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Ksemaraja

AU COEUR DES TANTRAS


Introduction et commentaires
Traduction et notes
Par

David Dubois

Parmi eux se trouve Ksemaraja, élève et sans doute cousin du grand maître. Lui aussi
est un maître : il compose des commentaires sur les textes sivaïtes les plus populaires, afin de
montrer que leur sens véritable est celui enseigné par Abhinavagupta. Il a également pour
tâche de rédiger des résumés introductifs pour les débutants ou les amateurs arrivés en cours
de route. C'est que les enseignements, à l'instar des représentations théâtrales, peuvent
s'étaler sur plusieurs journées. Mais, surtout, la philosophie d'Abhinavagupta, celle de la
Reconnaissance, est à la fois accessible et hermétique. Elle se veut, en effet, ouverte à tous,
sans restriction de sexe, de caste ni de religion. Une telle largeur d'esprit est d'ailleurs un
danger pour l'ordre des castes défendu par les brahmanes orthodoxes, ceux qui suivent les
Védas. De plus, l'auteur des Stances pour ici reconnaissance de [soi comme étant le]
Seigneur9, texte fondamental de cette pensée, prétend présenter une «voie nouvelle »,
s'appuyant presque exclusivement sur l'expérience quotidienne et sur un examen rationnel !
Mais cette approche inédite est également hermétique par sa complexité. En effet, elle ne
propose, pas une approche à l'emporte-pièce, ni un salut par le renoncement au monde.
Attentive aux détails, soucieuse de rendre raison du quotidien, elle veut inclure et réconcilier ce
que d'autres ont séparé ou exclu. Le monde n'est pas une simple illusion, la personne n'est pas
seulement une construction imaginaire. En effet, tout est construit, mais construit par qui ou par
quoi ? De plus, ajoute la Reconnaissance, les choses ne sont par de purs faux-semblants, car
ce sont des expériences, des apparences ou des manifestations. Or, Siva est justement
expérience et manifestation: Il est l'Apparence des choses, aussi bien de celles qui n'ont
qu'une apparence imaginée que de celles qui sont réputées «réelles ». Il est la texture même
du réel comme de l'irréel. Autrement dit, les bouddhistes ont raison, ou presque10... La
Reconnaissance veut ainsi montrer ce qui manque aux philosophies existantes pour remplir
leur promesse de bonheur ou de salut. D'où un discours sophistiqué qui dialogue avec les
logiciens du bouddhisme et du brahmanisme.
Ainsi donc, alors qu'il contemple son maître, Ksemarja se rend bien compte que cet
enseignement, tel quel, reste hors de la portée du plus grand nombre. Certes, les foules se
pressent pour l'entendre, les fils de ministres, les épouses des hauts fonctionnaires témoignent
d'une dévotion sans borne pour Siva, emportés par le charisme d'Abhinavagupta. Seulement,
Ksemarja pressent également que cet enthousiasme doit plus à ce charisme, justement, qu'à
une véritable compréhension des enseignements prodigués. D'ailleurs, les escrocs et les
charlatans pullulent, au Cachemire comme ailleurs, qui prennent dans les filets de leur
rhétorique les âmes en peine de réconfort. Les satiristes et moralistes de tous bords ne
manquent pas de dénoncer les « maîtres» auto-proclamés, avec leur cour de dévots manipulés
ou franchement déséquilibrés. La philosophie de la Reconnaissance ne sera-t-elle qu'une
vogue tantrique de plus?

Comment faire, donc, pour communiquer l'enseignement véritable de la


Reconnaissance aux gens sincères, mais qui n'ont ni la possibilité ni les compétences pour
étudier les textes complexes et ardus enseignés jusqu'ici? Ksemarâja reçoit de plus en plus de
requêtes légitimes de la part d'adeptes enthousiastes, mais incapables de se confronter à la
dialectique contournée des Stances pour la reconnaissance du Seigneur, composition poétique
et dialectique du très subtil Utpaladeva. Les Méditations sur ces Stances, oeuvres de son
maître Abhinavagupta, sont brillantes et pleines d'idées nouvelles. Mais cet être singulier est
féru de logique et de grammaire et, de temps à autre, il ne cache pas son mépris pour ceux qui
ne sont pas aussi érudits que lui. Malgré le respect qui lui est dû, l'on peut douter de ses
talents de vulgarisateur.
Dès lors, afin de répondre aux aspirations réelles du public, mais aussi pour que
l'intention profonde de ses maîtres trouve son accomplissement, Kemarâja décide de
composer une œuvre à la fois authentique et accessible qui résumerait l'enseignement
d'Abhinavagupta sur la Reconnaissance. Tel est, du moins, le scénario que l'on peut librement
conjecturer à partir des rares éléments dont nous disposons aujourd'hui, contexte qui a vu
naître l'œuvre ici traduite sous le titre de Quintessence de ici Reconnaissance. Cet ouvrage
est, d'abord, authentique, parce qu'il reflète fidèlement la pensée et les principaux arguments
des philosophes de la Reconnaissance que sont Utpaladeva et Abhinavagupta. Et accessible
aussi, parce que relativement bref et dépouillé des circonlocutions de la polémique en bonne et
due forme. De plus, l'auteur choisit d'intégrer à sa présentation des éléments de yoga, alors
que la Reconnaissance est surtout un discours qui s'adresse à l'intellect: il s'agit de
comprendre pour éventuellement sentir Dieu, alors que le yoga propose plutôt la démarche
inverse. De fait, le public exige un divin tangible, hier comme aujourd'hui. Il aspire à une
vérification par l'expérience et par le ressenti des thèses inouïes professées par la
Reconnaissance.
La Quintessence de la Reconnaissance est le résultat de ce souci pédagogique. Selon
ses propres termes, ce texte, formé de vingt aphorismes avec leur auto-commentaire, est la
«quintessence extraite de ce vaste océan qu'est la Reconnaissance ».

En dehors des Stances, le corpus de la Reconnaissance ne comprend en effet pas moins de


deux auto- commentaires par Utpaladeva, auteur des Stances. Le premier auto-commentaire,
concis, est en simple prose, tandis que le second propose une expliquation détaillée en plus de
seize mille vers du sens des Stances. Abhinavagupta, quant à lui, a composé deux
Méditations, l'une sur les Stances elles-mêmes, l'autre sur leur auto-commentaire en vers. Ce
corpus s'avère donc fort volumineux. Traditionnellement, on le compare à un océan qu'il n'est
pas aisé de traverser. C'est pourquoi Ksemarja compare son œuvre à l'extraction du nectar
d'immortalité de l'océan de lait par les dieux et les démons de la mythologie indienne. De
même, cette œuvre est l'essence de cette vaste étendue qu'est la Reconnaissance qui est elle-
même l'essence de la connaissance révélée par Siva dans les tantras. Ce nectar est un
remède apte à neutraliser les effets de cet autre océan - de poison - qu'est le sarnsara, c'est-à-
dire la condition humaine ordinaire. De notre point de vue, il accomplit fort bien sa tâche, car il
réussit à demeurer fidèle aux idées essentielles de la Reconnaissance, tout en la présentant
sous un jour plus digeste. Autrement dit, ce manuel n'est nullement une édulcoration, puisqu'il
conserve l'essentiel de la force de cette philosophie.
Cette force, quelle est-elle ?
Contrairement à d'autres spiritualités, la Reconnaissance ne propose pas de s'unir à
Dieu, ni même de devenir Dieu. Elle affirme que nous sommes, purement et simplement, le
Seigneur omniscient et omnipotent dont parlent les religions théistes de l'Inde. A en croire
Utpaladeva, auteur des Stances pour la reconnaissance de [soi comme étant le] Seigneur,
c'est même une évidence, tellement évidente qu'il ne saurait être question de la démontrer ou
de la réfuter. Simplement, même si nous sommes Dieu et que tout est Dieu, nous ne nous en
apercevons pas. Et - c'est le moins que l'on puisse dire - nous n'en sommes pas convaincus.
Or, ce qui passe inaperçu est sans conséquences pratiques, nous dit Abhinavagupta. C'est
bien là, mais cela pourrait aussi bien ne pas l'être, comme ces paysages que nous voyons en
passant, sans les regarder ni les identifier, sans les savourer ni les prendre à cœur. Ce
manque d'attention est bien regrettable, car depuis toujours nous sommes arrivés à
destination. Mais nous n'avons jamais pris la peine de sérieusement inspecter les lieux.
Il ne s'agit donc pas de mettre en oeuvre des méthodes pour arriver quelque part, ne
serait-ce que figurativement. Le point décisif consiste plutôt à re-connaître' que ce que nous
voulons vraiment est déjà là. La situation fantasmée est déjà présente, la porte n'a jamais été
fermée. Il n'est donc pas question de faire, de pratiquer, mais simplement de connaître, ou plus
exactement de re-connaître. Reconnaître, ce n'est pas rechercher une expérience nouvelle,
inédite, un vécu du nirvàna, c'est bien plutôt voir ce qui est «ici et maintenant ». Non pas
rechercher une extase ou provoquer un vide mental, mais plus ordinairement se laisser
convaincre du caractère extraordinaire de la vie de tous les jours.
Mais, dira-t-on, à quoi bon cette trouvaille si elle ne change rien à notre pitoyable
condition? C'est là qu'est le paradoxe. En effet, en réalisant qu'il n'y a rien à change1, tout
change. Ce n'est pas en cherchant Dieu qu'on le trouve, mais c'est en comprenant que toute
expérience est toujours déjà expérience de Dieu que la Reconnaissance porte son fruit, qui est
la liberté absolue. Car, bien évidemment, le propos de ces' philosophes radicaux n'est pas de
spéculer pour spéculer, même si cette philosophie n'est pas non plus une simple carte en vue
d'une pratique future. Il n'est pas question de se faire une idée du Souverain Bien, pour ensuite
devoir se mettre en route pour l'atteindre ou bien le vérifier par une pratique de la méditation.
Car tout est Dieu, tout est soi, depuis toujours et pour jamais. La pratique, ici, consiste
uniquement à comprendre. Faire est vain puisque tout est indifféremment Dieu. La seule
pratique nécessaire et suffisante consiste en l'observation et en la réflexion. Voir véritablement,
c'est changer réellement. Ce n'est pas en cherchant à produire une expérience différente que
notre expérience se transformera de manière durablement satisfaisante. En revanche, en
prenant conscience de la réalité en son intégralité, la réalité s'en trouvera transfigurée
spontanément. Prenez un dessin ambigu: imaginons que vous voyez une femme laide. Là-
dessus, on vous dit qu'il y a là une belle jeune fille. Plein de bonne volonté, vous pouvez alors
fermer les yeux, ou décider que la vieille femme n'existe pas, ou projeter la jeune femme par-
dessus la vieille. Mais celle-ci continuera d'apparaître. La seule solution pour changer
réellement le dessin sans changer de dessin, c'est de modifier notre manière de l'interpréter.
Comment? En le regardant et en reconnaissant les traits de la jeune fille, qui sont déjà là. Ainsi,
on change son monde sans changer de monde. Car voir, c'est déjà interpréter, juger, imaginer.
Croyant naïvement que ce spectacle des êtres et des choses est donné, nous passons à côté
du fait qu'il est constamment construit et reconstruit par -la conscience.
Afin de susciter ce basculement de notre sensibilité à la fois affective et intellectuelle,
depuis un regard fragmenté et comme absent vers une vision intégrale, la Reconnaissance
offre un certain nombre de stratagèmes . Comme la conscience est une puissance aux aspects
multiples, ces artifices sont également divers. Mémoire, perception, langage, émotions,
sensations, désir, imagination, mais aussi évanouissement ou inconscience: la
Reconnaissance voit en chacune de nos expériences une porte vers une transformation
radicale de notre expérience, justement. Ksemarja suit fidèlement la démarche de. La
Reconnaissance, qui consiste à réduire les choses à l'Apparence, puis l'Apparence à la
conscience, et enfin la conscience à la liberté absolue. Le génie d'Utpaladeva fut d'employer le
terme prakaa pour désigner
cette essence des choses, personnifiée par Siva-Bhairava. En effet, sa racine verbale (ks<-)
signifie littéralement « briller », mais aussi «apparaître », «devenir visible ». Ce mot est, de
plus, voisin de ceux employés usuellement pour désigner les apparences ou le fait
d'apparaître, tous également formés sur des racines désignant l'acte de mettre en lumière. Par
conséquent, en disant que Siva est la «lumière» des choses - l'Apparence des apparences - il
montre que Siva n'est pas une réalité cachée derrière les choses ou les apparences. Bien
plutôt, Siva est pure manifestation, pure existence et simple apparaître des choses. C'est
justement ainsi qu'il se cache : partout et toujours présent, il semble dès lors absent16. D'autre
part, Utpaladeva dit que tout est « apparence». Or, ce mot est aussi ambigu en sanskrit qu'en
français. Apparaître, c'est se révéler, mais c'est aussi sembler, voire induire en erreur. Cette
ambivalence correspond au fait que Siva se connaît lui-même de multiples manières, plus ou
moins adéquates. Cette capacité de se méconnaître est l'Illusion (maya). Mais cette Illusion
n'est pas un défaut. Elle est la souveraineté du Seigneur, qui consiste à se croire absent
jusque dans sa propre Présence. De plus, cette Illusion est aussi Apparence, elle est aussi
Manifestation. Elle est donc, elle aussi, Siva. Ou plutôt, elle est la connaissance incomplète
que Siva - l'Apparence - a de lui-même, connaissance incomplète librement et gratuitement
désirée. Il importe de conserver à l'esprit ces ambiguïtés, car le discours de la Reconnaissance
joue souvent sur elles pour s'exprimer de manière paradoxale.
Dans son exposé, Kemaraja résume l'essentiel de ces arguments, tout en s'adressant à
un plus large public. Il cherche à montrer que la Reconnaissance est la vérité profonde des
différentes traditions ivaïtes de l'époque: le Sivaïsme dualiste du Siddhnta, les cultes de
Bhairava, la doctrine de la «Vibration» (spanda), ainsi que les sectes ésotériques Trika et
Krama. Le Krama est, selon Abhinavagupta, le culte le plus secret et le plus élevé. C'est
pourquoi Ksemarja, dans le commentaire de chacun de ses aphorismes, cite des textes de ces
écoles afin de montrer que la Reconnaissance leur est conforme, et qu'en particulier elle est en
consonance avec la doctrine la plus profonde, 'celle du Krama. Telle est la raison d'être des
nombreuses citations qui émaillent l'auto-commentaire, et qui sont comme autant d'allusions
visant à rallier les différents courants du Sivaïsme à la théologie d'Abhinavagupta.
Ksemaraja a-t-il réussi son projet de vulgariser la Reconnaissance? A en juger par le
nombre de manuscrits de la Quintessence que l'on trouve dans toute l'Inde, il ne fait guère de
doute qu'elle a connu un immense succès. Mais, en raison même de ce succès, d'autres
versions de l'œuvre sont apparues, modifiées pour s'adapter à différents contextes. Ainsi, il faut
compter dans la postérité anonyme de ce texte la tradition de la Srïvidya. A l'origine, il s'agit
(vers le XI' siècle) d'un culte érotique rendu à la Déesse qui personnifie la connaissance que
Dieu a de lui-même, connaissance qui n'est rien d'autre que notre conscience et notre
souveraine liberté. Alors que les traditions tantriques antérieures,, comme leTrika et le Krarna,
vont peu à peu disparaître, la Sffvidyâ sera, avec le culte de Kubjikâ au Népal, l'une des
traditions tantriques non-dualistes qui connaîtra le plus grand succès jusqu'à nos jours. Or on
retrouve des passages de la Quintessence insérés dans le tantra fondamental de la Srividya, le
Cœur de la Yoginï. Ce culte érotique devint très répandu dans les milieux brahmaniques de
l'Inde du Sud, si bien que la tradition hautement orthodoxe de 1'Advaïta Védânta, ennemie
farouche des tantras, fondée par l'ascète Safikara au ville siècle, finit par incorporer une
version édulcorée de ce culte pourtant situé aux antipodes de l'idéal de pureté brahmanique.
Aujourd'hui, la Srividyâ connaît un succès grandissant dans les classes moyennes hindoues,
mais cette liturgie est à présent totalement expurgée de ses éléments tantriques. En revanche,
la philosophie de la Reconnaissance, via l'oeuvre de Kemarja surtout, a donné naissance à un
court poème attribué à Saikara, intitulé La Huitaine de Daksinamirti. Mais Sankara étant aussi
non-dualiste, cette attribution n'a guère suscité de doute dans les milieux brahmaniques. La
plupart de ses adeptes n'hésitent pas à attribuer ce texte à leur maître, sans doute heureux de
trouver là une autorité pour justifier une forme moins austère de non-dualisme.

Au Cachemire même, la Srîvidyâ connut une certaine diffusion. Mais de nombreux


savants avaient conscience de sa nature tantrique, non brahmanique et donc condamnable.
Ainsi, un adepte du XVlle siècle, un certain Sahib Kaul, a composé un hymne à la Déesse
dans lequel il insère la Quintessence sous une forme versifiée. C'est une forme d'apologétique
quelque peu déguisée, mais de plus en plus nécessaire dans une Inde où le puritanisme
brahmanique était devenu la seule norme. Un autre texte anonyme du Cachemire, Le
Divertissement de la manifestation de la conscience, propose quant à lui la Quintessence, mais
sous une forme versifiée et avec une adresse à la Déesse qui laisse entendre que cette
version fit, à un certain moment, partie d'un tantra. Toujours dans le domaine tantrique, mais
non sivaïte, l'on découvre des fragments de la Quintessence dans des textes visnouïtes
comme le Tantra de Laksmï ou bien le Recueil d 'Ahi rbudhnya.

- Mais ici, plutôt qu'à ce fils de Siva, l'auteur s'adresse à Siva lui-même. Ce dieu
suprême est, purement et simplement, Dieu : le Seigneur. Dans les traités contenant la gnose
révélée par lui, il est défini comme omniscient et omnipotent . S'il est omnipotent, c'est parce
qu'il accomplit «les cinq actes» . Cinq actes ou, plus littéralement, cinq tâches à accomplir, bien
que le Seigneur Siva, étant le Grand Seigneur , n'ait aucun besoin à satisfaire. Spontanément,
par un débordement de sa nature qui est liberté absolue, il manifeste ces œuvres, tel un acteur
jouant divers personnages sur une scène de théâtre. Autrement dit, c'est librement et
gratuitement qu'il s'imagine lui-même être une infinité d'êtres vivants dans d'innombrables
univers.
Mais avant cela, et par-delà toutes ces identifications, il prend conscience de lui-même
comme étant absolument tout ce qui apparaît, comme étant un pur Apparaître, une lumière non
délimitée par le contenu de ce qui apparaît. Il est, sans différenciation aucune, toutes les
apparences sans exception - réelles comme imaginaires, et jusqu'à l'apparence de ce qui
n'apparaît pas. Il n'est pas une apparence en particulier. Il est l'Apparaître, la Présence de tout
ce qui se présente, quels que soient le lieu et le moment, lesquels sont eux aussi des
apparences. Bien plutôt, tout apparaît à l'intérieur de lui, et il en prend conscience de manière
indivise, sans imaginer de différences entre « l'intérieur» et «l'extérieur», entre «mon» corps et
le reste du monde, entre soi et autrui. 111 est alors une prise de conscience indifférenciée -
sans préférences - de tout ce qui apparaît, sans discrimination, un peu à la manière dont un
petit enfant regarde une fresque d'un regard global. Il ne se dit même pas qu'il regarde une
fresque: il est tout entier regard, pur apparence, sans sujet qui regarde ni objet regardé. Et
c'est exactement notre cas lorsque nous contemplons une scène avant de revenir sur elle et de
la juger. C'est aussi la situation d'un homme surpris, bouche bée, frappé de teneur ou
d'émerveillement ou encore pris d'un incontrôlable éternuement. C'est cette situation de
conscience dépouillée que les textes du sivaïsme cachemirien nous indiquent comme autant
de portes vers le Sans-accès, vers l'Origine toujours présente, mais présente à l'état brut dans
ces intervalles. Retenons que ce qui est vrai pour ces moments l'est aussi pour ceux qui les
suivent: chaque expérience de l'individu ordinaire est l'analogue de l'expérience que Dieu a de
lui-même. La Reconnaissance va jusqu'à affirmer que c'est Dieu lui-même qui voit, sent,
marche et désire... C'est cette identité incroyable, scandaleuse ou inespérée, qu'il importe
précisément de re-connaître à partir de ces indications. Il ne s'agit pas, à proprement parler, de
métaphysique.
Mais ensuite, l'élan de sa liberté pousse l'Etre à imaginer des différences au sein de lui-
même, c'est-à-dire dans cette Manifestation illimitée qu'il est. Il s'identifie ainsi à certaines
apparences - le corps, les sensations, les impressions «subjectives » - par opposition à un
univers qui lui fait face. Et cette dualité du sujet et de l'objet engendre tous les maux dont
souffrent les êtres vivants, dont les dieux et les hommes. Il fait des différences, se croit séparé
de tout, et a l'impression de manquer de ceci ou de cela. De plus, il est convaincu de n'avoir
presque aucune liberté et d'être déterminé par les conséquences bonnes ou mauvaises de ses
actes.
Toutefois, n'oublions pas que cette finitude est la conséquence d'un acte absolument
libre. C'est librement que Siva - conscience et apparence indivises - prend conscience de lui-
même comme étant limité et souffrant.
Jusqu'ici, nous avons décrit les quatre premiers actes. Nous savons que le Seigneur est
Manifestation, Apparaître ou Présentation. Librement par sa «Puissance de Liberté» , il
interprète cette manifestation, qui n'est autre que lui-même, comme un monde étranger dans
lequel il se trouve. Et il adopte autant de points de vue différents, de représentations de lui-
même, qu'il y a d'êtres vivants. II se manifeste donc - il n'est que Manifestation -, mais en se
cachant, en s'oubliant lui-même (en se retirant de la scène. Les trois premiers actes -
émanation-apparition, persistance d'une apparence, et sa résorption - se ramènent ainsi au
quatrième, celui d'occultation. Cette expansion en d'infinies apparences est, aussi bien,
contraction et fragmentation. C'est lui qui apparaît à lui-même mais, librement, il choisit de ne
pas le reconnaître, de s'oublier et de se prendre pour une apparence limitée dans le temps,
dans l'espace, dans la connaissance, dans ses désirs, et dans sa manière de penser les
choses.
Cependant, ces quatre actes ont pour sens profond ou dernier le cinquième et dernier
acte: celui de la grâce ou révélation . Siva est une libre Manifestation, qui, paradoxalement, est
une occultation de soi. C'est un dévoilement de soi qui, paradoxalement, débouche sur une
méprise. Toutefois, cet oubli de soi ouvre lui-même sur une reconnaissance, un peu à la
manière dont le fils prodigue doit s'égarer pour ensuite retrouver son père. L'Apparence ultime,
la fin, dernière de toutes ces manifestations, leur «vérité ultime », c'est la mise en lumière du
fait que «Je suis la Manifestation indivise », c'est-à-dire l'infinité des choses en leurs détails
infinis.
Ce terme de «r,e-connaissance» désigne l'acte par lequel la Manifestation qu'est Siva
cesse de se prendre pour telle apparence à l'exclusion des autres et se reconnaît enfin
adéquatement comme étant toute apparence, sans plus forger aucune différence entre elles. Il
faut ici noter un point capital: voir les choses dans leur réalité in-différente n'entraîne pas la
disparition des différences entre ces choses, puisque ces différences sont, elles aussi,
Apparence. Tout est donc Siva, .y compris la conviction tenace que l'on n'est pas lui et tout ce
qui s'ensuit. Le regard juste, au lieu d'interpréter la Manifestation (tout ce qui arrive au sens
large) comme une réalité inerte, étrange et étrangère, dans laquelle «je suis un corps» ou une
apparence parmi d'autres et à l'exclusion des autres, reconnaît que « je suis cette pure
Manifestation indivise à l'intérieur de laquelle tout apparaît, comme autant de reflets dans un
miroir ». Cette Manifestation, cette «Lumière », qui est le fait même d'apparaître, est enfin
ressaisie dans un acte de conscience globale, qui ne fait plus de différences, comme lorsqu'on
regarde une ville depuis les hauteurs: on voit tous les détails, mais tous apparaissent en même
temps, embrassés dans un seul et même regard.
Cet Apparaître indivis est «notre propre Soi», notre vraie nature. Car tout ce qui
apparaît, apparaît, subsiste et disparaît en elle, alors qu'elle-même demeure toujours présente,
en tant qu'Apparaître de tout ce qui apparaît. Puisque tout dépend d'elle, mais qu'elle-même ne
dépend de rien, elle est l'essence de tout. Or, ce dont une chose dépend est le «Seigneur» de
cette chose, comme un royaume dépend de son roi. Notre «propre Soi» - la conscience qui est
pur Apparaître - est donc « la divinité ». Elle est le Seigneur omnipotent et omniscient dont
parlent les Ecritures, puisque rien ne peut être perçu, ni connu, ni fait en dehors de l'Acte
d'apparaître. Notons que l'Apparaître qu'est Siva est inséparable de l'Acte qui prend
conscience de cet Apparaître, et qui est personnifié par la Déesse. Tout ce qui est est
Apparaître, et l'Apparaître est conscience. 11 y a donc toujours à la fois unité et dualité du sujet
(la conscience) et de l'objet (l'Apparaître). On peut les distinguer dans un discours, mais pas en
réalité.
En outre, reconnaître que je suis pure Apparence indivise, c'est-à-dire apparence non
délimitée par ce qui apparaît, c'est «rendre hommage ». Cet hommage est un autre nom de la
conscience, de la Déesse perpétuellement et éternellement adonnée à l'amour de tout ce qui
est, c'est-à-dire du Seigneur qui est Apparaître. La Déesse est oubli, dispersion et méprise,
tout comme elle est reconnaissance, mémoire, dévotion et vérité.
La «vérité ultime », c'est donc que même les apparences limitées et antagonistes, les
apparences de finitude et de déréliction, sont la libre Manifestation. Siva est «mise en lumière
», «illumination », «manifestation» ou « apparence ». Autant de termes pour rendre le sanskrit
pra/&a - «mise en lumière» - qui désigne le fait que la Réalité n'est pas une essence cachée
derrière les apparences, mais bien plutôt l'Apparence même. Toute expérience est l'Expérience
infinie qu'est Siva. Ordinairement, elle se méprend librement sur elle-même. Elle se prend pour
une expérience de finitude, celle du « je suis un corps, voué à la mort ».
Parce que cette Apparence est indivise, elle est par ailleurs une «masse» que rien ne
peut scinder réellement, sauf l'imagination. Mais cette imagination est la liberté de
l'Apparence, de la Manifestation, la manière dont elle se méprend - librement - sur elle-même.
Ce pouvoir de, s'absenter de soi au sein même de notre présence est notre liberté. Il désigné
plus loin par le terme « conscience ».
Cette Apparence sans restrictions, sans dualité, est également «félicité». Car, même si
elle suppose méprise et souffrance d'un point de vue limité, elle est sans souffrance si on la
considère en son intégralité, sans choisir. En effet, Siva est le Patient et l'Agent tout à la fois : il
se perd dans ses propres créations pour ensuite pouvoir mieux se retrouver et goûter la
satisfaction de cette réunion.
Enfin, ces cinq actes peuvent être envisagés comme cinq phases de la Manifestation.
Ce seraient alors les grandes étapes de chaque cycle d'activité cosmique: unité originelle,
chute des créatures, puis retour à l'origine. Et c'est bien ainsi que la plupart des textes révélés
par Siva l'envisagent, du moins ceux de la religion dualiste Siddhanta. Mais Ksemarja, suivant
en cela les traditions reçues de ses propres maîtres, en donne une interprétation qui s'applique
à chacune de nos expériences individuelles: chaque instant de nos existences, chaque
perception et chaque réaction sont ces cinq actes. Ils sont cinq manières d'interpréter chaque
événement, chaque apparence.
Dès lors, l'intention de l'auteur apparaît clairement: chaque instant de notre vie
quotidienne est, au sens le plus fort, un carrefour. De fait, selon la façon dont on l'envisage -
avec notre corps et notre âme -, il sera une occasion d'aliénation ou bien de délivrance. Mais
ce thème sera, comme tous les autres ici ébauchés, repris plus en détail dans le corps du
texte279.

0.2. Seconde stance faste : la raison d'être de l'enseignement et son origine

«Afin d'apaiser le poison de la transmigration, J'ai extrait la quintessence du Vaste océan de la


Reconnaissance,l'Essence de l'enseignement de Siva.»

A présent, l'auteur explique le titre de son œuvre et définit le public auquel elle
s'adresse.
Selon la tradition indienne, tout texte doit avoir un but propre qui justifie son étude. Ici, il s'agit,
selon une métaphore traditionnelle, «d'apaiser» - de neutraliser - les effets de ce « poison»
qu'est le sarnsira. Sanzsara est le nom de la situation d'aliénation dans laquelle nous nous
trouvons, décrite comme un cycle répétitif marqué par l'absence de commencement dans le
temps. Chacun erre dans des mondes infiniment divers, mais en lesquels, à force de répétition,
se révèle l'absurdité de cette condition. En effet, alors que chacun d'entre nous est, selon
Kemarja, le Seigneur - et donc l'auteur de tout ce qui lui arrive -, cette Manifestation créatrice
vire proprement au cauchemar, faute de reconnaître cette réalité pour ce qu'elle est. Comme
un peintre qui serait effrayé par ses propres peintures, comme un tigre s'effrayant de son
propre reflet, ou comme un esprit terrorisé par ses propres songes, nous nous égarons par
suite même de notre liberté. Celle-ci est bien illimitée mais, précisément pour ce motif, elle est
immature et confuse. Comme enivrée par l'absence de restrictions, elle est prise par le vertige
de l'imagination sans restriction. Nous nous persuadons alors que nous sommes incomplets et
foncièrement dépendants de toutes sortes de choses, faisant face au monde dans lequel nous
sommes apparus. Nous nous estimons de plus conditionnés par les conséquences bonnes ou
mauvaises de nos actes (le fameux karma). Dès lors, tout comme un esprit ensommeillé erre
de rêve en rêve, le, Soi s'imagine tomber d'une existence à une autre, naissant pour mourir, et
ne mourant que pour renaître, sans que jamais cela semble devoir finir.
Remarquons que la condition humaine est ici décrite, certes, en termes négatifs, mais
sans aucune connotation morale: la conscience ne subit pas les conséquences d'une faute
morale, mais d'une erreur de jugement sans cesse répétée. Sa situation, tragique sans doute,
n'a pas de signification morale. Les êtres sensibles ne vivent pas pour expier des péchés ou
des fautes jugées par un autre qu'eux, mais sont bien plutôt les victimes de leur liberté infinie
alliée à leur ignorance innée. D'ailleurs, on notera l'absence de conseils ou même de simples
considérations morales dans les écrits de Ksemarja et de ses maîtres. La souffrance n'est pas
une épreuve ni une punition: c'est, bien plutôt, le symptôme d'une pathologie, d'une sorte de
«maladie de jeunesse» de la conscience Fascinée par ses possibilités, elle s'oublie et se perd.
Bien sûr, cela rappelle les mythes gnostiques relatant la chute de 1 âme dans la Nature
matérielle, ou encore les mythes platoniciens décrivant la vie comme un emprisonnement de
l'âme dans le corps. Il est vrai que les mythes sivaïtes parlent également de la condition
humaine comme d'une chute (la conscience est avaridha, « descendue »). Notre auteur
utilisera lui-même ce langage. L'âme, dit-il, c'est la conscience contractée par les. «cuirasses»
que sont, entre autres, le temps et la causalité. Cependant, ici - et il y a là un point décisif c'est
la conscience souveraine elle-même qui se contracte elle-même librement. Autrement dit,
même l'aliénation est une conséquence de la liberté. La conscience se contracte d'elle-même
et elle se délivre d'elle-même. «Ici », dans cette pensée tantrique, on ne retrouvera aucun des
paradigmes chers aux textes gnostiques ou chrétiens: l'âme n'est pas une «prostituée », le
corps n'est pas un «bordel ». Les modèles qui servent à penser ce devenir sont ici ceux du
couple d'amants, ou celui de l'artiste face à l'œuvre qu'il improvise.
La conscience est ainsi malade car elle se méprend sur elle-même, elle se méconnaît.
Tout comme l'enseignement (dharma) du Bouddha, l'enseignement de la reconnaissance se
présente donc comme un remède éthique, et non à la manière d'un redressement moral.

