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DU MÊME AUTEUR

ESSAIS

La Légende dispersée
Anthologie du romantisme allemand
Bourgois, 1976 puis 2001

Le 20 Janvier
Bourgois, 1980

Le Paradis du sens
Bourgois, 1987

La Fin de l’hymne
Bourgois, 1991

La Comparution
(avec Jean-Luc Nancy)
Bourgois, 1991

Adieu
Essai sur la mort des dieux
Éditions de l’Aube, 1993 ; puis Cécile Defaut, 2013

Le Propre du langage
Voyages au pays des noms communs
Seuil, 1997

L’Apostrophe muette
Essai sur les portraits du Fayoum
Hazan, 1997

Panoramiques
Bourgois, 2000

Le Champ mimétique
Seuil, 2005

Le Versant animal
Bayard, 2007

L’Atelier infini
Hazan, 2007
L’Instant et son ombre
Seuil, 2008

La Véridiction
(sur Philippe Lacoue-Labarthe)
Bourgois, 2011

Le Parti pris des animaux


Bourgois, 2013

Sur la forme
Manuella, 2013

Changement à vue
(avec Alexandre Chemetoff)
Arléa, 2015

Passer, définir, connecter, infinir


(entretiens avec Philippe Roux)
Argol, 2015

Le Puits des oiseaux


(avec Éric Poitevin)
Seuil, 2016

L’Ineffacé
brouillons, fragments, éclats
Éditions de l’IMEC, 2016

Saisir
Quatre aventures galloises
Seuil, 2018

RÉCITS

Beau fixe
Bourgois, 1985

Description d’Olonne
Bourgois, 1992
et « Titres » no 110

Tuiles détachées
Mercure de France, 2004
Dans l’étendu : Colombie-Argentine
Fage, 2010
Le Dépaysement
Seuil, 2011
o
et « Points » n P2888

Une image mobile de Marseille


Arléa, 2016

Un arbre en mai
Seuil, 2018

POÉSIE

L’Oiseau Nyiro
La Dogana, 1991

Blanc sur noir


William Blake & Co., 1999

Basse continue
Seuil, 2000

Col treno
(avec Bernard Plossu)
Argol, 2014
COLLECTION

« Fiction & Cie »


fondée par Denis Roche
dirigée par Bernard Comment

ISBN 978-2-02-141192-8

© Éditions du Seuil, janvier 2020

www.seuil.com
www.fictionetcie.com

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


TABLE DES MATIÈRES

Titre

Du même auteur

Copyright

Avant-propos

I. L'imagement
1. Le travail du seuil
2. Envoi (ricochets)
3. La violence du temps fixé
4. La ville au fond du tableau et la maison dans la nuit

II. Le geste de l'art


5. Le geste de l'art, de la trace au coup de dés
6. Vers le brouillon général
7. Décrire, toucher, atteindre. L'atelier exégétique
8. Sur le fil infini du dessin
9. La figure (absente)

III. Déploiements
10. L'image, la paroi et l'accès
11. Station debout
12. Prairie, mur, lumière
13. Qu'elle est petite la marge, la margelle du puits où pourtant l'on n'est
pas tombé

Note sur l'origine des textes

Table des illustrations


Avant-propos
Les treize chapitres de ce livre correspondent à des interventions
(conférences, articles, préfaces) ayant eu lieu entre 2002 et 2018.
Un grand nombre de ces textes sont inédits et ceux qui ne le sont
pas ont été publiés dans des catalogues ou des revues aujourd’hui
difficiles d’accès. Leur réunion ne doit rien au hasard et, tout en
conservant la trace de leur aire d’inscription, c’est bien en tant que
chapitres d’un livre conçu comme tel qu’ils se retrouvent associés, et
dans un ordre qui n’est pas celui, chronologique, de leur écriture.
Pour caractériser cette forme de recueil que je pratique couramment
j’ai parlé de tuilage, et c’est bien de cela qu’il s’agit ici. À la
différence des « tuiles détachées » que j’ai utilisées pour intituler un
livre autobiographique décousu et qui provenaient, elles, du jeu de
mahjong, les tuiles de ces recueils sont liées entre elles et cherchent
à former une sorte de toit sous lequel une idée pourrait s’abriter.
Dans le cas présent, l’idée a trait aux images et est indiquée par le
titre : L’Imagement, un néologisme que je ne pense pas être le seul
à employer. Ce qu’il cherche à nommer, ce sont les processus par
lesquels on passe d’un monde que l’on peut considérer dans sa
globalité comme imageable à ces faits d’imagement, désirés comme
tels, qu’on appelle des images. Mais ce terme, on peut le
comprendre également comme une traduction littéralisante de la
Bildung des Allemands, qui désigne couramment la formation, telle
qu’on la retrouve par exemple dans le Bildungsroman mais qui
dérive directement de Bild, l’image.
L’image interrogée ici en tant que pure surface et simultanément
sondée en tant que profondeur est l’image-suspens, l’image qui,
gelée et comme captive d’elle-même, est sortie du film du temps.
Elle se distingue de l’image-mouvement, et c’est même depuis la
clarté conceptuelle des logiques de flux analysées par Gilles
Deleuze que l’image-suspens peut être comprise comme un cadrage
ou une insistance venus interrompre le flux. C’est la sidération que
produit cet effet de césure qui est à proprement parler le sujet de ce
livre. Son but, via ses différentes approches, est de comprendre la
nature du nœud herméneutique que les images produisent et
qu’elles sont seules à produire ainsi : immobile, silencieuse, entière
et sans épaisseur, chaque image en effet est le dépôt actif d’un
nœud ou plutôt d’un nouage de sens singulier qui est distinct de tous
les autres effets de sens et qui, dans l’espace délimité par la surface
où il advient, déploie une puissance énigmatique illimitée.
L’image interrogée dans le cadre de cette enquête à multiples
entrées, c’est l’image générique, l’image telle qu’elle est apparue
dès les premiers temps et telle qu’à la faveur de ses avatars
techniques successifs elle s’est continuée jusqu’à nous. Si l’image
photographique, avec sa violence ontologique – dont l’instantané
donne pleinement la mesure –, peut apparaître comme la figure
accomplie de l’image-suspens, il se trouve que les qualités
fondamentales de l’image, à commencer par son saut silencieux
hors du discours et sa puissance de déposition, accompagnent son
usage depuis le commencement. C’est pourquoi ce livre traverse
l’ensemble des modes d’imagement (peintures, dessins,
photographies) et s’entretisse avec des problématiques liées à des
moments de l’histoire de l’art qui peuvent être très éloignés les uns
des autres. La Tempête de Giorgione ou des dessins de Poussin, de
Géricault ou de Matisse, mais aussi une série de photos de Walker
Evans, des images très lointaines, comme celles des temps
paléolithiques, ou très récentes, y compris des vidéos : le matériau
dont le livre est fait est extrêmement varié et n’a d’autres limites que
celles du propos chaque fois tenu.
À plusieurs reprises je fais état du défi que le retrait silencieux de
l’image représente pour l’écriture : il va de soi que la tentative de
relever ce défi anime de l’intérieur les approches ici rassemblées,
quel que soit par ailleurs leur degré de focalisation ou quelle qu’ait
été la forme initiale de leur adresse. Enfin, bien qu’il n’y soit pas
directement question de Seurat, j’ai tenu à ce que l’image reproduite
en couverture du livre soit le dessin au crayon Conté connu – c’est
beaucoup dire – sous le titre La Maison hantée. Il y a dans les
dessins de Seurat une intelligence spéciale de la façon dont l’image
vient à l’image. Dans un poudroiement qui a les qualités de
l’aléatoire quelque chose s’organise qui, sans aller jusqu’à la figure
proprement dite, se répartit en formes reconnaissables. Celles-ci, au
lieu de s’installer, ont l’air d’être en train d’apparaître, ou peut-être de
disparaître. Mais ce passage par l’image est souverain et, dans sa
discrétion, qui n’est pas sans évoquer le travail de la révélation
photographique, il exprime hors de toute solennité et comme dans
une sorte d’apesanteur la force avec laquelle, devant nous, une
image se souvient et celle avec laquelle, sans rien dire, elle nous
demande d’identifier ce dont elle est le souvenir : toute image est
une maison hantée, toute maison est hantée par les images, comme
ici celle de ces arbres secoués par le vent et qui ont aussi l’air
d’étranges cavaliers vus de dos et arrêtés pour toujours.
I. L’IMAGEMENT
1. Le travail du seuil

Nombreux sont les ouvrages parus au tournant du millénaire 1 qui


montrent que la question de l’image, notamment à la faveur de
l’évolution technique stupéfiante de ses possibilités d’apparition et
de multiplication, est redevenue un enjeu majeur. Ce qui arrive à
l’image, en fait, avec ce redéploiement de la pensée, c’est qu’elle en
est venue à former un nœud herméneutique autonome et qu’elle est
soumise à un régime hanté par l’intranquillité : qu’il s’agisse des
images elles-mêmes ou de leur réception, ce sont des traditions qui
sont remises en cause, c’est une force d’inertie qui est bousculée.
Cette force d’inertie était double. D’un côté, de façon insistante et
non critique, la vulgate de la “civilisation de l’image”, avec tous ses
attendus, une lente dérive de doxa puisant à la fois dans une lecture
hâtive de la thèse de Benjamin sur la reproductibilité ou de celle de
Guy Debord sur le spectacle et dans un sociologisme banal –
autrement dit l’idée, si c’en est une, que nous serions submergés
d’images, toutes trompeuses, toutes en défaut par rapport à une
présence vraie qu’elles ne sauraient que dissimuler ou trahir, ce
discours confondant d’ailleurs toutes les sortes d’images pour les
rabattre dans le magma d’une revendication d’authenticité
moralisante pleine de ressentiment. De l’autre côté, et de façon
moins idéologique, nous avions (et nous avons toujours), comme
partout, la tradition critique de l’interprétation, autrement dit un travail
sur les images, mais qui ne les approche la plupart du temps que
comme des documents d’histoire, suspendus dans leur historicité
tels des copeaux prêts à venir s’inscrire dans une science
éternellement continuée, sans que le statut même de l’image soit
interrogé.
D’un côté, donc, une sorte de fourre-tout où un quasi-
iconoclasme voisine avec l’idéologie d’une bonne vieille image que
nos sociétés ne sauraient plus produire ; de l’autre, une analytique
inventive mais sans recul. Or c’est contre cela que la question de
l’image revient, et elle ne peut revenir qu’en reprenant à nouveaux
frais une interrogation fondamentale, qui touche à l’être et au devenir
des images. Qu’est-ce qu’une image ? De quelles images parlons-
nous ? Y a-t-il un statut générique de l’image ou au contraire des cas
de figure distincts qu’il faudrait analyser séparément ? Que peuvent
les images et comment agissent-elles, selon quel mode et dans quel
champ, à quelle distance ? Comment ces filles de l’espace habitent-
elles le temps ? Ce sont toutes ces questions qui reviennent et qui
définissent un horizon d’attente qu’il convient sans doute de laisser
flottant, loin en tout cas de toute visée normative. L’attente – j’y
viendrai – est l’espace d’apparition des images, et celui de leur
retenue – elles produisent de l’attente, elles se produisent dans le
temps comme ce qui y est en attente. Et la rencontre avec l’image
est faite de la percussion de notre propre attente avec cet espace,
avec cet étrange monde où ce qui se retire s’exhibe, où ce qui est
caché se voit, où ce qui a été pensé se tait.
Un monde. Un monde à part du monde. Un monde en plus. Un
monde de la suppléance, comme disait Derrida. Fait de copeaux qui
auraient l’étrange pouvoir d’exister sans pour autant entamer le bloc
d’où ils proviennent, de prélever sans laisser de traces du
prélèvement. D’où ce soupçon, aussi ancien que les images, à
l’endroit de leur position dans l’être, ou à côté de lui, ce que Platon
formula en disant dans Le Sophiste que les images – et il précisait
qu’il parlait bien de toutes les images (celles « que l’on voit sur l’eau
et sur les miroirs ainsi que les images peintes et sculptées et
d’autres choses analogues et du même genre » – 239d) – faisaient
consister quelque chose de très insolite (atopos), quelque chose
d’irrégulier dans les régimes d’existence. Et ce régime singulier, il le
disait être celui d’un entrelacement du non-être et de l’être : quelque
chose d’intenable qui se tient pourtant, quelque chose qui n’existe
qu’en se soustrayant au régime légitime de l’entrée dans l’être,
quelque chose qui, donc, ferait davantage penser à un écart ou à
une sortie.
Ce serait là comme un point de départ : quelque chose qui est
sorti de l’être et qui n’existe qu’en en sortant, quelque chose qui
désigne l’être comme ce dont il est sorti. Monstration qui a sa propre
présence, sa présence d’image, mais qui ne peut obtenir cette
présence qu’en renvoyant à une autre, dès lors dérobée et absente.
En effet l’image est toujours déjà seconde, elle ne peut être image
que de quelque chose : ce qui, dans l’image, entrelace le non-être et
l’être, c’est cette simultanéité d’une existence et d’un renvoi à
l’existence ou, comme on l’a souvent dit (à propos du portrait
notamment), d’une présence et d’une absence. Cette sortie est à la
fois un mouvement (l’être sort de lui-même, quelque chose est sorti
de l’être) et une stagnation (ce qui est sorti ne se pose qu’en flottant,
nous sommes devant quelque chose qui s’échappe mais qui, tout
autant, se tient dans une fixité).
Les premières images, convoquées comme telles dans le
discours de l’origine, sont des images naturelles, des productions
mimétiques de la nature dans lesquelles, par conséquent, la technè
n’intervient pas. Ce sont les reflets et les ombres, c’est le visage de
Narcisse dans l’eau d’une source, c’est l’ombre de l’amant d’une
jeune fille projetée contre un mur de Corinthe, selon le récit de
fondation qu’en fit Pline l’Ancien. Ce que Narcisse ne parvient pas à
faire (détacher l’image comme image), la jeune fille, elle, le fait : en
détourant l’ombre de son fiancé, elle inaugure le geste qui sera celui
de tous les fabricants d’images, elle invente la mise en image,
l’imagement. Tandis que Narcisse est trop captivé pour pouvoir
transformer l’image en capture, la jeune fille détache du mur la
secondarité de l’ombre et en fait une image portative, autrement dit
un souvenir. Au lieu de rester attachée à l’ombre qu’elle voit, elle la
détache et la projette dans le temps comme le rappel d’un instant
qu’elle a suspendu. Ce qu’elle invente de la sorte – et chaque mot
du récit de Pline le confirmerait –, ce n’est pas tant la peinture ou le
dessin ou le modelage que ce que l’on pourrait appeler, d’un terme
qui nous rejoint au point de nous toucher, la prise : quelque chose en
effet est pris au réel, mais quelque chose qui ne va pas lui manquer
puisque la prise en question ne prend rien mais dépose, puisque ce
qu’elle extrait ne cesse pas d’exister, ou du moins pas tout de suite.
L’image, donc, extrait le monde, extrait quelque chose du monde,
sans l’affecter. Mais tout extrait est simultanément un abstract. La
jeune fille a besoin de garder devant elle le visage de son fiancé.
Mais ce qu’elle prend ce n’est pas lui, c’est le contour de son ombre,
c’est sa silhouette, ce sont des lignes. Le visage ne se réduit pas à
ces lignes qui ne le retracent qu’en effaçant tout ce qui ne vient pas
avec elles : effacer le moins possible, faire que les lignes soient
habitées, ce sera l’aporie de toute figuration. L’être, au fond, sort très
peu de lui-même, c’est très peu qui lui est pris. Voire peut-être rien,
rien du tout. Un pur paraître, une pure apparence. Et pourtant en
chaque image subsiste quelque chose de la vérité qui s’enlevait
dans l’ombre, quelque chose de réel vient s’entrelacer et se
suspendre. Cette petite once ou ce petit gramme de réalité, toute
l’histoire de la peinture (et de la peinture abstraite aussi bien)
cherchera à le renforcer, à faire que la prise soit la plus grande
possible. Dans l’abstract qu’est l’extrait, quelque chose se souvient
toujours du point de départ, qui est une touche. Étrange toucher qui
n’existe qu’en cessant aussitôt de toucher, mais qui est ce qui tient
l’image comme image, ce qui la fonde et la tend, ce qui fait qu’elle
est le lieu d’un voyage du réel hors de lui, à partir de lui. Ce qui fait
aussi qu’elle se distingue et s’écarte du signe. Alors que nous
pourrions caractériser le signe comme ce qui bascule intégralement
dans l’abstract, l’image serait d’un ordre différent : même si elle
glisse elle aussi vers l’abstract, elle se retient, elle est retenue par la
tension du lien avec ce dont elle est l’image.
Cette distinction entre signe et image est entière, et pourtant
aucune frontière ne les sépare l’un de l’autre : dans l’ordre de
l’écriture, qu’on peut caractériser comme étant celui du règne du
signe, s’esquisse un mouvement vers l’image, dont le mot est
l’agent. Aucune des lettres composant le mot framboise n’échappe à
sa nature de pur signe, mais si le mot est lu ou entendu il envoie
aussitôt son image ou ce qu’au Moyen Âge on appelait sa copia.
Cette image ou copie qui est dans l’esprit est distincte de l’image
d’une framboise peinte ou photographiée, comme l’une et l’autre
sont distinctes de la framboise réelle, mais entre elles toutes circule
une piste référentielle ininterrompue. Le référent ne tire pas le
langage hors de l’espace de la communication, qui est son espace
fonctionnel, mais il le courbe vers le monde : le langage cesse d’être
une pure combinatoire de signes pour devenir tout aussi bien
désignation, touche (empreinte) et contour. S’il n’est pas lui-même
image, le langage image le monde, stimule des images dont il est la
légende.
À l’inverse, bien que l’image proprement dite soit tenue par son
lien référentiel natif, elle s’en éloigne, elle ne prend que ce qu’elle
peut, elle glisse vers l’abstract. Si elle allait jusqu’à s’y engloutir, elle
cesserait d’être image. Entre une pure et exacte copie objective
(dont l’image du miroir se rapproche) et une indication lointaine et
vague, l’image se déploie tout le long d’un curseur qui la fait glisser,
et l’histoire de la peinture n’est rien d’autre que l’histoire tourmentée
de ces glissements, que l’histoire du réglage de ce curseur. Si le
miroir est en effet l’idéal de la représentation figurée telle que
l’Occident l’a organisée, à l’autre bout de la chaîne nous verrons
cette perfection du rendu se dissoudre, mais toujours au nom d’un
rendu plus vrai, ou d’une prise plus grande. À mon sens, la question
de savoir si certains aspects de la peinture abstraite – je pense à la
peinture abstraite géométrique – relèvent de l’image ou du signe est
toujours ouverte, mais globalement il me semble que l’on pourrait
définir la peinture abstraite comme la volonté de donner consistance
à un absolu de la prise, c’est-à-dire à une prise qui dépasserait
l’apparence. Devant un tableau de Barnett Newman, nous pouvons
certes dire que nous ne sommes pas en face d’une image, mais
cette affirmation laisse en même temps insatisfait, et je crois qu’il
serait plus juste de dire que nous sommes en face d’un quasi-signe
qui cherche à récupérer dans sa solitude l’intégralité du pouvoir de
décollement et de décision de l’image. C’est le sens même de ce
qu’avait pressenti Jean-François Lyotard en assimilant les peintures
de Barnett Newman, et, singulièrement, celles où le zip fonctionne
2
comme une pure instance, au genre de l’Annonciation .
Pouvoir qualifier la différence entre l’image et le signe est
nécessaire, et d’autant plus que cette différence ne peut pas être
dogmatiquement établie ou positionnée : je crois que ce que nous
avons sous les yeux, c’est un énorme arc de possibilités avec à une
extrémité une sorte d’hyper-image et à l’autre une sorte d’hyper-
signe, qui sont l’une et l’autre des apories, et à l’intérieur de cet arc
toute une série de négociations. Chaque image est ainsi une
négociation entre l’image et le signe, entre la copie et l’abstract,
entre le renvoi et l’envoi. Mais une autre caractéristique du signe le
sépare de l’image, et c’est son aspect distributif et systématique. Le
signe fait signe pour l’ensemble de signes dont il n’est qu’un élément
séparé. Même isolé il n’a lieu qu’en tant qu’élément ou occurrence
d’un code ou d’un langage. Tandis que l’image, au contraire, même
lorsqu’elle figure au sein d’une séquence qui organise sa venue,
vient seule. Le signe est toujours l’annonceur et l’accordeur d’un
autre signe à venir, donc d’une mobilité. L’image, elle (dans un
premier temps au moins, avant toute hypothèse ou tentation de
montage), est toujours une île, un suspens : le monde s’arrête dans
l’image, l’image est du monde arrêté. Sortie de l’être, l’image est un
pur en allé, mais cet en allé se suspend, se tient dans l’immobilité
qui sera son voyage.
De cela nous ne sommes pas quittes, nous ne serons jamais
quittes. Dans le temps comme dans l’espace, l’image est une
encoche, un arrêt. Être un arrêt ou une encoche dans l’espace, c’est
s’y insérer comme un fragment ou une feuille d’espace, c’est s’y
déposer. Mais être une encoche dans le temps, c’est s’en extraire,
c’est continuer avec lui comme ce qui n’est pas lui. Devant n’importe
quelle image nous sommes devant du temps arrêté, et de ce point
de vue même les images mobiles, même le théâtre d’ombres
mouvantes du cinéma sont comme une fixité : on peut se repasser
un film, on ne peut pas se repasser le temps. Où les images vont-
elles se déposer, où commence leur suspens ? Sur des surfaces
d’accueil, qui ont une histoire, celle de ce que Meyer Schapiro a
appelé le champ iconique. Il y a des surfaces d’accueil fixes (le mur
ou l’écran de salle de cinéma) et d’autres qui sont portatives (le
tableau de chevalet, la photographie, la page et bien sûr tous les
types d’écrans portatifs). Certaines de ces surfaces sont pérennes,
ou du moins désirées comme telles, d’autres sont éphémères.
Certaines peuvent être dites premières, résultant d’une technique
manuelle, d’autres, on le sait, proviennent d’une technique
industrielle de reproductibilité. Nous n’entrerons pas dans la
discussion, lancée par le célèbre texte de Benjamin, qui consiste à
évaluer la charge de l’image par rapport à cette reproductibilité. Un
tableau vu en vrai dans un musée ou dans une galerie, la
reproduction de ce même tableau sur une carte postale ou dans un
livre, le premier tirage d’une photographie ou sa reproduction à des
milliers d’exemplaires dans un magazine : ces différences touchent à
la qualité du percept et à la diffusion de l’image, elles n’affectent pas
son essence. On peut trouver plus grande la secondarité de l’image
mille fois reproduite que celle de l’image rencontrée sous son aspect
originaire, mais on ne pourra jamais prouver que cette vérité
disparaît aussitôt que l’image est reproduite, aussitôt que le copeau
premier se dissémine en une infinité de petits copeaux portatifs.
Dans l’image, le premier pas (celui qui a créé l’image) est déjà un
écho. On peut dire que les échos de cet écho l’affaiblissent, mais on
ne peut pas dire qu’ils sont de nature différente. L’essence de
l’image est répercutée en toute image – comme le savent d’ailleurs
les iconoclastes.
(Comme tout un chacun, je vais au musée, surtout à l’occasion
des voyages, et c’est toujours une joie. Ce geste – aller au musée –,
jamais je n’ai compris qu’on puisse en faire un “acte culturel” ou
qu’on puisse le détacher du ruissellement de l’existence : dans le
monde continué, que chaque regard par les fenêtres du musée
confirme et en même temps décale, les parois et les cimaises
présentent des fragments de monde arrêté, des extraits, des sautes
d’intensité : ce pas de deux entre le temps palpable du percept et le
temps immobile de ce qui est perçu, rien n’est plus déroutant, rien
ne donne tant d’envie de vivre. Il faudrait ici raconter une visite et
s’en donner le temps : la raconter selon ses stases et ses ruptures,
ses échos et ses pannes, ses allers-retours incessants entre le film
discontinu de la conscience et les plans de coupe qu’y introduisent
les images et les œuvres, sans oublier les vues, souvent troublantes
d’irréalité, que l’on a par les fenêtres donnant sur le dehors.)
Mais le monde des images sort du musée et rayonne. C’est
d’ailleurs rarement par le musée que l’on prend contact avec lui,
l’histoire de chaque regardeur étant ici celle d’une suite d’arrêts sur
image, suite singulière et comparable à toute autre mais qui pour
chacun d’entre nous vaut pour biographie, non au sens d’une
extériorité documentaire mais à celui d’une entrée en matière, au
plus profond de ses zones de formation, d’oubli et de réminiscence.
Et puisque nous y sommes, je peux faire un petit détour par un trait
personnel, sans doute partagé par beaucoup, qui est le goût des
reproductions, contracté enfant dans les livres, mais développé et
entretenu adulte par la collecte des cartes postales.
Aujourd’hui j’ai chez moi plusieurs boîtes à chaussures remplies
des cartes postales achetées dans tous les musées du monde où j’ai
pu aller. Bien sûr il s’agit avant tout de souvenirs de ce que j’ai vu,
mais ces images, parfois de qualité médiocre, ne sont pas
seulement ce qui vient suppléer à la vision directe, ou la ranimer,
elles ont une existence qui est autre que celle de leurs consœurs
confinées dans les livres ou dans les revues. Leur lien à l’histoire de
l’art et à l’étude, s’il est réel, reste lâche, il y a avec elles quelque
chose d’autre, qui a parfois à voir avec le talisman ou avec le jeu.
Comme simples morceaux de carton imprimé, c’est-à-dire comme
pièces détachées, comme copeaux signifiants, elles sont dans la
plénitude du genre de l’image, elles maintiennent et propagent
l’essence de ce qui est image. Ainsi, la Tête de lionne de Géricault –
un extraordinaire portrait qui est au Louvre – qui était derrière moi
dans les rayons de la bibliothèque, je l’ai fait passer maintenant sur
3
un petit trépied à pinces où elle figure en compagnie de deux
autres cartes, reproduisant l’une un tableau de Malevitch et l’autre
une photographie de Gustave Le Gray. Ce trépied est posé sur une
petite table devant la fenêtre de mon bureau, en ce moment il y a
ces trois images, il y a peu celle de Le Gray est venue remplacer
celle d’un collage de Schwitters, et sans doute que dans quelques
mois l’“accrochage” changera encore, mais quel qu’il soit, et quelles
que soient aussi les caractéristiques de l’investissement – la carte
avec la marine de Le Gray, par exemple, étant pour moi plutôt neutre
alors que celle avec le collage de Schwitters m’évoquait directement
un voyage fait à Hanovre –, il s’agira toujours du même jeu, et des
mêmes composants : des images jouées en tant qu’images,
relancées peut-être, ou battues, par leur juxtaposition provisoire,
mais toutes présentées et se présentant selon l’essence de l’image.
Essence sur quoi il faut revenir encore. Du temps arrêté. Un
extrait de monde saisi dans un instant ou une idée de monde venue
se fixer dans une composition. Dans le tableau, le dessin, la photo,
le plan, quelque chose a été choisi, retenu, cadré. Désignation d’un
point qui fait surface, qui s’ouvre jusqu’à ses bords. L’image est
toujours fragmentaire, mais ce fragment fait bloc. Simple ou très
composite, spontanée ou travaillée, l’image est toujours tendue entre
ces deux polarités : celle qui fait d’elle un extrait et celle qui fait d’elle
une complétude. L’image est finie, elle est toujours finie : même si ce
que l’on voit se donne comme inachevé ou semble l’être, plus rien
n’arrivera que ce que nous avons sous les yeux. Toute image est
complète, mais cette complétude n’est que celle d’un point, d’une
région du monde qui a été atteinte. Au commencement on ne voit
qu’une masse, puis l’on glisse dans les détails, on refait le vieux
roman du tout et des parties : dans le monde des images, chaque
image est un monde, et chacun de ces mondes n’est pourtant qu’un
fragment. Entre l’image la plus vaste, la plus désireuse de
représenter non un point mais la totalité du monde (et je pense ici à
ce qui est sans doute la forme la plus accomplie d’un tel programme,
la fresque d’Ambrogio Lorenzetti au Palazzo Pubblico de Sienne) et
celle qui au contraire se focalise sur un unique motif (par exemple la
grande touffe d’herbes de Dürer), une solidarité est malgré tout
maintenue : dans l’une comme dans l’autre le regard traverse
différents états, qui vont de la masse qui le subjugue aux détails qui
l’attirent, tout se passant comme si l’image n’était elle-même qu’une
sorte de matrice rendant tous ces états possibles et compossibles.
Ce qui nous est présenté simultanément se donne et se dérobe, et
bien que rien ne soit caché – au contraire, l’image est tout entière
tendue dans sa monstration – le regard se perd en elle sans pouvoir
se fixer et sans pouvoir retenir quelque chose comme une leçon
pure et simple. L’image demeure une et singulière mais se déplie en
une infinité de trajets visuels qui la balayent sans jamais l’épuiser.
Ce balayage, naturellement, est celui d’une surface. En tant
qu’elle est pure surface, l’image résiste, se dresse, s’oppose, fait
front. Elle n’a que de la frontalité à donner, et cela la constitue :
l’image est ce qui ne peut pas être retourné, contourné, ce qui ne
peut pas être vu de profil. De quelque façon qu’elle se soit tournée
vers le réel, elle n’est plus, pour nous qui la voyons, que ce qui est
tourné vers nous. Profondeur est le nom qui a été donné à la
possibilité, pour l’image, dans un premier temps de simuler
l’existence d’une superposition de plans reculant jusqu’à un fond, et
dans un second temps de produire un effet d’aspiration vers un point
fuyant, effet qui a pu par la suite, à l’âge de la représentation, se
durcir et se constituer en modèle : la surface devenait champ,
champ mimétique des figures décollées imitant dans un espace à
deux dimensions la chorégraphie des objets et des êtres dans un
espace à trois dimensions. Plus la volonté référentielle de la peinture
était grande, et plus le travail de ce simulacre était visible et opérant.
Il reste pourtant que ce fond que les images se donnent n’est lui-
même qu’un pur effet et que tout ce qui est présenté par une image,
quelle qu’elle soit, demeure absolument plat et mince. Le fond et la
profondeur ne sont, dans les images, qu’un discours que tient la
surface et par lequel, loin de se récuser, elle s’affirme. Ici, bien qu’il
ait joué un rôle de premier plan dans l’histoire de l’art, le conflit entre
le pictural et le figuratif cesse d’être opérant : ce qui est toujours
devant nous, c’est une surface qui descend, ou un fond qui remonte.
Il y a des arbres, un ciel, des gens qui s’affairent, ou il n’y a plus rien,
plus rien en tout cas qu’on puisse ainsi nommer, mais, quelle qu’elle
soit, l’image aura toujours cette particularité ou cette manière d’être
qui est de se porter devant nous comme une peau ou une pellicule ;
les images n’ont pas d’air, elles sont retirées à l’air, c’est-à-dire à
l’espace qui est entre les choses et entre les êtres. Cet espace, elles
peuvent le peindre ou le photographier, mais en l’étalant, et c’est
comme si l’horizon se levait devant nous : l’image confère à tout ce
qu’elle touche et retient une valeur d’horizon.
Mais tandis que l’horizon, dans la nature, recule au fur et à
mesure que l’on se rapproche de lui, l’horizon embouti dans l’image
est comme une onde stationnaire : la surface est la matière de l’arrêt
et nous n’y pouvons rien. Si nous avons, nous, bougé devant
l’image, elle demeure, elle, immobile et intacte. C’est en quoi elle
4
figure, comme le dit Jean-Luc Nancy , le distinct comme tel et en
quoi elle est la pure désignation du distinct. Le distinct est libéré
dans le monde, il est ce qui l’habite, ce qui fait qu’il y a monde. Le
monde est la croisée des distincts. Mais dans ce monde chaque
distinct est en même temps comme dissous, évanescent, furtif.
L’image est ce qui vient souligner, arrêter le distinct : telle est son
extraction, sa force. Immobile, elle ne peut qu’insister, elle est la
violence de l’insistance.
Et pourtant cette insistance est silencieuse. « Il est sage comme
une image », dit-on, en France, d’un enfant qui ne fait pas de bruit.
Quelle est donc cette sagesse, qui peut, on le sait, montrer toutes
les horreurs ? Une image est-elle sage, d’ailleurs ? Platon pensait
que non, et c’est justement le fait d’être muette qu’il reprochait à
l’image (et à l’écriture, en tant qu’elle était pour lui image de la
parole). De la sorte il inaugurait un conflit qui traverse toute l’histoire
de l’Occident. Ce conflit contient des trêves et des moments
déchirants, l’équation de l’ut pictura poesis s’opposant ici à ce qui
cherchera à s’imposer plusieurs fois, avec l’iconoclasme sous ses
différentes formes. Mais même au sein des espaces de trêve le
concours entre verbe et image sera vécu comme une rivalité :
l’image suspend l’ordre du signe et du discours, son horizon dressé
est celui d’une interminable césure. L’expérience de l’image est celle
de ce suspens, et le discours sur l’art changea du tout au tout du
jour où, au lieu d’être une simple chronique ou un discours normatif,
il chercha à accueillir en lui la profondeur de cette césure.
C’est ce travail de la césure, installé et béant sur le silence de
l’œuvre, que j’appelle travail du seuil, ou travail de seuil si l’on tient à
faire mieux entendre l’écho (possible, inévitable tout au moins en
français) avec le travail de deuil freudien. Il s’agira avant tout d’une
durée, de la longueur d’un travail sur l’image et sur soi, et c’est ici
presque comme un théorème : plus la césure sera longue et
signifiante, plus le travail sera important. Pour le langage, il s’agit
donc d’un défi : il doit revenir à lui-même, il doit surmonter la
violence de l’insistance muette qui est devant lui. Mais pour y
parvenir, avoir des chances d’y parvenir, il lui faudra tout d’abord
entièrement accepter sa défaite : il y a devant lui une signifiance
étale et complète – c’est l’onde stationnaire de l’image : l’image est
comme une pierre tombée dans l’eau, elle ne dit rien et ses ondes
sont comme photographiées, elles ne se propagent pas. Retrouver
la propagation, réintégrer la césure, l’abîme de la césure, dans le
mouvement de la pensée, tel sera le chemin. Non que cet abîme
puisse être comblé : quelque chose de l’image, quelque chose dans
l’image, s’échappera toujours. Mais c’est au contraire la langue de la
pensée qui sera changée ; elle aura vu, elle aura fait cette
expérience : non seulement regarder, mais aller jusqu’au bout du
regard, c’est-à-dire perdre ses mots, ses phrases, son temps et son
tempo, puis, par un effort, les retrouver, se reprendre.
C’est à ce prix, je crois, même si elle est syncopée, interrompue,
intermittente, qu’il y a une expérience spécifique de l’image. On peut
certes rabattre cette expérience sur l’interprétation, mais seulement
dans un second temps, et en se souvenant de tout ce qu’une
interprétation, si l’on veut qu’un tel mot conserve simplement son
sens, doit tirer d’une anamnèse, autrement dit d’une descente dans
le pli de la césure et dans son insistance silencieuse. La “boîte à
outils” herméneutique, quel que soit le type d’outillage qu’on utilise,
pourra et parfois devra bien entendu servir, mais à condition qu’elle
ait été tout d’abord remisée : si elle vient tout de suite et trop tôt, elle
ne verra que ce qu’elle sait voir, qui n’est au fond que ce qu’elle sait
d’avance. Il faut que l’interprétation soit le suppôt de l’image, et non
l’inverse. Il faut qu’elle souffre et qu’elle peine, qu’elle soit en
souffrance de sa capacité de maîtrise.
L’art de l’image, c’est l’art de fabriquer des apprentis, l’art de
distraire et de repousser sans fin l’instrumentalisation. Malgré leurs
attaches au culte et donc à l’instrumentalisation métaphysique, la
plupart des images venues des temps où la tutelle religieuse régnait
sans partage et presque sans accrocs ont su garder et tenir, non
sans difficulté et sans ruse, la teneur de cet art de surprendre en
quoi se reconnaît le fondement de l’émancipation imaginaire. Ce que
nous appelons le moderne, et qui est ce qui commence au-delà de
la fin de l’art telle que Hegel la décrit, ce n’est pas forcément un art
d’images plus surprenantes, c’est un art où le régime de la surprise,
et justement parce qu’il s’écarte de la diction de la légende, devient
délibéré, un art qui s’enfonce dans la rectitude du non-savoir. Cet
art, ou cette façon de le faire ou de le concevoir, a fini par prendre,
par supplanter, les régulations de la norme ou de la tutelle. Et la
principale conséquence de cet acquis, c’est que la totalité des
images nous est rendue, à commencer par celles d’autrefois, dans
une sorte de nudité. Qu’est-ce à dire ?
Il ne s’agit pas, ces images, de les sortir de leur époque ou de
l’Histoire pour leur faire subir le cadre encore plus contraignant et
plus étroit d’une quelconque intemporalité ou pour les mettre à
tremper dans le bain des valeurs patrimoniales et/ou universelles.
Non, toutes, autant qu’elles sont, sont filles de leur époque et c’est
en tant que telles qu’elles dérivent immobiles dans le temps. Je ne
suis pas en train de dire que l’on gagnerait quelque chose à effacer
d’une crucifixion, par exemple, le fait qu’elle en soit une et à dire
simplement croix, et bleu, et or. Mais en même temps il y a croix et
bleu et or, et plissé, et objets dans le fond dérobé, et douleur visible,
et extase. Comme il y a aussi que de cet horizon dressé de l’image
la crucifixion est l’apothéose. Nous pouvons, mais ce n’est pas mon
cas, prier devant une telle image, mais nous pouvons aussi, pour
peu qu’elle le permette, la détacher de ce qui la cloue dans le signe
pour faire revenir toute sa complexité d’image, tout ce que, par-delà
l’évidence du signe qui en un sens est une nuisance, elle a cherché
à extraire du monde : de la chair et de la lumière, des ombres et des
choses tombées sur la terre, des choses vues ou pensées qui vont
être des vues offertes à la pensée. Toute crucifixion est déjà, en
peinture, une déposition, parce que toute peinture, toute image,
dépose devant nous, fait horizon devant nous de son dépôt. Dépôt, il
va sans dire, c’est aussi le mot même qui nomme ce qui a lieu dans
l’opération photographique.
Déposer, déposer plus loin, ailleurs et sans rien dire, sans rien
ajouter, tel serait le retrait de l’image et ce par quoi elle devient
insistance. Déposant sous nos yeux ce que nous n’avons pas pu,
pas su ou pas voulu voir, l’image coupe les flux et fait seuil devant
elle : depuis ce seuil qui est le sien elle nous fixe, c’est elle qui
aménage le cône qui va jusqu’à notre œil et d’où nous la voyons, et
c’est dans ce cône que se fait le travail. « Il ne se crée point de
visible sans distance », disait Poussin, et la distance n’est ici que
l’autre nom du seuil. Le visible, comme le distinct, est partout, mais
la part qui revient à l’image, c’est de détacher le visible de lui-même
pour le rendre distinct, pour le faire sonner, ou résonner, en tant que
visible : « Du visible a été vu, et maintenant regardez-le », voilà ce
que nous dit l’image dans son silence et selon sa découpe.

L’intensité (mot que j’emploie ici au sens de Deleuze quand il


résume le geste de l’art à la production d’une intensité) désigne,
dans l’image, la capacité qu’elle a d’arrêter le temps et les flux, de
faire durer son insistance. Ici, bien sûr, toutes les images ne sont
pas égales entre elles : il en est qui ne font rien ou presque rien, qui
basculent aussitôt dans l’oubli, et d’autres qui, au contraire, se
dérobent longuement, suspendent leur sens, reviennent, obsèdent,
deviennent inoubliables. Par quels chemins et selon quels modes les
images accèdent-elles à l’inoubliable, c’est-à-dire rendent leur seuil
infini ? Il n’y a pas de loi, pas de règles, puisque les images
n’existent que regardées et que chaque regard est celui d’un sujet
singulier inséré dans une culture et une façon de voir, puisque aucun
individu ne verra strictement la même chose. Ce que nous pouvons
toutefois déterminer, c’est un ensemble de conditions, qui portent sur
deux points bien différents : des conditions qui sont propres à
l’image elle-même, et d’autres qui sont liées à son mode de
présentation.
Pour qu’une image soit une intensité, il faut au moins qu’elle
produise un écart, il faut qu’à la vue et à la pensée elle propose un
saut. Il faut, en d’autres termes, qu’elle soit singulière, et que la
capacité qu’elle a d’imager le distinct soit tenue dans sa force. On
peut prendre n’importe quel sujet, n’importe quelle origine
référentielle – un paysage ou une nature morte, une scène de genre,
de guerre, ou un portrait –, on peut aussi échapper à tout sujet
repérable, peu importe, il y aura toujours des images aménageant
un seuil et d’autres qui ne le font pas, qui ne peuvent pas le faire.
C’est comme si dans la prise qu’est l’image il fallait qu’il y ait aussi
recel. L’image n’est pas seulement capture, captation, mais art de
garder, art de tenir caché ce qui a été pris. Cette cache est le visible
tel que l’image nous le tend, nous l’offre. Ce qui veut dire que le
visible contient le caché, qu’il est lui-même ce qui se cache devant
nous, en pleine vue. L’intensité, ce n’est rien d’autre que la
profondeur et l’efficacité de la cache, coextensives à la longueur de
la césure.
Des images qui ne savent rien cacher, qui ne le veulent pas et
dont la raison d’être est ce refus lui-même, nous en regorgeons,
nous en avons autant que nous en voulons ou n’en voulons pas :
l’actualité ou la pornographie en sont les pourvoyeuses. Pourtant ce
sont encore des images, et même souvent, disons-le, des images
intenses, mais leur intensité est celle du choc et non de la surprise,
celle du “tout montrer” et non celle du visible. Comme telles, elles
sont sans durée, et, sauf à titre de documents, elles disparaissent. (Il
arrive à certaines photos d’actualité de se muer en icônes, comme il
arrive souvent à des reportages de dépasser de très loin le simple
report, mais c’est justement parce que beaucoup, alors, a été pris
dans la prise. Je citerai comme exemple la photo de Cartier-Bresson
montrant Nehru annonçant la mort de Gandhi à la grille de Birla
5
House, dont il sera à nouveau question plus avant dans ce livre .)
Mais, si grande que puisse être la force d’insistance et de
dilatation d’une image, il faut encore que les conditions dans
lesquelles elle est vue soient de nature à ne pas l’entamer. Ainsi,
cette photographie de Cartier-Bresson, je l’ai vue plusieurs fois, mais
là où je suis sûr de la trouver, c’est dans Le Boîtier de mélancolie de
Denis Roche, donc dans un livre qu’un écrivain qui est aussi
photographe a consacré à la photographie et qu’un éditeur a publié
avec soin : comme telle, elle est à sa place et même en un sens
protégée. C’est un cas de figure, et peut-être au fond, pour une telle
photographie, le meilleur. Mais imaginons qu’elle soit reproduite
dans un journal, dans un grand quotidien : changerait-elle pour
autant de nature, sa visibilité disparaîtrait-elle ? Je ne le crois
aucunement. Ce ne sont pas la reproductibilité et, par conséquent, la
mobilité de ses supports qui atteignent l’image et diluent son crédit.
Le travail de seuil peut se faire n’importe où, ou en tout cas
commencer n’importe où : au café où l’on ouvre le journal aussi bien
qu’au musée, sur l’écran de l’ordinateur comme sur la page d’un
livre. Il peut y avoir des préférences, des habitudes, mais pas de
hiérarchie. La seule condition nécessaire, il me semble, c’est la
solitude. Celle du regardeur comme celle de l’œuvre. Pour que le
travail de seuil commence, dès lors que l’image s’y prédispose, il
faut que devant sa singularité et son insistance l’espace demeure
vacant. La rencontre n’aura lieu que si elle se dispose comme le
heurt de deux singularités : le distinct de l’image et le distinct que
l’image a capté faisant face à un individu distinct. Aucun individu
bien sûr n’arrive nu devant une image et aucune image n’est
véritablement nue et débarrassée de toute scorie devant celui qui la
voit. Mais la plus grande nudité possible est souhaitable, et ce qui
tombe ici, c’est la parure, c’est l’uniforme, autrement dit le
patrimoine, les valeurs, la redondance de l’accompagnement forcé :
non seulement il y a des images si célèbres qu’il faut un effort
considérable pour parvenir à les revoir, mais surtout il y a autour des
images en général tout un travail idéologique d’enveloppement et
d’enrobement, tout un culte qui empêche qu’on les voie dans toute
l’étrangeté de leur leçon et qui, tout en captant quelque chose de
leur sens ou de leur portée, les apparente d’abord et pour finir à des
documents ou à des symptômes.
C’est comme si l’on assignait l’image à résider, comme signe
culturel exemplaire, dans un espace de réception qui la masque et
qui en atténue l’effet. Le travail de seuil, ce que j’ai essayé de
caractériser en tant que pure rencontre entre deux singularités
nécessairement impures, c’est non seulement ce qui aurait lieu en
deçà de cet espace, mais ce qui l’interdirait : ce qui suspendrait
encore la leçon toujours déjà suspendue du sens, ce qui la dilaterait
à l’infini – non pas pour toujours dans une sorte de temps
immémorial, mais dans le temps même de la pensée. C’est donc ce
qui accorderait à l’image – à l’imaginaire de l’image – d’entrer
plénièrement dans la pensée pour pouvoir justement y retentir
comme pensée.

