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ESSAIS
La Légende dispersée
Anthologie du romantisme allemand
Bourgois, 1976 puis 2001
Le 20 Janvier
Bourgois, 1980
Le Paradis du sens
Bourgois, 1987
La Fin de l’hymne
Bourgois, 1991
La Comparution
(avec Jean-Luc Nancy)
Bourgois, 1991
Adieu
Essai sur la mort des dieux
Éditions de l’Aube, 1993 ; puis Cécile Defaut, 2013
Le Propre du langage
Voyages au pays des noms communs
Seuil, 1997
L’Apostrophe muette
Essai sur les portraits du Fayoum
Hazan, 1997
Panoramiques
Bourgois, 2000
Le Champ mimétique
Seuil, 2005
Le Versant animal
Bayard, 2007
L’Atelier infini
Hazan, 2007
L’Instant et son ombre
Seuil, 2008
La Véridiction
(sur Philippe Lacoue-Labarthe)
Bourgois, 2011
Sur la forme
Manuella, 2013
Changement à vue
(avec Alexandre Chemetoff)
Arléa, 2015
L’Ineffacé
brouillons, fragments, éclats
Éditions de l’IMEC, 2016
Saisir
Quatre aventures galloises
Seuil, 2018
RÉCITS
Beau fixe
Bourgois, 1985
Description d’Olonne
Bourgois, 1992
et « Titres » no 110
Tuiles détachées
Mercure de France, 2004
Dans l’étendu : Colombie-Argentine
Fage, 2010
Le Dépaysement
Seuil, 2011
o
et « Points » n P2888
Un arbre en mai
Seuil, 2018
POÉSIE
L’Oiseau Nyiro
La Dogana, 1991
Basse continue
Seuil, 2000
Col treno
(avec Bernard Plossu)
Argol, 2014
COLLECTION
ISBN 978-2-02-141192-8
www.seuil.com
www.fictionetcie.com
Titre
Du même auteur
Copyright
Avant-propos
I. L'imagement
1. Le travail du seuil
2. Envoi (ricochets)
3. La violence du temps fixé
4. La ville au fond du tableau et la maison dans la nuit
III. Déploiements
10. L'image, la paroi et l'accès
11. Station debout
12. Prairie, mur, lumière
13. Qu'elle est petite la marge, la margelle du puits où pourtant l'on n'est
pas tombé
1. Cf. supra.
2. Depuis que j’ai écrit ces lignes le livre avec les photographies d’Éric
Poitevin et le texte par lequel j’ai tenté de les longer a été publié aux Éditions
du Seuil en 2016 sous le titre Le Puits des oiseaux.
4. La ville au fond du tableau
et la maison dans la nuit
Ici nous touchons un point que les deux récits d’origine – celui,
fictif mais institué, de Pline l’Ancien et celui, fictif et imaginaire, de
l’art pariétal – nous aident à circonscrire si nous les entendons bien,
c’est-à-dire si nous parvenons à les extraire de la gangue destinale
qui les nimbe. « Le premier (ou la première) qui… » nous engage
sans doute et il engage toute l’humanité, mais sans le savoir ni le
vouloir. Au moment où les gestes qu’il fait convergent vers ce qui
sera pour nous le geste de l’art, il n’est pas tout l’homme ou toute
l’humanité, il n’érige aucun piédestal et n’institue aucune future
majuscule. Peut-être est-ce depuis ce socle et cette majuscule que
l’Homme, tout entier requis par une émotion narcissique
rétrospective, les contemple, mais de cela ils n’eurent cure :
Dibutade, à la lueur d’une lanterne, cherchait à conjurer une
absence à venir, les hommes de la préhistoire, à la lueur de
flambeaux, déposaient sur les parois d’un monde souterrain les
figures divines d’un dehors qui les hantait. Et ce que je crois, c’est
qu’entre ces scènes nocturnes discrètes, lointaines et même, dans
un cas, privée et la grande saga d’une histoire de l’art tout occupée
à légitimer son devenir par la fabrication d’une origine héroïsée, il y a
un véritable hiatus.
