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Dans Ia même collection Sous 1a direction d'Antoine de Baecque et Christian Delage

Antoine de Baecquc et Christian Delage (dir.), De I'histrtirt,tu c'inën,t,


200u.
Zygrrrunt Bauman. Moderntté et Holocoltste, 2008.
Serge Berstein et Pieûe Milza. Histoire de ltt Frunte du t.t,siède,
tome I : Ds 1900 à 1930. 2008.
Marie-Thérèse Bitsch. Hl.rtolrc de la tottsîrutlion euru4téenne. De 1915
t) t,rrs jours, 2008.
(ieneviève Dreylus-Armand. Robcrt Frank, Marie-Françoise Lér'y et
Michelle Zancarini-Foumcl (dir.). Les années 68. Le temp.s de la
«»te.\lLttion. 2008.
François Fcjtô et Jacques Rupnik (dir.), Le printemps tthéco.slovaclue
I 968. 2008. De l'histoire au cinéma
Anne Martin-Fugier, Cctntédiennes. Les uurices en France au .\tx' siàr:le,
2008. Avec tles tertes de Antoine de Baecque, Roget Chartier' Christiot Delage,
Jacqucs Portes, Les Étuts-Lnis et lu guerre du l:ietnant.2008. Arlette Farge, Iincent Guigueno, Sttrtut Liebntan, Jean-Ltrc Nancy,
- Élisabeth du Réau" L'Idée d'Europe aLt.\'x.,sièr'le. Des ntfihes uut Jucque.sRtutciàre, JttcqLres Revel et Paul Rico:Lrr
réalités.2008.
René Rémond. 1958. Le Rerour de De Goulle.2008.
Jcan-François Revel. Ze St.tle du Générol, 2008.
SOMMAIRE

Antoine DE BAECQUE, Christian DELAGE


Présentation. 13

Paul RICGUR
Histoire et mémoire 17

Roger CHARTIER
La t;érité entre rtüion et hîstoire 29

Jacques R{NCIERE
L'historicité du cinéma........., 45

Christian DELAGE
Cinéma, enfance de I'lzistoire........ 6I

Entretien avec Jacques RE\EL


Un exercice de désorientement : Blow tp de
Michelangelo Antonioni 99

Arlette FARGE
Écriture historique, écriture cinématographique . ... .. . .. 111

Vincent GLIIGLTENO
Cinéma et société industrielle : le travail à la chaîne
à l'épreuve du burlesque. 127

Jean-Luc NAIiCY
La règle du jeu dans La Règle du jeu. t45

Antoine DE BAECQLE
La Nouvelle Vague. Portrait d'me jeunesse......... 165
--:ion de cet ouvrage a été publiée en 1998 aux
- - : J:lrls la collection « Histoire du temps présent », StuaTt LIEBMAN
Les premières consrellations du discours
. - -l:SO. sur l'Holocattste dans le cinéma polonais 193

:' :re. Paris, 1998,2008 IIiDE)( 217


.--\-l-ti048-0162-5
Antoine DE BAECQUE, Christian DELAGE

PRÉSENTATION

Issu d'un séminaire d'histoire culturelle tenu à l'Institut d'his-


toire du temps présent (CNRS) de 1995 à 1997, sous le titre
« Histoire, cinéma, représentations >>, ce livre réunit quelques-unes
des communications qui ont été présentées pendant ces deux
1.
années En animant ce séminaire, notre soulrait était de réfléchir à
la manière dont le cinéma contribue à la vitalité et 1a diversité des
réflexions actuelles sur l'écriture et le statut de vérité de l'histoire.
En 1995, un premier état des recherches en France et âux Étah-Unis
availété établi dans un numéro spécial de Ia revue Vingtième siècle,
2.
" Cinéma, le temps de I'histoire >' En 1997, et parallèle à la
manifestation organisée au Centre Pompidou, « Face à l'histoire »,
une prograrnmation de films avait inscrit le cinéma dans son siècle,
en proposant des confrontations de genres et de films inattendues
avec l'histoire contemporaine. À cette occasion, la revue Vertigo
avait édité une livraison sur le même thème, « Le cinéma face à
I'histoire » 3. Aujourd'hui, ce recueil de textes place résolument le
cinéma dans l'ordre d'un renouvellement de 1a discipline et des
recherches historiques.
Si nous pouvions encore nous inquiéter, en 1995, des retards et
des malentendus du couple cinéma et histoire, la situation est au-
jourd'hui bien différente. En témoigne la manière dont certains cher-

1. Nous remercions Julien Coêffic et Piene Da Silva pou leur aide dans la
transcriptiôn de dertains des textes présentés dans ce volume.
2. Christian Delage, Nicolas Roussellier (dir.), Vingtième siècle. Revue
d'histobe, n'46, avril-juin 1995.
3. Christian Delage (dir.), Vertigo, r' 16, 1997.

.t:: ''11,.
Présentation 15
14 ANTOINE DE BAECQT]E, CHRISTAN DELAGE

cheurs ont intégré désormais le film parmi leurs objets d'étude, sans
:.-: le cinéma a un râppoft intrinsèque avec une ceftaine idée de l'his-
en sollicitel abusivement le sens et en se livrant même parfois à un :,.::: et avec l'historicité des arts qui 1ui est liée). Le cinéma peut
travail historiographique révélant la permanence, au cours du siècle, :::rsi proposer à l'historien une forme de modè1e théorique et métho-
(entretien avec
des croisements du cinéma avec la « ligne des temps ». Ainsi, -rlogique pour 1a manière d'approcher son objet
Carlo Ginzburg, dans un séminaire sur « Histoire, Rhétorique et ,:-.:üues Revel, à propos de Blow up sur un << jeu d'échelle » décou-
'.3fi dans le film et qui peut inspirer l'expérimentation micro-histo-
Preuve >> animé récemment à l'École des hautes études en sciences
sociales, a-t-ii opportunément rappelé la manière dont Marc Bloch :,q.re.r. Le récit cinématogrâphique, lui, peut jouer de ses effets et de
présentait, dans une introduction rédigée en 1930, 1es enjeux métho- : 11 influence sur les formes du récit d'histoire (Arlette Farge, pour
dologiques de son livre, Ie s Caractères originaux de l,histoire rurale :.u: la rencontre avec le cinéma permet à i'historien d'élargir son
,-ramp narrâtif pour mieux approcher un réel passé, secoué de rup-
Jiançaise:
:r:es àt de discontinuités dès lors singulières, et de mécanismes co1-
« Suivons, puisqu'i1 le faut, en sens inverse la ligne des temps ; .:;tifs. de gestes particuliers, de décisions d'autorité aux méca-
à négliger, de parti pris, à refuser de rechercher ces variations, on
rismes subtils). Le cinéma, et son mode de récit, porte au langage
nierait la vie même, qui n'est que mouvement ; mais, que ce soit :ne erpérience sensible du monde, en même temps qu'il développe
d'étape en étape, attentifs toujours à tâter du doigt les irrégulari- jes idées dont les formes permettent d'appréhender des registres
tés et les variations de 1a courbe et sans vouloir comme on :omplexes de temporalité (Vincent Guigueno, à propos de la
l'a fait trop souvent
-
passer, d'un bond, du XVIII" siècle à 1a
-, :.nsion entre un genre cinématographique - le burlesque - et un
s) stème technique qui confisque le temps - le travail à la
pierre polie. Au proche passé, la méthode régressive, sainemenr
pratiquée, ne demande pas une photographie qu,il suffirait héritages qui balisent
ensuite de projeter, toujours pareille à elle-même, pour obtenir
:haîne
-), I1 permet également de révéler les sur
L;- parcours des communautés et des individus (Christian Delage,
I'image figée d'âges de plus en plus lointains ; ce qu'elle prétend I enfance de l'histoire dans La Ntit du chasseu?). Loin de constituer
saisir, c'est la dernière pellicuie d'un film. qu,elle s,efforcera un simple catalogue d'informations sur ce qui s'est passé, le cinéma
ensuite de dérouler à reculons, résignée à y découvrir plus d,un ,-onstruit avec ses spectateurs une relation esthétique et historique
trou, mais décidée à en respecter 1a mobilité. » 4 .\ntoine de Baecque, sur les conditions de naissance et de mort
Le parcours proposé ici s'ouvre par 1'analyse de Paul Ricæur sur rapide du phénomène de la Nouvelle Vague dans la France de la fin
I'histoire et la mémoire et, pour la première fois, mêle 1es contri- Jes années cinquânte, accompagnant la montée en puissance des
butions de chercheurs dont les périodes et les spécialités sont très jeunes générations), voire même idéologique (Stuart Liebman, ana-
différentes, mais dont 1es préoccupations épistémologiques partagent Ivsant la manière dont I'un des premiers films sur les camps d'ex-
une série d'interrogations communes : sur la vérité, entre fiction et termination nazis a participé à 1a fondation de f imaginaire com-
histoire (Roger Chartier analysant la refondation du régime de muniste en Pologne), nous aidant à mieux comprendre 1a corrélation
connaissance spécifique de l'histoire, ainsi que le contrat passé entre entre 1'<< intériorité de notre mémoire >> et le « processus de notre
i'écriture de 1'histoire et 1e lecteur d'histoire quant à I'accréditation sociaiisation » (Paul Ricrtur), entre une représentâtion du monde
du récit comme vrai ; Jean-Luc Nancy, décrivant la rle cinéma) et la manière dont les hommes vivent dans ce monde
performance » de la vérité mise en scène par Jean Renoir dans La
<< r l'histoire).

Règle du jeu); sur I'historicité du cinéma (Jacques Rancière, pour

4. Marc Bloch, « Quelques obseruations de méthode », Strasbourg, 10 juillet


1930, en introduction à les Caractères originaux de l'histoire rurale française,
Paris, Armand Colin. 1988 (le édition, 1931), p.51. Plus rard, en 1958, Robert
Mandrou rédigera un article pour les Annales intitulé « Histoire et cinéma,,
(Annales ESC, janvier-mars 1958, p. 149). Voir Fâbrice Monrebello, « Les
intellectuels, le peuple et le cinéma », in Pierre-Jean Bengozi et Christian Delage
(dir.). Une histoire économique du ctnéma françai.s, 1895-1995, Paris.
L'Harmâttan, 1997. p. 153-193.
Paul RtcreuR

HISTOIRE ET MÉMOIRE

Le rapport que j'établis aujourd'hui entre histoire et mémoire


représente un pas en avant par rapport à Temps et Récitl où j'opé-
rais une sorte de court-circuit entre 1a fonction narrative, dans sa
double expression fictionnelle et historique, et l'expérience du
temps ;je faisais en quelque sorte I'impasse srr la mémoire. Cette
omission ne laisse pas de m'étonner rétrospectivement : je crois
même que le mot mémoire ne figure pas dans I'index thématique. Or
le problème de la mémoire n'a cessé depuis de me tourmenter pour
des raisons à Ia fois existentielles et épistémologiques.
Raisons existentielles, d'abord. J'appartiens à une génération qui
sarde des années 1930-1945 une mémoire vive. C'est dans cette
période que bien des choses se sont passées et que des destins ont été
scellés pour les individus, les communautés et I'histoire générale.
Or les souvenirs que je garde de cette époque entrent aujourd'hui en
concurence avec les publications savantes qui s'emploient à corriger
la mémoire. Cependant, i1 arrive que la mémoire conserve sur le
passé une ouverture différente de cel1e de I'histoire. Deuxième moti-
vation : ce siècle affreux qui se termine donne le spectacle d'une in-
quiétante pathologie de Ia mémoire : trop de mémoire ici, pas assez
de mémoire ailleurs. Ici la répétition obstinée, là Ia fuite. Là-dessus
se greffe le problème épistémologique, à savoir la difficulté qu'il y a
à situer l'histoire par rapport à la mémoire, dans la mesure où reste
vir,ace, du moins parmi les philosophes, Ie consensus tacite selon
lequel la mémoire reste une expérience personnelle. Or, quand les

l.Temps etrécit, Paris, Seuil,3 volumes, 1983 1985.


18 PAULRICG,UR Histoire et mémoire 19

hisroriens parlent de la mémoire, ils se rapportent à ce que Maurice :lrets de commémoration. de célébration et de ritualisation. Au
Halbwachs 2 a appelé mémoire cojlective. Le problème est alors de :..int que 1'on peut parfois hésiter à dire si ce dont on se souvient
savoir quel est Ie stâtut épistémologique de la mémoire collective. -=.t l ér'énement « historique )> ou sa marque personnelle. Ainsi je
Si l'histoire corrige la mémoire, c'est bien de mémoire collective :-.:de personnellement en mémoire la déclaration de guerre en sep-
qu'i1 s'agit. :;::rbre 1939. Je 1'ai apprise par la radio d'un voisin ; mais de quoi
Au cours de la longue histoire de la philosophie, le plaidoyer ,--:e aujourd'hui le souvenir ? De l'événement public; déclaration de
pour le caractère éminemment privé, singulier de la mémoire, reste :trerre. ou de moi-même l'apprenant ? La superposition est com-
dominant. Ce plaidoyer commence avec le chapitre 11 des :iète entre l'événement historique et le témoignage de la conscience
Confessions de saint Augustin, se poursuit avec Descartes et les ::rr ée.
cafiésiens, puis dans la philosophie anglaise avec Locke, qui fait de Comment sortir de ce dilemme entre le privé en quelque sorte
la mémoire 1e critère même de i'identité personnelle. Ce plaidoyer se :nrologique de la mémoire et le caractère opératoire du concept de
retrouve chez Hege1, dans L'Encyclopédie des sciences philoso- ::émoire collective ? I1 s'agit d'un véritable dilemme, dans la
phiques, dans 1e développement consacré à 1'« Esprit subjectif ». resure où il s'est établi au cours de la tradition une liaison étroite
Le mot allemand qu'i1 emploie, de préférence à Gedàchtnis, est r:itre conscience et mémoire. Quand on parle de mémoire collective,
précisément Erinnerung, qui rappelle par son épistémologie 1e carac- :aut-il alors supposer i'existence d'une mémoire collective ?
tère d'intériorité de la mémoire, Gedcichtnis désignant plutôt l'aspect Halbrvachs n'hésitait pas à le faire ; mais alors quel est ie sujet qui
méditatif et pensant de la mémoire. se souvient ? Peut-on parler d'un sujet collectif ? J'ai longtemps
Cette longue tradition accorde à ia mémoire privée trois traits :rerché 1a solution dans 1a tradition augustinienne qui est âussi celle
majeurs. D'abord le caractère de possession personnelle des souve- oe Locke et de Husserl. Or ce dernier, dans les Méclitations carté'
nirs. Mes souvenirs ne sont pas vos souvenirs. À cela s'ajoute le |ennes, pfopose une solution du problème qui passe par I'expé-
sentiment de continuité, souligné fortement par Dilrhey 3, par I'ex- ience intersubjective; on admet au départ Ie caractère privé de la
pression de « connexion d'une vie », (Zusammenltang des Lebens). .Lrnscience ; on s'impose même le défi du solipsisme, et on se
Enfin la mémoire entretient des liens privilégiés avec l'oubli, au demande sérieusement comment vaincre ce demier. S'offre alors 1a
point qu'on ne peut plus faire aujourd'hui une théorie de la mémoire \ oie de I'intersubjectivité. Mais elle ne permet qu'une solution ana-
qui ne prenne pas en compte le phénomène de l'oubli sous sa double l.rgique au problème de 1'existence d'autrui, donc aussi de sa
forme d'effacement des traces et d'empêchement du rappel. Quand je mémoire. L'autre est un alter ego. Husserl propose, il est vrai, à 1a
parlais tout à l'heure du trop de mémoire ou du pas assez de mé- :in de la Cinquième Méditation cartésienrle, la notion de
moire, ii s'agissait aussi de défaut ou d'excès d'oubli. .. personnalités de rang supérieur » au terme de la construction ana-
Cela étant, que faire du concept de mémoire collective ? Si un iogique de l'existence d'autrui. Mais ia question se pose de savoir si
sociologue comme Halbwachs l'adopte sans peine, c'est pour sa la notion de conscience collective et donc de mémoire coilective ne
vertu opératoire ; c'est un concept qui fonctionne bien ; il permet de sont que des concepts analogiques. L'analogie permet certes de
rendre compte d'un certain nombre de faits sociaux maieurs. D'abord iransposer tous les caractères de la conscience individuelle du je au
on ne se souvient pas seul mais à l'aide du souvenir d'autrui, dans le nous. On parlera alors d'identité coliective, de continuité de la
simple échange de la conversation qui constitue un védtable piltâge mémoire collective, et aussi du travail de l'oubli et de la lutte contre
des mémoires. En outre la mémoire personnelle ne cesse d'emprun- i oubli au plan de la conscience collective. Mais 1a force du lien
ter âux récits d'auffui, qu'elle tient pour des souvenirs propres. Enfin reste 1'anaiogie.
nombre de souvenirs ne subsistent qu'encadrés par des récits col- Cette solution du dilemme a cessé de me satisfaire : je propose
lectifs portant sur des événements pubiics qui sont eux-mêmes de rompre f interdit de1a tradition philosophique, qui condamne à ne
parler qu'analogiquement de la mémoire collective. I1 me semble en
2. Maurice Halbs,achs, Les Cadres sociaux de La mémoire, Paris, PUF, 1952 effet que d'un simple point de vue descriptif, phénoménologique,
(1e éd.. 1925).
3. W. Dilthey. Ueber das Stucliun der Geschichte, der Wissenschafien tom
c est en un sens direct et non analogique que nous attribuons à des
Men schen des GeseLlsc hafi und dem Stua4 1875, Ges. ScbiJten. Y. communautés de toutes sortes mémoire et projet. C'est pourquoi je
20 PAULRICGTIR Histoire et mémoire 2t

propose l'hypothèse d'une constitution mutuelle, croisée. de deux Disposons-nous de concepts philosophiques appropriés pour
subjectivités, privée et collective. De nombreux faits relevant de jijpporier cette constitution bipolaire ? I1 faut pour ceia reprendre
l'expérience cofilmune plaident en faveur de cette hypothèse. Pour se . ristoire d'un autre concept philosophique plus récent. celui d'histo-
souvenir, même de façon solitaire et privée, iI faut recourir à un :..-rIé. 11 tient une place considérable chez Heidegger, mais c'est dans
médium langagier: le souvenir est un discours que l'on se tient à :
post-kantisme ailemand qu'il a pris naissance, principalement
4.
soi-même. Platon définissait déjà la dianoia,la pensée, comme un -.ns i'Éco1e de Bade, chez Windelband et Simmel On trouverait
dialogue que l'âme se tient à elle-même. 11 n'y a pas de mémoire -:i appui parallèle dans certaines branches de 1a philosophie analy-
sans langage. Or la médiation du langage est d'emblée de rang .:que de langue anglaise ; ainsi Strawson, dans Les Individus, ap-
social. La pratique psychanalytique confirme cette expérience com- ::lie ascription l'attribut à I'une ou l'autre des personnes physiques
5
mune. Un patient n'accède pas seul à ses souvenirs refoulés ; i1 lui -.u morales de prédicats physiques ou psychiques ; enfin, on peut
faut queique chose comme 1'autorisation d'un autre pour se souvenir, -:\ oquer 1es travaux du philosophe historien Koselleck, qui s'ins-
sur quoi se greffe I'expérience décisive du transfert. Que fait le :.lie d'emblée au niveau de la conscience historique pour en établir
patient devant 1'autre qui l'autorise et l'aide à se souvenir ? il porte -:s lois de structure 6. La polarité qu'il institue entre espace d'expé-
au langage symptômes, fantasmes, rêves, fragments de vie, etc. Or :rence et horizon d'attente rappelle tout à fait celle qu'Augustin
le langage dans lequel se dit la pulsion n'est pas un idiolecte, mais ::staurait au niveau de l'âme individuelle entre le présent du passé
la langue commune ; c'est à travers elle que je me souviens. On re- ;.ri est la mémoire, et le présent du futur, qui est l'attente. Pour
trouve ici la médiation du récit auquel je me suis autrefois intéressé. Kurselleck, comme pour Augustin, f instant est plus qu'une coupure
Mais à cette époque je ne prenais guère en compte que ses formes .'.rr une ligne irréel1e, c'est le présent vif, gros du passé récent et du
r ltur imminent ; mais la diaiectique entre ces trois dimensions tem-
littéraires, que sont 1es récits de fiction ou 1es récits historiques ;
j'insisterai de préférence aujourd'hui sur l'usage conversationnel du :orelles vaut au même titre pour l'expériçnce collective et

langage et son insertion aussi bien dans le partage des mémoires que . erpérience personnelle. Outre la polarité êtpu"" d'expérience
dans le travail privé de remémoration ; sans doute faut-il a1ler plus :r horizon d'attente, Koselleck attribue à la"ntt.
conscience historique le
loin, et dire que.1e premier rapport que nous avons eu avec 1e récit .ens de l'orientation dans 1e temps dont l'idée du progrès a été une
n'a pas été 1'acte de raconter mais celui d'écouter ; peut-être cette re- ies formes les plus connues ; or cette orientation dans ie temps
lation d'écoute a-t-elle commencé dès la vie utérine. Jonstitue une structure anthropologique de l'historicité applicable
Cette convergence de faits médiation langagière, médiation :ndifféremment à l'expérience personnelle ou collective. Pour
- -'onclure cette première discussion, je pense que l'on peut adopter de
nalrative de la mémoire la plus privée conduit à se demander si
-
l'intériorité présumée de la mémoire n'est pas corrélative du proces- t'onne foi la notion de mémoire collective comme de droit éga1 à
sus de socialisation. Ce serait dire qu'intériorité et socialité se .clle de mémojre singulière.
constituent simultanément et mutuellement. Au fond, avant Un second problème nous arrêtera avant de traiter plus directe-
l'échange langagier, l'échange naüatif, il n'y a que la dispersion nent des rapports entre mémoire et histoire ; i1 concerne 1e droit
d'une vie, qui ne trouve sa connexité, sa cohésion, que dans 1a i appliquer à la mémoire collective des catégories pathologiques
connexion narrative qui est publique. appliquées par ailleurs à la mémoire individuelle. C'est ainsi que
Que conclure de 1à ? I1 faut tenir I'intériorité de la mémoire
comme le terme d'un processus d'intériorisation strictement conéia- -l. V/. Windelband, " Geschichte und Naturwissenschaft ", Discours de
tif du processus de socialisation. C'est cette corrélâtion qu'il faut S:rasbourg, 1894, reproduit d,ats Pràludien : ALisaüe und Reden z.ur Philosophie
.t:1 ilrer Geschichte, vol. II, J. B. C. Mohr, 1921, p. 136-160 ; sur Simmel, voir
assumer dans une philosophie de ia mémoire et de l'oubli. C'est Rarmond Aron, La Philosophie critique de I'histoire : Dibhey, Rickerl, Simme[
dans le même mouvement de polarisation que se constitue une iden- ll:àer. Paris, vrin, +e éd., 1969 (le éd., 1938).
tité collective et des identités personnelles. C'est seulement dans 5. P. F. Strawson, Individuals, Londres, Methuen and Co, 1959 (traduit en
::ancais pu A, Shâlôm et P. Drong, Paris, Seuil, 1973).
une certaine tradition philosophique, qu'on peut dire idéalisante, 6. Reinhart Koselleck. Le Futur passé. Contributiott à une sémantique des
tendant vers l'idéalisme subjectif, que la mémoire est primordiale- :.rips histor'ques, traduit de I'allemând par Jochen et Marie-Claire Hoock, Paris,
ment prir,ée et seulement analogiquement publique. E:Ltions de I'EHESS, 1990 (le éd., Francfort, 1979).
22 PAULR]CGUR Histoire et mémoire 1-)

nous pârlons d'événements üaumatiques, de mémoire blessée, voire ,- :.:i de la mémoire collective. Et c'est aussi au plan coilectif
malade. Or c'est dans 1e colloque privé de 1'expérience analytique que - - . :.t permis de transposer les notions de travail de souvenir et de
ces notions ont reçu leur première articulation conceptueile. :. ,r- Ce deuil. et d'affirmer que tout travail de souvenir est aussi
J'évoque ici deux textes de Freud : le premier s'intitule -:....1 de deuil; cette dernière remarque vaut âutant pour la mé-
« Remémoration, répétition, translaboration » (1914) ; 1e second, --: .:: :ollective que pour la mémoire individuelle.
« Deuil et mé1ancolie » (i915). Je me suis intéressé à ces deux I : moment est venu de passer de ces deux problèmes épistémo-
essais en raison des deux concepts de travail de souvenir et de travail . ::-Les à la question inscrite dans le titre de cette communication.
de deuil qu'ils proposent. Le premier essai oppose 1e travail de : ::..r1r le rapport entre mémoire et histoire. Le problème peut être
souvenir, la perlaboration, au phénomène pathologique de la ::. :;::lé dans 1es termes suivants : comment la connaissance his-
répétition. Ce phénomène est rencontré comme un obstacle à 1a - ::rr. safiicule-t-elle sur le travail de souvenir et le trâvail de
cure; le patient piétine, répète, au lieu, dit Freud, de se souvenir. -:--1 I La structure de transition, celle sur laquelle j,ai déjà
L'inconscient se décharge alors en symptômes substitutifs. C'est de : = :i.1é. c'est évidemment le récit. Le récit littéraire est une bonne
ces symptômes substitutifs que l'expérience historique propose un ::.:":ation à ia problématique du récit historique, dans 1a mesure où
équivalent dans 1a répétition obsessionnelle des souvenirs trauma- -:.-:-;i a recours aux mêmes ressources de mise en intrigue, de
tiques d'humiliation. Quant à 1a dynamique pulsionnelle, c'est à 1a - -.:-r_quration. En outre, par sa
fonction sélective, le récit introduit à
compulsion de répétition qurest opposé le travail du souvenir. Le . :roblématique de la mémoire et de 1'oubli, directement impliqué
souvenir se présente ainsi comme 1e terme d'un travail, d'une re- :.:.: Ia recherche de cohérence narative. Enfin, ie récit littéraire
construction laborieuse. 11 ne va pas de soi. Il ne présente pas 1'as- :: - r.rse à la réflexion sur la connaissance historique le modèle d'une
pect d'effusion involontaire comme chez Proust ; il est Ie pri-x d'une . :srruction symétrique de la mise en intrigue de l'histoire et de 1a
conquête. Or Freud joint à son analyse deux remarques éclairantes :-r:: en intrigue des personnages. La notion de obhérence narative
pour notre propos. La 1eçon de patience que propose l'analyste ne :.-net ainsi d'éluder l'altemative en apparence dirimante : l,histoire
vaut pas moins au niveau de la mémoire collective malade qu'à celui ..:-elle celle des structures ou celle des acteurs ou agents de l,his-
de Ia mémoire blessée des patients de Freud. Une autre leçon sug- -:e .r La structure narrative a précisément pour fonction de
gère une transposition politique semblable ; il est demandé à i'ana- - :nposer ensemble des événements, des structures, des intentions,
lyste de tolérer un certain niveau d'expression substitutive à r.aleur ::. hasards et des interventions assignables aux protâgonistes de
thérapeutique où s'exprime Ia patience du thérapeute à l'égard de son .:.rsroire. À ce plan aussi, 1a mise en intrigue ist double: el1e
patient ; cette double ieçon de patience et d'acceptation devrait être - ,i.:erle l'histoire racontée et celle des personnages de t,histoire.
entendue de 1'historien et du politologue. ,-::t 1à le concept de transition le plus intéressant, à savoir que
La notion de travaii de deuil n'est pas moins intéressante. Elle : :te histoire est une histoire construite où les personnages sont
est mise cette fois en couple avec le labeur de 1a mélancolie ; deuil .-ssi construits que les événements. I1 en résulte qu'i1 est toujours
et mélancolie ont en commun la réaction à une perte, la perte d'un :.--,ssible de configurer autrement ce que l'on vit ou raconte dans la
objet d'amour, qui est 1e plus souvent le même que l'objet de haine. ::arlque quotidienne, conversationnelle. Raconter autrement. mais
Le parallélisme avec le texte précédent est étonnant. Ce n'est plus la
"->si être raconté par d'autres. Or, dans une histoire racontée autre-
répétition qui prend la place du souvenir, mais la mélanco1ie celle :::nt. les événements ne sont plus les mêmes, dès lors que leur
du deuil. Des caractères communs entre compulsion de répétition et :.:ce dans l'histoire est changée. Ces variations narratives ont une
mélanco1ie sont ainsi suggérés ; mais aussi entre travail de deuil et :rnction critique remarquabie au regard des formes les pius figées
travail de souvenir. D'un côté la mélancolie. au lieu d'intérioriser ::: la répétition, Ies plus ritualisées par Ia commémoration. On
l'objet perdu, de se réconcilier avec lui, en fait le thème d'une r r;t Ià à l'æuvre le travail du souvenir mais aussi celui du deuil.
plainte, qui est en même temps un reproche. L'enlisement dans la 3r.-onter autrement et être raconté par les autres, c'est déià se mettre
dépréciation, dans la haine de soi et 1e reproche à 1'autre constituent .:r Ie chemin de la réconciliation avec les objets perdus d'amouret
des figures originales de la compulsion de répétition dont I'histoire :: haine.
contemporaine, au Rwanda ou en Bosnie, nous offre des équivalents
Histoire eT mémoire 25
PAULR]CGUR

