l’argent. Puis, je vois
clairement la nacre. Pour le Bouddhiste, cet acte de voir la nacre est, en lui-
même, réfutation de la perception précédente. Voir la nacre, c’est voir qu’il
n’y a pas d’argent. Il n’est pas nécessaire d’ajouter un autre jugement, en
plus des deux perceptions, qui les comparerait, et déciderait en faveur de
l’une d’elles. De la même manière, voir telle surface vide, c’est voir qu’il
n’y a pas de jarre dessus. C’est l’analyse ce dernier exemple que l’auteur
reprend d’abord :

8.
(Réponse d’Utpaladeva :)
- Ceci est irrecevable. La cognition de la surface vide prouve seulement
que cette surface n’est pas (une jarre). Mais (cela n’établit) pas l’absence,
sur cette surface, d’une jarre accessible aux sens.

La cognition de la surface vide prouve que cette surface n’est pas une
jarre, mais non point que sur cette surface il n’y a pas une jarre distincte (de
la surface), accessible aux sens.

Commentaire
Utpaladeva et les Bouddhistes distinguent deux sortes d’absence : (1)
l’absence d’un prédicat dans un sujet (« pas de jarre sur cette surface »), et
(2) l’absence du sujet lui-même, ou absence d’identité (« cette surface n’est
pas une jarre »). Or, la perception de la surface (du sol), à elle seule, prouve
seulement que cette surface n’est pas une jarre, mais ne suffit pas à établir
qu’il n’y a pas une jarre sur la surface. Autrement dit, jarre et surface sont
deux perceptions, deux cognitions distinctes, et seule une conscience qui
enveloppe les deux — qui les met en relation -, est à même de les comparer
et d’établir quel type de relation elles ont ou non. Une simple perception, en
elle-même, est incapable d’infirmer ou de confirmer une autre perception,
de quelque manière que ce soit, car chaque perception ne perçoit qu’elle-
même :

9.
La surface demeure une chose distincte, puisque chaque chose est
confinée en elle-même. Dès lors, comment une cognition accitientelle de la
(surface) suffirait-elle à y établir l’absence d’une autre chose ?

La surface est toujours distincte de ce qui est autre qu’elle. Dès lors,
comment sa cognition pourrait-elle établir parfois seulement l’absence sur
elle d’une autre chose, comme une jarre235 ? Être distinct d’une autre
(chose, comme) d’une jarre, peut parfois être une forme de la surface, à
condition que l’association avec une jarre soit aussi parfois sa forme
propre236. Mais ce n’est pas le cas. Il reste toujours deux choses, chacune
étant confinée en elle-même. Et l’association entre elles ne constitue pas
une autre chose distincte qui les envelopperait.
(Objection :) Pourtant, c’est un seul et même acte de connaissance, dans
lequel deux apparences sont unies, qui constitue en lui-même l’absence de
l’autre cognition en laquelle il n’y a qu’une seule apparence.
(Réponse :) - Néanmoins, (nous disons qu’une cognition) définit un objet
comme confiné en lui-même. (Autrement dit), déterminer l’absence de jarre
n’est pas une conséquence directe du donné (de la perception). C’est au
contraire le cas lors de la détermination de l’existence du lieu, qui dépend
de la perception de ce lieu237.
(Objection :) Néanmoins, on peut y parvenir à partir de l’absence d’effet,
c’est-à-dire par l’absence d’une seule et même cognition en laquelle les
deux choses sont apparentes.
(Réponse :) — Même cela est irrecevable. Ce serait un acte de
conception indirecte, alors que, (selon vous), l’établissement de la surface (
comme vide) a lieu directement à partir de sa perception.

Commentaire
Selon Dharmakiri, de même que la perception de la nacre est, purement
et simplement, réfutation de la présence d’argent dans l’huître, de même, la
perception de la surface est la perception de l’absence de jarre sur elle,
Cependant, pour que cette perception soit valide, elle doit remplir plusieurs
conditions : la chose non perçue (ici la jarre) doit être perceptible, si elle
était là. Cela tombe sous le sens. De plus, autre chose doit être pcrçu en son
lieu et place, en un seul et même acte cognitif.
Or, fait remarquer Utpaladeva, cela est impossible pour les perceptions
elles-mêmes, car elles sont « confinées », incapables de se mettre en
relation. La perception de la surface est perception de la surface, et rien
d’autre. Ce qui est curieux ici, c’est que cette idée, selon laquelle les
relations n’appartiennent pas aux choses mêmes, mais aux interprétations
que nous en faisons, semble être défendue par Utpaladeva. Ce qui montre
bien que ce dernier n’est pas une réaliste naïf. Nous devons, en effet,
comprendre qu’une relation n’est jamais perçue, elle est pensée, c’est-à-dire
construite. Seulement, cette élaboration est impossible sans une conscience
éternelle, car les perceptions sont, en elles-mêmes, dépourvues de tout
dynamisme et éphémères.
C’est pourquoi, dans la glose, le Bouddhiste reformule son objection : la
relation (d’absence, ici) entre la surface et la jarre absente, n’est pas dans la
surface elle-même, mais dans la perception de la surface. Et c’est cette
perception, déjà subjective, qui est pour ainsi dire déjà une sorte
d’inférence : la perception de la surface vide est une sorte d’effet duquel on
infère la cause, c’est-à-dire l’absence de la jarre.
Évidemment, cela ne fait que confirmer la thèse d’Utpaladeva : Ce qui
est en apparence une simple perception de l’absence d’une jarre est, en
réalité, une inférence, c’est-à-dire une mise en relation de plusieurs
cognitions, l’une présente (la surface) et l’autre, passée (la jarre). Ce qui va
également dans le sens de la thèse, chère à Abhinavagupta, selon laquelle
même les perceptions « brutes » sont constituées d’opérations complexes.
Or, cette activité complexe de synthèse d’éléments fugaces est impossible et
inexplicable si l’on refuse d’admettre que la conscience est éternelle,
omniprésente, omnisciente et omnipotente.
L’auteur présente sa propre explication de ce qu’est un jugement
d’absence :

10.
(Réponse d’Utpaladeva :)
En revanche, (voilà ce qu’on peut dire :) Il y a (sur la surface) un rai de
lumière ou bien, pour l’aveugle, un contact doux, chaud, etc. « Là se trouve
(une surface) » : voilà ce qui prouve que la surface n’a pas d’objet de
cognition identique à une jarre.

«Il n’y a pas de jarre sur cette (surface), elle s’y trouve absente » Cet acte
verbal conventionnel est possible au moyen d’une perception, visuelle, etc.,
quand elle est directement perçue en ce lieu, (éclairé) par de la lumière. Ou
bien, dans l’obscurité, (elle est accessible aux sens) par un contact chaud,
doux, etc. (C’est ce contact qui) constitue l’absence de contact avec ou de
vision de la jarre.

Commentaire
Non seulement la perception de la surface ne peut suffire à établir
l’absence de jarre sur elle mais, mieux encore, ce n’est à vrai dire pas cette
perception de la surface qui contribue à cela. C’est bien plutôt la perception
de l’espace vide qui couvre la surface, et à la place duquel on percevrait des
couleurs et une silhouette, ainsi qu’une texture, si la jarre était là. Si, au lieu
de cela, on voit là un rai de lumière limpide ou si l’on sent juste l’air autour
des mains, cela peut établir que cet cspace-ià n’est pas une jarre.
Le Bouddhiste confondait la surface, qui est le support, avec ce qui se
trouve sur elle. La perception d’une surface prouve qu’elle n’est pas une
jarre. Mais pour conclure qu’il n’y a pas de jarre sur elle, il faut percevoir
ce qu’il y a sur elle, et non la surface elle-même. Ensuite, et ensuite
seulement, on peut rapporter cette perception de l’espace vide (ou du rai de
lumière) à la perception de la surface et conclure à l’absence de jarre sur la
surface.
Quoi qu’il en soit, dans tous les cas le jugement est une synthèse, une
mise en relation.

Il.
Un fantôme est autre chose que la lumière. (Pourtant, puisqu’) il est
invisible, (il peut être présent) dans la lumière, tout comme sur la surface :
dans chaque cas, (sa présence) ne peut être exclue.
Et de même le fait qu’un fantôme est autre que la lumière n’a pas
fatalement pour conséquence que (la présence du) fantôme est exclue (par
la présence de la lumière). Car, en effet, il est invisible ! Bien qu’il soit
autre chose que la lumière, il peut-être présent dans la lumière, tout comme
il peut demeurer sans difficulté dans une boule d’argile, puisqu’il est
invisible. Par conséquent, notre théorie, comme celle des autres, est
incapable de prouver son absence (sur la surface).

Commentaire
Cette stance répond à une objection selon laquelle l’explication donnée
par Utpaladeva de la perception d’absence serait trop large dans son
application : Ne fait-elle pas conclure que même les êtres invisibles sont
absents dans l’espace ? Cette objection est recevable, dans la mesure où
Utpaladeva, tout comme ses adversaires, admettait l’existence d’un grand
nombre d’espèces d’êtres invisibles peuplant notre environnement
immédiat.
La réponse donnée dans la stance est que le fantôme est invisible et
intangible : personne, de toutes les manières, ne peut être certain de quoi
que ce soit quant aux fantômes ! Sauf de ceci : il y a peut-être un fantôme
dans le rai de lumière qui éclaire la surface, mais le rai de lumière lui-même
n’est pas un fantôme. Ce qui est justement l’explication donnée par
Utpaladeva, fondée sur la distinction entre absence d’association (A n’est
pas dans B) et l’absence d’identité (A n’est pas B).

12.
De la même façon, la cognition de la nacre peut bien être (elle-même)
cognition de l’absence d’argent. Mais elle ne peut faire connaître que la
cognition de l’argent qui l’a précédée est erronée.

(Admettons que) la cognition de la nacre suffit à faire connaître qu’il n’y


a pas d’argent (dans l’huître). (Mais) par l’expérience qu’est la cognition de
la nacre qui a lieu à cet instant, la cognition distincte et passée de l’argent
n’est pas réfutée (pour autant).

13.
Même à partir d’une inférence, (une cognition) ne peut être réfutée, car le
possesseur de la propriété n’est pas établi (au moment de l’inférence, si l’on
s’en tient à votre thèse238). En revanche, établie sur la base de notre propre
conscience (et) produite par un seul et même sujet connaissant, elle devient
possible.

De plus, (selon les Bouddhistes), la cognition antérieure de l’argent


n’existe plus au moment de la cognition de la nacre. Par conséquent,
puisque le « possesseur » (de la qualité à réfuter) n’est pas établi, (la
cognition de l’argent) ne peut être réfutée par une inférence. (Cette
réfutation) s’explique, au contraire, s’il y a une apparence en forme de
relation entre les deux cognitions se référant à un seul et même objet à
l’intérieur de notre conscience qui est un seul et même sujet connaissant. La
congruence ultérieure (de ce jugement avec les perceptions qui suivent), et
qui établit qu’une (cognition) est valide alors que l’autre ne l’est pas, a lieu
dans la mesure où (la cergnition) antérieure apparaît aussi dans notre
conscience de la perception directe présente.

Commentaire
Une perception est, en elle-même, neutre. Elle montre, mais ne valide ni
n’invalide rien. Seule une inférence. peut le faire, c’est-à-dire une
comparaison entre différentes perceptions. Mais cette comparaison est
impossible si la conscience périt à chaque instant.
Retenons aussi que le critère de la vérité d’une représentation n’est pas sa
ressemblance avec un hypothétique objet hors de la conscience, mais la plus
ou moins grande cohérence entre cette représentation et les autres. Ainsi,
une représentation est « vraie » tant qu’elle n’a pas été « réfutée par une
autre. Les vérités de notre entendement sont donc toujours provisoires et
relatives. À l’exception, bien sûr, de l’acte de conscience « Je », cette
représentation qui contient toutes les autres, et qui vise infailliblement cette
Apparence qui jamais ne peut disparaître.

14.
Ainsi, le fonctionnement des choses, qu’il soit pur ou bien même impur,
est connu dans le Seigneur, agrégé à l’apparence d’objets séparés les uns
des autres.

Tout le fonctionnement des choses, qui porte sur des objets séparés par la
puissance de la Māyā, est pur pour ceux qui connaissent (ce
fonctionnement) pour ce qu’il est, mais impur pour ceux qui sont aveuglés
par une connaissance imparfaite239. Il est possible de connaître
(parfaitement ce fonctionnement en sachant qu’il a lieu) dans le Seigneur,
jouissant (ainsi sans encombre) des apparences des choses séparées les unes
des autres.
VIII. Description de la parfaite
souveraineté

1.
Simplement, les apparences dépendent parfois de la perception
sensorielle du moment présent, alors qu’à d’autres moments, dans les autres
cas, (elles dépendent de perceptions antérieures), comme c’est le cas pour
l’aveugle dans l’obscurité, etc.

Parfois, les apparences240 sont induites par une perception directe


présente. Elle sont alors à l’origine des expressions conventionnelles
comme « C’est une jarre ». Quand on est dans l’obscurité, au contraire,
elles proviennent d’une expérience antérieure.

Commentaire
Dans ce chapitre, Utpaladeva décrit les différentes sortes d’apparences.
La conscience se sert, en quelque sorte, de ces apparences comme un
peintre se sert des couleurs pour produire le sens de la profondeur, de la
lumière, etc. Mais, de même que toutes ces peintures se ramènent à des
combinaisons de couleurs sur une toile, toutes les expériences possibles se
ramènent à des apparences à l’intérieur de l’Apparence.
Quand on est dans l’obscurité, on complète les sensations tactiles
présentes par des souvenirs des perceptions visuelles passées.

2.
En revanche, il n’y a aucune sorte de différence quant à l’existence de
l’apparence d’un objet imaginé, que celui-ci soit futur, présent ou passé.
Dans le cas d’une construction de l’imagination qui dérive d’une
perception, comme la mémoire ou bien la conjecture, ou bien encore dans
celle qui est indépendante (de toute perception empirique), l’apparence de
l’objet, prise en elle-même, demeure identique, qu’elle porte sur un objet
passé, présent ou futur.

Commentaire
La « position » ou la situation d’un objet dans le temps n’existe, elle
aussi, que dans et par la conscience. Spontanément, on croit que le passé et
le futur sont en dehors de la conscience. En réalité, ces trois dimensions
n’existent que dans le Présent de la conscience. En ce sens, elle est
éternelle. Je peux bien m’imaginer ou me remémorer l’image d’une
personne passée. Il n’en reste pas moins que cette image apparaîtra. Elle
sera essentiellement Apparence et conscience, de même que tous les corps,
qu’ils soient proches ou lointains, existent dans l’espace.

3.
De plus, (elle ne produit) pas un état identique, car (l’objet) est passé.
Cela, bien que l’apparence soit belle et bien présente, et que le plaisir, etc.
(ressentis), et leur cause, soient bien réels.

Les apparences de plaisir, de douleur, etc., et les apparences de leurs


causes (respectives) n’engendrent pas un état de joie, etc., comparables, car
elles relèvent du passé. Pourtant, elles sont bien présentes à l’intérieur (de la
conscience), mais elles n’ont pas, à ce moment-là, d’existence à l’extérieur
(de la conscience). Or, (seules les apparences appréhendées sur le mode de
l’extériorité) sont capables d’engendrer un (état) semblable (de plaisir, etc.)

Commentaire
Pour engendrer plaisir ou souffrance, une chose doit pour ainsi dire
émerger de l’océan de la conscience et acquérir par-là un semblant
d’existence propre. Elle doit apparaître « face » au sujet, et comme séparée
de lui. Ainsi, je puis bien éprouver du désagrément à me remémorer moi-
même à telle époque. Mais cela suppose que je me prenne moi-même, qui
suis le sujet, comme objet.
C’est d’ailleurs nécessairement le cas, puisque par la mémoire, j’ai la
possibilité d’appréhender des objets auxquels je puis éventuellement
m’identifier (corps, sensation, famille, nation, outil...), alors que je reste en
réalité ce pur sujet qu’est la conscience.
C’est pourquoi aussi la pomme remémorée suscite ordinairement moins
de plaisir que la pomme que je mange maintenant. Car la pomme
remémorée est davantage proche de l’acte de conscience qui l’anime et
comme immergée en elle. Elle a moins d’existence propre. Elle n’est pas
une chose au sens plein du terme, c’est-à-dire une chose séparée de moi et
du reste du monde.
Malgré ces différences de degré, toutes ces choses ne reposent que dans
la conscience, même si l’on a pas conscience de chacune prise séparément,
ce qui serait inutile et encombrant.

4.
Mais si le plaisir, etc. est évoqué intensément par l’imagination, alors cet
état existera exactement comme (dans l’expérience d’origine), en vertu de
la clarté de cette (image).

Si on l’évoque par des images indépendantes, à travers un effort


exceptionnel, alors l’ensemble des (états de) plaisir, etc., (apparaît)
clairement (et) devient (à son tour) source de joie, etc.

5.
Nous considérons qu’(apparaître comme) extérieur à (la conscience) est
une condition passagère. Ce n’est pas l’essence, ni l’existence des
apparences des choses, présentes ou absentes241. Elles existent donc à tout
moment à l’intérieur de (la conscience).
Toutes les apparences, tant celles qui portent sur des choses existantes
que celles qui portent sur des choses inexistantes, lors d’une rcmémoration
par exemple, même si elles n’apparaissent pas à l’extérieur (de la
conscience), existent pourtant bien. Le fait (d’apparaître comme) extérieur
(à la conscience) est, en effet, une condition passagère, et non la forme
propre (de l’apparence). De même, l’apparence de l’absence (d’une chose)
existe à l’intérieur de (la conscience). Car elle n’existe pas à l’extérieur (de
la conscience).

Commentaire
Le fait d’apparaître « extérieur » au sujet qui perçoit est lui-même une
apparence, de même que l’apparence de profondeur ou de relief dans un
tableau fait elle-même partie du tableau. C’cst la combinaison des couleurs
et des formes elle-même qui fait oublier le tableau. De même, ce sont les
apparences qui, en se combinant, font oublier la conscience au sein de
laquelle elles apparaissent pourtant. L’illusion de l’extériorité n’est possible
que dans l’intériorité absolue de la conscience. Celle-ci n’est donc pas un «
intérieur » des choses qui s’opposerait à leur apparence extérieure. Elle est
plutôt cet espace en lequel se fait jour l’opposition entre intérieur et
extérieur.

6.
Ces (apparences) n’ont pas cette capacité de produire des effets, qui
présuppose une différenciation. Car elles sont à l’intérieur de (la
conscience) dans une unité avec le sujet connaissant. Même lorsqu’il y a
extériorité, cette (capacité) se différencie selon l’apparence (de la chose)
séparée (en question).
Même si toutes les apparences de bleu, de plaisir, etc., existent à
l’intérieur de (la conscience et en identité avec elle), elles n’ont pas cette
capacité de produire des effets, qui suppose une séparation entre la cause et
l’effet, etc., car elles sont (alors) identiques au sujet connaissant. Même s’il
y a séparation d’avec le sujet connaissant, l’efficience causale des
apparences se distingue selon qu’elle est une apparence sensible,
intelligible, etc.

Commentaire
Si tout, absolument tout, est dans ma conscience, comment se fait-il que
je ne puisse pas en faire usage ? Cette stance répond que tout existe bien
dans la conscience, mais la plupart des choses y reposent en identité parfaite
avec elle, comme autant de formes virtuelles présentes dans une matière
première. Or, pour que les choses puissent être douées d’efficience et servir,
elles doivent apparaître séparément de la conscience. Afin de produire des
effets propres et précis, les choses doivent acquérir un semblant d’existence
propre. Tant que tout reste indifférencié, il ne peut y avoir aucune relation
de cause à effet, ni aucune expérience d’aucune sorte. Ces relations
supposent une dualité, une différenciation. Autrement dit, les choses, quand
elles sont entièrement immergées et comme dissoutes dans la conscience,
ne produisent qu’un effet commun et indistinct : l’existence. Cette existence
est elle-même appréhendée en un acte de conscience indistinct en forme de
désir.
7.
En tant qu’elles sont conscience, les apparences existent à tout moment à
l’intérieur de (la conscience). En tant qu’elles apparaissent, à cause de la
Māyā, commue extérieures à la conscience, elles existent (alors) aussi à
l’extérieur.

En tant qu’elles sont essentiellement conscience, les apparences existent


toujours à l’intérieur du Principe242. On parle « d’apparence extérieure »
quand les choses, tout en restant identiques au fait d’apparaître,
apparaissent en vertu de la Maya comme étant extérieures (à la conscience),
par une perception directe. Même à ce moment, elles restent intérieures à
(la conscience). Quand, au contraires, il y a désir de créer, etc., les choses
elles-mêmes (apparaissent clairement comme existant à l’intérieur de la
conscience).

Commentaire
Quand, selon l’exemple habituel en Inde, le potier désir façonner une
jarre, il l’imagine, il se la représente. Il est alors évident qu’elle apparaît
dans la conscience. Mais, comme il a été démontré au chapitre cinq, même
les objets perçus par les sens et qui semblent se présenter contre nos désirs,
contre notre volonté, n’existent aussi que dans la conscience.

8.
Lorsqu’on évoque une image, elle aussi apparaît comme extérieure : elle
semble séparée (de la conscience). « Être à l’intérieur », en effet, c’est être
identique au sujet connaissant. « Être à l’extérieur », c’est être séparé (de
lui)243.

L’évocation de l’image d’une jarre, etc., n’est pas un objet visible aux
yeux, etc. Pourtant, elle est à l’extérieur, puisqu’elle apparaît séparée (de la
conscience). Être à l’intérieur, en effet, c’est prendre conscience (sur le
mode du) « je »244. Au contraire, être à l’extérieur, c’est prendre conscience
(sur le mode) du « cela ». Dès lors, pour une (chose) comme une jarre, etc.,
« être à l’extérieur » s’entend en deux sens : elle peut être connue par les
sens internes ou les sens externes. Mais le plaisir, etc., ne peut être connu
que par les sens internes.
Commentaire
Les sens internes sont l’intellect, le sens du « je » et le sens commun. Les
sens externes sont les cinq sens.
Il y a donc deux sortes d’apparences ou de représentations. D’abord, il y
a l’Apparence sur le mode du « je », quand la conscience s’apparaît à elle-
même et se reconnaît comme telle. Puis il y a l’apparence sur le mode du «
cela », quand la conscience se prend pour une autre, pour un objet existant
indépendamment de l’Apparence. Selon les caractéristiques de cet objet, on
dira que sa représentation relève du sens interne (imagination,
remémoration) ou des sens externes (perception).

9.
Conformément au désir du Seigneur, les impressions de plaisir, etc.
apparaissent comme extérieures (à la conscience), de la même manière que
ce qui possède une forme visible relève de ce plan.

L’apparence des impressions de plaisir, douleur, honte, etc., est mentale


(seulement). Elle est semblable à la perception directe des formes visuelles,
etc. grâce à la puissance du Seigneur.

Commentaire
Qu’elles soient mentales ou sensorielles, toutes les apparences
apparaissent dans cette Apparence pure et simple qu’est la conscience. En
d’autres termes, même les impressions « subjectives », celles auxquelles on
s’identifie d’ordinaire, sont en réalité des objets de conscience, au même
titre qu’une table. Le seul sujet véritable, c’est la conscience elle-même.

10.
Dès lors, il est établi que le monde ne fonctionnerait point sans une unité
des cognitions. C’est l’unité de l’apparaître qui rend possible l’unité (des
cognitions). Voilà le sujet connaissant !

Le fonctionnement des choses, en effet, est possible grâce à l’activité


unificatrice des cognitions qui sont séparées les unes des autres. Et cette
unité est un apparaître en forme d’unification des (cognitions), et c’est lui
l’Un, le sujet connaissant qu’on appelle le « Soi suprême ».
Commentaire
La conscience, souveraineté absolue du Seigneur, est cette liberté que
l’auteur a défini avant tout comme pouvoir de négation (apohanaśakti ). En
effet, pour fragmenter l’Apparence, celle-ci se nie. Puis, pour unifier ces
fragments, elle nie cette négation même. De sorte que le pouvoir de séparer
et d’unifier qu’est la conscience se ramène à un pouvoir de négation, ou
d’exclusion. Pour le Seigneur, créer c’est se méconnaître.
Cependant, cette négation apparaît : En réalité, elle est elle-même
Apparence, sans quoi on ne pourrait en parler. Autrement dit, même la non-
Apparence est, en définitive, Apparence. Et c’est bien ce pouvoir,
hautement paradoxal, d’apparaître jusque dans la non-Apparence, qui
caractérise la liberté absolue qu’est la conscience.
Ce que propose singulièrement la Reconnaissance, c’est donc de replacer
le « cela », autrement dit l’ignorance (akhyāti) ou l’égarement (bhrānti)
dans le contexte plus large d’une connaissance parfaite d’une Apparence
pure. Oui, affirme l’auteur, la Māyā est bien une sorte d’apparence illusoire
et impossible. Mais cette impossibilité même manifeste l’excellence et la
gloire la plus haute du Soi : sa liberté souveraine.

I1.
C’est lui, le grand Seigneur, puisqu’il est de toute nécessité cet acte de
conscience nécessaire. Cet acte de conscience de Dieu est pure
connaissance et pure activité.

Le grand Seigneur est le Soi suprême, la conscience. Sa nature est avant


tout un acte de conscience indéfectible. Il n’est rien d’autre que la prise de
conscience de ce principe qu’est la conscience — l’univers — appelé « Śiva
». Il est ce dont on prend conscience lorsqu’on dit « je ». Au plan
partiellement pur (nommé techniquement) le « Seigneur », en revanche
connaissance et action portent sur des objets relativement séparés les uns
des autres245. Mais pour l’individu qui perçoit. des objets séparés en forme
d’activités douloureuses ou harmonieuses, appelées (respectivement) «
agitation » et « lumière », contractée par l’inertie, (l’expérience) est
entièrement impure.