Dès lors ce sont des gestes qui viennent et non plus un seul
geste. Ou du moins la pensée de ce geste doit-elle se détendre, et
s’étendre à toute une chorégraphie de gestes et d’écarts, de ruses,
d’intuitions et sans doute aussi de ratages. Ce qui est convoqué de
la sorte, c’est peut-être moins la venue de l’art que la fabrication de
sa possibilité, que la constitution lente et sans visée, sans telos, de
son champ d’immanence. Par rapport à ce que sera ce champ, nous
sommes encore hors champ, dans un espace où rien encore ne
s’est fixé, et où la sphère esthétique comme telle n’existe pas
encore, ce qui revient à dire qu’elle est en train d’advenir et de se
constituer, mais via des gestes et des pensées qui ne pensent ni à
elle ni comme elle. Donc ce n’est pas l’Homme qui se dresse et qui,
fort de la station debout, du langage et de son pouce opposable,
s’en impose à lui-même et inaugure le grand récit de l’art, pour le
plus grand contentement de ses chantres tardifs. Autour des feux,
des cabanes, des campements, avec quelques outils, quelques
pigments, beaucoup de frayeurs et aussi de joies, une agitation se
produit, une agitation spirituelle, elle descend sous terre, emportant
avec elle des images, des affects et des gestes techniques qu’elle
essaye en broyant, en palpant, en crachant – en dessinant : de ce
qui se passe ou s’est vraiment passé on ne sait rien ou presque, on
ne peut que constater qu’il y a trente mille ans à Chauvet ont vécu
ou sont venus des hommes qui ont laissé ces traces et que des
traces de ce genre, dont on peut supposer de façon lacunaire les
circulations, d’un gisement l’autre, ont continué de se propager
pendant des millénaires, voilà tout, et quand nous rassemblons cela
dans un geste, alors que ce soit sans effacer ce caractère de
bricolage silencieux. Plutôt qu’à un brusque surgissement nous
devons penser à des sortes de feulements ou de frôlements, à une
venue lente et incertaine, peut-être extasiée mais certainement pas
triomphante.
Du côté de la jeune fille, bien plus tard et dans un autre monde,
nous devons pourtant là aussi rester très prudents. Le fait que ce
récit de fondation ait été fabriqué après coup par une histoire de l’art
naissante, que Pline l’Ancien déjà recueillait et récapitulait, n’oblitère
pas son intérêt documentaire et n’implique pas que nous devions
cesser de voir tout ce qu’il raconte en effet sur l’apparition de la
ferveur mimétique. Avec cette scène qui est d’abord une projection
et que nous pouvons donc rapprocher des différentes techniques de
mise à distance auxquelles le monde grec archaïque travaillait, que
ce soit dans les arts céramiques ou, de façon encore plus nette, du
5
côté de ce qui allait générer le théâtre , avec cette scène, donc, et
selon sa vigueur, ce qui s’impose, c’est l’ajointement d’une structure
avant tout sentimentale et d’un dispositif spatial : l’ombre projetée
qui libère la possibilité et le rendement de l’image préfigure l’art mais
sans penser à lui, et les efforts mêmes du père de la jeune fille pour
remplir d’un contenu figural moins évanescent le simple contour
qu’elle avait tracé doivent d’abord nous apparaître comme les signes
d’une volonté de finition d’essence artisanale. Or c’est justement au
sein de cette volonté, et dans le cadre de la pulsion figurale, que
quelque chose comme l’art a fini par être aperçu et qu’à l’ensemble
des moyens mis en œuvre par la technè est venue s’ajouter non une
plus-value, mais la ressource d’un vouloir autonome, différent dans
son principe. L’autonomie de ce vouloir, que nous rassemblons dans
un geste, s’exile sans fin de ce geste pour aller se diffracter dans la
multiplicité des gestes, des dispositifs et des réseaux qui l’ont
rendue possible. Comme aux temps préhistoriques, même si c’est
dans un tout autre cadre, et tout près du moment de conversion à la
valence proprement esthétique, nous devons remplacer l’irruption
par la lenteur, l’héroïsme par le bricolage et la dimension épique de
la naissance par la dimension empirique de la venue.