:;lle-ci qui peut être vérifiée ou falsifiée. Le fait est construit par la
C'est sur ce fond commun au récit littéraire et au récit historique
-:,rcédure qui le dégage d'une série de documents dont on peut dire
que l'on peut esquisser les traits épistémologiques propres à la
-, ris établissent des faits. Cette réciprocité entre 1a construction par
connaissance historique. Dans un texte récent, je propose de distin- , :rocédure documentaire et l'établissement du fait sur ia base du
guer trois niveaux épistémologiques dans le travail de l'historien: : ..u;nent exprime le statut épistémologique spécifique du fait
1a recherche, l'explication, f interprétation 7. Il ne s'agit pas de :.:onque. Cela n'empêche pas que les propositions énonçant les
stades chronologiques, mais de niveaux enchevêtrés les uns dans les
:-:!. au sens de faits que, puissent être vraies ou fausses. En ce
autres, que je distingue seulement par souci de clarification ..:.. thistoire documentaire a sa manière propre de contribuer à la
épistémologique. . -3nson de la mémoire collective, dans la mesure où celle-ci est par
Ces trois niveaux peuvent être ordonnés en fonction de f idée de
:t :.,-hant conscience faus s e.
vérité. On ne peut en effet appliquer à I'histoire un concept homo- Ce niveau documentaire est entremêlé aux deux autres niveaux,
gène de vérité. Les trois niveaux distingués offrent trois versions
différentes de I'idée de vérité.
-... il doit pouvoir être réflexivement distingué d'eux' Le concept
Le premier niveau est celui de ia recherche, de la preuve
-: , irité est plus difficile à manipuler au deuxième niveau, qu'on
,=
-: Cire explicatif. En effet, sous le terme d'explication, nous
documentaire. Je me réfère ici expressément à Marc Bioch, .-.:::iaçons deux sortes de raisonnement, correspondant à deux
définissant I'histoire comme connaissance par trâces. Ces traces sont -.:iàres de répondre aux questions: quoi ? et pourquoi ? On peut
essentiellement des rapports de témoins. Marc Bloch distinguait les , .. ripondre par des causes, qui elles-mêmes sont des antécédents
témoins volontaires, ceux qui ont voulu laisser un témoignage
- :es structures, soit avancel des motifs ou des raisons d'agir. En
exprès sur les événements qu'ils ont vécus, et les témoins involon- : - -:ant ainsi un double sens à la notion d'explication, on peut dé-
tailes, c'est-à-dire des traces qui ne résultaient d'aucune intention de :...:r la vieille querelle entre compréhension et explication. À cet
porter témoignage et que I'historien recueille dans le dessein de
:.::j. j'exprime ma dette à l'égard de Max Webet : dans les premiers
confirmer ou d'infirmer une hypothèse de travail; c'est ainsi que i-:r-rres de Économie et Société8, i1 propose la notion de compré-
1'historien contemporain mobilise testaments, mercuriales, cours de -::.s'on explicative, évitant ainsi ies inutiles dichotomies héritées
marchandises, archives de sociétés ou de différentes institutions,
:= . nerméneutique diltheyenne. L'historien Peut ici suivre Ie socio-
tous documents qui n'étaient nullement destinés à informer les
::e. Je m'appuie sur le travail d'Heinrich von Wright e, sur'la
historiens. Mais, qu'i1 s'agisse de témoins volontaires ou de - .r..n d'intervention au plan de l'action et <ie l'interaction. Par in-
témoins involontaires, Ia critique consiste pour I'essentiel dans une '::..ntion il désigne finsertion ti'un cours de motifs, de projeîs, de
critériologie du témoignage : chasse à f imposture, aux falsifica- ...:nsdans la structure physique du monde. Le modèle est celui de
tions, aux plagiats, aux fabulations, aux remaniements, au colpor- .:::
d'un scientifique opérant dans sori iaboratoire : en produisant
tage de préjugés ou de rumeurs, etc. À ce niveau on peut vraiment
:ru tel geste il met en mouvement tout un système physique,
parler de vérité au sens poppérien du mot. Il est vrai ou il n'est pas
:.:enention consistant à faire coïîcider un des pouvoir-faire qui
vrai qu'il y a eu des chambres à gaz dans les camps d'extermination. :-: pariie de son répertoire pragmatique, avec les permissions, les
À ce niveau, le concept positiviste de vérité est parfaitement
- ..rures d'un système physique c1os. Cette sorte d'articulation de
opérant. La seule réserve qu'il faudrait faire concernant l'écoie de -.:.ntionnel sur ie causatif est constitutif de la structure même de
Langlois et Seignobos concernerait la confusion entre les événe- :-'.ion humaine. En ce point, l'explication historique gagne à se
ments réels et 1es faits. La philosophie analytique est à cet égard
.:.ser éclairer par lâ théorie analytique de l'action.
d'un grand secours. Ce dont on prononce la vérité c'esLlefait que
' a fonction critique de 1'histoire est beaucoup plus complexe à
ceci est arrivé. Il ne s'agit pas de l'événement lui-même mais du fait
-: :.r\ ealr qu'au précédent, f idée de vérité relevant d'une logique pro-
que..., c'est-à-dire de la proposition assertant l'événement. C'est
:.:iiiste. et non plus d'une logique de la vérification et de ia falsifi-

7. « Philosophies critiques de l'histoire : Recherche, explication. écriture », : Paris. Pion, 197i (le éd., 192i).
G. Floistad, dir., Philosophical problems today, vo1. l, Kluwer Academic . Ë:planation and Llnderstqnding, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1963
Publishers, 1994, p. 139-241.
26 PAUL RICGI]R Hi.çtoire et mémoire 21

cation. Nous sommes dans un ordre relevant de la confrontation, de -. ." :rémoire collective, mais contre ceux de la mémoire officielle
la controverse, où entrent en jeu des notions très fragiles, comme --. :!sume le rôle social d'une mémoire enseignée. Ce qui est en
celle de poids relatif, d'importance, de réfutation et de contreréfuta- :- --,'sr lidentité môme des collectivités et des communautés qui
tion. La parenté entre logique probabiliste et rhétorique n,affaiblit -: ::Jinterlt à elles-mêmes leur propre histoire en racontant
aucunement la fonction thérapeutique de I'histoire. Bien au - ::,t:e des autres.
contraire. C'est en s'initiant à la confrontation entre écritures
historiques rivales que les mémoires malades s'exercent non seule- :rmereis, pour conclure, évoquer un dernier problèlne, celui de
-i
ment à raconter autrement, mais à structurer différemment la com- .::: r en relour de la mémoire sur l'histoire. Je n'ai évoqué ici que
préhension qu'elles prennent d'elles-mêmes au niveau des causes et 'r--::icn critique de l'histoire dans le champ de complaisance à
des raisons. À cet égard, je voudrais souligner l'importance du .-:-;:ême de la mémoire. Mais la mémoire reprend f initiative en
'
phénomène de réécriture. Il est finalement assez rare qu,un historien :r1rt décisif, ceh-ri du rappofi au futur. Livrée à elle-même,
écrive pour la première fois sur un sujet donné. Combien a-t-on .:-.ire n'a qu'une dimension temporelle, le passé. Certes,
réécrit l'histoire de la Révolution française I C'est dans la réécriture -:..rlen a un futur, mais celui-ci ne fait pas partie de son objet,
que se laisse discerner le projet historique. Et c'est la différence entre ,: - ':l thème. L'histoire est par vocation rétrospective : el1e se
écritures qui est le lieu le plus favorable à la réflexion -:.r:..i .omme science des hommes dans 1e passé. La question est de
épistémologique. -,. :: si la polarité mise en évidence par Koselleck entre le champ
Venons-en au troisième niveau, celui des grandes interprétations , i,:3rience et l'horizon d'attente au niveau de la conscience
portant sw de longues périodes : je pense à La Méditerranée et le :..,rique. au sens de conscience des protagonistes de I'histoire,
monde méditerranéen à l'époque de Philippe II de Braudel. Comment .r-: iire transposée dans le domaine de la counaissance historienne.
aborder cas grandes constructions, qui sont autant littéraires que - ..i Ju choc en retoul de la mémoire, revisitée par 1e projet sur le
scientifiques ? Ankersmit s'est appliqué à la logique de ces grandes .:. ril de l'historien, que je voudrais dire un inot. J'évoquerai ici
constluctions qu'il appelle des narraTios 10. I1 insiste sur le fait que .:..', se que Raymond Aron proposait à la fin de son Introduction à
ce sont chaque fois des æuvres singulières qui échappent aussi bien ::::!o.sophie de I'histoire. Elle était dirigée contre ce qu'il
à la logique de la réfutation qu'à celle de la falsification. Elles se -.:. r.ait comme << illusion rétrospective de fatalité ». Coupé de
font valoir par leur capacité d'intégration des faits les mieux connus -: luIur, Ie passé paraît c1os, achevé, inéL-rctable. Les choses ap-
au sern de chaînes d'explications limitées, ainsi que par I'amplitude . r:iSiÊr1t autrement si I'historien, se replaçant dans le présent de
de leur angle de perspective,lew scope, leur portée. Une grande .:: :srsonnages, retrouve la situation d'incertitude, douverture,
narratio est ce11e qui est offerte à la discussion des spécialistes et du ,:-:rts ignorant la suite de I'histoire qui nous est connue et tombe
public cuitivé avec un degré élevé de plausibilité qui ne se laisse -.:.. re passé de l'historien. En restituant leur futur aux hommes du
môme pas mesurer dans une logique probabiliste. Ce qui fait la dif- : ::::. nous rernettons leur propre mémoire dans un rapport dialec-
ficulté épistémique de ces grandes histoires, dont Michelet est le i -3 e\ ec un futur incertain. Du même coup. nous affranchissons la
modèle. c est f intégration étroite de l'historien au champ historique. - :n:issance historique elle-même de son préjugé spontané, qui
C'est même à ce niveau que l'on découvre la situation exception- ::.iaîne à un passé indestructible parce qu'arraché à la polarité de
nelle de l'histoire par rapport aux autres sciences, à savoir Ie fait . :rilr'roire et du projet. Se souvenir que 1es hommes d'autrefois
qu'écrire I'histoire fait partie de l'action de faire l,histoire. En ce : :::rt un flltur ouvert et qu'ils ont laissé après eux des rêr'es inac-
point, les deux sens du mot histoire se rejoignent: l'histoire que - r:lis. des projets inachevés : telle est 1a 1eçon que la mémoire
les hommes font, et celle qu'ils écrivent. C'est ce statut mixte : ::-rsne à l'histoire.
qu'exhibent les narratios. La fonction critique de l'histoire s'en Cette ieçon trouve une application remarquable dans nos discus-
trouve démultipliée ; e11e ne lutte pas seulement contre les préjugés -: :,: portant sur la période précédant ia Seconde Guerre mondiaie. à
.,:.:eile je fais ailusion dans les premières lignes de cette étude. Un
10. F. R. Ankersmit. Narrative Logic : A Semantic Analysis o.f the Historian's
.:.rien comme Stemhell est prompt à accuser comme préfascistes
Language, La HayeiBostow'Londres, M. Nijhoff Publishers, 1983. -> reu\ qui n'étaient pas du côté des Lumières. L'expression
28 PAULRICGUR

même de préfascisme exprime la projection sur les années trente de Roger CHARTIER
la connaissance que nous avons d'événements rcssortissant au futur
des hommes de cette époque. On ne savait pas en 1932 que Hitler
serait l'homme de la Solution finale. C'est une faute de méthode
d'employer en histoire Ie futur antérieur. Il faut rouvrir f incertitude
du présent passé. La valeur thérapeutique de cette relecture du passé
est considérable. En réveillant et en réanimant les promesses non
tenues du passé, nous réarmons notre propre futur avec Ie futur LA VÉRITE ENTRE,
entbui de ceux qui nous ont précédés. FICTION ET TTISTOTRE -
Au terme de cette analyse des échanges entre mémoire et
histoire, que peut-on dire sur l'opposition entre vérité et fidélité ?
Faut-il opposer le r,æu de vérité de l'histoire au væu de fidélité de 1a
mémoire ? Ma suggestion serait de ne pas opposer ces deux vertus,
qu'elles ne soient pas opposées l'une à l'autre, mais de les refor-
muler en fonction de 1a dialectique qui vient d'être élaborée. Seule
une histoire réduite à sa fonction rétrospective sâtisferait au seul
Le titre proposé pour cette conférence était « Le statut de vérité
impératif de vérité. Et seule une mémoire privée de la dimension
lans ie récit d'histoire ». On pourrait 1e reformuier de deux façons,
critique de l'histoire satisferait, de son côté, au seul impératif de
soit comme << 1e statut de la vérité dans le récit d'histoire », soit
fidélité, comme y incline un usage non critique des traditions et des
.-omme << le statut de vérité du récit d'histoire ». Ce petit écart
commémorations. Bref, uns mémoire soumise à l'épreuve critique
de l'histoire ne peut plus viser à la fidélité sans être passée au crible
n est pas sans signification. La première formrjle, « le stâtut de la
'. érité dans 1e récit d'histoire », renvoie, en effet, à ce que je traiterai
de 1a vérité. Et une histoire replacée par la mémoire dans le mou-
vement de la dialectique de ia rétrospection et du projet ne peut plus i Ia fin de l'exposé, à savoir. la refondation ou 1es tentatives de
séparer la véiité de la fidélité, qui s'attache en dernière instance aux
:efondation du régime de connaissance spécifique de l'histoire. La
promesses non tenues du passé ; car c'est à l'égard de celles-ci que leuxième, « le statut de vérité du récit d'histoire >>, concerne, eile,
nous sofirmes primordialement endettés. .r contrat passé entre l'écriture de 1'histoire et le iecteur d'histoire
auant à 1'accréditation du récit comme vrai, ce qui renvoie aux
:arentés et aux différences existant enffe toutes les formes de
- écriture narative, qu'elie soit d'histoire ou de fiction. Je suppose
.tre cette double problématique est proche de celle qui vous est
:amilière et qui s'interroge sur le statut de 1a vérité dans le cortl'at
:assé entre le spectateur et le film et sur ies effets de réaiité produits
:ar les différentes techniques de la repioduction des images.
.\ujourd'hui, pour les historiens, la pertinence d'une interroga-
:rcn sur les rapports entre histoire et ÿérité est directement liée à
:-rn envers, c'est-à-dire à leur relation avec la fiction. I1 y a là p1u-
.reurs éléments. Le premier tient au fait que les æuvies de fiction
:rnt devenues objet d'histoire. À titre d'exemple, j'évoquerai mon
::opre domaine de travaii, qui pofte fondamentalement sur l'époque

' Ce texte est celui d'une conférence prononcée à l'lnstitut d'histoire dü t€mps
:::::nr Ie 21 mars 1996. Je Iui ai volontairement laissé sa fome ora1e.
30 ROGER CHARTIER
La vérité entre liction et histoire 3t
modeme (entre XVI. et XVIIIe siècie), et sur les rapports à la culture
écrite etlou imprimée. Mais je pense que mes remarques peuvent ;:rêmes pièces. Pour beaucoup des comédies de Molière. existent âu
être appliquées à d'autres périodes et à d'autres supports, Dans tous ::toins trois situations de représentation : la représentation dans la
les cas, à une lecture classique qui était une lecture fon- :.rte de cour à Versailles, 1a représentation sur la scène du théâtre du

damentalement documentaire, c'est-à-dire où l'æuvre de fiction était Paiais-Royal. dans le monde du théâtre urbain qui a ses lieux, son
abordée comme une réserve d'informations factuelles ou comme une :alendrier. son public mêlé, et la représentation dans f imprimé 1ui-
provision d'exemples ou de citations illustrant un savoir construit nême, c'est-à-dire 1a communication du texte à travers différentes
avec d'autres séries et d'autres techniques, a succédé une perspective .ones d'imprimés. 11 y a donc trois situations différentes de rappott
qui, selon le terme préféré du New Historicisn, s'attache à la --Lu même << texte >>. Le problème est justement de savoir si cette
« négociation » nouée entre la création esthétique et Ie monde ;iversité des conditions de ia circulation, de 1a dissémination, de la
social. La question essentielle est, donc. de comprendre comment ;ommunication du texte autorise à parler du « même >> texte,
chaque æuvre es! construite dans une relation avec des discours ou nême si rien ne change dans sa lettre. De ce point de vue, entre
des pratiques ordinaires, qui ne relèvent pas du registre esthélique Shakespeare et Molière la trajectoire est inverse. Dans le cas Ce
pour les contemporains et qui se déploient dans l'ordre du politique, \lolière, pour nombre de pièces. à partir du moment où sa troupe
dujudiciaire, du religieux, du rituel, etc. :'st reconnue comme tloupe du roi. ce sont les représentalions des
La « négociation >> a une double signification. D'un côté, :rèces à la cour qui sont premières, données avânt leur présentation
l'æuvre de fiction travaille sur des matériaux et des matrices qui lui .ur ia scène du théâtle parisien. Dans le cas de Shakespeare, au
viennent du monde social et qu'elle déplace, reformule, transfère .orltraire, 1es représentations à Londres, au Globe, viennent avant
dans un autre régime de discours et de pratiques. De l'autre côté, 1a .:s représentations à ia cour de Jacques I". Mais dans les deux cas le
négociation est ce qui rend intelligible 1'ceuvre pour ses lecteurs, ses même >> texte est donné pour des publics différents dans des
*
auditeurs ou ses spectateurs. C'est à partir de 1'expérience des lormes différentes.
discours et des pratiques ordinaires, « sans qualités », pourrait-on Pourquoi cette reconstruction ? De façon à comprendre les
dire, que peut être déchiffré le déplacement esthétique qui soustrait :elations nouées entr-e les intrigues mises sur 1e théâtre, leurs per-
l'æuvre à 1'urgence de l'immédiat. C'est cette démarche que les ::ptions possibles par leuls différents publics et Ie statut du
critiques littéraires rassemblés sous la bannière dt New Historicism iiscours tenu sur le monde social. De 1à, la question de la vérité de
ont suivi dans leurs études du théâtre élisabéthain et, au premier .a fiction. Quel est le lieu où s'inscrit la « vérité » du rappofi enlre
chef, de Shakespeare, en identifiant comment les intrigues ou les ,3 texte de fiction - par exemple dans les grandes comédies
scènes des pièces sont construites dans une relation forte, mais :noliéresques
- et la construction du monde social ? C'est un
décalée avec les discours et les pratiques du quotidien et, d'autre part, :roblème dont on peut, je pense, trouver des équivalents pour
en posant 1a question des différentes significations des mêmes pièces i'autres formes théâtrales, ou pour d'autres textes, pour d'autres
pour 1es publics du théâtre du Globe et de la Cour, qui, à la fois, :eriodes, et y compris pour le cinéma. Où situer 1a vérité de
partagent des expériences communes et réagissent en fonction de . rntrigue pâr rappoft au monde social ? Il faut opérer à chaque fois
leur culture propre. ::r écart, c'est-à-dire ne pas comprendre cette « vérité » comme on
J'ai. pour ma pârt, entrepris un travail para1lèle, sinon 'a souvent fait, comme la duplication du social, comme si ce qui
semblable, sur Molière. Un article est paru dans les Annales,lly a :it donné à voir était une simpie ffaduction esthétique de la réalité.
deux ans. mais ce nest qu'un élément d'un travail plus large qui Pour en rester à George Dandin, une mise en scène comme la
consiste à lier deux éléments 1. D'une part, il s'agit de reconstruire riemière réa1isée par Roger Planchon était tout à fait prise dans
1es différentes « performances >r, pour reprendre un terme qui est .efie pespective. Les paysans de fiction du théâtre reproduisaient 1es
difficile à traduire, disons les différents modes de représentation des :estes des « vrais >> paysans de la campagne et, du coup, I'intrigue
:.ait pensée dans un rapport de vérité immédiate par rapport aux
::-lations de classes du monde social.
1. George Dândin ou le social en représentation »,, Annales HSS, mars-avril
" il me paraît nécessaire de déplacer 1e lieu de repérage de 1a
1994. p. 21 -309. ,a

i érité » de la fiction et de considérer què c'est à travers I'invrai-

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32 ROGER CH,{RTTER La yérité entre fiction et histoire 33

semblance sociale de I'histoire (telle celle racontée par George ,a quotidien ». 11 est nécessaire de poser cette hétérogénéité fonda-
Dandin) que sont donnés à voir les mécanismes mêmes qui ::rentale pour résister à f idée, fréquemment maniée aux États-Unis,
construisent les relations de domination. Une telle perspective .:ion laquelle il n'y a pas d'extériorité des pratiques parrappofi aux
conduit à rompre âvec toute approche étroitement documentaire ou ::.;ours, comme s il n'y avait pas de « hors-texte >>, comme si les
immédiatement sociologique et à dé\,e1opper une lecture qui pose .:,cnifications étaient produites automatiquement et impersonnel-
comme essentiels la dynamique. l'échange, la « négociation » entre -::rent par le seul fonctionnement linguistique des discours. C'est là
le monde social, qui n'est pas mis en scène dans sa vérité objective, ., oosition radicaie revendiquée par ies tenants du Linguistic turn
et f intrigue de théâtre (mais on pourrâir dire l,intngue romanesque :i'on reüou\.era tout à 1'heure, dans un auüe contexte, avec l'æuvre
ou toute autre forme de la fiction). Ainsi, dans la pièce de Molière, :: Hayden Vy'hite.
invraisemblable parce que les paysans même riches n,épousent pas Pour résister à cette position
faut marquer l'écart fondamental
i1
les filles de nobles même désargentés, 1a « vérité » sociale de la re_ -..-ii sépare représentations et pratiques. et on peut
le faire en s'ap-
présentation (et au moins de sa première réception) dépend de la :ur ant sur des auteurs qui parfois sont enrôlés dans cet absolutisme
question posée : celle des mécanismes de la nomination et de 1,iden- rnsuistique, par exemple Foucault, dont tous 1es travaux, pourtant,
tité sociales. Qui en est le maître ? L'individu lui-même ? Ou une ,nt été fondés sur f idée de l'écart entre pratiques discursives er
autorité plus haute qui seule a droit de désigner, comme celle du :ratiques non discursives, ou Michel de Certeau, qui souligne
gentilhomme dans la pièce et celle du roi dans la société, tout parti- ':rétérogénéité entre <<l'invention
du quotidien>>, qui est une
culièrement en ces années de réformes de la noblesse ? :roduction de sens spontanée, silencieuse, sans traces, et les
Plusieurs débats peuvent alors êtr-e engagés. Récemment, une :,ratégies objectivées et construites à travers 1es textes, 1es images,
objection m'a été faite par un historien italien, Angelo Torre, qui .:s objets. Ce point de départ est absolument fopdamental, mais se
est proclre de la microstoria. dans la revue
euaderni Storici 2. II y :Ensforme en une très grande difficulté méthohologique lorsqu'i1
pose la question du rapport entre les pratiques et 1es représentations, . aeit de saisir 1es pratiques anciennes puisque, par définition, elles
disant que 1e type d'approche qui est le mien risque toujours de r.. sont âccessibles qu'à travers des représentations qui toujours en
dissoudre les pratiques ou les actions dans les représentations qui en -:s désignant 1es manquent. El1es peuvent les prescrire, 1es
sont données. Ceci est évidemment une des grandes questions de ::oscrire, les décrire, les organiser, etc..
l'histoire culturelle. Pour l'historien des XVI"-XIX" siècles, les :ossibles entre représentations et pratiques
- tous ces rapports sont
pratiques quelles qu'elles soient, ne sont saisissables qu,à travers les
- mais en âucune
ranière el1es ne peuvent les réduire à leurs discours. D'où la seule
représentations qui en ont été données. Soit les pratiques culturelles '..rie que l'on peut suivre et qui consiste à repérer une analyse
des
- vous savez que je me suis beaucoup intéressé ces derniers temps :iaiiques de 1a représentation et, ainsi, de construire les raisons, 1es
aux pratiques de lecture :.rdes, les conventions, les intentions investis dans chaque pratique
- : est-il possible de reconstr.uire les ma_
nières anciennes de lire en dehors des représentations qui, pour des :: la représentation. C'est seulement par ie déchiffrement de la
raisons spécifiques, 1es ont mises en image ou en littérature ? ..rgique gouvernant les pratiques de 1a représentation, qui ne sont
De 1à, un grand problème. Il nous faut, en effet accepter, avec ,rmais neutres, qui sont toujours prises dans des enjeux, des
Foucault, Bourdieu ou de Certeau 1,hétérogénéité radicale entre les .::atégies et des conflits spécifiques, qu'on peut accéder d'une
logiques qui commandent les pratiques et ce11es qui gouvernent la -:riaine manière aux pratiques représentées et en conduire une
production des discours et, plus généralement, des représentations ,ralvse, difficile et instable.
textuelles, ou imagées. Il y a une inéductibiiité entre les principes Il y a un très beau texte de Michel de Certeau, qui a été republié
et les règles qui régissent la production des représentations et ce que :ets Histoire et psychanalyse entre récit et fiction 3, dans lequel il
Bourdieu appelle « 1e sens pratique >> et de Certeau « I,invention :écrit le travaii de Foucault dans Surveiller et punir a. Pour de

2. Angelo Tone, « Percorsi della pratica, 1966-1995 >>,


euaderni Storici,90. i. Hisroire et psl;chanalyse entre récit et fiction, Paris, Gallimard, 1987
no 3, décembre 1995, p.799.829 : Roger Chartier, « Rappresentazione della --.i. : « Folio Essais »).
pratica, pratica della rappresentazione », Ibid.,92, n" 2, aoûtiÇe1, p. +al_+SZ. :. Paris, Gallimard, 1989.

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-14 ROGERCHARTER La vérité entre fiction et histoire 35

Certeau, i'objet fondamental du livre est de saisir, à travers une ::jraires par iesquelles un discours se soustrait à la littérature, se
large gamme de discours, 1e fonctionnement automatique de - :.ne un statut de science et le signifie ».
pratiques et de dispositifs iréductibles à la logique discursive. De II faut marquer l'importance de ces trois ceuvres dont Ie point
Certeau indiquait qu'une tel1e tentative était tou.iours située .< au , ::-rrun est de situer l'écriture de 1'histoire dans la classe des récits,
bord de la falaise », c'est-à-dire toujours risquée et menacée. Cette ,-. sens tout à fait classique, aristotélicien, de mise en intrigue
expression m'a plu et je l'ai reprise pour un iivre où j'ai rassemblé - ,r.tions représentées. Le constat n'allait pas de soi, et ne va
un certain nombre d'essais sous 1e titre de On the Edge of the Cliff. ' :iours pas de soi pour tous les historiens qui, en rejetant
History, Language, Pracîices 5. Ce problème de f instabilité :lstoire des événements au profit d'une histoire des structures,
irrémédiable, inéluctable, de tout travail qui considère le rapport ,::saient avoir détaché pour jamais l'histoire de la narration, du
entre pratiques et représentations, est pafiiculièrement aigu lorsque -.:it. de la fabie. Cette rupture supposée, désirée, liant trois
les textes maniés sont inscrits dans I'ordre de ia fiction, mais il se -' .rnents: opposer aux personnâges qui étaient ceux des anciens
pose aussi, d'une autre manière, pour des ræuvres dont 1e régime de ::rts. les entités abstraites maniées par l'histoire; opposer au
représentation est âutre : autobiographique, documentaire, normatif, .:rps de la conscience individuelle, le temps hiérarchisé, on
etc. -'- irrait dire braudélien, des durées articulées et structurées (longue
À ce premier ensemble de questions (que1 est le lieu de la :-:ée. conjoncture, événement) l opposer à 1a dimension auto-
« vérité » de la fiction par rapport au monde social ?) s'en afiicule ..,.:iicative du récit, un sâvoir qui peut être 1'objet de contrôles et de
un second, ainsi formulé : que11e est la modalité de la vérité du ::iilcations. C'est 1à la manière dont 1'histoire scientifique pensait
discours historiqr-re ? Ce qui m'amène à considérer la présence des r'. rlir marqué sa rupture avec une histoire étroitement
formes et des formules de ia fiction dans la rhétorique de 1'écriture : . jnementielle et avec les séductions dangereuses du récit .
d'histoire. Ricceur a montré qu'i1 n'en était rien, et çe la rupture avec
Le point de départ d'une telle interrogation réside dans la prise de ':stoire événementielle ne signifiait pas, du même coup, la
conscience par les historiens que les formes iégitimes de la produc-
-rture avec les figures de 1a mise en récit. L'histoire, quelle qu'eile
tion historienne, entendue comme connaissance. sont liées à l'écrit . rl. môme la plus quantifiée, même 1a plus structurale, même la
et donc à la production d'une textualité et d'un discours. À partir de :.,s conceptueile, reste toujours dépendante des formules qui gou-
1à,1'appartenance de l'écriture historique, quelle qu'e1le soit, à la .:rnent la production des récits, qu'i1s soient d'histoire ou de
classe des récits, a été fortement soulignée par trois auteurs, à s'en ::tion. La démonstration, éblouissante, dansTemps et Récil,
tenir simplement au contexte français : Michel de Certeau dans ::-:rend les trois points que j'ai mentionnés. D'une part, les entités
1'article pionnier sur « l'opération historiographique », qui a été .:,.traites des historiens sont, en fait, constluites comme des quasi-
publié deux fois, une première fois dans une version tronquée dans :!:sLrnnages, dotés implicitement de propriétés qui sont celles des
Faire de I'histoire en l9'14, puis dans sa version complète dans :Jividus qui composent les collectivités que ces catégories
L'Écrtture rle I'histoire 6, Paul Ricæur dans son grand ouvrage, -:.ignent. Il est d'ailleurs une traduction de cette dépendance dans la
Temps et Récit 1, puis Jacques Rancière dans un petit livre très :,:rsonnification de ces entités que les historiens font souvent agir
suggestif, Les Mots de I'histoire 8, dans lequel il définit ce qu,il ap- - ,mme des acteurs sociaux. D'autre part, dans des pages qui sont
pelle la « poétique du savoir >> comme « 1'ensemble des procédures : nsacrées àla Méditerrande de Braudel. Ricæur montre comment la
,-nsue durée n'est qu'une modalité dérivée de 1'événement,
- rnlment le temps court du roi est homologue au temps long de la

5. Roger Chartier- On the Edge of tlrc Cliff. History, Langua7e, practices, -:i. Enfin, dans le quotidien, dans 1es récits de fiction et dans ies
Baltimore/Londres, The Johns Hopkins University Press. i997 (traduction ::rits d'histoire, le modèle d'intelligibilité le pius fondamental est
française : Au bord de lafaLaise. L'histoire entre certitudes et inquiétude, paris. --rui de l'imputation causale singulière, c'est-à-dire celui qui com-
Albir Michel, 1998).
:::nd les faits comme cause ou conséquence d'autres.
6. Paris, Gallimard, 1975.
7. Paris, Seuil. 1983-1985. Le constat qui inscrit I'histoire dans la ciasse des récits, quelle
8. Les Mots de L'histoire. Essai de poétique dil savoir, Paris, Seuil, 1992. : -: soit cette histoire, et qui marque les parentés fondamentales qui
l,tt vérité entre;fiction et llisîoire )-
36 ROGERCFTARTIER