Ceci nous amène à comprendre à qui s'adresse ce texte. Dans la société brahmanique,
la culture en langue sanskrite est réservée à ceux qui peuvent s'en instruire, c'est-à-dire les
brahmanes, membres de la plus haute caste, traditionnellement voués aux tâches
intellectuelles. De plus, si un membre de la plèbe apprend par coeur ou entend des textes
sacrés védiques récités en sanskrit, les textes de droit brahmanique enjoignent de lui verser du
plomb (fondu) dans la bouche ! De fait, et même si d'autres textes sont, en droit, accessibles
aux femmes et aux jeunes enfants, rares sont les discours qui s'adressent à tout être humain
sans quelque restriction de classe, de sexe ou de religion. Dès lors, on ne s'étonnera pas de
constater l'hermétisme qui règne dans la plupart des littératures de l'Inde. Pour lire un texte ou
- plus souvent - pour l'entendre, il faut en avoir le droit.
Or, on nous apprend ici que l'enseignement de la Reconnaissance s'adresse
simplement aux êtres qui souffrent d'errer dans le cycle de la transmigration. Autrement dit,
tous les êtres humains et, même, tous les êtres vivants. Ici encore, cette philosophie semble
rejoindre l'enseignement du Bouddha. Cette interprétation est confirmée par les propos
d'Utpaladeva, maître fondateur de la Reconnaissance. Au tout début de son poème des
Stances pour la reconnaissance de (soi comme étant identique au) Seigneur, il déclare en
effet: «Ayant atteint miraculeusement l'état de serviteur du Grand Seigneur, je vais justifier
rationnellement sa re-connaissance, cause de l'obtention de toutes les perfections, car je
désire aider également l'humanité. » Le but de Kemarja, assez fidèle, ici comme ailleurs, à la
lettre de l'enseignement d'Utpaladeva, est également de venir en aide à tous, quelle que soit
leur fortune aux yeux du monde. Pourquoi ? Utpaladeva s'en expliquait dans son auto-
commentaire: premièrement, il se sent «honteux» de cette «perfection solitaire ». Il décrit sa
reconnaissance de soi comme étant identique au Seigneur à la manière d'un acte de grâce.
Humble, il souhaite spontanément faire partager à autrui ce prodige. Deuxièmement, il admet -
chose assez étonnante et rare en Inde - que sa satisfaction ne saurait être complète tant que
«toute l'humanité » n'aura pas bénéficié de cette même grâce.
Bien évidemment, il convient de nuancer cette appréciation. Ce texte reste rédigé en
sanskrit et se trouve ainsi, de fait, réservé à une élite. Toutefois, l'intention altruiste et la
perspective universaliste du fondateur ne restèrent point tout à fait lettre morte, puisque ici
Kemarja fait précisément un nouvel effort pour vulgariser la Reconnaissance, en «extrayant sa
quintessence ». De plus, son maître Abhinavagupta, pourtant assez élitiste par son appel
constant aux arcanes de la grammaire sanskrite, composa des stances résumant son
enseignement en Kashmiri, langue commune de son pays. Quelques siècles plus tard encore,
Mahevarnanda composera un exposé extrêmement détaillé de cette doctrine en langue
marathe.
Quoi qu'il en soit, notre auteur conçoit la composition de son œuvré,sur le modèle d'une
opération culinaire d'inspiration mythique: le barattage de l'océan de lait. Durant cet épisode de
la mythologie hindoue, les dieux et les titans barattèrent un océan de lait. Émergèrent alors
divers êtres et substances aux pouvoirs merveilleux, dont le nectar d'immortalité. De même,
après avoir médité l'ensemble des textes de la Reconnaissance, Kemaraja en extrait la
quintessence capable de conférer l'immortalité ou, du moins, de convaincre les hommes que
leur vraie nature ne connaît point de mort.
0.3. Introduction : précisions sur la raison d'être de l'œuvre

«En ce monde, il y a des gens pieux qui aspirent à l'absorption complète en le suprême
Seigneur, (absorption) qui apparaît grâce à une irruption de la Puissance (de Grâce. Mais) leur
pensée délicate n'est pas aguerrie à l'âpre étude des traités de dialectique. On leur présente
(donc) brièvement l'essentiel de l'enseignement de la Reconnaissance du Seigneur. »
Bien que la Reconnaissance se présente comme une démonstration rationnelle débouchant
sur une certitude du même ordre, et s'adressant à tout être humain quelle que soit son
obédience religieuse, l'amour y joue un rôle central. Mais cette attitude - qui consiste
traditionnellement à adorer Dieu selon les manières qu'il a prescrites dans des textes
liturgiques, voire selon les injonctions du cœur (dans le cas de l'adepte qui a dépassé toutes
les règles) - est réinterprétée dans la perspective philosophique de la Reconnaissance. En fait,
la reconnaissance de soi et de tout comme étant le Seigneur est l'amour même. C'est la forme
de participation la plus haute, et aussi l'hommage et le rituel parfaits. Plus exactement, il s'agit,
grâce à une méditation philosophique guidée par les déclarations de Siva et des maîtres, de
reconnaître que toute activité est déjà, en elle-même, adoration rituelle et parfait amour. En
effet, toute expérience est conscience, inséparable de tout ce qui apparaît. Cette inséparabilité
est personnifiée dans le registre, du mythe par l'amour inconditionnel que la Déesse éprouve
pour Siva, et qu'elle prouve à travers maintes tribulations. La Déesse, donc, est amour et
adoration de Dieu. Toute conscience est désir et adoration de l'Etre. Mais, ordinairement, l'acte
conscience est fragmenté par mille préjugés qui l'empêchent de s'unir à l'Etre-Apparence en sa
totalité indifférenciée. Telle est la vérité que la liturgie, dans son cadre artificiel particulier,
exprime symboliquement. En d'autres termes, tout ce que l'adepte effectue délibérément
durant le rite s'accomplit spontanément durant les activités quotidiennes, sauf que l'individu
ordinaire n'en a pas conscience. A chaque fois qu'il voit, qu'il pense, qu'il sent, il voit, pense et
sent son Soi - lui-même -, mais sans le reconnaître comme tel et sans le savourer. D'où la
répétition à l'infini des désirs projetés vers tel objet ou telle situation. L'adepte, au contraire,
reconnaît que chaque acte de conscience est un acte d'amour pour l'Apparaître infini. Au-delà
de l'apparence limitée - une pomme, par exemple - il goûte tout ce qui est, et qui est lui-même,
au-delà de tout antagonisme entre soi et autrui. Pour lui ou elle, tout est reconnaissance de soi
et, donc, amour de Dieu. Tout est union de la Déesse et du Dieu. Ç'est pourquoi Utpaladeva, le
fondateur de la philosophie de la Reconnaissance, peut vouloir rendre «hommage à l'être orné
d'amour qui brille de cette Lumière qu'est Siva, sans pourtant avoir suivi les injonctions
rituelles, ni avoir récité (de mantra), ni avoir visualisé (la forme de la divinité) ! ».
Cette prédominance de la dévotion spontanée - c'est-à-dire de l'intuition - sur les
artifices des rituels et des pratiques yoguiques de l'inde est déjà présente dans les tantras de
Bhairava les plus «ésotériques », ceux dans lesquels Siva expose le culte de sa moitié, la
Puissance. C'est le cas du «style de
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pratique des clans des Yoginï». Ces traditions, sans doute aussi anciennes que les traditions
tantriques et élaborées dans ces mêmes milieux, prescrivent à ceux qui désirent acquérir des
pouvoirs extraordinaires un culte réglé de déesses féminines ambivalentes au moyen
d'offrandes impures tirées du corps humain, telles que la chair, le sang et les sécrétions
sexuelles. Mais surtout, dans ces systèmes, le culte tend à s'intérioriser. D'abord dans le corps
de l'adepte et de sa partenaire puis dans l'imagination. C'est pourquoi la liturgie se condense,
de manière à mettre en valeur l'expression spontanée d'un état de possession divine. Ainsi,
pour l'adepte, «satisfaire les déesses », c'est satisfaire ses sens - y compris sa sensibilité
esthétique - en buvant et en chantant. De sorte que les rituels extrêmement complexes
prescrits ailleurs dans la plupart des tantras s'en trouvent dévalorisés.
Cette mise en opposition du naturel et de l'artificiel est un thème récurrent de ces
traditions <s du corps » (c'est un des autres sens du mot kaula) et se retrouve dans certains
tantras révélés par Bhairava281, 'comme le Vijfïana. Après y avoir énuméré les principales
pratiques d'accomplissement spirituelles, il les juge en ces termes : « Ces (pratiques) sont des
épouvantails pour enfants, (prescrites) pour ceux dont l'intelligence n'est pas éveillée. On
donne tout cela pour modèle à suivre en vue de l'activité mondaine (seulement)282.» Mais
alors, que doit-on faire.? Le dieu répond plus loin : «Là où la pensée trouve satisfaction, c'est
en ce lieu même qu'il faut river (cette) pensée ; c'est là,' en effet, que l'essence de la suprême
félicité se révèle pleinement 283» Et cette déclaration est bel et bien une prescription pratique
ayant valeur de règle selon les adeptes de Bhairava, et non un simple élan d'exaltation
mystique. Du moins, c'est ainsi que les adeptes se réclamant de la Reconnaissance
l'interprétèrent, tels Mahevarnanda vers le XIIl siècle : "Où est l'inclination, là est le précepte là
où elle n'est pas, là est l'interdiction". Pour nous qui (considérons) les traités comme un simple
épanchement du Cœur, voilà la discrimination. » Le rôle des traités est d'indiquer ce qu'il faut
faire et ce qu'il ne faut pas faire pour atteindre ses buts. La raison, éclairée par ces éléments
révélés, est alors à même de guider l'homme vers l'accomplissement. Mais ici la discrimination
entre ce qui est à adopter et ce qui est à abandonner s'effectue spontanément à la lumière de
la Reconnaissance. Car ce, que désire tout homme, c'est, depuis toujours, le Soi, Siva, nommé
le « Cœur » dans cette stance. Mahevarnanda cite en outre une ancienne Upaniad285, autorité
ultime de la religion des brahmanes orthodoxes qui répugnent pourtant à admettre ce qu'elle
autorise «En vérité, la Révélation (védique) proclame que l'amour à l'égard de toute chose est
pour l'amour du Soi. De ce fait le Soi - libre ou asservi - a pour nature la félicité 286. » En effet,
cette même Upanishad déclare que l'Absolu (brahman) est, en sa vérité, félicité. Mais, pour
des raisons sociologiques et historiques, le brahmanisme n'a pas pu faire justice à cette idée,
faisant plutôt de la félicité en question une récompense du renoncement aux plaisirs des sens.
Les adeptes des traditions Kaula choisirent un autre chemin, dans lequel le plaisir lui- même
devient adoration du Soi au motif qu'il est sa manifestation. Dans ce vers, Mahevarnanda se
fait ainsi l'écho d'Utpaladeva lorsque ce dernier proclama «Toi seul est le Seigneur et le Soi de
tous ! Et tous sont attachés à leur Soi. De sorte que, sachant que l'amour pour toi est
naturellement présent, on est libre. » Litt. «Cette personne sera victorieuse ! » Comme on le voit, dans
cette perspective audacieuse, le narcissisme ne serait peut-être pas considéré comme
pathologique en lui-même. Par l'alchimie de la re-connaissance, lui aussi se trouve comme
transmuté. Plus encore, il est un agent naturel qui favorise la catalyse de la redécouverte de
soi comme étant Siva au cours des activités quotidiennes.

Au-dessus de toute pratique il y a, en effet, l'être qui s'est défait de toute hésitation
quant à ce qu'il faut adopter ou abandonner, le niracara - «sans pratiques» ou «libre des
règles» - lui aussi célébré en ces termes par Utpaladeva: «Hommage à toi, le Chasseur ,
essence de la pratique "de droite", défenseur de la pratique "de gauche", toi qui pratique toutes
les pratiques et qui n'en pratique aucune 288!» Les pratiques de "gauche" et de "droite"
désignent ici deux grandes catégories des Écritures sivaïtes, deux « courants» ayant
également leur source en Siva. Celles de gauche sont censées mettre l'accent sur des
pratiques pacifiques et rassurantes , alors que celles de droite mettent en scène des liturgies
violentes et effrayantes. Mais, dans tous les cas, l'adepte de la Reconnaissance n'y voit que
moyens pour accéder à l'étonnement d'être.

Ainsi, il s'agit de re-connaître l'Apparence, qui est expérience - l'évidence même. Il


n'appartient qu'à nous - à Siva! - de reconnaître ou de méconnaître notre véritable visage.
«L'absorption complète» désigne la libération qui, selon le maître de Kemaraja, est
«déploiement de notre essence » Cependant, ce terme a son origine dans les milieux où furent
élaborés les Écritures tantriques - les « Déclarations » de Siva. Si l'on en croit le contenu de
ces textes et les ?90ortraits qu'en forme çà et là la littérature profane de l'époque , il s'agissait
essentiellement d'hommes de toutes origines en quête de pouvoirs et d'immortalité. Leur
croyance était qu'en satisfaisant des divinités féminines impures, mais très puissantes, ils
pourraient obtenir d'elles ces bienfaits. Les adeptes de ces idées constituèrent peu à peu ce
que l'historien du tantrisme Alexis Sanderson appelle « la culture des champs de crémation ».
Ce sont ces lieux où, dans l'Inde, on brûle sans tarder les corps des défunts. Ils sont en effet
réputés être les repaires de toutes sortes de créatures surnaturelles et redoutables. De
nombreux éléments des rituels de la Reconnaissance. L'alcool et la viande ont pour vertu de
mettre fin aux scrupules qui, nous explique Abhinavagupta, sont les principaux «barreaux de la
prison du saiisiira ». L'adepte, une fois affranchi du doute, peut participer à la sexualité de Siva
et de la Déesse. Lui-même s'identifie au dieu, et sa partenaire du moment est la Déesse. Ou
plutôt, tous deux sont censés devenir des possédés, au sens fort du terme. L'alcool favorise
cette possession, possession dont la réalité doit être vérifiée par le maître (guru) et sa parèdre.
Durant l'initiation déjà, le maître initiateur, étant lui-même « possédé» par Siva, pose sa main -
celle de Siva donc - sur la tête du disciple. La possession divine doit alors se manifester par
l'évanouissement du disciple, ou du moins par des tremblements, des larmes, etc. Ces
symptômes permettent au maître de déterminer le degré de grâce dont l'impétrant bénéficie, et
donc le type de pratique pour lequel il est qualifié. Ces manifestations peuvent être
déclenchées par d'autres moyens: récitation d'un mantra, vision du mandala, ingestion d'une
pilule sacrée. Mais l'un des rites d'initiation parmi les plus puissants et les plus simples, nous
dit Abhinavagupta, est celui où le maître tend au candidat une coupe, ou un crâne remplie de
vin mélangé à du sperme et à du sang menstruel. Si le candidat boit sans hésiter, il sera un
vrai disciple et le maître pourra lui octroyer l'initiation au titre de « fils spirituel» . S'il se montre
perplexe, il faut en déduire qu'il n'a reçu qu'une grâce faible; aussi ne reçoit-il que l'initiation la
plus commune.
Malgré les apparences, tout ceci est assez cohérent: si l'absolu (brahman) est félicité,
vénérer le plaisir, c'est vénérer l'absolu. Or, le vin et la viande mènent à cette félicité et les
sécrétions sexuelles en sont le résultat. Par conséquent, ces trois ingrédients sont les « trois
Brahmans », les «trois absolus ». De même, l'adepte recourt au chant, à la danse, aux
instruments de musique, aux onguents, bref à tout ce qui excite les sens. On sait que la
musique, la danse et les arts du théâtre s'élaborèrent en partie dans les milieux Sivaïtes. Et ce
n'est évidemment pas un hasard si le commentateur du plus ancien et plus important traité des
arts de la scène fut Abhinavagupta en personne. D'où la description d'Abhinavagupta et de ses
disciples - au premier rang desquels se trouve Kemarja - dans un décor luxueux et sensuel .
De même, tout ce qui vient d'un ravissement, d'un plaisir, sera regardé comme une grâce du
Seigneur ou de la Déesse: non seulement les sécrétions sexuelles, mais encore tout ce qui
vient du corps ou, de manière générale,
tout ce qui sort de la bouche de l'adepte ou de sa partenaire. On peut raisonnablement penser
que de nombreux textes «déclarés par Siva à la Déesse» ont ici leur• origine. Bref, « lorsqu'il
s'agit de pénétrer dans/d'être possédé par Bhairava, tous les moyens sont bons ». L'adepte
recourt non seulement à la musique et à tout ce qui peut stimuler les sens, mais aussi, nous
l'avons dit, au contact avec les éléments impurs, comme le sang, la viande, l'alcool ou des
personnes de castes «intouchables ». Le but de tout cela est donc la possession de l'adepte
par Bhairava, «le suprême Seigneur », au moyen de ses Puissances.
Mais, bien que cet héritage religieux conditionne fortement le discours de Kemarja, il
apparaît ici sous une forme relativement nouvelle.
En effet, la religion de Siva est, dans son ensemble, d'orientation plutôt dualiste294.
Siva ou Bhairava sont le plus souvent conçus comme séparés de l'adepte. Et cela se
comprend fort bien, tant il est vrai que toute activité rituelle suppose une certaine dualité
(dvaita), une certaine séparation, entre celui qui adore et celui qui est adoré.
Seulement, à partir du VIIIe siècle apparaît un nouveau mouvement à l'intérieur du
Sivaïsme. On a dit que les adeptes de Bhairava ayant fait le «vœu du crâne» fréquentaient les
champs de crémation pour y adorer des hordes de yogini. Or, parmi ces mouvements religieux
fortement réprouvés par les brahmanistes orthodoxes, se fait jour la tradition Kula ou Kaula, qui
insiste sur la non-dualité entre soi et Siva, entre Siva et ses Puissances, et entre le pur et
l'impur. Elle affirme en outre que le corps est le lieu privilégié de la manifestation de ces
vérités. La libération, but des religions de l'Inde en général, est ici conçue comme perfection de
la vie dans le corps, perfection vécue comme vie cosmique. Cette tradition, elle-même
subdivisée en de nombreuses branches assez sectaires, reprend l'héritage des tantras de
Bhairava et produit bientôt ses propres Écritures. Par l'initiation, le candidat y devient le fils de
Bhairava. «Adopté » par une famille de yoginï toutes spirituelles, mais pouvant posséder
certaines femmes « ordinaires » lors des rituels, il les vénère pour acquérir leurs pouvoirs.
Mais, selon Sanderson, la tradition Kaula intériorise ces rituels, met l'accent sur leur beauté,
leur relative simplicité, et sur la manifestation spontanée des signes de la possession divine.

Puis, au IX siècle, au Cachemire, apparaissent au sein de ces mouvements des écrits


qui présentent l'essentiel de cet enseignement sous un jour plus accessible au profane, c'est-à-
dire au «maître de maison» père de famille. Ce processus est bien entendu facilité par la
relative sobriété des rituels kaulas. Les éléments transgressifs sont peu à peu intériorisés. Les
aspects érotiques sont conservés, mais les pratiques sur les champs de crémation sont
abandonnées. Désormais, le «champ de crémation» est la conscience de l'adepte. Les yoginï,
c'est-à-dire les sorcières, sont ses facultés sensorielles et mentales. De même que la gnose
révélée par Bhairava devait permettre à l'adepte expert de «dompter » ces redoutables
démones à son profit, de même, la gnose Kaula permet à l'adepte de reconnaître ses facultés
sensorielles et mentales comme autant de Puissances divines. Si on les ignore, elles sont
asservissantes. Mais, une fois adorées comme il convient, elles libèrent l'adepte et le servent
comme un roi. Le corps est l'univers, les organes sont les dieux et la conscience est le
suprême Seigneur. Autrement dit, le destin de l'homme dépend, déjà, d'une reconnaissance.
Chacun connaît son corps. Mais seul celui qui a reçu la gnose Kaula le re-connaît comme
univers empli de ces Puissances, dont l'univers commun n'est qu'une extension. C'est dans
quelques textes des traditions kaula du Trika et du lçrama que l'on trouve des formulations de
cette non-dualité entre Siva et la conscience.
Initié dans ces traditions, vers l'an 800 de notre ère,, un certain Vasugupta reçoit, dans
des rêves, les Aphorismes de Siva . Son disciple Kallata s'en inspire pour composer les
Stances sur la Vibration. Ces deux textes, qui seront commentés par Ksemarja, connaissent
une grande popularité et condensent l'enseignement non-dualiste contenu dans les Écritures
kaulas.
Un peu plus tard, vers 850, Somnanda présente cette gnose sous un jour plus
philosophique dans la Vision de Siva . Il y critique méthodiquement les grandes philosophies
de son époque et défend la thèse selon laquelle «tout est Siva ». Donc, rien n'est impur. II suffit
de re-connaître cette réalité pour être délivré du cycle des renaissances. De même, grâce à
cette re-connaissance, toute l'expérience ordinaire va être comme transfigurée en un royaume
dont la conscience est l' impératrice.
Mais c'est surtout son disciple, Utpaladeva, qui va donner à la Reconnaissance sa
pleine expression philosophique, dans les Stances pour la reconnaissance de (soi comme
identique au) Seigneur, dont il développe la pensée dans deux auto-commentaires. Sur cette
œuvre, Abhinavagupta, vers 1014, achève de composer lui aussi deux vastes commentaires.
Et Ksemarâja est le disciple d'Abhinavagupta.
Or, ce nouveau corpus de la Reconnaissance est à la fois vaste et complexe. Il défend
la thèse selon laquelle la conscience est le Seigneur omniscient et omnipotent par une
argumentation dialectique fort complexe. En effet, si ces thèses centrales sont bien
empruntées aux textes religieux kaulas, Utpaladeva choisit de les justifier selon les règles de la
logique, afin d'affronter ceux qui sont réputés être les meilleurs logiciens parmi les bouddhistes.
De plus, il s'inspire d'un philosophe brahmanique à la pensée géniale mais d'accès difficile,
Bhartrhari. Pour les étudier, il faut donc «prendre la peine d'étudier les difficiles traités de
dialectique ». Or le public auquel s'adresse ce texte n'a pas cette formation. Ce sont des
débutants en ces matières austères, ou bien des personnes trop occupées. Mais ils ont reçu la
grâce, nous apprend l'auteur.
La grâce, c'est la Puissance de Science, celle qui annule les effets de la Puissance
d'Illusion. Elle «tombe » littéralement sur telle ou telle personne, indépendamment de toute
autre raison. Le maître peut observer les signes extérieurs de cette grâce et ainsi en mesurer
le degré. Par exemple, les destinataires de notre texte «aspirent à l'absorption complète dans
le suprême Seigneur ». Autrement dit, ils apparaissent « doués de dévotion ».
Or, le maître, qui est le Seigneur incarné, a précisément pour fonction de répondre à
cette dévotion. C'est pourquoi Kemarâja compose cette œuvre: pour ceux qui ont de la
dévotion, mais qui n'ont pas les compétences pour étudier la Reconnaissance dans ses textes
originaux. En agissant ainsi, il obéit à la tradition religieuse sivaïte qui veut que la dévotion, ou
l'amour, soit la principale qualité requise pour recevoir l'initiation libératrice, et non pas
l'appartenance à la caste comme le veut le brahmanisme orthodoxe. Comme on l'a vu, l'auteur
des Stances pour la reconnaissance insistait déjà sur le fait que cette enseignement est
destiné à tout être humain.
distinction d'aucune sorte. Alors que le brahmanisme n'accorde l'enseignement qu'aux
brahmanes ou aux membres des classes supérieures, le Sivaïsme est plus ouvert. Dans les
traditions de Bhairava en particulier, la «pureté» qui qualifie le brahmane pour l'étude des
Védas est considérée comme une impureté, car la véritable souillure, c'est l'ignorance.
Ignorance de quoi? Ignorance du fait que, puisque tout est conscience, tout est Siva. Donc,
rien n'est impur. Tous les initiés forment une seule caste, celle de Bhairava. C'est pourquoi
l'initié promet de ne jamais mentionner, sa caste de naissance lors des rituels collectifs.
Cependant, il faut également noter les différences entre la religion sivaïte des tantras
kaulas enseignés par Bhairava d'une part, et l'enseignement de la Reconnaissance de l'autre.
De fait, elles ne vont pas sans soulever d'importantes questions. En effet, on a vu que la
tendance qui aboutit à l'œuvre de Kemarja, et qui a vu le jour tu Vllle siècle, va de la dualité
vers une non-dualité de plus en plus radicale. Or, si l'adoré n'est point différent de l'adorateur, à
quoi bon tous ces rituels d'adoration enseignés en des dizaines de milliers de vers révélés par
Siva ? Pourquoi passer ses journées (et ses nuits) à engendrer une perfection qui est toujours
déjà là ? Autrement dit, la doctrine non-dualiste implique une certaine subordination du rituel à
la connaissance, comme nous le disions. Ce qui compte, c'est la manière dont on se
représente les choses, et non ce qu'on fait. Même si cette tendance gnostique et intellectualiste
était déjà présente dans certains tantras, elle était très minoritaire. Or, c'est dans cette
perspective qu'Utpaladeva, Abhinavagupta et surtout Kernarja vont réinterpréter tous les
rituels. Dans les commentaires qu'il rédigea à deux tantras parmi les plus populaires au sein de
la communauté sivaïte de son temps, Kemarja interprète en effet chaque élément du rituel
selon le langage de la Reconnaissance.
Et c'est là justement que se trouve la solution du problème selon Abhinavagupta, car, en
réalité, il n'y a pas d'opposition brutale entre l'action rituelle d'un côté et la connaissance
philosophique célébrée dans les textes de la Reconnaissance, de l'autre. Au fond,
connaissance et action se révèlent n'être que deux modes, ou deux moments, d'un seul et
même Acte, celui de la conscience de soi. La connaissance, la méditation philosophique, est
un rituel intériorisé, une forme d'activité subtile, donc. Le rituel, quant à lui, n'est que
l'expression réglée d'une façon de percevoir et de penser. Il est un langage, une pensée
déployée en actes, exactement comme les mondes ne sont que l'apparition successive,
temporelle, de l'Apparence totale et éternelle.
Reste que la connaissance est supérieure aux activités rituelles et aux pratiques
yoguiques. Sans la connaissance, aucune technique n'est susceptible de nous permettre de
goûter au plein accomplissement dès cette vie.
Par ailleurs, cette valorisation du connaître sur le faire répondait également aux attentes
des laïcs, ou «maîtres de maison» , adeptes alors de plus en plus nombreux des révélations de
Bhairava. Or, pour eux, la fréquentation des lieux impurs impliquait infailliblement une
ostracisation de la caste, du moins si cette fréquentation venait à se savoir... La seule manière
pour eux de «pratiquer» le «vœu du crâne », par exemple, était de l'intérioriser ou de lui donner
un sens purement symbolique. Pratiquer ce vœu, dès lors, ce n'est plus passer à l'acte, mais
simplement cultiver un certain regard. Du «faire », l'on est ainsi passé au «connaître ». A partir
du XII', cette forme d'interprétation deviendra dominante chez les brahmanes. Des traditions
,tantriques à contenu fortement sexuel - comme celle de la déesse Srividy - vont être intégrées
à des traditions orthodoxes, au prix d'une sévère édulcoration. Ce n'est pas ce que
souhaitaient Abhinavagupta et Kemarâja. Eux adaptent certes jusqu'à un certain point les
pratiques transgressives des adeptes des champs de crémation, mais ils en conservent les
éléments sexuels et extatiques.
C'est principalement à ce public relativement nouveau de «maîtres de maison » ouverts
d'esprit que s'adresse Kemarja.
Ayant en tête ces problématiques et leurs enjeux, nous pouvons à présent continuer
notre lecture.

1. Premier aphorisme: la conscience est tout à la fois la réalité et le moyen de


réaliser cette réalité

«D'abord, afin d'établir distinctement que seule cette divinité qu'est notre Soi est cause
de tout, qu'on peut l'atteindre par des moyens aisés et qu'elle est le Souverain Bien, on dit...»
Suivant les règles du commentaire en Inde, Kemarja introduit chaque aphorisme en
quelques lignes destinées à expliquer leur raison d'être.
La «divinité qu'est notre propre Soi » ou «que l'on est soi- même », c'est la conscience.
Elle est la divinité parce que c'est elle qui rend tout possible. Comme le précise Kemarja, «elle
est la cause de tout ». Ce premier attribut définit notre condition présente, mais que nous
ignorons encore, au moins en partie. La réalité ne cesse jamais. Mais l'être ordinaire n'en
apprécie que des fragments antagonistes, alors que l'adepte accompli l'appréhende en sa
globalité harmonieuse. Telle est la situation de départ, commune à tous les êtres.
Mais la conscience n'est pas seulement la réalité parfaite en elle-même; elle est aussi le
moyen ou la voie vers cette réalité. En effet, la conscience est Manifestation illimitée,
Apparaître indifférencié. Or, ne comprenant pas cette Manifestation, cette Apparence, elle se
prend pour un être éphémère et impuissant. Mais cet oubli est provisoire. Comme il n'y a que la
conscience, seule la conscience peut se reconnaître elle-même. Tout ce qu'on pourrait
invoquer en termes de moyens ne serait qu'une manifestation, autrement dit la conscience elle-
même. Ce moyen est donc «aisé», facile et naturel.
Enfin, la conscience-Apparence une fois reconnue en sa plénitude est le plus grand bien
auquel on puisse aspirer, en ce sens qu'il embrasse en lui-même tous les autres et qu'il est le
véritable objet des désirs, comme l'affirmait la Brhad Aranyaka Upanisad que nous avons déjà
citée, à ce propos. En d'autres termes, ces trois rubriques décrivent d'abord la réalité telle
qu'elle est, puis le moyen de la connaître, et enfin le résultat qui s'ensuit.
Notons ici un point décisif: il ne s'agit pas de faire apparaître la réalité, comme on ferait
apparaître quelque chose de nouveau. Car celle-ci, par définition, est toujours déjà présente,
puisqu'elle est l'Apparaître même. Il s'agit plutôt d' « établir distinctement » ses attributs, ses
qualités extraordinaires. Car ce qui est transformateur, ce n'est pas ce qui se manifeste, mais
plutôt la manière dont' on se le représente. Alors, appréciant la conscience à sà juste valeur,
nous en recevrons des fruits illimités.

La Conscience autonome est cause de l'accomplissement de l'univers

La bienheureuse Conscience seule, Puissance suprême autonome, qui est prise de


conscience insurpassable, inséparable du Seigneur Siva, est cause de l'univers commençant
par l'Éternel Siva et s'achevant par la Terre, c'est-à-dire raison de l'accomplissement, de la
production (de l'objet), de la mise en lumière qui est stabilité (de l'objet), et de la résorption qui
est repos (de l'objet) dans le suprême sujet connaissant.»