Il est remarquable que dans un tout autre cadre encore,
beaucoup plus tardif, celui des premiers temps de l’âge industriel,
l’apparition de la photographie ne fasse que répéter le même
scénario. Il y a bien là un « premier qui… » et, en la personne de
Niépce, il n’est même pas légendaire, mais à nouveau ce que nous
voyons c’est une agitation intellectuelle, c’est une aventure de la
curiosité, ce sont des tâtonnements, des avancées, une sorte de
vaste brouillon technique bricolé et de palimpseste figural s’étendant
sur des années, mais au sein duquel la volonté de chance qu’est
l’art n’est que pressentie. Les choses évolueront très vite, non sans
que le soupçon pesant sur la photographie – celui qui faisait d’elle
un art « mécanique » et donc, comme tel, dénué de véritable portée
artistique – se maintienne pendant longtemps. L’avantage de la
proximité de la découverte de la photographie est que nous pouvons
dans son cas restituer l’intégralité de la période de formation et
évaluer le temps qu’il aura fallu pour que soit pleinement identifiée
son adhérence à la sphère esthétique (et le caractère spécifique du
rôle qu’elle pouvait y jouer). Mais, là encore, le geste est une
construction de l’esprit, quand bien même il aura pu coïncider plus
tard, de façon d’ailleurs quasi lyrique, à la réalité de l’instantané et à
l’intuition conductrice de ce que Cartier-Bresson appela l’instant
décisif.
Ce que nous pouvons apercevoir alors, en récapitulant ces trois
moments ou ces trois montées – celle de la figuration pariétale, celle
de l’opération mimétique et celle du photographique –, c’est que le
geste, dont l’idée se maintient et qui se maintient lui-même comme
idée de l’art, ne nomme pas un fait génétique mais replie sur ce qui
est mémorisé comme un enclenchement l’essence de ce qui a été
enclenché. Du sein des opérations techniques, rituelles,
sentimentales qui entourent la production des signes et des images,
comme aussi du sein des pratiques ornementales spontanées qui
les accompagnent, finit par s’imposer une tension nouvelle, et c’est
l’ombre de cette tension qui se redéploie sur les origines. Les
réalisations du poïen cessent d’être simplement vécues à l’intérieur
de chaque pratique particulière comme les résultats d’une série
d’opérations ricochant les unes sur les autres, pour devenir elles-
mêmes les étapes et les scansions d’un voyage organiquement
tendu vers un but. Le poïen se met à se contempler lui-même et
s’envisage dès lors en tant que poétique, tandis que les formes,
traversées par la tension d’un but à atteindre, échappent au régime
de l’effectuation pure et simple pour devenir les moyens de cette fin.
Un nouveau régime de parution s’instaure, et c’est celui de l’œuvre.
D’une certaine façon, on peut dire qu’une innocence est perdue, et
que l’art est ce qui nomme cette conversion, cette perte.
En forgeant le concept de Kunstwollen, de « volonté d’art », Aloïs
Riegl a dégagé les conditions d’une perception plus claire de ce
renversement, mais sans doute conviendrait-il de dédoubler la
simple volonté d’art – celle qui dans chaque communauté
civilisationnelle concernée se développe au contact de ses gestes
techniques et de son poïen spontané – et de parler également, de
façon plus précise et plus historiale, de l’apparition d’une volonté
d’œuvre. C’est seulement à partir du moment où, capable d’animer
chaque moment de la création, ce Werkwollen devient dominant que
nous pouvons dire être pleinement entrés dans la sphère de l’art.
Cette sphère, qui est celle de l’intentionnalité, a contraint en
Occident la destinée des artistes à côtoyer l’impossible : immédiat
est le passage de l’apparition de la tension vers l’œuvre à la
conscience d’une essentialité impossible à atteindre et, comme telle,
sans fin repoussée et sans fin reconductible. Le tourment est devenu
la marque de fabrique de l’art, la marque de sa différence
revendiquée. Or ce n’est que dans l’espace de ce tourment que
l’idée d’un geste de l’art, à la fois originel, salvateur et définitif, prend
toute sa consistance. Vu depuis le tourment, depuis l’impossible
tension de l’œuvrer, le geste ainsi conçu ou aperçu est
l’enclenchement pur, la pure libération, il est, dans son pur profil
d’idée, le contraire d’un idéal à atteindre, il est le toujours-déjà
atteint, c’est-à-dire aussi, et dans les termes de Hölderlin cette fois,
le Reinentsprungenes, le « pur jailli » – l’énigme.
Cette énigme d’un geste pur se suspend en deçà et au-delà de
l’art, tant vers son origine – c’est ce que nous avons regardé jusqu’à
présent – que vers son avenir. L’énorme labeur du grand atelier tout
entier tendu vers l’œuvre et requis à sa tâche interminable
s’interrompt un instant et voit passer devant lui la singularité sans
reste d’un geste qui aurait le fini et le tranchant d’une incision.