:;ouvrant des positions très différentes, mais f intérêt de l'analyse


unissent lous les récits, de quelque nature qu'ils soient, a plusieurs
,':t de montrer que de forts écarts peuvent distinguer les manières
conséquences essentielles. D'une part, il permet de considérer
, :crire et de prouver d'historiens pourtant proches par leurs sujets
comme une question ma1 posée le thème du débat qui avait été
ouvert par un article céièbre de Lawrence Stone sur le retour de la
-: recherche ou leurs préférences idéoiogiques. Ce qui est recon-
,-ire. à la fois, la dépendance de l'histoire par rapport aux
narration en histoire e, puisque si toute histoire est dépendante des
:--nniques rhétoriques de la narration et les possibilités, consciem-
figures et formules des récits. comfilent imaginer un retour 1à où il
::.:nt contrôlées ou non. de variations à l'intérieur de cette
n'y a pas eu départ ? Le problème est autre. Il est celui du choix
- ,mnlune matnce.
possible entre les divers modes de récits possibles. 11 est sûr que les
Une autre conséquence de la mise en évidence de l'appartenance
grands récits structuraux et conjoncturels de l'histoire socio-
-': l iristoire à la classe des récits a été la recherche de typologies ou
éconornique n'employaient pas les mêmes constructions que les ,: tarinomies à vocation universelle qui visent à recenser les figures
récits de \a microstoria. ou que les récits biographiques. Mais il ::ssibles de l'organisation des récits. De ce point de r.ue, l'æuvre
s'agit à l'intérieur de 1a classe des récits d'un jeu possible sur des ,-r a eu le plus d'importance, au moins de l'autre côté de
formes différentes de récit. On pourrait pousser l'analyse pour . \tlantique est celle de Hayden White, depuis un livre qui a été
montrer comment les historiens manient, implicitement ou explici-
tement. Ies formes dominantes ou nouvelles des récits de fiction. Si
-:1ié en même temps que l'article de De Certeau, intitulé
':::ahistory 11, qui était consacré aux grands historiens du XIX"
les grands récits structurâux et conjoncturels avaient comme modèle - ::le. Les livres suivants, Tropics of Dtscourse 12 ouThe Content
implicite le grand roman du XIX" siècie, ceux de la microstorin ou - :iie Form Ii, explorent la même thématique qui repère les quatre
ceux proposés par Carlo Ginzburg ou Natalie Davis ont pour
-:ures du discours qui servent de matrices à tous les modes
référence une écriture romanesque plus moderne, qui rompt avec 1es - .sibles de narration et d'explication. White,iqui est un connais-
récits iinéaires et chronologiqlres, et qui emploie, également, les -: -r de 1'æuvre de Vico. a identifié ces quatre figures à quatre tropes
techniques cinématographiques (gros plans, retours en arrière, etc.).
D'autre part, 1e constat qui définit l'histoire comme un récit a
-: La rhélorique néoclassique : la métaphore, la métonymie, la
-.:ecdoque. et, avec un statut un peu différent. I'ironie. Montrer
ouvert la voie aux anaiyses de la « poétique 6, 5nv6i1 qui " ...::i que l'histoire appafienait à la classe des récits était rappeler que
s'efforcent de repérer de manière précise, en prenant des indicateurs
.. historiens. pas plus que les autres, ne font nécessairement ce
tout à fait spécifiques, des différences dans 1a manière dont 1es histo- ',ls croient faire et que des ruptures proclamées peuvent, en fait,
riens manient 1es figures et les formules qui sont aussi celles de la
-
:.:: inscrites sur des continuités méconnues.
fiction. 11 y a dans
cette perspective un livre intéressant d'un
De ces constats, naît une première question, proprement histo-
historien français qui enseigne au, Étatr-Unis, Philippe Carard,
: .raphique. Pourquoi l'histoire a-t-el1e durablement ignoré ou
Poetics oJ the New History '0, qui considère un ensemble ': -,uié son appafienance à la classe des récits ? Le trait qui a caracté-
d'historiens supposés âppartenir à l'« École des Annales >>. I1 '..: la « nouvelle histoire >>, à savoir la négation de la dimension
analyse 1a diversité de leurs manières d'écrire à partir de critères
..:rative (pensée comme obstacle au statut « scientifique » de la
comme 1a personnification ou non des entités abstraites, l'utili-
-..,rp1ine) se reirou\re, antédeurement, dans d'autres traditions. Il en
sation des temps verbaux, la projection ou non du « je » dans 1e
, :insi. par exemple. avec l'historicisme romantique allemand, qui
discours, 1es modalités de 1a preuve (citations, séries, tableaux,
. nine avec Hegel, et où i'histoire comme écriture est le lieu
graphiques, etc.). La définition et la délimitation de 1a population '=ne du dépioiemcnt de I'histoire comme événement, 1es deux
historienne étudiée posent problème car son unité n'est guère évi-
dente, les catégories d'Annales ou de << nouvelle histoire »
'
. .\letqllistorr. The Hi.tiorical lmagination in Nineteenth-Centilr\ Europe.
. : :rorerLondres..Ihe Johns Hopkins Universitl, Press, i973.
9. Lawrence Stone, « Retour au récit ou réflexions sur une nouvelle vieille 2 Tropics oJ Discourse. Essays in Cuhural Criticisu, Baltinore,'Londres. The
h\stoire>,, Le Débar, 4, 1980. -. Hcpkins Liniversity Press, 1978.
10. Philippe Càrrutd. Poetics oJ the New History. French Historical Discourse ]. The Conrent o;f the Forn. Narrative Discortse qnd Historical
from Brandel to Chartier, Baltimare/Londres, The Johns Hopkins University Press. -..ttdtion, Baltimore/Lordres, The Johns Hopkils Uaiversiry Press, 198?.
1992.
38 ROGERCHARTTER La t,érité entre fiction et histoire 39

termes allemands Geschichte eT. Historie se trouvant confondus ..ii()rical record) ou dans I'archive elle-même, pour prétérer une
puisque 1'histoire comme déroulement des faits s'inscrit dans 1e . ,re de construire sa signification à une autre. >> Il est donc tout à
mouvement même du récit historien. Dans le modè1e antique de .'.:t illusoire de vouloir hiérarchiser, classer. distinguer les
l'histoire, ii n'y a pas non plus de prise en compte du récit parce :fioriens en fonction de la pertinence cie leurs discours à rendre
que 1'histoire est là un recueil d'exemples et appartient au genr.e du - ;rpte du passé. Les seuls critères de distinction sont purement
discours de persuasion, construit à partir de la copia yerborum ac :.iernes au discours. Ils tiennent à la cohérence (ou à la moindre
rerum . Ce n'est que iorsque la coïncidence entre l'histoire comme -,hérence) du récit, à sa complétude ou à son incomplétude, à
récit et I'histoire comme passé esr effacée que peut naître 1a r:ibilité de I'auteur à jouer avec les différents tropes matriciels,
conscience de la dimension narative de l,histoire. Il y faut 1a claire ---.els aucunement à la plus où moindle grande adéquation du
perception de l'écart entre le passé ou, pour dire comme Ricræur, ,::.ours par rappofi au passé qu'il a désigné comme son objet. Une
.( ce qui un jour fut et qui n'est plus ». et les discours qui essaient '..1e position n'est pas dire que 1'histoire ne produit aucun savoir,
de le représenter ou d'en tenir iieu. C'est à partir de la conscience :..:s considérer que ce savoir n'est pas spécifique et qu'il est du
aiguë de i'écart irréductible entre réaliré et discours, eît_re Geschichte -.:c ordre que celui lourni par les autres recits. A rous ceux qui
el Historie, que la narrativité cle l'histoire devient pensable et :.':r'tent que rapprocher ainsi 1'histoire de la fiction. et la considérer
problématique. Or cette conscience n'existe ni dans I'historiographie ::-l.ment comme une ;form of fiction making est 1ui ôter toute
antique, li dans l'historicisme romanrique, ni dans l,histoire ..:ur de connaissance, White réplique : « Qui pourrait penser
scientifique. ::-r-ùsemert que le mythe ou que la fiction littéraire ne se réfèrent
Le deuxiène problème, une fois admis la condition nârative de :.:) ;iu monde réel (.do not refer to the real worl$, disent des vérités
i'histoire, concerne le régime de connaissance propre de I'histoire. , . n sujet et procurent un savoir utile sur 1ui. >>

Pour certains, 1e constat d'appartenance de 1'histoire à la classe des Pour White, c'est 1e même régime ou registrç de connaissances
récits conduit à un pas supplémentaire qui dénie toute vérité propre --- :nit 1a fiction et I'histoire. On doit, certes, lui accorder que
au discours historien. C'est 1à la position qui donne à 1a fois la --: iiction produit de la connaissance, dit des vérités sur le monde
force et, à mon avis, le danger de i'æuvre de Hayden White. Après ,.:i. C'est ce que j'ai essayé de montrer pollr commencer, en
avoir identifié 1es tropes qui sont les figures de toutes les formes - : ..dérant que dans George Dandin une vérité est énoncée sur la
possibles de mises en récit, il considère que 1'écriture de 1'histoire -::té. Le rnythe, lui aussi, transmet une vérité sur 1'existence col-
n'est dépendante que de ces matrices rhétoriques. Elle ne 1,est, en r-rr-.3 rt propose des savoirs utiles à l'individu. Toute réponse à
revanche, ni des opérations techniques propres à la discipline, ni de :. ien White doit donc intégrer cette dimeusion de connaissance de
}a réa1ité du passé qui est visé par ie discours historique. Finalement rtion et reformuler ainsi 1a question : est-i1 possible de fondei
I'historien, comme le romancier, peut faire libre choix d'une .' ;qime de connaissances propre de 1'histoire ?
modalité de mise en intrigue, d'une stratégie d'explication. d,une : donne un exemple pour montrer combien elle est difficile.
matrice rhétorique. Dans Metahistorl, en croisant à panir de ces Jes historiens qui, avec Ginzburg, a le plus lutté contre 1a
quatre tigures matricielles toutes les possibilités de la construction : --:.icn de l'histoire à une forme de fiction est Piere Vidal-Naquet
narrative, de ia stratégie explicative et de f interprétation :i ,--,ri Êfl sait 1es raisons. Dans un des textes des Assassins de la
jdéologique, Hayden White érablir une combinaroire formelle de . rg tl. réfléchissant implicitement sur 1a position de White, i1
toutes les associations possibles ou impossibles.
Deux citations peuvent iilustrer cette position qui refuse tout i historien écrit et cette écliture n'est ni neutre ni transpa-
régime de connaissance spécifique à I'histoire. En 1974, White '.,::. Elle se modèle sur les formes littéraires. voire sur ies
écrit : « Eir général il y a une résistance (reluüance) à considérer - :rres rhétoriques.
QLre 1'historien ait perdu son innccence.
hs narrations historiques pour ce qu'eiles sont vraiment, c'est-à-dire
Ces fictions verbales (.verbal fictions) doat le contenu est autant
irventé que trouvé. » En 1982, il déclare : « Il n'y a pas de - t, .-1rsd.s.rlrii de i.a néntoire. Ltfi Eiclÿnqnil de pcipier ei aLttrcs études 5ilr
fondement qui puisse être trour,é dans le donné historique {.the ',:::,are, Paris- La I)écouverte. 1987.

,t-.,

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40 ROGERC}I\R'|IER La vérité entre fiction et histoire 4t

qu'il
se laisse prendre comnre objet, qu'i1 se prenne lui-même lrdif, mais cs qui est intéressant est que Nledick iui-même l'avait
comme objet. qui le regrettera ? ». ..iilisée comme un document authentique dans ses études
::onomiques et démographiques. L'historien victime lui-même
Cette prcmièrc paltie du ri:isonnement intègre la totâli1é de ce
clue j'ai él'oqué : 1'histoire comme écriture" la parenté entre les
: une falsification fait ainsi retour sur le faur qui 1'a trompé.
Les travaux sur les faux montrent que le déplacement de
l'ormules de la fiction littéraire et celles mobilisables pzu l'historion, 'rabileté des faussaires est contrebalancé par 1es rigueurs accrues de
Ie retour de l'historien sur lui-même. Le paraglaphe continue airsi :
: néthode critique. Du coup, se trouve lenforcé le statut de vérité
« Reste que si le discours historique ne se rattachait pas par -e la connaissance historique, puisqu'e11e est capable de démasquer
autant d'intermédiajres qu'on le voudra à ce que 1'on appellera :5 faux et les faussaires. Comme dans 1es recherches sur 1es grandes
faute de mreux le rée1. nous serions toujours dans ie discours .risifications dans les sciences de la nature (la mâchoire de Moulin-
mais ce discours cessemit d'être historique.
" luLgnon, ie crâne de Piltdown), il y a 1à une manière détournée, par
Est ainsi fortement réaffirmée la capacité de 1'histoire à
. rnise à nu des mécanismes qui président à la production et au
discriminer entre un discours trai sur un réel passé et le faux. la -:i oilement des faux, de réaffirmer la capacité de 1'histoire à établir
falsification" la liction. I{ais ce qui frappe dans cette citation. c'est .'r ordre de connaissance contrôlable et vérifiable.
aussi la difficulté pour désigner cette capaciLé à dire le réel teJ qu'i1 Une autre voie, plus épistémologique, pour le faire. est celle qui
fut : « par autant d'intermédjaires qu'on le voudra >>, « par ce qlle :llte de refonder le statut de connaissance vraie de I'histoire, une
l'on appellera faute de mielrx le réel ». Il v a 1à toute une série de ' ,rs admis le refus de toute épistémologie de la coincidence entre le
pmdences. de précautions, que r1e peut ér,'iter une position qui e pour .-::sé et le discours tenu sur lui et. d'autre pârt, l'appartenance de
visée essentielle cle rnaintenir la capacité de 1'histoire à tenil un :tistoire à 1a ciasse des récits. Les textes récents qui s'attachent à ce
discours vrai sur le passé. Ces formules montrent combien la ::.rbième difficile partagent une même insatisfiction de\rant toute
caractérisatiorr du statut dc connaissance propre de l'histoire est :r!Lrnse fondée uniquement sur 1a confiance dans 1a méthode
malaisée. .lorique, tenrle pour capable. si 1'on applique correctement les
Dan-s les dernières années, un trait Lln peu frappant, ironique ::res du métier. de discriminer le vrai du faux. C'est la position
peul-être, a été l'attcntion donnée aux faux en histoire. Plr.rsicr"rrs - -: incarnée toute sa vie Arnaldo Nlomigliano l7 et qui donne la
rBlrvres, qui ont été publiées à peu près an même moment. se sont , . rque philologique comme modèIe référentiel et garant de la vérité
attachées à 1a relation dialectique qui lie 1a production cies faux et le ,. .1 connâissance historique. Si 1'on pense qu'une telle critique est

développement de 1a méLhodo critique. Ii 1'a d'aborcl le livre traduit :-.:saire mais peut-être pas suffisante pour établir ie régime de
--:: de 1'histoire, 1es chemins deviennent plus escarpés.
en lrançais d'Anthony Graftol, f'ttutsuires er critiqne s 1-', qui avait -

été publié en 1990. Il 1-a. dans un contexte autre, I'ouvrage d'un ,e Livre au titre ambitieux de trois coliègues américaines, Joyce
grancl historien et ethnologue espagnol. décédé r'écenrment. Jllio :: eb1 . L,vnn Hunt et Margaret Jacab, Telling tlte Truih abottr
Caro Baroja, qui a pour titre Las .falsificacione.r de la hisrorta. .,,i-.r'18^ lie une réflexicn sur l'épuisement des grands récits
publié er 1992 16. qui anall'se 1es graldcs falsifications tle la 'rirteurs historiques américains du fait des revendications du
tladition histt-rrique espagnole depuis les far-rsses chroniques et les .riuituralisme. une analyse des rapports de la discipline avec les
làusses chartes médiévales. il -v a. enfin, le tlavail de Flans ]v{edick- - :''r.cs sociales et les pensées philosophiques, et une volonté de
qui a été publié en alletrand. sur une fausse: chronique des débuts du ,' iJer la connaissance historique à partir d'une reru tlteort of
XIX' siècle. Il a pu être étab1i que cette chronique était un faux très . :r'in'. Celle-ci est délinie comme 1a relation dialectique entre
i..,,et connaissant et un objet extérieur. et elle s'efforce de tenir
'15. For.qers utd Crùics. Cre.ûtilifi and -.:n'lLe deux propositions : d'une part, la reconnaissance de
Dupiit'itt in lVestert Scolarship.
Princcton. Princeton Lltiversiiy Press, l99t). fràduir cn fiancais sors le tiue :
i?crLrssaires et (:ritiques. Créatitité 111 duplicite chez les érudits oct:ilentaut. Paris. - \rnaldo l\,lomigliano. Problèmes d'ltistoriogro.pltie ancienne et tttaricrtLe'
1.es lfelles Lettrcs, 1993. ;:llirrard. i983.
16. Las l,attificai:ione,s d.e la historiq len relscian cr:n la cie Espaia). : -,rrce -AppJeby. Lvnn Hunt. I\'largaret Jacob. Tellîng tlte Trutit qbotu
Harcelore. Seir lJarral. 1992. \eç York/Londres. W. W. -\-orton & Company. 199:1.
La vérité enffe rtüion et histoire 43
42 ROGERCHARTIER

:artagée entre ies acteurs historiques et 1'historien. Certains, qui


i'existence de critères objectifs qui permettent de discriminer
--r:rnnaissent d'autre textes que j'ai écrits, pourront s'étonner que
n.betweenvalid and inva.lid assertion.r >> et, de 1'autre, 1e constat de - ér'oque ici la pensée de Ricæur puisque j'ai toujours mis 1'accent
1a pluralité des interprétations acceptables. Le practical realisnt >>
.ur 1'utilité opératoire des pensées de la discontinuité' que ce soit la
<<

ainsi défendu s'efforce d'allier i'objectivité vérifiable de la connais-


:iscontinuité très radicale de Foucault, ou 1es discontinuités pltts
sance (qui exclut les propositions ou constructions inacceptables) . processuelies » à la manière de Elias. La façon de penser et faire
avec 1a diversité des narrations et explications recevables.
histoire appuyée sur ces références s'attâche à 1a succession des
Dans un texte publié dans un numéro de la revue Diogène
:.xfigurations historiques, en les considérant dans leur hétérogénéité
organisé par François Bédarida sur 1a responsabilité de
.t dans leur différence, soit parce qu'el1es surgissent dans leur
l'historien le. Ricceur, poursuivant sa réflexion, montre que :'osolue originalité. sans origines, soit parce qu'elles sont façonnées
1'histoire. tout en appartenant par son écriture à la classe des récits. '-,rr des processus de longue durée qui recomposent de manière neuve
n'est pas que récit ou fiction. Pour lui, en dépit des contresens
::s éléments anciens. Par rapport à ces pensées de 1'écart,
souvent commis sur son travail, l'intentionnalité historique est
::ansformées en démarche méthodologique, 1'appui sur une pensée
fondamentalement une intentionnalité de connaissance. D'où la
:..mme celle de Ricræur" qui provient d'un autre horizon, peut
question : à quelles conditions cette connaissance est-el1e possible ?
:r-:rbler un peu paradoxal. Mais ii me semble que c'est dans le
Ricæur pose le problèrne des conditions de possibilité de ce qu'il
::alogue, certes difficile, entre les travaux qui mettent au centre de
appelle un « réalisme critique de la connaissance historique qui . :ur approche la discontinuité des configurations, d'un côté, et les
enracine ia possible compréhension de l'altérité, passée ou contem-
::Ilexions sur 1es conditions de possibilité de la connaissauce de
poraine, dans 1e socle commun d'expériences que partagent 'autre, que se détlnit aujourd'hui un lieu nouveau de la réflexion
l'hisiorien et ceux dont il écrit l'histoire. La « vérité >> de 1'histoire ' .Lorique.
est ainsi assurée de manièr'e phénoménologique par << 1a dépendance
S'intertoger sur le régime de connaissance spécifique de
même du faire de l'historien à l'égard du faire des agents 'ristoire
est, d'une ceftaine manière, cheminer au bord de la falaise.
historiques ,r. Les agents historiques et les historiens partagent un
l.ns cette position instable, il est quelques appuis possibles. Je
champ de pratiques et d'expériences suffisamment commun poul
r:rse. en particulier, au texte de Michel de Certeau, « L'opération
que, malgré les discontinuités et ies différences, la connaissance des
:.ioriographique >, 21 orf il s'efforce de tenir ensemble la définition
premiers par les seconds soit possible. C'est 1a présence même du
-:: i'histoire comme écriture, comme « graphie », et sa dimension
passé dans le présent qui le rend connaissable :
,: connaissance spécifique. Pour lui, l'histoire est un discours qui
« C'est d'abord comme héritiers que 1es historiens se placent à ::,rduit des énoncés « scientitiques » « si on entend par là, la
1'égard du passé avant de se poser en maîtres artisans des récits '.sibilité d'établir un ensemble de règles permettant de contrôier
qu'i1s font du passé. Cette notion d'héritage présuppose que :: opérations proportionnées à la production d'objets déterminés ».
d'une certaine façon le passé se perpétue dans 1e présent et ainsi j-.ns cette citation tous les mots comptent : « production d'objets

I allcclc. » -" -:ierminés >> renvoie à la construction de l'objet historique par
Le livre de Appleby, Jacob et Hunt essaye de définir. à partir :,rstorien coiltre toute idée d'un donné historique qui serâit 1à :
.rpérations proportionnées » désigne 1es règles techniques du
ci'un questionnement épistémologique, une nouvelle théorie de
1 objectivité où 1a connaissance vraie est pensée comme compatible
: :tier d'historien (découpage et traitement des sources, constrLtctiou
avec 1a pluralité des interprétations parce que celles-ci sont -::rvpothèses, procé<lures de vérification) : « règles permettant de
justiciables de critères qui peuvent accepter les unes et disqualifier - rtrôler » inscrit 1'histoire dans un régime de savoir vérifiable'
1es autres. Avec Ricæur, la perspective est autre : e1le est inscrite
, rc potentieliement universel.
Ce dernier trait est tout à fait fondamental en un moment où
üans une démarche phénoménologique qui renvoie à 1'expérience
:.:stoire se trouve confrontée aux tentations et aux demandes iden-

19. « Histoire et rhétorique >>. Diogène, r' 168, 1991, p.9-26. ): . ln L'Écriture et I'histoire, op. ,:it.. p. 63-120.
7a. tbid.. p.25.
44 ROGERCHARTIER

titaires qui constrüisent rétrospectivement un passé mythique


mobilisable pour les aspirations contemporaine. d,rr. commu_ Jacques RANCIÈRE
nauté, que ce soit un État_nation, une minorité (ou majorité)
sexuelle ou une communauté ethnique. II y 1à une tension
fonda_
mentale. Éric Hobsbawm l,a souvent soulignée dansdes conférences
prononcées en Europe centrale" mettant en garde
contre l,in\.ention
d'un passé imaginé au nom des nécessités du présent :

" La projection dans le passé de désirs du temps présent ou en L'HISTORICITÉ DU CINÉMA


termes techniques, 1'anachronisme, est la technique ia plus
couranre et la plus commode pour créer une histoire propie
a
satisfaire les besoins de collectifs ou de .. communautés
imaginaires "
- suivant le mot de Benedict Anderson
sont loin d'être exclusivement nationales » 22.
-- qui

L'un des objets du livre de Appleby, Hunr et Jacob, est


également cette tension entre une histoire englobatte et
universali-
sable, et les projections réIrospectives d'identités construites
dans le Ii y a deux manières classiques de nouer cinéma et histoire, en
présent ainsi dans le cas des diiférentes approches culruralistes.
- :isant de l'un de ces termes I'objet de l'autre. On traite ainsi l'his-
des women studies ol des queer .rtuài", _ exemple du : \1re comme objet du cinéma, considéré dans sa capacité à rendre
retournement d'un terme très péjoratif devenu revendication
identitaire. Affronter ce défi du temps présent. partagé entre :.rmpte des événements d'un siècle. du style d'une époque, d'une
: ranière de vivre à tel moment. Ou I'on prend, à {'inverse, 1e cinéma
l'histoire et les mémoires, suppose, à mon sens, de üèr Ia question
du statut de vérité de la fiction et cejle du régime propre ,,.mme objet de l'histoire, laquelle étudie l'avènement d'un divertis-
de la ::ment nouveau, les formes de son industrie ou celles de son
connaissance historique. De là, le cheminerneniauqull
le vous ai :-'r'enir artistique et des formes qui ie caractérisent. Or je pense que
conviés aujourd'hui.
:: problèmes les plus intéressants se posent seulement lorsqu'on
.-.n de ce rapport sujetiobjet et qu'on essaie de saisir ensemble les
-3J-\ termes, de voir comment la norion du cinéma et celle d'histoire
: rntre-appârtiennent et composent ensemble une histoire. I1 s'agira
:.rnc ici de mettre à l'épreuve une hypothèse : le cinéma a un
:.,pport intrinsèque avec une certaine idée de l'histoire et avec l'histo-
:---ité des ans qui lui est liée. Le temps du cinéma est le temps d'une
: rstoire et d'une historicité déterminées. Le cinéma n'est pas sim-
:-iment un ârt venu plus tard que les autres parce qu'il dépend de dé-
.:loppements techniques et scientiûques survenus au XIXe siècle et
- -::. une fois constitué, aurait eu une histoire du même type que les
:-rres I un développement de ses techniques, de ses éco1es et de ses
' -.
ies. en rapport avec le développement des formes du commerce,
-: la politique et de la culture, etc. Il ne vient pas seulemenl
:près » les autues pour des raisons objectives. Il appartient à un
:.:rps spécifique déterminé par une certaine idée de l'histoire comme
,. 22. Éric J. Hobsbawm,
d'identiré ,,.
« L,historien entre la quête d,universalité et la quête --.:egorie d'un destin commun, I1 appartient à une idée de I'art liée à
Diogène, op. cit.. p. 61.
-::ie idée d'histoire et qui noue ainsi en une connexion spécifique

#
16 JACQUES RANCIÈRE L'historicité du cinéma 4'1

une certâin nombre de possibles qui appartiennent à la technique, à s occupe volontiers, f inverse, de célébrer les petits faits qui donnent
i'art, à Ia pensée et à la politique. Par exemple i1 connecte une idée -a couleur d'un temps cu d'un mode de vie quelconque. 11 y a, en
de l'agent historique au type d'image de l'homme que produisent ses .eeond lieu. l'histoire au sens moderne, comme puissance de destin
techniques d'enregistrement et de projection. Le cinéma, nous dit .ommun. Cette idée en comporte eiie-même deux. C'est d'abord
Godard dans ses Histoire(s) du cinétna, n'est pas un art ni une tech- . idée d'un temps orienté \'ers un accomplissement spécifique, un

nique, c'est un mystère. Nulais le << m,vstère >> est iui-même Llne '..mps polleur de promesses pollr ceux qui respecteront 1es condi-
certaine idée du couple artltechnique. Il est 1,idée d'un arr qui est .ions de sa succession et les tâches qu'e11es imposent ; pofteur de
autre chose que de l'art : le tracé et 1a sacralisation d'un geste de menaces, en revanche, pour ceux qui méconnaissent ces conditions,
I'homme qui dessine une idée de la communauté hllmaine. Il est régligent les tâches qui leur sont 1iées ou veulent ânticiper leur
f idée d'une technique qui n'est pas seulement de la technique. mais :ffet. C'est aussi i'idée d'une puissance réversible. Cette histoire esr
un mode spécifique du sensible, le mode d,une matière arrachée à la :e que les hornmes font, l'avenir qu'i1s construisent ensemble quand
solidité et à l'instrumentalité des choses, rendue propre au séjour de iis ne s'en remettent plus à la providence divine ou à la sagesse des
la communauté humaine. Dans ce << mystère >> se définit uns cer- rnnces pour conduire leur destin. Mais elle est aussi ce qui 1es fait,
taine historicité de t homme que 1e cinéma ne se contente pas --e qui leur imprime un cachet spécifique, retourne le sens de leurs
d'enregistrer. mais qu il suscite par son dispositif technique et -rctes et dévore ceux qui s'en croyaient les altisans.
artistique. Il y a donc ces deux « histoires ». l'inscription du mémorable et
Le cinéma. selon cette hypothèse, appartient à une certaine his- -a puissance de destin commun. Et i1 y a cette troisième histoire qui
toricité et son histoire appartient à I'histoire de celte historicité : à rppafiient au concept des arts représentatifs : I'histoire comme agen-
1'histoire que cette historicité détermine et au destin qu,elle y subit .3r11ent propre des éléments de la fiction, ce qu'Aristote appelait le
..it!îl'Los,l'intrigue ou assembiage de actious ; ce que 1a peinrure ap-
elle-même. Cette vision des choses s'oppose clairement à une
certaine idée de la science historique, celle qui veut séparer la science :'r)ait istoria et qui est 1'histoire proposée pat 1a disposition des
de l'histoire. cette « science des hommes dans le temps » dont :rgures sur le tableau" par }a manière dont leurs attitudes, leurs
parlait Marc Bloch, de la notion d'histoire comme modalité du r,ains, leurs regards se tournent vels le << sujet » du tableau, en
temps de 1a communauté humaine. Ainsi le manifeste d,une école ,lrmmentent la présence ou s'adressent au spectateur. Dans les arts
séparait-il le travail scientifique consistant à faire de I'hi.stoire de la :-assiques de 1a représentation, la question de l'histoire est celie du
proposition idéologique appelant les hommes ou les masses àfalre .rppofi entle l'assemblage d'actes, les modes expressifs et la fonc-
I'lt.istoire. Cette séparation me paraît fragile. Assurément une .,.n de mémorialisation. Une peinture dhistoire se juge au rapport
science n'est pas un mode de conscience. Mais la science qui« fait :r convenance que la disposition des corps sur le tâbleat] entretient
de I'histoire » n'en suppose pas moins une certaine idée de l,histoire -:,ec la nature des personnages mémorables représentés et 1a vâleur
comme quelque chose qui est fait par" ou arrive, à un suj!.t : \.mp1aire de la scène. C'est de ce point de vue que Diderot récuse
que
-
celui-ci soit le prince ou le peuple, l'humanité ou ia N,Iéditerranée, : Caracalla de Greuze : celui-ci a confondu ies genres, il a fait de
et si diverses que soient 1es maniàres dont les propriétés ou les ac_ -:racalla ce qu'ii est moralement, un coquin, en oubliant ce qu'ii est
cidents de ce sujet sont pensés. Ainsi. pour que le cinéma soit objet :ristoriquement >>, un empereur romain. I1 a confondu deux ordres
d'histoire, er pour que le cinéaste << représente » l,histoire. il faut :: srandeur et deux types d'exemplarité.
qu'une certaine historicité 1es lie 1,un à 1,autre. Et une historicité est L âge du cinéma est I'âge de l'histoire en son acception moderne.
elle-même la combinaison de plusieurs « histoires >>. Car . .st dire que la question de f inscription cinématographique de l'his-
« histoire » se dit en plusieurs sens, et 1e rapport entre cinéma et . rrre va s') complexifier. Cette inscription aura à faire coïncider non

histoire est un rapport entre rrois histoires. 11 y a d,abord I'histoire :.us deux mais trois « histoires » : 1e type d'intrigue en quoi
au sens traditionnei du terme. l'histoire comme recueil des faits et - ,:rsiste un film, 1a fonction de mémorialisation qu'i1 remplit et ia
des personnages mémorables, 1'histoire comme pratique de mémoire :."nière dont il atteste une participation à un deslin commun'
qui s'occupajadis de la chronique des princes ou de 1,illustrarion des j::nons pour fiilustler un film de t1,pe « documentaire », c'est-à-
faits dignes d'être considérés, retenus. imités, et qui aujourri,hui ,:re un fiim où, en principe, ia fonction mémorielle est prentière et
f .'historicité du cinéma 49
48 JACQUES RANCIÈRE

doit déterminer l'assemblage des fonctions historiales. Ce film est :ionte l'histoire, c'est-à-dire prend en charge le destin commun ? 11
Lisîen to Britain (1941) de Humphrey Jennings. Réalisé pendant la :,e suffirait aucunement de répondre qu'il propose des images de