1. Entre autres : Devant l’image de Georges Didi-Huberman (Paris,


Les Éditions de Minuit, 1990), Au fond des images de Jean-Luc Nancy (Paris,
Galilée, 2003), Le Destin des images de Jacques Rancière (Paris, La fabrique
éditions, 2003), L’image peut-elle tuer ? de Marie José Mondzain (Paris,
Bayard, 2002).
2. « L’instant, Newman », in Jean-François Lyotard, L’Inhumain, Paris,
Klincksieck, 2014, p. 82.
3. Cf. infra.
4. Au fond des images, op. cit.
5. Cf. infra.
2. Envoi (ricochets)

L’objet se présente comme un léger mât de métal haut de vingt-


cinq centimètres, le long duquel sont fixées six pinces permettant
d’accrocher des images, et notamment des cartes postales, en les
disposant dans l’espace comme si elles y flottaient. Je me souviens
de l’avoir rapporté de la boutique de l’Art Institute of Chicago il y a
déjà de cela plus de dix ans, et il est depuis ce temps-là posé au
même endroit, sur une tablette placée devant une fenêtre donnant
sur la rue, face au bureau où je travaille. Les cinq ou six cartes
postales que j’y accroche changent avec le temps, mais plutôt
lentement, les images y étant remplacées une à une mais pouvant y
rester des mois, voire davantage. Des images qui disparaissent, je
ne me souviens pas, elles réintègrent simplement la réserve, ou les
oubliettes – soit les quelques boîtes à chaussures où je conserve les
cartes postales que je rapporte systématiquement des musées. Les
cinq images accrochées en ce moment à ce petit présentoir y sont
depuis un bon bout de temps. Il y a la frise des têtes de cerfs de
Lascaux, une photo en noir et blanc d’un chat noir vu de face, un
couple de danseuses Tang gracieusement inclinées (carte provenant
du musée Guimet), La Coupe bleue de Léon Spilliaert, carte qui
vient de Bruxelles et, enfin, une vue des toits de Naples de Thomas
Jones achetée, elle, à l’Ashmolean Museum d’Oxford.
1
Ce petit assemblage d’images d’origines tellement diverses me
ravit, et d’autant plus peut-être qu’il ne correspond à rien
d’intentionnel – aucune volonté de montage signifiant ne l’ayant
parcouru. Il s’agit avec lui d’une pure et simple juxtaposition. Ni les
coloris, ni la provenance, ni même une volonté de contraste n’ont
compté dans leur élection. De chacune de ces images je pourrais
bien sûr expliquer la présence : Thomas Jones parce que ce grand
peintre méconnu m’obsède et que je remets depuis des années un
2
travail sur lui , le chat noir parce qu’il me rappelle Toto, notre chatte,
que nous aimions tant, les cerfs de Lascaux parce que la délicatesse
de leurs cinq profils est extrême et emporte avec elle le chant entier
de l’origine de l’art (et aussi, sans doute, parce qu’il s’agit avec eux,
comme avec le chat anonyme, d’animaux), la coupe de Spilliaert
parce qu’elle a quelque chose de radical et de doux à la fois,
ressemblant à un objet volant non identifié, les statuettes Tang enfin,
car j’ai pour toute leur troupe disséminée une vraie vénération et que
ces deux-là, pliées et déployées à la fois, semblent, en l’honorant,
remercier l’espace de son existence. Mine de rien, cet ensemble
disparate couvre des milliers d’années (davantage même avec
Lascaux) et des milliers de kilomètres, de la Vézère à la Chine
ancienne puis de là à Naples et à la Belgique. Je remarque en
passant que ce choix ne comporte ni violence ni même contenu
narratif ou historia et qu’il fonctionne plutôt, surtout placé là où il est,
comme un horizon contemplatif ou une sorte d’onde stationnaire
dont je peux, à intervalles discontinus, vérifier le pouvoir
d’élongation.
L’effet de coupe ou de césure des images dans l’écoulement du
temps m’a toujours frappé et c’est en cherchant à le comprendre que
je suis descendu non à l’intérieur des images, car c’est impossible,
mais dans ce qu’il faudrait appeler leur consistance – le fait, avéré,
vérifié, qu’une surface sans épaisseur ait tout de même une intimité
à soi et en même temps une capacité de feuilletage et de dilatation
infinie étant pour moi une surprise sans cesse renouvelée. Le
moment de la rencontre avec l’image fonctionne comme un
enclenchement : on peut décrire ce moment comme un point, mais
qui résulte de la rencontre, toujours unique, de deux parcours – celui
que l’image a accompli pour pouvoir être rencontrée et celui de
l’individu singulier qui la rencontre. Ce point est un point d’intensité,
c’est-à-dire un rapport et un nouage. Ce qui se passe alors est
comparable à ce qui a lieu quand une pierre plate ricoche à la
surface d’une eau tranquille : l’effleurement est l’événement à partir
duquel tout commence, la rencontre entre un projectile et une
surface produit sur celle-ci des éclaboussures et des ondes qui sont
son émotion. On le voit, selon cette comparaison c’est l’image qui
devient projectile et le sujet (le regardeur) qui devient surface,
surface d’impression. Mais comme le fait remarquer le physicien et
biologiste Lazzaro Spallanzani, que le phénomène du ricochet
intrigua et qui lui consacra en 1765 un petit traité, pour qu’il y ait
rebond, il faut que la pierre heurte l’eau non pas parallèlement à sa
3
surface, mais en étant sensiblement inclinée vers celle-ci , il faut,
autrement dit, qu’il y ait un angle d’incidence. Et ce que l’on peut
dire, en prolongeant cette comparaison, c’est qu’il y a aussi, pour la
rencontre entre une image et un regardeur, un angle d’incidence, et
qu’il est chaque fois différent, et que c’est de la détermination de cet
angle que dépend toute interprétation, quels que puissent être par
ailleurs les motifs que celle-ci trouve à entrecroiser.
Dans le droit fil de cette métaphore où l’image est la pierre et le
sujet regardant la surface, la question devient : mais comment et par
qui, sur quel rivage, la pierre a-t-elle été lancée ? Autrement dit, c’est
la totalité du parcours qu’il faut reconstituer depuis son
commencement, et c’est un vertige dont chaque image, pour peu
que l’on s’attache à sa provenance, peut être l’occasion. Bien qu’elle
soit présente à la façon d’un dépôt immobile retiré du cours du
temps, toute image contient le récit de sa provenance et de son
envoi, toute image a été lancée : à la vision statique d’une simple
imposition spatiale recueillie en tant que présence se substitue un
roman de formation intégral où l’image, partie en voyage vers elle-
même, nous conduit. Ce roman ne peut toutefois être restitué qu’en
pensée : en effet, la seule expérience que nous puissions faire avec
les images est celle qui advient quand nous les rencontrons, tout le
reste étant imaginaire (devant être imaginé). Or c’est cet imaginaire
que l’on appelle l’histoire de l’art, laquelle, ainsi conçue, pourrait être
caractérisée comme l’ensemble des savoirs et des intuitions par
lesquels peuvent être reconnus et reconstitués les envois (les
lancers) ou, en des termes plus classiques, identifiés les chemins
que les images ont suivis, tout d’abord pour exister, ensuite pour
venir jusqu’à nous.
Ces chemins, que l’on ne peut reconstituer qu’en ayant
l’impression de ne jamais pouvoir entièrement les connaître, sont
extrêmement longs et ils en recoupent quantité d’autres. N’en suivre
qu’un seul, c’est un peu comme tenter d’extraire au mikado une
baguette sans faire bouger les autres, alors qu’en vérité tout tremble
continûment. Il faut en tout cas partir de très loin : par exemple, pour
la frise des cerfs de Lascaux, il faut tout d’abord remonter à ce qui
exista avant l’acte d’imagement lui-même, par conséquent à ce
monde du paléolithique supérieur où naquirent ces images hantées
par les animaux, ce qui implique de se représenter des cerfs de ce
temps-là, puis les raisons pour lesquelles des hommes les ont peints
ainsi, sur ces parois (et comme on le voit aussitôt, la problématique
est si large qu’elle excède les possibilités d’une simple enquête),
puis, en laissant donc irrésolue la question de leur raison d’être,
d’imaginer leur extravagante dormance jusqu’à ce jour de
septembre 1940 où de jeunes garçons, poursuivant leur chien qui
était passé par un trou dans le sol, tombèrent nez à nez sur leur
mystère, puis de là, en glissant vers Georges Bataille et les
discussions actuelles, d’envisager l’étrange chapitre qu’en se
dédoublant intégralement plusieurs fois les grottes de Lascaux ont
ouvert dans l’histoire de la reproductibilité.
Pour les autres images le parcours ne serait plus simple qu’en
apparence. Pour Thomas Jones, par exemple, on pourrait utilement
e
partir de ce qu’était Naples au XVIII siècle et des raisons pour
lesquelles, ayant laissé une Rome saturée d’arrivisme, le peintre s’y
retrouva. Mais de ce qui se produisit quand il eut, en 1782, sur sa
terrasse, l’idée de laisser choir tout l’attirail du sublime et de se
mettre à peindre uniquement ce qu’il avait sous les yeux, nul ne sait
rien de certain, et ses Mémoires mêmes ne donnent que des pistes
lacunaires. De surcroît, les quelques extraordinaires huiles sur
papier qu’il réalisa alors étant restées après sa mort dans une malle
qui ne fut rouverte qu’en 1953, chez lui, au pays de Galles, nous
sommes là aussi confrontés à une singulière dormance, mais même
aujourd’hui, alors que le travail d’interprétation a commencé et que
ces images finissent par être reconnues, leur mystère reste entier et
si l’on peut dire : « Voilà, c’est sur la terrasse de la petite maison qu’il
louait dans le quartier de la Sanità, en montant vers Capodimonte,
que Thomas Jones a jeté cette pierre qui a mis près de deux siècles
à rebondir et qui nous éclabousse désormais de toute sa fraîcheur »,
on n’en reste pas moins réduits à des conjectures auxquelles même
un voyage à Naples et trois autres au pays de Galles ne prêtent que
des étais fragiles.
Mais je m’aperçois, chemin faisant, que ce qui relie malgré tout
cette image des toits de Naples à celle des cerfs de Lascaux, bien
entendu hors de toute question d’histoire, de style ou de filiation,
c’est une certaine communauté de destin, c’est le fait qu’elles sont
l’une comme l’autre liées à un moment inaugural (l’ouverture de l’art
proprement dit dans le cas de Lascaux, celle d’une préfiguration du
moderne dans le cas de Jones), et que dans les deux cas cette
inauguration a été enfouie, et donc retardée, ce qui n’en rend que
plus éclatant le moment – l’éclaboussure – de leur retour. Comment,
ici, ne pas me souvenir des portraits du Fayoum – autre cas,
exemplaire, d’inauguration, de dormance et d’éclosion tardive ? Ce
qui est certain, c’est que de tels retours et de telles renaissances,
devenant plus émouvants encore du fait que les images qui nous
parviennent ainsi ne nous étaient pas destinées (c’est sans doute le
cas aussi des huiles sur papier de Jones, qu’il semble vraiment
n’avoir peintes que pour lui-même – mais qui sait ?), agissent
comme une sorte de condensation de la rencontre esthétique. Et si
je suis parti de cinq cartes postales, ce n’est pas seulement parce
que je les ai sous les yeux et parce qu’il me fallait un point d’appui
tangible, c’est aussi parce que le chemin qui commence par un
envoi lointain ne s’achève pas dans l’œuvre mais se poursuit par
quantité de petits rebonds que l’on peut lire comme autant de
copeaux débités à partir d’un matériau inépuisable, ce qui veut dire
aussi qu’il y a, oui, un bonheur de la reproductibilité.
Je n’ai effleuré le parcours que de deux images mais auraient pu
venir aussi le regard d’un chat noir, une coupe posée dans un atelier
bruxellois, une danse de cour et des rites funéraires dans la Chine
des Tang… Si l’on multiplie le vertige qui vient au récit d’une seule
provenance, l’on se retrouve vite au sein d’une immense et confuse
dissémination où toutes les trajectoires se dispersent et forment un
inextricable réseau sans bords, à la structure indéchiffrable. Une
telle masse a quelque chose d’effrayant, d’inapaisable, mais
pourtant, ce qui frappe dans les lieux où elle est envisagée
sérieusement – c’est-à-dire en tant qu’existence et en tant que
problème, autrement dit dans les bibliothèques –, c’est qu’elle y est
au repos : or c’est de la qualité de ce repos que dépend la vivacité
de l’éveil, qui ne nomme au fond rien d’autre que ce que Kant visa
en inventant le miroitement conceptuel de la finalité sans fin.

1. Différent, on l’aura compris, de celui évoqué supra.


2. Ce travail a été fait depuis : voir Saisir, Paris, Éditions du Seuil, 2018.
3. Lazzaro Spallanzani, Lancers et rebonds de pierres sur l’eau, traduit du
latin par Marc Milon, suivi de Ricochet, histoire d’un modeste prodige par Cyril
Jarton, Paris, Éditions VillaRrose, 2012, p. 65.
3. La violence du temps fixé

Peut-être est-il bon, avant toute considération sur l’image, ses


rôles, ses pouvoirs, son implication dans la violence de la vie, ou son
possible retrait, de nous souvenir que s’il y a bien quelque chose qui
n’existe pas au singulier mais se décline en une infinité
d’occurrences, c’est justement l’image, ce sont les images. Bien que
chacune soit singulière, une typologie peut être utilement
esquissée : ensuite on sait de quoi l’on parle, et c’est toujours mieux
ainsi.
La caractéristique générale des images est qu’elles ne sont pas
premières, qu’elles sont toujours, quelles qu’elles soient, images de
quelque chose. L’ensemble de ces choses dont il peut y avoir image,
nous l’appellerons l’imageable. Et l’ensemble des images effectuées,
passagères ou retenues, l’imagé. L’un et l’autre sont infinis, et vivre
c’est traverser ces infinis, c’est sans fin passer de l’un à l’autre. La
production des images est continue : imager c’est penser, c’est
avancer dans ce pli de la pensée qui est celui où viennent les
représentations. Cette venue peut être provoquée ou stimulée, mais
elle a aussi la nature d’un film qui se déroule en nous, y compris
quand nous sommes endormis et que nous rêvons. Les images qui
se forment dans la pensée diurne ou nocturne, qu’elles passent ou
qu’elles aient une certaine ponctualité (et, dès lors, la faculté de
revenir), sont toutes dans un certain flou et comme sans contours.
Donner des contours fermes à ces images, c’est le travail du
langage, mais les images de pensée existent sur cette frange où le
langage commence et par laquelle, sans doute, il a commencé : ces
images internes sont en tout cas les premières auxquelles les
hommes (les animaux aussi, très probablement) furent confrontés et
elles ne sont ni éliminables ni matérialisables.
Mais la surprise est qu’il y ait aussi des images externes, des
images phénoménales à l’existence desquelles l’homme ne
contribue pas : le monde en effet s’image de lui-même, et il le fait
sous ces deux modes distincts qui sont celui de l’ombre et celui du
reflet. Le visible avec eux et par eux se dédouble : le mode
d’apparition/disparition saisissant de l’ombre et du reflet nous
présente dans sa pureté le vertige ontologique de l’image qui est cet
enchevêtrement d’être et de non-être qui obséda Platon. Que ce soit
sous la forme parfois magiquement immobile du reflet (par exemple,
l’image reflétée d’une ligne d’arbres dans un étang) ou sous celle,
magiquement mouvante et passagère, d’ombres projetées contre
une paroi, ou que ce soit, sur un palier de conscience plus troublant
encore, par la vision qu’ils ont pu avoir d’eux-mêmes via ces
phénomènes, les hommes depuis l’aube des temps ont été
confrontés à l’étrangeté de ces images qui ont l’air, sous leurs yeux,
de leur présenter un rêve ou une pensée que le monde ferait ou
aurait de lui-même.
En règle générale, ces images naturelles spontanées – ombres,
reflets ou images internes – ne sont pas comprises ou reprises dans
la discussion sur l’image, où ne figurent que les images créées, les
images faites de la main de l’homme, or je crois que c’est une erreur,
et cela dans la mesure même où les images créées ont elles-mêmes
été conçues en étroite relation avec les images naturelles
spontanées, comme en témoignent, pour la naissance de l’image
figurée, côté reflet le mythe de Narcisse ou côté ombre l’histoire de
Dibutade racontée par Pline, mais comme en témoigne aussi, à un
niveau de culture plus ancien, le lien qui attache – qu’on enclenche
ou non l’hypothèse du chamanisme – les représentations animales
de la peinture paléolithique à la sphère de la vision interne (puisque
ces images, peintes le plus souvent dans l’intimité des grottes et loin
de leurs modèles, sont d’abord des souvenirs).
Mais, quelle que soit leur parenté, la différence fondamentale qui
sépare les images provoquées par l’homme des images naturelles
spontanées advenant en lui ou hors de lui, c’est que les images
provoquées, résultant toutes d’une technique particulière, sont des
images fixées, des images qui demeurent et qui installent sous
forme d’existence matérielle l’ambiguïté ontologique de l’image. Ces
images aussi peuvent disparaître, mais par usure lente, et leur mode
d’être n’est pas celui du passage mais celui de la trace. Les régimes
d’inscription de ces traces ne sont pas nombreux et ils se divisent en
deux ensembles : celui des traces tracées, des traces résultant
effectivement du travail de la main de l’homme – et c’est le régime
universel du dessin et de la peinture, dans tous ses avatars, des
origines à nos jours –, et celui, apparu seulement au début de la
révolution industrielle, des traces déposées, rendues possibles par
des techniques d’où la main, comme telle, est absente – et il est
notable que lors de l’invention de la photographie (qui est le nom
générique de ces techniques) la déposition et la retenue de l’image
aient été comprises et décrites comme une sorte d’autoportrait que
la nature faisait d’elle-même, la photographie n’étant rien d’autre,
dès lors, qu’une ombre retenue captive ou un reflet fixé.
Autre différence fondamentale : alors que les images internes
spontanées sont directement en prise, via notre propre corps, qui les
héberge, avec la violence du vivant, les images provoquées et
fixées, si elles agissent bel et bien elles aussi sur notre esprit et
notre mémoire, ne le font qu’en ayant sauté hors du temps, et en
provenance d’un plan qui n’est plus celui du devenir ou du vivant ou
qui, s’il en provient, lui a échappé. La violence est la vie, la vie est
violente, une vie violente est une vie menée selon la violence de la
vie : naître et mourir, apparaître dans le temps et quitter le temps,
tels sont les deux actes fondamentaux qui inscrivent notre parcours
dans l’univers. Est violent tout ce qui touche de près à l’intensité du
vivant, qui est ce qui se tend entre le naître et le périr. La mort, le
périr, le danger sont toujours imminents, même si nous nous
efforçons de vivre en endormant leur puissance et en croyant en son
sommeil. À ce régime d’intensités nous apportons toutes sortes de
variations, et le déploiement des formes de vie est ce qui trouve à se
déplier dans l’espace de flux de ces variations. La traversée est
mouvante : il y a des ralentis et des accélérations, les uns comme
les autres vertigineux parfois, mais tout le temps que ça dure, tout le
temps que les formes de vie sont en vie, en route vers elles-mêmes
ou vers leur épuisement, aucun arrêt n’est possible, nous sommes
enveloppés dans le temps, nous sommes versés avec lui et en lui,
dans ses courants, ses remous, ses rapides. Le temps n’est pas tant
une donnée qu’une donation constante, il est une venue – ce par
quoi tout vient et s’en va. Pour lui, en lui, être et s’en aller sont une
seule et même chose, une seule et même pente.
Mais voici que du temps quelque chose que nous pouvons tenir
devant nos yeux s’est retiré, se retire : comme des copeaux qui
auraient sauté de la masse du devenir, telles nous apparaissent les
images : chutes abandonnées du passage du temps, arrêts sur
image du film du vivant. Pour être, les images ont dû se retirer de la
vie, elles ont dû cesser d’être comme est – existe – le vivant : elles
existent, mais autrement que le vivant, autrement que ce qui
continue de vivre, et ce saut hors du temps est leur violence, leur
violence constitutive – celle justement de ce qui a échappé à la
violence et au devenir, celle d’une stase en droit infinie, qui suspend
l’existence, qui promeut dans l’existence ce qui normalement n’y
existe pas et n’y vient jamais, c’est-à-dire une forme achevée, sans
repentir et qui n’évoluera plus. Par là elles sont en contact avec
l’inertie des objets manufacturés – il est de l’essence des produits
manufacturés d’avoir eu la finition pour finalité – mais elles ne se
tiennent pas comme eux dans le monde, d’une part parce qu’elles
n’ont pas de corps et ne sont que surface, d’autre part parce que
cette surface qu’elles sont n’a de sens qu’à se tendre vers la vue. La
violence de son saut hors du vivant se déploie en chaque image
comme une onde de sens stationnaire et silencieuse, comme un
absolu de la césure : non seulement elles résultent d’une coupe faite
dans le temps, mais encore elles interrompent à nouveau le temps
lorsqu’on les rencontre. Alors que les objets, que l’on peut définir
comme des points de fixation de l’activité humaine – et ce, des
premiers résultats obtenus par l’Homo habilis jusqu’aux plus
perfectionnés des objets industriels récents –, finissent par être
incorporés à cette activité même et, par cette serviabilité, par
rejoindre le mouvement de la vie, les images, qui ne servent à rien,
restent rétives à cette incorporation. Or c’est depuis cette résistance
extraordinairement silencieuse qu’elles se mettent malgré tout à
vivre, mais alors en nous, lorsque leur stase obstinée se mue en
horizon : dans ce qui a échappé au temps vivant, quelque chose de
la vie a été saisi, et nous regarde.
Et il est fascinant, en ce point, de voir surgir, exactement comme
cela, dans une échappée, comme l’échappée même du vivant hors
de lui, les premières images, celles qui à ce jour constituent les plus
anciennes traces d’une activité picturale – je pense à ces peintures
découvertes il y a une vingtaine d’années maintenant dans la grotte
de Chauvet et qui se situent à la hauteur de moins trente mille ans.
Avec elles ce qui vient et se voit tout de suite, ce qui saute aux yeux,
c’est l’intensité du vivant dont les animaux – sujets quasi exclusifs de
ces peintures – sont les porteurs. Quelles que soient les raisons
(religieuses ou magiques) pour lesquelles ils ont été ainsi dépeints et
reproduits à la lueur d’un flambeau dans des grottes dont l’obscurité
s’est refermée sur eux, cerfs, taureaux, lions ou chevaux témoignent
du lien qui attache le surgissement de l’image à celui de la vie
vivante. Bondissant pour toujours (car ils sont figurés tels, dans le
mouvement, dans l’exubérance de leur force) ils sont pourtant aussi
immobilisés pour toujours, et de telle sorte qu’avec eux le drame de
l’image – celui de cette présence qui est simultanément une
absence – est déjà là tout entier. Violent est ce nouage, violente est
cette saisie. Mais par-delà cette violence il y a dans ce qu’elle
inaugure l’ouverture d’une accalmie. Ainsi que l’avait remarqué
Bataille, l’image – par laquelle s’effectue le passage de l’imageable à
l’imagé – n’est possible qu’au prix d’une détente ou d’un retrait, elle
est ce retrait. De la vie débordante et du ruissellement infini des
sensations l’image provient, mais en s’échappant, mais en installant
une césure qui sera sa demeure. En tant que telle, échappée, elle
est toujours déjà temps d’arrêt ou de recul, réflexion, anamnèse. Et
ce, quelles que soient les raisons qui l’ont conduite à l’existence et
quels que soient le mode ou la durée de son inscription : même
lorsqu’elles n’étaient sans doute pas initialement destinées à être
regardées, comme c’est le cas des peintures paléolithiques, ou
même lorsque la durée de leur formation est nulle ou quasi nulle,
comme ce sera le cas avec l’instantané photographique. L’image
sort du temps et s’y propose ou s’y impose comme une stase – une
surface étale et silencieuse qu’il faut contempler.
Que les images, ainsi, depuis ce silence et ce retrait, nous
regardent, c’est bien sûr une façon de parler, mais elle devient plus
vraie encore, et plus troublante, quand c’est justement, venant
d’elles, un regard qui nous fait face. Ici l’exemple qui vient
immédiatement à l’esprit est celui des portraits du Fayoum, non
seulement parce que ces portraits, réalisés dans l’Égypte gréco-
romanisée des trois premiers siècles de notre ère, sont les plus
anciens dont nous disposions, mais surtout parce que avec eux
nous sommes devant une sorte d’absolu du portrait : du fait qu’ils
étaient destinés non à être vus ou regardés mais à accompagner le
corps momifié du défunt dans la tombe, ils nous projettent sur le
seuil même où ils se tinrent, qui n’était pas celui d’une visée
esthétique mais celui d’une supposition anxieuse – celle que peut-
être au droit de la mort il convenait de se présenter selon la vérité de
son apparence, avec son visage et les yeux grands ouverts. Depuis
ce seuil et s’y tenant dans un complet silence, ces visages nous
apostrophent et nous tendent leur regard, et ce que nous pouvons
imaginer en les voyant c’est le monde même qu’ils contemplèrent et
qu’ils s’apprêtaient donc à quitter. La violence de l’adieu se suspend
dans la césure de ce regard, au terme de la longue tradition
égyptienne du deuil une image sans épaisseur et sans avenir, une
image grecque, est venue se poser, et par elle c’est la vérité de tout
portrait qui d’un seul coup se montre et se dérobe.
De cela, de cette teneur de vérité, tout portrait devra se souvenir,
et ce qui est si frappant avec ceux réalisés dans le métro new-
yorkais par Walker Evans entre 1938 et 1941, c’est justement qu’ils
sont eux aussi comme rivés à un seuil infranchissable d’où ils nous
regardent sans nous voir et où nous les voyons s’exiler en eux-
mêmes dans une sorte de dilatation infinie. Dans leur cas la situation
de prise est quelque peu décalée par rapport à la tradition du
portrait, qui repose sur un contrat ou un accord passé entre le
portraituré et le preneur d’image : en effet ces portraits ne sont pas
le fruit d’une relation établie entre le photographe et ses modèles, ils
sont clandestins, Walker Evans s’étant arrangé – et il fut le premier à
faire cela – pour que son appareil demeure invisible, ce qui est le
cas même lorsque les regards sont frontaux et appuyés. Du même
coup l’expérience qui nous est restituée par ces images est celle,
quotidienne, que chacun rencontre dans les transports en commun
des grandes villes : à chaque instant les visages, dans une proximité
parfois affolante, témoignent pour l’humanité – un témoignage
neutre, de pur passage, de pure signature, qui accumule et empile
les différences dans une archive étrange et bouleversante : autant
que les visages du Fayoum ceux du métro new-yorkais sont des
visages de morts, et tout comme eux ce sont des visages vivants. Le
train souterrain et bruyant qui emmène un instant les destinées sous
New York n’est pas conduit par Anubis, le dieu des morts, le dieu à
tête de chien qui pesait les âmes des défunts avant leur passage
dans l’au-delà, pourtant, par la fenêtre temporelle infime de
l’instantané photographique, c’est aussi comme si les âmes, en
chaque visage, étaient pesées.
Cette interruption de la vie en pleine course, ce saisissement
vertigineux du passage dans l’existence sont, si l’on y réfléchit, la
violence même. Ce qu’un labeur parfois très long obtenait,
l’instantané photographique le produit d’un seul coup, venant clouer
dans chaque instant (et selon une durée d’instant de plus en plus
courte) l’hypostase d’une durée ayant échappé au temps. Cette
propension agit en chaque image photographique, mais elle n’est
véritablement visible que si le photographe en est conscient et va à
sa rencontre. Le titre même, d’origine biblique, que Walker Evans a
donné à cette série de portraits faits dans le métro lorsqu’il l’a
publiée – Many are Called – témoigne de cette conscience, chez lui
extrêmement avivée, de l’incidence ou de la responsabilité
métaphysique du photographique. Ceux qui sont photographiés, ce
sont les appelés, les vivants, le tout-venant, les passants. Devant
l’appareil photo qu’ils ne voient pas ils apparaissent, ils
comparaissent : à l’appel ils ont répondu – ils sont là, mais leur
réponse est silencieuse et c’est comme si derrière leur apparence
retenue et fixée leur absence future était déjà engagée. Leur
présence muette est comme un exil et l’image fixe, selon sa valence
d’adieu, les retient, mais sans obtenir davantage qu’une ombre, un
passage, un silence.

Entière et plénière est la violence par laquelle ces visages sont


cloués sur la paroi du temps. Avec la photographie instantanée la
coupe temporelle qui est le propre de toute image semble
augmentée, et à un point tel que l’on peut parler à son propos
d’hyper-image, ou d’image absolue. Il y a là une sorte de
condensation, mais si celle-ci est particulièrement évidente avec le
drame silencieux qui se noue en chaque portrait on la retrouve
partout, et c’est à chaque instant du monde, à chaque occurrence de
l’imageable, que la violence d’irruption de l’image peut intervenir. Le
champ d’intervention de l’image est en effet infini, allant de l’infime
au massif, du plus léger et du plus évanescent au plus chargé et au
plus dramatique. C’est littéralement tout ce qui arrive qui peut entrer
en image, être sorti du devenir pour aller planer hors de lui. Par
exemple, pour l’infime, une hirondelle, soit vingt grammes de vie
vivante portés dans l’air d’une rue andalouse et photographiés par
e
Bernard Plossu au 1/1000 de seconde. Je le répète, car il le faut :
vingt grammes d’existence pendant un millième de seconde : par
conséquent une contraction extrême, et du temps, et de la quantité,
puisqu’il va de soi que nous sommes là à l’opposé de l’événement
comme de la masse et que cela constitue le sujet même de la prise :
un « à peine quelque chose » saisi dans un éclat de temps si petit
qu’il est comme une évasion, mais cela suffit pourtant pour que le
suspens soit intégral et qu’à travers lui un souvenir du monde ou le
souvenir d’un passage dans le monde soit déposé et qu’à partir de
leur minceur l’immensité (du temps et de l’espace) devienne
palpable.
À l’opposé de cela (mais peut-être, même si c’est difficile à
penser, s’agit-il du même effort, du même ressort), une image où
l’Histoire, c’est-à-dire la forme dramatique du rapport des hommes à
eux-mêmes, est présente, et non seulement présente mais
présentée dans l’exactitude d’un instant de basculement. Soit, à
nouveau 1, cette photo prise le 30 janvier 1948 par Cartier-Bresson
au moment précis où Nehru annonce à la foule réunie devant Birla
House, la résidence de Gandhi à New Dehli, que celui-ci vient de
mourir. Extraordinaire image il est vrai, dans laquelle ce qui ressortit
peut-être au reportage se voit porté au plan d’une sorte de nocturne
halluciné. Nous y sommes, nous sommes dans la pure violence de
l’Histoire, dans l’incision que l’événement produit dans le temps, et
voici que cette incision coïncide exactement avec le temps sans
temps de l’image, ce qui fait que plutôt que d’avoir simplement lieu
l’événement se déploie dans l’espace et résonne comme une onde
stationnaire. Alors ce que nous voyons, bien que nous le rattachions
spontanément au sens de l’annonce qui vient d’être faite et que nous
ne connaissons, nous, que par la légende de l’image, ce que nous
voyons se dilate à l’infini dans son cadre, produisant une série de
chocs et d’associations, différents en chacun de nous mais grâce
auxquels chemin faisant le langage retrouve peu à peu ses
marques.
Pour un regardeur occidental, par exemple, cette image peut
rappeler, comme l’a noté Denis Roche dans son Boîtier de
mélancolie, certaines compositions mystiques de la peinture de la fin
du Moyen Âge, où l’on voit de profil les visages des orants converger
et se tendre vers l’Annonce, exactement comme ceux de la foule
indienne, mais elle peut aussi, à cause de la puissance d’émission
de la lanterne du portail, évoquer le Tres de Mayo de Goya, tableau
où une lanterne posée directement sur le sol joue un rôle semblable.
Mais tandis que dans la photo de Cartier-Bresson, comme dans la
tragédie grecque, la violence (disons ici celle de l’assassinat, celle
du corps mort de Gandhi assassiné) n’est pas montrée et ne
consiste que dans cet écho qu’elle a suscité, dans la peinture de
Goya, qui est célèbre aussi pour cela, un pas est fait, un saut
s’accomplit : la violence de la fusillade est bien là, elle est en train
d’avoir lieu, elle s’ouvre devant nous dans toute sa puissance
traumatique. Mais ce qui s’impose en premier devant ce tableau,
c’est le saisissement de l’instant, c’est le gel du temps qui entoure
l’événement et le suspend devant nous. La violence – la fusillade,
les corps qui tombent – a lieu dans un temps mis en abîme, dans un
suspens qui la réitère et la dilate, et dans ce transfert, au lieu d’être
exercée, elle se transforme en pensée. La scène de la fusillade
certes n’a pas été prise sur le vif (Goya l’a peinte six années après
qu’elle a eu lieu) et il s’agit avec elle d’une composition, mais sa
teneur de vérité réside pourtant dans cette faculté qu’a l’image de se
retenir hors du temps, et plus la course de cette retenue est longue,
plus l’image produit de sens. Ici s’ouvre d’elle-même la différence
entre l’image-suspens, qui est comme sans fin au travail, sans fin en
train de retarder son interprétation, et l’image directive, qui peut être
image de propagande, ou pornographique, pour laquelle au contraire
la durée de la course entre l’apparence visible et la signification doit
être réduite à son minimum et devenir pratiquement inexistante.

Sans doute cette action immédiate des images directives exerce-


t-elle une violence, en phase avec la violence des pouvoirs qui les
fabriquent et les distribuent, mais nous sommes avec elles dans un
registre d’enclenchements répétitifs sans rapport avec l’expérience.
L’acte de regard se borne dans de tels cas à cocher une case, alors
qu’en face des images-suspens il revient à écrire une phrase, une
phrase d’ailleurs impossible et jamais complète, car tel est le prix de
l’interprétation : il y a un coût du sens, et il affecte le langage, le
langage est le premier affecté par ce qui vient dans l’image : l’effet
de coupe ou d’arrêt de l’image est aussi et constitutivement une
coupe faite dans le discours : au monologue intérieur formé de
bribes et de pensées, et même d’images fuyantes et sans bords,
l’image-suspens, selon la décision de son cadrage, impose une
brusque césure. L’ébranlement est complet dès lors que du sens, et
si visiblement, se postule et se tient fermement hors du langage. Le
visible n’est rien d’autre que la tenue de ce sens muet que nous
longeons continûment, et l’image est ce qui interrompt cette
randonnée pour nous tenir la tête un instant devant ce qui se passe
et qui a justement, en elle et par elle, cessé de passer. L’image est
cette insistance quant au visible qui le rend à lui-même en nous
tendant vers lui.
Apprendre à laisser revenir les mots conformément au sens de la
secousse qui les a un instant interdits, c’est ainsi que l’on pourrait
définir le travail de la critique – celle-ci alors ne désignant pas cette
activité restreinte et réservée qu’on appelle la critique d’art, mais
recouvrant pour tout regardant (selon le mot de Poussin) ou tout
regardeur (selon le mot de Duchamp) la pulsion d’intelligibilité qui le
constitue. On l’aura compris, il n’est et ne peut être ici question que
d’expérience, autrement dit de ce qui se produit de singulier dans le
contact entre deux singularités – celle de l’image et celle de qui la
rencontre. Si loin que puisse ou veuille aller la volonté d’encadrer ce
contact singulier et de le transformer en procès d’assimilation (c’est
avec l’icône que cette tendance a été poussée jusqu’à son
extrémité), les mécanismes mêmes de la rencontre lui résistent en
tant qu’ils sont secrets et indécelables. En vérité, ce ne sont pas tant
des mécanismes que des flux vibrants et aléatoires : aucun
regardant/regardeur n’a le même contact avec une image-suspens,
et aucune image ne dicte le contenu de sa résonance. C’est même à
cela, à cet écart latent qu’elle retient puis libère, qu’on la reconnaît.
Le temps de prise d’une image photographique, on le sait, peut être
infime, et le temps de réalisation d’une image peinte très long, mais
à la fin, dans l’expérience du contact avec la surface silencieuse,
seul compte le temps de reprise et de retour, le temps de la lente
remontée du discours : ce qui se réorganise alors est fragile et
personnel, c’est une vérité induite, c’est l’encodage d’un nœud
d’individuation.
C’est pourquoi – il faut le dire en passant mais ne pas l’oublier –
les conditions d’accompagnement de ce contact avec les images,
surtout quand celles-ci ont acquis une grande renommée, peuvent
constituer, à l’heure de la généralisation du réflexe patrimonial, un
obstacle puissant, qu’il faut dès lors apprendre à contourner. La
violence et l’intensité de l’image n’ont plus le temps d’agir aussitôt
que le contact est aménagé et que l’image est considérée comme
une sorte de halte nécessaire placée le long d’un parcours préparé,
signalisé et restreint. Entretenir les conditions de la surprise et
glisser dans le temps la pure incision de l’image, c’est une seule et
même énergie. Je parlais à l’instant du temps plus ou moins long
qu’il faut pour qu’au-delà du silence installé par cette incision les
mots reviennent. En ce moment je travaille avec Éric Poitevin à partir
d’images qu’il a faites montrant des oiseaux morts suspendus à un fil
comme ils l’étaient dans les natures mortes d’autrefois : il ne s’agit
pas pour moi de les commenter mais de les accompagner, et cela
fait des semaines que leur suspens dans la mort est devant moi,
c’est-à-dire en vérité couché dans une enveloppe qui contient une
vingtaine de tirages de travail de ces oiseaux, enveloppe que je
rouvre de temps à autre pour essayer de comprendre ce qui m’est
échu – un jour ou l’autre je ferai ce texte à partir d’eux, mais si j’en
parle maintenant c’est parce que justement je suis dans ce creux
que l’image produit et où ne viennent que les bribes désemparées
d’un discours qui n’a pas encore pris. Mais ce qui s’impose tout de
suite avec l’image de ces oiseaux – il en est de tout petits, plus
légers encore que l’hirondelle, et d’autres beaucoup plus gros et
ayant une grande envergure – c’est que son suspens est redoublé
par ce fil qui les tient renversés, comme en train de tomber mais ne
tombant pas, en tout cas exilés pour toujours d’un monde qui était
celui du vol et du libre élan dans l’espace. Enlevés à la vie qu’ils
incarnaient dans leur vol et leur chant, piégés par la pesanteur qui a
pour eux le sens de la mort, ils sont pourtant, et c’est de cela qu’il
me faudra parler, terriblement en phase avec le monde d’où ils
viennent de s’éclipser et l’atelier de l’artiste qui les maintient ainsi
suspendus pour en faire des images est en un sens, pour eux, le
contraire d’un tombeau. En chacun de ces oiseaux une pensée est
tenue, devant chacun d’entre eux et selon cette violence qui les
2
cloue nous avons à parcourir et à inventer un chemin .
Ces oiseaux, par exemple, pourraient figurer sur des timbres-
poste et ce serait très bien aussi, mais on le comprend, alors que
dans le timbre ils ne seraient que comme des noms figurant dans un
dictionnaire, dans des images telles que celles-ci ils s’éloignent de
cette fatalité du nom pour aller ailleurs, dans une aire où, pour nous,
le langage n’est pas déjà donné mais doit se réapprendre. De la
violence de l’image que j’ai essayé de configurer, ces oiseaux,
exactes natures mortes, sont l’allégorie.