Contrastant avec le mode astreignant d’une sorte de brouillon
perpétuel, le geste entrevu a le pouvoir de libérer de l’astreinte et du
labeur, le pouvoir d’une légèreté immense, et le prestige d’un
brusque accomplissement. Que la totalité de l’art (de ce qui veut qu’il
y ait de l’art et de ce qui est voulu à travers lui) puisse être donnée
par un trait soudainement décoché, telle est l’idée et peut-être
l’utopie du geste. Dans le conflit violent qui l’oppose à la sphère de
l’intention et à tous ses rituels, l’idée de geste s’ouvre à la vérité d’un
sens qui ne serait que jaillissement. Les termes de ce conflit sont
exactement ceux décrits par Benjamin dans ses écrits de jeunesse,
où figure cette assertion dont tout artiste un jour aura pu vérifier en
6
lui la résonance : « la vérité est la mort de l’intention », a t-il en effet
écrit, et cette formule il faut la lire telle qu’elle est et non pas, comme
on le fait souvent, en la renversant et en faisant dire à Benjamin que
l’intention est (serait) la mort de la vérité – énoncée dans le bon sens
(« la vérité est la mort de l’intention »), la formule de Benjamin ne dit
pas que l’intention, en tant que telle, fait ou ferait barrage à la vérité,
elle dit que la vérité, lorsqu’elle se présente, éteint ou éconduit
l’intention. Ce qui veut dire aussi que c’est du sein du travail
intentionnel que jaillit “pour de vrai”, comme disent en France les
enfants, le vrai. Le vrai qui, de ce travail, est la césure, l’interruption
– le rêve.
À cela et de cela l’art a répondu : de ce rêve d’un geste
immémorial, des échos se sont fait entendre, ils ont traversé notre
histoire récente et sont allés se ficher non dans notre mémoire mais
devant nous. Dans la littérature il me semble que le plus ancien de
ces échos est celui qui est venu avec l’élection du fragment à
l’époque du romantisme d’Iéna. Si d’un côté le fragment s’inscrivait
comme l’élément interchangeable et reconductible d’une sorte de
« brouillon général » (l’expression est de Novalis), d’ailleurs
d’essence collective, de l’autre il s’en va tout seul en direction de lui-
même comme un éclair ou encore, et c’est cette fois l’expression de
Friedrich Schlegel, « comme un petit hérisson », c’est-à-dire, malgré
sa petitesse ou peut-être grâce à elle, comme une intégralité. Mais
c’est sans doute avec l’allégorie mallarméenne du coup de dés que
l’effectivité du geste est atteinte. Souvenons-nous : « Toute Pensée
émet un Coup de Dés. » C’est là le dernier vers du poème, et sa
condensation : le poème a eu lieu, il s’est étoilé sur la page, mais il
recommence ou du moins il est prêt à rouler encore, pour s’arrêter à
nouveau en un point – comme un dé. Le coup qui est parti, qui a été
lancé, c’est l’Idée, et elle est entrevue au moment même où elle
s’éteint, il n’y a eu qu’un passage, mais ce passage a été la
traversée, une goutte d’absolu peut-être – la totalité de l’art d’un seul
coup, non pas une fois pour toutes mais une seule fois, et cette fois-
là, dans le sillage de ce qui n’est déjà plus. « Épouser la notion », tel
est le titre d’un poème que Mallarmé n’écrivit pas mais dont nous
restent quelques notes et l’idée. À travers cet infinitif qui est aussi
comme un mot d’ordre, on peut dire que c’est le programme même
de l’art qui est intimé.