Seconde Guerre mondiale, destiné à montrer à l'extérieur, et tout :anquillité pour illustrer 1e message du calme impefiurbabie d'un
parliculièrement au Canada, l'Angleterre résistant aux attaques alle- ::up1e solide et flegmatique. Car ces images sont d'un type bien
mandes, le fiim pourrait sembler stlictement déterminé, dans son :rticuiier : ce ne sont pas simplement des « instantanés » de 1a
« histoire >>, par sa tinalité. Or il n'en est rien. Car il y a plusieurs re. Ce sont ces moments a-signifiants qui appartiennent spécifi-
manières de remplir cette fonction mémorielle, selon 1a façon dont - -rement à l'économie des films de fiction. Une fiction cinéma-
on y noue 1es deux autres « histoires », la puissance affirmée du . 'rraphique, c'est en effet un enchaînement spécifique de deux types
: des séquences finalisées selon 1a logique repré-
destin commun et les ressources propres de 1a fiction cinéma- -: séquences
tographique. La preuve en est donnée pâr un âutre film que 1e même -:ntative aristotélicienne, celle des assemblages d'actions, et des

Jennings a réa1isé, à i'intention des États-Unis, et qui s'intitule -:.ruences non finalisées, des séquences iyriques qui suspendent
London can take l/ (i9,10). Ce dernier montre longuement 1'etïort ..:tion et se soustraient à fimpératif du sens pour donner à voir
militaire de la nation anglaise et les souffrances que la population ..:rplement « la vie >> dans sa « bêtise », dans son existence
subit. à travers des images de bombardements, de viile éventrée. de : rle. sans raison. Ce peut être ces deux personnages assis dans la
population résistant héroïquement à I'insécurité et à la pénurie. Te1 -r.ière du soir. une figure entrevue derrière une vitre, une ronde
pourrait sembler 1e schéma obligé de ce genre de documentaire. Or -:r: ufle cour d'école, etc. Une fiction normale se construit par le
LisTen to Britain n1'obéit absolument pas. On n'y voit pas de '.:.roi de la puissance d'attestation dramatique iiée à 1'assemblage
bombardements. à peine des images de guerre, et les soldats y sont ,,:.al et au rythme des actions et de la puissance lyrique qui im-
presque toujours filmés en période de loisir. On ies voit chanter la . :e. par 1e suspens des raisons et du rythme, la sensation de l'exis-
romance dans un train avec accompagnement de guitare et d'ac-
'::.e. Le « documentaire d'histoire » de Jenniiigs adopte lui une
cordéon. cianser dans un bai public, se presser pour écouter un :rque bien spécifique. ll est pour l'essentiel un assemblage de ces
numéro de chansonniers ou un concefio de Mozarl. Et tout le film ' :rents de suspens de 1a fiction. C'est par I'assemblage de ces
se présente comme enchaînement d'images d'une vie paisitrle. C'est - 1rÈnts a-signifiants qu'il signifie 1a participation du peuple
ainsi que 1a caméra nous installe sans raison âpparente denière deux ,-:-ais aux tâches de i'histoire univelselle. Il joue donc, selon
hommes assis sur un banc qui regardent le soieil couchant sur 1a -.-:rit de la poétique romantique, sur 1a signifiance variable de
grèr'e marine, avant d'opérer un mouvement 1atéra1 vers une longue- :l.-ge. En effet la poétique romantique a opposé à l'enchaînement
vue qui nous explique furtivement la finalité toute militaire de leur , .:rtélicien des actions << selon la nécessité ou la vraisemblance »
apparenie flânerie ; ce sont des gardes-côtes qui surveillenl ia venue -: poétique des signes, une poétique tbndée sur la puissance de si-
qui
toujours possible de l'ennemi- L'intrigue filmique repose ainsi sur --.:ance variable des signes et des assemblages de signes
une sous-détermination systématique de la signifiance des images. ':-ent Ie tissu de l'ceuvre : puissance d'expression par laquelle une
Les gardes-côtes sont filmés de dos en contre-jour, comme des - r::e. uD épisode, une image s'isolent pour exprimer par eux-
masses noires face à la répétition infinie des vagues et à répé-
1a ..ris Ia nature et Ia tonalité de 1'ensembie; puissance de corres-
tition quotidienne du soleil couchant. Ce vis-à-vis dénie dans sa --:lnce par iaquelle des signes de nature diverse entrent en réso-
présence sensible inriifférente. a-signifiante, 1a fonction de sur- : '-:- ot1 en dissonance ; puissance de métamorphose par laquelle
veiilance qui 1ui donne sa signification. I1 efface ainsi l'ennemi. la - - -.rrnbinaison de signes se fige en objet opaque ou se déploie en

cible, la finalité du regard de ces masses noires que la caméra assoit --:: signifiante vivante.
cievant le so1ei1 couchant, tout comme Flaubert, dans Bouvard et : iilm cle Jennings joue sur cette polyvalence romantique de
PécLrchet, nous montrait Bouvald, oubliant Pécuchet et la finalité .;:.. \Iais il peut 1e faire en raison d'une affinité particulière i-ie
géologique de leur expédition. pour laisser son regard se perdre dans - ,inématographique avec la poétique romantique. Cetle alfirrii':
I'indifférence infinie du spectacle marin. i . l',1 fait que l'image cinématographique est double en sc:'
- --:re. Elle est produite en effet par la combinaison de deux
Que fait donc ce film « documentaire >>, cette ceuvre de mé-
moire, pour témoigner de 1a façon dont le peuple britannique af- - :: -
j : ur1 regard mécanique qui enregistre et un regard artisre qui
L historiciré du cinéma 51
]\CQUES RÀ\CIÈRE

l'effet, en bref de tout 1e système psychologique de la vraisem-


-- . -.. ::::eqislrement C'est cette combinaison qui s'inscrit
d'imâges sous-signifiantes par blance, liés au mode représentatif de 1'art. II est débarrassé enfin de
-.-- . =,.,.-,"trer.lent significatifhistorique d'Anglais quelconques la volonté d'art, de la volonté de faire de l'art. C'est cette triple libé-
."--= -i:.lngs n-rontre I'action
ration qui est attribuée au dispositif de doublage sjnon de desti-
.,:'.:. :a:]s leurs activités quelconques' Cette participation de tous à -
tution de i'æil humain pzLr 1'æi1 machinique. Llæil machinique
-. ::at:ie histoire trouve son expression adéquate
dans le médium ar- -
sigilifiance variable des images' est 1'æil véridique, 1'ceil impartial, sans présupposés, qui substitue
:isiiq, e exactement adapté à cette
congruente au grând prin- ce que I'ceil voit à l'analogon de visibilité qu'i1 projetait tradition-
;rt .ii.-meme 1a fbrme d'expression
"ri nellement sur une surface représentative. 11 substitue en même
crpe de la poétique romantique: l'égale valeur de tout sujet au
historique du temps aux qualités, carâctères et expressions du système psycho-
,.gura a" t àtsotuite de la puissance d'art L'intrigue logique représentatif ies vitesses, les mouvements et 1es vibrations
(n'importe qui ou
do"cumentaire appiique le principe romântique
de l'énergie qui est f identité de la matière et de I'esprit. I1 est
n'importe quoi également intéressant, également propre à 1a ré-
"ti l'« artiste entièrement honnête » dont parle Epstein. le « sujet
velaiion ae t'arO à la démonstration que tous participent à la grande
»' 1'æi1 impartial de sans conscience, c'est-à-dire sans hésitations ni scrupuies, sans vé-
tâche historique' Parce que l'æii « mécanique
à la révélation de f intéressant de nalité ni complaisance ni etreur possibles » qui n'écrit que ce qu'il
la caméra, ,'off." voit pour ia simple raison que voir et écrire sont pour lui la même
"*"-piuirement propre à figurer
toute chose inintéressante, il s'avère éminemment chose. Ii a ainsi 1a capacité de faire voler en éc1ats ce quasi-visible
qui esr le destin de toLls' et que tous font à
cette histoire nouvelle que ie système représentatif construisait comme traduction de la
part éga1e. C'est ainsi qu' une certaine idée de 1'agent
historique se
pensée et du sentiment. Cet æi1 exact voit, lui, la manifesiation
lie à la puissance esthétique du cinéma' exacte de l'un et de l'autre. 11 voit « la pensée imprimée par touches
puissance esthétique » veut
EnÀre faut-il entendre ce que <<
ci'ampères eu front ». Et en tace de lui se dispose une humanité
évoquée de
dire. Pour cela, nous pouvons revenir à la lbrmule déjà
un mystère >>' Dans cette exactement vue, exactement ressentie dans sa ràalité physique. Car,
Godard : ni
« un art. ni une technique ;
déclarations de nous dit encore Epstein, « cet æil voit. songez-1,. des ondes pour
formuie nous trouvons, bien sûr,l'écho des grandes
nous imperceptibles et 1'amour d'écran contient ce qu'aucun amour
qoi. dans les années 1920" fondent 1a dignité artistique du
".u, n'avait jusqu'ici contenu, sâ juste part d'ultraviolet ».
cinérna. Le cinéma, disentils tous' est plus qu'un art trl déborde la
résultat D'un À ia place du dispositif intentionnel de l'art représentatif. le
îekhnè artistiqtte dans son principe comme dans son
côté. il est non pas un art * mais autre chose' mais migux » Car' cinéma mettrait en acte le dispositif d'une awre psychè et d'une autre
corps il p/z,y-sis, ce1le-1à même que la science physique modeme avère. L'æil
nous dit Jean Epstein : << Ceci le distingue qu'à travers 1es
I de vo-vance qui excède de la machine y transcrii directement 1es mouvements de la pensée.
enregistre les pànsées. » Cette puissance
destine à dépasser 1a tradi L'énergie électrique de la matière y rencontre l'énergie nerveuse de
1es piuvoirs de toute tekhnè atlistique le
de l'esprit. C'est par ceia que I'art cinématographique est plus qu'un ar1.
tionnelle séparation des productions de 1'art et des manifestations
vers I1 est un mode spécifique du sensible. C'est ce mode que Godard ap-
la vie. « Le cinéma. dit Louis Delluc, est un acheminement pelie du nom mallarméen de mystère, corroborant ainsi la nature
cette suppression de I'art qui dépasse l'art, étant 11'.1: ' « surnaturelie » ou « mystique >> que le scientifique Jean Epstein
fouiquoi le cinéma se voit-il accorder ce priviiège d'être plus
qu'i1
:,. -
et le nietzscheen Eiie Faure avaient attribuée au cinéma. Qu'est-ce
qu'un art, d'être un art qui ouvre sur l'au-delà de 1'art ? Parce
un art débaüassé de son ar- donc que ce mode du mystère ou ce mode rnystique du sensibie ?
appu.aît, dans ces théorisations, comme
de C'est simplement le mode qui abolit l'opposition entre un moude
tifice. 11 est débarrassé d'abord des normes de la représentation'
mais aussi de toutes 1es règles intérieur et un monde extérieur. un monde de l'esprit et un monde
l'obtigation de « faire reconnaître >>
des corps, qui abolit les oppositions du sujet et de l'objet, de 1a
qui dèfinissent son usage. I1 est débarrassé' plus profondément'
des
1a cause et de nature scientifiquement connue et du sentiment éprouvé. Le cinéma-
Âodes de connexion de f intérieur et de l'extérieur' de
tographe, selon cette logique. est l'art « mvstique » parce qu'il
abolit toutes ces oppositions. 11 est la lumière qui écrit le mouve-
1. Jean Epstein, Écrits strr Le clnéna, 1921-1953'
Paris' Seghers 1974' édition
chronologique en deux volumes'
52 JACQUES R{NCIÈRE L'historicité du cinénn 53

ment, 1'énergie spirituelle du sensible qui révèle l'énergie sensible de humanité historique nouvelle. Bien sûr, on peut considérer que cette
1'esprit.
configuration « historique » du cinéma appartient à une idéologie
il n'est évidemment pâs question de prendre cette « mystique >> bien datée, à ces années 1920 où quelques jeunes esthètes softent le
cinéma de sa nature de spectacle populâire et l'élèvent au rang d'un
du cinéma pour la réa1ité empirique des formes d'existence de f in-
sacrement (le rnot est encore de Jean Epstein) appartenant à ia nou-
dustrie et de l'art cinématographiques. 11 ne s'agit ici que de définir 1e
vel1e alliance mystique de l'art et de 1a science, de 1'esprit et des
type d'historicité dans laquelie se formule 1a nature artistique du
cinén-ra. Ce qui est intéressant, de ce point de vue, est ceci : cette
masses, à laquelle la Révolution bolchevique donne sa réalité
équivalence de f intérieur et de l'exténeur. du spirituel et drr matériel' concrète. Ii n'y aurait à voir là aussi que le " passé d'une ii-
du scientifique et du sentimental porte un âutre nom' un ttom moins lusion », ruine parmi les ruines amoncelées par deux siècles prises
compromettant que mystère ou mystique. Elle s'appelle tout sim- dans la folle volonté de réaliser un sens de l'histoire. Ces noces
plement esthétique. C'est cela que signifie Ia puissance m,vstiques de l'art et de la science, de la machine et de la sensibilité,
. esthétique » du cinéma. Les formes d'écriturellumière du cinéma du poème et de 1a communauté seraient à r,erser au lot commun de
ces r"rtopies qui nous ont fait tant de mal. Et i1 conviendrait d'en sé-
sont comprises dans une esthétique généra1e. c'est-à-dire dans une
parer 1a réalité du développement d'un aft e1 de ses formes, comme il
théorie générale de l'unité de 1a pensée et du sensible. dans la pensée
d'un monde sensibie identique au monde de la pensée, d'un monde de faut séparer de toute utopie d'un destin historique et communautaire
la pensée lui-même identique à celui de 1a non-pensée' C'est ce le réel des forces et des intérêts enjeu dans 1e concret de la politique.
mode esthétique de 1'art cinématographique qui le 1ie à l'avènement Ce partage raisonnable
- et toujours rétrospectif* du réel et de
dune humanité historique nouvelle, une humanité délivrée de la l'utopie me semble participer d'une sagesse à bon compte et à coufie
r ieilie fausseté et de la vieille veulerie du sujet psychologique. une vue. Et en particulier je ne crois pas quc 1a manière dont le cinéma
humanité aussi << honnête » que l'artiste qui la voit, allant au est « historique >> dont i1 est historisant;et historisable
-
puisse être séparée de ce no_vau utopique qui se concentre dans son
-
môme rythme que les mouvements véridiques de 1a machine' C'est
cette humanité du temps du cinéma' du temps de l'esthétique, qu'ap- nom même, 1'écriture du mouvement, et l'écriture du mouvement
pelle le contemporain révolutionnaire desjeunes esthètes français du par'la lumière.
cinéma, Dziga Vertov : « L'incapacité des hommes à savoir se tenir On peut assurément relativiser 1es grandes utopies cinéma-
nous fait honte devant les machines, mais que voulez-r'ous qu'on y tographiques des années 1920, rappeler 1a manière modeste dont le
fasse si les manières infaillibles de 1'électricité nous touchent davan- cinéma est né comme un divertissement populaire, dire que 1es
tâge que 1a bousculade désordonnée des hommes actifs et la mollesse théories de Verlov et d'Eisenstein, comme celles de Delluc ou
;orruptrice des hommes passifs ? , 2 La complémentarité d'une d'Epstein, sont liées à un état de la techniqtie cinématographique et
hr,rmanité agissant en désordre et d'une humanité passive et cor- que 1'avènement du parlant et l'industrie holll,rvoodienne ont ramené
ruprrice liait ta vieille psychologie représentative à l'ordre de l'ex- à sajuste mesure la grande théorie de l'aft nouveau et du langage des
pioitatron économique et de 1a dominâtion politique. Ce qui doit lui images, tout cotnme les réalités du communisme soviétique l'ont
succéder. c'est une humanité ayant surmonté cette dualité ps,v-chique fait pour les grandes utopies symbolistico-futuro-mystico-révo1u-
et s.rci.1le, unè humanilé ayant l'infaillibilité des manières de I'élec- tionnaires de ce temps. 11 me semble pourtant plus intéressant de
tri;:ti parce qu'e1le a l'intégrité de l'æi1 machinique- Et le cinéma est montrer qu'i1 y a 1à plus que les engouements circonstancieis d'une
I efl 3\rctement accordé à cette hunianité. époque de confusion des idées et des domaines. Ces théories peuvent
C:.: t.rut cela qui est impliqué dans la nature<< esthétique » du emprunter aux thèmes et au lexique de leur temps. Mais l'idée que
;:rrén'., :: qui prend 1'an cinématographique dans I'historicité d'une I arl cinématographique, comme afi esthérique, est plus que de l'art,
cette idée-là n'est pas circonstancielle. Elle est entièrement pré-
I i z::: \.:tl\. 1r,lcl€s, journaux, proiels, trâduction et notes par Sylriane tbrmée dans f idée même de l'esthétique comme régime historique
\1:::: .: ii:Jr:: R..bel. Paris, 10i 18 UGE. 19?2. L'édition la plus récente est due à spécifique de la pensée des ans et idée de 1a pensée accordée à ce
1::::: \: :::.:.r:. Âr,ia-Ere. Tlrc writings oî DaiSa Verloÿ, edited and rvith an régime. L'historicité prople du cinéma est ceile d'un art dont ie
.:::::;--::: :1. .\nrilte \{ichelson. Berkeiey et Los Angeles. Universit-v of .oncept existait déjà par avance, un siècle avant la première grande
r--: rt: :P3::. -9:-+,roir.enparticulier,p.5-9."\Ye:variantof amanifesto»).
</ JACQL,ES Rfu\CIÈRE L'historicité du cinétna 55

séance publique de Pathé. Résumons en effet les quatre idées que afis sont déiiés des normes de ia représentation. c'est-à-dire de ce
nous avons vu définir l'esthétique du cinéma en même temps que système des équivalences, des hiéralchies et des correspondances qui
son historicité d'art. C'est d'abord f idée de l'art anti-représentatif, de distinguait ies sujets nobles ou vulgaires, 1es formes qui ieur cor-
l'art qui oppose l'enregistrement de la pensée « en touches respondaient et 1es types de situations et d'expressions qui leur
d'ampères » ou la radiographie du sentiment en ultraviolet aux étâient âppropriés. L'esthétique est 1e régime de pensée des âfis dans
codes expressifs de la tradition représentative : c'est ensuite f idée de Iequel « Y\/etot vaut Constantinople » dans 1eque1 aucun sujet ne
l'art comme double produit, comme unité d'un processus inren- commande aucune forme ni aucun style déterminés. puisque tous 1es
tionnel et d'un processus automatique sans conscience ; c'est encore sujets sont équivalents en dignité ou plutôt reçoivent leur dignité de
f idée d'un art qui manifeste un mode spécifique, un mode sumaturel la puissance d'art qui s'en empare, le style comme « manière abso-
du sensible, abolissant les oppositions traditionnelles du sensible et 1ue de voir les choses ». On a souvent jugé inconséquent que ce
de fintelligible, de la science et de 1a sensation ou du sentiment : statut absolutisé du « point de vue ,, et de l'acte artistiques aienr été
c'est enfin ce1le d'un afi au-delà de 1'art, un art qui définit un mode subsumés sous le terme d'esthétique, qui renverrait à 1a passivité du
nouveau de 1'être-en-commun et construit des formes de la vie sentiment ou de 1a sensation. Mais i1 n'y a 1à nul1e inconséquence.
commune. Or ces quatre idées qui définissent l'esthétique et I'histo- Le mode esthétique des arts donne à cette absolutisation son
ricité du cinéma étaient toutes déjà élerborées et nouées ensembie principe théorique propre. Le fondement théorique de l'absolu-
depuis un siècle. comme on peut le voir à travers les grands textes tisation du style, c'est f idée d'un mode du sensible soustrait aur
fondateurs du romantisme, des Fragments de Novalis art Système de connexions ordinaires de la sensation comme âux logiques psycho-
l'idéalisme transcendantal de Schelling et at PltLs ancien Ji"agment logiques du sentiment, 1e mode d'un sensible pur. Et ce sensible pur
st'stématique de I'idéalisme allemand, qui semble avoir été rédigé en est lui-même pensé comme lieu d'effectuation d'un mode spécifique
commun par Hegel, Schelling et Hô1der1in. Ces quatre thèses fon- de la pensée, comme unité de la pensée et dç 1a non-pensée, du
damentales constituent l'historicité fondamentale dans laquelle le conscient et de l'inconscient. L'esthétique naît a'rnsi de la connexion
cinéma se trouve accueilli, 1'historicité de l'esthétique. entre un régime de pensée des arts et une idée de 1a pensée. Elle naît
Il nous faut seulement préciser ce qu'il faut entendre par la comme la pensée d'un mode sensible de ia pensée qui est en même
notion d'esthétique dans sa généralité de figure théorique et histo- temps un mode spirituel du sensible. Et cette idée de la pensée est
rique de I'art et de la pensée. L'esthétique n'est pas le nom neutre qui d'emblée connectée à une idée de la communauté. L'esthétique est le
désignerait la science ou la philosophie de l'art ou du beau en mode de pensée de 1'art poul iequel I'art est touiours plus que de
général. Ce n'est pas non plus simplement le nom modeme de cette 1'art, pour lequel il est un mode d'effectuation propre de 1a pensée
théorie qui se serait imposée dans 1es années 1800. L'esthétique est qui produit des formes de vie, des formes de réa1ité concrète et sentie
le concept spécifique d'un régime de pensée des arts qui s'est imposé des idées. Elle est 1a pensée du devenir sensible qui rend les idées
au détriment d'un autre concepl, du concept d'un autre régime corlmunes, qui donne à une communauté la possession des formes
poétique des arts, 1a poétique. La poétique en effet n'était pas ia sensibles de son idée. Rendre ies idées sensibles pour les rendre
théorie de la poésie. Elle était 1a théorie générale de 1'art, corres- « populaires )>, pour aboiir ia séparation entre ceux qui pensent
ponciant au statut représentatif de 1'art. Ce statut représentatif ne sans sentir et ceux qui sentent sans penser. c'est 1e plus vieux pro-
s'épuise nuilement lui-môme dans I'idée de la nature mimétique des gramme de I'esthétique, le programme dans lequel elie s'affirme. au
arts. La représentation, ce n'est pas la seule norme de la res- temps où Schiller fait de l'état esthétique et de l'éducation esthétique
semblance dune copie au regard d'un modèle, rée1 ou idéal. C'est 1a médiation entre le monde de la nécessité et 1e monde de 1a iiberté.
f idée ci une appropriation spécifique des genres de la représentation au temps oir Hôiderlin rêve de 1'Ég1ise esthétique et écrit avec Hegel
et des nodes erpressifs qu'ils commandent aux sujets représentés. et Schelling ce brouillon qui projette une « esthétisation » des
C'est ce quadrillaee des ressemblances et des convenances à travers idées de la raison, assimiiée à une << mythologie rationnelle ».
lequel le goût peut ressentir et avérer 1a marque de nature qui donne sans doute ce progrâmme peuril connaîtle les formes ies plus
sa validité à la rekJtnè poiètikè. Face à ce1a, I'esthétique est non pas diverses, de i'éducaîion esthétique de Schiller au mythe wagnérien
seulement la . théorie ,. mais le régime de pensée dans lequel les ou aux << offices >> mallarméens. I1 n'en est pas moins dominé par

i:i.t:tl'tl, .
L lti.ttoricité du cinéma 51
JACQUES RANCIÈRE

- r ,::: .-ommune : l'afi est ce qui donne à 1a com- peuples dejadis. Par le cinéma Éii" Farre voit la roue de i'esprit des
r :: I'mes de communauté sensible qui unissent formes recommencer son cycle, passer de ia dissolution spirituelle
3.
r: .:".. r i.,'ants. opposés à I'abstraction de la loi. de la musique à la nouvelle symphonie des bâtisseurs
- -i' :,101e glorieuse du monde commun, cette L'historicité^cinéma, c'est proprement ie devenir effectif d'une idée
, '.::.e » que Mallarmé voit appelée à rempla- de siècle. Le cinéma est f idée <le i'art qui a été portée par tout Lrrr
:- - : .st-à-dire la transcendance religieuse et la siècle, il est l'art du XX" sièc1e pensé par le XiX' siècle : prédé-
- : -: : 1- âit est ainsi tendanciellement la vie. terminé par les catégories de la pensée esthétique, mais aussi pai
- - - :.: :e sensible de la vie, q,thme de la com- l'idée du « siècie », par l'idée de 1a religion sécularisée que ces caté-
-: : -'::Illunautaire. Le mode esthétique de la gories ont élaborée comme idée du iien communautaite.
: : -j: dune cominunauté pensant ce qu'elle Le << documentaire historique » Ce jennings nous montre ainsi.
.. ...-::nSe. de proche en proche. comment la capacité de << monirer » l'histcire
- .':i-::: r-irhétique cle la pensée. de l'art et de 1a renvoie à une historicité plus fondamentale du cinéma. Et sans
- :..ir,.] e n quelque sofie le cinéma, qui élabore le doute 1e fiim documentaire est-il un support privilégié d'une telie
- - . r -- ::-::.:rent esthétique : un art dé1ié du système re- dérnonstration. Si 1e cinéma est I'an romantiqrie par excellence, 1'an
, : :ùre social hiérarchique, un art identique à une de la combinaison de signes de nature, d'intensiié et de signifiance
-: :-.r,:rni I intenrionnalité consciente de lorxe tekhnè variables, le film documentaire est ie cinér:ra par exceilence. Sa vo-
: : .. : :: rtentionnelle d'une pensée inconsciente. Cette cation le pofie en effet à excéder doubiement les normes de la repré-
,: i .-::: et du sensibie, du conscient et de f inconscient. sentation fictionnelle, du côté de ia fidéljté machinique au réel cie la
.:: : I -\ili comrne Ie propre de i'art, dans le Système de vision et. à finverse, du côté du libre agencement des signes par i,l
. ' ..: -.r:ti,:intu1 de Schelling. apparaît comme exactement cervcau d'afiiste. Délesté, par sa iocation mêÆe au « réel »" des
i--:-.,. -- -' j- -3tte « racine carrée d'image » qui résulte selon convenances et des vraisemblances de ia représôntation, i1 peut unir
1e pouvoir d'impression. le pouvoir de parole qui naît de ia rencontre
:-... - :: .,::ri:.n entre i'æi1 conscient du cinégraphiste et i'æil in-
- -:- : . --..r rilréinâtographe. Le cinéma est l'art qui réalise f iden- du mutisme de ia machine et du silence des choses, avec ie pouvoir
. : t:' :rroe sensible de la pensée et dun mode pensant de La du montage qui construit une histoire et un sens par le droit qu'il
:r: : : :.isible. 11 apparaît, du même coup, comme l'art propre à la s'arroge de combiner librement les significations, de restreindre oll
. : 1,- rrr;tj esthétique. Dans les années I 800 les romantiques a1- d'élargir leur puissance de sens et d'expression. Il est encore
-,':.:,:.i- :iYaieni cpposé 1'État libre des iddes e5thetisées à 1'État aujourd'hui le plus à l'aise avec les transformations de la machine de
.r-.;i::n-r.rrÊ de }a loi. Dans les années 1830 1es saint-simoniens r,ision en machine d'écriture. Les surcharges de paroies et d'images
i.'.r.r.: iépiacé l',.rpposition de la machine et du vivant. À la sur I'écranitableau des Histoire(s) du cinérn.a. de Godard ou les dé-
, ::-i-'..iiqu: rje i'État et cie 1a loi, i1s avaient opposé le couple de compositions et recompositions virtueiles de 1a bataille d'Okinawa
" dans Ie Level Fire de Chris Nlarker (1997) opposent leur prtissance
1:r ::r!,.: ei cie ia conmunication vivante que fbrmaient le chemin de

fer. ... r:r:.'hine qui mettait les hornmes r,éritablement. matériel- esthétique et intellectuelle d'histoire à cette « perte du visibie » clue
Iemelt. :n Iiaison les uns avec les autres, el le chæur des construc- signifient pour tant de commentateurs ia vidéo et l'image
teurs !-r'.r\r.is animés par une pensée esthétisée, devenue h5,mne numérique. C'est que 1e « documentaire >r chez eux accomplii dans
cornrn,:raulaire. Et tout le XiXe siècle avait rêr.é sur la liberté nou- sa radicalité cette identité de la pensée, de i'écriture et du visibie qui

velle qtLe s1. mbolisait i énergie électrique, i'énergie d'une matière est au næud même de ia pensée esthétique et de sa capacité
immaié; jai::ce. dei'enue esprit et iien spirituel, L'invention cinéma- « historique >>.

tographique s inscrit dans cette tiiiation. l-a machine cinématogra- 11 est olair, en revanche, que ia fiction cinématographique re
phique hérite cie 1a double vocaiion de la machine exacte el de s'est guère conformée à la vocation esthétique que 1ui avaieni
I'ir1,mne communautaire nouveaLl, }a grande symphonie des imases assignée comme vocation historique les théoriciens des anrées
que les uns râttachent à 1a symphonie beelhovénienne et rvagné-
rienne. ies autres aux fi'esques ou aux grands poèmes de pierre des -1. Élie Faure. Ftnuion dLr ciiierrc. Paris. Éditiols d'histoire et d'art. 1953.
58 JACQUES RA}ICIÈRE L'historicité du cin.éma 59