Commentaire
La conscience est un acte indéfectible. Autrement rien, absolument rien,
ne serait possible. Mais cet acte se décline en différents régimes.
Utpaladeva fait ici allusion à ces trois régimes principaux. Au-dessous de
Māyā, il y a les mondes ordinaires, correspondant à des régimes de
conscience dominés par la séparation. Tout en haut, se situe Siva, symbole
de cette modalité dans laquelle la conscience en son intégralité ressaisit
l’Apparence toute entière. Enfin, entre ces deux extrêmes, il y a ces degrés
qui réconcilient plus ou moins identité et séparation. Comme des reflets
dans l’orbe d’un miroir, les choses y sont appréhendées distinctement, mais
dans l’unité. Ces trois modalités de la conscience sont personnifiées par
trois déesses qui constituent le panthéon principal de la tradition tantrique
du Trika, à laquelle appartenaient tous les auteurs de la Reconnaissance.

Après avoir exposé ses thèses cssentielles dans celte première section «
sur la connaissance », Utpaladeva reprend certain de ces thèmes en les
approfondissant dans une seconde section, notamment ceux de la
connaissance rationnelle et de la causalité. Comme nous l’avons dit,
connaissance et action correspondent aux deux attributs principaux du
Seigneur, l’omniscience et l’omnipotence. De fait, cette seconde section est
un prolongement de certains chapitres de la première, tout comme l’action
humaine est le déploiement, à l’extérieur, d’actes de connaissance
intérieurs.
Section sur l’action246
1. Description de la Puissance d’action

1.
En démontrant l’existence de ce (sujet connaissant) unique, on a aussi
réfuté ce qu’avaient dit (les Bouddhistes), selon qui « l’action relevant d’un
seul et même (sujet connaissant) ne peut être (à la fois) une et successive ».

En démontrant l’existence d’un principe de conscience unique, puisque «


l’activité relevant d’un (agent) est nécessairement une », on a aussi réfuté
les objections portant sur l’action.

Commentaire
L’objection concernant l’action revenait à dire qu’on ne perçoit qu’une
succession de cognitions ou d’apparences. Elles seules sont réelles. Il n’y a
que du multiple, du successif, du discontinu247. Mais la première partie a
répondu en montrant que ce multiple est impossible sans unité. Pas de
discontinuité ni de changement, en effet, sans une activité continuellement
présente.
À présent, il reste à montrer comment unité et multiplicité peuvent
coexister sans se contredire : Comment la conscience peut-elle être à la fois
éternelle et en perpétuel devenir ?

2.
De plus, ce sont les actions ordinaires qui sont attachées à une
succession, à cause de la puissance du Temps248. En revanche, cela est
impossible pour l’action éternelle du Seigneur, tout comme pour le Seigneur
lui-même.

L’action concernant des apparences de choses séparées à cause de la


puissance de la Māyā est successive en vertu de la puissance du Temps.
Mais (l’action) du Seigneur n’est pas successive. Elle est une prise de
conscience de soi sans commencement ni fin.
Commentaire
Utpaladeva résout la contradiction en rattachant le temps (le devenir, le
changement) et l’éternité à deux plans différents. Ou plutôt, à deux points
de vue distincts : les sujets limités que nous sommes perçoivent l’acte de
conscience de manière discontinue et fragmentaire. C’est cette succession
qui engendre la durée. Mais du point de vue de la conscience, il n’y a
aucune discontinuité, puisque son acte est indéfectible. Tout peut apparaître
ou disparaître, sauf l’Apparence, cette lumière en laquelle brillent et les
lumières et les ténèbres. Ou alors, on peut dire que la succession est
embrassée d’un seul regard par la conscience. Ce qui est, pour nous, une
succession d’actes, est pour elle un seul acte dans lequel tout apparaît
simultanément. On peut examiner la pellicule d’un film image après image,
ce qui prcadulra une impression de changement et de durée. Mais on peut
aussi dérouler la pellicule, et contempler toutes les images d’un seul coup.
La puissance de Maya fragmente l’Apparence. Et dans la mesure où ces
apparences limitées se contredisent, elles apparaissent les unes après les
autres, dans un certain ordre : c’est la puissance du Temps, conforme à la
Nécessité (niyati). Car, si certaines apparences sont incompatibles avec
d’autres (un carré ne peut être circulaire) ou, au contraire, inséparables (pas
de vallées sans montagnes), c’est seulement parce que le Seigneur l’a désiré
ainsi. Autrement dit, le Temps et la Nécessité sont la manière dont la
contradiction entre l’Un et le Multiple se trouve surmontée.

3.
Le temps est le mouvement du soleil, etc. ou bien la naissance de telle et
telle fleur, etc. ou bien encore (la succession du) chaud et du froid. Mais au
fond, il n’est en réalité que la succession définie par ces (apparences).

Le temps est telle ou telle action farnilière ou bien (une apparence


particulière, comme) le froid, etc. Ou bien, il n’est que la succession,
définie par ces (apparences), faite de ces conditions passagères que sont
toutes les choses en tant qu’elles apparaissent séparées. Car c’est grâce à
lui249 (que sont établies les distinctions temporelles).

Commentaire
Remarquons de nouveau qu’Utpaladeva admet les thèses bouddhistes.
Tout est relatif, construit, successif, discontinu. Tout n’est qu’un
assemblage d’éléments discrets. Prenant acte de cela, il se contente de
replacer les thèses bouddhistes dans une perspective où l’assomption de la
thèse de la conscience souveraine devient nécessaire. Il montre que les
Bouddhistes vont, indirectement, dans le sens de la Reconnaissance. Ou
plutôt, les Bouddhistes ne peuvent avoir raison que s’ils admettent que la
Reconnaissance a raison.

4.
Une succession suppose une différenciation. La différenciation suppose à
son tour l’absence ou la présence de (telle ou telle) apparence. Or, la
présence ou l’absence d’une apparence est cette apparence bariolée qui est
l’œuvre du Seigneur.

La cause de la succession des choses est l’activité du Seigneur, qui est


cette diversité d’apparences de choses distinctes, l’apparence de l’une
impliquant l’absence de l’autre250.

Commentaire
L’auteur, depuis le début, met en œuvre la même démarche : il ramène
une expérience, telle qu’elle est décrite (ou déconstruite) par le Bouddhiste,
à sa condition de possibilité. Ici, il réduit le Temps au changement. Celui-ci
n’est qu’une succession d’apparences (comme un film de cinéma), et ces
apparences ne peuvent apparaître que dans cette Apparence libre et
consciente qui est le Seigneur.

5.
Le Seigneur fait apparaître une succession de lieux par la diversité des
formes. Il (fait) aussi (apparaître) une succession des temps par l’apparence
d’une diversité des actions.

Il y a succession spatiale parce qu’il y a une multitude d’apparences qui


s’excluent mutuellement. De même, il y a une succession des moments251 à
travers l’action. Dans le cas d’un phénomène unique, il (apparaît dans) une
succession temporelle à cause des différences entre les actions comme la
naissance, l’existence, le changement, etc.252
Commentaire
De même que le temps, les configurations spatiales se ramènent à des
changements d’aspect. L’espace est donc une construction mentale basée
sur des apparences. Cette multiplicité d’aspects dérive elle-même d’une
seule Apparence.

6.
Dans tous les cas, la séparation entre les apparences est également la
source de la succession temporelle pour les sujets (identifiés au) vide, etc.,
dont l’apparence est discontinue. (Elle ne l’est) pas pour (le sujet) apparent
une fois pour toutes253.
Pour n’importe quel objet, l’apparence variée engendre l’apparence de la
succession temporelle uniquement pour le sujet connaissant (identifié au)
vide, au corps, etc. Car (l’apparence) n’apparaît plus à présent exactement
comme dans le passé, à l’exception de la remémoration. Et c’est par rapport
à sa propre existence que (le sujet) utilise les (notions de) passé et de futur.
En revanche, il n’y a pas de différenciation temporelle pour (le Seigneur)
qui est apparent une fois pour toutes, ni en lui-même ni dans les objets (qui
sont en lui). En effet, on ne peut parler de répétition (pour cette apparence),
puisque son acte d’apparaître est ininterrompu.

7.
De même, la succession spatiale des choses n’apparaît qu’aux sujets
limités. Pour le (sujet) illimité, au contraire, les choses apparaissent
identiques à soi, pleines de soi254.
Dès lors, les choses qui relèvent d’un sujet limité sont séparées les unes
des autres. Et on dit qu’elles sont éloignées, etc. Mais pour le Seigneur, qui
est apparence pure et simple255, il n’apparaît aucune séparation ni distance
entre (les choses) ou entre (les choses et) lui-même. Car il n’est rien d’autre
qu’une seule et même Apparence (continue), puisqu’il est impossible qu’il
n’apparaisse pas quelque part, même dans un atome256 !

8.
Néanmoins, la séparation du sujet et de l’objet qui apparaît de cette
manière est aussi la Puissance créatrice du Seigneur qui connaît de cette
façon257.
Ainsi les choses, qui par nature sont partagées entre celles qui
connaissant et celles qui sont connues, sont la Puissance créatrice du
Seigneur suprême. Elles sont appréhendées comme séparées de soi et
séparées les unes des autres, alors même que le (Seigneur) est, à cet instant
même, parfaitement apparent. Et, même lorsqu’il est appréhendé ainsi, sa
présence en sa forme propre n’est point occultée.

Cnnententuire
La situation est comparable à celle des reflets par rapport au miroir qui
les accueille. Le miroir est transparent, limpide, et par-là même il s’emplit
de formes. De même, c’est parce que la conscience est transparente qu’elle
est capable d’accueillir des expériences si variées. C’est parce qu’elle est
pure qu’elle peut apparaître souillée, c’est parce qu’elle est toujours
présente — apparente — qu’elle semble absente. Notons la différence entre
cette formulation, et celle qui consiste à dire que la conscience est pure en
dépit des apparences et des expériences qui la traversent. Or, cette
paradoxale absence qui est Présence, cette disparition qui n’est encore
qu’une Apparence, est justement ce qui définit la liberté absolue. Pouvoir
accomplir « ce qui est plus que difficile », précise Abhinavagupta, Une fois
encore donc, le devenir est réduit à l’Apparence. Celle-ci dépend d’une
conscience désirante, et cette conscience est liberté.
La conscience façonne des mondes, publics et privés, par abstraction et
synthèse d’apparences. L’auteur montre maintenant comment toutes les
catégories indispensables à notre fonctionnement quotidien enveloppent à la
fois de l’identité et de la différence :
II. Méditation de l’identité-dans-la-
différence

1.
Les idées d’action, de relation, d’universel258, de substance, de temps et
d’espace, supposent (à la fois) unité et multiplicité. On considère qu’elles
sont réelles en raison de leur permanence et de leur utilité.

(Les idées) de relation, etc. sont, elles aussi, des apparences réelles tout
comme l’action et les autres (idées), même si elles portent (à la fois) sur de
l’un et du multiple. Puisqu’elles sont toujours utiles en pratique, elles sont
indéniables.

Commentaire
Les idées, les catégories mentales qui rendent possibles notre vie
quotidienne sont réelles, dans la mesure où elles sont opérantes. Elles sont
efficaces, utiles, pratiques. Selon les Bouddhistes eux-mêmes, une chose est
réelle dans la mesure où elle produit des effets. Les jugements qui se
fondent sur elles sont alors réputés vrais, dans la mesure où ils sont utiles.
Dans la sphère des interactions quotidiennes, le critère de la validité de nos
opinions est pragmatique. Si cela marche, entend-on dire, cela ne peut pas
être complètement faux. Ajoutons que, parmi ces idées valides, il y a celle
de Seigneur. Absolument parlant, nous sommes le Seigneur. Mais, au plan
de la dualité, de la Māyā, l’idée de l’existence d’un Dieu séparé de nous est
parfaitement justifiée.

2.
Ces (idées) sont une seule et même réalité dans (la conscience). C’est
ensuite seulement, qu’étant devenue perceptible aux sens, elle devient
multiple, selon le lieu et le temps.
La réalité absolument indifférenciée devient (à la fois) une et multiple à
cause de la différenciation. en apparences (accessibles aux sens) internes et
(celles accessibles aux sens) externes, due à la multiplicité des apparences
singulières, chacune étant unique et distinguée par une combinaison
d’apparences externes de différentes natures, selon le temps et le lieu.

3.
Le sens commun259 appréhende directement (les objets des sens) et forge
(ensuite) des images comme l’objet de l’action, etc., qui s’appuient à la fois
(sur de l’un et du multiple) et qui sont l’activité du sujet.

Les images comme l’action, etc., sont mentales. Elles portent sur des
réalités à la fois internes et externes. Elles sont l’activité du sujet
connaissant. (Le mental et ses images existent) dans l’entre-deux260.

4.
Les choses apparaissent distinctement, chacune étant confinée en elle-
même. Elles sont liées en une unité en forme de réseau au sein du sujet
connaissant. C’est le fondement de l’idée de relation.

Les idées en forme de relation comme, par exemple, « Le serviteur du roi


», reposent sur l’unité qui dérive d’une mise en réseau à l’intérieur de (la
conscience) et qui, extérieurement, (se présente comme) une séparation
entre les termes reliés.

5.
Les constructions mentales portant sur les apparences « genre » et «
substance individuelle » reposent aussi sur une unité qui est extérieure, en
même temps que sur une différenciation des parties individuelles distinctes.

Les idées « vache » et « Caitra »261 appréhendent extérieurement aussi


une unité des apparences — la silhouette d’une vache, la silhouette globale
de tel homme — et la multiplicité des apparences des parties
individuelles262.
Commentaire
Les deux composantes de toute idée — unité et multiplicité — se
retrouvent à la fois dans le sensible (tel homme, individu unique) et dans
l’intelligible (l’idée d’homme en général).

6.
La mise en réseau des facteurs de l’action263 suppose une prise de
conscience de l’action (dans son ensemble). L’idée de direction, etc.,
suppose une mise en relation d’un contenant et d’un contenu.

L’idée d’action suppose (à la fois) de l’un et du multiple. Car (il faut que
les facteurs de l’action) comme Devadatta, le combustible, la poêle et le riz,
soient mis en relation dans (un seul et même acte de conscience) et
extérieurement distincts (pour pouvoir dire) « Il cuisine ». De même, une
succession des lieux et des temps est une dépendance mutuelle entre des
choses qui sont délimitées et d’autres qui les délimitent. C’est là une sorte
de relation, qui comporte aussi de l’un et du multiple. Toutes les idées, sans
exception, comme celles de nombre, d’action, de substance individuelle, de
genre, reposent entièrement sur une mise en réseau, qui n’est qu’une sorte
de relation particulière.

Commentaire
Notre fonctionnement repose sur certaines idées. Ces idées enveloppent
de l’un et du multiple, c’est-à-dire l’idée de relation. Par conséquent, la
relation est la catégorie première, transcendante, celle sans laquelle aucune
autre idée n’est possible. Or, il ne peut y avoir mise en relation, en réseau,
sans un acte de conscience présent en chacun des éléments reliés. Pas de
relation donc sans une conscience omniprésente et ininterrompue.
Mais les Bouddhistes font remarquer que l’un et le multiple se
contredisent. Et que notre expérience ordinaire n’est qu’un tissu d’erreurs et
de méprises.
Utpaladeva répond qu’une idée peut comprendre du multiple et rester
une. Par exemple, l’idée générale d’homme est bien une idée, qui contient
pourtant une multiplicité de sortes d’hommes, qui chacune désigne de
multiples individus, etc.
Et surtout, ces idéessont opérantes, dans un monde qui fonctionne.

7.
C’est de cette même façon qu’un sujet qui vise quelque résultat peut
atteindre sa fin grâce à un objet264 qui est (à la fois) différencié et
indifférencié. L’on ne peut donc pas (soutenir) que les (idées) sont des faux-
semblants.

Le sujet qui le désir peut ainsi (obtenir un résultat) cohérent dans ses
effets et homogène dans ses apparences, grâce à (des idées) comme celle
d’action, etc., qui comportent (à la fois) de l’un et du multiple. Par
conséquent, ces idées ne sont pas erronées.

Commentaire
Utpaladeva n’est pas en train de prétendre que tout va pour le mieux dans
le meilleur des mondes. Simplement, l’intellect est utile et fiable. Bien sûr,
tout est construit, mais cela ne veut pas dire que tout est faux, et que l’on
doit se mettre à haïr les mots, l’intellect, la raison et tout ce qui s’ensuit. La
pensée est un pouvoir de la conscience, et non une tare venue d’on ne sait
où.
III. Description des moyens de
connaissance valide et de leur résultat,
la connaissance valide

1.
Un moyen de connaissance est ce en vertu de quoi une chose est définie
en ces termes : « Ceci est ainsi ». En outre, ce (moyen de connaissance
valide) produit265 (quelque chose) d’inédit. Il est une apparence relative à
un sujet266. Il est une prise de conscience intérieure267 conforme à (une
perspective subjective), portant sur l’objet abstrait du temps et du lieu,
nommé d’un nom unique. Il est une connaissance valide (dans la mesure
où) il n’est pas contredit (par une autre représentation).

Un moyen de connaissance est, en effet, ce qui permet d’établir l’objet


dans ses limites, en tant qu’essence ou bien dans ses attributs
permanents268. Il existe relativement à un sujet connaissant comme lui étant
propre. Il est apparence, entièrement inédite, d’une chose. C’est cette
apparence, par exemple « ceci » ou bien « permanent » — qui apparaît
précisément de cette manière à un sujet connaissant en tant que séparée (de
lui) et inédite — qui devient une prise de conscience (et qu’on reçoit
comme) « connaissance valide », (dans la mesure où) sa permanence n’est
pas réfutée par un autre moyen de connaissance. (Cette connaissance
valide) est une activité du sujet. (Elle porte) seulement sur cette chose
apparaissant sur un mode de séparation absolue, qui est un universel,
abstrait des distinctions de temps, de lieu, etc., désignée par un seul et
unique mot conforme au type de prise de conscience (qui appréhende
l’objet), doué d’une efficacité causale propre269.

Commentaire
Utpaladeva examine à présent ce qu’est une preuve et une certitude, bien
qu’il ait déjà abordé le thème270.
En particulier, une preuve — un moyen de connaissance valide — doit
faire connaître une chose « inédite », une chose qui était, jusque-là,
inconnue. Cela semble évident, mais Utpaladeva insiste sur ce point, car il
est important pour comprendre ce qu’est la reconnaissance : la conscience,
en effet, est toujours présente. Elle est toujours déjà-là. Par conséquent, elle
ne peut être prouvée ou réfutée par un moyen de connaissance, c’est-à-dire
par une représentation. C’est au contraire la conscience qui « établit »
l’existcnce ou l’inexistence des choses. Elle est l’arriére plan et la condition
de possibilité de tout raisonnement.
Retenons aussi que les moyens de connaissance ne sont valides qu’aussi
longtemps qu’ils ne sont pas « réfutés » par un autre moyen. Ainsi, les
représcntations d’un songe sont valides tant qu’elles sont congruentes, tant
qu’elles sont. cohérentes. Le rêve se trouve ensuite « réfuté » par le réveil.
Mais la veille est, à son tour, « réfutée » par un autre songe, et ceci
indéfiniment, si bien qu’il est impossible de décider définitivement en
faveur de l’un ou de l’autre.
Autrement dit, rêve et veille ont le même critère de vérité : la cohérence.
Plus une représentation est cohérente avec d’autres représentations, plus
elle est valide. Plus elle est « marginale », plus sa validité se restreindra. On
remarquera que la différence entre veille est rêve n’est pas fondée sur une
ressemblance avec un objet ou une réalité extérieure à la conscience. Toutes
les expériences ressortissent au rêve, dans la mesure où elles sont toutes,
sans exception, produites par la conscience en elle-même. Tout n’est qu’un
songe lié plus ou moins convenablement.
La seule représentation — non discursive — qui soit irréfutable et
irréfutée, c’est la conscience — « je » — puisqu’elle est nécessairement
toujours présente.

3.
Bien que l’apparence d’un objet soit le produit d’un acte d’unification,
elle se distingue selon les inclinations, les résultats visés et l’expérience (du
sujet).

De plus, l’apparence d’un seul et même objet, bien que produit par une
prise de conscience synthétique, comporte des apparences distinctes, en
vertu d’un désir particulier, ou bien conformément à un résultat recherché,
ou bien encore en vertu d’une expérience (acquise).
De cette façon, en effet :

4-5.
De même que les apparences sont différenciées en « long », « rond », «
vertical » , « homme », « fumée », « santal », etc., sans pourtant (se référer
à un objet) de temps et de lieu distinct, de même les différentes apparences
(d’une même chose) comme «existant», « jarre », « substance », « or », «
éclat », ont chacune une efficience causale distincte. Elles sont les référents
d’un seul et même mot271.

C’est en un seul et même objet, telle une jarre, etc., qu’apparaissent «


longueur », « triangularité » ou « circularitê », etc., en vertu de la
perspective (adoptée). Un seul homme apparaît comme étant simplement «
debout » si (le sujet) recherche seulement un point de référence, un abri ou
de l’ombre. En revanche, si l’on recherche ses services, le (même) homme
apparaît en chacun de ses traits272 à celui qui l’examine. Ce qui à certains
semble être seulement de la fumée (est reconnu) comme fumée produite par
des feuilles par les experts en ce (domaine), tout comme (un expert est
capable de discerner) les particularités des pierres précieuses, de l’argent,
etc. Mais bien que (cet objet) se trouve différencié de la sorte, il n’est pas
affecté par les changements de temps et de lieux273. C’est ainsi que la jarre
est une apparence permanente, distincte (de ses différentes apparences). (Ce
fait d’être apparent, purement et simplement), est commun aux
innombrables objets, comme le vêtement, etc.
(Cet être ou apparaître générique est une réalité, car) il produit des effets
(distincts), comme, par exemple, une prise de conscience que « Cela existe
»274, qui est produite par l’existence pure et simple. Malgré (cette unité de
l’objet), l’apparence de « la jarre », qui peut être connue (à la fois) par (les
sens) internes et externes, est commune à tous les objets pourvus d’une
silhouette large et renflée. Elle est à tous égards distincte (des autres objets),
elle ne se trouve pas dans un vêtement, etc. Ou encore, une autre
(apparence) : « Or ». Cette (apparence) est absente dans les (jarres) en terre,
etc. Et cette (apparence) devient objet des sens selon le résultat recherché,
etc. De plus, chacune de ces apparences est nommée par un mot différent
pour les besoins de la communication275 par ceux qui recherchent tel ou tel
résultats déterminé. L’apparence de la jarre est nommée « jarre » ; elle n’est
pas nommée (simplement) « existence », (qui serait trop vague), ni « or »
(qui serait trop précis). De même (l’apparence) « Caitra » qui est commune
à l’enfance, etc., est de la même façon abstraite des lieux, etc. (traversés par
l’individu Caitra)276.

Commentaire
Selon les Bouddhistes, nous voyons des choses singulières et réelles.
Ensuite, nous comparons ces objets et les rangeons dans des catégories
abstraites, des idées générales. Comme chaque objet est, en réalité, unique,
toutes ces généralités sont radicalement inadéquates. Le langage est une
trahison de l’expérience brute. Ainsi va t-on sans cesse du particulier, ou du
singulier, donné dans la perception immédiate, au général ou à l’universel
des catégories du langage et de la pensée : de la jarre singulière,
presqu’ineffable, à l’idée de jarre en général.
Pour Utpaladeva, c’est le contraire : la perception sensorielle nous donne
des traits généraux, des apparences qui sont des universaux. L’apparence
d’un homme — qui pourrait être n’importe quel homme — ou d’une vache,
ou de l’or. Mais Utpaladeva va encore beaucoup plus loin : selon lui, nous
percevons l’existence. Il s’agit même de l’apparence la plus immédiate. Et
c’est, en même temps, la plus universelle ! L’existence apparaît. Elle est
l’Apparence même, le fait d’apparaître. Alors que, pour les Bouddhistes,
l’existence est la catégorie la plus abstraite, et donc la plus factice : elle est
une construction mentale éloignée à l’extrême du flux insaisissable des «
ceci » singuliers.
Et, toujours selon Utpaldeva, c’est en combinant ces apparences
générales, qui ne sont en elles-mêmes liées à aucun contexte particulier, que
le sujet va construire sa représentation d’un objet ou d’un être particulier,
singulier. « Or » est une apparence générale, qui n’est pas liée
intrinsèquement à un moment et à un lieu particulier. Ce peut être l’or d’une
jarre, d’un vêtement, d’un bijou... Mais, en s’associant à d’autres
apparences tout aussi générales, elle en vient à définir un individu singulier.
Tout comme un peintre, en utilisant un nombre limitéde couleurs de base,
va réaliser un tableau unique. Ou bien comme un musicien avec ses sept
notes, ou encore comme un orateur avec un alphabet.
La conscience forge des êtres singuliers à partir d’universaux. Tandis que
pour les Bouddhistes, c’est au contraire à partir d’êtres singuliers que l’on
forge des universaux. Selon Dharmakīrti, les apparences donnent des
singuliers. Selon Utpaladeva, elles donnent des universaux-Cependant, dans
les deux cas, ces représentations ou ces idées sont bien des constructions
qui ne peuvent jamais avoir qu’une validité relative. De plus, Utpaladeva et
Dharmakīrti sont d’accord pour dire que le premier instant de la perception
est une représentation « non-discursive » (nirvikalpa). C’est aux instants
suivants que s’élaborent et s’articulent des représentations verbales. Mais le
Bouddhiste considère que cette élaboration linguistique est foncièrement
étrangère à ce qui est donné dans la perception brute. C’est une activité
irrationnelle sans aucun rapport avec la réalité. Pour la Reconnaissance, en
revanche, ce travail d’interprétation par la pensée discursive n’est que le
prolongement et la venue au plein jour d’une pensée qui était déjà présente,
de façon subtile et implicite, au premier instant.