La conscience est une «puissance» (sakti). Une puissance, c'est un pouvoir. Ainsi, le
feu a-t-il le pouvoir de chauffer, d'éclairer, de réchauffer, de cuire, etc. De même, tout ce qui
arrive est l'actualisation d'un pouvoir, d'une puissance appartenant à une entité. Mais, comme
la conscience est ce pouvoir sans lequel aucun autre pouvoir ne serait possible, elle est le
pouvoir «suprême ». En effet, comme nous le verrons, absolument rien n'est possible sans
conscience, pas même le néant. Et comme tout dépend d'elle, et qu'elle-même ne dépend de
rien, elle est « autonome ». Elle est le pouvoir «du Seigneur ». Autrement dit, la conscience est
l'attribut principal de la Manifestation. De même que le feu chauffe, l'Apparence - tout ce qui est
- est ressaisie en un acte de conscience.
Mais qu'est-ce que la conscience ? Le texte la définit comme consistant en l'acte de
prise de conscience, qui est insurpassable. Notons, en premier lieu, que «la» conscience n'est
pas véritablement une entité ni une substance. Elle n'est pas «une chose », mais bien plutôt un
acte, l'acte grâce auquel telle chose devient une expérience, accédant ainsi à l'existence. En
second lieu, la conscience a certes de nombreux attributs qui peuvent servir à la définir.
Lorsque nous visualisons des images, lorsque des sensations ou des idées nous viennent, elle
accueille tout cela en son sein, sans en être altérée. Mais cela, un miroir ou l'espace le font
aussi. La différence, c'est que ni le miroir ni l'espace n'ont conscience des images ou des
objets qu'ils accueillent. Le miroir n'éprouve pas les reflets, pas plus que l'espace céleste ne
savoure ni ne souffre les corps qu'il embrasse pourtant. La conscience, au contraire, est non
seulement espace d'accueil, capacité infinie, mais, surtout, elle réagit à ce qui apparaît. Elle le
goûte, le savoure, comme un esthète ou comme un homme s'étonnant du spectacle qui s'offre
à lui. C'est cela, le propre de la conscience, son essence la plus intime. Bref, la conscience est
ce par quoi toutes choses - la «réalité» - sont connues et, plus que cela, vécues au sens
affectif du terme. Ainsi, la conscience n'est pas seulement une sorte de témoin indifférent des
apparences, comme dans le non-dualisme de Sankara, mais aussi l'amante passionnée des
apparences, lesquelles sont autant de facettes de l'amant qu'est Siva.

Et comme elle se connaît elle-même par elle-même, il n'est pas besoin, ni même
possible, de donner d'autres preuves de son existence. Elle est évidente. La conscience se
connaît elle-même, immédiatement. Ce qui ne signifie pas qu'elle reconnaisse pour autant tous
ses attributs dans leur plénitude. Autrement, l'enseignement de la Reconnaissance serait en
effet inutile. Bien plutôt, elle s'égare en raison même de sa liberté, c'est-à-dire, aussi, du fait
qu'elle ne peut apparaître comme une apparence définie. Son être véritable, son amant, c'est
l'Apparaître infini, indivis, c'est-à-dire toutes les apparences.
De plus, Pelle est connaissance de ce qui apparaît, ou représentation de la
manifestation. Mais elle-même n'apparaît pas. Elle est toujours sujet connaissant et ne devient
jamais objet connu. C'est pourquoi elle est «insurpassable» ou, plutôt, indépassable, comme
l'illustre la métaphore de l'homme qui essaie de sauter pardessus sa propre ombre, qu'on
trouvera plus bas. Quand donc nous nous focalisons sur telle ou telle apparence, nous
oublions l'Apparence infinie qui est pourtant l'objet auquel nous aspirons. De même si l'on
s'identifie à une apparence à l'exclusion des autres, comme lorsqu'on dit: «Je suis untel, avec
ce corps, cette apparence-là », etc. Cette fragmentation est à la fois l'expression de la liberté
de la conscience et la condition des malheurs de l'homme ordinaire. Tout le propos de la
Reconnaissance est dès lors de défocaliser ou de défragmenter la conscience afin qu'elle
embrasse tout sans préférence. Cette conscience ouverte est en fait toujours présente, mais
habituellement nous n'y goûtons point, persuadés que seuls existent les pensées, les
sensations et leurs objets.
Nous avons dit que ce pouvoir de connaître appartient à quelqu'un. Précisons ce point.
Comme tous les attributs, ceux qui définissent la conscience renvoient à une entité, à une
«chose ». La lumière, la chaleur, etc. sont des pouvoirs du feu. De même, la conscience est un
pouvoir de Siva. Le feu éclaire, Siva connaît. C'est son pouvoir', sa nature et son essence.
Cependant qu'est-ce que Siva? Le texte ne s'y attarde pas ici. Il s'en expliquera
davantage dans le commentaire du quatrième aphorisme. Toutefois, ailleurs aussi, Kemarja
l'explique selon la Reconnaissance: Siva est l'essence de tout. L'essence d'une chose, c'est ce
qui la rend possible. Par exemple, l'eau et la terre ne pourraient exister sans l'espace. Ou bien
c'est ce qui est commun à une catégorie de choses. Ainsi, l'argile pour les vases et autres
ustensiles de la même espèce.

Or, ce qui est commun à tout sans exception, c'est l'existence. Tout existe, abstraction
faite de sa configuration propre. Mais qu'est-ce que l'existence? C'est le fait d'apparaître, d'être
actuellement apparent. «Apparence», ou manifestation, est ici à prendre au sens le plus large
possible. Cela englobe non seulement ce qui apparaît aux sens, mais également à
l'imagination. En outre, l'absence de telle ou telle chose apparaît aussi. Elle est ressaisie dans
une sorte d'étonnement: «Ah ! Il n'y a rien.» Donc, même le non-être est une apparence.
Exister, c'est donc apparaître. Cet Apparaître, c'est Siva.
De plus, l'apparence ne va jamais sans conscience. Ce sont les deux versants - objet et
sujet respectivement - de toute expérience. Ce qui se passe, ce qui arrive, ce qui apparaît,
apparaît toujours «pour» untel. Le fait que toute manifestation soit ressaisie, vécue,
représentée, conçue, jugée, interprétée, c'est la conscience. Réciproquement, tout acte de
conscience a un objet, porte sur une manifestation, une apparence.
C'est pourquoi la conscience est « inséparable du Seigneur Siva ». En effet, toute
expérience a un contenu objectif, et tout objet existe pour une conscience et en elle.
Mais en quel sens la conscience est-elle «cause » ? Etre une cause, c'est produire des
effets . Quels sont ces effets? C'est l'univers, c'est-à-dire tout, êtres et choses compris. Ce
«tout» est défini d'abord comme constitué des trente-quatre catégories, « de l'Éternel Siva
jusqu'à la Terre ». L'auteur expliquera plus loin ce que sont ces catégories. Pour l'heure, -
notons simplement que «l'Éternel Siva» n'est pas Siva. Ce terme technique désigne,
premièrement, la forme de Siva qui a révélé les textes de la religion sivaïte Siddhanta, qui est
dualiste, et dont les pratiquants adorent cette forme particulière de Siva. Au-dessus de cette
catégorie, il y a encore les catégories de la Puissance et celle de Siva. Ces catégories ne sont
pas comptées au nombre de celles qui constituent l'univers, car elles désignent précisément
cette conscience dont il est question, qui est cause de l'univers, ou cause universelle, «cause
de tout ». Puis cet univers est défini selon les trois moments que sont:
1) « l'accomplissement », ou établissement dans l'existence, qui vaut ici pour le terme
traditionnel «émanation » ;
2) la «manifestation» ou acte, de mise en lumière, qui est également « subsistance » ou
stabilisation dans l'existence; 3) et enfin, la «résorption», qui est le retour de l'effet dans sa
cause.

Que fait ici Kemarja? Il offre une interprétation des «actes» que la théologie sivaïte (y
compris celle, dualiste, du Siddhanta) attribue à Siva. On a vu quels étaient ces cinq actes,
déjà mentionnés dans la « stance faste ». Or, les trois premiers sont ici interprétés comme
désignant autant de « phases» de notre expérience humaine la plus ordinaire. Car telle est la
thèse que l'auteur veut démontrer: le processus de l'expérience commune, avec ses
perceptions, ses jugements, etc., est la créativité de Siva, et celui-ci n'est autre que la
conscience, celle-là même qui en ce moment prend conscience de ces mots. Être conscient,
c'est être le Seigneur omniscient qui accomplit les cinq actes. C'est la «danse de Siva». Ainsi,
percevoir une chose, c'est la faire exister. Continuer à la percevoir, c'est la faire durer dans son
existence. Et passer à autre chose par distraction, par exemple - c'est la résorber en soi, dans
sa source qui est conscience, «suprême sujet connaissant », tout comme une vague
«retourne» dans l'océan. Percevoir c’est aimer, c’est donner de l’atention

«En effet, lorsqu'Elle jaillit, l'univers éclôt et se déploie. Lorsque cesse Son jaillissement,
il s'éteint. Le témoin ici (de la validité de ces propositions) n'est autre que notre propre
expérience.»

A présent, l'auteur argumente en faveur de sa thèse. «En effet» annonce la raison


validant la proposition précédente, selon laquelle la conscience est cause universelle.
L'argument est simple: sans conscience, aucune expérience n'est possible. L'univers, les
choses, les objets, rien n'existe en dehors de l'acte de conscience dans lequel il est perçu,
pensé, imaginé ou remémoré. L'acte de conscience est la condition de possibilité de tout. Or,
être la condition de possibilité, c'est-à-dire la cause, d'une chose, c'est en être comme le
souverain. La conscience, par laquelle et en laquelle tout vient à l'être, est donc la souveraineté
du Seigneur.
De plus, la conscience, bien qu'inaltérable et continuellement présente, est animée par
un rythme, une sorte de pulsation cyclique, dont le schéma se retrouve à toutes les échelles
temporelles. Ce mouvement particulier, «d'ouverture » et de « fermeture» des «yeux », est
désigné par le terme de « vibration», défini
92

par Abhinavagupta comme un mouvement subtil, c'est-à-dire un mouvement en soi, et non un


déplacement d'un lieu vers un autre, puisque rien, aucun lieu, ne peut exister en dehors de la
conscience, vers lequel elle puisse s'épancher. Comme il n'y a rien en dehors d'elle-même,
c'est plutôt à l'intérieur d'elle-même qu'elle se déploie. Cela est possible car alors qu'elle est, de
droit et de fait, toujours et partout pleinement présente, elle possède, en tant que conscience,
le pouvoir de se nier partiellement. Elle «ferme les yeux ». C'est ce qui se passe lorsque l'on
perd conscience ou lorsque l'on s'endort. Le monde déployé par la conscience disparaît alors.
Mais elle ne disparaît pas réellement, puisque, au sortir du sommeil, nous pouvons dire: «Je
n'étais conscient de rien.» L'inconscience n'est donc qu'une illusion. Ce qui se passe en réalité,
c'est que, habitués que nous sommes à nos repères objectifs (corps, sensations, pensées,
images...), nous croyons que la lumière qu'est la conscience disparaît lorsque les objets qu'elle
projetait jusque-là se résorbent en elle. Le phénomène est comparable à ce qui se passe
lorsque nous disons: «Cette maison est vide!» En réalité, nous nous sommes accoutumés à la
présence de certains objets, décors ou personnes. Ils mobilisent toute notre attention, de sorte
que la conscience pour nous s'identifie à la «conscience de» ces choses, et que, lorsque ces
dernières disparaissent, nous avons l'impression de disparaître avec elles. Ou bien nous
éprouvons une impression de vide. Comme le déclarent les Stances sur la Vibration , seuls les
objets - qui sont des effets, des produits de la conscience - apparaissent et disparaissent. La
conscience - qui est le vrai sujet connaissant de tous les objets - ne disparaît quant à elle
jamais. Mais, obsédés que nous sommes par les objets, nous croyons que nous disparaissons
lorsque les objets disparaissent. D'où l'identification du sommeil et de la mort avec
l'inconscience pure et simple, alors que, de fait, la conscience est toujours présente.
Quoi qu'il en soit, ce sont nos facultés mentales et sensorielles ainsi que nos organes
d'action qui, tels des dieux ou des déesses, construisent un monde à chaque instant, sans que
nous le sachions.
Ce monde est divisé, selon la tradition kaula, en deux grandes dimensions. D'abord, la
dimension objective: les objets des sens (forme, couleur, tact, sons, goûts et odeurs) et les
objets des facultés mentales (objets des sens imaginés, remémorés ou apparaissant
spontanément, sens des mots). Bref, il s'agit de tout «ce dont on prend conscience», ce qui
apparaît, ce que les mots et les pensées signifient, ce qui est appréhendé. Tous ces éléments
sont symbolisés par des dieux. L'autre versant de toute expérience, c'est le versant subjectif:
les facultés sensorielles, mentales, le langage, la pensée, etc. Il s'agit de toutes les variétés de
l'acte de conscience, des représentations, des mots et des pensées signifiantes, de tous les
actes par lesquels on appréhende quelque objet. Ce sont ces actes-qui constituent «le sujet qui
appréhende». Ces puissances sensorielles et mentales sont symbolisées par des déesses. La
plupart du temps, ces facultés conditionnent notre manière de percevoir les choses, de les
interpréter. Nos sens et surtout le langage déterminent nos réactions «face» aux apparences.
Cette situation est largement due à notre ignorance de cette activité constructrice.
Ordinairement, en effet, nous croyons que les choses existent indépendamment de nous, de la
perception que nous en avons. En réalité, les choses sont le produit de nos propres facultés,
mais à notre insu. Si, au contraire, nous re-connaissons cette activité dans l'instant, nous
redevenons de libres créateurs, au lieu d'être le jouet de nos puissances mentales et
sensorielles.
Le monde et son existence dépendent de ces «divinités ». Elles forgent pour nous un
corps et un environnement, des mots et des représentations auxquels nous nous identifions ou
bien au contraire contre lesquels nous luttons. Autrement dit, alors que nous sommes, en
réalité, la conscience dont toutes ces déesses dépendent, nous en venons à être persuadés du
contraire: nous nous reconnaissons dans des objets (corps, idées, souvenirs, etc.) qui sont nos
propres créations. Sujets, et maîtres de nos facultés, nous devenons leurs objets de jeu à
cause de notre. inconscience. Elles créent des représentations comme «je suis heureux », « je
suis malheureux », etc., auxquelles nous adhérons.
Or, toute cette confusion n'est au fond qu'une manifestation de cette liberté qui est
l'essence de la conscience. Nous avons d'infinies possibilités, une liberté sans borne qui, pour
ainsi dire nécessairement, débouche sur l'aliénation et l'asservissement.
Que tout dépende de notre «manière de voir» le monde, c'est-à-dire de notre
conscience comme productrice des représentations, c'est «ce dont l'expérience de chacun
témoigne ». Autrement dit, la première preuve, ou le premier moyen de connaissance valide
qui établit la thèse selon laquelle la conscience est cause de tout, c'est l'expérience. Kemarja
peut affirmer cela parce que la conscience est la condition de possibilité de toute expérience,
en même temps qu'elle est, purement et simplement, l'expérience, de même que l'on peut dire
que le miroir est une surface qui rend possible d'innombrables reflets, en même temps qu'il est
lui-même réflexion. Car un miroir qui ne reflète pas ce qui est devant lui n'est pas un miroir, au
sens où il n'accomplit pas la fonction attendue d'un miroir: un miroir, c'est l'activité de refléter
des objets. De même, la conscience n'est pas séparée des choses : elle est leur vie même,
leur lumière, leur existence. Le désir, la pensée, le langage et l'erreur même ne sont donc pas
ici connotés négativement. Ce ne sont pas de simples accidents, mais des expressions de
notre nature la plus naturelle.

«Au contraire, l'Illusion, la Nature, etc., tout ce qui est séparé de l'Apparence et de la
Conscience n'est cause de rien, car, n'étant pas actuellement apparent, cela n'a pas
d'existence. Mais si cela est actuellement apparent, seule la Conscience en forme d'Apparence
en est la cause et personne d'autre, parce que cela ne consiste qu'en apparence.»
Au contraire (tu), « ce dont on a conscience », c'est-à-dire les choses, les objets, les
idées, les impressions, rien de tout cela ne peut être cause de l'existence, de l'apparence, de
quoi que ce soit. Le «etc. » traduit le sanskrit Cidi qui, situé à la fin d'un composé, indique le
début d'une liste. Ici, cette liste est celle de toutes les choses qui ne sont pas conscientes par
elles-mêmes. Jusqu'à présent, nous avons vu qu'exister, c'est apparaître. Or apparaître, c'est
aussi être perçu, connu, bref appréhendé en un acte de conscience (« je perçois », «je sais »,
«je connais », etc.). Connaître c’est aimer L'apparaître, la mise en lumière est donc le versant
objectif de toute expérience, tandis que la représentation, l'acte de conscience en est le
versant subjectif. Ces deux-là sont inséparables, comme le feu et sa chaleur, comme le miroir
et ses reflets.

Devons-nous renoncer à l'idéal de l'objectivité? Cela serait impossible. Du moins, il


serait certainement très difficile de vivre ensemble ainsi. II n'y aurait plus que des
représentations, des points de vue subjectifs, et donc plus de moyen d'arbitrer entre eux...
Einstein suggère une solution, qui est également celle de la philosophie de la Reconnaissance:
«Mais le chercheur croit certainement qu'à mesure que ses connaissances s'accroîtront, son
image de la réalité [c'est-à-dire sa représentation] deviendra de plus en plus simple et
expliquera des domaines de glus en plus étendus de ses impressions sensibles.» Comment
savoir si nos représentations sont vraies? De fait, nous ne pouvons pas comparer la fidélité de
nos représentations à la réalité « objective », celle des objets dont nous supposons qu'ils
existent indépendamment de nos représentations. Mais nous pouvons comparer nos
représentations entre elles. D'ailleurs, pouvons-nous faire autrement? Et est-ce si terrible?
Sans doute pas, car pour évaluer le degré de vérité d'une représentation, nous n'avons qu'à
nous poser les bonnes questions. Telle représentation que j'ai de la table est-elle cohérente
avec celle que j'ai sous un autre angle? Ces données visuelles sont-elles congruentes avec les
données fournies par les autres sens? Se reproduisent-elles à volonté? Autrement dit, sont-
elles efficaces, pratiques? Me permettent-elles d'opérer dans un monde en atteignant mes
buts? Si oui, alors ces représentations sont «vraies ». Elles forment un tout cohérent, alors que
dans un rêve ou une hallucination, les images se succèdent sans ordre, sans cohérence
comparable. Même si tout n'est que représentation, il y a donc un critère pour distinguer le rêve
de la réalité. A la représentation de cette table succède par exemple une vache, ou un
éléphant. Je ne peux pas installer mon petit déjeuner sur le dos de l'éléphant: il est, entre
autres choses, trop grand pour cela. Il s'agit donc d'une hallucination. Ce sont ces
incohérences entre les représentations elles-mêmes qui me permettent de conclure à la vérité
d'une représentation relativement à d'autres. A elle seule, aucune n'est vraie ni fausse. Elles
sont toutes également réelles puisque qu'elles sont toutes des apparences. Mais on peut les
évaluer en relation avec d'autres. En d'autres termes, une représentation ou une perception est
toujours relativement vraie, c'est-à-dire cohérente avec quelques autres. Et c'est bien ainsi que
l'on procède dans la vie quotidienne. Telle idée «cadre »-t-elle avec le reste? Ou bien fait-elle
comme une tache dans l'ensemble ? Une idée fausse n'est rien d'autre qu'une fausse note.
Par conséquent, nous n'avons pas besoin d'une réalité objective autre que la simple
«idée» d'une telle réalité - qui n'est elle-même qu'une représentation assez vague - pour
fonctionner, vivre et inventer des théories vraies. Comme dit Leibniz, peu importe à la science
que la vie ne soit qu'un songe, pourvu qu'il soit cohérent.
Mais, dira-t-on, cela ne résout pas entièrement le problème. En effet, plusieurs
ensembles de représentations également cohérents sont généralement possibles pour
expliquer un même phénomène. Pour rendre compte de notre présent, par exemple, plusieurs
passés sont sans doute également possibles. Mais tous n'ont pas effectivement eu lieu. C'est
pourquoi l'histoire n'est pas une science comme les autres, et c'est aussi la raison pour laquelle
les enquêteurs recoupent les témoignages. Mais, à cohérence égale, comment choisir entre
des explications différentes? Einstein répond: nos théories sont remplacées par d'autres, qui
sont meilleures. En quoi le sont-elles ? En ce qu'elles son)t plus simples. Disons du moins,
qu'avec moins de représentations, on explique plus de phénomènes. C'est le principe
d'économie. Faire plus avec moins. Ainsi, la théorie cosmologique de Ptolémée expliquait les
mouvements célestes et permettait de les prévenir pour élaborer des calendriers. La théorie de
Newton, au XVIIIe siècle, expliqua non seulement plus de choses, mais, surtout, elles les
expliqua de manière beaucoup plus simple. Au lieu d'imaginer un système de lois complexes
avec de nombreuses exceptions, on avait désormais une seule loi - celle de la gravité - pour
tous les phénomènes. Entre deux explications également cohérentes, on doit retenir la plus
simple : c'est le fameux «rasoir d'Ockham ».
Or les penseurs de la Reconnaissance adoptent ce même principe. La «connaissance
objective» est un idéal sans doute pratique. On fait comme s'il y avait un monde commun,
objectif. Ainsi, quand on perçoit une pomme, on fait «comme si », indépendamment de toutes
les perceptions qu'on en peut avoir, cette pomme existait de son propre côté. Mais ce ne sont
là que des mots.
Tout est apparence, lumière et conscience, y compris les choses limitées et différentes les
unes des autres. Ici encore, on peut comparer 1e rapport des apparences multiples à
l'Apparence indivise qu'est Siva au rapport qu'il y a entre les reflets et le miroir. En effet, même
la différence entre les reflets est un reflet. Tout est reflet, au sein de ce reflet indivis qu'on
appelle miroir.
Par conséquent, la conscience ou, ce qui revient au même, l'Apparence indivise ne sont
pas délimitées par la forme des objets qui apparaissent en leur sein. Ce n'est pas que les
différences sont sans réalité. Au contraire, c'est parce qu'elles ne sont que cet Apparaître, qui
est la seule réalité, qu'elles sont, elles aussi, réelles. A première vue, on pourrait penser que le
contour, la silhouette des choses « découpe» la conscience. Ainsi, l'apparence de cette table
serait un fragment de l'Apparence illimitée. Sa représentation serait un fragment de cette
Représentation illimitée que l'on appelle, ici, «conscience ». Mais il n'en est rien. L'Apparence
n'est pas découpée en deux par les objets qui apparaissent, à la manière dont l'eau est
séparée en deux masses distinctes par un pot immergé en elle. Car même cette division est
«manifeste », présente à la conscience. C'est pour cela qu'on en parie et que la question se
pose. Donc, même les formes des choses, qui façonnent les lieux et les moments, sont aussi
Apparence et conscience. Un bout de table peut apparaître, mais son aspect «manifeste » est,
quant à lui, indivis. L'Apparence est tout entière en chaque apparence, indépendamment de
son contenu. C'est pourquoi la conscience est en tous lieux et en tous temps « parfaitement»
présente. Les limites, les différences, les divisions sont aussi la conscience, qui est leur
«présence », leur existence. Comme dit Abhinavagupta, plus un miroir reflète les détails des
choses en leur variété, plus le miroir est limpide. De même, la profusion des apparences n'est
pas le signe d'une fragmentation réelle de la conscience, mais bien plutôt la preuve constante
de son absolue pureté et donc de son unité. La multiplicité des apparences, dont on peut
considérer qu'elle contredit l'unité de la conscience, est en fait la preuve de sa présence
puisque, sans cela, la présence ou l'absence de telle ou telle apparence seraient impossibles,
même en imagination. Ksemarja résume ainsi la clef de voûte de cette pensée, dans son
Commentaire aux stances sur la Vibration: «En fait, toutes les choses sont apparentes parce
qu'elles ne sont rien d'autre qu'Apparaître. L'idée étant que rien n'apparaît séparément du fait
d'apparaître!» Autrement dit, parce que l'absence de cette présence est inconcevable, cette
présence est absolue. Seules apparaissent et disparaissent ses configurations lumineuses.
L'individu ordinaire, dont l'agencement même est une tendance à la contraction, focalise toute
son attention, investit toute sa présence d'esprit sur tel ou tel objet. Lorsque, cette apparence
se résorbe dans l'Apparence indifférenciée, cet individu a l'illusion que l'absence d'objet défini,
configurable, est absence pure et simple. En réalité, une présence émerge, puis se fond en
une autre, à la façon dont on peut dire d'un arc-en-ciel lumineux qu'il «s'éteint» dans le ciel, qui
est pourtant tout aussi lumineux. Selon l'image proposée par Abhinavagupta : «Toutes choses
existent en Siva à la manière dont les rayons bleus résident dans l'opale. En réalité, nulle part
ils ne viennent à l'être ni ne cessent d'exister» Entre les apparences et l'Apparence, la
différence est elle-même une apparence. Donc, tout n'a qu'une seule et même nature:
l'Apparence, le fait d'être manifeste.
Par conséquent, puisque tout est apparence et conscience, tout existe toujours. Nous
avons déjà mis en lumière cette étrange idée. Mais expliquons-la à présent sous un angle
différent. Car, puisque la conscience est indivise, il faut aussi comprendre que chaque chose
est la conscience au complet, et non un fragment. Or, tout apparaît, existe, dans la conscience.
Donc, en chaque chose, en chaque apparence, toutes les autres choses, toutes les autres
apparences, sont présentes. C'est là une thèse absolument centrale dans le tantrisme. Mais il
nous semble que seule la Reconnaissance en a tenté une justification rationnelle. Tout
apparaît donc en chaque apparence à chaque instant, disions-nous. Cependant, la conscience
étant aussi pouvoir de ressaisir et d'interpréter librement l'Apparence, elle peut l'interpréter
comme «cette table-ci» (on est alors un individu ordinaire) ou bien comme «cette Apparence
indivise» (on est alors Siva). Entre les deux, il n'y a que des différences de degrés, mais une
seule nature - le fait d'apparaître. Car ces différences, ces degrés, sont, eux aussi,
manifestation, Lumière. «Tout existe toujours », au sens où même l'inexistence des choses
inexistantes «existe », est présente, dans la Présence, la Manifestation, l'Apparence, bref la
conscience: «L'inexistence (de tel ou tel phénomène) existe à l'intérieur de l'existence et n'en
est pas différente, car on n'en trouve pas trace en dehors d'elle. »

«On objecte : "Assurément, l'univers n'est rien indépendamment de la conscience ; mais s'il
n'en est pas séparé, comment peut-on parler alors d'une relation de cause à effet?"

(Réponse:) C'est la bienheureuse conscience Elle-même, parfaitement limpide et autonome,


qui s'illustre Elle-même en une multitude d'univers infinis. C'est dans cette mesure que l'on
parle de cette relation de cause à effet, au sens ultime.

A présent, l'auteur élucide la relation entre la conscience et ses objets. La conscience,


essence de tout, est Apparence et Représentation. Mais cette formulation semble déboucher
sur une aporie, une impasse.
En effet, si l'univers - par exemple, l'apparence de la table - est autre que la conscience,
qui est le fait même d'apparaître, alors il n'apparaît pas. Il n'existe pour personne et, à
strictement parler, il n'existe pas. En effet, s'il n'est pas capable de devenir manifeste par lui-
même-, on ne peut en prendre conscience, telle une lumière aspirée par un trou noir sans
jamais pouvoir en rien refléter. Dans ce cas, donc, on ne pourrait plus donner raison de rien.
Car la séparation implique l'absence de toute relation entre la conscience et la table, relation
qui est précisément ce qui rend possible nos expériences.
Mais si, d'autre part, on affirme qu'ils ne sont pas séparés, alors l'apparence de la table
et le fait d'apparaître qu'est la conscience sont identiques. Dans ce cas, tout ne devrait être que
pure Apparence, manifestation indivise et dépourvue de toute silhouette particulière, du genre
«c'est une table ». Il n'y aurait pas la conscience d'un côte et ses manifestations de l'autre,
mais une pure manifestation.
Pourquoi, alors, dit-on que la conscience est la cause, et l'univers son effet? Ne faut-il
pas plutôt admettre que la conscience est simplement un aspect de notre expérience, au
même titre que les couleurs, par exemple ? Et, si elle n'est pas la cause de l'univers, comment
peut-on dire qu'elle est la souveraineté du Seigneur? L’amour existe que s’il y a indépendance,
autonomie.
Néant absolu ou existence indifférenciée: dans les deux cas, il n'y a aucune relation
entre la conscience et- ses manifestations. Autrement dit, la conscience qui est censée rendre
toute expérience possible n'explique pas même les phénomènes les plus ordinaires
La difficulté tient à ceci que la conscience est à la fois identique aux choses (elle est leur
Apparaître, tout en étant différente d'elles (elle est «conscience de». Elle est tout et elle est au-
delà de tout, immanente et transcendante à la fois.
Ksemarâja répond à ce dilemme en invoquant la notion de liberté. Notion rarement
invoquée dans l'Inde et pourtant au cœur de la philosophie de la Reconnaissance. La
conscience se présente, en effet, comme limpide - à l'image d'un miroir - et autonome. Le
terme sanskrit désigne, d'abord, l'indépendance. La conscience est indépendante, en ce sens
qu'elle est connue par elle-même. Elle ne dépend de rien d'autre pour cela, alors que les
choses dépendent d'elle pour être connues et, donc, exister. Mais, dans la Reconnaissance, ce
terme est également à entendre dans une acception plus active. Comme l'a fait remarquer
Michel Hulin, svatantrya, ce n'est pas seulement être libre de, mais aussi et surtout être libre
pour. Pour manifester, faire apparaître et déployer. Elle est «limpide» à l'image du miroir
inaltérable. Et, comme un miroir, elle reflète. Elle est, purement et simplement, réflexion,
apparence et manifestation. Il y a donc la même relation entre la conscience et ses apparences
qu'entre le miroir et ses reflets. On peut les \ distinguer en raison, mais, en réalité, ils sont
inséparables.

« De plus, Elle est la seule cause de l'existence, de l'apparence de l'univers fait des
sujets connaissants, des moyens de connaissance et des objets connaissables. Par
conséquent les misérables moyens de connaissance, qui sont une mise en lumière d'objets
sans cesse nouveaux, ne sont ni dignes ni capables d'établir l'existence de Celle qui est
apparente par soi, dépourvue de toute limite et souverainement indépendante. (Le Seigneur) le
dit dans L'Essence de la Triade .•

De même que si l'on s'efforce de poser Le pied sur l'ombre de sa tête,m(Celle-ci) ne


sera jamais là où se pose le pied, Ainsi en est-il de cette Puissance de Siva.»