1920. Mais il ne suffirait aucunement de dire que I'avènement du pensée du poème dramatique : non pas une figuration de ce que
parlant et l'industrie hollyr.voodienne de la fiction ont ruiné le grand disent ses mots, mais une musique visible de la puissance de parole
rêve historique du cinéma ou bien l'ont renvové à son état d'utopie qu'ils manifestent sans 1a dile. Aussi la « cinégraphie » théorisée
inconsistante. La tradition hollywoodienne n'a pas seulement resti- par Deiluc, Epstein o, Élie Faure, réalisée par Chaplin ou Vertov
tué 1e privilège « poétique » de la parole qui construit un visibie appartient-elle à la même tradition esthétique que la
« à son image ». Elle a aussi réinfoduit tout 1e système des genres .< scénographie » de Craig, d'Appia ou de Meverhold. Sur l'écran
: le lien d'un genre à un type de sujet, les ccdes des vraisemblances cinématographique se joue une même bataille de la logique
et des convenances, les personnages et les situations-types. 1es esthétique et de la logique représentative que sur 1a scène des nova-
formes et modes d'expression liés aux genres. Et, à I'encontre du teurs de 1a mise en scène. Et sans doute pourrait-on comparer le
grand rêve de ses prophètes. le cinéma est de\.enu, en notre siècle. 1e destin des deux arts et dire que, tendanciellement, la cinégraphie a
porte-flambeau du système repr'ésentatif ailleurs déchu ou mis à plutôt perdu au iong du siècle cette autonomie esthétique que
mai. Mais 1e rapport n'est pas entre l'art et I'industrie non plus semblait privilégier son dispositif technique même, alors que la
qu'entre I'utopie et la réalité. Il est d'aborci entre la iogique poétique scénographie a plutôt gagné son pari contre le vieux théâtre. Mais
et la logique esthétique. Et ce n'est pas un rappofl d'exciusion mais ces appréciations de tendances « historiques » ont peu d'intérêt. Il
d'entrelacement- La logique esthétique prétend transformer en pur \.aut piutôt la peine d' analyser 1a mise en scène de cinéma comme
langage des sensations 1e jeu des équivalences représentatives entre 1e conflit interminable des poétiques et comme 1a remise en cause. à
le langage et 1es formes du visible. Mais aucun art de la fiction ne travers ce conflit. des folmes mêmes du visible.
mène cette transformation à son terme. Le cinéma muet, on a 1'a La panie se joue alors non pas à deur mais à trois. 11 y a la
souvent fait observer. n'a jamais été une pure langue des images. logique esrlÉtique de la cinégraphie avec son exigence des gestes
Delluc déjà dénonçait i'inconséquence des intertitres de La Roue exacts de la pensée « imprimés en touches d'ampères au front ». Il
(Abel Gance, 192l-1923) qui retraduisaient dans le langage de la v a la logique représentatfie avec ses codificatiois des sujets et des
vieille psychologie romanesque la grande symphonie de i'homme et genres, des situations et des personnages, des affects et des expres-
de ia machine. Mais, sans même parler du rô1e de la parole, les sions. Et iJ y a 1es logiques arüstiques singulières qui s'installent
expressions de physionomie du héros de Cæur fidèle (Jean Epstein, dans le rapport des deux et dans le conflit des visibilités que ce
1923) sont assurément plus proches de 1a psychologie des feuil- rapport institue. Mais aussi 1e « représentatif» et 1'« esthétique »
letons que de la «juste dose d'ultraviolet » enregistrée par 1'arc ne sont pas que des catégories de l'an. Ce sont des catégories qui
électrique. Chez les pionniers les plus intransigeants, l'art cinéma- connectent un régime des objets et des procédures ârtistiques avec
tographique ne s'est jamais assimilé au pur langage des images. les formes de partage du sensible qui spécifient une communauté.
tr'Iais inversement. il ne i'a non plus jamais renié. même dans ses Le « représentatif » renvoie à une distribution des rô1es, des situa-
formes représenmtives les plus banalisées. Et il serait intéi-essant de tions et des comportement sociaur. L'« esthétique >> renvoie aux
faire 1'" histoire du cinéma » comme histoire des rapports de modes de la perception du sensible commun. Et la procédure artis-
conflit et d'entrelacement entre les deux logiques On pourrait, de ce tique qui entrelace 1es deux régimes met aussi en fiction les formes
point iie vue. reprenclre l'histoire de ia « mise en scène >> cinémato- même du visible et du sensible qui définissent le partage d'un
graphique. Ce terme apparaît volontiers, 1ui aussi, comme para- monde. On pourrait en prendre pour exemples les fictions
dorai. \e renvoie-t-i1 pas au dispositif du théâtre, et donc à rout ce langiennes du visible et du caché qui jouent entre trois choses : Ie
que 1a voionté esthérique du cinéma a voulu congédier ? Mais, pour iopos représentatjf de tra descente du côté caché cies choses : le
le terme de mise en scène comme pour ceiui d'esthétique, l,objection pouvoir de découpa-ue riu visible propre à la caméra: et ies trans-
est superticielie. Car la . mise en scène >> n'est aucunement un art iormations des formes du visible et du diciLrle, du public et du privé
auriiiaire du théârre. dépendant de la tradition représentative. Elle est qui régissent Ie mode de vie d'une société. Exen-rplaire est. de ce
un afi à part entière. un afl propre à 1'âge esthétique. qui s'est juste- point de vue. la fiction cinéuratographique de LtL Cinquième
ment propLrsé de substjtuer à l'ancien auriliariat visuel de 1a Yictime (Fritz Lang, 1956). Le scénario y place 1a caméra dans un
gestique et du décor une mise en espâce de la puissance sensible de décor spécitlque : la tàce obscure de la grande machine d'écriture et
- . l -,:ri .-e décor, f intrigue
Christian DELAGE
' - -::: :: ce deux régimes du
. i j:: ::3 représentative dans
- _. ',
._. .-rolent diriger par leur
:. :i t 1i ]e cabotinage virtuose
, .. . .. a. de l'autre, la figure
' . : : _..:;iâitrê qu'a pdse la grande
: _: - tt-.:ic.S. L'« artiste hOnnête » CINÉMA, ENFANCE DE L'HISTOIRE,"

: :- .'rminel/victime en maître qui


. . ..:::. en feignant de savoir ce qu'il
-: t: f as : et sa victime se prend, de
:i.r.;:r3. On pourrait dire, pour para-
r '- :--: -: ,--,nsui1hem, que l'invention esthé-
: r : : .our son compte 1e chemin qui, de Si un film distant dans le temps peut interpellel'i'historien au-
- . . :.;-'lure de ia police. À ceci près, bien jourd'hui, c'est grâce * cofimencement
" : - -..--:Jre la caméra de la télévision Kyne - à sa force d'attraction
sur nous, et commandem.ent
- parce qu'i1 nous enjoint de
-
mettre son étrangeté à I'épreuve de l'analyse. Son statut d'archive
:- : -: :, : .=^bies: sondevenir-théâtrecommeson (
Arkhé nortme à ia fois le conrmencement et letommandement) se
i: : '.: : - .::-r:lcieiamiseenscènecinématographique manifeste autant dans les formes singulières de son écriture que
-. :. '- - ," : -l rnorne destin qui rendrait 1a cinégraphie dans sa capacité à iruprimer physiquement les héritages qui balisent

:- : -: - .:.èreraii à se perdre dans i'image télévisuelle notre parcours. Dans I'intériorité de cette empreinte, comme dans
J:.. -.'r',,-., .::..anchecieia«bousculadedésordonnéedes I'extériorité de ses supports matériels. 1e cinéma invite à une
:..-' :. -- démarche réflexive: contribuer à I'élucrdation d'une vérité histo-
=, i: ia « mollesse corruptrice des hommes
-.
:: i - -- :r.: ; .. sans vénalité ni cornplaisance. entièrement rique qui possède une évidence sensible.
r.-rr: : ,: .. ..::.rn machinique. I-e mode esthétique de l'art et de Le choix d'un grand « classique » va-t-il nous contraindre à
nous inspirer de la vieille histoire de l'art, ou à privilégier l'excep-
., :.= -., -. ::.'-r3r-ilel1i jamais, dans ses ceuvres, la pureté de ses
':'.:- '::. - -.: :.isit pâs là de la différence du rée1 et de l'utopie. tion de la beauté. du subiime. sur 1e flur du tout-venant des produc-
L: :: :: -'. :,::ique de l'art est constitutivement voué à mettre en tions culturelles? La Nuit du chasseur,1'unique film réalisé par
Charles Laughton l, mal accueilli à sa sortie, aussi bien par la cri-
scÉ;:: ,: . :.1:idiction. Et 1e cinéma, aft esthétique par excellence,
lieri -. .., -.. :Lrissance d'histodalité et d'hisroricisation.
* Je suis iedevable de oombreux concours dans I'écriture de ce texte: Royal
Brorvn, Carole Desbarats, Jean-Paul Fargier, Marie-Pascale Laurent, Emmanuel
Letavernier et Marie-Camille Rose, ainsi qüe la Librâry of Congress (Washington).
ia -\{argaret Henick Libræy (Los Angeles), et Ia New York Public Libmry, pour leur
aide dans la recherche documentaire; Jean-François Cornu, pour la traduction des
textes de James Agee ; Antoine de Baecque, Christian-Marc Bosséno. Amy Dahan
Dalmédico, Anne Grynber.s, Hélène L'Heuillet, Stuart Liebman. Fabrice
\lontebello, Patrice Presles, Fabrice Revault d'AIIonnes, Frédéric Rose et Nicolês
Roussellier. pour leur lecture aftentive. Je tiens à remercier tout particulièrement
Charles Silver, qui anime avec une bienveillance discrète la Film Libray du
)luseum ofModem Art de New York, et Vincent Guigueno, pour sa précieuse com-
plicité.

:
.**...="=-,=..-i{,--.
'}r*ffiælla-:l+"": '

: i, -1 .,rr-1.
--ffi4*s*;.,-
Cinéma, enfance de I'histoire 63
--.ilST]ÀN DELAGE
sumé la nécessaire médiation de son travail dans les relations avec
-re qlle par les spectateurs, a été hissé depuis au rang de chef- l'équipe qu'il a réunie autou de lui.
- ri\re. etbénéficie d'une aura tel1e que 1a plupart de ses admira-2' Nous envisagerons d'abord la dimension inaugurale du rapport
: -: ne souhaitent ou ne peuvent pas le mettre à distance du film à I'histoire, son étroite relation avec 1a réa1ité autant imagi-
: - :-..i cctte mésestime initiaie s'est-e11e transformée en passion naire que sociale de i'Amérique de la Grande Dépression : puis
- - =- cinéphiles comme dans le grand public, sans raison nous nous interrogeroils sur les modalités d'écriture de l'histoire du
film, et sur ce qui détermine, dans le passage de l'enfance à l'âge
- ,-.rei de sa projection vient-i1 de ce qui, lors de 1a première
d'homme, l'impression d'une archive interne ; on identifiera les
- - :n 1955, avait résisté à i'adhésion générale ? Ainsi s'a- grandes constructions narratives autant qu'esthétiques convoquées
. - ,. :ir'éler - tout en 1es interprétant - les signes de 1'hété- par Agee et Laughton, du mythe à la pratique religieuse, autour de
- -: - . , ,= La Nuit dn chassetrr: des pratiques de langage issues la figure de MoTse. On s'attachera enfin à repérer 1es outils cinéma-
-,. - - =' Je 1'histoire et de la fiction s'-v mélangent sans hiérar- tographiques utilisés par le cinéaste pour rendre perceptibie le rap-
-- : - : ::.tre chacune d'entre elles ni possibilité de les distin-
port au temps. Ce fondement temporel est ce qui dételmine La Nuit
- : traltfe.
du c'hasseur comme objet d'histoire mais aussi, et surtout, comme
,: :.'. ôiler les sources d'inspiration du scénario' un évé- terrain d'expérimentation de la figuration d'une pensée historique.
- : :: rnis en évidence: 1e film est né d'une rencontre
,' i, - .'.lqhton et 1'écrivain James Agee. le premier ayant
.:- ;:J I'adaptation d'un roman qui ies avait tous deux
- :.:: que revêt cette coilaboration pour l'historien ré- emenl, c otwnandeme
C omm e nc nT
- -, ' -:' réponses que Laughton ou Agee apportent aux
. j: îrl<occupent
- .- améri-
- la naissance de 1a nation iden-
j- -::r'.3nts mythologiques ou religieux de son
Au début du film, nous découvrons deux enfants, John et Pear1.
-,: rr. : le partage et la mise en récit de leurs en trair.r de jouel devant la maison familiale, une fèrme bordant
-: .= :.::: prtlcède de cette tension, et en témoigne' La I'Ohio. Tout à coup, le bruit d'une voiture se fait entendre: John,
i- - -. LLi \uit du chasseur vient sans doute du devinant que c'est son père, se précipite au-devant de lui. tandis que
- - - : ,. .i nécessité auxquels s'est confronté 1e sa sceur reste assise. La voiture s'immobilise brutalement. Ben
re".:.: ',: I :-::- :.:i .on inspiration, volontairement ou non, Harper, blessé, explique à son fils qu'il faut cacher dix mi1le do1-
i,ar. - :r::- I : -. .::.gnlents et d'expressions tirés de I'histoire' lars, tandis que les policiers qui le poursuivaient s'approchent de lui
de l:.:.'..:,.-. . ,: .:-einture, de la musique, des textes sacrés, en l'encerclant. Harper se baisse sur 1es genoux pour s'adresser à
rnais ;-..- :- :.-:, :. -: .:issanl apparentes les traces d'un imagi- son fils, qui semble du coup plus grand que lui ; il lui del'rande de
naire c--t: i ..::--:- .. :,1 a-.iihes. aux grandes constructions nana- jurer de ne jamais révéler oir est caché l'argent, pas même à sa
ti\es. a.;\ ij;-:. '--: :.::-:-::,. La qualité esthétique et historique du mère, et de veiller toujours sur.. sa sæur. Peari. Il est maîtrisé par les
film s est n-.-::; :.:. .. ::-lssite du tissage de cette mosaÏque, for- policiers. Ies deux bras levés puis rabaissés, avaut d'être brutale-
mant un ter:e :i:.::::. 3r.;11rr-iant les pensées de 1'auteur' Mais, ment plaqué au sol. John se serre les mains sur le ventre et grimace
également et :r:sép":.r :::3nt. dans la façon dont ie réalisateur a as- de douleur en demandant aux policiers d'arêter. Les policiers em-
mènent Harper vers la voiture. John reste immobile. Sa mère et sa
1. Clrarles Laughton. I; € \ :1.- .'.::::e HioT'ler, Paul Gregory Productions, f.lSÂ,
1955. Les citations du film ;..ni emp:ur,iée: à l'édition de référence du découpage sæur arrivent. Les voitures démarrent. Willa prend Pearl dans ses
parue en français dans /'.4ratii-s;j;:e. n' 102, lévrier 1978. Cette traduction étant bras. John, toujours immobile, se tourne vers sa mère, puis fait
iouvent approximative, nous serons menés à Ia modifier, à Pàrtir du texte américâin demi-tour, et part en courant vers les arbres, tandis que Willa dé-
écrit par èharles Laughton et James -{gee tOtt Film. vo1 2: Five scripts b-ÿ James
,4g2", Londres, Peter Owen, i959) tourne le regard vers 1ui, puis vers les voitures.
2. Est-ce parce qu'iI est « le pius beau film américaln du monde ", selon l'ex
pression séduilante de Serge Daney ? (L'exercice a été ptoJitabLe' MonsielÛ'Patis,
POL. i993, p. 33).
Cinéma, enfance de l'histoire 65
F CHRISTIAN DELAGE

sépare des pionniers. Qu'est-ce qui s'ar'ère le plus difficile ?


Que peut-on observer. dans cette scène ? Un commencement .le
Comprendre les individus, les groupes sociaux dont on se sent
-1eu cles enfants
se déroule dans un décor presque idyllique. que
proche parce qu'ils vivent dans le même siècle, ou temonter dans le
nous découvrons grâce à un mouvement descendant de traveliing
temps en reconsüuisant le parcours des « Pères pèlerins >> de 1a na-
s inscrivant dans la continuité de vues aériennes sur la vallée de
tion américaine ? Cette Amérique rurale de La Nuit du chasseu.r' si
l Ohio et s'affôtânt sur la maison tamiliale des Harper 3. La prairie
souvent décrite comme étant hors de 1'histoire 6, trouve son origine
esr une sorte de jardin d'Éden naturellement clos par des arbres,
dans les textes fondâteurs, poèmes, récits ou discours, où Freneau,
que I'ajout d'une barrière blanche a redessinée en un territoire
Jefferson et Crè\'ecæur rnanifestèrent en leur temps « la méfiance
compârable à la clairière qu'ér'oque Duby à propos de 1'abbaye
envers les villes, f industrie et le commerce, 1a haine de la culture
cistercienne. Ici les fleurs, très régulièrement disposées sur le sol,
destructrice, le rêve d'une société en harmonie avec la nature, éloi-
aux abords de 1a rivière, figurent l'harmonie d'un paradis originel,
gnée de 1a souillure des sociétés qui ont choisi f industrialisation et
1a perfection d'un idéal qui se matérialise dans l'union intime des 1
d'une histoire où les hommes s'entre-tuent. »
enfants et de la nature primitive. Une nature d'avant l'histoire, celle
IJn commandentent'. loin de revitaliser naïvement la pastorale,
de 1'humanité, celle des sociétés, celle du fi1m. Une nâture que les
le réaiisateur fait se dérouler l'histoire du fiim pendant la Grande
premiers immigrants arrivés en 1620 à bord dt Mayflower onl cnt
Dépression des années trente. C'est bien la conjoncture de cette
découvrir vierge et dont ia trace serait toujours visible dans l'Amé-
crise qui a poussé Ben Harper à commettre un vo1 et un double
rique des années trente a. Est-ce cette Amérique rêr'ée que
crime ; parlant ar,ec Harry Pou'e11 en prison, il s'exprime en effet de
Laughton a lui-même (re)découverte à I'occasion de sa traversée de
il fut invité à r'enir jouer manière très explicite à ce propos 8
l'Atlantique, en 1931, quand
:
à

Broadri'a.v ? -5En tournant Yingt ans plus tard à Hollylvooci, i1 ne Tu as ttté deux homme.s. Ben Harper.
- Powell
'.

pouvait qu'être davantage conscient de la distance temporelie qui le Ben: C'est vrai, Prêcheur ; i'ai caruQriolé une banqtte
-
parce qlre j'en avais assea. Des enfants mourafi de et ftlim
traînanl ptlrtout... Des enfanfs perdus sLtr les grand'routes par
l. Davis Gmbb, 1'auteur du roman d'où est tiré le film, évoque ainsi le choix de
ce décor r " )'Ia tante Mary m'a fait parvenir de vieux daguerréotypes, tout dessé-
ces années de dépression, des enfants dorntant dans les
chés. du Cresap's Landing de jadis. Sur l'un d'entre eux, j'âi troùvé exactement l'ar- bagnoles abandonnées le long des chenlins... Je n'étais protnis
rangement arbreimaison que j'imagine pour le foyer Harper. Une jolie ferme. ty- de ne jannis volr mes petits dans le besoin...
pique des bords du fleuve. du style raffiné de I'Amérique rurale primitive - d'avant
le genre pairr C épices et falbaLa.i imposé par ce siècle ». " Letter ftonl Davis Grubb Les conditions de vie des eltfants, souvent dépendantes de celles
to Charles Laughton, April 19, 1954 ". Laughton's Papers, n'74, Library of de leurs parents e, avaient fait I'objet dès 1933 d'une enquête me-
Congress. \\'ashington. Dans cette lettre, Grubb fait allusion aur dessins que
Lau-shton lui alait demandé de réaliser avant 1'écriture du scénario pour I aider à née par James Mickel Wil1iams. Ce dernier avait noté que « des
détermjner les lieux et les décors du toumage (Coliection de 1 19 croquis déposés à
la N1ârgaret Herrick Library, Los Angeles). Davis Grubb était né à Moundsville
6. Bertrand Tavernier et Jean Pierre Coursodon en parient comne <' d'ulle
(\\'est Virginia). une petite Yille sur I'Ohio où le steamboat de son grand-père faisait
Amérique provinciale et rurale hors du temps ". 50 atts de tinéma atnéricain, Parrs'
régulièrement escale dans les années 1880. Voir la courte biographie écrite par son
\athan, 199i, p. 594.
frère Louis en 19E9 en préface à Davis Grubb, You never beLieve tne u1d other sto-
7. Élise Marienstras, Les mytlrcs fondateurs de lo nation améri' aine oP. cit.'
rles, Nerv York. A. Thomâs Dunre Book, SlMartin Press, 1989.
p. 85.
4. Évoquant l'æuvre de Philip Freneau, Ie premier grand poète américain. Elise
8. Charles Laughton. dans l'interyrétation qu'il a lui-même donnée de son film
Marienstras obsene qu au lieu d'expliquer I'idée natiotrale comme une entrée dans
pour une édition phonographique, commence ainsi son récit: « Let me tell you a tale
1'histoire, « on peut v saisir Ie sentiment de création a-historique qui s'accorde très
of trvo children. of ali children. Once upon an evil time of hunger and depression in
bien avec I'image pastorale [...]. L'Adântide même, à laquelle il fait allusion, ne le
our Lmd, they lived rvith their mother Willa and their father Ben Harper in a house
satisfait pas; il fabrique un passé hors du mythe mêtle, sans référence à aucune
b) the river », Charles Laugfuon in a reading o/The Night of The Hunter àr' Da|ls
culture. mais inscrit dans un paysage à la fois sauvage et bienveillant otr les hommes
èrubb, Mtrsic by Walter Schumann. an RCA Victor High Fidelity Recording' 1995'
vivaieirt dans la paix et la prospérité grâce à la communion aYec la nature ',, Les
9. En 19-l 1, en Virginie occidentale, la Croix Rouge américaine avait refusé de
Mÿthes Ji:'ndateurs cie la natiort américttine. Essai sur le discours idéologique aux
venir en aide à des mineurs en grève, ainsi qu'à leur famille' sous prétexte que leur
Éta*-ttnis à l'époque de l lndépendance (1763-1800), Bruxelles, Complexe. 1992,
souffrance ne dépendait Pas d'un acte de Dieu. Ils firent ainsi supporter aux enfants
p. 83 (1e éd., Paris, Maspero, 1976).
1es conséquences de iuttes qui furent très iongues. Voir William Slott' Docunentarl'
5. Charles Laughton choisit le nom de Mayflower pour la société de production
Express ion and l-hi rtie s America, Nerv York, Oxford Universi ty Press, 1973, p. 27 '
qu'il fonda avec Erich Pommer en 1937. la Mayflower Pictures Coryoration.
Cinéma, enfance de l'histoire 6'7
ah CHRISTIAN DELAGE

plui tard États actuels de 1'Ohio, de l'Indiana, du Michigan'


1es
nilliers de garçons (une estimation donne le chiffre de 200 000) et
àe i'I11inois, du Wisconsin et une partie du Minnesota' leur était
rn nombre limité de fiiles se déplacent à travers les États-Unis ;
plus étranger que 1a Sibérie ne l'est aujourd'hui pour nous Les
cefiains n'ont aucun foyer, mais 1a plupart ont quitté des foyers
rendus insupportables par 1e chômage [. .]. Les adolescents sont, na-
ho-*", et les femmes qui transportèrent 1a nation vers l'océan
occidental firent |'histo\re plutôt qu'i1s ne 1'écrivirent'I\s
turellement, à moitié affamés, souvent malades à force de manger
étaient plus à leur aise armés d'un fusil ou d'une hache de bû-
une mauvaise nourriture; ils sont épuisés. chassés et démorali- journées
cheron, que d'une plume et d'un parchemin ; et leurs
sés,, lu. Quelques années plus tard, en parallè1e au New Deal ,
étaient tràp débordantes d'action pour pouvoir être consignées
mais également à I'initiative de l'État fédéral, une politique de ré-
sur le papier. , 12
activation de la mémoire nationale avait été engagée. Le réveil de ia
conscience et de 1a connaissance du temps passé fut particulière- Faire pltttôt qtléuire l'histoire ? Au début du XIXe siècie'
ment encouragé dans 1'Ohio, grâce aux cartes et aux brochures his- quand Meiiwether Lewis et William Clark effectuèrent la première
toriques réalisées dans le cadre du Federal Writers' Project de 1a tiaversée du continent nord-américain, dont 1'enjeu était autant
Works Progress Administration rr. Le 8 juillet 1938, 1e président scientifique que commerciai, leur expédition fut souhaitée et rendue
Roosevelt lui-même se rendit à Marietta dans 1es environs des
- possibleirâce à un financement négocié par le président des États-
principaux lieux de tournage qui allaient servir de décot à La Nuit Unis dans un message secret adressé au Congrès' En contrepartie'
dr.r chassewr et prononça un discours à l'occasion de I'inaugura- Thomas Jefferson avait demandé un compte rendu quotidien :
-, consignée dans un journal, cette chronique est considérée depuis
tion du .< Stafi West\À'ard of the Nation >t. La reconnaissance offi-
c\e\\e . par c\acun ùes É!a\s comme par ! ins\ance têùêra\e, ùe \ un- lors comme l'un des textes fondateurs de 1a littérature
portance de )a présetvation d'une tradition jusqu'ici sour.ent sacri- américaine 13. Michael Kammen observe avec étonnement
14 :
fiée aux intérêts du « progrès » industriel et économique, devait pal- combien un tel événement â peu inspiré les artiÉtes américains
lier les effets négatits de la Grande Dépression sur le rêve améri- peut-être qu'après une période où la popularisation des aventures
cain. Simultanément, ceux qui prônaient une rér'ision critique des àes pionniers était fondée sur des écrits procédant d'une mémoire
mlthes londateurs de la nation se heurtaient soLlvent aux foyers ré- savante ou publique, les récits offerts par le cinéma ont davantâge
gionaur d'une société majoritairement provinciale, soucieuse de la assumé, dès le toumant du siècle, 1a double fonction d'une histoire
iirnplc préservation d'un patrimoine local. En décembre 1937, une socialisée et d'une ouvefiure à 1a réflexion épistémologique'
carâ\'ane quitta Ipsu'ich et suivit le trajet originel des premiers co-
ions blancs partis du Massachussetts pour rallier Marietta, après
plusieurs mois de voyage. Des instructions, émanant de 1'Etat
d Ohio. avaient été fournies à ceux qui participaient aux
reconstitutlons historiques dans les sir États du vieux Nord-Ouest :

< l1 r a cent cinquante ans, les manuels d'histoire étaient écrits


par des hommes vivant dans les colonies de 1a côte atlantique. 12. « Freedom on the March ». reconstitutioD historique en huit épisodes'
par
pour lesquels 1'ancien territoire du Nord-Ouest. qui deviendra O.K. Reames. Northwest Territory Celebration Commission of IVlinnesota Papers'
cité par Mictrael Kammen, Mltstic Chortls oJ Memory' The Transformation oi
TrariitioninAmericanCuLture,NctvYork,AlfredA Knopf'lnc', 1991'p 457-458'
sous le titre
13. Voir l'édition franqaise préparée et présentée par Michel Le Bris
1û Janres \lickel Willianrs. HLunan Aspects of Ltnetnployed and RelieJ, with deux vo
Journal de la pretnière traÿersée (lu continent nord américain, /804-l806'
::::.' R..:rrctlce to rlrc Effects oJ tlte Depressiott on Children. Chapel Hill, lumes, Paris, Phébus. 1993
i :. .::. :. -.f -\orth Carolina Press, 1933, p. ?1. cité par Jean Heffer, La Grand.e 74. Meadows of MemorT. Images ofTine and Tradition itt American
Art and
:r.'-- : ... Lt: Énts-Llnis en crise, 1929-193J, Paris. GallimardiJulliard, 1976, Ctrltnre, Ausrin. Universit.r- ofTeias Press, 1992,p 6T Voir les représentations
: i- j- C-.11. r" Archives "). picturales de 1'exPédition âe Lewis et Clark données par Charles l'1. Russell dans
. )::::rpst à l essor du Welfqre State- la Civil ÿ'orks Administration fut i'eter H. Hassrick, CharLes M. RusseL!, Nerv York, Hamy N Abrams' Inc '
::::: :: :: .:::: ;9i-.1 et devint, un an plus tard. la Works Progress Administration Publishers, in association with The National Nluseum ofAmerican Art' Smithsonian
r : - ir:: .: \ar;cnal Youth Administrâtion. elle se préoccupa, entre aures. de
-.a: :,::.
lnstitution. 1989.
, :l- lU\iaulles.
68 CHRISTIAN DELAGE Cinéma, enfance de I'histoire 69

Une écrilure cinématographique de l'histoire populaires de la Grande Dépression qui 1'obsédaient » 17. Si 1e réa-
lisateur préféra s'écarter du scénalio proposé et s'attacha surtout
aux conseils de Davis Grubb i8, il ne s'éloigna pas pour autant des
En adaptant le roman de Davis Grubb, ie scénariste du film, considérations sociales de James Agee le, et tous deux se retrouvè-
James Agee, était soucieux d'inscrire l'histoire racontée dans la rent sûrement dans une vénération commune pour la nature et une
réalité économique et sociale de l'Amérique en crise. Il avait pré- intense reiigiosité. Même si Agee, six mois plus tard, était encore
conisé, en particuiier, que 1a mise en scène s'inspire de la vision des meufiri par cet échec, il proposa à Laughton. au moment de signer
actualités cinématographiques de 1'époque, un genre dont il avait son contrat d'auteur, de partager la paternité du scénario. Cette dé-
pu, en tant que critique, apprécier les qualités singulières ls. Cette marche révèle 1a relation complexe qui a uni ies deux hommes,
préoccupation se fondait sur sa première grande expérience d'écri- comme Agee 1'explique lui-même dans une lettre adressée au pro-
ture, dans les années trente, quand il fut sollicité par le magazine ducteur du film, Paul Gregory :