6.
Les choses ont, chacune, une efficience causale déterminée selon les
différents types d’apparences (qui les composent). Et elles en auront encore
une autre dans la mesure où chacune apparaît dans un substrat commun
(avec les autres).

Pour chaque chose en sa singularité, il existe un effet pour chaque


apparence277, déterminé par la Puissance de la Nécessité, et (aussi) un
substrat commun à toutes ces apparences, qui est capable de produire des
effets multiples tels que ceux (vus) précédemment. La chose existe en vertu
du fait que ces apparences ont un substrat commun. Le fait d’avoir un
substrat commun, en effet, constitue l’unité d’un multiple.

Commentaire
On voit apparaître ici la notion de « nécessité ». Elle désigne le fait que
les apparences se succèdent selon des règles. Ce sont des « lois de la Nature
», des régularités. Mais, comme il n’y a pas de « Nature » en dehors de la
conscience, ces lois sont conformes à la seule Puissance efficace : le désir
du Seigneur, identique à la conscience qu’il a de lui-même.
Remarquons ici la totale absence de référence à la raison ou à un
paradigme mathématique, pour expliquer ou justifier celte Nécessité : elle
n’est pas le résultat d’une délibération intellectuelle, mais bien plutôt le
fruit d’une extase et d’un désir.
7.
De même que les rayons distincts d’une lampe ou de même que des
fleuves dans un océan, de la même façon les apparences compatibles278
sont (accompagnées) de l’idée de leur unité, (idée) produite par l’unité de
leur effet.

Des rayons de lumière distincts, (mais appartenant à une seule et même)


lampe, apparaissent indifférenciés. De même, les courants des fleuves dans
l’idée d’océan et les différentes saveurs du pân279. De manière analogue, les
apparences de « blancheur », « grandcur », « vêtement », qui sont capables
de se mélanger, deviennent telle ou telle apparence d’une seule et même
substance produisant un même effet. (Celle-ci est alors appréhendée) dans
une perception absolument immédiate, mais non pas (dans le cas des)
apparences (entièrement distinctes comme) le bleu, le jaune, etc. Voilà ce
que signifie « avoir un substrat commun ».

Commentaire
Toutes les apparences ne sont pas compatibles. Puisqu’elles se
contredisent, elles ne peuvent apparaître simultanément. Par exemple,
observe Abhinavagupta, une main ne peut apparaître simultanément sous
tous les angles possibles, bien que toutes ces apparences renvoient à une
seule et même main, car elles concourent à produire un effet qu’aucune de
ces apparences, prises isolément, ne produit. En d’autres termes, un tout est
plus que la somme de ses parties, car il produit de nouveaux effets. Un char
peut transporter des personnes, ce qu’aucune des pièces le composant ne
peut faire à elle seule. Le char a donc une réalité distincte de ses parties.
Mais comme ces aspects sont différents et relatifs à la situation du sujet qui
les considère, ils se présentent donc successivement. Et tel est l’action ou le
Temps.

8.
Dans le cas (d’une apparence) vague telle que (simplement) « feu », etc.,
on connaît grâce à un seul et même moyen de connaissance valide sa cause
ou son effet, sa chaleur, le fait qu’elle est l’objet (désigné) par tel ou tel
mot, etc.
Parfois, on a simplement l’apparence d’un feu en sa forme générale,
dépourvue des caractéristiques singulières qui sont définies par des
phénomènes accompagnant (le feu), comme le lieu, etc. C’est seulement
grâce au moyen de connaissance propre à ce moment, en contenant les trois
mondes et les trois temps, que sa nature se trouve établie. Elle est distinguée
par son effet, sa cause, sa chaleur, le fait que (le feu) va vers le haut et qu’il
est le signifié du mot « feu ».

Commentaire
Une seule apparence, isolée, reste ce qu’elle est intrinsèquement :
générale. Elle n’est connue que par un seul moyen de connaissance ; par
une perception visuelle dans le cas du feu.
C’est seulement parce que la conscience « contient les trois mondes et les
trois temps », c’est-à-dire est omniprésente, éternelle et omnisciente, que
nous pouvons connaître et imaginer. C’est seulement parce que nous
connaissons toutes les choses que nous pouvons connaître une chose. Il ne
peut y avoir qu’une seule conscience, un seul acte de connaissance, dont les
représentations individuelles ne sont que des moments.

9.
Dans le cas d’une chose singulière, au contraire, cette activité (de la
connaissance d’un sujet) qui recherche un résultat, sera à cet instant
distinguée par d’autres perceptions, celles du lieu, etc. Elle dérivera aussi de
l’inférence.

Dans le cas d’une chose singulière à tous égards280, au contraire,


l’activité corporelle281 (d’un sujet portant sur cette chose) en tant qu’il
recherche un résultat, dérivera d’un ensemble de moyens de connaissance
valide282. Cette activité dérivera aussi de l’inférence, à condition que celle-
ci soit dotée de la perception directe du sujet des qualités (inférées).

10-11.
Les choses sont, chacune, reflétées en des apparences multiples : en tant
qu’elles sont éloignées ou proches, perceptibles directement ou non,
sensibles ou intelligibles283 erronées en leurs apparences ou bien autrement.
Pourtant, (leur) unité (propre) ne s’en trouve point voilée, grâce à leur
apparence principale, qui est ce qu’on appelle « un seul et même acte de
conscience ».

Bien que (chaque chose) ait une apparence différenciée en tant qu’elle est
simplement reflétée tantôt à l’intérieur (de l’esprit), tantôt à l’extérieur,
évidente ou non, éloignée ou proche, néanmoins l’unité de ces choses ne
s’en trouve pas contredite, en vertu de l’unité de l’acte de conscience
constituant la nature principale de ces (multiples reflets apparents).

Commentaire
Une main reste la même main, même si on l’appréhende à travers une
succession d’aspects différents. Cette identité de la main n’est pas une pure
illusion, contrairement à ce qu’affirment les Bouddhistes, dans la mesure ou
cette représentation synthétique — «la main » — est capable de faire des
choses que les différents aspects, pris isolément, sont incapables de faire.
Cela sera peut-être plus clair avec l’exemple du char déjà mentionné : selon
les Bouddhistes, le char en lui-même n’existe pas indépendamment de ses
parties. Car, si on l’examine en se demandant « Où est le char ?», on peut
bien passer en revue ses différent composants, sans jamais pouvoir en
identifier aucun comme étant le char lui-même. Mais il reste que le char
peut produire des effets que les pièces qui le composent, prises isolément,
ne peuvent produire. La capacité à produire un effet étant, selon les
Bouddhistes eux-mêmes, le critère de la réalité d’une chose, on peut dire
que le char possède une certaine réalité propre et distincte des parties qui le
composent. Le char n’existerait pas sans ses parties (il ne produirait pas son
effet propre), mais il ne se réduit pas non plus à la somme des effets des
parties qui le constitue. Le char, une fois bien assemblé, a certaines
propriétés qu’on ne trouvait dans aucune pièce détachée.
À présent, l’auteur définit les limites de l’efficience causale comme
critère pour définir les choses :

12.
De mêmes, l’efficience causale des choses ne leur est pas innée. Car elle
est déterminée par le désir du Seigneur. Dès lors, en effet, une (chose) ne
peut être tenue pour différente d’une autre (simplement) parce qu’elle n’a
pas son efficience causale.
Une jarre, etc., (simplement) évoquée (en imagination) n’en est pas
moins une jarre, même si elle perd sa capacité à produire des effets
sensibles. Car (cette efficience) ne lui est pas naturelle : elle est déterminée,
pour chaque apparence, par le Seigneur.

Commentaire
Aucun objet, aucune apparence, ne peut produire un effet. Seule la
conscience — le désir du Seigneur — est réellement productrice. Tous les
effets dérivent immédiatement d’elle. Car une causation est l’apparition
d’un effet à la suite d’un autre ; autrement dit, d’une apparence après une
autre. Mais rien ne peut apparaître en dehors de l’Apparence appréhendée et
comme découpée par la conscience. C’est donc elle la cause suprême et la
réalité ultime.
Dès lors, Utpaladeva montre les limites du critère de réalité admis par les
Bouddhistes, et partiellement par l’auteur. Le vrai critère de réalité est le
fait d’être apparent. Une chose est réelle dans la mesure où, et aussi
longtemps, qu’elle est apparente. Bien sûr, cette apparence est un effet
produit par la conscience qui est Apparence ininterrompue.
Remarquons ici que la conscience ne produit pas les choses en se
conformant à une nécessité préexistante. Bien plutôt, la « nécessité » n’est
qu’un effet conforme au désir qu’est la conscience.
Mais alors, comment distinguer une apparence vraie d’un simple faux-
semblant ? La stance suivante précise ce point en partant du cas de la nacre
prise à tort pour de l’argent :

13.
Il n’y a pas d’argent dans la nacre, même si l’argent est appréhendé en un
seul et même acte de conscience. Car le lieu (ou apparaît l’argent), qui
constitue son contexte284, n’est pas congruent avec (cet autre lieu qu’est
l’huître). De même, quand (on voit) deux lunes, le ciel (apparaît ensuite)
autrement, (c’est-à-dire pourvu d’une seule lune).

Même si l’argent et la nacre (semblent également) être de l’argent, dans


la mesure où ils sont appréhendés en un seul et même acte de conscience —
« (C’est de) l‘argent » — cependant, (cette représentation) est erronée, car
cette appréhension de (l’argent) ne dure pas, puisqu’il n’y a pas congruence
entre les contextes (respectifs de la nacre et de l’argent). La connexion avec
le lieu où se trouve la nacre, (à savoir l’huître) est, (en effet), appréhendée
ensuite. De même, lorsqu’(on voit) deux lunes (dans le ciel), cette
(cognition) est erronée, puisqu’il n’y a pas congruence avec le lieu, (à
savoir) le ciel.

Commentaire
Utpaladeva reprend ici une thèse qu’il avait déjà exposée dans le chapitre
sept de la première section : Une apparence ou une représentation (qui ne
sont qu’une seule et même expérience envisagée sous deux angles distincts
mais inséparables) ne sont pas vraies à cause de leur ressemblance avec un
objet existant en dehors de son apparence et séparément de l’acte de
conscience qui l’appréhende. Car il est désormais clair qu’il est absolument
impossible d’établir une telle existence de la « chose-en-soi ». Il n’y a que
de l’apparaître. Mais alors, comment distinguer les apparences fausses et les
apparences vraies ? Simplement en les comparant avec les autres
apparences. Plus une apparence est cohérente avec d’autres, plus elle est
vraie. Même le critère de réalité admis auparavant, selon lequel une chose
ou une idée est valide si elle est utile ou efficace, se ramène à une cohérence
entre plusieurs représentations ou apparences. Une pépite véritable est celle
dont découlent des apparences conformes à ce qui définit
conventionnellement l’or : apparences de poids, de pureté, de texture, etc.
Or, aucune comparaison entre les représentations ne serait possible si la
conscience n’était pas l’auteur de chacune d’elles :

14.
Une différenciation des choses, due à des qualités comme les mots, etc.
(et) une unité due aux généralités285, etc. sont logiquement possibles en un
seul et même sujet connaissant.

En cet instant même, nous expérimentons des (qualités) comme le son, la


forme, la configuration spatiale, etc. Cela évoque une différenciation. Par
ailleurs, les généralités, etc., évoquent une unité. Cela est possible s’il existe
une unité (ultime), celle du sujet connaissant. De même, la détermination
des différences entre les choses suppose une activité unificatrice.

Commentaire
Pas d’unité sans dualité, mais aussi pas de dualité sans unité.
L’expérience n’est pas unité pure ; mais elle n’est pas, non plus, une pure
multiplicité, comme le pensent les Bouddhistes. Elle est identité dans la
différence, continuité dans le changement et unité dans la dualité.

15-16.
Quel moyen de connaissance valide286, qui (par définition porte sur
quelque chose) qui n’était jamais apparu auparavant, (pourrait faire office
de preuve de l’existence) du Seigneur, le sujet connaissant, lui qui existe
absolument, lui qui est en permanence apparent ? Il est comme une surface
égale servant de support à la fresque bariolée de l’univers. L’associer au
non-être, c’est simplement se contredire !287 Il est l’Ancien, dont le corps
est à tout moment apparent. Il est le réceptacle de toutes les connaissances
certaines288.

Un moyen de connaissance valide porte sur une apparence inédite, qui


n’était pas établie. Or, cela n’est d’aucune utilité concernant le sujet
connaissant, lui qui est en permanence apparent ! Car un moyen de
connaissance valide porte sur des apparences inédites289. Ce genre de
preuve est bien sûr (utile) au sujet d’autre (chose). Mais pas pour (se
connaître) soi-même, puisqu’on est toujours (déjà) « prouvé ». Le Seigneur
est purement et simplement le sujet connaissant, car il est indépendant des
certitudes290. Les apparences variées constituant l’univers sont logiquement
possibles (seulement) si ce (réceptacle) immuable existe. Les choses qui
apparaissent en cet instant même comme autres (que lui) émergent et
disparaissent en vertu de la puissance de Māyā, selon son désir. Cette
essence des choses ne s’en trouve pas corrompue. En réalité, c’est lui
l’existence permanente, indépendante (des choses qui dépendent d’elle).
Car ce serait se contredire que de dire qu’il a été non existant « avant
(d’exister). Même lorsque l’on instruit (des disciples en disant que le
Seigneur) est être ou non-être, il continue d’être le sujet connaissant. Car, en
l’absence de celui qui désire instruire, l’instruction serait impossible291.
Commentaire
La conscience est le fondement de toutes nos certitudes. On ne peut
douter de sa présence que si, précisément, elle est présente. Elle est cette
certitude sans laquelle le doute même serait impossible. Elle tient ici une
place fondatrice tout à fait analogue au cogito cartésien. Sauf que ce cogito,
ce « je pense » n’est nullement individuel. La conscience est impersonnelle
ou, plus tôt, transpersonnelle.

17.
Selon notre (système), c’est simplement l’usage (à la première personne)
des expressions conventionnelles comme « Seigneur » qui se trouve
inaugurée grâce à la mise en lumière des Puissances (du sujet connaissant).
Cet usage n’était pas activé jusque-là, à cause d’un état de confusion.

L’usage d’expressions conventionnelles comme « Śiva », «le Seigneur »,


(désigne en réalité) soi-même, le sujet connaissant. Cet (usage) n’était pas
activé, en vertu d’un égarement dû à Maya. (Par la reconnaissance), il est
simplement établi, en vue de l’instruction, de l’entraînement spirituel, etc., à
travers une mise en lumière des raisons (qui le justifient) : la pure liberté
(de la conscience), etc.
IV. Description du principe de la
relation de cause à effet

1.
Et c’est ainsi qu’il fait apparaître ces choses en vertu de son désir, car (sa)
puissance est infinie. Voilà son action, sa productivité.
Le sujet connaissant, qui est conscience, est le Seigneur à la puissance
infinie. Par la seule force de son désir, il fait apparaître ces choses telles
qu’elles sont292.
Commentaire
Après avoir envisagé sous l’angle épistémologique comment les choses
sont produites par la conscience, il expose ce même processus, mais sous un
angle plus ontologique293.
Produire ou causer, c’est apparaître. La causalité, comme tout le reste, est
Apparence. Mais apparaître, c’est également « prendre conscience de », se
représenter. Or, les choses sont inertes et privées de conscience. Elles sont
donc incapables de produire quoi que ce soit :

2.
Les (choses qui), au contraire, ne sont pas (de soi) conscientes, n’ont pas
ce pouvoir (de produire) l’existence des choses à partir de ce qui n’existe
pas. Donc, la relation de cause à effet est en réalité une relation entre un
agent producteur et son produit.

Une chose privée de conscience, comme la matière294, les atomes, les


graines, etc., est incapable de produire ce qui n’existe pas (encore). Car être
une cause, ce n’est rien d’autre qu’être agent. Et être un effet, ce n’est rien
d’autre qu’être le produit (de cet agent).

Commentaire
En d’autres termes, une chose ne produit pas une chose. C’est la
conscience, et elle seule, qui est la cause des choses, des apparences, des
phénomènes et de la manière dont ils s’enchaînent les uns aux autres.
L’auteur envisage successivement les autres conceptions possibles de la
relation de cause à effet, pour les réfuter :

3-4.
(1) Ce qui est inexistant n’existe pas. Ce qui n’existe pas ne peut
logiquement (atteindre) l’existence. (2) En outre, ce qui existe (déjà) n’a
aucune raison d’atteindre à l’existence (qu’il a déjà).
(Si l’on dit que) la relation de cause à effet (fait l’objet d’un consensus)
dans le monde, (on répond que cette relation est en réalité) le fait d’être
objet de conscience pour les deux (sortes de) facultés (à la fois, externes et
internes295) pour une (chose) présente296 à l’intérieur (de la conscience),
grâce à la puissance de cet (être indéfinissable)297.
La production d’un existant à partir d’un inexistant est contredite (par les
règles de la logique). Et ce qui existe est (déjà) établi298. (En réalité, la
relation de cause à effet) est la production, par le Seigneur, de ce qui
(jusque là) n’existait que dans (la conscience), en tant qu’objet connaissable
par les deux sortes de facultés, internes et externes.

Commentaire
La chose, avant d’exister empiriquement, existe déjà. Mais elle est, à ce
moment, identique à la conscience, c’est-à-dire à l’existence pure et
indifférenciée. Elle n’a pas de forme propre différenciée de l’acte d’exister
ou d’apparaître. Pour elle, acquérir cette forme propre, c’est se différencier
de la conscience par laquelle et en laquelle elle existe. C’est passer de
l’identité pure à l’identité-dans-la-différence. Et ce passage est ce
qu’Utpaladeva entend par « causation » et « production ». Causer, c’est
donc s’apparaître à soi comme autre que soi. Puisqu’il n’y a que
l’Apparence, et que rien ne peut être produit qui n’existe déjà, la conscience
ne peu produire qu’à partir d’elle-même, à partir de l’Apparence. Mais
comme, d’un autre côté, la chose existe déjà, ce n’est pas vraiment son
apparence-existence en tant que telle qui est produite, mais plutôt son
existence en tant qu’identique à la conscience qui se trouve niée, pour
laisser place à une existence délimitée et faisant pour ainsi dire « face » à la
conscience, comme de l’extérieur, et la confrontant.
5.
Ainsi, on justifie logiquement cette action (en quoi consiste la fécondité
de la conscience) : Elle est douée de succession (en tant qu’elle) existe à
l’intérieur, (puis) à l’extérieur. Elle (est l’action) d’une entité douée
(néanmoins) d’unité, capable d’assumer ces deux formes (interne et
externe).

C’est cela l’action ! On a prouvé son unité, puisqu’elle est ce substrat


identique (à la conscience). Bien que douée de succession — étant à la fois
à l’intérieur et à l’extérieur (du sujet connaissant) —, elle est (pourtant)
relative (à la fois) à un seul et même agent qui existe en tant que notre
propre conscience299, et à un acte, objet d’un acte de conscience doué
d’unité, (ceci) malgré les différences des aspects (variables) des
apparences300.

6.
Cette (chose) qui est à l’intérieur d’une autre, (on dit qu’elle) est son
effet, lorsqu’elle lui devient extérieure. Cette double existence, tantôt à
l’intérieur, tantôt à l’extérieur, dépend (elle-même) du sujet connaissant.

Pour un objet, être un effet, c’est être produit comme extérieur à (et
séparé de ce à quoi il était identique301 jusque-là). Par conséquent, être « à
l’extérieur de » et être un effet dépendent d’une seule et même (réalité). Et
c’est relativement au sujet connaissant que l’on peut utiliser ces expressions
conventionnelles : « extérieur » et « intérieur ». [(Tout) effet est donc un
effet de cette (cause unique qu’est la conscience)]302.

Commentaire
L’extérieur et l’intérieur ne sont nulle part ailleurs qu’à l’intérieur de la
conscience (le « sujet connaissant »). Mais la conscience n’a pas
d’extérieur, puisque rien n’apparaît ni n’existe en dehors d’elle.

7.
Dès lors, la seule cause est le sujet connaissant. Il reste un et identique
lors des deux sortes d’apparence de l’effet303. Par conséquent, il est adéquat
(d’affirmer que) « l’action appartient à un seul et même (sujet) ».
Ainsi, la cause (de toutes les choses), c’est uniquement le sujet
connaissant. Et il est absolument un et identique, même lorsque se
succèdent les apparences des effets, qui sont (d’abord) internes (puis)
externes. Par-là même, on a prouvé que l’action appartient à un seul et
même agent.

Commentaire
Utpaladeva distingue deux sortes de productions ou de relations entre
cause et effet.
Il y a, d’abord, la relation « horizontale » d’objet à objet, comme lorsque
l’apparence de la pousse succède à celle de la graine. Mais cette relation se
ramène, en réalité, à celle, « verticale », qui existe entre tous les objets et la
conscience. C’est la conscience qui fait apparaître la succession des choses,
directement et à chaque instant. Mais la conscience est extravertie : elle ne
voit que la succession des objets, et croit que ce sont les objets qui se
causent les uns les autres, oubliant ainsi l’acte d’apparaître qui les produit
tous. Le sujet croit que les choses agissent entre elles et sur lui (c’est-à-dire
sur le corps et l’esprit), alors que c’est l’acte par lequel il voit qui produit ce
qu’il voit. Il s’aliène ainsi dans ce qui est en réalité sa propre œuvre.
Utpaladeva reviendra sur ce processus d’aliénation dans la section sur la
connaissance révélée.

8.
C’est pour cela que l’on soutient que le Seigneur suprême est la cause
efficiente (de chaque chose), même d’une jeune pousse. Il est impossible
d’être une cause pour les (choses) qui sont autres que lui, comme les
graines, etc.

Produire, c’est rendre apparent à l’extérieur. Le statut de cause ne peut


appartenir qu’à la conscience. Pour cette raison, certains tiennent (avec
raison) que le Seigneur est la cause de la jeune pousse, etc. De même, on ne
peut logiquement admettre que des (choses) privées de conscience, telles la
graine, etc., privées d’intentionnahté304, puissent être des causes.

9.
Par exemple, tel potier façonne une jarre en préparant successivement
l’argile, etc. uniquement selon la règle déterminée par le Seigneur.

Même s’il est prouvé que la (seule) cause est le sujet connaissant, dans le
cas d’un potier (qui façonne) une jarre, il a besoin de préparer de l’argile,
etc. (Il ne le fait) pas par sa propre nature, (mais) selon l’agencement
façonné par le Seigneur, que l’on appelle la Nécessité.

Commentaire
Le potier est une conscience, mais une conscience limitée. Il n’a donc
qu’un pouvoir limité. Il peut produire, mais seulement en s’appuyant sur et
en s’intégrant à la production du Seigneur, conscience infinie et cause
universelle. Cette production « publique » est ici définie comme Nécessité,
c’est-à-dire ensemble des lois de la Nature. Je dis production, et non pas
création, car le Seigneur ne fait pas apparaître les choses à partir du néant. Il
les façonne à partir de lui-même. La théorie de l’activité divine
d’Utpaladeva n’est pas celle d’une création ex nihilo305.

10.
Les choses comme la jarre, etc., qui durent et qui sont douées d’une
efficience propre306, sont produites en vertu du désir (du Seigneur), tout
comme les adeptes du yoga (produisent des choses) sans même (avoir
besoin de matériaux) argile, graine, etc.

Pour les adeptes du yoga, un simple désir suffit à produire des jarres, etc.,
durables et capables de produire les effets d’une jarre, etc., sans avoir
besoin d’argile, etc.

11.
Voilà pourquoi un effet ou une propriété307, qui a pour origine le fait
d’être produit (par une cause), est une raison (dans une inférence), à
condition de s’être assuré grâce à un autre moyen de connaissance que (cet
effet) n’est pas la production d’un adepte du yoga.

Voilà pourquoi un effet ou une propriété — qui enveloppe le fait d’être


produit par telle (cause) — n’est qu’un semblant de raison si l’on ne s’est
pas assuré que (cet effet) n’est pas produit par un adepte du yoga. Mais,
même si on est certain que tel (effet n’est pas l’œuvre d’un adepte du yoga),
c’est la Nécessité, (déterminée) par le Seigneur, qui fait (de cet effet) une
raison.

Commentaire
Cette stance stipule simplement que les relations entres les apparences,
entre les phénomènes, sont déterminées par le Seigneur, malgré les
exceptions apparentes.
C’est en effet cette Nécessité, cet « ordre des choses » qui nous permet de
faire des raisonnements à propos des choses. « Il y a du feu sur cette colline
». Pourquoi ? Non pas simplement parce que je vois le feu, mais parce que
l’apparence du feu précède régulièrement l’apparence de la fumée. Le feu
est cause, la fumée en est un effet. C’est parce que cette relation entre une
cause et son effet, ou entre une chose et ses propriétés, est régulière que je
peux invoquer l’apparence de la fumée comme raison pour dire qu’il y a,
aussi, du feu derrière la colline.
Mais en Inde, il y a cette croyance commune que les adeptes du yoga
sont capables de faire apparaître du feu d’un simple désir. Il s’agit donc
d’une exception à l’ordre des choses désiré par le Seigneur. En apparence
du moins, car, en réalité, le désir du yogin n’a d’efficacité que dans la
mesure où il est identique et conforme au désir du Seigneur, celui,
précisément, qui décide de l’ordre des choses.