Autre scansion tendue et sans doute même emblème de cette
volonté d’outrepassement de la volonté d’œuvre, le geste de
Duchamp lorsque avec les ready-mades il la libéra intégralement de
tout labeur et de tout climat d’atelier en l’éteignant dans des objets,
et dans quelques-uns seulement – on en connaît la liste et elle ne
pouvait pas être longue –, non pour les élire entre les autres et pas
même pour les inviter à une simple petite parade de neutralité, mais
pour avec eux, en se servant d’eux comme appuis, étendre jusqu’à
son abîme et son illimitation le geste de l’art. Posture où l’ironie
critique joue certes un rôle, mais dont la portée, on le sait, fut
immense, et d’abord parce que sa tension aporétique est telle qu’on
ne peut savoir s’il s’agit avec elle d’un absolu ou d’une extinction de
l’intention. Le maximal intégré au minimal, la vivacité d’un trait, peut-
être un trait d’esprit, tombant sur un objet. La totalité mince et
achevée d’un coup de dés qui a roulé et s’est arrêté là, et seulement
là. Ce que l’on peut apercevoir à travers le ready-made, en tant qu’il
condense la totalité de la tension et la neutralise simultanément,
c’est, pour l’art, la voie, sans doute impraticable à terme, d’une sortie
du régime de la production : dans cet autre régime, comme en
apesanteur, les œuvres de l’art ne seraient plus vraiment des
œuvres, elles seraient « sans pourquoi », comme la rose du pèlerin
chérubinique. Rejoindre le sans-pourquoi, atteindre à l’évidence de
ce qui est, sans plus et sans rien, telle est l’idée. Les traces que
nous ont laissées les premiers hommes sur les parois des cavernes
ou sur les rochers (comme par exemple sur le site désormais
fameux de Foz Côa au nord du Portugal), parce qu’elles vinrent au
monde tout autrement que comme des œuvres, nous font le signe
étrange de cette émancipation. Une émancipation originaire, c’est ce
qui a jailli, et c’est ce que l’art toujours veut rejoindre, chaque fois en
tout cas qu’il s’agit pour lui d’épouser sa notion.
1. Cf. supra.
2. Lettre à Champfleury, fin 1854, in Correspondance de Courbet, texte établi
par Petra ten-Doesschate Chu, Paris, Flammarion, 1996, p. 121.
3. S.M. Eisenstein, MLB. Plongée dans le sein maternel, traduit du russe et
préfacé par Gérard Conio, Paris, Hoebeke, 1999, p. 69.
4. Johann Gottfried Herder, La Plastique, traduction de l’allemand et
commentaire de Pierre Pénisson, Paris, Cerf, 2010, p. 118-119.
5. Ibid., p. 95.
6. Une grande lithographie de Gilles Aillaud, liée à son voyage au Kenya,
donne avec exactitude l’idée de cette frise formée par les processions
d’éléphants.
8. Sur le fil infini du dessin
Et c’est cette attention qui se voit toujours ou qui vient dès qu’il y
a dessin. Dessiner, on le voudrait, serait comme le synonyme d’être
attentif, et cela de quoi qu’il y ait eu dessin et même si le dessin n’a
dessiné que lui-même, pure ligne errante ou pelote de
circonvolutions. Par exemple nous serions à Sestri Levante, aux
abords de Gênes, en 1773, avec Fragonard pendant son voyage en
Italie. Il a vu la courbe du pont San Stefano enjamber le torrent, il a
identifié un paysage dont il a deviné d’instinct qu’il pourrait être un
tableau, mais à ce devenir rien n’est encore versé, ce que Fragonard
note et dénote, pianote, pourrait-on dire, ce sont des bouquets de
figures disposées dans le paysage : certaines sont en chemin,
d’autres, plus nombreuses, sont réparties immobiles sur les deux
rives, comme en une petite Prairie de San Isidro (il y a dans ce
dessin pâli le même effet de dissémination et d’élongation du temps
que dans le tableau de Goya). Peut-être Fragonard en a-t-il rajouté,
emporté par son bonheur, s’éloignant de la pure saisie, peut-être
aussi le fait que cette feuille ait été insolée confère-t-il aux figures
quelque chose de fragile, toujours est-il qu’à l’éphémère quelque
chose a été dit, que de l’éphémère – un instant – quelque chose a
été extrait, et que c’est cela qui est devant nous, comme une scène
pas encore installée, qui ne s’installera pas, restant latente quoique
survenue, à la façon d’un orchestre qui s’accorderait en
apparaissant et qui demeurerait suspendu dans cet accord.