1. Cf. supra.
2. Depuis que j’ai écrit ces lignes le livre avec les photographies d’Éric
Poitevin et le texte par lequel j’ai tenté de les longer a été publié aux Éditions
du Seuil en 2016 sous le titre Le Puits des oiseaux.
4. La ville au fond du tableau
et la maison dans la nuit

Imagination ! Pendant des semaines j’ai tourné autour de ce mot,


me disant qu’en vérité je ne le comprenais pas, ne voyais pas bien
ce qu’il voulait dire – un régime de la pensée, oui, mais alors
« pensée » tout seul, plus large, plus ample, me semblait suffire. Et
dans ce mouvement où entrait même de l’agacement je me
raccrochais à cette déclaration que Manet aurait faite : « Je n’ai pas
d’imagination » – ce qui, rapporté à ses images, à ce qu’il a produit,
prend presque valeur de programme. Pourtant, je le sentais aussi, il
y avait quelque chose de faux, d’impatient, de maussade, dans cette
mauvaise volonté qui risquait d’écarter, avec un mot, tout un monde
d’images auquel non seulement je suis attaché mais d’où peut-être,
comme écrivain en tout cas, je proviens. Et peut-être que si le mot
m’irrite, me disais-je, c’est justement parce qu’il nomme malgré tout
ce domaine que comme tout un chacun je considère ou aimerais
considérer comme secret. Lui reprochant, à ce mot, de manquer de
tact ou d’allure, d’être sans précision ni aura, en même temps je
voyais bien qu’en allant au bout de ma dénégation, en le rayant, je
me serais séparé de quelque chose de fondamental, qu’il m’apparaît
possible de formuler ainsi : il faut que le vrai, qui est ce que nous
cherchons, ait sous la main, pour affirmer sa véridicité, autre chose
que la seule réalité connue. Le vrai, pour être, a besoin de
l’ouverture, devant lui, d’un inconnu. Cette ouverture nous l’appelons
l’imaginaire. Et dans cette perspective ou ce schéma, l’imagination,
dès lors, peut être caractérisée comme l’action par laquelle la
pensée se maintient au contact de l’inconnu qui l’ouvre à elle-même.
L’imagination, comme le stipule l’expression courante, est fertile.
Mais d’une certaine façon cette fertilité, qui semble être la
caractéristique naturelle ou la pente de l’imagination, demeure sans
emploi. Une exubérance surgit presque immédiatement : l’autre
expression courante – une imagination débordante – parle d’elle-
même. Entre la fertilité, perçue comme une qualité, et le
débordement, associé à l’excès, le passage est vif et la frontière
absente. Mais ici, plutôt que de chercher à fonder une hiérarchie
entre différents modes opératoires de l’imagination – les uns qui
seraient productifs, les autres liés à une forme de dépense –, plutôt,
donc, que de donner des bases à une théorie du rendement
imaginaire, il convient d’observer des fonctionnements.
Et la première remarque que l’on peut faire, parce qu’elle vient
tout de suite à l’esprit, c’est qu’il y a deux formes très distinctes de
déploiement de l’imagination. Peut-être s’épaulent-elles, peut-être
reviennent-elles pour finir à une seule et même chose, je n’en
préjuge pas, en tout cas pour l’instant distinguons-les, c’est facile.
Il y a l’imagination que, détournant un adjectif forgé par Adorno
(qui l’employait, lui, dans un contexte musical), j’appellerais
l’imagination structive ou, si l’on préfère, connective : l’imagination
qui est créatrice de liens, qui va vite d’un point à un autre, d’un
domaine à un autre. Sa forme d’envol est le vol battu, puissant, celui
de ces oiseaux que l’on appelle des rameurs. Les images qui
peuvent la figurer sont, dans la gestuelle, le ricochet et, parmi les
opérations intellectuelles, le montage. En tout cas une productivité
sérielle avec des effets d’accélération subite, allant parfois jusqu’à
une sorte d’ivresse de la connexion : exactement, en d’autres
termes, ce qui ressemble à la pensée quand elle est inspirée, quand
le « penser par soi-même » qui devrait être l’unique impulsion du
penser se lance en effet sans filet au-dessus d’un vide qu’il ne
remplit pas mais parcourt, à la façon d’un escalier avançant marche
après marche, créant chacune d’entre elles selon l’élan et la
mémoire de la précédente.
Cette forme d’imagination, que l’on pourrait décrire comme un
lubrifiant des formes articulatoires, est naturellement chez elle dans
le discours, dans le langage.
L’autre grande forme de déploiement de l’imagination, alliée à de
tout autres tempi, c’est l’imagination que je dirais glissée ou
glissante, voire stagnante. Si elle avance, c’est comme le fait la
barque sans rames du « Domaine d’Arnheim » de Poe, et sa forme
d’envol est celle du vol plané, du vol de ces oiseaux que l’on appelle
des voiliers. Les images qui peuvent la figurer sont, dans la
gestuelle, l’arrêt contemplatif et silencieux et, parmi les opérations
intellectuelles, la rêverie, avec ses effets de fondu enchaîné et ses
ralentis. En tout cas une productivité plutôt lente et intensive, où
l’ivresse est celle de la noyade ou de l’évanouissement : exactement
ce qui ressemble à la pensée quand elle se laisse envahir et qu’elle
rejoint l’énergie de son versant passif.
Cette forme d’imagination, qui a été décrite comme un stupéfiant,
est tout entière chez elle dans les images, et justement dans les
images en tant qu’elles sont le suspens du mode articulatoire, en
tant qu’elles sont muettes.
Il y a donc d’emblée, on le voit, une certaine opposition entre les
deux modes, mais, j’y insiste, ils peuvent très bien collaborer, ils
collaborent, et l’imagination n’a peut-être de sens qu’à nommer cette
collaboration et la puissance qu’elle recèle ou propage. En règle
générale, le régime des images interrompt celui du discours, mais le
discours n’est peut-être lui-même que ce qui se nourrit de ces
interruptions, que ce qui en a besoin pour se développer librement :
c’est, je crois, le rôle des images stupéfiantes que d’effacer un
temps le discours, que de le priver de son efficacité, de sa facilité,
mais pour qu’alors il se recharge à cette vérité qu’il a entrevue hors
de lui. Tel est, en tout cas, le rôle de la peinture, et j’y viendrai, mais
un peu plus tard, car pour l’instant je voudrais prolonger encore un
peu cette approche effleurée des modes de fonctionnement de
l’imagination et voir comment ils sont l’un et l’autre liés à l’inconnu,
comment l’un et l’autre ils donnent forme à l’inconnu ou comment ils
supposent que la forme, dans sa formation, s’ouvre à l’inconnu en
donnant corps à ce qui n’était pas.
En allant chercher ses relais, en transformant tout lointain en une
proximité latente, l’imagination structive, qui relie et active, passe par
l’inconnu : au lien qui n’avait pas été encore tissé ou à la connexion
que l’on n’avait pas vue et qui donc l’un comme l’autre n’étaient pas,
pas encore, l’imagination donne forme et existence. Or ce pouvoir de
procurer une existence à ce qui n’est pas, c’est le fondement même
de ce type d’image qu’est l’image imaginaire, l’image (peinte) qui au
lieu de partir de ce qui est et d’être image de quelque chose procède
et intervient comme une invention. Ce qui n’est pas (ce qui n’a
jamais été – et nous sommes donc là à l’exact antipode du fameux
« ça a été » barthésien) est pourtant là maintenant sous mes yeux.
Je le vois. Je sais que ce n’est pas « vrai », mais je sais aussi que la
vérité se tient embusquée dans cette fiction exactement comme la
fiction peut se tenir aux aguets ou en réserve derrière la volonté de
dépiction la plus neutre. Et je sais aussi que si ce qui n’est pas n’a
pas d’autre preuve que l’image, il en va exactement de même avec
ce qui est et avec ce qui fut. Le souvenir ici (ce qui n’est plus), qui
est le devenir de tout ce qui est (tout ce qui est devient souvenir – ou
s’oublie, c’est pareil, pareillement versé au temps, au passé), le
souvenir est dans la même posture que l’image de rêve ou rêvée : il
est sans preuve, il n’a d’autre preuve que l’image, et ici, tel est le
prodige, toutes les images, même celles qui partent du réel et dont
on peut dire qu’elles ont un lien indiciel à ce qui a été devant elles,
toutes les images se ressemblent.
Bien sûr qu’entre celles qui saisissent ou dépeignent (par
exemple, un paysage ou une scène de genre de portée naturaliste)
et celles qui inventent (par exemple, un paysage ou une scène
imaginaires) ou se souviennent existent des différences d’accent ou
de climat, mais l’on doit bien voir que là tout est d’abord glissement,
vertige, propension, et qu’un régime d’incertitude habite toutes les
images – non seulement celles qui sont peintes mais aussi celles qui
ont pourtant eu le réel pour affect et vertige, les photographies donc.
Entre la vue (veduta) et la vision, le chemin est très court, sans fin le
réel se dilate et se quitte, sans fin ce qui se tient dans la pesanteur
d’un ici s’expose à l’écart et à l’appel d’un là-bas.
Ce qui n’est pas glisse vers ce qui est sur le mode d’un « pourrait
être » qui ne sera pas tandis que ce qui est, ou a été, est en
partance vers un « ce n’est plus » qui le rend imaginaire. Tel est le
mouvement, et il est incessant : le souvenir imagine, l’imagination se
souvient, l’un et l’autre – ici l’expression populaire est formidable –
emmêlent leurs pinceaux. C’est de cela, c’est de cet emmêlement
que je voudrais parler, et à partir donc de deux tableaux, de deux
peintures, mais auparavant je voudrais évoquer – ne serait-ce que
parce que nous sommes là, avec ces glissades dans l’irréalité, dans
quelque chose d’universel – un livre qui m’a paru porter très loin leur
trouble, il s’agit des Souvenirs rêvés de Tao’an, un livre écrit au
e
milieu du XVII siècle après la chute de la dynastie Ming et dans
lequel Zhang Dai, son auteur, alors même qu’il semble s’être donné
pour tâche de faire revenir le temps perdu via l’évocation des fêtes
et des plaisirs qu’en tant que lettré attaché à la dynastie renversée il
a connus, le fait avec une telle abondance de détails et sur un mode
si prescriptif, au présent, que l’on se demande s’il n’est pas plutôt en
train d’inventer un monde imaginaire 1. Cette confusion ou ce
chevauchement entre ce qui relève du souvenir et ce qui peut être
attribué à l’imagination sont sans doute très communs, mais il n’est
pas uniquement question à travers eux d’une simple tendance à
l’embellissement ou d’un simple principe de compensation : c’est le
statut du souvenir lui-même qui est ébranlé, et cela au moment
même où la forme du récit, censé d’abord évoquer le passé, se
détourne de ce qui n’est plus pour le transformer en une sorte de
féerie ayant valeur de baume. L’imagination, alors, porte et déporte
le souvenir ; ce n’est pas seulement qu’elle le travestit, elle l’intègre
à son royaume. Dès lors, même les traits les plus fidèlement
rapportés, s’il s’en trouve, se colorent d’une teinte à la fois éblouie et
lointaine, comme celle d’un jour qui baisse et se dore.
Les souvenirs rêvés, pour reprendre le titre du livre de Zhang
Dai, il faudrait pouvoir les élever jusqu’à leur concept, ce qui
reviendrait à les comprendre comme des dépôts de sens ou des
intensités, autrement dit comme l’équivalent de ce que sont les
images, auxquelles désormais il est temps de venir. L’intuition, dès
lors, c’est que l’imagination désigne aussi et peut-être d’abord la
mise en image, le devenir-image, ou encore ce que l’on peut appeler
l’imagement, comme je le fais ici après d’autres. De la sorte
l’imagination (tout entière) peut être comprise comme la somme
ouverte de tous les processus d’imagement, et chaque image, issue
de cette pure dynamique, être considérée comme un dépôt –
comme une cristallisation singulière. Il est des images dont la
puissance imageante-imaginative, ou, en d’autres termes, la quantité
de sens induit, ne se défait pas, ou même mieux se recharge. Il en
est d’autres qui, au contraire, épuisent assez vite leurs possibilités.
Cette faculté qu’ont certaines images de se recharger et donc d’être
autofertiles – chaque nouveau regard les agrandissant et les rendant
à elles-mêmes –, cette faculté est bien sûr mystérieuse. S’il est
relativement facile de dépister la pauvreté de bien des images
(journalistiques et de propagande, pornographiques et, bien sûr,
artistiques), la difficulté demeure entière s’il s’agit, à l’inverse, de
fonder sur des critères stables la qualité d’intensité à laquelle elles
peuvent atteindre. Ce qui est sûr, c’est qu’ici aucun discours normatif
ne saurait être valide.
Le mouvement qui s’indique spontanément est d’interroger les
images elles-mêmes, ce qui revient à dire : sonder leur silence. Il
faut en choisir une et j’ai tout de suite pensé à La Tempête de
Giorgione. Sans doute est-elle très connue, mais peu importe, ou
justement : c’est sans peine qu’elle se dédouane de sa célébrité
pour devenir l’exemple même de cette puissance de recharge par
laquelle le sens semble littéralement s’infinir. Je dois dire aussi, et
cela compte pour beaucoup dans la façon dont elle s’est imposée à
moi, que c’est par elle que j’ai pour la première fois entrevu que cet
infini du sens était contigu à son obstination à se dérober. D’un
format relativement petit (82 × 73 cm), La Tempête a été peinte
autour de 1500 et son sujet, depuis sa première identification, datée
de 1530 et qui figure dans un catalogue de Marcantonio Michiel où il
est indiqué qu’il s’agit d’un paysage d’orage avec une gitane et un
soldat, a toujours fait débat. Personne à ce jour, malgré quantité
d’arguments, de recherches et de polémiques, n’est parvenu à
démontrer de façon claire et certaine de quoi il était exactement
question avec ce tableau.
Bien que le débat soit toujours ouvert et que depuis le livre de
Salvatore Settis paru en 1978 (qui essayait de faire le tour de la
2
question tout en proposant lui-même une nouvelle interprétation) de
nouvelles hypothèses aient été émises, il me semble – quand bien
même ce débat serait passionnant – que la question de ce tableau
est ailleurs : son énigme ne réside pas dans son sujet. S’il
apparaissait en effet que l’homme et la femme sont Adam et Ève
allaitant Caïn (et nous aurions dès lors l’unique Adam vêtu de toute
l’histoire iconographique !), Mars et Vénus, des allégories ou tout
autre couple figural, le mystère de ce que nous voyons demeurerait
entier. Entre l’obsession du déchiffrement iconographique et la
vulgate opposée d’une peinture quasi gratuite (c’est dès les Vies de
Vasari que commence le mythe d’un peintre qui « ne pensa qu’à
créer des figures selon son imagination pour prouver son talent »), le
tableau se perd, c’est en vérité comme si à la question plénière de
son sens étaient substitués dans un cas un simple rébus savant et
dans l’autre un motif de divertissement mondain. Or ce qui saute aux
yeux, justement, et c’est de là que vient la gravité de cette scène,
c’est que le sens réside dans son caractère indéchiffrable, c’est qu’il
n’y a rien d’autre que ce que nous voyons : un homme debout et
vêtu regardant à distance une femme nue qui allaite un nourrisson,
ces deux personnages dont rien ne peut nous indiquer dans quelle
relation ils sont l’un envers l’autre étant posés en avant d’un
paysage dont l’ampleur empêche qu’on puisse le considérer comme
un fond et le verser au dossier déjà bien fourni des « arrière-pays »
renaissants.
Les deux caractéristiques principales de ce paysage sont sa
lumière, soit cet éclairage doré qui vient avec l’orage quand il y a
des éclairs (ce qui est le cas ici) ou lorsqu’il s’éloigne (ce qui est
peut-être aussi le cas), et le fait que cette lumière se rende d’abord
visible par l’éclat qu’elle donne à une ligne oblique de bâtiments
longeant une rivière traversée par un pont, la composante urbaine
de ce paysage (souvent négligée par les interprètes, qui insistent
bien davantage sur les ruines que l’on voit au premier plan) ayant
une valeur intrinsèque qui dépasse de loin toute assignation à ne
résider là que comme un symbole. Or c’est justement dans ce vide
symbolique – qui est aussi, et simultanément, une plénitude du
sens – que l’énigme du tableau se recharge infiniment. La raison
pour laquelle cette peinture, quoique célèbre et archi-commentée,
nous semble intacte, c’est d’abord à l’aune de ce paysage
imaginaire qu’il faut l’évaluer, en s’en approchant et en regardant
plus attentivement comment il est fait : inventé, bien sûr, mais
n’ayant rien de fantastique et ne comportant ni effet de lointain ni
démesure, presque réaliste par un côté, du moins selon cette
lumière qui le baigne. L’œil se promène dans ce paysage, prend la
route qui suit la rivière, traverse le pont, longe les toits et les tours,
croise un oiseau blanc perché (aigrette ou héron), observe le
poudroiement des feuilles qui, chez Giorgione, a quasi valeur de
signature, mais ce qui nous retient, et sans que la construction
perspective (respectée mais sans plus) joue là-dedans un rôle, c’est
la façon dont ce paysage s’objective, c’est le calme assez
extraordinaire avec lequel il s’ouvre devant nous et se tient, à la
façon d’une image de rêve qui aurait sauté de la nuit.
Toutefois, si l’on coupe la toile horizontalement pour isoler le
paysage et le séparer de l’étrange historia qui se déroule dans sa
partie inférieure entre l’homme et la femme, on se rend compte que,
par-delà le plaisir passager d’une sorte d’effet de zoom, la conviction
du tableau retombe, et ce que cela veut dire, et qui vaut pour tout
tableau et pour toute image, c’est que, avant de comporter des
détails et d’être une composition, une image, une peinture, est à elle
seule et tout entière un être physique complet et distinct, d’où rien ne
s’isole ni ne s’écarte, où tout se tient et où c’est la qualité même de
cette tenue qui répond ou résonne : l’image se constitue comme un
bloc imaginaire, et elle le fait quel que soit son motif initial, qu’elle
provienne de l’imitation ou que l’imitation transite par l’invention,
comme c’est le cas dans La Tempête.
Lorsque l’origine du bloc imaginaire constitué est situable dans
une réalité préexistante, on peut parler d’une relation transitive. Par
contre, lorsque l’invention prédomine et que le bloc imaginaire
semble provenir de lui-même et avoir été auto-engendré, quelle que
puisse être par ailleurs la quantité de réalité induite dans la
métamorphose, on peut parler de bloc imaginaire pur ou intransitif
(autonome). Goya est sans doute le peintre qui a réalisé les tableaux
les plus clairement en allés dans cette voie, et l’on pensera bien sûr
d’abord à la suite de la maison du Sourd. Mais, il faut le signaler
d’emblée, le saut que Goya fait faire à l’art occidental, s’il est bien un
saut hors des espaces consentis et des codes de la représentation
figurée et s’il n’a comme équivalent que celui qu’au même moment
Beethoven provoque dans le langage musical, ne peut pas être
décrit comme une pure et simple avancée de l’invention ou comme
une rupture de fait avec la réalité figurable : au contraire, y compris
sur le plan historique, celle-ci est vécue non seulement comme un
matériau mais aussi comme une instance et comme ce qui est à
rejoindre à tout prix. Ce qui est si extraordinaire avec Goya, c’est
que le mouvement qu’il stimule dans la peinture y augmente à la fois
le caractère visionnaire et la tension vers le réel, c’est que
l’invention, qui peut être extrême et qui est sans doute indépassée,
ne se sépare jamais chez lui d’une sorte de réalisme, tout se
passant comme si l’inconnu avait intégralement conquis la surface
picturale ou, en d’autres termes, comme si la peinture n’avait plus de
sens qu’à se noyer dans la vérité.
Cette instance et cette insistance du vrai sont la marque de
Goya, et comme telles elles tranchent formidablement avec toute la
peinture de son temps comme avec la plus grande part de celle qui
la suit. Mais pour les caractériser je ne prendrai ni une peinture
évidemment hantée ni une peinture où le mouvement de tension et
d’étreinte en direction du réel semble l’emporter, je prendrai une de
ces œuvres où ces directions, encore latentes, émettent plutôt un
frémissement qu’un cri, et sous les apparences, dans le cas de
l’image retenue, d’un tableau respectant les conventions d’un genre,
en l’occurrence celui du portrait de groupe.
Cette œuvre, La Famille de l’infant Don Luis de Borbón, est un
tableau de grandes dimensions (248 × 330 cm) peint alors que Goya
n’était pas encore vraiment devenu lui-même. L’artiste s’y est
représenté en train de peindre la famille du frère du roi, réunie
autour de lui dans sa retraite d’Arenas de San Pedro, dans la sierra
de Gredos, maison dont Goya fut un temps familier. Quatorze
personnages en tout, y compris le peintre, sont présents. On peut
laisser de côté la singulière distorsion de la position de Goya
peignant, ce ne sera pas mon sujet, pas plus que la longue
comparaison que l’on pourrait faire avec Les Ménines, portrait de
groupe autrement réussi et rusé. Mais même la relative maladresse
de ce tableau me plaît et je dois dire tout d’abord pourquoi je l’ai
choisi ou comment il m’est venu à l’esprit, entre tant d’autres.
D’abord je le connais – et je ne peux pas dire cela de beaucoup
d’œuvres –, je le connais par cœur. En effet, j’ai travaillé avec lui,
devant lui, pendant des heures : exposé à la Fondation Magnani-
Rocca près de Parme dont il est l’un des emblèmes, il fut incorporé
comme pièce à conviction dans un spectacle que j’écrivis et qui se
déroulait dans la villa et dans les jardins de la Fondation.
L’hypothèse de ce spectacle, intitulé Fuochi sparsi et mis en
3
scène en 1994 par Gilberte Tsaï , c’était que tous les musées du
monde avaient été fermés et que seuls des groupes clandestins
pouvaient les visiter, la nuit. Les spectateurs, que deux “guides”
attendaient à la tombée de la nuit à l’entrée de la villa, étaient
assimilés à un tel groupe clandestin. Je n’entrerai pas dans le détail
du parcours qu’ils étaient ainsi amenés à faire, je veux simplement
signaler que chemin faisant les acteurs-guides éclairaient les
peintures, et notamment le tableau de Goya, à l’aide d’une lampe
torche. De la sorte nous pouvions réaliser ce rêve que, j’imagine,
n’importe quel regardeur aura fait : se retrouver seul de nuit face à
des figures peintes et passer de l’une à l’autre en faisant glisser sur
elles le halo d’une torche électrique. Comme un voleur – ou un
gardien de nuit. En tout cas, par ce stratagème, des mots dont on
aurait tendance à se méfier revenaient d’eux-mêmes, car c’était bien
d’un seul coup leur caractère d’apparitions et de fantômes qui était
rendu à ces figures. C’était là, évidemment, la manière la plus
directe d’entrer, comme par effraction, dans la densité imaginaire
d’un tableau beaucoup plus complexe et hanté qu’il n’y paraît à
première vue.
Goya lui-même, accroupi, la petite fille qui le regarde peindre,
son frère vu de profil, le vieux Don Luis, de profil lui aussi, l’air égaré,
sa jeune femme María Teresa Vallabriga, qui est en train d’être
coiffée, le coiffeur en question, la petite María Josefa tenue dans les
bras de sa nourrice, le musicien Luigi Boccherini, autre habitué des
soirées d’Arenas de San Pedro (c’est cet homme longiligne vêtu de
brun, avec une perruque grise), des suivantes ou servantes, un ami
peut-être, tout le monde ou presque est identifié, sauf qu’il y a sur la
droite ces deux hommes qui l’un et l’autre nous regardent : l’un (celui
au bandeau blanc) jovialement et l’autre, en retrait, comme avec
méfiance. Qui sont-ils ? Rien ne l’indique et l’on n’en est pas très
préoccupé, mais voilà que par eux la scène se trouble puisque d’une
certaine façon ils s’en exilent, se désintéressant du groupe où ils
figurent pour se tourner vers nous en nous contraignant à
reparcourir toute la petite assemblée et à voir à quel point, par la
direction des regards, elle est traversée de vents contraires. Le vieux
Don Luis, qui semble perdu dans ses pensées, ne regarde rien, mais
ses yeux fuyant dans le plan du tableau, perpendiculairement à
nous, montrent qu’il est déjà en partance (il mourra peu de temps
après) et que c’est cela que Goya peint, cette pesanteur ou cette
ombre qui rôde en silence au cœur d’une scène enjouée.

Cela, oui, et aussi une lumière : et là il n’est pas besoin de lampe


torche pour le comprendre, c’est comme si ce tableau de lui-même
contenait le faisceau qui l’éclaire et qui est son secret. Car ce n’est
pas la flamme blanche de la robe de María Teresa éclairée par une
simple bougie posée sur la table de jeu qui produit toute cette
lumière et l’effet de nuit qui en émane. Il y a, sans source, un brûlot,
ou un feu qui couve (étrangement, la devise de la ville d’Arenas de
San Pedro est Siempre incendiada y siempre fiel, « Toujours en feu
et toujours fidèle »), et ce feu qui couve, c’est au fond la nuit elle-
même, cette nuit qui, si l’on regarde attentivement, est là partout
dans le tableau, cernant les personnages, et au point que l’on a
l’impression qu’une porte a été ouverte et qu’il y a de l’air, trop d’air
autour d’eux. Alors même que nous sommes dans une scène
d’intérieur, la nuit s’engouffre, c’est-à-dire tout ce qui vient avec elle
et que Goya savait peindre mais n’a pas peint dans ce tableau en
nous laissant l’imaginer : l’on peut penser ici ce que l’on veut – que
la pression de cette nuit n’a pas encore été assez forte et que Goya
l’a seulement pressentie ou que, au contraire, l’ayant pleinement vue
il en a restreint la portée par amitié pour ses modèles (car il faut le
dire, ce sont des amis qu’il a peints dans cette nuit – il suffit pour
s’en persuader de comparer le climat de ce portrait de groupe à celui
du portrait de la famille royale proprement dite) –, toujours est-il qu’à
nous, regardeurs ayant en tête le devenir de l’art de Goya, la
question est posée de savoir si nous pouvons regarder une seule de
ses œuvres sans voir immédiatement se dérouler en un inévitable
filigrane la lente et terrible procession de ses hantises.
Ce que j’ai seulement voulu indiquer, c’est la quantité de nuit qui
est dans ce tableau d’apparence au départ un peu anodine, c’est la
violence secrète qui le traverse et, surtout, c’est le fait qu’une image
devient toujours, quelle que soit sa provenance, ce bloc imaginaire
dont j’ai parlé. Il faut pour cela bien sûr que le peintre l’aide et c’est
le cas dans La Tempête comme dans le portrait de groupe de Goya.
Je me demande, même si j’ai tenté de m’en expliquer, pourquoi
ce sont ces deux images qui me sont venues dès lors qu’il fut
question de développer le schème « imagination » et je crois que je
tiens la réponse. Elle est en l’occurrence totalement égoïste : disons
que, pour toute une série de raisons liées au moment que je
traverse, j’avais besoin – je ne trouve pas d’autre expression – de
me sentir au bercail. À la maison. Pas dans un musée imaginaire,
non, dans une maison repliée sur elle-même et isolée, cette maison
où il n’y a rien d’autre qu’une lanterne magique et où ce que l’on
projette appartient à l’espace du souvenir, à ce qui a été et ne sera
plus mais sans fin recommence, pour autant qu’on le veuille. Cette
maison n’est pas forcément rassurante, elle peut même devenir
dangereuse si l’on n’y ouvre pas portes et fenêtres. Mais parfois il
faut y retourner et c’est donc ce que j’ai fait.
Et maintenant j’ouvre les fenêtres et voici ce que je vois : ce sont
des photographies (non parce que la peinture serait finie, cela je ne
le pense pas du tout, mais parce que c’est ce qui est venu, ce qui a
répondu en premier). La première de ces deux photographies est
une image déjà d’hier que j’ai utilisée récemment dans une
conférence, à Lyon, où je disais d’elle qu’elle était pour moi le
photographique même. Il s’agit d’une vue de la rue principale de
Saratoga Springs prise par Walker Evans en 1931. Il y aurait à son
sujet beaucoup à dire, sur le reflet, le temps, le devenir-émulsion, et
aussi sur l’Amérique, sur la ressemblance de l’Amérique avec elle-
même et sur la densité imaginaire de cette ressemblance. Mais si
elle vient là aujourd’hui, cette image, c’est parce que je crois qu’il est
intéressant et suggestif d’exposer l’un à l’autre ce que j’ai appelé le
bloc imaginaire et une image, une vue, appartenant en plein à ce
que l’on a appelé en photographie le style documentaire. Il me
semble qu’à ce contact le bloc imaginaire s’agrandit et que,
parallèlement, le document s’émancipe.
L’autre image est d’aujourd’hui, parce qu’il fallait cela aussi : une
provenance immédiate, quelque chose qui nous est envoyé depuis
ce que l’auteur de la photographie en question, avec d’autres,
appelle la « ville générique ». Il s’agit de Men Waiting de Jeff Wall,
une œuvre de 2006, de très grand format (262 × 388 cm). Ici, du fait
de la méthode de Jeff Wall, l’indécision entre document et projection
imaginaire devient l’objet même de l’image. Une vingtaine d’hommes
se tiennent debout, en posture d’attente, sur le carrefour d’une
banlieue industrielle dominée par un vaste ciel d’éclaircie. Pour peu
que l’on regarde attentivement cette image (comme semble le faire
la femme à la jupe grise qui, sur le document que nous
reproduisons, installe dans son droit et dans la plénitude de son
4
usage le rôle du regardeur ), on s’aperçoit qu’en elle l’attente a
quelque chose d’un peu surjoué et que les positions et les postures
des hommes sont plus fixes que s’il s’agissait d’une photographie
prise sur le vif. On le sait, les photos de Jeff Wall sont des mises en
scène, mais le décalage de ces mises en scène par rapport à ce qui
serait pris sur le vif est devenu de plus en plus ténu au fil des ans.
Dans le cas précis de cette photo, Jeff Wall a demandé à des
ouvriers se retrouvant chaque matin à un cash corner dans l’espoir
d’être engagés à la journée pour un travail payé de la main à la main
de bien vouloir rejouer (en étant payés, je le précise) cette scène
pour eux quotidienne, mais à un autre carrefour, sans doute choisi
pour des raisons scénographiques.
L’image qui résulte de ce transfert et de ce décalage acquiert une
nouvelle portée. Outre le fait que la méthode de Jeff Wall ranime les
circuits de sens entre photographie, peinture et théâtre, elle permet
à l’image documentaire, en franchissant un petit pas, de se déposer
sur un palier inconnu où son sens – ici, bien sûr, une étonnante
image témoin de notre époque – se dépose lui aussi un peu plus
loin, et en tout cas hors de portée de l’instrumentalisation dont les
documents bruts sont souvent, et pas toujours à leur corps
défendant, victimes.
Ce mouvement de la réalité vers elle-même, et le coup de main
de l’art dans ce voyage, et la longue résonance qui en résulte – ne
serait-ce pas d’abord cela, l’imagination ?

1. Zhang Dai, Souvenirs rêvés de Tao’an, traduit du chinois et présenté par


Brigitte Teboul-Wang, Paris, Gallimard, 1995.
2. La « Tempesta » interpretata, paru en français sous le titre L’Invention d’un
tableau, traduit de l’italien par Olivier Christin, Paris, Les Éditions de Minuit,
1987.
3. On en trouvera le texte dans Une nuit à la bibliothèque, suivi de Fuochi
sparsi, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2005.
4. J’ai trouvé qu’il pouvait être intéressant de montrer ici la photo de Jeff Wall
en situation, c’est-à-dire exposée : entre l’immobilité des ouvriers qui attendent
dans l’image et celle de la femme qui les regarde se crée un équilibre que l’on
peut considérer aussi comme une mise en tension.
II. LE GESTE DE L’ART
5. Le geste de l’art,
de la trace au coup de dés

Comment se fait-il qu’il y ait de l’art, et comment cela est-il


venu ? L’idée qu’un geste initial ou originel ait tout enclenché, dans
une sphère éloignée de nous et entièrement étrangère à ce que
nous appelons couramment l’art, cette idée fonctionne, mais comme
un schème abstrait ou comme un opérateur, elle ne correspond ni à
un geste précis que nous pourrions répertorier ni à une forme
plastique ou picturale particulière, même si spontanément nous les
rapportons au plus ancien, c’est-à-dire, pour le moment, à ce que
nous disent les peintures de Chauvet, autrement dit à l’aurignacien.
« Le premier qui… » – on sait que c’est ainsi que commence la
célèbre formule de Rousseau qui, dans le Discours sur l’origine et
les fondements de l’inégalité parmi les hommes, fixe le geste
inaugural de la propriété. (Il faut citer la phrase entière : « Le premier
qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et
trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de
la société civile 1. ») Il va de soi qu’en écrivant cela Rousseau ne
visionnait pas une scène qu’il croyait véridique, mais qu’il condensait
dans un geste unique le résultat d’un renversement progressif : à la
description sans preuves d’une montée empirique vers l’existence il
substituait la formule générique (inoubliable) d’une éclosion.
« Le premier qui… » : nous aimerions nous aussi disposer pour
l’art (c’est-à-dire plus haut dans le temps que pour la propriété
privée) d’un tel récit, d’une telle fiction. Mais, bien qu’elle n’existe
pas sous une forme canonique, cette fiction nous la refaisons
spontanément chaque fois que nous sommes confrontés aux
lointains non fictifs des premières formes d’art. « Le premier qui… »,
cela nous revient, et nous savons que c’est une formule, que cela ne
correspond pas à une scène précise et encore moins à une scène
vérifiable qui serait celle d’une décision brusque et individuelle. Nous
savons que la formule qui nomme le geste inaugural de l’art
condense en un seul point ce qui fut sans doute un faisceau de
lignes, et nous devinons qu’en vérité il n’y eut pas d’inauguration.
Pourtant la formule tient, qui circonscrit le geste, nous nous figurons
qu’à l’origine de l’art une décision a été nécessaire : parce que la
venue de l’art est pour nous décisive, nous la rapportons de façon
impensée à la vivacité d’une invention nette et sans retour. Et nous
le faisons d’autant plus volontiers qu’en nous le retour de l’inaugural
est permanent : chaque recommencement, dans l’art, se vit et se
répercute comme un écho, la pierre du « premier qui… » rebondit
sans fin et ricoche à travers les âges.
Je vais revenir aux premiers temps et à la discussion qu’ils
stimulent. Mais, il faut le rappeler, cette discussion est récente,
l’invention de l’art paléolithique est récente. C’est en effet dans les
années qui séparent la découverte d’Altamira, en 1879, de celle de
Lascaux, en 1940, puis celle-ci de la découverte de Chauvet en
e
1994, c’est donc au XX siècle que l’existence d’un art d’avant les
arts, d’un art préhistorique, a été reconnue, non sans résistances au
départ, d’ailleurs. Que ce qui ressemblait malgré tout à des figures
ait pu exister à des périodes aussi reculées, le milieu académique
européen ne pouvait pas l’imaginer, et il fallut du temps pour le
convaincre de l’effectivité de ces peintures et de leur datation. Le
discours de l’histoire de l’art s’était construit selon le schéma d’une
progressivité parfois interrompue mais qui conduisait forcément de
prémices schématisantes à un rendu figuratif achevé. Ajouter à cette
histoire un nouveau chapitre, sans rapport aucun avec le climax de
la tradition figurative et qui, comme tel, ne pouvait même pas
fonctionner comme préface, c’était là un saut conceptuel que peu
furent capables de faire, jusqu’à ce que l’évidence s’en impose. Mais
même s’il est toujours utile de rappeler cette résistance, c’est moins
elle qui doit nous intéresser que l’existence, au sein de la tradition
occidentale d’avant la découverte de l’art paléolithique, d’une
légende de fondation modelée par le récit d’un geste inaugural
intégralement configuré.
C’est tantôt de façon seconde et comme en filigrane, tantôt de
façon appuyée que cette légende aura été agissante. Il s’agit bien
entendu de l’histoire de l’origine de la représentation figurée telle
que la restitue Pline l’Ancien, histoire dans laquelle « le premier
qui… » devient une première, puisque c’est Dibutade, la fille d’un
potier de Corinthe, qui en est l’héroïne. Son geste, on s’en souvient
– et ici il n’est pas indifférent que l’acception ordinaire du mot geste
(la désignation d’un mouvement du corps) soit intégrée à la notion
plus ample de geste fondateur –, son geste, donc, est celui qui
consiste à détourer l’ombre de son fiancé projetée contre un mur par
la lueur d’une lanterne. Dans ce cas bien précis, il y a bien une
scène, et sans doute était-il naturel que ce qui vient installer la
figurabilité soit intégralement la projection d’un rapport entre figures.
Mais cette scène – nocturne, précise, condensée – est bien entendu
elle aussi imaginaire. On sait qu’il ne s’agit pas d’une invention de
Pline et que celui-ci n’a fait que recueillir un récit de fondation qu’il
2
tenait d’une tradition grecque passant par Xénocrate , on sait aussi
que la fortune de ce récit, assez lacunaire pendant longtemps, fut
e e
considérable aux XVII et XVIII siècles, autrement dit au moment où
3
l’âge de la représentation se resserra sur ses principes . Ce qui
compte, c’est en tout cas ce mouvement spontané par lequel la
pensée cristallise dans un geste ce qui doit avoir pour elle la tenue
d’une origine. Le geste, ainsi compris, est l’équivalent d’une idée,
mais d’une idée qui trouverait, aussitôt qu’elle a été émise, son plan
d’effectuation. Dans le récit de Pline, tout se passe comme si la
jeune fille de Corinthe avait eu une idée et qu’elle l’avait appliquée
aussitôt : tel est son geste. Mais comment départager le geste, ainsi
compris, de l’idée ? On a envie ici de jongler avec les mots, parce
que chaque fois le résultat est suggestif : l’art comme idée d’un
geste, l’art comme geste de son idée.
Toutefois, il est fondamental de le souligner, à aucun moment ce
n’est l’art, l’art comme tel, qui est visé par le geste de Dibutade.
Donné dans le récit de Pline comme simple origine du modelage – le
père de Dibutade, potier, ayant ensuite réalisé à partir du contour un
relief qu’il mit à durcir au feu – mais ayant très vite fonctionné
comme origine de la peinture tout entière, le geste de la jeune fille
de Corinthe n’a au départ reflété rien d’autre que le désir qu’elle eut
de retenir l’image de son amant. Ce qui lie ainsi l’image au désir et à
la conjuration de l’absence a fait l’objet de longues et passionnantes
analyses, mais d’art à proprement parler il n’est pas véritablement
question, l’image que retient Dibutade ne se départ pas de son
origine sentimentale. Intégral pourtant est, du point de vue de l’art,
l’intérêt de son geste, qui lie le dessin au contour et le contour à
l’ombre, ce qui revient à légitimer la figuration par le recours à une
structure indicielle, exactement comme ce sera le cas, deux
millénaires plus tard, pour la photographie. Mais nous ne devons pas
négliger, dans ce récit, ce qui rapporte cette structure indicielle au
paradoxe d’une invention involontaire. Tout en libérant la possibilité
de l’image, la jeune fille de Corinthe ne pensait pas à l’art, elle
n’avait pas l’art en vue.

Et lorsque nous-mêmes nous envisageons le geste inaugural qui


aurait fait basculer il y a trente mille ans les hommes dans la
possibilité de la figure, ou lorsque, en d’autres termes, nous tentons
de nous représenter le champ de l’apparition pariétale, nous ne
devons pas oublier, si pratique que puisse être, pour reprendre le
sous-titre du livre de Bataille sur Lascaux, l’idée d’une « naissance
de l’art », nous ne devons pas oublier que cette idée n’est que la
nôtre et qu’à aucun moment, pour ce que l’on peut en savoir, il ne fut
question d’art pour les hommes de ce temps. Si l’on sait à quoi et
même à qui pensait Dibutade, jeune fille de l’Antiquité grecque et,
comme telle, en un sens déjà très proche de nous, nous ne savons
pas du tout à quoi pensèrent les hommes de l’aurignacien lorsqu’ils
réalisèrent les extraordinaires peintures que la découverte de
Chauvet a révélées au monde. Il est clair, et c’est la seule chose que
l’on puisse dire avec certitude, et malgré tout elle n’est pas mince, il
est clair qu’ils pensaient aux bêtes, aux animaux, et que ceux-ci,
quels qu’aient pu être par ailleurs les motifs qui les convoquèrent sur
les parois des grottes, les hantaient.
Ce qui signe pour nous l’apparition des hommes à eux-mêmes,
ce n’est pas une image de l’homme mais les images qu’ils eurent à
produire d’autres vivants qu’eux. Comme l’a écrit récemment Camille
Fallen, tout se passe « comme si l’homme […] s’était vu naître à
4
partir de l’autre, à travers tout un bestiaire mais sans lui ». Que l’on
privilégie les hypothèses chamaniques, la thèse d’une ritualisation
ayant ou non partie liée avec la chasse, ou que l’on penche plutôt
vers une approche esthétique des figures sans se prononcer plus
avant sur ce qu’elles peuvent indiquer d’une mythologie perdue, il
reste qu’on ne peut cesser de voir en elles les traces d’un effort
d’intelligibilité, les traces les plus anciennes d’une lecture du monde :
à travers le dessin net et magnifiquement inspiré des chevaux, des
rhinocéros ou des lions, quelque chose est retenu, quelque chose
s’inscrit, un souvenir du monde vivant s’imprime et se suspend.
Même si avec ce qui nous vient de cet univers de chasseurs-
cueilleurs enfoncés dans une nuit des temps quasi inconnue nous
sommes très loin de ce qui a pu éclore dans le monde déjà
pleinement historial des Grecs, il reste que ce qui vient se configurer
comme origine est organiquement lié, dans les deux cas, à la
puissance d’un mouvement d’affect et que ce mouvement, que nous
rapportons à l’art, s’est intégralement déployé, comme tourment
mais aussi comme preuve, dans une sphère d’impulsion qui n’a pu
rejoindre celle de l’art qu’après coup, dans notre jugement.