12-13.
Une apparence nouvelle de fumée, etc., est produite par le feu apparent à
tel ou tel autre sujet connaissant. Bien que (ce feu) ne soit pas directement
perçu (au moment de la perception de la fumée), il est (sa) cause
principale308. L’effet, qui est invariablement concomitant (avec sa cause),
est le signe (de la présence de sa cause).
En revanche, une autre apparence de (fumée) dérive seulement de
l’apparence de (fumée) présente dans les autres sujets connaissants. (C’est
alors cette fumée) qui est cause principale (de la fumée visible).

Une apparence de fumée lointaine, etc., n’est (parfois) pas précédée de


l’apparence du feu. Néanmoins, elle est produite à partir d’une apparence de
feu commune à d’autres sujets connaissants présents en ce lieu. Cette
apparence de fumée, par son efficience causale, amène invariablement par
la Puissance du Seigneur une (apparence de feu).
En revanche, lorsque l’apparence de feu est totalement éteinte, cette
apparence de fumée dérivée d’une (fumée déjà) produite, dérive d’une
apparence de fumée présente à d’autres sujets connaissants qui, bien qu’elle
ne soit pas directement présente (au sujet connaissant qui infère la présence
d’un feu), devient la cause principale, (selon le désir du Seigneur), comme
(on l’a vu) précédemment.

Commentaire
On a vu que les phénomènes se succèdent selon des règles. Cette
régularité constitue un ordre des choses qui nous permet de faire des
inférences, c’est-à-dire de compléter nos perceptions présentes limitées par
des perceptions passées retenues sous forme d’impressions et remémorées.
Il y des exceptions à cet ordre : c’est le cas de la production « magique »
des yogins. Mais leur pouvoir s’appuie, en dernière analyse, sur le pouvoir
suprême de la conscience. C’est seulement en s’identifiant à elle, même
imparfaitement et sans le savoir, qu’ils peuvent produire. C’est d’ailleurs le
cas pour n’importe quel acte. De plus, l’exception apparente du yogin tend
aussi à corroborer la thèse d’Utpaladeva : Si un yogin peut créer quelque
chose par son simple désir alors qu’il est et reste un être limité, pourquoi la
conscience infinie ne pourrait-elle pas produire ce que bon lui semble, sans
matériaux ni instrument ?
La stance 12 affirme que, en général, la régularité des phénomènes
permet de faire de raisonnements fiables. L’exemple est, en Inde, celui de la
fumée sur la colline qui permet d’inférer la présence du feu.
La stance 13 précise qu’il y a, ici aussi, des exceptions : La fumée peut,
en effet, être engendrée par un pot emplit seulement de fumée ! Mais cela
ne change rien à la validité générale des inférences.

14.
De même, cette relation de cause à effet qui, (selon les Bouddhistes, obéit
à la formule) : « Ceci étant, cela est », ne peut être logiquement justifiée
pour des (choses) privées de conscience, dépourvues de « besoins ».

(Une succession) régulière, dotée d’un « avant » et d’un « après » (que


les Bouddhistes formulent ainsi) : « Ceci étant, cela advient », existe aussi
pour des (choses) qui n’ont aucune relation de cause à effet, comme, par
exemple, l’apparition (successive) des (constellations) des Pléiades et du
Taureau.
On peut formuler la relation de cause à effet de cette façon : « Quand il y
a efficience causale de la (chose) qui vient avant, il y a existence de celle
qui suit ». Or, cela ne peut être admis pour des (choses) privées de
conscience et de besoins. (Même) si (cette formule des Bouddhistes) voulait
dire « L’efficience causale de la (chose) qui existe avant est (purement et
simplement) l’existence de celle qui suit », cela ne conviendra nullement.
De plus, la propriété309 — qui est caractérisée par la capacité de produire
(certains effets) — de la chose qui précède ne peut être identique à
l’existence de celle qui suit310.
Commentaire
Les Bouddhistes confondent causation et corrélation. Ce n’est pas parce
que deux choses apparaissent régulièrement l’une après l’autre qu’elles ont
une relation causale. Autrement dit, leur définition de la relation de cause à
effet est trop vague, puisqu’elle englobe aussi les simples corrélations.

15.
Car le sens du locatif ne peut être appliqué à des (choses) qui sont,
chacune, confinées en elles-mêmes. Elles sont privées d’intentionnalité, que
(l’effet et la cause) soient existants ou inexistants.

Effet ou cause, existante ou inexistante : (la chose) est privée de


conscience ! Dépourvue de l’acte d’intentionnalité, confinée en elle-même,
elle n’a besoin de rien d’autre pour être elle-même311. Et, pour cette raison,
le sens signifié par les déclinaisons, qui est le fait de dépendre d’un
(élément) dominant, ne peut s’appliquer à la (chose).

Commentaire
Utpaladeva s’appuie ici sur la croyance commune aux penseurs de l’Inde
médiévale, selon laquelle les règles de la grammaire sanskrite reflètent les
lois de la nature.
Quoi qu’il en soit, l’idée est que les relations entre les choses ne sont
possibles que grâce à un acte de mise en relation. Or, les choses, étant
dépourvues de conseience, sont incapables de se mettre d’elles-mêmes en
relation, de dépendre, d’avoir besoins, de requérir, d’être complémentaires.
Ces différents types de relations (principalement le locatif absolu « ceci
étant, cela advient ») sont signifiés par les différents cas auxquels sont
déclinés les noms : comme ils précisent le sens de l’action du verbe, on les
appelle « facteurs de l’action ».

16.
Voilà pourquoi la seule relation admise entre les choses est celle signifiée
par les déclinaisons. Nous l’appelons relation entre l’action (verbale) et les
facteurs de l’action, fondée en un seul et même sujet connaissant.

En revanche, une relation entre la terre, la graine, l’eau, etc., est


admissible (si l’on admet qu’elle) est liée en un même sujet connaissant.
Elle est signifiée par les déclinaisons et on la nomme «relation entre
l’action (verbale) et les facteurs de l’action ». En revanche, l’autre relation
de cause à effet, (celle des Bouddhistes), est stérile.

Commentaire
De même qu’Utpaladeva avait distingué deux types de relation de cause à
effet, il distingue maintenant deux sortes de relation entre les mots :
D’abord, il y a la relation entre des noms ou des adjectifs déclinés à leur cas
respectif. Puis il y a la relation entre ces noms et le verbe. La première est
ramenée à la seconde, en ce sens que les noms n’ont de relation à l’intérieur
d’une phrase que dans la mesure où ils sont en relation avec le verbe, qui
est la seule vraie source d’action et de sens. Pas de phrase sans verbe, de
même qu’il n’y a pas d’action phénoménale sans une conscience
unificatrice. De même aussi, les phénomènes n’ont de relation de cause à
effet — « horizontale » — que dans la mesure où ils sont en relation
immédiate — « verticale » — à la conscience qui les fait apparaître et se les
représente.

17.
De même, si (l’on dit que) la cause et l’effet ont la nature l’un de l’autre,
on (aura simplement) une unité (des deux, et non une relation entre eux). Si
(l’on admet qu’il y a) une différence (entre cause et effet), on ne peut
absolument (plus dire qu’ils ont) la nature l’un de l’autre.
De même, si (l’on dit que) cause et effet ont la forme l’un de l’autre, il y
aurait purement et simplement unité (de la cause et de l’effet), et non pas
relation entre eux.

Commentaire
Cette stance critique la théorie Sāṁkhya de la relation de cause à effet.
Selon le Sāṁkhya, l’effet préexiste dans sa cause. On dirait, en termes
aristotéliciens, que l’effet n’est qu’une actualisation. Par exemple, la
pousse, et l’arbre tout entier, existent déjà dans leur graine.
Cependant on peut reprocher à cette formulation de courir le risque de
faire confondre la cause et l’effet. Avoir des graines, en effet, ce serait avoir
déjà des arbres ; et de même, avoir du bois, ce serait déjà avoir du feu. Si tel
était le cas, si tout était déjà présent et de cette manière, il n’y aurait aucun
changement ni aucun devenir.
Tout le propos d’Utpaladeva est ici de montrer que, pour qu’une relation
soit possible, il faut à la fois de l’unitê et de la différence. Si l’on verse dans
l’un de ces extrêmes, si l’on donne de la causation une définition
unilatérale, il n’y aura pas relation. Les Bouddhistes tombent dans
l’extrême de la différenciation, de la fragmentation. Les Sāṁkhya tombent
dans l’extrême de l’identité et de la fusion. Dans les deux cas, le
fonctionnement des choses devient impossible.

18.
Et (nous, nous affirmons que) la différenciation d’une même (chose) est
l’action se déployant selon une succession temporelle. De sorte que l’on312
(retombe) précisément sur l’idée d’un agent qui est ce qui se transforme de
cette façon.
Cette existence différenciée, pour une (chose) douée d’unité313 ,
(autrement dit) cette transformation mesurée par le temps, n’est rien d’autre
que l’action. Par conséquent, pour un être puissant qui est libre de (se)
transformer, être cause, ce n’est rien d’autre qu’être l’agent.

Commentaire
Utpaladeva livre maintenant sa version de ce qu’est ce fonctionnement
des choses, de ce devenir, qu’il nomme « l’action » : c’est la différenciation
d’un seul et même acte. Et à l’origine de cette différenciation, il y a une
initiative inconditionnée, une liberté. Le devenir douloureux qu’est le
saṁsāra se confond en réalité avec l’action, c’est-à-dire avec le
déploiement, selon une succession temporelle, de l’Apparence. Le devenir
temporal est ainsi l’image mobile du Dieu éternel.

19.
De plus, on ne peut admettre (cela) pour une (chose) privée de
conscience, car, (dans son cas et) de cette façon, l’unité est contredite par la
multiplicité, puisqu’il y une multiplicité d’apparences. On peut l’admettre,
au contraire, pour qui est conscience.

On ne peut admettre (cela) pour une (chose) privée de conscience, car


son essence indifférenciée serait contredite par son état différencié.
(En revanche), on peut l’admettre pour qui est conscience transparente,
une, car, de cette manière, il n’est pas contredit par le fait qu’il embrasse
une multitude de reflets.

Commentaire
Nous découvrons dans cette stance un autre attribut de la conscience,
capital pour comprendre comment elle rend tout possible : sa limpidité
(svacchatā). Celle-ci est comparable à celle d’un miroir. Utpaladeva ne
développe pas cette analogie, au contraire d’Abhinavagupta, qui lui
consacre un espace en chacune de ses œuvres. Le miroir possède, en effet,
de nombreuses propriétés en commun avec la conscience : il apparaît autre
que lui-même tout en demeurant lui-même, et parce qu’il reste lui-même,
c’est-à-dire vide de toute forme propre. Toutefois, comme l’a rappelé
Utpaladeva, le miroir n’a pas conscience de tout cela. C’est ce point que
reformule la stance suivante, dirigée contre l’Advaita Védânta :

20.
Même si l’unité de la conscience est (bien) réelle, il ne pourrait y avoir
action (s’il n’y avait que) des apparences séparées, sans un acte de
conscience de l’unité314, qui se caractérise par le désir d’agir.

Même s’il existe un principe unique qui est la conscience, une


différenciation des apparences est impossible sans raison. Or, (vous les
Védântins, vous affirmez que) « Dans (cette pure conscience) il n’y a pas
action ». Mais lorsqu’on (admet que) la conscience fait ainsi apparaître à
l’extérieur (d’elle ce qui est en elle), par un acte de conscience qui est désir
d’agir, alors cette (différenciation des apparences) s’explique. De même,
une (chose) qui n’est pas douée de conscience n’est pas « ce qui fait exister
»315, ce qui fait qu’on dit « C’est », « Il y a ». Car elle est sans liberté,
privée qu’elle est du désir d’agir. Dès lors, la vérité est ici que, finalement,
seul le sujet connaissant fait exister cette (chose). Ou bien, (on peut dire
que) c’est (le sujet connaissant) qui existe sous telle ou telle forme, comme
la montagne Hîmâtchal, etc.

Commentaire
Utpaladeva distingue ici sa position de celle, assez voisine, du Védânta
non-dualiste.
Pour le Védânta, le monde est un faux-semblant. Seul est réel l’Absolu
qui est pure conscience. Selon ses partisans, cette conscience est proche de
l’inconscience, car elle est dépourvue de toute dualité, de tout changement,
de tout mouvement316. Elle n’a ni désir d’agir, ni rien à accomplir. Dès lors,
les phénomènes ne sont pas expliqués. Ils sont, en effet, un faux-semblant.
Comme tous les faux-semblants, ils ne sauraient résister à un examen
rationnel. Telle l’eau d’un mirage qui, lorsqu’on s’enquiert de ses vertus,
disparaît purement et simplement, le monde n’est qu’un mirage accidentel
dû à un enchaînement de méprises sans commencement. Dès qu’on
l’examine, il disparaît. À strictement parler, il n’y a donc pas de « monde »
à expliquer. Ou plutôt, on pourrait l’expliquer, lui trouver une cohérence,
s’il était réel. Mais, étant une illusion, il est impossible de le définir. Essayer
d’expliquer les choses, c’est comme essayer d’éclairer l’obscurité. En
reprenant les termes du néoplatonisme de Proclus, on pourrait dire que
l’Absolu est inconscience par excès, alors que la Māyā est inconscience par
défaut. De sorte que ces deux extrêmes, l’Un pur et le Multiple pur,
échappent tous les deux à la détermination rationnelle.
Mais le fait est que l’Apparence ne cesse jamais, et qu’elle ne cesse
jamais de se démultiplier, de même qu’un océan n’est jamais dépourvu de
vagues. Il faut donc faire un effort pour l’expliquer. Or, soutiennent
Utpaladeva et Abhinavagupta, cela n’est possible que si l’on admet qu’il y
a, à la source du jaillissement incessant des apparences, un libre désir. Le
désir n’est donc pas, en lui-même, une illusion ou un accident, mais un
attribut essentiel de l’Absolu. Ce désir ne vient pas d’un manque ou d’une
dépendance vis-à-vis de l’extérieur, puisqu’il n’y a rien hors de la
conscience. Il n’est pas ce désir de ce qu’on n’a pas ou de ce qu’on n’est
pas, dont parle Platon, mais plutôt désir gratuit, sans but, sans objet. De
plus, il ne cesse jamais et se confond avec la liberté créatrice :

21.
Cela étant, être cause, être agent, action, ce n’est rien d’autre que le désir
de celui qui désire être le monde : apparences telles que la jarre, le
vêtement, etc.
Il est libre, son essence est conscience. La cause du monde, c’est son
désir d’exister comme monde. Cette (conscience) se présente comme «
agent ». C’est elle, la Puissance d’action. Ainsi, l’action est avant tout le
désir d’agir d’un seul et même agent, qui est la conscience. Il n’y a pas
d’objet d’action sans un agent. (Au fond), c’est au sens figuré, (et
seulement) grâce à (la présence de) l’agent (qu’une action se trouve
attribuée) aux objets de l’action, etc.

Commentaire
Notre expérience de la finitude, de l’isolement, de la subjectivité
enfermée dans ses préférences et ses conditionnements n’est, jusque dans
ses moindres détails, que le déploiement d’un seul et même acte. Et cet acte
est un désir, mais non pas un désir né d’un manque. Bien plutôt, c’est un
désir naissant d’un surplus, un désir généreux et sans crainte. Même s’il y a
manque, ce manque s’enracine dans une plénitude encore plus grande. Cette
liberté tout en paradoxes, cette résolution indomptable de « tenir les deux
bouts de la chaine » (de l’Infini et du Fini) est le propre, en Inde, de la
Reconnaisseince. Ce paradoxe est encore illustré, dans les textes révélés
dont l’auteur se réclame, par l’image de la vague dans l’océan et du
mouvement immobile qu’est la « pulsation » (spanda). Il y a mouvement,
mais mouvement en soi, à l’intérieur de soi, comparable à celui d’une
toupie ou d’une vis sans fin.
C’est justement vers la concordance entre ses conclusions rationnelles et
les dogmes révélés que notre auteur se tourne à présent :
Section sur la Révélation
I. Description des catégories

1.
L’action consiste ainsi en une activité interne et externe, se déployant
selon une succession temporelle. Elle (dépend) du sujet connaissant. Action
et connaissance sont donc inséparables.
L’action se déploie selon une succession. Elle n’est qu’une extériorisation
de soi, du sujet connaissant qui existe à l’intérieur. De sorte que
connaissance et action de la (conscience) sont inséparables.

Commentaire
Cette nouvelle section examine la métaphysique révélée par Śiva à la
lumière des certitudes acquises jusqu’ici. Parmi les nombreux schémas plus
ou moins métaphoriques présents dans les textes des āgamas, Utpaladeva
retient l’un des plus communs, celui des « trente-six catégories ». Situé à
mi-chemin entre le récit mythologique et le discours métaphysique « à la
façon des géomètres », cette énumération peut s’interpréter de biens des
manières. Utpaladeva souligne, quant à lui, que toutes ces catégories sont
autant de visages d’un seul et même Être. Ce sont différentes manières,
pour l’Apparence qu’est Siva, de se connaître lui-même plus ou moins
adéquatement. Ici, il part de la connaissance intégrale, parfaite :

2.
Mais quand l’état interne prédomine, on dit qu’il y a, au commencement
(de toute expérience), la catégorie de « l’Éternel Siva ». Ensuite, c’est (la
catégorie du) « suprême Seigneur », quand prédomine l’état externe.

Mais quand, dans le Seigneur des états interne et externe, prédomine


l’état interne, c’est la catégorie de l’Éternel (Siva). Ensuite, c’est la
(catégorie du) « Seigneur », quand l’état externe s’amplifie.
Commentaire
Le terme rendu ici par « catégorie » est souvent traduit par « principe ».
Siva a révélé une hiérarchie de trente-six principes, depuis le principe
universel, Siva, jusqu’au cinq « Grands Éléments » constituant le monde
commun. Mais les trois catégories dont il est question jusqu’à la stance 7
sont, plutôt que des catégories, des régimes d’expérience, c’est-à-dire des
états de la conscience, avec les « mondes » qui leur correspondent.

3.
« Le Seigneur » est extériorisation. « L’Éternel Śiva » est intériorisation.
Et « la Vraie Science » est l’état dans lequel « je » et « cela » désignent un
même substrat.

« Le Seigneur » et « l’Éternel Śiva » sont (respectivement) des états


d’extériorisation et d’intériorisation. « La Pure Science » est la
compréhension de celui qui est l’univers et qui se dit « Je suis cet univers ».
(Dans cette compréhension, « je » et « cela ») désignent un même substrat,
sans séparation entre intérieur et extérieur, entre sujet et objet de la
connaissance : ils reposent en une seule et même conscience qui n’est que
conscience.

Commentaire
Ces trois registres d’expérience se distinguent par le degré de clarté avec
lequel apparaissent les phénomènes. Parmi les catégories, la Pure Science
revêt une importance décisive. Elle se situe, en effet, entre les catégories «
pures », depuis de Siva jusqu’à la Pure Science incluse, et les catégories «
impures », depuis les « cinq gaines » qui caractérisent la finitude, jusqu’aux
cinq Grands Éléments qui s’achèvent par la Terre.
Au-dessus de la Pure Science, c’est l’unité qui prédomine. Au-dessous,
c’est la dualité engendrée par Māyā, c’est-à-dire la Science Impure car
incomplète.
La Pure Science, quant à elle, est l’équilibre réalisé entre unité et dualité.
C’est un régime d’expérience paradoxal, dans lequel le multiple apparaît
clairement et distinctement, mais baigné et ressaisi dans l’unité. Il s’agit très
exactement de l’expérience de celui qui est délivré dès cette vie, chez qui
cohabitent à la fois la liberté et l’expérience empirique. Il est libre des
conséquences des actes, mais il agit (selon l’ordornance de Śiva). D’où les
quelques stances consacrées à sa définition, quelque peu problématique,
puisqu’elle décrit une catégorie synthétique, qui dépasse ce que
l’entendement, d’ordinaire, oppose. Cette catégorie est aussi l’exemple
empirique de ce que signifie se reconnaître comme Seigneur « au cours des
activités quotidiennes ».

4.
(Cette catégorie est celle de « la Vraie Science », car en elle) les choses
sont produites dans l’objectivité, elles deviennent connaissables, (mais elles
sont néanmoins) perçues en leur réalité, (c’est-à-dire) comme ayant la
conscience pour essence.

Les choses deviennent perceptibles en termes de « cela », comme objets


connaissables séparés (les uns des autres). Malgré cela, la réalité est (bien)
perçue en termes de « Je suis cela », en ce sens que (ce « je » et ce « cela »)
ont pour seule essence la conscience. (Voila pourquoi) on dit que (« la Pure
Science ») est pure.

5.
Il y a alors (à la fois) de l’imperfection, car les choses apparaissent
comme autres que soi, (et, en même temps), il y a (aussi) perfection, car (les
choses) sont imprégnées317 de « je ». Cet état est, en effet, (à la fois) parfait
et imparfait.

Il y a alors de l’imperfection, car on se prend pour un objet. Il y a (aussi)


perfection, car tous les objets connus sont imprégnés de subjectivité. Cet
état est donc (à la fois) parfait et imparfait.

6.
D’autres considèrent que « la Science » est l’idée d’une séparation entre
les choses seulement, (idée) semblable à celle (produite) par la puissance de
Māyā, pour un agent qui cependant (sait qu’il) est conscience, comme (par
exemple) les « Seigneurs de Science ».
D’autres considèrent que « la Science » est vision de toutes (les choses)
en tant que séparées (de soi), par un sujet qui (sait néanmoins qu’il) est un
agent et une conscience. Cette « Science » n’est aussi rien d’autre que la
Puissance de Māyā. Les « Seigneurs-Mantra » et les « Seigneurs-Vidya »318
résident là, car ils sont au-delà du saṁsāra.319

7.
À qui est dans l’état de servitude320, la puissance de la Science révèle sa
nature propre, qui est souveraineté. La puissance de Māyā occulte au
contraire (cette souveraineté).

Pour qui transmigre, il y a reconnaissance de la souveraineté du Soi grâce


à la Science, et servitude à cause de Māyā.

Commentaire
Le poème des Stances sur la recunnaà.c.sunce est précisément une
expression de la pure Science. Grâce à cette reconnaissance, la conscience
s’éveille à ses propres pouvoirs. Au lieu de se perdre dans ses propres
créations, elle se reconnaît comme agent libre et acteur de tout ce qui se
fait. Par une simple conversion du regard, le devenir est transfiguré. La
Māyā devient liberté.

8.
En revanche, quand tout n’apparaît que dans la séparation, (et) quand le
vide, l’intellect ou le corps, qui ne sont pas soi, sont appréhendés comme «
je », (alors) c’est la puissance de Māyā qui se déploie (seule).
Quand les choses apparaissent comme étant, purement et simplement,
séparées (de soi et les unes des autres) sur le mode du « ceci », et quand le
corps, etc., apparaît comme étant le sujet connaissant., désigné par le mot
«je », alors c’est que la puissance de Māyā, « celle qui ensorcelle », qui est
la cause de la double méprise, se déploie pour le Seigneur.

Commentaire
La « double méprise », ce sont les deux moments de la mise en place du
saṁsāra. D’abord le Soi commence par oublier que les phénomènes sont sa
propre Apparence, son reflet- Ensuite, il se prend pour certains de ces
phénomènes à l’exclusion des autres.
Donc, il contracte d’abord son omniprésence, son identité à tout. Il
appréhende les choses comme apparaissant « l’ace » à lui, alors qu’elles
apparaissent « en » lui.
Puis, il s’identifie exclusivement à des apparences « proches » : les
pensées, l’imagination, les sensations, le corps, etc.

9.
Et ce sujet connaissant qui (s’identifie au) vide, etc., (face) à un objet
connu (saisi comme) séparé (de lui), est (en vérité lui-même) un objet
connu, enveloppé qu’il est par la pentade qui commence par le Temps, etc.

Et ce sujet connaissant qui (s’identifie au) vide, etc., face à l’ensemble


des objets, connus comme séparés (de lui), n’est en fait qu’un objet, un «
ceci ». Et il est privé de sa liberté par les cinq (« cuirasses ») que sont le
Temps, etc. Dès lors, du Temps dérivent pour lui le passé et le futur, à
travers l’apparence présente. De la Nécessité dérive la règle qui relie (la
cause) à l’effet, et l’acte à son résultat. De l’Attachement dérive le désir de
(certaines) expériences. De la Science et du Talent (limités) dérivent un
fragment de connaissance et d’action. (Ce sujet) n’est pourtant pas
(absolument) libre, il n’est pas conscience. (Son action et sa connaissance)
sont, (cependant), conscience et liberté en essence321.
Commentaire
Cette stance définit les cinq « gaines » (kañcuka) qui sont les différents
aspects de la contraction apparente assumée par la conscience. Notons que
le temps et l’espace ne sont pas des réalités données, mais des constructions
résultant de la libre activité de la conscience, par laquelle elle s’asservit
elle-même. Chaque pouvoir, par son libre exercice, devient une forme
d’aliénation et de finitude. La liberté absolue, précisément parce qu’elle est
sans limite, se perd dans des modes d’être aliénés, pour ensuite mieux se
ressaisir. On pourrait presque dire que la liberté contient potentiellement,
voire nécessairement, la servitude. De sorte qu’Abhinavagupta et
Utpaladeva peuvent affirmer que la servitude, ou la finitude humaine, sont
une forme de liberté. Ou plutôt, la servitude est une liberté incomplète,
immature. De même que « l’ignorance » n’est ici qu’une connaissance
imparfaite, la servitude est une liberté imparfaite. Car l’obscurité, le non-
être, l’absence, la servitude et l’ignorance ne peuvent apparaître que dans la
lumière, l’existence, la présence, la liberté et la connaissance.
Le sujet limité étant ainsi expliqué, l’auteur définit l’objet :

10-11.
L’objet connu est (à la fois) cause et effet. Il a vingt-trois (formes). Il a
une cause radicale, une et indivise : la matière322 . Et, parmi (ces vingt-trois
formes), la série des organes internes et externes fait treize aspects (qui sont
autant de causes intermédiaires). La série des effets, enfin, divisée selon
qu’ils sont subtils ou grossiers, a dix (formes).