Fortune pour rédiger un article sur les petits métayers de i'Alabama. « Je suis certain que vous savez aussi bien que moi, ou même
À l'époque, sa collaboration avec le photographe Walker Evans, qui mieux, à quel point un scénariste pourait, à juste titre, se sentir
avait travaillé pour la Farm Security Administration, s'était nouée gêné s'il était reconnu comme seul âuteur du scénario, alors
autour de la mise en forme esthétique d'un projet d'abord conçu qu'il I'a écrit pour et avec Charles, C'est pour cette raison que
comme un sujet de repoftage. Les responsables de Fortune ne vou- j'insiste pour que nous soyons tous 1es deux crédités comme co-
laient qu'une bonne .. histoire >>, des << faits » rapportés dans leur scénaristes. Je me suis même parfois dit qu'il devrait être 1e seul
immédiateté et leur simple évidence. Agee et Evans s'attachèrenr au à être considéré comme scénariste du fi1m, mais.ie peux revenir
contraire à la transmission de ce qu'ils avaient vu, perçu. ou même sur cette position en prenant conscience que j'ai bien été uti1e,
vécu pendant leur séjour en Alabama. C'est finalement un livre
t
qu'i1s construiront autour de cette tension entre << la caméra
17. Charles Higham. Charles Lturglûon. an intintate biography, Nerv York.
ordinaire >> êt le « mot imprimé » 16.
Doubleday and Company, 1976, p. 188. Le roman de Davis Grubb, Tlte Night of the
Quand Charles Laughton reçut l'adaptation de l,a Nuit du Hunter,figwa sur la liste nationale des meilleures ventes pendant seize semaines, en
chassettr, pendant 1'é1é 1954, il fut, d'après I'un de ses biographes, avril et en mai 1954. On 1e situe. en général, dans la filiation de l'école dite
« gothique », à laquelle se Ëttâchent des auteurs comme Carson Mc Cullers. Truman
" horrifié de constater qu'Agee avait éliminé les quelques bons pas- Capote, Flannery O'Connor et quelquefois Faulkner. Grubb s'était largement inspiré
sages poétiques du livre, sous-utilisé Ia trame romanesque et intro- des Aÿenlures de Huckleberry Finn.
duit un contexte entièrement nouveau qui reflétait ses conceptions 1E. Laughtonfit également appel à deux jeunes scénaristes. Terry et Denis
qui avaient reçu en 195,1 1'Oscar du meilleur court-métrage pour leur film A
San<1ers,
de critique néo-marxiste. 11 mettait en scène la V/PA, les ouvriers
Tinte Out oJ War. Pendatt le tournage, ils furent responsables de la deuxième
en grève,1es files d'attente pour acheter du pain, les soupes équipe.
19. Un exemple, entre autres : quand le bourreau, Bart. revient chez lui après la
pendaison de Ben Harper. il retrouve ses deur enfâDts, uû garçon et une fille sensi-
15. Simon Callow, Charles Laughton, a dfficult actor, Londres. Methuen. 1987. blement du même âge que John et Pearl. Visiblement gêné par le méder qu'il exerce.
p. 2i0. De 1941 à 1950, James Agee avait coliaboré en tant que critique de cinéma à il s'en ouvre auprès de sa femne :
des.lournaux aussi divers que Time, LiJe ot Sight and Sotutd. âvant de devenir le - Bart: Parfois, je pense que je Jerais ruiettr de clrcnger de méti,tr
qtrancl tu retiens d'une
scjnariste d'A/ilcart Oueen etde La Ntit du chasseur. - La fÊmme de Bart : C'esr touiours la mêne chose
pendaison. Tu voudrais ne pas ! avoir éré.
16. Dans la préface, les auteurs présentent ainsi leur travail : « De fait. il s'est
je je pas nùeux de reÿefrir à
agi qu énerge dans son arnpleur quelque chose d'une existence non imaginée, et - Bart'. De lemps à autre, me denrande si ne ferais
ainsi de mettre en place des techniques qui permetlent d'enregistrer, de faire La ntine.
connaitr: mieux. d'analvser ces modes de vie et de les défendre. D'une façon plus La femme de Ban: Et tu laissercis utrc 1'eute, aprel une noweLle explosiott
essentielle. il s asit d'une libre enquête sur les mauvaises passes qui affectent nor- comme celle de 1921 ?
malement la palt du divin chez 1'homme. Les instruments premiers se comptent Charles Laughton ne s'est jamais \raiment passionné pour la politique
deur : la cméra ordinaire. le mot imprimé. Un troisième instrument Cependant, sa collaboration avec Brecht en 1947 pour GaLileo lui valut d'être sur-
on doit aussi r oir l'ul des centres du sujet
- dans lequel
commande : }a conscience humaine, veillé pendant un temps par 1e « House Committee on 'Ùn-American Activities », et
indirjduelle ei antiautoritaire
- d'être prié de faire attention à ce qu'il disait en public, ainsi qu'au courrier qu'il re-
". Let Us Now Praise Famous,t/etr, Boston, Houghton
\{ifflin Ccmpary. 1960. p. xir'. traduit de l'anglais par Jean Queval, Paris, Plon, cevait. Voir John Russell Taylor. Strangers in Po.rttdise. The Holltwood Emigres,
19i2. p. i0 , Ccll. : - Terre hunaine »). 1933 1950. Londres, Faber and Faber. 1983. p. i91.
-0 Cinéma, enfance ele I'histoire 7l
CHRISTIAN DELAGE

combinant en quelque sorte des qualités de caisse de résonance


C'est le bruit des hoquets du moteur démarrant péniblement
signe de l'état de détérioration de la voiture familiale et, partant,
et d'antidote. » 20 - qui réveillera John dans la
des difficultés financières de Harper -
Laughton ne voulait pas céder à un réalisme trop explicite; nuit où Porvell, après avoir tué la femme de Harper, s'en débarrasse
Agee s'inquiétait de la trop grande suavité d'un conte protégé des en ligotant son corps sur l'un des sièges et en plongeant la vieille
rigueurs du temps: la construction du film procéda ainsi d'une Ford au fond de 1a rivière 23. Le lendemain, i'oncle Birdie accro-
double exigence de fabulation et d'histoire, et s'attacha à leurs in- chera sa canne à pêche dans la portière, découvrant ainsi 1es che-
terférences plutôt qu'à leur opposition. Les versions apparemment veux de Wi11a flottant doucement dans le courant
rivales adaptées de l'histoire de Davis Grubb ne se sont pas addi- La preuve documentaire du temps de 1a dépression, de ia faim et
tionnées entre elles, à partir d'une lecture p1urie11e du roman, puis du mal ne s'oppose donc pas à 1'énoncé poétique de sa médiation
en se transformant par l'appol1 de la musique de Walter Schumann namative. James Agee apportait à Laughton une expérience née de
2t
ou la photographie de Stanley Cortez ' Si 1e réalisateur est en me- sâ rencontre avec Sidney Meyers, un cinéaste qui avait travaillé
sure d'établir une synthèse narrative dans sa mise en scène comme pendant la Grande Dépression au toumage et âu montage de sé-
dans son écriture, c'est à partir de 1'autorité que 1ui confère sa posi- quences d'actualités pour la Film and Photo League
24, et avec qui
tion au sein d'une équipe de tournage et par sa capacité de ilcollaborera à l'écriture d'une fiction documentaire, The Quiet
renouvellement des récits qui l'ont précédé. La collaboration One (1948),une ceuvre très originale qui mettait en scène le travail
tumultueuse de deux fortes personnalités ne s'est pas épanouie dans d'un psychiatre dans une éco1e spécialisée, la Wyltvyck School, à
la victoire d'un univers ou d'un tempérament sur 1'autre, et nous Esopus, dans 1'État de New York. Le film s'attachait à 1'histoire
prévient ainsi de l'écueil d'une analyse qui, partant de 1a prise en d'un jeune garçon noir âgé de 10 ans, Donâ1d, dont le père avait
compte préa1ab1e d'une réalité sociale, se contenterait d'en chercher disparu et qui se heufiait à i'indifférence de sa mère, davantage
la traduction cinématographique. préàccupée par son dernier enfant, né d'une 1üison avec un autre
En effet, quoique certaines situations décrites dans Ie film s'ins- homme. Dans 1e commentaire prêté au psychiatre, et écrit par
pirent ou traduisent des observations tirées de l'espace social de la James Agee, la personnalité de Donald était décrite comme s'étant
crise. elles sont rarement historicisées mais, le plus souvent, styii- bloquée sur la mémoire entretenue par une photographie le mon-
sées en fonction des exigences de 1a mise en scène : quand, pour- trant en compagnie de son père et de sa mère :

suivi par 1a police, Ben Harper immobilise sa voiture sous 1es yeux
« The vanished father whose face he can't recall.
de John en rentrânt chez 1ui, 1e regard est évidemment davantage
attiré par la scène qui va bientôt se dérouler entre 1e père et 1e fiis The mother who has no room for him in her heart,
que par ies détails matériels des accessoires utilisés. Cependant, These are the memories... >>

pour 1es spectateurs américains, la Ford lv{odel-T conduite par


venait d'annoncer la mise en fabrication d'un nouveau modèle 8 c1'lindres et se
Harper est tellement courante que, même si personne n'y prête déclarait prêt à risquer toute sa fortune pour telancer I'industrie automobile ". la
vraiment attention, tout le monde 1'aura cependant remarquée 22. Arande Dépression. Le, Ératr-(Jni, en trise oP. cii.. p l95 196.
23. Pour J. A. Ward, l'harmonie ou le contrepoint du silence et du son est I'un
des en jeux de la collabomtion entre EYans et Agee dms FamoLrs Men; " Loin d'être
20. Leuer to Paul Gregory from James Agee, January 14, i955 ». Laughton's simple,le contraste est peut être la clé de Ia forme et du contenu du livre tout en-
"
Papers. n'
56. Librarl' of Congress. Washington. tier->>. Americart Silencàs. The ReaLivn of James Agee, Walker Evans and Edward
21. Laughton avait beaucoup admiré le traYail de Cortez sur Ie film d'Orson Hopper,Batoi Rouge/Londres. Louisiana State University Press, 1985, p 88 On
'Welles, Iàe .\4agnificent Ambersons (1943). Ils se rencontrèrent sur le toumage de trouve 1'évocation d;un bruit dont la description est assez proche de celui de Ia Ford
The Man on rhe Effil Tower (8. Meredith, 1950), Voir l'entretien accordé par Model 'I dans Faru ous Men et A Death in the Famillt
Stànley Cortez au magazine télévisé Cinéma, cinémas (1985i. 24. La Workers Filni and Photo League, en réalisant entre autres Oerroll
22.L'ure des plus célèbres << marches de la faim '> contre le chômage, que les lÿorkers News Special 1932 : Ford Massqcre'etHunger : The National HLnger
communistes appelèrent le Ford Hunger Massacre. eut lieu le lundi ? mars 1932' March to Washington 1 932, apporta un précieux témoignage filmé des conditions de
dans une commune de la banlieue de Detroit, Dearborn, où avait été édifiée une luüe des ouvriers de l'industrie automobile pendant Ia Grande Dépressioo'
Heffer, avait licencié les trois
grande usine automobile.
" Henry Ford. rapporte Jean
quarts de ses lravailleurs, réduisant ses effectifs de 128 000 en mars 1929 à 37 000
en août 1931 [...1. Ford. qui estimait que " 1a dépression était due à Ia paresse ",
Cinéma, eitfance de l'ltistoire 73
12 CHR1STIAN DELAGE

dant lequel John ne prête plus attention ni à sa sæur ni à sa mère'


Pour vaincre sa mutité, née d'une absence de volonté de com-
La mise en scène, en partictilier le choix des cadrages et le jeu des
n',:nieuer, Donald devra « faire la paix avec son passé » et lransfé-
acteurs, met en représentation ce trarisfert entre le père et le fils :
:=: Iiection sur ceux qui l'entourent, adultes comme enfants, 26. Dans les indications qu'il
'-:
:=:., . .:.rle. Le film avait été produit par la photographe Helen
el1e donne à voir un mal d'archit'e
donne à Billy Chapin, I'acteur qui interpÈte John, Laughton insiste
-ir.: ., le peintre Janice Loeb, avec qui James Agee réaiisera en lui-même sur cet état paihologique :

.:51 u: reportage sur les enfants des rues de l'Upper East Side de
'.f .l: "::::.InThe Street25, - Charles Laughton : « Regarde-moi avec un sourire maiade.
Comme Ben. lui aussi est mâ1ade et toi aussi tu es malade'
Arrêtez !Crie-Ie : Arrêtez ! Crie-le moi. Et tu dis '. Po.pa ! >>'
: <,. Arrêtei ! >>.
- Billy Chapin
a,.pression d'une archive interne Challes I-aughton : << Non. Pas ccmme ça. C'est 1'homme
-
que tu as connu depuis toujours et qui t'a accompagné. >r 2?

Comparons maintenant cette séquence à celie de l'arrestation de


En s'adressant à son fi1s, Ben Harper lui ordonne un comtran- Harry Powe11, vers la fin du film. Une vieille darne, Miss Rachei' a
dement dont l'obéissance est prononcée sous la foi d'un serment recueilli les enfants, tandis que Powell, ne cessant de les pour-
(fig. l). Sâchâût qu'i} va au-devant d'une condamnâtion à mort, ce suivre, finit par les retrouver et fait le siège de 1a maison où ils se
commandement se traduit par la trânsmission d'un héritage matériel sont réfugiés. Miss Rachel appeiie alors la police, qui arrive en voi-
autant que moral : le butin cédé est alourdi du poids de 1a faute ture à vive aliure, faisant retentir les sirènes. Notts'/oyons d'aborC
commise pour s'en ernparer. Avant de voir son père partir. John ac- 1a scène du point de vue de John: Powell lève ies bras, dans un
cepte donc de veiller toujours sur sa sæur, Pearl, et de garder secret cadrage où il se trouve exactement dans l'emLgasure de 1a porte de
l'endroit où l'argent volé a été caché *
endroit que nous découvri- la grange située en face de la maison, puis est immobilisé. John re-
rons plus tard. Ce serment I'engage aussi à l'égard de sa mère, qui garde fixement 1a scène, puis crispe ses mains sur son ventre. Les
doit ignorer ia cachette. à cause de son « absence de bon sens >>' policiers tordent 1es bras de Poweil pour qu'il lâche le couteau:
L'argent reviendra à Pearl et John, dès qu'ils auront atteint l'âge tandis qu'il est renversé à terre, les poiiciers 1ui mettent ies ire-
adulte. Il y a bien ici I'impression d'une archive interne : I'inter- nottes. À ffois reprises. John crie : Arrêrez / Puis, il prend brus-
ventioû brutale des forces de l'ordre provoque physiquement le quement ia poupée où l'argent est caché ei s'en va vers Por'vell'
rransfert de 1a culpabilité du père sur son fils ; quand les p,rliciers sous le regard inquiet de Rachei. II secoue ia poupée sur Powe11;
immobilisent Ben Harper au sol, John manifeste la douleur de la les billets volent :
perte de l'innocence en portant les mains sur son Yentre et en
John : Reprend.s-ie, papa ! Reprends-le,.ie n'en ÿeur po's'
exprimant par deux fois son refus d'accepter le sofi réservé à son - ! Tiens ! Tiens !
père : un premier « Arrêtez! >> est suivi d'un second pius marqué, Pa.pa, c'est trop
puis tl'un plainrif « Papa >>, avant un érat de quasi-prostration pen-
26. « Le trouble de l'archive, écrit Jacques DerriCa, tient à un mal d'archive'
Nous sommes en mal d'archive. À écouter i'idiome français. et en lui l'attri'nut " e!
25. Voir Helen Levitt, ln the S*eet : chalk drawittgs attd nessages, New York mal de ", être er raal d'archive peut signifier autre cirose que soufftir d'un mal' d'un
City, t938-1948, Durham, Duke University Press, i987. Dans la préface d'un des trouble cu de ce que le nom " mal " pourrait nommer. C'est brûier d'une passion'
albums d'Helcn Levitt. Agee avait écrit: .< la préæcupation principale de ces photo- C'est n'avoir de cèsse, interminablement, de chercher I'archive là où elle se dérobe'
graphies est, selon moi, l'innocence, non pas au sens etroné et gâlvaüdé que ce mot a C'est courir après elle ià où même s'il y en a trop. quelque chose en elle s'anar-
firi par prerdre. mais selon sa pleine sauvagerie et ra f6rocité originelles, el son ins- chive. C'est se poncr vers elle d'ul ciésir compuisif, répétitif et nostalgique, un désir
tinct pour lâ grâce et la forme ; l'expression de Yeats' « la cérémorie de f irno- irépressible de retour à l'origine, iut mal du pays. uDe nostalEie du retour au lieu le
cence ,r, sera üès é\'ocâtrice pôur cenains lecæum. Ces photos éYoqrent une civilisa- plui archaique du comrnencement absolu », ll'lai d'Arcizi';e. Llne inpression freu-
tion antique, pdmitive, éphénrère et immortelle, incompamblement supérieure à la dienne.Paris- Galilée, 1995, p. 142.
nôtre. alors qu'elle triomphe à la crête. fière et étemelle, de sa vague. pami ces in 27. Rushes de The Night o-f the Hunter, UCLA Fiim and Television Archive,
congruités sataniques d'une métropole du XXe siècle qui sont, pour nous, les ex- continuité établie par Inès Gil, Mémoire de DEA d'étuCes cinénatographiques et
pressions et ies productions délinitives de lâ pene de I'innæence ». A Vy'a1 ofseeing' audiovisuelles. Université de Paris-VIII. 1996. o. 6'1.
Durham /Londres, Duke University Press. 1989, p. xviii.
Cinén'ta, enfance de I'hisloire 75
-.iRISIIAN DELACE

: - - ::fi ses brâs, et se lève en ie transportant. même temps qu'universels 29. Le soir venu, Miss Rachel raconte
" - ,: : :r-rit des oiseaux. une première histoire aux enfants assis autour d'elle, sauf John, qui
: : lstater, cette scène reproduit celie du début se tient ostensiblement à 1'écart, sur le patio
30 :

' -:' : ,oir la répétition du mal d'archive. lohn qui était le roi des Égyptiens,
- Rachei Or donc, le Pharaon,
'.
.- - -- Prêcheur, dans des conditions qui semblent aÿait ure rtlk. (Jn beaLr jottr, par Temps clair, en se promenarlt
i : :: B3r Harper. Or, plus tôt dans le film, il att bord dufleuve, elle vit une sorte d'obiet pltrtôt biiarre que
. '-: '-r: :n Powell un pere, malgré les proclama- les eaux avaient déposé sur le rivoge à I'ombre des saules Et
,: .:.-:-Ji. Néanmoins, en face de ce spectre, il ÿoLts saÿei. ce que c'était, les enfants ?
' - r'::: r Dhysique que pour son vra; père, avec Les enfants : Non...
-- ' : -: :=is les « Arrêtez ! » (trois fois au lieu de -
Rachel : C'était comme une petite barque qui s'était échouée
. :-:--:..'es1 qu'âu lieu d'ôtre prostré, ii se -
sLLr le sclble. Et vctus sttvel qtti était dedans ?
I :. ::iouÊ sur lui la poupée de Pearl d'oir
- Mary : Pearl et Jolm.
Rachel '. Non, ce jour-là, il n'y avait qu'un enfant, un seul' Et
. r: l.:a. c'est trop I Tiens I Tiens ! ». -
c'était Lm petit 7arÇon. ET vous saÿez qtti il était, les enfants ?
---:: :- .:riiment de culpabilité, le serment n'est Les enfants : Non...
-- : :-r j .: sesureoù Pearl avaitcédé àlapression -
Rachel I C'était le petit Mot'se. Le Roi des ltommes ! Moilse,
. , -:ri q:e I'argent était caché dans sa poupée. -
les enfants. Allez dormtr, nxainteil(ltxt. John, va me chercller une
: : - . .:: -: dépendance dans laquelle le serment pomme !
-: :-j: se finit, c'est la période de latence de John se retourne lentement, entre dans 1a maison et passe devant
, - .:ent aiûsi âu retour du refoulé une Miss Rachel sans s'arrêter.
_q_:- t
Rachel : Et prends-en trne aussi.
- " -.: r:ogresse dans la maîtrise du temps, en
-
: ':--::. à :-ln ordre historique. De quel secours lui John revient vers e11e et dépose une pomme sur ses genoux. 11
: -:- i".,.i I Lui servent-ils,
même de manière in- essaie de croiser son regard, mais eile reste la tête penchée sur
..::.',.: une mémoire et à âccéder à la dignité du l'ouvrage qu'elie est en trâin de ravauder :
parents ?
- Rachel'. Jolilt, oît sont tes
'.
:aii-:.: i: :: .:: .:a l
! ..' .- :r:; :.:rrsi de Miss Rachel que le réalisateur a confié - John Morts.
ie sc,i;r:: ,..-.,.-.,i.. par 1a lecture, Jes récits de l'Ancien - Rachel'. : Morts...Mats d'oùviens-|Lt
?

Tesian:.:: -. :::.en;e de Liliian Gish permet simuhanément <ie - John Du bout de la rivière.
regard sur John, mais d'une
ren\ùi;: .. ::..::::3dr à I'enfance dU cinéma, à sOn Origine la plus - Rachel, pofiant enfin son
archat; -;
S.: . _ .:rrr:s apparaîtrc comme nostalgique, sa ptésence manière presque condescendante: Alt' Mais ie croyais que TLt
dans L: ri:. i ,t-- . ,.;.seur n'est pas seulement mémoriale : tout en
marqljii.: .= :_.:.-.:: qui ia sépare des années dix en pârticulier 29. Pour effectuer ce retour aux Premiers temps, Charles Laughton avait de-
du rôle :: :-,= ::.:;-ràre dans Broken Blossoms -(D. v/. Griffith, mandé à la cinémathèque du Museum of Modern Art de Ner York de lui projeter
les chefs-d'æuvre que Griffith avait réalisés avec son actrice fétiche : " Il a1'ait senti
1919,. ;::: .: ::.:-.::: phlsique trouve une protection fugitive dans d'instinct que Griffith pouvait lui aPporter I'inspiration visuelie dont il avait besoin
le lii-be::::: j .-i:e :oupée chinoise *, elle incarne la pérennité pour réalisLr un film dans un décor pastoral américain, et il savâit à présent qu'il
d'un ui:i,.r. :: : -:. .aneage filmiques prolondément américains en àvait eu raison. Le rappofi finement sensible et poétique de Griffith au paysage, qu'il
invesrissait de propriétés Presque mystiques. sa disposition des personnages dans le
cadre, son montage miraculeusement fluide, tout cela était merveilleux et en
voûtant,', Charles Higham, Charles Laughton, an intimate biographl', op. ç;7.'
l! D=rs :: ::::::,;: d :cl=urs. Laughton dit à Billy Chapin : « Maintenant, p. 187. Laughton visionna également une sélection de cinq films de René Clair : Urr
écoule Bil-,r. C e:l ur:: recc::aissance. quelqu'un est revenu du monde des mot1s, ihapeau de paiLle d'ltatie (.1927), Les DewTiruides (1929), Sons [es toits de Paris
comme !n î-ci.im3 . . Risre; de The À'ighl of the Hurrer, continuilé établie par Inès (193U, À nous la Liberté et Le Million(1931).
Gil. c;. c,; . p. Sl. 30. L'histoire que raconte Miss Râchel est tirée de l'Exode (1 et 2)
a6 CHRISTIAN DELAGE Cinéma, enfance de I lùstoire 11

Lt:ù!. nlet!é ceîte barqlre depuis Parkersburg ? (puisqu'ii a nés du royaume. je tuerai Jésus. Er qttand ie papa et la maman
des;enciu ia nvière, John ne peut pas venir du << bout », c'est-à- de Jésus connLrrent ce projet, votts saÿea. ce qu'ils firent, alors ?
iri: ie 1'ayal.). Clary '. Ils le cachèrent dans le débarras ?
- 32.
.loh;: bals;e ies yeux. Un tomps. 11 prend 1a main de Miss - Mary : Non, dans la porcherie
Raclel. -* John : Non. Ils se sont enrtlis.
Jchn. tràs curieux : Raconle:-moi encore ceTte histoire... Rachel : Oui, c'est ça, John. Tu as raison, c'est ce qu'ils ont
-
- Rachel . L'histoire ? Quelle h.istoire, chért ? fait. Ils se sont enfitis. Ils ont placé l'enfcnt Jésus sur un petit
J,rhn : Ceile qtri parle des rois. Et de la reine qui a lrotoé âne puis ils sont allés au pays d'Égypte et...
- John : Oui. Après la reine I'a retrotrvé en se pror?rcnant ou
ut!e .\a)rîe de barqr,te sm'le rivage en se promenant... -
bord de l'eau 33 .
- Rachel : Les rois ? Il n'y a qu'un seul roi, chéri.
pas la tnême hi.stoire : Ça, c'étdit le
- Rachel : Ah non, ce n.'est
.,tous aviez dil qu'il y en avail deux.
- John : Je pensais qlre petit Mot'se ! Mais c'était pas pareil à cette époque. C'éturt bien
je
- Rachei . OLri, tLr as raison. C'est bien possible. Oui, quand dur aussi pour les enfants. C'esl comme dans ie temps : les en-
réfléchis. iL y en. avcit deux.
Duran! iouae la scène. Miss Rachel reste très distante à l'égard fants sont des victimes.
de Jchn. malgré ia marque de tendresse qu'i1 vient de lui manifester. Le mé1ange des histoires des deux rois, Pharacn et Hérode, n'est
Si nous avons appris qu'elle a un fi1s, nous ne savons rien des rai- pas le résultat de 1a seule imagination de Johl, puisque ce sont les
sons de son absence ou de son éventuelle indifférence à l'égard de autrcs enfants qui mettent en pa1allèle sa descente en barque et ceile
sa mère. l-oin de vculoir seuiement transfércr sur 1es enfants adop- de MoIse : le film montre bien la nécessité de se faire raconter sa
tés i'affection maternelle qu'eile a besoin d'exprimer, Miss Rachel propre histoire par d'autres afin de se réappropriei: les récits qui cir-
sait distribuer ses histoires culent, quel que soit leur statut de vérité, et de trouver les marques
- et donc les archiver, leur donner une
de son identité personnelle et collective 34. Le mythe, rappelle
puissalce aichivante
- seion des scénarios de proximité ou de dis-
tance entre légende et réaliié, en croisant des récits mythiques et Jean-Pierre Vernant, ne doit pas être appréhendé << comme un stade
des situations vécues, en particulier par John 31. Celui-ci mé1ange révolu dont persisteraient seulement ici ou là quelques vestiges.
ainsi deux rois, ce que feint dans un premier temps de ne pas com- mais comme une des facettes de I'expérience religieuse, son volet
prendre lliss Rachel. Or, plus tard, elle raconte aux enfants une
autre histoire : 32. Parmi les nômbreux enfants qu'il avait eus de ses dix épouses. se manifestè-
rent des luttes d'influence qui inquiétèrent le caractère onbrâgeux d'Hérode : ii fit
'.
- Rachei Le monde est cruel aux êtres sans défense... Or ainsi étrângler plusieurs de ses fils. Auguste, apPreûânt ses crimes. ftt observer qu'i1
valait mieux être Ie porc d'Hérode que son fils, puisqu'il faisait périr ses erfarts et
donc. en ce tentps-lù, il avait un roi \t'ès crLtel, le Roi Hérode.
-v"
s'abstenait de manger du porc,
QtLctnd il ententlit parler du petit eitfant Jésus, il se dit : nots 33. Charles Laughton : « Bitly. âYant de la refaire' ne bouge pas la tête : c'est
allons Ie tuer ; il n'y a pas de place sur Terre pour nous deux. bon, c'est chaud, c'est ün très beau souvenir >>, Rushes cie The Night of the Hunier,
hlais iL ne savait pas lequel parmi tous les enfants était Jésus. continuité établie par Inès Gil. op. cit., p. 8l
34. En 1856, à la veille de Noë|, David Stevenson proposa à ses enfants et à ses
Eî ainsi le cruel roi Hérode se dit : Si je tue tous les nouveau- neveux de concourir à 1'écriture de la neilleure histoiie de N{oise. Robert Louis'
alors âgé de six ans. dicta un texte à sa mère qui lui permit de remporter le Prix. une
bible. Le jeune Stevenson déclara, selon des propos rapportés par sa mère, qui ne
reconnut i'avoir aidé « qu'en lui lisant à voix haute la Bible pour lui rafraîchir ia
3i. I1 tre fàut pas se méprendre sur 1'âttitude de John. Ce n'est pas la Bible qui le mémoire » : « c'est à partir de ce moment 1à que j'ai désiré de tout mon cæur deve-
rebute. mais I'apparente banalisation, la prédétemination de sa narration : il cherche nir écrivain >>. Dans une aquarelle qu'il dessjna Iui mème portr accompagner son
au contraire à trouver sa place dans l'histoire que mconte Miss Rachei. Dans sa di- texte d'une illustration montmnt la fuite d'Egypie. Stevenson a représenté 59s per
rection d'acteurs. Laughton reprend ainsi Lillian Gish: sonnages en s'inspirant de la société aristocratique à laquelle sa farnille appartenait :
ence temps-là, il arait... les Juafs portent des chapeaux hauts de forme ; plusieurs d'entre eux fument la pipe :
- Lillim Gish: ,, Ar donc, y- >>.

Morse traverse la mer Rouge avec la plus grande insouciance. son manteau traînant
Charles Laughton: « Refaites-la, Lillian. Cela n'était pas vraiment la bonne
-
façol de commencer uae histoire. dans 1'eau. et son paquetage à 1'épaule. Yoir Robert Louis Stevenson, The Histon' of
Racontez une histoire, n'importe quelle histoire.
Je ne veux pas que vous sachiez quelle histoire vous allez raconter )>, Rushes de Tie À4oses, privatelY Printed. A. Edward Newton, « Oat Knoll », Daylesford, Penn,
Night ofthe Hunter, coirtinuité établie par Inès Gil, op. cit., p. 81. 1919 (New York Public Library. Départeiuent des manuscrits)
78 CHRISTIAN DE,LAGE Cinéma, enfance de I'ltistoire 79

verbal associé à ses dimensions rituelles et figurées. Plus question Éthique et esthétique de lafigure mosai'que
dès lors de ie définir négativement, par manque et défaut: non ra-
tionnel, non logique, non réaliste et infantile. Le problème est au
contraire de lui trouver un sens ou plutôt de se rendre capable de La figure mosarque n'est pas convoquée par Laughton pour ca-
reconnaître les significations dont il est porteur >> 35. Avec cette ractériser 1e destin du petit John, sauvé des eaux de la rivière par
forte présence de la Bible une << princesse » qui le ramènerait à sa mère pour i'allaiter avant
- visible sur les affiches publicitaires du
film - , et. en particulier, de 1a figure mosaique 36, nous sommes de I'adopter comme un fils. Les eaux ne sont pas hostiles; el1es
bien en face de l'un des mythes collectifs revitalisés par les jeunes sont au contraire un foyer quasi maternel, un refuge doucereux.
citoyens de la nation américaine: 1a nouvelle Jérusalem 37. Le John et sa sceur ne peuvent pas refiouver leur mère, puisque celle-ci
projet en était complexe : malgré leur puritanisme, 1es pionniers est morte. Ii s'agit, au contraire, de les protéger de leur faux père
voulaient créer une « collectivité nationale séparée rie l'Ég1ise »:s. « adoptif » et, quand i1 se présentera, de 1e démasquer comme tel,
Pour échapper au poids, à l'héritage de 1a vieille Europe, seul le sen- en se tenant, face à lui, ârmé d'une bible et d'un fusi1.
timent religieux, le plus ancien des héritages de leur communauté. Au fond de la rivière, le corps flottant de Wil1a Harper sembiait
leur semblait à même de refonder l'histoire, puisqu'il permettait de retrouver dans 1'é1ément aquatique une grâce perdue dans la vie sé-
retrouver les racines d'une foi libre de tout dogmatisme et d'affron- culière; l'adresse finale de John à Ben Harper * Papa, c'est
trop !
ter, malgré sa détermination originelle, un avenir dont la constr-uc-
tion était ouverte. Dans ce qui est également pour lui un passage
- marquera f intensité de la présence paternelle par-delà la
mort : dans La Nuit du chasseur, les vivants ne sont pas au chevet
entre Europe et Amérique, Charles Laughton projette+-il sur le per- des morts ; les enfants, en perdant leur père, puis leur mère, ne sont
sonnage de John le commandement renouvelé de la loi mosaïque ? pas conftontés à la symbolique de leur enterremenl. Dans Une mort
Au cæur de cette recherche croisée d'une identité partagée enüe 1e dans lafamille, le roman qu'il achevait d'écrire en 1955, 1'année de
collectif et f individuel, comment interpréter cette fixation, pendant la sortie en salles de La Nuit du chasseur etquelque temps avant
-
1'enfance ou même après, sur des figures divines et cette tenlative, à de mourir James Agee avait ainsi décrit la découverte par deux
-,
travers le fi1m. de représenter leur toute-puissance symbolique ? enfants, Rufus et Catherine, du corps de leur père qui venait de dé-
céder :