Cet aspect non installé, ce mode qu’on pourrait dire être celui de
la survenance, j’en verrais le signe, mais dramatisé cette fois, dans
le tumultueux dessin de Géricault intitulé Les assassins portent le
corps de Fualdès vers l’Aveyron, un titre étrange pour nous mais pas
pour son époque, l’affaire Fualdès – autrement dit l’assassinat en
1817, à Rodez, de cet ancien révolutionnaire, dans des conditions
atroces et pour un mobile mystérieux mettant en cause, semble-t-il,
Louis XVIII lui-même – ayant longtemps défrayé la chronique. Idée
donc, comme pour Le Radeau de « la Méduse », d’un tableau
politique, idée qui porte le très nocturne dessin de Géricault, le plus
habité des différents dessins consacrés à cette affaire, qui ne sont
pas des variations puisqu’ils déroulent une sorte de suite narrative
(l’enlèvement, l’assassinat, le transport du cadavre, la fuite des
1
assassins ) : six hommes donc, vêtus ou dévêtus à l’antique, guidés
par l’un d’entre eux qui tient un fusil, transportent, en formant autour
de lui une sorte de ronde nerveuse, le corps de Fualdès, invisible,
dans un drap. À l’avant-plan, un autre homme, caché par un rocher,
est le témoin effaré de la scène. La nuit est lourde de nuages qui se
déchirent pour laisser passer la clarté lunaire tombant comme un
projecteur sur la scène. Rien d’immobile dans cette lumière, au
contraire, elle agit comme un coup de vent, et tel est bien le
mouvement profondément pictural de ce dessin qui, hâtif, se situe
comme une étape agitée – un relais de nuit – sur le long chemin qui
conduit, disons, de Girodet à Manet, de l’idéalisation romantique à
l’idée de venir apposer sans bruit la peinture tout contre la mort ou
contre l’événement politique. Mais il ne s’agit pas tant ici d’évoquer
la place de Géricault que de voir comment par le dessin son rôle
d’accélérateur hanté s’exalte et se confirme. Comment, donc, ici, par
ce sépia un peu lavé et promptement rehaussé de blanc, et par des
traits dans lesquels toute une mémoire remontant au moins à
Michel-Ange est engagée, comment un artiste identifie sa voie, en
assistant à ce qu’elle fait lever, qui est ce qui vient devant lui, venant
de lui sans doute, mais en s’objectivant ainsi : c’est en quelque sorte
le dessin lui-même qui est le coup de projecteur et qui agit comme
un repérage inquiet de la forme qui vient. Ce à quoi le dessin donne
vie, c’est à la venue elle-même, et l’on pourrait dire qu’il est comme
le souvenir d’une forme qui n’existe pas encore, qu’il est le contour
attentif et spontané de cet advenir de la forme.
Tendu comme ce nocturne de Géricault ou au contraire détendu
et léger comme la veduta ligure de Fragonard, le dessin entoure, ce
qui veut dire qu’il surfe, qu’il est le travail même de ce qui vient en
surface renouveler la surface, l’inscription. Le trait est l’agent fébrile
et décisif de cette avancée et ce qu’il procure comme sensation,
même arrêté, même lorsqu’il a été tracé il y a des siècles, c’est celle
d’une liberté que ni la peinture ni la sculpture (ni, aujourd’hui, les
environnements) ne peuvent donner, et c’est peut-être du côté du
dessin d’architecture que cette différence d’allure et même de ton
entre ce qui s’invente (se projette) et ce qui se construit est la plus
significative : à l’objet le dessin échappe, jusqu’à l’objet il ne va pas,
mais c’est ainsi, rivé donc à sa liberté, qu’il reste naviguant. Page de
carnet ou feuille séparée, il reste feuille, il est de son essence de ne
pas aller jusqu’à s’installer trop durement, et c’est comme s’il y avait
en lui – sur un mode différent bien sûr – un peu de ce caractère
indiciel qu’on a reconnu à la photographie. Non parce que le dessin
serait automatiquement indexé à un régime de report ou de
reportage (au contraire, il est aussi chez lui dans l’invention pure et
simple), mais parce que, même s’il ne montre rien d’autre que son
propre élan, il reste trace et tracé, tracement, faudrait-il dire. Ce qui
implique aussi que, sans qu’entre en jeu aucun fétichisme, il y a une
émotion particulière à tenir dans ses mains un dessin ou à l’avoir
sous les yeux : la peinture ou la sculpture que l’on voit sont bien sûr
de la main de l’artiste, mais beaucoup plus sensible et direct est ou a
été le contact avec le papier, entre la main, l’outil et la feuille, surtout
lorsque les caractéristiques de l’improvisation et de l’inachèvement
ont pu être maintenues. Il peut même arriver que l’on se retrouve
devant des tracés qui n’ont pris que quelques minutes voire parfois
quelques secondes – c’est le cas avec les dessins de Matisse,
surtout ceux exécutés au pinceau, mais on trouverait bien des
exemples de cela dans des couches plus anciennes de l’histoire de
l’art, aussi bien du côté du « peintre de la vie moderne » (Constantin
Guys) que de celui des védutistes et même plus haut encore et, bien
sûr, dans toute la tradition extrême-orientale. Ces quasi-instantanés
ont valeur de preuve ou de signature, c’est par eux que la nature
indicielle du tracement est la plus manifeste et c’est du côté de leur
brièveté et de leur efficace que le dessin rejoint, et c’est pour lui tout
un programme, l’écriture.