Les effets sont doubles : Cinq (d’entre eux) sont l’odeur, la saveur, la
couleur, le toucher et le son. On les appelle « pures sensations »323, car ils
sont subtils. En se combinant, les (éléments) grossiers (sont produits). Ils
sont cinq : Terre, etc. Il y a cinq organes de connaissance : le nez, la langue,
l’oeil, la peau et l’oreille. La parole, la main, le pied, l’anus, le sexe sont les
cinq organes d’action. L’organe interne est triple : le sens commun,
l’intellect et le sens du « je ». Ce connaissable qui est (à la fois) cause et
effet, divisé en vingt-trois (formes), a un état indifférencié, qui est son
origine, nommé « matière ».

Commentaire
La Reconnaissance se contente de reprendre, en le réinterprétant, le
schéma général admis par le Śivaïsme, qui lui-même reprenait celui, plus
ancien, du Samkltya, en lui ajoutant les catégories qui sont au-dessus de la «
personne » (puruṣa).
L’auteur s’intéresse à nouveau aux différents types de subjectivité, en
s’inspirant d’un schéma emprunté à un texte réputé non-dualiste, le
Mtālonīvijayottcara :
II. Description des catégories de sujet
connaissant

1.
Parmi ces (catégories), Rudra est le dieu régnant sur l’état dans lequel il
n’y a que cette subjectivité. Brahmā et Viṣṇu règnent sur le flot des objets
connus dans la séparation.

Rudra règne dans l’état de pur sujet connaissant (identifié au) vide ou
bien à un corps d’une extrême subtilité. C’est « l’Octuple Cité », (un état)
de résorption des tous les objets connaissables autres (que le vide). Brahmā
et Visnu sont les causes de la production et de la subsistance de l’apparence
des objets connus comme séparés (les uns des autres et de la conscience
également).

Commentaire
Utpaladeva, ici encore, reprend à son compte des notions communes des
religions de l’Inde, exposées en particulier dans les « Dix-huit Récits
antiques » (purāṇa), sorte d’encyclopédie et de « musée » de l’Hindouisme.
Mais il les expose dans la perspective, radicalement nouvelle, de la
Reconnaissance. Tout le devenir des univers, innombrables, se déroule de
manière cyclique. La structure générale est typique de l’imagination
indienne : elle est, en effet de type fractal, c’est-à-dire que des formes
analogues se retrouvent et se répètent à toutes les échelles, à l’infini. Cette
mise en abîme est souvent illustrée par la métaphore du « filet de joyaux
d’Indra ». Ce dieu est censé posséder un collier de pierres précieuses, qui
sont comme autant de miroirs, chacune se reflétant dans toutes les autres en
même temps qu’elle accueille leurs reflets. Cela n’est du reste pas
surprenant dans une doctrine idéaliste. Si les choses sont pures apparences,
alors les seules limites admissibles sont simplement celles de notre
perception ou de notre imagination. Ainsi Abhinavagupta admet-il que le
temps et l’espace sont divisibles à l’infini. Chaque partie est un tout, la-
même composé de parties, et ainsi de suite à l’infini. De même, la « réalité
de l’état de veille n’est elle-même qu’un rêve pris dans une réalité encore
plus vaste. Cette pensée de l’emboîtement est un thème favori de la pensée
métaphysique de l’Inde. Il est également un procédé narratif
incontournable, tant dans les littératures śivaïtes que bouddhistes.
« L’Octuple Cité » est une métaphore du corps subtil. Celui-ci n’est rien
d’autre que l’âme, le sujet transmigrant depuis des temps qui n’ont jamais
commencé. Il est constitué essentiellement de ses souvenirs inconscientes,
leur dynamique sans cesse changeante étant ce qui détermine la situation de
chaque existence nouvelle :

2.
Ce sujet connaissant aveuglé par Māyā, lié par (les conséquences de ses)
actes, transmigre dans le saṁsāra. (Mais, s’) il a reconnu sa souveraineté
grâce à la Science, il n’est que conscience. On dit qu’il est libéré.

Le sujet (soumis à la puissance) de Maya, (s’identifiant au) vide, etc.,


dépend nécessairement des (conséquences de ses) actes. Il transmigre dans
le saṁsāra. Grâce à la reconnaissance de la vérité de soi en vertu de la
Science, il est libéré.

Commentaire
Cette stance décrit une opposition centrale. Il existe une seule et même
conscience. Mais ses libres pouvoirs peuvent prendre deux aspects
différents :
Si la conscience se reconnaît dans ses manifestations, alors cette création
d’apparences illimitées est liberté. La conscience se reconnaît pour ce
qu’elle est vraiment, elle devient le « maître » des phénomènes.
Si, en revanche, la conscience s’oublie et s’aliène en prenant ses propres
manifestations pour des choses venues d’une source indépendante d’elle,
alors ses pouvoirs deviennent la Māyā et le cercle vicieux du devenir
s’enclenche. Ses pouvoirs et ses propres créations deviennent ses propres
ennemis.
Une seule conscience donc. Sa liberté devient souveraineté par la
reconnaissance, et asservissement par une simple confusion. Mais la
confusion elle-même, et l’aliénation qui s’ensuit, se trouvent à leur tour
comme englobées et impliquées dans la liberté de la conscience. En
d’autres termes, saṁsāra et nirvāṇa, asservissement et libération sont
également des expressions de la liberté de la conscience, tout comme
lumière et obscurité ne brillent que dans la lumière de la conscience ; et il
en va de la même façon pour tous les autres couples d’opposés.

3.
Le sujet connaissant est appelé « Seigneur » quand les choses (lui
apparaissent) comme ses propres membres. Il est (appelé) « asservi »,
souillé par les (conséquences des) actes, les passions, etc., quand les (choses
lui apparaissent) comme séparées.

Dans l’état de souveraineté, le sujet, percevant l’univers comme (son)


corps est «le maître ». Mais dans l’état d’homme, enveloppé par ces
souillures que sont les actes, leurs conséquences, et les passions comme
l’attachement, etc., il est un « esclave ».

Commentaire
Liberté et servitude, divinité ou humanité sont donc une question de point
de vue : Une seule et même réalité, vue sous deux angles distincts. « Il n’y a
qu’une seule Essence et une seule Réalité qui apparaît comme Dieu sous un
certain rapport et comme serviteur et créature sous un autre rapport »324.

4.
Conscience privée de liberté ou liberté sans conscience : cette souillure
qu’est la finitude est de deux sortes. (On l’appelle « souillure »), car elle
occulte notre propre essence.

L‘Absolu325 est libre conscience. C’est sous cette forme seulement


qu’elle est parfaite. (Pourtant, elle assume une finitude) selon son désir,
précisément parce qu’elle est libre. C’est une « souillure », en ce sens qu’il
y a méprise à propos de l’essence réelle. C’est une « double finitude », car
(la conscience) est (alors) complètement limitée par l’absence de
perfection326. Il y a alors production d’une pure conscience privée de
liberté, (ou bien au contraire) production d’une pure liberté sans conscience.
Commentaire
Le Védânta non-dualiste oppose la réalité de la conscience à l’illusion du
monde et des actions qui s’y déroulent. Selon lui, cette discrimination entre
le réel et l’irréel est le premier pas vers la délivrance. Mais selon
Utpaladeva, ce dilemme entre conscience pure et expériences impures est
bien plutôt le premier symptôme de la confusion : Il s’agit du premier
dilemme discursif. , qui deviendra ensuite les oppositions, familières de
l’Inde, entre action et contemplation, rituel et gnose, vie domestique et
renoncement, jouissance et délivrance, dualité et unité, désir et
détachement.
Or, il n’y a pas à choisir entre pure conscience contemplative et liberté
aveugle. Car nous sommes à la fois libres de toute détermination imposée
par une quelconque réalité extérieure, et libres d’agir en posant nous-mêmes
des déterminations, justement. Ce « nous », évidemment, n’est que
partiellement celui de notre individualité limitée. Cependant, cette dernière
n’est pas entièrement privée de toute autonomie.

5.
C’est alors que l’apparition d’objets connaissables séparés (de la
conscience) constitue la (souillure) nommée « māyā »327 , car elle produit
naissances et expériences328 pour un agent privé de conscience. (C’est alors
la souillure) relative aux (conséquences bonnes ou mauvaises des) actes.
Ces trois (souillures) sont produites uniquement par la puissance de Māyā.

Dès lors, (1) quand la double (souillure) de finitude (est apparue), le


connaissable apparaît comme séparé (de la conscience), bien qu’il ne soit
pas séparé. (2) Alors, à cause de cette autre méprise, la (souillure) qu’on dit
« relative à Māyā » (apparaît). (3) La (souillure) relative aux (conséquences
bonnes ou mauvaises des) actes se trouve dans l’agent qui est privé de
conscience. Elle est due à la méprise consistant à prendre les actes
(personnels) pour des choses qui sont à l’origine des naissances, etc., alors
qu’ils n’en sont pas à l’origine. Ce désir, appartenant au Seigneur, de
produire ces trois souillures, est appelé « Puissance de Māyā ».

Commentaire
C’est ici le lieu de rappeler certaines différences entre les Sivaïsmes
dualiste et non-dualiste. Les deux théologies, en effet, sont deux
interprétations bien différentes de cette hiérarchie des catégories révélée par
Siva.
Pour les dualistes, la Māyā est la matière première de toutes nos
expériences. Elle est le matériau dont se sert Siva pour bâtir les mondes
dans lesquels les âmes pourront renaître et consommer les conséquences de
leurs actes passés, se purifiant ainsi graduellement et se préparant à
l’initiation libératrice. La Māyā est, de plus, privée de conscience, mais
éternelle et réellement séparée de Siva. Les âmes sont, de même, pour
toujours différentes de Siva. Elles ne deviendront jamais Śiva, mais elles
deviendront des Siva, égales à lui de par leur omniscience et leur
omnipotence. Car ces pouvoirs illimités sont innés en l’âme. Ils sont à
présent recouverts par les « souillures », qui sont des substances réelles. Or,
seule une action peut retirer une substance, comme on utilise un savon pour
nettoyer une tache. D’où l’accent mis, dans ce dualisme relatif (puisque les
âmes peuvent tout de même devenir les égales de Dieu !) sur l’action
rituelle, le rituel essentiel étant l’initiation libératrice.
Pour les non-dualistes, Śiva, Māyā et les âmes sont une seule et même
conscience toute-puissante. Les liens qui enserrent l’âme sont une simple
confusion. La souillure de finitude n’est pas une substance métaphysique,
mais une idée fausse sur soi. La souillure de la Māyā est une apparence de
dualité entre sujet et objet. La souillure relative aux actes est la croyance
aux conséquences bonnes ou mauvaises des actes. Chaque souillure est une
nouvelle étape dans la confusion qui prépare l’avènement de la suivante.
Autrement dit, lien et délivrance sont ici affaire de connaissance, et non
d’action. D’où l’accent mis sur la gnose, la connaissance libératrice.
Mais bien sur, il s’agit ici seulement d’une différence d’accent, et non
d’une exclusion, puisque toutes ces théologies śivaïtes recherchent
également la réconciliation des contraires dans une démarche « intégrale ».
Selon Abhinavagupta, la connaissance est une action intérieure et subtile,
tandis que l’action est une connaissance — un acte de connaissance —
extérieure et « grossière ».

6.
Ceux qui sont pure conscience, mais sans être des agents au plus haut
degré, sont produits par le Seigneur comme séparés d’eux-mêmes329, car ils
ne sont pas des agents.
(Certains êtres) sont produits par le Seigneur comme séparés de leur
essence330, alors même que leur conscience n’est pas souillée par l’objet
connu, car ils sont dépourvus du statut d’agent en sa perfection.

7.
Même s’ils sont identiques par leurs caractéristiques, comme la
conscience, etc., ils sont distincts les uns des autres, conformément à un
désir particulier (du Seigneur). Et ce sont les « isolés dans la pure
conscience ».

(Ces sujets) doués de pure conscience sont distincts les uns des autres,
bien qu’ils soient identiques en ce qu’ils sont conscience, en ce qu’ils sont
éternels, etc. C’est parce qu’ils sont produits ainsi par le Seigneur, et pour
nul autre motif331. Et ce sont eux. qu’on appelle les « isolés dans la pure
conscience », correspondants aux « esprits » 332 du Sāṁkhya.

Commentaire
Ces sujets ont reconnu la pure conscience, mais pas ses pouvoirs
d’actions, de désirer, etc. Leur liberté, abstraite pourrait-on dire, est
purement passive. Car ils sont libres à condition de ne pas agir. Utpaladeva
identifie cette catégorie de sujet, qu’il n’invente pas, aux « purs esprits »
décrits dans la littérature Sāṁkhya. Selon elle, les êtres vivants sont des
esprits qui s’identifient par erreur à la Nature. Une fois qu’ils ont discerné
leur différence d’avec cette matière inerte, ils redeviennent ce qu’ils n’ont
jamais cessé d’être : pure conscience affranchie du temps et de l’espace. Ils
sont identiques quant à cette nature, mais ils demeurent numériquement
distincts les uns des autres.

8.
Quant aux agents qui sont dépourvus de conscience et (identifiés) avec le
vide, etc., ce sont ceux qui sont « privés de pouvoirs durant la dissolution
(cosmique) ». Ils ont de plus la souillure relative aux actes, alors qu’ils
n’ont pas nécessairement celle relative à Māyā.

Ceux qui sont « isolés durant la dissolution (cosmique) s‘identifient333 au


vide, à la sensation interne, car ils n’appréhendent point la conscience
comme étant (leur) forme (propre). Pour ces êtres soumis à une finitude, il
existe aussi des impressions (laissées par les conséquences) des actes. Par
contre, la souillure relative à Maya peut n’être pas présente, selon qu’il y a
contact ou non avec l’objet connu.

Commentaire
Cet état, qui est celui des âmes entres deux cycles, est l’équivalent
cosmique de l’état de sommeil profond qui va être défini plus loin.

9.
Ceux qui sont doués de conscience et aussi du statut d’agent, qui ont un
connaissable différencié, (mais) dont la souillure relative aux actes est
anéantie, ont la souillure relative à Māyā (seulement). Et ce sont les «
Seigneurs de la Science ».

Ceux qui ont transcendé les (conséquences bonnes ou mauvaises des)


actes, qui sont doués de conscience, dotés aussi du statut d’agent, ont sans
aucun doute la souillure relative à Māyā, bien qu’ils soient des « Seigneurs
de la Science ». Car ils sont en contact avec un connaissable différencié. Ils
sont séparés du Seigneur et les uns des autres, comme (on l’a dit)
précédemment334, car leur statut d’agent n’est pas parfait. Voilà pourquoi il
y a finitude pour eux aussi.
Commentaire
Ces sortes de « hiérarchies angéliques » sont constituées de sujets qui se
sont reconnus comme pure conscience, et qui ont actualisé les pouvoirs de
la conscience à différents degrés. Ils officient alors selon les ordonnances de
Śiva, dont ils sont comme les membres ou les organes.

10.
Tous les êtres, comme les dieux, etc., ont la triple souillure. Parmi elles,
c’est la souillure relative aux actes qui est la cause unique et principale du
saṁsāra.

Tous les êtres du saṁsāra, depuis les dieux, etc., jusqu’aux êtres
immobiles, ont la triple souillure. Mais seule la (souillure) relative aux actes
est instigatrice du saṁsāra.

11.
Et ce principe qu’est la conscience, qui consiste en le fait d’être l’agent,
existe (sous une forme) limitée soutenue par l’énergie fragmentatrice, en
tant que qualité accidentelle pour les (sujets identifiés au) vide, etc., privés
de conscience.335

Et pour ceux qui transmigrent dans le saṁsāra, ce principe qu’est la


conscience, qui est l’agent (de toutes les actions), est complètement limité,
(cette limitation) étant renforcée par la puissance de l’énergie
fragmentatrice de Dicu336. Car dans cet état il (apparaît) comme un produit
dérivé de choses (qui sont en réalité) privées de conscience, comme le vide,
la sensation interne, etc. Et c’est alors seulement que la finitude devient
prédominante.

Commentaire
Cette stance et la précédente précisent un point capital de la doctrine : ce
qui entrave l’individu et le fait souffrir, ce n’est pas le spectacle des
apparences (Māyā), mais bien plutôt la croyance aux conséquences bonnes
ou mauvaises de ses actes, autrement dit le conditionnement social. C’est
lui, en effet, qui maintient la conscience dans la peur, en entretenant, à
travers d’innombrables traités religieux et autres, les craintes en forme de
dilemme. Ce sont ces hésitations, cette inhibition qui contractent
littéralement l’âme de peur, et c’est pourquoi la plupart des « pratiques non-
dualistes » propres au tantrisme « de gauche » proposent des sortes de
thérapies comportementales. Selon le célèbre précepte du savant tantrique
et Bouddhiste Naropa, contemporain d’Abhinavagupta, ce ne sont pas les
apparences qui nous entravent, mais plutôt notre attitude compulsive à leur
égard.

12.
(Au contraire), la prédominance du statut d’agent et de la conscience
dans le Soi, qui est conscience, sur le vide, etc., qui (apparaissent alors
comme) de (simples) qualités accidentelles du (Soi), est la connaissance qui
a pour caractéristique l’absorption complète337 dans le (Soi).
Au contraire, quand c’est le vide, etc., qui existent en tant que produits
dérivés de la conscience, qui est le fait d’être l’agent, alors pour ce sujet
connaissant qui a atteint l’identité avec cette conscience, il y a cette
connaissance qu’on dit avoir pour caractéristique une complète absorption
dans la Puissance du (Soi).

13.
Quand le « je » qui est l’agent est (identifié) au vide qui est absence de
l’intellect, etc., (en lequel n’existent) que des impressions confuses et
informes, c’est là l’état vide de (tout) objet connu.

Quand la subjectivité se méprend sur soi338 durant le sommeil profond


qui n’est que cet état défini par la mise à l’écart de l’intellect, de la
sensation interne, etc., il n’y a pas d’objet connu, car les impressions
(laissées par les actes antérieurs durant la veille ou le rêve) sont
imperceptibles dans la mesure où elles sont informes, bien qu’existantes
(sous une forme latente). Voilà tout ce qui les distingue des « esprits » du
Sāṁkhya.

14.
Nous considérons que l’activité intérieure des organes est la « vie »,
incitatrice des souffles, etc. Elle constitue l’Octuple Cité. Ou bien, (on peut
dire aussi que) la subjectivité (identifiée) au souffle339 constitue l’Octuple
Cité.

Tel est le sujet connaissant (identifié au) vide. On l’appelle « vie ». Il est
l’activité interne qui incite les souffles, etc. Il est la « vie » présente
également dans toutes les puissances propres à chaque organe. Il est
l’Octuple Cité de ces puissances organiques accompagnées de subjectivité.
Ou bien, (on peut dire aussi que) l’Octuple cité est la subjectivité (identifiée
au) souffle.

Commentaire
Comme nous l’avons déjà dit, l’Octuple Cité est le corps subtil sujet à la
transmigration. Il est la trame sur laquelle se succèdent les vies. Il est
constitué des trois « organes internes » et des cinq sortes de sensations.

15.
Quand (le sujet) existe seulement en cet état, c’est le sommeil profond,
comparable à la dissolution (cosmique). Il peut être accompagné ou non par
la souillure relative à Māyā. Il peut être accompagné ou non d’un objet
connaissable.

Dans l’état (d’identification au) vide, la souillure relative à Māyā est


absente, puisque l’objet connu (y) est absent. Dans (l’état d’identification à)
la sensation interne, etc., c’est l’état de sommeil profond, comme lors de la
dissolution cosmique. Il possède la souillure relative à Māyā, puisqu’il y a
contact avec des objets connus, comme le plaisir, le toucher, etc.

Commentaire
Utpaladeva établit ici une distinction entre deux sortes de sommeils
profonds, selon que des impressions affleurent à la conscience ou non.

16.
On considère que l’état de rêve est la création des choses qui apparaissent
clairement comme objets des sens en raison d’une confusion, alors même
qu’elles n’existent que dans l’entendement.

L’état de rêve est, pour le sujet soumis à la finitude, la création par le


Seigneur d’apparences comme des couleurs, des visions, etc., par la
puissance mentale seule, alors même qu’il n’y a aucune activité des
puissances organiques telles que l’œil, etc. C’est une illusion, car la
continuité de ces apparences, comme, par exemple, une forme commune
aux autres sujets, ne perdure pas dans les moments postérieurs.

17.
En revanche, la création qui est stable comme objet de tous les sens (à la
fois), qui (apparaît) comme extérieure (au sujet) et commune à tous les
sujets connaissants, est (l’état) de veille.

La création (d’un monde) par la puissance de tous les organes internes et


externes est la veille. Là aussi, il y a, comme (dans l’état de rêve) précédent,
illusion, comme celle de la lune double, etc. Ces trois (états) doivent être
abandonnés : - car il y a prédominance de la sensation interne, etc., lorsque
le statut d’agent devient une qualité secondaire ; - car il y a contact avec le
plaisir et la souffrance, consistant avant tout en un accroissement ou en une
destruction de la (sensation interne).
18.
Ces trois (états) doivent être abandonnés, car (en eux) prédomine la
sensation interne, etc., quand le statut d’agent devient une qualité
secondaire, car l’union au plaisir et à la souffrance consiste avant tout en un
accroissement ou une perte de la (liberté).

Ces (états) de veille, de rêve et de sommeil profond doivent être


abandonnés, car (en eux) prédomine l’identification erronée de soi à la
sensation interne, etc., en raison de la réduction de la liberté. Un
accroissement partiel de la liberté340 est plaisir, joie, etc. De la même façon,
une diminution de la liberté est douleur, aversion, etc. Le saṁsāra, fait de
toutes ces expériences, est un lien.

19.
Le « souffle (grossier)» est fait du souffle inspiré et du souffle expiré. Il
est présent durant la veille et le rêve. Durant le sommeil profond, on appelle
« (souffle) égal » celui qui interrompt (les deux souffles, inspiré et expiré),
comme durant un équinoxe.

De plus, le Soi (identifié au) « souffle (grossier) », en forme de souffle


inspiré et de souffle expiré, est présent dans la veille, puis dans le rêve. On
le nomme « égal » quand ces deux (souffles) s’égalisent, (comme
s’égalisent) le jour et la nuit (lors d’un équinoxe) à cause de l’interruption
de leur accroissement ou diminution.

Commentaire
L’auteur définit à présent les cinq « souflles », qui sont en fait cinq sortes
de sensations internes (antaḥsparśa) et qui sont aussi cinq étapes du
raffinement des sensations qui marquent la réintégration des phénomènes au
sein de l’espace de la pure conscience.

20.
On le nomme « (souffle) ascendant » lorsqu’il s’élève dans le (canal)
central. Il est alors dans le « quatrième » état (de la conscience). Il est un
feu dévorant. Il (correspond à l’état de) Seigneur, de Mantra, ou de « (sujet)
qui est pure conscience, sans énergies », (selon le degré d’élévation de ce
souffle ascendant). Le (souffle) suprême est « l’omniprésent ». Il est
identification à tout.

(On dit que ce souffle est) « ascendant » dans le « quatrième » état, car il
s’élève en s’écoulant vers le haut dans la voie du milieu, après avoir produit
l’unité, par l’interruption de l’écoulement (des soufflets) dans les deux
canaux latéraux341. Il est pareil au troisième œil (de Siva, car) il a les vertus
du feu, dévorant (tout) vers le haut. Quand (le sujet atteint) la perfection en
l’absence des limites spatiotemporelles, au-delà du quatrième état, il
abandonne (alors tout) « écoulement » (du souffle). C’est l’état de plénitude
absolue, nommé « (souffle) omniprésent ». Et ces deux états doivent être
atteints, car la puissance du souffle y est consubstantielle au Seigneur
suprême.