Puisque sans la conscience il est impossible de percevoir et de penser, les preuves que
sont la perception et l'inférence sont incapables de la valider. Car prouver, c'est mettre en
lumière, c'est faire connaître quelque chose qui n'était pas déjà connu. Or, la conscience, étant
purement et simplement Apparence, est toujours déjà connue.
De plus, elle est cette lumière sans laquelle rien n'existe. En ce sens, elle est évidente
par soi. Elle est la preuve de toutes les preuves possibles. Son existence rend possible
l'efficacité des autres preuves et les embrasse en elle-même.
En outre, elle est indifférenciée, c'est-à-dire qu'elle n'est pas un objet connaissable sur le
mode du «ceci ». Elle est, mais, en elle-même, elle n'est ni ceci ni cela. Le miroir n'est aucun
reflet en particulier, mais bien plutôt capacité d'accueil pour tous les reflets. Si le miroir se
reflétait lui-même, le miroir ne serait plus un miroir, mais quelque chose comme un tableau, ou
une plaque photographique. Ce qui rend possible la fluidité de l'expérience, c'est, en effet, que
la conscience n'est rien en elle- même, sinon cette capacité de manifester n'importe quelle
forme. A l'instar du bouddhisme, le tantrisme sivaïte admet que la conscience est dépourvue
de toute nature propre: «Je célèbre cette conscience toujours présente, inconditionnée et
dépourvue de nature propre.» De même que, selon Rousseau, l'homme est perfectible dans la
mesure où il n'a pas de nature innée sous la forme d'instincts, de même la conscience est libre
dans la mesure où elle n'est rien en particulier. A l'image du miroir dépourvu de forme propre
ou de l'oeil incolore, elle se trouve ainsi libre de tout devenir. Contrairement aux traditions
métaphysiques de l'Occident, (Nous pensons surtout aux traditions néoplatoniciennes. Cela étant, ce
jugement doit être nuancé. Aristote parle de l'intellect comme d'une pure puissance; Proclus définit l'homme
comme une sorte de pure virtualité et, plus tard, Maître Eckhart reprendra, entre autres, l'exemple de l'œil pour
illustrer la vacuité de l'âme dans laquelle l'homme peut découvrir la liberté divine). la Reconnaissance ne
place pas d'archétypes à l'origine des formes sensibles, mais plutôt une absence de forme
propre qui est pure disponibilité pour toutes les formes et dont l'autre nom est la liberté
absolue.
Pour ce qui est des perceptions sensorielles, il est évident qu'elles n'existent que pour la
conscience. Mais ne peut-on pas, au moyen de l'inférence, établir l'existence indépendante de
ce monde commun à tous qu'est l'état de veille? A cela, Kemarja répond que les moyens de
connaissance valides tels que l'inférence sont, eux aussi, animés par la conscience. Perception
et inférence ne sont que des actes conscients. On peut certes inférer la présence d'un feu
invisible, caché derrière une colline, à partir de la présence de la fumée qui est, quant à elle,
visible. On prouve donc ainsi l'existence de quelque chose qui n'est pas apparent à partir de ce
qui l'est. Nous complétons. Et c'est ainsi que nous procédons durant la plupart de nos activités
quotidiennes. Seulement, si le feu n'est en effet pas apparent, visible en ce moment, en
revanche, il l'a été par le passé. Nous avons vu du feu faire de la fumée. Cette concomitance
du feu et de la fumée s'étant répétée, nous en avons conclu que si l'un est présent, c'est que
l'autre doit y être aussi. Autrement dit, inférer, c'est compléter une apparence présente (la
fumée) par une apparence passée (le feu) remémorée. Encore une fois, donc, tout cela est du
domaine de l'Apparence. Or, pas d'apparence sans conscience. Donc, pas d'inférence sans
conscience. L'inférence est de ce fait un type de raisonnement incapable de prouver l'existence
de quoi que ce soit en dehors de la conscience. Il en va comme d'un homme qui voudrait aller
plus vite que son ombre, quand le mouvement de l'ombre est purement et simplement
conditionné par le mouvement de l'homme. De même, vouloir déclarer: «Au-delà de cette
limite, la conscience est absente », c'est encore chercher à illuminer l'obscurité avec une
lampe. Par définition, on ne peut éclairer l'obscurité.
De plus, les moyens de connaissance, valides dans la vie courante, opèrent par
négation de ce que la chose n'est pas pour déterminer ce qu'elle est. Une table, ce n'est pas
une chaise, une pomme, etc. Or la conscience, telle l'espace, ne peut faire l'objet d'une
négation délimitatrice valable du fait de son omniprésence. Toute absence suppose la
nécessaire Présence qu'est la conscience. Toute négation suppose position. Non pas que la
conscience se dérobe aux mécanismes de la pensée: elle n'est tout simplement pas une
chose, un objet concret ou abstrait. C'est uniquement dans le cadre d'une relation pédagogique
que l'on est inévitablement amené à discourir de «la conscience» à la troisième personne,
comme si elle était véritablement une chose. En réalité, la conscience est connaissable
seulement par elle-même. Autrement dit, elle est évidente.
Mais la croyance en l'existence des choses indépendamment de la conscience est
tenace. De fait, on peut se trouver perplexe face à de tels raisonnements. Bien que l'argument
soit simple presque enfantin - et irréfutable, il ne nous persuade pas entièrement.
N'y a-t-il pas, en effet, une illusion de la conscience claire et évidente? La conscience,
par définition, doit certes être présente pour que l'on puisse imaginer ou penser son absence,
absence que l'on identifiera ensuite à la mort. Celle-ci est, par excellence, le lieu qui existe et
où la conscience n'existe pas, ou plus. D'où la difficulté, pour nous, de nous la représenter.
Comme la mort est absence de toute représentation, on triche lorsqu'on se la représente
quand même. Pourtant, comme le fait remarquer Kant, il reste «impossible de lever l'illusion:
elle est dans la nature de la pensée prise comme langage que l'on tient à soi-même et sur soi-
même. La pensée: je ne suis pas, n'a aucune possibilité d'existence - si je ne suis pas, je ne
peux non plus prendre conscience que je ne suis pas. Je peux bien dire: je ne suis pas bien
portant, et concevoir dans un usage négatif de tels prédicats de moi-même (comme il advient
de tous les verbes); mais, parlant à la première personne, nier le sujet lui-même (celui-ci
procédant alors à son propre anéantissement) est une contradiction 303. » Le discours sur soi -
sur la conscience - dont parle ici Kant est sensiblement proche de celui de Ksemarja. Mais, là
où ce dernier voit un argument décisif, l'autre dénonce une illusion, naturelle, inévitable. Pour la
Reconnaissance, la conscience est comparable à une lumière, inséparable de l'existence. On
ne peut établir l'existence de l'inexistence de la conscience qu'en admettant, fût-ce sur le mode
implicite, son existence. Pour Kant, au contraire, il s'agit là d'une illusion. Selon la métaphore
proposée par la psychologue Susan - Blackmore, lorsque nous cherchons à vérifier la
continuité de la présence de la conscience, nous sommes comme l'enfant qui cherche à ouvrir
à toute vitesse la porte d'un réfrigérateur pour savoir si, vraiment, la petite lumière qui est à
l'intérieur reste toujours allumée. En réalité,, l'ampoule est allumée par le geste même d'ouvrir
la porte. D'où l'illusion d'une lumière constante. De même, à chaque fois que nous cherchons à
savoir si la conscience est présente, la conscience apparaît, car ce geste de curiosité est
précisément un acte de conscience. D'où l'illusion d'une conscience continue. Mais en réalité,
«la» conscience est faite d'une succession d'instants de conscience. C'est ici la thèse de Kant,
celle du sens commun sans doute et, surtout, celle des principaux rivaux des penseurs de la
Reconnaissance: l'école bouddhiste de Dharmakirti. Selon eux, rien n'existe plus d'un instant.
Dès lors, toutes nos représentations du genre «ceci est une table », «je suis untel », etc., ne
sont que des illusions et des erreurs. On imagine de l'identique et du permanent là où il n'y a
que de l'unique et de l'éphémère. C'est cette «illusion naturelle» que le bouddhisme n'a de
cesse de dénoncer et de pallier, un peu comme Hume en Occident.
Mais Ksemaraja n'est sans doute guère perturbé par ce type d'argument. Car l'existence
d'un monde en dehors de la conscience, de la matière ou de la mort, tout cela n'est conçu ou
imaginé que dans et par la conscience. Tout comme aucun corps ne «quitte » l'espace, tout est
infus de cet espace qu'est la conscience, y compris les raisonnements que l'on peut forger sur
une réalité indépendante d'elle.
En outre, même si la représentation selon laquelle la conscience englobe tout est une
illusion, elle demeure vraie, au motif qu'elle est une apparence. Or ici, le réel a été défini
comme Apparence, comme le simple fait d'apparaître. Apparence extérieure ou intérieure,
dépendante ou non, illusoire ou réelle, tout cela n'est qu'Apparence, lumière donc. Tout
apparaît. C'est cela l'Etre, le Réel, le Soi. Le coup de génie de la Reconnaissance a consisté à
prendre le mot « apparence» en un sens oublié: apparaître, c'est briller, éclairer, illuminer.

A présent, l'auteur explique les conséquences de cette situation. La conscience est non
seulement la réalité, mais également le moyen et le but de la démarche spirituelle proposée
par la Reconnaissance:

«On explique (maintenant) cet (aphorisme) dans l'ordre logique inverse, en disant
qu'Elle est la cause de l'accomplissement de l'univers et de (sa) résorption qui est obtention de
la suprême égalité de saveur non-duelle et que, par conséquent, Elle est absolument libre.
Reconnue comme liberté absolue, Elle est la cause de tous les accomplissements (désirables),
définis comme délivrance (de toute limite) et jouissance affective. »

Lorsque l'on reconnaît que tout ce qui se déploie «à l'extérieur» de la conscience et


comme face à elle se déploie en réalité à l'intérieur d'elle, on devient pour ainsi dire ce qu'on a
toujours été: le Seigneur doué de conscience infaillible dont tout dépend. Reconnaître
l'autonomie de la conscience, c'est prendre conscience que l'on est déjà - toujours déjà -
délivré, affranchi de toute limite et doté de tout ce qui est désirable. II y a «délivrance» (moka),
puisque la conscience ne dépend de rien. Mais il y a également «jouissance», puisque la
reconnaissance des pouvoirs de la conscience parachève, en quelque sorte, sa manifestation.
Plus précisément, le cycle foncièrement douloureux des renaissances devient la manifestation
de la liberté de la conscience. Si la conscience se reconnaît comme productrice de tout, le
cauchemar devient un rêve lumineux, léger et jouissif. La vie quotidienne est transfigurée par
ce geste subtil, revêtant ainsi un aspect sacré jusque sous son jour le plus banal. C'est alors
Siva lui- même qui vit, agit, pâtit et souffre, reçoit et donne, ouvre et ferme les yeux.
Autrement dit, on doit d'abord reconnaître la conscience, se convertir à elle en pleine
connaissance de ses qualités. Puis, dans un second temps, la manifestation de la conscience,
à savoir nos expériences quotidiennes, va être rehaussée par cette reconnaissance. La
recherche de la vérité débouche sur la découverte du bonheur. Je ne suis plus dans le monde,
perdu et ballotté dans un univers indifférent; bien plutôt le monde est en moi, et il est le jeu de
ma liberté.
C'est pour cela qu'il faut, nous semble-t-il, distinguer deux moments dans cette voie et
dans les démarches tantriques en général. Premièrement, celui de l'identification de notre vraie
nature, correspondant à un désengagement des modes d'expérience incomplets, dualistes.
Puis, dans un second moment, un retour à l'expérience ordinaire, mais à partir de ce regard
neuf. C'est une recréation du monde, bien que la réalité ne change pas, puisqu'elle reste faite
de conscience et d'Apparence.
Bien entendu, ce mouvement d'aller et retour se reproduira ensuite indéfiniment,
puisqu'il est le rythme naturel de la conscience. Morts et renaissances, exaltation et abattement
sont alors remplacés par l'inspir et l'expir, l'émanation et la résorption, le jeu et le repos. C'est
cette seconde phase, faite de réconciliation de la conscience avec le monde, qui distingue tout
particulièrement la philosophie de la Reconnaissance des autres voies de salut de l'Inde. Dans
d'autres systèmes non-dualistes, comme celui de Sankara, il s'agit simplement de reconnaître
que la conscience est l'Absolu, la seule réalité. L'illusion du monde disparaît alors, comme un
cauchemar lors du réveil. La pureté, l'absolue limpidité du miroir dissolvent les reflets. La
délivrance, c'est alors la fin de toute expérience personnelle. Dans la pensée de notre auteur,
au contraire, la reconnaissance de la liberté absolue de la conscience rend les reflets plus
lumineux encore. La pureté du miroir n'anéantit pas les reflets, pas plus que les reflets n'ont
jamais obstrué le miroir. Les reflets sont l'expression - évanescente, certes - de la véritable
nature du miroir. Les deux s'expriment mutuellement. Simplement, au lieu de s'identifier
exclusivement à l'un des reflets (le corps, des.. sensations, des impressions, des idées, etc.), la
conscience se défocalise. Elle réalise que les reflets ne sont ni des ennemis ni des étrangers,
mais sa propre oeuvre. Cette compréhension, à elle seule, a le pouvoir de transformer ce mode
de production: c'est «l'accomplissement » au sens ultime, la perfection. L'univers est intégré de
plein droit à la réalité ultime, puisque tout découle d'elle et s'écoule en elle. Le Cosmos,
contrairement à ce que pensent les dualistes et le sens commun, est inséparable de la vérité
qu'est la conscience, alors que les non-dualistes comme Sankara pensent que la réalité ne fait
que prêter sa lumière à un univers adventice, dont la forme propre est causée tout entière par
l'ignorance de la réalité.
«En outre, l'univers, c'est le souffle, le corps, le plaisir, le bleu, etc. Son accomplissement, c'est
l'absorption dans le sujet connaissant fait de prise de conscience, en progressant (vers lui) au
moyen de preuves valides. La (conscience) en est la cause suffisante, Elle est le moyen de
connaître complètement cet (univers). En cela on dit (qu'Elle) est un moyen aisé (pour atteindre
le Souverain Bien). C'est ce que dit (le Seigneur) dans le vénérable Tantra de l'expérience
directe. Connaître: Aimer

La conscience du type sujet-objet Est commune à tous les êtres ordinaires. Mais les
adeptes portent une attention Particulière à la relation (entre sujet et objet). »

Pratiquement parlant, nos expériences quotidiennes, avec leurs aléas, sont le meilleur
moyen de recouvrer la liberté souveraine qui est notre vraie nature. Pour cela, il suffit en effet
de les reconnaître comme jeu de la conscience absolument libre. Par une simple conversion du
regard, on réalise que l'asservissement a toujours été une forme de liberté. On se trouve alors
comme «possédé », mais possédé par sa vraie nature de « sujet connaissant », qui est
«conscience ».
Mais comment donc parvenir à cette certitude de la reconnaissance? Au moyen d'une
«succession d'élévations» grâce à des preuves que sont les raisonnements proposés par les
textes de la Reconnaissance. Grâce à eux et peu à peu, les représentations fausses sont
contrecarrées par les vraies. La machinerie de la servitude redevient un enchaînement d'idées
adéquates.
Pour comprendre comment cela est possible, il faut savoir que les idées fausses sont
produites par un aspect de la Puissance de liberté nommé «Puissance d'illusion». Les idées
vraies, au contraire, sont inspirées par la Pure Science. «Pure », c'est-à-dire pure de toute
dualité, de toute étroitesse d'esprit. Ces deux manifestations de la liberté qu'est la conscience
engendrent respectivement le « chemin impur », le samsara, et le «chemin pur », c'est-à-dire
les modes d'expérience où les idées limitées ont été déracinées, et qui sont l'apanage des
êtres accomplis. En d'autres termes, on remplace une croyance fausse par une certitude
authentique.
Notons qu'il n'est pas ici question de supprimer les pensées et les imaginations quelles
qu'elles soient. Cette position est plutôt celle du yoga classique et surtout celle du bouddhisme.

Dans la Reconnaissance, l'accomplissement spirituel prend au contraire la forme d'une


certitude validée par des preuves. Cette perfection, qui est atteinte au moyen de la pensée,
prend elle-même la forme de la pensée, et peut s'exprimer sous la forme de pensées. Non pas
que la Reconnaissance donne dans un intellectualisme aride, mais, simplement, selon elle tout
dépend de la manière dont on se représente les choses. La servitude est une représentation
fausse, incomplète. La délivrance est donc, elle aussi, une représentation. La seule différence
est qu'elle est plus complète, intégrale et inclusive.
Car le Seigneur, la réalité ultime, c'est, on l'a vu, la conscience. Nous ne sommes pas, à
proprement parler, esclaves de notre imagination et de notre pensée, mais plutôt d'une
compréhension incomplète de ces pouvoirs. Il faut également avoir en tête que le mot vikalpa -
«construction (imaginaire)» - ne désigne pas seulement la pensée comme abstraction, mais
enveloppe également l'imagination et toutes les représentations. La racine du mot désigne en
effet toute activité qui produit par exclusion. Le préfixe vi- précise également que cette activité
constructrice dévie de son mode naturel. Ici, cela correspond au fait que la conscience s'aliène
en divisant les apparences en soi et en autrui, en amis et en ennemis.
Cette thèse, de fait plutôt intellectualiste si on la compare aux autres pensées de l'Inde
plus populaires et mieux connues, est justifiée dans ce texte par une citation d'un tantra en tout
point singulier, le Tantra de l'expérience directe. Ce texte propose des méthodes de délivrance
non par l'initiation ou quelque autre rituel, mais par des sortes d'expérimentations qui
conduisent à une connaissance directe et consciente de la réalité ultime. Cette stance-ci décrit
la pratique yoguique, celle de 1' «adepte », comme un examen attentif de la relation qui unit
sujet et objet. Soit, par exemple, «mon» corps et cette table. A première vue, ce sont deux
choses séparées. Pourtant, toutes deux apparaissent dans la conscience que j'en ai. C'est
donc elle que je suis vraiment. C'est elle l'élément qui anime toute chose, de même que l'eau
est l'élément dans lequel évoluent les poissons. Tout ce dont j'ai conscience est mon corps
véritable, ce corps de chair tout comme cette table. La conscience est ce qui les met en
relation après les avoir distingués l'un de l'autre. Elle est ce qui unifie les fragments dont sont
faites nos expériences éparses pour en faire «un» monde. En ce sens, elle le crée. Mais,
ordinairement, nous n'avons pas conscience de cette activité. L'adepte, au contraire, prend
conscience à l'occasion de chaque expérience du fait que la conscience est mise en relation de
choses - à savoir, du sujet et de l'objet - et donc Vie de toute chose. Dès lors, elle se dévoile
clairement comme cette souveraineté du Seigneur que nous sommes depuis toujours.

«Le singulier de "la" Conscience, signifie (qu'Elle) n'est pas délimitée par temps et lieux,
mettant ainsi en évidence le caractère non fondé de toutes les théories dualistes. Le terme
autonome, montrant la différence (entre notre enseignement et celui) des partisans d'un Absolu
(inactif), signifie que la conscience est essentiellement souveraineté totale.
(En résumé), l'expression «cause de l'accomplissement de l'univers » signifie (que la
conscience) est Puissance illimitée, est cause de tout, moyen aisé et bien souverain -1»

Ce passage est capital car il nous éclaire sur la différence entre le non-dualisme de la
Reconnaissance et ceux, mieux connus sans doute, professés par les partisans des Upaniads
(qu'on appelle aussi Vedanta). Les thèses du Brahman «passif» ou inactif sont celles des
partisans des Upanishads, dont le représentant le plus fameux est Saiikara, bien qu'il ne soit
jamais nommé dans le corpus de la Reconnaissance. Selon ces brahmanes orthodoxes
défenseurs du système des castes, la conscience est seulement lumière, existence pure, sans
conscience, ou du moins sans cette conscience réflexive qui rend possible tant la liberté
créatrice que l'aliénation selon la Reconnaissance. Pour le Vedanta, tout n'est que faux-
semblant (maya), lui-même dû à une sorte d'erreur qui accompagne chacune de nos pensées.
Le monde n'est donc qu'une illusion qu'il convient d'éliminer par des raisonnements basés sur
les Upanishads.
Pour le non-dualisme inspiré des tantras, au contraire, l'existence en sa versatilité n'est
pas un défaut, mais un ornement de l'Absolu. Car c'est lui seul qui se déploie et il est à lui-
même l'instrument de son propre déploiement. Il est autonome et souverainement libre. Certes,
la souffrance est due à une connaissance incomplète, à une forme d'ignorance donc, mais, au
fond, elle est aussi une manifestation de la liberté qui constitue la nature de la conscience et
notre attribut le plus intime.
Le monde est donc une illusion, mais c'est une illusion qui exprime une liberté et une
vérité. La conscience est libre de se reconnaître elle-même complètement, ou bien seulement
partiellement. Ce n'est pas l'œuvre d'une énigmatique Ignorance; c'est le mystère d'une liberté
indomptable. En d'autres termes, l'univers, cette masse de mouvements incessants, n'est rien
d'autre que sa vie la plus propre. Et l'on ne peut même pas affirmer, à l'instar des partisans des
Upanishads, que les mondes innombrables viennent reposer dans la conscience sans affecter
sa pureté native, ils sont, bien plutôt, son expression la plus naturelle, ils apparaissent
«inséparables » d'elle, de même qu'il n'y a pas d'océan sans vagues ou de miroir sans reflets.
Il n'y a pas d'Etre sans conscience, ni de conscience sans un objet, qui est l'Etre.
Comme le remarque Rjnaka Rama dans son Explication des Stances sur la Vibration:
«Si l'on pouvait, en quelque lieu, en quelque temps ou de quelque façon que ce soit, Te
concevoir à part du fait d'apparaître (qui est Toi), on pourrait alors dire que Ta diversité est due
aux diverses conditions adventices telle (une lumière venant se refléter dans) un cristal (mais il
n'en est rien). » La conscience est présente, infuse en toute expérience, non pas seulement en
ce sens qu'elle lui donnerait sa lumière, mais surtout parce que la conscience est mouvement
subtil (spanda) dont toutes les apparences réunies dans une expérience ordinaire sont un
mouvement particulier.

Ainsi donc, la conscience est la réalité telle qu'elle est, telle qu'elle devrait être, en plus
d'être le moyen de l'açtualiser. La conscience dépasse aussi tout ce qu'elle fonde, tout ce dont
on a conscience. Elle dépasse donc la pensée et l'imagination. Elle ne peut être «prouvée »
par un moyen de connaissance car elle est la connaissance elle-même. C'est cela qu'il faut
reconnaître à même la vie quotidienne.
Ce premier moment de la démarche philosophique et spirituelle, que la philosophie de la
Reconnaissance a en commun avec d'autres non-dualistes comme Safikara, est celui de la
conversion du regard dé l'adepte: il se désengage des objets et re-connaît la conscience en sa
forme propre, c'est-à- dire comme pur sujet connaissant réceptacle de toutes les
connaissances possibles.
Mais le fait que l'univers soit une expression de la liberté de la conscience autorise
l'adepte à laisser sa vitalité procéder à nouveau à partir de ce qu'il a, en un premier moment,
identifié ou reconnu comme étant sa vraie nature. Seulement, il s'agit cette fois d'une
procession complètement épanouie, pure de toute solidification, de toute contraction. Après
l'inspir et la résorption du monde dans la conscience en sa forme naturelle vient la phase de
l'expir et, lui correspondant, l'émanation d'un monde transfiguré dans et par la conscience
reconnue durant la première phase.
La possibilité d'une telle expérience de liberté, celle du « délivré-vivant», est clairement
évoquée dans un texte tardif apparenté à la Reconnaissance: «Ceux qui ont atteint la catégorie
de la pure Science au-dessus de l'Illusion et l'ont dépassée, voient l'univers entier en tant que
cette Apparence qu'est la conscience. Tout comme les marques (sur une plume) ne sont rien
hors de la plume, et que la plume (n'est rien hors d'elles, de même, lorsque apparaît cette
Apparence qu'est la conscience, la totalité des phénomènes apparaît comme identique à
l'Apparence elle-même.»
Le fait à retenir ici est que la variété des choses, avec leur richesse de couleurs et de
textures, ne disparaît pas. Que la différenciation se maintienne bien au sein de cette unité est
encore évoqué en ces termes par le maître de Ksemarâja: «(Les formes de conscience
relatives aux phénomènes) telles que_ «ceci (existe) », nées de la coloration (assumée par
l'Apparence) du fait des délimitations engendrées par l'activité différenciatrice du Temps
surgissent aussi dans la catégorie suprême, (celle du Suprême Siva). Là, (à ce niveau,) la
perfection est la seule forme (de toutes les choses) et donc chacune est présente en toutes.»
Ce passage, en plus d'affirmer avec force que les choses ordinaires continuent de se présenter
dans l'expérience du délivré-vivant, précise en quoi son expérience de ces mêmes choses est
spéciale. Le délivré-vivant est celui qui reconnaît que tout est apparence dans la conscience.
Tout est donc baigné de conscience, de cette conscience qui produit ces apparences comme
un rêveur engendre ses rêves. Or, la conscience est tout entière présente pour chaque
apparence. Il n'y a pas un morceau de conscience pour cette table, et puis un autre dans
l'apparence de chaise qui lui succède. L'apparence de la table apparaît dans la conscience
entière, car il ne peut rien y avoir de tel qu'un fragment ou une portion de conscience, pour la
simple raison que les notions de «fragment» comme de limite ne peuvent se présenter qu'à la
conscience et en elle. Et, comme la conscience contient potentiellement toutes les choses, on
peut logiquement affirmer que toutes les choses sont présentes en chaque chose.
L'apparence de la table, ici, est pur Apparaître et conscience qui contient tout.
Autrement dit, chaque apparence est apparence de tout. Mais alors, pourquoi la table plutôt
que la chaise et, surtout, pourquoi si peu plutôt que beaucoup? Nous avons déjà suggéré la
seule réponse offerte par la Reconnaissance: les choses apparaissent ainsi parce c'est ainsi
que la conscience se manifeste librement. Et la conscience est manifestation, expression, et
donc aussi fragmentation, oubli et manque. Her purpose is Love
L'autonomie, ou liberté, de la conscience correspond donc dans la pratique à une phase
de réintégration du dynamisme de la conscience en elle-même. La conscience bouge en elle-
même, mais elle croit que ces mouvements (la table, etc.) viennent d'ailleurs. Dès lors que les
choses et les êtres sont perçus dans la conscience, ils ne sont plus perçus comme des
menaces, et même la souffrance est, dans cette mesure, atténuée.
Ces deux aspects de la conscience sont la conscience pure et la conscience fragmentée. Elles
sont appelées «Puissance de connaître et d'agir» et elles sont les thèmes centraux des
Stances pour la Reconnaissance composées par Utpaladeva. Il veut prouver que la conscience
est omnisciente et omnipotente, et qu'elle ne peut donc être que ce Seigneur omniscient et
omnipotent dont parlent (presque) tous les textes religieux et philosophiques.
Comme la conscience elle-même est évidente, ce sont surtout ces deux attributs que le
fondateur Utpaladeva et, dans notre texte, Ksemarâja s'efforcent d'établir. Autrement dit, le
salut passe par l'humble observation de la vie de l'absolu telle qu'elle s'exprime dans les
mouvements de l'expérience de chacun.
Mais en quel sens la conscience est-elle «le moyen aisé» de sa propre réalisation? En ce sens
que tout mouvement de l'expérience surgit de et s'achève naturellement en sa cause, la
«divinité qu'est notre propre Soi », ou «que nous sommes nous- mêmes », à savoir la
conscience infinie. Il suffit donc de suivre sciemment ce rythme pour se trouver guidé, orienté
vers notre nature véritable. C'est pourquoi Kemarja la qualifie de «moyen aisé ». Précisons qu'il
s'agit bien de suivre le mouvement spontané, vers l'extérieur, vers les choses, ou bien le
surgissement des réactions, des émotions. En suivant cette pente naturelle, il faut seulement
compléter la connaissance de ce qui est toujours déjà là. et parfait: la conscience et
l'Apparence, indivisibles, indestructibles et contenant tout ce que l'on peut désirer.
La différence entre l'expérience du profane et celle de l'adepte est déterminée par la
discrimination entre ces deux types de relation: complète ou incomplète, produisant
respectivement liberté et asservissement. La conscience est donc à la fois cause unique de
l'accomplissement, de la production de toute expérience, et cause de son accomplissement
ultime, au sens spirituel.
Ce premier aphorisme dit, en définitive, que tout est l'expression parfaite en elle-même
d'une cause unique. Simplement, si cette perfection du dynamisme propre à la conscience
n'est pas pleinement reconnue, on parle de «procession» ou de manifestation impure car
manquant d'harmonie. C'est alors le cycle douloureux du devenir. Si la reconnaissance -
moyen simple et aisé - s'effectue, l'adepte obtient le Souverain Bien: pour lui, toute relation
entre le sujet (vacaka, vimarsa) et l'objet s'exprime purement, librement, en une expansion
parfaite en elle-même. C'est l'expérience de la délivrance.
Les aphorismes suivants vont s'attacher seulement à détailler point par point tout cela,
discutant, en particulier, du mécanisme de la production des diverses sortes d'expérience (libre
ou asservie) et de la cause du passage d'un mode à un autre, ainsi que du détail du processus
de reconnaissance de ceux-ci par l'adepte comme étant l'expérience que l'Absolu fait de lui-
même.

2. Tout est imagination ou liberté souveraine

Avant d'expliquer le détail des choses et des êtres, un aphorisme précise le sens de la «liberté
absolue» qui est l'attribut le plus intime de la conscience et donc de chacun de nous :

«Certes ! (Mais) si la conscience est cause, la perspective dualiste ne peut être


complètement écartée en (ce sens que le Seigneur) a besoin d'une cause matérielle, etc.»

Pour comprendre cette objection, il convient de restituer son contexte. Si l'on dit, en
effet, que la conscience est la cause de tout, c'est-à-dire de l'univers (vis< va), lequel est son
effet, alors la conscience est autre chose que ce Tout. Elle est ainsi séparée de sa création,
exactement comme le Seigneur dont parlent les traditions «dualistes », celles qui déclarent que
le Seigneur est foncièrement différent de nous et du monde. Or, dans l'introduction du premier
aphorisme, l'auteur prétendait démontrer que le Seigneur est « notre propre Soi », c'est-à-dire
nous-mêmes. Dès lors, en affirmant que la conscience est cause de tout, ne retombe-t-il pas
dans le dualisme?
Pour comprendre cette interrogation, il faut savoir que pour la tradition théiste indienne -
celle qui affirme l'existence d'un dieu créateur - la notion de cause appliquée au Créateur
implique toujours qu'il a besoin de matière première et d'un instrument pour produire son effet,
à l'image du potier qui, à partir de la glaise et à l'aide de son tour, façonne un pot. Or, sur ce
point, la position de la Reconnaissance s'écarte d'un théisme pur et simple avec ce qu'il
implique de dualité entre le Créateur et sa création, sans toutefois tomber dans le simplisme
d'une identité absolue entre eux

«Afin de prévenir cette (objection), on dit:

Elle fait éclore l'univers sur son propre écran selon son propre désir -2

Selon son propre désir, non pas comme l'Absolu (inactif du Vedanta), etc. selon le désir d'un
autre. Par ce (désir) seulement, et non pas en recourant à une cause matérielle ou autre.
(Dans ce cas), en effet, (le Seigneur) ne pourrait même plus être tenu pour doué de
conscience, parce que la liberté absolue mentionnée précédemment disparaîtrait.»

Ainsi, la conscience a pour seul instrument de création son propre désir, c'est-à-dire son
propre élan qui est sa vie même. C'est ce désir sans but défini qui déborde sous les formes de
la vie psychique ordinaire, comme un rêve dans l'esprit d'un homme endormi. C'est ce
débordement du désir qui explique, à chaque instant, le passage de la pure connaissance de
l'Apparence indivise à la perception de tel objet limité.
Pour prendre la juste mesure de l'originalité de la Reconnaissance sur ce point, il suffit
de savoir que l'Absolu (brahman) «inactif» (tinta) professé par les partisans de 1'Advaita
Vednta se voit surimposer les apparences comme un voile, sous l'effet de l'ignorance 3° . Le
monde est alors tout ce que l'Absolu, privé de souveraineté, n'est pas. Autrement dit, le désir et
tout ce qui va avec est totalement exclu de la pureté de l'Absolu, de sorte que jouissance et
délivrance spirituelle sont conçues comme incompatibles et opposées. A l'inverse, le sivaïsme
dualiste du Saivasiddhanta considère que le monde est réel, en ce sens qu'il est une
substance inconsciente en elle-même, matérielle, séparée de Siva et coexistant, avec lui pour
l'éternité. Pour lui donner la forme des mondes, Siva se sert de sa Puissance comme d'un
instrument. Dans les deux cas, que la Puissance soit réelle ou non, elle se trouve de fait exclue
du principe, ou séparée en une pure conscience face à une matière inerte. Pour la
Reconnaissance en revanche, rien, absolument rien, n'est étranger à la conscience:

« Sur elle-même, mais non pas ailleurs, Elle fait éclore l'univers défini précédemment.
(Elle le fait apparaître) comme une cité dans un miroir qui, bien qu'inséparable (du miroir), en
paraît séparée. Et l'éclosion, c'est seulement l'exhibition de ce qui est présent (dans
l'Apparence). Ainsi dit-on que la présence de l'univers ne fait qu'un avec l'Apparence.»
Lorsque l'auteur affirme ici que la conscience «fait éclore» l'univers, cela veut dire qu'elle
prend conscience de l'Apparence. Cet acte de conscience, en se fragmentant, engendre les
apparences que nous connaissons. Mais, à strictement parier, ce n'est pas la conscience qui
fait apparaître les choses. Elle ne fait que découper, par la pensée et le langage, ce qui existe
toujours, à savoir l'Apparence. C'est pourquoi Kemar.ja précise qu'il s'agit là d'un dévoilement
plutôt que d'une création à partir de rien. Le regard qu'est la Déesse divise et assemble des
traits généraux potentiellement présents dans l'océan de l'Apparence, un peu comme notre
esprit fait spontanément «apparaître» des silhouettes dans les nuages.
D'autre part, la conscience n'use pas de matière ou de substance, réelle ou irréelle, pour
créer. Son seul objet, son seul matériau possible, c'est l'Apparence, et jusqu'à l'apparence du
néant même. Un texte de l'école K1Tkrama, L'Apparition de l'empreinte des pieds (du Maître),
formule ainsi cette vérité:

En vérité, la Splendeur est la vaste intelligence, matrice de toutes choses. Pure


conscience, elle a pour nature d'enseigner, identique à Siva, son propre état naturel. se faire
connaître :aimer
L'univers - le sujet connaissant et le connaissable - brille en son fond tel le reflet d'une
cité dans un miroir.