Engagé sous la forme d’une quasi-intégration dans les aires
culturelles où la tradition calligraphique est prégnante, le rapport
entre écriture et dessin peut se penser selon une déclinaison qui irait
de cette intégration, justement, à son opposé, là où le dessin,
presque évadé de sa propre tenue graphique et devenant une quasi-
image, ne tolère plus l’écriture que comme légende. Mais que l’on
regarde de près comment cela se passe, comment des transactions
se font sans fin du dessin vers l’écriture et réciproquement, dans les
carnets plus encore que dans les feuilles (Léonard de Vinci étant ici
l’exemplum absolu, mais je pense peut-être davantage à ceux qui,
quoique malhabiles – Linné pendant son voyage en Laponie,
Stendhal aux prises avec la topographie de ses souvenirs –,
recourent tout de même au dessin pour fixer quelques repères), et
l’on verra que ce qui est posé à nouveaux frais, ce sont les
questions du schématisme et de la mémoire, le papier devenant
comme un territoire que l’animal peintre et/ou écrivain marque à sa
façon, à dire vrai comme il le peut, en une sorte de quête infinie – et
l’on se prend à rêver ici d’enchaînements non linéaires, de marelles
et d’échos, de codex et de rébus.
Fil d’une unique pelote dévidé comme une écriture qui dessine et
rature, griffonne, gomme et suture, le dessin, même si chacune de
ses occurrences peut être datée, est un geste sans âge, un geste
toujours originaire et neuf. Je terminerai cette brève promenade à
travers les incidences du dessin par l’évocation d’un geste qui s’est
saisi de son essence, celui de Bernard Moninot lorsqu’il a eu l’idée
de confier l’affaire au vent : ayant attaché de légers calames à
l’extrémité de feuilles d’arbustes et disposé à proximité des appareils
munis d’une plaque de verre circulaire enduite de noir de fumée, il a
pu ainsi obtenir à volonté quantité de graphèmes directement
produits par les mouvements de l’air. Cette « mémoire du vent »,
comme il l’appelle, on peut y lire l’écriture d’une langue inconnue ou
les contours d’une forme à elle-même toujours évanescente :
acheiropoïètes, comme disaient les Anciens (c’est-à-dire non faits de
la main de l’homme), ces tracés sont des indications de ce que
dessiner devrait être : à l’origine de leur tremblé il n’y a rien d’autre
en effet que le mouvement vivant des souffles de l’air, c’est-à-dire la
vie, c’est-à-dire la fluidité du temps, c’est-à-dire encore cet
insaisissable flux que chaque dessin pourtant a cherché à rejoindre.
1. La déclaration entière de Dix-Ours est citée dans Dee Brown, Enterre mon
cœur à Wounded Knee, traduit de l’anglais par Gisèle Bernier, Paris, Stock,
1973, p. 312-313.
2. Madame de Staël, Dix années d’exil, Paris, Rivages poche, 2012, p. 218.
3. Sur Thomas Jones, on peut lire le remarquable essai de Lawrence Gowing,
L’Originalité de Thomas Jones, traduction de l’anglais et préface d’Alain
Madeleine-Perdrillat, Lyon, Fage éditions, 2017. Ainsi que mon livre Saisir
(Paris, Éditions du Seuil, 2018), dont toute la première partie est consacrée à
l’aventure humaine et picturale de ce peintre.
13. Qu’elle est petite la marge,
la margelle du puits où pourtant l’on n’est
pas tombé
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