Commentaire
Ces deux dernières stances s’appuient sur une physiologie subtile
communément décrite dans les Ecritures śivaïtes ou bouddhistes, avec
d’infinies variations. Cette physiologie est « subtile », car clle décrit le
fonctionnement du corps tel qu’il est perçu subjectivement, à la première
personne. Cette perspective est destinée aux adeptes des yogas. Le principe
est que tous nos états de conscience dépendent du corps. En contrôlant le
corps, on maîtrise l’âme.
Mais ici il ne s’agit pas tant de maîtriser les mouvements de l’esprit que
de décrire, simplement, ce qui se passe quand on observe les mouvements
de la respiration, de la sensibilité et de l’entendement, sans intervenir. Ces
mouvements vont sans cesse d’un opposé à un autre, symbolisés ici par les
deux canaux latéraux, ceux de la « lune » et du « soleil », situés chacun
dans une moitié du tronc, de bas en haut. Ces attitudes opposées s’appuient
sur l’inspir et l’expir. Par exemple, l’attraction et l’aversion, l’appropriation
et le rejet, l’excitation et l’abattement. Or, en posant son attention sur
l’intervalle entre expir et inspir, l’adepte observera que cet intervalle, cet
entre-deux, va se prolonger graduellement. Cet inlervalle entre deux
respirations est également le milieu entre les couples d’opposés. Si l’on
poursuit cette simple attention, les respirations vont s’atténuer,
correspondant à une neutralisation progressive des va-et-vient d’un extrême
à l’autre. Du regret à l’espoir, du passé au futur, la conscience revient au
présent. Lorsque ce processus de déconditionnement est parvenu à son
terme, la conscience s’est parfaitement reconnue, affranchie de tous ces
couples d’opposés. Elle ne se sent désormais plus ballotée d’un extrême à
l’autre, car elle sait que ces cycles sont sa libre production
Bien que la respiration et la pensée puissent provisoirement être
suspendues, ce n’est pas le but recherché. Cet apaisement par simple écoute
du corps est plutôt l’occasion pour la conscience de se reconnaître comme
source de ces cycle. Mais elle n’est pas leur témoin neutre et indifférent.
Bien qu’elle ne soit pas conditionnée par eux, ils sont sa production, son
œuvre. Le corps et le monde sont l’expression d’un désir libre et
authentique. Mais d’ordinaire la conscience s’aliène dans cette libre
production. Par cette pratique, elle recouvre simplement la claire conscience
de son statut d’agent créateur, au lieu de s’identifier seulement à ce qu’elle
engendre. Elle ne cesse alors pas de produire. Simplement, cette production
se trouve transfigurée par cette reconnaissance, comme un cauchemar peut
se trouvé transmuté en simple rêve par la reconnaissance du fait qu’il est
tout entier un produit de l’esprit endormi. Pratiquement, les āgamas
décrivent les changements corporels qui s’ensuivent en termes surnaturels :
les cheveux blancs disparaissent, la peau retrouve son éclat, le corps devient
léger et transparent, voire indestructible.
Pour finir, l’auteur revient sur les points essentiels de sa doctrine :
Section des points essentiels
I. Exposé concis de notre essence qui
est le grand Seigneur

1.
C’est notre Soi, celui de tous les êtres, qui est le grand Seigneur, un,
omniforme, plein d’une conscience indivise «Je suis (tout) cela ».

C’est le Soi commun à tous les êtres animés, un. Empli de la délectation
du sujet saisissant indivis, de l’objet saisi indivise, et de leur union dans le
quatrième état qui doit être recherché en premier342, il est le grand Seigneur.

2.
Dans (cette création), l’aspect objectif créé par le Soi, (consistant en)
l’intellect, etc., est amené par lui à être appréhendé comme « je », comme
étant le sujet percevant343.
Dans cette création qui est le déploiement du grand Seigneur, qui est
appréhendé sur le mode du « cela », il y a l’intellect, le souffle ou bien le
vide — ce qui est produit comme étant perceptible344, qui ne présente
qu’une partie du connaissable. Transformé par le fait d’être appréhendé
comme « je », il devient le sujet percevant limité.

3.
On croit que les êtres sont multiples. C’est parce que chacun ne connaît
pas complètement son essence propre. Dès lors, action et félicité (divine)
sont créées comme expériences consistant en plaisir et souffrance.

C’est précisément cette limitation consommée de celui qui est tout, qui
est appelée « non-reconnaissance ». Et c’est ainsi que la conscience d’une
subjectivité inférieure — car portant sur des (objets) fragmentés et
multiples — comme l’intellect, la sensation interne, etc., est appelée «
connaissance incomplète de la (subjectivité) suprême ». Les individus sont
nombreux. Pour ces sujets connaissant, le grand Seigneur créé sa félicité et
son action qui sont inhérentes à un seul et même agent, (la conscience).
Voilà l’expérience nommée « plaisir », qui est un fragment de la félicité
(divine). La « souffrance » est un fragment de l’action (divine). On
expliquera (plus bas pourquoi) l’action (divine devient) souffrance.

4.
Pour le sujet asservi, ce qui est sattva, rajas et tamas n’est rien d’autre
que la connaissance, l’action et, troisièmement, Māyā. Pour le Seigneur, les
choses apparaissent comme son propre corps.

La connaissance et l’action du Seigneur, accompagnées de Māyā sont,


pour le sujet asservi, sattva, rajas et tamas.

Commentaire
Les manifestations de la puissance de la conscience sont transfigurées et
comme gâchées par la confusion : le pouvoir de connaître devient sattva,
équilibre et transparence. L’action devient rajas, agitation et impulsivité.
Māyā devient tamas, torpeur et opacité. Ce sont les trois modalités de
l’expérience du sujet fini : clarté, agitation et inertie. Agitation et torpeur
forment un couple d’opposé, alors que sattva représente leur équilibre
relatif et toujours provisoire. Lorsque l’action infinie de la conscience est
perçue comme un univers extérieur à soi, elle devient agitation et
souffrance, rajas.

5.
À cause de cet état de différenciation, ces qualités qui deviennent (tantôt)
des causes, (tantôt) des effets, ne peuvent être considérées comme les
puissances d’un sujet qui les posséderait.

Puisque sattva, rajas et tamas apparaissent comme séparées (du sujet


connaissant), on ne peut les qualifier de « Puissances », car dans (notre
système), il n’y a pas de différence (réelle) entre les puissances et leur
possesseur. En réalité, tout est l’épanouissement des Puissances (du
Seigneur).
6.
Pour le Seigneur, il y a existence, félicité et action. Pour le sujet
individuel, il y a cela345, absence de cela, et les deux (mélangés). Cette
(dernière qualité) est rajas, qui est souffrance constituée de sattva et tamas
mélangés.

Pour le Seigneur, qui est un pouvoir d’agir infini se présentant comme


une délectation, ce qu’on nomme « action » est félicité de l’apparence
suprême. Pour le sujet limité, en revanche, cette félicité de l’apparence
devient objet saisi. On l’appelle (alors) sattva. Et l’absence de cette
(félicité) est tamas. Rajas est le mélange de sattva et tamas qui, bien qu’ils
soient deux (qualités distinctes), consistent en la félicité de l’apparence et
en son absence.

Commentaire
La souffrance est un mélange de félicité et de son absence : elle est une
félicité incomplète. On remarquera que la souffrance est encore constituée
de félicité, de même que l’ignorance est encore une forme de connaissance,
et la servitude une expression d’une liberté plus haute.

7.
Et, ces (qualités) qui, pour le Seigneur, sont objets d’une conscience
objective (mais) non conventionnelle, sont ainsi manifestées diversement,
(tantôt) mélangées, (tantôt) séparées.

Pour le grand Seigneur, ces objets de la conscience peuvent être désignés


sur le mode du « cela », à la manière d’un enfant (toutefois, c’est-à-dire)
sans s’appuyer sur une convention verbale du type « cela ». Car l’acte de
conscience (non verbal) est l’essence de l’Apparence. Ces (objets)
apparaissent ainsi parce qu’ils sont produits par le (Seigneur) comme étant
des singuliers (constitués de) multiples apparences346 se rapportant à un
(même) substrat, et avec de multiples aspects en tant qu’ils se présentent
comme des universaux, (lorsqu’une apparence est) prise séparément.

Commentaire
Pour celui qui reconnaît Dieu dans la conscience, les apparences
continuent d’apparaître clairement et distinctement, sans confusion. Mais
elles apparaissent toutes identiques à l’acte dans lequel elles apparaissent,
c’est-à-dire l’acte de conscience. Il connaît les choses, sans toutefois les
nommer. Il les connaît immédiatement, sans passer par les conventions d’un
langage acquis, à la manière d’un jeune enfant contemplant une fresque
sans jugement discursif.

8.
Mais, pour le sujet individuel, ces objets apparaissent séparés (de lui); ils
sont fabriqués avec des noms multiples et variés lors de la remémoration, de
l’imagination, etc.

Ces objets qui apparaissent séparés (du sujet individuel) sont des
universaux. Ils sont contemplés par les sujets connaissants individuels347
lors de l’acte de remémoration, quand l’expérience antérieure a disparu,
comme (objets) de représentation intérieure, grâce aux divers noms comme
« jarre », « argent », « vêtement », « charrette », au moyen de la Puissance
de construction mentale. Ces (sujets individuels), conditionnés par ces
expériences, se font eux-mêmes objets des désignations diverses, telles que
« Je suis maigre », « Je suis heureux ou bien malheureux ». En revanche,
dans les différentes (formes de) l’imagination, (cette activité de
construction) est indépendante (des expériences vécues). C’est justement
cette apparence — faite de mots — d’une séparation entre le sujet saisissant
et l’objet saisi qui, dans l’état d’être asservi, forme ce lien qu’est le
sarhsāra.

9-10.
La création d’un (sujet individuel), qui est identique au (Seigneur), n’est
pas non plus commune (aux autres sujets individuels). Elle est animée par la
création du Seigneur. (Cette création a lieu) par la puissance du Seigneur.
Celle-ci n’est, cependant, pas connue (entièrement). Elle empêche le repos
en soi-même. Elle est instable, faite de sensation interne, diversifiée en une
multitude de phonèmes variés qui est activité constructrice.

Et le sujet limité, qui n’est autre que le Seigneur, produit, grâce à la


Puissance du Seigneur qui n’est (cependant) pas complètement connue
(comme telle), des objets en forme d’universaux, qui ne sont pas
perceptibles par les autres (sujets limités). Ils sont façonnés à partir des
perceptions des objets communs à tous. Et cette puissance du Seigneur, qui
empêche le repos complet dans notre Soi, est appelée « Māyā ». Elle est la
foule illimitée des centaines de familles de phonèmes qui commencent par «
ka », etc. Elle est mouvement perpétuel, en l’orme de sensation interne348 .
Elle est cette activité nommée « construction mentale ». Ainsi, il produit les
objets à l’intérieur de (la conscience).

Commentaire
La parole ou encore la pensée sont les Puissances (śakti) de la
conscience. Mais pour le sujet confus, la pensée, faite de phonèmes, ne fait
que perpétuer et renforcer cette confusion. Le langage construit un monde
dans lequel le sujet se sent enfermé. Les pensées compulsives font du sujet
un objet de jeu : elles le tourmentent sans répit. Le Tout-puissant devient
ainsi l’esclave de ses propres Puissances. Utpaladeva est donc bien d’accord
avec les Bouddhistes pour dire que nos univers sont forgés de toute pièce
par des puissances qui agissent à notre insu. Ces puissances sont
redoutables si on les prend pour des puissances étrangères et douées de leur
vie propre. Elles deviennent les Puissances de la conscience si on les
reconnaît comme telles. Ces Puissances sont les « mères » (mātṛkā) qui
engendrent le devenir. Elles sont la seule véritable « famille » (kula) de
l’individu, celle au sein de laquelle il naît, celle qui le façonne et qui ne le
quitte jamais. Une fois reconnues, elles deviennent son entourage divin,
elles le suivent en tout, comme les ministres suivent leur roi. Ainsi l’adepte,
au lieu d’être conditionné par le langage, en devient le maître et est censé
manifester un don particulier pour la poésie. De même, il deviendra un fin
gourmet, au sens où il jouira de tout ce que ses facultés sensorielles lui
offriront, au lieu d’être troublé et tourmenté par elles.

11.
La création du Seigneur, qu’elle soit commune ou non, apparaît
clairement. Par l’anéantissement des constructions mentales résultant de la
concentration, (on atteint) progressivement le domaine du Seigneur.
En revanche, la création du Seigneur est commune à tous les sujets
connaissants, car ils sont engendrés en elle349. Et la création est déterminée
pour un seul sujet connaissant, dans le cas du rêve, de l’illusion, etc. : elle
ne concerne qu’un seul sujet connaissant. Et (cette création, lorsque) elle
consiste seulement en cette prise de conscience « Je suis cet (univers) », est
affranchie des constructions mentales, car la séparation (entre sujet et objet
n’y) apparaît pas. Et, (en même temps, la création « commune ») apparaît
(alors) clairement. Là, en se familiarisant350 avec les moments où, ça et là,
l’activité de construction mentale s’atténue, il y a, pour les êtres soumis au
saṁsāra, délivrance progressive de l’état de sujet limité, puisque la
souveraineté émerge à tous êgards351.

12.
Pour qui est identique à tout, pour qui sait parfaitement que « Tout se
manifeste à partir de moi », il y a totale souveraineté, même lorsque se
répandent les constructions mentales.

Même pour le sujet limité dans cet état où se produisent des constructions
mentales, il y a souveraineté absolue grâce à la puissance du Seigneur, pour
qui connaît parfaitement sa nature de Seigneur, sur le mode du « Ce
déploiement du saṁsāra est mien ». Pour lui qui infuse (de conscience)
tout l’univers sans séparation, qui parfait toutes les constructions mentales
en un acte de conscience globale, il y a absolue souveraineté.

Commentaire
Ces deux stances décrivent plus précisément la manière de recouvrer la
souveraineté innée. Mais il s’agit plutôt de deux voies sans doute
complémentaires quoique distinctes.
La première est celle de l’aclepfe, du yogin. Elle est une délivrance «
progressive » pair un entraînement en forme de recueillement sur les
moments de la vie ordinaire, quotidienne, durant lesquels la conscience
apparaît dans sa nudité. Ces moments sont, en particulier, les intervalles
entre deux instants, deux perceptions, deux pensées, etc. C’est la pratique
de « l’épanouissement du centre » (madhyavikāsa), décrite dans les deux
dernières stances du précédent chapitre.
La seconde voie est celle du gnostique (jñārnin). Elle ne se mesure pas
selon des degrés de transfiguration de l’expérience- Elle ne se soucie pas de
« signes d’accomplissement » empiriques. La seule mesure de
l’accomplissement, ici, c’est une certitude inébranlable. Cette voie est
affinement des idées : il s’agit, par un exercice assidu de la raison
s’appuyant sur l’enseignement de la Reconnaissance, d’éliminer les doutes
qui empêchent la conscience de s’épanouir. C’est une sorte de voie
intellectuelle, et c’est elle qui est proprement enseignée dans le présent
texte.

13.
Le délivré considère la réalité connaissable commune (à tous) comme
identique à son Soi, tout comme le grand Seigneur. Par contre, l’être asservi
(la considère) comme radicalement différente (de lui-même).

La réalité connaissable est la même pour l’être asservi comme pour celui
qui est délivré. Mais l’être asservi la considère comme radicalement
différente (de lui) ; le délivré (la considère) comme le corps de son Soi.

Commentaire
La délivrance n’est pas une expérience nouvcllc, mais une nouvelle façon
de voir l’expérience, la vie quotidienne. La délivrance n’est pas une
question d’expérience, mais d’interprétation, de point de vue. L’acte
d’apparaître ne cesse jamais, par définition. Il est donc toujours déjà-là, il
n’est pas une chose à acquérir.En revanche, la conscience, la représentation,
l’interprétation que nous faisons des apparences, de l’existence, est
décisive. Selon qu’on l’interprète, qu’on la reconnaît correctement ou non,
la manifestation sera aliénation ou liberté.

14.
En revanche, (quand le sujet) est parfaitement plein du flot des catégories
infinies dissoutes en (lui), il est Siva, masse de félicité et de conscience,
incarné dans le corps suprême indestructible.

En revanche, quand la réalité connaissable est parfaitement dissoute dans


(la conscience), quand la conscience « je » est parfaite, c’est, purement et
simplement, l’état de Siva.

Comrnentaire
L’état décrit dans les stances précédentes était celui du « délivré-vivant »,
ou de l’âme qui, après la mort, officie au plan de la « Pure Science ». Nous
avons vu que dans ces états la dualité coexiste avec l’unité. Mais, au terme
de la reconnaissance, le multiple s’est dissous entièrement en la conscience.
Ou plutôt, la totalité des apparences est appréhendée en un acte indivis : « je
». Plus aucune place pour un « cela » distinct. C’est proprement l’état de
Siva.

15.
Ainsi, voyant parfaitement le Soi et ses (Puissances) de connaissance et
d’action, il connaît et il fait les objets selon son désir.

Ainsi, ayant reconnu le Soi, le Seigneur plein des Puissances infinies de


connaissance et d’action, ayant mis en lumière les signes auxquels (ces)
Puissances se reconnaissent, il crée, il perçoit tout selon son désir.

Commentaire
En quel sens le délivré fait-il ce qu’il désire ? Est-ce à dire que si tel
individu reconnaît son identité à Siva, il peut instantanément réduire en
cendre l’univers et les êtres qui s’y trouvent ?
En réalité, cette affirmation est une conséquence logique des thèses
démontrées précédemment. La conscience contient toul. Rien n’apparaît,
rien n’arrive en dehors d’elle. Tout ce qui existe, existe selon son désir. Or,
le sujet Untel a reconnu que, comme conscience, tout arrive selon son désir.
Les désirs des autres individus, ses désirs de sujet limité, et les désirs du
Seigneur (en forme de nécessité), sont tous un seul et même désir. Le
délivré s’identifie au désir universel qui est à la source de tout : comment
pourrait-il être encore contrarié ou frustré ? Ces affirmations sont donc à
prendre comme les affirmations paradoxales qu’émirent les anciens
Stoïciens à propos du sage : il ne fait que ce qu’il veut, il est le roi du
monde, le plus riche, l’ami des dieux, etc.

16.
Ainsi, j’ai expliqué cette voie nouvelle et aisée, comme elle fut expliquée
par le grand maître dans le traité de La Vision de Śiva. Dès lors, celui qui
recourt à cet (enseignement), élucidant le fait que le Soi est le créateur352
des mondes, c’cst-à-dire Śiva, étant jour et nuit absorbé (en cette
compréhension), atteint la perfection.
Dans quelque état qu’il se trouve, c’est durant la vie quotidienne, par la
simple reconnaissance, qu’il obtient le statut de Śiva. Cette voie là, inédite,
sans aucun détour, fut exposée dans le traité intitulé La Vision de Siva par le
vénérable et éminent savant Somānanda, qui avait contemplé en personne la
forme du Seigneur suprême (durant un rêve). Je l’ai introduite au coeur (des
gens) grâce à un enchaînement de raisons. En se familiarisant avec elle, on
est délivré en cette vie même.

17.
De même que le bien-aimé qui, grâce à des tentatives répétées, finit par
se trouver auprès de la fille amoureuse, ne (la) satisfait pas parce qu’elle ne
l’a pas reconnu comme tel dans la mesure ou il ressemble au commun, de
même, pour les gens, ce Seigneur universel n’est pas en mesure de
manifester sa gloire innée, bien qu’il soit notre Soi, car ses qualités ne sont
pas examinées. C’est pourquoi cette Reconnaissance du Seigneur fut
composée.

Grâce à l’exemple du bien-aimé, (on montre que) la reconnaissance du


Seigneur doit être accomplie et justifiée rationnellement, et qu’elle est un
bien incomparable.

Commentaire
Le thème classique de l’amante qui côtoie son bien-aimé sans le savoir,
faute de connaître ses signes distinctifs, se trouve ici évoqué afin d’illustrer
la voie de la Reconnaissance : il ne s’agit pas de chercher une nouvelle
entité plus pure et plus parfaite, mais de simplement reconnaître que nous
sommes, depuis toujours, ce à quoi nous aspirons. Cette allégorie illsutre
également le type d’effort qui est à effectuer pour tirer quelque profit
concret de cette philosophie : nous sommes déjà le Seigneur, mais en
jouirons sensiblement seulement si nous faisons l’effort de le reconnaitre.
Autrement dit, il nous faut reconnaître que nous sommes l’Etre en son
intégralité qui choisi librement de se connaître provisoirement comme cet
être ordinaire que nous paraissons être. Et cette simple conversion du regard
suffit à faire toute la différence.

18.
Cette Reconnaissance du Seigneur a été établie rationnellement par
Utpaladeva, fils d’Udayakara, pour que les gens puissent atteindre sans
effort la perfection.

On a expliqué cette voie de la perfection, aisée à obtenir.

La glose sur la Reconnaissance du Seigneur est terminée.


Bibliographie

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WHITE, D. G. 2003. The Kiss of the Yoginī. “Tantric Sex” in its South
Asian Contexts. University of Chicago Press, Chicago.
1 Depuis le début du XXème siècle, quand fut créé aux Etats-Unis le
premier « Ordre Tantrique » (1906). Sur l’histoire du tantrisme en Occident,
voir Urban, H. B. 2003.

2 Principe énoncé dans des tantras śivaïtes et bouddhistes de tendance


non-dualiste, tels que le Kulārṇava et le Hevajra, mais aussi dans des
tantras anciens et réputés dualistes, comme le Kāmika, texte fondamental de
la religion Śivaïte dualiste Siddhānta. Voir Kāmikāgama, II, 10 ab : « On
lave une saleté par une autre, on libère un lien par un lien, et de la dualité
par une dualité ». Ce thème de la destruction de la dualité par la dualité elle-
même est développé par Abhinavagupta dans la Lumière des Tantras
(Tantrātoka III, 8-12).

3 Ῑśvarapratyabhijñākārikā.

4 C’est-à-dire jusqu’aux grandes invasions musulmanes du XIIème siècle


de notre ère.

5 Ces premiers textes sont bouddhistes et śivaïtes (pāśupcata).

6 Le cycle sans commencement des morts et des renaissances — la


transmigration — et, par extension, la condition de tous les êtres vivants
livrés au devenir caractérisé par la souffrance.

7 Dans ce système, sont impures les sécrétions corporelles, les cadavres


(animaux compris) et tout ce qui suppose un contact avec eux. La pureté,
quant à elle, se définit plutôt par défaut, comme absence d’impureté.

8 Cette opposition doit être nuancée : le culte privé de Siva est, à l’origine
du moins, au centre du système du Siddhānta. De même, les adeptes de
Bhairava ont parfois reçu un patronage royal officiel (ce fut peut-être le cas
à Khajuraho), et au Népal s’est constitué un système de culte public rendu à
des déesses ésotériques, dans des temples spécialement construits à cet
effet.

9 Au sens philosophique, c’est-à-dire tel que le définit Plotin : « Les


mythes, s’ils sont vraiment des mythes, doivent séparer dans le temps les
circonstances du récit, et distinguer bien souvent les uns des autres des êtres
qui ne se distinguent que par leur rang ou par leurs puissances ; (d’ailleurs,
même où [Platon] raisonne, il fait maître des êtres qui n’ont pas été
engendrés, et il sépare des êtres qui n’existent qu’ensemble.) Mais, après
nous avoir instruits comme des mythes peuvent nous instruire, ils nous
laissent la liberté, si nous les avons compris, de réunir leurs données
éparses. » (Ennéades III, 5, IX, trad. Emile Bréhier, Belles Lettres, p.141)
C’est précisément ce que l’ont, pour le compte du Śivaïsme, les théologiens
du Siddhānta et du Trika.

10 Ou plutôt, la conscience (cit) est l’attribut essentiel du Dieu, car la


conscience est un pouvoir (ścakti) qui enveloppe tous les autres pouvoirs
(tels que l’omniscience et l’omnipotence).

11 Le terme Māyā (« Magie ») est compris différemment selon les


doctrines : pour l’Hindouisme commun, il s’agit d’une puissance magique
servant à Dieu pour créer les mondes. Pour l’Advaita Vedānta tardif, c’est
une illusion inassignable, tandis que pour le Siddhānta elle est la matière
première dont se sert Siva pour faconner l’univers. Mais pour la
Reconnaissance, elle est la conscience absolument libre, en tant que cette
liberté enveloppe la possibilité d’un égarement et d’une aliénation.

12 Précisons d’emblée que, pour le Siddhānta, Siva ne crée pas la matière


dont sont faits les mondes. Cette matière (māyā) existe séparément de lui
depuis toujours. C’est pourquoi les philosophes comme Abhinavagupta
disent que le Siddhānta est dualiste. Selon cette perspective, Siva se
contente de donner forme à cette matière première, à l’aide de ses
Puissances infinies.

13 Comme nous l’avons dit précédemment, les Mantras sont soit des âmes
placées en cet office, soit des Puissances de Śiva. Elles sont comme son
corps.

14 Le karmun, ou karma, désigne les conséquences inéluctables des actes.


Les actes passés conditionnent notre vie actuelle, de même que nos actes en
cette vie conditionneront nos existences futures. Dans le Siddhānta, le
karman est quasiment une substance qui adhère à la conscience ? Alors que
pour les penseurs de la Reconnaissance, il n’est qu’une idée ou une
disposition d’esprit fictive.
15 C’est-à-dire sur un Mantra (divinité masculine) ou sur une Vidyā (une
divinité féminine).

16 « Non-dualité » (advaita) désigne soit l’identité entre la conscience et


l’absolu, soit l’inanité de la dualité entre le pur et l’impur.

17 On remarquera l’analogie entre ce monisme et certaines formes de


monisme matérialiste, selon lesquelles la conscience humaine et, plus
généralement, la vie, sont les formes grâce auxquelles l’univers se découvre
lui-même.

18 Car Siva n’est que cela : il n’est qu’apparence (ābhāsa, prakāśa). Une
des grandes idées d’Utpaladeva fut justement de reprendre ce terme, avec
son ambivalence (l’apparence est-elle dévoilement ou illusion ?), en le
définissant comme existence, illumination, manifestation, pour fonder une
pensée originale, dans laquelle l’Etre est défini comme Apparaître
lumineux. Dès lors, il peut reformuler entièrement le vieux problème indien
du rapport entre essence (sat) et apparence (asat). L’essence est apparence.
Encore faut-il la ressaisir adéquatement, et c’est ce que se propose de faire
la Re-connaissance méditée par Utpaladeva dans ses Stances.