De même, dans notre extrait, l'auteur recourt à l'image du miroir, qui réunit les points
essentiels de la nature de la réalité selon la Reconnaissance. Le miroir englobe et est infus a
priori en tous les reflets qu'il embrasse et ceux-ci sont toujours, comme le miroir, lumineux. Ils
sont pure Apparence. De plus, il ne peut y avoir de reflet sans lumière ni limpidité. Quant à la
relation entre le miroir comme fond et ses reflets, elle implique à la fois unité et différenciation ;
ce qui est possible, puisque la densité limpide du miroir n' «engloutit» nullement les reflets, qui
de leur côté ne se surimposent pas au miroir. De fait, nul ne dit que les reflets salissent le
miroir! De sorte qu'il n'y a aucune incompatibilité entre eux, comme il n'y a aucun conflit dans la
conscience entre les apparences limitées et l'Apparence illimitée. Il faut au contraire les penser
chacun comme manifestant les qualités de l'autre. En d'autres termes, les reflets sont
l'expression du potentiel sans entrave qu'est la béance ouverte du miroir. Leur surgissement
incessant ne fait que confirmer cette limpidité, qui symbolise la liberté absolue de Siva. Selon
Abhinavagupta, en effet, «l'expérience nous apprend qu'un clair miroir reçoit des milliers de
formes comme des montagnes, des éléphants, etc. sans que sa nature propre (qui consiste à
pouvoir refléter les choses) s'en trouve brisée, et ces formes ne cachent pas le miroir comme
l'apparence erronée de l'argent cache la nacre ou la vision de cieux lunes, la lune unique. Car
même si le miroir prend l'aspect de ces formes diverses, on se dit: ce miroir est pur et
excellent»
Au rebours de ce que le langage naïf nous fait croire, le miroir et les reflets forment un
seul et même continuum lumineux. Par conséquent, lorsqu'on affirme que le Soi ou Siva ou la
conscience sont «au-delà» des apparences, c'est seulement une façon de dire que l'Apparence
n'est jamais fragmentée par les apparences, car ils sont comme des lumières dans la Lumière.
Cette idée d'une réalité «cachée derrière» les apparences n'est au fond qu'un artifice
pédagogique tout à fait erroné si on en fait une conclusion. La vérité ultime, la seule à parler en
vérité vraie, est que tout ce qui est conçu et perçu est la réalité ultime.
Tel est, nous semble-t-il, le sens du «réalisme» étrange professé par la
Reconnaissance. Toute expérience n'est pas réelle si l'on entendait par là que les choses
qu'on perçoit existent indépendamment de leurs apparences et de l'acte de conscience qui les
appréhende. Etre, c'est apparaître. En ce sens, cette doctrine est idéaliste. En revanche, toute
expérience est réelle en ce sens qu'elle est l'authentique expression de la nature la plus intime
du réel, à savoir l'Apparence justement! Autrement dit, tout est «réel », parce que toutes les
choses sont des apparences inséparables de leur apparaître. En ce sens, cette table est aussi
«réelle» qu'une table imaginée, remémorée, hallucinée, qu'un éléphant ou même que le non-
être pur et simple. Réel ou irréel, vrai ou faux, tout cela apparaît dans l'Apparence.
La notion de liberté est donc la clef du système de la Reconnaissance. En dernière
analyse, en effet, tout destin se ramène à cette liberté sans entrave, définie comme pouvoir
d'accomplir l'impossible. Pour manifester quelque chose, la conscience doit pour ainsi dire
s'oublier, s'effacer. Pour être présent en tant qu'individu, je dois m'oublier en tant que
Présence, alors même que la présence de la chose ou de l'individu West rien d'autre que pure
Présence. Tous les mystiques ont médité sur cette apparition qui est disparition de
l'Apparence, sur ce paradoxe du dévoilement par occultation au coeur même de l'Evident: «A
l'objection suivante: comment le pur sujet pleinement conscient peut-il devenir ainsi objet
connu et par là même inconscient, il est répondu: en réalité la conscience de soi demeure
essentiellement la même, on ne peut rien lui ajouter ni lui retrancher ; mais, en vertu de sa pure
liberté qui accomplit l'impossible, ce Seigneur est habile au jeu de cacher son propre Soi.
C'est dans cette perspective - parfaitement incroyable il est vrai - que l'auteur va
s'attacher à évoquer d'abord l'identité de l'individu à son expérience, prise comme un tout,
avant de suggérer, à partir du dixième de ses vingt aphorismes, une vision plus dynamique de
cette expérience.

3. La conscience et l'Apparence se conditionnent mutuellement

Mais à tout ceci, ne pourrait-on pas objecter simplement que la dualité et la multiplicité
des choses et des êtres sont établies par l'expérience quotidienne, de même que le
changement, le temps et tout ce qui caractérise ce que la tradition philosophique
contemporaine appelle la finitude? A quoi bon s'acharner à nier l'évidence des sens ? En effet,
l'univers, « l'objet connu » - cette table et cette chaise, par exemple - est très loin d'être «une»
apparence ; bien au contraire, chaque instant confirme que les genres d'expériences sont
multiples à l'infini et évanescents, de sorte que l'on pourrait affirmer, si l'on voulait être un peu
spécieux, que la seule chose permanente, c'est l'impermanence des choses... Comment donc
rendre compte de cette diversité, celle de modes d'existence réels, alors qu'ils ne sont qu'un
seul dynamisme ? Telle est la raison d'être de l'aphorisme suivant:

«Maintenant, afin d'établir dans le détail la forme propre de l'univers, on dit Cela, l'univers, est
divers, est selon des modes multiples. Pourquoi?

3.1. Tout est engendré par la relation entre la conscience et l'Apparence

Afin d'élucider avec plus de précision le mode de formation des différents types d'expérience -
alors qu'il n'y a qu'une seule Lumière-Apparence - Kemarja explique que subjectivité et
objectivité se répondent et se correspondent comme un musicien improvisant sa mélodie. Ce
point est presque devenu un lieu commun de la psychologie moderne: la façon dont les choses
nous apparaissent est le reflet de notre for intérieur, de sorte que la distinction entre un monde
intérieur « privé» et un monde extérieur «public» n'est pas exacte, bien qu'utile. La Reconnaissance
l'admet pour la dépasser dans un second temps. Voir les choses, c'est se voir soi-même, c'est-à-dire voir
ses propres humeurs et projections, de la même manière qu'un individu se contemplant dans
l'orbe d'un clair miroir. Notons ici qu'il n'y a aucune prédominance de l'objet sur le sujet ou du
sujet sur l'objet. Ni réalisme ni idéalisme, la Reconnaissance souligne plutôt la relation entre
sujet et objet, l'interdépendance entre eux et leur interaction permanente, animée de subtiles
boucles de rétroaction.
Cependant, par rapport au sens commun le plus naïf, on peut certes trouver que la
Reconnaissance apparaît plus idéaliste, dans la mesure où elle met en lumière des processus
de construction de l'objet par le sujet, lesquels passent ordinairement inaperçus. Le plus
souvent, en effet, nous sommes passifs face aux choses, comme si elles nous étaient
«données» de l'extérieur, alors que la comparaison avec le rêve et les hallucinations suggère
fortement la place active que le sujet joue dans l'élaboration de son expérience.
De fait, divers registres d'expérience sont possibles, dont la cohérence interne a pour
principe unique la conformité des deux pôles : sujet connaissant et objet connu, ou conscience
et Apparence. Le commentaire montre que la variable qui commande le type de relation
produisant l'expérience est le rapport plus ou moins opposé entre conscience de soi et
conscience de l'autre, de l'objet. C'est donc le degré de ressaisissement plus ou moins intégral
de l'Apparence à travers chacun des actes de la conscience qui constitue un type de sujet,
lequel à son tour et, simultanément, détermine un « monde » dont la structure lui est
appropriée.
L'objet saisi est toujours, en essence, Apparence. Le sujet qui saisit cet objet est, quant
à lui, conscience. Or, conscience et Apparence se conditionnent mutuellement. Le monde fait
d'apparences est conditionné par la manière dont le sujet le considère. Selon l'exemple
proposé par Utpaladeva, une jarre apparaîtra d'abord comme «solide» à qui cherche un objet
sur lequel s'appuyer; elle apparaîtra comme «capacité de contenir» à celui qui cherche avant
tout un récipient, et ainsi de suite, à l'infini. De même, le monde semble exister
indépendamment de la conscience pour ceux qui ignorent leur vraie nature. Les choses et les
êtres semblent s'imposer face à nous comme des étrangers faisant irruption, de sorte que nous
nous sentons étrangers en ce monde. Le Cosmos apparaît alors à la fois comme toujours
inconnu et comme source de menaces et donc d'angoisse.
Du point de vue spirituel, celui qui perçoit ainsi le monde et les autres sujets souhaitera
peut-être s'en protéger en se cloîtrant. Pour qui a reconnu son identité à tout ce qui apparaît,
au contraire, le monde apparaît comme son propre corps, ou du moins comme faisant corps
avec la lumière simple de l'Apparence qu'il est. Quoi qu'il perçoive ou connaisse, il le considère
comme lui-même. Toute connaissance est connaissance de soi. Mieux encore, chaque
perception lui rappelle son identité à l'Apparence indivise, un peu comme la profusion des
reflets confirme la pureté du miroir.
De sorte que le monde, considéré en sa vérité, n'est pas un obstacle, mais bien plutôt le
moyen de reconnaître qui nous sommes vraiment, vérité que l'auteur répétera encore et
encore. C'est la même réalité pourtant qui se donne toujours, le même «objet », mais
appréhendé différemment. Tantôt l'Apparence est appréhendée en un acte indivis, tantôt elle
est perçue comme infusant les apparences, tantôt on la réduit à une série d'apparences
complètement limitées, et souvent ennemies. Inversement, notre manière des voir les choses
est, bien entendu, conditionnée aussi par les choses. L'objet «colore» le paysage intérieur, à
l'instar des raga de la musique de l'Inde. A côté des choses qui nous angoissent, il y a aussi
des apparences qui invitent à l'indifférenciation, à l'épanouissement et à la détente, des objets
qui nous ramènent vers le point de vue adéquat.

Sur le versant subjectif correspondant à ce « monde », la conscience est également


claire et précise dans son activité. Elle peut être articulée: «C'est cela, c'est une table. » Mais
cette précision n'exclut pas que cet acte de conscience enveloppe en lui-même tous les autres
actes de conscience. De sorte qu'un jugement négatif y inclut aussi une affirmation, et
qu'adopter un point de vue y revient à acquiescer implicitement à tous les points de vue
possibles. Les actes de conscience différenciés ne contredisent nullement l'Acte de conscience
indivis «je ».
Cela est, d'ailleurs, toujours le cas. Sauf qu'ordinairement nous n'y prêtons nulle
attention, obnubilés que nous sommes par la seule dualité, et c'est pourquoi nos expériences
sont du type impur ».

3.3. Les expériences impures, ou quand la dualité veut se donner libre cours

Lorsque, justement, la pensée et le langage commencent à fonctionner principalement


sur le mode de l'exclusion, lorsque les apparences ne sont plus perçues que comme «autres»
que l'Apparence, alors la tradition scripturaire sivaïte parle de registre d'expérience impure.
Le monde et soi-même semblent relever d'apparences séparées : l'apparence de l'objet
et l'apparence du sujet, c'est-à- dire du corps, ne sont plus appréhendées comme une seule et
même Apparence indivise, mais comme des apparences de choses séparées dans l'espace et
le temps, et surtout comme n'ayant pas la même valeur. En effet, l'on s'identifie aux
apparences du «corps» à l'exclusion des autres apparences, dans le même temps qu'on le
conçoit comme faisant face aux autres choses. Dans les expériences pures, en revanche, la
multitude des apparences est ressaisie comme une seule et même Apparence: tout objet perçu
est alors le sujet lui-même, le Soi, puisque le Soi est Apparence, et qu'il n'y a rien d'autre
qu'Apparence.
Mais, par une sorte de renversement dialectique, l'Apparence en vient à se connaître
imparfaitement, du fait même de son désir - innocent, car sans objet - de se connaître.
II s'agit toujours d'une relation créatrice entre la conscience et l'Apparence, mais sur le
mode «impur », c'est-à-dire incomplet en ce qu'il est privé de prise de conscience globale de
soi, d'un ressaisissement illimité pareil à l'espace. Ce domaine est celui des modes
d'expérience structurés autour du cycle de la transmigration, le fameux samsara, morts et
renaissances s'y succédant depuis des temps sans commencement.
N'oublions pas que ce domaine, celui de la trompeuse enveloppe non seulement les
humains et les animaux, mais aussi les dieux, notamment Vihnu et Brahma, qui sont vénérés
comme Etre suprême dans d'autres religions de l'Inde.
Cette notion de Màyâ, terme qui littéralement désigne la magie ou tout spectacle de
prestidigitation, n'est pas propre à la Reconnaissance. Dans le Sivaïsme dualiste, mtiyi'i
désigne la matière dont le Seigneur se sert pour créer les mondes. Dans la plupart des
philosophies théistes, comme dans les Purânas, Maya est la personnification de la puissance
dont Dieu dispose pour créer. Dans 1'Advaita Vedanta, Màyà devient l'illusion cosmique, celle
qui nous fait voir une multiplicité d'apparences changeantes, là où il n'y a qu'un Etre immuable
(le brahman évoqué plus haut). Selon le Vedanta, cette illusion a pour seule cause l'ignorance
(avidyti), l'erreur innée qui nous fait prendre ce qui n'est pas le Soi pour le Soi. Quand cette
ignorance est détruite par la connaissance de 1'Etre, la Mâyâ disparaît comme une brume au
lever du soleil. De sorte que le monde disparaît aux yeux de qui le perçoit en sa vérité.
Pour la Reconnaissance, en revanche, l'ignorance est une connaissance incomplète de
l'Etre, et non pas une absence totale de connaissance. Nous connaissons la réalité, mais
partiellement. La différence essentielle avec le Vedanta est que cette ignorance a elle-même
pour cause une libre initiative de l'Etre. Par conséquent, la Màyâ est la personnification d'un
aspect de la liberté de I'Etre, liberté de se méconnaître et d'apparaître à soi-même comme
autre. Autrement dit, Mayâ a ici un sens positif. Comme le dira un auteur de 1'Advaita tardif,
Maya n'est pas un défaut, mais plutôt un ornement de l'Etre.
Pour dont s'accroît et s'élargit la connaissance de l'Etre, la Maya, le monde en sa
diversité bariolée, ne disparaît donc pas. Bien plutôt, elle se trouve transfigurée. Telle est,
précisément, la différence entre la procession pure et la procession impure. Dans les deux cas,
il y a bien Maya, c'est-à-dire dualité du sujet et de l'objet - et donc ignorance. Toutefois, dans la
procession pure, Màyà est certes perçue comme une Apparence distincte, mais une apparence
du Soi, une apparence inséparable de l'Apparence. Si je vois alors une table, je la reconnais
comme étant indifférente des autres apparences - la pièce, mon corps, mes sensations
internes, etc. Il y a distinction du sujet et de l'objet, mais non point séparation. Sur le versant
subjectif, toutes les pensées apparaissent comme synonymes: au-delà de leur contenu
particulier, elles visent toutes clairement l'Etre. Dans la procession impure, au contraire, la
table est l'apparence d'une chose, et «mon» corps est l'apparence d'autre chose. Ce ne sont
pas deux apparences de la même réalité.
Notons, enfin, les correspondances entre les différents types de relations au plan
macrocosmique et microcosmique. Ce type de correspondance entre l'expérience de l'Etre à
l'échelle cosmique et à l'échelle humaine est caractéristique des pensées pré-modernes et du
tantrisme en particulier. L'homme est en effet un univers en miniature. Ainsi, les catégories
«pures» correspondent aux différentes sortes d'expériences de la délivrance des liens du
samsara.
Dans les trois dernières catégories, il y a dualité, mais dualité baignant dans l'unité.
Autrement dit, il y a à la fois liberté et expérience, avec ce que cela suppose (le dualité. Mais
cette dualité demeure subordonnée à une claire conscience de l'unité : les choses
apparaissent clairement, mais comme obombrées par la parfaite reconnaissance de soi. Au
plan individuel, cela correspond à l'expérience de la «délivrance en cette vie même» , telle
qu'elle est redéfinie dans les Stances pour la reconnaissance.
Ces «délivrés» peuvent alors, selon leur rang, accomplir certains offices pour le bien de
ceux qui sont encore asservis : il y a ainsi, dans l'ordre de liberté croissante, les Mantras, les
Seigneurs des Mantras et les Grands Seigneurs des Mantras. Sous la direction d'une
émanation de Siva, ils ont pour tâche d'octroyer aux êtres des processions impures une
connaissance plus parfaite d'eux-mêmes. On les nomme «Mantra », car ils agissent, dans les
rituels enseignés par Siva, sous la forme de mantras, c'est-à-dire de formules sonores.
Cependant, et plus profondément, toute prise de conscience qui tend à élargir notre vision de
l'Etre est un mantra.
En revanche, dans les deux catégories les plus hautes (Siva et Sakti - à ne pas
confondre avec les homonymes désignant l'Apparence et la conscience), il n'y a plus qu'unité :
1'Etre en sa totalité prend parfaitement conscience de lui-même. S'il y a bien encore une
certaine dualité - entre 1'Etre et la conscience qu'il a de lui-même, entre Dieu et la Déesse -,
cette dualité n'est toutefois pas même suffisante pour permettre une existence individuelle: soit
un individu ne peut atteindre cette condition qu'après la mort, soit il meurt dès qu'il l'atteint.
Entre les processions pure et impure se trouve une sorte d'expérience particulière, celle
de l'individu «isolé dans la [pure] conscience ». Cette catégorie enveloppe les adeptes des
démarches spirituelles de l'Advaita Vedanta et du Samkhya, deux traditions philosophiques
brahmaniques fort anciennes. Celles-ci affirment que le Soi - notre vraie nature - n'est que pure
connaissance, dépourvue de toute activité. C'est cette conscience pure que les adeptes
atteignent en cultivant l'attitude d'un pur «témoin» face aux événements, c'est un état de
conscience neutre, non impliqué dans l'évaluation ou la manipulation d'aucun objet.
Utpaladeva, dans ses Stances pour la reconnaissance, considère que cette condition
est un état encore limité. La libération dont jouit cet individu est gagnée, en effet, au prix d'une
exclusion de tous les phénomènes. L'individu demeure affranchi de leur influence: il est libre de
la causalité et donc délivré du devenir, du samsara. Cependant, il s'agit d'une liberté purement
négative, attendu qu'elle est le résultat d'un isolement, d'une élimination de tous les objets par
la pratique de la concentration yoguique. Après s'être isolé physiquement, l'adepte de cette
démarche immobilise peu à peu son corps, son souffle et son esprit. Tel une flamme à l'abri
des vents, il peut alors discriminer le Soi de tout «non-soi », c'est-à-dire des choses auxquelles
s'identifie l'homme ordinaire. Tel est, d'ailleurs, le sens de l'adjectif qui définit cet état: kevala -
littéralement «isolement >, état absolu, c'est-à-dire affranchi de toute relation, même interne.
Par conséquent, cet individu est seulement libre aussi longtemps qu'il n'agit pas, qu'il ne
rentre pas de nouveau en relation avec les phénomènes. Tel est bien le cas de l'adepte plongé
dans une contemplation affranchie de toute opération mentale. Cette stase suspend la
machinerie du devenir, mais n'y remédie point. Voilà pourquoi, selon Utpaladeva, cet état n'est
pas la délivrance vraie.
La parfaite liberté consiste à reconnaître que le Soi n'est pas seulement connaissance
ou conscience muette, mais également action. Comme le souligne Abhinavagupta, si la
conscience est comparable à un océan, cet océan ne peut demeurer sans vagues: tôt ou tard,
elles reviennent. Autrement dit, les vagues du devenir, les tempêtes de la relation sujet-objet
ne peuvent être neutralisées qu'au prix d'un effort d'abstraction exceptionnel et, partant, l'état
qui en résulte, lui aussi, ne peut être que provisoire. Or, lorsque la pensée et l'action en général
ressurgiront, cet adepte de la stase yoguique prônée par ces systèmes brahmaniques croira
perdre sa liberté dans cette action. Il aura le sentiment d'être «distrait» par ses pensées, par
ses mouvements.
Il se heurte donc au dilemme suivant: soit il demeure dans la pure conscience, mais au
prix de la liberté d'agir: il est alors, mais il n'est pratiquement rien; soit il agit, mais alors sa
conscience n'est plus «pure» : elle lui apparaît conditionnée, «colorée », par la succession des
apparences intérieures (pensées, images...) et extérieures. La raison de ce dilemme, de cette
impasse, nous explique Abhinavagupta, est que cet individu ne connaît qu'une partie du Réel,
de l'Etre, de l'Apparence infinie et de ses propres Puissances. Sa connaissance est
incomplète: il est encore ignorant. La connaissance complète inclut tout, y compris l'action, le
souffle, la pensée, la parole et les émotions.
Les deux catégories suivantes décrivent les deux expériences possibles au plan où
Mâyâ règne sans partage dans un oubli presque total de l'unité. Mais ici encore, la première
catégorie - celle des sujets «isolés dans la dissolution [cosmique]» - ne peut manquer de
frapper l'esprit du lecteur attentif. En effet, Myi est habituellement définie comme l'apparence
de dualité du sujet et de l'objet. Certaines apparences renvoient à des objets, tandis que
d'autres (les corps, les sensations, les souvenirs) désignent le sujet, sans aucune unité entre
ces deux sortes d'apparences.
Mais ici, la première catégorie d'expérience relevant de Màyâ est définie comme
absence pure et simple de toute apparence! En effet, le sujet connaissant s'identifie alors non
pas au corps ou à ses idées, mais au «vide », c'est-à-dire à l'absence d'objets. A l'échelle
macrocosmique, cet état est celui de l'intervalle entre deux cycles de création cosmique. Au
plan microcosmique, il correspond à l'expérience du sommeil profond, sans rêves, ou à ses
autres équivalents, tels que l'évanouissement, le coma et autres états d'inconscience. Or, ces
états sont vides de puisque le corps et tous les objets disparaissent en eux. Sans objets,
comment pourrait-il y avoir dualité? On pourrait ainsi penser qu'ils sont vides de dualité. Pour
échapper au samsara, il suffirait alors de le fuir pour se réfugier dans cet état de vide
inconscient. C'est d'ailleurs la voie prescrite par certains textes du sivaïsme.
Mais cet état - qui nous est familier puisque nous l'expérimentons chaque soir lorsque
nous nous endormons - n'est vide qu'en apparence. En réalité, comme nous l'expliquera plus
loin l'auteur, cet état d'inconscience est bien plutôt celui de la dualité à l'état pur. Croyant
percevoir une absence totale d'objets, l'on perçoit une esquisse de tous les objets possibles, un
pur «ceci» indéfini, qui constitue comme la matière première de tous les objets distincts qui
apparaîtront par la suite au réveil ou durant les rêves. De même que l'endormissement est le
prélude à l'émergence des songes, de même cet «évanouissement» à soi est le terrain
d'avènement des fantasmagories de Maya l'Enchanteresse. C'est bien pourquoi cette étape
correspond à la catégorie de la Nature, définie comme état indifférencié de l'Etre, mais d'un
Etre désormais appréhendé comme autre que soi.
En fait, le sujet appréhende toujours l'Apparence, la pure Présence - car il n'y a rien
d'autre -' mais sur le mode de l'absence pure et simple et de l'altérité. C'est l'Apparence pure,
mais ressaisie comme Absence pure et altérité. Siva se perçoit lui-même de manière
indifférenciée - mais comme inconscience et inertie. Cet état intermédiaire est donc hautement
paradoxal: il est, en effet, à la fois très proche de la parfaite connaissance de soi - puisqu'on y
appréhende l'Apparence d'une manière indifférenciée -' et aussi infiniment éloigné de la re-
connaissance de soi comme étant le Seigneur, puisque cette Apparence indifférenciée est
alors prise pour un Autre, pour une absence de Soi, opposée à soi. Siva est là, tout entier à
l'état chimiquement pur; mais, dans sa suprême liberté, emporté par Son élan souverain, il se
méconnaît souverainement. Tel est le moment qui inaugure la confusion cosmique, le drame
du devenir - la plus parfaite inconscience au moment même de la pleine révélation.
Cependant, cet état dramatique - réitéré chaque jour et à chaque instant - est lui aussi la
manifestation de l'absolue liberté de l'Etre. N'est-ce pas, en effet, la plus grande liberté que
celle de pouvoir s'oublier absolument, au moment même où l'on est parfaitement Apparent?
Dès lors, le terrain est préparé pour la dualité en sa multiplicité. Et c'est l'expérience
suivante, celle de la dualité redoublée, celle de l'altérité à tous égards: non seulement il y a
dualité entre le sujet et l'objet, mais encore il y a altérité entre dépassement dialectique des
contraires, un peu comme l'on se sert des marches inférieures pour accéder à celles qui sont
au-dessus. Ils ne s'agit pas seulement de se satisfaire de l'idée que les choses sont parfaites,
ni, à l'inverse, de se forger une transcendance au prix d'un anéantissement méthodique de
tout, mais bien plutôt de découvrir le point de vue duquel ces points de vue apparaissent
comme constituant différents aspects d'une unité plus vaste.

4.2. L'eau et la glace : vacuité et solidification

Dans sa narration du passage de l'état de Siva à l'état individuel, retenons que le


préalable à toutes les manifestations de la dualité - pure ou impure - est précisément l'oubli de
l'unité de la conscience et de l'Apparence. Le résultat objectif de cette ignorance est défini
comme un vide absolu comme si le sommeil et l'oubli de soi étaient le préalable nécessaire à
l'apparition de l'expérience de la finitude.
L'expression des différents registres possibles de la manifestation est décrite comme
une «solidification» de la conscience. D'abord un vide, donc, puis une immobilisation graduelle.
En d'autres termes, la Reconnaissance affirme ici le contraire de ce que professent la plupart
des métaphysiques. En Occident comme en Orient, l'on a plutôt tendance, en effet, à valoriser
le vide et l'immobilité pour caractériser l'Absolu. Platon oppose ainsi l'immuabilité du monde
intelligible à la versatilité du monde sensible; Aristote décrit Dieu comme un «Moteur
immobile»; de même, en Inde, le Srhkhya et 1'Advaita Vedinta soulignent l'opposition entre
l'Absolu immobile et le mouvement, caractéristique de la Màyâ. Le bouddhisme et les autres
spiritualités de l'Inde, de leur côté, valorisent le vide comme absence des phénomènes et
dépassement de la souffrance. Ici, au contraire, tout se passe comme si la Reconnaissance
refusait cette dévalorisation du mouvement. De fait, l'Absolu est décrit dans les textes du
sivaïsme cachemirien comme vibration, bâillement et scintillement, autant de termes dénotant
le mouvement et la vie davantage que l'immobilité et le vide.
Bien plus, l'état de vide est synonyme d'inconscience et d'ignorance massive, condition
reconnue comme une impasse dans tous les textes du sivaïsme cachemirien. Quant à
l'absence de mouvement, elle est, elle aussi, le symptôme d'un amoindrissement de cette
liberté sauvage qu'est la conscience. Dès lors, l'on ne s'étonnera pas que notre texte ne
définisse nullement l'idéal de l'adepte comme «arrêt du mental », se démarquant ainsi des
tendances les plus communes . Le yoga classique formulé par Patafijali définit le but de sa pratique comme « arrêt
des fonctions mentales
Si un tel arrêt est cependant parfois jugé utile par la Reconnaissance, c'est seulement
parce qu'il nous permet de redécouvrir notre plénitude native. Et encore, nous verrons que
cette méthode ne préconise pas de rechercher un arrêt délibéré des fonctions mentales et
vitales pour atteindre un état de vide, mais propose bien plutôt de découvrir les moments de la
vie quotidienne - comme l'éternuement ou bien l'orgasme - où cet arrêt se produit
naturellement, sans pour autant provoquer l'inconscience.

4.3. Tout est dans tout

Selon les Aphorismes de Siva, «le corps est [en réalité, tout] ce que l'on perçoit. » En
effet, puisque tout est essentiellement Apparence, il n'y a nulle différence essentielle entre ce
que j'appelle à présent «mon » corps, et cette table. Les deux ne sont qu'Apparence, c'est-à-
dire mon propre Soi. De même que Siva est tout ce qui est, parce qu'il perçoit tout, de même,
je suis à la mesure de ce que je perçois.
Cependant, Ksemaraja expose aussi une thèse tantrique, selon laquelle «tout existe
dans le corps » Ce qui n'est pas dans le corps n'est nulle part, attendu que le corps est, en
réalité, l'Apparence, et que rien n'existe qu'à l'intérieur de l'Apparence. Mais les auteurs des
textes cités, les tantras, n'ont sans doute pas ce sens à l'esprit. C'est Ksemaraja qui les
interprète ainsi. Du moins cette interprétation est-elle possible. Il n'est pas anodin de relever
que les deux textes cités appartiennent, l'un au Siddhanta, le sivaisme «dualiste », et l'autre au
corpus des tantras «non- dualistes» révélés par Bhairava. C'est que les philosophes de la
Reconnaissance aimeraient nous persuader que leur point de vue exprime la véritable intention
de toute la révélation sivaïte, et même de tous les enseignements de toutes les religions.
Quoi qu'il en soit, cette idée tantrique selon laquelle «tout est dans le corps » est une
conséquence de l'idée pan-indienne selon laquelle «tout est dans tout» .

Cette, affirmation, apparemment extravagante, signifie d'abord que «l'effet préexiste dans sa
cause» , tout comme l'arbre est pré-contenu dans sa graine. Abhinavagupta, maître de l'auteur
et génie de l'interprétation, revient souvent sur cette thèse, en particulier dans ses exégèses
tantriques. C'est que cette représentation est mise en œuvre dans tous les rituels. En effet,
même le Siddhanta déclare que «seul Siva peut adorer Siva ». L'adorateur de Siva, avant
d'éventuellement procéder à un culte extérieur (dans un linga, une icône, etc.), doit d'abord
s'identifier au Dieu. Or, puisque «Siva a tout l'univers pour corps », avec ses dieux et ses
éléments, l'adepte doit imaginer dans son corps tout l'univers. Seulement, là où le Siddhanta
ne voit qu'une oeuvre de l'imagination (ka1pani), la Reconnaissance perçoit une réalité: car
tout apparaît bel est bien dans la conscience! L'imagination est ici une force qui évoque ce qui
est réel, et non de simples constructions provisoires.

4.4. Même les limites sont Apparence

Mais là n'est pas l'intention ultime de cette thèse, pour fascinante qu'elle paraisse. Elle
n'est que le moyen d'en établir une autre, qui est la véritable Idée de tout le Sivaïsme:
La «contraction », c'est-à-dire la finitude qui est notre lot, n'est qu'une apparence. Mais
attention! L'auteur ne fait pas que répéter cette affirmation ressassée partout par les tenants
indiens de la non-dualité. Car la finitude n'est qu'une apparence en deux sens bien distincts
D'abord, elle n'est qu'une apparence car elle surgit d'un manque de sagacité de notre
part. Elle est un faux-semblant pareil à un mirage, qui n'apparaît que jusqu'au moment où l'on
se décide à aller l'examiner de plus près. Ce sens-là est presque celui du non-dualisme
illusionniste commun. Ce n'.est pas l'idée propre de la Reconnaissance. Mais ensuite, l'auteur
va jusqu'au bout de la logique qu'il poursuit depuis le début: la finitude n'est qu'Apparence
lorsqu’enfin on l'examine. Comment? Grâce au raisonnement fondamental de la
Reconnaissance exposé dès le premier aphorisme: si la finitude apparaît, alors elle n'est
qu'Apparence ; si elle n'apparaît pas, alors seule demeure l'Apparence. Raisonnement aussi
simple qu'imparable. Au moyen de cette analyse disjonctive, en effet, rien ne saurait exister qui
ne soit Apparence. Par conséquent, l'Apparence est indivise.