« ...Rufus détourna les yeux de Ia main, 1es éleva jusqu'au vi-


sage et, voyant le menton creusé de bleu pointé en l'air et la fa-

35. « Frontières du mythe », Stella Georgoudi, Jean-PieüeYemæt, dir.. Mythes çon dont la chair s'était affaissée derrière 1es os de ia mâchoire,
grecs arr Jiguré. De I'antiquité au baroque, Paris, Gallimard. 1996, p. 26 (Coll. : ii reconnut pour la première fois dans scn poids spécifique le
" Le Temps des irnages »). mot, mort. 11 tourna très vite la tête et un solennel émerveilie-
36. Comme I'avait bien noté André S. Labarthe dans la critique qu'il écrivit à
ment tinta en iui comme le frisson d'une prodigieuse cloche et il
l'époque de la sortie du film en Fmnce : « Harry Powell, cet étrange pasreur qui porre
les mots LOVE et HATE tatoués sur la première phalange de chaque main, est le entendit 1es lèvres neigeuses de sa mère avec admiration et âvec
Dieu de I'Ancien Testament, le « céleste Bandit » des Chatxts de Maldoror, << le plus le désir qu'elle ne souffre jamais de chagrin. puis regarda de
fort dont la colère est terrible ». Devant lui, John et Pearl. comme le peuple de
nouveau la main, dont Ia majesté détachée était inchangée. » 3e
IVloise, sont pleins de crainte et de respect. Peu à peu, « le sentiment réprimé de leur
hostilité envers lui » se matérialise dms les 10 000 dollars qu'ils cachent dans leur L'anticipation de leur propre devenir mortel libère John et Pearl
poupée et qui deyiennent ainsi le symbole d'un acte qu'ils n'ont pâs commis (la mort
de Ben Harper). Le parricide final, le peuple juif /-ynclzanr (comme dans 1e film) leur d'une doctrine d'ÉgHse qui tendrait à diriger leur conscience nais-
Dieu, donne un sens à leur culpabilité jusque-là sans objet réel, la rend réelle. Le sante ou leur potentiel de croyance. Pourtant, rappelle Hans-Georg
symbole des l0 000 dollars. désormais inutile, est d,étrvit», Cahiers du cinâna, Gadamer,
n'60,juin 1956,p. 42.
37. L'image de Pearl et de sa poupée semble inspirée de celle d'une petite fille
saisie en plan rapproché au milieu de la foule des Juifs fuyant d'Égypte vers la Terre
promise dans les Dix Comrnandentents (Cecil B. DeMille. 1923).
38. Elise Mârienstras, Les Mtthes fondateurs de la nation américaite,op. cit., 39. James Agee, Une Mort dans la JamiLle, traduit de l'américain par Denise
p. 85. Meunier. Paris,, Plon, 1961, p. 269-1i0 Qe éd., The James Agee Trust, 1958).
80 CHRISTIAN DELAGE Cinéma. enfance de l'histoire 81

<<Les hommes sont 1es seuls vivants que nous connaissions qui gna de le v,'oir al1er si lentemenl, se retourna, lui jeta son mailiet. di-
enterent leurs morts. Ce qui signifie bien qu'ils cherchent à 1es sant âvec tendresse ; Ëh! tlue ne vas-tu donc?... Est-ce donc que ttt
n'es pas en vie ? a: Quand, en 1901, lors de son premier voy'age à
conserver au-de1à de 1a mort et à vénérer ainsi dans le culte ceux "
qu'i1s gardent en mémoire. >> ao Rome, en compagnie de son lrère Alexandre, Sigmund Freud pé-
nétra dans l'église de Saint-Pierre-aux-Lieils, il tomba en arêt de-
Le cinéma, au XX" siècle, aurait la capacité singulière d'expri- vânt lâ statue de Moise sculptée par Michel-Ange. Yosef Hayim
mer. voire même de pofter, les passions qui auparavant se 1ibéraient
Yerushalmi voit dans cette attitude I'expression d'un sentiment de
dans le théâtre ou dans I'expérience religieuse et de contenir dans
culpabilité de Freud à l'égard de son propre père, Jakob,
une nuit parlagée entre la terreur et I'apaisement le sentiment dou- dont les recommandalions de retourner à la lecture de la Bible n'ont
loureux de l'évanescence de 1a vie et de 1a lutte entre 1e bien et le pas été suivies #. Ën 1891, pour le 35" anniversaire de son fils, il
ma1 al. Au début de The Birth of a nation ( 1 915), I'un des films re- lui avail en effet oifert, pour 1a deuxième fois, l'édition bilingue il-
vus par Laughton avant le toumage, on pouvait lire ie carton sui- lustrée de la Bible de Ludwig Philippsohn dans laquelle Sigmund
vant :
avait étudié penda.nt son enfance 45 : recouverte d'une nouveile re-
<< Nous revendiquons comme un droit la liberté de montrer 1e liure en cuir, el1e était ornée pour la circonstance d'une dédicace
Ma1 afin que rayonne la vertu. Nous avons agi de même en ce composée en hébreu, et entièrement rédigée en meliriall (mosarque
qui concerne ie récit. Cet art que nous devons à la Bible et à de fragments et d'expressions tirés de la Bible ou de 1a littérature
l'ceuvre de Shakespeare. » rabbinique, réunis et tissés ensemble de façon à former un texte co-
hérent reflétant les pensées de I'auteur) 46.
Ne serait-ce que par 1â brutalité du personnage du Prêcheur,
renvoyant les codes classiques de la violence hollylvoodienne à la
contradiction jamais assumée entre une morale puritaine et une 42. Histoire de France, ap. cîl-. p. 310-31 i.
43. .. Aucune æuvre plastique, expliquera t-il plus talU, n'â jaüâis produit sur
production souvent complaisante, Laughton se confronte en même moi un effet plus iotense. Combien de fois ai-je gmvi I'escalier abrupt qui mène du
temps à la société américaine et au cinéma qu'e1le produit. Pour le cours Cavour. si dépoun,u de charnre. à la place solitaire sur laqueile se dresse l'é-
« jeune » réalisateur qu'iI est, Ia question est moins celle du mes- glise abmdonnée, essayant toujours de soutenir le regard dédaigneu et cûurroucé
du héros ; et parfois, je me suis alors iaufilé précautionnetsem§lt hors de la pé-
sage à faire passer que la manière dont un récit peut donner à voir nombre de la nef. comme si je l'aisais moi aussi pilaie de lâ pôpulace sur lâquelle se
sans pour autant << illustrer » quelque chose de l'ordre de la darde son rril, la populace qui ne peut tenir fermemenl à une conÿicrion. qü ne veut
- - ni attendre ni faire confimce. etjubile dès qu'elle a retrour,é l'illusior que prccure
transmission, de I'héritage, du temps partagé. D'où I'importance de
l'ido1e »" Sigmund Freud, Le Moile de Michel-Ange », publié sans nom d'auteur
la figure mosaique : elle permet de lier les deux registres de 1'é- "
eo 1914 dans la revue lmago, repris dans L'lnquiélante étrangeté u autres cssai.ç,
thique et de l'esthétique, de l'histoire et du récit, du réel et de sa Paris, Gallimard, 1985, p. 90.
translation filmique. 41. Le Moise de Freud. Judarsrne tenninoble et interntinable. Paris. Gallirnard
Essais, 1991, p. 148 (1e éd., Neu, Haven. l99l). Même si elle concerne arssi le
Michelet voyait en Moïse << Ia Loi incarnée, vivante, impi- râppûr( au pere et à la religion, l'expérience familiale de Franz KaIlia est presque à
toyable. Lui seul donna à Michel-Ange une pure satisfaction d'es- l'opposé de ceile de Freud : « Au fond. écrit-il à soa père, la foi qui dirigeait ta vie
prit. On conte que, quarante ans après, quand on le traîna dans consistait à croire en l'âbsolüe jlstesse des opinions d'une ceftaine classe sociale
juive, et donc. puisque ces opinions faisaient parde dô lâ nature, à croire en toi-
1'église où il devait siéger, son père, qui marchait devant 1ui, s'indi- même. Môme Ià-dedans il restait encore assez dejudâisme, mais vis-à-vis de l'enfant
c'était trop peu pour faire l'objet d'une tresmissior et en passmt de l'ut à l'autre
cetae mince coulée a fini par s'épuiser totâlement », lerrrc aa pàre. imduit de l'alle
40. « On pressent le sens du fait, âjoute Gadamer, que 1e message qui l'emporte
mand par François Rey, Toulouse, Éditions Ombres, 1994, p, 5l-58 (le éd.. 1953).
dans notre aire culturelle, celui de la mort sacrificielle du Fils de l'homme et du Fils
45. Cet anniversaire marque pour les Juifs originaires d'Europe centale I'entrée
de Dieu, veuille s'imposer comme véritable Rédemption et continue à l'emporter sur
dans l'âge d'homme. Sur la Bible de Philippsohn, voir Théo Pfrimn:er, Freud lec-
toutes les promesses », « Dialogues de Capri ", in Jacques Derrida et Gianni
teur de l« Bible. Paris. PUF. 198?, p. 215-278.
Vattimo. dir., La Religion, Paris, Seuil, 1996,p. 728-230.
46. « Fils qui m'est cher; Shelomoh. Dans la seprième mnée des jours de ta
41. Pour Leo Braudy, le film de Laughton peut se comprendre comme le pas-
vie. I'Esprir du Seigneùr connnençâ à t'agiter et Il s'adressa à toi ; Va, lis dans mon
sage de Mitchum vers Gish, « d'une antisexualité morbide vers une ântisexualité rai-
livre, celui quej'ai écrit, et s'ouvriront à toi les sources de I'intelligence, du savoir et
sonnable et morale, de la violence de l'Ancien Testament vers I'apaisement du
de la sagesse...", Jakob. T'ils de R. Shelornoh Freid (sic), cité par Yerushalmi, le
Nouveâu Testament >>, The World in Frame, What we see in Films, Garden
lloïse de îreud. op. r:it.. p. 1 39-140.
CitylNew York, Anchor Press/Doubleday. 1916,p. 234.
82 CHRISTIAN DELAGE Cinéma, enfance de l'histoire 83

En 1896, entre son trente-cinquième anniversaire et la décou- sculpture pour 1a rendre intelligib1e, n'est pas insensible aux images
verte du Moise de Michel-Ange, Freud, à 1a suite de la mort de son et à leur fonction archivante. C'est par le regard, à défaut de savoir
père, avait commencé son auto-analyse. Deux événements fonda- encore iire. qu'il avait découvert dans sa petite enfance la Bible de
teurs ont alors cristallisé son attention sur Moïse : l'un, personnel, Philippsohn, en se fixant pafiiculièrement sur l'une des illustrations
la découverte de la statue de Michel-Ange, le conduira à la publica- qui y figurait, une gravure hébraïsée du Moïse de Philippe de
tion, en 1914, du Mottse de Michel-Ange a7 ; i'autre, i'arrir'ée des Champaigne 51.
nazis au pouvoir en Allemagne et leur chasse des Juifs, déclenchera Avec L'homme Moi'se,Freud propose d'insinuer le mythe dans
1a rédaction de L'homme Mo[se et la religion monothéiste, com- une reconstruction historique. Ainsi Mo'ise ne serait pas un Hébreu
mencé en 1934 et publié sous sa forme définitive en 1939, queiques mais un Égyptien ; après s'être initié au monothéisme auprès d'I-
semaines âvant sa mort 48. Encore un commencement e|ùr, com- khnaton, il aurait tenté de donner cette nouvelle religion aux Juifs,
mandement, où 1a question principale qui préoccupe Freud, celle du qui se seraient finalement révoltés en se retournant contre lui et en
rapport à la Loi, peut sembier en contradiction avec f idée même de le tuant. Son meurtre aurait depuis été refoulé, demeurant à l'état de
sa figuration, puisque, « parmi les prescriptions de Ia religion de souvenir latent dans leur inconscient collectif. Si la mémoire de cet
MoÏse, rappelle-t-i1, il s'en ffouve une qui est plus chargée de signi- événement fondateur est contraignante, elle autorise aussi 1a réef-
fication qu'on ne pense d'abord. C'est f interdiction de se faire une fectuation des enseignements de Moïse 52. Même si 1es hypothèses
image de Dieu, donc 1'obiigation d'adorer un Dieu que l'on ne peut de Freud quant à I'égyptianité de Moïse et 1es conclusions aux-
voir r, 4e. Or, Michel-Ange a précisément choisi le moment où quelles il parvient doivent être appréhendées avec circonspection,
Moïse apporte les Tabies de la Loi, dont I'un des commandements sa démarche initiale révèle une conscience aiguê des conhadictions
est f interdit de figurer 1a divinité. Dans son anaiyse, Freud avance entre 1'écriture de 1'histoire et I'analyse psychanalytique. S'il re-
i'idée que, à 1a différence d'auffes représentations picturales 50, jette, par souci de vérité, Ia voie traditionnelle du « roman histo-
Moïse contient ici sa colère contre son peuple, livré à l'adoration du rique r, il ne renonce pas pour autant, en particulier devant l'état
veau d'or. Ce geste de retenue désacralise la puissance divine, tout lacunaire des sources dont i1 dispose, au recours à f imagination.
en la rendant plus grave. Que ce soit dans les préceptes mêmes Dans la première introduction dl Moi'se *
qui ne sera jamais
édictés par Moise sur 1'altéirté radicale de l'ÉterneljudaTque, ou publiée Freud précisait les conditions méthodologiques de ce
-,
dans la façon dont Freud interprète l'ceuvre d'art, une spiritualité qu'iI n'envisageait alors que comme une << étude de caractère » :
presque abstraite doit triompher de la primarité des sens ou des ins-
« Pour être fondée, une étude de caractère a besoin de s'appuyer
tincts. Pour s'opposer à l'art qu'il dénonçait comme sensualiste,
sur un matédel sûr, mais rien de ce dont nous disposons concer-
Michel-Ange avait défendu le principe de 1a « saisie par 1'æi1 »,
nant l'homme Moïse ne peut être considéré comme sûr. Nous
oculi captare. Freud, tout en insttumentalisant la signification de la
avons affaire à une tradition qui provient d'une source unique,
qu'aucune auûe ne vient confirmer, une tradition probablement
47. Voir Jean-Joseph Goux, << Moïse, Freud, la prescription iconoclaste ", les
Iconocltstes, Paris, Seuil, 1978 ; Sarah Kofman, « Un autre Moïse ou la Force de la 51. En mars 1933, Hilda Doolitfle, une poétesse américaine, vint suivre une cure
loi >,, L lmposture de la beauté, Paris, Galilée, 1995, p. 51-73 : Jackie Pigeaud. chez Freud. Elle lui raconta << qu'avant de savoir lire, elle regardait les illustrations
L'Art et le vlvarzr. Pæis, Gallimard, 1995, p. 324-343 (Coll.: << Essais »). de la Bible de Gustave Doré, posée à plat sur Ie sol. Elle s'identifle altemativement
48. Dans une lettre adressée à Amold Zweig le 30 septembre 1934, Freud écrit : avec Ia princesse égyptienne, avec le bébé Moïse, puis avec la sæur de celui-ci.
. En face des nouvelles persécutions, on se demmde de nouveau comment le Juif est Mirim. Ses rêves sont remplis de symbolismes classiques et bibliques. [...]. Selon
devenu ce qu'il est et pourquoi il s'est attiré cette haiue éternelle. Je trouvai bientôt elle, vers la fin de la première série de sémces, le professeur lui demmda si elle était
la formule. Moïse a créé le Juif, et mon travail reçut le titre '. L'homme Moi:se, Lm l'enfant Miriam qui, dans Ia gravure de Doré, r€stait à moitié caché dans les roseaux
roman historique », Sigmund Freud, Arnold Zweig. Correspondance, 1927-1939, du fleuve, observant le nouveau-né.qui devait devenir le chef d'un peuple captif et
Paris, Gallimard, 1973,p. 129 (le éd, Francfort, 1968). fondateur d'une nouvelle religion. A travers ces séances, les principaux thèmes que
49. L'homme Moilse et la reLigion monothéiste, Paris. Gallimard (Coll : « Folio Freud développera dans L'homrne Moïse sott présents », Théo Pfrrmmer, Freud
essais »), 1986, p. 21 I [e éd., Londres, 1950]. lecteur de Ia B ible, op.cit., p. I I.
50. Comme le Moise de Rembrandt dont Freud possédait une gravure : r'oir 52. Qualifiant cette reconstruction historique de << scénario,,, Yerushalmi
Sigmund Freud's Jewislt Heritage, Binghâmton, State Uoiversity of New York, et convient que. « si le passé nous maintient dans sa sujétion, il est aussi ce dont nous
Londres. Freud Museum, 1991. rrous nounissons », Le Mol:se d.e Freud, op. cit.,p. 152.
84 CHRISTIAN DELAGE Cinéma., enJ'ance de I'ltistoire 85

fixée trop tardivement, présentant des contradictions internes, en scène et un décor identiques. Enfin, un troisième procès devlail
sans doute maintes fois réélaborée et déformée sous f influence nous montrer Harry Powell mis en accusation par John pour le
de tendances nouvelles, une tradition, enfin, qui s'est intime- meurtre de sa mère : or. si la scène est filrnée dans le même axe que
ment entre-tissée aux mythes religieux et nationaux d'un les deux précédentes, nous ne voyons ni Powell ni le président du
peuple. » 53 tribunal, mais seulement .lohn. En observant de plus près la
composition du décor, on repère que le portrait de Lincoln est placé
Dans les remarques conclusives qui ponctuent la fin du troi-
ici juste derrière lui 56, de telle sorte qu'i1 se trouve r:ccuper la
sième chapitre du livre, « Moïse, son peuple et la reiigion mono- *
place du juge, dans la siluation de pouvoir condamner Porvell et
théiste », Freud expiicite la signification du meurtre de Moise par
peut-être, à travers iui, son propre père. l\,lais, tandis qu'on lui
les Juifs par une analogie entre judaïsme et du christianisme et re-
s4' demande de désigner le coupable, i1 reluse, en se rélugiant dans un
Iève « l'antique ambivalence inhérente au rapport avec le père »
mutisme à la fois contrâint et volontaire. Il n'y a pas vraiment
d'écart ou de contradiction entre les deux registres de la religion et
de la justice, dans la mesure où l'« autorité » de la parole y
est à chaque fois mise en question : par abondance des récits dans
l,a médiation de I'histoire un cas, pâr sécheresse de i'énoncé de la loi dals l'autre 57. Le mu-
lisme de John agit ici comme révélateur du surgissement, dans la
conscience d'un personnage de fiction, d'une vérité bientôt mise en
Dans le film, il y a un plan de répétition, comme pour les scènes
55 ou le croisement des histoires de I'orme par ia médiation de 1'histoire.
d'ârrestation des deux << pères >>
Cette scène où 1a parole t'ait défaut, nous en avons déjà été Ie
Pharaon et d'Hérode, qui est assez troubiant: un premier procès
témoin lors de la sournission de John au discorrs d'autorité de son
voit Ben Harper condamné par un tribunal, dont le président est père. Cependant, la siruation iuverse se produit?galement: dâns les
assis sous un portrait de Lincoln' Un deuxième procès voit Harry jeux avec sa soeur, c'est lui qui commande sa parole, tandis qu'il est
Powell également condamné par le même tribunal, dans une mise
choisi pour prêler un serment 1'engageant à vie. L,eur complicité
respecte déjà une répartition des rôles à venir : avant même que son
53. Der Mann Moses : Ein htstorischer Roman^ manuscrit daté du 8 septembre père le lui demande, John se sent responsable de sa srnur. Il 1'aide à
i934. Archives Freud, Bibliothèque du Congrès' \Yashington. D C , p 2, cité par chausser sa poupée. mais surlout il I'aide à parler :
Y ertshalm\, Le Moise de Freud. op. cil., p. 53.
54. < Son contenü principal était sans doute la réconciliation avec l.)ieu le Père' John : Dis ii Miss Jenny de resîer Iranquille !
l'expiation du crime commisà son égard, mais l'autre versant de.la relation affective - Pearl : Reste tranquille, Miss Jerut\' !
apparut en ceci que le Fils, qui avait pris l'expiation sur lui' devint Dieu lui-même à -
.àie du pèr", et àu fond à là place du Père. Issu d'une religion du Père, le christia-
nisme devint une religion du lils. Il n'a pas échappe à la fatalité d'avoir à écarter le
Peu de temps après le dépan de leur père, alors qu'ils s'apprê-
Père>,, L'lzomme Màtse et La religion monothélste, op. cit.' p 243 Plus qu'un tent à dormir dans 1e même lit, Pearl, déjà couchée, interpelle son
refuge des désirs exprimés à cet âge. Paul Ricæur voit dans l'interprétation frère :
freuàenne de la religiôn une fonction de consolation : « C'est par là précisément que
sa relation au désir est la plus manifeste. Tout s'orgaoise, on le sait' autour
du noyau
patemel. de la nostalgie du père. La religion est fondée biolog-iquement dans la 56. Sur l'instrumentalisation des représeûtations de l,incoln dans la mémoire
iituation de dépendanie et de détresse qui caractérise la seule enfance humaine La publique américaine et leur signilication religieuse. voir Nicl< Brou,ne. « Relire
névrose qui seit maintenant de référence est celle que traverse l'enfant et dont la Young Mister Lincoln
'>.
Raymond Bellour, dir., le Cinénta anéricsirt- Anal*e de
névrose di I'adulte est une résurgence spécifique au lerme d'une Ptlase de latence' -,4/rm, Paris. Flammarion. 1980. tomc I, et, du même àuteur. « Politique de la iorme
De même, la religion est la résurgence spécifique d'un souvenir pénible' que narrative
". Retoir HolLyu,,ood, la nout,elle critique andri<.aine, présenté par Noèl
l'explication ethnologique permet par ailleurs de relier à un meurtre primitif qui Burch. Paris, Nathan. 1993, p. 17-86 (le éd.. Witle Angle, vol. III, n" 3, 1980).
serait à l'humanité ânÈrieure ce que le complexe d'Oedipe est à I'enfance de 57. S'interôgeanl slr I'évolution de 1a relation de I'historie[ à ses lecteurs. Paul
l'individu,, De I'iLûerprétatian. Essai sur Freud' Paris' Seuil, 1965, p 555-556' Velne souligne que « l'hâbitude de citer ses aùaorités. l'annontion savanre. n'a pas
55. Dans les familles photographiées par'Vy'alker Evans pout Fannotrs Men, éré une invention des historiens. mais vieût des controverses théologiques et de la
J. A. Ward effectue un rapProchement entre deux pères et une femme tenant un prâliqùejuridiqse, où l'on alléguair l'Écriture. ies Pandecres ou ies piéces du pro-
enfant dans ses bras - qu'il compare à la représentation sculptée Ce la Vierge à càs >', I-cs Çrecs otrt-ils cru à Leurs n_ythes ?, Pari:. Seuil, 1983. p. 23 (Cloil. :
I'enfant Amer ic an S i lence s, o p. cit., p 15?- 1 51. '. Points Essais »).
-.
CHRISTIAN DELAGE Cinénm, enfance de I'histoire 87
\6

P:arl . Rctconte-moi une hisfoire, John, la barque et de 1a rivière: quelques semaines auparavant, il avait
- convaincu son oncle de réparer une barque qui appartenait à son
,1..:rr. après un moment d'hésitation, tisse les fils d'un récit à
père. À 1'abandon depuis longtemps, celle-ci était amarrée juste à
pe:r,e dénarqué de ce qui vient de lui ariver :
côté de 1'ancien embarcadère où Birdie avait installé sa maison
flottante. La barque comme la cabane sont des vestiges, des traces
- -lrhr '. It érait une fois un bon roi. Il avait un fils et une fille. d'un passé désormais rér,olu : 1e temps où Birdie pilotait l'un des
E: :.:'.itatent tous dans un château au fond de I'Afrique. Un
ces steamboats qui continuent de descendre I'Ohio, sans s'arrêter
.,:,:rr. ce roi t'ès gentil fut emmené par de méchants hommes.
.\'.i':'t tie partir Très loin, il dit à son fils de tuer ceux qui désormais à Cresap's Landing, mais en faisant toujours retentir son
a ss().:eraietlî de voler son trésor... sifflet 58. Pearl, apeurée, après avoir hésité à partir, ne résiste pas au
sommeil qui 1'envahit: eI1e se laisse cependant traîner par John
Purs. alors tient debout devant le mur de la chambre où
qu'il se
jusqu'à ia rive. Sur la barque, les rô1es sont un instant renversés
:lrte l'ombre du réverbère, il voit une autre
:
ombre imposante se
John s'allonge et s'endort. Peari se met alors à chanter:
cessiner sur 1a sienne. I1 s'agit du Prêcheur, qui s'est accoudé à la
banère. der-ant la maison. Les enfants ne Ie connaissent pas en- Pearl '. Once upon a time there was' a pretty;fly...5e
-
.'ore : s; cette figure laisse imaginer une forme quelque peu inquié- Pourquoi, sur la barque, John cède-ril la place à Pearl, à sa
tante. le personnage lui-même semble bien inoffensif : voix, à son chant ? Le chart et la parole se répartissent-ils des rôles
John : C'est iuste un homme ! différents, interchangeables, dans le passage de l'enfance à I'âge
- d'homme ? Le cri terrible poussé par Powe11 quand ii voit les en-
Cependant. le secret de ia cachette va s'avérer de plus en plus fants lui échapper a-t-il provoqué une sorte de torpeur chez John ?
à préserver : ayant entendu Ben Harper évoquer dans son
difiicile Pourquoi, à la fin du film, cette inhibition de John à s'exprimer de-
sommeil un trésor amassé, le Prêcheur avait déjà tenté en
- vant Ie tribunal ? 60 On peut étendre l'inteÂogation aux deux
r ain de le faire parler. À l'egard des enfants, il s'emploie suc-
- << pères >> : que vallt la parole de Harper, qui va longuement s'a-

cessirenent. la nuit venue, à les séduire par }e chant, puis 1a pa- dresser à son fiis avant d'être arrêté ? Que vaut celle de Powell, un
role :
« prêcheur >> dont seuls 1es chants, et non les paroles, sont d'authen-
P6nell lchantant) : Leaning... tiques textes religieux ? Devant la maison de Miss Rachel, il se met
- à nouveau à fredonner Leaning: 1a force d'attraction du chant est
Psrrell (parlant) : Chil-dren !
- telle que Rachel se met aussi à entonner le refrain, sa voix et celle
-\près avoir résisté aux pressions du Prêcheur, et au cours de la de Powell se mêlant et se répondânt de manière troublante 61.
fuite hors de la maison familiale, John sembie en mesure d'assumer
une responsabilité née de la défaillance parentale, mais bute sur la
mise en récit des événements qui surviennent. Pearl se plaint du 58. Davis Grubb s'érend longuement, dans la lettre écrite à Charles Laughton
(« Letter from Davis Grubb to Charles Laushton, April 19, 1954 ». op. cit.), sur
froid. de la faim. John a compris qu'ii faut partir, mais i1 n'arrive l'inrportance de ce sifflet du steantboqt.
pas à lui erpliquer pourquoi : 59. Sur Ia musique de La Nuit du chasseLtr, r,oir le bel article de Jean-pierre
Berthomé, « Deux voix dans 1â nuit », Posild n' 389-390, juillet-août 1993. p. l4g-
- John : Si I'on reste ici, quelque chose de terrible va noLts 153.

arriver. 60. Ce balancement entre le chatrt et la parole est également révélateur d,une
étâpe de la sexualité de John. entre narcissisme et découverte de l,autre, donr on peut
Pearl : Papa Pov,ell ne prendra pas soin de notts ?
- supposer qu'il va sortir émancipé. au contraire de la plupart des personnages adultes :
\\'illa est décrite par Davis Grubb comme vivant sa sexuâlité de manière coupable.
John '. Non. iLtstement, non.
- Pearl : Ori "-a-t-on, John ? " entre le fil d'or de l'âme et le fil écarlate de la chair » ; quant au prêcheur, son im-
- puissance manifeste s'allie évidemment
- entre autres, à Robert Mitchum
John : Quelque part. Je ne sais pas encore où. -qrâce, -
- à un grand pouvoir de séduction.
61. On retrouve ce mélange de deux voix autour d'un enfant dans I'opéra de
11 prend donc f initiative de la fuite, et se réfugie chez i'oncle
Benjamin Britteî. The Turn of the Screw. Pour Carole Desbarats, « I,arme choisie
Birdie, - mais celui-ci est ivre, frappé d'une sorte d'auto-cuipabi- par Lillian Gish pour protéger John et les autres enfants ne serait autre que le respect
lité devant 1a morl violente de Willa. Soudain, John se souvient de lu sacré : 1à où le chasseur envoûtait enfants et spectâteurs par uae mélôpée
Cinérua, enJànce de l'histoire 89
88 CHRISTIAN DELAGE

derrière assimilait et mémorisait très vite ies textes de la Bible qu'il


Quant au << père )> du fi1m, que penser du masque théâtrai entendait lire régulièrement quand il servait la messe à l'école Saint
lequel se cache la voix de Laughton lorsqu'i1 1a met au service de 1a
Andrew e. C'est d'un chapitre de L'Ecclésiastique qu'il a tiré le
lecture de 1a Bib1e, pas seulement à la radio, mais aussi dans des
titre du livre écrit avec Walker Evans 65 :
lieux de culte ? 62 Mettant en comparaison le Moi'se de Freud et
celui de Schônberg, Moses und Aron, Yerushalmi observe que 1'o- << Faisons donc 1'éloge des hommes glorieux.