19 L’homme ordinaire est ainsi appelé dans la mesure où il est « victime »


des « dieux » que sont ces facultés sensorielles et mentales.

20 C’est le cas du maître lors de l’initiation. Selon les āgamas « non-


dualistes », il est possible que des êtres des mondes purs s’incarnent
provisoirement par simple jeu ou pour accorder des dons de la part de Śiva.

21 Tant il est vrai que, dans cette pensée phénoménaliste, l’Être se confond
avec la connaissance qu’on en a, de même qu’l n’y a pas de claire
distinction entre réalité et vérité.

22 Une idée (manyatā).

23 Enumérés dans Sanderson 1987, Purity and Power Among Brahmins of


Kashmir, n. 69. Ces deux listes se trouvent dans deux āgamas de Bhairava
cités par Jayaratha, le commentateur du Tantrāloka d’Abhinavagupta.
24 Important sous-groupe du Śivaïsme, fondé sur les « Ecritures » de
Bhairava (bhairavāgama), considéré par Abhinagupta comme étant le mode
de pratique le plus haut. En fait, le terme kaula a d’abord désigné le résultat
des plus hautes pratiques, puis une façon de pratiquer, un style (prakriyā)
et, enfin, un corpus de méthodes particulières et de textes se référant à cette
pratique.

25 Ensemble de temples śivaïtes de l’Inde centrale (Madhyapradesh),


célèbres pour leurs sculptures érotiques.

26 Voir La Lumière de la plus haute Vérité (Mahānayaprakāśa) VI, 23 : «


Le suprême secret est dit peu à peu, ici et là. Par crainte d’effrayer (les
profanes), tout n’est pas révélé d’un seul coup. »

27 Néanmoins, Abhinavagupta lui-même, dans ses commentaires aux


Stances, en propose une analyse, à laquelle on pourra se reporter, à la fin de
la présente introduction.

28 L’identification de l’Absolu (brahman) à la félicité (ānanda) est


présente dès les Upanisads.

29 Pour le mithridatiser.

30 On pense ici aux comportements antinomiques des Pāśupatas anciens.

31 Ne serait-ce que la doctrine de l’idéalisme bouddhique, dont


l’influence, selon Alexis Sanderson, se fait déjà sentir dans les āgamas du
Krama (en particulier dans le Jayadrathayāmala Tuntra).

32 Cette image est proposée par le Traité pour la Délivrance


(Mokṣopāya), composé au Cachemire en même temps que s’élabora la
pensée de la Reconnaissance.

33 Rappellons que les termes tantra (« trame, livre ») et āgama («


révélation ») sont strictement synonymes dans les religions śivaïtes.

34 il s’agit de la Śrīvidyā tradition tantrique intellectualiste et dominée par


des communautés de brahmanes orthodoxes (smārta).
35 Néanmoins, un dialogue et des échanges ont eu lieu entre Musulmans
soufis et adeptes de la religion d’Abhinavagupta. Les plus célèbres
représentants de ces rencontres sont la poétesse Lallā et Nand Rishi.

36 Īśvarapratyabhijñāvimarśinī, trad. et commentaire par B.N. Pandit,


2004,p.xxx.

37 Information donnée par Utpaladeva dans Śivadṛṣṭivṛtti 2.

38 Ceci dit, Hegel est l’un des penseurs occidentaux comparables au


Sivaïsme cachemirien par son souci de réconcilier les opposés à travers une
démarche dialectique qui est censée faire écho à la vie de l’Absolu lui-
même.

39 Il va sans dire que cette idée recèle un autre préjugé relatif à l’histoire
de la philosophie occidentale, selon lequel la scolastique médiévale n’est
qu’une période stérile d’un point de vue intellectuel, au motif que la
philosophie n’y aurait été qu’une servante de la religion. A ce sujet, voir le
bel essai de Alain de Libéra, Penser au Moyen-Âge. Sur l’histoire de la
réception des pensées de l’Inde en Occident, on pourra encore lire l’ouvrage
de Roger-Paul Droit, L’oubli de l’Inde.

40 Ceci va à l’encontre de la tendance actuelle, qui est celle d’une


redécouverte intense des auteurs néo-platoniciens, alors même que Plotin
est entré dans la liste des auteurs du programme des classes de Terminale
générale.

41 Critique de la faculté de juger, traduction Alain Renaut, par. 40, p. 278.


Dans la terminologie kantienne, une idée est un concept sans contenu réel,
c’est-à-dire intuitif. Ainsi, l’idée de Monde, de Dieu, d’âme immortelle ou
de libre-arbitre, de Sens de l’Histoire, sont autant d’entités dont aucune
expérience n’est possible (selon Kant), mais qui sont pourtant utiles, voire
indispensables, pour mettre de l’ordre dans nos expériences.

42 Bien qu’il soit difficile de démontrer la validité de cette proposition,


selon laquelle la Terre tourne, par les moyens d’un seul individu, ce qui,
dans une démocratie, pose le problème du pouvoir des experts.
43 C’est de loin l’argument le plus répandu, comme le fait remarquer
Schopenhauer dans son Art d’avoir toujours raison.

44 À ce sujet, voir Qu’est-ce que les Lumières ?

45 Ou bien de ses auditeurs. On ne saurait dire dans quelle mesure


Abhinavagupta écrivait lui-même, et dans quelle mesure il dictait à des
copistes. Selon un vers anonyme (Dhyānaśloka inclus dans le
Abhinavagupta de K.C. Pandey, p. 738), Abhinavagupta discourait dans un
pavillon sis parmi les vignes, tandis que ses disciples notaient ses paroles.

46 C’est-à-dire du Seigneur, Śiva.

47 De « l’océan » des renaissances, le saṁsära.

48 PTV, p. 228. « Plus intense, etc. » renvoie aux différents degrés


d’intensité de la grâce divine analysés par Abhinavagupta au chapitre 13 de
la Lumière des Tantras (Tantrāloka).

49 Dans l’extrait qui précède, le mot « désir » rend le sanscrit icchā. Nous
le traduisons volontiers ainsi, plutôt que par « volonté », dans la mesure où,
premièrement, ce système n’oppose point une volonté spirituelle à un désir
corporel et où, en second lieu, le modèle pour penser Dieu n’est pas ici
mathématique, mais érotique. La relation de Dieu au monde n’est pas celle
d’un mathématicien à sa théorie, mais plutôt celle d’un amant à son amante.

50 Il serait intéressant de comparer le raisonnement d’Abhinavagupta à


l’argument du paresseux dans le stoïcisme (dans les Entretiens d’Épictète,
par exemple).

51 La conscience, ou Dieu, est « évidente par soi » (svaprakāśa,


svasaṁvedanasiddha). C’est là un attribut traditionnel de Siva, mais auquel
les auteurs de la Reconnccissance donnent un sens nouveau.

52 Tadevasmāhhiḥ yuktyupadeśasaṁskāraiḥ nirmalayya


hṛdayaṅgamīkṛtam. PTV, p. 30.
53 Ekavāraṁ pramāṇena śāstrādvā guruvākyataḥ / jñāte śivatve
sarvasthe pratipattyā dṛḍhātmanā // karaṇena nāsti kṛtyaṁ kvāpi
bhāvanayāpi va. SDr, VII 6, cité dans PTV, p. 13.

54 Plus précisément, certitude concernant la relation entre sujet et objet,


c’est-à-dire le fait que tout existe dans la conscience.

55 verset anonyme cité par Abhinavagupta : vyatireketarābhyāṁ hi


niścayo’nyanijātmanoḥ / vyavasthitiḥ pratiṣṭhāta siddhirnirvṛttirucyate.
PTV, p. 12.

56 IPV I, 3.

57 Voir Bodhapañcadaśikā 1.

58 En un sens bien particulier, puisqu’il s’agit seulement de reconnaître ce


qui est déjà le cas. Être Siva, ce n’est rien d’autre qu’être convaincu d’être
lui, parce que l’on possède ses attributs.

59 La conscience est notre essence, en ce sens que, sans elle, absolument


rien ne serait possible. Nous n’existerions pas et nous n’aurions aucune
expérience. Comme nous l’avons dit, la conscience est, purement et
simplement, l’expérience.

60 Notion capitale de cette pensée. La séparation est une idée, une


représentation. Elle infuse toutes nos idées. En effet, nous sommes
ordinairement persuadés que Dieu, s’il existe, est séparé de nous et des
choses, que les choses sont séparées les unes des autres, ainsi que de nous et
des autres individus.

61 Litt. “élevée en son tranchant”.

62 Selon Jayaratha ad. TĀ IV, 13: tarkaḥ =


śuddhavidyāṁśasparśapavitritayā buddherudīyamānaḥ
svātmapratyabhijñāpanapararūpaḥ.

63 La tradition suprême du Sivaïsme selon Abhinavagupta, celle dont il dit


s’inspirer pour élaborer sa synthèse.
64 TĀ IV, 15 -16.

65 Au sujet du sens premier de tarka dans les āgamas, voir S. Vasudeva


2004, pp. 419-422.

66 Cependant, dans sa propre explication de la notion de tarka dans le TĀ,


il expose d’abord le sens « sectaire » ; c’est après seulement qu’il montre un
exemple de « réflexion » au sens proprement philosophique, en critiquant
l’opposition — fondamentale dans la société brahmanique — entre le pur et
l’impur.

67 TĀ IV, 14.

68 Cette œuvre rédigée en un autre temps (XVIème siècle ?) et en un autre


lieu (le sud de l’Inde) que les œuvres fondatrices de la Reconnaissance
montre que cet élan spéculatif, avec son intellectualisme, ne fut pas un
événement sans lendemain, même s’il est longtemps resté inaperçu de
l’indianisme.

69 TR, traduction M. Hulin 1979, p. 39.

70 TR, p. 73.

71 TR, p. 39.

72 TR, p. 41.

73 TR, p. 73.

74 Voir la Spandapradīpikā et l’Ῑśvarasiddhi (ῙS).

75 TR, p. 69. Le Siddhānta s’appuie lui aussi sur l’idée de “croyance


populaire” pour faire admettre la validité du témoignage des Écritures, en
l’occurrence śivaïtes. L’argument est que l’on ne peut exiger, pour admettre
une croyance, d’en connaître le fondement, sans quoi il y aurait régression à
l’infini. On ne cesserait jamais de douter, et dès lors on ne passerait jamais à
l’action. Voir le commentaire de Nārāyaṇakaṇṭha au Mrgendra : « En effet,
lorsqu’une personne s’engage dans des activités empiriques, aussi bien
celles dont les résultats sont visibles, service, agriculture etc. que celles
dont les résultats sont invisibles, sacrifices et œuvres pies, c’est qu’elle est
désireuse d’obtenir un avantage ou d’éviter un désagrément. Ce faisant, elle
ne table pas sur un quelconque moyen de connaissance droite préalablement
déterminé mais, au contraire, elle agit dans un esprit d’imitation, guidée par
la seule croyance populaire.(...) Si de nombreuses personnes attestent y
avoir eu recours sur une longue période, elle est correcte. » (traduction
Michel Hulin 1980, IFI, Pondichérry, p. 37). Voir également la citation
d’Utpaladeva donnée peu avant pour illustrer le fait que les sceptiques sont
« maudits par le destin » : « (L’existence du) suprême Seigneur a beau être
établie par mille preuves éclatantes, Il ne parvient pas à l’être pour ceux
dont l’esprit est abruti. Un authentique joyau, même tenu dans la paume de
la main, échappe à celui qui est maudit par le destin. » (ῙS 55, cité p. 33).

76 TR, p.71. Sur les doctrines (vākyārtha) comme autant de dispositions


subjectives (bhāva), voir Slaje 1993.

77 PTV, p. 231.

78 On pourrait objecter que le système s’enferme alors dans une sorte de


cercle logique et herméneutique, dénoncé par la pensée postmoderne. Quoi
qu’il en soit, il n’est peut-être pas possible, ni même souhaitable d’échapper
à une telle circularité. Voir Lawrence 1999, p. 14.

79 VB 14-15.

80 VB, 109 (trad. Silburn).

81 À strictement parler, une voie (mārga) désigne le cheminement d’un


individu jusqu’à l’état de Śiva. Alors qu’une méthode (upāya) désigne le
moyen de ce cheminement. Une voie peut utiliser successivement plusieurs
méthodes. Selon la hiérarchie des méthodes définie par Abhinavagupta,
l’individu emploie d’abord une méthode « extérieure », car s’appuyant sur
des supports objectifs : objets rituels, corps, souffle, imagination. Puis il
recourt à la méthode relative à la Puissance : celle d’une méditation à la fois
intuitive et intellectuelle. Enfin, il utilise la méthode de Śiva, qui s’appuie
sur une pure intuition précédant toute pensée. À l’arrière-plan de ces
méthodes, enfin, Abhinavagupta met en avant l’absence de méthode
(anupāya). Sa description (TĀ II) vise à rappeler à l’adepte — quelle que
soit la méthode qu’il emploie par ailleurs — que la réalité ne peut être
l’objet d’une méthode. Elle ne peut être atteinte ni même découverte, car
c’est par elle et en elle qu’on atteint et découvre toute chose. Elle est
toujours déjà présente. Le fait qu’Abhinavagupta affirme cela au
commencement de son exposé des méthodes spirituelles, et non à la fin, est
significatif: au fond, l’adepte n’utilise pas une méthode pour atteindre l’état
de Siva. Bien plutôt, étant Siva depuis toujours, l’adepte célèbre son
essence et ses attributs divins par ces méthodes. C’est un point fondamental
de la spiritualité de la Reconnaissance : on ne pratique pas pour atteindre
une liberté. La pratique elle-même est l’expression de cette liberté qu’est la
conscience.

82 TĀ IV, 2.

83 Pratyabhijñāhrdayam, 6.

84 Dans la mesure ou elle permet à l’orgueil de se donner carrière.

85 “The sun of ultimate reality, naturally occurring awarcness, is


obscured by the clouds of both virtue and harm, positive and negative
(...) The great master Ha Shang spoke in a similar way, and although those
with less developed minds could not accept it at the time, in fact what he
said holds true.” Longchen Rabjam, The Precious Treasury of the Way of
Abiding, traduit en anglais sous la direction de Richard Barron avec l’auto-
commentaire, Padma Publishing, 1998, pp.134-135.

86 Voir Chan, racines et floraison, Série Hermes n°4, Les Deux Océans,
Paris, p. 387.

87 TĀ II, 11. yāvānupāyo bāhyaḥ syāt āntaro vāpi kaścana l sa sarvas


tanmukhaprekṣī tatropāyatvabhāk katham // 11.

88 Ou bien : « de se cacher lui-même ».

89 Voir les Douze stances sur la Réalité suprême (trad. Lilian Silburn
1986 modifiée, p. 68) : « Je suis cette Manifestation, Conscience suprême,
authentique, éternelle, illimitée, réelle, libre, en laquelle la différenciation
est neutralisée, en laquelle les ténèbres faites du couple des ennemis
‘dualisme’ et ’non-dualisme’ sont dispersées. »

90 Voir TĀ I, 53 (trad. Silburn 1998, p.89): « Même la non-existence des


choses (avastutā) a [elle aussi] nécessairement pour domaine (ekagocara)
l’étonnement : [‘Tiens, le pot n’est pas ici !’] La notion ‘ceci n’est pas là’
diffère, en effet, de [l’état d’inconscience propre à] un objet inanimé, tel un
mur. »

91 TS IV, 1-27.

92 Du moins peut-on le penser en ce qui concerne l’initiation selon la


liturgie « tantrique » (tantraprakriyā). Car l’initiation selon la liturgie «des
familles [de yoginīs] » (kulaprakriyā) requiert que l’impétrant manifeste les
symptômes de sa transformation (transe, évanouissement), sans quoi il est
déclaré inapte.

93 Qui n’est autre que Siva.

94 TĀ I, 45.

95 Buddhi et dhī, l’intellection.

96 N’importe quelle perception, impression ou pensée.

97 Selon Jayaratha, cette idée est celle de la séparation (bheda) entre Siva
et les choses, entres ces choses mêmes, etc.

98 TĀ, IV 118cd-119ab.

99 IPV III 1, 4.

100 IPV I 3, 7.

101 TA VI 182, 209 : carcanam ; 213 : vicārayet.

102 Apūrṇamanyatā, Kṣemarāja ad Śivasūtra 2, voir la traduction par


Lilian Silburn 1980, p. 37.
103 IPK III 2, 12.

104 PTV (p.232), vikalpātmikāsiddhiḥ.

105 C’est-à-dire verbales.

106 PTV, ihidem.

107 Le Mālinīvijayatantra, déjà cité dans un extrait précédent.

108 PTV, p. 74.

109 TĀ VI, 16.

110 Voir Utpaladeva, déjà cité p. 40.

111 Voir le « mythe de Rudra » tel qu’il est relaté, par exemple, dans les
tantras de Vajrakīlaya.

112 Les cinq membres de l’inférence « pour autrui » sont : La thèse


(pratijñā) ; (2) La raison (hetu) ; (3) L’illustration (udāharana) ; (4)
L’application (de l’illustration, upanaya) ; (5) La conclusion (nigamana).

113 A cette différence prés, que ces notions sont des créations du Seigneur
(Īśvara), comme tout le reste, et non des archétypes éternellement à la
disposition du Démiurge.

114 Très célèbre fondateur d’un courant de pensée non-dualiste, fondé sur
l’autorité de la Révélation (śruti) védique et fortement influencé par le
Bouddhisme.

115 En fait, cet exemple n’est pas propre au Nyāya. Il vient du Jainisme et
est repris dans le Bouddhisme. Mais il illustre fort bien la conception Nyāya
de l’erreur.

116 Comme s’efforce de le montrer Abhinavagupta dans ses commentaires


à ce passage.

117 TĀ III 23.


118 Puisque, selon les Bouddhistes, chaque chose que l’on perçoit est en
réalité unique et ne dure qu’un seul instant.

119 La Māyā désigne ce registre de l’expérience dans lequel nous vivons


ordinairement, qui est caractérisé par l’extériorité du sujet et de l’objet, des
objets entre eux et des sujets entre eux.

120 Comme le dit un auteur de l’Advaitavedānta tardif, la Māyā n’est pas


un défaut (dūṣaṇa), mais un ornement (bhūṣaṇa).

121 Paryantapa cāśikā, 3, bien que cette œuvre ne soit peut être pas de la
main même d’Abhinavagupta. Voir Raghavan 1981.

122 Bien évidemment, cela ne signifie pas que pour les Bouddhistes, la «
vacuité » soit un état de vide ou d’inertie. Mais c’est du moins ainsi que les
Sivaïtes et d’autres préfèrent interpréter la doctrine bouddhiste...

123 Voir Spandakārikā 12 et 13, traduction L. Silburn 1990, p. 85.

124 Hume, A Treatise of Human Nature, p. 536.

125 Bien qu’il se plaigne de n’intéresser personne...

126 Vākyapadīya,

127 Vākyapadīya I, 131.

128 C’est-à-dire un schéma du type 2+1 ou 3+1 ou 4+1, etc.

129 Ou bien « Une pomme est vue », ce qui revient au même. En effet,
selon Utpaladeva et Abhinavagupta, l’ego, le « je » est l’essence et la
condition première de toute expérience. Même si on n’articule pas « je », le
je reste toujours présent car, en vérité, le « je » est l’acte de conscience lui-
même, l’expérience elle-même.

130 Nous suivons le découpage des Stances en sections et. en chapitres


proposé par Abhinavagupta. De même, les intitulés sont donnés par
Abhinavagupta dans son commentaire aux Stances. Ces intitulés sont
parfois assez sibyllins. Les deux premières sections sont intitulées «
connaissance » et « action » respectivement, reprenant ainsi la terminologie
propre au Śivaïsme. En réalité, cette section cherche à démontrer que la
conscience est omnisciente, au moins au sens où elle est la condition de
possibilité (śakti) de tout acte de connaissance (jñāna). De la même
manière, la « section sur l’action » veut démontrer que la conscience est
omnipotente, en ce sens qu’elle est la condition de possibilité de toute
action (kriyā).

131 Ceux qui prennent pour autorité les Écritures réputées révélées par
Siva.

132 Elle est, tout à la fois, le Temps comme pouvoir créateur et


destructeur, et l’Éternité qui dépasse toute mesure temporelle. Voir Les
cinquante strophes sur l’Udtime, attribuées à Abhinavagupta
(Paryantapañcāśikā, 42).

133 À ce sujet, voir Lilian Silburn 1975, Les Hymnes aux Kālī.

134 Sur ce point, voir l‘Essence de l’enseignement sur la reconnaissance


du Seigneur, composé par Kṣemarāja (Pratyabhijñāhṛdayam, 11).

135 IPVV I, p.16. Il décrit également en vers chacune de ces étapes à la


fin de chacun des quatre chapitres de son commentaire sur la poétique
(Dhvanyālokālocana). N’oublions pas, en effet, que les Stances sont un
poème.

136 En son acception hégélienne ; l’intention, la cause finale.

137 Dont il ne reste que des fragments.

138 Abhinavagupta décrit ces quatre étapes de la création du discours


philosophique en la comparant aux quatre Védas. Voir IPVV, pp.l5-17.

139 Cette thèse, selon laquelle notre Soi (ātman) est la somme de tout ce
qui est désirable, un concentré instantané de tous les plaisirs, fût d’abord
énoncée dans la plus ancienne des Upaniṣads, la Bṛhadāraṇyaka. C’est un
des mérites de la Reconnaissance d’avoir su faire justice à cet héritage,
alors que d’autres penseurs non-dualistes, comme Śankara, avaient choisi
de reléguer à l’arrière-plan de leur enseignement cet aspect de la révélation
upaniṣadique. À ce sujet, voir Hulin 1978, p. 282.

140 Comme le fait Abhinavagupta.

141 Rāga et virāga : passion et dégoût.

142 Svātantrya, littéralement « le fait d’être à soit-même l’instrument de


son déploiement », autrement dit l’autonomie. Ce terme est parfois traduit
par independance. La conscience est certes indépendante de tout, en ce sens
que toutes les choses dépendent d’elle pour être connues et donc pour
exister, alors qu’elle-même se connaît elle-même par elle-même. Mais, dans
le présent contexte ce terme dénote, en plus de cette simple indépendance,
une capacité d’initiative de la conscience, une souveraineté. C’est pourquoi
Utpaladeva n’emploie pas le terme, plus courant, de kaivalya (« isolement
») pour désigner cette liberté qui est autrement plus positive. Cette notion
de liberté souveraine est, en effet, centrale dans cette pensée. La
Reconnaissance est d’ailleurs également appelée « théorie de la liberté »
(svātantryavāda).

143 Et démontrables.

144 Dans le présent texte, on doit comprendre ātman à la fois comme un


pronom réfléchi (« soi-même »), et comme un substantif (« le Soi »), auquel
on met une majuscule pour indiquer son caractère absolu et non
objectivable.

145 Selon ta Reconnaissance, il existe trois sortes de preuves ou moyens


de connaissance valides (pramāṇa) : la perception directe, l’inférence et le
témoignage autorisé.

146 Voir Pratyabhijñāhṛdayam, 1.

147 Philosophe indien de la fin du XIXème siècle.

148 Terme important qui désigne à la fois une proposition démontrée


rationnellement, l’existence ou la présence réelle d’une chose, et
l’accomplissement spirituel. Ainsi, dire que la conscience est ādisiddha,
c’est dire qu’elle est prouvée a priori, qu’elle existe originellement, et
qu’elle est spirituellement parfaite depuis toujours. Ces trois acceptions se
supportent mutuellement, et Utpaladeva joue bien évidemment sur cette
équivocité.

149 L’omniscience (la Puissance de connaissance) et l’omnipotence (la


Puissance d’action).

150 À vrai dire, ces deux termes sont strictement synonymes.

151 Utpaladeva ne parle pas des hommes seulement, mais bien des êtres
vivants en général, car l’Inde considère que tous les animaux sont doués de
conscience, sachant que la conscience est bien autre chose que les facultés
intellectuelles.

152 Le Florilège de la plus haute Vérité (Mahārthamañjarī), 9, trad. L.


Silburn 1968.

153 C’est-à-dire les thèses bouddhistes de Dharmakīrti et de ses


continuateurs.

154 Le « référent objectif ».

155 Les penseurs indiens distinguent rarement cause et raison. Utpaladeva


nous semble être l’un des seuls à esquisser cette distinction, en pensant une
causalité extérieure (physique et objective, sur le modèle de la pousse et de
sa graine) à côté d’une causalité intérieure (psychologique et subjective, sur
le modèle de l’amante émue par les idées qu’elle se fait à propos de son
amant).

156 Ce système réaliste s’occupe de la classification des choses, à la


manière de la physique d’Aristote. Il fonctionne de pair avec la logique du
Nyāya.

157 Litt. « pénétrer ».

158 C’est-à-dire identification de cette expérience comme antérieure, et de


l’objet révélé en elle comme « déjà vu ».
159 Privés du pouvoir de mettre en lumière un contenu.

160 Il n’y aurait pas de monde commun, public. Chacun serait confiné
dans le moment présent.

161 Il n’y aurait que des remaniements d’expériences déjà faites, des rêves
en somme-

162 Citation de la Bhagavad Gītā (XV, 15), le texte le plus célèbre de


l’Hindouismc orthodoxe. Il fut commenté par Rāmakaṇṭha, un disciple
d’Utpaladeva, et par Abhinavagupta, dans la perspective de la philosophie
de la Reconnaissance. Dans ce texte, c’est le Seigneur lui-même, sous la
forme de Kṛṣṇa, qui parle à la première personne.

163 Littéralement, le « cœur» » (hṛdaya).

164 Cité dans le Florilège de Maheśvarānanda, commentaire de la stance


60.