Ici nous touchons un point que les deux récits d’origine – celui,
fictif mais institué, de Pline l’Ancien et celui, fictif et imaginaire, de
l’art pariétal – nous aident à circonscrire si nous les entendons bien,
c’est-à-dire si nous parvenons à les extraire de la gangue destinale
qui les nimbe. « Le premier (ou la première) qui… » nous engage
sans doute et il engage toute l’humanité, mais sans le savoir ni le
vouloir. Au moment où les gestes qu’il fait convergent vers ce qui
sera pour nous le geste de l’art, il n’est pas tout l’homme ou toute
l’humanité, il n’érige aucun piédestal et n’institue aucune future
majuscule. Peut-être est-ce depuis ce socle et cette majuscule que
l’Homme, tout entier requis par une émotion narcissique
rétrospective, les contemple, mais de cela ils n’eurent cure :
Dibutade, à la lueur d’une lanterne, cherchait à conjurer une
absence à venir, les hommes de la préhistoire, à la lueur de
flambeaux, déposaient sur les parois d’un monde souterrain les
figures divines d’un dehors qui les hantait. Et ce que je crois, c’est
qu’entre ces scènes nocturnes discrètes, lointaines et même, dans
un cas, privée et la grande saga d’une histoire de l’art tout occupée
à légitimer son devenir par la fabrication d’une origine héroïsée, il y a
un véritable hiatus.
Dès lors ce sont des gestes qui viennent et non plus un seul
geste. Ou du moins la pensée de ce geste doit-elle se détendre, et
s’étendre à toute une chorégraphie de gestes et d’écarts, de ruses,
d’intuitions et sans doute aussi de ratages. Ce qui est convoqué de
la sorte, c’est peut-être moins la venue de l’art que la fabrication de
sa possibilité, que la constitution lente et sans visée, sans telos, de
son champ d’immanence. Par rapport à ce que sera ce champ, nous
sommes encore hors champ, dans un espace où rien encore ne
s’est fixé, et où la sphère esthétique comme telle n’existe pas
encore, ce qui revient à dire qu’elle est en train d’advenir et de se
constituer, mais via des gestes et des pensées qui ne pensent ni à
elle ni comme elle. Donc ce n’est pas l’Homme qui se dresse et qui,
fort de la station debout, du langage et de son pouce opposable,
s’en impose à lui-même et inaugure le grand récit de l’art, pour le
plus grand contentement de ses chantres tardifs. Autour des feux,
des cabanes, des campements, avec quelques outils, quelques
pigments, beaucoup de frayeurs et aussi de joies, une agitation se
produit, une agitation spirituelle, elle descend sous terre, emportant
avec elle des images, des affects et des gestes techniques qu’elle
essaye en broyant, en palpant, en crachant – en dessinant : de ce
qui se passe ou s’est vraiment passé on ne sait rien ou presque, on
ne peut que constater qu’il y a trente mille ans à Chauvet ont vécu
ou sont venus des hommes qui ont laissé ces traces et que des
traces de ce genre, dont on peut supposer de façon lacunaire les
circulations, d’un gisement l’autre, ont continué de se propager
pendant des millénaires, voilà tout, et quand nous rassemblons cela
dans un geste, alors que ce soit sans effacer ce caractère de
bricolage silencieux. Plutôt qu’à un brusque surgissement nous
devons penser à des sortes de feulements ou de frôlements, à une
venue lente et incertaine, peut-être extasiée mais certainement pas
triomphante.
Du côté de la jeune fille, bien plus tard et dans un autre monde,
nous devons pourtant là aussi rester très prudents. Le fait que ce
récit de fondation ait été fabriqué après coup par une histoire de l’art
naissante, que Pline l’Ancien déjà recueillait et récapitulait, n’oblitère
pas son intérêt documentaire et n’implique pas que nous devions
cesser de voir tout ce qu’il raconte en effet sur l’apparition de la
ferveur mimétique. Avec cette scène qui est d’abord une projection
et que nous pouvons donc rapprocher des différentes techniques de
mise à distance auxquelles le monde grec archaïque travaillait, que
ce soit dans les arts céramiques ou, de façon encore plus nette, du
5
côté de ce qui allait générer le théâtre , avec cette scène, donc, et
selon sa vigueur, ce qui s’impose, c’est l’ajointement d’une structure
avant tout sentimentale et d’un dispositif spatial : l’ombre projetée
qui libère la possibilité et le rendement de l’image préfigure l’art mais
sans penser à lui, et les efforts mêmes du père de la jeune fille pour
remplir d’un contenu figural moins évanescent le simple contour
qu’elle avait tracé doivent d’abord nous apparaître comme les signes
d’une volonté de finition d’essence artisanale. Or c’est justement au
sein de cette volonté, et dans le cadre de la pulsion figurale, que
quelque chose comme l’art a fini par être aperçu et qu’à l’ensemble
des moyens mis en œuvre par la technè est venue s’ajouter non une
plus-value, mais la ressource d’un vouloir autonome, différent dans
son principe. L’autonomie de ce vouloir, que nous rassemblons dans
un geste, s’exile sans fin de ce geste pour aller se diffracter dans la
multiplicité des gestes, des dispositifs et des réseaux qui l’ont
rendue possible. Comme aux temps préhistoriques, même si c’est
dans un tout autre cadre, et tout près du moment de conversion à la
valence proprement esthétique, nous devons remplacer l’irruption
par la lenteur, l’héroïsme par le bricolage et la dimension épique de
la naissance par la dimension empirique de la venue.
Il est remarquable que dans un tout autre cadre encore,
beaucoup plus tardif, celui des premiers temps de l’âge industriel,
l’apparition de la photographie ne fasse que répéter le même
scénario. Il y a bien là un « premier qui… » et, en la personne de
Niépce, il n’est même pas légendaire, mais à nouveau ce que nous
voyons c’est une agitation intellectuelle, c’est une aventure de la
curiosité, ce sont des tâtonnements, des avancées, une sorte de
vaste brouillon technique bricolé et de palimpseste figural s’étendant
sur des années, mais au sein duquel la volonté de chance qu’est
l’art n’est que pressentie. Les choses évolueront très vite, non sans
que le soupçon pesant sur la photographie – celui qui faisait d’elle
un art « mécanique » et donc, comme tel, dénué de véritable portée
artistique – se maintienne pendant longtemps. L’avantage de la
proximité de la découverte de la photographie est que nous pouvons
dans son cas restituer l’intégralité de la période de formation et
évaluer le temps qu’il aura fallu pour que soit pleinement identifiée
son adhérence à la sphère esthétique (et le caractère spécifique du
rôle qu’elle pouvait y jouer). Mais, là encore, le geste est une
construction de l’esprit, quand bien même il aura pu coïncider plus
tard, de façon d’ailleurs quasi lyrique, à la réalité de l’instantané et à
l’intuition conductrice de ce que Cartier-Bresson appela l’instant
décisif.
Ce que nous pouvons apercevoir alors, en récapitulant ces trois
moments ou ces trois montées – celle de la figuration pariétale, celle
de l’opération mimétique et celle du photographique –, c’est que le
geste, dont l’idée se maintient et qui se maintient lui-même comme
idée de l’art, ne nomme pas un fait génétique mais replie sur ce qui
est mémorisé comme un enclenchement l’essence de ce qui a été
enclenché. Du sein des opérations techniques, rituelles,
sentimentales qui entourent la production des signes et des images,
comme aussi du sein des pratiques ornementales spontanées qui
les accompagnent, finit par s’imposer une tension nouvelle, et c’est
l’ombre de cette tension qui se redéploie sur les origines. Les
réalisations du poïen cessent d’être simplement vécues à l’intérieur
de chaque pratique particulière comme les résultats d’une série
d’opérations ricochant les unes sur les autres, pour devenir elles-
mêmes les étapes et les scansions d’un voyage organiquement
tendu vers un but. Le poïen se met à se contempler lui-même et
s’envisage dès lors en tant que poétique, tandis que les formes,
traversées par la tension d’un but à atteindre, échappent au régime
de l’effectuation pure et simple pour devenir les moyens de cette fin.
Un nouveau régime de parution s’instaure, et c’est celui de l’œuvre.
D’une certaine façon, on peut dire qu’une innocence est perdue, et
que l’art est ce qui nomme cette conversion, cette perte.
En forgeant le concept de Kunstwollen, de « volonté d’art », Aloïs
Riegl a dégagé les conditions d’une perception plus claire de ce
renversement, mais sans doute conviendrait-il de dédoubler la
simple volonté d’art – celle qui dans chaque communauté
civilisationnelle concernée se développe au contact de ses gestes
techniques et de son poïen spontané – et de parler également, de
façon plus précise et plus historiale, de l’apparition d’une volonté
d’œuvre. C’est seulement à partir du moment où, capable d’animer
chaque moment de la création, ce Werkwollen devient dominant que
nous pouvons dire être pleinement entrés dans la sphère de l’art.
Cette sphère, qui est celle de l’intentionnalité, a contraint en
Occident la destinée des artistes à côtoyer l’impossible : immédiat
est le passage de l’apparition de la tension vers l’œuvre à la
conscience d’une essentialité impossible à atteindre et, comme telle,
sans fin repoussée et sans fin reconductible. Le tourment est devenu
la marque de fabrique de l’art, la marque de sa différence
revendiquée. Or ce n’est que dans l’espace de ce tourment que
l’idée d’un geste de l’art, à la fois originel, salvateur et définitif, prend
toute sa consistance. Vu depuis le tourment, depuis l’impossible
tension de l’œuvrer, le geste ainsi conçu ou aperçu est
l’enclenchement pur, la pure libération, il est, dans son pur profil
d’idée, le contraire d’un idéal à atteindre, il est le toujours-déjà
atteint, c’est-à-dire aussi, et dans les termes de Hölderlin cette fois,
le Reinentsprungenes, le « pur jailli » – l’énigme.
Cette énigme d’un geste pur se suspend en deçà et au-delà de
l’art, tant vers son origine – c’est ce que nous avons regardé jusqu’à
présent – que vers son avenir. L’énorme labeur du grand atelier tout
entier tendu vers l’œuvre et requis à sa tâche interminable
s’interrompt un instant et voit passer devant lui la singularité sans
reste d’un geste qui aurait le fini et le tranchant d’une incision.
Contrastant avec le mode astreignant d’une sorte de brouillon
perpétuel, le geste entrevu a le pouvoir de libérer de l’astreinte et du
labeur, le pouvoir d’une légèreté immense, et le prestige d’un
brusque accomplissement. Que la totalité de l’art (de ce qui veut qu’il
y ait de l’art et de ce qui est voulu à travers lui) puisse être donnée
par un trait soudainement décoché, telle est l’idée et peut-être
l’utopie du geste. Dans le conflit violent qui l’oppose à la sphère de
l’intention et à tous ses rituels, l’idée de geste s’ouvre à la vérité d’un
sens qui ne serait que jaillissement. Les termes de ce conflit sont
exactement ceux décrits par Benjamin dans ses écrits de jeunesse,
où figure cette assertion dont tout artiste un jour aura pu vérifier en
6
lui la résonance : « la vérité est la mort de l’intention », a t-il en effet
écrit, et cette formule il faut la lire telle qu’elle est et non pas, comme
on le fait souvent, en la renversant et en faisant dire à Benjamin que
l’intention est (serait) la mort de la vérité – énoncée dans le bon sens
(« la vérité est la mort de l’intention »), la formule de Benjamin ne dit
pas que l’intention, en tant que telle, fait ou ferait barrage à la vérité,
elle dit que la vérité, lorsqu’elle se présente, éteint ou éconduit
l’intention. Ce qui veut dire aussi que c’est du sein du travail
intentionnel que jaillit “pour de vrai”, comme disent en France les
enfants, le vrai. Le vrai qui, de ce travail, est la césure, l’interruption
– le rêve.
À cela et de cela l’art a répondu : de ce rêve d’un geste
immémorial, des échos se sont fait entendre, ils ont traversé notre
histoire récente et sont allés se ficher non dans notre mémoire mais
devant nous. Dans la littérature il me semble que le plus ancien de
ces échos est celui qui est venu avec l’élection du fragment à
l’époque du romantisme d’Iéna. Si d’un côté le fragment s’inscrivait
comme l’élément interchangeable et reconductible d’une sorte de
« brouillon général » (l’expression est de Novalis), d’ailleurs
d’essence collective, de l’autre il s’en va tout seul en direction de lui-
même comme un éclair ou encore, et c’est cette fois l’expression de
Friedrich Schlegel, « comme un petit hérisson », c’est-à-dire, malgré
sa petitesse ou peut-être grâce à elle, comme une intégralité. Mais
c’est sans doute avec l’allégorie mallarméenne du coup de dés que
l’effectivité du geste est atteinte. Souvenons-nous : « Toute Pensée
émet un Coup de Dés. » C’est là le dernier vers du poème, et sa
condensation : le poème a eu lieu, il s’est étoilé sur la page, mais il
recommence ou du moins il est prêt à rouler encore, pour s’arrêter à
nouveau en un point – comme un dé. Le coup qui est parti, qui a été
lancé, c’est l’Idée, et elle est entrevue au moment même où elle
s’éteint, il n’y a eu qu’un passage, mais ce passage a été la
traversée, une goutte d’absolu peut-être – la totalité de l’art d’un seul
coup, non pas une fois pour toutes mais une seule fois, et cette fois-
là, dans le sillage de ce qui n’est déjà plus. « Épouser la notion », tel
est le titre d’un poème que Mallarmé n’écrivit pas mais dont nous
restent quelques notes et l’idée. À travers cet infinitif qui est aussi
comme un mot d’ordre, on peut dire que c’est le programme même
de l’art qui est intimé.
Autre scansion tendue et sans doute même emblème de cette
volonté d’outrepassement de la volonté d’œuvre, le geste de
Duchamp lorsque avec les ready-mades il la libéra intégralement de
tout labeur et de tout climat d’atelier en l’éteignant dans des objets,
et dans quelques-uns seulement – on en connaît la liste et elle ne
pouvait pas être longue –, non pour les élire entre les autres et pas
même pour les inviter à une simple petite parade de neutralité, mais
pour avec eux, en se servant d’eux comme appuis, étendre jusqu’à
son abîme et son illimitation le geste de l’art. Posture où l’ironie
critique joue certes un rôle, mais dont la portée, on le sait, fut
immense, et d’abord parce que sa tension aporétique est telle qu’on
ne peut savoir s’il s’agit avec elle d’un absolu ou d’une extinction de
l’intention. Le maximal intégré au minimal, la vivacité d’un trait, peut-
être un trait d’esprit, tombant sur un objet. La totalité mince et
achevée d’un coup de dés qui a roulé et s’est arrêté là, et seulement
là. Ce que l’on peut apercevoir à travers le ready-made, en tant qu’il
condense la totalité de la tension et la neutralise simultanément,
c’est, pour l’art, la voie, sans doute impraticable à terme, d’une sortie
du régime de la production : dans cet autre régime, comme en
apesanteur, les œuvres de l’art ne seraient plus vraiment des
œuvres, elles seraient « sans pourquoi », comme la rose du pèlerin
chérubinique. Rejoindre le sans-pourquoi, atteindre à l’évidence de
ce qui est, sans plus et sans rien, telle est l’idée. Les traces que
nous ont laissées les premiers hommes sur les parois des cavernes
ou sur les rochers (comme par exemple sur le site désormais
fameux de Foz Côa au nord du Portugal), parce qu’elles vinrent au
monde tout autrement que comme des œuvres, nous font le signe
étrange de cette émancipation. Une émancipation originaire, c’est ce
qui a jailli, et c’est ce que l’art toujours veut rejoindre, chaque fois en
tout cas qu’il s’agit pour lui d’épouser sa notion.

1. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les


hommes, Paris, Garnier-Flammarion, 1971, p. 222, début de la seconde
partie.
2. Sur Xénocrate, voir Agnès Rouveret, Histoire et imaginaire de la peinture
ancienne, Rome, École française de Rome, 1989, p. 16-21.
3. Sur le retour de l’histoire de Pline dans la peinture et l’histoire de l’art
européennes, le texte de référence reste l’article de Robert Rosenblum,
« The Origin of Painting : A Problem in the Iconography of Romantic
Classicism », The Art Bulletin, 39, 4, 1957.
o
4. « Onoma », de(s)générations, n 18, « Vies anonymes », 2013, p. 7.
5. C’est cette convergence que je m’étais efforcé de décrire dans Le Champ
mimétique, Paris, Éditions du Seuil, 2005.
6. Walter Benjamin, Fragments, traduit de l’allemand par Christophe
Jouanlanne et Jean-François Poirier, Paris, PUF, p. 51. Les textes divers
composant ce livre datent pour l’essentiel de la période 1916-1922, donc des
années de formation de la pensée de Benjamin.
6. Vers le brouillon général

S’il y a bien un mot difficile à comprendre, c’est celui d’informe,


ou d’informel. En effet, nous vivons entourés de formes, tout ce que
nous voyons, touchons ou croisons a une forme. Exister c’est avoir
une forme, c’est être dans une forme, dans un certain état de cette
forme. Les états de forme changent, toutes les formes (tous les
étants) sont portées et emportées par le temps. En chaque catégorie
d’être ou d’objet le devenir particulier s’inscrit dans une forme
générique qui a les traits d’un résultat statistique que façonne le
langage en l’inscrivant dans un nom. C’est seulement par rapport à
cette forme statistique qu’il peut y avoir des écarts (en vérité toute
forme est un tel écart) – des écarts assez importants pour que
l’impression puisse être donnée d’une sortie du nom. C’est cette
sortie que désigne l’informe, mais il s’agit d’un écart par rapport à
une formalité, non d’un saut hors du monde des formes, qui est
impossible : l’informe ou le monstrueux sont bien sûr encore des
formes. C’est sans doute contre eux, contre leur énergie, que s’érige
la violence abstraite de l’Idée, c’est-à-dire de la forme absolue, de la
forme qui n’aurait d’autre état de forme que celui d’être elle-même.
Mais une telle forme, pour exister, doit sortir du temps, et, hors du
temps, rien ne peut avoir d’existence. Cette aporie est le cœur de la
pensée platonicienne, qui la résout et la supporte en tablant sur un
autre plan d’existence que celui des formes emportées par le temps,
en plaçant sous le monde de ces formes, qui est le monde vrai,
l’idée d’un monde véritable, qui le subjugue.
Mais dans la masse des formes existantes il est une catégorie
qui, sans échapper pleinement au régime général des choses que le
temps emporte, a toutefois tenté de s’en extraire en venant s’y poser
autrement : ce sont les formes artistiques intentionnelles, autrement
dit les formes advenant dans le monde avéré et reconnu de l’art, en
un mot les œuvres. Que ce monde, comme tel, ait directement à voir
avec la tension libérée par l’hypostase platonicienne, c’est là un fait
d’essence, non un accident : l’art en son sens occidental est tout
entier compris dans cette tension entre le vrai et le véritable. Et ce
qui l’instaure est un rapport au temps : l’art veut des formes finies,
l’art est le champ de l’absolue finition. C’est du moins comme cela
qu’il est apparu, qu’il a fini par apparaître, en cherchant à dégager la
pureté de son concept, c’est-à-dire de son action. Par là même il se
distingue du régime général de la parution, que celui-ci s’applique
aux choses de la nature ou aux choses que l’homme produit.
La nature (c’est-à-dire la phusis des Anciens, c’est-à-dire, selon
1
la définition prudente et excellente de Panofsky , « l’ensemble de
l’univers accessible aux sens, hormis les souvenirs laissés par
l’homme ») est, on le sait, natura naturans, une gigantesque
fabrique, un continuum de libérations d’existences, une combinaison
prodigieuse de forces formantes continuellement en action, sous
l’effet desquelles les états de forme évoluent sans fin,
organiquement liés au temps et soumis par conséquent à la loi du
périr. C’est la croissance végétale qui fournit de cela l’image la plus
directe – une sorte de film continu dont le scénario est le temps lui-
même et où chaque occurrence d’existence, même la plus infime,
participe à l’action. Dans cette fuite vers l’avant, tout est ouvert, et
c’est parce qu’ils habitent librement et sans intention cette ouverture
qu’à l’instar de la rose d’Angelus Silesius les étants qui participent
au concert de la natura naturans sont tous, eux aussi, « sans
pourquoi » – je redis ici les paroles : « Die Rose ist ohne Warum,
/ Sie blühet weil sie blühet. »
Tout autre, en tant qu’il est tout entier celui de la fonction, du
pourquoi, le régime d’existence des objets provenant de la technè
n’échappe pas non plus au temps. Qu’il en vienne à être remplacé
par de nouveaux objets plus performants ou que, plus simplement
encore, il s’use ou se gâte, l’objet technique se caractérise, malgré
son aspect sériel et sa volonté de conformité, par une durée limitée
et par le fait d’être éliminable. Objet fini, il ne dépose pas sa finition
hors du temps, au contraire il vient l’y inscrire avec toute la précision
dont il est capable. La garantie, les occasions, le rebut, les soldes, le
stockage et le marché lui-même sont des opérateurs de durée, des
indicateurs de vie brève.
La parenté qu’il y a entre l’objet technique et l’objet d’art, c’est la
provenance humaine, mais à l’étroite destination de la fonction et à
la vie brève l’œuvre de l’art cherche à échapper. En effet, tout en
étant strictement humaine, elle convoite le caractère offert et sans
pourquoi de la rose chérubinique, mais à l’objectivité de ce qui est, à
la volonté de rejoindre cet état intransitif, elle ajoute une volonté de
suspens ou de retrait, elle cherche à exister autrement que tout ce
qui existe, en ne s’en allant pas, en ne s’en allant plus. Il va de soi
qu’à la ruine et à la destruction aucune œuvre à la fin n’échappe
(n’échappera), mais il va de soi aussi que ce qui a motivé son
existence et ce qui l’a tendue vers sa vérité, c’est l’idée d’un “pour
toujours”, c’est la volonté d’échapper à la loi du temps en existant en
elle comme un arrêt, comme une forme dont l’état de forme ne
changerait plus. Les monuments, autrement dit les ruines futures ou
le ruinage en cours de tout ce qui a été un jour érigé, sont la preuve
émouvante (et comique aussi, parfois) de ce que cette volonté a
d’illusoire. Mais la plus grande partie des œuvres, de ce qui en tout
cas s’est voulu tel, et dans quelque domaine artistique que ce soit, a
tiré son existence d’une pulsion non seulement d’achèvement mais
aussi de sortie du devenir : une surface qui n’est plus corrigée, un
volume que plus rien n’atteint ou n’érode, un texte fixé une fois pour
toutes – le monde de l’œuvre est toujours celui d’un récit
intégralement formé : au “tout arrive” du battement vivant des
occurrences, l’œuvre d’art, telle qu’elle a fini par être conçue, est
idéalement ce à quoi plus rien n’arrive et, puisque tout ce qui arrive
est adieu et arrive dans la forme de l’adieu, elle est ce qui a réussi,
au moins pour un temps, à s’extraire de la loi du périr, à sortir de
l’adieu : l’œuvre d’art, en son fonds le plus propre, en sa volonté la
plus tenace, est ce qui ne dit pas adieu.
C’est par là, c’est par ce statut exceptionnel, qu’elle a aussi pu
être considérée, très vite au fond, et par les artistes eux-mêmes,
comme quelque chose de mort, comme ce qui, ayant voulu saisir le
vif, n’a su que le perdre. Mais avant d’en venir là, d’en venir à cette
idée, qui sans doute est notre aujourd’hui, d’une vivacité impossible
à rejoindre comportant, pour l’art, une remise en question du régime
de l’œuvre, il est nécessaire de poser quelques repères et de tenter,
fût-ce schématiquement, une généalogie des états de la forme
esthétique – ce sera ce que l’on peut appeler la montée vers
e
l’œuvre, dont le sommet s’atteint vers la fin du XIX siècle, soit à
l’époque même de Rodin. Et aussi, dans un deuxième temps, de
tenter de comprendre comment, à partir de cette même époque (et
donc aussi pour Rodin lui-même), s’est ouvert le champ d’une
destitution du régime de l’œuvre et de sa forme ultra, le chef-
d’œuvre. Destitution qui n’est pas une simple affaire et qui, j’y
viendrai, véhicule peut-être la reconduction, sous une autre forme,
de l’exigence interne à l’œuvre.
Pour devenir un problème il a fallu que le régime de l’œuvre se
constitue, s’érige, jusqu’à être dominant sinon obsessionnel. Or c’est
une très longue histoire, et il ne s’agira pas ici de la raconter mais
seulement d’y repérer un certain nombre d’enclenchements. Le plus
lointain de tous mais pas forcément le premier – j’aimerais que cette
évaluation de la venue de l’œuvre ou de la venue à l’œuvre puisse
être détachée de tout pathos, celui de l’origine comme celui de la
fin – n’est pas une production, mais un prélèvement : il me semble
en effet que c’est dans l’élection d’un certain nombre d’objets, peut-
être à des fins de parure, que se signale, en tant qu’elle distingue,
choisit et retient, la plus ancienne pulsion esthétique de l’homme.
Que la collection, en tant que lecture, précède la création, ou qu’elle
l’ait stimulée, telle est l’hypothèse. Le statut de ces objets prélevés
(coquillages, cailloux aux formes étonnantes, plumes, etc.) est déjà
complexe puisqu’il va de soi que pour ceux qui les ramassaient ils
étaient des signes, des chiffres – les traces d’une écriture qu’il fallait
déchiffrer ou qui, mais cela revient au même, signaient
l’indéchiffrable. Je ne peux m’étendre, mais il est à noter que cette
activité s’est continuée jusqu’à nos jours et que de tels objets se
retrouvent notamment dans les ateliers, et donc aux alentours
immédiats de l’œuvre ou de sa crise.
Les curios, puisque c’est leur nom, orientent d’un côté vers
l’explication religieuse (la lecture de l’indéchiffrable), de l’autre vers
la pulsion ornementale, autrement dit vers les deux grands axes de
la formation esthétique de l’homme en ces temps lointains où l’art,
en tant que tel, n’existait pas encore. La question étant de se
demander, justement, comment l’art a bien pu venir, comment, par-
delà l’angoisse des énigmes à résoudre et par-delà le plaisir de la
formation des formes (angoisse et plaisir qui ont été pareillement, et
souvent conjointement, l’atelier où est née la figure), une sphère de
création autonome a fini par exister. Ce qui est à retenir ici, c’est la
coïncidence entre l’apparition de cette sphère et le déploiement du
régime de l’œuvre, lequel s’engage, on le sait, dès l’Antiquité, avec
ses récitatifs (la difficulté, la rivalité, l’effort), ses grands airs (le chef-
d’œuvre) et ses hiérarchies.
Il est bien possible que pour nous (je cite cet objet parmi des
milliers d’autres) une cuiller à fard égyptienne sculptée dans le bois
avec une étrange suavité en forme de nageuse soit plus belle, ou
plus intéressante, que tel torse sculpté dans le marbre, mais la
question est celle de leur régime de production, ou de leur contrat
d’existence : le pont qu’avec délicatesse la petite nageuse
maintenait avec la vie de tous les jours, le torse l’a rompu. La
logique de l’œuvre est tout entière dans cette séparation, et c’est de
là que nous venons, de là que vient le drame de l’œuvre, ou de
l’œuvre comme drame : le lien qui a été rompu, en un sens l’œuvre
cherche à le rétablir (et c’est sans doute là, dans cet abîme, que
réside le mystère de l’imitation), mais son mouvement, dès lors qu’il
existe, ne peut être qu’éperdu (c’est le mode romantique de l’œuvre)
ou résigné et hautain (et ce sera là le mode classique).
Le concept de volonté d’art (Kunstwollen) forgé par Aloïs Riegl à
e
la fin du XIX siècle englobait dans son étendue non seulement les
œuvres d’art mais aussi la production d’objets (les arts décoratifs, ou
Kunstindustrie). Comme tel il désignait la tendance stylistique
fondamentale d’une époque, d’un espace-temps de la culture, ce qui
veut dire qu’il pouvait concerner aussi bien des époques reculées,
antérieures à l’apparition de la sphère esthétique proprement dite,
que des époques actionnées par cette sphère. C’est pourquoi je
crois qu’il convient de distinguer de la volonté d’art telle que
l’entendait Riegl une autre volonté, qui est toujours et encore une
2
volonté d’art et que l’on peut appeler la volonté d’œuvre .
À l’intérieur de la volonté d’art, la volonté d’œuvre inscrit une
tension : le régime de l’œuvre n’est plus celui d’une simple mise en
œuvre à travers laquelle s’exercerait le ton fondamental d’une
époque, il est, quand bien même il refléterait encore ce ton et
appartiendrait à un style, celui d’une invention qui doit en un point se
soustraire à la simple variation et aboutir à une forme inouïe et, à
travers elle, à un nouveau contact avec le monde.

Cette partition entre le régime de l’œuvre et le régime des arts en


général n’est toutefois pas absolue, puisqu’on ne peut passer sous
silence ni l’installation de la notion de chef-d’œuvre dans le monde
des artisans ni l’existence d’une infinité de passerelles entre l’art
proprement dit et ce que l’on appelle en France les métiers d’art. Il
est même à noter que le climat intérieur de l’atelier, considéré
comme le lieu par excellence de la venue de l’œuvre, se charge
toujours d’une forte dose d’épaisseur artisanale : d’une part l’on
pourrait évaluer le débat de l’âge classique entre sculpture et
peinture à l’aune de ce dosage (le sculpteur étant régulièrement
considéré comme plus artisanal que le peintre), d’autre part l’on doit
se souvenir que même lorsque l’éloignement en direction de la cosa
mentale semble le plus prononcé, chez Duchamp par exemple, la
teneur artisanale n’est jamais exclue, au contraire.
La différence qui demeure, et qui est fondamentale, c’est la
tension qu’introduit dans le poïen, dans le faire en général, la volonté
d’œuvre : le monde de l’œuvre est celui de cette tension, celui de
cette rupture avec l’humilité de la simple production. Il ne s’agit plus
de s’inscrire dans une séquence, mais d’inventer un plan, un champ
de tension vers la vérité. Deux caractéristiques fondamentales sont
coexistantes à l’apparition de ce champ. La première concerne le
sujet producteur, la seconde l’objet produit – l’œuvre d’art.
Premièrement, il peut être dit que le régime de l’œuvre est celui
de la libération du sujet, de l’auteur : c’est à un être singulier qu’est
remise la totalité du travail, et ce travail se dresse dès lors devant lui
non seulement comme sa tâche ou son devoir mais comme une
forme d’exigence d’une autre nature, qui l’enchaîne au devenir de
l’œuvre et confine à la hantise. Dans sa réalité effective comme
dans ce qui relève (et c’est une plaie) de la posture, le travail de
l’œuvre ou vers l’œuvre transforme l’artiste en héros : héros tragique
que la société qui est restée aveugle à l’inauguration que comportait
son œuvre reconnaît tardivement – trop tard pour que l’artiste puisse
en avoir connaissance et profit (Van Gogh étant ici le premier nom
qui vient à l’esprit) – ou héros positif que la société adule, tout en
cherchant à le confiner dans l’image qu’elle se fait de lui et de son
rapport à l’œuvre, lequel, pour de simples raisons d’effectuation, doit
en grande partie rester secret ou tout au moins comporter une
réserve secrète (et là ce sont Rodin et peut-être davantage encore
Monet qui pourraient incarner cette position). C’est dans ce secret
ou ce retrait que réside la valeur d’expérience de l’œuvre. C’est dans
ce qui n’est pas partagé que se réserve la possibilité d’un partage.
Deuxièmement, le régime de l’œuvre est celui d’un contrat
d’existence original et distinct, qui est celui de l’unicum, de
l’existence totalement séparée. Ce qui est en jeu ici, c’est moins le
caractère de “pièce unique” de l’œuvre d’art (caractère qui jouera
toutefois un grand rôle dans la discussion sur la reproductibilité
initiée par Benjamin) que sa tension interne vers la possibilité de
devenir œuvre totale, mise en œuvre de la totalité dans une forme.
S’il est plus facile à un écrivain de penser son travail dans la lumière
en vérité quelque peu éblouissante de cette formation absolue (le
monde aboutissant au livre ou le Livre comme monde), il reste que
le rêve d’une forme suffisamment accomplie pour qu’elle englobe la
totalité des données et des ouvertures de son rapport au monde,
devenant dès lors elle-même “monde”, concerne toutes les formes
d’art. Le Gesamtkunstwerk, qui ajoute à la volonté d’œuvre une
volonté de puissance faisant converger les arts dans une
performance chorale et unique, peut être considéré comme l’acmé
de cette croyance en l’accomplissement. Il est à noter que le
Gesamtkunstwerk, dans son avatar principal, wagnérien donc, est
contemporain d’œuvres dans lesquelles la volonté d’œuvre, loin de
seulement donner l’élan, s’est configurée en absolu : je pense à
Flaubert ou à Mallarmé – mais c’est véritablement toute l’époque qui
est sous l’emprise fascinée de l’Œuvre (avec une majuscule, comme
dans le titre du roman de Zola) et qui oscille entre deux extrémités :
celle d’un art détaché de tout ce qui n’est pas sa propre et solitaire
résonance, et celle d’un art cherchant au contraire à rassembler
dans son action la vitalité des contenus sociaux et le mouvement
même de l’Histoire.
Mais tandis que d’un côté la volonté d’œuvre s’achemine vers un
univers compassé où il n’y a plus que des majuscules, des maîtres
ou des suiveurs requis à la mise en avant d’une forme de
présentation dont le socle des statues, les cadres ornés ou la forme-
temple des institutions culturelles peuvent apparaître comme des
paradigmes, de l’autre, et du sein même de son travail, la volonté
d’œuvre, confrontée à la vérité et à l’impossibilité de sa tâche, se
survit dans un dépassement qui devient à la fois sa ressource et ce
qui l’exténue. Ce dépassement, ce n’est pas ou en tout cas ce n’est
plus “faire mieux”, et ce n’est pas non plus simplement aller plus loin
ou forer dans une direction qui s’est ouverte, c’est ce qui se tient ou
décide de se tenir dans une fidélité à une idée de forme qui sans
doute a surgi mais sans avoir encore la rectitude ou la clarté d’une
direction à prendre et à suivre. L’œuvre cesse d’apparaître comme la
phase ultime (et la récompense) d’un long et difficile cheminement,
elle devient un horizon que le chemin ne rejoint jamais. En d’autres
termes, la volonté d’œuvre en arrive à envisager que, au nom même
de la vérité qu’elle poursuit, la réalisation pure et simple, c’est-à-dire
l’achèvement, c’est-à-dire à la fin l’œuvre ne soient que des
trahisons ou des facilités par rapport à ce qui a été encouru lorsque
s’est ouvert ce que l’on est en droit d’appeler le chantier. Le chemin
vers l’œuvre supplante l’œuvre, l’œuvre qui était le placement
absolu (le socle, la capitalisation) ne tient plus en place, n’a plus
d’emplacement : elle est comme un ballon que l’on cherche à
attraper en nageant et que le mouvement même de la nage
contribue à éloigner. En lieu et place de l’œuvre, le mouvement
éperdu qui la veut et la perd, le champ non terminé et interminable
de sa venue sans fin repoussée. Chantier est un mot qu’il ne faut
pas prendre ici dans sa valence positive, dans l’esprit d’une
construction en cours qui finira bien par advenir un jour ou l’autre, il
doit être envisagé d’abord comme la visibilité d’une déroute de
l’œuvre, et comme ce qui en éconduit non seulement la possibilité
(elle ne se réalise pas) mais aussi la légitimité (elle ne doit pas se
réaliser, elle n’est vraie que dans le mouvement de cette perte).
Vue depuis l’atelier, cette perte est d’abord un deuil : que l’on
pense à Cézanne, Giacometti ou Pollock, et l’on voit ce devenir-
horizon de l’œuvre prendre aux yeux des artistes eux-mêmes les
allures d’un naufrage continu. Mais ce qui arrive aussi au sein de ce
deuil, c’est la joie – il n’est pas d’autre mot –, la joie de se re-
découvrir et de se ré-apprendre apprenti, c’est-à-dire celle de
s’immerger dans l’extraordinaire puissance du non-savoir, qui est
comme une renaissance ou comme la fameuse « naissance
continuée » dont a parlé Merleau-Ponty. L’apprenti est celui qui s’en
remet à l’infini de l’apprentissage ou, en d’autres termes, à l’infinition
de l’œuvre : à l’infini clos ou enclos dans l’œuvre se substitue l’infini
d’une déclosion. Il ne s’agit pas tant de “cent fois sur le métier
remettre son ouvrage” que de sortir l’ouvrage du métier, que de
l’exposer au vertige de son interruption, c’est-à-dire aussi, et ce n’est
pas de moins de conséquence, à la surprise de son
recommencement étonné.
C’est comme si la volonté d’œuvre n’avait plus besoin de l’œuvre
et comme si cet abandon prenait la forme d’une relève où ce serait
justement le contraire de la velléité ou du velléitaire qui viendrait.
Même si dans l’interruption de l’œuvre (et c’est quelque chose de
véritablement lancinant) s’annoncent aussi, exactement comme une
porte qui s’entrouvre, la béance d’un renoncement ou l’appel d’un far
niente, le champ de réalisation ne devient ni aléatoire, ni gratuit, ni
insouciant : en un sens, c’est comme si le souci et le tourment qui
faisaient partie intégrante du régime d’effectuation de l’œuvre étaient
maintenus, mais en n’étant plus structurés par la tension d’un
achèvement ou d’un finale. Cela signifie non pas que plus rien ne
soit ou ne doive être obtenu, mais que le régime de l’obtention se
transforme et se dé-hiérarchise de l’intérieur, l’hypothèse de travail
(autrement dit ce qui est véritablement à l’œuvre dans le processus
d’infinition) étant que le sens jamais ne puisse devenir captif d’une
seule forme, et que la forme, parallèlement, soit reconnue comme
une occurrence de la formation, ou comme l’encochage de ce qui
est en cours. C’est ce cours ou cet « en cours » que je voudrais
3
appeler un « brouillon général », terme que j’emprunte à Novalis ,
chez qui il désigne l’état inachevé et disséminé de son projet
d’encyclopédisation. Le brouillon n’est plus ici la somme restreinte
de ce qui est venu s’accumuler sous forme de notations ou
d’esquisses au cours de la formation d’une œuvre envisagée comme
un point d’arrivée, il est lui-même l’arrivée et la délivrance, la mise
en œuvre au sein de laquelle notations ou fragments s’émancipent
de leur statut subalterne pour aller configurer avec tous les autres un
champ illimité qu’ils inventent mais qui ne les contient pas comme le
ferait un réceptacle.
De même qu’il est difficile de concevoir un puzzle qui, au lieu de
reconfigurer une image préconçue, fabriquerait une image à venir,
une image survenante où chacune des pièces serait responsable, en
tant que formée, de la formation à venir, il y a quelque chose
d’égarant à imaginer un brouillon qui n’aurait pas pour destin de
s’effacer ou de s’écarter au profit d’un résultat, mais qui serait à lui-
même son propre advenir et sa propre tension non apaisée. Ce sont
pourtant de tels objets – puzzles génératifs ou brouillons élargis –
qu’il nous faut envisager.
Il me semble en tout cas que cette hypothèse – de travail, je l’ai
dit – correspond au moment épocal où nous sommes et qu’elle
décrit correctement le schème de la poursuite de l’œuvrer au-delà
de l’œuvre. Elle rompt en tout cas avec deux vulgates qui s’épaulent
l’une l’autre et qui minent l’une et l’autre la possibilité pour l’époque
d’apercevoir la réalité de sa tâche. Il y a d’une part ce que l’on
pourrait appeler la complainte de l’œuvre perdue et d’autre part ce
qui, tablant sur cette perte, s’en enchante, remplaçant toute tension
par une culture du petit et de l’amusant. D’un côté (du côté des
valeurs) le devenir épars ou disséminé de la volonté d’œuvre n’est
envisagé que comme le signe d’une perte définitive et désastreuse,
de l’autre il est remplacé par l’accumulation d’objets de
divertissement intégralement non critiques.
Tout autres sont les récits qui s’enclenchent à partir de ce qui
s’engage dans ce qui a su se libérer de la hantise de l’œuvre, tout
autre est en effet, dans ses impulsions de sens, le brouillon général
d’un art toujours en prise sur l’ouverture qui le fonde. Je vois des
possibilités d’éclats, de fragments, d’essaims, de rencontres – des
tensions entre des effets centrifuges et des forces de recentrement,
tout un usinage de ricochets, de glissières et de sauts : l’idée d’un
sens non captif, rendu à sa vérité furtive et non monumentale, mais
pouvant habiter le grand comme l’infime et tous les matériaux
puisque n’habitant plus en vérité nulle part, ne faisant que passer,
mais peut-être d’un pas lent ou ralenti, à travers des formes qui sont
comme les points de chute d’une métamorphose incessante. Cette
description, je pourrais la continuer longtemps, mais je me rends
compte qu’elle colle trait pour trait à ce qui est venu avec les chutes
du grand film de Rodin, avec ces assemblages par lesquels il a rêvé
à autre chose qu’à un simple accomplissement, tout comme s’il avait
pressenti qu’il y avait encore mieux à faire que de statufier, clore et
stupéfier, et que l’émancipation du sens passait par la vision d’un
champ infini et sans bords, une sorte de friche immense. Ce que
j’appelle le brouillon général n’est rien d’autre que cette friche.