péra, entièrement construit sur l'opposition des deux frères, a fait De nos pères par Ia généraiion.
"
de MoÏse un rôle parlé, réservant le chant à Aaron, la parole deve- Avant de procéder à une mise à distance des récits, des mythes,
nant ainsi « 1'équivalent symbolique de f incapacité d'expres- ou des textes religieux, i1 convient de les répéter, de se les figurer.
sion >, 63.
de les donner à voir. Laughton sait bien que ses lointains ancêtres,
On retrouve cette répartition des rôles entre John et Pearl, dans en arrivant en Amérique, n'ont pu entièrement se défaire des atti-
un imaginaire partagé entre le masculin et 1e féminin, 1e patriarcat tudes, des comportements, des systèmes culturels hérités de
et le matriarcat. Dans leurs relations, la tension entre 1e chant et la I'Ancien Monde, même s'ils étaient portés par ia volonté pionnière
paroie naît du contraste entre 1a difficulté de compréhension de de construire une société nouvelle. S'agissant de son propre passage
leurs propres aventures et la réappropriation spontanée des
à la mise en scène, l'acteur est nourri de références européennes
souvenirs transmis par l'onc1e Birdie ou des histoires évoquées par (Caligari, Murnau), autant qu'américaines (Griffith) 66. C'est pour-
Miss Rachel. Celle-ci leur permetfia de se raconter devant un autre, tant ce que lui reprochera François Truffaut dans une critique assas-
de prendre conscience de la distance, de 1'écart qtle pelmet ie
sine de la mise en scène de La Nuit du chasseur, qui, selon lui,
langage : 1'enfance de I'histoire. c'est précisémeût ce moment où « oscille du trottoir nordique au trottoir normand, s'accroche au
nous croyons aux récits qui nous sont racontés sans nous poser 1â
passage au bec de gaz expressionniste en oubli4nt de traverser dans
question de leur authenticité ou même de l'autorité des instances
les clous plantés par Griffith >> 61. De l'ens*emble d'éléments-
qui ies construisent ou les diffusent. James Agee, qui avait perdu
son père à 1'âge de six ans, avait trouvé dans la parole religieuse
une forme de consolation et d'ouverture au monde : i1 semble qu'i1 64. Voir Ross Spears et Jude Cassidy. dir., Agee, His Life remembered, *.ith a
Nmative by Robert Coles. New York, Holt, Rinehan and Winston, 1985. p. 28.
elle va passer à une noire 65. L Etclèsiastique. cl.apitre XLIÿ. La Bible. L'Ancien lestament, édition
sensuelle
- Leaning, Leanin7... - sur deux blanches, publiée sous la direction d'Edouard Dhorme, Paris. Gallimard, Bibliothèque de la
pointée croche suivie de trois noires, ce qui va lui permettre de chanter' e1le. un texte
Pléiade, 1961. p. 1858. Dans ce chapitre esr développée I'idée que « les actions
àifférent sur la même mélodie . Leaning or Jesiis, pour rejoindrc ensuite à 1'unisson justes des hommes de miséricorde,, ne peuvent être oubliées :
celui qu elle révèle ainsi, après ces deux mesures, être un prêcheur ou. si l'on veut, « Avec leur descendance il demeure.
un héÉtique ». « Au cinéma, la nuit. le mal >', Question de, n" 105, 1996, p.236 4
Le bon héritage que sont leurs rejetons.
la différence des hymnes. comme Bringing in the Sheaves ot Waiting for tlte Dans les alliances Ieur descendance se fixa.
Horresr. lecantiqueLeaning,leaningotttlæeverlastingarmsesttoujoursenrogue
Et leurs enfants grâce à eux.
dans 1es églises piotestantes de Hadem, à New York, où iI est interprété en chæur à "
66 . La polarité entre chalt et pmole peut aussi se comprendre comme la tension
f issue de l office du dimanche. entre la mutité originelie du cinéma
61. C est pendant le tournage de CaPtain Kidd, en 1945. que Laughton accepte - d où la musique n'était pas absente
rivée du parlant. laughton se souvient ainsi de la manière dont \Iurnau donnait à
- et l'âr
de faire des lectures de la Bible, en particulier chez le Dr' Remsen D. Bird, président
<< voir >> ou à « entendre » clans L'Aurore les sentimetrts de ses personnages ou com-
de l Occidental College à Eagle Rock : * Nous, hommes d'église, déclarait le révé
ment. dans Les Dk conunantlements. Cecil B. DeMille essaie de trouver des équiva-
rend Graham Hunter (Fullerton. Californie), avons fétichisé Ia Bible. Mais vous,
lences visuelles au texte de la Bib1e.
Yous la transfomez pour en faire des histoires solides. lene à terre, où il est question
67. Arts,23 mai 1956. « Je ne comprends pas, explique Serge Daney, comment
des gens er \ous montrez comment elles sônt en prise directe aYec la vie quoti
les Calrlers o[1 fait pour le râter à l'époque. comment Truffaut n'y a rien vu [...]. Le
dienne. , Charles l2ughton, quant à lui, s'expliqua de cette manière ; " Jésus-Christ
f,lm de Laughton est d'une profonde étrangeté. L'innocence n'y exisre pas encore
n était pas une femmelette et la parole de Dieu, ce n'était pas de l'eau de rose' mais
parce qu'on est, semble-t-il, avant la naissance du bien et du mal. Le personnage de
du soliàe pour ries hommes qui en ont I >r, Florabel Muir. « An Actor lliscover The
Lillian Gish n'est ni une mère. ni même une grand-mère, elle se contente de veiller.
Brble ". SatLtrda-'- Eÿening Post,24 novembre 1945. vol. 218, p. 11 et p. 47.
EIie est comme le pré-générique d'une espèce encore en souffrance : I'homme. Pour
63. Yosef Halim Yerushalmi, « Le MoTse de Freud et le Moïse de Schônberg'
la deuxième fois (la première. c'était Griffith). Lillian Gish est âu début de quelque
Des mots, de f idolâtrie et de la psychanalyse»,41econférence en hommage à
chose. Il y a une cosmogonie dans le film : l'homme n'est pas achevé. Ia femme non
Sigmund Freud prononcée à l'Académie de médecine le 16 avril 1991 devant le
plus^ elle flotte entre deux eaux. " les enfants ", c'est encore trop vite dit : la petite
Nw York Psychoanalytic Instiute, ae Débar.t" 73,jmvier-février 1993, p.43' fille n'est absolument pas le petit garçon. rien n'est définitif. '' il faut voir '' ce que

,; ,,;lt1,ffi'
CHRISTIAN DELAGE Cinéma, enfance de l'histoire 9r
90

sources d'où il a tiré l'écriture du fi1m, 1e réalisateur n'a-t-il com-


raideur des slâlues romanes puis, annonçant sa prochaine
;
déchéance. sa désacralisation le plorgeait dans un monde profâne,
posé qu'une sorte de co1lage, traduisant une inspiration d'emprunt ?
donnant des âccents presqlle humains à l'expression d'une terreur
dépourvue de toute force réelle . Dans le film, si la Passion du
Christ crucifixion et descente de croix est évoquée par les
- -
mâins menottées, le corps tordu pour faire tomber à terre Powell, 1e
La melitzah de La Nuit du chasseur
sâü9, comment ne pas songer àla Pietà de Michel-Ange en voyant
N,Iiss Rachel tenir John ér.anoui dans ses trras ? 6e. Pour James

Dans Deuil et mélancolie


68, Sigmund Freud définit 1e deuil par Agee, cette expérience fut presque vécue personnellement,
au début de l'été 1923, à travers une crise spirituelle qui marqua la
la nécessité de composer avec la perte de I'objet aimé. L'histoire ne
pouvant ér,iter Ia négociation avec Ies souvenirs, 1a question est de
fia de son identilication obsessionnelle avec Jésus : c'était un jeudi,
vcilie du vendredi saint, à §aint Andrew. où 1es é1èves avaicnt
savoir où se trouve 1a frontière entre le trop ou le pas assez, le
couauttre de veiller toute la nuit en mémoire de la queslion posée
ressassement ou au contraire la fuite. La réponse est à chercher
par Jésus à ses disciples {« Ne pouvez-vous donc pas me veiller du-
dans la fonction structurânte du récit, qui peut jouer du côté de 1a
rant une heure ? >>). Le matin, il se réveilla à quatre heures moins 1e
répétition et/ou de la reconstruction et qui, surtout, met les specta-
quart : « Il se rendit ensuite à la chapelle pour y prier et jeûner.
teurs ou les lecteurs à une place précise. Les multiples aventures
qui ponctuent la déambulation des enfants façonnent ainsi leur rapporte Laurence Bergreen, mâis lorsqu'il prit place. eut il
conscience qu'i1 ne croyait plus à ce rituei. 11 avail beau se concen-
identité en même temps qu'elles s'assembient dans un récit cinéma-
trer sur la mofi et 1a résunection cie .lésus, iI se sentit submergé par
tographique. Tout en répétant des histoires qui sont 1e fonds com-
un désir inépressible de se défàrre dcs atours de 1a religion et de la
mun de l'humanité, Charles Laughton les reconstruil en une narra-
momlitJ. Ler cierBes allunr.is sembllient .onrÂr.", ro"ut I'air de Ia
tion cohérente et originale. L'émotion que procure la vision de son
film n'est pas isolable de 1a manière dont est agencée f intrigue : en minuscule chapelle; il suffoquait. Quand son tour de veille s'a-
cheva enfin, i1 fut grandernent souiagé de descendre les marches de
dévoilant sa texture par des marques d'historicité, celle-ci peut
grès, de retrouver l'almosphère rafiâichissâilte du matin et d'inspi-
même nous conduire à une pensée réflexive, rationnelle. Si 1e film,
en tant que représentation, ne peut établi un.fait, à ia manière de rer profondémenl l'air du monde profane. >> t0 Cet événement est à
1'origine d'un récit, Tlæ Morning tr4;rilrlr. ori Agee évoque, à lravers
1'historien, 1es outils qu'utilise le réalisateur, dans ieur matérialité
un double de lui-rnême. RichrLrtl. sa propre erucifixion '1.
comme dans leur signification, possèdent néanmoins une grande
capacite heuristique.
L,'inteffogâtion commune à Grubb, Laughton et Agee nous
Dans la melitzah de La Nuit du chasseur, la cohérence du récit semble très féconde, quant à la répartition du profane et du sacré
provient de la manière dont se mélangent et s'opposent ie respect
69, De telles références à l iconogrâphie religieuse ne sont pas rares dans le ci-
du religieux et sa mise à distance. Ainsi, dans les croquis de Davis néma américair. nême 1à où on les aftend le noins : dans Tlte Roaring Twenties
Grubb, le personnage de Powell était d'abord par'é des atours d'un (Raoul Walsh, 1939). un ancien soidat qui s'dtait condujt cn héros lors de la Grande
Guene. puis s'était lancé dans 1a contrebancle d'alcool, esr ruinÉ par le knch boursier
Christ en maiesté, dans une figuration hiératique retrouvant la
de 1929. Sa mort. daûs les bras de sa maîtresse, est filmée comme une pierà. Le
jeune i\'lanin Scorsese s'en souviendra en réalisant l'un de ses premiers filnrs, 1r's
çadonne.Er.çadonnebeaucoup,.DevantlarecrudescencedesvoLsdesacsàtnqin' not.iust ÿou i\lilrro\ (196+).
L\on. \leaEditeur, l99I,P. i35. 7û. Janes , gee r a lfe, Nex York, E. P. Duttor lnc.. 1984. P. 28-29.
68. « Le deuil. expose Freud. est régulièrement la réaction à la perte d'une per- 71. < C'émir pendanr une de ces séânces prolongées et pénibles, à genou, que
sonne aimée ou d'une abstraction mise à sa place. la patrie' la liberté' un idéal, etc ", son esprit. rendu entre ses proprcs fabulations et ses efforts pour discipliner ses
Sismund Freud. Deuil et mélancolie, texte rédigé en l9l5 et publié de manière post- méditârions. s'érait plongé dms une vision du Christ crucifié, et il avait imaginé sa
rru"me en t946. Édition consultée '. Métapsychàlogie, Paris. Gallimard. 1995' p 146 propre crucihxion, D'ut c(eur erdent, il s'était demandé ce qu'il pounait jamais of:
(Coll. : o Folio Essais »). Un rapprochement est opéré Par Paul Ricæur entre ce texte frir au Fils de l)ieu qui avait taat fait pcur lui, et, soudain, au lieu de l'irlage du
et un autre de Freud, Remétnorqtion, répétitian. translaboratiort' poul mettre en Christ, il vit son propre corps clcué à la croir et sentit le poids des clous et ies éclats
évidence l'opposition entre la mémoire - répétition - et l histoire
de bois contre ses reins flagellés », kt Veillée du marjr. Paris. GF Flmrnarion, 1978
reconstruction , voit sttpra « Histoire et mémoire ». ei i988 pôür l'édition consultde, p. 74.
-
CHRISTIAN DELAGE Cinéma, enftutce de l'histoire 93
92

lants au ras des pis de vaches r-3. Le miracle du film tient dans cette
dans le siècle du cinéma, dans le passage de i'enfance à l'âge
double capacité du langage à structurer notre quotidien comme
d'homme, dans f idée d'Amérique. La religion n'est-elle pas pour
notre imaginaire : à f image de 1a vie même, coexistent 1es registres
Charles Laughton, comme poulJames Agee, Ie foyer le plus pro-
d'expression 1es plus simples de notre existence comme 1es réserves
pice et en même temps le pius contradictoire - pour assumer
- d'espérance 1es plus profondes.
une double exigence de transcendance et de rationalité ? Ici se trou-
verait explicitée la référence croisée à Moïse et au christianisme:
esthétique - le passage de f iconoclasme à f icône, de la non-figu-
ration à 1a transfiguration - et historique - les deux temporalités
opposées du judaisme et du christianisme, I'une prophétique'
L'ordre du temps
r2.
1'autre contemplative
Dans I une des plus beiles scènes du fiIm, quaud les deux en-
fants descendent ia rivière, 1e spectateur se laisse entraîner par 1a
À propos de la poursuite des enfants par 1e Prêcheur, Gilles
Deleuze, dans son analyse du fi1m. développe l'idée d'un
magie de la fantaisie : le ciel étoilé, l'eau calme. 1a barque qui des-
« étirement du temps >> : ce ne sont pas Pearl et John qui réagiraient
cend toute seule composent une sorte de féerie cinématographique'
à la « situation optique et sonore>> qui les entoure ou les surplombe,
Or, à plusieurs reprises. le rée1 s'insinue de manière presque triviale'
mais « un mouvement de monde » qui suppléerait au mouvement
La faim pousse d'abord les enfants à accoster devant une baraque
défaillant des personnages ra. Cet « étirement » corespond, à notre
oir une vieille dame distribue des pommes de tere aux jeunes vaga-
sens, au moment où, dans leur parcours, les enfants réalisent simul-
bonds. E11e les inteiroge :

tanément I'effectuation d'une expérience primordiale et sa mise en


La femme Où sortt t,os Parenf s ?
'.
récit. Cependant, une fois réfugiés dans le lbXer protégé de N1iss
- .lohn '. On est lout seuls.
- Rachel. entre les sollicitations de 1a ville et le rituel de NoëI.
La femme : Mmm... Partez, partea... Allez-vous'en !
- - entre profane et sacré , John, le premier, se dégage de son
imrnobilité et substitue son propre rnouvement à celui de la nature
Un peu plus tard, John, assis sur le bord de la barque. contemple
le bestiaire qui s'anime sur les berges de la rivière: après une ou du monde. Ce n'est plus 1e temps subjectif de sa conscience, et
chouette, voici une toftue qui s'avance : pâs encore le temps distancié de son être-au-monde: la barque ne
glisse plus sur elle-même, et John trouve une place qui ne l'enferme
John : On.fait de Ia soupe aÿec ! Mnis comment l'ouvrir ?
- Ça pâs, colnme la plupart des adultes qui l'entourent, dans des
La nuit venue, les enfants s'arrêtent pour trouver un refuge : alternatives simplistes : amour et haine (Prêcheur). plaisir et péché
(Willa), puritanisme et pen'ersité (le couple de commetçants, Walt
.Iohn : Ce soir. on dormira à terre'
- et icel spoon). nostalgie et autodestruction (I'oncle Birdie) 15. Pour
La grange dans laquelle ils vont dormir est un décor à 1a fois
très st),hsé, avec son jeu d'ombre et de lumière, ses lignes brisées 73. Comme le souligne juslement Jean-Pierre Befthoné, on réentend, quand les
empruntées à i'expressionnisme, et en même temps très naturel dans enfants s'arrêtent « pour écouter une mère invisible bercer son enfant avant de ga
son intérieur, avec ce travelling inattendu qui suit l'entrée des en- grer l'étable accueillante et ses vaches aux pis gorgés de lail ». Ia berceuse du début
du film qui invite au rêve (Dream, little one, drecun.) ; « mais la mère derinée
derrière 1a fenêtre ne chante plus le rêve mais la prudence (Huslt. lhtLe one, Hush.).
" Deur voix dans la nuit », op. clr.. p. 149.
14. « Le film unique de Laughton, Lq Nuit dil cltasseur, nous fait assister à la
grande poursuite des enfants par le prédicant: mais celui-ci est dépossédé de son
72. .
ContrairemeDt au temps prophétique du judaisme' temps vectorisé de
propre mouvement de poursuite au profit de sa silhouette comme ombre chinoise,
l'Histoire, temps orienté où se déploient 1es vicissitudes terrestres d'une nation et
tandis que la Nature entière prend sur soi le mouvement de fuite des entànts. et que
d'un peuple sous f impulsion de I'espoir messianique et de la conquêre de la Tene
la barque otr ils se réfugient semble elle-même un abri immobile sur üne île floltante
pro-ir",- le christianisme maintient le désir d'une verticalité essentielle ; il ou un tapis roulant ),. L'lmage-Tetnps, Paris. Minuit, 1985, p. 80-81.
la tentation contemplative, mystique, d'échapper au tumÙlte du siècle,
"r"ourug" 75. Très subtilement, le réalisateur ne vieillit pas de manière vlsrâ1e John à la fin
pour acc?der dans I'immédiat à un début de transfiguration », Jean Joseph Goux, Les
du film. soit physiquement soit mentalement. 11 suffit, après 1a prise de possession de
Iconoc lostes, op. c it.. p. 29.
CHRISTIAN DELAGE Cinéma, enJance de l'histoire 9s
94

vaincre 1'angoisse du temps cosmique de la nuit et bénéficier de e11e s'est abstenue de 1e faire pour John, qui continue à se diriger
l'irradiation de Ia lumière du temps calendaire, iI fallait une der- vers l'escalier qui monte à l'étage :
nière fois revoir en songe les fantômes du passé. Après la mort de Rachel : Ce sera agréable d'avotr dans la m.aison qwelqu'utt
son père. i'attention de John avait été attirée par la Yitrine d'un ma-
-
qui poi,rra me donner l'heure exacte !
gasin de brocante et d'antiquités. Une montre de gousset y brillait
John s'arrête sur une marche, fait briiler le verre de 1a montre en
au milieu d'un ensemble hétéroclite d'objets anciens. Pear1, qui
le frottant sur son tdcot, et se tourne vers Rachel :

l'accompagnait, s'était aperçue qu'i1 fixait cette montre de son re-


gard. El1e 1'avait alors interrogé Cette montre, c'est la pllts belle que j'aie iamais vue !
'.
:
- John
Rachel : Un garçon qui se respecte ne peut pas sùrtir aÿec
* Pearl '. Tuvas I'acheter, dis, John ? -
une montre détraquée qui ne marche pas !
John n'avait pas répondu. À 1a fin du procès du Prêcheur' on
John acquiesce en hochant la tête. Dans 1e script initial écrit par
avait entendu en voix off le juge permettle à John de rentrer à la
James Agee et Charles Laughton, il s'exprimait de manière plus
maison, puis f interroger, de manière presque indirecte :
16
explicite :

Le juge'. Et qu'est-ce tpte le père Noël va apporter à ce


- - John'. Je n'aurai plus iamais peur, maintenant ! J'ai Ltne
.ieune homme ?
montre qui marche ! J.'ai une montre qtri brtlle dans I'obscu-
Avant même que John ne réagisse, et qu'il se retourne vers elle, rité, !
Miss Rachet avait fait un signe au juge en pofiant 1e poignet à 1'o-
La conscience, puis la maîtrise du temps qui passe matériaiisent
reille, suggérant par ce geste qu'il s'agissait d'une montre. Dans 1a
ainsi le passage de I'enfance à l'âge d'homme, dans le refoulement
dernière scène du film, les enfants sont réunis pour 1a fête de Noel.
de 1a nuit et dans une durée qui confond les rytlünes de ia nature et
Depuis la cuisine, où e1le s'affaire aux fourneaur. lvliss Rachel ob-
de l'histoire. L'intimité, le repliement sur soi d'une longue déambu-
serve John, resté seul devant le sapin décoré : il contemple son ca-
lation 1ui ont permis de se débarrasser de son encombrant héritage
deau, une montre semblable à ce11e de la vitrine, qu'il porte à 1'o-
et de (re)trouver le sens, si ce n'est 1a réalité, de son roman familial.
rei11e pour en écouter 1e tic-tac. Puis i1 sourit fièrement, en regar-
« Le propre des hommes par râpport aux autres vivants >>, souligne
dant dans 1a direction de Rachel. I1 ne se dép1ace cependant pas
Giorgio Agamben, « c'est qu'ils ont 1a sensation du bien et du mal,
vers elle pour la remercier, mais passe derrière, tandls que Rachel,
du juste et de f injuste et des autres choses du même genre ; et 1a
visibiement émue, s'adresse à 1ui de manière presque indirecte. sans
communauté (,koinomia) de ces choses fait l'habitation (oikia) etla
que leurs regards se croisent r I'aimeni :

- Rachei : Cette montre a I'air bien agréable à écouter...

Après tout, c'est un << cadeau de Noë1 » et, même à son âge, une
douzaine d'années, John peut très bien 1e prendre comme tei: 1a ?6. Dans le roman. Davis Grubb établit un lien direct entre la Possession de lâ
montre et la transformation du travail de mémoire en travail de deuil : « John ne
montre, sans donateur ou premier propriétaire identifiable, semble trouva pas le sommeil avart un long moment marqué Par le tic-tac dans la nuit. Tapi
toute neuve. La dimension religieuse de 1a fête est soulignée par sous les couYertures mises l'une sur 1'autre, il contemplait sa montre pendue à la fi-
Rachel qui parle à voix haute, face à la camér'a. en interpellant 1e cel}e [...l. Puis il prêta attention à quelque ordre de sa mémoire. secret et oublié et
regarda I'endroit où, sur le vieux papier fleuri de la chambre à coucher. la lune jetait
Seigneur sur l'écart grandissant entre la douceur de cette tradition et son carré de lumière pâle à travers la vitre de la fenêtre [. .]. John se glissa hors des
la dureté de ces temps de cdse. Cependant, alors qu'elle a remis di- couÿertures dans I'air glacé et se faufila en frissonnant sur Ie parquet froid jusqu'au
rectement à 1'une des jeunes fi1les, Ruby, le bijou dont elle rêvait, rebord de la tènêtre. Alors il vit que la forme sombre était vraiment revenue, se te-
nant 1à comme auparavant. comme il savait la trouver. John leva un bras et le spectre
fit de même. Il contorsionna son corps de-ci. delà et leva les bras au-dessus de ia
tête et ses mains voletèrent, et le spectre imita le mouvement même de chaque doigt'
la montre, de créer un léger écart dans I'espace qu'occupe John dans le monde des de chaque boucle agitée sur sa chevelure en désordre. Alors John sentit le froid de la
montre pressée cotrtre sa poitrine n\e r>, La Nuil du chasseur, traduit de I'américain
adùltes
- la cuisine où s'affaire Miss Rachel - et le monde de l'enfance
où ies t'i11es sont montées pour défaire leurs cadeaux.
- l'étage
par Guy Le Clech. Paris. Christian Bourgois, 198 1, p. 28 1-282.
Cinéma, enfance de I'histoire 97
96 CHzuSTIAN DELAGE

crté (polis) » 77. Quand John prend personnellement possession de


Au terme de celte étude, qui nous a conduit à prendre ce film
cette montre, c'est âvec le sentiment diffus de disposer d'une liberté
comme un document historique, peut-on déterminer un invariant
dans la méthode d'enquête que nous avons suivie ? Autrement dit,
nouvelle qui efface I'absence dun véritable legs familial. Cette dis-
est-ce que I'analyse ainsi produite permet de proposer des outils de
tension du relais entre les générations renforce 1a conscience qu'il
va devoir assLlmer une responsabilité à 1'égard de son nouveau connaissance utilisables pour d'autres films et acceptables dans le
champ général des études historiques ? C'est souvent sur le pro-
foyer. et trouver ainsi sa plâce all sein de la communauté. Son
blème du statut de vérité du récit cinématographique qu'un obstacle
émancipation peut se mesurer à cet acquis: par son instrumentali-
surgit et un fossé se creuse entre cinéma et histoire. La relation qui
sation, ce cadeau est la promesse d'une entrée dans l'ordre du
peut être établie entre un film et la « réalité >> n'est pas différente
ternps. Ce n'est pas une parure, comme pour Ruby ; dans son
(relatifl anonymat, il ne rend pas son bénéficiaire rlépendant de ce- de ce1le existant entre un fait et un discours historiques. Reinhart
Koselleck rappeile que la question est aussi ancienne que les débuts
lui ou de cel1e qui i'a offert: pour John, c'est davantage le geste
de l'écriture de i'histoire : « Thucydide fut le premier à percevoir la
C'afTirmation d'une autonomie conquise. r,ecteur d'une sociabilité
qui se déploie à partir de la reconnaissance par les autres. par contradiction qui toujours surgit dès que 1'on compare i'histoire
réel1e à f interprétation et à la saisie discursive qu'elle engendre ; il
7'uutre,de son existence dans le monde et de son identité sociale. 11
a vu que cette différence est tout simplement constitutive de l'expé-
ir a là comme une répartition invisible du sacré et du profane. entre
rience de I'histoire en général » 7e. Si le film, davantage qu'une re-
Noël et le jour de l'an : per,rt-être s'agit-il d'une étrenne. au sens
propre, un << cadeau à titre d'heureux présage » ? présentation, est bien un récit historique, c'est qu'il relève d'une
catégorie génélale et non d'un genre particulier, ostensiblement 1ié
Ce à quoi John s'est trouvé confrouté est autant l'Amérique
dans une période particuiièr'e de son l-ristoire
à la reconstitution d'une période ou d'un fait, ou à la mise en
- les années trente - évidence d'un contexte. Son historicité tient à ce qu'il est à 1a fois
que ies catégor'es universelJes du mythe, du religieux, ou du rite de
passage à l'âge d'homme. A un moment du film, ie chasseur qui le le produit d'une idée et d'une pratiqlre portées ah langage cinémato-
graphique, ouvrant ainsi la voie vers une mise à distance et une anâ-
-, et dont il se de-
poursuit à pied, à cheval ou même en train
- lyse argumentée.
mande s'il lui arrive de dormir, perd, lors de la fuite des enfants sur
la rivière. la trace de leurs empreintes, dans une nature elle-même Quand John Ford, par exemple, inscrit dans le désert de
détachée de tout lien avec un ordre historique. Powell dispose ce- Monument Valley un parcours en sept films qui le conduit du su-
pendant d'une mémoire cognitive : il est comme le chasseur décrit rinvestissement mémoriel dans un lieu où i1 ne s'est rien pâssé
un désert situé aux confins de l'Utah et de l'Arizona - vers une
par Carlo Ginzburg, << le pretrier à raconter une /tistoire parce que -
lui seul était en mesure de lire une série d'événements cohérente reconstruction historique - la violence fondatrice de la nation
américaine problème n'est pas tant de savoir s'il s'inspire ou
dans ies trâces muettes (sinon imperceptibles) laissées par les -.le
proies » '8. Lcr Nuit du chasseur, loin d'être un conte de fées hors non de fâits rée11ement survenus, mais comment i1 élabore un récit
portant une vision sensible de 1'histoire. À partir du faux ou du vrai,
du temps ou un poème sans logique narrative fofie, contenait dès
1955 Ia promesse de voir un jour un historien se l'approprier.
il crée une fiction s'assumant comme telle, et trouvant de ce fait. au
moins dans sa diffusion. une connexion âvec 1e rée1: les histoires
racontées sont si largement présentes dans 1a mémoire publique
71. Etfonce et hisloire. Destruction tle I'expérience ei origine .le I'histoire, tta- américaine que les manuels scolaires sont obligés de 1es prendre en
duit de l'italien par Yves Hersant, Paris, Pa.vor, « Critique de la politique ». 1989,
compte. Or un autre cinéaste. Michael Cimino, a repds, à la mort de
p. l3 (1e éd.. Giulio Einaudi. 1978).
78 « Signes. traces, pistes. Racines du paradigrne de I'indice Le Débat. t"6, Ford, en 19,13, cet acquis qu'on peut qualifier d'historiographique,
",
novembre 1980, p. 14. Faisanî référence at Moiie de Michel-Ange, Ginzburg évoque en étanl conscient que, de manière générale, « notre perception de
ce qu ont pu représenter pour le jeune Freud les écrits de Morell! : « I'idée d'une
méthode d'interprétation s'appuyant sur les déchets. sur les données marginales
considérés comme révé1ateurs. Ainsi. des détails habituellement jugés comme dé-
79. « \lutation de l'erpérience et changement de méthode. Esquisse historico-
pourvus d'importance- voire franchement triviaux et' bas ". fournissaient la clé
anthropologique », 1988. repris dans L'expérience de l'histoire, Pâris, Hautes
permettant d'accéder aux productions ies plus élevées de l'esprit humain ». /àia.,
EtudesiGallimard/Seül. 1997, p. 229.
p. 11 12.

,r§æ!.!æ!r-
98 CHRISTIAN DELAGE

l'Ouest a été façonnée plus par les films que par 1a véritable histoire Entretien avec Jacques REVEL
de I'Ouest » 80. Tout en voulant faire ceuvre de vérité, Cimino ne
renie pas ie pouvoir critique du langage cinématographique: au
contraire, il en exalte les vertus, en particulier celle de rendre per-
ceptibles dans ieur texture temporelle et leur emboîtement 1es muta-
tions lentes de 1'histoire, souvenl difficiles à saisir dans un texte
écrit. S'emparant, avec Heaven's Gate (1981), d'une micro-histoire
- Ia guerre du comté de Johnson survenue en 1892, dont la mé- UN EXERCICE DE DESORIENTEMENT :
moire n'est d'ail1eurs plus vive dans la population américaine -. BLOW UP
mêlant une recherche line de sources à la liberté de la fiction. il a
pris un double risque: celui, cinématographique, d'une écriture
déconstruisant les canons hollywoodiens de f identification et as-
sumant une visée narrative plus problématique que linéaire ; celui,
politique, d'affronter les clichés du rêve américain en montrant la
perte progressive, à la fin du XIX" siècle, de I'esprit des pionniers.
au profit d'un désenchantement des héritiers. 81
Dans l'æuvre de John Ford, que prolonge par une mutation celle Pourriea-vous présenter la démarche qui vous a amené à voir et à
de Michael Cimino, commê dans ie film unique de Charles revoir Blow Llp, en t(,nt que spectateur et en tant qu'historien ?
Laughton, le cinéma est une des formes de l'expérience de l'his-
toire: qu'i1 s'inspire des faits déjà exhaussés à la qualité d'événe- Les historiens s'intéressent généralement au cinéma à propos de
ments dans 1a mémoire savante, qu'il en propose une interprétation films qui ont un rapport direct avec 1a matière lllstorique. C'est 1e
s'aioutant à cel1es existantes et les trânsformant à son tour dans la cas, bien sûr, de ce que l'on nomme 1es « films historiques >>, quel
mémoire publique, ou qu'il précède l'historien sur des terres encore qu'en soit 1e statut. Mais ce n'est absolument pas le cas de Blow
vierges ou difficiles à conquérir, i1 tente, à sa manière, de s'appro- Ltp.ll y a même peu de films qui ont un rapport aussi fugitif, aussi
cher des lieux et des temps où se rencontrent I'intériorité de notre ténu, à l'histoire, quel que soit le sens qu'on donne au mot histoire,
mémoire et 1e processus de notre socialisation. que celui-ià.

Le rapport que ÿous avea entretenu avec ce Jilnt repose donc sur tm
paradaxe...

D'autant plus que ma lecture de Blow up a changé. Ou plutôt,


el1e a procédé par sauts. C'est un film que j'ai vu dès sa sorlie en
1967, un film qui m'a plu, a1ors, mais je ne saurais plus trop dire
pourquoi. 11 s'agissait sûrement de raisons purement cinéphiliques.
Car cette période, pour moi, correspond à un moment où 1e plaisir
de voir des films était impofiant dans ma vie de tous les jours' un
moment de grande consommation. J'ai ensuite presque totalement
oublié B/ow zrp, à 1'exception de quelques scènes fortes, telles la
80. Entletien âvec Bill Krohn, Cahiers du cinéma, n' 337,juin 1982. p. 101. procession burlesque du début, reprise à la fin, 1a longue séquence
81. Sur John Ford et Michael Cimino, voir Christian Delage, " Temps de l'his- centrale du parc, et la séance de jeu avec les deux jeunes groupies du
toire, temps du cinéma ». Vingtièrne siècle. Revue d'ltistoire, n' 46, avril-juin 1995,
p. 25-35. photographe (dont Jane Birkin). C'était une remémoration sans

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