165 Le « référent objectif » (vişaya) dont il a été question plus haut.

166 Stance 28.

167 La remémoration n’appréhende pas seulement des traits généraux («


c’était un homme »), mais également la chose ou la personne en sa
singularité, tout comme le fait une perception directe.

168 Litt. « au moment même de son existence ».

169 Sur le mode du « cela » (idantayā).

170 Comme c’est le cas dans la perception.

171 Litt. « l’agent des cognitions » ou bien le sujet connaissant


immédiatement chaque cognition au moment où elle existe. Puisque les
cognitions n’existent chacune qu’un instant, il faut un acte qui demeure
identique en chacun de ces instants. Cet acte ininterrompu est la conscience.
172 Litt. « séparé de ». L’auteur rappel ici sa thèse fondamentale : être,
c’est apparaître, et rien ne peut apparaître en dehors de l’apparence. Le fait
d’apparaître — littéralement, de « briller » — est donc le milieu, ou
l’élément, de tout.

173 Cité dans Paul Valéry et l’expérience du moi pur, de G. Lanfranchi, La


Bibliothèque des Arts, Paris, 1993, p. 23.

174 Ou à « sa propre conscience », celle du yogi télépathe.

175 C’est-à-dire les Bouddhas.

176 Sur la conscience.

177 Comme si l’expérience était une chose et nous une autre.

178 La majuscule est justifiée dans la mesure où cette puissance est


personnifiée sous les traits d’une déesse-

179 À cet égard, la Recannaissance est d’accord avec le Bouddhisme. La


conscience est mouvement intrinsèque et perpétuel. Sous le coup de
l’égarement, l’eau vive de la conscience-manifestation se mue en la glace
des représentations-objets. Seulement, pour la Reconnaissance, cette
cristallisation est librement assumée. Elle est un jeu qui contribue à sa
souveraineté.

180 Litt. « il est aussi considéré que ».

181 Litt. « de cela ». Mais cet opérateur logique annonce une


récapitulation de l’ensemble du chapitre.

182 Litt. « regard » (dṛk), synonyme de conscience.

183 L’expérience ordinaire enveloppe plusieurs registres de


différenciation : entre les objets, entre les sujets, entre les objets et les
sujets, entre les objets et la conscience et, enfin, entre les sujets et la
conscience. Ces cinq séparations sont au cœur de la théologie dualiste de
Mādhava, à cette différence près que, pour lui, Dieu ne se réduit pas à la
conscience. Mais il devient alors difficile de surmonter ces séparations.

184 Litt. « partout ».

185 À l’instant de la perception.

186 Litt. « le fait d’être actuellement lumineux ». Nous traduisons «


lumière » ou « illumination » tantôt par « apparence », tantôt par « mise en
lumière », de façon à obtenir un français plus naturel.

187 Elle n’a pas besoin d’autres preuves pour être connue. Elle est
évidente.

188 Rien n’existe en dehors du contexte de son apparence, qu’il s’agisse


d’une apparence empirique (c’est le cas discuté dans ce chapitre en
particulier) ou bien d’une apparence imaginaire ou même purement
abstraite (lesquels forment le sujet des deux chapitres précédents). De
même, le terme jñāna, traduit par « acte cognitif », « connaissance » ou «
perception » selon le contexte, désigne en son sens le plus large tout acte
cognitif — mémoire, imagination ou perception directe.

189 Litt. « la délimitation entre les objets serait sans fondement ». C’est-à-
dire que la lumière de l’acte de conscience illuminerait tous les objets, mais
sans mettre en lumière ce qui les distingue les uns des autres. Tout revêtirait
la même apparence.

190 Ces trois termes sont synonymes dans le discours de la


Reconnaissance.

191 On ne voit jamais la « faculté de voir » elle-méme, mais on devine


sans aucun doute son existence à partir de ses effets, à savoir les formes
visuelles perçues. Rappelons que, pour ces Bouddhistes réalistes, le critère
de l’existence d’une chose est sa capacité de produire des effets : « Être une
chose, c’est être une cause ».

192 Les quatre points cardinaux, auxquels s’ajoutent le nadir et le zénith.


193 L’école Yogācāra. Utpaladeva reprend de fait toutes les thèses et les
arguments de cette philosophie. Seulement, alors que cette dernière
explique le détail des phénomènes par le mûrissement inconscient des
traces des expériences passées, la Reconnaissance invoque finalement une
liberté absolue. De sorte que le devenir des séries psychiques ne s’y
explique qu’en partie par des mécanismes déterministes. Car, à l’origine de
toute cette machinerie spirituelle, il y a l’absolu pouvoir d’initiative de la
conscience. De plus, alors que dans le Yogācāra la multiplicité des
psychismes rend bien délicate l’explication des relations intersubjectives
(comment rendre compte de la relative harmonie de nos expériences
individuelles, s’il n’existe aucun monde commun ?), la Reconnaissance
articule cette multiplicité à une unique conscience.

194 En Occident, cette appellation désigne tour à tour des philosophies


très différentes, voire opposées. Mais disons que les idéalismes bouddhique
et śivaïte ont le plus de parenté avec celui de Berkeley.

195 À strictement parler, la conscience (le versant sujet — Śakti — de


toute expérience) ne produit pas les apparences (le versant objet, Siva).
Mais c’est la conscience, cette puissance de représentation qui, en quelque
sorte, « découpe » l’Apparence indivise, engendrant ainsi la forme propre
de chaque chose et la variété des apparences.

196 Litt. « spontanée ». Selon l’interprétation d’Abhinavagupta (Grande


méditation, II, p.146), ce terme souligne le caractère évident de cette
apparence illimitée qu’est le Soi, c’est-à-dire la conscience.

197 Litt. « en tant qu’ayant pour forme nous-mêmes ». L’expression sva-


ātmā désigne à la fois notre essence et Śiva, puisque ces deux là sont
identiques.

198 Litt. « la totalité des phénomènes ».

199 On ne peut désirer qu’un objet dont on a conscience, même si cet


objet n’apparaît pas distinctement. L’apparence de « l’ensemble des choses
» sur un mode indifférencié n’est rien d’autre que la conscience en tant
qu’elle s’apparaît à elle-même.
200 Utpaladeva désigne ainsi son maître, Somānanda ou bien lui-même,
ou bien encore la conscience, ce qui, de son point de vue, revient au même.

201 Litt. « colorée ».

202 Litt. « car il n’y a pas le phénomène de la délectation esthétique ».


Cette dernière expression tente de traduire un terme essentiel du
vocabulaire de la Reconnaissance, qui signifie aussi « étonnement », «
ébahissement », « émerveillement ». À l’origine, c’est une onomatopée («
tchamat ») qui est censée exprimer l’acte de dégustation d’un gourmet.
Ainsi, des tantras (le Manthānabhairava, par exemple) décrivent les bruits
rendus par les sorcières dévorant des corps humains (ou bien leur propre
corps) sur des champs de crémation, en variant cette onomatopée. Dans les
langues de l’Inde contemporaine, ce terme signifie « miracle ». Les
occultistes indiens vendent, en effet, toutes sortes de bagues et de bibelots «
miraculeux », censés procurer chance et protection à leur porteur.

203 Remarquons que la Déesse symbolise l’aspect subjectif et actif de


toute expérience, tandis que Dieu personnifie son aspect objectif et passif
L’idée, largement vulgarisée, selon laquelle le Tantrisme décrit un Esprit
immuable (Puruṣa) face à une Nature dynamique (Prakṛiti, Māyā) est donc
inexacte. Du moins, le versant « sujet » est personnifié sous des traits
féminins.

204 Avec une majuscule à « Suprême », car c’est le nom propre d’une des
déesses du panthéon de la tradition initiatique à laquelle appartenait
Utpaladeva.

205 Le terme ainsi traduit désigne en fait tous les attributs qui tentent de
décrire l’activité consciente en termes dynamiques : jaillir, bondir, surgir,
palpiter, frémir, étinceler, éclater soudainement (comme la foudre) ;
également « éclosion, déploiement, manifestation, apparition, excitation,
agitation ».

206 Litt. « la grande existence ».

207 On pourrait aussi traduire par « ressaisissement », « réflexion », «


représentation » ou même et, peut-être, mieux, « reconnaissance »,
connaissance de soi.

208 Ce qu’on appelle aujourd’hui les tantras. Selon Abhinavagupta., ils


sont la connaissance que l’Absolu prend de lui-même, au fur-et-à-mesure
des circonstances.

209 Toute connaissance est connaissance de soi, ou du Soi.

210 Litt. « s’il levait le visage vers (cela) », si Śiva, personnification de ce


qui est, l’envisageait.

211 Litt. « que l’on dit doué de liberté ».

212 C’est-à-dire en tant que ce sujet qui est en train de lire ces lignes.

213 Une unité du sujet et de l’objet, et non pas une pure unité.

214 Grâce à la Reconnaissance.

215 Lits. « pensée », « ressaisissement » (vimarśa). Ici, le terme signifie


précisément « jugement » ou « reconnaissance » : il désigne une opération
mentale de synthèse et de sélection.

216 Il ne faut donc pas chercher à le connaître exactement à la façon dont


on connaît un objet.

217 Sur cette hiérarchie des registres de la conscience et de l’Être en tant


qu’ils se correspondent, voir le troisième aphorisme du
Pratyabhijñahṛdayam de Kṣemarāja.

218 Ces contenus, ces formes propres qui engendrent l’impression de


multiplicité et de séparation sont des circonstances adventices (upādhi).
Abhinavagupta donne, entre autres exemples, celui du visage déformé par
la forme de l’objet dans lequel il se reflète (sur la lame d’une épée, sur un
étang...), tant est « grand le pouvoir des circonstances ».

219 Ou « constitutivement ».
220 Avec une majuscule, car cet attribut est également le nom propre
d’une déesse du panthéon du Trika.

221 Son contraire logique (pratiyogin), la « non-jarre ».

222 Et si cette « non-apparence » apparaît, alors il n’y a également


qu’apparence.

223 Nous nous identifions à lui.

224 Ces trois stances distinguent la conscience pure et la conscience


réifiée, celle qui consiste à s’identifier à un objet de conscience. Ces deux
actes de conscience sont pareillement désignés par le pronom « je » ; d’où
l’importance de cette distinction. On notera que si les Bouddhistes ne
distinguent pas clairement la pensée du langage, Utpaladeva reprend, quant
à lui, la description des quatre niveaux de la Parole. La pensée correspond à
la Parole « médiane » (madhyamā), tandis que le langage est « l’Articulée »
(vaikharī).

225 C’est-à-dire une « représentation discursive ». Nous choisissons de


rendre le terme vikalpa différemment selon le contexte.

226 Litt. « avec l’acte de dire ‘je’ ». Ce terme ancien désigne l’acte
d’identification à un objet ou à une destinée.

227 Litt. « selon sa forme, conformément ». Différents registres de


conscience sont possibles, qui correspondent chacun à un registre
d’expérience. Comme nous l’avons déjà indiqué, ces registres
correspondent aux différents degrés de la hiérarchie des mondes révélée
dans les tantras.

228 En ce sens qu’elle est, en elle-même, vierge de toute interprétation


grossière. En un sens, elle est interprétée, puisque l’auteur vient de montrer
que toute apparence est appréhendée en une représentation, qui est une
interprétation. Mais cette interprétation est immédiate et intégrale. Elle est
ce pur étonnement de l’Apparence prenant conscience d’elle-même,
comparable au regard du jeune enfant devant un nouveau spectacle.
229 Par exemple, l’apparence d’un éléphant rose. Dans l’Inde, l’exemple
équivalent est celui de « l’éléphant aux cent défenses ».

230 Tous les êtres doués de conscience et non pas seulement les êtres
humains.

231 Soit dit en passant, la théorie de la relativité générale ne professe


nullement un relativisme universel. Bien au contraire, Einstein a fondé sa
construction sur une donnée qui est absolument invariable : la vitesse de la
lumière.

232 Il s’agit de la Sambandhasiddhi, réponse à la Sambandhaparīkṣā de


Dharmakīrti.

233 Utpaladeva. emprunte d’ailleurs ce terme aux Bouddhistes.

234 Ici encore, notons que cette pensée bouddhiste tend à confondre ce qui
est de l’ordre du physique (la cause) avec ce qui relève de l’ordre logique
(la raison).

235 Parce qu’il ne me vient pas à l’esprit qu’il n’y a pas de jarre à cet
endroit à chaque fois que je le vois, mais seulement cette fois-ci. Pourquoi ?

236 Ce serait peut-être le cas si la silhouette de la jarre ou son socle étaient


imprimés sur cette surface.

237 Autrement dit, selon le Bouddhiste, on pense, on juge bien que la jarre
est absente. Mais, si elle est présente, alors sa perception suffit à établir sa
présence.

238 Puisque, selon Dharmakïrti, la conscience est impermanente et


discontinue.

239 Litt. « par une absence de connaissance ». Mais tous les commentaires
précisent que cette ignorance cst, en réalité, une connaissance. Car une
absence pure et simple de connaissance, et donc de conscience, est
absolument impossible. L’ignorance est donc une forme de connaissance,
mais immature.
240 On peut dire aussi bien les représentations, versant subjectif des
apparences.

241 Litt. « des apparences de phénomènes ou de non-phénomènes ». Ce


pléonasme est volontaire et significatif : Les choses apparaissent. Mais
même leur absence — le fait qu’elles n’apparaissent pas — « apparaît ». Or
être, c’est apparaître. Donc, rien n’existe en dehors du fait d’apparaître. Ce
qui apparaît, apparaît. Mais ce qui n’apparaît pas, apparaît aussi. Certes, la
chose n’apparaît peut-être pas aux sens. Mais elle apparaît nécessairement à
la conscience, c’est-à-dire dans le « fait d’apparaître », dans l’Apparaître.
Autrement, l’on ne pourrait dire « Cela n’apparaît pas ». Existence et non-
existence vont et viennent : ce sont des accidents. Mais l’existence dans
laquelle elles surgissent et disparaissent est l’essence absolue car, sans elle,
il n’y aurait ni présence ni absence, ni même néant.

242 Litt. « la réalité », c’est-à-dire la conscience, l’acte de conscience.

243 Rappelons que « sujet connaissant », « conscience », « Soi » est «


Seigneur » sont des termes strictement synonymes.

244 Ce dont on prend conscience lorsqu’on dit « je », c’est que tout est
dans la conscience.

245 Litt. « (à la fois) séparés et non-séparés ».

246 Où l’auteur démontre que c’est la conscience qui produit les mondes,
au sens où c’est elle qui agence les apparences dont ils sont faits.

247 Objection bouddhiste formulée en 1, 2, 9.

248 Ou : « de la puissance qui est le Temps ».

249 Litt. « parce qu’il y a utilité de lui ».

250 Litt. « activité qui est une diversité d’apparences de choses séparées,
vide des apparences autres ». Telle apparence exclut telle autre. Ainsi, la
lumière exclut-elle l’obscurité.

251 Litt. « des temps » (kāla), passé, present et futur.


252 Selon les définitions indiennes communes, toute chose connaît six
sortes de modifications distinctes : les trois précitées, plus la vieillesse, la
maladie et la mort.

253 C’est-à-dire pour la conscience, continuellement présente.

254 Les choses sont un pur apparaître indifférencié.

255 Litt. « masse de lumière ».

256 Autrement, l’atome n’apparaîtrait pas. Il n’existerait donc pas.

257 Pour le Seigneur, connaître ou percevoir, c’est véritablement créer. Si


la dualité apparaît, c’est parce que le Seigneur désire se connaître et, ainsi,
s’engendrer de cette façon.

258 Les généralités. Mais toute idée est une généralité. Selon les
Bouddhistes, ce ne sont que des constructions mentales sans contrepartie
objective.

259 Ou « le mental » (manas).

260 Abhinavagupta compare la situation du mental — et donc du sujet


limité — à celle d’un être dont le destin est indécis, suspendu entre ciel et
terre, entre unité et dualité.

261 « Caitra et Maitra », l’équivalent de « Pierre et Paul ».

262 Litt. « singulières, propres ».

263 C’est-à-dire des différents facteurs qui, dans une phrase, concourent à
produire son sens (sujet, verbe, objet, complément, le verbe formant le
noyau du sens).

264 Une idée.

265 Au sens où il fait apparaître, il donne à voir.

266 Une représentation privée, intérieure.


267 C’est-à-dire une appréhension mentale, et non pas sensorielle.

268 Autrement dit, un moyen de connaissance valide est ce qui définit une
chose.

269 C’est cette efficacité causale qui détermine le degré de réalité de la


chose. Une pomme réelle est une pomme qui produit les effets qu’on attend
d’elle. C’est également le caractère plus ou moins singulier de ces effets qui
individualise la chose.

270 I, 7, 5-13.

271 Dans cet exemple, du mot « jarre »,

272 Litt. « entièrement ».

273 C’est-à-dire par les changements de sa forme, selon le moment ou le


lieu depuis lequel on le considère.

274 Litt. « existant » ou « il y a », autrement dit « apparaissant », « brillant


», « éclatant », etc.

275 Litt. « en vue du fonctionnement des choses » (vyavahāra).

276 Autrement dit, on utilise des mots pour désigner des choses en leur
essence, c’est-à-dire abstraction faite de leurs situations contingentes et de
leurs attributs accidentels.

277 Un effet associé à chacun de ses aspects, de ses traits.

278 Celles qui ne s’excluent pas mutuellement, comme le feu et l’eau.

279 Préparation à mâcher, principalement composée de noix de bétel et de


chaux, censée offrir les six saveurs reconnues par la gastronomie indienne.

280 Et donc caractérisée avec précision.

281 Car l’activité cognitive est une activité corporelle, incarnée (voir
I.1.5).
282 Et pas seulement de la perception directe, comme dans le cas d’une
apparence « générique » ou vague.

283 Litt. « internes ou externes ». Ces deux termes, comme tant d’autres,
se prennent en des sens différents selon le contexte. Ici, ils désignent deux
régimes de la connaissance : intelligible (ce qu’on appréhende par l’esprit)
et sensible (ce qu’on appréhende par les sens).

284 Litt. « un attribut provisoire ».

285 Les universaux, par oppositions aux particuliers ou aux singuliers.

286 C’est-à-dire quelle preuve ou quelle contre-preuve ?

287 Litt. « Lui dont le contact avec le « il n’y a pas » est contredite (par le
fait même de le dire) ». Puisqu’on ne peut concevoir de non-être qu’à
l’intérieur de l’Être.

288 Ou « valides », prouvées, établies.

289 Une preuve doit servir à mettre en lumière, à faire connaître quelque
chose qui ne l’était pas jusque-là.

290 Il n’est pas la conclusion d’une démonstration ou d’une perception


directe.

291 Autrement dit, même si l’instructeur qualifie parfois le Seigneur de «


Non-être », le Seigneur demeure l’être même de l’instructeur, sans lequel
aucun discours sur le non-être ne serait possible. Notons ici que l’Être ou
l’Existence sont décrits comme désir.

292 Litt. « ainsi ».

293 Ceci dit, il n’y a peut-être pas grand sens à distinguer le connaître et
l’être dans une pensée qui les considère inséparables.

294 Ou la « Nature » (prakṛti), notion inventée par le Sāṁkhya, et qui


désigne la « matière première » des expériences. Pour Utpaladeva, cette
matière est en réalité la conscience qui s’est niée comme conscience pour
servir de matériau à tous les objets constituant l’univers, à commencer par
l’espace et les atomes.

295 A la fois sensibles et intelligibles, donc.

296 Litt. « active ».

297 Litt. « de ce je-ne-sais-qui » (tasya kasyāpi), c’est-à-dire du Seigneur


qui est la conscience.

298 Il existe déjà, il n’y a donc pas de sens à dire qu’il devient existant.

299 Ou bien « prouvélétabli par notre conscience ».

300 La jarre change d’aspect selon le moment et le lieu d’où je la vois.


Malgré ces variations, je continue d’avoir conscience que c’est une jarre.
Unité et changement ne se contredisent pas dans la conscience.

301 Ou bien, dans ce contexte, « intérieur ». Car intérieur équivaut à


identique ; et extérieur, à différent, distinct, séparé.

302 Glose présente dans l’un des manuscrits.

303 C’est-à-dire intérieure et extérieure.

304 Anusaṁdhāna. Habituellement, ce terme désigne un acte


d’unification, de synthèse. Mais ici, comme le note R. Torella, il désigne
cette capacité d’appréhender un objet, propre à la conscience-Car toute
conscience est ici pensée comme « conscience de », conscience-en-acte,
même si par commodité l’on parle souvent de « la » conscience, comme s’il
s’agissait d’une substance.

305 En reprenant les termes de l’Advaita Védânta, on pourrait dire que


Siva est la cause matérielle du monde, tandis que Śakti est sa cause
instrumentale.

306 Et donc d’une réalité propre, singulière.


307 Litt. « nature propre ». Utpaladeva s’appuie ici encore sur ce
qu’avance le bouddhiste Dharmakīrti. En bref, être une chose, c’est être une
cause, c’est produire des effets. Ce qui ne produit nul effet, ce qui n’a
aucune propriété, n’est rien.

308 Litt. « condition déterminante ».

309 Litt. « nature propre ». Les ou la propriété — l’effet — qui permet


d’identifier une chose. L’essence ou « forme propre » (svarūpa) est ce sans
quoi cette chose ne pourrait exister. La nature propre (svabhāva) est plutôt
ce qui est particuier à la chose, alors que l’essence est souvent un caractère
commun ou universel (comme l’existence justement).

310 Litt. « de l’autre ». Dans ce cas, en effet, il n’y aurait plus de sens à
parler de « relation » de la cause à l’effet, les deux étant réellement
identiques.

311 Litt. « sa nature propre ne requiert pas un autre ».

312 Litt. « il y aura », « il adviendra ».

313 Litt. « qui a une nature propre une ». Comme on l’a vu, l’unité d’une
chose est l’unité de ses effets ou d’un effet prédominant.

314 Sans une représentation de l’unité.

315 Litt. « n’est pas l’agent non plus de cette activité qu’est l’existence ».

316 Cette tendance est particulièrement évidente chez des auteurs comme
Citsukha.

317 Litt.. « ombragée », « couvertes d’ombre » , voilées.

318 Les dieux et les déesses, respectivement, disposés là selon


l’ordonnance du Seigneur.

319 Selon cette définition, qui n’est pas celle d’Utpaladeva, il y a dans cet
état séparation entre les choses, mais pas entre les choses et le sujet qui les
connaît.
320 Litt. « de bétail ».

321 Ses actes sont liberté, mais il ne le sait pas, il ne l’a pas reconnu.

322 On dit aussi « la Nature naturante », la matière première de tous les


objets, de toutes les expériences.

323 Litt. « qui n’est que cela », qui n’est que sensation, couleur, etc.

324 Ibn ‘Arabî, cité par Michel Chodkieicz dans Écrits spirituels d’Abd el-
Kader, Seuil, 1982.

325 Litt. « la vérité ultime » ou « la réalité absolue ».

326 Terme qu’on pourrait également rendre par plénitude ou complétude.

327 Il faut distinguer māyā, qui est le nom d’une des trois « souillures »,
et. qui est un effet de la puissance de « la » Māyā, qui est ici une puissance
métaphysique. Pour cette distinction dans un contexte Sivaïte dualiste, voir
The Tantra of Svayaṁbhū, vidyāpāda, with the commentary of Sadyojyoti,
ed. and trans. by P.-S. Filliozat, Kā. 2, com. 1. 4, p. 4.

328 Au sens de l’anglais enjovment : jouissance, expérience affective,


c’est-à-dire consommation des conséquences des actes passés.

329 Ou « de leur Soi ».

330 Litt. « comme différents de leur forme propre ».

331 On pourrait aussi comprendre : « Parce qu’ils sont produits ainsi, et


pas autrement, par le Seigneur ».

332 Purusa.

333 Litt. « existent avec le vide, la sensation interne, etc., en tant que ‘je’
».

334 voir III, 1, 4-7.


335 On pourrait aussi dire « en tant que qualité des (pseudo sujets
identifiés au) vide, etc. » La conscience, qui est l’essence de tout, apparaît
alors au contraire comme une qualité ou un attribut du corps, comme un
produit de la matière. Elle qui est cause universelle est prise pour un effet
particulier et situé dans le temps et l’espace.

336 C’est-à-dire la liberté et la conscience du Seigneur.

337 Litt. « fait d’être complètement possédé » par la conscience, comme


on peut l’être par un dieu ou un esprit.

338 Litt. « Quand il y a une subjectivité en tant que conception erronée du


‘je’ ».

339 C’est ce terme qui a été traduit jusqu’ici par « sensation interne ».

340 Liberté au sens d’indépendance, d’autonomie (svātantrya).

341 Litt. « par l’interruption de l’offrande s’écoulant obliquement dans les


deux branches ».

342 En priorité. Avant toute autre chose, car il est ce que nous désirons
vraiment.

343 Litt. « saisissant ».

344 Litt. « saislssable ».

345 C’est la qualité sattva, qui consiste en la présence de la félicité de


l’apparence. Tamas est l’absence de cette félicité lumineuse. Et rajas, qui
est souffrance, est une félicité incomplète.

346 Qui sont, chacune, un universel.

347 Litt. « les connaisseurs du champ ».

348 Litt. « souffle », cette création qui est un obstacle est éntinenunent
représentée par l’alternance des souffles inspirés et expirés, en constant
déséquilibre.
349 Litt. « en son centre ».

350 Ou « en cultivant ».

351 Litt. « il y a une seule saveur qui émerge : la souveraineté ».

352 Litt. « l’agent ».

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