1. Dans un texte repris dans L’Œuvre d’art et ses significations, traduit de


l’anglais par Bernard et Marthe Teyssèdre, Paris, Gallimard, 1969, p. 32.
2. Cf. supra.
3. Pour ce terme et la façon dont il désigne le projet encyclopédique de
Novalis, voir le Novalis d’Olivier Schefer, Paris, Le Félin, 2011.
7. Décrire, toucher, atteindre. L’atelier
exégétique

C’est à l’historien d’art Salvatore Settis que nous devons la


notion ou du moins l’expression d’« atelier exégétique ». Il l’a
introduite dans La « Tempesta » interpretata, livre publié en français
sous le titre L’Invention d’un tableau et dans lequel, avant de tenter
la sienne, il recense l’ensemble, extrêmement varié et profus, des
lectures de La Tempête de Giorgione 1. L’atelier exégétique, donc.
Ce que cette idée a de plus stimulant, c’est la façon dont elle rabat
brusquement l’un sur l’autre deux régimes d’infinition, celui de
l’atelier et celui de l’interprétation. L’œuvre ou tout au moins le
résultat s’intercale entre ces deux régimes ou ces deux espaces
comme ce qui permet le passage de l’un vers l’autre : de tout ce qui
a été tenté dans l’atelier l’œuvre, quel que soit son état de forme
(achevé ou inachevé, complet ou fragmentaire), résulte, instituant de
la sorte la possibilité de sa lecture, c’est-à-dire de son interprétation.
En tant qu’elle est ce résultat ou cet aboutissement, l’œuvre a dû se
séparer de quantité d’hypothèses, elle a dû résister à la tentation de
quantité de chemins que pour finir elle n’a pas pris mais qu’elle a
croisés : de la masse en droit infinie des possibles elle s’est
dégagée comme l’unique chemin qui a été pris, elle est le résidu de
cette enquête errante et tâtonnante qui l’a rendue possible. L’atelier
– physiquement et métaphoriquement – est le lieu de cette venue, le
lieu de cette ouverture infinie qui doit pourtant se fermer ou plutôt se
fixer en un point. Ce point se maintient dans l’atelier comme un futur,
comme le “sera” qui tire en avant le poïen jusqu’à ce qu’il y ait
obtention, c’est-à-dire passage à l’existence, saut dans le suspens
de la finition, résultat. Que ce résultat soit pensable ou descriptible
en termes d’œuvre ou bien de simple éclat, trace ou fragment, ou
encore qu’il ait été vécu comme un accomplissement ou comme une
simple chute, peu importe : dès lors qu’il advient, dès lors qu’il y a,
par lui, passage à l’advenu, la donne est inversée, ou plutôt elle
apparaît – c’est-à-dire qu’il y a donne, donation, sortie, autrement dit,
et c’est le plus important, enclenchement, en droit, de l’interprétation.
Encore endormie dans l’atelier où elle a simplement été
déposée, sortant du régime de la venue pour entrer dans celui de
l’advenu, l’œuvre (ou, je le répète, l’éclat, le fragment, la pièce
détachée) bascule dans le régime d’une autre venue, celle des
lectures, en principe infinies, que l’on va faire d’elle. Il y a d’ailleurs
dans ce moment, quand on y assiste, une sorte de repos, ou d’effet
de halte. Après l’épreuve de la formation et avant celle de
l’interprétation, c’est comme s’il y avait pour l’œuvre un répit, une
possibilité de se replier sur elle-même. Ce sentiment, on peut
l’éprouver par exemple lorsque, après qu’elles ont été tirées, des
lithographies ou des planches d’images numériques reposent en pile
dans un coin de l’atelier, ou lorsqu’un accrochage vient d’être
terminé et que les peintures ou les objets, pas encore vraiment vus,
semblent installés dans un silence qui est presque comme un
abandon et qui correspond aussi à la situation des œuvres exposées
dans les musées lorsque ceux-ci sont fermés. Envisagé comme un
répit ou comme un état latent, ce retrait de l’œuvre peut prendre
également le sens d’un oubli pur et simple. La remise à l’exégèse ne
se fait pas ou ne se fait plus, n’a pas lieu : sans qu’elle ait jamais été
vivante au sens de quelque chose d’organiquement vivant, l’œuvre
se meurt ou dépérit en se maintenant dans cette forme de dormance
empoussiérée dont bien des musées distillent la teneur avec une
sorte de raffinement.
Ce qui veut dire que l’atelier exégétique, qui est la seconde vie
de l’œuvre, et qui est ou devrait être comme son ombre portée, n’est
pas une production automatique. Chaque œuvre, en fait, détermine
le sien, et ici la description des situations serait infinie, parcourant un
espace de retentissement qui va de la ruche éternellement
bourdonnante au silence feutré voire éteint. Il y a – et elles sont
évidemment peu nombreuses – des œuvres qui dès le
commencement, dès le premier jour de leur sortie de l’atelier, ont été
projetées dans un débat public continu, il en est d’autres qui n’en ont
pratiquement jamais bénéficié. Il est aussi – et c’est un cas de figure
particulièrement important dans le vaste chantier de l’histoire de
l’art – des œuvres de très longue dormance, dont le sens ne s’éveille
que des siècles après qu’elles ont été produites : le cas le plus
troublant (même si parler d’œuvres à leur endroit ne va pas sans
difficulté – mais il faut ici accepter ce forçage) est celui des peintures
paléolithiques, dont l’atelier d’exégèse, extrêmement vivant
d’ailleurs, ne s’est ouvert que des millénaires et des millénaires
après que les derniers flambeaux de l’atelier rituel qui les avait
rendues possibles avaient été mouchés. Dans le même ordre de
décalage – une situation objective de secret complet ou d’absence –
on pourrait citer le cas des portraits du Fayoum : avec eux c’est
“seulement” deux mille ans qui séparent la première livraison,
souterraine, secrète et privée, de la seconde, liée à un viol, qui nous
les offrit. Mais il est aussi des noms fameux de l’art intentionnel,
pensé selon le régime moderne de l’œuvre d’art voulue en tant que
telle, qui ont eu à subir (si c’est une peine, ce qui n’est pas sûr) un
très long délaissement – je pense bien sûr avant tout à Vermeer, qui,
comme on sait, pendant longtemps ne fut rien.
Immense est donc l’éventail de possibilités donné a priori à
chaque œuvre, mais la notion d’atelier exégétique n’a de sens qu’à
être globale et à recouvrir la totalité déployée de cet éventail, pour
toutes les œuvres de tous les temps. En un sens nous rejoignons ici
la « littérature artistique » telle que l’entendit Julius von Schlosser, si
ce n’est que le concept s’en élargit encore, au-delà comme en deçà
de la littérature : du côté de la ruche bourdonnante et des
balbutiements, du côté, justement, de ce qui permet de penser à un
atelier collectif et transhistorique où tous les regardeurs de tous les
temps seraient naturellement admis, les plus savants comme les
plus naïfs, les plus prompts à se raccrocher à des éléments de
discours comme les plus rétifs à s’y résoudre, tous ceux, et ils sont
en principe en nombre infini, que l’œuvre convoque et retient, ne
serait-ce, et c’est si frappant, que quelques secondes. Ce qui fait
que l’atelier exégétique, qui peut bien entendu prendre la forme d’un
coin d’étude avancé loin dans la nuit avec le cône de lumière d’une
lampe éclairant une reproduction de l’œuvre, doit, pour rester vrai,
accepter de prendre aussi la forme de cette chorégraphie rapide des
corps passant devant les œuvres et formant autour d’elles un infini
de petites séquences emplies de ratures et de repentirs où, de
temps à autre et parfois de façon plus appuyée, des mots viennent
esquisser les premiers linéaments d’une approche critique.
L’Atelier du peintre, le célèbre tableau de Courbet, celui qu’il
sous-titra de façon si sérieuse « Allégorie réelle déterminant une
phase de sept années de ma vie artistique et morale », n’est certes
pas le premier à donner consistance à la mise en abîme qu’ouvre
son sujet – le peintre se peignant au travail – mais il est le seul à
incorporer à cette représentation, via trente-trois personnages
témoins de la scène, la cohorte d’autres sujets possibles, la file
d’attente nerveuse, impatiente, de la variété des motifs : « c’est le
2
monde qui vient se faire peindre chez moi », dira-t-il à leur propos .
Or, à cette extraordinaire procession, donnée comme l’avenir de sa
peinture, il faudrait ajouter, comme par un effet de projection, une
autre procession dont Baudelaire, lisant dans un coin, pourrait être
l’éclaireur, celle de tous les regardeurs futurs, gens qui eux aussi,
comme Courbet le dit de ses personnages, « vivent de la vie » et
« vivent de la mort », gens pas moins vivants, donc, que ceux qui
sont effectivement là dans le tableau mais qui n’étant pas là, pas là
encore, vont venir, et en nombre, et bien plus nombreux que trente-
trois, et tous vivants, venir et passer devant ce tableau, qui les a
prévus.
L’atelier exégétique, ce serait donc massivement quelque chose
comme ce que montre ce tableau : quelque chose, justement, de
massif et parfois d’énorme, un effet de foule dont s’échappent des
paroles et d’où tombent, la plupart du temps en se perdant,
d’innombrables et peut-être redondants copeaux de sens. Foule où
chacun d’entre nous figure, pour peu qu’il croise l’œuvre en
question, l’œuvre muettement questionnante, mais d’où il nous faut
nous extraire si nous voulons saisir le sens de la césure que l’œuvre
a ouverte en nous. Puisque aussi bien, et dans le mouvement même
que propose l’unité dense et singulière de l’œuvre, chaque chemin
d’interprétation, chaque levée de sens est distincte. Identifier cette
levée, identifier ce qu’en nous elle dit ou chuchote à notre
conscience, tel serait selon moi le mouvement le plus juste, ou tout
au moins le plus justifiable, d’une approche critique.
Il s’agit et il ne peut s’agir là que d’une approche directe,
résultant d’un contact et d’une expérience. Totalement imbécile est
la célèbre formule de Cioran qui dit, je cite, que « tout commentaire
d’une œuvre est mauvais ou inutile, car tout ce qui n’est pas direct
est nul ». Nulle, alors là oui, et non avenue est cette remarque, qui
non seulement fait droit à la paresse de pensée la plus grande mais
qui aussi et surtout se fonde sur le mépris des œuvres. En effet, sitôt
que rencontrée, une œuvre, et quelle qu’elle soit, se commente
d’elle-même en nous, ne vit et ne prend consistance que par la
façon dont nous parvenons à combler, très imparfaitement, la césure
qu’elle a ouverte ; mais entre cette césure ou ce seuil et notre
commentaire (celui-ci la plupart du temps avorté, mort-né, il faut le
dire) il n’y a aucun décrochement : l’un procède de l’autre et la
question est justement de savoir rester fidèle à cette immédiateté,
fidèle à cette violence de l’envoi – le fait qu’il soit muet vient là
comme une condition, mais cette condition est, pour le langage, une
chance : le silence où gît l’œuvre ouvre au langage la chance de se
recharger à l’exigence interne d’un sens natif et à venir, engendré
par l’œuvre et ne se rabattant pas d’avance sur elle comme une
chape de signification. Ce qui veut dire que dans l’atelier exégétique,
qui est aussi comme une immense bibliothèque, il faut savoir un
instant oublier ce qui a été dit, pour remettre l’œuvre dans le sens de
sa venue : advenue et sortie de l’atelier, l’œuvre retourne à l’atelier
de sa définition, tel est le mouvement par lequel, quand elle le peut,
elle s’infinit. Tel est son travail, qui nous met au travail, et telle est, à
discrétion, sa puissance.
Tout comme dans l’atelier réel ou physique, l’œuvre est dans
l’atelier exégétique au contact d’autres œuvres achevées ou en
cours. Stockée avec elles comme une preuve du chantier, elle ne
demeure pas seule mais se relie à d’autres avec lesquelles elle
s’associe, formant avec elles des chaînes différentes en chacun de
nous. L’exposition de l’œuvre, c’est aussi ce qui l’expose à ce travail
de montage : à la présentation directe ou indirecte qui l’associe la
plupart du temps à d’autres œuvres (dans le musée, la galerie, le
catalogue ou le livre) vient s’ajouter la chaîne signifiante des
associations que nous formons ou, plutôt, que l’œuvre forme
librement en nous. La plupart du temps, ces chaînes, qui peuvent
être éphémères ou improvisées, ne sont stockées que dans la
mémoire individuelle mais il arrive aussi, lorsqu’elles ont été reprises
sous forme de discours, qu’elles soient reprises et engrangées par
les diverses formes d’accompagnement institutionnel des œuvres.
Mais tant qu’elles demeurent libres et spontanées elles se déploient
autour des œuvres ou des corpus d’œuvres comme des sortes
d’antennes flexibles, et cela, ce déploiement, c’est l’atelier
exégétique lui-même, autrement dit l’ouverture d’un espace où le
sens engagé se cultive et se propage par des prospections, des
repentirs et des sondages, à l’infini et provisoirement. Non pas un
« musée imaginaire », mais l’imagination, ou le montage, d’un film
inachevable et inquiet, qui réinvente et redécoupe l’histoire de l’art à
chaque instant en chacun de nous, en la couplant à l’arrivage de
séquences fraîches sans lesquelles elle perdrait tout accès à sa
vérité. Puisque aussi bien cette vérité (vérité de l’art et de l’histoire
de l’art enchevêtrés) n’est pas celle d’un corps de doctrine que les
œuvres illustreraient, même de façon brillante, ni celle d’une leçon
qui pourrait être administrée et régulièrement suivie, mais celle d’une
obscure poursuite, celle d’une affaire de sens sans fin réenclenché,
sans fin remis à jour, c’est-à-dire renvoyé à sa nuit – ce bloc
énigmatique pur suspendu à toute présence et qui est son retrait, un
retrait, presque un exil, mais alors au plus profond de soi, que
l’œuvre, par son insistance, redouble.
Par exemple, un assemblage de Rodin, l’un de ceux, assez
nombreux, qui associent en un geste délibéré et précis une coupe
antique et un petit nu féminin, celui-ci fait d’une coupe très simple et
d’une femme agenouillée, portant la main gauche à sa tête : que
peut-on dire de lui ? D’un côté rien, rien du tout, c’est comme s’il y
avait un désir de le laisser flotter selon son énigme, présence
délicate et légère à laquelle on craindrait de rajouter quoi que ce
soit, oui, mais c’est aussi, et juste après, et juste, en vérité, comme
une conséquence ou une suite de ce seuil silencieux, c’est aussi
comme si le petit assemblage glissait de lui-même sur un plan
d’interprétation où, très vite, tout se superpose, formant une sorte de
rêverie herméneutique où viendrait d’abord pour moi une évocation
contemporaine, celle des baigneuses de Degas, ce qui ferait
basculer la petite coupe de terre vers le tub, avec ce même effet de
cercle entourant le corps, effet sur lequel, à propos des baigneuses
de Degas justement, Eisenstein a écrit des pages étonnantes,
3
parlant notamment d’un « lasso qui attire le spectateur », remarque
à laquelle il ajoute aussitôt – je ne rêve pas – un commentaire où il
dit que ce mouvement impulsé par le cercle, cette giration ou cet
envoi centrifuge, il faut le comparer au Balzac de Rodin, Rodin dont
il cite alors les propos : « je veux qu’on lise tout ce qui est autour de
lui, la chambre, le désordre, les manuscrits », remarque du sculpteur
sur l’alentour, la suggestion et le débordement qui, repliée du côté
de son petit assemblage, envoie celui-ci dans l’espace qui l’entoure
pour l’y déposer à nouveau, mais cette fois comme une toupie d’où
le geste de la femme touchant sa chevelure se détache comme une
aile, exactement selon le pli de cette autre phrase de Rodin qui m’a
tant plu et frappé, celle où il dit qu’« une femme qui se peigne remplit
de son geste le ciel ». Ce n’est rien, comme poids, cet objet, je l’ai
tenu dans mes mains, mais si on le pose et l’isole voilà qu’il se met à
exister tout seul et à dicter dans l’espace une sorte de ritournelle
dont le geste de la femme dans le cercle est l’accord premier, et
c’est toute la question de la relation des objets sculptés à l’espace
qui vient avec cette ritournelle, ce qui veut dire aussi que l’exégèse
est un chantonnement, qu’elle doit chantonner en répétant ce qu’elle
a vu, il n’y a rien là de savant, c’est juste une courbe qui se prend et
se détend d’elle-même.
On n’oublie pas, car cela vient aussi très vite, tout ce qui serait à
dire sur l’assemblage lui-même en tant que mode de
fonctionnement, c’est-à-dire, chez Rodin, en tant que pulsion. Et, ne
l’oubliant pas, on voit s’ouvrir des sortes de tremplins où l’on pourrait
ou voudrait pouvoir glisser : sur les encodages archaïques du
monde des statuettes et sur la part de désir qui s’y attache (ce qui
me conduirait naturellement à évoquer les effigies féminines de
Tanagra ou, davantage encore peut-être, les danseuses et les
musiciennes Tang), sur le caractère secret mais aujourd’hui de plus
en plus révélé et flagrant de la pratique de l’assemblage chez Rodin
et sur ce qu’elle a eu de si libre et de si novateur, ouvrant à même
l’atelier et parallèlement à la tension vers l’œuvre, le chantier – je
pèse mes mots – d’une sorte d’innocence du moderne… On le voit,
ce sont des pistes divergentes, qui impliquent des plans de
réverbération différents, ils communiquent nécessairement entre
eux, mais ce à quoi je voudrais en rester, c’est à quelque chose qui
est en deçà de ces plans, en deçà des modes d’inscription qu’ils
attisent (histoire de l’art, genèse des œuvres, études
comparatives, etc.), c’est à ce petit corps de plâtre grêlé que,
lorsque j’ai eu à retenir quelques objets pour la vitrine qui a été
exposée dans la salle des Bourgeois de Calais au premier étage de
l’hôtel Biron, j’ai choisi, entre beaucoup d’autres dont certains peut-
être plus saisissants ou spectaculaires. Et c’est à me demander,
maintenant, pourquoi je l’ai choisi – tout autre assemblage de même
nature ayant pu aussi bien faire l’affaire pour ce que je cherchais à
exposer, l’idée de cercle entourant le corps tout en l’évadant incluse.
Je pense que c’est d’abord cet aspect simple, sans déclamation
ni proclamation aucune, qui m’a retenu, à la façon d’un “c’est comme
ça” non péremptoire mais naturellement déposé dans sa propre
évidence. Sans doute encore la grâce, en lui, du geste de la main
gauche portée à la tête, qui semble introduire une inclinaison un peu
mélancolique, mais aussi, bien sûr, et peut-être en vérité
premièrement, l’aspect grêlé de la statuette, cette ponctuation de
petits trous étoilant ses bras et son torse. Ce sont des accidents,
légers, qui font partie du jeu, et qui soulignent l’aspect de tentative
ou d’épreuve qui est celui de cette pièce, oui, mais, plus encore, ce
sont de légères déformations de surface qui, comme telles, disent
quelque chose à la surface, quelque chose de la surface, de ce
qu’est une surface, une surface comme ici déployée en volume pour
aller former un corps, les trous ne révélant aucun intérieur, aucune
intériorité, aucun cache – il n’y a pas d’intériorité, la forme, et c’est le
plus étrange, n’a pas de dedans, on n’y entre pas, elle n’est tout
entière que ce qui se montre, et cela qu’il s’agisse d’une surface
tenue, tenue comme surface (une image, donc), ou d’une surface
déployée – d’un volume, donc, ce qui est ici le cas. La surface des
choses est leur mode d’apparition, les petits trous, les creux, sont
des modulations de cette surface, et c’est justement en raison de cet
aspect intégralement formé de la surface, et de cette inclusion, en
elle, du caché dans l’apparent, que ce qui s’y produit, aussi bien les
élans que les accidents, les pleins que les creux, attire, lorsqu’il y a
sortie de l’image, c’est-à-dire volume, la main, le toucher.
Et ce qui arrive alors, si jamais nous répondons à cette
sollicitation (ce qui est, en règle générale, interdit), si jamais, donc,
nous en venons à toucher la forme, la chose formée, l’objet, c’est
l’ouverture d’un nouvel infini : à l’errance de l’œil et à la promenade
visuelle autour de la forme succèdent une visite ou une palpation,
une aventure de la main dans l’espace qui, elles non plus, n’ont pas
de fin assignable. Comme le décrit très bien Herder dans
La Plastique, le petit traité sur le sens du toucher qu’il a écrit en
1778 mais qui n’a été publié en français qu’en 2010 (ce qui veut dire
par exemple que Rodin et bien d’autres sculpteurs n’ont pas pu le
lire, alors qu’ils en auraient retiré, j’imagine, de grandes joies),
comme le décrit très bien Herder, donc : « De façon générale, tout
ce que notre main tâte paraît plus grand que ce que notre œil voit à
la vitesse de l’éclair, d’un seul coup et de manière ordinaire. La main
ne tâte jamais complètement, elle ne peut saisir une forme en une
seule fois, sinon celle du repos et de la perfection concentrée en
elle-même, la boule. La main repose sur elle et la boule repose en
elle ; mais pour le reste, dans les formes articulées et surtout
lorsqu’elle touche un corps humain, s’agirait-il du plus minuscule
crucifix, elle n’en a jamais fini, elle ne s’arrête jamais, elle tâte pour
4
ainsi dire à l’infini . » Le propos de Herder – et il était
particulièrement hardi en son temps – est de réhabiliter le sens du
toucher, ce qui vient naturellement au soutien d’une conception
plénière de la sculpture, mais ce qu’il invente chemin faisant, avec
d’ailleurs cette étonnante productivité de l’intuition que l’on retrouve
dans son essai sur l’origine des langues, c’est l’idée, ainsi que le dit
le traducteur du livre, Pierre Pénisson, d’une « vision tactile » au
sein de laquelle la lenteur d’approche inhérente au toucher ferait
beaucoup mieux qu’épauler ou simplement corriger ce qui vient avec
les incursions et la rapidité de l’œil. Parlant des Grecs, dont la
suprématie demeurait incontestée pour lui, Herder dit qu’ils
« voyaient en aveugles et touchaient en voyant », ayant su se priver,
d’avance peut-être, « des lunettes du système ou de l’idéal » 5, et
dans cette éviction du faux le toucher, considéré non comme un
sens de second rang mais au contraire comme le premier et le plus
sûr d’entre eux, joue un rôle moteur, devenant en quelque sorte le
garant de la possibilité même d’une intelligibilité des formes et du
monde.
Sommes-nous loin, là, de l’atelier exégétique ? Non, nous
sommes au contraire en son cœur : ce qui s’indique avec le
mouvement qu’aurait la main, avec ce mouvement de
reconnaissance de la forme, ce mouvement par lequel, glissant le
long de ce qu’elle découvre, elle explore une limite, une peau, et la
plénitude que cette limite renferme, ce qui s’indique c’est un
cheminement qui est contigu à celui qu’empruntent les yeux
lorsqu’ils explorent la forme, mais la différence est évidente et elle
saute aux yeux – d’ailleurs ceux-ci, sous le coup, se ferment –, la
différence c’est que le toucher retarde la venue des noms et dilate la
forme dans une sorte de nuit : il y a alors comme un prolongement
de la césure ou comme une allonge, on reste un peu plus longtemps
ébahi sur le seuil, c’est comme si la main, en s’ouvrant, en touchant,
en saisissant, devenait l’allégorie même de l’opération intellectuelle
ou comme si, par elle, le sens du toucher s’avouait comme étant le
raccourci le plus sûr entre le sensible et l’intelligible, l’un comme
l’autre n’étant pas donnés une fois pour toutes mais venant peu à
peu et simultanément, au fur et à mesure d’une avancée qui glisse
et se dilate.
Or, de cela, de ce mouvement presque éperdu qui serait celui
d’une impossible reconnaissance, celui d’une découverte extasiée et
violente, il existe une extraordinaire transcription, c’est un film que
j’ai découvert quant à moi lorsqu’il fut projeté au cours de la Nuit
Blanche de 2008, sous la nef de l’église Saint-Eustache. Le climat
de ce film peut sembler éloigné de toute dimension d’atelier et sa
préoccupation n’était certes pas de donner une vivante image de
l’atelier exégétique, mais il le fait pourtant, loin des musées et des
images et selon la rectitude d’une invention grâce à laquelle le sens
du toucher et, à travers lui, la « vision tactile » nous apparaissent
dans une sorte de nudité native.
Ce film en noir et blanc, d’une trentaine de minutes et réalisé en
2007, est l’œuvre de Javier Téllez, un artiste né au Venezuela en
1969 et qui vit à New York. Il combine la parabole indienne de
l’aveugle et des éléphants et l’interrogation qui fut celle de Diderot
dans sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, le titre
du film étant d’ailleurs la traduction littérale de celui du philosophe :
Letter on the Blind for the Use of Those who See. Très vite, on le
comprend en le voyant, le film s’évade de la platitude édifiante de la
parabole, qui n’est qu’une variante sur la relativité des opinions et
des jugements, chacun des aveugles de naissance ayant
naturellement senti sous ses mains un animal différent de celui
qu’ont senti les autres. Ce qui compte dans le film, pour le film, ce
n’est pas la comparaison des versions, c’est l’expérience que
chacun des aveugles – ils sont six – fait en s’approchant de
l’éléphant puis en le touchant, et c’est aussi l’expérience que nous
faisons, nous, en voyant ces hommes palper une forme qu’ils ne
voient pas et qui, sous nos yeux, par leurs mains, repasse dans
l’inconnu, cet inconnu d’où, au fond, malgré Babar, le cirque ou les
safaris, elle n’est jamais vraiment sortie – et je repense ici,
forcément, aux éléphants que j’ai réellement vus, chez eux, dans
leurs territoires, se hâtant devant l’horizon en une frise lointaine,
rapide et étonnamment légère ou, au contraire, se balançant
lentement de tout leur poids pour fermer une piste et donnant
consistance à une pesanteur un peu menaçante mais silencieuse
qui serait comme une épaisseur du temps, une écorce temporelle
6
que nous n’avons jamais sentie .
En tout cas sujet d’étonnement pour la vue, quelque habitude
qu’on en ait, l’éléphant, ou l’éléphante, qui est dans le film se tient
très calme, debout et immobile au milieu d’une sorte de vaste
esplanade, qui est en fait la piscine géante du McCarren Park à
Brooklyn, espace désaffecté au moment du tournage mais dont le
caractère monumental, venant des années trente, subsistait, via des
murs par ailleurs entièrement tagués. Sur ce grand terrain vague
théâtralisé, six aveugles, des hommes pauvres, démunis, sont assis
en rang à quelque distance les uns des autres sur des chaises
pliantes. Tour à tour ils se lèvent et se dirigent vers l’éléphant,
chacun dès lors l’approchant et le découvrant à sa manière, avec
enthousiasme ou méfiance, peur, admiration et même une fois, si je
me souviens bien, colère. Pour détailler leurs réactions, qui ont
quelque chose de très expressif et de poignant, il faudrait revoir le
film, mais ce qui en ressort, c’est qu’alors, dans une sorte, je ne vois
pas d’autre mot, de pudeur splendide, le sens du toucher tel qu’il
advient par l’entremise de ceux qui sont privés de celui de la vue
apparaît comme un sens dont nous, qui voyons, ne nous servons
qu’à peine et très mal, et c’est aussi que l’expérience qui est celle de
ces aveugles et de ces êtres marginaux est reconnue dans sa
plénitude. Elle ne nous échappe pas entièrement, nous la voyons, le
film nous la présente, mais l’ouverture, par le contact, peau contre
peau, de l’exégèse infinie qui est celle de ces mains palpant la
surface ridée de la masse inconnue, nous y reconnaissons, sans
pouvoir la vivre, la forme même, en plein et non pas en creux, de
toute expérience d’approche du sensible. Ce qui nous est montré, on
peut le dire, c’est un commencement, une découverte, mais au point
de contact précis où la rencontre a lieu, la rencontre de deux
existences, l’une humaine et l’autre animale, et l’une et l’autre pour
ainsi dire bouclées à l’intérieur d’elles-mêmes.
L’éléphant certes n’est pas une œuvre, il est vivant, ce qui n’est,
malgré tous les efforts de l’art, le cas d’aucune œuvre. Pourtant,
dans son exubérance même il figure ou peut figurer une forme
absolue d’existence, et à travers elle la réalisation ou le devenir-réel,
l’actualisation bouleversante d’une puissance imaginaire de la natura
naturans, une méditation, même, de cette nature, ainsi que Plotin
nous invite à le penser. Ce que fait l’art, on le sait, qu’il soit
d’imitation ou non (et le statut de l’imitation, au sens le plus élargi,
celui qui n’est pas envisagé, pour parler comme Herder, avec les
lunettes du système, celui qui a été engagé dès Lascaux ou
Chauvet, trouve là sa résonance la plus profonde), ce que fait l’art,
c’est d’imiter et de convoiter cette présence, cette déposition. Et
lorsqu’il y parvient, lorsqu’il atteint à une densité où quelque chose
de réel est rejoint, alors la quantité de sens libéré augmente et libère
à son tour l’appel de l’interprétation. C’est pourquoi ce qui vient sous
la main des aveugles de Brooklyn, qui n’est pas modélisable, qui ne
correspond à rien que nous puissions voir mais qui, dans le noir,
informe le visible un peu comme le ferait ce qu’en couture on appelle
un “patron” (ici réseau de points et de lignes s’évadant dans les trois
dimensions de l’espace), nous expose à une idée de l’interprétation
ou de l’exégèse qui est infinie. Dans l’idée qui vient avec elle, et qui
est celle d’une imitation sans modèle normatif, ce qui est soulevé,
c’est un geste de la pensée qui se souviendrait toujours de son
commencement ou du contact qui le lance. Ce geste peut recevoir
des noms (imitation, description, méditation…), mais ce qui est
proprement en vue alors c’est moins une dénomination qu’une
action, c’est un mouvement de reconnaissance : on pourrait le dire
comme cela, la main aveugle qui palpe l’éléphant imite l’éléphant –
imiter, ce serait alors l’équivalent de décrire, et décrire ce serait
circonscrire, toucher la limite qui enveloppe la forme, toucher l’aporie
qu’est toute surface : peut-être ce que font, à notre corps défendant,
nos yeux. Et sans doute aussi ce que nous disent les aveugles du
film, puisque, comme ceux de Diderot, c’est à ceux qui voient, à
nous, que la lettre qui parle d’eux, et qui en un sens est aussi leur
lettre, est adressée.
C’est volontairement bien sûr que les deux peuples que j’ai
associés ici à l’idée d’atelier exégétique sont d’une part celui qui
s’entasse au fond du tableau de Courbet et d’autre part ce petit
groupe d’aveugles assis sur des pliants dans un terrain vague de
Brooklyn. Dans tous les cas des témoins et non des connaisseurs,
des êtres vivants invités à participer à une expérience et non de fins
amateurs. Cette orientation n’est pas polémique et elle ne vise pas
le savoir ou l’accumulation des connaissances et des discours, elle a
seulement pour but de rappeler que devant toute œuvre, quel que
soit le chemin par lequel on arrive à elle et quel que soit celui que
l’on se sent d’emprunter l’ayant vue et “palpée” le plus longtemps
possible, il faut d’abord être aux aguets de ce silence qu’elle ouvre
en nous et selon lequel elle nous parvient : ce silence, on peut le
décrire comme un seuil, comme un espace de probation du sens,
comme une étrange salle d’attente où les mots qui, dans un premier
temps, ne se bousculent pas finissent par affluer. C’est à ce prix
seulement, je crois, qu’il peut y avoir une justesse à parler d’atelier
pour nommer ce qui se trame de ce côté où les œuvres, achevées
ou en tout cas abandonnées à leur destin de choses finies,
recommencent à vivre.

1. Cf. supra.
2. Lettre à Champfleury, fin 1854, in Correspondance de Courbet, texte établi
par Petra ten-Doesschate Chu, Paris, Flammarion, 1996, p. 121.
3. S.M. Eisenstein, MLB. Plongée dans le sein maternel, traduit du russe et
préfacé par Gérard Conio, Paris, Hoebeke, 1999, p. 69.
4. Johann Gottfried Herder, La Plastique, traduction de l’allemand et
commentaire de Pierre Pénisson, Paris, Cerf, 2010, p. 118-119.
5. Ibid., p. 95.
6. Une grande lithographie de Gilles Aillaud, liée à son voyage au Kenya,
donne avec exactitude l’idée de cette frise formée par les processions
d’éléphants.
8. Sur le fil infini du dessin

Parmi les nombreux dessins de Matisse que l’on peut voir au


musée du Cateau-Cambrésis il en est un qui échappe aux
catégories traditionnelles ou qui, tout simplement, s’échappe. Ce
n’est pas une œuvre sur papier, et elle n’est pas seulement enlevée,
rapide, magiquement simple comme le sont tant de dessins de
Matisse, elle vole, elle flotte, elle est dans le ciel. C’est – ce fut –
d’abord un ciel de lit : le plafond de la chambre du Régina à Cimiez,
sur lequel le peintre, qui vivait là, traça, à l’aide d’un fusain fixé au
bout d’une perche en bambou, trois visages. Ces visages, pour
nous, sont des emblèmes, des masques, ils ont cette économie du
trait que Matisse fut à peu près le seul à atteindre. Déposé et
restauré, le tracé de Cimiez se retrouve aujourd’hui au plafond d’une
salle du musée du Cateau, où l’on a même placé des chaises
longues permettant de le contempler. On lève la tête vers lui et l’on
voit aussitôt qu’il est tout autre chose qu’une prouesse : derrière sa
grâce schématique, effilée, presque un peu hésitante, on sent qu’il y
a quelque chose d’autre et l’on apprend qu’en fait ces visages furent
pour Matisse non des portraits au sens strict, et en l’occurrence ceux
de ses petits-enfants, mais des sortes de moules ou de creux, de
schèmes, qui lui permettaient de susciter justement ces petits-
enfants : « J’essaie de me les représenter et quand j’y parviens, je
me sens mieux », expliqua-t-il. Ainsi, entre l’aisance du trait et
l’audace du geste est venu se caler, pour cet homme âgé (Matisse
avait alors quatre-vingts ans), le motif affectif même qui est, selon le
récit de Pline, à l’origine du dessin.
La ligne, qu’elle détoure une ombre comme dans le récit antique
ou qu’elle invente un schème en appel d’un visage comme dans le
cas de ce plafond, est donc comme une sorte de lasso entourant et
donnant présence à ce qui n’est pas là, mais il se peut qu’il y ait
encore pour elle une origine plus lointaine, qui l’accompagne tout au
long de ses errances et qui est dans le pur geste étonné de sa
venue : être un trait, rien qu’un trait, mais écrit, une inscription, une
trace. Tracer fut peut-être le premier geste, celui que la conscience,
bouleversée, se sentit alors en droit de faire et de tenter sur des
surfaces, à commencer par les plus proches – la peau, les objets,
les parois et, plus tard seulement, des surfaces préparées, des
champs d’inscription, le dessin en tant que tel ne commençant
vraiment qu’avec l’apparition de ces surfaces (mais tout ici, dans la
nuit des temps, peut être discuté, car l’on peut aussi considérer l’art
pariétal, avec ses figures ou avec ses traits, comme du dessin, les
deux grands modes pulsionnels de la parution – la figure et le signe
– y étant déjà consignés).
Toujours est-il qu’à ces aires originaires le dessin de Cimiez
renvoie, non à la façon d’un écho tardif et dûment conscient mais au
contraire comme un geste natif qui reprend l’origine et qui la contient
ou l’accompagne. Sans doute ce trait du dessin est-il présent en tout
dessin, et l’on pourrait caractériser le dessin comme l’art même,
simultanément, du commencement et du recommencement :
inlassablement une poursuite qui ne se connaît et n’est possible que
comme ce qui commence, entame et reprend. Mais le geste quasi
pariétal que Matisse eut donc un jour sur la Côte d’Azur, loin de
toute caverne, est comme la condensation de cette qualité originaire.
Un fusain (donc du charbon de bois, du saule carbonisé), une
surface vierge et blanche mais non préparée, une perche en
bambou : nous sommes là, sur le plan matériel comme sur celui de
l’idée, devant une sorte d’absolu, où rien ne vient compliquer ni
atténuer la pulsion, et ce qui est extraordinaire c’est que cet
archaïsme même est le moyen par lequel la figure s’inaugure pour
apparaître neuve. « L’homme poursuit noir sur blanc » : on dirait qu’à
cette formule par laquelle Mallarmé désigna l’écriture le dessin,
selon son geste le plus pur, s’ajoute.
J’ajoute aussi, je ne peux m’empêcher de le relever, que celui
des trois visages qui est au centre fait écho à un dessin que l’on voit
dans le De prospectiva pingendi de Piero della Francesca, tracé de
visage comme acupuncturé ou délicatement tatoué par toute une
série de repères chiffrés, de telle sorte qu’entre ce qui relève du pur
trait et ce qui s’est donné comme le schème absolu de la figure
s’entame une sorte de transaction, qui est aussi l’esquisse d’un
chantier herméneutique. Entre la forme-masque et le canevas de
précision figurale, entre le trait qui invente et celui qui recouvre,
entre la ligne qui va son chemin et celle qui se conçoit comme un
suivi, c’est tout le champ de déploiement du dessin qui s’ouvre, et ce
champ non seulement n’est pas saturé mais ne peut le devenir, il est
comme cet objet dont usent ou usaient les enfants et qu’on appelle
une ardoise magique, autrement dit une surface de réinscription
perpétuellement serviable, où tout peut survenir mais où rien, une
fois effacé, ne revient. À cette différence près, et elle est bien sûr
capitale, que les dessins, en règle générale, une fois lancés, une fois
formés, ne s’effacent pas, ce qui veut dire que nous disposons, via
les cabinets de dessins des musées mais aussi via un infini privé de
l’archive, d’un extraordinaire buissonnement d’où chaque dessin, si
petit et si humble qu’il soit, peut être un instant isolé mais où
toujours, si grand qu’il ait pu être, il retourne : un peu comme si en
chacune de ses occurrences le dessin n’était que la séquence,
brève ou développée, d’un unique film ou d’un unique dévidement
de pelote, déployant un trait qui est une manne et aussi un fil de vie
– peut-être au fond ce que les hommes auront fini par tendre autour
d’eux comme une toile que l’on peut décrire simultanément comme
une suite de pensées et comme ce qui a cherché à se saisir de la
pensée.
Que le dessin pense (« à quoi pense le dessin ? » serait la
bonne question), peut-être n’est-ce une évidence que si l’on
décharge la pensée de sa pesanteur et de ses allures pour lui
accorder des vitesses mais aussi des formes de cheminement plus
légères, plus rapides, qui iraient jusqu’à cette étrange forme de
pensée qui est celle que l’on désigne quand, interrogé, on répond
qu’on ne pense à rien. Ce “penser à rien”, il me semble, fait partie du
dessin, il en est peut-être même l’espace de sauvegarde, ce qui le
délivre de la sphère de l’intention ou le laisse flotter à côté d’elle, car
même lorsqu’il y a une furia du trait, et en elle la marque d’un drame,
il reste que le dessin, tout entier tendu vers la forme, demeure requis
à la formation, autrement dit à un espace en devenir, à un espace où
l’essai, la tentative, le repentir sont coextensifs au geste même de
l’inscription, celle-ci se dédouanant alors – et ce serait son plaisir le
plus propre – de la volonté d’œuvre, c’est-à-dire d’achèvement,
c’est-à-dire de triomphe : le dessin ne triomphe pas et, dans sa
promptitude comme dans ses écarts et même ses ralentis (tout cela,
il faut le souligner, se voit), il advient sur un mode qui n’est pas tant
celui de l’œuvre que celui d’une recherche qui sans doute lui est liée
mais qui aussi s’en éloigne, prenant par rapport à elle des chemins
détournés qui tentent des évasions ou qui sont des frayages. Le
dessin (du dessin d’enfant au grand format volontaire) est
expérimental par nature : l’étude, l’esquisse, la notation (le carnet)
sont les termes qui désignent son effort, et même lorsqu’il arrive
qu’un artiste porte le dessin à un statut qui est celui du tableau le
résultat que l’on voit (le tracé effectif, le rendu graphique du dessin)
se souvient de cette essence voyageuse ou expérimentale. Il arrive
aussi que cette essence se transmette à la peinture, et c’est le cas
lorsque justement le dessin n’est pas considéré comme un pur
auxiliaire de préparation mais s’émancipe, les effets induits se
répercutant dès lors d’un médium à un autre.

La marge d’intervention du dessin parcourt un espace non fini –


l’espace de l’infinition même – qui est comme une arche tendue
entre la notation pure et simple et ce qui touche au plus spéculatif de
l’art : entre l’« aspect » et le « prospect », pour reprendre les termes
mêmes employés par Poussin. Mais, dès lors que l’on a reconnu
cette arche et identifié ce qu’ouvre sa tension, l’on voit les vecteurs
d’action s’y renverser, la notation d’un seul coup investissant le
travail de creusement de la cosa mentale, selon un paradigme qui
irait de Vinci à Duchamp et au-delà, tandis que ce qui semble n’avoir
eu affaire qu’à l’aspect dérive dans la puissance de la méditation. Or
c’est justement dans cette oscillation que réside, sans s’installer, le
fait que le dessin soit pensée, et qu’il le soit au fond constamment,
mais sur des modes discontinus, mais selon des logiques de
sursauts, de ricochets et d’enclenchements – c’est pourquoi la
variation, quel qu’en soit le motif, est le mode le plus courant selon
lequel le dessin se produit, se propage.
Par exemple, à Lille, six croquis d’études de figures découpés et
collés sur une seule feuille par Hubert Robert. Les figures (il y en a
huit en tout) sont à la même échelle, elles sont d’une extrême
vivacité et comme prêtes à l’emploi, mais pourtant chacune s’évade
en elle-même, la feuille qui les réunit ne simule pas une composition
mais n’est pas non plus un simple recueil d’attitudes : il y a entre
elles une sorte de chorégraphie latente qui est comme un jeté
d’éclats vivants. Ce sont des relevés, des fragments, une toute petite
population qui s’agite ou qui attend et qui, hors du séjour de l’œuvre,
campe dans une sorte de zone franche. Avec chacune des huit
figures peuplant ces six dessins Hubert Robert a cherché à identifier
une posture, un pliage de l’être selon son envoi dans l’apparence.
Mouvement frivole si l’on veut, mais qui appartient en propre à
l’espace de la notation, du croquis fait sur le vif, et qui peut être
aussi le charme même, d’abord parce qu’en est exclu tout sentiment
hiérarchique : c’est la logique de l’essai, celle de la variation, de
l’inflexion légère : le dessin regarde comment le verbe être se
conjugue et se déploie lui-même comme une liste d’exemples, de
phrasers qui sont des issues passagères, des trouvailles.

Comme on le sait, la focale peut être encore plus petite et plus


serrée, et sans doute n’est-il pas sans intérêt que l’exemple auquel
je pense maintenant vienne d’un artiste plutôt mondain, en tout cas
très peu intérieur et tout entier convaincu par l’aspect, Carle Van
Loo. Son dessin est une étude de mains de femme prenant le café.
Sujet XVIIIe léger et élégant, sans enjeu, oui, mais voilà qu’on s’y
intéresse quand même et que l’on regarde de plus près ce qui,
justement, a regardé le monde, un tout petit fragment de monde, de
très près : comment une tasse est tenue, ou une cuiller, ou comment
la main est posée. Et ce que l’on découvre, c’est qu’il y a là autre
chose qu’une simple finesse ou qu’un simple chic d’exécution, c’est
qu’avec ces mains inconnues qui caressent encore l’air où elles ont
passé quelque chose nous est donné, qui vient de l’attention ou qui
est comme une attention – le souci et la preuve que rien n’advient
n’importe comment et que le dessin est d’abord ce savoir-là, cet
égard-là, soit ce qui ici, à nouveau, vient former une chorégraphie,
une chiro-chorégraphie, faudrait-il dire : ce que génère le
mouvement des mains dans l’espace, ce qu’elles configurent en
saisissant les objets ou en se tenant simplement posées comme des
âmes mortes.