Autrement dit, si finitude il y a, cette finitude n'apparaît - et donc n'existe - que dans et
par la conscience qu'on en a. Elle ne peut donc réellement limiter l'Apparence-conscience, pas
plus que les murs d'une pièce ne «découpent» réellement l'espace dans lequel elle s'étend.
Que ce soit en Siva infini ou en l'individu fini, il n'y a donc que l'Apparence infinie.
Remarquons, enfin, que le facteur suffisant à dissiper la funeste confusion qui nous
retient dans l'erreur selon laquelle nous sommes réellement limités est la réflexion. Cette idée
est, elle aussi, conforme au yoga sivaïte. La réflexion est, selon le maître de l'auteur, la
méthode suprême, celle qui permet d'obtenir la délivrance dès cette vie. Toutes les autres
méthodes (rituels ou yoga) ne sont qu'autant de marches vers la raison, comparée à une
hache bien aiguisée qui tranche à leur racine les liens du devenir. Ces autres pratiques ne
peuvent, au mieux, que procurer une délivrance post mortem. La vraie délivrance, celle qui a
lieu ici-bas, est la connaissance complète de cette vérité selon laquelle tout est Apparence, tout
est Siva. Notre servitude est donc à la mesure de notre défaut de connaissance et d'attention à
ce qui est, à l'Apparaître pur.

5. La vraie nature du psychisme

Seulement, dira-t-on, nous sommes en proie à d'innombrables pensées qui sont autant
de dichotomies, de doutes en forme de dilemmes qui nous déchirent constamment. A vrai dire,
le sujet connaissant, le Soi, ne se réduit-il pas à ces constructions mentales? Et ces pensées le
conditionnent. Elles sont la marque de sa finitude et elles font de lui une âme transmigrant sans
cesse entre les alternatives qu'elle forge. Comment, dans ces conditions, peut-on
sérieusement affirmer qu'il est Siva?
Le psychisme, que l'on peut également rendre par «âme », est, par définition, limité et
divisé en parties antagonistes. Il est, en effet, constitué d'impressions sensorielles, que
génèrent par exemple les couleurs et les formes, de représentations imaginées qui sont autant
de jugements et de réactions face aux impressions sensorielles et, enfin, des traces
inconscientes laissées dans le psychisme par ces réactions. Traces qui seront réactivées à
l'occasion de telle ou telle expérience: par exemple, la perception présente de la table réveille
les traces laissées par d'autres expériences de tables, ou par celle de cette même table. Mais
surtout, toutes ces expériences, ces réactions et ces traces inconscientes sont limitées. On
peut bien connaître la table et beaucoup d'autres choses, mais on ne connaît pas tout. On n'est
pas omniscient comme Siva peut l'être. De plus, nos jugements et nos réactions présentes
sont déterminés par nos jugements et nos réactions passés. De sorte qu'on est loin d'être
omnipotent. Dès lors, pourquoi affirme-t-on que l'on est Siva omniscient et omnipotent ? La
conscience est peut-être identique, en nature, à celle de Siva, mais la présence de tous ces
conditionnements que l'on appelle le « psychisme» ne doit-elle pas nous amener à admettre
que nous ne sommes pas Siva, mais bien des êtres finis, délimités par des préférences et
toutes sortes de pulsions?
En effet, l'expérience semble bien confirmer que, même si l'on admet que «je suis Siva
», toutes sortes de pensées continuent de surgir. Dès lors, ne faut-il pas plutôt admettre que,
peut-être, notre vraie nature est Siva, mais que notre psychisme - cet agrégat de
conditionnements - nous empêche de nous identifier complètement à lui? Et, finalement, n'est-
ce pas la preuve que, même si l'on ressemble à lui, on ne lui est pas identique?

5.1. La thèse : l'âme est la Déesse

La réponse de la Reconnaissance consiste, encore une fois, à ne voir dans l'individu et ses
limites que des manières pour l'Apparence illimitée de se méconnaître librement. La
conscience, c'est l'acte d'appréhender l'Apparence. Cet acte est libre, car la conscience peut
connaître l'Apparence comme indivise, comme étant le Soi, ou bien comme une infinité de
phénomènes distincts.
Dans chacun de ces cas, il y a dualité, en ce sens qu'il y a suffisamment de
différenciation entre soi et soi pour que l'on puisse parler d'expérience et de manifestation. La
conscience se «contracte» quelque peu, à la mesure de cette subtile dualité. Mais ensuite,
selon le degré de cette contraction, cette manifestation devient «pure» - c'est le nirvana – ou '«
impure» - c'est le samsara. Dans le chemin «pur », s'il n'y a qu'Apparence indivise sans
reconnaissance que cette apparence est le Soi, alors c'est l'état de sujet «isolé dans la pure
conscience ». Cet état, comme nous l'avons vu, n'est pas la vraie délivrance puisque, dès que
le désir, la pensée et l'activité réapparaissent, le sujet se croit entravé par elles, au motif qu'il
n'a pas reconnu en elles ses propres Puissances. S'il reconnaît l'Apparence comme le Soi, et
la conscience - avec la pensée, etc. - comme sa souveraineté, la manifestation est alors «pure
».
Tout cela n'est qu'un unique dynamisme (personnifié par «la Bienheureuse» Déesse),
dont le cours est double:
Tantôt la contraction apparaît, mais sans déchoir en une finitude cyclique, car une prise
de conscience globale y prédomine de concert avec l'Apparence indifférenciée, même si celle-
ci se fragmente en objets distincts. Cette procession, avec ses diverses espèces, constitue la
procession pure.
C'est l'amoindrissement de la prise de conscience qui caractérise les processions
impures : même si, par exemple, l'Apparence est présente de manière indifférenciée dans l'état
de sujet «isolé dans la pure conscience », on la qualifie alors de «naturelle», en ce sens que le
sujet n'a pas pleinement conscience que l'Apparence, quoi qu'il arrive, ne peut réellement être
autre chose que lui-même, ni être limitée par le temps et l'espace. Pour ce sujet, l'Apparence
indivise prédomine seulement en raison de circonstances particulières et provisoires, telle que
la pratique assidue d'une contemplation intériorisée. Mais il n'y a pas eu reconnaissance, c'est-
à-dire prise de conscience profonde de la nature des expériences comme étant le fruit de la
relation entre le Dieu et la Déesse.
Mais lorsque prédomine l'Apparence indivise «acquise par une pratique assidue» , c'est-
à-dire grâce à une contemplation dotée de représentation, de prise de: conscience, alors toutes
les expériences réintègrent un mode d'être pur. Cette prise de conscience devenant de plus en
plus vaste, l'état d'expérimentateur de la procession pure s'étend, «degré par degré» , depuis
l'état de Mantra jusqu'à celui de Siva.
Mais si, au contraire, la contraction de la prise de conscience s'accroît, on s'identifie
alors à un état de vide en lequel Apparence et conscience, comme engourdies, produisent une
expérience d'extrême obscurité, semblable au sommeil profond. Cet état est l'analogue
imparfait de l'état de «Siva-sans-relation »: seule la structure sujet-objet s'y fait jour, d'où
surgiront ensuite la multiplicité des apparences de la veille, de même que le sommeil prélude
aux rêves. En effet, la suite du commentaire explique qu'au sortir de ce quasi-évanouissement
«le connaissable tel que le bleu, le plaisir, etc. » apparaît de nouveau comme séparé de soi.
Mais n'a-t-on pas dit que les détails du connaissable se faisaient aussi jour dans le
mode d'être pur ? Quelle est alors la différence entre les deux registres ? En d'autres termes,
qu'est- ce qui distingue l'expérience d'un «éveillé» de celle d'un être ordinaire?
Ksemaraja répond que l'excès de «contraction» est à l'origine de la transmigration et de
ses souffrances, et non pas la contraction en elle-même. En effet, la souffrance, c'est
l'Apparence s'appréhendant uniquement comme Nature inerte, inconsciente et hostile,
constituée par un mouvement dis- harmonieux, sous les modes de la légèreté, de l'agitation et
de l'inertie. Hérités de la philosophie du Samhkhya, ces trois modes correspondent, en gros, à
trois mouvements psychologiques: plaisir, douleur et inconscience. Or, ils ne sont pénibles que
parce qu'il y a en eux contraction extrême : lorsque celle-ci se relâche, la scission entre le sujet
et les objets devient une relation harmonieuse car embrassée par la conscience de la non-
séparation du sujet et de l'objet, ce dernier apparaissant alors comme une simple extension du
corps : «les expériences sont ses propres membres.
Il apparaît donc que la différence ne tient pas tant à l'Apparence qu'à la conscience. La
contraction est avant tout contraction de la représentation que l'on a de l'Apparence, ou plutôt
que celle-ci se fait d'elle-même, puisqu'il n'y a rien en dehors d'elle. A partir d'un certain seuil,
cette contraction outrepasse une juste proportion qui distingue la procession pure (nirvâna) des
cycles de la transmigration (samsara). Il y a comme une rupture d'équilibre qui bouleverse le
visage de l'Apparence et de ses Puissances (sakti), lesquelles deviennent des impulsions en
apparence indépendantes du sujet et incontrôlables, voire redoutables. On comprend alors
pourquoi le moyen de la libération est la reconnaissance : puisque seule varie la représentation
de l'Apparence, c'est la qualité de l'acte de conscience qui décide de la liberté ou de
l'asservissement chez tel ou tel sujet.

5.2. Apparences pure et impure sont également liberté

Cependant, pure ou impure, tout est Apparence et conscience. Que nous soyons en
proie aux troubles psychiques que sont les pensées obsessionnelles, les angoisses ou les
dilemmes, cela ne change rien à ce fait. Savoir que liberté et servitude sont également des
manifestations de notre souveraine liberté, dit Ksemaraja, nous délivre de tout dilemme, quand
bien même nous serions toujours dotés d'un psychisme, avec ses conditionnements. De sorte
que, même dans l'état de servitude, l'adepte de la Reconnaissance est réellement délivré,
attendu qu'il sait que rien, absolument rien, ne peut voiler l'Apparence qu'il est vraiment, et que
ses réactions subjectives limitées ne sont que le jeu de sa liberté illimitée. Jeu de l’amour Tel
est le sens de la citation de l'Hymne à la Matrice des Catégories: même si un flot de pensées
surgit, notre vraie nature demeure apparente, de même que la profusion des reflets dans un
miroir n'occulte en rien sa limpidité. Bien au contraire, cette profusion est la preuve de sa
pureté. C'est pourquoi, selon la Reconnaissance, il est inutile de chercher à provoquer
délibérément un arrêt des facultés mentales. Bien plutôt, ce sont ces facultés elles-mêmes qui,
bien comprises,) mettent en lumière notre essence lumineuse.

6. Le sujet soumis à l'Illusion est ce psychisme qui est essentiellement identique


au Soi

Le «psychisme » est la conscience fragmentée et identifiée à ces fragments. Le sujet


«soumis à l'Illusion > de la dualité (maya) est de quatre sortes, selon le type d'objet qui
prédomine - le corps, la sensation interne (ou «souffle »), l'intellect et le «vide ». Ksemaraja
commence par rappeler que, quand le sujet s'identifie au corps ou au souffle, le psychisme
«prédomine ». Le psychisme n'est que le nom donné- à l'ensemble des prédispositions
inconscientes qui déterminent l'expérience du sujet limité, soumis à l'Illusion. En effet, dans
l'état de veille ou durant le rêve, notre expérience n'est que la maturation de ces traces
laissées par les expériences antérieures. Quand les circonstances s'y prêtent, elles surgissent
de façon manifeste. Par exemple, telle table est le résultat visible d'une expérience passée.

Cependant, on pourrait se demander si l'état de sommeil profond de même que tous les
états de «vide» ne sont pas affranchis de l'influence de ces prédispositions, attendu qu'elles ne
semblent pas s'y manifester. Cette objection pouvait avoir un sens pour certains auditeurs de
Kemarja, en particulier pour ceux qui adhéraient aux préceptes de certains tantras sivaïtes,
selon lesquels l'état de vide est la délivrance ultime. Or, l'auteur fait remarquer que les
prédispositions redeviennent manifestes lors du réveil, ou bien lors de la sortie de l'état de vide.
A ce sujet, l'on cite souvent les cas d'adeptes du yoga, absorbés durant des années dans un
état sans pensées, et qui en sortent exactement dans le même état - conditionné - qu'ils y
étaient entrés. L'état dépourvu de pensées et de sensations n'a donc pas de vertu libératrice. Il
n'est qu'une absence provisoire des conditionnements. De plus, chacun expérimente chaque
nuit cet état de vide, lors du sommeil profond. Il est donc vain de le rechercher par la
méditation ou le yoga.
Autrement dit, toutes nos expériences sont dues au fonctionnement du psychisme,
véritable automate spirituel qui est à la fois le résultat de l'ignorance et qui la perpétue. Cette
ignorance, nous apprend Abhinavagupta, le maître de l'auteur, est de deux sortes: consciente
et inconsciente, tout comme il y a deux sortes de connaissance, tant il est vrai que cette
ignorance n'est qu'une connaissance incomplète. L'ignorance inconsciente est faite des traces
inconscientes - dont on peut inférer l'existence, comme le fait ici Ksemaraja - qui suscitent
l'ignorance consciente, c'est-à-dire les représentations telles que «je suis (seulement) ce corps
».
Ce «je» qui ne désigne ainsi qu'un fragment de l'Apparence est appelé «je factice », car il est le
produit d'opérations de synthèse et d'exclusions complexes: moi contre l'autre, le mien contre
le tien, etc. La conscience indivise de l'Apparence indivise est le «je parfait », complet, puisque
tout ce qui est, est Apparence. Ces deux sortes de subjectivité sont, respectivement, le
«psychisme » et la «conscience ». Ce sont deux points de vue que le Soi adopte sur lui-même.
Si le Soi - l'Apparence - s'appréhende en sa totalité, c'est la «conscience libre» du premier
aphorisme de Siva cité dans ce commentaire. Sinon, si le Soi n'appréhende que des fragments
de lui-même dans la dualité, c'est le «psychisme ». Autrement dit, « le sujet soumis à l'Illusion»
n'est rien d'autre que le Soi se connaissant lui-même, mais imparfaitement. Il y a donc un seul
Soi, qui revêt plusieurs visages - nirvana ou samsara - selon qu'il se reconnaît parfaitement ou
non.

7. Séries et hiérarchies : le Soi dans tous ses états

C'est précisément afin de montrer cela que l'auteur récapitule plusieurs listes de
catégories dont les éléments sont en nombre croissant. Par là, il s'agit aussi de montrer que les
multitudes de manières d'envisager la réalité ne sont rien d'autre que les manières dont Siva
lui-même se connaît, s'ignore ou se divise. Autrement dit, ces hiérarchies expriment ses
Puissances, ses possibilités. Un ou multiple, c'est toujours la même réalité - l'Apparence
lumineuse - qui s'envisage elle-même sous différents rapports. Cette fragmentation, cette
illusion, cette «contraction », cette ignorance, ont pour seule origine la liberté de l'Apparence.
Ou plutôt, si l'on reconnaît cette diversité comme Puissance du Soi, ce pouvoir devient alors
libérateur. Autrement, cette liberté, par son excès même, est la cause des souffrances du
devenir, tout comme l'on s'effraie de ses propres songes.

8. La métaphore théâtrale

L'aphorisme suivant illustre le rapport entre Dieu et la connaissance qu'il a de lui-même


à l'aide de la métaphore de l'acteur . De même qu'un acteur se présente sous différents
personnages qu'il assume librement, de la même façon les différentes manières dont Siva se
connaît lui-même sont des visages factices, certes, mais librement endossés.
Ces perspectives que Siva adopte sur son être sont ici envisagées sous deux angles
différents, l'un doxographique, l'autre empirique. Cette double interprétation permet à l'auteur
d'affirmer la supériorité de la Reconnaissance, tout en montrant que, même si cette doctrine
est nouvelle, elle est fondée sur la tradition tantrique éternelle la plus ésotérique et la plus
profonde.

8.1. Hiérarchie des opinions

La première explication consiste à faire correspondre une ou plusieurs écoles


philosophiques à chacune des trente-six catégories de la tradition sivaïte commune et aux
autres hiérarchies mentionnées dans l'explication de l'aphorisme précédent. L'auteur s'appuie
d'abord sur la hiérarchie des quatre «soi» corps, sensation interne/souffle, intellect/corps
subtil/psychisme (désigné traditionnellement par l'expression allégorique «octuple cité ») et
vide/sommeil profond.
En commençant par le bas de l'échelle, ceux qui s'identifient au corps sont les «beaux
parleurs», terme péjoratif désignant une tradition philosophique de l'Inde peu connue, mais
universellement méprisée. En effet, nous dit Abhinavagupta, non seulement ces gens ont la
même opinion que «les femmes, les enfants et les débiles », mais, en plus, ils cherchent à la
justifier par des preuves ! Bref, en Inde comme ailleurs, les matérialistes sont vilipendés.
Pourtant, ils ont en commun avec le tantrisme une valorisation du corps comme moyen d'accès
au Souverain Bien. Mais, pour ce que nous en savons, ces matérialistes entretenaient des
vues assez pessimistes sur le corps comme sur le bonheur.
Ensuite viennent les partisans de l'idéalisme bouddhique, qui s'identifient à l'intellect,
terme qui désigne ici l'ensemble des opérations mentales. En effet, selon eux, tout n'est
qu'imagination. Ils partagent avec la Reconnaissance la thèse selon laquelle tout n'est
qu'apparence pour la conscience. Mais, alors que la Reconnaissance soutient que toutes les
consciences individuelles se réduisent en réalité à une seule conscience transpersonnelle, ces
bouddhistes soutiennent qu'il n'y a que des séries psychiques individuelles, séparées à jamais.
La question de savoir comment alors l'illusion d'un monde commun est produite ne
reçoit guère de réponse détaillée dans ce système. Cependant, il semblerait que l'impression
de monde «public» y soit considérée comme le résultat d'une sorte d'interaction télépathique
entre les consciences individuelles. L'autre grande tradition qui se contenterait de s'identifier à
l'intellect est celle des adeptes exclusifs de l'ancienne religion védique, avec ses rituels et leur
interprétation. Ces «Exégètes » n'admettent pas l'existence d'un Dieu créateur et leur discours
- bien que très sophistiqué - ne semble guère prendre au sérieux le mysticisme indien. Pour
eux, la seule chose digne d'intérêt, ce sont les Vedas et l'accomplissement des rites qu'ils
enjoignent.

Parmi ceux qui s'identifient à la sensation interne ou au souffle, figurent seulement


certains adeptes du Vedanta, sans plus de précision.
En revanche, ceux qui sont censés s'identifier au vide sont plus clairement identifiés, à
cause de l'importance de cette expérience du vide qui, selon la Reconnaissance, ressemble
beaucoup à la conscience souveraine. Trois écoles sont situées dans cette catégorie: d'abord
les réalistes du Nyâya. Théistes - et sans doute sivaïtes à l'origine -, ils ne reconnaissent pas
l'existence d'une conscience transcendante. Ensuite viennent certains adeptes non identifiés
du Vedanta et, enfin, les bouddhistes madhyamika, représentants du nihilisme par excellence
aux yeux des autres écoles. Bien sûr, le Madhyamaka n'est nullement nihiliste. Au contraire, il
veut éviter les extrêmes de l'éternalisme et du nihilisme. Mais sa formulation radicale prête le
flanc, il est vrai, aux caricatures dont il n'a cessé d'être l'objet dans la littérature brahmanique
jusqu'à aujourd'hui.
Cependant, on note la méfiance constante des philosophes de la Reconnaissance à
l'égard des expériences de vide. L'adepte qui se reconnaît comme identique au Seigneur ne
cherche pas, en effet, à anéantir les phénomènes, mais plutôt à les intégrer, en se
reconnaissant comme source de la présence de ces phénomènes, comme de leur absence.
Par conséquent, l'état d'absence de pensées, recherché avidement par les adeptes du yoga et
par certains adeptes de la non-dualité védântique, n'est ici nullement mis en valeur: c'est
encore un état conditionné. Ce n'est, encore, qu'une façon pour l'absolu de se connaître lui-
même. C'est, autrement dit, une connaissance incomplète. Tout est Apparence: l'absence
d'apparence, mais aussi les apparences! Chercher à les supprimer, c'est donc encore être
dans la dualité, la séparation, alors que Siva est Apparence non-duelle jusque dans
l'apparence de dualité.
Au-dessus de l'état de vide est situé la première tradition tantrique, révélée par Viu -
grand concurrent de Siva - à ses adeptes. ils considèrent que le Soi (ici désigné par le terme
d'âme) est une transformation du Seigneur. Autrement dit, ils prennent la Nature pour la réalité
ultime, alors que la Nature (ici appelée le «Non manifesté ») n'est qu'une sorte de matière
première du cosmos, du monde commun. Elle est l'équivalent cosmique du psychisme
individuel. De même que les traces inconscientes, traditions ésotériques - à savoir le trika et le
krama - le Soi est à la fois transcendant et immanent.
Autrement dit, l'auteur ne se contente pas d' « empiler» les points de vue de manière
arbitraire. Bien qu'il fasse preuve, ici et là, de mauvaise foi à leur égard, une véritable
problématique anime de l'intérieur cette hiérarchisation. Ce mouvement est dialectique: on voit
bien que chaque point de vue passe d'un extrême à un autre, ce mouvement visant à une
réconciliation harmonieuse de ces extrêmes. Immanence et transcendance, samsara et
nirvana, unité et multiplicité: chacun de ces points de vue est une manière dont Siva se connaît
lui-même, autrement dit une Sakti, tant il est vrai que c'est par ses saktis que l'on connaît Siva.
Le dilemme est alors le suivant: soit l'on met l'accent sur l'immanence, sur la
manifestation de Siva comme étant Siva, «identique au Tout », et alors on objective la
conscience. Siva est réduit à un phénomène (le corps, le souffle, la pensée, l'être comme
«Parole»...); soit l'on met l'accent sur la transcendance de Siva, « au-delà du Tout ». Siva est
alors conçu comme pure Apparence illimitée, pure Lumière infinie, ou vide, ou Non-être. Mais
alors,. les phénomènes en leur diversité sont exclus et la liberté s'en trouve amoindrie. Ainsi,
les Sàikhya comme les partisans d'un Absolu neutre ou identifié au Non-être posent la
transcendance de façon exclusive. Tandis que les ritualistes védiques, les adeptes de
l'idéalisme bouddhique, les partisans d'un Absolu-souffle et les Grammairiens ont tendance à
réduire le principe à une pure activité sans poser le fondement effectuant la synthèse de cette
activité.
La hiérarchie des catégories et des points de vue correspond donc à un mouvement en
spirale. L'immanence est de plus en plus complète, jusqu'à inclure la totalité des phénomènes
vénérée par les Tantriques. La transcendance, de son côté, tend à exclure de plus en plus
largement l'univers, c'est-à-dire la totalité des phénomènes. Seuls le trika et le krama - dont la
Reconnaissance se veut l'expression philosophiqqe - réalisent la parfaite synthèse entre le
sujet et l'objet, entre Siva et Sakti, entre l'action et la contemplation, entre l'expérience affective
et la liberté, entre l'inclusivisme généreux et la transcendance radicale.
Ici encore, donc, nous découvrons la même idée, qui consiste à vouloir réconcilier ce
qui, ordinairement et universellement, se ï trouve séparé et opposé. La Reconnaissance, plus
qu'une simple doctrine du «tout est un », est d'abord une pensée de l'unité-dans-la-dualité: ni
un ni multiple, mais relation harmonieuse entre le sujet et l'objet', entre la conscience et le
monde. C'est cette synthèse qu'évoque en ces termes Mahevarnanda dans Le Déploiement de
la Conscience:

Les uns nient ce qui n'est pas la dualité et les autres, ce qui diffère de la dualité. Allons
donc! On aboutit à la conclusion que ce bavardage à l'intérieur (même) de la dualité procède
d'une connaissance erronée. Par contre nous, enseignons la non-dualité - sans mélange et
libre d'inertie -
d'un Indicible et d'une Indicible, d'où ces deux (théories) tirent leur origine.

Puis, dans l'auto-commentaire du verset 59 de son Florilège, il cite encore cette stance
anonyme:
Pour les uns le déploiement phénoménal est irréel; pour les autres il est l'effet (d'une
cause et donc réel). Il y a des partisans de la fragmentation ou du multiple, et des
partisans du non-être. O Siva, Seigneur suprême (ces théoriciens) n'effleurent pas
même Ton existence
8.2. Une précision importante: les hommes ne sont pas entièrement
responsables des doctrines qu'ils professent

La suite du commentaire montre que les adeptes de ces philosophies ne sont pas
responsables de leurs opinions. Cela est d'ailleurs cohérent, puisqu'il a été affirmé d'emblée
que Siva est le seul Auteur de tous les actes et de toutes les pensées. Dès lors, les individus
sont en effet sous le pouvoir du dynamisme trompeur de Siva, de son énergie d'illusion ou de
«voilement». Sur le plan psychologique, cette occultation est négation de la plénitude de
l'Apparence, mouvement analogue à la non-prise en considération de la totalité qui prélude à la
manifestation des mondes. Seule cette illusion positive, en effet, est à même de rendre compte
des convictions communes, alors que la réalité est partout évidente, puisque sans elle rien ne
pourrait être évident! Le seul agent de toutes ces représentations, leur seul acteur et auteur,
est Siva. En effet, selon le Traité de l'Essence:

Le Souverain des dieux lui-même se lie et lui-même se libère. Il est lui-même le sujet qui
éprouve (jouissance et douleur) et n'est autre que le sujet connaissant. Qu'il s'examine (donc)
lui-même.

Comme il n'y a, au fond, qu'une seule Connaissance, l'on peut affirmer que toutes ces
connaissances limitées en sont des fragments. Dès lors, la « grâce» est la manière dont Siva,
après s'être librement méconnu, ou connu imparfaitement, se reconnaît adéquatement. Les
individus qui professent ces doctrines n'en sont pas responsables en tant qu'individus. C'est,
du moins, ce que semblent dire les trois citations qui suivent. Elles attribuent, en effet, les
opinions des hommes à la «science limitée», au «désir limité» et finalement à l'Illusion. Or,
toutes ces entités sont, dans l'ordre des trente-six catégories, antérieures à la catégorie de
l'intellect. Les raisons profondes qui nous font préférer tel point de vue à tel autre sont donc
préconscientes. En tous les cas, elles sont antérieures à l'existence même de l'intellect, qui
procède de la catégorie de la «science limitée ». Et telle est bien la thèse des Écritures
sivaïtes, qui professent qu'il existe deux sortes d'ignorance, comme nous l'avons vu: l'une
consciente et liée à la pensée ; et l'autre inconsciente et liée à des prédispositions passées, au
karman.
Mais il est vrai aussi que la façon dont nous pensons détermine en retour nos
prédispositions inconscientes. Les individus sont donc, au moins en partie, responsables de ce
qu'ils affirment et croient. D'ailleurs, le discours de la Reconnaissance n'aurait aucun sens s'il
s'adressait à de simples marionnettes! C'est parce que notre façon de penser peut faire toute la
différence, et que nous pouvons la réformer, que Ksemaraja tente de nous persuader que nous
pensons mal. De toute façon, c'est toujours le même être, la même Personne qui se méprend
ou se comprend dans chacune de ces philosophies, de ces croyances. Au fond, Ksemarâja
veut dire que chaque expérience que nous faisons est un pas vers la connaissance absolue,
vers la parfaite reconnaissance de l'Etre, vers la parfaite fusion de Siva et Sakti.

8.3. Chaque expérience est l'être se reconnaissant lui-même

Tel est, en effet, le message de l'auteur dans la seconde explication qu'il fournit de son
aphorisme. En effet, chaque perception, chaque expérience au sens large, chaque instant est
une étape vers la parfaite reconnaissance de soi. Mieux même, chaque sensation, chaque
pensée est le moyen par lequel se dévoile notre vraie nature. Chacun de nos instants est, du
moins, l'occasion d'une possible révélation, à condition que nous sachions le reconnaître.
En effet, les sensations et les pensées ne sont pas en elles-mêmes des obstacles à la
manifestation du Soi. Plus précisément, les phénomènes sont un obstacle seulement si on ne
les reconnaît pas, c'est-à-dire si l'on ne les connaît pas totalement, dans leur globalité. I Liberté
ou servitude: tout est une question de contexte. C'est pourquoi Kemarâja décrit en détail
comment chaque type d'expérience est une porte vers la délivrance et la liberté. Car la
souffrance due à Maya n'est qu'un interlude passager et, si l'on sait examiner cette
Enchanteresse, elle s'avère être le prélude à la libre souveraineté. Toute expérience, toute
connaissance, témoigne de la passion de la Déesse pour le Dieu. Chacune est également
adoration ptj) et amour pour le Dieu qui est toutes les apparences. Désir amour
De fait, les univers innombrables sont créés tout entiers au début de chacun des cycles
cosmiques, depuis des temps sans commencement. Mais, plus profondément, le monde
apparaît à chaque instant, c'est-à-dire à chaque fois que nous le percevons. Cette perception,
comme toute perception, n'existe que comme apparence dans la conscience. Chaque
perception est donc une opportunité pour se reconnaître comme Seigneur, puisque le Seigneur
est celui en qui tout apparaît. Quand une perception cesse et que nous passons à la perception
suivante, il y a un moment de pure intériorité, de lumière nue. Toutes les expériences sont en
fait sériées dans cet espace de conscience pure comme autant de perles sur un fil.
De plus, chacun peut vérifier par lui-même que l'apparition de l'objet (« le bleu, le jaune, etc. »)
«à l'extérieur » n'enlève rien à la limpidité de la conscience. De même, la résorption de cette
apparence « à l'intérieur» n'ajoute rien à la conscience. Que ce soit dans l'apparition, dans la
perception continue ou dans le changement, la conscience demeure identique à elle-même et
aux apparences qui ne sont, finalement, que pure Apparence. Tel est son «quatrième » état (à
ne pas confondre avec le quatrième état dont parle l'Advaita Vedanta).
La conscience, personnifiée par la Déesse, demeure à la fois «grosse» des
phénomènes - c'est son aspect immanent - en même temps qu'elle « conserve sa ligne» - et
c'est son aspect transcendant. Elle est une avec les apparences, tout en demeurant inaltérée
par leurs changements, tout comme un miroir n'est pas modifié par les reflets qu'il accueille.
Elle est à la fois «pleine» et «vide» des choses. C'est bien pourquoi celui qui s'identifie
pleinement à elle expérimente les choses tout en n'étant pas conditionné par elles (moka). Elle
est à la fois et au même instant expérience affective et liberté souveraine(nirvana). Kemarâja
emploie ici le vocabulaire de la tradition sivaïte la plus ésotérique, celle du Kàlïkrama.
Comme son nom l'indique, cette tradition tantrique prescrit à ses initiés le culte de séries
d'aspects de la Déesse (ici Kàlfl. Chacun de ces aspects symbolise un moment de l'expérience
(perception, résorption, mémoire, jugement...) en même temps qu'il exprime l'identité foncière
de chacun de ces moments entre eux et avec l'aspect transcendant de la conscience. La
conscience vide-pleine est identique à toutes les paires d'opposés, en même temps qu'elle en
est affranchie.
Le Kilikrama, influencé sur ce point par le bouddhisme indhyamika, emploie ici le fameux
« tétralemme» de Nâijuna sous une forme adaptée: la Déesse n'est ni vide ni pleine, ni une
simple combinaison des deux aspects, ni même dépourvue de ces deux aspects. De plus, elle
apparaît «sans succession », ce qui est assez logique, puisqu'elle ne peut disparaître. Qui
pourrait être témoin d'une telle disparition ? Elle est donc la source du changement temporel,
en même temps qu'elle est éternelle. Elle engendre le temps et le dévore en l'identifiant à elle-
même, de même que les vagues surgies de l'océan y retournent.
Ici, l'on voit nettement comment les philosophes de la Reconnaissance réinterprètent
une liturgie tantrique, avec ses images érotiques ou morbides (la Déesse est «émaciée» et
donc «vide »), dans une perspective phénoménologique. Tout se rapporte à un aspect de
l'expérience commune, de notre «être au monde ». Cependant, ce sens phénoménologique
était déjà présent dans les textes anciens de la tradition Kailïkrama, quoique de façon concise -
l'essentiel des textes étant consacré à la description des rituels. En montrant que la
Reconnaissance est fondée sur la partie la plus secrète de la Révélation sivàïte, Kemarja
renforce le prestige de sa philosophie au sein des cercles sivaïtes.
C'est sans doute pour montrer ce lien étroit que Kemarja cite un passage perdu de l'un
des commentaires qu'Utpaladeva a composés sur ses Stances sur la reconnaissance du
Seigneur. Il semble signifier que la conscience se nourrit des objets en les identifiant à elle-
même. On peut également comprendre: «elle fait percevoir directement notre propre Soi ». De
la même façon, la conscience assimile à elle-même les êtres pleins d'amour pour elle. On voit
ici reparaître le concept d'amour, ressort essentiel de la spiritualité sivaïte. De même, l'auteur
n'évoque aucune discipline méditative formalisée, mais plutôt une sorte de «conversion intime
et continue » à la conscience qui vibre en chacun de nous comme «je ». Mais l'auteur
reviendra sur cette tradition du kZilïkrama dans les aphorismes 11 et 12.