Et c’est cette attention qui se voit toujours ou qui vient dès qu’il y
a dessin. Dessiner, on le voudrait, serait comme le synonyme d’être
attentif, et cela de quoi qu’il y ait eu dessin et même si le dessin n’a
dessiné que lui-même, pure ligne errante ou pelote de
circonvolutions. Par exemple nous serions à Sestri Levante, aux
abords de Gênes, en 1773, avec Fragonard pendant son voyage en
Italie. Il a vu la courbe du pont San Stefano enjamber le torrent, il a
identifié un paysage dont il a deviné d’instinct qu’il pourrait être un
tableau, mais à ce devenir rien n’est encore versé, ce que Fragonard
note et dénote, pianote, pourrait-on dire, ce sont des bouquets de
figures disposées dans le paysage : certaines sont en chemin,
d’autres, plus nombreuses, sont réparties immobiles sur les deux
rives, comme en une petite Prairie de San Isidro (il y a dans ce
dessin pâli le même effet de dissémination et d’élongation du temps
que dans le tableau de Goya). Peut-être Fragonard en a-t-il rajouté,
emporté par son bonheur, s’éloignant de la pure saisie, peut-être
aussi le fait que cette feuille ait été insolée confère-t-il aux figures
quelque chose de fragile, toujours est-il qu’à l’éphémère quelque
chose a été dit, que de l’éphémère – un instant – quelque chose a
été extrait, et que c’est cela qui est devant nous, comme une scène
pas encore installée, qui ne s’installera pas, restant latente quoique
survenue, à la façon d’un orchestre qui s’accorderait en
apparaissant et qui demeurerait suspendu dans cet accord.
Cet aspect non installé, ce mode qu’on pourrait dire être celui de
la survenance, j’en verrais le signe, mais dramatisé cette fois, dans
le tumultueux dessin de Géricault intitulé Les assassins portent le
corps de Fualdès vers l’Aveyron, un titre étrange pour nous mais pas
pour son époque, l’affaire Fualdès – autrement dit l’assassinat en
1817, à Rodez, de cet ancien révolutionnaire, dans des conditions
atroces et pour un mobile mystérieux mettant en cause, semble-t-il,
Louis XVIII lui-même – ayant longtemps défrayé la chronique. Idée
donc, comme pour Le Radeau de « la Méduse », d’un tableau
politique, idée qui porte le très nocturne dessin de Géricault, le plus
habité des différents dessins consacrés à cette affaire, qui ne sont
pas des variations puisqu’ils déroulent une sorte de suite narrative
(l’enlèvement, l’assassinat, le transport du cadavre, la fuite des
1
assassins ) : six hommes donc, vêtus ou dévêtus à l’antique, guidés
par l’un d’entre eux qui tient un fusil, transportent, en formant autour
de lui une sorte de ronde nerveuse, le corps de Fualdès, invisible,
dans un drap. À l’avant-plan, un autre homme, caché par un rocher,
est le témoin effaré de la scène. La nuit est lourde de nuages qui se
déchirent pour laisser passer la clarté lunaire tombant comme un
projecteur sur la scène. Rien d’immobile dans cette lumière, au
contraire, elle agit comme un coup de vent, et tel est bien le
mouvement profondément pictural de ce dessin qui, hâtif, se situe
comme une étape agitée – un relais de nuit – sur le long chemin qui
conduit, disons, de Girodet à Manet, de l’idéalisation romantique à
l’idée de venir apposer sans bruit la peinture tout contre la mort ou
contre l’événement politique. Mais il ne s’agit pas tant ici d’évoquer
la place de Géricault que de voir comment par le dessin son rôle
d’accélérateur hanté s’exalte et se confirme. Comment, donc, ici, par
ce sépia un peu lavé et promptement rehaussé de blanc, et par des
traits dans lesquels toute une mémoire remontant au moins à
Michel-Ange est engagée, comment un artiste identifie sa voie, en
assistant à ce qu’elle fait lever, qui est ce qui vient devant lui, venant
de lui sans doute, mais en s’objectivant ainsi : c’est en quelque sorte
le dessin lui-même qui est le coup de projecteur et qui agit comme
un repérage inquiet de la forme qui vient. Ce à quoi le dessin donne
vie, c’est à la venue elle-même, et l’on pourrait dire qu’il est comme
le souvenir d’une forme qui n’existe pas encore, qu’il est le contour
attentif et spontané de cet advenir de la forme.
Tendu comme ce nocturne de Géricault ou au contraire détendu
et léger comme la veduta ligure de Fragonard, le dessin entoure, ce
qui veut dire qu’il surfe, qu’il est le travail même de ce qui vient en
surface renouveler la surface, l’inscription. Le trait est l’agent fébrile
et décisif de cette avancée et ce qu’il procure comme sensation,
même arrêté, même lorsqu’il a été tracé il y a des siècles, c’est celle
d’une liberté que ni la peinture ni la sculpture (ni, aujourd’hui, les
environnements) ne peuvent donner, et c’est peut-être du côté du
dessin d’architecture que cette différence d’allure et même de ton
entre ce qui s’invente (se projette) et ce qui se construit est la plus
significative : à l’objet le dessin échappe, jusqu’à l’objet il ne va pas,
mais c’est ainsi, rivé donc à sa liberté, qu’il reste naviguant. Page de
carnet ou feuille séparée, il reste feuille, il est de son essence de ne
pas aller jusqu’à s’installer trop durement, et c’est comme s’il y avait
en lui – sur un mode différent bien sûr – un peu de ce caractère
indiciel qu’on a reconnu à la photographie. Non parce que le dessin
serait automatiquement indexé à un régime de report ou de
reportage (au contraire, il est aussi chez lui dans l’invention pure et
simple), mais parce que, même s’il ne montre rien d’autre que son
propre élan, il reste trace et tracé, tracement, faudrait-il dire. Ce qui
implique aussi que, sans qu’entre en jeu aucun fétichisme, il y a une
émotion particulière à tenir dans ses mains un dessin ou à l’avoir
sous les yeux : la peinture ou la sculpture que l’on voit sont bien sûr
de la main de l’artiste, mais beaucoup plus sensible et direct est ou a
été le contact avec le papier, entre la main, l’outil et la feuille, surtout
lorsque les caractéristiques de l’improvisation et de l’inachèvement
ont pu être maintenues. Il peut même arriver que l’on se retrouve
devant des tracés qui n’ont pris que quelques minutes voire parfois
quelques secondes – c’est le cas avec les dessins de Matisse,
surtout ceux exécutés au pinceau, mais on trouverait bien des
exemples de cela dans des couches plus anciennes de l’histoire de
l’art, aussi bien du côté du « peintre de la vie moderne » (Constantin
Guys) que de celui des védutistes et même plus haut encore et, bien
sûr, dans toute la tradition extrême-orientale. Ces quasi-instantanés
ont valeur de preuve ou de signature, c’est par eux que la nature
indicielle du tracement est la plus manifeste et c’est du côté de leur
brièveté et de leur efficace que le dessin rejoint, et c’est pour lui tout
un programme, l’écriture.
Engagé sous la forme d’une quasi-intégration dans les aires
culturelles où la tradition calligraphique est prégnante, le rapport
entre écriture et dessin peut se penser selon une déclinaison qui irait
de cette intégration, justement, à son opposé, là où le dessin,
presque évadé de sa propre tenue graphique et devenant une quasi-
image, ne tolère plus l’écriture que comme légende. Mais que l’on
regarde de près comment cela se passe, comment des transactions
se font sans fin du dessin vers l’écriture et réciproquement, dans les
carnets plus encore que dans les feuilles (Léonard de Vinci étant ici
l’exemplum absolu, mais je pense peut-être davantage à ceux qui,
quoique malhabiles – Linné pendant son voyage en Laponie,
Stendhal aux prises avec la topographie de ses souvenirs –,
recourent tout de même au dessin pour fixer quelques repères), et
l’on verra que ce qui est posé à nouveaux frais, ce sont les
questions du schématisme et de la mémoire, le papier devenant
comme un territoire que l’animal peintre et/ou écrivain marque à sa
façon, à dire vrai comme il le peut, en une sorte de quête infinie – et
l’on se prend à rêver ici d’enchaînements non linéaires, de marelles
et d’échos, de codex et de rébus.
Fil d’une unique pelote dévidé comme une écriture qui dessine et
rature, griffonne, gomme et suture, le dessin, même si chacune de
ses occurrences peut être datée, est un geste sans âge, un geste
toujours originaire et neuf. Je terminerai cette brève promenade à
travers les incidences du dessin par l’évocation d’un geste qui s’est
saisi de son essence, celui de Bernard Moninot lorsqu’il a eu l’idée
de confier l’affaire au vent : ayant attaché de légers calames à
l’extrémité de feuilles d’arbustes et disposé à proximité des appareils
munis d’une plaque de verre circulaire enduite de noir de fumée, il a
pu ainsi obtenir à volonté quantité de graphèmes directement
produits par les mouvements de l’air. Cette « mémoire du vent »,
comme il l’appelle, on peut y lire l’écriture d’une langue inconnue ou
les contours d’une forme à elle-même toujours évanescente :
acheiropoïètes, comme disaient les Anciens (c’est-à-dire non faits de
la main de l’homme), ces tracés sont des indications de ce que
dessiner devrait être : à l’origine de leur tremblé il n’y a rien d’autre
en effet que le mouvement vivant des souffles de l’air, c’est-à-dire la
vie, c’est-à-dire la fluidité du temps, c’est-à-dire encore cet
insaisissable flux que chaque dessin pourtant a cherché à rejoindre.

1. Sur cette suite de dessins et le projet d’un tableau consacrés à l’affaire


Fualdès, voir le catalogue Géricault. La folie d’un monde (Hazan et musée des
Beaux-Arts de Lyon, 2006, p. 122-125), où quatre des cinq dessins, dont celui
de Lille, sont reproduits.
9. La figure (absente)

Premièrement une liste, une série de panneaux ou d’écrans : la


figure passe à travers.
Donc : figure modèle, copie, image, icône, portrait, signe,
allégorie, symbole, métaphore, métonymie, effigie, statue, figurine,
silhouette, ombre, dessin, écho, nom, concept, schème, schéma,
stase, etc. La figure n’est rien de tout cela séparément, mais d’aucun
de ces termes la figure n’est absente. Autant dire que si elle est ou
doit être la netteté même, il y a aussi en elle quelque chose du
fantôme. Autant dès lors se la figurer par ce qui serait son contraire
ou son impossibilité puis, de là, si possible, remonter vers elle, la
retrouver.
Deuxièmement, donc, l’infigurable.
1
Je commencerai par un récit. Que j’ai déjà fait, dans un livre ,
mais qu’ici, alors qu’il est ou doit être question de la figure, je dois, il
me semble, reprendre ou, plus exactement, refaire. Il est simple,
peut-être trop simple, mais c’est aussi cette simplicité qui le
rehausse et qui me le signale à nouveau. Avec ce qu’il indique, il ne
s’agira d’ailleurs pas tant de la figure elle-même que de son
effacement ou de son impossibilité – impossibilité radicale d’où peut
ou pourrait s’enlever, par contraste, la figure ou du moins son envoi,
son désir. L’idée est aussi celle d’un négatif, ou d’une vision en
creux, celle d’un détour, on va le voir, par un manque, une détresse.
Ce récit, tout d’abord. Que je dois faire à nouveau :
Mon père, des suites d’une maladie tenace, perdit la vue vers
l’âge de cinquante ans. Progressivement tout d’abord, puis
définitivement et intégralement. Ce n’est pas le noir où il se retrouva
alors que je caractériserais comme le sans-figures. Des figures, ou
des figurations, pleines de corps, de silhouettes et de visages, sa
mémoire en était remplie. Ce qu’il ne pouvait pas “se figurer”,
comme on dit couramment, c’était bien sûr ce qu’il n’avait pas
connu, ce qui survenait. Autant que cela nous était possible, à nous,
ses proches, nous tentions de combler ce manque par toutes sortes
de conduites de suppléance plus ou moins improvisées et devenues
assez vite répétitives, voire rituelles : promenades accompagnées,
lectures, descriptions, récits, etc. Leur insuffisance était patente, et
cette tension vers la figurabilité qui les caractérisait comportait
plusieurs aspects : elle pouvait prendre parfois les allures d’un jeu,
mais elle avait aussi, bien entendu, quelque chose de douloureux.
Ce que je voudrais raconter associe tous ces aspects en un seul
élan. Un jour, à table, mon père demanda la permission de toucher
de ses mains le visage de la jeune femme avec qui je vivais et dont,
ne l’ayant pas croisée du temps où il voyait encore, il n’avait aucune
image, aucun souvenir. Puisque ce visage inconnu de lui était pour
moi celui dans lequel la vie se rassemblait, il voulut le connaître, s’en
faire, comme il nous le dit, une idée. Dans le silence qui se créa,
mon père approcha ses deux mains du visage, de ce visage, et
l’effleura longuement. Ce fut un moment de grande émotion, une
configuration affective à la fois violente et douce. Elle retomba – il le
fallait – lorsque mon père nous dit qu’il n’avait pu, par la voie de cet
étrange colin-maillard sans devinette, se former aucune image, qu’il
n’avait aucunement pu se figurer ce visage que ses doigts venaient
d’explorer. Rien, rien n’était venu sous ses doigts configurer les traits
de ce visage en une figure ou en ce que les théoriciens du Moyen
Âge appelaient une copia. Seule une douceur lointaine et purement
tactile avait répondu.

Sans aucune exagération et même aussi, je le crois, sans


pathos, sans aucune préparation non plus mais comme au sein
d’une expérience qui se donnait comme telle, il me semble avoir ce
jour-là, si je puis dire, entrevu l’infigurable, soit ce que dans cette
scène mon père avait touché du doigt et dont il ne pouvait, lui,
redescendre pour se reposer dans le lit d’aucune figure. Et c’est là
peut-être ce qu’au contact de ce souvenir je dirais en premier : qu’il y
a, dans ce qui répond à la volonté de figurer, quelque chose d’une
halte, et que la figure est cette halte, ce repos – peut-être ce repli –,
que mon père espéra en vain ce jour-là.
Le jeu de colin-maillard – je ne crois pas qu’il se pratique encore
beaucoup – remet un instant à ceux qui voient le non-savoir
tâtonnant des aveugles. Dans ce jeu, qui peut comporter une
connotation de galanterie (et qui est sans doute, pour cette raison
même, assez désuet), celui ou celle à qui l’on a bandé les yeux doit
identifier en le palpant de ses mains un objet ou un être qu’on lui
présente. C’est alors le nom donné qui fait tomber le bandeau, le
nom ouvre le dénouement par lequel la vue est rendue. En quelque
sorte le nom vaut ici pour figure, fonctionne comme une figuration.
Dans un célèbre et étonnant passage de La Dioptrique,
Descartes évoque une sorte de colin-maillard qui n’est plus un jeu
mais qui en passe, lui aussi, par une cécité passagère. Descartes
veut en venir à l’action de la lumière, mais il fait d’abord place pour
cela à l’action de la nuit, et ce sont à nouveau les valeurs
vectorielles de la vue et du toucher qui s’échangent : « Il vous est
bien sans doute arrivé quelquefois, en marchant de nuit sans
flambeau, par des lieux un peu difficiles, qu’il fallait vous aider d’un
bâton pour vous conduire, et vous avez pour lors pu remarquer que
vous sentiez, par l’entremise de ce bâton, les divers objets qui se
rencontraient autour de vous, et même que vous pouviez distinguer
s’il y avait des arbres, ou des pierres, ou de l’eau, ou de l’herbe, ou
2
de la boue, ou quelque chose de semblable . »
Comme dans le jeu, mais dans une nuit plus profonde et plus
vraie, au bout du bâton vient quelque chose qui à proprement parler
n’est ni une forme ni une image, mais qui est juste assez distinct
pour recevoir son nom (pierre, herbe, boue…) et de la sorte guider
tout de même la marche : figure est ce qui vient avec le nom et par
lui – il y a dans le récit que fait Descartes une sorte de réciprocité
absolue entre le nom et la chose, le voyageur qu’il évoque marche
en quelque sorte dans un paysage fait de hiéroglyphes qui
s’éclairent un à un. Dans l’infra-visible, ces hiéroglyphes sont très
exactement des figures. L’infigurable, j’y reviens, ce serait ce qui
dans un tel paysage de nuit ne se détacherait jamais de l’obscur, ce
qui n’accorderait jamais son nom. Le visage de la jeune femme sous
les mains de mon père aura été ce hiéroglyphe indéchiffrable, ou ce
contour sans fin, qui ne parvient pas à se refermer. La figure nomme
justement le contour qui se referme et qui ressemble à la délivrance
du nom. Comme la figure le nom entoure et fait halte et comme le
nom la figure désigne.

Une telle mitoyenneté entre nom et contour, nous en retrouvons


le signe – ou la problématique – auprès des actes de la peinture
paléolithique, auprès, par conséquent, des plus anciennes figures
dont nous avons connaissance : de même qu’il est difficile à une
discussion sur la figure d’éviter la question de l’origine telle qu’elle se
soulève avec l’art pariétal, il est difficile à une discussion sur cette
origine de se débarrasser de la question du langage. Nom et figure
ne se pensent pas l’un sans l’autre : non en vertu d’une imbrication
que nous projetterions à partir de nos propres habitudes culturelles,
mais parce que en effet leur geste et leur énigme semblent d’une
seule venue. Quelles qu’aient pu être les raisons à l’origine des
figures – le pourquoi des chevaux, des bisons ou des félins fixés sur
les parois des grottes, dans l’obscurité – elles sont là, et pour nous
de façon totalement énigmatique, mais si formées, si lancées et si
nettes qu’elles ont l’air (sinon la fonction) de désigner par-devers
elles quelque chose du monde, et que ce mouvement, dont nous ne
connaissons ni l’intention ni la portée, se déploie comme l’efficacité
de ce qui viendrait avec un nom qu’on forme et qu’on répète, ou
qu’on scande : comme une tentative, sans doute magique, de
toucher à distance, c’est ainsi que ces figures, qui ont l’air de former
sur les parois des listes d’énonciation plutôt que des phrases,
déplient leur énigme : l’apparition de la figure est devant nous, dans
ces images, comme un nom inconnu qui nous serait soufflé dans la
nuit, que nous ne pourrions entendre, mais dont la figure que nous
pouvons voir encore aurait été, justement, le pur écho visuel.
Se peut-il qu’avec ces figures qui sont pour nous les plus
éloignées dans le temps les hommes de la préhistoire aient atteint
ou voulu atteindre eux aussi, au beau milieu de ce qui les
tourmentait, une halte ? Nous ne pourrions le dire avec certitude
qu’en ayant connaissance des procédures rituelles au sein
desquelles probablement elles prenaient place, mais ce qui est sûr,
c’est que ce sont des figures et qu’en elles et par elles un désir et un
manque sont venus se marquer. Nous devons nous méfier d’orner
cette origine ou ce commencement des figures d’une allure
pathétique, nous devons éviter également, autant que faire se peut,
de verser sur ces graphes, si étonnants qu’ils soient, nos propres
attentes ou nos propres élans ou apories figuratifs, pourtant quelque
chose demeure en eux comme l’évidence d’un trait et d’une
captation – joie brutale de la formation immédiate d’un sens,
frémissement, à même le trait, de la venue, de la montée d’un sens
qui restera tenu.
Ainsi la figure, depuis ce fonds où avec elle l’art commence, la
figure en tant qu’elle tient, est-elle justement cette tenue, ce
maintien : ce qui a dû sortir ou être sorti du flux pour ne pas y
retourner – je l’ai dit : ce qui fait halte, ce qui ne s’ouvre que pour
aussitôt s’enclore dans sa finition. Par rapport à ce qui vient avec
cette idée de halte et de tenue, avec ce “se tenir” qui s’emploie à
rester, c’est bien évidemment la statue qui ici s’impose avec encore
plus d’évidence que toute forme à deux dimensions : la statue avec
sa dimension verticale et tout ce qui a trait au fait qu’elle n’existe
qu’érigée, mais surtout avec sa finition volumétrique – le fait non tant
qu’on puisse tourner autour d’elle, mais qu’elle soit dotée de la
puissance de singularité d’un objet habitant l’espace. Avec la statue
nous sommes déjà bien entendu dans l’histoire et, singulièrement,
déjà dans l’histoire de l’imitation : on peut dire qu’au sens propre, et
ce serait le sens qu’en a retenu avant tout Hegel, la statue est ce qui
vient croiser la tenue de la figure et le tenir-lieu de l’imitation. Pour
lui, la statue est l’absolue ponctuation de la figure et il faut à l’absolu
dont l’art est le nouement le dénouement sensible de la figure – dont
la statue est l’emblème.
On le sait, l’admiration de Hegel est ici en phase avec ce qui fait
de lui le speaker de la destination occidentale : ce n’est pas pour lui
seul mais pour tout un monde que la statuaire grecque a eu cette
valeur d’exemplarité – et ce monde, faut-il le rappeler, est celui de
nos squares, de nos jardins, celui de la formation des enfants des
villes promenés dans les parcs de l’Occident. Toutefois l’on se
tromperait, à mon sens, en indexant entièrement l’idée que Hegel se
faisait de cette statuaire sur ce qui en était en son temps l’inflexion la
plus classique, soit cette Grèce au fond sans tragique qu’avait fait
surgir ou inventée Winckelmann. Ici, il faut le dire, Hegel n’est pas
Goethe : non seulement il fait place au tragique et a conscience de
l’extrême violence qui le soulève, mais surtout il semble bien qu’il ait
aperçu le défaut de l’imitation ou ce qu’à vrai dire il faudrait appeler
le défaut de la perfection imitative. Ce n’est pas seulement qu’il
prenne nommément ses distances avec Winckelmann en précisant
que son apport est daté (« au temps de Lessing et de Winckelmann
ces statues étaient admirées comme représentant les idéaux les
plus élevés de l’art », dit-il en parlant de la Vénus médicéenne et de
3
l’Apollon du Belvédère ), c’est aussi qu’à propos de ces deux
statues précisément il fait les plus expresses réserves, citant avec
joie les remarques insolentes d’un article paru en Angleterre dans le
Morning Chronicle où l’Apollon est qualifié de « dandy théâtral »
tandis que la Vénus se voit attribuer « a good deal of insipidity ». On
ne sait pas trop bien ce que Hegel a pu voir de ses yeux, mais
lorsqu’il évoque dans ces mêmes pages un « état primitif de calme
sévère et de sainteté » et dit que « la sculpture est avant tout l’art de
la haute gravité » il est clair qu’il pense à des statues du type des
couros et des corés, et en tout cas à des œuvres antérieures à cette
« époque assez tardive où l’art, au lieu de s’en tenir à la pureté du
style, commence à rechercher ce qui est de nature à flatter, à plaire
à l’œil ».
Il y a donc ici, de la part de Hegel, et c’est très important, un
retrait, ou une correction d’angle. Dès lors, la « joyeuse sérénité »
qu’il attribue à « tout l’esprit grec » annonce quelque chose qui n’est
peut-être pas si éloigné de ce que de son côté et dans la solitude
son ancien condisciple Hölderlin avait identifié. Et avec cette
correction d’angle, c’est le destin même de la figure, c’est l’écart
entre ce qu’il faudrait appeler le figural et le figuratif qui est en cause.
Opposition où figural nommerait ce qui assure en propre la tenue de
la figure et où figuratif désignerait l’assignation de la figure au régime
de l’imitation. Tout se passe en effet comme si, pour Hegel, l’excès
d’imitation dont l’Apollon du Belvédère est le signe faisait descendre
la statuaire grecque d’un ton. C’est dans des œuvres plus frustes ou
tout au moins plus graves que la présentation du sacré et
l’affleurement de l’absolu peuvent devenir effectifs. Ce qui revient à
dire qu’il n’en faut pas trop, ou qu’il y a un trop-plein de l’imitatif qui
finit par faire fuir la présence et en tout cas éloigner le sacré. En
d’autres termes encore : si avec le sacré vient tout naturellement
l’infigurable (et, de fait, les Grecs, à l’époque classique en tout cas,
ne pensèrent jamais que les statues des dieux étaient leurs
véritables effigies), alors il faut que la figure ne déserte pas tout à fait
l’infigurable d’où elle vient et qu’elle puisse en être aussi, à sa
manière, le signe.
Comment l’imitation vient doubler la figure et se mouler sur elle
tel un vêtement étroit, très étroit – un plissé, on le sait –, et
comment, sous l’habit de l’imitation, quelque chose de la figure, dans
la figure, résiste et se cabre, c’est au fond toute l’histoire de la
représentation occidentale qui se raconte ici : l’écart que Hegel
discerne, avec encore un peu d’imprécision, entre le parfait Apollon
théâtralisé mais vide et un couros peut-être en partie imaginaire
mais radieux, c’est celui qui s’ouvrira plus tard dans son siècle avec
la sortie progressive hors des cadres stricts de l’imitation, et de telle
sorte que ce qui est décrit, d’ailleurs à juste titre, comme une lente
descente vers un art non figuratif pourrait être décrit avec autant de
justesse comme une révolte du figural. C’est la figure – on le voit en
toute clarté dans la peinture de Manet – qui se révolte contre sa
tradition figurative, contre la scène de l’imitation : Olympia est devant
nous non seulement un nu mais la nudité même de cette figure
évadée qui revient à elle-même et sur elle-même.
À la suite ou dans sa suite, l’art (et principalement celui des
peintres) en est venu, dit-on, à perdre de vue la figure, à
l’abandonner. Or il me semble que c’est beaucoup plus complexe, et
pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce que l’art abstrait (c’est-à-
dire une partie importante mais une partie seulement de l’art d’après
1912) peut être considéré, dans la perspective de l’opposition que je
propose entre figural et figuratif, comme l’extrémité à laquelle atteint
le figural : ce qui revient à dire que nous serions avec lui dans une
essence ou une essentialité de la figure, quitte à la courber vers le
signe pur, jusqu’à son effacement en effet.
Et puis aussi et peut-être surtout parce que la figure comme telle
n’a pas vraiment disparu, parce que la scène moderne est celle de
son constant retour, celle, pour parler à la fois comme le directeur de
théâtre des Enfants du Paradis et comme Henri Michaux, de ses
apparitions-disparitions. La figure comme telle ce n’est plus, plus du
tout, celle qui venait se couler dans le moule de l’imitation, la figure
figurative, c’est la figure figurale, la figure comme elle vient et telle
qu’elle est venue ou revenue tant de fois, et d’abord comme dessin
sous la main, dessin quasi à l’aveugle faisant surgir visage ou
silhouette, figure de rien ou presque rien, tantôt un amas de lignes,
un brouillard, tantôt un unique trait épais ou très fin, et c’est ici
comme une sorte d’éclosion miraculeuse au sein de laquelle sans
aucun doute s’imposent en premier les noms rivaux de Matisse et de
Picasso.
Avec chez Matisse, dans le dessin (mais aussi dans la peinture –
je pense à l’incroyable simplicité de Marguerite, ce portrait où
l’aspect schématique vaut pour cerne, faisant ployer le visage dans
une mélancolie sacrée), chez Matisse, donc, cette effusion désirante
dont le crayon ou le pinceau sont les marqueurs effarés, avec chez
Picasso à la fois cette même onctuosité du trait (quand il le veut) et
quelque chose d’autre, qui se concentre surtout dans les visages, et
qui s’en va en direction de ce côté où les figures elles-mêmes
semblent regarder de leurs yeux, fussent-ils de simples traits, voire
de simples trous, l’infiguré d’où elles sont sorties. Je dis l’infiguré,
comme j’ai dit l’infigurable, ce ne sont ni des choses ni des surfaces
mais des noms cernant des espaces natifs, peut-être incertains,
noms qu’on emploie en tout cas pour ne pas dire le sacré, pour ne
pas toujours mettre en avant le sacre, qui est tout de même une
autre affaire encore, avec le religieux, le divin, les dieux, les
divinités, toutes ces choses en allées, évanouies, que la figure ne
ramène pas forcément avec elle.
Par exemple et à titre de figure comme elle vient, presque native
encore, à peine ouverte mais pourtant finie, impeccablement finie, le
grand Nu debout de 1950 peint sur un panneau de verre et qui
pourrait à lui seul être l’allégorie de la figure, de cette figure figurale
qui combine dans le dessin ce qui lui vient d’un toucher et ce qui
provient de la vue : c’est la joie de la rapidité du contour, le schème
d’une délinéation furtive, une enfance de l’art dont on sait qu’elle est
pourtant la difficulté même.
On voit bien qu’on est là en plein dans cette tenue, ou dans ce
“se tenir” qui est en propre le droit et l’action de la figure, et l’on voit
aussi qu’il n’y aucun hasard à ce que Picasso un jour ait dit (et tout
autrement que comme une boutade) à propos de Lascaux qu’« on
n’a pas fait mieux depuis », ou à ce que dans son œuvre toute une
matière grecque fasse retour : non pas cette Grèce post-classique et
post-winckelmanienne dont on retrouverait facilement les sursauts
e
dans l’art du XX siècle (je pense à Eupalinos, à l’architecture du
« retour à l’ordre » et à ses Hercule ou à ses petits faunes de bronze
que l’on croise si souvent dans les squares de certains quartiers),
mais un ensemble de traits qu’il faudrait faire passer, avec de
complexes oscillations, entre les idoles cycladiques, l’hiératisme des
corés, la proposition érotique du mythe et cette sorte de materia
prima méditerranéenne qu’est la terre cuite, la céramique. C’est en
effet dans son œuvre céramique que la “Grèce” de Picasso trouve
son accomplissement. La céramique de Picasso, avec son
exceptionnel développement (seul Miró ici peut lui être comparé), est
une céramique à figures dans laquelle, de façon particulièrement
enjouée, passent comme en une récapitulation ivre toutes les
variantes de la schématisation, toutes les hypothèses de la figuration
déliée.
Sans doute sommes-nous loin avec ce figural pur de la figure
déposée et imposante de l’imitation, sans doute sommes-nous aussi
dans ce que l’on pourrait appeler une insouciance figurale, où les
yeux et les corps viennent comme de simples fruits que la pensée
ensuite n’aura plus qu’à cueillir. Picasso, quoi qu’il en soit, de façon
parfois presque oppressante, est l’artiste de la trouvaille, celui qui ne
s’arrête jamais de chercher et de trouver, de faire et de bricoler, de
citer et de refaire, et c’est pourquoi dans cette réflexion errante sur la
figure je voudrais en venir pour peut-être conclure à un artiste qui est
le contraire de Picasso, au moins sur le plan du bonheur à réaliser,
un artiste, donc, qui dit n’avoir jamais trouvé ce qu’il cherchait et
avec lequel nous allons retomber en plein dans ce qui aura été mon
point de départ, en plein dans l’infigurable, donc. Cet artiste, bien
sûr, c’est Giacometti.
Avec lui, ce qui a lieu d’extraordinaire c’est d’abord un refus : le
refus de se laisser conduire, justement, par la joie de l’évasion
formelle que l’art moderne a rendue possible, le refus de se laisser
porter, que ce soit par la violence axiomatique d’une production
abstraite et purement lancée ou par les possibilités infinies de la
variation. Comme on le sait, et de façon étrange, en bravant
l’incompréhension de tous, Giacometti réinstalle dans son atelier la
scène de l’imitation, son foyer même. Il ne le fait pas du premier
coup mais après avoir lui-même pendant des années suivi la voie
dira-t-on normale d’un jeune artiste de ces temps pionniers, après
avoir donc produit des sculptures et des objets « modernes », et
d’ailleurs très beaux et très singuliers. Il en est un parmi eux sur
lequel je voudrais insister – sans doute aussi s’agit-il d’un chef-
d’œuvre, d’une sculpture qui condense tout le travail de ces
années –, c’est L’Objet invisible. Il est connu. On y voit une figure
féminine assez haute, appuyée debout contre une sorte de chevalet,
faire le geste de tenir entre ses mains un objet qu’on ne voit pas, et
ce serait peu de dire que cet espace vide entre les mains de la
statue en condense toute la tension. Rien ne sera jamais aussi
fermement et délicatement tenu peut-être que cet objet qu’on ne voit
pas, rien ne sera jamais protégé et respecté comme ce vide qui se
tient entre les deux mains de cette statue. Ici, l’objet invisible, c’est
aussi bien la figure absente, et ce qui vient à l’esprit c’est que
Giacometti, ensuite, n’aura cherché rien d’autre, avec le plein, avec
les formes, en se battant à mains nues avec la morphè, qu’à
rejoindre la puissance de ce vide.
Giacometti, donc, rouvre la scène figurative, il se met devant un
visage, une pomme, un intérieur, et il essaye, il essaye de faire le
peintre ou le sculpteur, il essaye de figurer, mais ça ne vient pas, ça
ne vient plus, quelque chose à tout instant se refuse, dans la figure,
à être figuré, c’est comme si le visible, au lieu de s’ouvrir, se
lézardait, comme si le visage, dans une incalculable et instable
distance, implosait et explosait à la fois, toujours trop proche ou trop
lointain – insaisissable, infigurable. Ce qui reste, c’est la trace d’un
combat, c’est une disparition : les effigies de Giacometti sont des
figures disparaissantes qui, pourtant, surgissent. La violence d’un
sacré indéterminé, étranger à toute forme connue de prière, la
violence d’une extraordinaire oraison parcourt en silence l’espace
qui isole ces figures, et c’est pourquoi elles sont si humblement
dressées, pourquoi elles sont si peu installées, si légères.
Une légèreté de la figure, peut-être est-ce cela qui fut entrevu
dès le commencement, peut-être est-ce cela qui est cherché
toujours, et sans doute est-ce cela qui, entre la pulsion figurale et le
retrait de toute figure, nous conviendrait : plus jamais rien comme
une puissance assise ou comme l’exercice d’un droit à la présence
par quoi l’art exécuterait sa sentence. Au contraire, en l’absence de
toute sentence, une tenue elle-même insaisissable, et la puissance
énigmatique d’un retrait.
1. Il s’agit de l’entrée « Aveugle » dans Le Propre du langage, Paris, Éditions
du Seuil, 1997.
2. Descartes, La Dioptrique, Œuvres complètes, t. VI, Paris, Vrin, 1982, p. 83-
84.
3. Hegel, Esthétique. Architecture – Sculpture, Paris, Aubier-Montaigne, 1964,
p. 242.
III. DÉPLOIEMENTS
10. L’image, la paroi et l’accès

Ce que le désir ouvre dans les images, ce sont de brusques


tensions qui se voient. L’image la plus rebattue, celle de l’Amour
tirant des flèches, en acquiert comme un droit ou un fondement,
mais c’est d’optique, dès lors, qu’il devrait s’agir : de la façon dont
les regards, aiguillons du désir, sont dardés vers leurs proies. Dans
l’inépuisable et répétitive scénographie de la peinture occidentale, et
par-delà les genres ou d’ailleurs les époques, on pourrait faire la part
entre des tableaux qui semblent demeurer inertes et indifférents sur
le plan du désir et d’autres qui, au contraire, font du désir le plan
d’immanence qui rend possible la composition elle-même. Dans ces
tableaux-là, ou dans les dessins apparentés à ces tableaux (il se
peut qu’il y ait une connexion plus rapide ici, du côté du dessin, entre
la vitesse d’exécution et la pulsion), l’animation qui vient, et qui
produit un trouble, passe entièrement par la stratégie des regards,
qu’il s’agisse de ce qui a lieu entre les figures dans le plan du
tableau ou de ce qui peut venir des figures en direction du
spectateur. Le portrait, le nu, la scène de genre, l’allégorie, la scène
mythologique, tout ou presque tout de la peinture (peut-être pas la
nature morte et le paysage sans figures, encore que même là des
décalages soient possibles) peut être traversé par les traits que
décochent en tous sens les échanges désirants. Mais, des fresques
de la Villa des Mystères à l’Olympia et au-delà jusqu’à aujourd’hui, il
faudrait pouvoir tracer une ligne discontinue où certains tableaux,
d’eux-mêmes, signalent la connexion de leur puissance énigmatique
et de ce qui les inscrit, ouvertement, dans le registre des stratégies
désirantes. Et il est clair ici, sans qu’il soit exclusif, que le recours à
un corpus somme toute assez restreint d’histoires tirées de la
mythologie (voire parfois de la Bible) a fonctionné non seulement
comme un stock sans fin réutilisable, mais aussi, à partir du
e
XVI siècle tout au moins, comme une ressource par laquelle la
peinture – et l’acte de peindre lui-même – se rechargeait, renouant
avec un tremblement charnel propre à secouer tout l’être et à faire
virer les tableaux vers une région d’émotions dévorantes,
outrepassant les limites avec une facilité qui, si l’on y réfléchit en
prenant quelque distance envers nos habitudes récentes
d’ultrapermissivité, demeure proprement étonnante.
Que nombre de ces histoires (celle de Loth et de ses filles, celle
de Suzanne et des vieillards ou, davantage encore, toutes celles
tirées des amours des dieux païens) aient pu servir de prétexte à
des mises en scène excitantes, susceptibles de ravir un public
fortuné et restreint, c’est l’évidence, mais, par-delà ces opérations où
ne jouent que le charme et l’effleurement, il est aussi des tableaux et
des dessins qui semblent à même de porter l’affaire plus loin, en
s’ouvrant véritablement à une part secrète et nocturne et en faisant
de ce dévoilement une métaphore de l’acte de peindre lui-même.
Lequel est de toute façon indexé au registre du désir, comme si dans
le droit fil de la pulsion d’imitation le désir pur et simple, le désir des
corps, était venu se lover. Souvenons-nous-en, le récit de fondation
tel qu’établi par Pline l’Ancien et si souvent cité et repris (l’histoire,
bien sûr, de la fille du potier de Corinthe détourant l’ombre de son
fiancé projetée contre un mur par la lueur d’une lanterne) institue
d’emblée un lien avec le registre du désir amoureux, l’image
ressemblante naissant pour ainsi dire de ce désir, comme son ombre
portée et retenue.
Mais dans cette chorégraphie de tensions il y a toute une gamme
ou toute une progression d’états, de l’indication presque stagnante à
la fureur. Par-delà le plaisir des figures et de leur enveloppement
léger comme par-delà le caractère répétitif du décor ou des
accessoires, c’est comme si quelque chose, une force ou une
charge, remontait de la lointaine hybris pour pouvoir déferler.
L’histoire de Diane et d’Actéon, dans le feuilletage de ses
représentations comme en deçà d’elles et même en deçà encore de
son relais ovidien (étape obligatoire et dispendieuse par laquelle elle
distribue toutes ses résurgences), est sans doute entre toutes les
sources celle dont le jaillissement libère la plus grande étrangeté.
Mais avant d’y venir je voudrais faire un détour par l’indication
violente donnée par deux dessins de Nicolas Poussin, dont l’un
d’ailleurs concerne également Diane. Il s’agit de deux dessins de
jeunesse, qui font partie d’une série réalisée pour le Cavalier Marin
avant même le départ pour l’Italie. Peut-être que leur aspect assez
schématique ou de quasi-esquisse y contribue, toujours est-il qu’il en
va avec eux, pour ce qui est de la mise en scène des regards, d’une
sorte d’évidence conceptuelle.
Le premier d’entre eux montre Polyphème en train d’espionner
Acis et Galatée s’étreignant dans un sous-bois. Le géant, nu, est
dissimulé par de gros rochers dont, sans doute, celui qu’il finira par
jeter sur le couple. De façon presque abrupte, sur un fond de nature
indiqué à la hâte et réduit à l’essentiel, le dessin est divisé en deux
parties, et cette répartition des charges est extrêmement violente.
À gauche, un peu en retrait, Galatée, couchée sur un rocher
recouvert d’un tissu, les cuisses largement ouvertes, est prise par
Acis qui l’éperonne debout, penché sur elle et l’embrassant : il y a là
une netteté assez rare dans la représentation de l’acte amoureux. Or
cette étreinte simultanément accable et fascine le géant qui en est,
donc, le voyeur et qui, de toute la masse de son corps musclé et
puissant, occupe la partie droite du dessin. Ce qui le tend, c’est ce
qu’il voit, ce qu’il ne peut s’empêcher de regarder de son œil unique.
Comme il est représenté de profil, Poussin ne s’est pas soucié de
figurer son anomalie monstrueuse, et cela rend peut-être encore
plus forte la tension qui soutient l’image : Polyphème, géant mais
non pas monstre, y figure comme un absolu de cette forme de
regard en excès qu’est le regard du voyeur. Le regard, tout regard,
est un trait, mais tandis qu’habituellement mille et une sollicitations le
fragmentent, le brisent, le répartissent et le détendent, il y a dans le
regard du voyeur – de celui qui voit ce qu’il ne devrait pas voir – une
sorte de suspens, ou d’étirement absolu, qui semble contaminer
autour de lui la totalité de l’espace, qui en est comme saturée.
Désirant et brisé de douleur, fasciné et furieux, ivre malgré tout de
voir ce qu’il voit, le regard du voyeur, qui règle le monde entier à la
hauteur d’un désir et d’une imminence battant entre ses tempes, est
comme une dilatation démesurée et perdue du regard désirant : un
instant, avant de jeter le rocher sur Acis et Galatée, Polyphème est à
la fois le peintre et le spectateur, il est celui pour qui l’image s’ouvre
dans la splendeur de son effrayante vérité.
L’autre dessin, de même venue, montre, dans le même décor
sommaire d’arbres et de rochers, la mort de Chioné : celle-ci,
pleurée par les siens, qui l’entourent (son père, Daedalion, et les
deux fils qu’elle a eus de deux dieux), repose sur le dos, bras et
jambes écartés, une flèche enfoncée dans la bouche, la flèche
même que Diane (Artémis), que l’on voit s’éloigner au fond avec ses
chiens, l’arc encore à la main, vient de lui décocher. L’histoire, telle
qu’elle est transmise par Ovide, raconte que Chioné, qui avait pu
séduire à la fois Apollon et Hermès, emportée par l’orgueil, était
allée jusqu’à dénigrer la beauté de Diane et que celle-ci, pour se
venger, lui décocha un roseau en pleine bouche pour la faire taire à
jamais. Le chemin visuel qui va de l’œil aux objets (et qui, pour les
Anciens, était matérialisé, comme une sorte de flux émanant
véritablement de l’œil) se voit de la sorte confirmé par le trait qui tue.
Tandis que le dessin avec Polyphème, Acis et Galatée montrait la
tension du regard avant le meurtre, suspendant le temps sur la
scène que le voyeur s’apprête à effacer, le dessin de la mort de
Chioné, à l’opposé, montre un résultat : là, plus rien n’est latent – de
la tension (de l’œil ou de l’arc) ne demeure qu’une trace, cette flèche
qui a traversé l’espace et qui, dans la bouche de la gisante, agit
comme une terrible ponctuation.
On reconnaît là la cruauté de Diane, que l’imagerie de la
chasseresse en jupe courte tend à occulter mais qui, lorsqu’elle
redevient l’Artémis des Grecs, se dissémine en une multitude de
récits où elle est rayonnante et implacable. En comparaison avec
l’extraordinaire enchevêtrement de sens de l’histoire d’Actéon, celle
de Chioné semble n’avoir que les traits plus simples d’une sorte de
fait divers mythologique, pourtant ce serait une erreur de ne voir en
elle qu’une affaire de rivalité et de jalousie. En effet, ce qui est en
jeu, ce n’est pas tant un conflit entre Diane et une mortelle, c’est
l’impossibilité, pour les mortels, de s’élever au plan de cette rivalité,
ou même de prétendre pouvoir s’y élever. Ce que Diane a visé,
significativement, c’est la bouche par laquelle cette prétention s’est
exprimée, et ce qui est de la sorte détruit, par-delà la parole et la vie
de Chioné (identifiées l’une à l’autre), c’est la possibilité, pour une
mortelle – pour tous les mortels –, d’accéder au plan de vérité qui
est celui des dieux : selon ce plan de vérité, les dieux se divisent
entre une apparence et un retrait. L’aspect anthropomorphique des
dieux est le mode le plus fréquent selon lequel ils s’ouvrent à
l’apparence, mais les dieux, comme la phusis pour Héraclite,
« aiment à se cacher » et leur apparence n’est au fond que l’une de
leurs cachettes. Ils peuvent d’ailleurs aussi bien se retirer de
l’apparence que se glisser dans d’autres apparences, et même
entremêler les leurs, comme le fera, avec celle de Diane justement,
Jupiter pour séduire Callisto. Pour les Grecs, l’image des dieux est
un mode – le mode de l’interface entre le monde humain et le monde
divin –, mais il est de l’essence même du divin de se soustraire
continûment à ce mode, en donnant du même coup consistance à
un plan inaccessible.
Ce plan inaccessible est le divin. Tandis que dans le monde
archaïque il était présenté à même l’idole, laquelle représentait une
charge, voire, souvent, un danger, une menace, à l’époque classique
le règne advenu de l’image ressemblante a, paradoxalement, libéré
les dieux de toute obligation de présence dans leurs images. Même
si elles demeurent, bien entendu, sacrées, les images des dieux
sont dédouanées de toute puissance et de toute efficace. Le mythe
provient des époques archaïques et traverse le temps puis se
prolonge dans les traductions romaines. Mais qu’il se soit agi d’une
présence menaçante et suspendue ou d’un retirement dont l’image
était le signe, toujours les dieux, en Grèce, dans la conception
grecque, ont eu affaire avec les mortels à l’intérieur d’une partie de
cache-cache éperdue à l’issue souvent tragique. En un sens, même
si elle peut apparaître comme le résultat d’une volonté humaine de
tenir les dieux à distance, l’impuissance reconnue des images à
manifester la présence ou l’efficacité divines rend celles-ci errantes.
Dans le « Les dieux sont là », formule célèbre de Wilamowitz par
laquelle il résumait la consistance de l’atmosphère religieuse de la
Grèce antique, il faut entendre non pas une présence massive ou
enrobante, mais un jeu continu d’apparitions et de disparitions, un
extraordinaire et dangereux tressage de présences, d’absences et
de surgissements. Le fil tiré par Diane, c’est celui de l’absence et de
l’invisibilité, par conséquent celui, également, de l’imminence et de la
menace. Moins que tout autre dieu en tout cas Diane-Artémis ne
peut supporter d’être assignée à résider dans une image. Ainsi, ce
qui est pour elle inacceptable dans la présomption qui a inspiré les
propos de Chioné, ce n’est pas tant une insulte à sa beauté que la
réduction de cette beauté à l’apparence : nous ne sommes pas dans
nos images et, parce que nous n’y sommes pas, nous sommes
incomparables – voilà ce que dit Diane, d’un trait. Une paroi sépare
les hommes et les dieux. Sur cette paroi, les dieux apparaissent aux
hommes sous la forme d’images, et d’images qui sont à la
semblance des hommes, mais l’autre côté, c’est-à-dire le côté où la
ressemblance n’est plus de mise, demeure inaccessible, et Diane
est intégralement la déesse de cet autre côté.
Et pourtant elle apparaît. Et pourtant, ne serait-ce qu’un instant,
son image la livre à Actéon. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Ce que l’on doit se demander, c’est pourquoi l’entrevision de
l’image divine peut être considérée comme une transgression. Toute
l’histoire de Diane et d’Actéon repose sur cette distorsion : l’invisible
aperçu sous forme d’image – c’est comme si la paroi séparant le
domaine divin du registre humain, soudain, n’était plus étanche ou
comme si, en d’autres termes, l’image qui, normalement, devrait
garantir cette étanchéité était au contraire le signe d’une porosité :
d’un contact, d’une évasion.
Actéon voit Diane : qu’il tombe sur elle inopinément ou qu’il l’ait
recherchée, hanté par des pensées lascives, est ici secondaire, ce
que l’on sait, ce qui est sûr, c’est qu’il accède ainsi à un plan auquel
il ne devrait pas avoir eu accès. C’est comme s’il avait franchi la
paroi, ou se retrouvait de l’autre côté du miroir (la présence
insistante de l’eau autour du corps de Diane et des nymphes produit
spontanément cette référence au miroir). Mais que voit-il ? Quelle
est cette image qui est en face de lui et qui, aussitôt, le captive et le
cloue ? Est-ce seulement Diane descendue dans son apparence ?
Oui, sans doute, et tout est là pour le dire, avec les corps des
nymphes qui entourent celui de la déesse, avec l’eau limpide et les
gestes du bain. Mais alors pourquoi cette pure apparition de
l’apparence projetterait-elle de l’autre côté, pourquoi Actéon se
retrouve-t-il, devant cela, sur un plan d’accès interdit ? Ou encore
pourquoi, se voyant vue, Diane se reconnaît-elle dans son image,
dans l’image de son corps, pourquoi peut-elle penser qu’elle a
effectivement été vue, c’est-à-dire littéralement, elle, la vierge,
violée ?
Le véritable sujet du Bain de Diane de Pierre Klossowski est la
question de cette possible descente de la déesse dans son corps, la
question de cette incarnation. Diane, un instant, se trouble : elle a
été vue et, sous ce regard, tout se passe pour elle comme si l’image
à laquelle elle peut ou doit consentir lui échappait, c’est en quelque
sorte le regard d’Actéon qui suscite ou achève sa forme, son corps,
en les approuvant et les désirant. « Elle, l’impassible, connaît la
malice de cette malédiction qui l’exhibe, qui introduit en elle la
démangeaison d’être vue », et c’est « la souillure du regard d’un
mortel » qui « achève de former sa nudité aux contours maintenant
visibles que désormais elle ne peut désavouer », écrit précisément
1
Klossowski . Comme le jugement de Chioné, et beaucoup plus
gravement, le regard d’Actéon installe Diane dans le règne de
l’apparence, où son corps, en étant vu, la fait basculer : elle sort
ainsi de son mode d’être “normal”, qui est celui de l’irruption et du
retrait, pour pénétrer malgré elle dans l’espace d’une intimité, et
c’est pourquoi elle rougit. Sa nudité devient mise à nu, et Actéon est
ici, bien sûr, le célibataire même de cette vierge qui, sans doute, ne
devient pas mariée mais qui, le temps d’un échange de regards,
échappe à la pureté. À la seconde précise où elle se sait vue, il est
déjà trop tard, et le geste même par lequel elle condamne Actéon,
l’eau qu’elle lui jette à la figure, a la résonance d’un aveu, qu’elle
confirme aussitôt par ce qu’elle lui dit : « Maintenant va raconter que
2
tu m’as vue sans voile ; / si tu le peux, j’y consens . » Cette
éclaboussure est comme la consommation de l’acte, il y a échange,
la paroi a été traversée : devant l’image, Actéon est passé de l’autre
côté de l’image. Ce qui revient à dire que le chasseur est allé au-
delà de la ressemblance et qu’il a vu la limite divine, qui est de ne
pas pouvoir ou ne pas savoir se tenir dans la formalité de l’image,
qui est de se laisser entraîner par celle-ci au-delà de la
ressemblance pure et simple : anthropomorphe peut-être, l’image
d’un dieu – de Diane – en même temps ne ressemble à rien.
C’est cette non-ressemblance, ou cet au-delà de la
ressemblance – cette vérité –, qu’Actéon a vue. Les mortels peuvent
représenter les dieux autant qu’ils le veulent dans des peintures ou
des statues, mais ils ne peuvent pas les voir. La Diane surprise dans
la forêt n’est pas une image mimétique, elle est (ou elle fonctionne
comme) le modèle de ce qu’aucune mimèsis ne saurait voir. L’image
par conséquent, et nous sommes ici dans le climat d’une sorte de
platonisme objectif, présente toujours ce qui l’excède, qu’elle a voulu
saisir, et qui l’a fuie. On voit avec quelle facilité, par-delà la violence
de sa condensation, le mythe d’Actéon a pu fonctionner comme une
allégorie de la quête spirituelle, ainsi que le formule radicalement
Giordano Bruno dans le commentaire du sonnet qui ouvre le
quatrième dialogue des Fureurs héroïques, sonnet d’ailleurs d’une
grande vitalité rythmique (on croit entendre Monteverdi en le lisant) :

Alle selve i’ mastini, e i’ veltri slaccia


Il giovan’ Atteon, quand’ il destino
Gli drizz’ il dubbio et incauto camino
Di boscareccie fiere appó la traccia 3

– commentaire qui se saisit un à un des mots du poème et qui à


propos du nom d’Actéon dit (on ne saurait être plus clair) qu’il
« signifie l’intellect appliqué à la chasse de la divine sagesse, à
l’appréhension de la beauté divine 4 ».
Sans doute est-ce cette extraordinaire extension des registres
sur lesquels opère l’histoire d’Actéon, du plus charnel au plus idéal,
qui lui aura valu d’être l’occasion d’un chantier exégétique étendu
sur des siècles et le sujet de quantité de tableaux et d’images. Le
paradoxe étant, mais il n’est qu’apparent, qu’une histoire fondée sur
la présentation même de l’imprésentable vienne au soutien de la
possibilité de figurer : prétexte à de belles nudités peut-être, le corps
de Diane en même temps entraîne l’image du côté où celle-ci se
retire en elle-même vers son centre secret, inatteignable, et, à sa
mesure et hors du danger, le regardeur refait l’expérience d’Actéon,
voyant dans ce qu’il voit ce qui lui échappe, ce qui lui échappera
toujours.
On l’a vu, juste après avoir éclaboussé le visage d’Actéon (geste
presque aussi fou que l’histoire d’une statue qui s’anime), Diane,
dans le texte d’Ovide, lui dit : Nunc tibi me posito visam velamine
narres / Si poteris narrare, licet (« Maintenant va raconter que tu
m’as vue sans voile ; / si tu le peux, j’y consens »). Or, comme on
sait, et là réside toute la cruauté du « si tu le peux », Diane a déjà
interdit ce à quoi elle prétend consentir : Actéon ne peut pas parler, il
ne le pourra jamais plus. L’eau lustrale qu’il a reçue au visage a été,
en même temps que son sacre (d’une éclaboussure, la déesse l’a
touché), le prélude à sa destruction. Avant d’engager sa mort sous
les crocs de ses propres chiens, sa métamorphose en cerf a pour
premier effet de le priver de langage : se voyant reflété dans l’eau (là
encore, il faut le souligner, le relais de l’image est nécessaire pour
que la transformation s’accomplisse), il cherche à s’écrier, à
exprimer par des mots son malheur, mais il ne le peut, seul un
gémissement sort de sa bouche. Exclu de l’humanité, il est aussitôt
exclu du langage, mais ce que veut d’abord dire cette exclusion,
c’est que ce qu’il a vu ne peut pas être dit, c’est que l’intervalle dans
lequel Diane a pour lui et malgré elle accédé à l’image saute hors du
plan où les récits sont possibles. En vérité, la vision de la déesse
était à ce prix : comme le dit Klossowski, Actéon « voit parce qu’il ne
5
peut dire ce qu’il voit : s’il pouvait dire, il cesserait de voir ». Tel est
le sens de la théophanie : le mystère de la vision du dieu n’est pas
dicible, le langage se retire de la bouche de qui a vu.
Ce dilemme ou cet écartement entre voir et dire, entre pouvoir
voir et pouvoir dire, il est au centre de toute la tradition occidentale
de l’image, c’est-à-dire au centre aussi de tous les discours qui se
tiennent à son propos. S’il y a ou s’il peut y avoir une vérité de
l’image, tamisée par son propre silence, l’histoire de celui qui a vu ce
qu’il ne devait pas voir et qui, l’ayant vu, n’a pu le rapporter ne le dit
pas. Mais de l’extase d’Actéon nous pouvons faire, comme le
suggéra Giordano Bruno, l’allégorie de ce que, chasseurs,
regardeurs, nous poursuivons sans fin : qu’un jour une image nous
jette de l’eau au visage et qu’alors au lieu de basculer nous
naissions à une langue inouïe, silencieuse.

1. Le Bain de Diane, Paris, Gallimard, 1980, p. 79.


2. Ovide, Les Métamorphoses, traduit du latin par Georges Lafaye, Paris,
Gallimard, Folio classique, 1992, p. 112.
3. « Dans les bois, le jeune Actéon, alors que le destin l’engage sur la voie
douteuse et imprudente, détache mâtins et lévriers et les lance aux traces des
bêtes sauvages » (Giordano Bruno, Des fureurs héroïques, traduction de
l’italien de Paul-Henri Michel, Paris, Les Belles Lettres, 1954, p. 204).
4. Ibid., p. 203.
5. Le Bain de Diane, op. cit., p. 69.
11. Station debout

Il y a d’abord ce qui tient, ce qui se tient. Puis il y a ce qui tient ou


se tient debout, et ce n’est pas tout à fait la même chose. De
simplement tenir à tenir debout il y a un pas, et ce pas, l’espèce
humaine lui accorde une énorme importance, il condense pour ainsi
dire l’importance qu’elle a ou qu’elle est à ses propres yeux. On y
viendra – même si l’on n’a pas forcément envie de la suivre,
l’espèce, en direction de cette immobilité de statue où elle se
contemple. Mais avant tout, ce qu’il faudrait caractériser, c’est le
régime absolument générique de ce qui tient, qui est tout ce dont on
peut dire que « ça tient » ou que « ça se tient ». Régime qui serait
celui d’une halte ou d’un équilibre : la tenue, en tant qu’elle s’oppose
à la venue. Il y a le flux, le déferlement – ce qui arrive, ce qui
survient, tout ce qui arrive, tout ce qui survient, et aussi tout ce qui
s’en va, tout ce qui est emporté selon la flèche du temps sans
possibilité d’arrêt ou de durée.
À cela la tenue s’oppose, ni comme un contraire ni comme un
aménagement. La tenue ou le “tenir” ne sont pas des réformes de
l’advenir, ils y adviennent – mais comme des configurations stables.
Passer, tomber, trébucher, s’effondrer, rompre, casser, se détacher,
glisser, fondre, imploser, exploser, s’évaporer, disparaître – c’est de
tout cela que la tenue ou le tenir se distinguent : une configuration
stable qui fait halte ou qui tout au moins ralentit la course du temps,
pour y apparaître et s’y tenir dans la durée comme une forme. Oui,
c’est cela, toute forme est une certaine tenue, une certaine façon de
se tenir, et rien ne tient par soi-même. Il faut qu’il y ait un rapport,
soit entre une ponctualité et un support, soit entre divers éléments :
le « tenir » a à voir avec le repos, le dépôt – mais aussi, et ce n’est
pas moins fondamental, avec la structure et l’articulation ou, pour
parler comme Adorno, avec le structif.
Une pierre ou une brique simplement posées sur le sol tiennent
et peuvent même figurer, en tant que purs points de condensation de
la pesanteur, un absolu du « tenir ». Mais tout autre est la tenue du
mur qui, pour justement tenir, a dû associer selon un certain mode
les briques ou les pierres. Ce mode particulier, c’est ce qu’on appelle
un appareil. L’appareil nomme le mode ou la formalité d’un tenir
ensemble – le plus modeste appareil étant celui de ce qui, n’étant
relié à rien, se tient tout seul, uniquement retenu, sur terre, par la
pesanteur ou, dans l’espace, par le jeu des champs de force.
Ce jeu, par un côté, est un tenir, une forme, une régulation, mais
par un autre il est une expansion et donc une formation, un devenir :
à l’échelle la plus grande, celle de l’Univers, la formation n’est jamais
achevée – aucune tenue qui ne soit simultanément emportée dans
une venue. Et c’est sans doute cette fuite en avant de ce qui est
dans le devenir qui, pour finir, rend possible toute tenue. Tel est le
paradoxe : c’est parce que rien n’échappe au temps que « quelque
chose » (plutôt que rien) se forme et c’est donc parce que tout passe
et se déforme qu’une tenue et une retenue sont possibles. La tenue
de l’Univers, à son échelle, qui est celle de l’événement du temps,
est la seule qui ne tienne à rien d’autre qu’au vertige de l’advenir.
Sans ce vertige, il n’y aurait rien – mais tout ce qui est (tout ce qui
tient ou cherche à se tenir dans l’être) ne peut prospérer que dans
l’oubli de ce vertige.
La forme terrestre de ce qui entretient et garantit cet oubli est la
pesanteur. Grâce à elle, nous tenons, nous sommes retenus. Tout ce
qui tient sur terre est tenu par la Terre. Mais tenir, c’est bien sûr
davantage qu’être retenu de tomber. La pesanteur est la condition
du tenir, non le tenir lui-même. Tenir, ce n’est pas seulement être
posé, ou peser. Il faut qu’il y ait chaque fois, dans chaque tenue,
c’est-à-dire dans chaque forme, une force, une tension interne, un
élan : l’état de forme qui autorise et libère la tenue est lui-même tenu
par une force.
Dans le vivant cette force est la vie, la tension vers elle-même
qu’est la vie. L’écho de cette tension s’entend d’un bout à l’autre de
tout ce qui a été formé, de tout ce qui est venu se déployer dans
l’espace ouvert de la natura naturans, en tant qu’elle est sans fin
autoproduction (production et méditation simultanément, comme
l’entendait Plotin). C’est sans doute du côté des végétaux que la
manifestation de cette force d’élancement de la vie vers elle-même
est le plus spectaculaire : en effet, si les végétaux apparaissent tout
d’abord comme des émanations directes de ce qui est retenu et tenu
(vers le bas, où ils enfoncent leurs racines), ils ne tirent leur forme
que de l’élan contraire qui les dirige vers la lumière et le ciel. De la
sorte, ainsi que des sculptures de Giuseppe Penone sont venues le
raconter avec une force presque extra-artistique, l’arbre (mais le brin
d’herbe aussi bien) se tient sur terre, entre terre et ciel, comme un
point de suture : il monte en même temps qu’il descend, il creuse en
même temps qu’il palpe. La façon dont il se tient entre terre et ciel,
montant vers l’un, pénétrant l’autre, est, tant qu’il vit, une action
continue, un déploiement. Mais cette activité, sur l’instant, ne se voit
pas et rien ne tient ou n’a l’air de tenir comme un arbre. Le vent, qui
l’agite, le secoue, est le contraire de la tenue, de toute tenue, le vent
est le voyou qui ne tient pas en place, qui n’a pas de place où se
tenir et qui n’a de sens qu’à défaire et à délier. Magnifique est le
spectacle des arbres sous le vent, que celui-ci les fasse seulement
frémir ou qu’il semble vouloir les renverser. C’est à chaque souffle
ou à chaque tempête comme si l’on assistait à l’épopée formelle la
plus simple et la plus rude, la forme et la tenue de la forme résistant
(c’est le sens même de « tenir bon ») à ce qui n’a d’autre fin que le
délitement de toute forme.
Par rapport aux plantes, les autres vivants – les animaux –,
même s’ils ne sont pas du tout comme le vent, ayant une forme, et
s’y tenant, ne tiennent pourtant pas en place. On le sait, c’est même
cette mobilité qui les caractérise, avec tout ce qu’elle a apporté
comme outillage et comme formes. À l’autotrophie qui régit le monde
végétal s’oppose l’hétérotrophie du monde animal. Fruit direct de
cette hétérotrophie et de ce qu’elle signifie – la nécessité de se
déplacer pour se nourrir –, les régimes de motricité diffèrent selon
les espèces et selon les milieux, mais ils mettent tous en œuvre des
possibilités d’agencement d’une variété infinie et parfois sidérante : à
chaque animal est attribué un registre dont ensuite il peut jouer et ici
les vitesses croisent les lenteurs, les automatismes engendrent les
prouesses, les formalismes entraînent les inventions.
Au sein de cette diversité, qui est comme une immense
chorégraphie spontanée, il est bien sûr facile de repérer des
communautés de style, ainsi que quantité de patterns et de modes
récurrents – façons de voler ou de nager ou de courir, façons,
justement, de se tenir –, mais le premier d’entre tous ces points
communs, et qui touche à toutes les variétés du règne, est sans
doute l’immobilité qui vient avec le sommeil – le sommeil, qui est
peut-être le plus troublant de tous les invariants du monde animal.
Au sommeil l’homme aussi est requis et, même s’il en est
oublieux, cela devrait pourtant le conduire à s’envisager moins
distant envers les autres bêtes, d’autant que, comme de nombreux
mammifères, il dort couché. Mais au sein de ce régime générique
existe une grande variété de positions : être couché, se tenir couché,
chacun le fait d’une façon différente et de plusieurs façons chaque
nuit – une étude exhaustive des positions du sommeil n’aurait pas
moins d’intérêt que celle que Balzac avait entreprise sur les attitudes
des passants dans sa Théorie de la démarche. Il y a à travers toutes
ces positions une sorte de grammaire du relâchement, par laquelle
le corps paye intégralement ce qu’il doit à la pesanteur. Dans le
sommeil, la tenue est celle de la forme qui s’abandonne, la force est
presque absente, réduite à l’état de veilleuse. Et de l’endormi au
gisant il n’y a qu’un pas, celui que la vie fait hors d’elle-même, là où
elle ne tient plus.
Toutes les autres positions sont reliées directement à l’éveil et à
son déploiement. Pour toutes les espèces le registre des positions
par lesquelles forme et force se modulent réciproquement est quasi
infini, mais il est encore augmenté chez l’homme par le mode
singulier de relation au monde qui s’est déployé sous la forme du
travail : les travaux et les jours, la totalité de la technè, c’est d’abord
un énorme stock de postures et d’attitudes. Toutes vécues et
souvent allégorisées comme des emblèmes du genre humain ou de
l’humanité comme genre, elles ne peuvent cacher le fait
qu’aujourd’hui, parmi toutes les attitudes possibles, la position assise
est devenue, dans le travail, largement dominante. Il est
remarquable, alors même que c’est plutôt dans la station debout que
l’homme reconnaît son signe et ce qui le signe entre les êtres, que la
position assise soit pour lui beaucoup plus fréquente et que, surtout,
elle soit encore bien plus caractéristique de sa façon d’être au
monde. On objectera, à juste titre, que ne s’asseyent vraiment que
ceux qui peuvent aussi se tenir debout, mais il n’empêche que, par-
delà la solidarité de ces deux postures, la station debout jouit seule
du privilège d’accompagner ou de symboliser ce que les hommes
considèrent comme leur essence. Bien qu’elle soit encore moins
animale que la position debout, la position assise ne prend pour
l’homme la valeur d’un exil hautain hors de l’animalité que lorsqu’elle
est associée à la majesté, et ce qui s’impose ici c’est la figure du
trône, dans sa surprenante universalité.
Mais la différence saute aux yeux : la position assise exige un
support, la plupart du temps un meuble spécialement conçu, tandis
que la station debout, à laquelle l’espèce humaine a abouti à l’issue
d’un long processus de formation, est entièrement naturelle,
n’exigeant rien d’autre qu’un équilibre structurel – le sol, à condition
d’être relativement plat, suffisant comme support. Tandis que
l’ensemble des gestes et des attitudes, y compris les positions
assise ou couchée, semblent s’étoiler en une chorégraphie sans fin
incarnant la diversité la plus grande et donnant licence à
l’individualité des styles, la station debout apparaît d’emblée comme
générique. En jouant sur le double sens du mot « station », on
pourrait dire d’elle qu’elle est la gare où l’espèce humaine s’est
arrêtée, où elle se contemple et se décrète, avant de repartir vers
d’autres destinations. Cette notion d’arrêt est puissante : aucune des
autres positions du corps ne se tient dans l’immobile comme celle du
corps debout. Certes, c’est debout que l’homme marche, mais ce
que l’on voit à l’issue de son lent redressement, c’est une position
qui est d’abord une façon de se tenir dans l’espace comme une
borne ou une stèle. On le comprend aussitôt, et cela est conforme à
ce que l’on sait de l’évolution conduisant à l’Homo sapiens, la faculté
de se tenir debout est solidaire de la position des yeux, placés en
haut du corps et regardant frontalement ce qui est devant eux.
L’immobilité a pour corollaire le regard qui fait face, c’est-à-dire le
regard au bout duquel apparaît l’horizon. Ainsi, la station debout
pose l’homme dans le monde comme une vigie, mais elle ne peut le
faire qu’en exposant à son tour cette vigie à la vue. Une sentinelle
est simultanément une cible.
Regarder, par bonheur, ce n’est pas seulement guetter (toutefois
je remarque à quel point, à partir de la station debout, le registre
militaire vient vite). C’est aussi contempler, et ici, bien que tout se
chevauche, s’enchevêtre, une différence est atteinte, qui nous
permet d’entrevoir, par-delà l’évidence générique de l’homme
debout, une déclinaison d’attitudes différentes formant comme une
gamme allant de la tension à la détente et des attitudes volontaires
aux positions relâchées. Nous en étions aux yeux, au regard, et à la
différence qui vient selon qu’ils contemplent ou qu’ils sont aux
aguets, mais en vérité ce sont toutes les parties du corps qui
participent à la station debout et en modifient les accents. Des
schèmes s’imposent d’eux-mêmes : homme debout aux bras croisés
et aux jambes écartées, homme debout aux ras ballants et au dos
un peu voûté, homme debout montrant du doigt quelque chose à un
compagnon, homme debout se retournant, etc. Et ce, sans compter
que chacun de ces “hommes” peut très bien être une femme : s’il est
évident que dans la station debout le discours de la virilité a pu
assez facilement se chercher des appuis, il reste qu’à chaque corps
féminin la station debout est elle aussi et tout autant offerte – ce qu’il
faut imaginer ici en premier c’est une passante arrêtée. C’est, dans
l’acceptation entière de la forme dressée, le contraire de tout
dressage, une souplesse, le contraire de tout garde-à-vous.
En tout cas, de l’être humain la position debout est ou semble
être l’énonciation entière, voire la déclaration : debout sont les
statues, debout aussi les hommes ou les femmes dans quantité de
portraits, debout encore ceux que l’on va fusiller (il est fou, si l’on y
pense, que cette occurrence vienne naturellement à l’esprit). Et
chaque fois c’est comme si à chaque homme était remise un instant
la charge d’abriter l’espèce entière ou tout au moins d’en être le
signe. Alors c’est une procession qui vient vers nous, somptueuse
et, paradoxalement, immobile. Des statues d’Égypte aux couros
archaïques puis de leur chœur hiératique aux innombrables statues
des cathédrales et de celles-ci aux héros des squares et aux corps
si étrangement ployés des Bourgeois de Calais et d’eux aux
statuettes de Giacometti, on peut voir comment cette charge est
répartie, comment elle est déclinée, mais s’il fallait trouver une seule
effigie en laquelle toute la pesanteur humaine serait incarnée, et
dans l’étrangeté d’une allure titrée aux antipodes de l’orgueil ou de la
gloire, ce n’est pas à une statue, à une sculpture, que je penserais,
mais à un portrait en pied grandeur nature, et, en l’occurrence, au
plus discret et au plus insistant de tous – bien sûr le Gilles de
Watteau, tel qu’on peut le voir au Louvre où il s’appelle désormais
Pierrot.
Si c’est lui qui m’est venu à l’esprit, c’est parce que je cherchais
celui ou celle qui pourrait, étant debout et en pied, et très visible
comme tel, dédouaner cette position de tout ce qu’on a cherché à lui
faire dire : à l’opposé de toute raideur, exilé de toute pose et s’exilant
sous nos yeux, donnant une légère impression de vue en contre-
plongée mais sans rien concéder à l’idée d’un socle, complètement
immobile et peut-être las, peut-être un peu idiot – on ne saura
jamais, mais je ne le crois pas –, cet homme se tient, dans son
étrange tenue blanche, comme la tenue même. C’est une peinture,
un tableau – c’est une œuvre ; nous devons donc franchir le pas et
dire aussi que ce qui tient ainsi, comme œuvre, c’est un réseau de
forces tendues, ou encore ce que l’âge classique appelait une
dispositio. Là, devant nous, et dans ses grandes dimensions
(uniques chez Watteau), une force, une force inexprimable qui se
tient, et qui se tient totalement exprimée. Il faut le remarquer
aussitôt, cette force a partie liée avec le caractère inassignable de la
figure, avec tout ce qui la tire de l’anecdote sans jamais non plus la
rendre solennelle ou symbolique.
“À hauteur d’homme” : cette expression, qui revient toujours dans
les phrases et le pathos de l’humanisme bon teint, m’a toujours
agacé. Ce qu’on y entend, c’est le chant de l’espèce, l’hymne qu’elle
tisse et retisse à sa propre gloire, sans contrepartie, dans
l’affirmation d’un tenir cramponné à lui-même et s’évaluant sinon
supérieur à tout autre, du moins incommensurable. Comme si les
autres « hauteurs » n’étaient pas enviables et, surtout, comme si la
hauteur elle-même n’était pas mobile. Dans le droit fil de cette
“hauteur d’homme” surlignée s’esquisse et s’affirme un sentiment
d’appartenance exigu, qui renvoie dans le lointain toutes les autres
liaisons. De l’« infime dedans », nous avons accès à l’« immense
dehors » – les deux expressions sont d’Antonin Artaud –, et ce qui
nous tient, ce qui nous tient debout, ce n’est pas telle hauteur
autoproclamée ou telle suprématie sur les autres créatures, c’est un
travail permanent de connexion entre ce « dedans » et ce
« dehors ». Être debout, dès lors, ce n’est rien d’autre que se tenir
dans l’ouverture illimitée de ce rapport – et c’est bien ainsi que sont
le Gilles alias Pierrot ou celle qui m’a toujours semblé être sa sœur
par-delà les âges, la serveuse d’Un bar aux Folies-Bergère de
Manet bien sûr, debout et peut-être encore plus solitaire que lui
derrière son comptoir.
Ou encore ces filles qui sont peut-être leurs descendantes et que
l’on voit, une à une, sur les photos de Rineke Dijkstra : n’héritant de
rien et ne nous léguant rien non plus, rien d’autre que cette façon de
se tenir dans l’espace comme un point ou un nœud d’intensité mais
tout entier en allé dans son apparence, rien d’autre qu’un venir qui
s’est posé pour tenir et qui ne tiendra pas si longtemps, mais qui
depuis cette fragilité nous regarde, nous installant avec lui dans la
parenthèse et le suspens d’une image.
Ainsi serait donc notre salle d’attente, avec de tels êtres, de tels
gens, des gens se tenant ainsi dans l’être, sans s’y pousser et sans
y introduire en douce de la “hauteur d’homme” ou de la présence,
juste assez glissés pour se tenir encore dans la vie comme de la vie,
juste assez désemparés pour ne rien ajouter à ce qui s’annonce de
leur effacement futur. Déposés dans la pesanteur et n’y dormant pas
debout mais s’y tenant comme les témoins passagers d’une affaire
qui les dépasse et pourtant les traverse. Adossés à rien, rêveurs,
passagers arrêtés à la station debout, perpendiculairement au sol, ils
ne viennent pas, ils ne se retirent pas, ils se tiennent sur un seuil. Et,
accordée à leur lenteur ou à tout ce temps (compté pourtant) qu’ils
semblent avoir, leur verticalité prend le sens d’une scansion, comme
un contraire spontané de la mort qui les couchera un jour.
12. Prairie, mur, lumière

« Je suis né dans la prairie, où le vent souffle librement et où rien


ne peut briser la lumière du soleil. Je suis né dans un pays où il
n’existe pas de clôture, où tout respire la liberté. Je veux mourir dans
cet espace libre et non entre des murs. » Ces mots prononcés au
moment de la conquête de l’Ouest nord-américain par Dix-Ours, un
Indien Comanche 1, ils me sont souvent revenus à l’esprit et j’ai
souvent eu l’occasion de les citer, notamment en réfléchissant sur
l’architecture ou l’espace urbain : non par provocation mais parce
qu’il me semble bon, avant toute autre considération, de nous
souvenir que les murs auxquels nous sommes habitués et qui
jalonnent et orientent nos parcours sans même que nous leur
prêtions attention n’ont pas toujours et partout existé, et que la
première chose que nous pouvons dire du mur en tant qu’il ferait
concept, c’est qu’il s’oppose à l’étendue, et qu’une étendue sans
murs, sans clôtures, intégralement livrée à sa propre démesure,
n’est ni inimaginable ni inhabitable. « L’étendue fait tout disparaître,
2
excepté l’étendue », notait Madame de Staël en parlant de la
Russie. Il ne s’agit pas seulement de faire passer un peu du vent de
la Prairie ou de la steppe, mais de restituer à la question du mur son
étrangeté originaire, autrement dit ce qui l’indexe automatiquement à
l’histoire des civilisations, celles-ci commençant avec elle, et par elle.
En effet, la clôture puis le mur et enfin la muraille sont directement
associés à la révolution néolithique et à sa conséquence sans doute
la plus lourde : le surgissement, à terme, du fait urbain.
Entrer dans le détail de tout cela, ce serait reparcourir la totalité
de notre histoire antérieure, avec la sortie hors de la tanière et
l’apparition de la maison, le déploiement des murs et de leur
verticalité puis leur extension à la forme palais et à la muraille, puis
leur abolition et le passage à des formes ouvertes – et cette
excursion, qui de surcroît concerne plusieurs grandes aires
culturelles (outre la longue séquence qui vient du Moyen-Orient
ancien jusqu’à nous, il existe aussi une histoire extrême-orientale et
une histoire précolombienne du mur et de l’enceinte), exigerait un
temps très long, et des volumes entiers, une anthropologie du mur
restant à écrire. Mais de cette masse de récits que les
reconstitutions de l’archéologie rendent de plus en plus vivante on
peut extraire deux faits majeurs. D’abord, l’existence des murs, et
plus précisément des murs droits, dressés verticalement au-dessus
du sol – même si elle n’est pas universelle, comme le prouvent des
contre-exemples comme celui de la Prairie, ou de la forêt, ou celui
du nomadisme –, s’est répandue un peu partout sur la terre, y est
devenue dominante et constitue pour la plupart des hommes une
seconde nature. Ensuite, dès son apparition l’existence du mur a dû
se poser la question de son interruption – toute limite conçue comme
infranchissable devant tout de même pouvoir être franchie un jour ou
l’autre pour que la vie soit possible : si violemment que les hommes,
en se constituant en communautés fermées, aient voulu se
soustraire à l’échange, ils ont été contraints, ne serait-ce que pour
se nourrir, de créer des issues, autrement dit des portes. Portes et
aussi – mais pour d’autres raisons – fenêtres sont les obligées du
mur : ses compagnes indispensables, du moins dans les
configurations spatiales infinies de la maison ou de la ville.
L’espace où ces configurations prennent forme et s’installent
c’est celui, immédiat, traversable, qui nous entoure, c’est celui de la
ponctuation des choses et de la circulation des êtres. Comme tel il
n’est jamais clos puisque ce qui a l’air de le fermer, l’horizon, n’est
en vérité que le lointain qui l’ouvre et le prolonge. Par rapport à cet
espace et à sa générosité dispendieuse, ainsi que nous le suggère
la déclaration de Dix-Ours, tout mur est une interruption, mais il y a
loin, bien sûr, du mur de la prison qui effectivement enferme (et
interdit l’horizon) au mur qui se contente d’abriter et de protéger : par
les ouvertures qui en rendent l’usage lisse et facile, les murs, au lieu
de fonctionner comme de simples et redoutables obstacles (ce qu’ils
peuvent toujours redevenir, comme le prouvent à l’envi les murs de
séparation édifiés pour durcir ou constituer les frontières),
deviennent les compagnons et les guides des parcours, et leurs
enchevêtrements, avec tout ce qu’ils proposent de surprises, d’effets
de sas et de chicane, donnent forme à un gigantesque dispositif qui
fonctionne avant tout comme une invite continue. Et c’est dans
l’espace divers et sans fin recomposé de ce grand jeu spatial que le
mur, libéré de sa fonction d’obstacle, resurgit. Tel qu’en lui-même,
aurait-on envie de dire, c’est-à-dire en tant que surface captant la
lumière et les ombres, et selon le grain que lui donne le matériau
dont il est fait.
Il est symptomatique à cet égard que le matériau auquel on
pense tout de suite, dès qu’on évoque le mur, soit la pierre. Mais
tandis que celle-ci, dans la sculpture, est d’abord considérée en tant
que masse, c’est sous forme d’unités prédécoupées, par blocs de
tailles variables, qu’elle s’annonce spontanément à l’esprit dans les
actes de l’architecture. Toutefois, que leur appareil soit visible (voire
exhibé) ou qu’il soit recouvert d’un enduit, les murs, par-delà leur
usage (mur de maison intérieur ou extérieur, mur de jardin appelé à
accueillir les fruits en espalier, mur d’enceinte, etc.) ou leur état (mur
flambant neuf ou ruiné ou simplement atteint par le temps via
quantité de traces et d’impacts), et quel que soit leur matériau (il y
en a une infinité), les murs sont avant tout des surfaces capteuses,
et des sortes de partitions sur lesquelles le temps et la lumière sans
fin réécrivent une musique mate et lente mais parfois aussi
tressautante. Dès lors, ainsi considérés, les murs cessent d’arrêter
la lumière – et la chaleur –, au contraire ils la prennent et la
restituent, tout se passant comme si bien avant l’apparition du
cinéma des écrans avaient été tendus un peu partout de par le
monde, comme l’atteste au demeurant l’histoire de la naissance de
la représentation figurée (Pline, à nouveau), puisque c’est bien
contre un mur que la jeune fille de Corinthe vit se projeter la
silhouette de son fiancé qu’elle eut l’idée de détourer, et il y a
d’ailleurs un lien étroit entre l’existence des murs telle que la cité la
déploie et l’apparition de la figure telle qu’elle est venue s’y poser.
On pourrait même dire que le mur, de ce point de vue, est le
support fondamental, celui qui précède tous les autres, et il faudrait
faire ici la part de ce qui, en lui, procède encore de la paroi telle que,
livrée hors de toute volonté constructive, elle apparut aux hommes
de la préhistoire. Il est remarquable toutefois que la paroi, justement,
correspond à un mode figural direct qui n’est pas celui de la
représentation mimétique. Interminables seraient ici les explorations,
les interprétations, avec leurs nœuds herméneutiques féconds et
dispersés, mais ce qu’il faut souligner, c’est qu’à un moment donné
le support lui-même a été regardé et s’est émancipé de sa tutelle
pour devenir sujet de la peinture : comme si au terme d’une très
lente maturation les peintres avaient fini par rendre hommage à cet
ancêtre du tableau qu’ils avaient sous les yeux mais qu’au fond ils
ne voyaient pas.
Sur le long chemin qui nous conduit des murs antiques (par
exemple Herculanum, où la formidable fraîcheur des fresques ou
des mosaïques n’est pas séparable d’une sorte de fatigue extasiée
des murs qui les portent) aux matériologies de l’art actuel, une
première étape, inévitablement, passerait par la célèbre remarque
de Léonard de Vinci sur les taches qui, souillant les murs, sont
pourtant capables d’alimenter une rêverie éveillée formant l’un après
l’autre quantité de paysages imaginaires – mais c’est plus tard (et
aussi, en un autre sens, très tôt pour ce qui est de la naissance du
moderne) qu’intervient, avec un peintre encore aujourd’hui méconnu,
le véritable moment libérateur. Et ce qui est surprenant, et même
bouleversant avec cette véritable invention du mur, ce n’est pas
seulement sa date (1782), c’est aussi qu’elle intervient de façon
presque secrète, et sur un support très léger, en l’occurrence une
série d’huiles sur papier de petit format que le peintre Thomas Jones
réalisa à Naples peu avant de rentrer en Angleterre à l’issue d’un
séjour italien qui ne lui permit pas, contrairement à ses espérances,
de faire comprendre au monde qu’il était un peintre. Tout se passant
dès lors pour lui comme si du fait de cette déception il s’était rabattu
sur le plus intime de lui-même et de son désir de peinture et que ce
désir eût pris justement la forme de ce qu’il avait directement sous
les yeux – non pas le Vésuve ou de sublimes vues de la campagne
autour de Naples mais le mur même qu’il voyait tous les jours depuis
sa terrasse. Un mur à Naples : c’est sous ce titre que la plus
emblématique (et la plus petite) de ces vues miraculeuses est
parvenue jusqu’à nous, au terme d’un cheminement très long
puisque ce n’est qu’en 1953 que la malle dans laquelle les héritiers
3
de Thomas Jones l’avaient enfermée fut rouverte .
Réapparition au demeurant discrète, dont l’aura se limita à des
cercles d’amateurs mais qui mériterait aujourd’hui d’être célébrée
comme il faut, car ce qui vient avec ces quelques vues des toits de
Naples et notamment avec ce mur qui occupe la quasi-totalité de la
surface peinte, ce n’est rien d’autre que la manière de voir et de
peindre en laquelle se reconnaîtra, disons à partir de Manet, le
moderne. Soit un effacement de l’effet, et la reconnaissance du
caractère signifiant de ce qui n’a ni portée avérée ni valeur
symbolique admise, autrement dit, du point de vue académique,
rien, et même moins que rien : un mur par conséquent, et tel que le
soleil de Naples a pu le cuire à petit feu et le chauffer encore dans
l’éclat de ce jour où Jones, dans un mouvement calme et éperdu,
décida de le peindre. Mur qui n’est plus un écran où se projettent
des figures, puisqu’il est lui-même la figure ou le figuré, avec ses
pierres apparentes et son enduit défait, avec ses éraflures, ses trous
et ses fenêtres, à commencer par celle, fermée et donnant sur un
petit balcon de bois où sèche du linge, qui n’inaugure aucun récit
mais, légèrement décentrée par rapport à l’axe de l’image, se
contente de prolonger cet effet de matérialité et de pesanteur
transparente qui affecte la totalité de l’espace, un peu comme si
c’était aussi à la perspective et à l’illusion qu’elle entretient qu’il était
dit adieu.
Or cet adieu est un seuil, un seuil discret et solitaire au-delà
duquel rien, comme on dit, ne sera plus comme avant. Il ne s’agit
pourtant pas d’une révolution, Thomas Jones n’en avait ni les
moyens ni surtout l’ambition, mais voilà, et c’est presque comme un
conte solaire mais nimbé de tristesse, un beau jour il osa s’aventurer
au-delà de la tradition du paysage idéal et sublime pour essayer de
ramasser, à même la poussière, ce qui pouvait en rester dans les
choses, ces choses qu’il avait devant lui comme tout un chacun mais
que si peu, autour de lui, remarquaient. On pourrait bien sûr trouver
à ce retour à la littéralité du monde d’autres marqueurs que le mur,
et il faudrait aller les chercher du côté de tout ce qui, à cette époque,
dans la peinture de plein air, la peinture de genre ou la nature morte,
contribua à déstabiliser puis à délégitimer le sublime. Mais sans
doute n’est-ce pas un hasard si le mur joue un si grand rôle, et pas
seulement avec Thomas Jones puisqu’il sera repris, conjugué,
développé dans de nombreuses peintures un peu plus tardives, chez
Valenciennes, chez Cogniet, par exemple.
Ce qui probablement lui vaut cet effet d’inauguration, c’est en fait
sa très longue histoire, ce qui ménage les conditions de son retour,
c’est le rôle qu’avec constance et modestie il a tenu en arrière des
figures tout au long de la peinture occidentale. Or voici que de ces
petits murs gris au-dessus desquels planaient des saints et des
anges, ou que de ces vastes appareils dont la peinture classique
aimait à la fois l’ordonnance et la ruine, tout s’exile, et qu’il ne reste
sur eux plus rien, dès lors, que des traces effacées. Dans le silence
buté des murs il y a le chant secret de cet effacement, mais ce qui
sur les nombreuses peintures et sur les innombrables dessins de
e
ruines dont les voyageurs et les antiquaires de la fin du XVIII siècle
se repaissaient n’est encore qu’un symptôme acquiert avec le mur
de Jones une tout autre portée : en effet ce qu’il peint, qui n’est pas
une ruine, semble pourtant accomplir intégralement sous nos yeux le
geste de la ruine, et c’est pourquoi ces petites huiles sur papier
napolitaines se dressent devant nous dans leur étrange objectivité
comme une sorte d’oracle miraculeusement suspendu : c’est le
« petit pan de mur jaune » que Jones, sans le savoir, a déjà peint et
traduit en bleu ou en ocre et que, sans le vouloir, il a envoyé au loin,
là où la peau des murs qui est la peau du monde pourra se
confondre à un tableau abstrait : de telle sorte que, sans effort et
dans sa certitude discrète, Un mur à Naples d’un côté dérive vers ce
qui viendra, via la photographie puis plus tard le film et la vidéo,
confirmer le statut indiciel de l’image, tout en laissant d’un autre côté
présager la possible dissolution de cette stase dans un pur rapport
de couleurs.
Ce qui nous est dit aussi, via cette contemplation que l’œuvre
retrace sans l’épaissir, c’est tout le mouvement de pensée qui, à
même les murs, a su repousser ce qui en eux était obstacle : le mur,
c’est aussi la surface de rebond pour un enfant qui joue tout seul.