9. La transmigration est due à l'auto-limitation de l'omnipotence et de


l'omniscience divine

Un auditeur fait l'objection suivante, sans doute celle que nous ferions nous-mêmes: Si
nous sommes omniscients et dotés de pouvoirs illimités, pourquoi alors sommes-nous
condamnés à la transmigration avec son cortège de souffrances ? Ce rêve cosmique du
Seigneur n'est-il pas plutôt le cauchemar absurde d'un ivrogne ? Ce jeu n'est-il pas celui d'un
psychopathe?
En outre, la finitude de nos capacités est antérieure a l'apparition de notre conscience
finie si l'on en croit la métaphysique du sivaïsme, qui affirme que ces limites sont le résultat des
trois « souillures» échues à. l'âme depuis toujours. Dès lors, affirmer que nous sommes Siva,
n'est-ce pas aussi contredire la doctrine même enseignée par Siva?
L'auteur répond simplement en rappelant que cette finitude est librement assumée par Siva. En
raison de sa liberté innombrables, des Puissances illimitées. Parmi ces pouvoirs figurent les
«cinq actes » déjà mentionnés dans la stance faste qui inaugure le Cœur de la
Reconnaissance, comme le rappelle aussi la stance d'un ancien tantra citée ici, dont l'autorité
est reconnue par tous les sivaïtes. Mais l'aphorisme suivant ne laissera aucun doute quant à
l'inspiration nettement ésotérique de la doctrine. -
Quoi qu'il en soit, si nous sommes Siva, nous devons avoir les mêmes pouvoirs que lui.
Ces Puissances seraient alors le signe de reconnaissance qui permettrait à notre conscience
limitée de reconnaître l'Apparence illimitée, recouvrant ainsi sa propre souveraineté. Ksemaraja
souligne au passage que cette activité attribuée à Dieu est ce qui distingue la Reconnaissance
de l'Advaita Vedanta. De fait, l'être ne se contente pas d'être: il existe. Et il ne se contente pas
de connaître: il agit, c'est-à-dire qu'il se connaît lui-même par étapes successives. Il n'est pas
seulement éternel, mais aussi temporel. Sur le plan de la voie à suivre, c'est d'ailleurs cela qui
permet de réconcilier le gradualisme et le subitisme qui, ailleurs, semblent devoir s'opposer
irrémédiablement.
Mais les «signes de reconnaissance» énumérés par l'auteur démontrent une analogie
entre Siva et l'individu plus qu'une identification. Cette nuance est significative : l'auteur affirme
en effet explicitement que la conscience limitée (« l'être transmigrant ») ne crée que son
univers, privé en quelque sorte de souffrances (même si son vécu a quelque chose d'universel,
attendu qu'il n'est pas le seul à connaître ce sort). C'est le solipsisme - la thèse selon laquelle
«moi seul existe» - qui se trouve ainsi rejeté.
Certes, chacun de nous «crée» son monde par sa façon de le voir. Toutefois, c'est en
s'appuyant sur la création cosmique que nous exerçons nos «pouvoirs ». Le monde ordinaire
est donc un rêve à l'intérieur d'un Rêve, une création seconde. Ce que dit ici Ksemarja est tout
à fait fidèle à la pensée du fondateur de la Reconnaissance: notre libre activité, notre action,
marquée à la fois par la finitude et par la liberté, s'insère dans un cadre qui n'est la création
délibérée d'aucune conscience limitée, mais bien de la seule conscience infinie. Dieu propose,
l'homme dispose. Ou bien la Reconnaissance pourrait affirmer, à la manière chrétienne, que
l'homme participe à la création divine. Cependant, cette participation n'est nullement un
privilège humain, mais le fait de toute conscience limitée, animale, humaine ou divine. De plus,
l'homme n'est pas ici créé à partir de rien. L'homme, c'est Dieu déguisé en l'homme. Ou, plus
exactement, c'est une façon dont Dieu - ou l'Etre, c'est pareil - choisit de se connaître lui-
même. Dieu ne nous crée pas, il nous « possède ». Il imprègne notre corps, notre souffle et
notre pensée: cela ne pose aucune difficulté particulière puisque ici Siva est défini comme
Apparence ou pure manifestation.
Chacun des cinq actes correspond à l'un des aspects de chacune de nos perceptions.
Ainsi, percevoir une table équivaut à la créer. De plus, l'apparition d'une apparence, c'est la
cessation d'une autre, car tout change et les apparences se succèdent et s'annulent sans
cesse. C'est l'acte de «résorption ». A chaque perception, il y a donc à la fois création et
destruction ou, littéralement, «émission et résorption ». La perception du contenu de
l'apparence (bleu, jaune, etc.) correspond à son existence prolongée, le second des «cinq
actes ».
Le fait que cette apparence soit considérée comme séparée des autres apparences et
que son contenu existe indépendamment d'elles est le « voilement» (vilaya). Quant à la grâce,
elle correspond au fait que toute, chose est identique à son apparence, et donc à l'Apparence,
à Siva.
De sorte qu'à chaque fois que nous percevons une chose, nous effectuons par là même
la totalité des actes divins, mais sous une forme «contractée », abrégée. Ksemaraja fait
allusion au fait qu'il a développé ce point capital dans une oeuvre courte mais d'une richesse
philosophique incroyable: L'Extraction de la quintessence des Stances sur la Vibration. Dans
cette analyse de l'expérience qui vise toujours une conversion libératrice du regard du lecteur,
Ksemarâja déclare ouvertement que la tradition kiilïkrama est la source ésotérique et initiatique
de la philosophie de la Reconnaissance. C'est pourquoi, après avoir décrit la quintuple activité
en usant des termes du Sivaïsme exotérique et commun, il décrit à nouveau les «cinq actes » à
l'aide du vocabulaire si particulier à la liturgie des Kâlis.

11. L'expérience comme liturgie et célébration du Soi

Cette liturgie consiste à adorer successivement douze formes de la déesse Kali, comme
autant d'aspects de cette personnification effrayante de la conscience. En effet, les tantras
ésotériques présentent deux «ambiances» esthétiques distinctes, liées respectivement à la
sexualité et à la mort: l'érotique et le terrifiant. Dans la synthèse des traditions sivaïtes
effectuée par le maître de Kemarja, Abhinavagupta, les deux traditions les plus secrètes
servent à exprimer ces deux «climats », qui conviennent à la représentation, dans la liturgie,
des deux grands aspects de l'activité divine: création et destruction, vie et mort, expir et inspir,
et ainsi de suite.
Pour l'aspect créatif de la conscience, il y a le culte de la déesse Suprême (Para)
enseigné par le Trika. Belle, bienveillante, transparente comme le cristal, lumineuse telle une
lune, elle fait les gestes du don et de l'absence de peur. Pour symboliser l'aspect destructeur
de la conscience, il y a la déesse Kalï, celle qui engendre tout à travers le temps, puis qui
dévore ce qu'elle a engendré, et qui enfin engloutit le temps lui-même. Elle est visualisée
comme une ogresse émaciée, hurlante, aux yeux injectés de sang. Mais, au Cachemire, la
tradition kalïkrcima a totalement délaissé cet aspect anthropomorphe pour se vouer
exclusivement au culte de son mantra, de sa formule sonore, ce qui est à vrai dire plus
conforme aux principes du tantrisme.
Selon cette doctrine, également appelée «doctrine de la vérité intégrale » au motif
qu'elle récapitule toutes les vérités contenues dans les autres systèmes, le devenir douloureux
du sams?ira est engendré par des groupes de déesses, des sortes d'escadrons de fées,
symboles de nos facultés sensorielles et mentales (les cinq sens plus les trois organes
internes). Mais si l'on ne se connaît pas soi-même, alors on devient la «victime sacrificielle» de
ces divinités. Autrement dit, nous devenons l'esclave de nos possibilités: de notre corps, de
nos réactions, de notre pensée, de notre mémoire, etc. Si, au contraire, nous reconnaissons
que ces puissances sont nôtres, elles nous élèvent au rang de souverain universel. Cela fait
écho au principe tantrique selon lequel «ce qui asservit l'ignorant délivre le sage », mais
également à la formule upanishadique qui suggère que l'homme qui se connaît lui-même n'est
plus le jouet des dieux. Ici, les «dieux» sont le corps. Connaître son corps, le reconnaître
comme divin, c'est devenir soi-même divin. Dès lors, chaque expérience, chaque mouvement
de l'âme et des sens devient un acte de fusion harmonieuse entre la conscience et le monde,
entre le sujet et l'objet, entre l'esprit et la matière.
Dans cette version résolument «phénoménologique» de la quintuple activité, la
«résorption» correspond au moment où nous réagissons mentalement ou émotionnellement à
ce que nous avons d'abord perçu. Ce moment de réaction est «délectation émerveillée». En
effet, l'expérience ordinaire, quotidienne, est expérience esthétique et divine. Nos réactions
sont les manières innombrables dont Siva se reconnaît lui-même, se juge. Et ces
reconnaissances, ces réactions et ces jugements sont autant d'aspects de la Déesse. Dès lors,
chaque moment de notre existence la plus banale devient extase et acte d'amour: tel est le
secret de la liberté-dans-la-vie selon la strophe citée à l'appui de cette idée étonnante selon
laquelle le devenir - autrement indestructible en son innocence sauvage - est percé à jour par
les êtres attentifs à lui.
Car l'amour dont il est ici question n'est pas une foi aveugle, mais une observation
attentive et une familiarisation constante avec les choses telles qu'elles apparaissent. Alors
que, pour l'adepte du yoga classique, un effort et des méthodes artificielles sont nécessaires
pour mettre un terme provisoire à l'activité sensorielle et mentale, le yogin de la
Reconnaissance n'a qu'à se familiariser avec cette activité profane pour aboutir naturellement à
l'intériorité sacrée. Il «maîtrise» donc spontanément l'ensemble de tout ce qu'il vit, sans aucune
sorte d'effort réglé. Utpaladeva dit lui-même dans ses Hymnes de louange à Siva:

Les activités ordinaires associées à Ton adoration confèrent les accomplissements .

Ou encore: O Souverain ! Tu es le Soi de tout être et tout être est attaché au Soi. L'amour pour
Toi se réalise donc de lui-même
Après avoir expliqué de manière remarquablement détaillée ce processus, Ksemaraja
affirme que les instructions d'un maître sont indispensables pour comprendre pleinement ce
dont il s'agit, ce qui est une façon de rappeler l'immense valeur que revêt à ses yeux la tradition
du Kailïkrama. De plus, il n'y a pas qu'un peu d'ironie à affirmer que cette expérience à la fois
esthétique et mystique est toujours à portée de main, mais qu'il faut l'aide d'un autre pour la
comprendre! Cela rappelle l'histoire védântique du «dixième homme ». Siva est l'Apparence
toujours cachée (abhinavagupta), la grande évidence secrète. C'est que, comme Heidegger
nous l'a fait redécouvrir, 1'Etre est ce qui est à la fois le plus manifeste et le plus caché.
Les aphorismes 12 et 13 expliquent les conséquences respectivement de l'ignorance et
de la connaissance de cette «quintuple activité ».

12. Le samsâra est la connaissance incomplète de notre liberté

Le devenir douloureux n'est que la conséquence d'un état de confusion. Mais cette
confusion n'a pas une cause totalement étrangère à celui qui en est la victime. De fait, ce sont
nos possibilités illimitées qui nous égarent. De même que, selon Rousseau, la liberté sans
limite de l'état de nature aboutit rapidement à l'asservissement des plus faibles, de même,
selon la Reconnaissance, notre propre liberté incomprise nous a conduits à notre propre
asservissement.
Cet état d'égarement est ici glosé de manière significative: être égaré par nos pouvoirs,
par nos facultés naturelles, c'est se trouver paralysé par les angoisses suscitées par les
innombrables discours et opinions. Autrement dit, la souffrance est engendrée par la peur, elle-
même suscitée par les discours humains, et tout particulièrement par les discours religieux.
Mais, comme toujours, le raisonnement de la Reconnaissance consiste à ramener cet
égarement et cette souffrance à la félicité divine. C'est pourquoi Kemarja cite un tantra
ésotérique qui affirme que la vie et la mort dépendent du langage, qui lui-même est composé
de phonèmes. Or, les phonèmes, comme tout ce qui apparaît, sont des apparences et sont par
conséquent identiques à Siva, à l'Apparence.
Puis l'auteur explique ce processus, mais considéré cette fois sous l'angle subjectif,
c'est-à-dire comme processus de la conscience. Comment passe-t-on de la conscience
intuitive à la pensée, puis à la parole articulée? Voilà ce que décrit le commentaire, en
s'appuyant sur la théorie traditionnelle des «quatre plans de la Parole ». Notons que la
conscience, qui est aussi apparence et manifestation, est décrite comme Puissance de la
Parole.
Nous retrouvons là une idée très ancienne en Inde: la Parole est le plus grand des
pouvoirs. C'est pourquoi sa maîtrise est exclusivement réservée aux êtres les plus purs selon
le système des castes: les brahmanes. Rappelons également que, selon les Indiens de cette
époque, il n'y a qu'une seule langue, la langue «parfaite», et qu'une seule «connaissance» (le
Veda). Toutes les autres langues et toutes les autres connaissances ne peuvent en être que
des dérivés imparfaits. Là où l'Occident souligne la pensée - le logos -, l'Inde ne voit que la
Parole. Toute expérience, toute pensée - même non verbale, mystique ou animale - est avant
tout Parole. Tel est le présupposé du présent commentaire. Toutefois, ce qui est éternel et
parfait, selon le maître de l'auteur, ce n'est pas la langue sanskrite, ni seulement les Vedas,
mais plutôt les phonèmes composant l'alphabet sanskrit, ainsi que la conscience, qui est la
connaissance absolue, et dont toutes les autres connaissances sont dérivées par un processus
d'ignorance graduelle.
L'ignorance est ici la «contraction» elle-même. C'est dire que la Lumière-conscience, qui
demeure connaissance même si elle devient incomplète, ne disparaît pas. Elle recroqueville
seulement son omniprésence en une sphère subjective limitée. Cette négligence se continue
parce qu'il n'y a pas «tombée de la Puissance», c'est-à-dire grâce gratuite. Autrement dit, cette
contraction est elle-même librement assumée. Ce qui est hors de cette sphère du « moi»
apparaît alors extérieur au sujet, extérieur à la conscience elle-même, qui de substance ultime
semble n'être plus que la propriété de certains objets que sont les êtres vivants. Dès lors
naissent toutes sortes de représentations discursives qui sont comme des icebergs errant dans
l'océan de la conscience ce sont les peurs qui nous paralysent et qui déterminent les conduites
profanes.
L'ignorance de la vraie nature de soi et des choses, en effet, engendre la peur, qui
nourrit le samsara, comme l'affirme la citation tirée d'un tantra de Bhairava, Le Souverain de
tous les héros. Le terme «héros » est ici significatif, car l'adepte des tantras se veut héroïque,
c'est-à-dire délivré des peurs qui littéralement paralysent les profanes. Certains textes dressent
des listes de ces angoisses, personnifiées par des démons. Ce sont, entre autres, la peur de
fréquenter des lieux ou des personnes impures, ainsi que tous les tabous, fort nombreux, qui
entravent l'existence de l'hindou orthodoxe. Ces peurs engendrent les systèmes de pensées
qui, regroupés en courants religieux et philosophiques, forment les «nombreux traités
mondains ». Ceux-là, nés de la finitude, ne font que nourrir l'incomplétude de ceux qui viennent
y chercher refuge.
Les «doutes» qu'ils engendrent sont relatifs aux alternatives limitées qu'ils proposent
chacun de façon unilatérale, comme on l'a vu dans l'aphorisme, du type «Faut-il préférer
l'action ou la contemplation? Les rituels ou la connaissance? Le sivàïsme ou le visnouïsrne ? ».
ils sont des entraves dans la mesure où ils sont autant d'arrêts ou d'impasses sur le chemin
menant à l'intériorité absolue. II y a ici une analogie évidente entre les êtres qui s'installent en
différents degrés d'intériorité et la perception qui est enfouie dans la mémoire inconsciente
sans être entièrement identifiée à la conscience. Ces deux niveaux se caractérisent en effet
par leur inachèvement. On pourrait presque dire que la pensée ou l'expérience se trouvent
dans une impasse, situation alimentée de doutes et d'hésitations débouchant sur des
certitudes artificielles et provisoires vouées à engendrer de nouvelles alternatives à l'infini.
De fait, il n'y a pas véritablement d'individu qui transmigre dans le saitistira, mais
seulement des idées qui se répliquent sans trouver leur accomplissement sous la forme du «Je
suis le Seigneur omniscient et omnipotent ». Le cycle de la transmigration n'est finalement
qu'un développement du cercle vicieux des expériences qui ne trouvent pas de terme par elles-
mêmes, et qui doivent donc être consommées l'une après l'autre dans la douleur. Les
«émissions et résorptions» de la citation du tantra sont le mouvement des élaborations
discursives dont le jeu anime le psychisme, constitué par l'alternance des contraires tels que le
jour et la nuit, l'inspir et l'expir, la réussite et l'échec. Cet écho perverti de la pulsation naturelle
qui anime la conscience aboutit au cycle de la naissance et de la mort.
Selon Abhinavagupta, c'est pour remédier à ces peurs que les rituels tantriques
proposent à l'initié de s'y confronter de manière répétée, un peu comme dans une thérapie
comportementale. Une fois accoutumé à la présence des causes de peur (la mort, les
fantômes, la vieillesse, la maladie...) symbolisées par l'apparence effrayante des dieux et des
déesses- visualisés dans ce cadre contrôlé qu'est le rituel, l'adepte va pouvoir transposer cette
conviction qu'il est le Seigneur même en dehors du rituel, durant ses interactions quotidiennes,
tout comme un cheval d'abord entraîné dans un enclos est progressivement accoutumé à
divers environnements, jusqu'à pouvoir demeurer parfaitement serein jusqu'au cœur d'une
bataille.
Mais comment la pensée, qui n'est jamais que l'expression de la conscience infinie,
peut-elle ainsi engendrer tromperie et souffrance ? Comment en venons-nous à souffrir de nos
propres Puissances ? En d'autres termes, pourquoi devenons-nous les victimes de notre
imagination?
Afin de décrire ce processus, Kemarja s'appuie de nouveau sur les riches traditions du
Trika et du Krama. Dans les deux cas, il s'agit de décrire la fragmentation et la cristallisation
graduelle des énergies conscientes en les facultés mentales et sensorielles, personnifiées par
des déesses à l'aspect redoutable.
En premier lieu, la réponse de l'auteur introduit la théorie des niveaux de la Parole et de
l« phonématique» développée particulièrement par son maître Abhinavagupta dans le cadre de
la tradition Trika. «La Puissance qu'est la Parole, la 'Suprême », c'est la conscience, la réalité
ultime, personnifiée par une jeune femme transparente comme le cristal et surtout par son
mantra, sauz (prononcé «ssaouhou »). «Parole» est ici synonyme de représentation, acte de
ressaisissement qui anime tout signifiant relevant de la pensée comme du langage. Cette
Parole est «suprême» (parti) parce qu'elle est ressaisissement intégral de soi, contenant en soi
toutes les représentations qui vont ensuite s'extérioriser. Elle est la connaissance absolue de
l'Absolu - cet ensemble de toutes les perceptions et connaissances possibles est symbolisé par
les lettres fragments du fi-marnent de la conscience, acte de conscience qui ressaisit l'être en
son intégralité comme «je ».
La roue de «celle qui se meut dans l'espace (de la conscience)» correspond alors au
premier instant de la Voyante et au vide extrême. La plénitude de la conscience se scinde à cet
instant en une conscience limitée face à un espace qui lui semble totalement extérieur. Au lieu
de percevoir les choses et son corps comme se mouvant au sein d'un espace unique et
conscient, toutes les choses semblent se référer .à des substances étrangères les unes aux
autres. On parle alors d'un état de disharmonie.
La roue suivante est celle de l'organe interne, correspondant au stade de la parole
Médiane, où se trouvent aussi les consonnes qui déploient l'activité discursive. Ksemarja, dans
un de ses commentaires, donne en effet à go son sens ancien de «parole ». Comme nous
l'avons déjà vu à plusieurs reprises, cette parole est alors pensée hésitante et confuse, allant
de vains scrupules en certitudes illusoires. Ces énergies produisent en conséquence des
représentations discursives impures au lieu des intuitions de l'adepte de la Reconnaissance,
dont une stance est citée juste avant.
«L'activité discursive » est plus particulièrement le produit de l'organe mental (manas).
L'infatuation - le fait de tout rapporter à une subjectivité limitée - est le fait de l'ego artificiel .
L'intellect, quant à lui, prend des décisions en forme de résolutions.
Les énergies du cercle de Dikcarï sont pour Kemarja celles qui animent les dix organes
de connaissance et d'action. Dik signifie en effet «direction » de l'espace, or il existe
traditionnellement dix points cardinaux.
Bhicarï enfin, « celle qui hante la surface de la Terre », regroupe le cercle des déesses
des cinq éléments subtils et grossiers qui apparaissent alors comme autant de substances
solides et totalement étrangères à la conscience qui les perçoit.
«Mais dans la condition de l'être libéré », c'est-à-dire pour celui qui a reconnu que tout
est une seule et même Apparence, ce qui apparaissait comme entrave opère maintenant dans
le sens du véritable mode d'être des choses. Le corps est alors «tout ce qui est perçu» sans
exception ni distinction.
Enfin, « le fait d'être égaré par ses propres Puissances» est expliqué en termes de
souffle.

L'alternance de l'inspir et de l'expir est, en effet, l'analogue sur le plan du souffle des
alternatives incessantes de l'activité de la pensée. Le « domaine du centre» est celui du souffle
du «canal central» dont il sera question dans les aphorismes 17 et 18. En effet, si les souffles
inspirés et expirés (les « canaux » de droite et de gauche) se dissolvent consciemment (par
une pratique d'attention aux intervalles naturellement présents entre eux) dans le souffle
«égal» , alors le souffle ascendant (u&ina, correspondant en partie à la fameuse kui'zçlali,z
s'éveille.
Concrètement; ce souffle «égal» est l'intervalle, le centre entre les respirations. Si l'on
recueille son attention sur cet interstice analogue à celui qui se fait jour entre deux pensées, les
mouvements respiratoires et discursifs viennent s'y abolir. Selon le Tantra de l'expérience
directe de Bhairava

Que la conscience qui vient de quitter un état soit suspendue et ne s'oriente pas vers un
autre état. Alors, grâce à l'état qui se trouve en leur centre, la réalisation s'épanouit totalement .

Lorsque l'on prolonge cet intervalle, toutes les prédispositions et les diverses structures
formant la «contraction» commencent à se dissoudre, brûlées par le «feu» du souffle
ascendant qui s'éveille à ce moment. Ce processus peut être aidé par diverses visualisations.
L'expérience du souffle ascendant, où la «Puissance» s'épanouit peu à peu, correspond
également au «quatrième» état, celui de la conscience globale qui embrasse et dépasse les
trois autres états de veille, de rêve et de sommeil profond.
La «Puissance », c'est l'omniscience et l'omnipotence. L'on voit ici l'analogie profonde
qui existe entre la voie du yoga sivaïte et la «voie nouvelle », philosophique, offerte par la
Reconnaissance. Cette dernière vise à mettre en évidence notre omniscience et notre
omnipotence, jusque-là inaperçues, de même que le yogin fait s'épanouir ces mêmes
Puissances par la méthode de l'attention au souffle. Lorsque ce processus de dé-contraction
est parvenu à son terme, on parle de souffle «diffus », c'est-à-dire universellement infus. II
correspond à la Vibration universelle, espace limpide et frémissant à la fois au sein duquel les
différents souffles particuliers pourront désormais jouer en harmonie. Quand l'adepte ne quitte
plus ce quatrième état au cours des trois autres, on dit qu'il «dépasse» le quatrième état dans
la mesure où ce dernier était focalisé sur la conscience vide de tout objet. En réapparaissant,
les souffles, les pensées et leurs objets sont encore potentiellement une source de distraction
pour l'adepte, alors qu'avec le souffle « diffus », toutes les sensations, les pensées et leurs
objets sont parfaitement intégrés à l'espace de la conscience. L'adepte s'y trouve donc
vraiment libre.
Avec cette dernière explication, Ksemarja nous a donc fourni trois schémas du
dynamisme de la conscience. Comme il le remarque lui-même, depuis l'aphorisme 10, il
s'attache à rendre raison de la transmigration du point de vue de la contraction qui peut
survenir dans le dynamisme de la conscience, alors que le début de l'œuvre insiste avant tout
sur la limitation comme contraction de l'Apparence elle-même. On peut repérer dans cette
façon de procéder les deux catégories fondamentales dans la Reconnaissance: Apparence et
conscience. En cela, Kemarja suit d'ailleurs la progression des Stances pour la reconnaissance
du Seigneur, qui s'attachent dans un premier temps à établir la reconnaissance de la
Puissance de connaissance (ou omniscience), puis celle de la Puissance d'action (ou
omnipotence).
La fin du commentaire ne fait que confirmer cette idée essentielle de la
Reconnaissance: la libération dépend du regard jeté sur l'expérience qui, elle, ne s'écarte
jamais de sa nature d'Apparence lumineuse. Remarquons que, cette fois encore, Kernarja
illustre une idée de la Reconnaissance en s'appuyant sur la tradition krama, car il ne fait aucun
doute que la stance attribuée à un certain Damodara relève de cette tradition.
De ces explications, il ressort clairement que ce sivaïsme là est une voie du corps et de
la vie incarnée. Attention à la vie quotidienne, au souffle, aux sensations, afin d'élargir son
regard au-delà des conflits qui font la condition humaine. Il ne s'agit donc pas simplement de
viser une conscience «cosmique» abstraite, car l'individu est véritablement « le Seigneur
incarné ». Plus qu'une simple image de la divinité, le corps est le temple où s'accomplit
l'adoration. A travers cet acte d'incarnation et de travestissement, Dieu joue à s'adorer lui,
même, adoration personnifiée encore par la Déesse. Mieux encore, le corps lui-même est Siva,
car pour qui sait y voir la totalité des catégories, le corps est l'être dans sa totalité - Siva.

13. Comment, après s'être égaré soi-même dans sa propre manifestation, on s'en
libère sans pour autant l'abandonner

A partir de cet aphorisme, Kemarâja expose le processus de la libération et les moyens


de sa mise en oeuvre. Comme il l'indique lui-même, cet aphorisme expose l'involution de
l'évolution qui avait été présentée dans l'aphorisme 5. Il dit de façon concise comment le
psychisme, qui est contraction, se libère en se dé-contractant. Cet «épanouissement» passe
par une conversion du mode d'être ordinaire - caractérisé par la distraction vers des
apparences multiples - en la «modalité intériorisée », ou «état introverti ».
Bien évidemment, la conscience n'est ni à l'intérieur ni à l'extérieur. Cependant, la
Reconnaissance utilise ces expressions en un sens particulier. L'état introverti consiste
simplement à se reconnaître soi-même - le Seigneur - à l'occasion de chaque perception ou
pensée. Il s'agit, en d'autres termes, de reconnaître que tout est une seule et même existence,
une seule et même Apparence. Plutôt que de se focaliser sur «l'intérieur », il est ici question de
se tourner vers le fait que tout est Apparence, lumière sans aucune séparation entre «intérieur
» et «extérieur ». Faire cela, c'est dépasser le sujet limité auquel on s'identifie ordinairement. II
y a donc destruction de la «contraction », c'est-à- dire de cette identité limitée et factice, ou
plutôt transfiguration.
Rajanaka Rama, disciple d'Utpaladeva, s'exprime ainsi dans son Commentaire des
Stances sur la Vibration: «La Puissance du Soi a deux aspects : connaissance et action.
Lorsque l'activité des facultés internes et externes cesse durant le sommeil profond, etc., seule
demeure cette (même Puissance), en tant seulement que Puissance de connaissance,
orientée uniquement vers son propre Soi. En conséquence, on l'appelle «modalité intériorisée
». Le terme mukha signifie à la fois «visage », «ouverture (vers) » et «moyen d'accès à ». Or
c'est précisément la Puissance du Seigneur qui est ainsi nommée. La Puissance divine est la
connaissance que Dieu a de lui-même. Encore une fois, percevoir cette table, c'est percevoir
Dieu ou, plus exactement, un fragment de Dieu. Pourquoi un fragment seulement? Parce que
l'acte qui l'appréhende est fragmenté. L'adepte est par conséquent invité à reconnaître que la
perception de la table est un fragment de la connaissance que Dieu a de lui- même, pour ainsi
laisser sa conscience s'épanouir et sa connaissance redevenir intégrale.
Evidemment, la table sera toujours la table tant que la conscience demeure
individualisée dans un corps. Mais cette condition est librement assumée par le Seigneur. De
plus, lorsque la perception de la table est accompagnée de l'aperception du Soi, l'adepte a
l'intuition que l'apparence de la table enveloppe en elle-même toutes les autres apparences
possibles, si bien qu'il peut affirmer que «tout est dans tout ». On peut expliquer cette
affirmation étrange par le versant sujet: puisque tout est dans la conscience et que la
conscience est tout entière présente en chaque acte, tout est contenu dans chaque acte de
conscience,
fût-ce un acte limité à un contenu déterminé. Autrement dit, même la perception limitée serait
impossible si elle n'était pas fondée sur une connaissance infinie et omnisciente. Nous
sommes toujours déjà omniscients - il s'agit seulement de le reconnaître et de se détendre
dans cette vision.
C'est que l'on accède toujours à l'être à travers sa Puissance, de même que l'on connaît
une chose seulement à travers ses effets. Dépouillée d'eux, la chose s'avère dépourvue de tout
«en soi », de même que l'oignon n'a point de «noyau» en plus de ses couches successives.
Cette « omnipotence» est ici la quintuple activité, à savoir l'ensemble des activités de la
conscience en rapport avec les objets, les mouvements des organes externes et internes qu'il
s'agit de reconnaître comme inséparables du sujet déjà reconnu, pour que cette activité ne soit
plus source d'entrave. En d'autres termes, il faudrait parvenir à concilier libre activité et
omniscience, contrairement aux adeptes des spiritualités indiennes classiques, qui sont
incapables d'agir sans perdre leur sereine omniscience.