1. La déclaration entière de Dix-Ours est citée dans Dee Brown, Enterre mon
cœur à Wounded Knee, traduit de l’anglais par Gisèle Bernier, Paris, Stock,
1973, p. 312-313.
2. Madame de Staël, Dix années d’exil, Paris, Rivages poche, 2012, p. 218.
3. Sur Thomas Jones, on peut lire le remarquable essai de Lawrence Gowing,
L’Originalité de Thomas Jones, traduction de l’anglais et préface d’Alain
Madeleine-Perdrillat, Lyon, Fage éditions, 2017. Ainsi que mon livre Saisir
(Paris, Éditions du Seuil, 2018), dont toute la première partie est consacrée à
l’aventure humaine et picturale de ce peintre.
13. Qu’elle est petite la marge,
la margelle du puits où pourtant l’on n’est
pas tombé

Juillet 2015. Dans une galerie de la rue Saint-Martin où sont


exposées des photos en couleurs de Gilles Caron (l’Irlande du Nord,
le Biafra, le Vietnam) dont certaines sont très connues, une femme
parle à voix haute de ses trouvailles dans des boutiques de
décoration. Un instant je me bouche les oreilles et tout change, le GI
qui est en train de mourir dans la boue meurt à nouveau vraiment,
au monde de la marchandise où sa photo est remisée il échappe un
instant et la force silencieuse de l’image obtient un frêle triomphe.
Mais la femme bavarde et superficielle, un type de harengère propre
à la bourgeoisie “libérée”, a dans le fond raison, elle a pour elle une
force bien supérieure à celle des images et des témoignages, elle
est dans le vent de l’oubli, dans la fuite en avant de l’indifférence
programmée dont les exercices compassionnels du « devoir de
mémoire » font intégralement partie. C’est bien entendu à propos du
plus terrible et du plus sidérant de tous les drames de l’Histoire, à
propos de la Shoah donc, que ce décalage entre une vérité
indéposable et une réception malgré tout distraite est le plus
saisissant. J’y pensais en passant une nouvelle fois devant l’hôtel
1
Lutetia, qui est aujourd’hui en travaux . De ce qui s’y déroula entre
avril et août 1945 – quand il fut réquisitionné pour servir de centre
d’accueil pour les rescapés des camps –, rien, strictement rien, ne
témoigne, hormis une simple plaque, assez digne d’ailleurs,
apposée en 1985. Mais une plaque de marbre, si correcte que
puisse en être l’inscription – et ce n’est pas le cas de toutes –, que
peut-elle ? Et quel sera son sort, et son emplacement, quand les
travaux en cours, destinés à faire du Lutetia un hôtel cinq étoiles
apte à rivaliser avec ceux de la rive droite, seront terminés ? Peut-on
imaginer les riches clients de cet établissement longeant des
couloirs où de grands panneaux photographiques leur montreront
les corps décharnés des déportés en pyjama rayé assis hébétés
sous les dorures ? Bien sûr que non. Ainsi va la vie, dira-t-on, mais
justement, la vie, c’est ce qui aura été détruit et bloqué, anéanti, et
e
comme jamais, en ce cœur du XX siècle, et de telle manière que
chaque mouvement d’oubli semble, même à ceux qui n’ont pas vécu
ces sombres temps, une trahison ou l’effet d’une fuite en avant, alors
que de l’arrière un monstre nous regarde et en un sens nous attend,
vautré sur ces années et fouaillant encore l’avenir.
Que faire dès lors, et comment agir pour que ce monstre
disparaisse et pour que le remplace, fondée sur l’épaisseur vivante
des récits, une claire conscience n’ayant même pas à se dire
« jamais plus » pour que jamais en effet ne s’en aille dans l’oubli ou
ne revienne dans les faits l’horreur de l’extermination ? Aussitôt
qu’on la pose, et même si c’est du fond du cœur et à l’aune de la
raison la plus active, une telle question vient inévitablement s’ajouter
à la liste inépuisable et lassante des vœux pieux. Y ajouter pour faire
vrai la teneur du pathos ou, pire, celle de l’invocation ne servant – on
le sait mais il faut toujours le redire – strictement à rien. Étroite,
extrêmement étroite, est la voie pour les paroles et les actions, les
chemins qui reconduisent à l’enfer ou qui le voudraient sont eux
aussi pavés de bonnes intentions. Mais cette impuissance, même si
on l’éprouve continûment, même si elle est le seuil par lequel il faut
passer pour parvenir à sa destruction, ne donne pas de lettres de
noblesse à l’indicible. Car si tout n’a pas été dit, tout peut l’être,
encore et encore, il le faut, et ce qui vient ici naturellement ce n’est
pas l’invention mais la répétition, c’est ce qui emboîte le pas et
reprend les récits et les témoignages, nombreux et rares à la fois, de
ceux qui ont traversé de l’intérieur le champ de tortures physiques et
morales d’où par miracle ils ont réchappé. À quel point ce miracle
lui-même aura été pour les auteurs de ces récits un fardeau qu’ils
ont eu à porter, cela les éloigne encore de nous au moment même
où, par des mots, ils se rapprochaient : à nous qui ne sommes ni les
survivants ni même, pour la plupart d’entre nous, leurs descendants
ou ceux des victimes, et qui avons simplement vécu après, dans
l’ombre portée de la guerre – une ombre qui, chaque année qui
passe, qu’on le veuille ou non, pâlit –, se peut-il que véritablement
quelque chose comme une tâche soit confié ? Franchement je n’en
suis pas sûr, et, le disant, je ne cherche pas à échapper à une
responsabilité mais simplement à signaler un malaise : si tout nous
convainc qu’il ne faut pas se taire, rien non plus ne nous autorise à
parler. Ce dont on se revendiquerait plutôt, c’est d’un silence
retentissant, c’est d’une extension vertigineuse du silence – là où
justement viennent ou reviennent les noms et les récits.
Se pencher sur cette béance, sur ce trou incomblable qui semble
se creuser encore, bien sûr qu’il le faut : dans une bonne mesure
l’avenir, notre avenir même d’Européens en dépendent, mais dès
lors il me semble que le rôle qui nous échoit n’est pas tant de parler,
de commenter, de chercher à comprendre (dans l’impensable, rien
n’est à comprendre), que d’écouter et de redire : retrouver les traces
et les entretenir, suivre les cheminements et les voir se perdre et
s’enfoncer dans le désespoir, maintenir dégagés les seuils qui
donnent accès à l’absence, c’est là ce que nous pouvons, et c’est un
travail infini ou inachevable, que tout menace – non seulement
l’entêtement absurde et borné des négationnistes mais aussi les
puissances lancinantes de l’indifférence, de la lassitude et du
découragement. Par conséquent très peu de choses, une très faible
marge de manœuvre, et aucune rétribution symbolique – juste un
mouvement, un mouvement qui serait celui de rendre justice, et de
le faire sans fin, en sachant que c’est impossible là où justement
l’injustice a triomphé comme sans doute jamais auparavant dans
l’Histoire. Quelque chose de perdu, d’éperdu, de désarmé, advenant
dans un calme qui est celui de l’heure où les comptes sont refaits.
Ce mouvement, il me semble que le film de Sylvie Blocher intitulé
Nuremberg 87 et qui date de 1987 en incarne toute la retenue – élan
et hésitation mêlés en un seul geste, en une seule voix. Il s’agissait
de dire les noms, les noms des morts, c’est-à-dire de les extraire,
par l’entremise d’une voix les lisant, de la liste où ils sont inscrits
pour toujours mais où ils sont aussi, d’une certaine façon, engloutis.
Les noms, il faut toujours les lire, partout où ils sont, mais si vient la
voix, une voix, tout change, et c’est de cela, de cette différence et de
ce qu’elle instaure et fait trembler, que s’est emparée Sylvie Blocher
lorsqu’elle a demandé à l’actrice Angela Winkler de bien vouloir
l’accompagner, non avec son art mais avec son ton, son timbre, sa
voix, sa voix seule. Le sujet du film, c’est la terreur nue, ce sont donc
les camps, l’extermination, soit ce devant quoi le langage, on le sait,
recule, éprouvant que tous les mots malgré tout sont faibles,
éprouvant aussi que seul peut-être un terrible silence pourrait, de
cette terreur, répondre. Mais voici que tout se tait, se tait vraiment, et
tel est le prodige que réussit le film de Sylvie Blocher, voici que ce
silence devient la maison où les noms de ceux qui ont été
assassinés sont reçus – pas les noms, les noms entiers, mais les
prénoms, seulement les prénoms. À l’intimité que le prénom stipule
et incarne, comme lové sur lui-même, un espace incommensurable
est donné : à peine dits, les prénoms sont perdus. Tandis que la
caméra fait lentement le tour du stade qui fut le lieu d’exhibition des
congrès nazis et qui, à l’état de ruine, est pourtant en cet état
comme intouché, intact, la voix, pas tout de suite, la voix vient, qui
dit les prénoms, un à un. Non pas seuls, mais accompagnés chaque
fois du mot Mensch, et Mensch, même ceux qui ne connaissent pas
l’allemand le savent, c’est le nom générique de l’homme, l’homme
en tant qu’il constitue l’espèce humaine, c’est l’espèce humaine du
titre du livre de Robert Antelme, l’homme tel qu’il commence et
demeure par-delà toute différence de genre ou de provenance. Donc
Mensch chaque fois envoie le prénom – il faut l’entendre – selon
cette voix : Mensch Ida Mensch Janouch Mensch Lila Mensch Jan
Mensch Louise, et ainsi de suite, jusqu’à une fin qui ne peut pas
advenir. Mais à cet extrait de l’interminable (le film entier a une durée
de neuf minutes) le mot Mensch ne vient pas ajouter le faire-valoir
d’un humanisme de commande, ce n’est pas l’homme victorieux et
dressé de l’humanisme, ce n’est pas l’homme qui, “à hauteur
d’homme”, comme certains, stupidement, aiment encore à le dire,
s’adresse au destin, et ce n’est pas non plus la pure victime, le
reliquat de toutes les compassions entassées. Non, ce n’est rien
comme cela, rien de chargé comme cela, c’est plus léger, et
tellement effaçable, un souffle, exactement comme le dire d’Angela
Winkler, mais ici il faut expliquer ce qui s’est passé pour que ce qui
passe ainsi devant nous avec ces images et cette voix soit si
étonnamment vierge, si étonnamment résonant, pour que – en
d’autres termes – il n’y ait, dans cette diction, rien qui soit joué ou qui
ait voulu l’être.
Il s’agit moins ici pour moi de commenter ou d’analyser le film de
Sylvie Blocher que d’exemplifier à travers lui le mouvement qui,
envers les faits et le souvenir de l’extermination, me semble le plus
approprié. Ce film poursuit et atteint la même réponse que celle
visée par les monuments et par les actes de commémoration, mais il
le fait sans rien ajouter ni surligner, par cette voix off qui en continu
égrène le chant des prénoms, et qui le fait le long d’un unique plan
(« le plan, c’est-à-dire la conscience », la formule de Gilles Deleuze,
on l’a ici au travail, et à nu, en mode direct) qui ne fait rien d’autre,
lui, que longer les vestiges du Reichsparteitagsgelände, le « terrain
du jour du parti du Reich » conçu par Speer, terrible agora
d’exception qui, comme toutes les autres constructions voulues par
les nazis, devait être là pour mille ans. Mais pour parvenir à la
sobriété qui est celle du film rien ne fut simple, et nous assistons là
dans sa pure violence au conflit entre l’intention et ce qui l’efface en
la réalisant. Voici ce que raconte Sylvie Blocher sur la fabrication du
film – et encore une fois il ne s’agit pas que de lui, l’enjeu est ici
absolument générique – : « Gérard Haller et moi-même voulions
mettre sur ces images du stade de Nuremberg la voix de l’actrice
allemande Angela Winkler. Dans sa maison face aux volcans du
Massif Central, elle nous avait accueillis d’abord froidement en nous
demandant de quel droit nous lui demandions de porter, à elle seule,
femme allemande, six millions de morts. Elle avait ajouté qu’elle ne
pouvait pas se servir de son métier d’actrice pour dire cela, car ce
serait obscène, et qu’elle ne pouvait le dire comme un maire devant
un monument aux morts. Nous lui avions répondu que nous voulions
qu’elle ne découvre ces prénoms qu’au moment de l’enregistrement.
[…] Nous n’avons fait qu’une seule prise. Angela a prononcé chaque
prénom avec une lenteur infinie, comme si la personne était apparue
devant elle, passant de l’étonnement à la joie, de la joie aux larmes,
des larmes à la stupeur. Jamais de ma vie je n’ai revécu un tel
2
moment de recueillement . »

Ce dont il est question ici, par-delà l’émotion du souvenir, c’est


l’absence d’intention, c’est le travail d’effacement de l’intentionnalité.
Le fondement du métier d’acteur (d’actrice), c’est la répétition. Or
dans ce cas il n’en fallait pas, les mots à dire ne constituent pas un
texte, et encore moins un texte qu’il faudrait apprendre, et savoir
moduler. Fondamental dans cette expérience d’art – car c’en est
une – est l’effacement de l’art. Certes, et on l’entend, on l’entend
même extrêmement bien, Angela Winkler module les prénoms, elle
chante la liste plus qu’elle ne la dit, ou la lit, mais ce chant est celui
qui lui vient en la découvrant, et cela fait toute la différence. À ce qui
est arraché au silence une seule et unique issue est donnée, et c’est
par cette issue que les prénoms un instant s’évadent, ce sont des
vies – rien qu’un vol de papillons minuscules qui s’échappe des
ruines, peut-être, mais pour de vrai, comme disent les enfants, c’est-
à-dire au sein d’une lecture qui est elle-même une expérience. En
regardant ce film, nous n’entendons pas un texte, une voix off qui
nous dit quelque chose, nous écoutons une expérience, et c’est
parce que celle-ci nous est restituée que quelque chose de ce
qu’elle dit nous parvient, mais dès lors avec une rectitude étrange,
qui serait celle d’un pur écho, d’un écho sans source, soit le
tremblement même d’une voix, et du drame dans cette voix.
Ce qui est en jeu ici c’est ce que Walter Benjamin tenta de
condenser en fabriquant le concept de « teneur de vérité »
(Wahrheitsgehalt). « Teneur de vérité » n’est pas un nom savant qui
vaudrait comme synonyme d’authenticité ou de véridicité, il indique
bien que ce qu’il nomme – la vérité – demeure inatteignable et qu’il
ne peut être question envers elle que d’une approche ou d’un
effleurement : la teneur n’est pas une quantité mais une tenue, elle
est ce qui fait que l’on se tient face à quelque chose qui a touché à
la vérité ou, plutôt, qui a été touché par elle. Ce toucher, ou ce
frôlement, il est en chacun des prénoms du film, mais ce qui les lie,
c’est d’abord le silence d’où ils s’élèvent et s’écartent un instant. Or
ce silence n’est pas celui, solennel et sans doute vain, des « minutes
de silence », mais celui, à la fois interminable et intermittent, sur
lequel s’enlèvent les paroles quand justement, cherchant à dire et à
rejoindre le pour de vrai de la teneur, elles hésitent et s’interrompent,
se suspendent, s’écartant du discours pour faire consister en deçà
de lui une tout autre tenue, une tout autre adhésion du langage à
son effort ancestral et à ce qui est en lui proprement bouleversant.
Je pense ici à ce que dit Georges Didi-Huberman quand dans
Blancs Soucis il propose de « descendre […] d’une philosophie du
3
silence en général vers ces discrets segments ou brins de silence »
qui, justement, ponctuent et dilatent les récits des survivants des
camps. Là, insaisissable et pourtant immédiatement reconnaissable,
est la teneur, la teneur de vérité qu’avant les camps qu’il ne connut
pas Benjamin arracha à la lourde intentionnalité du discours et que
nous pouvons également transporter hors du langage, dans
l’espace, vers les lieux mêmes de l’accomplissement des crimes ou
bien vers les monuments et les œuvres qui, en commémorant,
cherchent eux aussi à se tenir dans le sillage de la vérité intraitable
et nue à laquelle ils renvoient.
Et qu’il s’agisse des restes, ruinés ou pas, de lieux qui furent le
théâtre (mot qui a ici, je m’en rends compte, quelque chose de
gênant) des exactions et de la terreur ou bien de monuments érigés
spécifiquement pour en témoigner en y renvoyant, le régime de
l’intentionnalité, qui hante l’espace même de conception des
œuvres, est ici surpuissant et sa pesanteur extrême et dangereuse.
Jamais la leçon ne se récite d’elle-même, mais jamais non plus elle
ne peut être intégralement exposée, encore moins “expliquée”, il faut
qu’elle s’impose et surgisse, il faut que le contact avec ce qui la
motive soit immédiat et matériel, et que le seuil sans lequel il n’y
aurait pas d’expérience soit dégagé, c’est-à-dire béant, vide et muet.
Ici, on le devine, le moindre détail ou le plus petit indice comptent, il
y a une sorte de vitesse de saturation qui menace et partout, à
chaque instant, guette le spectre de l’édification. Plutôt que d’une
œuvre je voudrais parler d’un lieu où il m’a semblé que tout cela
avait été évité et où par conséquent un contact intimant et
inoubliable avec ce qui y fut vécu est rendu possible. De ma visite à
ce lieu j’ai rendu compte deux fois, une fois oralement, en Italie, et
une autre fois par écrit, dans un texte dont je reprends ici certains
4
éléments . Il s’agit de la Maison d’Izieu, dans le département de
l’Ain, au sud du Bugey, qui est transformée en mémorial.
Un rappel succinct des faits s’impose, il est sec et terrible : au
matin du 6 avril 1944, la Gestapo, sur ordre de Klaus Barbie, est
venue arrêter à la Maison d’Izieu les 44 enfants juifs et les
8 éducateurs qui s’y trouvaient. Seul un éducateur parvint à
s’échapper. 42 enfants et 5 adultes furent gazés dans le camp
d’extermination d’Auschwitz-Birkenau. Deux adolescents et le
directeur de la maison furent, eux, fusillés à Revel en Estonie. Sur
les 7 éducateurs, un seul revint des camps.
Je donne des chiffres, et ces chiffres ici sont sans noms, or ils se
rapportent à des histoires, à des vies, des vies brisées, et chacune
d’entre elles il faudrait la raconter, chacun de ces parcours, si
absurdement et affreusement bref qu’il ait été, il faudrait le retracer 5.
Il faudrait également raconter comment et grâce à qui cette maison
de colonie de vacances devint le lieu d’hébergement de ces enfants
pourchassés et comment, par quels glissements, on a pu en arriver
à ce matin et par qui il a été rendu possible, par qui la pure injustice
et la plus atroce violence ont pu être voulues, désirées et commises.
Mais mon propos est juste ici de dire ce qu’il en est de ce lieu et
comment il se fait qu’y venant on soit si entièrement bouleversé, tout
se passant là-bas comme si à l’innocence détruite un sursis était
donné, qui se confond à l’air que l’on respire, aux espaces que l’on
traverse et où se répercute, dans son intégrité, le deuil le plus nu.
À Izieu il n’y a pas de décombres, la maison est intacte et elle ne
montre rien, rien d’autre que l’absence, que le départ de ceux qu’un
matin on a emmenés hors d’elle pour les jeter hors du monde. Cette
maison est restée toute seule, elle est ce qui est resté du monde
après que l’on en eut ôté ceux qui y étaient en vie, et si joyeusement
malgré les circonstances. Ce que l’on a sous les yeux c’est ce qui fut
un temps une formidable cachette mais d’où ceux qui s’y cachaient
ont été extraits par la violence, et c’est ce reste, cet abandon, que
l’on a sous les yeux, comme s’il venait de s’ouvrir. Et l’on est, il faut
le dire, l’on est, en ces Préalpes lumineuses, en pleine beauté : la
maison semble tombée d’une page d’album alpestre qui se
souviendrait des Charmettes, mais voilà, l’Histoire, comme on dit,
est passée par là, et bien que le paysage soit intact tout s’est
effondré, et cette beauté ou douceur d’estampe du paysage ancien
ou sans âge, c’est comme si elle avait, du seul fait que l’on sait ce
qui s’est passé en son sein, quelque chose d’indu, ou c’est comme
si de ce paysage quelque chose se retirait. On ne peut pas
caractériser cela comme un deuil, la nature, et spécialement dans le
printemps, n’est en deuil de rien, mais c’est pour nous comme si une
dette s’ouvrait, comme si l’immensité de ce que l’on voit était l’image
de l’immensité de cette dette que nous contractons envers ce qui
nous est légué : ce lieu, cette maison, ce silence des disparus, des
emmenés, ce silence autour d’eux qui est là suspendu autour de
nous comme s’ils venaient de partir.
Ensuite on peut regarder ce qu’il y a dans la maison, tout ce qui
est resté comme trace du passage des enfants et témoigne en
silence : des photos, des dessins, des lettres, des photos et encore
des photos, et très vite on arrive à se faire une idée assez nette de
la vie de la petite colonie, très vite on retient des noms, des visages.
On se fait le roman de ces bonheurs imprécis – facéties, petites
fêtes, joies, douces carmagnoles, vaisselle, corvées légères,
chagrins –, toute la grande affaire de l’enfance ici pelotonnée dans
l’exil et selon ces visages. Jusqu’aux chambres où il n’y a plus rien,
juste les noms de ceux qui y ont dormi, avec la date et le lieu de leur
naissance, toute une bigarrure d’âges et de provenances, qui
s’oppose comme telle au refrain funèbre et unanime de la date et du
lieu de leur mort, là où ils sont partis en fumée.
Très peu de choses donc et même presque rien, des choses qui
font la grande maison vide encore plus vide, mais en face
desquelles on est totalement désarmé. À quoi tient que l’émotion soit
pourtant là-bas si violente, à quoi tient que sans rien montrer de
l’horreur elle en désigne le scandale et la honte, c’est ce qui est si
difficile à comprendre. Dans cette maison le travail de deuil n’a pas
été fait une fois pour toutes, à chaque visiteur il recommence, à
chaque passage se rouvre la déchirure. Ce deuil inachevable se
suspend dans le temps où habite la Maison d’Izieu. Elle, elle donne
sur la montagne, mais lui, il donne sur elle, il la détient. Un trou a été
fait dans le temps, et nous tournons autour, mais ce n’est ni une
ronde ni une danse, les danses et les rondes elles aussi sont
parties, tombées dans le trou. Il y a une condition du bord, ou du
rebord, et c’est la nôtre, c’est celle du deuil, c’est une relance et il
faut s’en faire l’écho.
Izieu n’est peut-être qu’un lieu parmi d’autres, dans toutes les
villes de France et d’Europe, en plus petit (c’était simplement ce
qu’un enfant appelle “la maison”), il y eut de telles cachettes
fracassées, il n’est que de lire les récits des enfants poursuivis qui
ont pu survivre et un jour raconter. Parfois une simple plaque, et
parfois rien du tout, mais pour les immeubles comme pour la Maison
d’Izieu devenue mémorial la question que l’on peut se poser est la
même : qu’est-ce qui distingue cette maison ou ces immeubles de
leurs semblables, alors qu’en apparence rien ne le fait vraiment ?
C’est, bien sûr, l’unique fait que ce soit inscrit et qu’on sache – et ce
savoir, frêle et qu’il faut tenir, est ce qui change toute la vue. Cette
question, Luc Tuymans se l’est posée à propos d’un lieu faisant
directement partie des camps de la mort via ce qu’il considère
comme la peinture la plus problématique qu’il ait jamais réalisée,
celle qui, reprenant une aquarelle faite sur place à Dachau, montre
l’intérieur d’une chambre à gaz. Mais, ainsi qu’il l’a souligné, c’est
seulement lorsqu’on lit le titre que l’on comprend de quoi cette
peinture (de 1986) est l’image : si on ne le sait pas, ou si l’on fait
abstraction du titre, on n’a guère sous les yeux qu’une pièce fermée
et vide d’un gris tirant sur le jaune, certes d’apparence sinistre mais
somme toute banale. C’est seulement avec l’intitulation que l’image
prend son sens, et qu’elle peut alors commencer en nous à faire son
chemin, soulevant au passage, à partir de son initial provocant
(transporter l’activité a priori légère consistant à faire une aquarelle
dans une chambre à gaz !), quantité de questions ayant trait à la
validité et à la possibilité même du geste artistique face à
l’extermination. (En voyant cette peinture j’ai pensé immédiatement
je ne sais pourquoi à une scène paisible vue dans un parc japonais :
quantité de vieilles dames assises sur des pliants et dessinant des
iris en fleur. Par contraste le geste de Luc Tuymans, au lieu de
sembler déplacé – ce qu’il est de toute façon –, devient pleinement
intimant, comme s’il nous plaçait tous, nous tous, aquarellistes
potentiels ou amateurs, devant un abîme.) Mais ce que je veux
d’abord pointer c’est le rôle que joue là le titre, autrement dit le nom,
l’intervention du nom, c’est le passage à l’acte du nommer qui vient
avec l’intitulation, sans laquelle rien ne serait dit ni même montré.
Pourtant ce n’est pas dans les mots mais dans la chose même
que la teneur de vérité est tenue, et le paradoxe est bien que cela
même il soit nécessaire de le dire. Non seulement pour répercuter la
teneur, mais pour la calmer, car sur place elle est trop forte, elle est
insoutenable. Prendre des photos, noter des phrases dans son
carnet, ou faire une aquarelle, ou une vidéo – il se peut que cela
revienne au même, le point du retour étant de toute façon
l’intolérable commencement, le clou totalement planté d’un « ça a
été » définitif qu’on ne peut que montrer et montrer, dire et redire.
C’est une marge d’action limitée, mais c’est la seule, avec les voix et
les images, avec les traces et les lieux qui les portent, qu’ils soient
versés au dossier de l’horreur ou qu’ils demeurent presque
impalpables, insaisissables. Le travail, il me semble, envers tout
cela, et c’est aussi celui de l’art, de l’intervention artistique, c’est
celui d’une reprise, d’une répétition, d’un apprentissage : comme un
enfant qui lit avec son doigt posé sur la ligne de lecture, comme la
voix d’Angela Winkler égrenant les prénoms pour n’installer aucune
litanie ni même aucune prière, comme lorsque pour la première fois,
médusé, on se retrouve devant le champ nu de la disparition, en
n’imaginant même pas, on n’en a pas tout de suite la force, que le
hors-champ qui la cerne est lui aussi alors un tombeau.

1. Ceux-ci sont désormais achevés.


2. Site de Sylvie Blocher : http://sylvieblocher.net/fr/oeuvres/autres-
videos/nuremberg-87.
3. Paris, Les Éditions de Minuit, 2013, p. 97.
4. Ce texte intitulé « Habiter le temps » se trouve dans le livre La Colonie des
enfants d’Izieu, 1943-1944, publié par les éditions Libel et la Maison d’Izieu en
2012.
5. C’est justement ce que rend possible le livre précité, où le destin de tous les
enfants qui sont passés par Izieu est retracé.
Note sur l’origine des textes

« Le travail du seuil ». Étrangement je ne parviens pas à


retrouver la provenance du texte, inédit, qui ouvre ce recueil. Il se
trouve qu’il en est le plus long, que je l’ai retravaillé, et qu’il a un
caractère générique qui lui vaut d’être situé au début du livre, celui-ci
n’étant pas organisé selon la chronologie des textes ou des
interventions qui le composent. D’une certaine façon on pourrait dire
aussi que son titre, de surcroît quasi éponyme dans la maison
d’édition où il paraît, justifie cette position. « Le travail du seuil » a
sans doute fait l’objet d’une conférence, mais si je vois à peu près
quand elle a pu être tenue (autour de 2003-2004) je n’ai aucun
souvenir du lieu où elle s’est déroulée.

« Envoi (ricochets)», qui reprend et développe l’argument du


présentoir de cartes postales présent dans « Le travail du seuil », a
été publié dans le numéro 2 de la revue Perspective (2016) éditée
par l’INHA.

« La violence du temps fixé » a fait l’objet d’une conférence


donnée à l’Universidad Diego Portales à Santiago du Chili fin
octobre 2013 à l’initiative d’Aïcha Liviana Messina, Andrea Potesta
et Juan Manuel Garrido. Inédit.
« La ville au fond du tableau et la maison dans la nuit » est une
conférence prononcée dans le cadre des Rendez-vous du musée
d’Art moderne de Saint-Étienne le 13 janvier 2011, en parallèle avec
une conférence de Georges Didi-Huberman sur Goya. Le thème
commun était l’imagination et l’idée de ce rendez-vous était de
Philippe Roux et d’Anne Favier. Inédit.

« Le geste de l’art, de la trace au coup de dés », conférence


prononcée à la Faculdade de Belas-Artes de l’université de Lisbonne
en 2014, a été publié en version bilingue dans le recueil O gesto da
arte – Le Geste de l’art, coédité par la Faculdade de Belas-Artes et
l’École supérieure d’art des Pyrénées sous la direction de Tomás
Maia et Philippe Fangeaux.

« Vers le brouillon général » est une conférence prononcée au


musée Rodin le 8 juin 2011 dans le cadre d’une journée d’études
liée à l’exposition L’Invention de l’œuvre. Rodin et les
ambassadeurs. Inédit.

« Décrire, toucher, atteindre. L’atelier exégétique » est une


conférence prononcée au musée Rodin le 19 novembre 2011.
Comme la précédente, elle s’insère dans la « résidence » que l’on
m’avait alors proposée dans ce musée, à l’initiative de Noëlle
Chabert. Inédit.

« Sur le fil infini du dessin » a été publié dans le numéro 2 de


Cursif, revue-catalogue dirigée par Émilie Ovaere-Corthay et éditée
par l’Association des conservateurs des musées du Nord-Pas-de-
Calais à l’occasion de l’exposition Dessiner-Tracer qu’ils avaient
organisée en la dispersant sur de nombreux sites entre 2011 et
2012. (Pour écrire ce texte je me suis servi de ce que j’ai pu voir et
croiser dans les différents musées du nord de la France qui s’étaient
associés dans le projet. Que soient donc ici remerciés ceux et celles
qui ont rendu possible ce contact direct. Tout d’abord Émilie Ovaere-
Corthay, qui fut à l’origine du projet. Mais aussi Emmanuelle
Delapierre, alors conservatrice du musée des Beaux-Arts de
Valenciennes, Dominique Szymmusiak, conservatrice du musée
Matisse du Cateau-Cambrésis, et Audrey d’Hendecourt, qui était à la
régie de ce même musée, enfin Cordelia Hatori, du Cabinet des
dessins du palais des Beaux-Arts de Lille.)

« La figure (absente)» est une conférence prononcée lors d’un


séminaire organisé en décembre 2004 au musée Picasso d’Antibes
à l’initiative de Jean-Louis Andral, conservateur en chef de ce
musée, et de Federico Nicolao dans le cadre d’une résidence qu’il y
fit. L’intitulé de ces journées était La Figure dans l’art : naissance de
l’art signifie apparition de la figure. Un séminaire en écho à l’œuvre
de Jean-Marie Pontévia. Le texte a ensuite été publié dans
La Figure dans l’art, coédité par William Blake & Co. et le musée
Picasso en 2008.

« L’image, la paroi et l’accès » a été publié en 2008 – en


traduction allemande – dans le catalogue Der verbotene Blick
coédité par Hatje Cantz et par le Museum Kunstpalast de
Düsseldorf, qui avait organisé l’exposition éponyme (commissaire :
Beat Wismer). Texte inédit en français.

« Station debout » faisait partie du catalogue de l’exposition


Tenir, debout présentée au musée des Beaux-Arts de Valenciennes
en 2010-2011, à l’initiative d’Emmanuelle Delapierre.
« Prairie, mur, lumière » a été publié dans le catalogue de
l’exposition Murs qui s’est tenue au musée des Beaux-Arts de Caen
en 2018, là encore à l’initiative d’Emmanuelle Delapierre.
Normalement le tableau emblématique de Thomas Jones aurait dû
faire partie de l’exposition, mais c’est entre autres parce qu’à la fin
ce ne fut pas possible qu’il me revint d’écrire ce texte.

« Qu’elle est petite la marge, la margelle du puits où pourtant l’on


n’est pas tombé » a été publié dans le catalogue de l’exposition
Retour sur l’abîme organisée par le musée des Beaux-Arts de
Belfort et diverses institutions culturelles de la région dont le 19 de
Montbéliard, en 2015-2016. C’est à Philippe Cyroulnik que je dois
d’avoir écrit ce texte.
Table des illustrations

Fig1. Petit mat à cartes postales. Respectivement, de gauche à


droite et de haut en bas : la frise des cerfs de Lascaux, un chat noir
reproduit sur une carte d’abonnement à la revue Purple Journal, les
Toits à Naples de Thomas Jones (Ashmolean Museum, Oxford),
La Coupe bleue de Léon Spilliaert (musée des Beaux-Arts
d’Ostende) et un couple de danseuses Tang (musée Guimet, Paris).
Fig2. En haut à gauche : Portrait d’une femme, IIe siècle. Musée
du Louvre, Paris. © 2019. Photo Scala, Florence. En haut à droite :
e
Portrait d’un vieil homme, IV siècle. Le Caire, Musée égyptien.
© 2019. DeAgostini Picture Library / Scala, Florence. En bas à
gauche : Portrait de femme. Florence, Archaeological Museum.
© 2019. Photo Scala, Florence – courtesy of the Ministero Beni e Att.
Culturali e del Turismo. En bas à droite : Portrait d’une femme.
Musée du Louvre, Paris. © 2019. DeAgostini Picture Library / Scala,
Florence.
Fig3. Many are Called, Passagers du métro, New York City,
« Woman in Hat and Fur Collar Beneath “City Hall” », Walker Evans,
1941. © Walker Evans Archive, The Metropolitan Museum of Art.
Fig4. Hirondelle andalouse, © Bernard Plossu.
Fig5. Jawaharlal Nehru annonçant la mort de Gandhi,
© Collection Fondation Henri Cartier-Bresson, Paris / Magnum
Photos.
Fig6. Le trois mai 1808 à Madrid, Francisco de Goya, 1814.
Photo © Museo Nacional del Prado, Dist. RMN-GP / image du
Prado.
Fig7. Sans titre, © Éric Poitevin.
Fig8. La Tempête, Giorgione Gallerie dell’Academia, Venise.
© 2019. Photo Scala, Florence.
Fig9. La famille de l’infant don Luis de Borbón, Francisco de
Goya, 1784. Fondazione Magnani Rocca, © 2019. Photo Scala,
Florence.
Fig10 Saratoga Springs, Walker Evans, 1931. © Walker Evans
Archive, The Metropolitan Museum of Art.
Fig11. Men Waiting, © Jeff Wall, 2007. Studio
Solomon R. Guggenheim Museum, New York.
Fig12. Dibutade, Joachim von Sandrart, 1675. Gravure extraite
de la Teutsche Academie. Droits réservés.
Fig13. Grotte Chauvet 2 – Ardèche. Photo © Patrick Aventurier.
Fig14. Cuiller à fard : jeune fille nageant. Photo © Musée du
Louvre, Dist. RMN-Grand Palais / Christian Decamps.
Fig15. L’Atelier du peintre (entre 1854 et 1855), Gustave Courbet
(RF 2257). Musée d’Orsay, Paris, 1920. Photo © Musée d’Orsay,
Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt.
Fig16. Nu féminin agenouillé, main gauche sur la tête, dans une
coupe, Auguste Rodin. © Musée Rodin.
Fig17. Photogramme de Letter on the Blind to the Use of Those
who See, © Javier Téllez.
Fig18. Vue du plafond de la chambre de Cimiez. © Succession
H. Matisse. Photo © Dmitri Kessel.
Fig19. Dessin d’une tête, Piero della Francesca. Figure extraite
du De prospectiva pingendi.
Fig20. Six croquis d’études de figures, Hubert Robert. Palais des
Beaux-Arts de Lille. Photo © PBA, Lille, Dist. RMN-Grand
Palais / Jean-Marie Dautel.
Fig21. Trois études de mains, Carle Van Loo. Palais des Beaux-
Arts de Lille. Photo © PBA, Lille, Dist. RMN-Grand Palais / Jean-
Marie Dautel.
Fig22. Vue du pont de San Stefano à Sestri près de Gênes,
Jean-Honoré Fragonard. Palais des Beaux-Arts de Lille. Photo
© RMN-Grand Palais / Hervé Lewandowski.
Fig23. Les assassins portent le corps de Fualdès vers l’Aveyron,
Théodore Géricault. Palais des Beaux-Arts de Lille. Photo © RMN-
Grand Palais / Jacques Quecq d’Henripret.
Fig24. Dessin aide-mémoire, Stendhal, dans Vie de Henry
Brulard.
Fig25. La Mémoire du vent, © Bernard Moninot.
Fig26. Marguerite, Henri Matisse. Musée Picasso, Paris. Huile
sur toile. © 2019. Photo Scala, Florence.
Fig27. Nu debout, Pablo Picasso, 1950. Peinture à la chaux sur
le panneau de glace d’une vitre murale – 183,5 × 105 cm. Musée
Picasso, Antibes. Photo © François Fernandez. © Succession
Picasso, 2019.
Fig28. Femme dans un fauteuil (2 avril 1947), Pablo Picasso.
Huile sur toile – 92 × 72,5 cm. Musée national Picasso, Paris. En
dépôt au musée Picasso, Antibes, depuis 1990. Photo © Image Art,
photo Claude Germain. © Succession Picasso, 2019.
Fig29. L’Objet invisible (1934-1935), Alberto Giacometti.
Museum of Modern Art (MoMA), New York. Bronze. © 2019, Scala,
Florence. © Succession Alberto Giacometti.
Fig30. Polyphème épiant Acis et Galatée, Nicolas Poussin.
Royal Collection Trust © Her Majesty Queen Elizabeth II 2019.
Fig31. La Mort de Chioné, Nicolas Poussin. Royal Collection
Trust © Her Majesty Queen Elizabeth II 2019.
Fig32. Pierrot, dit autrefois « Gilles », Antoine Watteau. Musée
du Louvre, Paris © 2019, Photo Scala, Florence.
Fig33. Un mur à Naples, Thomas Jones. © The National Gallery,
Londres.
Fig34. Nuremberg 87, Sylvie Blocher, Gérard Haller, 1987.
16 mm sur format vidéo. © Sylvie Blocher, Adagp.
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