14. Tout s'achève en la conscience, quoi qu'il arrive

Si l'on se demande comment s'identifier à cette conscience épanouie, les deux


aphorismes suivants insistent sur la propriété qu'a
la conscience d'identifier naturellement ses objets à elle-même, aspect - qui avait déjà été
abordé dans le commentaire de l'aphorisme 11.

Ce nouvel aphorisme dit, à l'aide de la métaphore du feu, que le processus


d'intériorisation est limité dans le sujet limité, tandis que, par suite de la reconnaissance,
l'intériorisation devient totale.
Engloutir et brûler signifient ici intérioriser, assimiler à soi- même, c'est-à-dire à l'acte de
conscience, un peu comme la flamme d'une bougie consume l'huile en lumière par l'acte même
d'illuminer . Cette propriété de la conscience d'engloutir ses objets est «établie par l'expérience
de chacun ». En effet, toute perception ou pensée a un terme. Autrement, c'est-à-dire si l'on
était indéfiniment absorbé dans l'objet, l'on deviendrait inconscient comme lui et tout viendrait à
cesser. Or, toute perception s'achève précisément au moment où la conscience se ressaisit,
c'est-à-dire où elle reprend conscience d'elle-même comme pur sujet. Mais elle ne laisse pas
l'objet en dehors d'elle-même, puisqu'elle est intériorité absolue. Par ce même mouvement qui
la fait revenir à elle-même, elle reprend aussi l'objet, comme une vague «retourne» dans
l'océan. Le ressaisissement est donc une assimilation de l'objet au sujet, à savoir la conscience
globale.
Si l'on décrit le même processus plutôt du côté objet, on dira que l'apparence de telle
chose redevient Apparence pure, existence indifférenciée. Mais ordinairement, ce retour au
vrai Soi infini ne dure qu'un instant, suivi aussitôt d'une autre «conscience de» telle ou telle
chose. Si, en revanche, l'adepte développe la «modalité intérieure» grâce aux arguments
avancés jusqu'ici, s'il oriente plus que d'habitude son attention vers sa propre conscience,
d'une part il ne quitte plus cet arrière-plan, d'autre part plus rien ne semble séparé de lui. Cette
pratique est aussi bien celle de la dévotion et de l'offrande des expériences dans le feu de la
conscience (un hymne à la déesse Klï s'intitule ainsi L'Offrande des expériences -. De fait, à
l'image de la Déesse, l'adepte doit tout «dévorer », selon le langage des tantras : «O Déesse,
en dévorant le corps de la bien-aimée, d'un parent, d'un ami, d'un bienfaiteur ou d'un être cher,
on s'envolera avec la Vierge du Ciel.» Dévorer, c'est consommer en reconnaissant que l'objet
consommé est identique à la pure Apparence que nous sommes et qui est tout.
Sinon, si l'objet n'est pas reconnu comme étant Apparence pure et illimitée, c'est-à-dire
comme étant le Soi ou soi-même, alors sa connaissance est incomplète. Les résidus encore
perçus comme étrangers à soi demeurent dans le psychisme à l'état latent, mûrissant jusqu'au
moment où des circonstances favorables permettront son apparition claire et distincte sous la
forme d'une expérience agréable ou douloureuse. En effet, tant que cet objet n'a pas été
entièrement «englouti », il demeure à l'arrière-plan sous la forme d'une «prédisposition
inconsciente» qui évoluera dans l'ombre, jusqu'à susciter une nouvelle apparence, exactement
comme les expériences faites à l'état de veille ressurgissent dans les rêves. Ces
prédispositions ont un statut intermédiaire entre la claire objectivité et 1à pure conscience, en
attente d'apparaître comme objets ou bien d'être pour de bon assimilés à la conscience par
l'acte de reconnaissance de l'adepte, tout comme les braises qui couvent sous la cendre.
La Reconnaissance semble admettre l'existence d'un inconscient psychique pour
expliquer la continuité de nos volitions entre l'endormissement d'un individu et son réveil.
Cependant, tout est Apparence. Par conséquent, il n'y a pas vraiment d'inconscient qui puisse
exister en dehors de l'Apparence, de même qu'il n'y a pas de matière indépendante ni
d'atomes. Si l'inconscient existe pour la Reconnaissance, c'est à même les activités
conscientes, tissé dans la pensée et le langage. Tout est Apparence inséparable de la
conscience, elle-même inséparable de la Parole. L'on peut donc avancer que les
«prédispositions inconscientes» relèvent également du langage: ce sont des non-dits, des
contenus implicites. Par exemple, la prédisposition à s'identifier à son corps peut s'exprimer
sous la forme du «je suis gros », etc. Cette prédisposition continuera de conditionner la
manière dont l'adepte perçoit le monde et lui- même, jusqu'à ce que cette proposition «je suis
gros» se parachève en l'acte de conscience parfait: «Je suis le Seigneur omniscient et
omnipotent », ou encore, exprimé de façon plus concise: «Je ». L'univers apparaît alors
comme l'émotion même de l'être se reconnaissant lui-même de façon infiniment variée.

15. L'adepte se reconnaît comme identique à tout ce qui est perçu, imaginé ou
ignoré

L'auteur continue, jusqu'à l'aphorisme 19, de décrire la voie proposée dans la


Reconnaissance. Lorsque l'àdepte observe attentivement, «avec dévotion », son expérience la
plus ordinaire, personnifiée par «les danses cycliques des déesses des facultés (sensorielles et
mentales) », il reconnaît que rien n'existe en dehors de la conscience qu'il en a. Toute
expérience n'est que l'absolu jouant à se méprendre et à se comprendre. Le Soi - c'est-à-dire
aussi bien «moi» -' ce n'est plus seulement le corps, la pensée ou l'imagination. C'est tout l'être
sans exception, y compris l'apparente inconscience du sommeil profond, de la torpeur ou de
l'évanouissement.
Concrètement, l'adepte parachève d'abord la « pratique de la contraction du flot des
Souveraines des organes ». Afin de mettre un terme à la contraction, il commence par
«contracter » l'activité de ses organes «comme une tortue effrayée rétracte ses membres ».
Autrement dit, il s'adonne à une sorte d'absorption en soi-même assez proche de la
concentration prônée par le yoga classique. Il commence donc par interrompre le cours de
l'expérience impure en inversant son regard, ce qui, en comparaison de la versatilité extravertie
ordinaire, passe pour être une «rétraction vers l'intérieur », bien qu'en réalité l'hyper-espace de
la conscience n'ait ni extérieur ni intérieur.
C'est pourquoi, dans un second temps, l'adepte «s'absorbe dans la pratique de
l'observation assidue des cycles d'émissions et résorptions ». Autrement dit, il reconnaît
maintenant l'activité de ses organes à la lumière de la philosophie de la Reconnaissance, et
par cela réintègre cette activité en sa perfection. La chorégraphie des vagues, plus ou moins
harmonieuse, est désormais perçue comme mouvement total de l'océan.
Il obtient alors « sa propre force » ou « la force du Soi» : il regagne sa capacité innée à
«calciner » intégralement toute expérience, à l'appréhender comme se déployant en lui et non
plus face à lui. Les activités mentales et corporelles sont autant d'actes d'amour de la Déesse
pour le Dieu unique, à savoir notre propre nature. Elles ne l'entravent plus d'aucune manière.
Comme un feu ancien peut être rallumé par un surcroît de souffle et achever de brûler tout son
combustible, de même le psychisme peut être réveillé par la reconnaissance, s'auto-consumer
et par là s'auto-libérer.
C'est ce que suggère la citation suivante, tirée des Aphorismes sur ici farandole des
Kàlïs. Notre texte est le seul à avoir préservé deux fragments de cette œuvre de la tradition du
Kilïkranwi, dont on aura compris qu'elle a exercé l'influence la plus décisive sur la pensée de la
Reconnaissance. C'est d'ailleurs un texte de la Reconnaissance que Ksemaraja cite juste
après, pour répondre à une objection possible au sujet de la permanence de - l'état
d'intégration des expériences dans le feu de la conscience. L'objecteur se demande comment
cet état d'absorption peut perdurer à travers les différents états de veille, etc. Car l'identification
au corps et aux pensées réapparaît aussitôt que l'adepte sort de son absorption méditative.
La réponse de la Reconnaissance consiste, comme toujours, à rappeler que tout
n'existe que comme Apparence plus ou moins déformée par la liberté souveraine de cette
même Apparence. Si les pensées et les sensations voilaient véritablement l'Apparence, elles
se voileraient elles-mêmes car elles occulteraient le fondement même sur lequel elles
reposent, de même que si d'aventure les reflets venaient à s'imprimer sur la face du miroir, ils
cesseraient d'exister comme reflets. Exister, c'est apparaître, et apparaître, c'est justement le
Soi. Par conséquent, aucune apparence, intérieure ou extérieure, ne peut le faire disparaître.
Même si lorsque l'on s'identifie exclusivement au corps cette Apparence apparaît déformée, il
reste que cette apparence de déformation est une apparence, et une apparence suscitée par
une méprise librement désirée.
La succession temporelle elle-même, faite d'apparitions et de disparitions successives,
n'est qu'Apparence. Plus exactement, le temps est ce pouvoir qu'a l'être de se connaître lui-
même par étapes successives. Mais cela ne contredit pas le fait qu'il se connaît également de
façon atemporelle et simultanée, puisque chaque apparence successive est Apparence et que
l'Apparence pré-contient toutes les apparences possibles. C'est ce qu'on peut lire dans les
Stances pour la reconnaissance du Seigneur : le temps n'est rien d'autre que le changement
des formes ou la succession plus ou moins régulière des apparences du soleil, des plantes,
etc. Or, «une succession suppose une différenciation. La différenciation suppose à son tour
l'absence ou la présence de (telle ou telle) apparence. Or, la présence ou l'absence d'une
apparences c'est cette Apparence bariolée qui est l'oeuvre du Suprême Seigneur 3 61»
Autrement dit, le temps aussi est activité divine et reconnaissance de soi. Le propos de la
Reconnaissance n'est donc pas de nous convertir à des pratiques méditatives de type
yoguique, mais bien de convertir notre regard quotidien, de le renouveler par une
argumentation rationnelle faisant appel à l'expérience commune.

16. L'expérience paradoxale du « délivré-vivant »

Vivre sans limite dans les limites de ce corps: tel est le paradoxe du «délivré-vivant ».
C'est que le sivaïsme a d'emblée doté la délivrance d'une valeur positive. Loin d'être le simple
fait de ne plus renaître dans le samsara, la délivrance est souveraineté et victoire sur la mort.
D'ailleurs, la gnose qui permet de «tricher avec la mort» est un thème classique des tantras
sivaïtes comme de leurs dérivés bouddhistes.
Du point de vue de celui qui la vit, la libération alors même que «l'on conserve les
souffles vitaux» est la claire perception de l'unité de soi-même avec toutes les apparences,
alors même que l'expérience quotidienne se poursuit dans toute sa diversité, avec ses hauts et
ses bas, vers la vieillesse, la maladie et la mort.
Mais si rien n'est changé, à quoi bon, la Reconnaissance? demandera-t-on. C'est
justement pour souligner ses conséquences pratiques que Ksemaraja introduit à présent la
notion de félicité qui constitue le signe distinctif de l'adepte accompli. Depuis les Upanishads,
l'Inde affirme que l'Immense (brahman) est « félicité ».
En effet, si la reconnaissance ne s'accompagnait d'aucune modification dans
l'expérience, la relation entre moyen et fin perdrait toute signification. La libération serait la
simple acquisition d'une connaissance intellectuelle sans aucune contrepartie existentielle. Or,
l'expérience ordinaire, même si elle est une expression de la conscience, en est aussi une
forme pervertie. Le symptôme manifeste de cette déviation est la souffrance. Par conséquent,
lorsque la dualité extrême caractérisant ce mode d'être perverti vient à être rétablie en son état
naturel, le symptôme cesse et la félicité, autrement dit la plénitude de la conscience, «est
obtenue ». La relation entre la conscience et le monde, entre la Déesse et le Dieu, redevient
harmonieuse.
Le commentaire insiste bien sur le fait que le jaillissement des phénomènes intérieurs et
extérieurs ne cesse pas. Simplement, au lieu de jaillir dans la confrontation au sujet, il jaillit
dans l'intériorité absolue de la conscience étroitement unie à l'Apparence indivise. Autrement
dit, «l'entière masse des entraves », l'ensemble des doutes et peurs gisant à l'état de
prédispositions subconscientes et constituant le psychisme est consumé par un
ressaisissement intégral de l'Apparence. Car l'activité corporelle est la libre expression du
couple primordial. C'est bien pourquoi celui qui est délivré en cette vie continue de vivre. Selon
Mahevarnanda:

Merveille ! Pour ceux qui sont identiques à Siva et dont les derniers vestiges de peur
sont détruits, il existe une double vitalité: surabondance de bonheur dans le cycle des
renaissances, félicité aisée à obtenir sur le chemin de la liberté.

Vivre sans être esclave de la vie, telle est la vraie liberté offerte par la Reconnaissance.
Mais comment, concrètement, mettre en œuvre cette re-connaissance ? Et y a-t-il des
méthodes qui facilitent cette conversion de la sensibilité?
Les trois aphorismes qui suivent s'attachent précisément à détailler les moyens de se
ressaisir à travers les différentes facultés de l'individu, qui sont autant de Puissances divines.

17. Représentations spatiales de la réintégration des vagues dans la conscience


océane

Bien que la reconnaissance des attributs du Soi suffise à atteindre le Souverain Bien,
cette philosophie propose également de s'appuyer sur une représentation du corps «vécu» afin
de lui faire réintégrer le «firmament» de la conscience. Cette approche, basée sur les «souffles
», a été exposée brièvement vers la fin de l'auto-commentaire de l'aphorismel2, où il était
question de la manière dont le Seigneur s'incarne en l'homme, tout en conservant sa
souveraineté jusque dans cette finitude humaine. Le présent aphorisme présente l'arrière-plan
des méthodes qui vont être l'objet d'élucidations dans la suite du texte. C'est en fait un exposé
du «corps subtil », notion essentielle du tantrisme.
La conscience se transforme en un vide inconscient, puis en la faculté mentale et, enfin,
en corps. Parallèlement, l'être est appréhendé sur le mode correspondant, comme l'a précisé
l'aphorisme 3. Mais avant tout cela, «la conscience se transforme en souffle ». Ce terme
désigne ici la conscience en tant qu'elle met en mouvement les corps, c'est-à-dire la
conscience en tant que vie. La conscience est d'abord un mouvement pur, subtil, puis elle se
cristallise peu à peu dans les rythmes de la vie courante. Cette évolution cyclique est ici
représentée dans l'espace perceptif. Ce « corps subtil» n'est pas un corps objectif. C'est une
image de ce que le sujet ressent, image évidemment influencée par la culture de l'Inde. Le
corps est décrit comme un paysage, une sorte de jardin parcouru par des canaux dans
lesquels circule le fluide vital, le « souffle ».
Celui-ci véhicule les sensations et les idées. C'est pourquoi la structure de ces canaux
reflète la structure du psychisme. De même que la pensée fonctionne par oppositions du type
«chaud-froid », «plaisir-douleur », «bon-mauvais », de même le corps subtil est fondé sur deux
canaux fondamentaux. Ces deux canaux sont les contreparties, dans le champ perceptif, de la
dualité psychique. Mais, de même qu'il n'y a pas de dualité sans unité, ces deux canaux, ainsi
que les innombrables canaux secondaires qui s'y rattachent, s'enracinent dans un canal
«central» qui correspond à la conscience en sa pureté native, jamais altérée par les conflits
psychiques ou moteurs.
Cependant, dans son état actuel, ce canal central est «obstrué» par des noeuds formés
autour de lui par les canaux de la dualité. Le canal de la non-dualité des contraires est comme
contracté et engourdi, alors que les canaux latéraux, ceux de la dualité - des névroses,
pourrait-on dire —, sont au contraire sur-actifs.
L'auteur ne précise pas la disposition exacte de ces canaux. Il nous offre seulement une
image de l'agencement de l'ensemble, l'image des nervures d'une feuille d'arbre. Ainsi, le canal
central est comme la colonne vertébrale à partir de laquelle se déploie l'arbre du système
nerveux. Ce canal se déploie du haut vers le bas, du sommet de la tête vers les organes
génitaux. L'ouverture supérieure est dite «du Brahman », car, si le psychisme quitte le corps
par cette «porte» au moment de la mort, il est réputé se fondre en le Brahman338, c'est-à-dire
en la pure conscience infinie.

A présent, Ksemaraja décrit d'autres méthodes, moins rationnelles. Plutôt que de


comprendre, il s'agit désormais d'éliminer les pensées ou les sensations, ou bien d'utiliser
certaines circonstances favorables à la reconnaissance. De fait, rien n'indique que ces
méthodes renvoient à des voies distinctes. Un même cheminement fait appel à plusieurs
méthodes, comme nous allons le voir.
Ces moyens portent sur les représentations discursives, le souffle et la «puissance »,
autrement dit sur les cinq sens.

18.1. « Ne se soucier de rien »

Le premier moyen est le ressaisissement immédiat de soi. Le simple fait de demeurer


dans cette découverte émerveillée de l'Apparence non-duelle, sans aucune discrimination,
suffit à dissoudre les représentations dualistes et autres soucis, ainsi que leurs inscriptions
corporelles correspondantes. Demeurer naturellement, sans préoccupation, à la manière «d'un
enfant regardant une fresque », sans juger. Or, toutes les autres pratiques enseignées
d'ordinaire (mantra, mudraL..) relèvent de préoccupations et d'angoisses animées par l'idée
qu'il faut obtenir ceci et abandonner cela, comme l'affirme clairement le Tantra de l'expérience
directe341. En dissolvant à la source tout ce processus, toute autre pratique devient superflue.
Le seul effort requis est de demeurer dans «la perception de sa propre subjectivité ». Il s'agit
d'une pure conscience de soi, dans laquelle ne résonne qu'un «je suis-je 342» informulé,
silence à la source de tous les discours. Il ne s'agit pas vraiment d'un effort, mais plutôt de
l'élan vers l'infini qui constitue notre vraie nature et l'univers tout entier. Cette orientation de
toute l'attention vers tout l'être est aussi amour de la Déesse pour le Dieu.

...Cette reconnaissance entraîne une rapide réintégration du dynamisme de la


conscience en son état naturel, ce qui signifie que, bien que la prise de conscience soit globale
et instantanée, la ré-harmonisation du mode d'être est, quant à elle, graduelle. Il n'y a donc
qu'une seule attitude, mais une succession d'effets. D'abord, l'adepte identifie la conscience
pure lorsqu'il cesse de penser, puis il la perd de vue lorsque l'activité mentale reprend son
cours normal. C'est «l'absorption-les-yeux-fermés». Puis la conscience de soi, Mantra parfait,
prend le relais. A l'image du fond sonore entretenu par la tampurâ dans la musique
hindoustanie, elle s'impose d'elle-même et semble prendre possession de l'activité mentale, si
bien qu'il n'est plus besoin de «ne penser à rien ». Ce mouvement unique de ressaisissement
de soi par soi a un aspect négatif, «ne penser à rien », et un versant positif, la perception du
«Cœur », c'est-à-dire de l'espace infini de l'Apparence indifférenciée. C'est le Mantra suprême,
la source de toutes les autres pensées et paroles. Par conséquent, celles-ci n'ont pas le
pouvoir de le faire taire, pas plus que les reflets ne peuvent obstruer le miroir.

18.2. Introversion et concentration

Ksemaraja prescrit ensuite une pratique surprenante dans le contexte de la


Reconnaissance: la concentration. En effet, nombreux sont les passages où Abhinavagupta
critique les différentes formes de focalisation de l'attention décrites dans les littératures de
l'Inde. Quoi qu'il en soit, il s'agit ici de «contracter» la contraction elle-même, afin de laisser la
place à un épanouissement des organes du corps et de l'esprit. Comme nous l'avons dit, le
corps ordinaire et ses activités sont le résultat d'un engourdissement de l'Acte qu'est la
conscience. Cependant, même engourdie, cette activité est dispersée, déracinée, de sorte que
la conscience n'y trouve nulle occasion de s'y reconnaître. Il faut donc, paradoxalement,
stopper d'abord le pseudo-mouvement de la vie ordinaire pour, ensuite, se ressourcer au
contact du Mouvement originel sous-jacent.
La contraction du «flot des Puissances », c'est l'introversion de l'attention mentale et
sensorielle afin de contrecarrer son cours habituel. Cela semble correspondre quelque peu à la
rétraction des sens prônée dans les célèbres Aphorismes sur le yoga de Patafijali. L'exemple
de la tortue est d'ailleurs mentionné. Elle rétracte ses membres quand elle est effrayée, de
même que l'adepte effrayé par la perspective de la mort se retire en lui-même pour y
rencontrer l'immortalité.

18.3. La détente et le regard panoramique

«L'épanouissement» est une pratique de relaxation lucide de tous les sens. L'attention
se libère alors de toute focalisation et, regagne ainsi sa nature spatiale. «L'attitude de
Bhairava» consiste à demeurer détendu tel qu'on est, les yeux ouverts «émerveillé» et la
bouche béant, flottant dans l'espace de la conscience. Cette attitude essentielle est évoquée
en ces termes par Mahevarnanda dans la Manifestation de la conscience:

Lorsque flamboie dans l'esprit la torche auspicieuse, inextinguible et d'un intense éclat,
les trois mondes perçus par les fenêtres des sens apparaissent sans distinction.

Dans son Florilège de la plus haute vérité 344, il ajoute:

Les Déesses des organes irradient dans le sanctuaire de notre propre corps identique à
l'univers et, au milieu d'Elles, resplendit le suprême Siva, réceptacle de la
Connaissance.

Il est donc question de se détendre, de laisser les «portes» de la perception s'ouvrir,


éclore et s'épanouir jusqu'à ce regard panoramique, sans préférence, qui est celui de la
conscience parfaite de l'infini, regard pareil au spectacle d'une cité contemplée depuis le
sommet d'une colline.
La citation d'une œuvre perdue de Kallata est fort concise et difficile à interpréter,
d'autant plus que cette œuvre est perdue : «On réalise cela », dit-il, on s'identifie au Seigneur
«à partir de la transformation qui a lieu dans les formes et autres (perceptions). » Selon
Abhinavagupta:

«Lorsque toutes les choses sont déposées dans le feu (digestif) de cet estomac qu'est
notre propre conscience, elles abandonnent soudainement toutes distinctions et elles la
nourrissent de leur propre énergie. Lorsque la diversité qui divise les choses est (ainsi)
dissoute par une consommation invincible, les Déesses de la conscience (les organes des
sens) dévorent l'univers transformé (par ce processus) en nectar d'immortalité. Dès qu'elles
sont satisfaites, elles reposent, unies au Dieu Bhairava, qui est la plénitude de notre propre
nature et le Ciel de la Conscience qui, solitaire, repose dans le Cœur 345. »

Dans ce passage, le Soi ou Bhairava est comparé au soleil. Dans la cosmogonie


indienne, le soleil se délecte du nectar blanc contenu dans la lune. C'est ainsi qu'on explique la
décroissance progressive de l'astre sélénite. Ici, la lune symbolise le monde et le corps. Quand
donc le Feu de la reconnaissance fait fusionner toutes les choses en une seule Apparence,
celles-ci deviennent le nectar lunaire qui confère l'immortalité et dont se nourrit ce soleil qu'est
la conscience que Siva a de lui-même. C'est ainsi, en goûtant au Soi, que l'on atteint à
l'immortalité, conformément à la parole de la Katha Upanishad citée plus haut.

18.4. Pratiques de yoga sexuel

Le passage qui suit «sur la contraction et l'épanouissement de la Puissance» est lui


aussi obscur relativement au reste du texte. Il fait allusion à des pratiques considérées par
Abhinavagupta comme secrètes: les rituels sexuels. Selon les indices que l'on peut glaner ici et
là dans l'œuvre d'Abhinavagupta, cette pratique peut-être accomplie seul ou bien en couple.
Comme toutes les pratiques de yoga tantriques, elle s'appuie sur les cycles de la vie (inspir-
expir, jour-nuit, etc.) pour favoriser une prise de conscience soudaine du Coeur, métaphore de
l'étreinte harmonieuse du Dieu et de la Déesse. Dans la version solitaire de cette méthode,
«contraction» et «épanouissement» sont alors les deux phases d'un même processus de
réintégration au Centre, espace limpide qu'est la conscience infinie. D'abord, la contraction-
introversion correspond à la dissolution des souffles inspirés et expirés dans l'intervalle qui les
sépare. Concrètement, l'adepte se concentre sur de la conscience avant qu'elle ne se cristallise
en un certain objet. En discernant ce premier instant on reprend contact avec la réalité ultime
telle qu'en son origine, puisque tout part de la paroi de la conscience-miroir. En ce sens, le
surgissement de chaque perception n'est pas différent de la naissance de l'univers pour Siva.
De plus, la perception vécue depuis son origine apparaîtra non plus comme une contraction de
la conscience, mais au contraire comme une ornementation de sa nature, à la façon des reflets
pour le miroir.

18.7. Cultiver les plaisirs naturels et les arts

Viennent enfin d'autres pratiques liées à l'épanouissement de la conscience. Nous


avons vu avec l'aphorisme 17 que l'expansion de la conscience à l'infini est inséparable d'un
sentiment de félicité et de plénitude. En d'autres termes, la félicité est la mesure de la non-
dualité. Par conséquent, on peut supposer qu'à l'inverse, les états de bien-être et de
satisfaction forment des circonstances favorables à la reconnaissance et à l'évocation de
l'omniprésence de la conscience. Ce sont ces différentes circonstances qui sont évoquées par
les versets du Vijninabhairava auxquels fait écho un verset anonyme cité dans l'auto-
commentaire du Florilège:

Détruis ce qui se manifeste comme non-plénitude en t'absorbant fermement dans ce qui se


manifeste comme plénitude. Puis à ta guise, émets, stabilise, résorbe les mondes, dissimule et
illumine (leur nature).

19. Comment l'adepte progresse et comment sa reconnaissance devient


permanente

Mais comment ce bien-être devient-il permanent? De même que l'ignorance laisse des
inscriptions subconscientes, l'absorption dans la conscience de soi devient elle aussi une
habitude. Opposée à la contraction, elle neutralise peu à peu les prédispositions profanes pour
laisser la place à une vision totalement nouvelle du monde, que Ksemarja compare à un nuage
dans le ciel, puis, dans la stance finale, au spectacle de l'écume océane. Il expose en détail la
façon dont l'adepte passe de la contemplation provisoire (le « quatrième état ») - même si ce
caractère éphémère est dû à l'absolue liberté divine - à la contemplation ininterrompue (« au-
delà du quatrième »), et ceci à la lumière d'une seconde citation des Aphorismes du cycle des
KcJlïs. Ce précieux fragment décrit l'attitude concrète qui conduit à la réconciliation des
contraires.
La structure du processus est toujours la même introversion-contraction puis
épanouissement- expansion. L'adepte se convertit vers la conscience indivise, puis prend à
nouveau conscience des choses, mais à la lumière de cette conscience et de cette Apparence
indivise. Autrement dit, il reconnaît le miroir, puis il considère à nouveau les reflets, mais sans
perdre de vue le miroir. Il répète ce mouvement jusqu'à ce que les pensées et les perceptions
ne soient plus des distractions, mais au contraire des célébrations de l'Illimité. A partir d'un
certain point, ce cycle se réitère jusqu'à l'intégration totale de la conscience et de son
dynamisme l'un en l'autre. On retrouve dans cette explication la terminologie propre à la
tradition Kalïkrama la totalité des objets, c'est-à-dire du psychisme, est « dévorée» et digérée
intégralement, puis «vomie », deux images correspondant à la contraction et à
l'épanouissement de la conscience. Bien entendu, cette pulsation d'émanation et de résorption
se produit à chaque instant. Mais l'adepte, par son attention et - ce qui revient au même - sa
dévotion, participe à ce mouvement tant et si bien qu'il se reconnaît comme identique au
Seigneur, agent de ces activités cycliques. Cette créativité des sens et de l'esprit est alors
perçue adéquatement, elle s'épanche dans l'espace qu'est la conscience pleinement reconnue,
ressaisie en chacun de ses actes. L'expérience continue donc bien de se produire en tous ses
détails pour l'individu qui s'est libéré en cette vie, parce que la conscience «a pour nature
d'apparaître sous la forme de ces cycles », éclosions et résorptions étant les effets de son libre
élan et non pas de simples accidents. Sans cette pulsation cyclique, l'Apparence - autrement
dit l'être -, même unie et pure de toute division, serait dépourvue de liberté d'action et donc de
souveraineté, à l'image d'une pierre. Au mieux, il s'agirait d'une unité purement abstraite.

Les mantras dépourvus du phonème initial (A) et du phonème final (HA) sont (stériles) comme
un nuage d'automne.

Les mantras, en effet, ne sont jamais que des combinaisons particulières de phonèmes
extraits de la «Totalité des sons», comme l'affirme Le Souverain de tous les héros cité dans
l'auto-commentaire de l'aphorisme 12. Si donc le yogin reprend radicalement contact avec
cette Puissance qu'est la Parole, alors tous les mantras seront pour lui pleins de sa vitalité et,
finalement, comme l'affirment les Aphorismes de Siva, toutes ses paroles et pensées surgiront
comme autant de paroles sacrées efficaces. Son discours sera alors apte à libérer autrui et,
pour lui-même, ses pensées ne lui apparaîtront plus comme causes de distraction, mais au
contraire elles jailliront comme autant de prises de conscience de sa vraie nature.
En définitive, tout le yoga, dans cette perspective, se ramène à unir, absorber, faire
pénétrer, assimiler et immerger toute expérience dans ce «firmament qu'est la conscience».
L'agent de cette immersion est la reconnaissance de la conscience et de son dynamisme,
«cette intelligence qui s'orne de la succession de connaissances multiples ». La fin du
commentaire résume tout ce qui a été développé au cours du texte et explique en quel sens le
yogin devient le «maître de la roue» de ses organes, directeur du ballet des sens. Cette
expérience paradoxale répond à la description qu'en fait Abhinavagupta dans La Lumière des
tantras:

Digne d'être obtenue est cette réalité en laquelle est établi le yogin, brillant des rayons
de (sa propre) conscience pleinement épanouie. (C'est) le surgissement évident d'une
expérience libre des liens mondains. (Elle prend place) alors même que le Soi, le
rayonnement de notre propre conscience, les sens internes qui l'accompagnent, le
groupe des sens externes qui en dépendent pour leur activité, le goût et les autres
objets des sens sont (tous) pleinement actifs".

Conclusion en forme d'ouverture


Il n'est pas inhabituel, dans les traditions spirituelles du monde entier, de conclure une
œuvre en invitant le lecteur à la poursuivre par sa vie même, comme nous le rappelle l'Ange de
Silésie

«Ami, j'arrête là. Si tu veux lire encore, Va, toi-même deviens l'écriture et l'essence .»
Il se fait ainsi l'écho du Libre-Esprit qui souffla aux alentours du Rhin peu avant
l'avènement de la «mystique rhénane» :

«Et ici je m'arrête, ne trouvant plus ni fin, ni commencement, ni comparaison qui puisse
justifier les paroles. J'abandonne le thème à ceux qui le vivent: si pure pensée blesserait la
langue de qui voulut en parler.»

De même, il n'est pas rare d'entendre Abhinavagupta interrompre brutalement son


discours dans un bel effort pour éveiller par là son lecteur à sa faculté de juger, laquelle, est,
selon la Reconnaissance, «la plus éminente part du yoga ». Mais pour autant, il ne clôt jamais
définitivement le dialogue ouvert avec son auditoire et avec l'Etre. Bien plutôt, il nous invite à le
poursuivre dans notre vie quotidienne. Dans l'une de ses plus impressionnantes exégèses
tantriques, en effet, il ne prétend pas avoir le dernier mot sur ces questions. Bien au contraire, il
prédit que d'autres, plus tard, pourront voir d'autres choses que lui n'avait pas vues 357. Sans
doute ne pensait-il pas à l'Occident ni à la Modernité. Mais du moins peut-on espérer que cette
vision dilatée et dilatante ne restera pas pour nous lettre morte.

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